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Les éditions de l’Opportun


16, rue Dupetit-Thouars
75003 Paris

www.editionsopportun.com

ISBN : 978-2-36075-749-7

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SOMMAIRE
Titre

Copyright

Chiffres et nombres

Des locutions laissées pour compte

Zéro

Un(e)

Deux

Trois

Quatre

Cinq

Six

Sept

Huit

Neuf

Dix

Onze

Douze
Treize

Quatorze

Dix-huit

Dix-neuf

Vingt

Vingt et un

Vingt-deux

Trente

Trente et un

Trente-six

Quarante

Quarante et un

Quatre-vingt-dix

Cent

Cent sept

Deux cents

Quatre cents

Mille

Mille et une

Onze mille

Mille millions et plus

Animaux

Une fabuleuse ménagerie


Antiquité et mythologies

Un voyage initiatique

Religions

Le culte des saints

Exhortation à l'exemplarité ou iconolâtrie ?

Les saint fantaisistes

Les saints dans les dictons de nos campagnes

Les saints de la pluie

Les saints de l'hiver, du froid et du vent

Les saints du beau temps

Les saints des travaux et des jours

Les saints dans les locutions courantes d'antan et d'aujourd'hui

D'autres expressions issues des religions

Armées et batailles

Médecines

Fortunes

Repas

Vêtements

Jeux

Musiques

Fleurs

Bibliographie
Index alphabétique

Du même auteur
CHIFFRES ET NOMBRES
DES LOCUTIONS
LAISSÉES POUR COMPTE
Pour la bien distinguer de l’aïeule paternelle, on l’appelait « grand-mère
Kiki », de ce diminutif un peu ridicule, hypocoristique du patronyme
qu’elle avait reçu de son Polonais de mari. La grand-mère Kiki était de ces
petites vieilles discrètes, taciturnes, qui ne parlent que pour s’émouvoir,
s’indigner ou s’émerveiller, une sorte de Mamette à la Daudet. Chaque fois
qu’elle rencontrait son vieil ami d’enfance, petit monsieur vieille France,
elle nous redisait, tout heureuse, combien il était élégant : « Toujours tiré à
quatre épingles ! Toujours mis sur son trente et un ! » et l’on avait droit aux
louanges de sa situation financière, fruit du labeur de toute une vie, d’une
probité et d’une économie à toute épreuve. « Pas comme ces touche-à-tout
et ces bons à rien qui font leur travail à la six-quatre-deux, à qui il manque
toujours dix-neuf sous pour faire un franc, qui voudraient pouvoir ajouter
des queues aux zéros mais qui ne savent que brûler la chandelle par les
deux bouts ! »
L’épargne était son cheval de bataille, non pour thésauriser, mais pour
gâter, malgré de chiches revenus, sa ribambelle de petits-enfants, aux
étrennes ou aux anniversaires, et, quand nous louions la beauté des cadeaux
qu’elle nous offrait, elle se rengorgeait pour lancer, triomphante : « Hum !
Ça peut ! Ça ne coûte pas que trois francs six sous ! » Elle savait aussi nous
blâmer, mon presque jumeau et moi, pour nos bêtises et nos frasques («
Toujours à faire les quatre cents coups ! »), notre coupable complicité («
Les deux font la paire ! »), notre épisodique désœuvrement (« Vous ne
savez donc pas quoi faire de vos dix doigts ! »), la faiblesse des parents («
Ils font leurs quatre volontés ! »).
Merveilleuse petite grand-mère ! Tu chiffrais tes exclamations comme
tu chiffrais ton linge : c’était, pour toi, une manière d’orner la vie.
Énumérant tes fiertés et tes griefs, tu racontais en comptant et tu comptais
en racontant, comme si tu avais connu, inconsciemment, l’étymologie
commune des deux verbes : le latin computare.
On ne sait plus parler comme cela : ces belles locutions imagées
disparaissent de notre langage comme autant de fleurs d’un jardin que l’on
n’entretient plus. Au-delà de nos pensées, pourtant, elles parlent aussi de
notre humeur et de nos intentions ! « Trois francs six sous » nous suggère à
la fois beaucoup plus et beaucoup moins que soixante-six sous. Dans « Être
tiré à quatre épingles », « Faire les quatre volontés d’untel » ou « Se saigner
aux quatre veines », quatre n’est pas égal à deux fois deux mais à la
plénitude du chic dans un cas, à la totalité des caprices, dans l’autre, à la
somme des sacrifices dans le troisième. Ces métaphores nous parlent aussi
d’un temps où les chandelles étaient produit de luxe à consumer avec
modération, où couper la poire en deux évoquait un savoureux partage, bien
plus convivial que le mercantile fifty-fifty.
Innombrables sont, dans notre langue, les expressions qui comptent
d’un point de vue littéral sans pour autant conter numériquement parlant. Le
symbole y est plus signifiant que la numération, et c’est là leur charme
infini. Quelle étrange mais prodigieuse arithmétique, en effet, qui fait
s’équivaloir quatre et trente-six, trente-six et quatre cents !
Osons donc réemployer ces formules, sans compter ; grâce à elles, dans
un monde où les cerveaux tendent à n’être plus que des calculatrices, la
poésie des chiffres peut encore parfois battre en brèche la froide rationalité
des nombres.
ZÉRO
Le recours au mot zéro connaît depuis quelques années une faveur
croissante dans le parler quotidien, une surenchère proportionnellement
inverse à sa signification : facilité de langage, « zéro » se substitue de plus
en plus souvent à des expressions telles que « pas le (ou la) moindre… », «
on ne saurait parler de… », « l’absence de… », des adjectifs comme «
aucun(e) » ou « nul(le) » ou des prépositions comme, tout simplement, «
sans ». Il s’agit là d’une tolérance langagière puisque, d’un strict point de
vue grammatical, « zéro » est un nom. Ainsi entendons-nous dire à tout
bout de champ que « le risque zéro n’existe pas » ou que tel ministre entend
faire preuve de « tolérance zéro ». La publicité a fait ses choux gras de ce
zéro abusif : on nous rabâche à longueur de « spots » télévisuels que tel
produit alimentaire contient « zéro OGM » ou « zéro sucres ajoutés »,
qu’avec telle voiture il y a « zéro émission de CO2 », que telle compagnie
d’assurances se caractérise par « zéro blabla, zéro tracas », etc. Comme le «
zéro faute ! » que l’écolier annonce victorieusement à ses parents après une
dictée réussie, acceptons d’un sourire cet emploi familier de « zéro »
comme adjectif numéral : tout compte fait, il mérite mieux qu’un zéro
pointé.

1. Un zéro en chiffre
Zéro, me direz-vous, n’est ni un nombre, ni un chiffre, mais un simple
symbole numéral. Certes, mais zéro et chiffre partagent la même étymologie
: à l’instar des mathématiques, ces mots nous viennent des pays arabes, du
mot sifr, lui-même traduit du sanskrit sunya, désignant, dès le VIe siècle, un
petit cercle symbolisant le vide. Sifr signifiait du même coup le symbole
qui, dans la numération en colonnes, indiquait l’absence d’unité. Par
l’intermédiaire du latin médiéval cifra, sifr s’est retrouvé en français des
e e
XIII et XIV siècles sous les formes cifre, cyfre et cyffre, ancêtres lexicaux de

notre chiffre.
Transcrit phonétiquement, ce même sifr a donné zefiro en italien,
finalement devenu, par contraction, zéro (l’actuel italien zefiro, « zéphyr »,
ne signifie lui-même que du vent). Le français l’emprunta dès la fin du XVe
siècle en lui ajoutant l’accent aigu. En tant que symbole d’une grandeur
nulle, zéro se substitua alors à chiffre, qui prit son sens actuel.
C’est donc sans doute pour la redondance que zéro et chiffre se
retrouvent dans l’ancienne locution un zéro en chiffre, qui, au XVIe siècle,
s’appliquait à une personne véritablement nulle, à moins que chiffre n’y ait
le sens de « signe », ce rond de vacuité étant considérablement plus
insignifiant que le mot de quatre lettres auquel il correspond. On trouve,
dans le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1776, cette explication : «
On dit proverbialement et figurément d’un homme qui n’a aucune autorité,
aucun crédit, que c’est un 0, un zéro en chiffre. »

2. Le degré zéro…
… de la tragédie (critique d’un film),… des États-Unis d’Europe
(critique d’une Europe que le couple franco-allemand n’entendrait
construire que sur la fiscalité),… de l’image (critiques de vidéographies
montrant un certain couple présidentiel français),… de la critique (critique
de la critique),… de la politique,… du syndicalisme,… de la cuisine,… du
journalisme,… de l’intelligence, et même, excusez du peu,… de
l’herméneutique ! Ces quelques exemples glanés dans l’actualité montrent
le succès remporté par cette récente locution pour dire l’inanité, la nullité. À
l’origine ? Un terme de linguistique repris par Roland Barthes (1915-1980)
dans le titre d’un célèbre essai, Le Degré zéro de l’écriture (Le Seuil, 1953),
où le critique et sémiologue français livre ses réflexions sur les rapports de
la société, du langage et de la littérature, affirmant que « l’écriture […]
absorbe désormais toute l’identité littéraire d’un ouvrage ». Il conclut son
analyse par ces mots : « La multiplication des écritures institue une
Littérature nouvelle dans la mesure où celle-ci n’invente son langage que
pour être un projet : la Littérature devient l’Utopie du langage. » Sans entrer
dans des détails techniques, précisons qu’en linguistique le degré zéro
indique l’absence d’un trait formel ou sémantique : il ne relève évidemment
d’aucun jugement moral ni ne revêt la valeur péjorative ou totalement
dépréciative que l’usage populaire prête à la locution.

3. Remettre les compteurs à zéro


« À chaque absolution, Dieu remet le compteur à zéro, redonne sa
chance à l’homme nouveau. » (Vladimir Volkoff, Lecture des Évangiles
selon saint Luc et saint Marc, L’Âge d’Homme, 1996.)
« C’est cela que saint Paul appelle “marcher en nouveauté de vie”, et
qui consiste à ramener à chaque moment le compteur à zéro, au
bienheureux zéro. Que l’instant d’à présent soit le premier instant. »
(Victor-Alain Berto, Notre Dame de Joie, Nouvelles Éditions latines, 1974.)
Les zélateurs du christianisme, les prêcheurs de morale, les conseilleurs
en psychologie, bref, les « redresseurs de vie » en tout genre ont depuis
longtemps adopté l’expression. Exhortation à une renaissance, à un nouveau
départ dans l’existence, après une éventuelle ascèse religieuse, spirituelle,
morale ou psychologique, cette remise du compteur à zéro suppose que
ledit compteur ait été préalablement relevé, que le bilan ait été fait, mais,
attention, l’expression Relever le compteur appartient aussi au vocabulaire
des proxénètes, où elle signifie, de manière plaisamment euphémique, «
récolter régulièrement l’argent gagné par les prostituées ».
Chez les sportifs aussi on remet les compteurs à zéro, notamment chez
les footballeurs, chaque nouvelle saison étant l’occasion de faire peau neuve
en passant l’éponge sur les scores désastreux de l’année précédente.
Résumons-nous : relever les compteurs, les remettre à zéro et tourner la
page équivaut métaphoriquement à « faire un bilan de sa vie, entreprendre
une purification et entamer une nouvelle existence ».
Un compteur réel et concret doit bien être à l’origine de l’expression
figurée… mais lequel ? Le monde scientifique ne manque pas de compteurs
que l’on remet à zéro, mais nombre d’entre eux relèvent de technologies
trop spécialisées pour pouvoir rendre compte d’une locution aussi familière.
S’agit-il alors du compteur à gaz, du compteur électrique, du compteur
d’eau ? Évidemment non, puisque ceux-ci ne se remettent jamais à zéro,
leurs mesures ne faisant que s’accroître, parallèlement, d’ailleurs, aux
factures correspondantes. Des compteurs kilométriques de nos automobiles
? Seul le compteur journalier devrait alors être concerné, car remettre à zéro
le compteur totalisateur constitue une fraude. Pourtant, nous sommes sans
doute sur la bonne piste étymologique : ne dit-on pas d’une personne, de
façon d’ailleurs fort irrévérencieuse, qu’elle a pas mal de kilomètres au
compteur quand elle n’est plus de première jeunesse, qu’elle a déjà
parcouru une longue distance sur la route de la vie ?

4. Avoir le trouillomètre à zéro


À propos de compteurs, en voilà un qui ne manque pas d’originalité !
Que mesure-t-il ? La peur ou, plus exactement, la capacité à affronter un
danger. Trouillomètre est un mot plaisant datant des années 1940, formé
d’après le nom d’autres appareils de mesure tels que le taximètre,
l’ampèremètre, le voltmètre, le manomètre, l’éthylomètre et bien d’autres,
sans oublier le thermomètre, qui, anatomiquement parlant, concerne le
même endroit. Trouille est d’origine énigmatique : le mot serait dérivé d’un
ancien verbe truilier, « broyer », de la même famille que « treuil », lui-
même issu du nom latin torcular, « pressoir », ou du verbe torculo, « faire
couler comme au pressoir ». Au XVe siècle, trouille semble bien avoir
signifié quelque chose comme « excrément » ou « colique », et l’on note
aussi chez Littré (1872-1877) cette signification disparue : « […] résidu de
la fabrication de l’huile de colza ». Le sens actuel ne nous parle plus que
d’une peur extrême, d’une énorme pétoche (de « péter »), de celles qui,
justement, vous tordent le ventre et vous donnent la colique. Le génial et
truculent Frédéric Dard (1921-2000) a fait de Trouillomètre à zéro le titre
d’un San-Antonio publié en 1995 au Fleuve noir, mais, dès 1948, dans La
Mort dans l’âme, Jean-Paul Sartre (1905-1980) avait employé l’expression :
« Moi, je n’ai vu que des pétochards comme toi, qui couraient sur les routes
avec le trouillomètre à zéro. »

5. Avoir la boule à zéro


La perdre, c’est devenir fou ; en asséner un coup, c’est, de son propre
front, heurter violemment celui d’un adversaire ; dite « de billard », elle
moque la calvitie ; l’avoir à zéro, c’est l’avoir totalement rasée. Dans toutes
ces expressions, « boule » signifie « tête, crâne » ; on les aura devinées : «
perdre la boule », « donner un coup de boule », « boule de billard » – ou «
bille de billard », « bille » étant aussi employé familièrement pour « tête »
comme dans « bille de clown » ou « faire une drôle de bille » – et notre «
boule à zéro ».
Dans Iconographie de l’abbé Pierre, Roland Barthes nous dit que la
coiffure du célèbre prêtre représente « une sorte d’état zéro de la coupe »,
jouant ainsi sur deux locutions, celle dont il semble être le promoteur, le
degré zéro de… (voir supra), et avoir la boule à zéro ; il nous explique que
cette « coupe zéro […] affiche tout simplement le franciscanisme » (in
Mythologies, Seuil, 1957).

6. Faire [ajouter] des queues aux zéros


Dans Le Nouveau Petit Poucet, extrait de Documens pour servir à
l’histoire des conspirations, des partis et des sectes (1831), François Tircuy
de Corcelle, député de l’Orne, fait référence à un « petit coquin » qui «
calculait de manière bien remarquable », prouvait avec talent que « deux et
deux faisaient quinze lorsqu’il payait et que quatre et quatre ne faisaient
plus que trois lorsqu’il recevait » ; il pouvait aussi, grâce à une plume de pie
enchantée héritée de son père, « faire la queue aux zéros sans que cela parût
». L’expression faire des queues aux zéros est mentionnée dès 1808 dans le
Dictionnaire du bas-langage ou des manières de parler usitées par le
peuple de Charles-Louis d’Hautel, avec cette explication : « Friponner dans
un compte, donner une grande valeur aux chiffres qui n’en ont qu’une
médiocre. » Pour falsifier des écritures, arranger une comptabilité à leur
profit, certains savaient fort habilement ajouter des queues aux zéros, mais
c’était il y a bien longtemps, avant l’âge d’or, à une époque où les mœurs
financières étaient souvent délictueuses, cette même époque où les
commerçants fixaient les prix juste au-dessous du millier supérieur, évitant
ainsi de dépasser un seuil qualifié de « psychologique ». Ah ! Si seulement
les clients d’alors avaient disposé d’une gomme magique pour effacer, ni vu
ni connu, les queues aux neuf !
UN(E)
7. Pas la queue d’une
Autant dire rien du tout, pas plus que de beurre en branche ou, de façon
argotique, que dalle, que pouic, peau de balle (et balai de crin), des clous,
des nèfles, etc.
S’agit-il d’une absence de queue de cerise ? Peut-être, si l’on pense que
des queues de cerises signifie « rien du tout » ou qualifie quelque chose
d’insignifiant.
Dans le Registre-Journal de Henri III, roi de France et de Pologne du
mémorialiste Pierre de L’Estoile (1546-1611), publié en 1837 d’après le
manuscrit autographe, on trouve la locution employée au masculin : « Sans
lui ils estoient tous morts et n’en fust reschappé la queue d’un… » On peut
alors penser à la queue d’un animal, en particulier le loup, dont un dicton
prétend justement qu’on en voit la queue quand on parle de lui.
Qu’elle soit d’un fruit, d’un animal ou de tout autre chose, cette queue
signifie l’extrémité, le bout, l’appendice, la fin dont l’absence même évoque
le néant. De retour de la chasse, de la pêche, d’une cueillette, d’un marché,
celui qui s’écrie : « Je n’en ai pas vu la queue d’un(e) ! » veut nous dire,
penaud, qu’il est bredouille, qu’il a fait chou blanc (où « chou » peut
représenter une prononciation berrichonne de « coup »).

8. Il était moins une !


Minute ? Seconde ? Fraction de seconde ? En tout cas, cette elliptique
expression fait allusion à une très courte durée, celle qui a séparé une
personne d’un déboire, d’une mésaventure, d’un incident, d’un accident,
d’une catastrophe, d’un désastre, faisant d’elle une chanceuse, voire une
miraculée. En une telle circonstance, on parlera aussi bien d’ « échappée
belle », on pourra également s’écrier « il s’en est fallu de peu ! » ou dire
que le mauvais pas a été évité « de justesse », « d’extrême justesse » ou « in
extremis ».
On trouve également, dans le même sens : Il était moins cinq !

9. Ne pas en rater une


Locution malicieusement elliptique. Comprenons : une seule occasion
de commettre une maladresse, une sottise, une erreur, une gaffe, une
boulette, de dire une ânerie, une c…, etc. La locution est souvent lancée à
l’adresse d’un « sale gosse », et ce contexte « enfant terrible » justifie que
bien des auteurs de bandes dessinées ou de livres pour la jeunesse l’aient
intégrée dans le titre de leurs ouvrages : Bennett n’en rate pas une (Anthony
Buckeridge, Olivier Séchan, Daniel Billan, éd. Hachette, 1980), Victor n’en
rate pas une ! (Zep, éd. Kesselring, 1988), Julia n’en rate pas une !
(Christel Desmoineaux et Clément, éd. Fleurus, 1991), Calamity Mamie
n’en rate pas une ! (Jean-Louis Besson, Arnaud Alméras, éd. Nathan,
2003). Toutefois, bien qu’aucun de ses albums ne porte ce titre, l’archétype
de ceux qui n’en ratent pas une, le parangon de la bévue en tout genre,
demeure l’inénarrable Gaston Lagaffe, personnage sorti en 1957 de
l’imagination fertile d’André Franquin. On entend aussi parfois, avec la
même signification : il n’en loupe pas une !

10. Ne faire ni une ni deux


Littré (1872-1877) propose N’en faire ni un ni deux, avec cette
explication : « Familièrement. N’en faire ni un ni deux, n’en pas faire à
deux fois, se décider sur-le-champ […]. On dit aussi, au féminin, n’en faire
ni une ni deux, en sous-entendant le mot fois. » Cette forme, aujourd’hui
archaïque, se trouve chez Balzac : « Voyez-vous ? J’avais eu la force de tout
supporter mais mon dernier manque d’argent m’a crevé le cœur. Oh ! oh ! je
n’en ai fait ni une ni deux, je me suis rafistolé, requinqué […] » (Le Père
Goriot, 1856).
Dans la locution actuelle, « faire », ce maître Jacques lexical, remplace
« compter », ne faire ni une ni deux signifiant ne pas se donner le temps de
compter « une, deux » ni, collectivement, de lancer « à la une, à la deux, à
la trois » avant d’agir, prendre tout de suite sa décision, sans hésiter, sans
réfléchir, la réflexion faisant de nous des lâches, si l’on en croit
Shakespeare (Hamlet, III, I).
DEUX
11. Faire la bête à deux dos
L’expression ne fait référence à rien de gémellaire ni de siamois ni de
monstrueux, juste quelque chose de très lié et de très intime. Dans son
Gargantua, Rabelais nous précise que son héros et Gargamelle « faisoient
eux deux souvent ensemble la beste à deux doz, joyeusement se frotans leur
lard » (chapitre III). Dans l’Othello de William Shakespeare, Iago dit à
Brabantio : « I am one, sir, that comes to tell you, your daughter and the
Moor are now making the beast with two backs » [« Je suis quelqu’un,
monsieur, qui vient vous dire que votre fille et le More sont en train de faire
la bête à deux dos » (I, 1)]. Shakespeare semble avoir emprunté
l’expression à l’ancien théâtre français, plus précisément aux farces du
Moyen Âge comme celle du Badin qui se loue (vers 1500), où l’on peut lire
: « Et que dyable faictes-vous ? / Vous faictes la beste à deux dous !... » ou
encore, à la Farce nouvelle très bonne et fort joyeuse à trois personnaiges :
« Sire Dieu faictz croistre les bledz / Affin que ne soyons trouvez / En
faisant la beste à deux dos. »
Dans la longue liste des expressions imagées pour « faire l’amour »,
celle-là semble bien avoir obtenu les suffrages de nos aïeux.

12. Savoir nager entre deux eaux


En ancien français, « nager » se disait noër ou nouer, du latin classique
nato, natare (via le latin populaire notare), que l’on retrouve en français
moderne dans « natation ». La Chanson d’Antioche, composée au début du
e
XII siècle, nous en donne un exemple : « […] puis se prist à noer, / Tout
droit vers cele part où les Turs vit aller, Tant va li bers noant (que Jhesus
puist salver !) Qu’il se prist à l’estaque, […] » (chant quatrième, XLI).
Nager signifiait alors « naviguer », verbe dont il constituait d’ailleurs un
doublet, les deux étant dérivés du latin classique navigare. C’est toujours ce
sens qui prévaut dans les expressions dame de nage (où l’on fixe les
avirons) et banc de nage (où s’assoient les rameurs). Pour que soit évitée la
confusion de noër, « nager » avec son homonyme noer, « nouer, faire un
nœud », « nager » a progressivement pris son sens actuel, reléguant noer au
rancart du lexique. Mais l’acception d’autrefois est toujours présente dans
savoir nager entre deux eaux, qui signifie « savoir naviguer entre deux
courants » afin de n’être entraîné ni par l’un ni par l’autre. Il faut, pour cela,
au sens propre, être un bon marin, un fin barreur. Au sens figuré,
l’expression peut notamment s’appliquer aux habiles politiciens, dont
l’exploit consiste plutôt alors à nager entre deux partis ou deux courants
d’un même parti, ce qui suppose aussi, parfois, une certaine aptitude à «
pêcher en eau trouble. »

13. En rester [être] comme deux ronds de flan


« J’en suis comme deux ronds de flan. J’en suis baba. J’en suis
soufflé(e). J’en suis chocolat. Ça alors, il faut que je raconte ça. »
(Raymond Queneau, Les Œuvres complètes de Sally Mara, Gallimard,
1962).
Queneau aurait pu ajouter : « J’en suis ébahi, stupéfait, interloqué,
interdit, éberlué, frappé de stupeur », voire, plus vulgairement, « sur le cul
». Que la stupéfaction se traduise dans notre expression par deux ronds de
flan est énigmatique. Bien des hypothèses ont été proposées, mais la plus
convaincante nous semble celle où le mot flan est pris dans son ancienne
acception, celle que Littré (1872-1877) définit ainsi : « Terme de
monnayage. Pièce de métal qu’on a taillée et préparée pour en faire une
pièce de monnaie, un jeton, une médaille. » Ce flan ou flaon n’est donc
qu’un simple rond de métal qui ne deviendra pièce de monnaie, médaille ou
jeton, qu’une fois frappé. Ces deux ronds de flan évoqueraient donc deux
yeux fixes et écarquillés, frappés d’étonnement comme les ronds de flan
sont finalement frappés… d’une effigie ou d’un chiffre. Antoine Furetière
(1690) avait donné une définition semblable de flan : « pièce d’or ou
d’argent taillé[e] en rond, et préparée pour faire de la monnoye. […] On ne
commence à l’appeler flan que lorsqu’elle est tellement préparée, qu’il n’y
manque plus que l’image du prince. »

14. Brûler la chandelle par les deux bouts


Bejaïa est un port pétrolier situé en Algérie, au fond du golfe du même
nom, à l’est de la Grande Kabylie. Actuel chef-lieu d’arrondissement du
département de Sétif, la ville était autrefois appelée « Bougie ». Elle a
donné son nom, d’abord à la cire fine qu’elle fournissait, importée en
France dès le XIVe siècle, puis aux chandelles fabriquées avec cette cire.
Mode d’éclairage particulièrement coûteux, la bougie était au Moyen Âge
un produit de luxe*. On parlait à cette époque-là de « chandelles de Bougie
».
Est-ce à cette chandelle que l’expression fait allusion, la brûler par les
deux bouts pour mieux éclairer étant alors l’apanage des nantis peu
soucieux de gaspiller ? La chose est, pour deux raisons, improbable :
l’allumer aux deux bouts est d’abord impossible, car la mèche, que l’on
sache, ne dépasse pas de part et d’autre et, quand bien même cela serait,
essayez donc de faire tenir verticalement une bougie brûlant à chacune de
ses extrémités ! Il doit donc s’agir d’une autre espèce de chandelle : on
pense alors aux tiges de joncs séchées, trempées dans du suif durci qui, en
brûlant, diffusaient une lumière faible, jaunâtre et une odeur désagréable.
La tige de jonc était maintenue dans la pince en fer d’un support appelé
brûle-jonc, chandelier des miséreux. Ceux qui étaient un peu moins pauvres
trempaient les deux bouts du jonc dans la graisse animale et les faisaient
brûler simultanément, la tige étant alors pincée en son milieu.
Quelle que soit la chandelle, bougie de riches ou brûle-jonc de pauvres,
dire qu’on la brûle par les deux bouts peut être compris, au figuré, de deux
façons : « Dépenser sans compter » ou « Se livrer à trop d’excès, sans
crainte de se ruiner la santé ni d’hypothéquer son espérance de vie. » Dans
cette dernière acception, on retrouve une métaphore bien connue, celle de la
chandelle allumée symbolisant la vie qui se consume jusqu’à s’éteindre.

* La cherté des bougies est d’ailleurs à l’origine d’une autre locution : le jeu
n’en vaut pas la chandelle. Quand autrefois des soirées ludiques étaient
organisées chez les gens modestes, quelques pièces étaient demandées à
chacun pour participer aux frais d’éclairage. Le joueur malchanceux
pouvait ne pas avoir gagné assez d’argent pour payer sa part de chandelle.

15. Joindre les deux bouts


« Quand j’étais petit à la maison, le plus dur c’était la fin du mois.
Surtout les trente derniers jours ! » Dans l’un de ses sketches, Coluche nous
dit avec humour que les bouts en question peuvent être parfois longs
comme jours sans pain. Il est en effet souvent problématique d’assurer
pécuniairement cette période critique où la paie du mois en cours s’épuise
alors que celle du mois à venir n’est pas encore perçue, période charnière
où les petites gens doivent se serrer la ceinture, où les dépensiers et les
imprévoyants se demandent quel quidam de leur entourage ils vont bien
pouvoir « taper ».
On trouve chez Charles-Louis d’Hautel (1808), à l’entrée joindre : « On
a bien de la peine à joindre les deux bouts ensemble. Signifie que le gain
que l’on fait suffit à peine à l’existence ; que, sans une sévère économie, on
se trouveroit fort gêné. »
Si les deux bouts sous-entendent aujourd’hui la fin d’un mois et le début
d’un autre, il était autrefois question, pour les paysans, de la jointure entre
les récoltes de l’année finissante et celles de l’année suivante. O tempora !
O mores !

16. Couper la poire en deux


Fruit aux multiples variétés (plusieurs centaines !), d’hiver ou d’été,
passe-crassane, comice, louise-bonne, williams, ou conférence, la poire a
partagé avec la pomme la prédilection gustative de nos pères. Juteuse et
désaltérante, elle a donné naissance à l’expression garder une poire pour la
soif, dont le sens figuré souligne l’esprit de prévoyance, d’économie et
d’épargne. Ses vertus rafraîchissantes la faisaient intervenir dans le menu
juste avant le fromage, qu’elle permettait de mieux savourer. C’est
généralement en ces fins de repas que les langues se délient, que l’on parle
plus librement et que l’on se livre, le cas échéant, à des confidences. C’est
aussi le moment favorable pour conclure un marché, mets et vins ayant
permis de faire sauter les réserves, de gommer les scrupules, de vaincre la
timidité. Nous en parlerons entre la poire et le fromage signifie donc «
quand le moment sera propice ».
Est-ce à ce contexte quasi postprandial que doit être aussi rattachée la
locution couper la poire en deux ? Elle serait alors une allusion directe au
compromis que deux parties adoptent au moment de déguster la poire,
couper cette dernière en deux symbolisant les concessions réciproques
acceptées d’un commun accord : fifty-fifty, donnant-donnant et, si le
compromis laisse en outre espérer un profit équitablement partagé, gagnant-
gagnant !

17. Faire d’une pierre deux coups


L’auteur des Essais employait déjà cette métaphore pour dire qu’un seul
moyen permet d’atteindre deux objectifs :
« Au reste, monsieur, ce legier présent, pour mesnager d’une pierre
deux coups, servira aussi, s’il vous plaist, à vous tesmoigner l’honneur et
révérence que je porte à votre suffisance et qualitez singulières qui sont en
vous […] », Montaigne, lettre IV, à Monseigneur de L’Hospital (1570) ;
« Je voudrois qu’on commençast à le promener dès sa tendre enfance, et
premièrement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations voisines
où le langage est plus esloigné du nostre […] » (Essais, livre I, ch. XXVI).
Au sens propre, l’expression a probablement fait allusion à une pratique
de chasse ou de guerre, à cette arme de jet, fronde ou lance-pierre, utilisée
depuis l’âge de… la pierre, taillée (paléolithique) ou polie (néolithique)
jusqu’au Moyen Âge : nos lointains ancêtres ont sans doute eu assez
d’habileté pour tuer deux proies (ou deux ennemis) d’un seul jet de pierre.
Avant Thierry de Janville, dit « Thierry la Fronde », héros télévisuel des
années 1960, le plus célèbre des frondeurs fut, sans conteste, David, le frêle
roi berger qui, d’après le récit biblique, tua le géant Goliath (Premier livre
de Samuel, 17).
La locution de même sens faire coup double semble être apparue au XIVe
siècle. Les armes à feu ayant alors remplacé les armes de jet, le coup double
y devient un coup de fusil. Vous pouvez donc confondre les deux
expressions : nul ne vous jettera la pierre !

18. Dire deux mots à quelqu’un

« À moi, comte, deux mots » (Corneille, Le Cid, II, II).

Interpellant ainsi Don Gormas sur le ton du reproche, Rodrigue fait


comprendre qu’il va lui dire sa façon de penser, voire qu’il veut en
découdre avec lui, intentions agressives que contient justement l’expression
dire deux mots à quelqu’un, souvent déclinée oralement sous la forme : j’ai
deux mots à vous dire. Mêmes intentions à l’acte V, scène VI du Britannicus
de Racine :

« AGRIPPINE
Arrêtez, Néron ! j’ai deux mots à vous dire.
Britannicus est mort : je reconnais les coups ;
Je connais l’assassin.
NÉRON
Et qui, madame ?
AGRIPPINE
Vous. »

Les deux mots expriment avec quelle brièveté et quelle efficacité on


entend régler l’affaire. La popularité de l’expression l’a fait souvent choisir
comme titre, notamment par Jean-Pierre Delage pour une comédie
(interprétée par Jacqueline Maillan en 1984 et 1989, reprise par Sabine
Paturel en 2010). Le linguiste et éditeur Jean-Loup Chiflet a publié en 2002
un spirituel petit ouvrage où, « interviewé », un mot, se raconte. Son titre ?
J’ai un mot à vous dire. En 2010, l’auteur propose une suite à cette
interview dans J’ai encore un mot à vous dire.

19. (Ne pas) avoir les deux pieds dans le même sabot

« J’ai pas deux pieds dans l’même sabot


J’ai d’la vaillance plus qui n’en faut
Ici qui c’est qui fait l’boulot… c’est mouais. »
(Ricet Barrier, Bernard Lelou,
La Servante du château.)
Dans cette chanson comique de 1958, on comprend que la servante,
capable d’abattre beaucoup de travail, n’ait pas les deux pieds dans le même
sabot. Pouvoir faire beaucoup de tâches en peu de temps est en effet l’un
des sens de notre expression. Peut-être est-il renforcé par l’idée de labeur
associée au mot pied dans d’autres locutions comme travailler d’arrache-
pied. Elle équivaut toutefois plus souvent à « être débrouillard, savoir
prendre des initiatives ». Employée positivement, elle s’applique à une
personne embarrassée, peu dégourdie, facilement empêtrée, car, au sens
propre, outre la stupidité qu’un tel comportement suppose, mettre les deux
pieds dans un unique et même sabot entraîne immanquablement
l’immobilisme ou la chute. Bien qu’elle fleure bon la campagne et l’ancien
temps, quand les paysans chaussaient ces grossières chaussures de bois pour
vaquer aux divers et nombreux travaux de la ferme, la locution ne semble
pas avoir été utilisée avant le XXe siècle.

20. Deux poids, deux mesures


Dans le dix-septième volume du Grand vocabulaire françois de 1774,
on trouve, à l’entrée « mesure », cette explication : « On dit figurément
qu’il ne faut point avoir deux poids & deux mesures ; pour dire, qu’il faut
juger de tout par les mêmes règles & sans partialité. »
Dans son Histoire des Girondins (1847), Lamartine rapporte ainsi les
paroles du député Brissot à la Convention : « Comment les citoyens vous
craindraient-ils quand l’impunité de leurs chefs leur assure la leur ? Avez-
vous donc deux poids et deux mesures ? Que peuvent penser les émigrants
quand ils voient un prince, après avoir prodigué 40 millions en dix ans,
recevoir encore de l’Assemblée nationale des millions pour payer son faste
et ses dettes ?... » Diantre ! L’inégalité, l’iniquité, le scandale provoqué par
l’injuste répartition des richesses, bref, les deux poids et deux mesures
faisaient donc déjà partie des mœurs politiques, si tôt après la Révolution !
Pour Jacques Pierre Brissot, il n’y eut cependant ni deux poids ni deux
mesures : comme tous les proscrits girondins, il fut condamné par le
Tribunal révolutionnaire de Robespierre et guillotiné en 1793.

21. Être [passer] à deux doigts de


Que le résultat soit voulu ou subi, l’expression en indique la proximité,
l’imminence, dans le temps ou l’espace. Ce résultat peut être supposé
heureux (passer à deux doigts de la fortune) ou, plus souvent, funeste (être
à deux doigts de la mort). On trouve par exemple chez Montesquieu la
citation suivante : « Je ne te parlerai pas de ces catastrophes particulières, si
communes chez les historiens, qui ont détruit des villes et des royaumes
entiers : il y en a de générales, qui ont mis bien des fois le genre humain à
deux doigts de sa perte. » (Lettres persanes, 109.) La même idée
d’échappée belle (voir aussi Il était moins une) s’exprime avec une
semblable métaphore dans « il s’en est fallu d’un doigt que… ». Dans
d’autres locutions, les « doigts » symbolisent la proximité, l’intimité,
l’inséparabilité, ainsi dit-on de vrais amis, de frères ou sœurs, qu’ils (elles)
sont comme les (deux) doigts de la main.

22. Être entre deux vins


« Comme nous nous trouvâmes en humeur de boire, nous fîmes la
débauche, & nous nous en retournâmes chez nos maîtres en bon état, c’est-
à-dire entre deux vins. Le seigneur Sangrado ne s’aperçut point de mon
yvresse […] » (Alain René Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, ch.
IV).
Pour Lesage (1668-1747), « en bon état » est ici un plaisant
euphémisme pour « pas complètement saoul », car tel est le sens d’entre
deux vins : proche de l’ivresse, dans cet état intermédiaire où l’on garde
encore un peu de lucidité malgré les verres que l’on a bus, le prochain
risquant de vous plonger dans une totale ébriété. Légalement parlant, être
entre deux vins, c’est avoir largement dépassé le demi-gramme d’alcool par
litre de sang, taux au-delà duquel la maréchaussée peut vous chercher noise
s’il vous vient à l’idée de prendre le volant. En langage familier, on dira
plutôt de quelqu’un qu’il est « pompette », « éméché », ou encore qu’il (en)
a « un coup dans le nez », l’appendice en question pouvant, chez l’ivrogne,
varier du rose au cramoisi !
L’écrivain Pierre Paul Scarron (1610-1660) semble avoir été le premier
à utiliser l’expression par écrit, dans Le Virgile travesti (1648-1652) :

« Ceux qui font rage de la lyre,


J’entens les Poëtes divins,
Sitôt qu’ils sont entre deux vins,
Par defy se chantent des carmes,
Qui font rire ou verser des larmes
[ … ] » (Livre VI).

23. Les deux font la paire


« On dit aussi, Les deux font la paire, quand on voit deux personnes
ensemble qui ont les mêmes qualitez, & qui sont bien appariées ; mais on
n’en use guère qu’en mauvaise part. » Ainsi Antoine Furetière (1690)
présente-t-il l’expression, insistant sur son aspect négatif (« qualités »
devant être pris ici au sens neutre de « manière d’être »). Définition
semblable dans le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1762 : « On dit
fam. En parlant de deux personnes, de deux ouvrages qui sont de même
caractère, Les deux font la paire. Il ne se dit qu’en mauvaise part. » Dans La
Fleur des proverbes français, Pierre Alexandre Gratet Duplessis donne à la
locution une signification carrément péjorative : « Locution familière, au
moyen de laquelle on caractérise dédaigneusement certaines liaisons qui
n’ont pour fondement ni la probité, ni l’honneur, ni même la décence et qui
ne peuvent avoir lieu qu’entre des gens assez peu estimables. »
Cet aspect réprobateur s’est toutefois amoindri, et si l’on dit par
exemple de deux garnements qui s’entendent comme larrons en foire pour
faire des sottises : « Les deux font la paire ! », c’est souvent sur un ton
amusé. Aujourd’hui, en un sens plus neutre quoique toujours un peu
moqueur, la locution nous fait simplement comprendre que deux personnes
vont bien ensemble, que leur association est remarquable. Il en va ainsi des
couples célèbres, dans tous les domaines – mythologique, biblique,
historique, littéraire, théâtral, etc. –, tandems indissociables que Patrice
Louis étudie dans un ouvrage justement intitulé Les deux font la paire (éd.
Arléa, 1 997). L’aspect tautologiquement comique de l’expression explique
que bien d’autres auteurs l’aient choisie comme titre de comédies (Pierre
Germain Pariseau, René Lafon et Michel Noirot, Léon Battu et Michel
Carré, Bayard et Varin, Léonce de Larmandie), de romans (Léopold
Chauveau), d’essais (Robert Escarpit), etc.

24. Faire le pot à deux anses


Dans une langue aussi désuète que pittoresque, Philibert-Joseph Le
Roux nous présente ainsi l’expression : « Manière de parler figurée, pour
dire, mettre les deux poings sur les roignons, sur les hanches, comme font
les harengères aux hales de Paris, lorsqu’elles se chantent pouilles les unes
aux autres. Comment vilaine, dit-elle, en faisant le pot à deux anses*.
Histoire comique de Francion. » (Dictionnaire comique, satyrique, critique,
burlesque, libre et proverbial, 1735.) Mettre les mains sur les hanches, à la
manière des marchandes de harengs prêtes à s’insulter, voire se crêper le
chignon, est une attitude de reproche ou de bravade qui évoque en effet
l’aspect d’un pot à deux anses du type « amphore ». La Vraie histoire
comique de Francion, dont Le Roux tire son exemple, fut écrite par Charles
Sorel en 1623, mais l’expression est déjà mentionnée par Cotgrave en 1611
dans son Dictionarie of the French and English Tongues, avec, cependant,
une tout autre définition : « An equivocation, a word or matter where a
double construction may be made » (« Une équivoque, un mot ou un sujet
qui permet une double construction »). Quant à Littré (1872-1877), il nous
dit ceci : « Faire le pot à deux anses, mettre les mains sur les hanches en
arrondissant les coudes et, par plaisanterie, donner le bras à deux dames à la
fois. »
Quel que soit le sens qu’on a pu lui conférer, la locution est aujourd’hui
passée de mode.
* L’exacte citation est celle-ci : « Comment, vilain, dit-elle en faisant le pot
à deux anses, tu es donc si audacieux que de médire de celui qui a pris tant
de peine à acquérir le bien dont tu jouis ? »

25. À deux vitesses


Expression favorite pour dénoncer toute différence de traitement
entraînant une inégalité, une injustice, à deux vitesses équivaut à deux
poids, deux mesures. À deux vitesses peut ainsi caractériser la médecine, la
justice, l’école ou, plus globalement, la société, l’État, etc., c’est-à-dire tout
système, service ou institution dont le fonctionnement implique une
discrimination entre riches et pauvres.
Née à la fin des années 1960, lorsque fut institué le courrier à deux
vitesses avec des tarifs d’affranchissement différents selon que la lettre ou
le colis était ou non urgent, la locution, initialement neutre, est vite devenue
critique dans la bouche ou sous la plume des journalistes, des hommes
politiques et des syndicalistes, l’un des premiers usages polémiques
semblant être dû à Lionel Stoléru, homme politique, économiste puis chef
d’orchestre, qui, dans La France à deux vitesses, paru en 1982, soulignait la
coupure entre une France industrielle toujours engagée dans une guerre
économique et une France tranquille non soumise aux aléas des marchés et
du chômage.

26. Un homme averti en vaut deux


Un homme s’apprête à traverser un petit pont de bois. Il remarque un
écriteau avertissant que le pont ne peut supporter qu’une seule personne à la
fois. Après s’être assuré d’être bien seul, notre homme s’engage, et le pont
s’écroule. Pourquoi ?
Réponse : parce qu’un homme averti en vaut deux.
Cette petite devinette égaya pendant un temps les cours de récréation.
Le verbe valoir y est pris dans un sens pondéral qui n’est évidemment pas
celui que la sagesse populaire lui a attribué. Le proverbe nous dit en effet
que, mis au courant d’un danger qui nous guette, on est mieux armé pour y
faire face puisqu’on est sur ses gardes. Comme le précise en 1874 Le
Courrier de Vaugelas, journal semi-mensuel consacré à la propagation
universelle de la langue française, le dicton a été déformé, à partir de 1718,
en Un bon averti en vaut deux. On a d’abord simplement dit : « Un averti
en vaut deux », comme le mentionne André Joseph Panckoucke en 1750,
dans son Dictionnaire des proverbes français.
On serait donc doublement prémuni lorsqu’on est prévenu de ce que
l’on doit craindre ? Voire ! Cela ne marche pas forcément dans les cas
d’addictions qui résistent à la volonté ni pour les choses du cœur, dont
Blaise Pascal prétend qu’il « a ses raisons que la raison ne connaît point »
(Pensées, 277). Comme Jacques Brel nous l’a chanté dans Le Prochain
Amour :

« On a beau faire on a beau dire


Qu’un homme averti en vaut deux
On a beau faire on a beau dire
Ça fait du bien d’être amoureux. »

27. En deux [trois] coups de cuillère à pot


On a voulu rapprocher l’expression de l’usage que faisaient pirates et
corsaires d’un sabre d’abordage appelé cuillère à pot en raison de sa garde
en forme de coquille rappelant celle d’une grosse cuillère. Il aurait suffi de
deux (ou trois) coups de cette arme pour occire l’ennemi. Une origine
bien… louche, qui n’a pas la faveur de tous les étymologistes. Il semble
plus logique de rattacher l’expression au sens premier de cuillère à pot, «
une cuiller large et profonde, avec laquelle on prend le bouillon dans le pot-
au-feu pour tremper la soupe », selon Littré (1872-1877). Possiblement liée
à la distribution de rations dans les casernes ou les prisons que l’utilisation
d’une telle cuillère permettait de mener en deux temps trois mouvements, la
locution est apparue vers 1910 avec le sens figuré de « très rapidement, sans
la moindre difficulté ».
Dans La Mort dans l’âme (Gallimard, 1949), Jean-Paul Sartre fait dire à
Mathieu : « Eh bien ! […] Je crois qu’on leur donne du coton, aux Fritz.
[…] J’aurais cru qu’ils nous règleraient notre compte en deux coups de
cuillère à pot. »

28. En deux temps trois mouvements

« Garde à vous ! Présentez armes ! Reposez armes ! Repos ! »

Les militaires sont rompus à ces exercices, qu’ils exécutent quand ils
sont de revue ou à l’occasion de prises d’armes. La présentation de l’arme
comme son repos s’effectuent bien en deux temps, le fusil étant amené au
niveau de la ceinture, puis à celui de l’épaule et, pour le repos, vice versa.
Quid des trois mouvements ? Ne faut-il y voir qu’une redondance visant à
renforcer l’idée de rapidité déjà contenue dans les deux temps ? S’agirait-il
plutôt du nombre de gestes nécessaires pour exécuter l’ordre ?
Dans le chapitre « Maniement de l’arme », le Règlement concernant
l’exercice et les manœuvres de l’infanterie publié en 1809 précise bien le
nombre de temps et de mouvements liés à l’exécution de chaque
commandement : un temps et deux mouvements pour les uns, un temps et
trois mouvements pour les autres, jamais cependant deux temps et trois
mouvements. L’expression serait-elle donc d’abord une moquerie du
langage employé par l’homme des casernes ? Pour certains, elle serait
plutôt liée au vocabulaire de l’escrime. En tout cas, elle s’applique
aujourd’hui à une action très rapide, réalisée en un rien de temps, à l’image
des ordres militaires dont l’exécution ne souffre ni délai ni approximation.
Un pioupiou se fourvoie-t-il dans l’une des étapes qu’il lui faut revenir au
temps précédent sous l’œil noir de son adjudant courroucé. C’est là
l’origine probable de l’exclamation au temps pour moi ! par laquelle le
distrait ou le maladroit reconnaît son erreur.

29. Jamais deux sans trois


Ce célèbre proverbe se présente comme un bien étrange postulat : tout
événement qui se répète devrait inévitablement se produire une troisième
fois.
Serions-nous donc dans le domaine des statistiques, dont une loi, issue
d’un étrange calcul de probabilités, nous ferait comprendre qu’une simple
répétition ne peut qu’être rarissime ? Pourtant, cette règle de trois termes en
série est bien loin de toujours s’appliquer, et les exceptions en semblent au
moins aussi nombreuses que les applications.
Il faut donc chercher ailleurs la justification de cet adage ? Est-ce la
règle d’un jeu ? Certains le prétendent sans pouvoir citer le jeu en question.
S’agit-il de principes universels où, plutôt qu’une double répétition, le
chiffre trois manifesterait tout à la fois le un et le deux, à l’image de l’enfant
dont la création est révélatrice du père et de la mère ? Union du un et du
deux, le trois représenterait la première (et parfois dernière) étape de toute
évolution ? Ainsi les sciences nous décrivent-elles les trois états de la
matière (solide, liquide, gazeux), les trois stades de la vie (naissance,
croissance, mort), les trois dimensions de notre monde (longueur, largeur,
hauteur), etc. Dans le domaine religieux, La Trinité (le Père, le Fils et
l’Esprit saint) représente pour les chrétiens la perfection de l’Unité divine,
triade dont on retrouve le principe dans la plupart des religions (Brahma,
Vishnu, Çiva) et sans laquelle l’accomplissement intégral ne saurait exister,
l’achèvement ne saurait être total. Trois termes inséparables et dont chacun
ne peut se concevoir sans les deux autres, c’est peut-être l’idée qu’exprimait
à l’origine le proverbe Jamais deux sans trois.
Notons que sa popularité l’a fait choisir comme titre de nombreuses
œuvres, tel quel ou transformé en calembours comme Jamais deux sans toi
ou encore Jamais deux sans toit.
TROIS
30. Frapper les trois coups
C’est au brigadier que se réfère la locution, non au gradé de l’armée ou
de la police, mais au bâton qui annonce aux spectateurs impatients, aux
comédiens fébriles et aux techniciens sur le quivive que la pièce de théâtre
va commencer : les uns doivent faire silence, les autres se tenir prêts. Le
curieux nom de ce bâton est peut-être issu du domaine militaire, où le
brigadier devait rassembler les hommes de sa brigade (unité de deux
régiments) avant de lancer l’assaut sur le champ de bataille.
Frapper les trois coups relève d’un véritable cérémonial dont la
symbolique est liée au théâtre religieux médiéval, essentiellement aux jeux,
mystères et miracles donnés devant l’église, sur un solier en planches
aménagé sur le parvis. C’est sur ce plancher qu’avant chaque représentation
étaient d’abord frappés onze petits coups rapides représentant le nombre des
apôtres moins le traître Judas ; puis venaient les trois coups, plus forts et
plus espacés, figurant sans doute La Trinité, donc la présence immanente du
Père, du Fils et du Saint-Esprit (d’aucuns prétendent que ces trois coups
concluaient plutôt la représentation). Cette série de petits coups rapprochés
suivie de trois plus espacés a trouvé, dans le théâtre classique français, un
usage pratique : les petits coups étaient frappés sur la scène par le régisseur
afin d’attirer l’attention des machinistes. Pour indiquer qu’ils avaient bien
reçu le message, chaque groupe de machinistes répondait à son tour en
frappant un seul coup, depuis le lieu où il se trouvait, à savoir, dans l’ordre :
des cintres, de dessous la scène et des coulisses. Le rideau pouvait alors être
levé.
Du sens propre associé au domaine théâtral, l’expression a évolué vers
un sens figuré signifiant « annoncer le commencement de quelque chose »,
généralement de façon solennelle, ainsi du match d’une équipe sportive qui
frappe les trois coups de sa saison, du discours d’un homme politique qui
frappe les trois coups de sa campagne électorale, d’une allocution ou d’une
inauguration qui frappe les trois coups d’un Salon, d’une exposition, d’un
festival, etc.

31. Un brave à trois poils


« Savez-vous, mesdames, que vous voyez dans le vicomte un des
vaillants hommes du siècle ? C’est un brave à trois poils. » Ainsi Mascarille
présente-t-il Jodelet à la scène XI des Précieuses ridicules de Molière
(1659), signifiant que le courage et la bravoure dudit vicomte sont notoires.
Dans une édition de 1868, la note de bas de page est ainsi rédigée : «
Locution proverbiale qui rappelle l’ancien usage où étaient les militaires de
terminer chaque côté de la moustache par quelques poils très effilés, et de
tailler en pointe le bouquet de barbe qu’on laissait croître au milieu du
menton. Cette mode venait d’Espagne. On la retrouve dans quelques
portraits de Louis XIII. » Cette explication est généralement considérée
comme anecdotique et fausse. On lui préfère celle que précise la note des
classiques Larousse : « Un homme d’une bravoure extraordinaire. On
appelait velours à trois poils du velours dont la trame comptait trois fils de
soie. C’était la meilleure qualité. » Cette explication est reprise par Littré
(1872-1877), qui mentionne aussi la variante un brave à quatre poils.
Cependant, le sens de l’expression a sans doute un étroit rapport avec la
force, la virilité et le courage qui s’attachent populairement à un système
pileux développé. Déjà Rabelais disait, de son Pantagruel (1532), que les
sages femmes voient sortir « tout velu comme ung ours » : « Il est nay à
tout le poil, il fera choses merveilleuses, & s’il vit il aura de l’eage. »
(Pantagruel, livre II, ch. II.) C’est pour cette même raison que l’on a appelé
poilus les soldats de la Grande Guerre, terme attesté dans l’argot militaire
dès 1897 avec le sens d’« homme brave qui n’a pas froid aux yeux »,
définition reprise en 1915 dans la Revue politique et littéraire : « Un poilu,
pour nos soldats, c’est quelqu’un qui n’a pas froid aux yeux. »

32. Les frères trois-points


En 1886, Marie Joseph Gabriel Antoine Jogand-Pagès, plus connu sous
le pseudonyme de Léo Taxil (1854-1907), est exclu de la franc-maçonnerie.
Il faut dire que le personnage est peu recommandable : escroc financier,
opportuniste, condamné pour ses publications anticléricales dont À bas la
calotte ! (1879), Jogand-Pagès, alias Taxil, ne peut dissimuler bien
longtemps un passé aussi sulfureux. Dès son exclusion, et pour assouvir sa
soif de vengeance, il se met à écrire des pamphlets antimaçonniques,
n’hésitant pas à inventer d’énormes canulars, dont l’un, par exemple,
prétend que les francs-maçons vouent un culte au démon Baphomet. Taxil
finira par avouer sa mystification en avril 1897. Parmi ses ouvrages
antimaçonniques, l’un est intitulé Les Frères trois-points (1886). Ce
sobriquet restera pour désigner ironiquement les francs-maçons. Pourquoi
trois points ? Parce qu’il s’agit d’une caractéristique (mineure) de la franc-
maçonnerie, les « frères » ayant pris l’habitude, à partir des années 1770, de
réduire leur signature, ou les mots du lexique maçonnique devant rester
secrets, à leur initiale, écrite en majuscule et suivie de trois points, souvent
disposés suivant les sommets d’un triangle. Ces trois points, moins
spécifiques que l’alphabet maçonnique codé, ont été par la suite investis de
diverses significations symboliques.

33. Marcher sur trois pattes


Ce ne sont évidemment pas celles que l’on ne casse pas à un canard ni
celles d’une licorne, d’un griffon ou du lièvre dont Alexandre Dumas nous
parle au chapitre 64 de ses Mémoires (vol. III). Ces trois pattes ne
concernent, d’ailleurs, aucun animal, pas même l’homme âgé qui doit
parfois marcher avec une canne !
Selon Gaston Esnault (1965), l’expression apparaît en 1914 et
s’applique à un moteur d’avion dont seulement trois cylindres sur quatre
fonctionnent. Des avions, l’expression est passée aux automobiles dont le
moteur, pour une raison ou pour une autre, ne tourne pas rond,
dysfonctionnement que l’Européen, selon Roland Louvel, ne peut supporter
: « Maniaque du réglage au quart de poil, il [l’Européen] est indisposé par
tout ce qui marche sur trois pattes et ressent intérieurement le craquement
d’une boîte de vitesses comme s’il était lui-même à la place du pignon
qu’on martyrise. » (Roland Louvel, Une Afrique sans objets, L’Harmattan,
1999.)

34. Trois pelés et un tondu


Il faut parfois compter un pelé de plus, comme chez Anatole France : «
Les socialistes ne sont pas bien nombreux par ici, et ils ne sont pas
d’accord. Samedi dernier, à la Fraternelle, nous étions quatre pelés et un
tondu et nous nous sommes pris aux cheveux. » (Monsieur Bergeret à
Paris, ch. VII, 1901.) Quatre pelés et un tondu semble employé pour la
première fois en 1790 dans Je m’en fouts ou Pensées de Jean Bart sur les
affaires d’État, de Louis-Marin Henriquez. En 1847, le complément du
Dictionnaire de l’Académie française proposait une expression équivalente,
plus ancienne, trois teigneux et un pelé, déjà mentionnée par Furetière en
1690 : « On dit aussi, il n’y avoit que trois teigneux & un pelé, pour se
mocquer d’une assemblée qui n’étoit pas bien fournie de beau monde. » Le
succès de cette locution remonte toutefois bien au-delà, puisqu’on la trouve
en 1593 dans la Satyre Ménippée (« auxdits Estatz n’y avoit que trois
teigneux et un pelé ») et en 1532 chez Rabelais, qui, dans son Pantagruel,
nous parle de « troys teigneux et un pelé de légistes » (livre II, ch. V).
Qu’ils soient trois ou quatre (ou plutôt quatre ou cinq), atteints de teigne ou
de pelade, l’un d’eux tondu pour cette raison ou parce que pouilleux ou
galeux, ces individus sont, sinon infréquentables, du moins sans grand
intérêt. Leur si petit nombre nous dit combien manque de succès la réunion
où ils se retrouvent. Remarquons que teigneux, pelés, galeux, pouilleux sont
autant de qualificatifs insultants dont le sens figuré exprime la saleté, la
pauvreté, la méchanceté, la malhonnêteté ou la culpabilité comme chez La
Fontaine : « Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal » (livre VII, fable
1, Les Animaux malades de la peste).

35. Trois francs six sous


Dans un célèbre sketch*, le regretté Raymond Devos (1922-2006) nous
explique qu’en le multipliant on peut acheter quelque chose avec rien : «
Une fois rien… c’est rien ! Deux fois rien… ce n’est pas beaucoup ! Mais
trois fois rien !... Pour trois fois rien, on peut déjà acheter quelque chose…
et pour pas cher ! » Il aurait pu ajouter que trois fois rien ne vaut que trois
francs six sous, c’est-à-dire « très peu d’argent ». Trois fois rien, trois
francs six sous ? Voire ! À l’époque où le sou valait un vingtième de franc,
trois francs six sous représentaient, pour un ouvrier, le salaire d’une journée
ou, si l’on en croit Balzac, ce qu’il fallait environ, par jour, pour vivre : «
Après, que vous faut-il pour vivre ?... trois francs par jour ? » (Le Cousin
Pons, 1847.) À titre de comparaison, une loi du 23 floréal an V (12 mai
1797) prévoyait une indemnité journalière de cinq francs pour les chefs de
brigade, quatre francs pour les chefs de bataillon et d’escadron, trois francs
pour les capitaines, deux francs cinquante pour les lieutenants et sous-
lieutenants. Autre élément de référence, la fameuse pièce de cent sous de
nos grands-mères, soit cinq francs, donnée comme une somme non
négligeable dans le proverbe : Faire de cent sous quatre sous et de quatre
sous rien, c’est-à-dire « dilapider son argent en faisant de mauvaises
affaires ».
Trois francs six sous, ce n’était donc pas rien ! Et que dire de quatre
sous, locution voisine qualifiant aujourd’hui un objet sans valeur, tel un
bijou en toc ? Par quel mystère ces expressions se sont-elles à ce point
dévaluées pour ne plus signifier que des clopinettes ? L’usage de l’euro ne
risque-t-il pas de les faire tomber, avec beaucoup d’autres (voir Il lui
manque toujours dix-neuf sous pour faire un franc), dans les oubliettes du
lexique ?

*Parler pour ne rien dire.


QUATRE
36. Couper les cheveux en quatre
Cette opération est le propre de ceux qui cherchent midi à quatorze
heures (voir infra), qui ergotent, qui pinaillent, qui chipotent, bref, elle
caractérise les pointilleux… de tout poil.
Elle est d’une monstrueuse perversité si on l’applique à celui que l’on
trouve, selon une certaine comptine, « sur la tête à Matthieu » ! Furetière
(1690) se contente de fendre un cheveu en deux et le Dictionnaire de
l’Académie française, dans son édition de 1835, double la division avec
fendre un cheveu en quatre. En évoluant de « fendre » à « couper », la
locution a perdu de sa cohérence, car s’il suffit de trois coups de ciseaux
pour couper un cheveu en quatre dans le sens de la longueur, fendre en
quatre le diamètre du même cheveu est une opération infiniment plus
délicate, voire irréalisable. À moins d’être d’une minutie et d’une patience
inhumaines, ce qui en dit long sur le « pinaillage » de celui que l’on blâme
de vouloir, au figuré, réussir un tel exploit. L’expression couper les cheveux
en quatre avec le sens de « subtiliser à l’excès » est aujourd’hui
vulgairement remplacée par une locution beaucoup moins raffinée où il est
question de faire subir à certains diptères des atrocités que la morale
réprouve.

37. Être tiré à quatre épingles


Pour qu’un carré de tissu soit présenté sans faux pli, il doit être tendu,
chacun de ses coins étant maintenu par une épingle. Cette absence de pli
évoque naturellement un vêtement bien ajusté, condition autrefois sine qua
non pour prétendre au chic et à l’élégance. Telle est l’idée qu’exprime la
locution dont Furetière (1690) donne cette définition : « habillé avec un
soin méticuleux » ; définition ainsi développée dans l’édition de 1727 : «
On dit aussi d’une femme qui est fort ajustée, & avec une affectation
contrainte, & d’un homme qui affecte trop de propreté, qu’elle est tirée à
quatre épingles, qu’il est tiré à quatre épingles. » L’Abrégé du Dictionnaire
de l’Académie française de 1862 apporte cette précision : « être ajusté avec
un extrême soin, et de manière à paraître craindre de déranger sa parure ».
Cette nuance quelque peu moqueuse a progressivement disparu. Dans Le
Curé de village (1841), Balzac nous présente ainsi l’abbé Gabriel : « La
petite n’avait jamais cru qu’il pût exister un abbé semblable, éclatant de
linge en batiste, tiré à quatre épingles, vêtu de beau drap noir, sans une
tache ni un pli. » Aujourd’hui, affirmer de quelqu’un qu’il s’est mis sur son
trente et un (voir cette expression) est une autre façon de dire qu’il est tiré à
quatre épingles. Ajoutons qu’être tiré à quatre épingles s’est aussi dit d’un
discours affecté.

38. Tomber les quatre fers en l’air


On a d’abord dit cela d’un cheval (ou d’un mulet) qui tombe sur le dos,
projetant en l’air quatre fers normalement destinés à ne pas quitter le sol.
Ces fers-là, fixés sous les sabots de l’animal par le maréchal-ferrant, se
retrouvent aussi dans freiner des quatre fers, signifiant « s’opposer
fermement et par tous les moyens à une idée, une proposition ou un projet
». Dans faire feu des quatre fers, même allusion à ces pièces de
maréchalerie et, précisément, aux étincelles qu’elles produisent sur les
pavés lorsqu’un cheval, lancé au galop, s’arrête brusquement. « Faire tout
son possible pour réussir » en est le sens figuré. Revenons à tomber les
quatre fers en l’air : la locution s’applique, par comparaison, à une
personne qui tombe à la renverse.
Littré (1872-1877) mentionne aussi : Cela ne vaut pas les quatre fers
d’un chien, tournure apparue au XVIIIe siècle, désormais obsolète, signifiant
« cela ne vaut rien du tout », puisqu’un chien, nous précise pertinemment
Littré, n’est pas ferré.

39. Se saigner aux quatre veines


« Toute mère du peuple veut donner, & à force de se saigner aux quatre
veines, donne à ses enfants l’éducation qu’elle n’a pas eue, l’orthographe
qu’elle ne sait pas » (Edmond et Jules de Goncourt, Idées et Sensations,
1866). Tel est bien le contexte courant où se saigner aux quatre veines
prend son habituel sens figuré : celui des parents qui se privent même de
l’essentiel pour que leurs enfants suivent des études, quelque coûteuses
qu’elles soient, et puissent ainsi accéder à une situation enviable qu’eux-
mêmes n’ont jamais connue. La locution trouve sa force dans la sacro-
sainte abnégation, dans l’extrême privation qu’elle exprime : celle de son
propre sang indispensable à la vie comme l’argent l’est à la subsistance, a
fortiori quand on en a peu. Absente du Dictionnaire de la langue française
de Littré comme des sept premières éditions du Dictionnaire de l’Académie
française, l’expression ne peut qu’être récente. Elle semble cependant
dérivée d’une plus ancienne, se faire saigner aux quatre membres, signifiant
« se faire déposséder de ses biens, se faire plumer », comme dans L’Histoire
d’un conscrit de 1813, d’Erckmann-Chatrian (1867) : « […] après nous être
fait saigner aux quatre membres par les frères de l’Empereur, nous allons
perdre tout ce que nous avions gagné par la Révolution ». Au sens propre,
(se) saigner aux quatre membres fait d’abord référence au supplice mortel
que devaient subir les coupables d’imposture, de félonie ou de trahison,
comme en atteste la marquise de Créquy, à propos de Charles de Bourbon-
Montmorency-Créquy, dans une page où les deux expressions se trouvent
rapprochées : « Il m’accusait […] d’avoir sollicité et obtenu un ordre du roi
Louis XVI pour le faire saigner aux quatre membres, et voici le texte de sa
narration : “[…] on me mit absolument nu ; on me lia sur une chaise de
bois, après quoi Mme et M. de Créquy montrèrent l’ordre qu’ils avaient
apporté, en commandant à leur chirurgien de m’ouvrir les quatre veines.” »
(Souvenirs de la marquise de Créquy, 1710 à 1802.) La mort de Sénèque
demeure sans doute l’exemple le plus célèbre de cette horrible sentence : le
philosophe, impliqué dans la conjuration de Pison, fut en effet condamné
par Néron à se faire ouvrir les veines. La scène a été immortalisée dans un
tableau monumental peint en 1615 par Rubens. Ajoutons que l’expression
se saigner aux quatre veines est probablement renforcée par la symbolique
du chiffre quatre représentant souvent la plénitude, la totalité.

40. La semaine des quatre jeudis


La locution est directement compréhensible par tous ceux qui, scolarisés
entre 1945 et 1972, ont connu le jeudi comme jour hebdomadaire de repos
ou de catéchisme (par la suite, l’arrêté du 12 mai 1972 avança cette journée
au mercredi). Une semaine comportant quatre jeudis (et un dimanche) avait
alors de quoi faire rêver tous les petits écoliers de France. Pourtant, il n’est
pas certain que la vie scolaire soit à l’origine de l’expression, dont on
trouve très tôt des variantes, comme, par exemple, dans l’œuvre du poète
Guillaume Coquillart (1452-1510) :

« Et tout premièrement, que l’an


Mil CCCCLXX
La propre veille de saint Jehan,
En la sepmaine à deux jeudis […] »
(L’Enqueste d’entre la simple et la rusée, 1491.)

Comment doit-on comprendre cette sepmaine à deux jeudis ? Une piste


nous est fournie en 1869 dans L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, où
l’on nous révèle l’existence à Paris, à la fin du XVIIe siècle, dans le couvent
des cordeliers, d’une épitaphe latine pouvant être ainsi traduite : « Ci-gît
Nicolas, fils cadet de Jean de Saint Quirico [saint Cyr], citoyen de la cité de
Sienne, qui trépassa en l’année de Notre Seigneur 1338, un dimanche du
mois d’août aux deux jeudis. » Une anecdote nous éclaire sur ce « mois
d’août aux deux jeudis » : le pape Benoît XII devait faire son entrée
officielle dans Paris lors d’un jeudi de la semaine du 29 août (fête de saint
Jean-Baptiste). Ce jeudi s’avéra malheureusement si pluvieux que la
cérémonie dut être remise au lendemain. Le vendredi étant un jour
religieusement maigre, Benoît XII donna l’autorisation exceptionnelle de
manger de la viande afin que la liesse fût totale, et l’on baptisa ce jour «
deuxième jeudi ». Si l’on en croit L’Enqueste de Guillaume Coquillart, cette
semaine était encore connue en 1470 comme la semaine des deux jeudis.
En 1532, Rabelais nous parle, lui, d’une sepmaine des troys jeudis. Il la
donne comme célèbre et prétend, de manière aussi comique que fumeuse,
qu’elle s’explique par des irrégularités bissextiles :
« En ycelle les Kalendes feurent trouvées par les breviaires des Grecz.
Le moys de mars faillit en Karesme, et fut la my oust en may. On moys de
octobre, ce me semble, ou bien de septembre (affin que je ne erre, car de
cela me veulx je curieusement guarder) fut la sepmaine, tant renommée par
les annales, qu’on nomme la sepmaine des troys jeudis : car il y en eut
troys, à cause des irréguliers bissextes, que le soleil bruncha quelque peu
[…]. » (Pantagruel, ch. I, De l’origine et antiquité du grand Pantagruel.)
Ces jeudis deviennent quatre au XIXe siècle, l’expression étant attestée
en 1866 dans le Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau avec cette
plaisante définition : « Semaine des quatre jeudis : semaine fantastique,
dans laquelle les mauvais débiteurs promettent de payer leurs dettes, les
femmes coquettes d’être fidèles, les gens avares d’être généreux, etc. […].
On a dit aussi, au XVIIe siècle : La semaine des quatre jeudis, trois jours
après jamais. »
L’affaire est entendue : la semaine des quatre jeudis se situe soit à la
Saint-Glinglin, soit aux calendes grecques !

41. Ne pas y aller par quatre chemins

« Ma foi, monsieur le comte, je n’irai point par quatre chemins avec


Votre Excellence : que me donnerez-vous pour répondre à toutes vos
questions comme je ferais à celles de mon confesseur ? » (Stendhal,
La Chartreuse de Parme, ch. XVII.)

Ne pas y aller par quatre chemins, c’est ne pas tergiverser, ne pas


tourner autour du pot, ne pas chercher midi à quatorze heures (voir infra),
agir sans détour, aller droit au but, ou encore appeler un chat un chat, parler
franchement sans prendre de précautions oratoires, comme dans notre
citation.
L’expression apparaît en 1656 dans les Curiosités françaises d’Antoine
Oudin sous la forme : Il n’en faut point aller par quatre chemins. Elle
évoque les quatre points cardinaux, le carrefour (du bas latin quadrifurcum,
« à quatre fourches »), la croisée des chemins, ce lieu de convergence où le
promeneur, confronté à la solitude, indécis, égaré, doit, après une réflexion
quasi métaphysique, choisir l’un des quatre chemins qui s’offrent à lui et ne
plus déroger à ce choix. De nombreuses légendes et traditions utilisent cette
symbolique universelle des quatre chemins, le carrefour étant souvent
considéré comme la position devant l’inconnu, le lieu de rencontre avec le
destin ou avec autrui, le centre ésotérique que hantent esprits et génies, où
la peur de nos ancêtres avait fait édifier des cairns, des autels, des calvaires,
des oratoires ou des chapelles.

42. Les frères quatre bras


En 1684, le chanoine rémois Jean-Baptiste de La Salle, féru de
pédagogie, fonde l’Institut des frères des écoles chrétiennes, dont la mission
est de combattre l’illettrisme en instruisant gratuitement les enfants issus de
milieux populaires. Il engage des enseignants compétents, formés à partir
de 1685 dans les « séminaires pour les maîtres d’école de campagne »
comparables aux futures écoles normales d’instituteurs. Les frères doivent
suivre une règle de vie austère par laquelle ils se consacrent à Dieu tout en
conservant leur caractère laïque. Jusqu’à ce que le concile Vatican II les en
dispense, ils portaient une tenue caractéristique : un grand tricorne, une
soutane noire munie d’un rabat blanc et un manteau à manches flottantes
sans ouvertures. De cet habit leur vient le surnom familier de frères à quatre
bras ou simplement frères quatre bras. Jean-Baptiste de La Salle a été
canonisé en 1900. Dans son roman La Billebaude (Denoël, 1978), Henri
Vincenot fait référence à ces frères quatre bras, le narrateur étant scolarisé
dans un établissement lasallien, le collège Saint-Joseph de Dijon.

43. Dire à quelqu’un ses quatre vérités


e
L’expression a d’abord existé, depuis le XVI siècle, sans le chiffre «
quatre ». Furetière (1690) la mentionne avec l’exemple suivant : « On a dit
à cet homme ses vérités, c’est-à-dire, on lui a reproché ses défauts, ses vices
secrets. » Dans sa lettre à Mme de Grignan du 16 septembre 1670, Mme de
Sévigné l’utilise malicieusement à propos de la querelle entre les
grammairiens Bouhours et Ménage : « […] et par-dessus tout cela, des
livres de furie du père Bouhours et de Ménage, qui s’arrachent les yeux, et
qui nous divertissent. Ils se disent leurs vérités et souvent ce sont des
injures : il y a aussi des remarques sur la langue françoise, qui sont fort
bonnes ; vous ne sauriez croire comme cette guerre est plaisante. » Ces
vérités que l’on dit à quelqu’un en s’abritant souvent derrière le prétexte de
lui ouvrir les yeux sont donc toujours désagréables et assenées sans grand
ménagement. Au moins la victime ainsi vilipendée peut-elle se réconforter
en pensant comme Figaro que, si « toute vérité n’est pas bonne à dire […]
toute vérité n’est pas [non plus] bonne à croire » (Le Mariage de Figaro,
acte IV, scène I).
On a tenté de justifier le recours au chiffre « quatre », ajouté semble-t-il
dans la seconde moitié du XIXe siècle, en faisant référence à des principes
philosophiques ou religieux. Il faut sans doute n’y voir qu’un renforcement
de l’expression, « quatre » symbolisant l’intégralité, la totalité, la plénitude.
Dire ses quatre vérités à quelqu’un, c’est donc lui dire tout son fait, tout ce
qu’on lui reproche, sans oublier le moindre grief.

44. Mettre les quatre doigts et le pouce


Jolie périphrase à valeur intensive pour dire « mettre toute la main » en
parlant d’un gourmand qui mange goulûment et dont les bonnes manières
laissent à désirer. La locution est mentionnée par l’Académie française dès
la quatrième édition de son dictionnaire (1762) : « On dit familièrement en
parlant d’un homme qui prend avidement et malproprement ce qui est à sa
portée sur une table, qu’il y met les quatre doigts & le pouce. » L’édition de
1798, cependant, nous propose une tout autre explication : « On dit
figurément et populairement en parlant d’une affaire qu’on y a mis les
quatre doigts et le pouce pour dire qu’on y a employé tous les moyens
qu’on pouvait avoir pour la faire réussir. »
La variante moderne se lécher les quatre doigts et le pouce ne laisse pas
de doute sur la signification définitive de l’expression, à rapprocher de à
s’en (se) lécher les doigts, signifiant « si savoureux qu’on ne veut pas en
laisser perdre », mais à ne pas confondre avec la locution à lèche-doigt(s),
désormais archaïque : elle s’appliquait à un mets servi en trop petite
quantité ou, de façon plus générale, à tout ce qui était donné avec
parcimonie, comme dans ce jugement du poète licencieux Alexis Piron
(1689-1773) à propos des critiques de théâtre : « Mais quoi qu’ils disent, ils
vous servent la coloquinte à pleines corbeilles, & sans mélange ; pour le
miel, vous ne l’aurez qu’à lèche-doigt ; ils vous le distillent goutte à goutte,
& toujours frelatté. »
Citons aussi mettre cinq et retirer six, visant également la gloutonnerie
puisque signifiant « prendre quelque chose dans un plat » (mentionné en
1640 par Oudin dans ses Curiosités françaises).

45. Entre quatre murs


« Ces jeunes filles, élevées par ces religieuses entre quatre murs,
grandissaient dans l’horreur du monde et du siècle. »
Ces quatre murs dont nous parle Victor Hugo au sixième livre des
Misérables (1862) sont les « quatre murs lugubres » du Petit-Picpus, le
couvent dont Cosette devient pensionnaire. L’exemple illustre bien l’idée
d’enfermement, de retrait du monde, de solitude, de claustration, contenue
dans la locution dont le premier sens fut « dans un logement vide ou
chichement meublé », d’abord en 1758 chez Diderot : « Elle vit sous un
toit, entre quatre murs tout dépouillés : une table de bois, deux chaises de
paille, un grabat, voilà ses meubles… » (Le Père de famille, acte I, scène
VII). Très vite, entre quatre murs a signifié « en prison », avant de revêtir
l’idée plus générale de réclusion, volontaire ou subie, dans une geôle, un
couvent, un monastère, ou simplement chez soi.
De ces quatre murs où l’on languit et s’étiole, où l’on perd le goût de
vivre, il arrive bien souvent qu’on ne sorte qu’entre quatre planches, c’est-
à-dire, et bien qu’il en faille au minimum six pour le construire, dans un
cercueil. Notons, pour boucler la boucle, que l’expression sert justement de
titre au chapitre VI du huitième livre des Misérables, Jean Valjean
échappant à Javert par le subterfuge d’une fausse inhumation, et Hugo de
faire ce commentaire : « Les quatre planches du cercueil dégagent une sorte
de paix terrible. Il semblait que quelque chose du repos des morts entrât
dans la tranquillité de Jean Valjean. »
46. Un de ces quatre
La langue orale, qui semble bien régie par la loi du moindre effort,
raffole des aphérèses, apocopes, élisions, syncopes et autres ellipses, bref,
de tout procédé visant à raccourcir un mot ou une expression. Si la paresse
articulatoire entraîne, pour un mot, la suppression d’une ou plusieurs
syllabe(s), elle peut aller, dans le cas d’expressions, jusqu’à retrancher le
substantif final, au risque de rendre lesdites expressions inintelligibles. Un
de ces quatre est à ranger dans cette catégorie avec pas la queue d’une ou
ne pas en rater une (voir supra). Par un de ces quatre, il faut, bien sûr,
comprendre un de ces quatre matins, c’est-à-dire « un jour prochain », en
tout cas, « bientôt ». Paradoxe : quatre, qui symbolise la totalité dans bien
des locutions (voir supra, Se saigner aux quatre veines, Dire ses quatre
vérités à quelqu’un et, infra, Faire les quatre volontés de quelqu’un),
représente en l’occurrence une petite quantité (de jours). Dans d’autres cas,
un de ces quatre (matins) est à prendre au sens de « un de ces jours », « un
jour ou l’autre », « un jour quelconque », « quatre » signifiant alors
l’indétermination, la plus ou moins grande probabilité, un futur plus ou
moins proche. Quand, dans Le Rouge et le Noir, Stendhal fait dire à Falcoz :
« Que dira votre M. de Rênal lorsqu’il se verra destitué un de ces quatre
matins », faut-il comprendre « bientôt » ou « un jour ou l’autre » ?
Notons que quatre matins se retrouve dans tous les quatre matins, au
sens de « souvent ».

47. Faire les quatre volontés de quelqu’un


Comme dans d’autres expressions, le chiffre quatre représente ici la
totalité. Faire les quatre volontés de quelqu’un, c’est en effet satisfaire
toutes ses volontés, même celles qui relèvent plutôt de lubies. « Quatre » est
d’utilisation récente, l’expression étant d’abord attestée au singulier dès le
e
XII siècle dans faire la volonté de quelqu’un, probablement calquée sur
faire la volonté de Dieu, précepte évangélique issu du « Notre Père » tel que
Jésus-Christ l’enseigne aux foules dans son Sermon sur la montagne : «
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » (Matthieu, VI, 10),
précepte repris et commenté abondamment par des exégètes comme saint
Augustin. Au XIVe siècle, l’expression se met au pluriel, « volontés »
prenant alors progressivement le sens de « fantaisies, caprices, foucades »,
signification que l’on retrouve dans un sermon de Bossuet : « Telle est la
liberté de l’homme pécheur : malheureux, qui, croyant faire ce qu’il veut,
attire sur lui nécessairement ce qu’il veut le moins ; qui, pour trop faire ses
volontés, par une étrange contradiction de désirs s’empêche lui-même
d’être ce qu’il veut, c’est-à-dire, heureux […] » (Sermon pour la vêture
d’une postulante bernardine, 1655-1662). L’ajout du « quatre » n’a fait que
renforcer l’équation « volontés = caprices », ces messieurs se plaignant par
exemple de devoir faire les quatre volontés de ces dames (et vice versa) ou
les parents d’être acculés à faire celles de leurs enfants. La tournure suggère
aussi quelque chose de despotique, l’être dont il faut faire les quatre
volontés étant par nature capricieux, égoïste, intransigeant, bref,
infréquentable. Au moins peut-on toujours espérer que ses quatre volontés
se confondent avec ses dernières, donc seulement exécutables, ou non
(vengeance !), après sa mort.

48. Les [aux] quatre coins de…


Par collision entre la formule, dont le sens initial n’est plus perçu, et une
réalité qui rend son emploi ridicule parce que incohérent, aux quatre coins
de… prête souvent à rire : « aux quatre coins de l’Hexagone », alors qu’un
hexagone a forcément six angles, « aux quatre coins du globe », « de la
planète » ou « du monde », alors qu’une sphère digne de ce nom n’a pas de
coins, et autres phrases du même acabit qui ne semblent vraiment pas
marquées… au coin du bon sens. Certaines de ces perles lexicales sont dues
à de célèbres auteurs, comme les « quatre coins du livide horizon » (Victor
Hugo, Écrit en 1846 in Les Contemplations), les « quatre coins de la tour »
(Flaubert, Salammbô, ch. V, 1862), les « quatre coins du ciel » (Émile Zola,
La Joie de vivre, ch. III, 1884), encore les « quatre coins de l’horizon »
(Jules Romains, Éros de Paris in Les Hommes de bonne volonté, 1932), ou,
plus près de nous, ces jolis « quatre coins du chemin de ronde » (Henri
Charrière, Papillon, Robert Laffont, 1969).
Trêve de mauvais esprit, il faut évidemment comprendre « dans tous les
lieux de », par possible référence aux quatre points cardinaux représentant
l’ensemble des directions possibles et justifiant les « quatre coins de
l’horizon » de Victor Hugo, Jules Romains (et bien d’autres). Littré (1872-
1877) leur sauve aussi la mise en expliquant les quatre coins du monde par
« l’espace entier du monde ». On relève également chez Furetière (1690) et
dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française « les
quatre coins & le milieu d’un bois, d’un pays, etc. »
Rappelons aussi le jeu des quatre coins, qui fit, dans les cours de
récréation, tant de moments heureux.
Précisons enfin que, dans l’argot des voleurs d’autrefois, un quatre-
coins était un mouchoir (Delvau, 1866), mais, avec le même sens, le peu
ragoûtant tire-jus est attesté dès le début du XIXe siècle (d’Hautel, 1808 ;
Virmaître, 1835).

49. Une malle à quatre nœuds


Gaston Esnault (1965) nous apprend qu’il s’agissait du balluchon des
chemineaux comme la malle à quatre roues désignait le fourgon militaire.
L’expression est aussi utilisée par les Compagnons du tour de France. Leur
glossaire nous en donne la définition suivante : « Tissu ou grand mouchoir
noué par quatre nœuds et passé dans un bâton : la valise du Compagnon. »
Cette malle était évidemment portée sur le dos, mais ne doit pas pour autant
être confondue avec celle que l’on trouve dans Il porte toujours sa malle
sur son dos, qui, selon d’Hautel (1808), « se dit par raillerie d’un bossu ».
CINQ
50. En cinq sec
Il ne s’agit ni d’une déformation de « cinq sets » ou « cinq sept », ni
d’une abréviation de « cinq secondes ». Dans le vocabulaire des jeux de
cartes, « sec » ou « sèche » se dit d’une carte qui, dans la main d’un joueur,
est seule de sa couleur. Au tarot, il est ainsi difficile de sauver une dame si
celle-ci est « sèche ». On dit aussi d’une partie qu’elle est « sèche »
lorsqu’elle n’est pas suivie d’une revanche. À l’écarté, jeu fort en vogue au
début du XVIIIe siècle, la manche se jouait en cinq points et l’on disait jouer
en cinq sec(s) (Littré admet le pluriel) lorsque la partie était unique et sans
revanche. Il pouvait en aller de même au billard lorsque la manche se jouait
en cinq coups gagnants. De telles parties, rondement menées, est issue la
locution en cinq sec, voulant dire « avec rapidité et efficacité », comme
dans Les Grands Chemins, de Jean Giono (Gallimard, 1951) : « Arrive le
type maigre. Nous réglons l’affaire en cinq sec. Ça n’accroche qu’au
moment où il veut à toute force me faire boire un coup » ou, comme dans
La Maison de Claudine, de Colette : « Comment, ce qu’ils vont faire ? Les
marier en cinq secs, naturellement ! » Même idée de rapidité dans aussi sec,
que les soldats et les marins employaient pour dire « tout de suite, illico »,
et dont Robert Merle fait un tic de langage chez le soldat Pinot, personnage
truculent de Week-end à Zuydcoote (Gallimard, 1949).

51. Cinq à sept


Comprenons, de cinq heures à sept heures de l’après-midi. Ce sont, pour
quelques professions, deux heures de détente quotidienne entre la fin du
travail et le retour au domicile conjugal. C’est alors l’occasion de se
retrouver entre amis (la locution signifie cela notamment au Québec) ou
d’aller, incognito, faire certaines galipettes que réprouve la morale
chrétienne (acception française). Un cinq à sept est donc devenu, en France,
ce que la société bourgeoise d’autrefois appelait un rendez-vous galant, plus
particulièrement, extraconjugal. L’expression est peut-être issue d’une
comédie éponyme d’Andrée Méry qui connut un grand succès populaire au
théâtre de la Potinière en 1933. Elle a pu être remise à la mode en 1962
grâce au film d’Agnès Varda Cléo de cinq à sept, avec Corinne Marchand
dans le rôle-titre, bien que l’intrigue n’ait aucun rapport avec le sens libertin
de cinq à sept. L’expression se retrouve aussi dans le titre de chansons
populaires, de Marcel Amont et Diane Dufresne notamment.

52. Cinq [six] colonnes à la une


Ce fut le titre de l’excellent magazine télévisé des trois Pierre (Lazareff,
Desgraupes, Dumayet) et d’Igor Barrère, qui, de 1959 à 1968 (soit 103
numéros), proposait, le premier vendredi de chaque mois, avec un succès
considérable, de formidables reportages. Désormais, au-delà des mythiques
programmes télévisuels qu’ils ont composés, ces reportages constituent des
documents de tout premier plan pour l’histoire du XXe siècle, sur la guerre
d’Algérie, l’Amérique de Kennedy, la guerre du Vietnam, ainsi que des
témoignages précieux sur la France du temps du président de Gaulle.
Toujours considérée comme un modèle du genre par les journalistes
d’aujourd’hui, Cinq colonnes à la une fut l’émission la plus regardée du
petit écran. Sa célébrité a quelque peu estompé l’origine de l’expression
éponyme, caractéristique de la presse écrite, où, lorsqu’un événement était
considéré comme d’une importance majeure, cinq colonnes (ou, très
exceptionnellement, six) lui étaient consacrées en première page (la une)
des journaux.
De ces cinq ou six colonnes, la cinquième n’a évidemment rien à voir
avec le surnom que l’on donne aux services secrets d’espionnage ennemi et
qui nous vient de la guerre d’Espagne :
Novembre 1936. Les nationalistes de Franco décident d’attaquer la
capitale espagnole ; quatre colonnes militaires sous le commandement du
général Mola doivent converger sur Madrid, tandis que les civils madrilènes
favorables à Franco et déjà sur place sont censés se soulever et leur prêter
main forte : ils constituent la cinquième colonne. L’expédition échoue, mais
l’expression demeure : désormais, la cinquième colonne désignera l’ennemi
intérieur, expression popularisée en 1942 par le film Cinquième colonne
d’Alfred Hitchcock.

53. La cinquième roue du carrosse

« Le rédacteur : Et le sous-chef ?
Le vérificateur : Pour celui-là, c’est la cinquième roue du carosse
(sic).
Le commis d’ordre : Il ne fait rien, et s’imagine tout faire.
Le rédacteur : C’est presqu’un (sic)chef de bureau. »

La Cinquième Roue au carrosse, trente et unième petite fable de Pierre


Bergeron, se termine par cette moralité :

« Pour qu’une affaire arrive à sa conclusion,


Ministres, vous nommez une commission ;
Je trouve ce moyen bien lent, je vous l’avoue ;
L’affaire, croyez-moi, n’avancera pas plus,
Et vous prenez des soins tout aussi superflus
Que de mettre au carrosse une cinquième roue. »
(Fables et autres poésies, 1843.)
La locution est, de nos jours, souvent employée dans un contexte
revendicatif, le locuteur se plaignant d’être, injustement, donc à tort, ainsi
considéré. En ce sens, Françoise Xenakis a publié en 1975 un essai intitulé
L’Écrivain ou la Sixième Roue du carrosse (Julliard) où, avec une valeur
intensive, « sixième » en dit long sur la place que l’on réserve à l’écrivain
dans la société moderne.
On dit aussi : la dernière roue de la charrette.
Pour terminer sur une note d’humour, citons ce bon mot de Marcel
Pagnol : « La roue de secours est la réhabilitation de la cinquième roue du
carrosse. » (Rapporté par Raymond Castans in Marcel Pagnol m’a raconté,
Éditions de Provence, 1975.)

54. Donner une rafle de cinq


On en met un dans l’engrenage, on s’en fourre un dans l’œil, on se les
croise, on les a verts, on se fait taper dessus, on se les mord, on se cache
derrière le petit, etc., les formules idiomatiques utilisant « doigt » sont
nombreuses ; il en est même où le mot est sous-entendu.
Dans ses Curiosités françaises (1640), Antoine Oudin en cite plusieurs,
n’ayant plus cours aujourd’hui : faire une raffle de cinq pour « prendre avec
les cinq doigts », donner une raffle de cinq pour « donner un soufflet »,
toutes deux déclinant faire raffle, « prendre tout ». Le mot raffle,
originellement lié à un seul coup de dés qui permet de gagner toutes les
mises (on dit toujours rafler la mise), a, depuis, perdu un f et son acception
d’autrefois, pour ne plus s’appliquer qu’à une arrestation de la police,
massive et soudaine, comme celle du Vel’d’Hiv, de sinistre mémoire.
Autre expression apparentée, également citée par Oudin : « Donner cinq
et quatre la moitié de dix-huit : donner deux soufflets, le premier d’avant
main, n’est que de quatre doigts, & au second de revers, tous les cinq
frappant à la fois. » L’explication de Fleury de Bellingen, méticuleusement
précise, semble plus logique : « Donner un soufflet du dedans, ou de la
palme de la main (car alors les cinq doits sont joints, & frappent tous
ensemble), & y adiouter un revers de la mesme main : car alors le poulce
demeurant en arrière, & éloigné des autres doits, il n’y a que quatre doits
qui touchent la jouë, & qui facent le coup. » (L’Étymologie ou Explication
des proverbes françois, 1656.)
L’argot d’aujourd’hui remplace ces cinq et quatre par le tout aussi
elliptique aller et retour ou la très directement explicite paire de baffes,
l’argotique mandale ne correspondant qu’à la moitié du geste (mandolle
chez Virmaître, 1894).

55. Jouer à cinq contre un


L’argot d’autrefois proposait bien des idiotismes avec le verbe « jouer »
: jouer à la main chaude pour « être guillotiné », par référence aux mains
du condamné liées derrière son dos, jouer du pouce pour « dépenser (ou
compter) de l’argent », jouer du violon pour « scier ses fers » en parlant des
forçats, sans oublier jouer la fille de l’air pour « s’enfuir », allusion
probable à une « féerie vaudeville » de 1836 dont le personnage principal
est une sylphide, etc. Le Dictionnaire de la langue verte, d’Alfred Delvau
(1866), et le Dictionnaire du bas-langage, de Charles-Louis d’Hautel
(1808), par exemple, nous en proposent un bon nombre. Jouer à cinq contre
un n’y figure pas, bien que datant au moins du XVIIe siècle. Paul-Alexis
Blessebois, dit Pierre Corneille de Blessebois (1646-1700), écrivain
licencieux, l’utilise en effet avec une légère variante, comme titre
subtilement évocateur d’une comédie en vers, réputée « fort rare et fort
obscène » : Fillon réduit à mettre cinq contre un, amusement pour la
jeunesse (1676).
Bien que semblant empruntée au vocabulaire des turfistes ou des jeux
de cartes, l’expression évoque un tout autre jeu « de société » où « cinq » se
rapporte au nombre de doigts et « un » au « joujou » qu’ils empoignent. On
l’aura compris, le jeu de cinq contre un est, si j’ose dire, à ne pas mettre
entre toutes les mains, puisqu’il s’agit d’épouser la veuve Poignet que,
justement, d’aucuns nomment aussi Madame Cinq.
SIX
56. À la six-quatre-deux
« Aussitôt que je serai seul avec lui, monte dans ta chambre, fais ton
paquet à la six-quatre-deux, et décampe ! » (Maurice Leblanc, Le Bouchon
de cristal, ch. VI, 1912.)
Pour Delvau (1866), à la six-quatre-deux fait partie de l’argot des
bourgeois et signifie « sans soin, sans grâce, à la hâte » ; « par-dessus la
jambe », « n’importe comment », « de manière bâclée » ont le même sens.
L’origine d’à la six-quatre-deux est énigmatique. Certains supposent un
emprunt à quelque jeu de hasard, d’autres au vocabulaire musical, une
mesure à six-quatre étant une mesure rapide à deux temps dont l’unité de
temps est la blanche pointée. Une autre explication, ingénieuse, se réfère à
une façon particulièrement expéditive de dessiner le profil d’un visage :
tracez verticalement, de haut en bas et sans lever le crayon, un six, un
quatre et un deux. Aurait-on dit de silhouettes ainsi croquées à la va-vite
qu’elles étaient faites à la six-quatre-deux ? En tout cas, synonyme de à la
six-quatre-deux, l’expression à la Silhouette qualifiant tout ce qui était
rapidement torché est dérivée, comme le mot silhouette lui-même, du
patronyme d’Étienne de Silhouette (1709-1767), ce personnage n’ayant fait
qu’un passage éclair au ministère des Finances.

57. Six pieds sous terre


C’est le titre d’une série télévisée américaine diffusée entre 2001 et
2006, traduction littérale du titre original : Six Feet Under. Elle nous conte
l’histoire d’une famille propriétaire d’une société de pompes funèbres. Six
pieds est en effet la profondeur où les cercueils sont descendus, soit environ
2 mètres. La loi sur les sépultures du 10 juillet 1894 précise dans son article
23 : « Chaque fosse doit avoir 1 m 50 à 2 mètres de profondeur sur quatre-
vingts centimètres (0,80) au moins de largeur. » Être six pieds sous terre,
c’est donc, familièrement, être mort et enterré.
L’expression est utilisée dans ce sens dès 1835 dans la traduction de
Guy Mannering, roman de Walter Scott : « Je vous dis que Brown était à six
pieds sous terre, à Derncleugh, la veille du jour de cet événement. Croyez-
vous qu’il soit ressuscité pour aller lâcher cette bordée ? » (ch. XXXIV.)
Dans l’œuvre originale, publiée en 1815, Walter Scott écrit : « He was laid
six feet deep. » L’origine anglaise de notre six pieds sous terre ne semble
donc pas contestable. En 1977, Jacques Brel en fait le refrain de sa chanson
Jojo : « Six pieds sous terre Jojo, tu chantes encore / Six pieds sous terre tu
n’es pas mort. »
Précisons qu’une locution proche, vouloir être à cent pieds sous terre, a
d’abord signifié « être d’une profonde tristesse » (Furetière, 1690), puis «
vouloir se cacher, être honteux, confus » (Dictionnaire de l’Académie
française, 1835), en d’autres termes, « vouloir disparaître dans un trou de
souris ».
SEPT
58. Être ravi [transporté] au septième ciel

« Il semble que, comme les yeux ont été conçus pour l’astronomie,
les oreilles l’ont été pour les mouvements harmoniques, et que ces
deux sciences, l’astronomie et la musique, sont sœurs, comme
disent les Pythagoriciens. » (Platon, La République, VII, 530d*.)

« Qu’est-ce donc, demandai-je, quelle est cette musique si puissante et


si douce qui remplit mes oreilles ? – C’est, répondit-il, celle que forme
l’ensemble des sons différents séparés les uns des autres par des intervalles
inégaux, mais qui, cependant, sont entre eux dans un rapport tout à fait
rationnel ; elle est produite par le mouvement qui entraîne dans son élan les
sphères elles-mêmes […] » (Cicéron, République, livre VI, 18**.)
Si, de nos jours, le ciel, singulier, ne désigne plus que l’espace visible
au-dessus de nos têtes et limité par l’horizon, pour les Anciens, l’Univers
(du latin classique universus, « qui est tourné en une seule intégralité, un
seul ensemble ») était organisé en sphères concentriques régies par des
rapports numériques parfaits et engendrant entre elles d’harmonieux
intervalles musicaux, la fameuse harmonie des sphères de Pythagore. Le
mot « cosmos » est d’ailleurs issu du grec kosmos, dont le sens premier est
« ordre », entendons, « bon ordre ». Ces sphères représentaient chacune un
ciel. Elles étaient au nombre de sept, une pour chacun des astres alors
répertoriés, chaque astre étant lui-même régi par une divinité qui lui donnait
son nom : Lune (Séléné), Mercure, Vénus, Soleil (Hélios), Mars, Jupiter et
Saturne.
L’être qu’une exaltation poétique ou mystique mettait en contact avec
l’une de ces sphères se retrouvait alors étymologiquement « enthousiaste »,
du grec entheos, « qui porte un dieu en soi ». Selon la puissance de
l’exaltation, il était littéralement emporté jusqu’à une plus ou moins haute
sphère, sans pouvoir cependant espérer dépasser la septième : il était alors
ravi au septième ciel. Remarquons qu’il suffisait d’être transporté au
troisième ciel pour connaître le ravissement de l’amour dont Vénus est la
déesse, mais la surenchère a finalement choisi le tout dernier ciel pour
exprimer l’extrême jouissance. Le judéo-christianisme a longtemps
conservé le symbolisme de cette cosmogonie en en excluant les dieux
païens et en y ajoutant ses propres symboles, le 7 correspondant, dans la
Bible, à l’achèvement du monde et à la plénitude des temps.
Pour exprimer cet accès à la suprême extase, on parle aussi parfois de
connaître le nirvana, à tort toutefois, puisque nirvana est d’abord un mot
sanskrit signifiant « extinction » et désignant, dans le bouddhisme,
l’extinction du karma, donc du désir humain.

* Trad. Victor Cousin, Patris, Rey et Gravier, 1834.


** Trad. É. Bréguet, Paris, Les Belles Lettres, 1980.

59. Prendre [chausser] ses bottes de sept lieues


Sans conteste, les bottes de sept lieues doivent leur renommée au Petit
Poucet de Charles Perrault (1628-1703), où l’ogre, impatient de capturer les
sept garçons, dit à sa femme : « Donne-moi vite mes bottes de sept lieues
[…] afin que j’aille les attraper. » Plus loin dans le conte : « Le petit Poucet,
s’étant approché de l’Ogre, lui tira doucement ses bottes, & les mit aussitôt.
Les bottes étaient fort grandes et fort larges : mais, comme elles étaient
fées, elles avaient le don de s’agrandir & de s’apetisser selon la jambe de
celui qui les chaussait […]. » Pourtant, c’est d’abord dans La Belle au bois
dormant, quatrième des Contes de ma mère l’Oye (1697, Le Petit Poucet est
le huitième), que ces bottes magiques font leur première apparition, assortie
de leur définition : « La bonne fée qui lui avait sauvé la vie en la
condamnant à dormir cent ans était dans le royaume de Mataquin, à douze
mille lieues de là, lorsque l’accident arriva à la princesse ; mais elle en fut
avertie en un instant par un petit nain qui avait des bottes de sept lieues
(c’étaient ces bottes avec lesquelles on faisait sept lieues d’une seule
enjambée). »
En un instant ? Pas si sûr, car 12 000 lieues divisées par 7 égalent tout
de même 1 714 enjambées ! Si l’on considère que la lieue faisait environ 4
kilomètres, dans les contes de fées comme dans le monde réel, les fameuses
bottes permettaient, d’une seule enjambée, de couvrir quelque 28
kilomètres.
D’aucuns prétendent que le nom fut d’abord donné aux lourdes bottes
des postillons, qui, sous l’Ancien Régime, ne mettaient pied à terre qu’aux
relais de poste, justement espacés d’environ 7 lieues (on peut voir de telles
bottes au Musée international de la chaussure de Romans-sur-Isère). En tout
cas, c’est grâce à Charles Perrault qu’elles ont frappé l’imagination de bien
des écrivains, puisque reprennent l’expression Boileau, Beaumarchais,
Hector Malot, George Sand, Anatole France, Marcel Proust, Marcel Aymé,
ce dernier en faisant le titre d’une nouvelle (Les Bottes de sept lieues in
Contes et Nouvelles, Gallimard, 1943) tout comme Beaumarchais en avait
fait le titre d’une parade (1757-1763). Prendre ses bottes de sept lieues a
intégré le Dictionnaire de l’Académie française en 1835 avec cette
définition : « Se disposer à marcher, à voyager rapidement ; par allusion au
personnage de l’Ogre, dans le conte du Petit Poucet. »

60. Tourner sept fois sa langue dans sa bouche


Quelle est donc la clef des énigmes suivantes ?
Les hommes politiques l’ont souvent de bois et feraient parfois mieux
de l’avaler. Ceux qui ont un cheveu dessus zézayent ou zozotent. Ceux qui
l’ont perdue ou l’ont encombrée d’un bœuf observent un mutisme
volontaire et obstiné, évitant du même coup d’avoir à se la mordre. Les
adeptes du bavardage l’ont bien pendue tandis que les défenseurs du franc-
parler, ceux qui ne mâchent pas leurs mots, ne l’ont pas dans leur poche,
mais attention, si elle dérape vers trop de médisances, elle peut s’assimiler à
celle d’une vipère ! Allons, c’est.., c’est…, la donnerez-vous au chat ? C’est
la langue, bien sûr, et cette série de devinettes nous rappelle que la nôtre (de
langue, le français) ne manque pas de tournures idiomatiques où elle se
glisse volontiers, y symbolisant la parole, l’élocution, la prononciation. Elle
est donc mise, si l’on ose dire, à toutes les sauces.
Revenons aux hommes politiques, si souvent, de nos jours, trahis par
d’indiscrets microphones : bien des faits divers nous montrent que certains
d’entre eux auraient mieux fait de tourner sept fois leur langue dans leur
bouche avant de parler. À l’évidence, ils auraient eu ainsi le temps de
mûrement réfléchir, évitant ipso facto de dire une sottise ou de faire un
lapsus aussi lingae que révélateur. Tel est en effet le sens du précepte.
Pourquoi sept fois ? Parce que sept, dans bien des religions et mythologies,
symbolise la totalité, l’achèvement, la perfection. L’adage se trouve fort
judicieusement décliné et complété par plusieurs auteurs :
Dès 1832, par le bien nommé Camille Ladvocat, dans De
l’improvisation (Le Livre des cent et un) : « Le sage, dit-on, tourne sept fois
sa langue dans sa bouche avant de parler. Cela veut dire seulement qu’on ne
doit jamais parler avec irréflexion et sans y avoir songé. Avant donc que de
dire, apprenez à penser. »
En 1857, par Champfleury, dans Les Sensations de Josquin : « Le sage
qui recommandait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant
d’émettre son opinion n’eût pas manqué de passer sept jours et sept nuits
avant de confier sa pensée à la presse. »
En 1866, par François Odysse Barot, dans Émile de Girardin (Histoire
des idées au XIXe siècle) : « Le sage doit tourner sept fois la langue dans sa
bouche avant de parler ; l’écrivain doit tourner la plume dans sa main
septante fois sept fois avant d’écrire. »

61. Laid comme les sept péchés capitaux


Saurez-vous les nommer ? L’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, la
luxure, la gourmandise et la paresse. Bravo ! Cette liste semble mentionnée
pour la première fois en français par saint François de Sales (1567-1622)
dans Conduite pour la confession et la communion, pour les âmes
soigneuses de leur salut, la colère et l’envie y étant confondues avec le
cinquième commandement, la luxure avec le sixième et l’avarice avec le
septième. Cet inventaire est directement issu de celui du pape Grégoire Ier le
Grand (v. 540-604) : la vaine gloire (désir de considération), l’envie, la
colère, la cupidité (l’avarice), la tristesse, la gourmandise et la luxure.
Grégoire Ier s’était lui-même inspiré des huit « passions » ou « pensées
mauvaises » retenues au IVe siècle par l’ermite prédicateur Évagre le
Pontique (346-399) dans son traité de la Praktikè (Traité pratique) : la
gloutonnerie, la luxure, l’avarice, la tristesse, la colère, l’acédie (abattement
de l’âme, paresse spirituelle, mélancolie), la vaine gloire et l’orgueil.
D’autres théologiens joueront un rôle important dans l’identification
définitive des sept péchés capitaux, dont saint Thomas d’Aquin (1228-
1274), qui aborde longuement le sujet dans la question 84 de sa Somme
théologique (Summa Theologiae).
Ces péchés sont dits capitaux non parce qu’ils entraîneraient une peine
capitale (ils ne sont pas nécessairement mortels), mais parce que d’eux
découlent tous les autres. À chacun est associé un démon : Lucifer à
l’orgueil, Mammon à l’avarice, Léviathan à l’envie, Satan à la colère,
Asmodée à la luxure, Belzébuth à la gourmandise et Belphégor à la paresse.
Ils ont acquis une telle importance dans la tradition catholique que bien des
écrivains (dont Dante, Chaucer, Eugène Sue, Paul Valéry) et des artistes
(dont Jérôme Bosch, Pieter Bruegel l’Ancien, Jacques Callot ou, plus près
de nous, Paul Cadmus) les étudient, y font référence ou les représentent.
Sculptures, tableaux ou enluminures, une horrible iconographie les illustre
tout au long du Moyen Âge : il s’agissait alors d’effrayer le monde afin de
le maintenir sous l’emprise et dans le giron de l’Église. Trognes
pustuleuses, ricanements édentés, yeux injectés de sang, membres
décharnés, corps difformes, les allégories des péchés capitaux étaient aussi
repoussantes que la représentation de leurs châtiments. De la hideur de ces
représentations comme de l’abomination morale qui leur était associée est
née l’expression laid comme les sept péchés capitaux. Ces œuvres sont
pourtant belles si l’on admet que l’art est plus la belle représentation d’une
chose que la représentation d’une belle chose, tout comme sont belles les
vieilles de Goya, dont Théophile Gautier écrivait justement : « On ne
saurait rien imaginer de plus grotesquement horrible, de plus vicieusement
difforme ; chacune de ces mégères réunit à elle seule la laideur des sept
péchés capitaux ; le diable est joli à côté de cela. » (Voyage en Espagne,
1843.)
HUIT
62. Faire les trois-huit
L’ingénieur et économiste américain Frederick Winslow Taylor (1856-
1915) a donné son nom au taylorisme (1918), théorie préconisant une
organisation scientifique du travail industriel pour atteindre un rendement
optimal. Il en développa les principes dans trois ouvrages : Ajustement des
salaires au rendement (1896), Études sur l’organisation du travail dans les
usines (1907) et Principes d’organisation scientifique des usines (1912).
Une conséquence directe de la taylorisation fut le travail à la chaîne, qui
trouva l’une de ses premières applications à Detroit, dans les usines du
constructeur automobile Henry Ford (1863-1947), dès 1913, pour la
production de la fameuse Ford Model T. Ford alla même plus loin que
Taylor : pour un maximum d’efficacité, la nécessité d’une production
ininterrompue s’imposa, et les chaînes d’assemblage se mirent à
fonctionner sans arrêt, jour et nuit. Ford eut alors l’idée d’instaurer le travail
posté en mettant en place trois équipes se succédant sur un même poste de
façon continue. Chaque équipe dut alors travailler par tranches de huit
heures avec rotations hebdomadaires. Les trois-huit sont donc une invention
du fordisme. Cette organisation participa à la déshumanisation des usines.
Le travail de nuit et les horaires irréguliers furent en effet à l’origine de
problèmes de santé, mais au moins les ouvriers de Ford virent-ils leur
pouvoir d’achat augmenter considérablement, les profits liés à
l’accroissement de la productivité permettant de doubler les salaires. Le
principe des trois-huit fut progressivement étendu à la plupart des usines,
puis à d’autres secteurs professionnels, comme les transports ou les
hôpitaux.
Trois huit est le titre d’un film de Philippe Le Guay, sorti en 2001, dont
l’action, inspirée d’un fait réel, se déroule dans une usine de fabrication de
verre. Son héros voit sa vie basculer quand il décide d’abandonner son
service de jour pour un service de nuit.

63. La huitième merveille du monde


Il ne manque pas de candidats à cette distinction suprême. On l’a
décernée au Camp du Drap d’or, village somptueux mais éphémère où
Henry VIII rencontra François Ier du 7 au 24 juin 1520. Cependant, ce titre
enviable a plus souvent et plus logiquement été attribué à certains
monuments aussi remarquables que durables, comme, par exemple, les
temples d’Abou-Simbel en basse Nubie (selon l’égyptologue Christiane
Desroches-Noblecourt), ceux d’Angkor au Cambodge, le Taj Mahal en
Inde, l’abbaye du Mont-Saint-Michel en France, l’Alhambra de Grenade en
Espagne, etc., ou, toujours en Espagne, mais près de Madrid, et d’après
Théophile Gautier, le palais de l’Escurial : « L’Escurial, commencé par Juan
Bautista, terminé par Herrera, est assu rément, après les pyramides
d’Égypte, le plus grand tas de granit qui existe sur la terre ; on le nomme en
Espagne la huitième merveille du monde ; chaque pays a sa huitième
merveille, ce qui fait au moins trente huitièmes merveilles du monde. »
(Théophile Gautier, Voyage en Espagne, 1843.)
Dans ce même ordre d’idée, l’écrivain, dramaturge et ambassadeur
macédonien Jordan Plevnes fait paraître en 2005 (La Table Ronde) son
premier roman, dont le héros, Alexandre Simsar, envisage de construire La
Huitième Merveille du monde (c’est le titre du livre) au sommet d’une
montagne de Macédoine.
L’expression est consacrée par Furetière (1727) : « On dit aussi, “C’est
une des sept merveilles du monde”, pour dire c’est quelque chose de rare,
d’excellent. On dit aussi dans le même sens que c’est la huitième merveille
du monde. »
Huitième merveille du monde peut également s’appliquer à une
personne que l’on admire et/ou que l’on chérit. En 1704, Alain René Lesage
(1668-1747) propose une adaptation des Nouvelles aventures de
l’admirable Don Quichotte de la Manche d’Alonso Fernandez de
Avellaneda ; on y trouve cet exemple : « Ô quintessence de la beauté,
huitième merveille du monde ! Où êtes-vous présentement ? » (ch. 51.) En
1715, Lesage imagine également qu’un cavalier donne, par tartufferie, ce
même qualificatif à son héros Gil Blas : « Vous ne savez pas, continua-t-il
en s’adressant à l’hôte et à l’hôtesse, vous ne savez pas ce que vous
possédez. Vous avez un trésor dans votre maison. Vous voyez dans ce jeune
gentilhomme la huitième merveille du monde. » (Gil Blas de Santillane,
livre I, ch. II.)
En ce sens, un enfant est bien souvent considéré par ses parents comme
la huitième merveille du monde. Profitons de l’expression pour rappeler la
liste, donnée comme la plus officielle, des Sept Merveilles du monde de
l’Antiquité, constructions toutes remarquables par leurs proportions
gigantesques : les pyramides d’Égypte, les jardins suspendus de Babylone
(à côté du palais de Nabuchodonosor II), la statue chryséléphantine de Zeus
Olympien (œuvre du sculpteur Phidias), le temple d’Artémis à Éphèse, le
tombeau du roi Mausole à Halicarnasse, le phare d’Alexandrie et le colosse
de Rhodes.

64. Donner ses huit jours à quelqu’un


« Le domestique a le droit de résilier le contrat en donnant congé […].
Le délai est ordinairement de huit jours à Paris ; c’est aussi celui que
l’usage accorde au maître pour congédier le domestique. On a pensé que
huit jours étaient suffisants pour que le maître pût trouver un autre
domestique et le domestique un autre maître. Le congé est toujours verbal.
» (Raymond Théodore Troplong*, Le Droit civil expliqué suivant l’ordre
des articles du code, 1841.)
Cet article du Code du travail explique donc pourquoi, il n’y a pas
encore si longtemps, l’on disait à une domestique ayant commis une faute
bourgeoisement inadmissible : « Marie, je vous donne vos huit jours ! »,
euphémisme quelque peu hypocrite pour « je vous licencie », « je vous
congédie », « je vous renvoie », « je vous chasse », ou, plus vulgairement, «
je vous fiche à la porte », « vous êtes virée ». Le monde du travail était alors
bien cruel. Dans certains cas, le patron était même dispensé de ce délai : «
Tout ouvrier qui se présentera au chantier ou à l’atelier en état d’ivresse
pourra être congédié immédiatement par son patron, le patron étant, dans ce
cas, dispensé de lui donner ses 8 jours. » (Ministère du Travail, Bulletin
officiel, 1905.)
Aujourd’hui, les règles concernant licenciements ou démissions sont
heureusement plus libérales, même si, hélas, cette libéralité est inversement
proportionnelle à des relations humaines de plus en plus souvent dégradées
: le Code du travail impose généralement un préavis d’un mois minimum
pour les contrats à durée indéterminée, délai souvent doublé, voire triplé, en
fonction des statuts et des conventions collectives.

* Juriste et homme politique français (1795-1869), pair de France, président


de la Cour de cassation, président du Sénat, mais orateur médiocre et
vraisemblablement soporifique, comme le suggère cette pique de Prosper
Mérimée : « Notre président, si justement nommé Troplong… »
NEUF
65. Le chat à neuf queues

« Nous rêvons pour les nations autre chose qu’une félicité


uniquement composée d’obéissance. Le bâton résume cette félicité
pour le fellah turc, le knout pour le mougick russe, et le chat-à-neuf-
queues pour le soldat anglais. » (Victor Hugo, William Shakespeare,
ch. III, 1864.)

L’engin de torture désigné par cette expression serait donc d’origine


britannique. Les marins l’avaient nommé the cat o’nine tails. Son usage
était très fréquent dans l’armée d’outre-Manche. Il s’agit d’un fouet à
manche court où viennent se fixer neuf cordes de cuir de 40 à 60 cm de
long, chacune d’elles étant munie de neuf nœuds ou, suprême raffinement,
de neuf morceaux de fer piquants et tranchants, de sorte qu’un seul coup
bien appliqué de cet instrument de supplice (et les exécuteurs, généralement
les tambours, étaient experts) pouvait infliger quatre-vingt-une blessures.
The Star, journal londonien, rapporte que, le 4 février 1858, dans la cour de
la caserne de Newcastle, un soldat du 2e bataillon des fusiliers du
Northumberland reçut cinquante coups de « chat », soit le maximum, la
sanction ayant été prononcée par le conseil de guerre. Suit une description
insoutenable du châtiment avec giclements de sang et arrachages de chairs
par lambeaux jusqu’à ce que l’épine dorsale soit entièrement mise à nu.
Après la flagellation, « le malheureux git dans un tel état que tout chrétien
peut seulement espérer de voir la mort, qui ne peut pas tarder, le délivrer
bientôt de ses souffrances ». Quel manquement à la discipline militaire
pouvait donc justifier un tel martyre ? Ce chat à neuf queues ne fut sans
doute pas étranger à la célèbre mutinerie du Bounty, l’impitoyable capitaine
Bligh ayant condamné un matelot récalcitrant à en recevoir douze coups
devant tout l’équipage réuni. Ce diabolique instrument fut aussi utilisé dans
les prisons contre les voleurs et dans les colonies britanniques, notamment
en Guyane, ainsi que dans les vaisseaux négriers, pour châtier les esclaves
noirs. Si l’on comprend l’image des neuf queues, l’allusion au chat est
moins évidente, même si le félin est supposé avoir autant de vies que le
fouet en question a de lanières. Aurait-on, bien euphémiquement, comparé
les blessures ouvertes sur le dos des suppliciés à des griffures de chat ? On
sait aussi que, dans certaines croyances et superstitions, le chat (noir) est
assimilé au diable, soit parce qu’il en est un avatar, soit parce qu’il est son
associé et l’aide justement à exercer ses maléfices. Dans l’armée
britannique, le chat à neuf queues ne fut définitivement aboli qu’à la fin du
e
XIX siècle.
Le Chat à neuf queues est aussi le titre d’un film de Dario Argento, sorti
en 1971.
DIX
66. Les dix plaies d’Égypte
« Considérez le ravage qu’a fait l’hérésie. Quelle plaie ! quelle ruine !
quelle funeste désolation ! » Ainsi s’exprime Bossuet en 1663 dans son
Sermon de charité aux nouvelles catholiques, faisant, par l’exclamation «
quelle plaie ! », une allusion aux dix plaies d’Égypte, catastrophes que Dieu
fit s’abattre sur le pays de Pharaon pour inciter celui-ci à libérer le peuple
d’Israël. L’Exode, dans ses chapitres 7 à 12, nous énumère ces dix fléaux :
l’eau du Nil changée en sang, le pullulement de grenouilles, l’invasion de
moustiques, la vermine, la peste du bétail, les furoncles, la grêle, la pluie de
sauterelles, les ténèbres, la mort des premiers-nés égyptiens. Le mot « plaie
», du latin plaga, « coup mortel », est de même étymologie que le verbe «
plaindre », l’anglais plague, « fléau, plaie, mais aussi peste », ou l’allemand
Plage, « calamité, tourment ».
Ce célèbre épisode biblique des dix plaies d’Égypte est donc à l’origine
de l’expression qualifiant, depuis la fin du XIVe siècle, de sérieux ennuis, de
véritables malheurs, d’abord dans la ballade Dieu nous punit de nos fautes,
du poète Eustache Deschamps (v. 1344 – v. 1406) : « Et si vient vengence
de près : / Plus de dix plaies nous a trectes […]. » On trouve dans une lettre
de d’Alembert à Voltaire, à propos des censeurs : « Cette vermine est une
vraie plaie d’Égypte, et qui par malheur a l’air de durer trop longtemps »
(lettre du 6 avril 1767). L’expression a depuis perdu de sa force, et l’on ne
dit plus aujourd’hui Quelle plaie ! ou C’est une vraie plaie ! que pour se
plaindre d’une personne particulièrement insupportable, sans avoir
nécessairement conscience de la référence biblique, ainsi, chez Octave
Mirbeau (1848-1917) : « Ah ! les domestiques… quelle plaie !… On ne
peut plus se faire servir aujourd’hui… » (Le Journal d’une femme de
chambre, ch. XV, 1900.)

67. Ne pas savoir quoi faire de ses dix doigts


C’est être dans l’oisiveté la plus totale, comme ne rien faire de ses dix
doigts signifie « ne rien faire du tout », soit par totale incapacité, soit par
paresse incurable. Le Dictionnaire de l’Académie française répertorie
l’expression dès l’édition de 1762, avec cette définition : « On dit
proverbialement d’un homme qui ne travaille point, qu’il ne fait œuvre de
ses dix doigts. » Sur le plan symbolique, « dix » est le nombre totalisateur
par excellence, puisqu’il est la somme des quatre premiers nombres (la
Tétraktys de Pythagore) et la fin du cycle des neuf premiers. Parce qu’elle
fait référence aux dix doigts plutôt qu’aux deux mains, l’expression est
donc plus éloquente. Remarquons que ne rien faire de ses dix doigts
équivaut à se tourner les pouces, paradoxe dont Raymond Devos aurait pu
faire un sketch. Il n’aurait sans doute pas manqué d’y faire intervenir le poil
qui pousse inévitablement dans la main de celui qui ne fait rien de ses dix
doigts, ce même poil qui empêche le fainéant de mettre la main à la pâte.
Autant d’expressions qui nous rappellent que dans une société
successivement paysanne, artisane et ouvrière, le travail fut d’abord
exclusivement manuel. Pour l’éminent ethnologue et préhistorien André
Leroi-Gourhan (1911-1986), l’usage de la main implique une façon
particulière de penser le monde : « “Ne rien savoir faire de ses dix doigts”
n’est pas très inquiétant à l’échelle de l’espèce, car il s’écoulera bien des
millénaires avant que ne régresse un si vieux dispositif neuro-moteur, mais
sur le plan individuel, il en va tout autrement ; ne pas avoir à penser avec
ses dix doigts équivaut à manquer d’une partie de sa pensée normalement,
phylogénétiquement* humaine. Il existe donc à l’échelle des individus
sinon à celle de l’espèce, dès à présent, un problème de la régression de la
main. » (Le Geste et la Parole, tome II, ch. 8, Albin Michel, 1964.)

* Phylogénétique : relatif à l’évolution des espèces.

68. Avoir les pieds à dix heures dix


Se dit d’une personne qui marche les pieds écartés, à la manière de
Charlot, les aiguilles d’une montre ayant, à cette heure précise, une position
analogue. Le linguiste René Lepelley cite, avec la même signification, une
plaisante expression familière utilisée en Normandie, avoir les pieds en
kyrie eleison*, résultant d’une probable confusion avec une autre formule
liturgique, Dominus vobiscum, que le prêtre prononçait face à ses ouailles,
les mains levées et écartées. Il est question du Seigneur dans ces deux
formules, l’une grecque, kyrie eleison, « Seigneur, prends pitié ! », l’autre
latine, Dominus vobiscum, « Que le Seigneur soit avec vous ! ».
Revenons à dix heures dix et notons qu’on emploie la même
comparaison pour désigner la position des mains sur le volant d’une
automobile. C’est d’ailleurs cette position des aiguilles qu’affichent
montres, réveille-matin, horloges et pendules dans la vitrine des horlogers
tout comme sur les catalogues de vente par correspondance. Outre
l’esthétique que présente une telle symétrie, cette habitude horlogère
correspond à une tradition dont l’origine demeure énigmatique. Pour
expliquer un tel état de fait, chacun, si j’ose dire, voit midi à sa porte.
Certains prétendent que dix heures dix serait l’heure où Louis XVI fut
guillotiné ; pour d’autres, il s’agirait de l’heure où les trente-cinq délégués
(hommes politiques et astronomes) de vingt-quatre nations se mirent
d’accord, après la création des fuseaux horaires, sur le choix du méridien
zéro : celui de Greenwich ou, plus précisément, celui passant, près de
Londres, par l’observatoire royal de Greenwich. Un temps universel put
alors être déterminé, appelé depuis GMT, c’est-à-dire Greenwich mean
time, « temps moyen de Greenwich ». L’accord fut signé à Washington le
13 octobre 1884, à dix heures dix précises donc, à l’issue de huit séances de
débats.

* René Lepelley, Catherine Bougy, Expressions familières de Normandie,


Bonneton, 1998.

69. Un(e) de perdu(e), dix de retrouvé(e)s


Au XIIIe siècle, l’expression utilise « deux » au lieu de « dix », d’abord
sous la forme proverbiale Por un perdu, deux retrovez (cité par Joseph
Morawski dans Proverbes français antérieurs au XV e siècle, 1925). En
1765, elle est, toujours avec « deux », mentionnée sous une autre variante
dans le Dictionnaire de l’Académie française : « On dit proverbialement
des choses dont on veut faire entendre que la perte est facile à réparer,
“Pour un perdu, deux recouverts”. Et ce n’est que dans ce proverbe qu’on
emploie recouverts pour recouvrés. » Elle fut rapidement appliquée aux
personnes plutôt qu’aux objets, essentiellement dans le domaine des rela
tions sentimentales, pour consoler quelqu’un d’avoir été abandonné par
l’être aimé. On la trouve ainsi au masculin chez Eugène Sue (« Dieu merci !
L’on n’en manque jamais de ces amis-là ; et pour un de perdu, dix de
retrouvés. » La Famille Jouffroy, ch. 34, 1853-1854), chez Alexandre
Dumas (« Consolez-vous ; vous savez le proverbe : Un amant perdu, dix de
retrouvés. », Fernande, 1844), mais aussi chez Alphonse Karr dans Voyage
autour de mon jardin (1845), Roland Dorgelès dans Le Cabaret de la belle
femme (Albin Michel, 1919), Vladimir Volkoff dans Le Retournement
(Julliard, 1979), etc. La forme féminine est cependant beaucoup plus
fréquente, la locution proverbiale, sous son aspect désinvolte et bon enfant,
trahissant alors le caractère phallocrate d’une société pas si ancienne où les
femmes, souffrant d’une condition dévaluée, étaient tenues pour facilement
remplaçables, notamment dans les choses de l’amour. Que dire alors du XIXe
siècle, où l’on a pu décupler le second terme de l’équation, comme dans ces
vers d’Albert Glatigny (1839-1873), publiés en 1864 :

« Oui pourtant, je ferai des vers ! eh ! que m’importe


Que la fille, après tout, frappe ou non à ma porte ?
Pour une de perdue, on en retrouve cent. »
(Les Flèches d’or, VI.)
ONZE
70. Donner [faire prendre] un bouillon d’onze heures
Bouillon est employé avec une valeur dépréciative, voire carrément
péjorative, dans quelques expressions familières : le boire, c’est, en
nageant, avaler de l’eau (synonyme de boire la tasse) ou, de façon plus
figurée, perdre beaucoup d’argent dans une affaire mal gérée ou par suite
d’une mauvaise spéculation (on dit aussi laisser des plumes). Littré (1872-
1877) donne bouillon pointu comme équivalent plaisant de « lavement »,
tandis qu’Alfred Delvau (1866) précise que bouillon pointu signifie « coup
de baïonnette » dans l’argot des troupiers. Toujours selon Alfred Delvau,
l’argot du peuple fait de bouillon un synonyme de pluie et celui des
bourgeois un équivalent de « mauvaise affaire, opération désastreuse », etc.
Quant au bouillon d’onze heures, c’est un breuvage empoisonné que
l’on donne (ou que l’on administre) quand on veut se débarrasser de
quelqu’un, que l’on prend quand on veut mettre fin à ses jours. Chez
Furetière (1690), le mot bouillon, seul, avait déjà cette signification : « On
dit aussi qu’on a donné le bouillon à quelqu’un, pour dire qu’on l’a
empoisonné. » On n’est pas loin du bouillon de sorcière aux propriétés
maléfiques. Dans son roman Madelon (1863), Edmond About écrit à propos
d’un repas de mariage : « “Potage à la d’Artois !” Manges-en, triple brute !
C’est toi qui l’as commandé sans consulter les goûts de ta femme ! Ah !
Que j’aimerais mieux te servir un bouillon d’onze heures, si j’étais sûr que
la fortune est au dernier vivant ! » On dirait plutôt aujourd’hui bouillon de
onze heures, mais pourquoi onze heures ? Jules Renard semble nous donner
la solution par la voix de son personnage Ragotte, héros du roman du même
nom (1909) : « Ce qu’il vous faudrait, dit Ragotte, c’est un bouillon d’onze
heures. Oui, à onze heures, on l’avale, à midi, on est mort ! » Claude
Duneton plaide plutôt pour onze heures du soir, la nuit étant associée à la
mort et minuit à la dernière heure de la journée. Celui qui prend un bouillon
d’onze heures est donc sûr que sa dernière heure est arrivée.
Onze heures se retrouve dans conduite de onze heures, régionalisme
angevin désignant un « gourdin solide qui permet de voyager la nuit avec
quelque sécurité ». Citons aussi la dame d’onze heures, plante qui tire son
nom vulgaire du fait que ses fleurs s’ouvrent vers onze heures… du matin :
il ne s’agit donc pas d’une plante noctiflore.

71. Ouvrier de la onzième heure


La parabole des ouvriers de la onzième heure est un chapitre de
l’Évangile selon saint Matthieu (20) où Jésus enseigne que Dieu accorde sa
récompense non pas en fonction des mérites de chacun mais selon sa divine
et infinie bonté, tout comme le maître d’un vignoble peut donner le même
salaire à l’ouvrier qui a commencé de travailler à la troisième heure (neuf
heures du matin) qu’à celui qui ne s’est mis à la tâche qu’à cinq heures de
l’après-midi (onzième heure). : « Je veux donner à ce dernier autant qu’à
toi. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Ou alors
ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ! Ainsi les derniers seront
premiers, et les premiers seront derniers. » (Matthieu, 20, 14-16.)
L’idée d’une pénurie de travail (le chômage existait déjà en Judée !) et
non d’une volonté, pour certains, de ne rien faire, fonde cette parabole. On
dit aussi, avec ce même sens, ouvrier de la dernière heure. Aujourd’hui,
l’expression est plutôt employée de manière ironique et sur un ton
réprobateur pour qualifier l’opportuniste qui vient profiter des fruits d’un
travail quand celui-ci est (presque) terminé, comme dans cet extrait
d’Alphonse Daudet : « Telle est l’œuvre gigantesque à laquelle il s’est
attelé. Il y a englouti des capitaux considérables, et c’est le nouveau venu,
l’ouvrier de la dernière heure, qui bénéficiera de tout. » (Le Nabab, II,
1877.)
La locution connaît un certain succès dans les mondes politique et
social : elle y fustige tout ceux qui, attentistes et opportunistes, s’assurent
que le vent ne tournera plus avant d’épouser une cause dont ils ne retireront
que des bienfaits, ainsi les « résistants de la onzième heure », « les ralliés de
la onzième heure », les « royalistes de la onzième heure », les « candidats
de la onzième heure », les « militants de la onzième heure », etc.
DOUZE
72. Douze balles dans la peau
Douze balles dans la peau (Gallimard, 1954) est le titre que propose
Alain Glatigny pour la traduction du roman policier de James Hadley Chase
: I’ll Get You For This (1946). Dans le contexte de ce genre littéraire où se
croisent tueurs à gages, mauvais garçons, policiers et pin-up, sur fond
d’enquêtes avec rififi et coups de feu, une telle traduction pourrait évoquer
un règlement de comptes où quelque tueur d’élite, un colt dans chaque
main, décharge sur sa victime le contenu de ses deux barillets. L’origine de
l’expression est cependant tout autre puisque issue non du monde des
gangsters, mais de celui de l’armée. Les douze balles en question sont celles
que reçoit un militaire condamné à mort par une cour martiale ou un conseil
de guerre pour mutinerie, mutilation volontaire, trahison, désertion,
abandon de poste devant l’ennemi ou, parfois, hélas ! seulement « pour
l’exemple ». Le peloton d’exécution est composé de douze hommes (quatre
sergents, quatre caporaux et quatre simples soldats), sous la conduite d’un
adjudant, qui donne le commandement, le sabre levé. Un cinquième soldat
est chargé de bander les yeux du condamné tandis qu’un cinquième sergent
doit donner le coup de grâce, ce qui, soit dit en passant, peut porter à treize
le nombre de balles dans la peau. Dans son article 52, le décret du 7 octobre
1909 portant règlement sur le service de place prévoit tout le détail de la
macabre cérémonie. Bien des documents de la Grande Guerre relatent ces
fusillades, comme cette lettre du 25 mars 1916 du lieutenant Louis Sirdey à
son épouse, à propos de l’exécution d’un soldat du 17e RI : « […] son cas
fut clair et net : 12 balles dans le corps. […] Ce fut rapide et tragique. […]
Les tambours battent et les clairons sonnent “aux champs”, le condamné,
accompagné de deux gradés et d’un prêtre, arrive dans une voiture fermée ;
on le fait descendre et on l’emmène en avant du peloton d’exécution. Le
prêtre l’exhorte, lui prodigue des consolations. On lui bande les yeux, on le
fait mettre à genoux. Un geste… Les fusils mettent en joue le condamné ;
un second geste… justice est faite : une salve et l’homme roule la poitrine
défoncée, quelques mouvements des membres qui se meurent, un sous-
officier armé du revolver arrive et donne le coup de grâce : une balle dans la
tête » (in Nicolas Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre, Odile
Jacob, 1999).
Dans un langage familier, l’exclamation douze balles dans la peau !
traduit la haine de celui qui souhaiterait voir un ennemi définitivement
éliminé. Ainsi se serait exprimé le général Weygand à propos du général de
Gaulle : « De Gaulle ! Douze balles dans la peau, voilà ce qu’il mérite ! »
Ainsi s’exprime Sartre à la lecture de Corneille, s’emportant contre Horace,
assassin de sa sœur Camille : « Je me demande si le crime d’Horace n’est
pas une des sources de mon antimilitarisme : […] les militaires tuent leurs
sœurs. Je lui en aurais fait voir, moi, à ce soudard. Pour commencer, au
poteau ! Et douze balles dans la peau ! » (Jean-Paul Sartre, Les Mots,
Gallimard, 1964.)
TREIZE
73. Treize à la douzaine
La locution fut d’abord employée à la forme négative pour exprimer la
rareté, notamment chez Furetière (1690) : « On dit, Il n’y en a pas treize à la
douzaine, pour dire qu’une chose est rare. » On la trouve déjà en ce sens dès
1636 : « Je sçay bien que la France regorge autant de soldats, & des
généraux d’armée […] comme vostre esprit d’artifices, & d’inventions
nouvelles ; mais il n’y en a pas treize à la douzaine de gens qui leur
ressemblent. » (Catholicon françois in Pièces curieuses en suite de celles
du Sieur de S. Germain.) La forme affirmative correspondante était alors
simplement à la douzaine et se disait « proverbialement en parlant d’une
chose qui n’est pas d’un grand mérite, d’un grand prix » (Furetière, 1690) ;
en 1718, Philibert Joseph Le Roux précise : « On ne se sert de ce mot que
pour marquer du mépris, ou par ironie. » (Dictionnaire comique, satyrique,
critique, burlesque, libre et proverbial.) Dès le milieu du XVIIIe siècle, treize
à la douzaine prend le sens de « beaucoup », voire « beaucoup trop »,
comme dans ces vers d’Henri Galleau : « Trop souvent, nuages,
soucis/Viennent par treize à la douzaine… » (À l’Académie de Stanislas,
1868.)
L’expression est évidemment liée à cette pratique commerciale qui
consiste à vendre treize produits identiques pour le prix de douze, soit pour
attirer le chaland, soit pour se prémunir d’une réclamation au cas où l’un
des articles serait avarié (œufs, huîtres). Dans son ouvrage Au fil des mots :
balade en quatre langues (L’Harmattan, 2005), François Pialat rattache la
locution à l’anglais devil’s dozen (« douzaine du diable »), qu’il explique
ainsi : « L’expression vient du fait qu’on infligeait au boulanger une
amende en cas de manquant de poids dans les miches de pain ; pour éviter
cela, il en fournissait une treizième. » Cette pratique est aussi à l’origine de
l’expression anglaise baker’s dozen (« douzaine du boulanger », équivalent
de notre treize à la douzaine). L’une et l’autre remontent au XIIIe siècle, au
règne d’Henri III : les boulangers de Londres craignaient alors d’être
accusés de fraude et de se faire couper la main si le poids de leur pain se
révélait inférieur au poids légal défini par l’Honorable Compagnie des
boulangers (Worshipful Company of Bakers).
QUATORZE
74. Chercher midi à quatorze heures
C’est l’apanage de tous les pinailleurs, des ergoteurs, des chicaniers, des
vétilleux, des chipoteurs, de ceux qui passent leur temps à couper les
cheveux en quatre (voir supra), à chercher la petite bête.
Pour Furetière, « chercher midi à quatorze heures, c’est chercher une
chose où elle n’est pas » (édition de 1690), définition ainsi modifiée dans
l’édition de 1727 : « C’est chercher des difficultés où il n’y en a point, & où
il ne peut y en avoir. » Il nous parle aussi des écornifleurs qui « cherchent
midi où il n’est qu’onze heures » (1690), expliquant dans l’édition de 1727
que ces parasites « viennent [ainsi] avant l’heure du dîner pour ne le
manquer pas ».
Reprenant l’interprétation de Richelet (Dictionnaire de la langue
françoise, 1680), Littré (1872-1877) justifie l’origine de chercher midi à
quatorze heures par une prétendue coutume italienne consistant à compter
les heures de 1 à 24 à partir du coucher du soleil. Midi pouvait alors
correspondre à 16, 17, 18 ou 20 heures, mais en aucun cas à 14 heures. Il
ajoute que le vrai sens de cette locution est donc « chercher une chose
impossible ». Cette étymologie est aujourd’hui considérée comme
fantaisiste. Mieux vaut s’en tenir à une explication plus logique : la
superposition parfaitement verticale des deux aiguilles d’une horloge en
haut et au milieu du cadran permet d’un simple coup d’œil de savoir qu’il
est midi. Vouloir trouver ailleurs l’indication de midi, par exemple quand la
grande aiguille est sur le 12 et la petite sur le 2, c’est nier l’évidence, faire
preuve de mauvaise foi ou de bêtise. Molière emploie l’expression en ce
sens, mais avec une évidente moquerie, quand il fait dire à l’apothicaire : «
C’est un homme qui sait la médecine à fond, comme je sais ma croix de par
Dieu, et qui, quand on devroit crever, ne démordroit pas d’un iota des règles
des anciens. Oui, il suit toujours le grand chemin, le grand chemin, et ne va
pas chercher midi à quatorze heures. » (Monsieur de Pourceaugnac, I, 7,
1669.)
Selon l’historien Charles Lefeuve (1818-1882), la rue du Cherche-Midi,
à Paris, tiendrait son nom de cette expression via une enseigne (médaillon
en pierre) apposée sur la façade du numéro 19. Notons d’ailleurs que le
commentaire de Lefeuve suggère une autre origine à notre locution : «
Qu’un rendez-vous nous soit à charge, et que l’heure prise en soit midi,
nous cherchons tous midi à quatorze heures. Une enseigne, qu’avait
inspirée cette vérité, a valu son nom à la rue, qui s’est longtemps appelée
par corruption Chasse-Midi […] » (Les Anciennes Maisons de Paris sous
Napoléon III, 1863).

75. Repartir comme en quatorze


« Oh, je sais. Aujourd’hui, la fleur au fusil, la Marseillaise, la Wacht am
Rhein… Oui. Mais demain ?... Demain, cet homme-là, qui est parti en
chantant, il ne sera plus qu’un pauvre type face à face avec la réalité ! Face
à face avec la guerre ! Un type à jeun, les pieds en sang, exténué, terrifié
[…]. » (Roger Martin Du Gard, Les Thibault – L’Été 1914, Gallimard,
1936.) Bien des soldats qui partirent ainsi à la guerre en août 1914 avaient
en tête l’idée d’une revanche « vite faite bien faite » et d’un retour rapide
dans leur foyer. Auraient-ils montré la même ardeur, le même enthousiasme
s’ils avaient su dans quel enfer, quel carnage, quelle boucherie ils allaient se
jeter ? De cet entrain aux parfums d’insouciance est née, par ironie,
l’expression C’est reparti comme en quatorze ! pour indiquer, non sans
regret, qu’une même situation se renouvelle avec une même ferveur et,
parfois, une même imprévoyance. La locution s’est modernisée avec C’est
reparti comme en quarante !, par allusion à la Seconde Guerre mondiale.
DIX-HUIT
76. Un dix-huit
« Le riboui [fabricant de dix-huit] n’est pas tout à fait un savetier, c’est
plus et moins ; de même que le dix-huit n’est pas un soulier remonté ou
ressemelé, c’est plutôt un soulier redevenu neuf : de là lui vient son nom
grotesque de dix-huit, ou deux fois neuf. Le dix-huit se fait avec les vieilles
empeignes et les vieilles tiges de bottes, qu’on remet sur de vieilles
semelles retournées, assorties, et qui, au moyen de beaucoup de gros clous,
finissent par figurer tant bien que mal une chaussure. Cela se vend sans
aucune garantie, à la grâce de Dieu. La durée est généralement de huit
jours. Quant au prix, il varie de quinze à vingt sols. » (Alexandre Privat
d’Anglemont, Paris anecdote, 1854.)
En 1856, Francisque Michel intègre l’expression dans son Dictionnaire
d’argot, tout comme Alfred Delvau en 1866 dans son Dictionnaire de la
langue verte, ce dernier précisant : « argot calembourique (sic) du peuple ».
À la même époque, Littré (1872-1877) ajoute une autre signification : « Un
dix-huit, nom donné par les tailleurs à un habit retourné ; c’est
incontestablement le deux fois neuf. » Faire de son habit un dix-huit, c’est
en somme retourner sa veste, mais plus par économie que par opportunisme
politique. Pour ce même Littré, « populairement, se mettre sur son dix-huit,
[c’est] mettre ses plus beaux habits ». (Voir Se mettre sur son trente et un.)
DIX-NEUF
77. Il lui manque toujours dix-neuf sous pour faire
un franc
Par la loi du 15 août 1795, le système monétaire décimal remplaça le
système duodécimal ; furent alors institués le franc, ses décimes et centimes
; disparurent ipso facto les anciennes monnaies : la livre, le sou et le denier.
Le sou fit cependant de la résistance puisque l’on continua, jusqu’à la mise
en circulation, en janvier 1960, du franc lourd (nouveau franc), à nommer
cent sous la pièce de cinq francs. Est-ce à cette longévité que l’on doit la
persistance d’expressions faisant référence au(x) sou(s) alors même que le
franc l’a relégué au rancart depuis plus de deux siècles et qu’il a lui-même
cédé sa place à l’euro depuis deux décennies ? Toujours est-il que l’on
continue de parler gros sous plutôt que de « parler argent », que les avares
et les économes pensent toujours qu’un sou est un sou et non qu’« un euro
est un euro », tandis que le philanthrope, qui n’a pas (pour) un sou de
méchanceté, n’est pas non plus près de ses sous. Tel clochard et mendiant
est sans le sou (ou : il « n’a pas le sou »), il n’a pas un sou vaillant
(comprenons « un sou qui vaille », qui ait de la valeur), pas même pour
acheter quelque chose à trois francs six sous (voir supra), ni une babiole de
quatre sous. Comment, dans ces conditions, rester propre comme un sou
neuf ? Quant au panier percé, celui qui dépense sans compter, il lui manque
toujours dix-neuf sous pour faire un franc. Considérant qu’un franc valait
vingt sous, un tel individu est donc toujours presque fauché. Au moins, si
l’on prend la locution en son sens littéral, quand bien même cet insouciant
est presque toujours à court d’argent, ne peut-on pas lui reprocher de ne pas
avoir le premier sou pour entreprendre quelque chose : ce premier sou, il le
possède et en profite bien pour vous emprunter les dix-neuf autres !
Citons, pour conclure, ces trois expressions passées de mode mais
encore mentionnées en 1808 par Charles-Louis d’Hautel :
– Il reluit comme un sou dans la poche d’un aveugle, manière ironique
de dire qu’un homme n’a ni éclat, ni fraîcheur, ni beauté.
– Il est fait comme quatre sous, pour dire malproprement vêtu, mal
arrangé ; ses vêtements sont tout en désordre.
– Il a tiré jusqu’à son dernier sou, pour dire il a dépensé tout son argent,
il a dissipé sa fortune entière.
VINGT
78. Vingt dieux, la belle église !
« Son saint nom tu respecteras, fuyant blasphème et faux serment » ou «
Tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain » : de tels commandements
justifient la sévérité de l’Église envers ceux qui profèrent des imprécations
ou, simplement, jurent par le nom de Dieu ; la religion ne tolère que les
blasphèmes dits « dérivés », c’est-à-dire déformés pour être moins
choquants, d’où nos « tudieu » (par la vertu de Dieu), « palsambleu » (par le
sang de Dieu), « sacrebleu » (sacré Dieu), « pardi » (par Dieu), «
scrogneugneu » (sacré nom de Dieu), « sapristi » (sacré Christ), d’où aussi
le fameux « jarnicoton » (je renie Coton) que le bon roi Henri utilisait en
lieu et place de « jarnidieu » (je renie Dieu), son confesseur, le père Pierre
Coton, l’ayant prié de jurer par son nom plutôt que par celui du Créateur.
Dans son Dictionnaire du bas-langage ou des manières de parler usitées
par le peuple (1808), Charles-Louis d’Hautel mentionne « Sacrebleu !
Sacredié ! Sacrelote ! Sacristie ! Saprebleu ! Sapristie ! » avec cette
définition : « Interjections basses et vulgaires ; espèce de juremens qui
expriment la surprise, l’étonnement, le regret, le dépit, le mécontentement ;
et qui équivalent à morbleu ! tubleu ! tudieu !, etc. »
Vingt dieux est à ranger parmi ces blasphèmes tolérés : il peut être la
forme euphémique de « je vends Dieu » (allusion probable à la trahison de
Judas) ou de « vain Dieu » (cf. cré vain Dieu) ; dans les deux cas, le pluriel
induit paganise l’expression, au grand soulagement des dévots. Toutefois,
comme si son euphémisme ne suffisait pas, le juron est aussitôt amoindri
par une prétendue marque d’admiration pour on ne sait quel monument
consacré mais fictif, car, en vérité, l’exclamation, loin de traduire un
émerveillement pour un quelconque édifice religieux, exprime l’émoi que
l’on ressent au passage d’une belle femme, émoi beaucoup plus sensuel
(vade retro !) que simplement esthétique : en tant que tel, il risque,
nonobstant, de déclencher la réprobation du clergé.

79. Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage


Cette citation est devenue proverbiale. Elle souligne les valeurs du
travail et du nécessaire esprit de perfectionnement. Vingt n’est évidemment
pas à prendre au sens littéral ; il s’agit, comme dans bien des locutions, de
ce que les linguistes appellent une synecdoque, en l’occurrence un nombre
précis pour un nombre vague, un moins pour un plus. Métier ? Ouvrage ?
L’expression ferait donc référence à un travail manuel, artisanal ? Il est vrai
que, chez les artisans, on mettait volontiers en avant l’amour du travail bien
fait, de la belle ouvrage ; l’on ne comptait pas les heures passées à
reprendre, à retoucher, à fignoler, à peaufiner pour parvenir à la perfection,
quand bien même certains proverbes prétendent qu’elle n’est pas de ce
monde ou que le mieux peut être l’ennemi du bien. Mais, attention, il ne
s’agit en aucun cas de faire, défaire et refaire au sens où Pénélope, espérant
le retour d’Ulysse, défaisait la nuit le linceul qu’elle avait tissé le jour pour
ne pas avoir à tenir la promesse faite à ses prétendants : choisir l’un d’entre
eux dès que le drap serait terminé.
Certains disent : Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage. Erreur !
Dans son Art poétique (1674) d’où nous vient la citation, Nicolas Boileau,
s’inspirant d’Horace et appliquant aux œuvres de l’esprit les mêmes
préceptes qu’à celles de la main, a bien écrit :

« Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,


Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez… »
VINGT ET UN
80. La mairie du XXIe
Il ne s’agit pas d’une mairie à l’architecture futuriste, caractéristique
d’un XXIe siècle avant-gardiste. L’expression se réfère à un XXIe
arrondissement.
Trois villes françaises sont administrativement divisées en
arrondissements municipaux : Lyon, Marseille et Paris. Les neuf
arrondissements de Lyon et les seize de Marseille furent institués par la loi
PLM (pour Paris-Lyon-Marseille) du 31 décembre 1982 fixant, outre
l’organisation administrative de ces deux villes, la nouvelle assemblée, tant
municipale que départementale, de Paris, dont les douze premiers
arrondissements furent créés par la loi du 11 octobre 1795. Celle du 16 juin
1859 promulgua l’annexion des faubourgs situés au-delà de l’ancien mur
des Fermiers généraux : le nombre d’arrondissements de la capitale passa
alors de douze à vingt. On aura donc beau chercher sur les cartes les plus
détaillées, avec la loupe la plus grossissante, on ne trouvera pas de XXIe
arrondissement, du moins, pas encore. Cette mairie du XXIe est donc tout
aussi fantaisiste : dire de certains couples qu’ils s’y étaient mariés, c’était
faire comprendre qu’ils vivaient en concubinage (du latin con cubina, « qui
couche avec ») ou, plus vulgairement, qu’ils étaient à la colle. Le linguiste
Jean-Paul Colin mentionne, avec la même signification : Être marié au petit
sacrement (Expressions familières de Franche-Comté, Bonneton, 2001). De
nos jours, les esprits se sont ouverts et l’on peut vivre « maritalement » ou
en « union libre » sans s’attirer les foudres ni de la société ni même de la
religion.
Notons qu’à l’époque où Paris ne comptait que douze arrondissements
on a utilisé l’expression mairie du treizième, qui, chez Delvau (1866), reçoit
cette savoureuse explication : « Mairie anacréontique, dont le divin Éros est
l’unique magistrat – sans autre écharpe qu’une feuille de vigne. »
VINGT-DEUX
81. Vingt-deux ! (Voilà les flics !)
Pour Francisque Michel (1856), un vingt-deux est un couteau (terme des
voleurs flamands et hollandais) ; pour Alfred Delvau (1866), c’est un
poignard, « jouer du vingt-deux » signifiant « donner des coups de poignard
». Gaston Esnault (1965) nous en suggère une étymologie : « Lame de 22
cm ? »
Il n’y a sans doute aucun rapport entre ce vingt-deux-là et celui qu’on
lance comme signal d’alerte, ce dernier se déclinant, selon Esnault (1965),
en fonction des métiers ou des groupes sociaux : « Méfiez-vous, voilà le
patron ! (typographes, 1874) ; On nous voit ! (malfaiteurs, 1899) ; Gare aux
pieds ! (charpentiers jetant ensemble à terre une poutre portée sur l’épaule,
Nantes, 1912) ; Voilà le pion (écoliers, Toulon, 1924). [On dit aussi vingt-
deux, v’là les flics ! (gamins, 1899)]. »
De toutes les explications proposées (somme des chiffres correspondant
au rang des lettres formant le mot « chef » ou le mot « vesse », signifiant «
peur », déformation de « vain Dieu », etc.), l’étymologie la plus
satisfaisante est donnée par Charles Virmaître (1894) : « Quand le
compagnon placé le plus près de la porte voit entrer le prote dans l’atelier
de composition, il crie : “Vingt-deux !” synonyme d’attention. Quand c’est
le patron, il crie : “Quarante-quatre !” En raison de l’importance du singe
[patron], le chiffre est doublé (argot d’imprimerie). » Cette étymologie
serait liée à la taille respectable des caractères (22) utilisés pour les titres.
Moyen codé d’attirer l’attention, cette mise en garde n’est plus guère
attestée que dans Vingt-deux, v’là les flics !
TRENTE
82. Les trente deniers (de Judas)
« Alors, l’un des Douze, appelé Judas Iscariote, se rendit chez les
grands prêtres et leur dit : “Que voulez-vous me donner, et je vous le
livrerai ?” Ceux-ci lui fixèrent trente pièces d’argent. » (Matthieu, 26, 14-
15.) On connaît la suite : selon un signe convenu, il donna à Jésus un simple
baiser, désignant ainsi aux gardes celui qu’ils devaient arrêter. Pris de
remords, Judas voulut restituer les trente pièces d’argent en disant : « J’ai
péché en livrant un sang innocent. » Devant l’indifférence des grands
prêtres, il jeta les pièces dans le Temple, puis alla se pendre. Avec cet
argent, les grands prêtres achetèrent le champ du potier, qui fut alors
rebaptisé « champ du sang », accomplissant ainsi la parole du prophète
Jérémie. Marc et Luc font aussi allusion à cet épisode où les trente pièces
d’argent correspondent à trente deniers. Le denier (du latin denarius) était
une monnaie romaine valant dix as. Quelle qu’en soit la valeur exacte (on a
beaucoup glosé sur cette question), ces trente deniers sont passés à la
postérité comme « l’argent de la trahison », tout comme Judas est devenu,
dès le XIIe siècle, un nom commun synonyme de « traître ». Depuis la fin du
e
XVIII siècle, le mot judas désigne aussi une « petite ouverture pratiquée
dans un mur, un plancher ou une porte permettant de voir sans être vu ».
Francisque Michel (1856) nous apprend que le point de Judas désignait en
argot le nombre « treize ».
Les trente deniers de Judas symbolisent désormais l’argent sale,
l’argent de la corruption, celui que l’on accepte de recevoir pour livrer
quelqu’un ou trahir une cause, comme dans cet extrait de l’écrivain
politique franco-russe Édouard Limonov : « “Crapules !”, “Traîtres aux
travailleurs !”, “Ils ont reçu les trente deniers de Judas !”, “Non, 400
roubles !”, crions-nous. “Faisons la quête, citoyens, pour qu’ils partent !”,
“Ces vendus* n’ont pas de conscience !” » (La Sentinelle assassinée,
journal dissonant, L’Âge d’homme, 1995.)
Un double album de Blake et Mortimer (2009 pour le premier tome et
2010 pour le second), dont l’histoire est inspirée de l’épisode biblique, est
justement intitulé La Malédiction des trente deniers.

* Remarquons que, par une étrange aberration sémantique, le vendu, dans


un tel contexte, n’est pas celui que l’on vend, mais celui qui vend.
TRENTE ET UN
83. Être [se mettre] sur son trente et un
C’est être chic, bien habillé, tiré à quatre épingles (voir supra), mettre
son plus beau costume, sa plus belle robe ou, équivalents argotiques donnés
par Alfred Delvau (1866), l’habit à manger du rôti et la robe à flaflas.
Que n’a-t-on pas écrit pour justifier l’étymologie de ce trente et un ! On
a proposé une déformation de trentain, nommant autrefois un drap de luxe
dont la chaîne était constituée de trente centaines de fils. Improbable ! Le
mot trentain, relevant d’un vocabulaire spécialisé, ne saurait expliquer une
expression aussi courante. Dans le Courrier de Vaugelas du 1er février 1876,
Éman Martin (1821-1882) fait allusion à un jeu de cartes où les joueurs
cherchent à totaliser le plus beau score, soit trente et un points (explication
qui, selon Littré, « paraît la véritable ») ; Claude Duneton (1978) suggère le
trente et unième jour de certains mois, qui aurait donné lieu à des festivités,
des revues ou des permissions exceptionnelles, etc.
On trouve des variantes avec des nombres différents. Trente-deux chez
les Goncourt (« Des bottines vernies !... vous mettrez des bottines vernies !
... mais vous aurez l’air d’un étudiant sur son trente-deux ! » – Journal,
1885-1888), trente-six chez Octave Feuillet (« D’abord, il se plaignait d’être
forcé maintenant, toutes les fois qu’il allait chez son beau-frère, de se
mettre sur son trente-six » – Honneur d’artiste, 1913), et même cinquante
et un chez Balzac (« Non, c’est des merveilles ! Il y a comme des fleurs
dans la soie et des trous que vous diriez une dentelle, on voit sa chair rose à
travers. Enfin elle est sur ses cinquante et un ! avec un petit tablier si gentil
devant elle, que la Védie m’a dit que ce tablier-là valait deux années de nos
gages… » – Les Célibataires, Un ménage de garçon, 1832). Pour se mettre
sur son trente-six, Duneton (1978) précise que l’expression, également
québécoise, pourrait évoquer la largeur, en pouces, de l’étoffe utilisée pour
confectionner l’habit, allusion à l’habit juste taillé, donc neuf.
Et si trente et un, trente-deux, trente-six, cinquante et un ne
représentaient rien d’autre que des pointures* ou des tailles (parfois peut-
être fantaisistes) ? La fierté des petites gens n’était-elle pas de revêtir, les
dimanches et jours de fêtes ou en d’exceptionnelles circonstances, des
habits bien à leur taille, parfaitement ajustés, les travaux des champs, de
l’atelier ou de l’usine, les contraignant à porter, les autres jours, des
vêtements amples, ou, leur humble condition, des habits peu seyants parce
que usés ou de récupération ?

* Esnault (1965) nous rappelle, par exemple, que 28-4 était « la pointure
militaire la plus courante », d’où l’expression vingt-huit-quatre désignant
un « soulier ». Alors, de 28-4 à 30-1…
TRENTE-SIX
84. Voir trente-six chandelles
La locution évoque images de bandes dessinées et séquences de dessins
animés où des guirlandes de chandelles tourbillonnantes entourent la tête du
personnage qui vient de recevoir un choc violent « sur la tronche » ou « en
pleine poire », à condition que la B.D. ou le film soit français, car, dans
d’autres pays, on voit plutôt des étoiles (cf. l’anglais to see stars et l’italien
vedere le stelle). Pour les plus vieux, elle remémore les « 36 chandelles » de
Jean Nohain, émission de variétés diffusée sur l’unique chaîne de l’ORTF
de 1953 à 1959.
Les chandelles de notre expression sont ces points lumineux (Littré
parle de « lueurs phosphorescentes ») qui éblouissent, juste avant la perte
de connaissance, celui qui est sonné, assommé (étymologiquement « mis en
sommeil »), bref, groggy ou carrément K.-O. (knocked out), pour reprendre
deux anglicismes en usage chez les boxeurs.
Le Dictionnaire de l’Académie françoise (édition de 1694) propose
cette définition : « On dit, d’un homme qui a eu un grand éblouissement
d’yeux causé par un coup, un heurt, une cheute, qu’il a veu des chandelles,
mille chandelles. » Ainsi, dans L’Intrigue des filous (1648), comédie de
Claude de L’Estoile (1602-1652) : « Ha ! Dieu ! quel coup de poing ! je voy
mille chandelles. Au voleur ! » Dans le Roman comique (1651-1657) de
Paul Scarron, le nombre est centuplé : « […] l’hôtesse reçut un coup de
poing dans son petit œil qui lui fit voir cent mille chandelles (c’est un
nombre certain pour un incertain) et la mit hors de combat ».
e
La locution ne semble pas intégrer le nombre trente-six avant le XVIII

siècle. Elle apparaît ainsi sous la plume de Camille Desmoulins dans son
journal Le Vieux Cordelier (1793-1794) : « J’avoue que ce soufflet m’a fait
voir trente-six chandelles, et que je me frotte encore les yeux. » (Grand
Discours justificatif de Camille Desmoulins aux Jacobins.) Il est vrai que
dans le langage familier trente-six symbolise souvent, par le biais d’une
synecdoque, un grand nombre (faire trente-six ou trente-six mille choses à
la fois, il n’y a pas trente-six possibilités, être au trente-sixième dessous,
etc.). Somme des quatre premiers pairs et des quatre premiers impairs (mais
aussi somme des cubes des trois premiers nombres), trente-six fut baptisé «
grand quaternaire » par les pythagoriciens.

85. Trente-six métiers, trente-six misères


Comme dans les exemples ci-dessus et ci-dessous, trente-six représente
ici un nombre grand mais indéterminé. Que nous dit ce proverbe ? Qu’il est
préférable d’exercer toute sa vie le même métier ; ainsi peut-on espérer
bénéficier de promotions, monter en grade en devenant de plus en plus
qualifié. Cette stabilité est garante d’un confort matériel. Au contraire, faire
trente-six métiers, c’est être assuré de ne jamais bien gagner sa vie, chaque
nouvel emploi étant supposé vous faire repartir de zéro, tant sur le plan des
compétences que du salaire. C’est ce que dit cet extrait de L’Écho du
cabinet de lecture paroissial de Montréal : « […] ce gros laid t’a dit qu’il
était bon qu’un jeune homme eût plusieurs cordes à son arc, eh bien ! tu
pourras lui répondre par un autre proverbe : trente-six métiers, trente-six
misères, et tu ne lui feras pas mes compliments. » (Paul Stevens, Les Deux
Voisins, volume 7, 1865.)
Ne devrait-on pas cependant comprendre cet adage à l’imparfait ?
L’évolution économique de notre société capitaliste prône désormais la
mobilité et la souplesse. On tient la flexibilité de l’emploi pour une
condition indispensable si l’on veut que l’entreprise s’adapte à la
conjoncture et (accessoirement ?) que l’employé puisse faire face à un
chômage désormais considéré comme inévitable. Dans cette optique, pour
mieux organiser le marché du travail, surtout au profit des dirigeants
d’entreprises, on a inventé aux Pays-Bas, à la fin des années 1990, un
nouveau concept, désigné par un mot-valise : « flexicurité » (ou «
flexsécurité »). Si le travailleur peut ainsi éviter une perte de revenu, quid
de sa tranquillité, de sa vie sociale et de sa vie de famille ?
Doit-on abandonner le proverbe ou le modifier pour qu’il soit, lui aussi,
mieux adapté à notre monde actuel ? Je propose : « Trente-six métiers,
trente-six galères. »

86. Être au trente-sixième dessous


Des variantes existent :
– Tomber dans le troisième dessous. Balzac nous l’explique dans ce qui
deviendra Splendeurs et misères des courtisanes : « Le Troisième-Dessous
est la dernière cave pratiquée sous les planches de l’Opéra, pour en receler
les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions, les diables bleus
que vomit l’enfer, etc. » (La Dernière Incarnation de Vautrin, 1847.)
L’Opéra que mentionne Balzac est celui de Paris, et l’expression a donc
d’abord qualifié des œuvres lyriques sifflées dont l’échec était retentissant
et « dont la chute [était] irrémédiable » (Delvau, 1866), celles dont on disait
aussi qu’elles faisaient un four, car, par manque de spectateurs, on éteignait
la salle, où il faisait alors noir comme dans un four. On dit plutôt
aujourd’hui que telle pièce fait un bide. On imagine volontiers la réaction
dépitée de l’auteur, des acteurs et du metteur en scène dont l’honneur, la
fierté, la dignité, l’amour-propre étaient gravement atteints : eux non plus
ne pouvaient pas tomber plus bas. L’expression a donc ensuite qualifié ceux
qui se retrouvent dans une déplorable situation.
– Être dans le quatorzième dessous. On trouve notamment cette variante
dans un trait d’esprit de Marcel Proust : « Les Montesquiou descendent
d’une ancienne famille, qu’est-ce que ça prouverait, même si c’était prouvé
? Ils descendent tellement qu’ils sont dans le quatorzième dessous. » (À la
recherche du temps perdu, La Prisonnière, 1923.)
Trente-sixième dessous apparaît chez Delvau (1866) avec cette jolie
définition : « le troisième dessous des gens amis de l’hyperbole ».

87. Tous les trente-six du mois


Les mois ne comptant au mieux que trente et un jours, la locution
s’emploie pour quelque chose qui a fort peu de chances de se produire. On
la trouve en 1866 chez Victor Hugo : « J’ai bien là, sous la remise, ajouta le
charron, une vieille calèche qui est à un bourgeois de la ville qui me l’a
donnée en garde et qui s’en sert tous les trente-six du mois. » (Les
Misérables, L’Affaire Champmattieu, ch. V : Bâtons dans les roues.)
Contrairement à ce qu’on peut lire parfois, la locution n’équivaut pas
aux calendes grecques, à la Saint-Glinglin ou à la semaine des quatre jeudis
(voir supra), du moins pas d’un point de vue syntaxique, puisque ces
dernières supposent un contexte futur par rapport à celui qui parle. Tous les
trente-six du mois s’emploie plutôt dans un contexte fréquentatif se référant
à une action qui devrait, pourrait, se faire régulièrement, mais qui ne se fait
jamais ou que très rarement.
QUARANTE
88. S’en moquer comme de l’an quarante
« On prétend que ces paroles ont cent fois plus d’énergie en arabe. En
effet, l’Alcoran passe encore aujourd’hui pour le livre le plus élégant et le
plus sublime qui ait encore été écrit dans cette langue. Nous avons imputé à
l’Alcoran une infinité de sottises qui n’y furent jamais. » (Voltaire, Alcoran
ou plutôt Le Coran in Dictionnaire philosophique, 1764.)
Ces paroles de Voltaire sont toujours d’une pertinente actualité. Le mot
Alcoran est une francisation de l’arabe al-Qur’an où al représente l’article
défini. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, on disait communément « l’Alcoran »
pour « le Coran », précisant parfois « l’Alcoran de Mahomet ». Voltaire se
fait donc le défenseur du livre de l’Islam, objet, depuis longtemps,
d’anathème et de persiflage. Dès 1556, on trouve par exemple un Alcoran
des Cordeliers, traduction par l’imprimeur Conrad Bade (v. 1510-v. 1560)
d’un ouvrage d’Érasme Alber, où il est question « des blasphèmes et
mensonges de cet idole (sic) stigmatisé qu’on appelle St. François ». Le
sens péjoratif du mot alcoran n’y fait aucun doute. Même ironie chez
Molière dans la turquerie débridée qui conclut son Bourgeois gentilhomme
(1670) : « Le muphti revient coiffé avec son turban de cérémonie, qui est
d’une grosseur démesurée, et garni de bougies allumées à quatre ou cinq
rangs ; il est accompagné de deux dervis qui portent l’Alcoran, et qui ont
des bonnets pointus, garnis aussi de bougies allumées » (acte IV, sc. XIII,
didascalie). À coup sûr, Jean-Baptiste Poquelin serait aujourd’hui
condamné par les ayatollahs ! En 1718, le Journal littéraire rapporte, au
sujet de l’Alcoran, les propos d’un certain dom Martin selon lesquels « il ne
faut pas le lire, mais s’en moquer, le mépriser, et le brûler partout où on le
trouve ».
On recommandait donc de se moquer de l’Alcoran au double sens du
terme : le railler ou s’en désintéresser totalement, les deux significations
justifiant l’expression s’en moquer comme de l’Alcoran, déformée plus tard
en s’en moquer comme de l’an quarante. Si un mystérieux an quarante n’est
pas vraiment à l’origine de la locution, peut-être rend-il tout de même
compte de sa transformation. Considérant l’époque où elle s’est produite,
on peut logiquement penser à l’an quarante de la Ire République dont on a
pu, en effet, se moquer, puisqu’il n’exista jamais, ce régime n’ayant vécu
que jusqu’à l’an 12 (de septembre 1792 à mai 1804). Il semble que la
locution ait d’abord été un dicton populaire normand, du moins est-elle
ainsi mentionnée en 1829 dans le glossaire qui conclut l’Essai historique
sur la ville de Bayeux et son arrondissement, de Frédéric Pluquet : «
QUARANTE. – Je m’en soucie comme de l’an quarante, dit-on d’un
événement auquel on n’attache aucune importance. J’ignore l’origine de
cette singulière locution. » (Ch. XLVIII, De l’ancien langage.)
QUARANTE ET UN
89. Le quarante et unième fauteuil
En 1855, Arsène Houssaye (auquel Baudelaire dédia son Spleen de
Paris) nous en raconte l’histoire en faisant l’inventaire de tous les grands
écrivains qui ne furent jamais élus à l’Académie française, imaginant même
pour certains d’entre eux leur discours de réception : « En étudiant les
figures illustres des quarante fauteuils en regard de celles du quarante et
unième, on voit que l’Académie française a eu dans son sein autant de
grands hommes qu’elle en a laissé à sa porte. » (Histoire du 41e fauteuil de
l’Académie française, préface, VIII.) Parmi les auteurs admis sous la
coupole de cette docte institution créée en 1635 sous l’égide de Richelieu,
certains n’ont d’immortel que le « titre ». Qui connaît aujourd’hui Fraguier,
Gresset, Delille, Parny, Ponsard, La Prade ou le président Hénault ? La liste
des « Immortels » qu’Arsène Houssaye dresse, fauteuil par fauteuil, est, de
ce point de vue, édifiante : les « illustres inconnus » sont bien plus
nombreux que les hommes de lettres passés à la postérité ! En revanche,
pour nombre d’écrivains, jamais académisables, l’immortalité,
incontestable, n’est le résultat que de l’œuvre, donc du génie. Parmi les plus
célèbres, Arsène Houssaye cite, chronologiquement : Descartes, Pascal,
Molière, La Rochefoucauld, l’abbé Prévost, Jean-Jacques Rousseau,
Diderot, Beaumarchais, Stendhal, Balzac, Nerval, Eugène Sue, etc.
N.B. : Houssaye, ami de Théophile Gautier et Gérard de Nerval, mentor
de Théodore de Banville et Charles Baudelaire, administrateur général de la
Comédie-Française, où il fit jouer Hugo, Dumas et Musset, auteur de plus
de cent vingt ouvrages, dont de nombreuses biographies (Voltaire, Mme de
Montespan, Mme Tallien, Léonard de Vinci, Louis XV, Jacques Callot,
Mme du Barry), Houssaye ne sollicita jamais un fauteuil à l’Académie.
QUATRE-VINGT-DIX
90. Vendre le quatre-vingt-dix
L’expression n’est plus guère utilisée. Répertoriée par Delvau (1866)
dans l’argot des marchands forains, elle est également mentionnée par
Virmaître (1894), qui la range dans l’argot des saltimbanques. Un quatre-
vingt-dix est une ficelle de métier, un truc secret, connu des seuls initiés, en
l’occurrence les professionnels des marchés, des foires et des fêtes foraines,
les camelots et bonimenteurs. Charles Virmaître propose cette origine : « Le
quatre-vingt-dix est une loterie composée de quatre-vingt-dix billets qui
sont contenus dans un gros sac ; le 90 gagne le gros lot. Les 90 numéros
sont divisés par 30 cartons qui sont placés dans le public. Deux compères
(engayeurs) prennent deux cartons ; le tenancier du jeu s’arrange de façon à
les faire gagner par un truc ingénieux ; le public volé n’y voit que du feu. »
Vendre le quatre-vingt-dix, c’est donc « révéler le secret », un équivalent
de vendre la mèche.
Remarquons que la Loterie nationale de la République hérita le principe
des quatre-vingt-dix numéros de la Loterie royale. À ce propos,
l’Encyclopédie méthodique de 1784 parle, dans son discours préliminaire,
de « l’établissement d’un jeu public d’argent sur quatre-vingt-dix numéros,
jeu qui séduit toujours les pauvres, les esprits faibles, & les gens toujours
dévorés par la cupidité ; établissement connu sous le nom de Loterie
Royale, & dont on reconnaîtra peut-être un jour que les effets sont aussi
funestes aux mœurs, que nuisibles aux finances de l’État. » La Française
des jeux partage-t-elle aujourd’hui une telle opinion ?
CENT
91. Faire les cent pas
Ces pas-là ne vous menant nulle part, sont donc perdus, d’où le nom de
la salle où se pratique généralement cet inutile exercice : dans une
administration où, réduit à un numéro, l’individu attend son tour, dans une
gare où le voyageur attend son train, dans un palais de justice où le témoin
attend une audience, dans l’antichambre d’un tribunal où patientent les
avocats, à l’Assemblée où les élus du peuple attendent la séance, dans une
clinique où le mari attend que sa femme mette au monde un héritier. Au-
delà d’une simple attente, faire les cent pas trahit une expectative, une
tentative (souvent vaine) de calmer son inquiétude : c’est parce qu’on est
aux cent coups (voir infra) que l’on fait les cent pas. L’un et l’autre révèlent
la fébrilité, voire l’insupportable angoisse, qui vous empêche de rester en
place avant de sauter le pas. Au moins, à faire les cent pas, évitez-vous de
faire le poireau (ou, ce qui revient au même, le planton) : vous attendez,
certes, mais vous ne restez pas planté !
Il est des attentes interminables qui vous amènent, après avoir fait et les
cent pas et le poireau, à ficher le camp, par crainte de prendre racine,
comme dans cet extrait d’Aurélien Scholl : « Puis il se lassa de faire les
cent pas dans la rue et ce fut le cocher qui attendit Madame. » (Fruits
défendus, 1885.)

92. Être aux cent coups


Il ne s’agit ni de cent coups de fouet, ni de cent coups de bâton, de
trique, d’épée, de couteau, de poing, de pied, de fusil, de canon, de
tonnerre… Ces cent coups sont ceux qui cognent dans votre poitrine quand,
sous l’effet d’un énorme stress ou d’une extrême inquiétude, votre cœur se
met à battre la chamade, et de tels coups de cœur n’ont rien de très agréable.
Être aux cent coups est le lot de tout parent dont l’enfant a disparu, surtout
si celui-ci a l’habitude de faire les quatre cents coups (voir infra). Même
réaction chez celui qui apprend qu’un proche vient d’avoir un accident,
chez l’employé consciencieux dont la charge de travail est inversement
proportionnelle au délai imparti par le patron et qui doit, pour le coup, en
mettre un coup (« Ne pas savoir où donner de la tête » est l’une des
acceptions données par Alfred Delvau).
L’expression ne semble pas remonter au-delà du XIXe siècle. Zola, par
exemple, l’utilise dans L’Assommoir (1877), décrivant ainsi l’attitude de
Coupeau devant les Lorilleux, « […] il faisait le chien couchant, guettait
sortir leurs paroles, était aux cent coups quand il les croyait fâchés » (ch.
III). Certains disent, peut-être par confusion, « être aux quatre cents coups
».

93. À cent balles


Tout comme les sous, les balles semblent vouloir résister aux
changements d’unité monétaire, du moins dans certaines expressions. «
T’as pas cent balles ? » était l’inévitable question par laquelle le mendiant
éméché vous accostait dans la rue (équivalant au plus respectueux « vous
n’auriez pas un ou deux francs ? » du zonard de naguère ou au très
distingué « auriez-vous une petite pièce ? » du brave clodo de jadis).
Le balle, c’était le franc, du moins celui d’avant janvier 1960, l’ancien
franc, successivement détrôné par le nouveau franc (le franc lourd) et
l’euro. Nous sommes évidemment de moins en moins nombreux à avoir
connu ces stands de foires et de marchés où le commerçant annonçait sur de
grandes pancartes en carton ondulé : « Tout à cent francs », réclame aussitôt
traduite par « tout à cent balles » dans les faubourgs et quartiers populaires.
Ces éventaires prenaient pour les plus jeunes des allures de cavernes d’Ali
Baba où, pour une simple petite pièce, on pouvait s’offrir ce trésor dont on
pensait vraiment qu’il valait beaucoup plus : un jeu de puces, un pistolet à
bouchon ou à amorces, un père la colique, un tricotin, un culbuto, un lance-
pierre, peut-être une Dinky Toy… Tout cela valait vraiment la peine que
l’on casse sa tirelire ! Cent balles, ce n’était vraiment pas grand-chose, pas
même trois francs six sous, et le tout à cent balles prenait opportunément à
défaut cette autre expression contemporaine : Pour cent balles, t’as plus
rien ! La locution à cent balles a conservé ce sens, transposé au figuré pour
qualifier, péjorativement, quelque chose qui ne vaut vraiment rien, pas un
clou ou, comme on disait autrefois, pas tripette : une plaisanterie pas très
fine, un style un peu ringard ; bref, ce qui n’est qu’insignifiance. On
renforce souvent la quasi-nullité de ladite chose en en diminuant encore le
prix virtuel, comme dans « psychologie à deux balles », « blague à deux
balles » ou « excuse à deux balles », par exemple. Mais, attention, ces deux
balles-là, masculines, n’ont rien à voir avec celles, féminines, qui vous sont
intimes et dont la peau vous est précieuse, quand bien même l’expression
peau de balle qu’elles ont fait naître a pris, par antithèse, le sens de « rien
du tout » (voir supra, Pas la queue d’une).

94. Être à cent lieues de…


Chaussé de ses fameuses bottes, l’Ogre du Petit Poucet les aurait
parcourues en quelque quatorze enjambées (voir supra, Chausser les bottes
de sept lieues), car une lieue valait environ quatre de nos kilomètres. Être à
cent lieues de Paris, c’était en être fort loin, comme le suggère Victor Hugo
quand il écrit « […] lorsque enfin un pli du terrain lui eut dérobé en entier
cet odieux Paris, quand il put s’en croire à cent lieues, dans les champs,
dans un désert, il s’arrêta, et il lui sembla qu’il respirait » (Notre-Dame de
Paris, ch. I, 1831).
La locution fut donc très tôt employée comme équivalent de « loin »,
tant au sens propre qu’au sens figuré, comme dans les exemples donnés par
Furetière (1690) : « Je voudrois que cet écornifleur fust à cent lieuës de
moy » et « vous croyez avoir deviné le mot de cet (sic) énigme, vous en
estes encore à cent lieuës ». Elle s’applique souvent au rêveur, au distrait, à
celui qui, dans la lune ou dans les nuages, perd pied avec la réalité,
acception déjà mentionnée chez Philibert Joseph Le Roux (1718) : « Il
n’écoute pas, il est à cent lieues d’ici. Se dit de celui qui est distrait, & qui
n’a pas d’attention à ce qu’on lui dit. »
On trouve parfois mille à la place de cent : « Quand nous nous
séparâmes, elle était à mille lieues de me croire capable d’avoir une pensée
sur ce qui pouvait se passer dans le cœur d’une femme […] » (Frédéric
Soulié, Les Quatre Sœurs, deuxième partie, ch. III, 1845).
L’expression être à cent piques de est donnée comme équivalente par
Furetière et Littré, la pique en question étant une arme d’hast de quatorze
pieds, soit environ 4,50 m. Cette expression, aujourd’hui démodée, pouvait
aussi ne pas avoir exactement le même sens quand elle signifiait « être au-
dessus » ou « au-dessous de », donc « supérieur à » ou « inférieur à ». Elle
permettait, par exemple, de comparer des œuvres ou des auteurs, les mérites
respectifs des unes, les talents respectifs des autres, comme chez Mme de
Sévigné : « Je trouve que l’esprit des affaires que vous avez est une sorte
d’intelligence qui est cent piques au-dessus de ma tête, et je l’admire. »
(Lettre à Mme de Grignan du 5 juin 1689.)

95. Maigre comme un cent de clous


Maigre comme un clou est d’un emploi plus fréquent, mais l’utilisation
de cent relève de la synecdoque, cette figure de rhétorique où, selon Littré,
on prend le plus pour le moins (ou le moins pour le plus) : la locution en
acquiert une valeur intensive signifiant « extrêmement maigre », même si
cent clous en paquet sont nécessairement plus épais qu’un seul. À la
synecdoque s’ajoute parfois l’antithèse, pour plus d’ironie : Gras comme un
cent de clous. Les deux expressions sont largement attestées dès le XVIIIe
siècle, mais la comparaison avec un cent de clous remonte au moins à
Rabelais, qui, dans Le Quart Livre, dit de Quaresmeprenant, monstre
hideux, atrophié et décharné parce que abstinent, que sa « géniture » est «
comme un cent de clous à latte ». (Ch. XXX, « Comment par Xenomanès
est anatomisé et descript Quaresmeprenant ».)
On dit aussi :
– maigre (ou sec) comme un hareng (un hareng-sauret chez Delvau en
1866, la précision « saur = desséché » faisant l’image plus expressive) ;
– maigre comme un coucou (l’oiseau est effectivement bien maigre au
printemps, mais Alain Rey et Sophie Chantreau (1993) plaident pour un
calembour sur ingrat comme un coucou, proverbe d’origine allemande,
Undankbar wie der Kuckuck, ingrat étant compris comme « in-gras », donc
« maigre ») et, plus récemment,
– sec comme un coup de trique (peut-être dérivé, par déformation, de
sec comme un cotret, un cotret désignant un fagot de bois ou chacune des
branchettes qui le composent).

96. S’ennuyer à cent sous (de) l’heure


On retrouve notre sou, indétrônable dans le langage populaire malgré
son officielle et plus que bicentenaire disparition. Pour une exacte mise à
jour, il faudrait dire « s’ennuyer à cinq francs de l’heure », mais ces
idiotismes, même dans le domaine monétaire, n’ont cure ni des
changements de systèmes ni des équations mathématiques. On trouve, çà et
là, quelque tentative de modernisation, comme, par exemple, chez Colette
en 1910 (« Elle avait des plumes comme ça ! et puis un manchon comme ça
! et une gueule à s’emm… er à cent francs de l’heure ! – Si elle les touche,
les cent francs de l’heure, elle n’a pas à se plaindre ! » La Vagabonde), mais
les bons vieux sous résistent, et Marcel Proust, treize ans plus tard, opte
toujours pour la formule originale : « Il m’a tout simplement déposée à
Auteuil, chez mon amie de la rue de l’Assomption, où j’ai passé les trois
jours à me raser à cent sous l’heure. » (La Prisonnière, ch. II, 1923.)
S’ennuyer, s’embêter, se barber, se raser, s’emm… er à cent sous de
l’heure marquerait donc un ennui mortel, fruit d’une oisiveté totale, un
suprême enquiquinement, rançon d’un désœuvrement tel qu’on devrait,
paradoxalement, être payé pour cela. On peut toutefois se demander si
quelque boulot mal rémunéré, quoique particulièrement monotone, ne serait
pas à l’origine de la locution, un emploi de modèle par exemple, comme
dans cet extrait d’un texte paru en 1935 au Mercure de France : « C’est plus
propre que de faire voyeur pour les peintres, reprit Marinette avec dignité.
J’en avais marre. Des séances de sellette et de canapé à cent sous l’heure,
c’est pas digne. Maintenant, je gagne très bien ma vie. Chez Mme
Jacqueline, rue des Bons-Enfants. »
La mécanisation du travail fut aussi sans conteste à l’origine de
nombreuses tâches payées une bouchée de pain bien que fastidieuses. C’est
ce que souligne Alain Jay dans Quel ennui, essai philosophique et littéraire
(L’Harmattan, 2007), donnant à notre expression une légitimité qui était
peut-être la sienne, originellement : « Sans doute celui qui s’ennuie est-il le
plus souvent désœuvré, inactif. On objectera pourtant d’emblée que le
travailleur à la chaîne ou le chauffeur routier doivent s’ennuyer ferme au
travail. Ils s’ennuient en effet, et à cent sous de l’heure encore. »
Delvau (1866) nous propose cette locution voisine, désormais archaïque
: S’emmerder à vingt-cinq francs par tête, s’ennuyer considérablement, À
vingt-cinq francs par tête ayant signifié « extrêmement, remarquablement,
dans l’argot des faubouriens. » On pouvait donc aussi « rigoler à vingt-cinq
francs par tête ».

97. Cent ans bannière, cent ans civière


Au Moyen Âge, chaque seigneur régnait non seulement sur une ville
mais aussi sur le territoire s’étendant jusqu’à une lieue de ses portes, ce
qu’on appelait la banlieue, c’est-à-dire le domaine sur lequel s’exerçait la
juridiction féodale ou ban. Ce concept de droit seigneurial se retrouve dans
plusieurs mots dérivés comme « bannir », « forban », « bandit », « abandon
», etc. Quant à la bannière, elle symbolisait la justice du seigneur, donc sa
puissance.
Cent ans bannière, c’est donc cent ans de gloire, cent ans de
reconnaissance. Mais, comme chacun sait, la roue (celle de la Fortune)
tourne, et quiconque est monté au plus haut doit inexorablement
redescendre au plus bas, ainsi va le destin, en accord avec la parole divine :
« Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. »
(Matthieu, 23, 12.) Il en va ainsi des familles aristocratiques : avec le temps,
elles ne peuvent que déchoir de leur statut social élevé ; cent ans bannière
est donc implacablement suivi de cent ans civière, la civière évoquant,
comme il se doit, le sujet mal en point.
Aujourd’hui passé de mode, le proverbe cent ans bannière, cent ans
civière était particulièrement utilisé en Bourgogne. Bernard de La Monnoye
le mentionne dans son Noël bourguignon (1720) avec l’explication suivante
: « Proverbe pour donner à entendre qu’avec le tems on peut déchoir de la
plus haute noblesse, dont la bannière est une marque, comme la civière est
une marque de roture et de pauvreté. » Furetière (1727) précise : « tel qui
étoit élevé tombe par les révolutions que le temps produit ».
CENT SEPT
98. Attendre (pendant) cent sept ans
« Tout vient à point à qui sait attendre », dit le proverbe, ce qu’approuve
Jean de La Fontaine en conclusion de sa fable Le Lion et le Rat : « Patience
et longueur de temps / Font plus que force ni que rage » (1668). Sages
préceptes ! Encore faut-il que le temps, donc l’attente, soit acceptable à
l’échelle humaine, ce que ne sauraient être, à l’évidence, cent sept ans.
L’expression a donné lieu à plusieurs interprétations, les exégètes partant du
principe qu’une durée de cent sept ans devait bien correspondre à une
attente historiquement avérée.
On a pensé à la construction de Notre-Dame de Paris, dont le chantier,
interminable, aurait désolé les Parisiens, mais les dates ne correspondent
pas : la première pierre fut posée en 1163 en présence du pape Alexandre
III. Si l’on considère que l’édification de la tour nord se termine en 1250 et
que la cathédrale est alors « opérationnelle », la période n’est que de quatre-
vingt-sept ans. Si l’on prend en compte la clôture du chœur, terminée après
1363, elle excède les deux cents ans. 1270 (mort de Saint Louis) ne marque
aucune étape de la construction susceptible d’être considérée comme une
fin des travaux, même provisoire.
La guerre de Cent Ans fut proposée comme autre candidate
étymologique. On sait en effet que, malgré son nom officiel, elle a duré plus
de cent ans… Oui, mais l’exacte durée fut de cent seize ans, non cent sept,
de 1337 à 1453. D’aucuns prétendent qu’il faut ajouter, à cette guerre de
Cent Ans, celle de Sept Ans, guerre européenne qui commença en 1756
pour se terminer en 1763, mais l’addition des durées de ces deux conflits est
on ne peut plus arbitraire.
Par un rapprochement avec la locution attendre quelqu’un comme le
Messie, certains ont imaginé que le peuple de Judée avait peut-être attendu
cent sept ans l’avènement du Christ annoncé par les prophètes, hypothèse
qu’aucune date ne corrobore.
On peut alors rechercher d’autres périodes historiquement attestées,
mais toutes les conjectures se heurteront à cette évidence : l’expression,
populaire, ne semble pas remonter au-delà du XXe siècle ! Il est donc plus
vraisemblable que cent sept ne soit que fictif et que la période très longue
symbolisée par cent sept ans ne vaille que parce qu’elle excède celle de la
vie humaine. L’âge de cent ans est déjà une exceptionnelle échéance. Sept,
nombre fétiche, par ailleurs symbole biblique de totalité et d’achèvement
(sept jours, sept cieux, sept sceaux, sept trompettes, sept églises, sept
péchés, sept fléaux, etc.) aurait logiquement été ajouté à cent pour exprimer
une durée difficile à dépasser, du moins à l’aune d’une existence.
Remarquons que sept (âge de raison) côtoie soixante-dix-sept dans
l’expression de sept à soixante dix-sept ans, indiquant, plus par souci de
rime que de vérité, les âges limites pour s’intéresser à tel livre, tel jeu, telle
activité intellectuelle ou sportive, etc.
DEUX CENTS
99. Les deux cents familles
« Deux cents familles sont maîtresses de l’économie française et, en
fait, de la politique française. Ce sont des forces qu’un État démocratique
ne devrait pas tolérer, que Richelieu n’eût pas tolérées dans le royaume de
France. L’influence des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur
les transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent au pouvoir leurs
délégués. Elles interviennent sur l’opinion publique, car elles contrôlent la
presse. »
C’est par ce discours d’Édouard Daladier au congrès radical de Nantes,
le 28 octobre 1934, qu’est née l’expression. Pour étayer son slogan,
Daladier le radical, alors président du Conseil, s’était fondé sur la liste des
deux cents plus gros actionnaires (sur quelque quarante mille) contrôlant les
assemblées générales de leur instrument de pouvoir : la Banque de France.
On y trouvait les plus grands magnats de la finance et de l’industrie : Fould,
Louis-Dreyfus, Rothschild, Schlumberger, Schneider, Stern, Wendel,
Worms, etc. Si quelques-unes de ces deux cents familles font toujours partie
des grandes fortunes françaises, le classement d’aujourd’hui n’est
évidemment plus tout à fait le même que celui de l’entre-deux-guerres.
Désormais, on parle plutôt des « familles du business français », ou
simplement des « grandes fortunes », mais le slogan de Daladier connaît
toujours un certain succès. Générateur de pamphlets, il a aussi inspiré de
nombreux ouvrages d’économie politique, comme Les Deux Cents Familles
ou les Maîtres de la France (Roger Lannes, éd. Sorlot, 1940), Les Deux
Cents Familles au pouvoir (Henry Coston, 1977), Les Deux Cents Familles
ou l’Argent-roi (Jean-Pierre Rioux, Société d’éditions scientifiques, 1985),
Les Deux Cents Familles (René Sédillot, Librairie académique Perrin,
1988), etc.
Dans La Force de l’âge (1960), Simone de Beauvoir imagine une sorte
d’utopie prolétarienne où « le “mur d’argent” serait renversé, les
“féodalités” seraient démantelées, les deux cents familles dépouillées de
leur pouvoir. Les ouvriers feraient triompher leurs revendications […] ». Un
demi-siècle plus tard, nous sommes encore bien loin de ce que d’aucuns
considèrent comme l’âge d’or !
QUATRE CENTS
100. Faire les quatre cents coups
En 1959, ceux de François Truffaut ont rendu Jean-Pierre Léaud célèbre
dans le rôle d’Antoine Doinel. Faire toutes sortes de frasques, d’excès, de
bêtises, autant de folies qu’il est possible d’en faire, au mépris des bonnes
manières, de la raison, du danger et des lois, c’est faire les quatre cents
coups. Au-delà de l’insouciance, l’expression évoque une vitalité
débordante et un désir de « mordre la vie à pleines dents ».
On a d’abord dit faire les quatre coups, où quatre symbolise la totalité
(cf. « couper les cheveux en quatre », « se saigner aux quatre veines », etc.)
: « […] à la porte des Jacobins, il faut avoir mauvaise mine, être sans-
culotte, ressembler à un brigand, et à un scélérat, capable de faire les quatre
coups » (Le Père Duchesne, 1792). Dans le Dictionnaire du patois du pays
de Bray (1852), de Jean-Eugène Decorde, on trouve : « Quatre-vingt-dix-
neuf coups (avoir fait les), avoir mené une vie aventureuse et déréglée. »
L’expression s’est aussi beaucoup déclinée avec cent coups, et ce, dès le
début du XIXe siècle : elle est ainsi répertoriée dans plusieurs dictionnaires,
dont celui de d’Hautel (1808) et celui d’Antoine Caillot (1826) : « Il a fait
les cent coups veut dire que l’homme dont on parle a fait toutes sortes de
mauvaises actions. » La variante cent dix-neuf coups est aussi attestée chez
Mérimée (Les Mécontens in Revue de Paris, 1830), Eugène Sue (Le
Colonel de Surville in L’Écho des feuilletons, 1859), Zola (L’Assommoir,
1877), Proust (Sodome et Gomorrhe in À la recherche du temps perdu,
1921), etc. Complétons la liste avec quatre cent dix-neuf chez Labiche (La
Fille bien gardée, 1 850), cinq cents chez Flaubert (Correspondance, 1853),
cinq cent dix-neuf chez le critique littéraire Désiré Nisard (De quelques
parisianismes populaires, 1876), cent ung [sic] chez Balzac (La Belle Fille
du portillon in Contes drolatiques, 1832-1837) et même cent mille coups,
aussi chez Balzac (Le Père Goriot, 1835), à propos des Parisiennes : « Si
leurs maris ne peuvent entretenir leur luxe effréné, elles se vendent. Si elles
ne savent pas se vendre, elles éventreraient leurs mères pour y chercher de
quoi briller. Elles font les cent mille coups. Connu, connu ! »
MILLE
101. Je vous le donne en mille
Dans Suite des scrupules d’une jolie femme in Bibliothèque universelle
des romans, on trouve, en 1782 : « Devinez, nous dit-il, parmi les gens à la
mode ; je vous le donne en cent… : je vous le donne en mille. » La locution,
elliptique, était donc déjà employée au XVIIIe siècle pour piquer la curiosité,
voir votre auditoire suspendu à vos lèvres. Par cette formule, toute
rhétorique, le conteur nous met au défi en nous signifiant quelque chose
comme : « La réponse est si inattendue que vous ne pourrez jamais la
deviner ou, du moins, vous n’avez qu’une chance sur mille, alors, autant
donner tout de suite votre langue au chat. » Pour renforcer le suspense,
l’expression se fait volontiers redondante : « Je vous le donne en dix, en
cent, en mille… Y êtes-vous ? — Pas du tout. — Eh bien !... c’était le
marquis de Croisenois. » (Émile Gaboriau, Les Esclaves de Paris, Le
Chantage, 1868.) Gaboriau, assez friand de la locution, n’a cependant rien à
voir avec la tournure familière qu’elle a récemment prise : « Je vous le
donne en mille, Émile ! » Il ne s’agit que d’une plaisante homophonie,
comme dans « À l’aise, Blaise ! », « Cool, Raoul ! », « Relax, Max ! », «
Au hasard, Balthazar ! » ou encore « C’est parti, mon kiki ! ».

102. Souffrir mille morts


Dès le XVe siècle, on emploie aussi bien Souffrir mille morts que Mourir
de mille morts pour exprimer des souffrances dont l’intensité est immense,
souffrances physiques comme morales. Étienne de La Boétie nous dit dans
son traité De la servitude volontaire (1549) : « […] chascun d’eulx [les
Lacédémoniens] eust eu plus cher de mourir de mille morts, que de
recognoistre aultre seigneur que la loy et le roy ». La même année, Du
Bellay publie ses Vers lyriques, dont l’Ode X contient ces lignes : « Ce fut
au temps que ce languissant corps / Sentit premier les fièvres tant cruelles.
Mile malheurs, mile sortes de morts Le ciel vengeur feist descendre et alors
La mort boiteuse à ses piedz mist des aisles. »
Ces terribles souffrances étaient, le plus souvent, à l’âge classique, des
douleurs profondes ou des « morts dans l’âme » : les mille morts
renvoyaient à celles des martyrs chrétiens qui, pour ne pas avoir voulu
renier leur foi, subirent les tortures et les exécutions les plus monstrueuses.
En arrière-plan, elles évoquaient aussi la Passion du Christ et l’idée de
douleur rédemptrice, glorifiée par le christianisme, si présente chez les
poètes baroques français et dans les livres pieux : « Que n’ay-je mille corps
pour souffrir mille morts ! » (Amable Bonnefons, Petit livre de vie, Règles
pour la messe, 1677.) Le même contexte religieux rend aussi directement
compte d’une locution voisine : souffrir mort et passion.
Toutes ces expressions se sont parfois très vite éloignées de leur sens
premier pour ne plus signifier, par exagération, qu’inquiétude ou petits
tourments, comme dans cette lettre où Mme de Sévigné se moque de la
duchesse de Nevers : « […] elle avoit donc tous les cheveux coupés sur la
tête, et frisés naturellement par cent papillotes qui lui font souffrir mort et
passion toute la nuit. » (Lettre à Mme de Grignan du 18 mars 1671.)
Précisons enfin que, dans souffrir mille morts, l’emploi transitif de
souffrir en fait plus un équivalent de « supporter, endurer » qu’un
synonyme d’« éprouver une souffrance ».
MILLE ET UNE
103. Mille et une
Aladin, ou la lampe merveilleuse, Ali Baba et les quarante voleurs,
Sindbad le marin, Les Sept Vizirs sont les plus célèbres des quelque trente
récits qui constituent le recueil des Mille et Une Nuits. Ils sont racontés par
Schéhérazade, la fille du grand vizir. Ces contes imbriqués et souvent mis
en abyme furent transmis par tradition orale et remontent à la nuit des
temps. D’origine indienne, persane et/ou arabe, ils ne furent transcrits en
arabe qu’au XIIIe siècle et traduits en français pour la première fois par
l’orientaliste Antoine Galland au tout début du XVIIIe siècle.
Pourquoi Mille et Une Nuits ? À l’origine, une histoire d’infidélité et de
vengeance : le sultan Chahriyar fait étrangler sa femme qu’il accuse
d’infidélité. Mais sa haine s’étend à toute la gent féminine : il décide
d’épouser chaque nuit une nouvelle femme et de la faire mettre à mort le
lendemain. Schéhérazade s’offre alors au sultan et, en pleine nuit, se met à
lui raconter une histoire si belle que le sultan veut en connaître la suite,
mais si longue que cette suite est chaque fois repoussée à la nuit suivante.
Pour Schéhérazade, l’échéance fatale est ainsi reculée de jour en jour. La
belle conteuse possède une telle imagination et un savoir si admirable qu’au
bout de mille et une nuits Chahriyar décide de lui laisser la vie sauve.
Les Mille et Une Nuits connurent un immense succès non seulement
dans le domaine littéraire, mais aussi au cinéma, au théâtre, à la télévision.
Ses thèmes inépuisables continuent d’inspirer metteurs en scène et créateurs
de bandes dessinées. La beauté poétique du titre traduit n’est évidemment
étrangère ni à la popularité de l’œuvre, ni aux « mille et une » déclinaisons
e
que ce titre a engendrées dès le XVIII siècle avec Les Mille et Un Jours
(1712), contes persans traduits du turc par François Pétis de la Croix, Les
Mille et Un Quarts d’heure (1733), contes tartares, et Les Mille et Une
Heures (1740) de Thomas Simon Gueulette, Les Mille et Une Faveurs
(1740), contes de cour du chevalier Charles de Fieux Mouhy, Les Mille et
Une Fadaises (1742) de Jacques Cazotte ou encore Les Mille et Une Folies
(1771), contes françois de Pierre Jean Baptiste Nougaret. Plus près de nous,
citons Les Mille et Un Fantômes (1849), nouvelles d’Alexandre Dumas, Les
Mille et Une Nuits parisiennes (1875) d’Arsène Houssaye, Les Mille et Un
Souvenirs d’un homme de théâtre (1902) d’Alphonse Lemonnier, Le
Dictionnaire étymologique de mille et une expressions propres à l’idiome
français (1903) d’Adrien Timmermans, etc. La liste est inépuisable.
Émile Littré intègre l’expression dans son Dictionnaire de la langue
française (1872-1877) : « Par extension, mille et une s’est dit pour un très
grand nombre. »
ONZE MILLE
104. Amoureux des onze mille vierges
La locution est, dès 1640, répertoriée par Antoine Oudin dans ses
Curiosités françoises, avec cette définition : « Qui aime toutes les femmes
qu’il voit. »
En 1773 sont publiées des œuvres du poète licencieux Alexis Piron où
l’on trouve ce Madrigal à Mademoiselle de Poix :

« Amants des onze mille Vierges,


Vous êtes d’insensés Mortels !
Vous n’avez point pour tant d’Autels,
Assez d’offrandes ni de cierges.
Dix Pucelles en tout, de mes vœux épurés,
Sont et seront toujours les objets révérés.
De Poix est la plus jeune, & j’en fais ma Corine.
Les neuf autres, on les devine
À ces vers amoureux qu’elles m’ont inspirés. »

L’histoire ne dit pas comment Mademoiselle de Poix accueillit cette


dédicace.
Mais qui sont, à l’origine, ces onze mille vierges ? Selon une légende
médiévale, Ursule, princesse bretonne, aurait accompli un pèlerinage à
Rome, accompagnée de onze mille vierges. Pendant leur voyage de retour,
alors qu’elles s’étaient embarquées sur un navire pour remonter le Rhin,
une tempête les aurait forcées à faire halte près de Cologne, où elles
auraient été capturées par les Huns, martyrisées et mises à mort pour avoir
refusé de renier leur foi.
Le culte de sainte Ursule se répandit au Moyen Âge, et sa légende,
rapportée par Jacques de Voragine (v. 1228-1298) dans sa Légende dorée, a
notamment été peinte par Vittore Carpaccio en 1490.
De la légende à la réalité :
Au IXe siècle, une inscription funéraire datant du début du Ve siècle est
découverte dans une église de Cologne : elle se réfère à un massacre de
vierges, martyres au IIIe siècle. Les signes XI.M.V. viennent compléter le
texte. On comprend alors que ce qui fut longtemps pris pour des chiffres
romains peut aussi se lire « onze (XI) martyres (M) vierges (V) » ou « onze
vierges martyrisées ». Sous l’inscription latine, des fouilles mirent au jour
des ossements féminins que la croyance populaire ne tarda pas à attribuer à
Ursule et à ses compagnes, donnant ainsi à la légende quelques éléments
d’historicité.
MILLE MILLIONS ET
PLUS
105. Mille millions de mille sabords

« Eh ! Sacrebleu ! écoutez-moi donc à votre tour, ou je vais jurer


comme un matelot ; je vous prouverai que je suis fils de corsaire,
mille sabords ! » (Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, ch.
LXXXIV, 1854-1855.)

Jurer comme un matelot ? Les gars de la marine avaient en effet la


réputation d’être mal embouchés, à l’instar des charretiers. Charles de
Ribelle nous en propose une autre illustration dans ses Fastes de la marine
française (1860) : « Mille sabords ! tas de faillis gas, mauvais chiens de
mer, marins d’eau douce, poules mouillées […] » (Jean Bart).
Georges Rémi, dit Hergé, s’est évidemment inspiré de cette tradition
pour faire jurer son capitaine Haddock, le caractère colérique, impulsif et
impétueux du pittoresque personnage ayant démultiplié le Mille sabords !,
traditionnel juron des marins, en Mille millions de mille sabords !, voire
Mille milliards de mille sabords !
Mais qu’est-ce donc qu’un sabord ? Donnons la parole à un spécialiste :
« Sabord. – Ouverture quadrangulaire pratiquée dans la muraille d’un
bâtiment de guerre pour donner un passage à la volée d’une bouche à feu. »
(Augustin Jal, Scènes de la vie maritime, 1832.) Selon cet historien de la
marine, le mot pourrait être issu de « bord-sapé (bord coupé) ou sapé-bord
». De là viennent aussi le verbe saborder, « percer un navire sous sa ligne
de flottaison afin de le faire couler », le nom commun sabordage, acte de
désespoir qui consiste, pour un équipage, à faire couler son propre navire
afin que celui-ci ne passe pas entre les mains de l’ennemi ; d’où, également,
le sens figuré, comme dans « saborder son entreprise, son travail, sa
carrière, etc. ».
ANIMAUX
UNE FABULEUSE
MÉNAGERIE
Voici toute une ménagerie que l’arche du patriarche Noé aurait eu du
mal à contenir avec son équipement : les crabes et leur panier, l’écureuil et
sa cage, les alouettes et leur miroir, les grenouilles et leur bénitier, les
harengs et leur caque, l’araignée et son plafond, les bœufs et leurs charrues,
les chiens et leur caravane, les puces et leur marché, le coq et son village,
sans oublier les punaises et leur sacristie…
Magie des expressions animales ! Au-delà des joyaux dont elles parent
notre langue, elles convoquent à notre mémoire non seulement les tableaux
et les situations souvent cocasses qu’elles véhiculent, mais aussi tous les
livres d’images et albums de souvenirs qui leur sont associés. Ce sont en
premier lieu les fables de notre petite école et, avec elles, les fantaisies de
La Fontaine flanqué de ses inévitables acolytes : Ésope, Phèdre et Florian.
Suivent les cahiers à spirale où l’on collait les images « de collection »
découvertes (avec quel bonheur !) dans les tablettes de chocolat : Le Lion
devenu vieux, Le Coche et la Mouche, Le Geai paré des plumes du paon, La
Poule aux œufs d’or, L’Ours et les Deux Compagnons, etc. Le fabuliste n’a
cependant pas le monopole de cette iconographie nostalgique. Le rire de la
baleine fait surgir Pinocchio, la mort du petit cheval nous replonge dans le
poème de Paul Fort ou le roman d’Hervé Bazin, le crocodile pleurnicheur
évoque Robert Desnos et la promenade du tendre négrillon au bord du
Mississippi, avec les moutons de Panurge revivent des pages de Rabelais. «
Voleur comme une pie » nous fait entendre la joyeuse ouverture de Rossini
tandis que le dindon de la farce nous ramène au fameux air de La Mascotte
d’Edmond Audran : « J’aime bien mes moutons… ons… ons…, j’aime bien
mes dindons… ons… ons… »
À l’appel de cet étrange bestiaire, c’est tout l’imaginaire de nos jeunes
années qui se réveille et aussi, parfois, les mots d’enfants, puérils et
savoureux qui s’y attachent, nés de confusions et qu’en langage savant on
appelle « tropes ». Ainsi ai-je longtemps trouvé l’adjectif « cangelu » bien
expressif pour qualifier l’embonpoint du petit cochon de Perrette : il y avait
de l’angelot et du velu là-dedans ! Quand plus tard je sus lire, je fus déçu en
comprenant mon erreur :

« Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;


Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable :
J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon. »

Telles sont les multiples réminiscences que suscitent les expressions


zoologiques : il serait bien dommage qu’elles se perdissent. Revenons à
Noé et supposons qu’il ait, avec chaque espèce, à poils, à plumes ou à
écailles, préservé pour ses fistons Sem, Cham et Japhet les locutions
qu’elles ont fait naître : ne pourrait-on conclure, empruntant au poète du
Laboureur et ses enfants :

« […] Mais le père fut sage


De leur montrer, avant sa mort,
Que le langage est un trésor. »

106. Miroir aux alouettes

« Alouette, gentille alouette /Alouette, je te plumerai. »


« O, grand Guillaume, As-tu bien déjeuné ? Mais oui, mesdames,
J’ai mangé du pâté.
Du pâté d’alouettes. Guillaume, Guillaumette […]. »

Ces chansons enfantines nous rappellent que l’alouette des champs est
appréciée pour sa chair*. D’ailleurs, quand elle est grasse et bonne à
manger, on l’appelle « mauviette », le pâté d’alouettes, spécialité de
Pithiviers, étant aussi nommé « pâté de mauviettes ».
La chasse aux alouettes est aujourd’hui strictement réglementée,
notamment celle qui, dans le Sud-Ouest, se pratique du 1er au 30 octobre à
l’aide de filets horizontaux appelés « pantes ». Autrefois, on utilisait aussi
un piège constitué d’un pieu en buis fiché dans le sol et surmonté d’un objet
en bois, généralement en forme de chapeau de gendarme, incrusté de petits
morceaux de miroir. Grâce à un système de bobine et de pivot, l’engin
tournait sur lui-même et attirait les alouettes. Ce leurre fut tout
naturellement baptisé « miroir aux alouettes ». Son usage est aujourd’hui
prohibé mais son nom désigne toujours, au figuré, ce par quoi on est attiré,
séduit et trompé : une ruse, un traquenard bien plus subtil, en somme, qu’un
banal attrape-nigauds. Ainsi de toute publicité mensongère vantant de
pseudo-merveilles, des loteries frauduleuses, des arnaques commerciales,
touristiques, médicales, sociales, politiques, bref, tout les marchés de dupes
où l’on s’est laissé « pigeonner » par ce qui se révèle n’être que poudre de
perlimpinpin, orviétan, mystification ou autre abus de confiance.
On trouve, en allemand, un autre « miroir aux oiseaux », précisément,
un « miroir aux chouettes », littéralement Eulenspiegel, de Eulen, «
chouettes » et Spiegel, « miroir » : c’est le patronyme du héros
humoristique et malicieux de maintes, légendes germaniques, dont le
prénom est Till, avec toutefois de nombreuses variantes orthographiques.
Les facéties de Till Eulenspiegel furent regroupées en un roman dont la
traduction française donna successivement Till Ulespiègle et Till l’Espiègle,
à l’origine de notre adjectif « espiègle » et du nom commun « espièglerie ».
* Estimée des gourmets, elle se retrouve dans plusieurs recettes culinaires
dont les « alouettes rôties », phase ultime de tout un long processus : après
avoir chassé le gibier, il faut le plumer, lui écorcher la tête, le flamber, le
barder de lard, l’embrocher, le faire rôtir, le saupoudrer de mie de pain et de
sel, l’accommoder d’une sauce et… le manger ; d’où l’expression attendre
que les alouettes tombent toutes rôties dans la bouche (ou le bec)
caractérisant celui qui, partisan du moindre effort, attend que tout arrive
sans rien faire.

107. Âne bâté


Que le mot « bêtise », issu du latin bestia, « animal non humain et
plutôt féroce », désigne l’absence d’intelligence en dit long sur le jugement
négatif que les hommes ont longtemps porté sur les représentants de la
faune ; et comme si traiter quelqu’un de bête ne suffisait pas, on n’hésite
pas à rendre l’insulte redondante : bête comme une oie, bête comme un
mouton, ou, suprême injure, bête comme un âne, alors que les zoologistes
affirment que l’âne est intelligent : quand il refuse d’avancer, par exemple,
ce n’est pas par entêtement mais bien parce que, prudent et réfléchi, il
hésite*. Cet équidé est même tellement intelligent qu’on se demande si l’on
ne coiffait pas les derniers de la classe du bonnet d’âne pour que leur
cerveau soit justement pénétré d’un peu de la science asinienne. Les
préjugés ont toutefois la vie dure et l’on continuera longtemps de dire de tel
imbécile qu’il est bête comme un âne ou de traiter d’âne bâté celui qui,
décidément, n’entend rien à rien : « Diantre soit de l’âne bâté ! » dit le
maître à danser à propos de M. Jourdain (Molière, Le Bourgeois
gentilhomme, acte II, scène III, 1670). Le qualificatif a ici une valeur
intensive, le bât caractérisant l’âne comme la selle, le cheval ou le tonnelet
d’eau-de-vie, le saint-bernard. Le mot bât vient du latin populaire bastare, «
porter », le dispositif étant placé sur le dos des bêtes de somme pour
recevoir une charge, comme chez le sympathique âne Culotte : « L’échine et
l’arrière-train recevaient la protection d’une couverture de laine et un bât
sanglé avec soin fixait ce remarquable équipement. » (Henri Bosco, L’Âne
Culotte, 1937.) Le bât des ânes n’était pourtant pas toujours « sanglé avec
soin » et pouvait blesser l’animal, d’où l’expression savoir où le bât blesse.

* D’où la célèbre parabole selon laquelle, incapable de choisir entre le boire


(un seau d’eau) et le manger (sa ration d’avoine), un âne meurt de faim et
de soif. On prête l’invention de ce dilemme à Jean Buridan (1292-1363),
philosophe français médiéval. L’âne de Buridan est ainsi devenu le symbole
de l’hésitation et de l’indécision.

108. Le coup de pied de l’âne


S’inspirant de Phèdre*, fabuliste latin du Ier siècle, La Fontaine écrit Le
Lion devenu vieux (livre III, fable 14, 1694) où, agonisant, le roi des
animaux est attaqué par « ses propres sujets, / Devenus forts par sa foiblesse
». Après avoir subi le coup de pied du cheval, le coup de dent du loup et le
coup de corne du bœuf, il s’apprête, non sans indignation, à être frappé par
l’âne :

« Quand voyant l’Âne même à son antre accourir :


“Ah ! c’est trop, lui dit-il ; je voulois bien mourir :
Mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes.” »

Ce coup de pied de l’âne n’est que suggéré par La Fontaine mais bien
explicité par Phèdre : « Comme il voyait que le fauve pouvait être
impunément outragé, l’âne lui frappa la tête à coups de pieds. »
L’expression prit très rapidement son sens figuré : le coup de pied de
l’âne est le coup bas, l’insulte, toute action hostile que le lâche fait à celui
dont il n’a plus à redouter la puissance. Les exemples sont légion dans le
domaine politique. Dans son Dictionnaire de la conversation et de la
lecture (1853), le journaliste français William Duckett (1805-1873) illustre
l’expression en accusant certains pamphlétaires : « Napoléon, attaqué après
sa chute par tant de lâches folliculaires, la France en butte en 1815 et même
depuis aux insolences de puissances du dernier ordre, ont bien aussi reçu le
coup de pied de l’âne. »
Bien que le coup de pied de l’âne soit, sans conteste, une vraie…
vacherie, on ne doit pourtant pas le confondre avec le coup de pied en
vache, méchanceté qui se caractérise, au figuré, par sa traîtrise ; il s’agit, au
sens propre, du coup de pied de côté que lance parfois le ruminant, comme,
d’ailleurs, les chevaux ou les boxeurs, ainsi que le précise Théophile
Gautier : « La jument ruait d’une seule jambe, lançant de côté ce que les
maîtres de chausson et de boxe appellent le coup de pied en vache, coup
extrêmement perfide et dangereux. » (Cité par Larousse dans son Grand
dictionnaire universel.)

* Livre I, fable XXI : Leo senex, aper, taurus et asinus (Le Vieux Lion, le
sanglier, le taureau et l’âne).

109. Il y a anguille sous roche


Tel croit guiller Guillot que Guillot guille. Cet ancien proverbe que nous
rapporte Littré utilise un verbe au moins tout aussi ancien, guiller*,
signifiant « tromper, séduire ». Le sens de guiller subsiste probablement
dans guilledou et peut-être aussi dans guilleret, mots où s’insinuent des
connotations égrillardes. Pierre Guiraud (1982) fait référence à guiller pour
expliquer notre anguille sous roche. Il est plausible que la symbolique
sexuelle de cette visiteuse de la mer des Sargasses – la familière anguille de
caleçon en est une belle illustration – se soit aussi faufilée dans la genèse de
notre expression. La localisation sous roche correspond à une réalité
zoologique : l’anguille en effet se réfugie volontiers dans des crevasses pour
se protéger de la lumière du jour.
Guiller, guilledou, faufilage, insinuation au propre et au figuré, autant
d’éléments pouvant rendre compte du sens vraisemblablement premier de il
y a anguille sous roche, expression évoquant les soupçons que l’on nourrit
notamment à propos d’une liaison sentimentale tenue secrète. Tel est le cas,
par exemple, dans Le Bourgeois gentilhomme quand Nicole dit à Mme
Jourdain, après avoir appris que M. Jourdain, avec la complicité de Dorante,
aspire à « toucher le cœur » de sa « belle marquise » : « Ma foi, madame, la
curiosité m’a coûté quelque chose ; mais je crois qu’il y a quelque anguille
sous roche, et ils parlent de quelque affaire où ils ne veulent pas que vous
soyez. » (Molière, Le Bourgeois gentilhomme, acte III, scène VII, 1670.) La
locution a pris un sens plus général : « Pour entreprise qui se trame sous
main, conspiration cachée et secrète, dessein ou fourberie concertée en
cachette », selon la jolie définition de Philibert Joseph Le Roux (1735).

* Un autre verbe guiller, d’étymologie différente, se disait, selon Littré, «


de la bière qui pousse la levure au dehors ». Cette idée de fermentation, de
liquide qui s’écoule, a pu également jouer un rôle dans la genèse de notre
locution.

110. Avoir une araignée au plafond


Dans son Dictionnaire de la langue verte (1866), Alfred Delvau
rattache la métaphore à ce qu’il nomme « argot de Breda-Street ». Breda-
Street est le nom anglicisé et quelque peu codé du quartier Bréda situé aux
environs de Notre-Dame de Lorette, la rue Bréda ayant été rebaptisée
Henri-Monnier en 1905. Le quartier était fréquenté par les dames de petite
vertu qui disaient donc de certains clients maniaques, fous ou distraits,
qu’ils avaient une araignée dans le plafond. Delvau nous propose, avec le
même sens, d’autres locutions tout aussi savoureuses : avoir une chambre à
louer (tellement plus imagée que la plus récente case de vide !), avoir une
écrevisse dans la tourte, avoir une écrevisse dans le vol-au-vent, avoir une
hirondelle dans le soliveau. Pour Virmaître (1894), avoir une araignée dans
le plafond est synonyme de « loufoque » et appartient à l’argot du peuple.
Une autre expression associe folie et araignée : être piqué de la
tarentule. Cette grosse lycose tient son nom de Tarente (Taranto), ville
d’Italie du Sud dans la région des Pouilles. La piqûre de la tarentule est
réputée provoquer une maladie appelée tarentisme ou tarentulisme. Les
symptômes en seraient divers, allant d’un profond abattement jusqu’à une
agitation des plus frénétiques. Une très ancienne tradition prétend qu’une
musique et une chorégraphie appropriées seraient seules capables
d’apporter la guérison. Le père Athanasius Kircher l’affirme dans une étude
scientifique sur la maladie et ses remèdes et dans sa Musurgia Universalis
(1650), il propose plusieurs exemples musicaux aptes à guérir du
tarentisme, dont une composition de sa main intitulée Antidotum
Tarentulae, « antidote contre la tarentule ».
Cette « musicothérapie » avant la lettre est mentionnée par Furetière
(1680) et par l’entomologiste Jean-Henri Fabre : « Les Italiens ont fait
renommée terrible à la Tarentule, qui provoque chez la personne piquée des
accès convulsifs, des danses désordonnées. Pour combattre le tarentisme –
ainsi s’appelle la maladie suite de la morsure de l’Araignée italienne –, il
faut recourir à la musique, seul remède efficace, à ce que l’on assure. »
(Souvenirs entomologiques, série II, chapitre 11, 1882.)
Tarente et la tarentule sont à l’origine de la tarentelle (1787), nom d’une
danse et de la musique qui l’accompagne, caractérisées par une accélération
du tempo.

111. Faire (adopter) la politique de l’autruche


« Dévorant tout indistinctement, elles ont la singulière faculté de tout
digérer ; mais leur stupidité n’est pas moins singulière : elles s’imaginent,
avec un corps si grand, que lorsqu’elles ont caché leur tête dans les
broussailles on ne les voit plus. » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre
X, I, 1, traduction d’Émile Littré.)
De ce portrait dressé au Ier siècle par Pline l’Ancien viennent les
préjugés dont l’autruche est victime : parce qu’on a trouvé des cailloux dans
son estomac, on a pensé qu’elle pouvait digérer tout et n’importe quoi, d’où
la locution avoir un estomac d’autruche par laquelle on distingue ceux qui
peuvent manger d’énormes quantités sans en être indisposés. Parce qu’elle
met sa tête au ras du sol en cas de danger, on a cru que l’autruche refusait
de voir le danger, d’où l’expression adopter la politique de l’autruche que
l’on applique aux faibles et aux couards qui, plutôt que de l’affronter,
préfèrent ignorer la menace ou nier la réalité.
Juger ainsi le comportement de l’autruche relève de
l’anthropomorphisme : si elle approche sa tête du sol (contrairement à la
légende, elle ne s’enfouit jamais la tête dans le sable !), c’est pour mieux
percevoir les vibrations, donc mieux localiser l’origine d’un bruit. Rien de
stupide là-dedans, bien au contraire ! Quant aux cailloux qu’elle avale, cela
ne la distingue guère de la plupart des oiseaux qui en ont simplement besoin
pour leur digestion : les aliments ingérés sont ainsi broyés, notamment les
graines et les insectes. Au-delà de ces comportements longtemps mal
interprétés, ce qu’il y a de plus étrange chez l’autruche, le plus grand et le
plus gros des oiseaux, c’est qu’elle ne vole pas mais peut courir très vite,
jusqu’à soixante kilomètres/heure.

112. Rire comme une baleine


Une bonne et franche rigolade, un rire aux larmes, à gorge déployée, à
s’en tenir les côtes, vous plie souvent en deux. Vous vous tordez de rire,
vous vous payez une bosse de rire, bref, vous riez comme un bossu, l’image
du bossu étant sans doute plus à rapprocher de la bosse de rire que de la
malicieuse gaieté que l’on prête traditionnellement à ceux qui, enfants, «
sont de petits anges qui cachent leurs ailes sous leur pardessus », selon le
joli mot de Pagnol dans Naïs.
Mais comment expliquer rire comme une baleine ? Doit-on penser à
l’énorme mégaptère que l’on appelle baleine à bosse dont le qualificatif est
lié au dos rond que fait l’animal avant de plonger ? L’idée permettrait de
filer la métaphore déjà contenue dans se payer une bosse de rire et rire
comme un bossu mais cette étymologie est peu vraisemblable. D’aucuns ont
voulu voir une référence à d’autres types de baleines : celles d’un parapluie
qui se tordent parfois lorsqu’un violent coup de vent retourne l’objet, ou
encore celles d’un soutien-gorge dont la forme concave peut figurer une
bouche qui rit mais la locution peut se justifier beaucoup plus simplement :
le cétacé, lorsqu’il ouvre son impressionnante gueule garnie de 270 à 400
fanons, nous donne vraiment l’impression qu’il rit de bon cœur.
Le rire franc a donné lieu à d’autres comparaisons, parfois bien étranges
; ainsi rire comme un coffre, attesté dès 1735 chez Le Roux ou, plus étrange
encore, la métaphore que nous propose Flaubert dans sa correspondance :

« Je viens de le relire encore une fois et d’en rire comme trois


cercueils ouverts. » (Lettre à Louis Bouilhet du 4 juin 1850.)

113. Bique et bouc


L’expression, diffamante, qualifie la bisexualité plutôt que
l’homosexualité bien que l’un suppose nécessairement l’autre. Alfred
Delvau (1866) l’écrit avec traits d’union et donne définition et commentaire
qui feraient aujourd’hui hurler à l’homophobie* : « Créatures des deux
genres – dans l’argot du peuple, ordinairement plus brutal pour ces
créatures-là. » Dix ans auparavant, Francisque Michel donnait cette simple
équivalence : « hermaphrodite ». On dit aussi bique-bouc, en Champagne,
Lorraine et Franche-Comté ainsi que boubique en Normandie ; le Glossaire
du patois normand de Louis Du Bois (1773-1855) propose deux définitions
: « BOUBIQUE (adj.) : hermaphrodite, qui est à la fois bouc et bique, mâle et
femelle. /BOUBIQUE (s.f.) : cidre fait d’un mélange de pommes et de poires.
»
Le lexique populaire propose bien des synonymes : à voile et à vapeur
(variante : à voile et à moteur) ou encore, mais moins fréquemment, à poil
et à plume (variante : du poil et de la plume), à l’huile et au vinaigre, etc.
Bien que la symbolique sexuelle traditionnellement associée au bouc
puisse être sous-entendue (cf. la traditionnelle représentation du démon
fornicateur), Bique et bouc peut cependant ne s’appliquer qu’à un homme
efféminé (ou, plus rarement, à une femme masculine), comme dans
l’exemple suivant : « De ce dernier, les gens en clignant de l’œil, disent en
wallon qu’il est bique et bouc. C’est le seul homme parfumé du village. »
(Armel Job, La Reine des Spagnes, L’Harmattan, 1995.)

* Remarquons au passage le caractère lexicalement monstrueux de ce mot


apparu à la fin des années 1970 : il est en effet constitué d’un préfixe, homo,
« même, identique », issu du grec homos, « seul, même » et d’un suffixe,
phobie, « haine, peur maladive », issu du grec phobos, « crainte ». Où donc
est le radical ?

114. Avoir un bœuf sur la langue


C’est, pour quelque raison secrète, ne pas vouloir parler, s’enfermer
dans un mutisme obstiné.
L’image qui vient à l’esprit est parfaitement abracadabrante : une petite
langue humaine écrasée par un énorme bovidé. Invraisemblable ! La
locution doit avoir une autre étymologie.
On sait que, dans l’Antiquité, la richesse d’un homme était
proportionnelle au bétail qu’il possédait, ce bétail étant une sorte d’étalon
de la fortune. Bétail et richesse sont d’ailleurs étymologiquement liés
puisque le latin pecunia, « fortune qui résulte du bétail » est issu de pecus, «
troupeau, bétail » (°péku en indo-européen). Pecunia a donné notre adjectif
« pécuniaire ». Le bétail a donc servi de troc jusqu’au jour où les Grecs
eurent l’idée de remplacer les bêtes échangées par des pièces de bronze,
d’argent ou d’or. Selon Plutarque, Thésée fit frapper à Athènes une monnaie
à l’effigie d’un bœuf et les Athéniens disposèrent ainsi de decabuoi, valant
dix bœufs et d’hecatombuoi* représentant cent bœufs, soit soixante-quinze
statères. Le bœuf-monnaie se répandit dans toute la Grèce et en Orient puis
en Europe occidentale, via l’Italie.
Notre locution est donc d’origine grecque et fait référence à cette
monnaie métallique. On disait alors de celui dont on avait acheté le silence
qu’il avait un bœuf sur la langue. L’expression se trouve notamment chez
Eschyle (v. 525 av. J.-C.- 456 av. J.-C.) : « Mais je tais le reste. Un grand
bœuf est sur ma langue. Si cette maison avait une voix, elle parlerait
clairement. Moi, je parle volontiers à ceux qui savent, mais, pour ceux qui
ignorent, j’oublie tout. » (Agamemnon, 36-39, traduction de Leconte de
Lisle.)

* Mot étymologiquement proche du français hécatombe, à l’origine, «


sacrifice de cent bœufs », du grec hecaton, « cent » et bê, pluriel de bous, «
bœuf ».

115. Faire un bœuf


En 1922, Louis Moysès crée à Paris un café brasserie au 28 de la rue
Boissy d’Anglas dans le VIIIe arrondissement, non loin de la Madeleine. Il
le nomme d’après un tango brésilien composé en 1918 pour le carnaval de
Rio par José Monteiro : Le Bœuf sur le toit (O Boi no Telhado). Darius
Milhaud s’inspirera de ce tango pour composer un ballet, également intitulé
Le Bœuf sur le toit, op. 58. Le café brasserie de la rue Boissy d’Anglas va
devenir un haut lieu de la vie artistique et littéraire des Années folles. Dans
ses livres, Maurice Sachs, secrétaire et ami de Jean Cocteau en 1924, y fait
souvent allusion : « Chaque génération connaît un lieu de rendez-vous par
excellence, chaque génération a son quartier général : l’après-guerre eut le
Bœuf sur le Toit, où les jeunes gens émerveillés allaient contempler
Picasso, Radiguet, Cocteau, Milhaud, Fargue, Auric, Poulenc, Honegger,
Sauguet, Satie, Jean Hugo, Breton, Aragon, et toute l’avant-garde de ces
années-là. » (Le Sabbat, Souvenirs d’une jeunesse orageuse, Corrêa, Paris,
1946.)
Le Bœuf sur le toit déménagera en 1928 au 33 de la même rue puis au
26 de la rue de Penthièvre, en 1936 au 41 bis de l’avenue Pierre-de-Serbie
et enfin en 1941 au 34 de la rue du Colisée où il se trouve toujours. Après la
Seconde Guerre mondiale, de nombreux artistes de la chanson se sont
produits au « Bœuf » : Léo Ferré, Charles Trénet, Jean Sablon, Mouloudji,
Les Frères Jacques, Gribouille, Marianne Oswald, Juliette Gréco, etc.
Ce cabaret tient aussi sa célébrité d’avoir été le lieu de prédilection de
musiciens qui, après leurs concerts, s’y retrouvaient pour improviser
ensemble sur des standards de jazz, ce que l’on appelle en anglais une jam
session. Ainsi est née l’expression faire un bœuf ou taper le bœuf.
De nos jours, la tradition est encore bien vivante, la célèbre brasserie
continuant d’inviter des artistes et groupes de jazz auxquels se joignent, en
fin de soirée, d’autres musiciens, pour faire le bœuf.

116. Mettre la charrue avant (devant) les bœufs


Commencer par où il faut finir, faire avant ce qui devrait être fait après,
par sottise, distraction ou précipitation, tel est le sens de cette locution dont
les premières formes apparaissent dès le début du XIIIe siècle.
Dans la Bible Guiot, ouvrage satirique écrit vers 1200 par Guyot de
Provins, moine de Cluny, on trouve les vers suivants :

« Tant en donnèrent qu’à Grant-Mont,


Clerc et Provoire sougiet [soumis] sont :
Ce fu uns commandemens nués [nouveau],
Là va li chars devant li bués. »
(Vers 1574-1577.)

En 1290, dans Li Livres d’amours, Drouart la Vache, traducteur d’André


le Chapelain, parle aussi de char mais au féminin :

« Par les paroles tu vues


Mestre la char devant les bues
Et troubler l’ordre de Nature. »

Chez Rabelais, dans la présentation de Gargantua adolescent, char est


remplacé par charrette : « […] mettoyt la charrette devant les beufz […] »
(Gargantua, chapitre XI, 1534).
Furetière (1690), Le Roux (1735) et Panckoucke (1750) écrivent Mettre
la charrue devant les bœufs et en donnent une définition singulière : « mal
arranger son discours ».
La préposition « devant » est évidemment plus correcte qu’« avant »,
cette dernière se référant davantage à la chronologie qu’à une position
spatiale. Qu’il ne faille pas mettre la charrue devant les bœufs relève d’un
bon sens paysan que seuls les sots peuvent ne pas partager. Il n’est pas
impossible que l’expression contienne quelque allusion érotique renvoyant
au repos, non du guerrier, mais de celui qui a partagé longtemps avec lui un
certain mythe de l’idéologie nationale : le laboureur. Après avoir, toute la
journée, tracé les sillons, sa charrue derrière ses bœufs, le paysan peut en
effet jouir, la nuit venue, d’un plaisir bien mérité, sa charrue, cette fois,
véritablement devant ses bœufs, car l’une désignait jadis,
métaphoriquement, le membre viril tandis que les deux autres figuraient les
testicules ; on rejoint ainsi, de façon paillarde, une ancienne parabole qui
voit une équivalence entre l’ensemencement de la terre et l’acte de
fécondation ; on retrouve aussi l’inévitable Rabelais qui, dès le premier
chapitre de son Pantagruel (1532), utilisait la même image : « Les autres
enfloyent en longueur par le membre qu’on nomme le laboureur de nature,
en sorte qu’ilz le avoyent merveilleusement long, grand, gras, gros vert et
acresté à la mode antique, si bien qu’il s’en servoyent de ceinture […]. »

117. Bouc émissaire


D’après l’Ancien Testament (Lévitique, 16, 21-22), à la fête de
l’expiation, le dixième jour du septième mois (Yom Kippour, « jour des
propitiations »), les Hébreux amenaient deux boucs au grand prêtre ; après
un tirage au sort, l’un était offert en sacrifice à Yahvé pour le rachat des
péchés, l’autre était le bouc expiatoire que l’on envoyait au désert : « Aaron
impose les deux mains sur la tête du bouc vivant : il confesse sur lui toutes
les fautes des fils d’Israël et toutes leurs révoltes, c’est-à-dire tous leurs
péchés, et il les met sur la tête du bouc ; puis il l’envoie au désert sous la
conduite d’un homme tout prêt. Le bouc emporte sur lui toutes leurs fautes
vers une terre stérile. » Ce bouc était précisément conduit au démon du
désert, appelé Azazel (Lévitique, 16, 10). Selon le Livre d’Hénoch, cet
Azazel est le dixième des anges déchus et le bouc dont il devenait ainsi le
gardien était aussi appelé bouc émissaire, du latin emissarium, « déversoir
», rattaché à emittere, « envoyer dehors », à l’origine du français « émettre
».
Aujourd’hui, l’expression bouc émissaire a quelque peu perdu de sa
connotation biblique mais, parallèlement au rite lévitique dont elle est issue,
elle désigne toujours l’innocent malheureux sur qui retombent les torts, les
erreurs des autres, celui grâce à qui la communauté s’exempte de ses fautes,
préservant ainsi sa cohésion au prix d’une odieuse injustice.
L’animal, que Bossuet nomme « bouc d’abomination », semble maudit
depuis la nuit des temps. Victime propitiatoire pour les Hébreux, le bouc est
aussi, selon les religions, maléfique, démoniaque, fornicateur, puant. Le
diable est vénéré, lors de l’orgiaque sabbat des sorcières, sous la forme d’un
grand bouc noir qui est aussi symbole de luxure. Le poète latin Horace le
qualifie de « lascif » : […] libidinosus immolabitur caper et agna
Tempestatibus !, « […] je sacrifierais un bouc lascif et une brebis aux
Tempêtes ! » (Épodes, X.) Dans la mythologie grecque, un bouc était
immolé lors des fêtes dionysiaques et Pan, dieu à pattes et queue de bouc,
poursuivait les nymphes de son inextinguible appétit sexuel ; ses brusques
apparitions déclenchaient d’ailleurs une immense frayeur, justement
qualifiée de « panique ». Les grimoires médiévaux font du sang de bouc
l’ingrédient principal de mixtures horrifiques. Seul le védisme fait
exception à ce tableau d’horreur car si les Védas ordonnent bien que le bouc
soit sacrifié, c’est qu’aux yeux des brahmanes il est le « marcheur du
firmament » : c’est par lui que viennent les richesses, que sont franchies les
ténèbres, que les cieux deviennent accessibles (atharva-véda).

118. Tourner en bourrique


Une bourrique et un âne (ou une ânesse), c’est kif-kif bourricot*… sauf
que les mots de bourrique, bourricot et bourriquet (de l’espagnol borrico, «
âne ») sont souvent plus péjoratifs. Quelle bourrique ! Tu es têtue comme
une bourrique ! Qui est ainsi traité se voit accusé d’un coup de bêtise et
d’entêtement. Être une bourrique, c’est non seulement ne rien comprendre
mais, qui plus est, ne faire aucun effort pour comprendre ; ce peut être aussi
s’obstiner bêtement. La bourrique est donc un âne bâté (voir supra), au sens
figuré comme au sens propre puisque la raison d’être d’un bât est d’équiper
les bêtes de somme d’où une autre expression, être chargé comme une
bourrique, signifiant « porter de lourds et nombreux fardeaux ».
D’un amalgame de ces diverses locutions est sans doute né tourner en
bourrique qui accumule les notions de bêtise et de charges exténuantes.
Faire tourner quelqu’un en bourrique, c’est en effet l’abrutir (faire d’elle
une brute) en lui imposant d’insupportables exigences. Diantre, voilà qui
n’est pas rien ! Pas d’affolement, cependant, car la formule relève le plus
souvent de la synecdoque, c’est-à-dire qu’elle dit le plus pour le moins.
Quand, en effet, une maman reproche à ses sales gosses de la faire tourner
en bourrique, elle veut juste leur faire comprendre qu’ils l’énervent, qu’ils
lui font perdre patience, qu’elle est excédée par leur agitation ou leurs
jérémiades.
Selon Esnault (1965), bourrique a également revêtu des significations
argotiques : gourgandine en 1809, agent de la sûreté en 1877, délateur en
1883, gendarme en 1917. En 1894, Virmaître ne lui donnait toutefois que le
sens d’« indicateur » (argot des voleurs) ; on dirait aujourd’hui « balance ».

* De l’arabe kif, « comme, autant, pareil », kif-kif bourricot étant, selon


Esnault (1965), issue d’une formule chère aux Algériens, « pareil à l’âne ».

119. Brebis galeuse


« La hideuse gale s’attaque aux brebis, lorsqu’une pluie froide de l’âpre
hiver aux blancs frimas les a profondément pénétrées jusqu’au vif ; ou
quand la sueur mal lavée reste collée à leurs corps tondus et que les ronces
épineuses ont écorché leur peau. […] Quand tu verras de loin une brebis se
retirer trop souvent sous un doux ombrage, ou brouter sans appétit la pointe
des herbes, et marcher la dernière, ou tomber en paissant au milieu de la
plaine, et revenir seule et attardée dans la nuit, hâte-toi : réprime le mal
avec le fer, avant que l’affreuse contagion ne se glisse parmi le troupeau
sans défense. [3,470] L’ouragan qui déchaîne l’orage s’abat moins
fréquemment sur la mer que les épidémies sur les bêtes, et les maladies
n’attaquent pas quelques individus isolés, mais enlèvent tout à coup des
parcs d’été tout entiers, l’espoir du troupeau et le troupeau en même temps,
et toute la race depuis son origine. » (Virgile, Géorgiques, livre III, 440-
473, v. 38 av. J.-C ; - v. 29 av. J.-C., trad. de l’abbé Delille.)
Suit une terrible description de l’épizootie dans le Norique et les bords
du Timave (rivière de la province de Trieste) où la maladie « livra à la mort
toutes les bêtes des troupeaux et toutes les bêtes sauvages, corrompit les
lacs et infecta de poison les pâturages. »
La gale des brebis fit donc des ravages dès l’Antiquité comme en
témoigne Virgile et, deux siècles avant lui, Caton l’Ancien (De Agri
cultura). De nombreux ouvrages lui furent aussi consacrés aux XVIIe et XVIIIe
siècles où la maladie était aussi appelée rogne, tac, cou gras et roux vieux
ainsi qu’au XIXe siècle où l’on parla de psore, du grec psôra, « gale »,
également à l’origine du mot « psoriasis ». Cette gale, dont on a cru qu’elle
se transmettait à l’homme, était évidemment redoutée des éleveurs qui,
après avoir isolé l’animal malade et lui avoir appliqué divers traitements
(camphre, huile d’olive, huile de térébenthine, pommade citrine, soufre,
liqueur ferro-arsenicale de Tessier et même, jus de tabac) devaient se
résoudre à l’abattre et parfois aussi, tout le troupeau contaminé. On sait
aujourd’hui que la gale ovine est provoquée par un acarien, psoroptes ovis,
on parvient à mieux la prévenir, on réussit à la guérir mais l’expression
brebis galeuse est toujours de mise pour désigner une personne que l’on
évite, avec ou sans raison, comme si elle était atteinte d’une maladie
contagieuse. Qui est ainsi victime d’exclusion s’exclame souvent, indigné :
« Je n’ai pas la gale ! »

120. Chaud comme une caille


On associe à l’expression l’idée d’un petit nid douillet, confortable,
d’un lit moelleux, d’un cocon de bien-être où un enfant s’éveille après une
douce nuit, pleine de beaux rêves. Bien emmitouflé dans ses couvertures, il
est chaud comme une (petite) caille et l’on pense que, pour l’enfant comme
pour l’oiseau, la chaleur vient d’abord du nid. Eugène Sue nous propose
cette même idée dans Les Sept péchés capitaux : « Oui, cette frileuse, cette
dormeuse, qui autrefois passait des matinées entières à se dorloter, à se
pelotonner comme une caille dans son nid, sous la tiède et pénétrante
chaleur de l’édredon […] » (La Paresse, chapitre XI, 1847-1852).
La caille est-elle donc naturellement chaude ? Le grand naturaliste
Buffon nous le confirme dans le septième volume de son Histoire naturelle
où il explique que, si certains oiseaux sont particulièrement sujets à
l’engourdissement, « […] cela n’est point applicable aux cailles, en qui l’on
a même reconnu généralement plus de chaleur que dans les autres oiseaux,
au point qu’en France elle est passée en proverbe, et qu’à la Chine on se
sert de ces oiseaux pour se tenir chaud en les portant tout vivants dans les
mains » (tome VII, Oiseaux, 1770-1783). Des cailles vivantes en lieu et
place de manchons contre le froid ! Le petit migrateur serait donc lui-même
source de chaleur et sa température interne serait plus élevée que celle des
autres oiseaux, pourtant comprise, aux dires des spécialistes, entre 40 et 43
degrés ? Voilà qui justifierait amplement la locution… à moins que celle-ci
n’évoque une autre caractéristique. Cotgrave, dans son Dictionarie of the
French and English Tongues (1611), nous fournit une autre piste, en effet :
« Chaud comme une caille : Of a very hot complexion », que Furetière
(1690) et Ménage (1694) traduisent quasi littéralement par « La caille est de
chaude complexion, d’où vient notre proverbe ». Le mot « complexion »
doit être pris au sens de caractère, d’humeur et indiquerait que le petit
oiseau est porté sur la chose : on parlerait d’une chaude caille comme on
parle d’un chaud lapin. Là encore, Buffon confirme : « On a vu un mâle
réitérer dans un jour jusqu’à douze fois ses approches avec plusieurs
femelles indistinctement. […] et la nature, qui leur inspire cette espèce de
libertinage, en tire parti pour la multiplication de l’espèce. » Le célèbre
naturaliste fait d’ailleurs un lien entre ce comportement sexuel et la vertu
aphrodisiaque que l’on prête à l’oiseau : « Cette ardeur des cailles a donné
lieu d’attribuer à leurs œufs, à leur graisse, etc., la propriété de relever les
forces abattues et d’exciter les tempéraments fatigués ; on a même été
jusqu’à dire que la seule présence d’un de ces oiseaux dans une chambre
procuroit aux personnes qui y couchoient des songes vénériens. » Toutefois,
en savant rationnel, Buffon ajoute : « Il faut citer les erreurs, afin qu’elles se
détruisent elles-mêmes. » Ouf ! La science est sauve.

121. Un froid de canard


L’ordre alphabétique nous fait passer de la caille au canard, un peu
comme on saute du coq à l’âne car les expressions retenues nous infligent,
par leur succession, une manière de douche écossaise. La constatation d’un
froid de canard est généralement précédée de « Brr… ! » : d’aussi glaciales
températures nous donnent souvent la… chair de poule. C’est un temps à ne
pas mettre un chien dehors… sauf, peut-être, un chien de chasse car ce froid
de canard est d’abord celui que ressentent les chasseurs à l’affût,
précisément à la passée (le chasseur est posté en bordure d’un plan d’eau)
ou à la hutte (cache également appelée « tonne » ou « gabion »), méthodes
qui se pratiquent non seulement en saisons froides mais aussi à partir du
crépuscule ou avant le lever du soleil et toujours en zones humides. Mieux
vaut donc être bien couvert car aux températures vraiment frisquettes
s’ajoute l’immobilité du chasseur. Brr… ! vous dis-je.

122. Muet comme une carpe


C’est un peu l’équivalent d’avoir un bœuf sur la langue (voir supra) si
ce n’est qu’un tel silence peut ne pas avoir été acheté. La locution apparaît
dès 1619 sous la plume de Claude d’Esternod (1590-1640) : « Il est muet
comme une carpe, Et l’on ne sent presque l’escarpe De cet esprit qui va de
nuit. » (L’Espadon satyrique, Satyre XII, La Belle Magdelain.)
On trouvait auparavant muet comme un poisson, parfois au pluriel, chez
Rabelais par exemple : « […] demorèrent part d’iceux muetz comme
poissons et oncques ne chantèrent […] » (Le Cinquiesme Livre, chapitre III,
1562). Le terme générique suffisait alors à la comparaison, étant en effet
communément admis que les poissons n’émettent aucun son. Silencieux, les
poissons ? Voire ! Un spécialiste en la matière, Henri de La Blanchère
(1821-1880), naturaliste et photographe, se pose la question au chapitre VI
de L’Esprit des poissons (1870) : « Les poissons ont-ils une voix ? Question
encore aujourd’hui fortement controversée quoique l’affirmative semble
parfaitement certaine » et le savant homme de nous énumérer de
nombreuses espèces pratiquant presque l’art du chant, dont le grondin,
exemple indiscutable, étant donnée l’étymologie de son nom : « […] les
grondins, rouges, verts et gris, tout en rampant au fond de la mer sur leurs
pattes, font ronfler une basse continue qui leur a valu leur nom ». L’idée
reçue est donc battue en brèche. Est-ce pour cela que l’expression s’est
particularisée en n’évoquant plus que la carpe ? Furetière (1690) note que «
La langue de carpe est la chair qui forme son palais, qu’on nomme ainsi
improprement, car en effet elle n’a point de langue ». La locution
résulterait-elle alors d’un faux syllogisme amalgamant dans ses prémisses
deux acceptions du mot « langue », organe buccal et organe de la parole : la
langue sert à parler, or la carpe n’a pas de langue, donc la carpe est muette ?
D’un cyprin l’autre, notons que l’expression se transforme parfois en muet
comme une tanche.
Laissons les cyprins et les mystères de leur prétendu silence pour citer
d’autres formules où le mutisme est encore affaire de comparaisons.
Cité par Cotgrave (1611) : muet comme un francolin pris. Le francolin
est un oiseau voisin de la perdrix qui vivait autrefois en Europe mais ne se
trouve plus aujourd’hui qu’en Afrique. Que le francolin ne chante pas en
cage justifierait, selon Littré, cette expression, devenue archaïque.
Mentionnée par Furetière, l’expression muet comme une souche est
également vieillie ; la souche est plus souvent aujourd’hui symbole
d’immobilité, d’inertie, d’où, humainement parlant, d’inactivité, de paresse,
de sommeil. Ne dit-on pas dormir comme une souche ?
Muet comme la tombe évoque plus l’idée d’un secret que l’on entend
garder. Dans ce même contexte funèbre, on parle aussi d’un silence de mort
et, plus littérairement, d’un silence sépulcral.

123. Appeler un chat un chat


C’est faire preuve de franchise, appeler les choses par leur nom, ne pas
tergiverser, ne pas chercher midi à quatorze heures, aller droit au but donc,
fuir le politiquement correct, ce qui, reconnaissons-le, n’est plus guère de
mise aujourd’hui où, par crainte d’être trop direct, on préfère user de
métaphores, de périphrases, de détours inutilement prudents, de précautions
oratoires, de circonlocutions (et non de circonvolutions comme disent
certains), mettre des guillemets à tout bout de champ en agitant bêtement
ensemble le majeur et l’index de chaque main, pour renforcer l’intention de
ne pas blesser à moins que ces guillemets-là ne trahissent aussi une
incapacité à employer le mot juste. Cette hypocrisie langagière fait
remplacer « vieux » par « quatrième âge », « aveugle » par « non-voyant »,
« sourd » par « malentendant », « contrôleur » par « agent commercial » et
« femme de ménage » par « technicienne de surface ». On se croirait revenu
à l’époque des précieuses ridicules !
Retrouvons donc la bonne habitude d’appeler un chat un chat tout en
remarquant que la locution n’est plus guère sexuellement connotée comme
elle le fut jadis quand « chat » désignait aussi le sexe féminin (on privilégie
de nos jours la forme féminine), métaphore parmi tant d’autres permettant
d’éviter les mots qu’une société policée recommandait de ne pas dire. La
locution est passée à la postérité grâce à Boileau qui écrit dans sa première
Satire (1666), donnant au passage un coup de griffe à Charles Rolet,
procureur (véreux) au parlement de Paris : « Je ne puis rien nommer, si ce
n’est par son nom : / J’appelle un chat un chat, & Rolet un fripon. »

124. Avoir un chat dans la gorge


Maton est aujourd’hui un mot d’argot signifiant « gardien de prison »
(du verbe mater, « rendre docile ») mais un homonyme, attesté dès le XIVe
siècle et toujours employé en Belgique dans « tarte au maton », a désigné
les grumeaux qui se forment dans le lait caillé ou à la surface de la bière
quand elle commence à aigrir. Maton est également un synonyme familier
de « gros chat » (équivalent de matou). Selon Pierre Guiraud (1982),
l’expression avoir un chat dans la gorge serait née d’un jeu de mots sur les
deux sens de maton, l’enrouement étant provoqué par une sécrétion
comparable à un grumeau. L’hypothèse de Guiraud semble pouvoir être
étayée par un autre homonyme, présent dans plusieurs dictionnaires du XIXe
siècle dont celui de Littré : « MATTON. Nœud, bourre, petit amas de duretés
qui se rencontre dans quelques parties d’un cordage. »
Dans Variétés historiques et littéraires (1856), Édouard Fournier intègre
une Harangue de Turlupin le Soufreteux au Roy (1615) où l’on peut lire : «
J’avois ung frère qui fust estranglé par ung chat qu’il avala dans une pottée
de laict, dont bien luy en prinst : il ne partist pas à jeun de ce monde. »
Fournier note en bas de page : « C’est une vieille plaisanterie d’où pourroit
bien être restée l’expression : avoir un chat dans la gorge. » Hypothèse
amusante mais peu vraisemblable, sauf si Turlupin joue, lui aussi, sur les
mots.

125. De la bouillie pour les chats


« On vendait un jour un mauvais pamphlet intitulé : De la Bouillie pour
les chats. Deux colporteurs, payés sans doute par quelques mauvais
plaisants, s’étaient placés, l’un à gauche, l’autre à droite de la porte des
Tuileries ; le premier criait : grand décret de l’assemblée nationale, &
l’autre répliquait avec un fausset malin : de la bouillie pour les chats. » (In
Anecdotes curieuses et plaisantes relatives à la Révolution de France,
1791.)
L’anecdote révèle l’une des significations de la métaphore : texte
confus, embrouillé, incompréhensible, amphigouri, galimatias. Mais de la
bouillie pour les chats peut aussi qualifier un travail bâclé, ni fait ni à faire
ou encore, « de la besogne perdue, de la peine sans profit » (Littré).
L’explication généralement proposée tient à la propreté du chat : soucieux
de ne pas se salir les moustaches, l’animal ne toucherait pas à la bouillie qui
lui serait servie. Peu convaincant ! On assimile aussi cette bouillie à de la
nourriture peu raffinée, préparée sans soin, à la va-vite, juste bonne pour un
chat. Pierre Guiraud penche plutôt pour une confusion entre chat et chas,
non pas celui d’une aiguille à travers quoi, selon l’évangéliste Marc, il est
plus facile pour un chameau de passer que pour un riche d’entrer dans le
royaume des cieux, mais cette colle d’amidon utilisée par le tisserand. Ce
chas-là étant aujourd’hui tombé en désuétude, on lui aurait, par ignorance,
substitué le nom du félin domestique.

126. Donner sa langue au chat


Parce qu’elle est indispensable à la parole et que la parole peut être
séditieuse, la langue fut l’organe systématiquement arraché à ceux que l’on
voulait réduire au silence. L’histoire ne manque pas d’exemples. Avant de
les livrer aux fauves, Caligula faisait arracher la langue de ses victimes pour
ne pas être importuné par leurs cris. Constantin, pourtant libérateur des
chrétiens d’Orient, faisait arracher la langue aux délateurs. Une même
torture était réservée aux agitateurs du temps de Caton d’Utique : « Vite,
qu’on les expédie ; mais avant toutes choses, arrachez-leur la langue, de
peur que même en expirant, ils ne sèment la Révolte. » (Joseph Addison,
Caton, acte III, scène VI, 1713, traduction d’Abel Boyer.) Plusieurs martyrs
chrétiens, dont saint Léon III, pape de 795 à 816, connurent le même sort.
Saint Louis, à son tour, ordonna que les jureurs et blasphémateurs du nom
de Dieu subissent le même supplice. Idem pour les hérétiques condamnés
au bûcher par l’Inquisition : avant de les brûler, on avait coutume de « leur
arracher la langue […] afin qu’ils ne scandalisent pas les assistants par leurs
impiétés. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Inquisition, 1764.)
Que croyez-vous qu’on fît de ces langues arrachées ? On les donna…
aux chiens, bien sûr ! Si vous en doutez, reportez-vous au Martyre de saint
Livinio (saint Liévin, évêque d’Écosse, martyr au VIIe siècle), peint en 1633
par Rubens : le bourreau coiffé de rouge vient d’arracher avec ses tenailles
la langue du supplicié ; il la tend à un chien dont les rondeurs nous disent
qu’il n’en est pas à sa première langue.
Donner (jeter) sa langue aux chiens fut donc la première forme de notre
locution ; la référence à toute violence en disparut rapidement. Née d’une
atroce mutilation empêchant la victime de parler, l’expression s’est tôt
adoucie pour signifier « ne pas deviner », « renoncer à trouver la réponse »,
comme chez Mme de Sévigné : « Je ne puis me résoudre à la dire, devinez-
la, je vous le donne en trois ; jetez-vous votre langue aux chiens ? » (Lettre
à M. de Coulanges du 15 décembre 1670.) Par un ultime euphémisme, le
chien céda sa place au chat et la formule eut la faveur des enfants aimant
jouer aux devinettes.

127. À la graisse de chevaux de bois


Virmaître (1894) nous en donne le sens : « Quand un boniment
[discours pour attirer la foule] est par trop fort, on dit dans le peuple : c’est
un boniment à la graisse de chevaux de bois. » Nous sommes donc dans le
langage des bonimenteurs, des charlatans dont les paroles, les arguments, ne
sont que mensonges et ne valent pas plus que les remèdes qu’ils vantent.
Les pseudo-remèdes en question pouvaient être des onguents justement
fabriqués avec de la graisse de cheval. On trouve par exemple dans La
Presse médicale belge du 13 février 1859 le compte rendu d’un procès
engagé devant le tribunal du Havre contre un certain Odièvre, surnommé le
sorcier de Saint-Eustache, qui prétendait soigner de pauvres bougres en leur
vendant au prix fort des orviétans et pommades à base, notamment, de «
graisse de cheval prise chez l’équarisseur ». Une première locution, à la
graisse de cheval, a pu déjà signifier « sans effet, insignifiant, pas plus
efficace que les onguents des bonimenteurs ».
Peut-on alors imaginer une substance encore plus inopérante que la
graisse de cheval ? Oui, celle de chevaux de bois que l’on ne peut trouver
qu’au pays de l’absurde, un pays à la Lewis Caroll où rien ne tient debout,
où tout est à la graisse de chevaux de bois. Pour décliner cette formule
saugrenue, on a inventé des graisses encore plus farfelues : d’abat-jour, de
hareng saur, de hérisson, la moins extravagante de toutes étant sans doute
la graisse d’oie, réellement utilisée en gastronomie. En tout cas, voilà bien
des formules pour qualifier ce qui est à la gomme, à la noix, et doit être
tenu pour aussi méprisable que de la roupie de sansonnet.

128. Cheval de bataille


Lu dans une présentation de disque à propos d’un célèbre baryton :
« Il avait exhumé Les Bœufs de Pierre Dupont* et en avait fait son
cheval de bataille. » L’image, grotesque, prouve que le sens figuré de
certaines expressions fait souvent oublier leur sens propre originel ! Le
cheval de bataille est le sujet de prédilection ou l’argument auquel on a
systématiquement recours, que l’on « enfourche » à tout propos. C’est, en
ce sens, l’équivalent du dada qui chez Balzac, suscite ce commentaire : «
Un homme qui n’a pas de dada ignore tout le parti que l’on peut tirer de la
vie. Un dada est le milieu précis entre la passion et la monomanie. En ce
moment, je compris cette jolie expression […] et j’eus une complète idée de
la joie avec laquelle l’oncle Tobie enfourchait, Trim aidant, son cheval de
bataille. » (La Grande Bretèche, 1831.)
Au sens propre, le cheval de bataille était, notamment au Moyen Âge et
à la Renaissance, un destrier (voir infra, Monter sur ses grands chevaux)
que l’on appelait aussi cheval de lance. Grand et fort, impétueux, bien
dressé pour s’adapter à tous les mouvements et aléas d’une bataille, il était
la monture favorite des guerriers. C’est avec leur cheval de bataille, leurs
armes et leurs chiens que « nos ancêtres les Gaulois » se faisaient enterrer
afin de les retrouver dans l’au-delà.

* Pierre Dupont (1821-1870) composa notamment le Chant des ouvriers


(1846) et, avec Charles Gounod, Les Bœufs (1846), chanson qui lui assura
la postérité : « J’ai deux grands bœufs dans mon étable, / Deux grands
bœufs blancs marqués de roux… »

129. Monter sur ses grands chevaux


Ces grands chevaux étaient autrefois les chevaux de bataille (voir
supra), de haute taille et bien racés, montures par excellence des chevaliers
partant au combat ou s’affrontant dans les tournois. On parlait aussi de
destriers (on a dit aussi dextriers) car les écuyers les conduisaient, la bride
dans la main droite.
Les chevaux étaient autrefois désignés selon leur taille et leur fonction.
Un palefroi était aussi un très beau cheval, utilisé pour le voyage (par les
dames) et la parade. Un roncin ou roussin, de moindre valeur, était monté
par les paysans ; au XIVe siècle, il devint cheval de service puis au XVIe
siècle, la monture des écuyers pour la chasse et la guerre. Enfin, le sommier
était un cheval de charge (cheval de bât ou cheval de somme) destiné à
transporter les fardeaux.
Les grands chevaux furent en quelque sorte l’équivalent pluriel du
cheval de bataille, au sens figuré d’arguments de poids ou de grandes
causes que l’on défend bec et ongles, comme dans Les Après-dînées de
Nicolas de Cholières : « Vous menacez le seigneur Camille : il est bien
homme pour vous ; il en sait à vous et à vos grands chevaux. » (Après-dînée
XI, Des Lunatiques, 1587.) Parce que argumenter suppose souvent une
dispute aux deux acceptions du terme, lutte d’opinions et échange de propos
violents, monter sur ses grands chevaux a pris le sens de se mettre en
colère, s’exprimer d’un ton hautain et emporté. On trouve par exemple dans
Sganarelle ou le Cocu imaginaire (1660) de Molière : « Ma colère à présent
est en état d’agir, / Dessus ses grands chevaux est monté mon courage, / Et
si je le rencontre, on va voir du carnage » (scène XXI). Monter sur ses
grands chevaux, c’est, en somme, partir à l’assaut avec arrogance et
hautaine attitude plutôt qu’avec de véritables armes. Celui qui réagit ainsi
est incontestablement à cheval sur ses principes ; les deux expressions sont
d’ailleurs probablement liées.

130. La mort du petit cheval


L’expression évoque la jolie complainte de Paul Fort, mise en musique
par Georges Brassens. « Le petit cheval dans le mauvais temps, qu’il avait
donc du courage / […] Mais un jour dans le mauvais temps, un jour qu’il
était si sage, Il est mort par un éclair blanc, tous derrière et lui devant » (in
Morcef, 1909). Le poème est-il à l’origine de la locution ? Peu
vraisemblable : les niveaux de langue sont bien différents entre la
complainte (poésie naïve) et la locution (plutôt argotique). On peut aussi
penser à La Mort du petit cheval d’Hervé Bazin où l’on retrouve Folcoche
et Brasse-Bouillon. Le roman, publié en 1950, ne fait que reprendre dans
son titre l’expression attestée dès les années 1940. Doit-on faire référence
au sens argotique de « petit cheval » qui, selon Esnault (1965) désignait le «
piston de frein Westinghouse, comprimant l’air » (S.N.C.F., 1928) dans les
locomotives ? La mort de ce petit cheval-là entraînait forcément
l’immobilisation de la machine et, pour la S.N.C.F. qui se faisait alors un
point d’honneur à conduire ses voyageurs à bon port et à l’heure, une
véritable catastrophe. Pour Claude Duneton, une explication liée au
domaine des courses hippiques semble plus probable : « le petit cheval sur
lequel on a misé et qui se fait “descendre” par un concurrent, c’est la fin des
belles espérances de gain ! » (article paru dans Le Figaro du 8 avril 2010.)
La fin d’une affaire, d’une situation porteuse d’espérances, tel est en effet le
sens de l’expression, dont La fin des haricots est, par conséquent,
synonyme.

131. Devenir chèvre


C’est, de nos jours, un équivalent de tourner en bourrique (voir supra)
mais tel ne fut pas le premier sens de l’expression. On trouve chez Rabelais
le verbe chevreter* : « Advenent le cas, ne seroit-ce que pour chevreter ?
Autresfoys est-il advenu : advenir encores pourroit » (Tiers livre, Prologue
de l’auteur, 1546) ; dans l’édition variorum de 1823, le glossaire donne
cette définition : « Se despiter comme font les chèvres, qui sautellent et
trépignent quand on les fasche. » Devenir chèvre, c’est donc se dépiter,
c’est-à-dire éprouver du chagrin mêlé de colère. On dit aussi d’une
personne qu’elle prend la chèvre quand elle s’emporte pour un rien, qui,
facilement, prend la mouche (voir infra). Molière utilise l’expression dans
Sganarelle ou le Cocu imaginaire (1660) : « Mais c’est prendre la chèvre un
peu bien vite aussi » (scène XII). Ce caractère colérique et braque de notre
caprin se retrouve dans des mots de même étymologie comme caprice ou
se cabrer (du latin capra, « chèvre »).

* Ne pas confondre cet archaïque chevreter avec le moderne chevroter dont


le sens est multiple : bêler ou mettre bas, en parlant de la chèvre, mais aussi
parler ou chanter d’une voix tremblotante (chevrotante).

132. Ménager la chèvre et le chou


e
Ce fameux petit problème de logique date du VIII siècle* : un paysan
revient du marché avec un loup, une chèvre et un chou qu’il doit transporter
chez lui, de l’autre côté de la rivière. Son petit bateau ne lui permettant
d’embarquer qu’un seul élément à la fois, comment doit-il s’y prendre, étant
entendu que le loup peut dévorer la chèvre et la chèvre, le chou ?
Une solution : le paysan transporte d’abord la chèvre. Il revient seul et,
dans un deuxième voyage, transporte le chou. Il revient avec la chèvre qu’il
dépose sur la rive et retraverse avec le loup qu’il dépose à côté du chou. Il
revient ensuite chercher la chèvre. C’est la seule solution permettant de
ménager la chèvre et le chou, le loup n’ayant, quant à lui, rien à craindre.
Telle serait l’origine de la locution proverbiale qui a su faire ses… choux
gras de l’allitération en « ch ». On l’emploie pour dire que l’on sait parer à
deux inconvénients ou préserver ses propres intérêts en ménageant tous les
partis, même les plus opposés, en évitant, par exemple, de les mettre en
présence. Mme de Sévigné y a recours (mais avec plusieurs choux) dans sa
lettre du 25 mai 1680 à Mme de Grignan (édition de 1754) : « […] si, en
tournant le Feuillet, ils veulent dire le contraire pour ménager la chèvre et
les choux, je les traiterai sur cela comme ces ménageurs politiques […] ».
C’est bien en effet dans le domaine politique qu’il importe de savoir
ménager la chèvre et le chou, surtout dans des contextes diplomatiques :
hommes d’État, ministres, députés et chefs de partis savent, pour la plupart,
nager entre deux eaux ; certains, disciples de Talleyrand, sont passés
maîtres dans l’art de louvoyer, ce dernier verbe n’étant pas issu de loup ou
louve mais de lof, « côté du navire frappé par le vent ».

* L’auteur en serait le théologien anglo-saxon Alcuin d’York (v. 735-804).

133. Avoir du chien


Dans un article intitulé L’Esprit parisien, il est dit que « […] l’esprit
canaille est la mesure du talent des petites comédiennes de Paris. » L’une
d’elles doit son succès « […] à un balancement canaille ». Sur une autre, on
murmure : « Mon Dieu, elle n’est pas belle, mais elle a un petit air canaille
qui est charmant. » (Le Guide musical, revue internationale de la musique
et de théâtres lyriques, 1869.) Canaille vient du latin canis, « chien », via
l’italien canaglia qui désignait une « troupe de chiens » aux XIIIe et XIVe
siècles. L’ancien français avait chiennaille ou chenaille qualifiant
péjorativement le bas peuple. Est-ce parce que certains bourgeois aimaient à
s’acoquiner avec des femmes du peuple aux mœurs légères que celles-ci
furent qualifiées de canailles ? Par la suite, on a pu dire de ces dames
aguicheuses qu’elles avaient un petit air canaille et, plus récemment,
qu’elles avaient du chien. Notons chez Delvau (1866) le verbe chienner qui
« se dit – dans l’énergique argot du peuple – des femmes qui courent après
les hommes, renversant ainsi les chastes habitudes de leur sexe ».
Aguicher ou avoir du sex-appeal ? Avoir un air canaille ou avoir du
chien ? La nuance réside sans doute dans la qualité et la force du charme : il
doit avoir juste ce qu’il faut de provocant tout en affichant, comme pour
s’en défendre, une certaine prestance.

134. C’est le chien de Jean de Nivelle…


… qui s’enfuit quand on l’appelle. L’article défini a remplacé l’adjectif
démonstratif, modifiant le sens de la locution proverbiale car « ce chien de
Jean de Nivelle » signifie bien que le personnage lui-même fut traité de
chien et non qu’il possédait un chien, en l’occurrence désobéissant, comme
le laisserait entendre « le chien de Jean de Nivelle ». Le Jean de Nivelle en
question était le fils aîné de Jean II de Montmorency, seigneur de Nivelle
(1402-1477). Le père était fidèle à Louis XI mais le fils à Charles le
Téméraire, duc de Bourgogne. La tradition nous apprend que Jean de
Nivelle (1422-1477) refusa de répondre à l’appel de son père l’enjoignant
de rallier le parti du roi de France. Il en fut maudit et déshérité et devint
l’objet du mépris, voire de la haine du peuple. Ainsi serait née la locution
que l’on applique à celui qui, désobligeant, disparaît quand on a besoin de
lui. Jean de Nivelle est devenu un personnage populaire, héros de chansons
et de légendes. En Belgique francophone, il fut adopté par les habitant de
Nivelles, qui l’ont affectueusement baptisé Djan-Djan. Il y sonne les heures
de la collégiale Sainte-Gertrude dont il est le jacquemart. C’est aussi le titre
d’une chanson médiévale dont Cadet Rousselle, chanson enfantine plus
récente, reprend les paroles en changeant le nom du héros. L’un de ses
couplets disait précisément : « Jean de Nivelle a trois beaux chiens : Il y en
a deux vauriens L’autre fuit quand on l’appelle. » Léo Delibes, enfin, en a
fait le personnage principal de son opéra comique Jean de Nivelle (1880).

135. Entre chien et loup

« Alors, il avait commencé à comprendre qu’on était à cette heure


que, chez nous, on appelle entre chien et loup ; seulement, il n’y
avait pas de chiens, mais, en échange, il y avait beaucoup de loups.
» (Alexandre Dumas, Impressions de voyage, Le Caucase, 1865.)

Alexandre Dumas joue là avec une expression qui remonte à


l’Antiquité. Selon Alain Rey et Sophie Chantreau, « la proposition quand
l’homme ne peut distinguer le chien du loup » est attestée dans un texte
hébraïque du IIe siècle av. J.-C. Chez Marculphe, moine du VIIe siècle, auteur
de Formules, on trouve Infra horam vespertinam inter canem et lupum, «
avant l’heure du soir entre chien et loup ». C’est l’heure de tous les dangers
car, à la tombée du jour (poétiquement et plus explicitement : « à la brune
»), si l’on peut encore distinguer les formes, il devient difficile de percevoir
tant les détails que les couleurs et le berger peut confondre son chien avec
un loup venu attaquer ses bêtes. La mise en garde peut se lire dès 1554 chez
Charles Estienne (1504-1564) : « Doit estre blanc, à fin que le pasteur le
puisse plus facilement discerner d’entre les loups, & le cognoistre tant en
l’endroit de la nuict, qu’on dit entre chien & loup, que mesmes en la grande
obscurité d’icelle. » (L’Agriculture et maison rustique, livre I, Quel doit
estre le chien de berger.) Moment de la journée où la faible luminosité ne
permet plus de distinguer un chien d’un loup ? Cette interprétation est
contestée par Pierre-Marie Quitard : « L’expression Entre chien et loup
désigne proprement l’intervalle qui sépare le moment où le chien est placé à
la garde du bercail et le moment où le loup profite de l’obscurité qui
commence pour aller rôder à l’entour […] » (Dictionnaire étymologique des
proverbes, 1842).
La locution a pris récemment un sens plus abstrait désignant une
période de confusion où l’on ne peut plus distinguer deux sentiments
extrêmes tels que peur et fascination, plaisir et douleur, etc.
Terminons l’article comme nous l’avons commencé, par un jeu de mots
sur notre locution. Celui-ci est dû à Guillaume Beautru, l’un des beaux
esprits du XVIIe siècle : « J’ai rencontré une femme entre chienne et louve. »

136. Le(s) chien(s) aboie(nt), la caravane passe

« Tout auprès du lieu où la caravane avait passé la nuit se trouvait


un douar de Châamba, dont les chiens, par leurs aboiements, avaient
bien souvent interrompu le sommeil des voyageurs. » (Paul
Soleillet, Les Voyages et découvertes de Paul Soleillet dans le
Sahara et dans le Soudan, 1881.)

Au Sahara, un douar était un campement nomade dont les membres


appartenaient à une même famille. Les voyageurs pouvaient y trouver
l’hospitalité. Toute caravane passant à proximité déclenchait l’aboiement
des nombreux chiens qui y vivaient. Les chameaux, cependant, n’en étaient
guère inquiétés et, impassibles, continuaient leur longue route. Telle est
donc l’origine du proverbe dont la première forme serait saharienne comme
semble le montrer l’exact équivalent en arabe tchadien : Al kalib banbah wa
l-jamal mâci (Dictionnaire arabe tchadien-français de Patrice Jullien de
Pommerol, Karthala Éditions, 1999.) Certains, toutefois, penchent plutôt
pour une étymologie turque. L’exprimer, c’est, en tout cas, vouloir faire
comprendre que le projet que l’on dirige sera mené à bien, quelles que
soient les protestations qu’il peut faire naître. Notons cette version
détournée qui circule dans les milieux symphoniques, Seiji Ozawa et
Karajan passe, dont le comique, apparemment absurde, nous rappelle
cependant que le chef premier cité fut disciple du second.

137. Être amis (copains) comme cochons


Chez Furetière (1690), on trouve camarades : « On dit, proverbialement
et bassement, que des gens sont camarades comme cochons quand ils ont
fait souvent la débauche ensemble. » Sous cette forme, l’expression est
attestée dès 1616 dans une pièce attribuée à Adrien de Monluc, comte de
Cramail (1571-1646) : « Je veux que vous vous embrassiez comme frères,
et que vous vous accordiez comme deux larrons en foire, et que vous soyez
camarades comme cochons. » (La Comédie de proverbes, acte I, scène VII.)
Amis remplaça camarades au XVIIIe siècle et le familier copains apparaît au
e
XIX siècle. Les cochons seraient donc capables d’amitié ? Au moins,
quelque chose dans leur comportement évoquerait une manière de
complicité ? L’explication étymologique est ailleurs. Charles Nisard nous la
donne en 1876 : « […] c’est par suite de quelque méprise qu’on assimile
des camarades, des compagnons étroitement unis, à des cochons, et que ce
n’est pas Camarades comme cochons qu’il faut dire, mais Camarades
comme sochons […] » (De quelques parisianismes populaires et autres
locutions non encore ou plus ou moins imparfaitement expliquées). Nisard
précise que sochons est la prononciation chuintée de l’ancien français
soçon, du latin socius, « compagnon, associé », à rapprocher des mots
français social, société, socialisme, etc. Soçon, « membre d’une association
» et soce, « association », sont des mots toujours utilisés en wallon.
L’allitération en « co » a dû contribuer à la popularité de la variante
moderne, copains comme cochons, qui laisse supposer que, chez les copains
en question, les familiarités et les frasques sont nombreuses.
138. Le cochon qui sommeille
Saint Antoine le Grand, fêté le 17 janvier, est également nommé
Antoine d’Égypte ou Antoine l’Ermite car il est considéré comme le tout
premier ermite chrétien. Né en Égypte vers 251, il décide à vingt ans de
distribuer ses biens aux pauvres et de se retirer au désert où il restera
pendant plus de vingt ans, prodiguant son enseignement à de nombreux
disciples. Là, il doit régulièrement lutter contre les tentations du démon. Les
fameuses « tentations de saint Antoine » ont inspiré de nombreux écrivains
et artistes, ces derniers le représentant accompagné d’un cochon, selon une
tradition remontant à la fin du XIVe siècle. L’animal est une matérialisation
de ces tentations démoniaques contre lesquelles le saint ermite réussit à
triompher, démoniaques donc viles, sexuelles, flattant les bas instincts de
l’homme. Le pauvre animal n’a, de tous temps, symbolisé que de la vilenie,
de l’immonde, de l’ignoble, de l’infâme : on est gras, gros, saoul, sale, bête
comme un cochon, on mange comme un cochon, etc.
La propension à la débauche et à la luxure qui se tapirait en chaque
homme, plus ou moins inhibée selon les individus, tel serait donc ce cochon
qui sommeille en nous. Un célèbre alexandrin du sculpteur Auguste Préault
(1809-1879) exprime cette idée dont Sigmund Freud a su tirer profit : «
Tout homme a dans son cœur un cochon qui sommeille*. »

* Le vers a été attribué tantôt à Charles Monselet (1825-1888), tantôt à


Charles Baudelaire.

139. Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble


D’Hautel (1808) en donne cette explication : « Espèce de réprimande
qu’un supérieur fait à son inférieur, lorsque ce dernier s’est permis de le
tutoyer, ou de manquer envers lui aux égards et aux bienséances. »
Philibert Joseph Le Roux (1735), comme bien d’autres lexicographes,
proposait : « Il semble que nous ayons gardé les cochons ensemble. Se dit à
son inférieur, pour lui faire sentir qu’il s’oublie, & qu’il en use trop
familièrement. »
Tutoiement intempestif, manque d’égards, familiarité, autant de
comportements déplacés et intolérables que veut fustiger, avec morgue et
condescendance, celui qui use de cette métaphore. Seuls des gardiens de
cochons (sous-entendu, des gens grossiers et de basse extraction sociale)
pourraient ainsi se traiter mutuellement. Plusieurs autres animaux de ferme
sont à l’origine de variantes : oies, vaches et dindons. Bien que méprisantes,
ces formules s’avèrent bien pratiques dans un monde où les Séraphin
Lampion de tous poils semblent se multiplier comme par génération
spontanée. Dans son Dictionnaire de la conversation et de la lecture (1860),
William Duckett rapporte ce mot d’un critique à propos de l’actrice Rachel
se vantant d’avoir reçu de la reine d’Angleterre un bracelet avec la dédicace
De Victoria à Rachel : « Elles n’ont pourtant pas gardé les Anglais
ensemble ! »

140. Se demander si c’est du lard ou du cochon


Pour d’Hautel (1808), c’est une « Manière basse et triviale de dire
qu’un homme a été surpris par quelque événement fâcheux ; qu’il en est
resté interdit et stupéfait. » Aujourd’hui, l’expression signifie plutôt que
l’on ne sait pas sur quel pied danser ni à quoi s’en tenir, comme devant les
paroles d’un pince-sans-rire dont on se demande s’il plaisante ou dit vrai.
La métaphore exprime l’idée de perplexité face à une similitude ou plutôt
une nuance si subtile qu’elle en devient imperceptible ; car si du lard
(graisse de porc) est forcément du cochon, du cochon n’est pas
nécessairement du lard.
La locution est parfois plaisamment détournée pour évoquer une autre
forme d’incertitude, celle qui saisit le béotien ou le simple quidam devant
une œuvre architecturale, sculpturale ou picturale dont l’outrancière
modernité lui fait se demander si c’est de l’art ou du cochon. Contexte
différent mais même jeu de mots dans une chanson d’Hubert-Félix
Thiéfaine : « […] dès lors… dès lors nous ne saurons plus vraiment si ce
que nous ressentons l’un pour l’autre, c’est de l’amour… de l’art… ou du
cochon ! » (1980.)

141. Au (premier) chant du coq


Un jeu de mots sur le latin gallus, « coq » (à l’origine de « gallinacé »)
et le latin Gallus, « Gaulois », a fait de l’animal l’emblème de la France,
quand bien même nos prétendus ancêtres ne vouaient pas une vénération
particulière au volatile.
Dans plusieurs religions, le coq est un symbole solaire lié à la naissance
de la lumière et du jour. L’association du coq et du soleil se retrouve chez
les Romains où il est un attribut d’Apollon, chez les Hindous où il est celui
de Skanda, le fils de Shiva investi d’une inépuisable énergie, chez les
chrétiens où il symbolise la résurrection du Christ, augure d’une vie
nouvelle. Dans le mazdéisme de l’antique Iran, religion de Zoroastre, le
soleil était assimilé au coq dont le chant mettait en déroute les dévas
(démons) de la nuit. L’identification du coq à l’astre du jour ne date donc
pas d’hier et l’expression au (premier) chant du coq est immédiatement
comprise comme « dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne », pour
reprendre le vers célèbre de Victor Hugo (Les Contemplations, 1856). La
locution est donc synonyme de l’ancien Dès potron-jacquet, entendons «
dès que l’écureuil (jacquet est son nom normand) montre son derrière
(potron vient du latin posterio) », urbanisée en dès potron-minet où le petit
chat remplace l’écureuil.

142. Être comme un coq en pâte


« Ils lui envoyaient mille présents, comme gibiers, ou flacons de
vins, et ces femmes lui faisoient des moucadous et des camises. Il
étoit traité comme un petit coq au panier. » (Bonaventure
Despériers, Nouvelle LXI, De l’écolier légiste, et de l’apothicaire
qui lui apprint la médecine in Les Nouvelles récréations et joyeux
devis, 1558.)

Charles Nisard (1876) nous précise que Despériers était un


Bourguignon et qu’il « avait vu engraisser ainsi la volaille, sous des paniers
appelés benefons dans le pays ». La métaphore a glissé du coq au panier,
bien nourri, au coq en pâte, entendons coq faisan en pâté « d’où l’on ne voit
sortir que sa tête par une ouverture de la croûte de dessus » (Pierre-Marie
Quitard, Dictionnaire étymologique des proverbes, 1842). Ce pâté en croûte
évoque naturellement une idée de bien-être et de confort, le coq étant bien
chaudement enveloppé comme on peut l’être dans un lit douillet. Il est aussi
associé à la bonne chère, la seule vue d’un coq faisan en pâté suffisant à
nous mettre l’eau à la bouche. Ces deux images rendent compte du sens
figuré de l’expression : vous êtes comme un coq en pâte quand tout le
monde est aux petits soins avec vous. Pour Rabelais, « […] le nom de
Cocagna vient du proverbe, il est à son aise comme coq en pâte […] » (Les
Songes drolatiques de Pantagruel, livre I, chapitre XXV, 1565). De
Cocagna est issu le Pays de Cocagne, contrée où, par excellence, on vit
comme un coq en pâte.

143. Le coq du village


Fut d’abord nommé coq de village le gros fermier puissant, le riche
propriétaire : « Il y avoit à Bretigny, près Paris, un particulier nommé
Chèvre ; c’étoit le coq du village, et une grande partie du vignoble lui
appartenoit. » (Abbé Esprit Claude Tuet, Matinées sénonaises ou Proverbes
françois, 1789.) Avec ce même sens, on disait aussi, au XVIe siècle, coq de
paroisse : « De Perrot, il regnoit en son quartier comme un petit demy dieu
et vray coq de paroisse […] » (Noël du Fail, Propos rustiques de maistre
Léon Ladulfi, champenois, 1547). Ces gens riches et importants régnaient
donc en leur village ou leur paroisse comme un coq règne dans sa basse-
cour. La comparaison était alors fondée sur le caractère fier, orgueilleux que
l’on prête généralement au gallinacé (voir infra, Fier comme un pou) et que
l’on retrouve dans la locution Faire son petit coq (dressé sur ses ergots).
Du personnage orgueilleux, que sa fortune faisait craindre et respecter,
la métaphore s’est ensuite appliquée à l’homme qui, dans une communauté,
est le plus adulé par les femmes ou, du moins, prétend l’être : son orgueil
est semblable à celui d’un Don Juan qui établit la liste de ses conquêtes
féminines comme on tient à jour un tableau de chasse. C’est avec cette
signification que Charles-Simon Favart choisit Le Coq de village comme
titre de son opéra-comique en un acte (1743). Le coq en question, c’est
Pierrot, le seul homme qui n’ait pas rejoint la milice et que, faute de mieux,
filles et femmes se disputent.

144. Sauter du coq à l’âne


Passer sans transition d’un sujet à un autre, tout différent, tel est le sens
de la locution qui a aussi donné naissance à un syntagme invariable : un
coq-à-l’âne, « série de sottises ou de propos incohérents, fatrasie ».
Dès 1370, dans Le Respit de la mort de Jean Le Fèvre, on trouve saillir
du cocq en l’asne. Dans ce contexte, saillir signifie « couvrir la femelle ».
L’expression devient sauter du coq à l’asne chez Clément Marot dans sa
42e épître : « Je te supply m’excuser, si Du Coq à l’Asne vois sautant, Et
que ta plume en face autant […] » (1534). Précisons que Marot intitule
justement Éspîtres du cocq à l’asne ses épîtres 42 à 45.
Le coq et l’âne sont évidemment deux animaux n’ayant rien en commun
et laisser entendre qu’un troisième larron pourrait saillir l’autre après avoir
sailli l’un laisse supposer un goût particulier pour l’éclectisme et une
incongruité sexuelle qu’une morale animale, si elle existait, ne manquerait
pas de réprouver. La dissemblance n’est toutefois peut-être pas si grande si
l’on se range au judicieux avis de Claude Duneton : il nous dit que l’ane en
question désignait autrefois la femelle du canard, du latin anas, « canard,
cane », le nom de l’âne dérivant, lui, du latin asinus. Cet ane-là devrait
donc s’écrire sans accent circonflexe ni, archaïquement, sans « s » avant le
« n », orthographe par conséquent fautive chez Le Fèvre et Marot qui, sans
doute, faisaient déjà la confusion lexicale entre le palmipède et l’équidé. Le
mot survit dans bédane, variante de bec-d’âne, petit burin dont la forme
évasée rappelle en effet un bec de canard. L’hypothèse de Claude Duneton,
séduisante, rend l’expression zoologiquement plus cohérente, le coq en état
d’extrême excitation sexuelle pouvant bien s’en prendre à la cane mais,
dans ce cas, n’aurait-il pas été plus logique de dire « sauter de la poule à
l’ane » en parlant justement du coq ? Pour mémoire, citons l’explication
d’Étienne de Jouy dans L’Hermite de la Chausséed’Antin (1814) : « On
disait originairement sauter du coq à l’âne, par allusion à certain avocat qui,
ayant à parler d’un coq et d’un âne, parlait de l’âne à propos du coq, et du
coq à propos de l’âne […]. »

145. Bayer aux corneilles


Celui qui baye aux corneilles rêvasse, la bouche ouverte (bayer est de
même étymologie que béer) ; on dit en Saintonge Bader la goule, ce qui
signifie littéralement « demeurer bouche bée », ce bader régional ayant la
même origine que badaud, c’est-à-dire béer, via l’occitan badar.
Pourquoi donc aux corneilles ? L’oiseau du genre corbeau symbolise-t-
il ce qui se passe dans le ciel et que l’oisif n’en finit plus d’observer dans sa
rêverie ? Rabelais assignait aux mouches la même fonction : « Tousjours se
vaultroit par les fanges, se mascaroyt le nez, se chauffouroit le visaige,
aculoyt ses souliers, baisloit aux mousches, et couroit voluntiers après les
parpaillons, desquelz son père tenoit l’empire. » (Gargantua, chapitre XI,
De l’adolescence de Gargantua, 1534.) Bâiller aux mouches est donc aussi
proche de Regarder les mouches voler que de Bayer aux corneilles. Alain
Rey et Sophie Chantreau suggèrent que corneille peut être aussi une
déformation de cornouille, « fruit du cornouiller », une exclamation
picarde, des cornolles (ou corneules) blettes ! signifiant « qu’on n’ajoute
pas foi à un discours ou bien qu’on en est ennuyé » (Jules Corblet,
Glossaire étymologique et comparatif du patois picard, ancien et moderne,
1851). En Bourgogne, Auvergne et Dauphiné, la corgnole désigne
également la gorge, le larynx, le gosier, du latin corneolus, « qui a la nature
de la corne ». Bayer aux corneilles pourrait donc dériver d’une mauvaise
interprétation de bayer la corgnole, « avoir le gosier ouvert ».

146. Avaler des couleuvres


C’est « être humilié, subir des affronts sans pouvoir se plaindre ». La
longueur de la couleuvre est à la mesure du calvaire que doit souffrir celui
qui est ainsi mortifié : avaler de tels serpents, c’est un peu comme boire le
calice jusqu’à la lie, résigné, patiemment, lentement, sans broncher.
La locution peut aussi signifier « croire n’importe quel mensonge ». Le
mensonge est bien souvent lié à la ruse, l’hypocrisie, la trahison, toutes
perversités qu’incarne, dans la Genèse (III), le serpent séducteur. Dans le
même ordre d’idées, le serpent que vous avez réchauffé dans votre sein
n’hésite pas à vous mordre dès qu’il est sorti de son engourdissement.
Avaler des couleuvres, c’est être victime de telles tromperies : le serpent
s’insinue comme le traître procède par insinuations (Kaa, du Livre de la
jungle en est une belle illustration). Claude Duneton justifie l’expression
par une tromperie culinaire, celle d’un hôte malveillant qui vous servirait
une gibelotte de couleuvres en vous faisant accroire qu’il s’agit d’une
matelote d’anguilles. Avaler anguilles et couleuvres est d’ailleurs une
variante, attestée notamment chez Jean-Baptiste Rousseau : « Sotte
ignorance et jugement léger Vous ont jadis, on le voit par vos œuvres Fait
avaler anguilles et couleuvres. » (Livre I, Épître III, à Clément Marot,
1731.)
Mme de Sévigné, friande de l’expression, l’utilise dans plusieurs de ses
lettres souvent avec « avaler » parfois aussi avec « nourrir » : « Je ne vous
donne pour pénitence […] que de méditer […] sur les crapauds et les
couleuvres que vous nourrissiez contre moi […] » (Lettre au comte de
Bussy du 28 août 1668). La marquise nous rappelle qu’on peut, avec le
même stoïcisme, avaler aussi bien des crapauds que des couleuvres, les
batraciens étant d’ailleurs aussi peu ragoûtants que les colubridés.
Emprunté de l’anglais toad-eater*, l’« avaleur de crapauds » était, à
l’origine, le malheureux complice qui, pour faire croire aux vertus
thérapeutiques du remède vendu par son charlatan de maître, devait
ingurgiter de la bave de crapaud, considérée comme venimeuse.

* Cependant, toad-eater signifie « flagorneur » alors qu’un avaleur de


crapaud est plutôt un « souffre-douleur ».

147. Un panier de crabes

« Grandir dans un orphelinat, c’est un peu grandir dans la jungle.


Foire d’empoigne et panier de crabes. Moi d’abord et ôte-toi-de-là-
que-je-m’y-mette. » (Richard Kennedy, Amy et le capitaine, Trad.
Rose-Marie Vassallo, Paris, Flammarion, 1987.)

Jungle, foire d’empoigne, voilà bien d’expressifs synonymes de panier


de crabes. Ils nous évoquent un milieu dominé par la loi du plus fort, où
règne le chacun pour soi, où la réussite de l’un dépend de la mort de l’autre,
où l’on n’hésite pas à s’entre-déchirer pour s’élever ou, simplement, pour
subsister. Conséquence de l’individualisme matérialiste et de la course à
l’argent si caractéristiques, hélas, de notre société, l’expression panier de
e
crabes, est née au XX siècle, quand la notion de profit personnel a
définitivement supplanté celles de solidarité, d’entraide et d’humanisme.
Elle définit tout milieu professionnel où l’on s’affronte mutuellement et
continuellement comme des crabes grouillant dans un panier de pêche se
menacent de leurs pinces dressées.

148. Verser des larmes de crocodile

« […] le cardinal pleurant a deux genoux et luy cria mercy et luy


lermoiant luy pardonna, mais cestoient larmes de cocodrile qui
mange lhome […] » (François Bonivard, 1493-1570, Advis et devis
de la source de l’idolâtrie et tyranie papale…, De pape Clément
VIIe).

Telle fut donc la première forme de l’expression, l’ancien cocodrile


ayant précédé le moderne crocodile, ce dernier plus conforme à
l’étymologie grecque krokodeilos. « On appelle des larmes de crocodile, les
larmes d’un hypocrite, une feinte douleur qui ne tend qu’à surprendre
quelqu’un. » Cette définition de Furetière (1690) est confirmée par celle du
Dictionnaire de l’Académie française (1762) qui ajoute cette explication : «
Et cela se dit parce qu’on prétend que le crocodile, pour attirer les passants
& les dévorer, contrefait le cri d’un enfant qui pleure. » Rotrou fait allusion
à cette même légende : « Le crocodile ainsi tue en versant des pleurs, / La
sirène en chantant, et l’aspic sous les fleurs. » (Bélisaire, acte V, scène V,
1643.) Cette légende semble remonter à l’Antiquité ; elle va de pair avec
une observation rapportée dès le XIVe siècle dans Voyage autour de la terre
de Jehan de Mandeville : les crocodiles pleurent en mangeant leur proie.
Ces larmes sont en effet bien réelles mais loin d’exprimer, comme on l’a
naïvement cru autrefois, les remords qu’éprouverait le reptile à dévorer des
hommes, elles ne sont que physiologiques : en passant au niveau de la
trachée, la nourriture exerce une pression sur les glandes lacrymales qui se
mettent alors à sécréter un mucus aux commissures des yeux.

149. Le chant du cygne


En anglais, « cygne » se dit swan, en allemand, Schwan, en suédois,
svan, en néerlandais, zwaan, etc. Ces mots seraient issus d’un verbe
européen, swénõ, « résonner », également à l’origine de « son », « sonner »
et du vieil anglais swinsian, « chanter » (cf. Xavier Delamarre, Le
Vocabulaire indo-européen, 1984). C’est dire comme le cygne est depuis la
nuit des temps associé au chant, plus particulièrement à celui qu’il ferait
entendre juste avant sa mort. Dans le Phédon de Platon, Socrate en parle en
ces termes : « Quand ils sentent approcher l’heure de leur mort, les cygnes
chantent ce jour-là plus souvent et plus mélodieusement qu’ils ne l’ont
jamais fait […] » (XXXV). Ce n’est pourtant pas, nous dit le philosophe, un
chant de tristesse « parce qu’ils sont joyeux de s’en aller chez le dieu dont
ils sont les serviteurs ». Dans son Histoire naturelle (X, XXXII), Pline
l’Ancien nous dit qu’il s’agit d’une légende. Toujours est-il qu’elle a fait
naître la métaphore assimilant le poète à un cygne : « Or ces cygnes, ce sont
les âmes de naguère, / Qui n’ont vécu qu’à peine et renaîtront plus tard, /
Poètes s’apprenant aux silences de l’Art. » (Georges Rodenbach, Les
Cygnes blancs in Le Règne du silence, 1891.) La dernière œuvre d’un
artiste, supposée être sa plus belle, est logiquement appelée son chant du
cygne. Pour cette raison, plusieurs lieder composés en 1828 par Schubert
ont été regroupés et publiés de façon posthume en un recueil intitulé
Schwanengesang, littéralement, « le chant du cygne », par l’éditeur
Haslinger. Même idée dans la pièce de Tchekhov, Le Chant du cygne
(1887), dont le personnage principal, Svetlovidov, acteur sur le point de
mourir, déclame une dernière fois et de belle façon les tirades qui ont fait sa
gloire.
150. Être le dindon de la farce
De nos jours, celui qui, dans une affaire, se fait duper, est plutôt qualifié
de pigeon que de dindon, à moins, bien sûr, que l’on ne précise : il est le
dindon de la farce. Cette farce n’a rien à voir avec celle dont on garnit
certaines préparations culinaires comme, justement, la dinde (ou le dindon)
de Noël. Il s’agit de ces petites pièces bouffonnes et populaires dont on
raffolait au Moyen Âge et qui mettaient presque toujours en scène un
pauvre bougre aux dépens duquel les autres acteurs et les spectateurs
riaient. Parmi ces personnages bouffons figuraient les pères imbéciles et
bafoués par leur progéniture, que l’on surnommait les pères dindons parce
qu’on a fait des dindons le symbole de la sottise. Il semble que ce soit là
l’origine de l’expression et du verbe argotique dindonner, « tromper, duper
».
Que les dindons aient une telle réputation est d’ailleurs illustré chez
Rabelais par le personnage de Dindenault, marchand de moutons, dont
Panurge fait sa victime. Même connotation encore chez Littré qui
mentionne « C’est un dindon, un franc dindon, c’est un homme stupide. »
Pierre-Marie Quitard (1842) cite l’expression C’est la danse des dindons, «
métaphore proverbiale qu’on emploie en parlant d’une chose qu’on a l’air
de faire de bonne grâce, quoique ce soit à contrecœur […] ». Il la justifie
par une tradition, le ballet des dindons, spectacle burlesque où la foule se
tordait de rire devant des dindons trépignant, sautant sur un pied puis sur
l’autre en lançant des cris discordants. Cruelle supercherie ! Les
malheureux volatiles tentaient juste de se soustraire à la tôle brûlante sur
laquelle on les avait placés et les dindons de la farce étaient plutôt les
manants qui, croyant à un tour de dressage, se faisaient bel et bien
pigeonner.

151. Tourner comme un écureuil en cage


Pour Delvau (1866), dans l’argot du peuple, faire l’écureuil, c’est «
faire une besogne inutile, marcher sans avancer ». L’expression n’est plus
guère employée mais l’on y trouve une allusion à ces cages mobiles ou
équipées d’un tourniquet que l’écureuil, prisonnier, faisait tourner sans
cesse, constatation à l’origine de Tourner comme un écureuil en cage dont
le sens figuré est « s’agiter inutilement, marcher en tous sens, faire les cent
pas, par angoisse ou impatience ». La locution est devenue symbolique de
la course souvent vaine de l’homme moderne, précipité quotidiennement
dans un rythme effréné, une folle effervescence. Le chansonnier Armand
Gouffé (1775-1845), pour se moquer de cette inutile agitation, employait
déjà la même métaphore : « Coco dans sa cage mobile, / Court toujours et
n’arrive point ; Après cent tours, après cent mille, Il se retrouve au même
point. Sur cette terre où je séjourne, J’aperçois du même coup d’œil
L’homme qui tourne, tourne, tourne ; Je vois partout mon écureuil. » (Mon
Écureuil, chanson morale, 1804.) Plusieurs autres expressions zoologiques
évoquent cette incapacité à rester en place, cette nervosité, mais alors
qu’elle est, chez l’homme, volontaire et gratuite, elle est, pour les animaux
privés de liberté, subie et symptomatique d’une véritable névrose : tourner
comme un lion (un fauve) en cage, faire l’ours en cage.

152. Une mémoire d’éléphant

« De tous les animaux sauvages, le plus facile à apprivoiser et le


plus doux, c’est l’éléphant. On peut lui apprendre une foule de
choses, qu’il comprend, puisqu’on l’instruit même à se prosterner
devant le Roi. Il a des sens exquis ; et il a d’ailleurs une intelligence
supérieure à celle des autres animaux. » (Aristote, Histoire des
animaux, livre IX, chapitre XXXIII.)
Ce commentaire d’Aristote a reçu bien des confirmations, à commencer
par celle de Pline l’Ancien qui nous dit que, parmi les animaux, «
L’éléphant est le plus grand, et celui dont l’intelligence se rapproche le plus
de celle de l’homme ; car il comprend le langage du lieu où il habite ; il
obéit aux commandements ; il se souvient de ce qu’on lui a enseigné à faire
[…] » (Histoire naturelle, livre VIII, chapitre I). Bien des observations ont
mis en lumière l’impressionnante mémoire du pachyderme : n’oubliant
jamais l’affront qu’il a subi, il peut, longtemps après, s’en venger ; il se
souvient, d’une année sur l’autre, des pistes qu’il doit suivre pour aller
chercher fruits et végétaux arrivés à maturité, etc. Certes, bien d’autres
espèces animales possèdent aussi un pouvoir de mémorisation (primates,
cétacés, corvidés, abeilles, fourmis), mais seul celui de l’éléphant a fait
naître une expression synonyme de « mémoire prodigieuse ».

153. Un geai paré des plumes du paon

« Rendez à César ce qui est à César et rendez à Dieu ce qui est à


Dieu. » (Évangile de Marc, XII, 17.)

On connaît de ces malhonnêtes qui feignent d’ignorer ce précepte


évangélique et, sans vergogne, s’adjugent les œuvres d’autrui : plagiaires,
contrefacteurs, usurpateurs en tous genres, leurs larcins ont pour noms
pillages, forgeries, imitations, démarquages ou détournements. Ils sont
légion dans les domaines des arts et des sciences, ils sont multitude dans le
monde littéraire, au point que Roland de Chaudenay leur a consacré, en
1990, aux éditions Perrin, tout un dictionnaire.
On peut dire de chacun d’eux, défini par le journaliste Louis Veuillot
comme un « hardi forban qui pille […] et qui parfois, à force d’effronterie,
se fait une renommée […] » (Les Libres penseurs, 1860), qu’il est un geai
paré des plumes du paon. La formule reprend le titre d’une fable de La
Fontaine (IV, 9), Le Geai paré des plumes du paon, inspirée de Phèdre (Le
Geai orgueilleux et le Paon, I, 3), lui-même reprenant Ésope (Le Choucas
et les Corbeaux). Voulant pour certains se moquer de Colbert qui se serait
attribué les mérites de Fouquet, La Fontaine commence ainsi sa fable :

« Un Paon muoit : un Geai prit son plumage ;


Puis après se l’accommoda ;
Parmi d’autres Paons tout fier se panada,
Croyant être un beau personnage. »

154. Peigner la girafe


Ce fut sans nul doute l’un des événements majeurs de 1827, plus
important que la bataille de Navarin, le retournement de veste de
Chateaubriand ou la dissolution de la Garde nationale de Paris : l’arrivée, le
9 juillet, au château de Saint-Cloud, de la girafe offerte par le pacha
d’Égypte Mehemet Ali au roi de France Charles X. L’animal ovationné,
admiré, devient l’attraction numéro un des Parisiens et provinciaux. Quand
il est exposé au Jardin du Roi, futur Jardin des Plantes, on se bouscule pour
le voir : six cent mille curieux enthousiastes lui rendent visite au cours de
l’été 1827. Il faut dire que nul en France n’avait encore vu de girafe ! Le
triomphe est tel que l’animal devient une véritable coqueluche. À cet
épisode, Claude Duneton rattache la naissance de Peigner la girafe. Jacques
Cellard en doute, au prétexte que la locution ne serait pas attestée avant
1900 (à l’exception, rétorque Duneton, d’une mention au Nouveau Larousse
illustré de 1898). Bref ! La piste serait peu fiable. Quant à une métaphore
évoquant la masturbation masculine, le niveau de langue, familier mais non
argotique, semble l’exclure. Alors, d’où vient donc ce peigner la girafe que
d’aucuns utilisent en lieu et place de « ne rien faire » ou « se livrer à une
tâche aussi longue qu’inutile » ?
Et si peindre la girafe, que l’on donne généralement pour une variante
impropre, était la première forme de l’expression, le passage de peindre à
peigner ayant pu se faire à la faveur des nombreuses conjugaisons
identiques (personnes du pluriel du présent de l’indicatif, peignons, peignez,
peignent, et toutes personnes de l’imparfait) ? On peut alors revenir à notre
célèbre girafe de 1827 dont la gracieuse image s’est retrouvée un peu
partout et sur tous types de supports : tableaux (les visiteurs du Jardin du
Roi croquaient la girafe pour en garder un souvenir), faïences, poteries,
étoffes, ombrelles, éventails, etc. Peindre la girafe devint une occupation si
commune et si répétée qu’elle a pu symboliser le loisir inutile. Dans L’Ami
de la religion et du roi de 1827, on peut lire, à propos d’une cérémonie de
remise des prix du concours général, qu’un élève « expose les beautés de la
capitale, et n’oublie pas de peindre cette girafe, objet de la curiosité
empressée des Parisiens […] ».
Rendons un dernier hommage à cette girafe nommée Zarafa (arabe pour
« girafe »), si célèbre qu’elle vient de fournir le titre d’un dessin animé dont
elle est l’héroïne. Morte le 12 janvier 1845, elle fut empaillée et cédée au
musée d’Histoire naturelle de La Rochelle où elle trône encore aujourd’hui.

155. Grenouille de bénitier

« Elles vieillissent à petits pas


De petits chiens en petits chats
Les bigotes
Elles vieillissent d’autant plus vite
Qu’elles confondent l’amour et l’eau bénite
Comme toutes les bigotes […]. »

Dans sa chanson Les Bigotes (1963), Jacques Brel fait une acerbe
description des grenouilles de bénitier, sans jamais citer l’expression. Son
titre en est pourtant l’exact équivalent. À force de se signer en trempant
leurs doigts dans la vasque d’eau rituelle, les bigotes se changeraient-elles
en batraciens toujours prêts à plonger dans leur mare ? C’est du moins
l’image suscitée, à laquelle s’ajoutent les connotations du verbe grenouiller,
« se prêter à des intrigues douteuses, des commérages, des cancans ». On
pense au culte fantaisiste de sainte Caquette ; on pense aussi aux célèbres
vers de Jacques Prévert : « Ceux qui croient, Ceux qui croient croire Ceux
qui croa-croa » (Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France
in Paroles, 1949), où le croassement des corbeaux prêtres n’est pas très
éloigné du coassement de nos grenouilles bigotes.
Une expression synonyme emprunte aussi à la zoologie : punaises de
sacristie, car nos dévotes dames sont aussi, par les méchantes langues,
assimilées à ces hétéroptères aplatis qui pouvaient pulluler dans les annexes
ecclésiales au milieu des habits sacerdotaux et des registres paroissiaux (un
cafard désignait aussi autrefois un dévot).
Grenouilles de bénitier, punaises de sacristie, bigotes et bigots, culs-
bénits, calotins et bondieusards appartiennent à ce lexique satirique qui est
du pain bénit pour tous les anticléricaux.

156. Manger la grenouille


Lorédan Larchey (1861) explique cette grenouille comme une
déformation de grainouille, « réunions de grains », le mot grain étant un
synonyme d’« écus ».
Delvau (1866) rattache l’expression à l’argot des troupiers pour lequel
une grenouille est « un prêt de la compagnie ».
Virmaître (1894) nous donne d’abord trois exemples de « mangeurs de
grenouille » : « Caissier qui mange le contenu de la caisse. Notaire qui vole
les fonds qui lui sont confiés. Sergent-major qui lève le pied avec la solde
de sa compagnie. » Il nous propose ensuite une étymologie : « Cette
expression vient de ce que, en Hollande, les banquiers avaient pour
emblème protecteur, sur la serrure de leur coffre-fort, une grenouille en
bronze ; lorsque le coffre-fort était fracturé, la grenouille était déplacée. De
là, manger la grenouille. »
Esnault (1965) fait référence aux bourses en peau plissée baptisée cuir
de grenouille dont on trouve une attestation en 1677 dans les Aventures
burlesques de Charles Dassoucy : « Ce dit, il tira une bourse qui paroissoit
estre de cuir de grenouille […] remplie de très-bon, très-fin et très pur or »
(chapitre premier). Manger la grenouille apparaît en 1793 dans Le Père
Duchesne de Hébert au sens de « dissiper la caisse commune. »
Quelle que soit l’origine de cette grenouille, la manger ne saurait vous
donner des grenouilles dans le ventre, cette autre locution désignant les
borborygmes semblables à des coassements qui se produisent dans
l’estomac quand on a bu trop de liquide.

157. Soûl(e) comme une grive


L’expression soûl(e) comme une grive était déjà connue au XVe siècle
puisqu’elle apparaît dans Les Cent Nouvelles Nouvelles : « Nostre
yvroingne, plus saoul que une grive partant d’une vigne, commença, s’il
vous plaist, sa dévote confession […] » (L’Ivroingne au paradis, VIe
nouvelle comptée par Monseigneur de Lannoy, entre 1430 et 1470).
Quelque deux cents ans plus tard, sa signification semble devenue
énigmatique pour certains, comme en témoigne cet extrait d’une lettre de
Mme de Sévigné à sa fille, Mme de Grignan : « Il y avait l’autre jour une
dame qui confondit ce qu’on dit d’une grive, et au lieu de dire elle est
saoule comme une grive, disoit que la première présidente étoit sourde
comme une grive ; cela fit rire. » (Lettre du 3 février 1672.) Dans la lettre
suivante, la marquise nous dévoile que cette « dame » était Mme de
Louvois. Aurait-elle connu l’origine de l’expression, elle n’aurait pas fait
cette confusion. Pourquoi donc saoul (soûl) comme une grive ?
Les grives sont gourmandes de raisins et de baies de genièvre. Quand
elles en sont repues, elles semblent saoules : leur vol devient alors lourd,
incertain et elles se laissent même parfois prendre à la main*. Ce constat
aurait donné naissance à notre expression « saoul comme une grive » avec
le double sens d’être repu et d’être ivre.
L’étymologie du verbe étourdir est liée à cette seconde signification.
Une forme latine médiévale reconstituée, °exturdire, formée sur ex-, «
d’après » et turdus, latin classique pour « grive », pourrait se traduire par «
se comporter comme une grive », c’est-à-dire, de façon assez chancelante.
Tel est bien le sens du verbe étourdir dans ses premières attestations, au XIIe
siècle. D’« enivrer », le sens d’étourdir a évolué vers celui d’« abrutir », d’«
assommer », l’adjectif étourdi prenant plus tard le sens de « distrait,
irréfléchi ».

* La grive est recherchée pour sa chair délicate. Furetière (1690) nous dit
d’ailleurs que l’oiseau « est bon à manger à la saison des vendanges, parce
qu’il s’enyvre de raisins ». Si la grive se fait rare, on se contente alors de
merles, beaucoup moins savoureux, d’où le proverbe, faute de grives, on
mange des merles qui veut dire, au figuré, « si l’on n’obtient pas ce que l’on
désire, on doit se satisfaire de ce que l’on a ».
158. Faire le pied de grue
« Mais tous les jours gruer soubz l’asseurance, / Que cette fiebure aura
sa guérison […] » (Maurice Scève, Délie, XCIX, 1544).
Ce verbe gruer, « attendre », fut-il dérivé du nom de l’oiseau ? Toujours
est-il que l’on trouve aussi au XVIe siècle, avec ce même sens, faire de la
grue, notamment chez Bonaventure Des Périers : « Madame, votre
prisonnier, Il fait encor là de la grue […] » (À la reine de Navarre in
Épigrammes, 1544) et faire la jambe de grue : « Mais avez-vous proposé de
faire icy longtemps la jambe de grue ? » (Odet de Tournebeuf, Les Contens,
acte I, scène III, 1584, in Ancien théâtre françois.) L’expression est
e
remplacée au XVII par faire le pied de grue*. La grue se tient souvent
immobile sur une seule patte, ce qui explique que l’expression soit devenue
un équivalent populaire d’« attendre ». C’est aussi parce que les dames de
petite vertu attendent le client en « faisant le trottoir » que le mot « grue » a
désigné une prostituée dès le XVe siècle.

* Ce pied de grue est aussi, de façon bien étonnante, à l’origine du mot


pedigree. L’empreinte d’une patte de grue forme en effet trois petits traits
rectilignes, les deux latéraux formant deux biais symétriques par rapport au
trait médian. Cette triple marque se retrouve dans les registres officiels
britanniques : elle correspond aux ramifications à trois branches d’un arbre
généalogique. La pratique et la dénomination en remontent au XIVe siècle,
époque de la guerre de Cent Ans où la langue anglaise fut envahie de mots
français évidemment déformés d’un point de vue phonétique. On parla donc
de pee de grewe, de pedegrew ou de pedegru devenu pedigree dès le début
du siècle suivant. En anglais, pedigree a ensuite désigné, par métonymie, la
généalogie d’un animal (cheval ou chien) avant de s’appliquer à
l’ascendance d’une personne. Le mot nous est revenu au début du XIXe
siècle, dans le domaine de l’hippologie, en relation avec la généalogie des
chevaux de course dont le pedigree garantit la pureté du sang. Il a ensuite
été utilisé pour l’ascendance des chiens de race. Au XXe siècle, la
signification de pedigree s’est étendue au curriculum vitae des individus.
Dans l’argot du milieu, pedigree est synonyme de « casier judiciaire ».

159. Serrés comme des harengs en caque


Serrés comme des sardines (en boîte) est une locution plus fréquente et
l’image plus directement compréhensible que celle faisant intervenir les
harengs. Les harengs, qu’ils soient séchés, c’est-à-dire fumés*, ou salés,
étaient conservés dans des caques, entendons, des barils. Ils y étaient
minutieusement rangés, empilés et serrés les uns contre les autres. Cette
méthode de conservation imprégnait la caque de l’odeur du poisson, d’où le
proverbe, aujourd’hui inusité, la caque sent toujours le hareng (et aussi la
variante, plus logique, le hareng sent toujours la caque, signifiant que l’on
a beau faire et beau dire, on ne peut faire oublier ses origines).
Notons que, lorsqu’ils étaient mal rangés donc mal salés, les harengs se
conservaient moins bien et pouvaient donc devenir impropres à la
consommation. Une telle nourriture était, en moyen néerlandais, qualifiée
de wraec ou wrac. De cette idée de corruption, le mot a évolué vers celle de
mauvais emballage puis d’absence d’emballage. Ainsi est née, à la fin du
e
XIX siècle, l’expression en vrac, « en désordre ».

* Les harengs saurs, c’est-à-dire fumés, sont évidemment desséchés, ce qui


justifie la locution être sec (maigre) comme un hareng saur.

160. Plein comme une huître


Qu’elles soient plates ou creuses, de Marennes-Oléron, de Bretagne, de
Bouzigues ou d’ailleurs, les huîtres sont plus appréciées quand elles sont
pleines. L’expression plein comme une huître joue sur les deux acceptions
de l’adjectif : « bien rempli » et « soûl ». Elle fait partie de ces nombreuses
métaphores que le français utilise pour signifier familièrement l’ébriété :
rond comme une queue de pelle, un petit pois, une bille ; plein comme un
œuf, une bourrique, une outre, etc. Il est d’ailleurs vraisemblable que
l’expression plein comme une huître soit une transposition de plein comme
une outre, cette peau de bouc cousue et préparée pour contenir des liquides,
et notamment du vin. En français du XVIe siècle, on trouve en effet les
formes ouiltre et ouistre qui peuvent expliquer la confusion plus ou moins
volontaire entre le sac de peau et le mollusque bivalve. Parce qu’elle ouvre
largement sa coquille pour engouffrer l’eau de mer qu’elle filtre, l’huître se
retrouve dans une métaphore plus directement expressive : bâiller comme
une huître.

161. Le coup du lapin

« On assomme les lapins avec un rondin, derrière les oreilles. On


leur arrache un œil. Le sang coule dans un bol, mélangé à une
cuillérée de vinaigre. Gardé pour un civet. » (William Grossin, J’ai
connu le Moyen Âge, L’Harmattan, 2004.)

Cette méthode semble aussi ancestrale que radicale. Elle est à l’origine
de l’expression coup du lapin qui désigne d’abord, par comparaison, le
coup souvent mortel porté sur la nuque (les vertèbres cervicales) d’un
individu, puis, au figuré, tout acte de traîtrise. Le coup du lapin a connu une
nouvelle vie au XXe siècle par le biais des affections traumatiques liées aux
accidents de la route quand, à la suite d’un choc par l’arrière, la tête du
conducteur ou d’un passager, en l’absence d’appuie-tête, est violemment
projetée vers l’avant puis vers l’arrière.
Ce coup du lapin-là n’a rien à voir avec celui que mentionnait Henri
Rochefort dans son journal La Lanterne : « Je vieillis. J’ai au point de vue
politique ce que les femmes appellent si spirituellement “le coup du lapin”.
» (Numéro 43 du 20 mars 1869.)
Ce même sens est attesté chez Delvau (1866) qui précise que c’est un
coup très féroce « que la nature vous donne vers la cinquantième année, à
l’époque de l’âge critique. »
Recevoir le coup du lapin, c’est, toujours pour Delvau, « vieillir
subitement du soir au lendemain. Se réveiller avec des rides et des cheveux
blancs. » Ce même Delvau nomme aussi coup du lapin celui qui « consiste
à saisir son adversaire, d’une main par les testicules, de l’autre par la gorge
et à tirer dans les deux sens ».
Virmaître (1894) enfin donne cette autre définition : « Achever son
adversaire, lui donner le coup suprême. Le bourreau donne le coup du lapin
au condamné à mort (argot des voleurs). »

162. Poser un lapin

« Et puis le jeune homme était un lapin, c’est-à-dire qu’il avait place


sur le devant, à côté du cocher. » (Louis Couailhac, Le Cocher de
coucou in Les Français peints par eux-mêmes, 1840.)

Tel était, dans l’argot du peuple, l’un des nombreux sens de lapin. Ces
passagers particuliers, empruntant à l’origine le trajet Paris-Versailles
(Esnault précise que cet emploi de lapin est attesté en 1793), payaient
moins cher, voire voyageaient gratuitement. Du lexique des messageries, le
terme est passé à celui des chemins de fer pour qualifier une personne
voyageant sans billet (1885) ainsi qu’à celui de la prostitution où l’on disait
d’un client qui partait sans payer après avoir bénéficié des faveurs d’une
fille : il lui a posé un lapin. Selon Arnold Mortier (Les Soirées parisiennes,
1882), « Guerre aux lapins ! » était la devise que Blanche d’Antigny (1842-
1874), actrice et demi-mondaine, inscrivait sur son papier à lettres.
Virmaître (1894) nous en dit plus : « Poser un lapin : promettre cinq louis à
une fille, ne pas lui donner […] » et aussi, « Faire attendre quelqu’un dans
la rue par dix degrés de froid (argot des filles). » L’expression poser un
lapin s’est vite généralisée pour signifier toute absence volontaire à un
rendez-vous. Elle s’est peut-être forgée sous l’influence de l’argotique faire
poser, « mystifier », « faire attendre » (chez Lorédan Larchey, 1861 et
Delvau, 1866).

163. Un chaud lapin


Le latin cuniculus a donné connin, connil, mots qui, jusqu’au XVe siècle,
ont désigné le « lapin ». Le latin cunnus, « sexe de la femme » ayant donné
le français con, le petit animal, victime de jeux de mots, de métaphores et
de plaisanteries pornographiques, fut rebaptisé lapin. Rien n’y fit ! Les
connotations sexuelles se reportèrent sur le nouveau-né lexical dont le
féminin, d’ailleurs, (attention, carré blanc !) se retrouve
malencontreusement homonyme de l’équivalent masculin de con, précédé
de l’article défini. Est-ce une telle connotation que l’on retrouve dans un
chaud lapin ? Sans doute ! L’adjectif chaud y revêt bien sûr l’acception d’«
ardent », de « sensuel », et lapin y évoque cette tendance compulsive à
d’incessants coïts que l’on prête à l’animal. Il n’est pourtant pas exclu que
la locution soit la transposition phonétique d’une autre, de même sens :
chaud de la pince. La pince en question peut faire allusion à la main
baladeuse, présente dans pince-cul que Virmaître (1894) définit ainsi : « Bal
de bas étage où l’on pelote la marchandise avant de l’emmener bâcher [se
coucher]. »
Chaud lapin ou chaud de la pince ? Les deux se disent d’un homme
attiré par toutes les femmes, juste pour la gaudriole. Être traité de «
Casanova » ou de « Don Juan » est évidemment plus flatteur.

164. À la queue leu leu


Il y a donc un nom d’animal dans cette expression ? Oui, mais un nom
ancien, celui du loup qui fut appelé leu jusqu’au XVIe siècle et l’est encore
aujourd’hui en Picardie. Leu subsiste aussi dans des toponymes comme
Saint-Leu qui perpétuent, sous sa forme picarde, le prénom Lupus, porté par
plusieurs évêques des Ve, VIe et VIIe siècles. Dans d’autres régions, Sanctus
Lupus a évolué en Saint-Loup. À la queue leu leu peut donc se traduire par
« à la queue du loup » et fait référence à la manière dont les loups se suivent
en se déplaçant, en bandes et l’un derrière l’autre. La première forme fut à
la queue le leu où l’article défini « le » était mis pour « du ». Par influence
du dernier mot sur le précédent, on a fini par écrire : à la queue leu leu.
L’expression désigna en outre un jeu simple longtemps pratiqué dans les
cours de récréation et que l’on nommait également « petit train ». Elle est
aussi devenue le titre d’une rengaine créée par La Bande à Basile et
popularisée par Bézu. Cette chanson fait toujours fureur dans les bals de
noces où, suprême rigolade, les invités forment une file indienne et
avancent en se trémoussant. À propos de file indienne, précisons que la
formule, traduction de l’anglais indian file, apparaît chez James Fenimore
Cooper : « Ils suivirent leur guide un à un et dans cet ordre bien connu qui a
reçu l’appellation remarquable de “file indienne”. » (Le Dernier des
Mohicans, chapitre XXVII, 1826.)

165. Courir deux lièvres à la fois


C’est le meilleur moyen de ne pas en attraper un seul comme l’affirme
cet autre proverbe : Qui court deux lièvres n’en prend point (aucun). Le
conseil implicite est évident : si vous entreprenez deux affaires en même
temps, vous risquez d’échouer dans l’une et l’autre. La métaphore évoque
évidemment le chasseur qui rentrera bredouille si son Rantanplan de chien
tente de se mettre simultanément sur la piste de plusieurs gibiers. Bredouille
? Pas si sûr. Quid d’une meute ?
Dans Chasse et pêche, secrets importants (1867), Delphin Dastugue
prend un malin plaisir à démentir le sens propre du proverbe : « Si je vous
disais que, l’année dernière, j’ai couru et forcé deux lièvres qui ne voulaient
pas se quitter ; qu’ils partirent ensemble, et qu’ils se suivirent ou s’en
allèrent de front, comme un petit attelage, pendant plus d’une demi-heure ;
qu’ensuite ils s’éloignèrent d’environ 300 mètres, divisant ainsi les chiens
de la meute, et qu’ils décrivirent deux lignes parallèles, pendant trois quarts
d’heure ; et qu’enfin ils revenaient l’un vers l’autre et se croisaient dans
tous les sens, comme pour dérouter les chiens. On eût dit une manœuvre
combinée, mais leur ruse fut inutile, le bouquin ne tint qu’une heure et
demie, et la hase deux heures. Et puis, que l’on vienne dire qu’on ne doit
jamais courir deux lièvres à la fois ? » (Saint-Hubert ou Un dîner de
chasseurs.)

166. La part du lion


En général, on se la taille et elle est, bien sûr, la plus importante. La part
du lion a d’abord signifié plus puisqu’elle équivalait à « l’intégralité du
butin », comme dans La Génisse, la chèvre et la brebis en société avec le
lion, fable de La Fontaine probablement à l’origine de l’expression. Le lion,
après avoir partagé un cerf en quatre, s’attribue toutes les parts, la première
parce qu’il s’appelle Lion, la deuxième parce que c’est le droit du plus fort,
la troisième parce qu’il est le plus vaillant et… « Si quelqu’une de vous
touche à la quatrième, / Je l’étranglerai tout d’abord » (I, 6). C’est le fait du
prince. On peut, au sens propre, qualifier ce partage de « léonin » : il est le
comble de l’injustice et de l’abus de pouvoir, il est aussi la raison d’être de
sociétés matérialistes fondées sur le profit personnel et où les gros, sans
scrupule, mangent les petits. Certaines théories sociales ont prôné le contre-
pied de cet égoïsme capitaliste. Ainsi des phalanstères de Charles Fourier
où, selon Amédée Duquesnel, « au lieu de s’attribuer la part du lion, chacun
des intérêts associés tendra plutôt à se dépouiller en faveur des autres ». (Du
Travail intellectuel en France, 1839.)

167. Dormir comme un loir


L’appellation de loir correspond à plusieurs espèces mais l’expression
est née de l’observation du loir gris également dit « commun » ou «
vulgaire » et, scientifiquement, glis glis. Parce qu’il est de même couleur et
porte le même masque noir, le loir est parfois confondu avec le lérot, plus
petit et doté de plus longues oreilles. L’un et l’autre hibernent pendant 6 à 7
mois : de septembre/octobre à avril/mai, ils se mettent en hypothermie
régulée, état qui ressemble à un profond sommeil. La métaphore voisine,
paresseux comme un loir, est pareillement justifiée par cette longue
hibernation du rongeur.
On peut aussi se réveiller d’une longue et bonne nuit de sommeil en
déclarant, « j’ai dormi comme une marmotte », cet autre petit quadrupède
vivant dans les montagnes et qui, parce qu’il siffle en cas de danger, a reçu
au Canada le nom de « siffleux ». Comme le loir, la marmotte hiberne
pendant six mois.

168. Avoir vu le loup

« Je la feray dancer, mais le bransle du loup. »

Tel est le projet du page dans Tyr et Sidon (acte IV, scène X), tragi-
comédie que Jean de Schélandre (1584-1635) écrivit en 1608, projet
érotique puisque danser le branle* du loup est une manière déguisée de dire
« faire l’amour ». Ce branle du loup se nommait aussi, de façon plus
imagée, le branle de un dedans et deux dehors : « Je croy que tu ne te ferois
point prier de danser le branle de un dedans et deux dehors. » (Odet de
Tournebeuf, Les Contens, acte III, scène IV, 1584, in Ancien théâtre
françois.)
Ces locutions ne laissent guère de doute sur la métaphore sexuelle
assimilant le loup au membre viril, métaphore peut-être suggérée par
l’interprétation équivoque que l’on a pu faire d’un autre proverbe existant
au moins depuis le XIVe siècle : Quand on parle du loup, on en voit la
queue. Dire d’une jeune fille qu’elle a vu le loup, c’est donc prétendre
qu’elle n’est plus vierge, ce que Le Roux (1735) exprime de façon aussi
délicate que savoureuse : « […] lorsqu’on parle d’une fille, cette manière de
parler signifie avoir de l’expérience en amour, avoir eu des galanteries &
des intrigues dans lesquelles l’honneur a reçu quelque échec ». Ce même Le
Roux nous précise qu’avoir vu le loup s’emploie « pour avoir de
l’expérience […] et se dit d’une personne qui a voyagé, vu du pays ou été à
la guerre […] ».

* Rappelons que le branle est une danse française fort prisée à la


Renaissance.

169. Hurler avec les loups


« On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups. » (Racine, Les
Plaideurs, acte I, scène I, 1668.)
Il faut hurler avec les loups est mentionné chez Furetière (1680) avec
cette explication : « […] il faut faire comme les autres, faire le meschant
avec les meschants ». Le proverbe est parfois complété soit par… et aboyer
avec les chiens, soit par… si l’on veut courir avec eux.
La locution n’est cependant pas toujours employée négativement. Pour
Le Roux (1735) par exemple, il ne s’agit que de « s’accommoder à
l’humeur de ceux avec qui l’on a à vivre ». C’est égal, cette façon de se
mettre au diapason de ses voisins n’est guère vaillante, car elle suppose que
lesdits voisins, assimilés à des loups, vous inspirent de la frayeur. Hurler
avec les loups, c’est faire preuve d’une forme bien molle de consentement,
d’un consensus nourri de concessions, d’une façon d’accepter un
compromis non exempt de compromission. Mais à hurler avec les loups, ne
risquet-on pas de devenir… un mouton de Panurge (voir infra) ?

170. Des yeux de lynx


Pline l’Ancien y fait référence dans son Histoire naturelle, Ovide le
mentionne dans ses Métamorphoses et Pindare dit de lui, dans sa Xe
Néméenne : « Lyncus ! Entre tous les humains, nul ne fut armé d’un regard
plus perçant. » Ce Lyncus ou Lyncée (Lunkeos, en grec) était un héros de la
mythologie grecque qui, sous le commandement de Jason, partit pour la
Colchide conquérir la Toison d’or, avec Orphée, Augias, Idas, Pélée,
Argos* et cinquante autres Argonautes. Sa vue était si aiguisée qu’il pouvait
voir jusqu’aux entrailles de la terre et distinguer les objets à trente mille
pas. D’aucuns prétendent que cet extraordinaire pouvoir de Lyncée serait à
l’origine de l’expression avoir des yeux de lynx, par le biais d’une
assimilation du nom grec de l’Argonaute à lugx, nom grec du lynx. Ne
s’agit-il pas plutôt du contraire ? Lyncée devrait son nom à celui du félin
auquel les Anciens attribuaient une vue perçante. Il est certain que le lynx a
une bonne vue, sa nyctalopie lui permettant notamment de voir ses proies la
nuit. Quoi qu’il en soit, « lynx » et « Lyncée », ou plutôt lugx et Lunkeos,
sont issus d’une même racine indo-européenne, °loukis, °louks, « lumière »
que l’on retrouve dans le latin lux, le français « lucide », « élucider », «
lucernaire », « Lucifer », etc.

* Si Lyncée avait une vue perçante, Argos était, lui, doté de cent yeux, ce
qui a donné notre « argus ».

171. Laisser pisser le mérinos


« Laisse aller ! », « laisse courir ! », « laisse faire ! », « laisse aller, c’est
une valse ! » (cette dernière apostrophe, utilisée dans le Nord et le Pas-de-
Calais, ayant été mise à la mode en 1971 par le titre d’un film de Georges
Lautner), ou encore « cool ! » (pour parler comme les jeunes !), autant
d’expressions qui nous invitent à ne pas nous impatienter, à nous détendre.
Laisse pisser le mérinos doit être ajoutée à la liste puisqu’elle nous invite,
elle aussi, à attendre que les choses se fassent, à « donner du temps au
temps* », pour donner à la pensée un tour philosophique en l’exprimant de
façon plus poétique. Laisser pisser le mérinos est déjà chez Delvau (1866)
avec cette définition : « Ne pas se hâter ; attendre patiemment le résultat
d’une affaire, d’une brouille, etc. » Virmaître (1894) précise qu’autrefois on
disait laisser pisser le mouton.
Rappelons d’abord qu’un mérinos est un mouton originaire d’Afrique
du Nord introduit en Espagne puis en France (XVIIIe siècle) dont l’épaisse
toison donne une laine fine et abondante. L’animal aurait-il donc une vessie
d’une telle contenance que, en cas d’envie pressante mais pas si pressée, le
berger devrait attendre patiemment qu’il l’ait vidée avant de ramener le
troupeau au bercail ? Sa miction serait aussi importante que celle de la
vache qui est devenue la métaphore d’une pluie d’orage ! Il pleut, il pleut,
bergère, rentre tes blancs… moutons. Il semblerait plutôt que le mérinos ne
soit sollicité que pour remplacer, de façon amusante (le nom du mérinos a
quelque chose de cocasse !), la trop imprécise bête dans l’expression laisser
pisser la bête utilisée auparavant pour « attendre patiemment », car telle
était bien la contrainte des bouviers et des cavaliers qui devaient en chemin
prévoir une pause plus ou moins longue pour que leurs bêtes satisfassent ce
besoin naturel.

* Citation attribuée à Cervantès (Don Quichotte) et utilisée par François


Mitterrand.
172. La mouche du coche
Vous arrive-t-il de courir en tous sens, de vous agiter dans le simple but
de faire croire que vous vous affairez pour donner un coup de main ? Vous
jouez alors la mouche du coche et faites penser, sans en avoir forcément
conscience, à cette fable de La Fontaine dont le titre a des allures de
contrepet, Le Coche et la Mouche (VII, 8), où une mouche se donne
l’illusion de faire avancer un attelage peinant, dans un chemin montant, à
faire avancer le coche : « Une Mouche survient, et des chevaux s’approche,
Prétend les animer par son bourdonnement, Pique l’un, pique l’autre, et
pense à tout moment / Qu’elle fait aller la machine […]. »
Sans nul doute, l’expression vient de là. Profitons-en pour tenter de
tordre le cou à cet anglicisme de coach que certains cuistres et publicitaires
emploient à des fins snobs ou mercantiles en lieu et place de termes ô
combien plus français et précis comme entraîneur, répétiteur, mentor,
conseiller, tuteur, guide, etc. Savent-ils que coach et coche ont la même
origine, le nom hongrois d’un relais de poste Kocs, situé entre Vienne et
Pest, qui est passé en français et en anglais par le biais du hongrois kocsi et
de l’italien cochio ?

173. Prendre la mouche


À propos de celui qui la prend, on se demande quelle mouche le pique
et l’on retrouve ainsi l’origine de l’expression (cf. Furetière, 1690) ; car
prendre la mouche, c’est se mettre brusquement en colère, pour des
broutilles, comme lorsque le diptère vous énerve à force de voler autour de
votre tête et de vous piquer. Je dis « diptère » car il semble bien que, par le
mot mouche, nos anciens en aient désigné plusieurs. Cette mouche qui
pique, c’est, à l’origine, probablement le taon que l’on nomme aussi «
mouche à bœuf » car sa piqûre, précisément celle de la femelle, rend fous
ces pauvres bovins : d’ordinaire si placides, ils peuvent, piqués par un taon,
se mettre à courir. Au Québec, on parle de « mouche à cheval », de «
mouche à chevreuil », de « mouche à orignal » ou, de façon plus imagée, de
frappe-à-bord. Littré nous donne un synonyme de prendre la mouche,
aujourd’hui vieilli : la mouche monte à la tête, comme chez Molière dans la
bouche de Mascarille : « Ah, que vous êtes prompte ! / La mouche tout d’un
coup à la tête vous monte. » (L’Étourdi, acte I, scène X, 1655.) On disait
aussi, de quelqu’un qui s’alarmait facilement, qu’il était tendre aux
mouches ; ainsi Mme de Sévigné : « Je meurs de peur que M. de
Luxembourg ne fasse parler de lui : en vérité, la vie est triste, quand on est
aussi tendre aux mouches que je la* suis. » (Lettre au comte de Guitaud du
21 septembre 1675.)

* Mme de Sévigné, féministe avant la lettre, ne pouvait se résoudre à écrire


« je le suis ».

174. Une fine mouche


L’un des plus célèbres romans de William Golding est Lord of the flies,
« Le Seigneur des mouches » (traduction généralement adoptée : Sa
Majesté des mouches), expression qui est non seulement le titre de l’œuvre
mais aussi celui, dérisoirement honorifique, de Belzébuth, francisation du
sémitique ancien Baal-zebub, dont une traduction propose : « maître des
mouches ». Ce nom donné au deuxième démon après Satan montre à quel
point la mouche, dans l’Antiquité, symbolisait le mal, l’abject, la traîtrise, le
méprisable.
Ces notions bien négatives se retrouvent dans le sens historique de
mouche : « espion » moucher ayant signifié « espionner » et « dénoncer ».
Dans l’acception d’espion, mouche est attesté dès 1389 dans le contexte de
la guerre de Cent Ans : « Lequel Jaquet il [celui] qui parle vit bien &
aperçut qu’il estoit mouche des Englois contre les François […] » (Registre
criminel du Châtelet, Jehan Le Brun, 8 octobre 1389). D’espion, mouche
s’est ensuite particularisé pour qualifier un espion de la police, c’est-à-dire
un policier spécialisé dans la filature, également appelé mouchard. Le mot
s’est finalement adjoint l’adjectif « fine » pour désigner toute personne
adroite et rusée, assez habile pour « attraper » les autres au propre comme
au figuré.

175. Faire mouche


Pour mettre en valeur leur teint d’albâtre et séduire davantage, les
dames d’Ancien Régime se mettaient sur le visage (ou autre partie du
corps) des petites taches noires qu’elles appelaient, par comparaison,
mouches (galantes), aussi baptisées « taches avantageuses » : « Pour
adoucir les yeux, pour parer le visage, Pour mettre sur le front, pour placer
sur le sein, Et, pourvu qu’une adroite main Les sache bien mettre en usage,
On ne les met jamais en vain. » (La Faiseuse de mouches, 1661, Recueil de
pièces en prose in Variétés historiques et littéraires, tome VII.)
De semblables taches noires marquèrent le centre des cibles dès que les
tireurs furent assez adroits pour les atteindre et ainsi faire mouche. Il fallut
aussi, condition sine qua non, que les armes à feu fussent suffisamment
précises. Pour départager les tireurs d’élite, on donna à chacun des cercles
concentriques représentés sur la cible de tir des valeurs numériques, la
mouche en question correspondant à mille, le score le plus élevé. Tel le petit
mineur des célèbres publicités cinématographiques, celui qui faisait mouche
mettait ipso facto en plein dans le mille.

176. Le mouton à cinq pattes


Dans notre zoologie lexicale, il équivaut au merle blanc, à l’oiseau rare
ou l’oiseau bleu (voir infra) ; c’est dire que ce mouton à cinq pattes
symbolise le spécimen rare, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un objet,
celui qui ne se trouve pas sous le pas d’un cheval. Sa rareté même empêche
qu’on dise de lui qu’il ne casse pas trois pattes à un canard. Eût-il existé
qu’on en aurait fait l’attraction d’une fête foraine. L’expression, de facture
récente, correspond à chercher cinq pieds en un mouton et chercher cinq
pieds de mouton* où il n’y en a que quatre, cette dernière étant répertoriée
dans les Proverbes et adages françois de Jean Le Bon dès 1557.
Le Mouton à cinq pattes est aussi le titre d’un film de 1954 réalisé par
Henri Verneuil avec Fernandel dans les rôles principaux : Alain, Bernard,
Charles, Désiré et Étienne Saint-Forget, des quintuplés que le maire de
Trézignan, leur village natal, décide de réunir à l’occasion de leur 40e
anniversaire, espérant ainsi stimuler l’économie touristique de sa commune.
Fernandel incarne même un sixième personnage, le père, Édouard Saint-
Forget.

* Remarquons que chercher cinq pieds de mouton serait aujourd’hui


équivoque puisque pied-de-mouton est aussi le nom vulgaire d’un
champignon comestible également appelé hydne sinué.

177. Mouton de Panurge


Dans le huitième chapitre de son Quart Livre (1548), Rabelais nous
raconte comment Panurge se venge de Dindenault : le marchand de bestiaux
l’ayant insulté et raillé, Panurge réussit tout de même à lui acheter un
mouton qu’il jette aussitôt à la mer. « Tous les autres moutons, crians et
bellans en pareille intonation, commencèrent soy jecter et saulter en mer
après, à la file. […] » Voyant qu’il va perdre tous ses moutons, Dindenault «
en print un grand et fort par la toison sur le tillac de la nauf, cuydant ainsi le
retenir et saulver le reste aussi conséquemment. Le mouton feut si puissant
qu’il emporta avecque soy le marchant, et feut noyé en pareille forme […].
» Cet épisode a donné naissance à l’expression mouton de panurge
qualifiant celui qui, par manque de personnalité, d’initiative ou
d’imagination, fait comme les autres.
Une autre locution évoquant ce même animal est directement issue
d’une autre œuvre littéraire, La Farce de maistre Pierre Pathelin (v. 1464)
dont le ressort comique est fondé sur une double affaire : celle qui oppose
l’avocat Pathelin au drapier Jouceaulme à qui il doit une pièce de drap,
d’une part, et celle qui oppose le drapier à son berger Agnelet qu’il accuse
d’avoir assommé plusieurs moutons, d’autre part. Portée devant le tribunal
où Pathelin doit défendre Agnelet, l’histoire devient, grâce à la malice de
Pathelin, un inextricable imbroglio (scène VIII) : Jouceaulme parle de drap
alors qu’il devrait parler de ses bêtes et le juge qui n’y comprend plus rien
lui dit : « Sus, revenons à ces moutons. Qu’en fut-il ? » Modifiée en «
revenons à nos moutons », la formule est devenue synonyme de « revenons
à ce qui nous occupe ». Elle fut, en ce sens, rapidement et abondamment
employée, par Rabelais notamment, preuve irréfutable du succès que connut
la farce médiévale qui la fit naître.

178. Oie blanche


On dit d’une personne particulièrement niaise qu’elle est bête comme
une oie, ce qui ne laisse aucun doute sur la réputation du volatile.
Baudelaire se moque d’ailleurs d’un contemporain, homme politique et
professeur de poésie, en reprenant la métaphore : « Qui a vu Saint-Marc
Girardin marcher dans la rue a conçu tout de suite l’idée d’une grande oie
infatuée d’elle-même […] » (Mon cœur mis à nu, XXXI, in Œuvres
posthumes, 1908). Le qualificatif blanche renvoie à la candeur, du latin
candidus, « blanc éclatant ». Une oie blanche, hors d’un contexte
spécifiquement zoologique, ne peut donc être qu’une jeune fille niaise et
candide, de celles qui n’ont jamais vu le loup (voir supra). Faisant un
inventaire des jeunes filles que connut Barbey d’Aurevilly, Marthe Borély
ne voit que des oies blanches, type féminin dont elle nous propose cette
définition : « L’oie blanche, cette ingénue d’esprit, si savante de cœur, cette
romanesque délicieuse et parfois singulièrement profonde, Aurevilly l’a
souvent rencontrée dans cette vieille noblesse normande où tant de jeunes
filles n’avaient encore pour toute instruction que de “grands sentiments et
de grandes manières”. » (Barbey d’Aurevilly, Maître d’amour, 1946.) L’oie
blanche n’est-elle pas aujourd’hui une espèce en voie de disparition ?

179. Donner à quelqu’un des noms d’oiseaux


Espèce de bécasse* ! Canard boiteux ! Vieille chouette ! Jeune coq !
Tête de linotte ! Poule mouillée (voir infra) ! Voilà bien des noms d’oiseaux
qui sont autant d’insultes. Idem quand on parle d’un « drôle de moineau »
pour un type bizarre, quand l’on traite une femme stupide de « dinde », une
prostituée de « grue », une jeune fille niaise et naïve d’« oie blanche » (voir
supra), lorsque l’on qualifie de « pigeon » ou de « dindon de la farce » (voir
supra) celui qui se fait rouler, etc. Il n’est donc pas étonnant que noms
d’oiseaux soit devenu synonyme d’« insultes ».
Pourtant, la gent ailée n’est pas toujours considérée de façon péjorative
(voir infra, Oiseau rare et oiseau bleu) et murmurer à celui que l’on aime «
ma petite colombe », « mon petit canard en sucre », « mon petit oiseau des
îles », ou, plus populairement, « ma poule » ou « mon poulet », c’est, loin
de l’injurier, le cajoler et l’attendrir. Se donner des noms d’oiseaux aurait eu
cette première acception, si l’on en croit Lorédan Larchey (1861) qui nous
dit que c’est « roucouler amoureusement ».

* Une cousine de bécassine.

180. Oiseau de mauvais augure


Augure (attention, de genre masculin !) nous vient du latin augur, «
membre d’un collège de prêtres, qui prédit l’avenir par l’observation
principalement du vol, de la nourriture et du chant des oiseaux ». D’augur
est issu augurium qui désignait soit l’observation et l’interprétation de
signes, soit le présage lui-même. Il est à rapprocher du latin auspicium, «
observation des oiseaux », ce dernier ayant donné le français auspices, qui
peuvent être bons ou mauvais comme l’augure peut être favorable ou non.
Les augures romains étaient investis du pouvoir de comprendre
l’attitude des dieux à l’égard de Rome en interprétant divers signes dont le
vol des oiseaux : leur science divinatoire leur permettait donc de conseiller
sénateurs et magistrats. Si, par exemple, un vol d’oiseaux venait de la
gauche, le présage était défavorable, d’où le sens de « sinistre », issu du
latin sinistra, « main gauche » (cf. senestre = côté gauche). L’augure était
bon si le vol surgissait de la droite.

181. Oiseau rare


Rara avis in terris, nigrocque simillima cycno, « Oiseau plus rare encor
qu’un cygne au noir plumage ».
Telle est l’appréciation lucide de Juvénal dans sa VIe satire lorsqu’il fait
son portrait de la femme idéale qui « mérite son choix » : il faut « qu’elle ait
tout, qu’elle soit féconde, qu’elle soit pure et chaste », etc., bref, une femme
aussi extraordinaire ne peut exister que dans un autre monde. Il semble bien
que ce rara avis du poète latin soit à l’origine de notre expression. Rare
oiseau fut la première forme de notre oiseau rare notamment chez La
Fontaine : « Le rare oiseau ! ô la belle friponne ! » (Richard Minutolo in
Contes et Nouvelles, 1665.) Nul doute que pour nos classiques ce « rare
oiseau rare » fût un phénix, animal mirifique puisqu’au plumage doré,
immortel puisque renaissant toujours de ses cendres. Remarquons justement
que l’on qualifie de phénix une personne exceptionnelle aux dons et qualités
inestimables, un oiseau rare par… excellence, au sens propre du terme.
L’oiseau rare peut être aussi un oiseau bleu, celui dont Maurice
Maeterlinck fit le personnage éponyme de sa pièce en 1908. Il peut
également se particulariser en merle blanc qui, s’il n’est pas irréel comme le
phénix, n’en demeure pas moins rarissime puisqu’il est albinos ou atteint de
leucisme. Oiseau rare, oiseau bleu, phénix, merle blanc, on peut attendre
bien longtemps avant d’en voir un, à l’instar du petit oiseau que des
générations d’enfants n’ont jamais vu sortir de l’objectif, malgré leur
concentration et les promesses des photographes d’antan.

182. Petit à petit, l’oiseau fait son nid

« Enfants, vous riez


Du manège de l’hirondelle…
Pas de bruit ! Voyez
Ce qu’elle rapporte (quel zèle !)
À chaque patte, au bec…
Elle va vient avec…
Ce sont des brins de paille et d’herbe
Qui deviendront palais superbe !
Petit à petit,
L’oiseau fait son nid. »
(Chanson d’Émile Varin, 1844, in Chansons nationales et
populaires de France de Théophile Marion Dumersan.)

Six couplets complètent cette chanson ; chacun d’eux se conclut par


notre locution proverbiale dont ils sont autant d’illustrations moralisatrices :
à force de persévérer, on finit par faire fortune ou réaliser son projet. Le
proverbe a de nombreux équivalents : l’italien chi va piano va sano, parfois
suivi de e chi va sano va lontano, le saintongeais Qui va châ p’tit va loin ou
châ signifie « chaque », ou encore, en français académique les petits
ruisseaux font les grandes rivières, Paris ne s’est pas fait en un jour, tout
vient à point à qui sait attendre, etc. Autant d’invitations à la patience, à
l’assiduité et aussi à l’économie, toutes ces locutions recouvrant peu ou
prou l’idée d’une fortune construite dans la durée, sou après sou.
183. Pousser des cris d’orfraie
Au douzième chapitre de son Roman de la momie (1858), Théophile
Gautier complète l’expression : « Elle se mit à pousser des cris d’orfraie
plumée vive. » Cris de frayeur puisque la dame en question se trouve sous
une pluie de javelines qui lui tombent « en cadence sur la tête comme des
marteaux sur l’enclume ». Orfraie, frayeur, l’expression se nourrit en effet
de la ressemblance phonétique. Selon Alain Rey et Sophie Chantreau, la
locution résulterait justement d’une confusion entre les noms de deux
oiseaux : l’orfraie et l’effraie. Le premier est un rapace diurne, pygargue ou
balbuzard, qui capture les poissons, le second, une chouette, également
baptisée « dame blanche », que son aspect spectral a fait prendre pour un
oiseau de malheur présent dans plusieurs légendes de fantômes. Pousser des
cris d’effraie serait effectivement plus conforme à la réalité car le cri de
chasse, aigu, de ce rapace nocturne est particulièrement effroyable. Le nom
de l’orfraie vient du latin ossifraga, « qui brise les os », celui de l’effraie en
est dérivé avec influence du verbe « effrayer ». Effroi, frayeur peut être le
sentiment qu’éprouve celle ou celui qui pousse des cris d’orfraie ;
l’expression cependant trahit plus souvent une fausse indignation, une
colère feinte, les cris en question étant disproportionnés par rapport à l’objet
qui les fait naître. Ceux qui s’égosillent de la sorte versent d’ailleurs,
subséquemment, des larmes de crocodile (voir supra).

184. Il ne faut pas vendre la peau de l’ours

On précise parfois : avant de l’avoir tué.


« Deux compagnons, pressés d’argent,
À leur voisin fourreur vendirent
La peau d’un Ours encor vivant,
Mais qu’ils tueroient bientôt ; du moins à ce qu’ils dirent. »
(La Fontaine, L’Ours et les deux compagnons, Fables, V, 20.)
Confrontés à l’impressionnant plantigrade, les deux compagnons
prennent peur plutôt que de le prendre, l’un grimpe dans un arbre et l’autre
contrefait le mort. Cette fable a contribué à populariser le proverbe qui nous
dit qu’il est fort imprudent de prétendre disposer d’une chose avant de la
posséder vraiment ou de se flatter à l’avance d’un succès hypothétique. Un
autre proverbe, plus vulgaire, nous fait comprendre à peu près la même
chose : il ne faut pas compter les œufs dans le cul de la poule. On trouve la
même histoire dès le XVe siècle dans les Mémoires de Philippe de
Commynes ; elle met en scène un tavernier et trois compagnons et se
conclut par ce conseil que l’un des compères prétend avoir reçu de l’ours
lui-même : « […] que jamais je ne marchandasse de la peau de l’ours,
jusques à ce que la beste fust morte ». (Mémoire des faits du feu roy Louis
onziesme, livre quatrième, chapitre III, 1489-1498.)

185. Ours mal léché


Un homme rustre, solitaire, mal embouché, souvent en colère,
insociable, ignorant les bonnes manières, est souvent qualifié d’ours. Son
comportement témoigne d’une mauvaise éducation, voire d’une absence
d’éducation. Mais pourquoi mal léché ? Dès le Ier siècle, Pline l’Ancien
nous met sur la voie : « Les ours s’accouplent au commencement de l’hiver,
non comme font d’ordinaire les quadrupèdes, mais tous deux couchés et
s’embrassant. Puis ils se retirent chacun dans une caverne ; la femelle y met
bas au bout de trente jours, cinq petits la plupart du temps. Ce sont d’abord
des masses de chair blanche, informes, un peu plus grosses que des rats, et
sans yeux, sans poil ; les ongles seuls sont proéminents. C’est en léchant
cette masse que la mère lui donne peu à peu une forme. » (Histoire
naturelle, livre VI, LIV, XXXVI.) Oppien de Syrie reprend cette idée au IIIe
siècle : « C’est ainsi que l’ourse achève de former ses petits en les caressant
avec sa langue, jusqu’à ce qu’ils fassent entendre leur grondement
épouvantable » (Cynégétiques, chant second). Selon un préjugé longtemps
répandu, l’ourse lèche ses petits parce qu’ils seraient nés informes et avant
terme : ce serait là une manière d’achever leur développement. Cette idée
reçue fut à ce point tenace que la plupart des dictionnaires des XVIIe, XVIIIe et
e
XIX siècles la reprennent encore. Elle a donné lieu à notre expression où
mal léché signifie « mal formé » donc, par extension, « mal élevé ».

186. Minute, papillon !

« Papillon inconstant, vole dans ce bocage,


Arrête-toi, suspens le cours
De ta flamme volage.
Jamais si belles fleurs, sous ce naissant ombrage,
N’ont mérité de fixer tes amours. »
(Fête des fleurs in Les Indes galantes, livret de Louis Fuzelier,
musique de Jean-Philippe Rameau, 1735.)

Du verbe papillonner, Delvau (1866) propose une jolie définition : «


Aller de belle en belle, comme un papillon de fleur en fleur. » C’est une
manière bien agréable de butiner. Elle est, par définition, superficielle :
volage est celui qui en use et, à jouer avec le feu, il risque bien de s’y brûler
les ailes. Au-delà de l’amour inconstant, on peut papillonner, non d’un
cœur à l’autre mais d’une chose à l’autre, sans but véritable, un peu
gratuitement, par jeu, oisiveté ou incapacité à se fixer, à rester calme et seul
pour prendre du recul. Pascal n’a-t-il pas dit que « tout le malheur des
hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos
dans une chambre » (Pensées, fragment 126, Divertissement) ? « S’agiter
comme des ailes de papillon » est une autre acception de papillonner.
Frivolité, frénésie, frétillement et, au final, fragilité, fr… fr… fr…, mots
dont l’assonance même évoque des battements vains et futiles. C’est à tous
ces fiévreux, tous ces agités qui courent sans but, qui parlent sans raison,
qui répondent sans réfléchir, que l’on a envie de dire, les invitant à l’attente
: « Minute, papillon ! »

187. Voleur comme une pie


Après Rameau, sautons quatre-vingt-deux ans pour arriver à Rossini et
son opéra La Gazza ladra, « La Pie voleuse ». Ce mélodrame nous raconte,
en deux actes, l’histoire de la servante Ninetta qui se réjouit à l’idée
d’épouser Giannetto, le fils de son maître. Hélas ! On découvre qu’un
couvert d’argent portant les initiales de Fabrizio a été volé : les soupçons se
portent sur Ninetta qui est arrêtée et mise en prison. Mais l’indispensable
lieto finale (« final heureux ») est respecté quand on découvre que le larcin
a été commis par une pie. L’argument est fondé sur une réalité : la pie vole
dans les deux sens du terme* : attirée par les objets brillants, elle s’en saisit
et les emporte dans son nid. Cet intérêt pour ce qui luit, dont on a vu qu’il
était également celui des alouettes (voir supra, Miroir aux alouettes),
explique aussi que la pie frappe aux carreaux quand le soleil s’y reflète.
Chaparder n’est pas le seul défaut du corvidé qu’en outre l’on prétend
curieux (ne dit-on pas de celui qui met son nez un peu partout qu’il est
curieux comme une pie ?) et bavard ; ses sempiternels « commérages » ont
donné naissance à bien des mots : jacassier, « bavard », jacasser, «
bavarder », jacasserie, « bavardage ». La pie elle-même a été baptisée
jacasse ; issus d’une même racine, jacqueter (puis jacter) a eu le sens de «
bavarder comme une pie », et jacquetance (plus tard jactance) est devenu
synonyme de bavardage (à ne pas confondre avec jactance, « attitude
arrogante, hautaine et orgueilleuse », cet homonyme étant issu du latin
jactantia, « vantardise, ostentation »).

* Voler, « se déplacer dans les airs » et voler, « dérober » sont,


originellement, un seul et même verbe. Le vocabulaire de la fauconnerie a
permis de passer d’un sens à l’autre : on a dit, dès le XIIe siècle, qu’un
faucon, par exemple, volait sa proie quand il la poursuivait en vol pour
finalement la capturer.

188. Pigeon, vole !


C’est, avec « la main chaude », « Jacques a dit », « ni oui ni non », «
Pierre appelle Paul » et quelques autres, l’un des jeux favoris des enfants.
Fondés sur la rapidité des réflexes en concurrence avec celle de la réflexion,
ils ont enchanté les récréations et les jeudis d’autrefois. Pigeon, vole !
(comme « Jacques a dit ») associe l’automatisme du geste à celui de la
langue. Faut-il en rappeler la règle ? Le meneur commence par dire «
pigeon, vole ! » et propose aussitôt une liste de noms d’objets suivis de «
vole ! » : à chaque proposition les joueurs doivent lever la main si l’objet
vole effectivement et ne faire aucun geste si l’objet ne vole pas. Ceux qui se
trompent ont un gage. Petite variante : si l’objet est inanimé mais assez
léger pour s’envoler au vent, les joueurs doivent alors lever la main en
précisant « au vent ! ». L’instituteur belge Maurice Carême, élu « prince des
poètes » en 1972, a choisi l’expression comme titre d’un recueil de poèmes
publié en 1958.

189. Noyer le poisson


Impossible ! Un poisson, par définition, ne peut pas être noyé, pas plus
qu’il ne peut se noyer, puisque l’eau est son élément, on dirait, plus
scientifiquement, qu’avec d’autres espèces il forme une biocénose dont
l’eau est le biotope. Il s’y trouve justement « comme un poisson dans l’eau
». Utilisée au sens propre, l’expression semble donc, à première vue,
incohérente. Elle l’est encore plus au figuré puisqu’elle signifie soit
embrouiller l’adversaire, le circonvenir pour l’amener à céder, soit utiliser
des arguments fallacieux, un raisonnement spécieux pour déguiser une
évidence et se sortir ainsi d’un mauvais pas, d’un sujet délicat. Qui veut
noyer le poisson ne doit ainsi ni rejeter l’entourloupe ni reculer devant la
mauvaise foi. Certains politiques sont passés maîtres dans l’art de noyer le
poisson alors que, pour l’individu candide qui, bien souvent, se noie dans
un verre d’eau, l’exercice est infiniment plus périlleux.
Locution absurde ? Voire ! Elle ne l’est pas dans son sens premier, celui
du vocabulaire spécialisé de la pêche où elle désigne une manière d’épuiser
un gros poisson pris à la ligne (ou un poisson mal hameçonné) afin qu’il ne
se débatte plus quand on le sort de l’eau.

190. Poisson d’avril


On a dit autrefois donner un poisson d’avril à quelqu’un. La locution
est ainsi expliquée dans le Dictionnaire de l’Académie française (édition de
1718) : « L’obliger à faire quelque démarche inutile pour avoir lieu de se
moquer de luy. » L’édition suivante (1740) ajoute cette signification : «
Faire accroire à quelqu’un le premier jour d’Avril une fausse nouvelle. » On
a tenté d’expliquer la tradition de ce 1er avril de bien des façons, une
hypothèse étant notamment fondée sur le premier jour de l’année du
calendrier julien qui, jusqu’en 1564, aurait été le 1er avril avant qu’une
ordonnance de Charles IX ne le fixe au 1er janvier. Delvau (1866) l’explique
par la « commémoration de la Passion de Jésus-Christ ».
L’explication la plus satisfaisante est ailleurs. L’expression poisson
d’avril a désigné le maquereau parce que, nous dit Oudin (1640), « les
macquereaux se prennent et se mangent environ ce mois-là ». Poisson a
également revêtu plusieurs significations argotiques dont « mauvais tour »
(abréviation de « queue de poisson » selon Esnault, 1965), « entremetteur »
(Francisque Michel, 1856) et « souteneur » (Delvau, 1866), poisson
devenant alors synonyme de l’argotique maquereau, « proxénète » comme
poisson d’avril signifiait, au sens propre, maquereau, « poisson qui se
pêche en avril ». Le Dictionnaire de Trévoux confirmait cela dès 1771 : «
On appelle poisson d’avril un poisson qu’on nomme autrement maquereau,
et, parce qu’on appelle du même nom les entremetteurs des amours illicites,
cela est cause qu’on nomme aussi ces gens-là poissons d’avril. »

191. Fier comme un pou


— Cette vermine n’a pourtant pas de quoi parader !
— Objection, Votre Honneur ! Il y a maldonne !
Le pou n’est pas ici cette petite bestiole, parasite des cheveux ou du
corps, qui a donné cette autre expression, sale comme un pou, mais un
ancien synonyme de coq. Pour être complet, il faudrait d’ailleurs dire,
comme autrefois : fier comme un pou(l) sur son fumier. Il s’agit donc bien
du gallinacé qui, avant de recevoir au XIIe siècle le nom onomatopéique de «
coq » (du latin coco équivalent à notre « cocorico ») avait ceux de jal* (du
latin gallus) et de poul (mâle de la « poule », du latin pullus, « poulet »), ce
dernier ayant probablement été confondu avec pouil (ancienne forme de
pou) qui a donné pouilleux (voir supra, Chercher des poux dans la tête de
quelqu’un). Comme le dit Pierre-Marie Quitard dans son Dictionnaire des
proverbes (1842), la locution s’applique à « un homme qui se glorifie dans
sa turpitude ». C’est à ce même pou(l) que fait référence vexé comme un
pou, le coq étant considéré comme un animal orgueilleux.

* On trouve encore en Saintonge (et d’autres régions) la forme dérivée jau


pour « coq », notamment dans l’expression faire le jau, « faire le fier ».

192. Chercher des poux (sur) dans la tête de


quelqu’un
Hébert l’emploie dans son Père Duchesne : « […] la Convention
nationale […] cherche des poux aux représentants de la Commune qui ont
sauvé la République » (no 177, La Grande Colère du Père Duchesne, 1793).
L’expression, comme beaucoup d’autres, fit donc partie du vocabulaire des
sans-culottes (voir à ce propos l’ouvrage de Michel Biard : Parlez-vous
sans-culotte ? Tallandier, 2009). Delvau (1866) écrit Chercher des poux à
la tête de quelqu’un et donne cette définition : « Lui chercher noise sous des
prétextes futiles et le battre à propos de rien. » L’expression peut donc être
rapprochée de chercher des pouilles, « chercher querelle par le biais
d’injures », le mot pouille (issu de pouil, ancienne forme de pou) ayant
signifié « injure grossière ». Existait autrefois le verbe pouiller avec deux
acceptions : « faire des reproches » et « chercher des poux » pris, si l’on ose
dire, au sens propre, synonyme dans ce cas du moderne épouiller. Une autre
locution, aujourd’hui vieillie, peut avoir servi d’intermédiaire : chanter
pouilles, dont Louis Sallentin prétend que « c’était, dans l’origine, accuser
quelqu’un d’avoir de ces animalcules qu’accompagnent la malpropreté »
(L’Improvisateur français, 1805), autrement dit, le traiter de pouilleux.

193. Poule mouillée


On trouve chez Oudin (1640) : « Il est frisé comme une poule mouillée.
Il a les cheveux tous estendus », c’est-à-dire, les cheveux extrêmement
plats. La locution est reprise dans la première édition (1694) du
Dictionnaire de l’Académie française. Cette poule mouillée-là n’a guère de
rapport avec celle qui désigne un couard, un lâche et qui est mentionnée
dans ce même dictionnaire sous cette forme : « C’est une poule, une vraie
poule mouillée. » Pierre-Marie Quitard (1842) nous propose cette
explication : « C’est une poule mouillée. Se dit d’une personne timide,
faible, peureuse, incapable de montrer la moindre énergie, parce qu’une
poule, lorsqu’elle a été surprise par la pluie, se tient à l’écart, sans remuer,
comme dans une espèce de honte et d’abattement. » Toutefois, une
expression donnée comme équivalente dès 1690 par Furetière nous suggère
une autre piste : « On dit pour se moquer d’un lâche, d’un sot qui se mêle
du ménage des femmes, que c’est une poule mouillée, une poule laitée. »
Delvau (1866) reprend cette équivalence : poule laitée, « homme sans
énergie ». La poule mouillée serait donc l’homme qui, comble de couardise,
filerait droit devant la femme, le mari qui, extrême lâcheté, ne moufterait
pas devant son épouse et qui, par une honteuse inversion des rôles, ferait
mentir cette autre locution proverbiale (ô combien machiste !) : la poule ne
doit pas chanter devant le coq.

194. Tuer la poule aux œufs d’or


Si, par impatience ou avidité, vous préférez sacrifier d’importants
profits à venir à un gain plus faible mais immédiat, vous tuez la poule aux
œufs d’or. Idem si vous préférez sur-le-champ jouir sans compter de
certaines richesses, au risque de les épuiser définitivement. L’écologie nous
apprend que, si nous n’y prenons garde, nous allons tuer la poule aux œufs
d’or en gaspillant les ressources naturelles de notre planète. L’expression
est directement issue d’une fable ancienne rapportée notamment par Ésope
(Fable 110 : Le Fermier et l’Oie), Avianus (Fable 33 : L’Oie et le
Villageois) et La Fontaine (V, 13 : La Poule aux œufs d’or) : un avare
possédait une poule (ou une oie, selon les sources) qui pondait des œufs
d’or. « Il crut que dans son corps elle avait un trésor : Il la tua, l’ouvrit Et la
trouva semblable À celles dont les œufs ne lui rapportoient rien. » La
Fontaine « enfonce le clou » en nous gratifiant de deux moralités
redondantes : « L’avarice perd tout en voulant tout gagner » et « Pendant
ces derniers temps, combien en a-t-on vus Qui du soir au matin sont
pauvres devenus / Pour vouloir trop tôt être riches ! »

195. Mettre la puce à l’oreille


L’expression est déjà en usage au XIIIe siècle chez le trouvère Baudouin
de Condé : « Porc ose la dame desist, / Ne laissa que ne li mesist / Pluisour
fois la puche en l’oreille. » (Le Lai du blanc chevalier, 263-265.) La
signification est donc d’abord érotique. Trois siècles plus tard, La Fontaine
l’utilise encore en ce sens : « Ce n’étoit pas grande merveille : / Fille qui
pense à son amant absent, Toute la nuit, dit-on, a la puce à l’oreille, / Et ne
dort que fort rarement. » (Le Rossignol in Contes et nouvelles, XV, 1665.)
L’affaire est entendue : avoir la puce à l’oreille, c’est avoir des «
démangeaisons » amoureuses, pour reprendre le mot de Furetière (1690) : «
La passion amoureuse cause aussi de grandes démangeaisons. » Chez ce
même Furetière, pourtant, la notion d’érotisme a disparu de l’expression
puisqu’une personne qui a la puce à l’oreille n’est plus que « bien éveillée,
ou inquiète ». Dans le Dictionnaire de l’Académie française (1694), un
homme a la puce à l’oreille quand « il est inquiet touchant le succès de
quelque affaire ». Aujourd’hui, cette puce n’est plus que l’indice, le petit
détail qui éveille vos soupçons, qui vous alerte, souvent par hasard, sur un
danger ou une affaire secrète.
Comment ne pas profiter de l’occasion pour rendre hommage à Claude
Duneton et à son savant ouvrage sur « les expressions imagées et leur
histoire » dont le titre est justement La Puce à l’oreille (Stock, 1978 ;
Balland, 2001) ?

196. Marché aux puces


On parle aussi de marchands de bric-à-brac, de brocante ou, depuis
quelques années, de vide-greniers. La référence aux puces évoque la saleté,
la poussière qui recouvre les objets plus ou moins vétustes que l’on vend
dans ces marchés de plein air, plutôt qu’un possible pullulement de ces
insectes parasites. Si des marchés aux puces se tiennent dans de nombreuses
villes, c’est, bien sûr, celui de Saint-Ouen qui est le plus célèbre : premier
marché d’antiquités au monde avec 2 000 stands (que des antiquaires
professionnels) s’étendant sur sept hectares, « les puces de Saint-Ouen »
sont réparties près de la porte de Clignancourt en dix-sept marchés qui ont
nom Biron, Dauphine, Paul-Bert, Jules Vallès, Rosiers, Serpette, etc. Leur
création officielle remonte à 1885. Citons aussi les puces de Vanves (Paris,
14e) avec ses 400 marchands et les puces de Montreuil (Paris, 20e) où, en
1991, un petit veinard a pu acquérir, pour moins de 10 000 francs un tableau
attribué à Van Gogh.

197. S’ennuyer comme un rat mort


« Les vacances, c’était sacré pour lui ! Il les passait avec Agnès et les
enfants, quitte à s’ennuyer comme un rat mort pendant un mois ou six
semaines. » (Jean Dutourd, Les Horreurs de l’amour, Gallimard, 1963.)
Pas très aimable pour Agnès mais fichtrement expressif car s’ennuyer
ainsi, c’est pire qu’à cent sous de l’heure, au-delà de s’ennuyer à mourir !
Par ironie, on trouve aussi s’amuser comme un rat mort parfois suivi de
dans le fond d’un placard, oublié derrière une porte, semblable à la croûte
derrière une malle, autre métaphore de l’ennui. Doit-on y voir une allusion
au prisonnier qui se morfond dans sa cellule ? Ratière est en effet, à la fin
du XIXe siècle, un synonyme argotique de « prison ». En tout cas, l’image
est celle du petit rongeur desséché, crevé depuis longtemps dans un grenier,
de vieillesse ou de mort-aux-rats. La locution résulte peut-être d’une
rencontre entre s’ennuyer à mort, mourir d’ennui et puer comme un rat
mort, cette dernière étant bien plus ancienne puisque mentionnée dans la
première édition (1694) du Dictionnaire de l’Académie française.

198. Le serpent de mer


Selon le naturaliste Daubenton, ce serait une espèce de cépole (nous
voilà bien avancés !) qui vivrait dans la Méditerranée. Il en donne même
une description précise ! « […] d’une couleur rouge, marquée de lignes
obliques en forme de chevrons […] » (Encyclopédie méthodique, Les
Poissons, 1787). Littré localise aussi l’animal en Méditerranée. D’autres
l’ont vu en baie d’Along. En 1892, Antoon Cornelius Oudemans publie un
étonnant livre de 592 pages, intitulé The Great Sea Serpent, « Le Grand
serpent de mer ». Cinq ans plus tard, un article paru dans Le Tour du monde
et signé Paul Labbé présente l’ouvrage d’Oudemans : il précise que
l’existence du serpent de mer ne saurait être mise en doute, mais que ce ne
serait qu’un phoque de très grande taille et d’espèce encore inconnue.
Ce serpent de mer existe-t-il donc vraiment ? En tout cas, il a délié bien
des langues, à l’instar d’une autre créature aquatique, sinon marine, du
moins lacustre, qui défraye périodiquement la chronique : Nessie, le fameux
monstre du Loch Ness. Personne ne peut vraiment jurer avoir vu un serpent
de mer (pas plus que l’abominable homme des neiges) mais tout le monde
en parle ! L’expression est, pour cette raison, devenue synonyme de sujet
récurrent dans la conversation ou dans la presse. Depuis les années 1990, il
fait florès dans les milieux politiques : il y qualifie tous les projets souvent
proposés, parfois débattus mais jamais concrétisés.

199. Malin comme un singe


On croit volontiers que cela signifie « rusé, astucieux », « qui a réponse
à tout », « qui possède plus d’un tour dans son sac pour épater la galerie »,
etc. Cette définition correspond à adroit comme un singe, métaphore faisant
référence à l’habileté manuelle des cercopithèques, bonobos, chimpanzés,
macaques, ouistitis et autres primates. Malin comme un singe a
progressivement acquis la même signification mais il en allait autrement à
l’époque classique. Voltaire, par exemple, disait de l’abbé Guénée, membre
de l’Académie des inscriptions et belles-lettres : « […] il est malin comme
un singe, il mord jusqu’au sang, en faisant semblant de baiser la main ».
Être malin comme un singe, c’était donc « aimer faire du mal », malin étant
issu du latin malignus, « méchant, mauvais, perfide », que l’on retrouve
dans le Malin, l’Esprit malin, formules bibliques désignant le diable. En
outre, le diable revêt d’ailleurs les traits d’un singe dans l’iconographie
religieuse, notamment dans les sculptures des églises. D’ailleurs, les
exégètes de la Bible ne disentils pas que le Démon est « le singe de Dieu » ?
200. Payer en monnaie de singe
Au XIIIe siècle, Saint Louis publia un arrêté autorisant les montreurs de
singes à ne pas payer la redevance de 4 deniers pour passer le Petit-Pont*, à
condition qu’en échange ils fassent exécuter quelques tours par leurs singes,
d’une part, et que le péager s’en montre satisfait, d’autre part. On trouve le
détail de ce curieux édit dans Establissements des métiers de Paris (1268)
d’Estienne Boileau, prévôt de Paris. Il y est précisé que les jongleurs
pouvaient aussi être exemptés du droit de péage en échange d’une chanson.
De cette coutume nous vient l’expression payer en monnaie de singe pour
laquelle Pierre-Marie Quitard (1842) donne un équivalent : payer en
gambades. De nos jours, payer en monnaie de singe signifie « ne pas payer
» ou « s’en tirer à bon compte avec quelques plaisanteries ».
Tentez donc votre chance au prochain péage de pont ou d’autoroute ! Si
le péager a suffisamment d’humour, peut-être vous répondra-t-il : « On
n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace ! » c’est-à-dire « Je
connais bien mon métier et on ne me la fait pas ! ».

* Ce Petit-Pont franchit la Seine entre l’île de la Cité (square Charlemagne)


et les quais Saint-Michel et de Montebello. Celui qui existe aujourd’hui fut
construit en 1853, mais il fut précédé par au moins dix ouvrages édifiés au
même emplacement.

201. Prendre le taureau par les cornes


Oudin (1640) met un bœuf à la place du taureau : « Prendre un bœuf par
les cornes. Entreprendre un (sic) affaire difficile. » On trouve au XIXe siècle
attaquer, prendre le taureau par les cornes avec (chez Prosper Poitevin, par
exemple, en 1851) cette définition : « Entamer une affaire par le côté le plus
difficile. » Le sens actuel ajoute les notions de courage et de détermination.
Il s’agit en effet ni d’esquiver ni d’hésiter mais d’affronter la situation,
quelque périlleuse qu’elle soit. Au sens propre, prendre le taureau par les
cornes relève d’une pratique remontant à l’antique civilisation minoenne
(Crête) où le taureau était divinisé : au cours de cérémonies religieuses
appelées « taurokathapsies », hommes et femmes sautaient pardessus les
cornes d’un taureau.
C’est aussi un taureau qu’Héraklès dut, sur l’ordre d’Eurysthée,
ramener vivant de Crête ; ce fut le septième de ses douze travaux : il s’en
acquitta en prenant le taureau par les cornes pour le terrasser.
Chez Balzac, Mme Évangélista a recours à la métaphore pour faire
comprendre à sa fille Nathalie comment elle doit habituer son mari à lui
obéir : « Serait-ce à toi qu’il obéirait ? Il faut toujours attaquer le taureau
par les cornes, dit un proverbe castillan ; une fois qu’il a vu l’inutilité de ses
défenses et de sa force, il est dompté. Si ton mari fait une sottise pour toi, tu
le gouverneras. » (Le Contrat de mariage in Scènes de la vie privée, 1835.)

202. Parler français comme une vache espagnole


Si une vache ne saurait bien parler le français, a fortiori une « noiraude
» d’outre-Pyrénées dont l’environnement linguistique est hispanique ! On
pourrait ainsi justifier l’expression. Il faut cependant plutôt voir dans vache
espagnole une déformation de basque espagnol ; le mot basque (comme,
d’ailleurs, le mot gascon) vient en effet du latin Vascones, désignant le
peuple de l’Antiquité habitant les deux versants des Pyrénées (montagnes
cantabriques). Prétendre qu’un Basque espagnol parle mal le français peut
en effet relever d’une certaine vraisemblance.
Cette étymologie n’est toutefois qu’hypothétique. La locution peut être
parfaitement originale et s’expliquer d’elle-même car le mot vache a depuis
longtemps une valeur de dénigrement (cf. peau de vache, vache à roulettes,
« agent de police à bicyclette », mort aux vaches, la vache à Colas qui
désignait autrefois le protestantisme, etc.) tout comme l’adjectif espagnol
e
revêtait, notamment au XVII siècle, une connotation négative, le caractère
fougueux et bravache de l’hidalgo ayant été souvent moqué.

203. À chacun son métier, les vaches seront bien


gardées
Le proverbe nous dit qu’en matière professionnelle la compétence et
l’expérience des uns ne sauraient être celles des autres, qu’une société ne
peut bien vivre si chacun se mêle de tout. Furetière (1690) et le
Dictionnaire de l’Académie française dans sa première édition (1694) en
font le premier des proverbes contenant le mot vache : « On dit, quand
chacun se mesle de son mestier, que les vaches sont bien gardées. » Florian
semble lui avoir donné sa forme définitive en en faisant la moralité de sa
fable Le Vacher et le garde-chasse : il nous conte les déboires des deux
protagonistes qui ont voulu, pour un temps et pour leur malheur, échanger
leurs rôles (Fables, I, 12, 1792). En 1568, Gabriel Meurier mentionnait un
proverbe similaire qui, au-delà du manque de compétence, laisse aussi
supposer une certaine bêtise : « Qui se mesle d’autruy mestier, trait sa vache
en un panier » (Trésor de sentences dorées).

204. Les vaches maigres


Dans le 41e chapitre de la Genèse, Pharaon voit en rêve sept belles
vaches bien en chair monter du Nil et paître dans les fourrés puis sept
vaches « vilaines d’aspect et efflanquées » qui viennent dévorer les sept
premières. Joseph interprète ce songe : Dieu veut informer Pharaon que les
sept vaches grasses annoncent sept années de prospérité tandis que les sept
vaches maigres prédisent sept ans de famine. Il conseille à Pharaon de faire
entreposer du froment pendant les sept années d’abondance en vue des sept
années de disette qui suivront : « ainsi la famine ne dépeuplera pas le pays
». De cet épisode biblique sont nées les locutions vaches grasses et vaches
maigres symbolisant respectivement les périodes d’abondance et celles de
pénurie.
Remarquons qu’en période de disette, si la sagesse ne vous a pas fait
mettre de côté de la bonne et saine nourriture, on en est parfois réduit à
manger de la vache enragée, c’est-à-dire de la viande normalement
impropre à la consommation. Expliquant ce proverbe, Charles Rozan en
profite pour fustiger les jeunes insouciants, « Tanguy » avant la lettre : «
Les jeunes gens qui se laissent nourrir par leur famille et qui, peu soucieux
du lendemain, s’abandonnent à la mollesse, auraient souvent besoin de
manger de la vache enragée. » (Petites ignorances de la conversation,
1856.)

205. Pas piqué des vers


Si un objet vermoulu est ipso facto en mauvais état, a contrario, un
objet non vermoulu est comme neuf. Quand le ver est dans le fruit, le fruit
ne peut que se gâter (ou, au figuré, l’affaire aller de mal en pis). Outre les
vers xylophages et les asticots, on connaît aussi les vers parasites de
l’homme, helminthes, cestodes, trématodes et nématodes qui génèrent des
maladies en se développant dans l’organisme. C’est sans doute à cette
vermine-là que notre expression fait référence car l’une de ses premières
utilisations apparaît en 1585 sous cette forme ironique : « Je ne sçay quel
ver a piqué la cervelle de nostre philosophe, Sr Libanius, que, sur ses vieux
jours, ce bon homme soit tellement eschauffé de l’amour qu’il porte à
madamoiselle Elizabeth qu’il en court les rues […] » (Nicolas de Cholières,
Les Matinées). On était alors sans doute porté à croire qu’un esprit dérangé
était attaqué par les vers, un cerveau sain étant, du même coup, forcément
indemne de telles atteintes.
Lorédan Larchey (1861) donne à l’expression le sens de « vigoureux,
frais, sain ». Il en fait un synonyme de pas piqué des hannetons, plus
fantaisiste, et qui semble d’abord devoir plutôt s’appliquer à la gent
féminine si l’on en croit l’exemple qu’il donne, emprunté à Xavier de
Montépin : « — Une jeunesse entre quinze et seize, point parue piquée des-
z-hannetons… — Un vrai bouton de rose, quoi !... » (Le Club des
hirondelles, ch. XI, in Les Viveurs de Paris, 1857.)

206. Tirer les vers du nez à quelqu’un


Faire parler quelqu’un (contre son gré), l’amener à révéler des secrets
en le questionnant habilement, tel est le sens de la locution, attestée dès
1405 dans le Livre des trois vertus de Christine de Pisan.
Bien des explications ont été proposées :
– Pour Littré, « Cette locution singulière vient probablement de ce que,
en serrant fortement le nez, on fait sortir de la peau du nez de petits
morceaux d’une matière demi-solide qu’on a comparée à des vers, et qui est
le produit des follicules cutanés », mais ces considérations anatomiques ne
rendent pas compte du sens de l’expression.
– Pierre-Marie Quitard (1842) considère vers comme un mot d’ancien
français issu du latin verum, « vrai », ce qui correspond bien à la
signification mais n’explique pas que cette vérité soit tirée du nez, sauf par
un calembour tiré, lui, par les cheveux. Quitard illustre son propos par des
citations extraites du poète Robert Wace (1110-v. 1180) et du troubadour
Armand de Marueil. Il ajoute que li vers, « le vrai » aurait pu être (mal)
traduit par « les vers ».
Contentons-nous donc de cette dernière étymologie car, on aura beau
essayer de leur tirer les vers du nez, les étymologistes ne nous proposeront,
pour l’heure, rien de mieux !

207. Faire le zèbre


Faire le clown, le pitre, le zouave, le malin, l’intéressant, autant
d’expressions synonymes pour qualifier le comportement de celui qui veut
surprendre ou se faire remarquer en faisant rire la galerie. L’animal est aussi
associé à une idée de bizarrerie que l’on retrouve dans l’expression un drôle
de zèbre. Les rayures de l’équidé justifient-elles cette drôlerie, dans la
double acception du terme ? L’expression semble relativement récente. On
pourrait la rattacher à cette anecdote rapportée par Buffon : Milord Clive
ayant rapporté d’Inde une femelle zèbre aurait voulu la faire saillir par un
âne. La « zébresse » refusant de se laisser approcher, « Clive eut l’idée de
faire peindre cet âne comme un zèbre : la femelle, dit-il, en fut la dupe,
l’accouplement se fit, et il en est né un poulain parfaitement semblable à sa
mère […] » (Histoire naturelle, volume 7, 1753-1767).
ANTIQUITÉ ET MYTHOLOGIES
UN VOYAGE INITIATIQUE
« Les hommes ne sont pas nés du caprice ou de la volonté des dieux
; au contraire, les dieux doivent leur existence à la croyance des
hommes. Que cette foi s’éteigne et les dieux meurent. […] Or les
divinités de l’Attique n’ont pas encore disparu du cœur et de l’esprit
des humains ; la légende, les livres, les arts ont continué d’alimenter
le brasier que les siècles ont surchargé de cendres. »
(Jean Ray, Malpertuis, chapitre X.)

Le livre de Jean Ray, chef-d’œuvre de la littérature fantastique, nous


enseigne que les dieux de l’Olympe continuent de vivre à travers les
créations du cerveau humain. La prodigieuse imagination de l’écrivain
belge les a réunis, incognito, au sein de cette mystérieuse demeure qui « sue
la morgue des grands qui l’habitent et la terreur de ceux qui la frôlent ».
Incognito, maître mot qui préside au suspense et fait pressentir des
révélations. Au-delà des arts et de la littérature, au-delà même des
anciennes mythologies, nous ressentons encore l’étrange souffle grâce
auquel l’Antiquité gréco-romaine continue d’animer le langage
contemporain, souvent même à l’insu de celui qui le parle ou l’écrit.
D’abord à travers de simples mots. Qui sait encore que l’alexandrin est
issu du Roman d’Alexandre (le Grand), que l’atlas, recueil de cartes
géographiques ou vertèbre cervicale, tire son nom de celui d’un Géant, frère
de Prométhée ; que les céréales ont ainsi été nommées en raison de Cérès,
déesse latine des Moissons ; que l’homosexualité féminine fut nommée
lesbianisme par référence à Lesbos, île de la poétesse Sappho ; qu’uranium
vient d’Ouranos, déification du ciel ?… et bien d’autres encore.
De nombreuses locutions se réfèrent aussi à maints aspects de ces
civilisations disparues. À force de les employer ou par simple ignorance, on
ne fait plus guère le lien avec les mythes, les légendes, les mœurs qu’elles
divulguent. Pourtant, à bien y regarder, c’est l’histoire de Rome, de Sparte
et d’Athènes, les grandeurs et décadences de l’Olympe qu’elles nous
invitent à découvrir. C’est aux mystères de ces temps révolus qu’elles
veulent nous initier en nous conviant à un fabuleux voyage dans l’espace,
dans le temps, dans notre mémoire collective. Alors, embarquons pour cette
odyssée des mots. Heureux qui, comme Ulysse…

208. Un style académique


Akadêmos fut un héros mythique de la Grèce. La légende prétend qu’il
aurait révélé aux Dioscures Castor et Pollux l’endroit où Thésée avait caché
leur sœur, la belle Hélène de Troie, leur permettant ainsi de la retrouver et,
profitant d’une absence de Thésée, de la ramener à Sparte.
Au-delà des murs d’Athènes, tout près de Kolonos, des jardins furent
dédiés à Akadêmos ; en 387 av. J.-C., douze ans après la mort de son maître
Socrate, Platon installa son école philosophique dans ce lieu sacré. Il y
réunit ses disciples, dont Aristote, pour leur dispenser son précieux
enseignement. D’Akadêmos est donc issu le mot Académie, d’abord nom
propre désignant l’institution platonicienne puis nom commun appliqué à
toutes celles qui, s’inspirant de l’académie de Platon, virent le jour dans
l’Italie de la Renaissance, à commencer par la célèbre Accademia fiorentina
où, dès 1576, les humanistes réunis autour de Giovanni Bardi, comte de
Vernio, fondèrent les nouveaux principes de l’art dramatique et de la
musique qualifiée beaucoup plus tard de « baroque ».
Sur le modèle italien, de nombreuses académies naquirent dans
l’Europe du XVIIe siècle. En France, l’Académie française fut créée en 1635
sous l’égide de Richelieu puis, en 1663, l’Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, en 1666, l’Académie des Sciences, en 1669, l’Académie de
Musique (Opéra), etc.
Par référence aux critères esthétiques officiels préconisés par ces
diverses académies, l’adjectif académique s’appliqua, à partir de 1839, à
tout art, toute manière respectant étroitement les règles conventionnelles,
l’adjectif prenant une connotation péjorative quand l’art et la manière se
teintent de froideur et de prétention. D’où un style académique, un discours
académique, un poète académique, une peinture académique, etc.
En 1802, à la suite de la loi générale sur l’instruction publique, la
France fut divisée en circonscriptions universitaires qui prirent aussi le nom
d’académies, les membres éminents de l’Université pouvant alors être
honorés des Palmes académiques.

209. Le talon d’Achille


Les textes de l’Antiquité, l’Iliade, l’Énéide, l’Odyssée et les autres, n’y
font point allusion mais des scènes peintes sur des vases grecs fondent la
tradition : Achille, le valeureux héros de la guerre de Troie, ami d’Ulysse et
de Patrocle, fut tué par Pâris, aidé d’Apollon, d’une flèche empoisonnée
décochée à travers son talon, seul endroit du corps où le guerrier fut
vulnérable. La légende nous dit en effet que, pour le rendre immortel, sa
mère, la néréide Thétis, avait plongé Achille dans les eaux du Styx, fleuve
des Enfers mais en tenant (fatale erreur !) le nouveau-né par le talon.
Ainsi le talon d’Achille est-il devenu le symbole de la vulnérabilité, un
équivalent du « défaut de la cuirasse » (à l’origine, l’endroit des
articulations où la cuirasse du guerrier pouvait être transpercée). On préfère
souvent parler du talon d’Achille plutôt que du trop banal « point faible » ;
ainsi notre mythique calcanéum prend-il pied dans les contextes les plus
inattendus : l’agriculture est, par exemple, le talon d’Achille de la
mondialisation, l’argent sale, celui du capitalisme, l’intégration, celui du
gouvernement, la syntaxe française, celui d’un certain président de la
République, etc. Mieux encore, cette citation du journal Le Monde où
l’expression retrouve bien involontairement sa terre natale : « La Grèce est
le talon d’Achille de la zone euro » ; la palme revient cependant à ce titre lu
dans un magazine scientifique : « Les mollets, talon d’Achille des
conquérants de l’espace. » On ne sait plus sur quel pied danser, tant notre
idiome peut être parfois traité… par-dessus la jambe !
À propos de talon, de mollet, de jambe et de pied, rappelons cette autre
expression presque équivalente, tirée, elle, de la Bible : un colosse aux
pieds d’argile, métaphore exprimant l’idée d’une puissance prétendue
invincible, mais reposant sur des bases peu solides. L’origine se trouve dans
le livre de Daniel (2, 31-35) : le prophète y interprète un rêve dans lequel
Nabuchodonosor a vu s’écrouler une immense statue dont la tête était d’or,
la poitrine et les bras, d’argent, le ventre et les cuisses, de bronze, les
jambes, de fer mais les pieds, de fer et d’argile, fragilisant tout l’édifice.
Cette statue, explique Daniel, symbolise Babylone, qui, quelque puissante
qu’elle soit, tombera pour être remplacée par d’autres royaumes. L’histoire
lui donna raison : après la chute de Babylone se succédèrent en effet la
Médie, la Perse, l’empire d’Alexandre, l’Empire romain, dernière puissance
du monde antique, qui éclata à son tour pour céder sa place à la chrétienté.

210. L’Âge d’or


« Quand les hommes et les dieux furent nés ensemble, d’abord les
célestes habitants de l’Olympe créèrent l’âge d’or pour les mortels doués de
la parole. Sous le règne de Saturne qui commandait dans le ciel, les mortels
vivaient comme les dieux, ils étaient libres d’inquiétudes, de travaux et de
souffrances ; la cruelle vieillesse ne les affligeait point ; leurs pieds et leurs
mains conservaient sans cesse la même vigueur, et loin de tous les maux, ils
se réjouissaient au milieu des festins, riches en fruits délicieux et chers aux
bienheureux Immortels. Ils mouraient comme enchaînés par un doux
sommeil. Tous les biens naissaient autour d’eux. La terre fertile produisait
d’elle-même d’abondants trésors ; libres et paisibles, ils partageaient leurs
richesses avec une foule de vertueux amis. » (Hésiode, Les Travaux et les
Jours, chapitre 3, traduction d’Ernest Falconnet.)
Ainsi le poète grec décrit-il le premier âge de l’humanité. Il ne s’agit,
hélas, que d’un mythe ! Hésiode nous présente aussitôt les âges qui ont
succédé à cet âge d’or, chacun d’eux étant plus néfaste que le précédent :
l’âge d’argent où l’homme est inepte, injuste et victime de la douleur, l’âge
d’airain marqué par la force, la violence et la guerre ; l’âge de fer, le plus
sombre de tous, où l’humanité, victime du travail, de la souffrance, de la
corruption, du mépris et de bien d’autres vices, est irrémédiablement
abandonnée des dieux.
Ce mythe grec a sa contrepartie romaine : dans ses Géorgiques (livre
II), épopée composée entre 38 et 29 av. J.-C., Virgile fait coïncider l’ancien
âge d’or avec le passé agricole du Latium (appelé « âge de Saturne ») et son
retour avec le règne d’Auguste, tandis que Tibulle, dans ses Élégies (I, 3,
35-48) et Ovide dans ses Métamorphoses (I, 89-106) paraphrasent Hésiode.
Dans l’Ancien Testament, le jardin d’Éden symbolise aussi le paradis
perdu mais d’autres temps de félicité sont annoncés par le prophète Ésaïe
qui, interprète de l’Éternel, prédit une terre nouvelle et des cieux nouveaux :
la nouvelle Jérusalem (Ésaïe, 65, 17-25). Les millénaristes parlent de
millénium : mille ans où le Messie régnera sur la Terre avant le jour du
Jugement dernier.
Nostalgie d’un état primordial supposé paradisiaque (l’homme y vivait
soit avec les dieux des mythologies, soit avec le Dieu de la Bible) ou
promesse d’un monde parfait, le mythe de l’âge d’or est omniprésent dans
la littérature. Il était naturel qu’il fît naître une expression signifiant une
époque paisible et prospère, un temps favorable. Chaque génération a, peu
ou prou, la nostalgie de son propre âge d’or : pour ceux qui ont connu la
Première Guerre mondiale, la Belle Époque représenta un âge d’or, pour
leurs petits-enfants, ce furent les Trente Glorieuses, pour la plupart des
adultes, c’est tout simplement l’enfance qui exhale des parfums de paradis
perdu ; pour tous, cette inévitable nostalgie s’exprime par « Ah ! C’était le
bon temps ! ». (Voir infra, Un rossignol d’Arcadie.)

211. Alea jacta est


Saura-t-on jamais précisément où César a prononcé cette phrase célèbre
? Où coulait donc l’antique Rubicon ? La question est l’objet d’une vieille
et interminable controverse. Les deux millénaires qui nous séparent de
l’époque de César ont connu tant de bouleversements hydrographiques qu’il
est aujourd’hui bien difficile de donner une réponse exacte ! Pour les uns, le
vrai Rubicon correspondrait à l’actuel Pisciatello, fleuve côtier de la
Romagne, tributaire de l’Adriatique ; pour d’autres, il s’agirait du
Fiumicino ou de la Rigossa, torrents qui confluaient près de Gatteo avec le
Rigoncello, autre prétendant à la descendance de l’historique Rubicon. Ce
dont on est sûr, c’est que le fleuve côtier servait de frontière entre la
République romaine et la Gaule cisalpine et que le sénat de Rome
interdisait à tout général romain de le franchir avec ses légions ou ses
cohortes.
En 50 av. J.-C., après ses prouesses en Gaule, César lui-même avait été
sommé de remettre ses légions au sénat et de revenir à Rome comme simple
citoyen. Son ambition le poussant cependant à affronter Pompée qui venait
de recevoir les pleins pouvoirs de ce même sénat, César décida de marcher
sur Rome avec son armée. Au moment de franchir le Rubicon, il hésita un
instant, comme effrayé de son audace, puis prit sa décision en s’écriant «
Alea jacta est ! » que l’on traduit par « Le sort en est jeté ! » ou « Les dés
sont jetés ! ». César aurait en fait utilisé, dans le texte, un proverbe grec
bien connu dont Alea jacta est n’est que la traduction latine. Plutarque,
écrivain grec, est le premier à nous rapporter l’anecdote ; il nous précise en
effet que César « se représenta tous les maux dont le passage de ce fleuve
allait être suivi, et tous les jugements qu’on porterait de lui dans la postérité.
Enfin, n’écoutant plus que sa passion, et rejetant tous les conseils de la
raison, pour se précipiter aveuglément dans l’avenir, il prononça ce mot si
ordinaire à ceux qui se livrent à des aventures difficiles et hasardeuses : “Le
sort en est jeté !” […] » (Plutarque, Vie de César, XXXII, 7-8, traduction de
Dominique Ricard, 1830).
Alea jacta est (ou, plus exactement, Iacta alea est) représente la
traduction latine que Suétone propose dans Vie des douze Césars (XXXII,
3). On a glosé sur la correction grammaticale de l’expression qu’Érasme a
corrigée en jacta alea esto, « que le dé soit jeté ». C’est cependant bien la
traduction de Suétone qui est passée à la postérité et, comme le dit
superbement Lamartine, la formule est, depuis, prononcée « par tous les
hommes qui, ne trouvant plus de fond dans leurs pensées, et contraints de
choisir entre deux périls suprêmes, prennent leur résolution dans leur
caractère, ne pouvant la prendre ailleurs, et se jettent à la nage sur le
Rubicon du hasard pour périr ou pour se sauver par le sort ! » (Vie de
quelques hommes illustres, 1860-1866).

212. Une substance aphrodisiaque


Les Romains l’assimilèrent à Vénus. Son nom grec, Aphroditê, nous
rappelle qu’elle est née de l’écume de la mer (en grec, aphros signifie «
écume ») fécondée par les testicules ensanglantés d’Ouranos (l’Uranus
latin, personnification du Ciel) que le Titan Kronos avait tranchés d’un coup
de faucille. Les enfantements mythologiques ne sont jamais simples !
Aphrodite fut la déesse de la Beauté, de l’Amour et, bien évidemment,
de la Fécondité. Elle eut de nombreuses liaisons amoureuses : avec Arès,
dieu de la Guerre (Mars, chez les Romains), elle engendra Harmonie, Éros
et Antéros, avec Hermès (identifié à Mercure) elle procréa Hermaphrodite,
avec Dionysos (Bacchus), elle donna naissance à Priape, le dieu au
remarquable membre viril et à Hyménée, le dieu du Mariage. Aphrodite eut
aussi d’intimes relations avec de simples mortels comme Anchise, berger et
roi de Dardanie, avec qui elle conçut Énée, héros de la guerre de Troie.
Compte tenu de ses frasques et prérogatives, il était inévitable qu’Aphrodite
engendrât aussi l’adjectif* puis le nom aphrodisiaque, l’un et l’autre forgés
au XVIIIe siècle pour qualifier toute substance censée stimuler ou renforcer le
désir sexuel, ainsi le chocolat, le gingembre, la muscade, la poudre de
cantharide et bien d’autres : aphrodisiaques ou poudres de perlimpinpin ?
Autres enfants lexicaux d’Aphrodite, anaphrodisie et anaphrodisiaque,
qui se rapportent à l’absence ou la diminution du désir et/ou du plaisir
sexuel.

* L’adjectif signifie également « en rapport avec la déesse Aphrodite »


comme dans culte aphrodisiaque, culte qui s’est notamment répandu dans
la ville chypriote de Paphos.

213. Un bel Apollon


Fils de Zeus et de Léto (Latone chez les Romains), frère jumeau
d’Artémis (Diane), Apollon s’appelle aussi Phoibos (Phœbus), ce qui, en
grec, veut dire « le Brillant ». C’est l’une des plus importantes divinités de
l’Olympe. Les légendes qui lui sont attachées ne sont pas moins
nombreuses que les pouvoirs qui lui sont attribués et qui se sont multipliés
au cours de l’Antiquité. Dieu de la Lumière, de l’Harmonie, de l’Oracle, il
est aussi celui de la Guérison et de la Purification. Protecteur et conducteur
des Muses (on lui donne pour cette raison l’épithète de « musagète »), il
préside aussi, ipso facto, à la musique, à la danse, à la poésie, aux arts et
aux sciences. Ses amours sont pourtant malheureuses. Il poursuit les
nymphes de ses ardeurs mais nombre d’entre elles se refusent à lui. Alors, il
les tue. L’attitude de ces demoiselles est bien étrange : Apollon n’est-il pas,
avant tout, le dieu de la jeunesse et de la beauté éternelles ?
Ce sont d’ailleurs, de ce dieu « multicarte », les caractéristiques
essentielles que le lexique familier a retenues, un apollon y désignant « un
très beau jeune homme ». Si le nom commun ne semble pas avoir été utilisé
avant le XIXe siècle, l’antonomase (i.e. la « désignation d’un individu par un
personnage dont il rappelle le caractère typique ») est apparue bien avant
puisque, par exemple, le 6 juillet 1739, Voltaire écrit au philosophe
Helvétius : « J’attends, mon bel Apollon, votre ouvrage, avec autant de
vivacité que vous le faites. » « Bel Apollon » y relève d’ailleurs du
pléonasme ou de l’insistance.
Le vocabulaire entomologique a, pour sa part, emprunté le mot dès
1758, Linné ayant donné le nom d’apollon (Parnassius apollo apollo) à un
beau papillon diurne dont les ailes sont constellées d’ocelles rouges et noirs.
Revenons à des considérations anthropomorphiques pour préciser que le
nom d’un autre dieu grec d’origine phénicienne, lui aussi extrêmement beau
(il était, excusez du peu, aimé d’Aphrodite !), est devenu synonyme de «
beau jeune homme » : Adonis*. Le mot, dont la majuscule fait de la
résistance, est souvent employé à la négative pour dire d’un homme qu’il
n’est pas très beau : « Ce n’était point un Adonis que Jacquemin
Lampourde, bien qu’il se prétendît favorisé des femmes autant que pas un,
et même, à l’entendre, des plus hautes et mieux situées. » (Théophile
Gautier, Le Capitaine Fracasse, chapitre XI.)

* Adonis est issu d’une racine hébraïque, Adonî, « mon seigneur », dont la
forme emphatique, Adonaï, est, dans le judaïsme, l’un des noms du Dieu de
la Bible, à l’instar de Yahvé et Elohim.

214. Un rossignol d’Arcadie

« Ô, la belle simphonie !
Qu’elle est douce, qu’elle a d’appas !
Meslons y la mélodie
Des chiens, des chats,
Et des rossignols d’Arcadie.
Caou, caou, caou.
Houpf, houpf, houpf.
Miaou, miaou, miaou.
Oua, oua, oua.
Hin han, hin han, hin han.
O, le joli concert, et la belle harmonie. »
(Molière-Charpentier, Ouverture de la comtesse d’Escarbagnas in
Le Mariage forcé, 1672.)

Le texte de Molière nous le dit, la musique de Charpentier nous le


confirme : le rossignol d’Arcadie est un âne, non un oiseau passereau. Ses «
hin han, hin han » participent à « la symphonie » comme les « houpf, houpf,
oua, oua » des chiens et les « caou, caou, miaou, miaou » des chats.
Comment expliquer que le baudet ait été gratifié d’un surnom si étrange
? L’histoire est à rebondissements.

Géographiquement parlant, l’Arcadie était une contrée de la Grèce


antique située au centre du Péloponnèse. D’un point de vue mythologique,
elle était gouvernée par Lycaon dont la fille Callisto fut séduite par Zeus.
De cette union naquit Arcas qui donna son nom à la région. L’Arcadie était
aussi le séjour des nymphes poursuivies des assiduités de Pan, roi des
satyres et dieu des bergers, que l’on voit dans certains tableaux donner aux
ânes d’Arcadie des leçons de musique. Dans ce fantastique pays, les
montagnes, fréquentées par les dieux, se nommaient Érymanthe et Lycée.
Maint poème d’Ovide ou de Virgile présente l’Arcadie comme le pays du
bonheur simple, lieu idyllique peuplé de bergers*, celui-là même où l’on
plaçait l’Âge d’or (voir supra).
Les pâturages de cette région de Grèce sont toujours propices à
l’élevage mais les troupeaux d’aujourd’hui n’ont plus la réputation de ceux
d’autrefois quand les ânes y étaient estimés pour leur force et leur taille que
Strabon qualifiait d’extraordinaires. On comparaît ces ânes à des chevaux
de charge, ceux que l’on appelle « roussins ». Le surnom de « roussins
d’Arcadie » leur fut donc attribué. À tout seigneur, tout honneur : l’âne
symbolisant depuis toujours la stupidité, les Grecs et les Romains
assimilèrent les très sots et les très ignorants aux roussins d’Arcadie. La
ressemblance phonique fit le reste : le roussin se transforma en rossignol
(on a dit « roussigneul » au XIVe siècle) et le rossignol d’Arcadie est devenu,
ipso facto, la métaphore du mauvais chanteur. En effet, le puissant braiment
de l’âne arcadien n’est-il pas au doux chant du rossignol ce que les
vocalises tonitruantes de Bianca Castafiore sont au divin bel canto de la
Callas ?

* De la Renaissance au XVIIe siècle, des cénacles littéraires et artistiques


italiens, fondés sur les idéaux esthétique et politique de la Grèce antique,
prirent le nom d’Arcadies.

215. Descendre dans l’arène


Maximus, Spartacus, Priscus et Verus, célèbres gladiateurs, en furent les
héros ; sainte Blandine y fut livrée aux lions qui, par miracle, ne lui firent
aucun mal. Celles de Rome (Colisée), de Pompéi, de Lutèce, de Nîmes,
d’Arles et bien d’autres témoignent encore de la grandeur de la Rome
antique. Elles tiennent leur nom d’arène(s) du latin arena, « sable », «
terrain sablonneux », étymologie que l’on retrouve en français dans
arénicole, « qui vit dans le sable » et arénacé(e), « qui a la même nature
que le sable ». Le mot ne désigna d’abord que l’aire centrale des
amphithéâtres romains, là où se déroulaient les combats de gladiateurs :
hoplomaques, rétiaires, mirmillons, bestiaires, belluaires, etc. De l’aire
sablonneuse, le mot arène(s) a fini par s’appliquer à l’ensemble de
l’amphithéâtre. Le sable avait pour fonction d’absorber le sang qui coulait à
chaque combat comme à chaque supplice*.
De ces jeux du cirque nous vient l’expression descendre dans l’arène :
par référence tacite aux gladiateurs, elle est synonyme de « s’engager dans
un combat » ou « relever courageusement un défi ». L’affrontement,
aujourd’hui, n’est souvent que verbal et l’arène où il se déroule n’est plus
que politique ou judiciaire : pour certain chef (de gouvernement) italien,
elle n’est plus à Rome mais à Milan et s’il a décidé d’y descendre, c’est
pour participer à toutes les audiences des procès infamants dont il fait
l’objet (cf. journal 20 minutes du 5 mars 2011).

* Il jouait le même rôle sur les places où s’exécutaient les peines capitales
et que l’on appelait, pour cette raison, « places de grève » (du gaulois
graua, « sable, gravier »).

216. N’être plus coté à l’Argus


Celles et ceux qui sont ainsi catalogués ne seraient plus bons… qu’à
être mis au rancart : votre vieille bagnole qui, malgré les services qu’elle
continue de vous rendre, ne vaut plus un clou et, par une dérivation, aussi
discourtoise que machiste, toute femme d’un « certain » âge dont le sex-
appeal n’est plus qu’un lointain souvenir : une métaphore bien
irrespectueuse pour laisser entendre qu’elle n’a plus la cote.
L’Argus en question est celui de l’automobile, hebdomadaire qui, depuis
1927, détermine la cote des véhicules d’occasion : ceux dont l’âge avancé
est souvent proportionnel aux centaines de milliers de kilomètres parcourus
n’y figurent évidemment plus. Le mot Argus désigne ainsi toute publication
spécialisée où l’on peut puiser des informations complètes et détaillées dans
un domaine particulier. Citons aussi L’Argus de la presse, organisme fondé
en 1936 chargé de dépouiller journaux, revues et magazines pour le compte
d’abonnés auxquels il fournit les articles mentionnant leur nom, L’Argus de
l’assurance qui, outre une information régulièrement remise à jour sur la
réglementation, propose des articles sur l’actualité des compagnies et
mutuelles, L’Argus de cotation des monnaies, etc.
Au XVIe siècle, argus fut synonyme d’« espion » puis, au XVIIIe, le mot
désigna une personne clairvoyante dont « l’œil de lynx » ne laisse rien
échapper.
À l’origine, un nom propre, celui d’un géant de la mythologie grecque,
Argos (latinisé en Argus), prince doté de cent yeux, dont la vigilance ne
pouvait être prise en défaut : pendant que cinquante de ses yeux se
reposaient, les cinquante autres continuaient de veiller. Son surnom était
Panoptès, « Celui qui voit tout » (de pan, « tout » et optos, « visible »). Il
avait reçu d’Héra (Junon) la mission de garder Io, une jeune et séduisante
de ses prêtresses, maîtresse de Zeus et métamorphosée en génisse par ce
dernier pour que les soupçons de sa très divine épouse soient détournés.
Mais le dieu des dieux, aussi libidineux que zoophile, avait plus d’un tour
dans son sac olympien : il demanda à Hermès (Mercure) d’endormir Argos
du son de sa flûte puis, de lui trancher la tête. Héra recueillit alors les cent
yeux de l’infortuné et en orna la queue de son oiseau emblématique, le
paon.
On retrouve le nom commun argus dans le domaine zoologique : il
désigne un faisan exotique, divers poissons et plusieurs papillons dont les
ocelles rappellent les yeux du prince mythologique.
Le nom propre Argos s’applique aussi :
– à une ville du Péloponnèse, théâtre de nombreux épisodes
mythologiques dont ceux décrits ci-dessus, considérée comme la plus
ancienne ville de la Grèce antique ;
– au fidèle chien d’Ulysse dont l’Odyssée nous dit qu’il « est enveloppé
dans les ombres de la mort dès qu’il a revu son maître après vingt années
d’absence ! » (Chant XVII) ;
– à un autre personnage de la mythologie grecque réputé avoir construit
l’Argo, navire des Argonautes ;
– à une balise qui, depuis les années 1970, équipe les voiliers engagés
dans les courses autour du monde, permettant ainsi que leur position soit
constamment connue.
Argos ou argus, le point commun est un regard aussi perçant
qu’omnidirectionnel et, partant, la faculté d’un repérage instantané.
Tout comme argent et de nombreux hydronymes (Argent, Argenton,
Argance, Argence, etc.), Argos est issu d’une racine indo-européenne, °arg-,
liée à la brillance (cf. °argntom, « le brillant »).

217. Le fil d’Ariane


C’est celui que Thésée déroula en allant, dans le Labyrinthe, tuer le
Minotaure : il fut ainsi le seul apte à s’extraire de ce réseau de galeries et de
couloirs, réputé inextricable. Grâce à cette légende en cinq actes, notre
langue s’est enrichie de plusieurs mots et expressions.
Premier acte : Minos et son frère Sarpédon se disputent la royauté de
Crète. Pour prouver que les dieux l’ont élu, Minos demande à Poséidon de
faire surgir de la mer un puissant taureau. Son souhait est accompli et
Minos devient roi de Cnossos, civilisateur des Crétois.
Deuxième acte : Poséidon, vexé que Minos ne lui ait pas sacrifié le
taureau, use de son divin pouvoir pour que Pasiphaé, l’épouse de Minos,
tombe amoureuse dudit animal. Grâce au subterfuge d’une vache de bois
creuse où elle a pris place, Pasiphaé attire le taureau qui s’accouple avec
elle. De cette union contre nature naît le Minotaure, monstre à corps
d’homme et à tête de taureau.
Troisième acte : le taureau, père naturel du Minotaure, devenu furieux,
dévaste le pays et y sème la terreur. Héraklès le capture, accomplissant ainsi
le septième de ses douze travaux.
Quatrième acte : pour enfermer le Minotaure, Minos ordonne à son
architecte Daedalus (Dédale) de construire le fameux Labyrinthe. Dédale
s’exécute, aidé de son fils, Ikaros (Icare, voir infra, Le dédale
administratif).
Cinquième acte : tous les neuf ans, selon le tribut que Minos, vainqueur
d’Athènes, a imposé, les Athéniens doivent envoyer en Crète sept jeunes
gens et sept jeunes filles que Minos livre en pâture au Minotaure. Pour en
finir avec cette cruelle contribution, Thésée propose d’être du nombre des
sacrifiés. Il se rend à Cnossos où Ariane, fille de Minos, tombe amoureuse
de lui. Avant que Thésée ne pénètre dans le fatal Labyrinthe, Ariane lui
donne une pelote de fil. Le héros athénien tue le Minotaure et, grâce au fil
d’Ariane, ressort du Labyrinthe en compagnie des jeunes gens qu’il a
sauvés. Pendant son voyage de retour, Thésée fait escale à Naxos où il
abandonne Ariane. On a beau être un héros grec, on peut n’en être pas
moins goujat !
Le mythe a donné naissance à l’expression fil d’Ariane qui désigne la
ligne que l’on doit tenir pour parvenir à un résultat ou le fil conducteur
d’une enquête, d’une opération, d’un projet, d’une intrigue, etc. Pour le
philosophe Gaston Bachelard, le fil d’Ariane symbolise la confiance : «
Grâce au simple repère du fil déroulé, le voyageur a confiance, il est sûr de
revenir. Avoir confiance, c’est la moitié de la découverte. C’est cette
confiance que symbolise le fil d’Ariane. » (La Terre et les rêveries du repos
: essai sur les images de l’intimité. J. Corti, 1948, réédition, 1992.)

218. C’est ici que les Athéniens s’atteignirent


« On entendait précisément la voix dudit professeur qui, embarrassé par
un coup, disait en tenant ses cartes : “C’est ici que les Athéniens
s’atteignirent. […] Voyons, qu’est-ce qu’il faut jouer ? Atout ?” (Marcel
Proust, Sodome et Gomorrhe, II, in À la recherche du temps perdu.) La
perplexité du professeur Cottard au moment de prendre une décision
cruciale, moment délicat où se présentent les difficultés, caractérise bien
l’emploi de cette curieuse expression. On l’utilise aussi parfois, à l’issue
d’une démonstration réussie, avec une signification proche de CQFD
(initiales de « ce qu’il fallait démontrer »).
Quel homme célèbre a bien pu prononcer ces mots pour la première fois
et en quelles circonstances ? Un héros de l’Antiquité ? Un général
immortalisé par ses faits d’armes ? La phrase ressemble bien en effet à telle
ou telle maxime qu’un grand personnage historique, pris d’une soudaine
inspiration et jouant sur les mots, aurait déclamée et dont la postérité aurait
lexicalisé l’usage, une formule du genre de celle que Napoléon aurait lancée
en juillet 1798 au pied des pyramides de Gizeh pendant la campagne
d’Égypte : « Soldats, songez que du haut de ces pyramides, quarante siècles
vous contemplent ! »
Qui ? Où et quand ? Personne, nulle part et jamais ! Du moins le
spirituel inventeur fut-il jeté aux oubliettes de l’anonymat. L’expression ne
doit sa célébrité qu’au calembour qu’elle contient, précisément au
rapprochement qu’elle propose entre deux séquences phoniques identiques.
D’ailleurs, le même Monsieur Anonyme ou certains de ses congénères ont,
de plaisante façon, prolongé le jeu de mots :
« C’est ici que les Athéniens s’atteignirent, que les Perses se percèrent,
que les Satrapes s’attrapèrent et que les Mèdes s’emm… (ou, c’est selon,
m’aidèrent ou médirent). »

219. Nettoyer les écuries d’Augias


Un tel coup de balai est si colossal que l’entreprise en découragerait
plus d’un : il faut être bravache, fanfaron, inconscient ou d’un courage
héroïque pour prétendre nettoyer les écuries d’Augias. Cela relève du
donquichottisme. On apprend donc avec une admiration teintée de crainte
que tel président de conseil général entend nettoyer les écuries d’Augias de
son département, que tel député veut nettoyer les écuries d’Augias
parlementaires, que tel jeune loup de la politique prétend nettoyer les
écuries d’Augias de son parti, que le Vatican entreprend de nettoyer les
écuries d’Augias de l’Église, etc.
Augias était l’un des Argonautes, ces héros partis, sous le
commandement de Jason, conquérir la Toison d’or. Fils d’Hélios (le Soleil)
et roi d’Élide, région située au nord-ouest du Péloponnèse, Augias possédait
un troupeau de trois mille têtes et ses écuries n’avaient pas été nettoyées
depuis plus de trente ans : les tas de bouse et de fumier étaient tels que non
seulement les écuries en étaient jonchées mais aussi les pâturages alentour.
L’air d’Élide était devenu irrespirable. C’est à Héraklès que revient la
charge de nettoyer les royales écuries : par cette mission qui constitue le
cinquième de ses douze travaux, Eurysthée entendait atteindre le demi-dieu
dans son amour-… propre. Héraklès releva le défi et, fort ingénieusement,
s’acquitta de la tâche en détournant les eaux des fleuves Alphée (en grec
Alfios) et Pénée (Piniós). Les écuries furent récurées sans qu’Héraklès n’ait
à racler. Mais Augias ayant refusé de lui payer son dû (le dixième de son
cheptel), Héraklès le tua, sans autre forme de procès et comme pour faire
vraiment place nette. Voilà ce qu’on appelle un grand nettoyage, mais n’est
pas Hercule qui veut !

220. Sacrifier sur l’autel de…


Sacrifier vient du latin sacrificare, construit sur sacrum facere*, « faire
un acte sacré ». L’acte sacré par excellence est l’offrande d’un animal faite
aux dieux. Selon Hésiode, Prométhée aurait été l’initiateur de cette pratique
rituelle : ayant voulu tromper Zeus en faisant mine de partager la viande
entre nourriture pour les hommes et sacrifices pour les dieux, il s’attira la
colère du père des dieux et des hommes : « Depuis ce temps, la terre voit les
tribus des hommes brûler en l’honneur des dieux les blancs ossements des
victimes sur les autels parfumés. » (Théogonie, 558, traduction d’Anne
Bignan.) Cet épisode mythologique ouvre la voie à une longue série de
sacrifices. Chez les Romains, taureaux noirs ou blancs (ces derniers étaient
réservés aux dieux supérieurs), boucs, chèvres, brebis, porcs étaient offerts
aux divinités, chacune d’elle ayant son animal sacrificiel. Dans son Histoire
de Rome (Ab urbe condita libri), l’historien Tite-Live nous décrit les
sacrifices humains opérés par l’armée samnite ; les victimes étaient les
hommes mobilisables qui refusaient de rejoindre l’armée : ils étaient
égorgés et leur tête était consacrée à Jupiter (Livre X, Guerres samnites et
guerres italiques, chapitre 38, Rites de consécration dans l’armée samnite).
Toutes les religions ont ou ont eu leurs rites sacrificiels. L’Ancien
Testament en relate plusieurs : le contrat d’alliance que Dieu fait avec Israël
contient ainsi plusieurs commande ments (« Tu me feras un autel de terre
pour y sacrifier tes holocaustes et tes sacrifices de paix, ton petit et ton gros
bétail […] » (Exode, XX, 22), « Tu me donneras le premier-né de tes fils »
(Exode, XXII, 28), pour respecter son vœu, Jephté sacrifie sa fille (Juges,
XI), Dieu accepte qu’Abraham lui sacrifie un bélier à la place de son fils
Isaac (Genèse, XXII, 1-14), etc.
L’autel étant d’abord le lieu des sacrifices, on peut supposer que les
premiers Européens, ceux qui ont nommé les fleuves et les montagnes, ont
pratiqué de tels rites. La toponymie française semble en tout cas nous
l’indiquer : dans les Alpes, les cols du Lautaret et de l’Autaret (autrefois
l’Altaret) tiennent leur nom du latin altare, « autel » et l’on peut imaginer
qu’en des temps reculés des voyageurs aient décidé d’élever là, au plus près
du ciel, un petit autel pour offrir holocaustes et libations à quelque dieu de
la mythologie celtique.
Aujourd’hui, les sacrifices ne sont le plus souvent que figurés et certains
autels n’ont plus rien de religieux : l’expression sacrifier sur l’autel de…
fait en effet allusion à une perte que l’on consent au profit d’une cause
supérieure ou, plus simplement, au renoncement de ceci au profit de cela.
Elle est souvent utilisée dans un contexte politique ou économique ; ainsi
dit-on de tel ministre, renvoyé parce que peu désirable, qu’il a été sacrifié
sur l’autel de la reconquête présidentielle, de telle multinationale qu’elle
sacrifie l’emploi sur l’autel des profits, de telle commune qu’elle sacrifie
son patrimoine sur l’autel du développement urbain, etc.

* Le français sacrum a la même étymologie, l’os étant ainsi nommé soit


parce qu’il était offert aux dieux lors des sacrifices d’animaux, soit parce
qu’il soutenait les entrailles de l’animal sacrifié.

221. Être dans la gloire de Bacchus


Voilà une locution bien noble pour signifier un état plutôt ignoble car
être dans la gloire de Bacchus, c’est être ivre. La formule est donc
construite sur une plaisante opposition, être dans la gloire de faisant
référence à la béatitude des élus dans leur séjour de gloire, c’est-à-dire au
paradis. L’expression est répertoriée dès 1749 dans le Dictionnaire des
proverbes français d’André Joseph Panckoucke.
Bacchus est le dieu latin de la Vigne et du Vin. Il est identifié au
Bacchos des Grecs, dont l’autre nom est Dionysos ; mais les Romains l’ont
aussi assimilé tardivement à leur Liber Pater, dieu italique de la Fécondité,
dont le culte remonte à la très haute Antiquité romaine. Liber peut être
rattaché au latin libare, « verser, répandre » mais aussi, « goûter (au vin,
aux sciences) », « arroser de vin les autels », « faire des libations », etc.
Selon Diodore de Sicile, il aurait aussi inventé les représentations théâtrales
et les écoles de musique (Bibliothèque historique, IV, 5).
Bacchus fut engendré par l’union de Jupiter et de Sémélé, laquelle fut
foudroyée au cours de son sixième mois de grossesse, victime de la jalousie
de Junon. Le père des dieux eut pourtant le temps et la présence d’esprit
d’arracher le fœtus du sein de Sémélé et de le coudre dans sa propre cuisse
afin de porter Bacchus à terme (voir infra, Se croire sorti de la cuisse de
Jupiter). Une autre légende en fait le rejeton de Jupiter et de Proserpine (la
Perséphone des Grecs). Bacchus était toujours escorté d’une joyeuse
cohorte de femmes possédées, les Bacchantes ou Ménades, de Satyres aux
pieds de bouc dont Pan était le guide, et de son précepteur, Silène, vieillard
pansu, toujours saoul, monté sur un âne. Bacchus était aussi accompagné de
ses deux fils, Priape (Priapos), dieu de la Fécondité (son membre viril était
énorme), gardien des vignobles et vergers de son ivrogne de père, et
Hyménée (Humenaios), dieu du mariage : le monde gréco-romain mêlait
ainsi les jeux de l’amour à ceux de la boisson. En tout cas, leurs dieux
étaient de sacrés débauchés. De Bacchus nous viennent aussi d’une part, les
bacchanales* (1680), fêtes initiatiques en l’honneur du dieu, dégénérant
souvent en orgies violentes et finalement interdites par le sénat de Rome,
d’autre part, les bacchantes désignant d’abord les prêtresses de Bacchus. À
la fin du XVIIe siècle, on qualifia aussi de bacchantes des femmes de
mauvaises mœurs. À partir de 1875 et de façon énigmatique (peut-être
parce que les suivantes de Bacchus portaient de longues chevelures), le mot
s’appliqua à la barbe couvrant les joues (favoris) puis enfin, aux
moustaches. (Voir infra, Un enfant de Bacchus.)

* Delvau, dans son Dictionnaire de la langue verte (1866), nous précise que
bacchanal (nom masculin) fut synonyme de « tapage, vacarme fait le plus
souvent dans les cabarets ».

222. Un enfant de Bacchus


D’un point de vue mythologique, Dyonisos-Bacchus eut deux enfants
(voir supra), Priape et Hyménée, nés l’un comme l’autre de son union avec
Vénus (Aphrodite), déesse de l’Amour, de la Beauté et de la Fécondité.
Féconde, Vénus le fut sans conteste : avec Mars (Arès) elle eut trois
enfants, avec Bacchus, deux, avec Mercure (Hermès), un seul,
Hermaphrodite. Elle aima aussi Adonis et même un simple mortel, le berger
Anchise, avec qui elle engendra Énée (voir supra, Une substance
aphrodisiaque).
Revenons à la progéniture bachique. Du père, Priape hérita la lubricité
et l’ardeur sexuelle, caractérisée par un membre viril toujours en érection
(d’où le mot priapisme), une propension (euphémisme) à lever le coude ; de
la mère, l’administration de la fécondité chez les humains. Il y a cependant,
si j’ose dire, un hic car l’ébriété favorise plus l’impuissance sexuelle que la
libido. Hyménée, lui, reçut en partage la beauté de sa mère et la direction
des affaires nuptiales : hommes et femmes ne manquaient pas d’invoquer
son nom dans les cortèges de noces. Il présidait aussi, tout naturellement,
aux déflorations (le grec humên signifie « membrane »).
Dans le monde des mortels, la descendance du dieu de la Vigne et du
Vin est innombrable puisque l’expression enfant de Bacchus qualifie tous
les buveurs, tous les ivrognes, ceux qui sont trahis par leur trogne et que les
soûlards de tous poils cooptent joyeusement en entonnant parfois : « Il est
des nôtres ! Il a bu son verre comme les autres ! », « Hiccups and burps ! »
diraient nos voisins d’outre-Manche.

223. C’est un béotien !


Devenu nom commun, béotien s’écrit évidemment avec une initiale
minuscule mais, replacé dans son contexte historique, Béotien doit
commencer par une majuscule puisqu’on fait alors référence à un habitant
de la Béotie, province de la Grèce centrale dont Thèbes fut la capitale
antique.
Au cours de l’Antiquité, la Béotie (en grec, Boiôtia) connut des
périodes de domination (de Sparte ou d’Athènes) et d’autres de suprématie
mais, pour les Athéniens, les Béotiens, étrangers aux raffinements introduits
par la civilisation, eurent toujours une réputation de lourdeur, de grossièreté
et d’inculture. L’épithète qualifia donc naturellement toute personne à
l’esprit obtus, aux goûts peu raffinés, ne portant d’intérêt ni aux lettres, ni
aux arts. Pourtant, la Béotie fut le berceau de la civilisation mycénienne et
elle donna à la Grèce des dieux (Dionysos et Héraklès), des rois légendaires
(Créon, Laïos), des héros (Hippomène, Épaminondas), toutes les Muses
(elles se réunissaient sur le mont Hélikon, autour de la fontaine
d’Hippocrène), de grands écrivains (Hésiode, Pindare, Plutarque) ainsi
qu’un artisanat raffiné (figurines en terre cuite de Tanagra).
C’est surtout à l’époque romantique que le mot béotien fut utilisé
péjorativement, s’appliquant notamment au bourgeois peu cultivé. En 1835
fut d’ailleurs forgé béotisme pour désigner la stupidité des béotiens ;
atticisme, dérivé de attique, en est le contraire ; il qualifie l’élégance et la
finesse de langage des Athéniens.
Notons que béotien se dit boiôtos en grec et que le mot se rattache à
boôtês, « qui laboure avec des bœufs » (de bous, « bœuf »). Par un curieux
hasard lexical, le mot « bœuf » précédé de l’adjectif « gros » revêt de nos
jours, mais avec infiniment plus de vulgarité, les mêmes connotations
injurieuses que béotien.

224. C’est Byzance !


C’est l’expression consacrée pour dire l’admiration et l’étonnement
devant l’opulence, la profusion, le luxe. Pourtant, cette ville de l’ancienne
Thrace ne fut ni plus ni moins riche que d’autres cités antiques. Elle connut
même des périodes de misère, de ruine et de désolation. Certes, sa position
privilégiée à l’entrée du Bosphore, sur un promontoire baigné par la Corne
d’Or (Khrusokeras, en grec) lui permit de contrôler le commerce de la mer
Noire mais cette situation en fit aussi un enjeu économique important que
bien des peuples se disputèrent. Pour cette raison, elle subit le joug des
Athéniens et des Spartiates au Ve siècle av. J.-C., fut victime, deux siècles
plus tard, d’innommables atrocités lors de l’expédition gauloise de
Comontorius, fut rasée par Septime Sévère à l’issue d’une épouvantable
e
guerre civile à la fin du II siècle. Il lui faudra attendre 324 pour connaître
vraiment la paix et la prospérité quand l’empereur Constantin Ier, dit « le
Grand » décida de s’y établir et d’en faire la capitale de l’Empire romain,
douze ans après avoir reconnu le christianisme comme religion d’État.
Byzance prit alors le nom de Constantinople (Kônstantinoupolis,
littéralement, « ville de Constantin »).
La formule C’est Byzance ! ne semble donc pas vraiment pouvoir se
justifier d’un point de vue historique. Certains lexicologues la rattachent à
l’argot des comédiens ; ils la font naître d’une (pseudo ?) réplique extraite
de quelque pièce de théâtre (mais laquelle ?) : « Quel luxe ! Quel stupre !
Mais c’est Byzance ! »

225. Des querelles byzantines


Constantin XI Paléologue*, dit Dragasès, (1404-1453) fut le dernier
empereur byzantin. Il ne disposait que d’une misérable armée et fut
incapable de défendre son empire contre les Turcs du sultan Mehmet II. Il
périt héroïquement, en 1453, en se livrant aux coups des janissaires. Le
contexte politique dépendait alors considérablement du conflit religieux
entre Orient et Occident. Jean VIII, le frère auquel Constantin XI succéda,
avait négocié avec le pape Eugène IV la soumission de l’Église orthodoxe
grecque à l’Église catholique de Rome puis, en 1439, au concile de Ferrare-
Florence, obtenu l’union des deux Églises, union cependant désavouée par
le peuple de Constantinople. Le 12 décembre 1452, contre la volonté des
Byzantins, Constantin XI avait fait lire solennellement dans la basilique
Sainte-Sophie le texte grec du Laetentur Coeli et exsultet terra (« Que les
cieux se réjouissent et que la terre exulte »), psaume 95 scellant l’union des
chrétiens d’Orient et d’Occident. Malgré cette allégeance à Rome,
Constantinople, assiégée par les Turcs, n’obtint jamais le secours de
l’Occident et, au lieu d’un triomphe de la chrétienté, c’est l’islam de
Mehmet II le Conquérant qui s’imposa à Constantinople : la capitale de
l’ancien Empire byzantin prit alors le nom d’Istanbul. À quoi tenaient les
différends entre orthodoxes et catholiques ? À ce qui pourrait apparaître
comme bien peu de chose, des détails futiles : le dogme de la Trinité (dite «
querelle du Filioque », du texte latin qui dit que « l’Esprit saint procède du
père et du fils » : qui ex patre filioque procedit), l’autorité du pape,
l’eucharistie, l’existence du purgatoire… et pourquoi pas le sexe des anges
? Pendant que les prêtres se disputaient sur ces points de théologie, les
Turcs menaçants étaient aux portes de Constantinople. Beaucoup plus tard,
à partir de la Restauration, toute querelle fondée sur des questions trop
subtiles, toute dispute oiseuse sans commune mesure avec l’enjeu de la
discussion reçut le nom de querelle byzantine.
Dans son Discours aux nuages (1934), Georges Duhamel déclare à
propos des richesses de la conjugaison française : « Croyez bien qu’il ne
s’agit pas là d’un luxe futile n’intéressant que les grammairiens patentés, les
amateurs de querelles byzantines et autres fendeurs de fils en quatre. »

* « Paléologue » est le nom de la famille de Constantin XI, du grec


palaiologos, « qui parle comme les anciens ».

226. Renvoyer (remettre, repousser) aux calendes


grecques
Le latin calare, « appeler, convoquer » a donné calendae, « calendes »,
désignant le premier jour du mois : ce jour-là en effet, le grand prêtre
(pontifex maximus) convoquait le peuple de Rome pour lui annoncer quelles
fêtes et quels dieux devraient être célébrés dans le mois venant de s’ouvrir.
C’était aussi l’occasion de préciser quels jours tomberaient les nones (le 5
ou le 7) et les ides (le 13 ou le 15) dont la variation mensuelle était
déterminée par le cycle de la Lune. De calendae est issu calendarium, «
livre de comptes, registre » et le français calendrier dont on sait qu’il fut
successivement romuléen (inventé par Romulus), pompilien (réformé par
Numa Pompilius), julien (instauré par Jules César) et enfin grégorien
(réformé par le pape Grégoire XIII en 1592).
Les calendes étant exclusivement romaines, des calendes grecques ne
sauraient exister ; « renvoyer aux calendes grecques » (ad calendas
Graecas), c’est donc remettre à une échéance qui jamais n’échoira, à une
manière de Saint-Glinglin antique. Selon Suétone, l’empereur Auguste
employait souvent la formule, notamment en parlant des mauvais payeurs :
« On voit dans ses lettres autographes quelques locutions remarquables qui
lui étaient familières en conversation. Par exemple, veut-il caractériser de
mauvais débiteurs, il dit “qu’ils paieront aux calendes grecques”. » (Vie des
douze Césars, livre II, chapitre LXXXVI, traduction de Cabaret-Dupaty.)

227. Il n’y a pas loin du Capitole à la roche


Tarpéienne
Situons les lieux. Le Capitole est l’une des sept collines de Rome. Son
nom est issu du latin caput, « tête ». Romulus et Remus, légendaires
fondateurs de Rome, y ayant été allaités par la louve, l’endroit était tout
indiqué pour devenir le centre religieux de la Ville éternelle. S’y dressaient
de nombreux édifices dont un temple à Jupiter, Junon et Minerve, nommé
d’après la colline, et le sénat où de 100 à 300 patriciens étaient investis des
pouvoirs exécutif, législatif, voire judiciaire ainsi que, sous la royauté, de la
prérogative de nommer le souverain.
Sous la République, de grands orateurs, dont le plus célèbre fut Cicéron,
jouèrent un rôle déterminant dans la politique romaine. Non loin du
Capitole se dressait la roche Tarpéienne (rupes Tarpeia), crête rocheuse
surplombant le Tibre d’où les traîtres et criminels étaient précipités. Elle
tient son nom de Tarpeia, vestale dont le père était gouverneur du Capitole ;
la légende prétend que Tarpeia aurait ouvert aux Sabins les portes de la
citadelle romaine. La roche Tarpéienne fut le lieu d’exécution de bien des
notables : Spurius Cassius Vecellinus, consul condamné en 485 av. J.-C.
pour avoir tenté de devenir roi, Marcus Manlius Capitolinus, autre consul,
exécuté en 384 av. J.-C. pour les mêmes raisons (il avait pourtant sauvé le
Capitole de l’invasion gauloise. Voir infra), Sextus Marius, propriétaire de
mines d’or et de cuivre, immensément riche, qui fut précipité de la roche
Tarpéienne, accusé d’inceste avec sa fille ; c’était en 33, sous le règne de
Tibère qui, soit dit en passant, en profita pour s’approprier lesdites mines,
etc. Pour tous ces puissants, la roue tourna d’un coup et ils passèrent, du
jour au lendemain, des honneurs de la fortune à la plus infamante des
déchéances. C’est ce que signifie la citation latine Arx tarpeia Capitoli
proxima traduite par La roche Tarpéienne est proche du Capitole ou Il n’y a
pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne. L’histoire et le monde politique
actuel en fournissent maint exemple.

228. Les oies du Capitole


Brennos (patronyme latinisé en Brennus) fut le nom de plusieurs chefs
militaires gaulois. Vers 387 av. J.-C., l’un d’eux, chef des Sénons de
Cisalpine, commanda une expédition contre Rome. Il vainquit d’abord les
troupes romaines sur les rives de l’Allia, affluent du Tibre, puis se livra au
sac de Rome. Il assiégea le Capitole pendant plusieurs mois et n’accepta de
retirer ses troupes que contre le paiement d’une rançon de mille livres d’or.
L’histoire est rapportée par plusieurs auteurs dont Tite-Live, Appien et
Diodore de Sicile. C’est à Brennus que l’on prête la phrase Vae victis («
Malheur aux vaincus ») : il l’aurait prononcée en jetant son épée dans la
balance servant à peser l’or de la rançon, après que les Romains l’eurent
accusé d’utiliser de faux poids.
La légende raconte que la citadelle du Capitole aurait été épargnée grâce
à la bravoure de Marcus Manlius Capitolinus qui, prévenu de l’invasion
barbare par le cri des oies, aurait repoussé l’assaut. Les palmipèdes,
consacrés à la déesse Junon, étaient élevés dans l’enceinte de son
sanctuaire. D’un point de vue lexical, il est plaisant de constater que
Brennus, dont le nom est issu du gaulois branos, « corbeau », a été trahi par
des oies.

229. Les délices de Capoue


Capoue (Capua) est une ville de Campanie baignée par le Volturno
rattaché à Vulturnum, nom antique que les Étrusques donnèrent à la ville au
e
VI siècle av. J.-C. La cité antique s’élevait à quatre kilomètres de la ville

actuelle, là où se situe aujourd’hui Santa Maria Capua Vetere et où se


dressent encore les ruines de l’amphithéâtre romain. Elle fut conquise par
les Samnites vers 424 av. J.-C. Ils la baptisèrent Capua et en firent l’une des
plus riches cités d’Italie. Capoue fut à nouveau conquise, par Hannibal en
215 av. J.-C., sans grande résistance. Après la bataille de Cannes (Cannae),
le général carthaginois y établit ses quartiers d’hiver. La ville était depuis
longtemps connue pour la vie facile que l’on y menait et pour les multiples
plaisirs qu’elle offrait. L’armée d’Hannibal y succomba et « se laissa
corrompre par les vins fameux et les jouissances faciles », comme le dit
Charles Rozan dans ses Petites ignorances de la conversation (1856). À
force de s’adonner aux délices de Capoue, les soldats africains perdirent
leur ardeur de combattants. La légende prétend que, pour cette raison, ils
furent vaincus en 211 av. J.-C. par les légions romaines. Capoue fut alors
rasée. Cent trente huit ans plus tard, c’est à Capoue que Spartacus fomenta
sa révolte d’esclaves après s’être échappé de l’école de gladiateurs.
Depuis l’épisode d’Hannibal et de son armée, on dit de quelqu’un qu’il
s’endort dans les délices de Capoue quand il se laisse aller à une vie trop
facile, pleine de plaisirs et exempte de contraintes.

230. Passer dans la barque de Caron

« Il faut passer tôt ou tard,


Il faut passer dans ma barque ;
On y vient jeune ou vieillard,
Ainsi qu’il plaît à la Parque.
On y reçoit, sans égard,
Le Berger et le Monarque. »

Ainsi Quinault et Lully font-ils chanter Caron à l’acte IV, scène I, de


leur tragédie lyrique Alceste ou le Triomphe d’Alcide (1674). Ils précisent
que « Le Théâtre représente le Fleuve Achéron et ses sombres rivages ». La
ritournelle fait allusion à Caron (ou Charon), fils d’Érèbe, personnification
des ténèbres infernales et de la Nuit. Nocher des Enfers, il n’accepte de
faire traverser l’Achéron qu’aux âmes des morts qui se sont acquittées
d’une obole : « Payez le tribut que je prends, / Ou retournez errer sur ces
rivages sombres. »
Voilà une promenade en barque dont les Grecs se seraient bien passés !
Au nombre des expressions synonymes de « mourir », celle-ci figure parmi
les plus poétiques. Furetière la répertorie dès la première édition de son
Dictionnaire universel (1690) ; il y donne aussi la locution avoir passé la
barque comme synonyme d’« être mort ».
Précisons que, dans la mythologie grecque, un riche réseau
hydrographique séparait les Enfers du monde des vivants : le Styx (du grec
stux, « froid glacial, horreur ») était la rivière de la haine ; il se prolongeait
par l’Achéron (rivière du chagrin) dont les affluents avaient pour noms
Cocyte (torrent des lamentations) aux eaux grossies par les larmes des
injustes et Phlégéthon (rivière de flammes). Le Léthé – ruisseau de l’oubli
dont les âmes buvaient l’eau pour ne plus se souvenir de leur vie terrestre
ou, en cas de résurrection, ne plus se rappeler leur séjour infernal – séparait
le Tartare (séjour des âmes criminelles) des champs Élysées (séjour des
âmes héroïques et vertueuses).
Comme le dit le philosophe Gaston Bachelard, « La barque de Caron va
toujours aux enfers. Il n’y a pas de nautonier du bonheur.
La barque de Caron sera ainsi un symbole qui restera attaché à
l’indestructible malheur des hommes. Elle traversera les âges de souffrance.
» (L’Eau et les Rêves, chapitre III, IV, José Corti, 1942). Ainsi le mythe
reparaît-il, par exemple, dans L’Enfer de Dante, à la fin du XIIIe siècle : «
Jamais âme innocente en ces lieux ne s’embarque ; / Voilà pourquoi Caron
te chassait de sa barque : / Tu comprends maintenant d’où venait sa fureur.
» (Chant III, traduction de Louis Ratisbonne, 1852.)

231. Carpe diem


Dans le film Le Cercle des poètes disparus de Peter Weir (1990), John
Keating murmure la phrase à ses élèves de la Welton Academy en
contrefaisant la voix d’outre-tombe des étudiants d’autrefois. Carpe diem, «
cueille le jour ». Les deux mots sont extraits d’une formule latine, Carpe
diem, quam minimum credula postero, « Cueille le jour sans te soucier du
lendemain ». L’auteur en est Horace (Quintus Horatius Flaccus), poète latin
du Ier siècle av. J.-C. Il l’écrit en conclusion d’une Ode à Leuconoé (I, XI).
Selon les traducteurs, le précepte se présente avec des nuances non
négligeables ; en voici quelques spécimens :
« Profite du jour sans croire au lendemain » ou « Saisissez le moment et
ne comptez pas trop sur votre lendemain » ou « Profite du jour présent et
fie-toi le moins possible au lendemain » ou « Saisis donc le jour qui
s’avance sans trop croire le jour qui le suit » ou « Cueille le jour présent
sans faire confiance en l’avenir » ou encore, « Jouissez du jour qui s’écoule
et ne comptez pas beaucoup sur le lendemain. »
Quelle que soit la version, certains ont voulu y voir une invite à une
jouissance éventuellement immodérée, doublée d’une insouciance
éventuellement égoïste ; une sorte de slogan hédoniste, au sens populaire du
terme. Il semble plutôt qu’Horace y prône la recherche d’un plaisir
épicurien au sens strict, seulement accessible lorsque les peines physiques
et psychiques sont écartées et prenant en compte aussi bien la fuite du
temps que l’incertitude de l’avenir. Les premiers vers de cette ode d’Horace
disent en effet ceci : « Garde-toi de vouloir connaître/Quel terme ont mis les
dieux à mes jours comme aux tiens ! »
À la Renaissance, les poètes de la Pléiade ont fait écho à cette citation,
notamment Ronsard en 1578 dans l’un de ses Sonnets pour Hélène, Quand
vous serez bien vieille… : « Vivez si m’en croyez, n’attendez à demain : /
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie » (II, 24).

232. Jouer les Cassandre


Homère (l’Iliade), Eschyle (Agamemnon), Euripide (Les Troyennes) et,
plus près de nous, Jean Giraudoux (La guerre de Troie n’aura pas lieu) la
font apparaître dans leur œuvre. Princesse troyenne, fille du roi Priam et
d’Hécube, sœur d’Hector, belle-sœur d’Andromaque, Cassandre (en grec,
Kassandra) a reçu d’Apollon le don de voyance. Dans sa générosité, le dieu
de la Lumière ne devait pourtant pas être sans arrière-pensée puisque,
éconduit par la princesse, il se venge en décrétant que ses prophéties ne
seront jamais crues par personne. Ainsi, malgré ses prédictions et le récit de
ses atroces visions, Cassandre ne peut convaincre les Troyens que faire
entrer le cheval de bois dans leur ville sera une fatale erreur (voir infra, Le
cheval de Troie). S’ensuivent la ruine de Troie et, pour Cassandre, la
déchéance : elle devient l’esclave d’Agamemnon, chef suprême des Grecs.
Jouer les Cassandre se dit donc de celui qui prédit des malheurs sans
être jamais cru, de tout oiseau de mauvais augure. L’histoire foisonne de
Cassandre. On en trouve parfois de sérieux : Pierre Mendès France, par
exemple, joua les Cassandre en prévoyant que la IVe République tomberait
sur la question de la décolonisation (mais la chute de cette IVe République
fut-elle un malheur ?). La plupart des Cassandre s’avèrent cependant n’être
qu’usurpateurs : tel grand couturier franco-espagnol se ridiculisa en
prophétisant que la station spatiale soviétique Mir tomberait sur Paris en
1999, telle secte religieuse prenant la Bible au pied de la lettre avait, entre
autres âneries, affirmé que la génération adulte vivant en 1914 verrait
Armageddon, telle voyante célèbre continue d’avoir pignon sur rue quand
bien même plusieurs de ses prévisions se sont révélées fausses, etc. Il est
des pythies qui font pitié.
Souhaitons que les écologistes qui prédisent tant de catastrophes
climatiques soient de faux Cassandre.

233. Passer sous les fourches caudines


Dans Ab urbe condita*, Tite-Live décrit ainsi les Fourches Caudines
(Furculas Caudinas) :
« Deux chemins conduisaient à Lucérie : l’un, facile et ouvert, qui
longeait les côtes de la mer Supérieure, plus long à la vérité, mais plus sûr ;
l’autre, plus court, à travers les Fourches Caudines. Or, voici quelle est la
nature du lieu. Là sont deux défilés profonds, étroits et couverts de bois,
lesquels se trouvent unis par une chaîne de montagnes qui règne autour.
Entre ces défilés existe, enfermée au milieu, une petite plaine assez unie,
couverte d’herbes et d’eau, à travers laquelle on passe. Mais avant d’y
arriver, il faut entrer dans le premier défilé ; et alors on est forcé de revenir
sur ses pas, ou, si l’on veut aller plus loin, il faut franchir l’autre défilé, plus
étroit et plus difficile. » C’est en ce lieu que les Romains subirent, en 321
av. J.-C., une cuisante défaite contre les Samnites. S’étant fait piéger dans le
second défilé, ils se voient infliger une ignominieuse humiliation par Caius
Pontius, général en chef des armées samnites : passer, sans armes, sous le
joug des ennemis vainqueurs et subir leurs railleries.
Cet épisode calamiteux de l’histoire romaine survit dans l’expression
passer sous les fourches caudines que l’on applique à une situation
déshonorante mais inévitable. Précisons que « caudines » vient de
Caudium, nom d’une ancienne ville d’Italie située entre Naples et Bénévent
(Benevento), à proximité des fameux défilés. Caudium s’appelle
aujourd’hui Montesarchio et les Fourches Caudines ont été rebaptisées
Stretto di Arpaia ou Valle Caudina.

* Histoire de Rome depuis sa fondation, livre IV, Guerres contre les


Samnites, traduction de Désiré Nisard.

234. Il faut rendre à César ce qui est à César


À voir la popularité de l’expression et l’usage fréquent que l’on en fait,
on pourrait croire que César, contrairement à la fourmi de La Fontaine, était
un grand prêteur*. Il n’en est rien, et pour rendre justement à César ce qui
lui appartient, précisons que la formule est due à Jésus et que c’est
l’Évangéliste Matthieu qui la rapporte ; aux Pharisiens venus lui demander :
« “Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? Jésus répond :
“Hypocrites ! Pourquoi me tendez-vous un piège ? Montrez-moi la monnaie
qui sert à payer le tribut.” Ils lui présentèrent une pièce d’argent. Il leur dit :
“Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ?” Ils répondirent : “De
César.” Alors il leur dit : “Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu
ce qui est à Dieu.” » (Matthieu, XXII, 17-21.)
Cet épisode enseigne aux chrétiens la distinction entre le règne du
monde d’ici-bas et le règne divin ; il s’agit en effet de ne pas confondre
l’autorité politique et l’autorité spirituelle. Plus familièrement, la locution
nous dit qu’il faut toujours reconnaître le propriétaire d’un bien ou le
créateur d’une œuvre. Elle s’emploie le plus souvent dans un contexte
abstrait, celui de la propriété intellectuelle, des créations de l’esprit
(inventions, découvertes scientifiques, œuvres littéraires et artistiques, etc.).
Une intéressante illustration nous est fournie par l’Académie des
sciences dans le compte rendu de sa séance du 29 mars 1869. Une très
ancienne lettre, adressée à Cassini, y est reproduite. L’auteur s’y insurge
contre un certain J. D. P. M. qui attribue la découverte des satellites de
Jupiter et Saturne à Huygens : « Je vous donnerai quelques observations à
ce sujet ; car je n’entends pas qu’on enlève à Galilée ce qui lui appartient. Il
faut rendre à César ce qui appartient à César. » De qui est cette lettre ? De
celui qui avait représenté tout à la fois l’autorité politique puisqu’il était roi
et l’autorité spirituelle puisque sa monarchie était réputée de droit divin :
Louis XI, soi-même.

*Si l’on sait que Jules César fut bien « préteur », c’est-à-dire magistrat
judiciaire, rien n’indique toutefois qu’il fût « prêteur » au sens où il aurait
accepté de prêter ce qu’il possédait ; voir infra.

235. La femme de César ne doit pas être soupçonnée


La phrase est équivoque. Doit-on comprendre « Nul n’a le droit de
soupçonner la femme de César » ou « La femme de César doit être au-
dessus de tout soupçon » ? Le contexte historico-littéraire, en l’occurrence
Vie de César de Plutarque (chapitre X), indique la seconde interprétation.
Le biographe grec nous rapporte un scandale qui n’est pas sans rappeler
certaine histoire contemporaine. L’année où César fut nommé préteur (avec
un « e » surmonté d’un accent aigu et non circonflexe !), c’est-à-dire
l’année où il fut chargé par le sénat d’administrer la justice, il revint à son
épouse Pompéia d’organiser les fêtes et cérémonies en l’honneur de la
Bonne-Déesse, divinité de la Chasteté.
Ces festivités sacrées étaient exclusivement réservées aux femmes qui
devenaient pour l’occasion des sortes de vestales. Le patricien Publius
Clodius, dont on soupçonnait qu’il fût l’amant de Pompéia, voulut malgré
tout y assister. Il se déguisa en joueuse de harpe, pénétra dans les
appartements de Pompéia où il fut rapidement démasqué et dénoncé par
l’une des officiantes. Accusé de sacrilège, de profanation et d’ignominie, il
réussit cependant à éviter la condamnation en soudoyant les juges. Pompéia
fut immédiatement répudiée par César sans qu’aucune preuve d’une
quelconque culpabilité fût portée contre elle. César précisa même n’avoir
aucune connaissance des faits qu’on imputait à Clodius. L’accusateur
étonné lui demanda pourquoi il avait alors répudié sa femme. César
répondit : « C’est que ma femme ne doit pas même être soupçonnée. » La
chose est claire : pour le préteur, il était primordial que les personnes
proches des institutions ou du pouvoir fussent non seulement irréprochables
mais aussi au-dessus de tout soupçon, fondé ou non. Les hommes politiques
qui utiliseraient le proverbe pour signifier qu’eux et leurs proches sont
protégés par je ne sais quelle immunité feraient donc une grossière erreur.

236. Tomber de Charybde en Scylla


Dans son Odyssée, Homère décrit longuement ce double péril (chant
XII). Ce sont deux monstrueuses divinités gardant le détroit de Messine.
Charybde (Kharybdis) est un gouffre qui « engloutit l’eau noire. Et elle la
revomit trois fois par jour et elle l’engloutit trois fois horriblement. Et si tu
arrivais quand elle l’engloutit, celui qui ébranle la terre, lui-même, voudrait
te sauver, qu’il ne le pourrait pas*. » Scylla (Skyllè) habite la caverne d’un
rocher qui, « de son faîte aigu, atteint le haut Ouranos, et une nuée bleue
l’environne sans cesse, et jamais la sérénité ne baigne son sommet […].
C’est un monstre prodigieux, et nul n’est joyeux de l’avoir vu, pas même un
Dieu. Elle a douze pieds difformes, et six cous sortent longuement de son
corps et à chaque cou est attachée une tête horrible, et dans chaque gueule
pleine de la noire mort il y a une triple rangée de dents épaisses et
nombreuses*. »
Les navigateurs qui parvenaient à éviter le gouffre de Charybde
s’échouaient inexorablement sur le rocher où Scylla les dévorait. Ulysse
(Odysseus) perdit ainsi six de ses compagnons.
Tomber de Charybde en Scylla, c’est donc tomber dans un danger plus
grand que celui qu’on voulait éviter. Charybde est mentionné en ce sens par
Horace dans l’une de ses odes (livre Ier, ode XXVII) : pour lui, les
courtisanes sont autant de Charybdes qui épuisent les forces et la fortune de
leurs jeunes amants : Ah ! miser quanta laboras in Charybdi, Digne puer
meliore flamma ! (« Malheur ! Comme tu t’aventures dans Charybde, toi
l’adolescent digne d’une flamme meilleure ! »)
L’expression, parfois mal prononcée parce que mal comprise, a donné
lieu à certaines déformations populaires. Dans Splendeurs et misères des
courtisanes, elle permet à Balzac de se moquer de Florine par la bouche
d’Esther : « Et je suis retombée à un banquier, de caraïbe en syllabe,
comme dit Florine. » (Deuxième partie : À combien l’amour revient aux
vieillards.)

* Traduction de Leconte de Lisle.

237. Il y a loin de la coupe aux lèvres


Une variante de ce proverbe se trouve chez Ronsard dans une ode de
1560 :

« Certes par affect je sçay


Ce vieil proverbe estre vray,
“Qu’entre la bouche et le verre
Le vin souvent tombe à terre,
Et ne faut que l’homme humain
S’asseure de nulle chose,
Si ja ne la tient enclose
Estroittement dans la main.” »

Molière nous dit à peu près la même chose dans son Tartuffe :

« On n’exécute pas tout ce qui se propose,


Et le chemin est long du projet à la chose. »
(Acte III, scène I.)

Plusieurs autres proverbes expriment la même vérité : Il ne faut pas


vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ou, plus populairement, Il ne
faut pas compter les œufs dans le cul de la poule.
L’allusion à la distance séparant les lèvres de la coupe serait liée à une
légende mythologique, celle d’Ancée (Ancaeos), l’Argonaute, fils de
Poséidon, fondateur et roi légendaire de Samos, cette île grecque de la mer
Égée où les vignes de malvoisie donnent un si bon muscat, où Ésope,
Pythagore et Aristarque naquirent. De retour de Colchide, Ancée décida de
se lancer dans la viticulture. Par trop de rigueur et de maltraitance, il s’attira
l’inimitié de ses vignerons. Excédé, l’un d’eux, du nom de Thètes, lui dit un
jour : « Pourquoi nous faire tant travailler ? Vous ne boirez jamais de votre
vin ! » Vint le temps des vendanges : Ancée fit presser les premières
grappes devant Thètes et, par défi, se versa une coupe de ce vin nouveau.
Le vigneron se contenta de lui dire : « Il y a loin de la coupe aux lèvres ! »
On vint alors prévenir Ancée qu’un sanglier était en train de détruire son
vignoble. Le roi de Samos reposa la coupe et se mit à pourchasser l’animal.
Le sanglier le chargea et le tua… permettant à la prédiction de Thètes de
s’accomplir. Le proverbe nous est d’abord parvenu sous sa forme latine :
multa cadunt inter calicem supremaque labra.
Alfred de Musset s’en inspira peut-être pour intituler son poème
dramatique La Coupe et les lèvres. Notons que le même Musset choisit un
proverbe équivalent comme titre d’une pièce de théâtre : Il ne faut jurer de
rien (1836).

238. Être riche comme Crésus


Son royaume de Lydie était traversé par une rivière aurifère appelée
Pactole (Paktôlos), affluent de l’Hermos. Les paillettes d’or qu’elle roulait
lui permirent d’amasser une fabuleuse fortune. Outre la construction d’un
somptueux palais, il l’utilisa notamment pour porter des offrandes aux
temples grecs ou les faire restaurer, tel celui d’Artémis à Éphèse, l’une des
Sept Merveilles du monde antique. La légende raconte que ce roi aurait été
le premier à frapper des pièces d’or et d’argent. Sa cour était à Sardes où il
recevait littérateurs et philosophes.
Son nom ? Crésus, roi de Lydie de v. 561 à 546 av. J.-C.
Il conquit plusieurs contrées d’Asie Mineure dont la Phrygie, il s’allia
aux Égyptiens contre Cyrus mais de Crésus, la postérité a surtout retenu la
richesse, à l’origine de la locution riche comme Crésus.
Notre monde capitaliste a engendré d’autres « nababs » qui ont
également enrichi… notre lexique par le biais de nouvelles expressions :
ainsi le banquier anglais Nathan Rothschild (1777-1836) dont le coup de
Bourse au lendemain de Waterloo permit d’asseoir la fortune de la famille
et de faire naître l’expression populaire avoir la bourse à Rothschild,
parfois plaisamment déformée en « roi de Chine » ; ainsi l’industriel et
financier américain John Davison Rockefeller, roi du pétrole, que certains
invoquent pour éconduire les tapeurs en leur clouant le bec d’un : « Je ne
suis pas Rockefeller ! » (Voir infra, Toucher le pactole.)

239. Être touché par la flèche de Cupidon


Georges Brassens nous l’a chanté dans Les Amours d’antan : « Au
printemps Cupidon fait flèche de tout bois. »
Cupidon est le dieu romain de l’Amour et du Désir (le latin cupidus, à
l’origine du français « cupide », signifie « qui désire »). On identifie
Cupidon à l’Éros grec. Il est le fils de Vénus (Aphrodite) et de Mars (Arès).
Conscient des dégâts que Cupidon causerait, Jupiter exigea de Vénus
qu’elle l’abandonne. Alors, la déesse de l’Amour cacha l’enfant dans une
forêt. Il s’y fabriqua un arc et devint vite expert dans l’art de tirer des
flèches qui n’étaient autres que les flèches du désir capables de faire naître
l’amour dans les cœurs. En somme, des flèches fichtrement empoisonnées !
Vénus, voulant profiter du pouvoir de son fils, le pria d’intervenir pour que
Psyché, personnification de l’âme, dont elle jalousait la beauté, tombe
amoureuse du plus laid des humains. Mais, tel fut épris qui croyait
éprendre, Cupidon eut le… coup de foudre pour Psyché, sans que Jupiter y
soit en rien mêlé. Les amours de Psyché et Cupidon ont été contées et
chantées par bien des auteurs : Apulée, La Fontaine, Calderon, Molière et
Lully, Manuel de Falla, etc., sans compter les innombrables sculptures et
peintures où Cupidon est représenté sous les traits d’un beau jeune homme
ailé ou d’un angelot espiègle et joufflu. L’amour étant réputé aveugle, notre
dieu a aussi parfois les yeux bandés.

240. L’épée de Damoclès


L’histoire nous est contée par Cicéron dans le cinquième livre des
Tusculanes (chapitre XXI). Après nous avoir présenté Denys devenu « tyran
de Syracuse à vingt-cinq ans […] » (chapitre XX), Cicéron nous dit qu’«
Un de ses flatteurs, nommé Damoclès, ayant voulu le féliciter sur sa
puissance, sur ses troupes, sur l’éclat de sa cour, sur ses trésors immenses,
et sur la magnificence de ses palais, ajoutant que jamais prince n’avait été si
heureux que lui : Damoclès, lui dit-il, puisque mon sort te paraît si doux,
serais-tu tenté d’en goûter un peu, et de te mettre en ma place ? » Damoclès
s’empresse d’accepter l’invitation et se voit traité par Denys avec une
incroyable opulence. Au milieu d’un plantureux festin où il est servi par de
jeunes et beaux esclaves, Damoclès « aperçut au-dessus de sa tête une épée
nue, que Denys y avait fait attacher et qui ne tenait au plancher que par un
simple crin de cheval […] Il demanda en grâce au tyran la permission de
s’en aller, ne voulant plus être heureux à ce prix*. »
L’épée de Damoclès est ainsi devenue la parabole du bonheur fragile
qu’un danger insoupçonné bien qu’imminent menace. Il faudra cependant
attendre dix-neuf siècles, c’est-à-dire la Restauration, pour que la légende
fasse naître l’expression avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête,
que l’on peut, si l’on ose dire, rattacher à la vie ne tient qu’à un fil ou
encore, on est bien peu de chose.

* Traduction de Désiré Nisard.

241. Le tonneau des Danaïdes


Elles étaient cinquante et tenaient leur nom de leur père, Danaos, roi
légendaire de Libye, lui-même descendant d’Io la jeune prêtresse d’Héra
que Zeus avait transformée en génisse (voir supra, N’être plus coté à
l’Argus). Les cinquante Danaïdes étaient convoitées par leurs cinquante
cousins, fils d’Égyptos, le frère de Danaos et le fondateur légendaire de
l’Égypte. Quels défauts avaient-ils pour que le mariage leur soit refusé ? La
mythologie est sur ce point muette. En tout cas, pour fuir leurs pressantes
demandes, Danaos et ses filles s’exilèrent à Argos où les mœurs
s’opposaient à tout mariage forcé. Coup de théâtre cependant : les Danaïdes
finirent par accepter pour maris leurs Égyptiades de cousins. Auraient-elles
finalement succombé à leurs charmes ? Point du tout. Suivant les conseils
de leur père, elles les poignardèrent pendant la nuit de noces, à l’exception
de l’aînée d’entre elles, Hypermnestre : sensible à la beauté de Lyncée, son
jeune époux, elle l’épargna et l’aida à s’enfuir. Plus tard, Lyncée reviendra à
Argos et y régnera aux côtés d’Hypermnestre. Qu’advint-il des quarante-
neuf autres Danaïdes ? Les cieux vengeurs les condamnèrent, aux Enfers, à
remplir éternellement un grand récipient sans fond, assimilé plus tard à un
tonneau : tâche parfaitement inutile, complètement épuisante et totalement
décourageante, à l’image de celle de Sisyphe (voir infra, Le Rocher de
Sisyphe). La légende fut notamment racontée par Eschyle dans Les
Suppliantes.
En référence à ce mythe, l’expression tonneau des Danaïdes s’applique
à une tâche impossible à accomplir, une opération aussi vaine que
répétitive, un besoin insatiable, un désir passionné et inextinguible. Les
poètes ont aimé la formule. Baudelaire l’emploie pour qualifier la haine :

« La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes :


La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts
A beau précipiter dans ses ténèbres vides
De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts […]. »
(Le Tonneau de la haine in Les Fleurs du mal.)

Apollinaire utilise aussi la métaphore pour exprimer une peine éternelle


:

« Mon cœur et ma tête se vident


Tout le ciel s’écoule par eux
O mes tonneaux des Danaïdes
Comment faire pour être heureux
Comme un petit enfant candide. »
(Voie lactée ô sœur lumineuse… in Alcools.)

242. Le dédale administratif


« Il importe de bien prendre conscience que le labyrinthe
bureaucratique, ou encore le dédale administratif, si présent dans nos
sociétés occidentales, n’est pas le seul fruit de l’extension des champs
d’intervention de l’État ; il est aussi le paradoxal produit d’une tendance
lourde du libéralisme contemporain caractérisée par la multiplication de
chartes et de règlements qui visent à protéger les droits de tous et à assurer à
chacun la présence de recours juridiques et administratifs. » (Monique
Hirschhorn, L’Individu social, Presses Université Laval, 2007.)
Labyrinthe bureaucratique, dédale administratif, les métaphores sont à
la mesure des réprobations qu’elles expriment et qui ne datent pas d’hier :
déjà en 1850, dans son Histoire de la chute des Bourbons, Albert Maurin
soupçonnait le législateur de créer volontairement un dédale administratif «
pour égarer la pensée publique ». Depuis, d’innombrables lois, décrets,
arrêtés, législations et règlements en tous genres n’ont fait que multiplier et
compliquer ces dédales.
Le célèbre architecte de Minos pouvait-il imaginer que son nom, après
s’être appliqué, par métonymie, à un lieu plein de détours, se vulgariserait
ainsi pour ne plus signifier, au figuré, que la confusion, l’embrouillaminis et
l’inextricable ?
Dédale (Daidalos) apparaît dans la mythologie grecque comme
architecte, inventeur de la charpente et de la sculpture sur bois. Le roi
Minos, civilisateur des Crétois, lui confia la construction, à Cnossos, d’un
palais où serait enfermé le Minotaure, monstre à corps d’homme et à tête de
taureau issu des amours de Pasiphaé, l’épouse de Minos, et d’un taureau. Le
palais reçut le nom de Labyrinthe (Laburinthos) mais le réseau de couloirs
y était si complexe que Dédale et son fils Icare (Ikaros) s’y retrouvèrent
eux-mêmes piégés. Dédale eut alors l’idée de confectionner deux paires
d’ailes avec des plumes et de la cire. Hélas ! Icare vola trop près du Soleil.
La cire fondit et ce fut la chute. (Voir Le fil d’Ariane.)
Au XVIe siècle, le dictionnaire intégra les noms communs dédale et
labyrinthe.

243. Être dans le secret des dieux


Être au courant d’une information capitale et confidentielle, plus
importante, à l’origine, qu’un simple secret d’État, telle est la signification
de cette locution.
Le pluriel indique qu’elle fait d’abord référence aux dieux de la
civilisation gréco-romaine, à ceux de l’Olympe. Les Anciens parlaient de
mystères plutôt que de secrets et la mythologie en recèle plusieurs, à
commencer par les mystères d’Éleusis : dans le sanctuaire de cette ville
d’Attique, les Athéniens venaient s’initier aux rites secrets de Déméter,
déesse de la Terre cultivée (identifiée à la Cérès des Romains) et de sa fille
Perséphone, déesse des Enfers mais aussi du Blé, assimilée à la Proserpine
romaine. L’Hymne homérique à Déméter nous donne quelque idée sur le
culte rendu à ces deux divinités, culte dont les secrets ne devaient en aucun
cas être divulgués. S’inspirant de la pensée d’Orphée (l’orphisme donnait
lui-même lieu à une religion initiatique), il tenait une place essentielle dans
la religion grecque. Un autre culte aux rites mystérieux était celui, très
ancien, de la Bonne-Déesse (Bona Dea), divinité de la Chasteté, de la
Fécondité et de la Santé qui était célébrée lors de fêtes et de cérémonies
uniquement réservées aux femmes (voir supra, La femme de César ne doit
pas être soupçonnée). Secrète aussi était la religion d’Isis et d’Osiris,
d’origine égyptienne mais qui gagna la Grèce et Rome où elle persista
jusqu’à l’avènement du christianisme. Le culte d’Hermès était aussi fondé
sur des croyances venues d’Égypte (Hermès fut identifié avec Thot, dieu
égyptien). Que l’on ait donné le nom d’hermétisme à la doctrine
philosophico-religieuse et aux théories alchimistes qu’il a inspirées en dit
long sur son aspect mystérieux et initiatique (voir infra, Une pensée
hermétique).
Seuls les initiés pouvaient véritablement entrer en communion avec de
tels dieux et accéder, par le biais de rituels, à de précieux enseignements, à
un formidable idéal de vie. Quels enseignements ? Quel idéal ? Motus et
bouche cousue ! Pour le savoir, il faut être soi-même… dans le secret des
dieux.

244. Jurer ses grands dieux

« […] ayant lu combien jurer c’est un grand péché, j’ai eu crainte de


la commettre ; j’ai combattu contre ma mauvaise accoutumance, et
en ce combat j’ai eu recours à Dieu, il m’a donné la grâce de ne plus
jurer » (Philippe d’Outreman*, Le Vrai Pédagogue chrétien, 1629).

Les Écritures interdisent en effet de jurer, a fortiori par le nom de Dieu :

« Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur, ton Dieu, car le


Seigneur n’acquitte pas celui qui prononce son nom à tort » (Exode,
20, 7).
« Et moi je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel car c’est le
trône de Dieu, ni par la terre car c’est l’escabeau de ses pieds […] »
(Matthieu, 5, 34-35).

Rappelons à ce propos une anecdote concernant Henri IV et son


confesseur, Pierre Coton. Le « Vert Galant » avait le verbe haut et souvent
peu châtié. Las d’entendre son roi blasphémer en lançant à tout-va «
jarnidieu » (contraction de « Je renie Dieu ! »), Coton l’aurait prié de jurer
par son nom plutôt que par celui de Dieu, ce qui, dans la bouche du
Béarnais donna « jarnicoton ! » pour « je renie Coton ». Le troisième
commandement était ainsi respecté ! Les pittoresques « sacres » québécois
n’ont pas d’autre justification : ils sont construits sur des déformations
lexicales qui les rendent moins choquants ; ainsi, par exemple, « crisse »
pour Christ.
Il est probable que Jurer ses grands dieux s’explique, de la même façon,
par un détournement d’une locution plus ancienne considérée comme
blasphématoire. Ces « grands dieux » sont ceux de l’Olympe : les invoquer
en jurant ne saurait choquer une quelconque oreille, pas même celle des
plus dévots.

* Philippe d’Outreman (1585-1652) était membre de la Compagnie de


Jésus. Son Pédagogue chrétien connut, au XVIIe siècle, plus de soixante
éditions.

245. Des règles draconiennes


Il portait bien son nom, puisque drakôn signifie « dragon* » en grec
(draco, dracon, draconis en latin). Législateur athénien de la fin du VIIe
siècle av. J.-C., il est passé à la postérité pour la sévérité des lois qu’il
rédigea dans son code pénal, premières lois écrites de la cité grecque. L’une
d’elles, datée de 621 av. J.-C., nous est connue par une inscription, d’autres
par des témoignages d’auteurs tardifs comme Aristote, Démosthène ou
Plutarque. Le code draconien donnait à l’État un pouvoir judiciaire qui
remplaçait les lois coutumières des familles aristocratiques nommées
eupatrides. Ce code constituait donc une étape décisive vers la future
démocratie athénienne, mais sa rigueur était telle que la plupart des
transgressions étaient punies, au pire, de mort, au mieux, d’esclavage à vie :
étaient ainsi condamnés à la peine capitale non seulement les assassins et
les sacrilèges mais aussi les paresseux et les voleurs de pommes. L’orateur
athénien Démade (IVe siècle av. J.-C.) ne déclara-t-il pas que Dracon avait
écrit ses lois non avec de l’encre mais avec du sang ? Quelque trente ans
plus tard, Solon, législateur et poète athénien, grand réformateur social et
politique, abrogea la plupart des lois draconiennes (sauf celle concernant les
meurtriers) et proposa un système judiciaire moins inexorable. Précisons
que Solon faisait partie des Sept Sages.
La mémoire de Dracon subsiste aujourd’hui dans l’adjectif
draconien(ne) qualifiant une sévérité extrême comme dans lois, règles,
conditions ou mesures draconiennes.

* Les créatures imaginaires, souvent monstrueuses et parfois diaboliques


que l’on trouve dans les légendes occitanes et catalanes, tiennent
vraisemblablement leur nom, « Drac » ou « Drach », de la même
étymologie, tout comme le Drãcul roumain à l’origine de Dracula.
246. Un pourceau d’Épicure
e e e
La locution était surtout en usage aux XVI , XVII et XVIII siècles, pour
qualifier les « accros » aux plaisirs des sens. Molière la met dans la bouche
de Sganarelle s’adressant à Gusman, au début de son Don Juan : « […] tu
vois en don Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais
porté, un enragé, un chien, un diable, un turc, un hérétique, qui ne croit ni
ciel, ni saint, ni dieu, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête
brute, un pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale […] » (acte I, scène I). Il
est vrai qu’en matière de plaisir des sens don Juan peut être tenu pour un
parangon, tout comme Sardanapale, ce roi légendaire d’Assyrie, grand
jouisseur entre tous, auquel Sganarelle le compare.
L’expression est d’abord latine puisque apparue sous la plume
d’Horace, poète latin du Ier siècle av. J.-C. : « Me pinguem et nitidum bene
curata cute vises, / Quum ridère voles, Epicuri de grege porcum » (Épître
IV, À Albius Tibulus), « Et si vous voulez rire, venez me voir : vous
trouverez un homme bien nourri, tout brillant d’embonpoint, bref, un
véritable pourceau du troupeau d’Épicure. »
En se moquant ainsi de lui-même, Horace utilise l’expression pourceau
du troupeau d’Épicure comme équivalent d’épicurien, au sens populaire de
« bon vivant qui ne songe qu’au plaisir », sens apparu en 1512 et qui
correspond à une interprétation abusive de l’Épicurisme.
Remettons les choses au point.
Philosophe grec disciple de Xénocrate, Épicure (341-270 av. J.-C.)
ouvrit trois écoles où il dispensa un enseignement essentiellement tourné
vers la vie pratique : la première à Lesbos (Mytilène), la seconde à
Lampsaque, la troisième à Athènes connue sous l’appellation de « l’école
du Jardin ».
De la philosophie d’Épicure, on ne retient le plus souvent que sa morale
hédoniste (du grec hedonê, plaisir) posant comme principe que le but de la
vie est la recherche du plaisir, seulement accessible lorsque les peines
physiques et psychiques sont écartées. Divisant les besoins en trois
catégories (naturels et nécessaires – naturels et non nécessaires – vides, ne
naissant que d’une fausse opinion), l’épicurisme, au sens premier du terme,
nous dit donc que le plaisir est lié à la seule satisfaction des besoins de
première catégorie. Il faut donc faire preuve de modération dans le « calcul
des plaisirs », ce qui suppose un idéal de sagesse et ne correspond
évidemment pas au sens populaire de « bon vivant, sybarite, jouisseur
invétéré », que l’on donne généralement au mot épicurien.

247. Un film érotique


Son caractère licencieux était jadis signalé, sur le petit écran, par le
fameux carré blanc. Projeté sur grand écran, il était interdit aux moins de 16
ans. Les rapports amoureux qu’il met en scène ne sont que suggérés et la
nudité des personnages y est traitée de façon esthétique. Le film érotique est
au film pornographique ce que la gourmandise est à la goinfrerie : le
raffinement en plus, la vulgarité en moins. Le recours à des anglicismes
permet aussi de les différencier : l’un est qualifié de soft, l’autre, classé X,
de hard. « Pornographie » vient du grec pornographos, auteur de récits
obscènes traitant de prostitution, le grec pornè signifiant « prostituée ».
Erôs, erôtos, désignait en grec le désir amoureux, d’où le nom du dieu
de l’Amour, l’équivalent du Cupidon romain (voir supra, Être touché par la
flèche de Cupidon), nom qui fut adopté par Freud en 1924 pour désigner les
« pulsions de vie » dont l’énergie est la libido ; il s’oppose à Thanatos (dieu
grec de la mort) représentant les « pulsions de mort ».
Chez Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.), Érôs est présenté comme une
divinité primordiale, présente, donc, dès le commencement du monde : «
Avant toutes choses fut Khaos, et puis Gaia au large sein, siège toujours
solide de tous les Immortels qui habitent les sommets du neigeux Olympos
et le Tartaros sombre dans les profondeurs de la terre spacieuse, et puis
Érôs, le plus beau d’entre les Dieux Immortels, qui rompt les forces, et qui
de tous les Dieux et de tous les hommes dompte l’intelligence et la sagesse
dans leur poitrine. » (Théogonie, 116-122, traduction de Leconte de Lisle.)
Ce dieu des premiers âges possède déjà l’invincible pouvoir de faire naître
l’amour : il est expert pour en inspirer l’acte, sans toutefois intervenir en
rien dans les procréations. C’est Aristophane qui, quatre siècles plus tard,
verra dans Érôs l’unificateur de l’univers permettant aux espèces de se
reproduire.
La tradition cependant en a finalement fait un dieu mineur de l’Olympe,
enfant d’Artémis et d’Hermès et surtout, compagnon de la belle Aphrodite
dont il exécute les volontés en décochant ses flèches dans le cœur des
mortels. C’est ainsi que le présentent Sophocle et Euripide.
Selon une autre légende, Érôs est le fils d’Aphrodite elle-même et
d’Arès, dieu de la Guerre ; son frère est alors Antérôs, personnification de
l’Amour réciproque et pourfendeur des unions incestueuses.
Dans son Banquet, Platon fait débattre les convives sur la nature et les
actions d’Érôs. Bref, Érôs est un dieu bien complexe mais la postérité et le
lexique n’ont gardé de lui que ce qui concerne le désir amoureux. Ce sens
se retrouve dans l’adjectif érotique attesté pour la première fois en 1566
dans une traduction des Lettres érotiques de l’écrivain grec Aristénète.
Suivront érotomanie en 1741 qualifiant le « délire amoureux »
(Dictionnaire français et latin des termes de médecine et de chirurgie) et
érotisme, au sens de « désir des sens », forgé en 1794 par Restif de La
Bretonne à partir de l’adjectif érotique. Érogène, « qui peut provoquer une
excitation sexuelle », fait son entrée au dictionnaire en 1881.

248. Eurêka !
er
L’histoire nous est rapportée au I siècle av. J.-C. par l’architecte et
ingénieur militaire Vitruve (Marcus Vitruvius Pollio) au livre IX, chapitre I,
de son traité De Architectura. Hiéron II le Jeune, roi de Syracuse de 265 à
215 av. J.-C., avait quelque doute sur l’honnêteté de l’orfèvre qui lui avait
confectionné sa couronne. Il aurait alors demandé à son parent Archimède
(Arkimêdês, en grec), le célèbre physicien et mathématicien, de vérifier si
cette couronne était bien en or massif. Archimède fut d’abord embarrassé.
Le royal ornement était en effet bien trop tarabiscoté pour que le volume en
soit calculé, mesure indispensable puisque, comparée à la masse, elle
permettait de déterminer la composition de la couronne : or pur ou mélange.
La légende nous dit que le savant grec eut la révélation alors qu’il se
trouvait au bain public, révélation qui devait conduire à l’énoncé du fameux
principe baptisé « poussée d’Archimède » : « Tout corps plongé dans un
liquide subit, de la part de celui-ci, une poussée exercée du bas vers le haut
et égale, en intensité, au poids du volume de liquide déplacé » : comparer la
masse d’or déplaçant le même volume d’eau que la couronne devenait un
jeu d’enfant ! La joie d’Archimède fut grande puisque, selon Vitruve, il
sortit nu dans la rue où il se mit à courir en criant « Eurêka ! Eurêka ! »,
c’est-à-dire : « J’ai trouvé ! J’ai trouvé ! »
L’anecdote est-elle digne de foi ? On peut en douter mais la paternité de
la découverte n’est pas contestable : elle est attribuée, comme bien d’autres
trouvailles scientifiques, au génial Archimède. Au même titre que le
théorème de Pythagore, celui de Thalès, la loi d’Ohm, le volume de la
sphère où la formule d’Einstein, le principe d’Archimède a fait cogiter plus
d’une génération d’écoliers. Quant à l’exclamation Eurêka, qu’elle ait ou
non été lancée par le savant, elle est devenue le symbole de l’idée soudaine,
aussi ingénieuse que fortuite, celle qui illumine l’esprit après un plus ou
moins long pétrissage de matière grise, elle est le cri du génie victorieux.

249. C’est une véritable furie


Délire, violence, folie, frénésie, autant d’acceptions que l’on trouve
dans les mots latins furor et furia d’où sont issus « fureur », « furie », «
furieux ». Le musicien qui lit allegro furioso sur une partition sait bien que
son interprétation doit prendre un caractère violent. En hydronymie, bien
des cours d’eau semblent aussi tenir leur nom de cette étymologie : dans les
Alpes, fure, furan et foron s’appliquent à des torrents, impétueux par
définition ; ainsi la Fure en Isère, le Furan dans la Loire, le Furans dans
l’Ain ou la Furieuse dans le Jura.
Pour les mythologues, Furie est un nom propre regroupant les trois
divinités infernales : Alecto, Mégère et Tisiphone. La première tire son nom
du grec alêktos, « implacable », la deuxième du grec megairein, « haïr » et
la troisième de tisiphonê, « vengeance ». Les Furies romaines
correspondaient aux Érinyes grecques (du grec erinein, « persécuter,
pourchasser »). Furies ou Érinyes, ces horribles déesses avaient pour
mission de punir les crimes, en particulier les parricides, matricides et
fratricides.
Virgile nous les présente en ces termes : « Il est, dit-on, deux divinités
funestes qu’on appelle Furies, monstres que la Nuit sombre mit au monde
d’un même enfantement avec l’infernale Mégère, et à qui elle donna une
affreuse chevelure de serpents enlacés et des ailes aussi rapides que les
vents. » (Énéide, XII, 844, traduction d’Auguste Desportes.) Selon Pseudo-
Apollodore*, leur conception fut autre : « Cronos [identifié à Saturne chez
les Romains] coupa les parties génitales de son père [Ouranos] et les jeta
dans la mer ; des gouttes de sang qui en tombèrent naquirent les trois
Érinyes : Alecto, Tisiphone et Mégère. » (Bibliothèque, I, 1,4.)
C’est au XVIe siècle que le mot « Furie » s’est lexicalisé pour qualifier
une femme violente qui laisse parler sa haine et sa colère. Pour Mégère, la
lexicalisation eut lieu au XVIIe. (Voir infra, C’est une vraie mégère.)

* Surnom donné à l’auteur de la Bibliothèque, ouvrage que l’on a


longtemps attribué à Apollodore d’Athènes.

250. Vouer aux gémonies


« Enfin, parvenu aux Gémonies, il fut déchiré et achevé à petits coups,
puis de là traîné avec un croc dans le Tibre » (Suétone, Vitellius, chapitre
XII, in Vie des douze Césars, traduction de Désiré Nisard, 1855). Ainsi périt
l’empereur romain Vitellius et il fut loin d’être le seul à connaître un sort
aussi ignominieux. Toujours selon Suétone, c’est surtout sous le règne de
Tibère que les condamnés furent exposés aux Gémonies : « Plusieurs
[prisonniers] sûrs d’être condamnés se frappèrent dans leurs maisons pour
éviter les tourments et l’ignominie ; d’autres avalèrent du poison au milieu
du sénat. Mais on pansait leurs blessures, et on les portait en prison, à demi
morts et palpitants. Tous les suppliciés étaient traînés avec un croc et jetés
aux Gémonies. On en compta jusqu’à vingt en un seul jour […] » (Suétone,
Tibère, chapitre LXI in Vie des douze Césars, traduction de Désiré Nisard,
1855). Ces funestes Gémonies étaient à Rome, près du Capitole, des degrés
(gemoniæ scalæ) où les cadavres de suppliciés étaient exposés avant d’être
précipités dans le Tibre. Les faits rapportés par Suétone montrent que les
Romains redoutaient moins la mort que la honte et le déshonneur de savoir
leur cadavre ainsi exposé aux outrages de la populace. L’étymologie de ces
Gémonies est incertaine : certains proposent le nom de Gemonius,
constructeur de ce fatal escalier ou le premier condamné à l’« expérimenter
» ; pour d’autres, l’origine serait le verbe gemo, gemare, « gémir, se
plaindre ».
De nos jours, seule l’idée d’opprobre demeure dans l’expression vouer
aux gémonies qui équivaut à « soumettre publiquement au mépris ». La
locution ne prit ce sens métaphorique qu’au XIXe siècle et Lamartine aurait
été le premier à l’utiliser ainsi dans la seizième de ses Méditations
poétiques (1820) intitulée Le génie :

« Le vois-tu donnant à ses vices


Les noms de toutes les vertus ;
Traîner Socrate aux gémonies,
Pour faire, en des temples impies,
L’apothéose d’Anitus ? »

251. Trancher le nœud gordien


Gordias (Gordius) était le père de Midas (voir infra, Toucher le
pactole), celui qui avait de l’or au bout des doigts. D’abord simple
laboureur, Gordias fut le premier à régner sur la Phrygie grâce à un oracle
qui voulait que fût élu roi le premier qui entrerait dans le pays sur un char à
bœufs. En témoignage de reconnaissance, Gordias fonda la cité de
Gordion* (Gordium) et y construisit un temple en l’honneur de Zeus. De
paysan, le char de Gordias devint royal ; il fut mis à l’abri dans le temple de
Zeus et son joug fut attaché au timon par un nœud d’une telle complexité
que nul ne pouvait le délier. À ce nœud gordien fut alors… attaché un
nouvel oracle prédisant que celui qui réussirait à le dénouer deviendrait le
maître incontesté de toute l’Asie.
Alexandre le Grand fut mis dans le secret des dieux. Durant sa
campagne contre Darios, en 334 av. J.-C., il s’empara de la capitale
phrygienne et se rendit au temple de Zeus où il s’efforça, en vain, de venir à
bout de l’inextricable enchevêtrement. Alors, pour ne pas perdre la face,
Alexandre tira son épée et, d’un coup décisif, trancha le nœud. L’historien
latin Quinte-Curce (Ier siècle) nous relate l’épisode dans le troisième livre de
ses Histoires : « Autour de lui se pressait une foule de Phrygiens et de
Macédoniens, les uns tenus en suspens par l’attente, les autres inquiets de la
téméraire confiance du roi. En effet, cette suite de nœuds était formée avec
tant d’art, que ni l’œil ni l’esprit n’en pouvaient découvrir le
commencement ou la fin ; et la résolution hardie de la dénouer risquait, en
échouant, d’être tournée en un fâcheux présage. Après avoir lutté un instant
contre cet entrelacement mystérieux : “N’importe, dit-il, comment on le
défasse”, et, rompant tous les liens avec son épée, il éluda ou accomplit le
sens de l’oracle. » (Chapitre I, traduction d’Auguste et Alphonse Trognon.)
Depuis, trancher le nœud gordien a pris le sens métaphorique de « Se
tirer par une mesure vigoureuse et prompte d’une difficulté embarrassante
», comme le dit si joliment Pierre-Marie Quitard dans son Dictionnaire des
proverbes (1842).
Plusieurs auteurs ont adopté la locution comme titre de leur ouvrage,
dont Georges Pompidou qui publia Le Nœud gordien en 1974, peu de temps
avant sa mort. Pour l’ancien président de la République, l’inextricable
complexité de la société française est devenue un véritable nœud gordien
que seule une action vigoureuse, brutale et définitive peut parvenir à
trancher.

* Les vestiges de Gordion et de ses tumulus, dont celui dit « de Midas »,


furent mis au jour lors de fouilles entreprises dans les années 1950. Cette
ancienne capitale de Phrygie se situait à environ quatre-vingts kilomètres au
sud-ouest de l’actuelle Ankara.

252. Les Colonnes d’Hercule


Pour les Anciens, elles marquaient la limite occidentale de la
Méditerranée (Mare Internum ou Mare nostrum) et séparaient le monde
connu et civilisé d’un monde inconnu et supposé dangereux. Au-delà de ces
Colonnes d’Hercule, les Anciens « crurent longtemps que rien n’existait
que la nuit* » ou peut-être seulement l’île mythique de l’Atlantide,
royaume du géant Atlas qui portait la voûte céleste sur ses larges épaules.
Ces colonnes correspondaient, au nord, à l’extrémité méridionale du mont
Calpe (actuel Rocher de Gibraltar), au sud, au mont Abyla (actuel Jbel
Musa marocain) ou au mont Hacho (mont des Singes), près de la future
Ceuta.
Selon la mythologie grecque, c’est au cours du dixième de ses travaux
qu’Hercule les créa. Le colosse avait reçu d’Eurysthée l’ordre de lui
ramener les bœufs roux de Géryon, géant aux trois corps habitant selon les
légendes soit en Bétique (future Andalousie), soit dans une île nommée
Érythie, aux confins occidentaux du monde méditerranéen. Hercule s’y
rendit en suivant les côtes africaines. Là, les récits divergent : soit il aurait
voulu laisser une trace de son passage en érigeant les deux colonnes, soit il
les aurait fait surgir en séparant d’un coup d’épaule les continents africain et
européen, donnant par la même occasion la genèse mythologique de l’actuel
détroit de Gibraltar.
De nombreux auteurs y font allusion : Pindare, Hérodote, Strabon, Pline
l’Ancien, Aristote, Platon.
Ce dernier nous dit au début du Critias : « Avant toutes choses,
rappelons-nous que neuf mille ans se sont écoulés depuis la guerre qui,
raconte-t-on, s’éleva entre les peuples qui habitent en deçà et ceux qui
habitent au-delà des colonnes d’Hercule*. »
Idem dans Le Timée, autre dialogue de Platon :
« Ces livres nous apprennent quelle puissante armée Athènes a détruite,
armée qui, venue à travers la mer Atlantique, envahissait insolemment
l’Europe et l’Asie ; car cette mer était alors navigable, et il y avait au-
devant du détroit, que vous appelez les Colonnes d’Hercule, une île plus
grande que la Libye et l’Asie**. »
Ces textes ont souvent étayé les thèses de ceux qui croient que
l’Atlantide a existé.
Atlantide ou pas, les Colonnes d’Hercule jouèrent un rôle important
dans l’Antiquité. Outre la limite géographique qu’elles représentaient, elles
sont devenues un véritable mythe, car le monde mystérieux et
nécessairement hostile que l’on imaginait au-delà laissait planer une terrible
menace : l’imminence d’une fin du monde.
La locution a parfois été utilisée comme métaphore synonyme de «
limites extrêmes et quasiment infranchissables ».

*Alexandre Dumas, Impressions de voyage, vol. 1.


** Traduction de Victor Cousin.

253. Un hercule de foire


Dans La Strada, chef-d’œuvre cinématographique de Federico Fellini
(1954), Zampano, qu’incarne Anthony Quinn, illustre assez bien notre
locution, notamment dans son grand numéro de briseur de chaînes. On a
tous en mémoire de ces attractions ambulantes où un Costaud des
Batignolles* (titre d’un autre film, français celui-là, réalisé par Guy Lacourt
en 1951) faisait montre de ses biceps, triceps, quadriceps, pectoraux,
abdominaux, masséters et sterno-cléido-mastoïdiens en accomplissant
d’époustouflants tours de force : soulever une (petite) voiture à l’aide de ses
seules mâchoires, briser du tranchant de la main parpaings ou briques
superposées, etc. Ces adeptes du culturisme (mot souvent remplacé de nos
jours, hélas ! par l’anglicisme bodybuilding) nous évoquaient
irrésistiblement les balèzes ayant incarné le héros dans maint péplum en
Technicolor : Steve Reeves, Reg Park ou Mark Forest. Leur nom désormais
se confond pour l’éternité avec celui d’Héraklès (Hercule pour les
Romains), demi-dieu de l’Antiquité.
En passant du puissant personnage mythologique au baraqué des
baraques foraines, le nom a perdu sa majuscule et le héros de sa superbe, il
est tombé des hauteurs majestueuses de l’Olympe à la minuscule et ridicule
gloriole du monde des mortels. Les hercules de foire ne seront jamais que
de pâles imitations du fils de Zeus et d’Alcmène et le poète François
Coppée a bien raison de s’en moquer :

« Qu’importe que sous la dentelle,


Devant mon cynisme doré,
Les dévotes de Compostelle
Se signent d’un air timoré,
Si la gitane de Cordoue,
Qui sait se mettre sans miroir
Des accroche-cœurs sur la joue
Et du gros fard sous son œil noir,
Trompant un hercule de foire
Stupide et fort comme un cheval,
M’accorde un soir d’été la gloire
D’avoir un géant pour rival ! »
(Le Jongleur in Poèmes divers, 1869.)

* Le Costaud des Batignolles fait aussi penser au Costaud des Épinettes,


titre d’un film de 1921 réalisé par Raymond Bernard d’après la pièce
éponyme de Tristan Bernard.

254. Une pensée hermétique


Identifié au Mercure des Romains, Hermès était fils de Zeus et de Maia,
une nymphe d’Arcadie, aînée des Pléiades. Hermès (énième enfant
adultérin, donc) avait pour mission de conduire les âmes des morts et de
guider les voyageurs. Symbolisant la ruse et l’habileté, c’était une divinité
aux multiples prérogatives : dieu du mensonge, du vol, de la santé, du
commerce. Son principal attribut est le caducée : baguette surmontée de
deux courtes ailes, autour de laquelle s’entrelacent deux serpents, emblème
de la médecine et du commerce. On lui attribue l’invention des poids, des
mesures et des premiers instruments de musique. Son chapeau ailé à larges
bords se nomme « pétase ». Dans son Cratyle, Platon relie Hermès au
discours, à « celui qui imagina la parole », en faisant ainsi le patron des
orateurs.
Les Grecs ont identifié Hermès avec Thot, dieu égyptien du savoir,
inventeur de l’écriture et des langages, scribe et conseiller des dieux.
Par le biais de l’évhémérisme (de Evhémère, philosophe grec ayant vécu
300 ans av. J.-C.), doctrine selon laquelle les dieux de l’Antiquité seraient
des hommes divinisés après leur mort, Hermès fut assimilé à un personnage
réel. Il fut alors qualifié de « Trismégiste », ce qui signifie « trois fois très
grand ».
Diodore de Sicile voit en lui un ancien roi d’Égypte, Galien lui attribue
des traités médicaux. Plutarque en fait un écrivain. Clément d’Alexandrie
rejoint Plutarque en prétendant que les prêtres égyptiens n’entreprenaient
jamais de processions sans emporter 42 livres d’Hermès (Thot), 36 d’entre
eux contenant toute leur philosophie. Si l’on ne peut évidemment affirmer
que les prêtres de l’époque pharaonique aient jamais utilisé le moindre livre
écrit par Hermès Trismégiste, il ne fait guère de doute qu’une littérature
grecque reprenant des croyances égyptiennes a vu le jour à l’époque
ptolémaïque (IVe siècle av. J.-C.), comprenant des ouvrages d’astrologie,
d’alchimie, de philosophie, de magie, de médecine, de théologie, autant de
traités occultes attribués à Hermès. Au Moyen Âge, encore bien des écrits
circuleront sous le nom d’Hermès Trismégiste. Ces ouvrages sont à
l’origine d’une philosophie ésotérique adoptée par les alchimistes.
L’adjectif hermétique fut utilisé au XVIe siècle pour qualifier un moyen
propre aux alchimistes pour fermer leurs récipients, « si exactement que
rien ne se puisse exhaler », précise Furetière. On parle ainsi du « sceau
hermétique » des alchimistes. Par extension, l’adjectif deviendra synonyme
d’« étanche ».
L’hermétique, nom commun féminin, désigne au XVIIe siècle la partie
occulte de l’alchimie puis, au XVIIIe siècle, la philosophie reposant sur les
doctrines des alchimistes.
Au début du XIXe, hermétique qualifie tout ce qui est difficile à
comprendre, signification toujours en vigueur, s’appliquant notamment à
une pensée absconse. Précisons toutefois que la pensée hermétique désigne
aussi une doctrine traitant de la survie et du salut des âmes. Cette «
philosophie » se fonde sur dix-sept traités faisant partie du Corpus
Hermeticum probablement établi aux Ier et IIe siècles.
Le nom commun hermétisme apparaît vers 1900 avec ce même double
sens : « doctrines des alchimistes » et, par extension, « caractère de ce qui
est impénétrable, difficile ou impossible à comprendre ». (Voir supra, Être
dans le secret des dieux.)

255. Un combat homérique

« Tout roule et se confond, souffle rauque des bouches,


Bruit des coups, les vivants et ceux qui ne sont plus,
Chars vides, étalons cabrés, flux et reflux
Des boucliers d’airain hérissés d’éclairs louches. »
(Leconte de Lisle, Le combat homérique in Poèmes barbares,
1872.)

Leconte de Lisle, poète parnassien, fut beaucoup attiré par la Grèce


antique dont les mythes réalisaient à ses yeux un idéal de beauté plastique.
Qu’il y trouvât l’inspiration de ses Poèmes antiques et barbares n’est donc
pas étonnant. Il était tout aussi naturel qu’il traduisît nombre d’œuvres de
l’Antiquité dont l’Iliade et l’Odyssée. Les deux grandes épopées sont
attribuées à Homère, mais cette paternité est mise en doute depuis la fin du
e
XVII siècle, époque où la question homérique commença de diviser le
monde littéraire. On a prétendu que ces deux œuvres monumentales que
sont l’Iliade et l’Odyssée n’avaient pu être écrites qu’à plusieurs mains. On
a même nié que le poète aveugle (en grec, homerôs signifie « otage » et «
aveugle ») ait jamais écrit une seule ligne de l’une ou de l’autre. Peut-être
n’était-il qu’un aède, narrant devant un public venu de toute la Grèce les
légendes mythiques des dieux et des hommes.
Quel qu’en soit l’auteur, l’Iliade et l’Odyssée sont sans doute, pour tout
un chacun, les récits mythologiques les plus célèbres. Dans l’Iliade
s’affrontent les plus grands des héros que la terre ait jamais portés. Ils sont
conseillés, soutenus ou condamnés par les dieux. Ils ont pour nom Achille,
Hector, Agamemnon, Ulysse, Ajax, Patrocle. Leurs luttes sont impitoyables
et leurs exploits, sur fond de guerre de Troie, résonnent du choc des
boucliers, du fracas des lances et des épées d’airain.
Par allusion à ces actions épiques, on qualifie de combat homérique
toute lutte héroïque, gigantesque, violente et sans merci où se mêlent
frayeur et bravoure et l’assurance, par-delà la victoire ou la mort, d’une
gloire impérissable.

256. L’écharpe d’Iris


Iris est à Héra ce qu’Hermès est à Zeus : une messagère. Iris apparaît à
plusieurs reprises dans l’Iliade d’Homère. Dans sa Théogonie, Hésiode la
présente comme la fille de Thaumas, divinité primordiale, et d’Électre,
l’océanide. Elle est donc aussi la sœur des harpyes. Ses deux ailes d’or lui
permettent de transmettre rapidement les volontés divines. Sa parure est un
voile diaphane dont les multiples couleurs laissent derrière son vol la
courbe de l’arc-en-ciel : « […] Iris revêt son voile aux mille couleurs et,
faisant resplendir dans le ciel la courbe de son arc, elle se dirige, pour
exécuter l’ordre, vers la demeure royale que dissimule un nuage » (Ovide,
Les Métamorphoses, XI, 589-591, traduction de Georges Lafaye*.) Iris
apparaît aussi à plusieurs reprises dans l’Iliade d’Homère. Ainsi l’écharpe
d’Iris est devenue une métaphore poétique désignant l’arc-en- ciel. La
Fontaine, par exemple, l’utilise dans sa fable Phébus et Borée :

« Il pleut, le soleil luit, et l’écharpe d’Iris


Rend ceux qui sortent avertis
Qu’en ces mois le manteau leur est fort nécessaire. »
(Fables, VI, 3).

Notons qu’en espagnol arc-en-ciel se dit arco iris. En français, iris


désigne, entre autres, les couleurs de l’arc-en-ciel (i.e. la lumière blanche
décomposée par le prisme optique) et iriser signifie « colorer des teintes de
l’arc-en-ciel ». Ces couleurs sont infinies mais se déclinent autour des sept
couleurs fondamentales que sont, dans l’ordre, le rouge, l’orange, le jaune,
le vert, le bleu, l’indigo et le violet.

* Au-delà de la mythologie grecque, l’arc-en-ciel est associé à de


nombreuses croyances religieuses ou superstitieuses. Pour certaines, son
apparition est considérée comme un message céleste, l’espoir d’une
heureuse nouvelle ; elle est alors l’occasion de formuler un vœu. Pour
d’autres, elle est présage de danger, voire de mort.

257. Se croire sorti de la cuisse de Jupiter


Si l’on s’en réfère à la mythologie, se croire sorti de la cuisse de Jupiter,
c’est se prendre pour Bacchus (voir supra, Être dans la gloire de Bacchus).
À l’origine, on trouve, une fois de plus, une histoire de coucherie et de
jalousie olympiennes. Jupiter tombe amoureux de Sémélé et lui fait un
enfant. Comme il se doit, Junon en conçoit jalousie et vengeance. Quand
Jupiter demande à Sémélé ce qu’il peut faire pour la rendre heureuse, Junon
souffle insidieusement la réponse suivante : « Te voir dans toute la
splendeur de ta gloire. » Jupiter a juré par le Styx et ne peut se désavouer,
tout dieu des dieux qu’il soit. Hélas ! car, pour le céleste souverain, se
montrer dans sa gloire ne peut aller sans force déploiement d’éclairs, de
tonnerre et de foudre. Laissons Ovide achever le récit : « Le corps d’une
mortelle ne put supporter le fracas qui ébranlait les airs ; elle fut consumée
par les présents de son époux. L’enfant imparfait est arraché du sein de sa
mère et, tout frêle encore, cousu (s’il est permis de le croire) dans la cuisse
de son père, où il achève le temps qu’il devait passer dans les flancs
maternels. Ino, sœur de sa mère, entoura furtivement son berceau des
premiers soins ; ensuite elle le confia aux nymphes de Nysa, qui le
cachèrent dans leurs antres et le nourrirent de lait. » (Les Métamorphoses,
III, 308-315, traduction de Georges Lafaye.)
L’histoire nous apprend que Bacchus/Dionysos ne continua guère à se
nourrir de lait.
Celui qui, aujourd’hui, emploie la locution ne se doute pas qu’il fait
référence au dieu de la Vigne et du Vin. Pour lui, Se croire sorti de la cuisse
de Jupiter, c’est être orgueilleux, ne pas se prendre pour de la m…, être
imbu de soi-même, se croire supérieur aux autres. Tel est bien le sentiment
que Mme Héloïse prête à Thérèse Dunoyer lorsqu’elle lui déclare : «
Refuser d’être baronne avec plus de vingt-cinq mille livres de rente !
Qu’espérez-vous donc trouver pour époux ? Un prince ? Ne dirait-on pas,
en vérité, que vous êtes sortie de la cuisse de Jupiter ! » (Eugène Sue,
Thérèse Dunoyer, chapitre XIX, 1842.)

258. Une réponse laconique


Lacédémon (Lakedaimôn) était fils de Zeus et de Taÿgète, l’une des
Pléiades, elle-même fille d’Atlas. Il épousa Sparta (Spartê) dont il eut deux
enfants : Amyclas et Eurydice. Il devint roi de Laconie, région située à
l’extrémité sud-est du Péloponnèse et y fonda la capitale nommée Sparte
(du nom de son épouse) ou Lacédémone (d’après son propre patronyme).
Leurs habitants se nommèrent Laconiens ou Lacédémoniens.
Les lois coutumières, réputées avoir été inspirées par Lycurgue,
législateur mythique de Sparte, étaient toutes orientées vers le bien public.
Elles organisaient une société exemplaire fondée sur l’égalité et la défense
de la patrie. Les Lacédémoniens étaient de valeureux guerriers : on sait avec
quelle bravoure trois cents d’entre eux, ainsi que leur chef Léonidas,
périrent au défilé des Thermopyles en 488 av. J.-C., massacrés par les
Perses.
L’éducation des citoyens était particulièrement stricte et, dès leur plus
jeune âge, ils apprenaient à s’exprimer en peu de mots, à faire des réponses
aussi courtes que justes.
C’est le sens de l’adjectif laconique* (1529) et du substantif laconisme
(1556). Une anecdote illustre bien la concision du discours spartiate : à la
lettre que Philippe de Macédoine leur avait adressée, les priant de le
recevoir, la réponse fut : « Non ! » Alors, Philippe de Macédoine leur
envoya une seconde lettre, concise et menaçante : « Si je pénètre en
Laconie, je vous tuerai. » Pour toute réplique, les Lacédémoniens lui
écrivirent : « Si… » On ne peut faire réponse plus laconique !

* Notons aussi que l’adjectif spartiate qualifie une manière de vivre


particulièrement sobre, pour ne pas dire austère, par allusion au mode de vie
des habitants de Sparte (voir infra, Des conditions spartiates).

259. Faire un laïus


La chose peut se produire à la fin d’un banquet, lors d’une inauguration,
d’une remise de prix, d’une cérémonie de réception, d’un vin d’honneur ou
d’un pince-fesses, bref, dans toute circonstance où il est d’usage de prendre
officiellement la parole… et, hélas, parfois aussi de la trop garder. La chose,
toujours inévitable, en devient longue, assommante et souvent soporifique.
Elle est l’apanage des élus, des impétrants et des récipiendaires. Elle a pour
équivalents « discours », ou l’anglicisme « speech », encore que ce dernier
s’applique plutôt à une allocution heureusement plus courte.
À l’origine : Laïos (Laïus en est la latinisation), roi légendaire de
Thèbes, en Béotie. Pédéraste, il enleva et viola Chrysippe, fils de Pélops
mais il est surtout connu pour avoir épousé Jocaste, sœur de Créon, et conçu
avec elle le parricide et incestueux Oidipous (Œdipe – voir infra, Le
complexe d’Œdipe).
Pour que son nom latin devienne un synonyme familier de « harangue
», Laïos se serait-il aussi illustré par ses dons d’orateurs ? Non point ! La
lexicalisation réside ailleurs. En 1804, les candidats au concours d’entrée à
l’École polytechnique eurent à plancher sur le sujet suivant : « Imaginez le
discours de Laïus à Œdipe » ; particulièrement inspirés, les prétendants à
l’X noircirent tant de pages que le mot laïus prit le sens de long discours,
d’abord, bien sûr, dans l’argot des polytechniciens, puis dans celui d’autres
étudiants. Il fut finalement accepté dans le dictionnaire comme synonyme
de « discours verbeux ». En 1891 fut même forgé le familier laïusser, «
discourir, palabrer ».

260. Se reposer sur ses lauriers


On peut aussi s’y endormir, mais ce n’est pas recommandé tant une
première et unique réussite peut être insuffisante.
Ces lauriers sur lesquels on se repose parfois ne sont, bien sûr, que la
métaphore du succès. L’image est issue de ceux, réels, dont on tressait, dans
l’Antiquité gréco-romaine, la couronne des vainqueurs. Mais d’où venait
cette tradition ?
À l’origine, une histoire mythologique de harcèlement sexuel dont
Apollon se rendit coupable. On sait que le dieu grec de la Lumière avait
coutume de poursuivre les nymphes de ses ardeurs et que nombre d’entre
elles se refusaient à lui (voir supra, Un bel Apollon). Ce fut le cas de la
belle Daphné mais, dans cette affaire, le dieu avait une circonstance
atténuante : son désir pour Daphné était la conséquence d’une flèche
décochée par le dangereux Éros (Cupidon). La nymphe, émule de la chaste
Artémis (Diane), s’était juré de garder sa virginité. Devant les avances
insistantes du bel Apollon, elle décide de fuir dans la forêt mais Apollon
persiste et plus elle court, plus il la désire. « “Viens, mon père, dit-elle,
viens à mon secours, si les fleuves comme toi ont un pouvoir divin ;
délivre-moi par une métamorphose de cette beauté trop séduisante.”
À peine a-t-elle achevé sa prière qu’une lourde torpeur s’empare de ses
membres ; une mince écorce entoure son sein délicat ; ses cheveux qui
s’allongent se changent en feuillage ; ses bras, en rameaux ; ses pieds, tout à
l’heure si agiles, adhèrent au sol par des racines incapables de se mouvoir ;
la cime d’un arbre couronne sa tête ; de ses charmes il ne reste plus que
l’éclat. » (Ovide, Les Métamorphoses, I, 545-552, traduction de Georges
Lafaye.) Alors, Apollon décide que cet arbre sera le sien et que ses feuilles
orneront à jamais sa chevelure.
L’arbre prit le nom de la nymphe (en grec, laurier se dit daphnê) et les
athlètes vainqueurs des Jeux pythiques* furent couronnés de lauriers qui
devinrent, par la suite, symboles de victoire et de gloire.
S’endormir (dormir, se reposer) sur ses lauriers n’eut pas toujours une
connotation péjorative. En 1863, Pierre Larousse en donne par exemple
cette définition : « jouir d’un repos mérité par des succès éclatants »
(Nouveau dictionnaire de la langue française).
Se reposer à l’ombre de ses lauriers a, chez Saint-Simon, le même sens
positif : « […] le prince Louis de Bade reçut […] au beau château de
Radstadt […] le prince Eugène et le duc de Marlborough qui vinrent s’y
reposer à l’ombre de leurs lauriers » (Mémoires, Tome IV, chapitre XX,
1739-1750).
Dans Les Trompettes de la renommée, Brassens fusionne poétiquement
l’expression avec Dormir comme un loir :
« Je vivais à l’écart de la place publique,
Serein, contemplatif, ténébreux, bucolique…
Refusant d’acquitter la rançon de la gloire,
Sur mon brin de laurier je dormais comme un loir. »

*Python était un serpent fabuleux, né de Gaia, la Terre, et chargé par Héra


de harceler Léto, la mère d’Apollon. Le dieu le tua au pied du Parnasse. Cet
exploit permit à Apollon de venger sa mère, de prendre l’épithète de
pythien et de créer, à Delphes, les Jeux pythiques.

261. Une séance-marathon


Marathon est d’abord un nom propre : celui d’une ville d’Attique où, en
490 av. J.-C., les Grecs furent victorieux des Perses. Soyons plus précis :
dix mille Athéniens, commandés par Miltiade, réussirent à enserrer l’armée
perse de Darios Ier, pourtant forte de vingt mille ou cent mille hommes
(l’histoire n’est pas plus précise). Ce fut la première victoire grecque de la
première guerre médique. Pour l’annoncer à Athènes, on dépêcha un soldat
grec du nom de Philippidès (ou Euclès). Il parcourut les 42,195 kilomètres
séparant Marathon de la cité grecque. La légende nous dit qu’exténué par sa
course il se serait affalé, raide mort, à son arrivée.
Pour les Jeux olympiques d’été de 1896, ceux de la première olympiade
des temps modernes, justement organisés à Athènes, on donna le nom de
marathon à la plus longue des courses à pied. Le premier champion en fut
encore un Grec : Spyridon Louis. En 1930, les coureurs de marathon furent
baptisés marathoniens. Le Français Alain Mimoun remporta cette épreuve
de fond en 1956, aux Jeux olympiques de Melbourne. Treize ans
auparavant, marathon s’utilisait déjà de façon figurée pour qualifier une
épreuve longue et fastidieuse demandant une extrême persévérance. Ainsi
naquirent réunion-marathon, discours-marathon (rival lexical de laïus),
séance-marathon, etc.
C’est au cours de la deuxième guerre médique que, dix ans plus tard, au
défilé des Thermopyles, Léonidas Ier, roi de Sparte, se sacrifiera devant la
supériorité écrasante de Xerxès Ier, fils et successeur de Darios.

262. Jouer les mécènes


Une substantielle réduction d’impôt sur le revenu ou sur les sociétés
incite bien des capitaines d’industrie à le devenir. Telle riche héritière d’un
groupe de produits cosmétiques offre ainsi de rondelettes dotations à des
ensembles vocaux, tel leader mondial de l’industrie du luxe se sent une âme
de philanthrope pour les musées et expositions de peinture tandis que tel
banquier multimilliardaire devient le bienfaiteur du cinéma et de la
photographie.
On parle aujourd’hui de mécénat d’entreprise : par le biais de
fondations, les généreux donateurs sont des personnes physiques ou
morales. Parce qu’ils n’exigent pas de contrepartie publicitaire, ils se
distinguent des sponsors (hideux anglicisme !) et des « partenaires ». Seuls
ceux qui jouent les mécènes attendent une compensation en terme de
reconnaissance sociale.
Autre temps, autres mœurs ! Les mécènes étaient autrefois des rois, des
princes, des nobles, des prélats, voire de riches bourgeois, amoureux des
arts et des lettres. François Ier et son second fils, Henri II, furent les premiers
rois mécènes, suivant en cela l’exemple des grandes familles italiennes du
siècle précédent, les Médicis, notamment. C’est d’ailleurs à la Renaissance
(1526), époque bénie pour la création littéraire et artistique, que le nom
commun mécène fut adopté comme synonyme de « protecteur des arts ».
Il est issu d’un nom propre, Mécène, francisation de Caius Cilnius
Maecenas (v. 68 av. J.-C. – 9 av. J.-C.), chevalier romain, ministre
d’Auguste qui, par amour des lettres, ouvrit sa maison à Virgile, Properce et
Horace. Ce dernier lui dédia sa douzième ode. Mécène était lui-même poète
: ses œuvres étaient qualifiées de « précieuses » par ses contemporains.
263. En rester médusé
Les Gorgones étaient trois : Sthéno, Euryalé et Méduse (Mêdousa, en
grec). Monstres fabuleux, elles vivaient près des Colonnes d’Hercule (voir
supra) et du pays des Hespérides, nymphes du couchant qui gardaient ce
jardin des dieux où l’on trouvait des pommes d’or. Des trois, Méduse était
la seule mortelle. Elle possédait le pouvoir de transformer en statue de
pierre tout humain osant la regarder fixement. D’une épouvantable laideur,
elle avait, comme ses sœurs, la tête hérissée de serpents. Après s’être
accouplée à Poséidon, elle fut tuée par Persée qui, relevant le défi du roi
Polydectes, lui trancha la tête d’un coup de serpe, utilisant son bouclier
comme miroir afin de ne pas regarder la dangereuse créature en face. Ovide
nous apprend aussi, entre autres pétrifications, que Persée présenta à Atlas «
du côté gauche, la face hideuse de Méduse » pour transformer le géant en
montagne (Les Métamorphoses, IV, 655-657). L’affrontement de Persée et
de Méduse fut d’abord raconté par Hésiode dans sa Théogonie (274-276).
Parce que leurs tentacules rappellent les cheveux de la plus hideuse des
Gorgones, les animaux marins appartenant à l’embranchement des
cœlentérés ont reçu le nom de méduses (1754). Le verbe méduser apparaît
dès 1606 avec le sens imagé de « frapper de stupeur, pétrifier, stupéfier,
fasciner ».

264. C’est une vraie mégère


La mythologie nous laisse entendre que Mégère (en grec Megaira) était
une demi-sœur d’Aphrodite (voir Une substance aphrodisiaque) : elles ont
le même père, Ouranos (identifié au Ciel) mais pas la même mère. Pour
donner naissance à Aphrodite, le sang d’Ouranos avait fécondé l’écume de
la mer ; dans le cas de Mégère, ce même sang avait fécondé Gaia,
personnification de la Terre. Mégère avait toutefois deux sœurs véritables
(issues d’Ouranos et de Gaia) : Alecto, « l’Implacable », Tisiphone, « la
Vengeance », notre Mégère symbolisant « la Haine ». On les appelait
Érinyes. C’étaient des divinités infernales dont la fonction était, sur Terre,
de traquer inexorablement les méchants et les injustes, de châtier les
meurtres, notamment ceux commis contre la famille. Aux Enfers, elles
torturaient les âmes de tout ce beau monde. Chez les Romains, elles furent
assimilées aux Furies, déesses de la Vengeance (voir supra, C’est une
véritable furie).
De ces trois Furies-Érinyes, seule Mégère vit son nom se lexicaliser
pour désigner une femme méchante, acariâtre, de celles qui harcèlent sans
cesse leur innocent mari. La première attestation du nom commun se trouve
en 1588 dans le Martyre de la Royne d’Écosse d’Adam Blackwood : « Le
courrier estant party cette Megere ne peut reposer la nuict, ains sentant une
autre Megere en son ame, qui la tormentoit estrangement en vengeant le
parricide de sa cousine […]. »
La Mégère apprivoisée (The Taming of the Shrew), pièce de William
Shakespeare, met en scène Catherine qui, pour être la fille d’un
gentilhomme de Padoue, n’en est pas moins une fort méchante femme. Elle
sera finalement domptée par Petrucchio.
D’autres divinités infernales ont donné en français un nom commun
synonyme de « mégère » ou « furie » ; il s’agit des Harpies (ou Harpyes, du
grec Harpuiai issu de harpê, « faucon, faucille »), nées de l’union d’Électre
et d’Okéanos. Monstres à tête de femme et corps de vautour, elles sont
friandes d’âmes d’enfants et de jeunes filles.

265. Avoir un mentor


Un mentor est un guide, un précepteur, un conseiller avisé, riche de
sagesse et d’expériences. Le mot survivra-t-il à cette horrible mode lexicale
du « coach » et du « coaching », anglicisme que, par snobisme ou, plus
simplement, pauvreté de vocabulaire, nos contemporains emploient de plus
en plus souvent alors que notre idiome est riche d’équivalents variés et
précis.
Mentor est, à l’origine, le nom du fils d’Alkiménos. Avant de partir pour
le siège de Troie, Ulysse (Odysseus) lui confie l’administration de ses biens
et l’éducation de son fils Télémaque (Tèlémakhos). Personnage de
l’Odyssée d’Homère, Mentor (Mentôr) tient aussi un rôle essentiel dans Les
Aventures de Télémaque que Fénelon écrivit en 1699. Pour apporter
conseils et protection à Ulysse comme à Télémaque, Athéna prend souvent
les traits de Mentor, comme dans cet extrait du chant XXII de l’Odyssée : «
Et Athènè, fille de Zeus, approcha, ayant la figure et la voix de Mentôr. Et
Odysseus, joyeux de la voir, lui dit :
— Mentôr, éloigne de nous le danger et souviens-toi de ton cher
compagnon qui t’a comblé de biens, car tu es de mon âge* ».
Le nom commun, attesté dès le début du XVIIIe siècle, notamment dans
des titres d’ouvrages pédagogiques, est souvent utilisé dans les domaines
littéraire (Maupassant reconnaissait son mentor dans Flaubert), artistique
(on a prétendu, peut-être à tort, qu’Auguste Rodin avait été le mentor de
Camille Claudel), politique (tel Premier ministre affirme, par exemple, que
tel président de la République n’a jamais été son mentor), etc.

* Traduction de Leconte de Lisle.

266. Être dans les bras de Morphée


Qu’on est bien dans ces bras-là ! On s’y délecte sans que notre moitié,
fût-elle jalouse, n’ait de souci à se faire. Celui qui vous les offre ainsi pour
que vous vous y loviez a donné son nom au principal alcaloïde de l’opium,
la morphine, que l’on extrait du pavot somnifère (papaver somniferum). Les
vertus sédatives, analgésiques et soporifiques de la morphine furent mises
en évidence au début du XIXe siècle par Friedrich Wilhelm Sertürner*. Ce
pharmacien allemand devait bien connaître ses classiques puisque c’est lui
qui nomma l’alcaloïde d’après le dieu grec des rêves. Morphée (en latin,
Morpheus) y est présenté comme un jeune homme ailé appartenant à la
nombreuse progéniture d’Hypnos, dieu grec du Sommeil (en latin, Somnus).
Il a en effet le pouvoir de faire s’endormir les humains en les touchant avec
une fleur de pavot. Une fois les mortels plongés dans le sommeil, Morphée
peut susciter leurs rêves et même s’y glisser en prenant l’aspect et la forme
de divers personnages. Dans ses Métamorphoses, Ovide nous le confirme :
« Au milieu du peuple de ses mille enfants, le dieu [Somnus] réveille le plus
habile imitateur de la figure humaine, Morphée. Aucun autre ne reproduit
avec plus d’art la démarche, le visage, la voix et jusqu’aux vêtements et aux
propos les plus familiers de chaque personne. » (XI, 633-638, traduction de
Georges Lafaye).
Ce pouvoir de revêtir tant de formes humaines explique le nom de notre
dieu, issu du grec morphê, « forme », que l’on retrouve en français dans
amorphe, métamorphose, morphologie, anthropomorphe, etc. Précisons
qu’être dans les bras de Morphée ne fait allusion qu’au sommeil naturel (et
non à celui provoqué par la « défonce »). La formule est bien antérieure à
l’opiomanie puisqu’on la trouve par exemple chez Charles Perrault (1628-
1703) : « L’Amour descend du Ciel, & vient dans le hameau, Où Tircis au
pied d’un Ormeau Dans les bras de Morphée allait finir sa plainte. »
(Métamorphose d’un berger en mouton in Œuvres diverses de feu Monsieur
Perrault, publiées en 1757 dans Passe-temps poétiques, historiques, et
critiques.)

* Les propriétés narcotiques de l’opium étaient connues depuis bien


longtemps, bien avant que les mots morphine et morphinomane ne soient
forgés (1888) : l’apologie littéraire de cette toxicomanie fut faite en 1821
par l’écrivain britannique Thomas de Quincey dans ses Confessions d’un
Anglais mangeur d’opium (titre original : Confessions of an English Opium
Eater).
267. Courtiser (taquiner) la muse
Encore une progéniture de Zeus, dieu des dieux, puissant à plus d’un
titre. Sa partenaire, pour la circonstance, fut Mnémosyne, l’une des
Titanides*, personnification de la Mémoire (du grec mnêsia, « mémoire »,
présent dans « amnésie », et mnêmôn, « qui se souvient », que l’on retrouve
dans « mnémotechnique ».) L’union du couple ne dura pas moins de neuf
nuits consécutives, union qui engendra les neuf Muses, divinités présidant
aux arts et aux sciences comme nous le précise Hésiode dans sa Théogonie :
« Dans la Piérie, Mnémosyne, qui régnait sur les collines d’Éleuthère, unie
au fils de Saturne, mit au jour ces vierges qui procurent l’oubli des maux et
la fin des douleurs. Durant neuf nuits, le prudent Jupiter, montant sur son lit
sacré, coucha près de Mnémosyne, loin de tous les Immortels. Après une
année, les saisons et les mois ayant accompli leur cours et des jours
nombreux étant révolus, Mnémosyne enfanta neuf filles animées du même
esprit, sensibles au charme de la musique et portant dans leur poitrine un
cœur exempt d’inquiétude ; elle les enfanta près du sommet élevé de ce
neigeux Olympe où elles forment des chœurs brillants et possèdent des
demeures magnifiques. » (52-68, traduction d’Anne Bignan).
Les neuf Muses (en grec, Mousai) se réunissaient autour de la fontaine
d’Hippocrène, la « fontaine du cheval » que Pégase, le cheval ailé, avait fait
jaillir d’un coup de sabot et dont les eaux étaient réputées susciter
l’inspiration poétique.
Citer les neuf Muses fait partie de ces exercices de mémoire dont
certains érudits raffolent (avec la liste des planètes du système solaire, les
préfectures des départements, les sept péchés capitaux, etc.). Allons-y, dans
l’ordre d’Hésiode :
– Clio, du grec kleos, « bruit, gloire », muse de l’épopée puis de
l’histoire ;
– Euterpe, du grec euterpês, « charmant », muse de la musique et du
chant ;
– Thalie, du grec thaleia, « florissante, abondante », muse de la comédie
et de la poésie légère ;
– Melpomène, du grec melos, « mélodie », muse du chant et de
l’harmonie puis de la tragédie ; elle donna naissance aux sirènes ;
– Terpsichore, du grec terpsikhoros, « qui aime les danses », muse de la
danse, de la poésie lyrique et des chœurs dramatiques ;
– Érato, du grec erann, « aimer » (même racine que dans Éros), muse de
la poésie amoureuse ;
– Polymnie, du grec –poly, « plusieurs » et humnos, « hymne, chant
religieux », muse de la pantomime, de l’harmonie, de l’orchestique
(gestique théâtrale) puis de la rhétorique ;
– Uranie, Ourania, « la céleste », féminin du grec Ouranos (le Ciel),
muse de l’astronomie ;
– Calliope, du grec Kalliopê, « qui a une belle voix », muse de
l’éloquence et de la poésie épique, la première-née et, selon Hésiode, « la
plus puissante de toutes » ; la tradition en fait la mère d’Orphée.
Celui qui taquine la muse (en l’occurrence, Thalie ou Terpsichore) se
pique de faire de la poésie (en amateur). L’expression est souvent employée
avec un soupçon d’autodérision (« je suis poète à mes heures mais ne me
prends pas au sérieux ! ») ou de moquerie comme dans cet extrait d’une
lettre d’Alexandre Vialatte : « Vous aimez mieux taquiner la Muse ; chacun
son goût. Moi j’en pince pour la pipe, c’est moins efféminé que vos vers
sans consistance […] » (Correspondance Alexandre Vialatte-Henri Pourrat,
lettre du 29 avril 1917).
Courtiser la muse est une locution un peu plus vieillie comme en
témoignent ces vers de Jean Auvray, poète satirique français quelque peu
oublié :

« L’on perd l’huile et le temps à courtiser la muse,


Ouy, doctes, croyez-moy : la muse vous amuse […]. »
(Les Chevaliers sans reproche in Le Banquet des Muses, 1623.)

* Au nombre des sœurs et épouses des Titans, on peut également citer


Phébé, Rhéa, Téthys, Théia et Thémis.

268. La tunique de Nessus


Voilà un présent qu’il vaudrait mieux ne jamais recevoir ! La tunique de
Nessus est en effet l’exemple même du cadeau non seulement empoisonné
mais aussi dont il est impossible de se défaire. L’expression est liée à une
légende mythologique, celle de la mort d’Héraklès. Fils de Zeus et de
l’humaine princesse Alcmène, le héros à la forte carrure n’était que demi-
dieu, donc mortel.
Voici l’histoire, en plusieurs actes :
Acte 1. Ayant tué l’hydre de l’Herne (objet du deuxième de ses douze
travaux), Hercule (Héraklès) en ouvre le corps et trempe la pointe de ses
flèches dans le sang du monstre, véritable poison mortel.
Acte 2. En se rendant à Trachis, cité de la Grèce centrale, Hercule et son
épouse Déjanire (Dêïaneira), princesse de Calydon, sont arrêtés par le
fleuve Événos que les fortes pluies d’hiver ont rendu infranchissable, sinon
pour le puissant héros, du moins pour son épouse. Le Centaure Nessus
(Nessos) offre alors ses services : il fera passer le fleuve à Dêïaneira en la
transportant sur son dos tandis qu’Hercule rejoindra l’autre rive à la nage.
Marché conclu ! Mais arrivé au milieu du fleuve, Nessus décide d’enlever
la princesse pour abuser d’elle. Hercule, parvenu sur la terre ferme, entend
les appels de Déjanire. Il décoche alors une flèche mortelle qui va
transpercer le libidineux Centaure. Avant de mourir, il offre à Déjanire sa
tunique maculée de son propre sang mêlé au poison de l’hydre de Lerne en
lui faisant croire qu’ainsi rougi le vêtement possède les vertus d’un philtre
d’amour.
Acte 3. Le roi d’Œchalie (actuelle Thessalie) organise un concours de
tir à l’arc. Premier prix : sa propre fille, la belle princesse Iole. Hercule ne
peut s’empêcher de relever les défis. Celui-là moins que tout autre, compte
tenu de la récompense. Il gagne évidemment, et le concours et la princesse.
Acte 4. Déjanire est terriblement jalouse d’Iole. Elle songe alors au
cadeau de Nessus : la tunique devrait seoir à son époux et lui garantir le «
retour de l’être aimé », comme disent voyantes et marabouts. Elle demande
à Lichas, compagnon d’Hercule, de lui remettre le présent.
Acte 5. Le demi-dieu enfile la chemise. Le poison s’échauffe et se met à
le brûler. Hercule essaie d’ôter le vêtement. En vain ! Le tissu est collé à la
chair et ne peut s’enlever sans arracher la peau et, pire, les muscles qui ont
fait sa gloire. Alors Hercule fait dresser un bûcher. Il s’y couche et y attend
la mort ; une mort bien enviable puisqu’elle est, au sens propre du terme,
son apothéose, son « élévation au rang des dieux ».
La postérité a revêtu tunique de Nessus d’une signification
métaphorique. L’expression est employée au sens de « présent funeste »,
surtout dans des contextes littéraires ou journalistiques, même les plus
inattendus : récemment, par exemple, certain économiste s’est demandé si
l’euro n’était pas la tunique de Nessus de l’Europe. L’expression peut aussi
s’appliquer à une passion dévorante.

269. Cuisse de nymphe émue


Pour les anciens Grecs, les nymphes étaient des divinités de second
ordre peuplant la plupart des lieux qu’offre dame nature. Elles en
personnifiaient les forces vives. Leur nom vient du grec numphê, « jeune
épouse » car elles étaient aussi censées protéger les fiancées. Selon les
auteurs (et sauf mention contraire), elles sont filles de Zeus ou nées, comme
Aphrodite dont elles partagent la divine beauté, des gouttes de sang
d’Ouranos.
Elles se répartissent selon les lieux qu’elles hantent.
• Parmi les nymphes épigées ou terrestres, on trouve :
– les Oréades qui fréquentent les montagnes et les grottes et dont
l’une des plus célèbres est Écho, amoureuse de Narcisse ;
– les Dryades et Hamadryades liées aux arbres de la forêt (les
Hespérides étaient plus particulièrement affectées à la surveillance
du jardin éponyme et de ses pommes d’or, les Méliades vivaient
dans les frênes).
• Les Hydriades ou nymphes aquatiques se divisent en :
– Océanides, nymphes des océans qui, d’après Hésiode, sont filles
d’Ôkeanos et de Téthys et atteignent le nombre de trois mille
(contentons-nous de citer Calypso, la reine de l’île d’Ogygie sur
laquelle Ulysse fut retenu pendant sept ans ; Électre, mère des
Harpyes ; Europe, etc.) ;
– Néréides, suivantes de Poséidon (Galatée est l’une d’elles) ;
– Naïades qui président aux fontaines et aux fleuves et dont on
connaît surtout Aréthuse dont s’éprend le dieu Alphée, et Salmacis
qui tombe amoureuse d’Hermaphrodite.
• Les nymphes célestes, moins connues se regroupent en Pléiades (elles
sont sept sœurs dont Alcyone), les Hyades (qui font pleuvoir), les Héliades
(filles d’Hélios, le Soleil et de l’Océanide Clymène).
Il faudrait aussi parler des Ménades ou Bacchantes, suivantes de
Dionysos, etc.
Par comparaison avec ces jeunes et jolies divinités de la nature, on a
donné le nom de nymphe à toute jeune fille bien faite de sa personne.
Elles sont toutes supposées avoir en commun une carnation superbe,
d’un rose tendre (incarnadin) qui a justement reçu l’appellation de cuisse de
nymphe. L’expression qualifie également, depuis la fin du XVIe siècle, une
variété de rosier importée de Crimée. Jean-Pierre Vibert (1777-1866),
rosiériste français, a utilisé « cuisse de nymphe émue », variante de notre
locution, pour identifier l’un des rosiers qu’il a créés : sa fleur est en effet
d’un beau rose carné, un peu plus soutenu que celui de la cuisse de nymphe
dont elle est issue. On peut en effet imaginer que la cuisse d’une nymphe,
normalement rosée, devienne quelque peu rubescente sous le coup d’une
émotion. Bien des poètes ont aimé l’expression. Tristan Corbière, par
exemple, l’emploie dans Le Bossu Bitor :

« … Un pantalon jadis cuisse-de-nymphe-émue,


Couleur tendre à mourir !... et trop tôt devenue
Merdoie… excepté dans les plis rose-d’amour,
Gardiens de la couleur, gardiens du pur contour… »
(in Gens de mer, extrait des Amours jaunes, 1873).

270. L’odyssée de…


Il y eut d’abord 2001, l’odyssée de l’espace (titre original : 2001, A
Space Odyssey), film de Stanley Kubrick réalisé en 1968 d’après plusieurs
nouvelles d’Arthur C. Clarke*. Le titre fit florès et eut une progéniture
multiple. Citons, par ordre chronologique, L’Odyssée de l’espoir,
association de soutien aux personnes atteintes de sclérose en plaques, créée
en 2000, L’Odyssée de l’espèce, long et passionnant documentaire sur
l’évolution des pré-humains réalisé en 2002 par Yves Coppens et Jean
Malaterre, L’Odyssée de la vie (2005) film de Niels Tavernier et René
Frydman qui nous présente l’évolution embryonnaire et fœtale du petit
d’homme, de la conception à la naissance, L’Odyssée de l’amour (2009),
téléfilm de Thierry Binisti, depuis 2010, L’Odyssée de l’accordéon, festival
du « piano à bretelles » qui promet que « jamais plus vous ne verrez
l’accordéon comme avant », etc.
Ces multiples métaphores (et l’on peut parier que la liste est loin d’être
close !) sont évidemment issues du sens figuré que le mot odyssée revêt
depuis la fin du XVIIIe siècle : « récit d’un voyage rempli d’aventures ». Au
tout début se trouve un nom propre, traduction d’un titre grec, celui du chef-
d’œuvre attribué à Homère, Odysseia, littéralement, « voyage d’Ulysse ».
Odysseus est en effet le nom grec du héros, fils de Laërte et roi d’Ithaque,
combattant de la guerre de Troie dont le voyage de retour vers sa terre
natale est semé de fantastiques péripéties.

* Notamment La Sentinelle, écrite en 1948 et publiée trois ans après.

271. Le complexe d’Œdipe


Un récent livre du philosophe Michel Onfray* porte un coup (dont on
souhaiterait bien qu’il fût fatal) à ce concept psychanalytique qu’en 1916
Sigmund Freud plaça au centre de sa théorie des névroses, du refoulement
et du désir inconscient. Selon Freud, le complexe œdipien expliquerait
l’amour de l’enfant pour le parent de sexe opposé (qu’il veut s’approprier)
ainsi que la haine de ce même enfant pour le parent du même sexe (qu’il
veut éliminer).
À l’origine de ce concept se trouve l’un des plus célèbres mythes de la
Grèce antique dont Sophocle, Eschyle, Corneille, Voltaire, Gide, Anouilh et
bien d’autres s’inspireront. On peut tenter de le résumer ainsi : la Pythie
annonce à Laïus, roi de Thèbes (voir supra, Faire un laïus), que le fils qu’il
a engendré avec Jocaste tuera son père et épousera sa mère. Afin de
contrecarrer cette prophétie, Laïus décide d’exiler Œdipe loin de Thèbes
après lui avoir lié les pieds, d’où son nom grec Oidipus (Oidipos), « pieds
gonflés », forgé sur oidein**, « enfler » et pous, podos, « pied ». L’oracle
pourtant se réalisera et l’histoire se terminera, de façon bien déplorable, non
seulement par la mort de Laïus mais aussi par le suicide de Jocaste et la
mutilation d’Œdipe : il se crève les yeux, espérant enfin trouver la paix dans
une définitive obscurité.

*Le Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne, Grasset, 2010.


** D’où est issu le mot œdème.

272. Être d’un calme olympien


Avec ses 2 917 mètres, le mont Olympe (Olympos) est le plus élevé du
massif éponyme et domine toute la Grèce. Il s’élève entre la Thessalie au
sud et la Macédoine au nord. Les Anciens en avaient fait la résidence des
dieux : Zeus, après avoir vaincu Kronos et les Titans, s’y était installé, en
compagnie de quelques autres divinités dont la liste officielle est variable
selon les auteurs. Parce que la cime de l’Olympe est souvent entourée de
nuages, les Olympiens pouvaient y vaquer, incognito, à leurs occupations :
festins ou délibérations… au sommet. Leur vie y était éternellement
heureuse puisque cette secrète villégiature était à l’abri des intempéries :
« Après avoir ainsi parlé, la déesse se retire dans le haut Olympe, où est
le séjour immortel des dieux, séjour toujours tranquille, que les vents
n’agitent jamais ; qui ne sent jamais ni pluies, ni frimas, ni neiges ; où une
sérénité sans nuages règne toujours ; qu’une brillante clarté environne ; et
où les dieux ont, sans aucune interruption, des plaisirs aussi immortels
qu’eux-mêmes. » (Homère, Odyssée, chant VI, traduction de Dacier et
Crouslé.) D’abord identifié au point culminant de la Grèce, l’Olympe
mythologique a fini par prendre le sens plus général de « demeure céleste
des dieux ».
Cieux ou sommet et si l’on en croit Homère, l’Olympe se caractérise
par sa majesté, son calme et sa sérénité, trois adjectifs qui suffiraient à
justifier qu’être d’un calme olympien, c’est se montrer imperturbable.
Pourtant, la locution ne ferait-elle pas plutôt allusion à l’attitude
raisonnablement escomptée des douze (ou quatorze) dieux de l’Olympe ?
Qui étaient-ils ? La liste en était différente d’une ville grecque à l’autre. En
voici une, celle du canon athénien :
Déméter ne figurait pas dans la liste d’Olympie, mais Dionysos, dieu de
la Vigne et du Vin y était mentionné.
Auquel de ces Olympiens la tradition a-t-elle décerné la palme du calme
?
Compte tenu de sa suprématie, Zeus fut candidat, mais vite éliminé en
raison de ses foudroyantes colères et de ses innombrables frasques et
turpitudes, comme si, dans l’Olympe comme ailleurs, plus on occupe un
rang élevé, plus on se croit au-dessus des convenances !
C’est à Héra que revient, sans conteste, le prix du flegme et de
l’impassibilité : sans cesse confrontée aux aventures galantes, aux humeurs
et à l’impunité de Zeus, elle parvient, admirablement, à rester de marbre, à
conserver son calme olympien.

Mythologie Mythologie Attribution(s)


grecque romaine
Zeus
Jupiter Dieu des dieux, des cieux et des
hommes

Héra
Junon Épouse de Zeus, déesse du Mariage

Poséidon
Neptune Mers et Océans

Déméter Cérès Terre cultivée,


Moissons, Fertilité

Phoibos-Apollon Phébus-Apollo Lumière, protecteur


des Muses

Artémis
Diane
Lune et Chasse

Arès
Mars
Guerre
Aphrodite Vénus Amour et Fécondité

Hermès
Mercure Attributions multiples (voir supra,
Une pensée hermétique)

Athéna
Minerve Guerre, Raison

Héphaïstos
Vulcain Feu, Métaux
Hestia
Vesta
Foyer

273. Dépouilles opimes


« On nommoit ainsi les armes consacrées à Jupiter Férétrien, &
remportées par le chef ou tout autre officier de l’armée romaine sur le
général ennemi, après l’avoir tué de sa propre main en bataille rangée. »
(Diderot et D’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers, 1751-1772).
L’expression est donc issue de l’Antiquité romaine. Numa Pompilius,
second roi légendaire de Rome, distingue trois sortes de dépouilles opimes
(spolia opima) : les armes devant être consacrées à Jupiter Férétrien*, celles
destinées à Mars, dieu de la Guerre, et celles offertes à Quirinus, très
ancienne divinité romaine, tardivement assimilée à Mars et que certains
considèrent comme le nom de Romulus divinisé. Opimes vient du latin
opimus, « fécond, fertile, riche, abondant ». Les dépouilles opimes par
excellence, celles du premier ordre, rapportaient en effet beaucoup d’argent
à l’officier romain qui les avaient remportées. Tite-Live (Titus Livius) écrit
dans sa Première Décade, à propos d’un fait d’armes du tribun Aulus
Cornelius Cossus et de la cérémonie qui s’ensuivit en 437 av. J.-C. : « Le
plus beau spectacle de ce triomphe fut sans doute Cossus, qui portait les
dépouilles opimes du roi qu’il avait tué de sa main, les soldats chantant à sa
louange tout ce qui leur venait en fantaisie, et le comparant à Romulus. »
(Livre IV, traduction de Pierre du Ryer, 1696.)
L’expression est parfois employée dans des contextes littéraires au sens
figuré de « richesses ou avantages que l’on retire d’un butin ou d’un succès
important ».
* Férétrien (Feretrius), issu du latin ferire, « frapper », était un surnom
donné à Jupiter par Romulus, premier roi légendaire de Rome, après un
combat victorieux contre Acron, roi des Céniniens. C’est à cette occasion
que Romulus remporta les premières dépouilles opimes. À Rome, sur le
mont Capitolin, il consacre un temple à Jupiter Férétrien et déclare : « Là
seront déposées les dépouilles opimes que mes descendants, vainqueurs à
mon exemple, arracheront avec la vie aux rois et aux chefs ennemis. » (Tite-
Live, Ab urbe condita, livre premier, X, 6.)

274. Être victime d’ostracisme


Ce sont souvent les minorités silencieuses, ethniques, sociales ou
sexuelles, celles qui dérogent à la norme, celles que l’on décrète
indésirables, à l’image des Roms qui, en plus de subir la calomnie et la
vindicte populaires, ont pu se sentir condamnés et rejetés par certaines
autorités supérieures. Cette moderne signification d’ostracisme est toutefois
teintée d’approximation lexicale puisque, dans leur définition, la plupart des
dictionnaires parlent de l’hostilité d’une collectivité envers l’un de ses
membres, sens dérivé d’un contexte politique où l’ostracisme désigne plus
précisément la décision d’exclure tel ou tel du pouvoir.
C’est d’abord avec cette signification de « bannissement » que le mot
fut introduit dans la langue française à la Renaissance, dans la traduction
que l’humaniste Jacques Amyot (1513-1593) fit du Thémistocle de
Plutarque : « Ceste manière de bannissement à temps, qui s’appelle
ostracisme, n’estoit point punition d’aucune forfaicture, ains estoit comme
un contentement et une allegeance de l’envie de la commune, laquelle
prenoit plaisir à rabattre et rabaisser ceulx qui luy sembloient trop exceder
en grandeur. »
Historiquement, le mot nous vient de l’antique Athènes où le peuple
avait la possibilité de bannir pendant dix ans tout citoyen suspecté d’une
trop grande ambition politique : la soif de pouvoir était alors vue d’un
mauvais œil, tout comme l’accumulation d’une trop grande fortune ! La
sentence était prononcée à l’issue d’un scrutin où le nom du citoyen suspect
était écrit sur un tesson de terre cuite ou une coquille d’huître, ostrakon en
grec, mot de la même famille qu’ostreion, « huître », étymologie que l’on
retrouve en français, via le latin ostrea, dans ostréicole, ostréiculteur et
ostréiculture. Thémistocle, homme d’État athénien, fut frappé d’ostracisme
en 471 av. J.-C. : sa gloire et sa richesse l’avaient rendu impopulaire.
Ostracisme, bannissement, proscription, exclusion, discrimination,
ségrégation, xénophobie, racisme, autant de mots qui nous confirment que
l’homme est un loup pour l’homme.

275. Toucher le pactole


Il faut, pour cela, gagner à la loterie ou hériter d’un oncle d’Amérique. «
Source d’une fortune, de profits imprévus », tel est, depuis 1800, la
signification de pactole.
Pactole (Paktôlos, en grec) fut d’abord le nom d’une rivière
(aujourd’hui le Sart Çay) confluant avec l’Hermos dont le nom actuel est
Gediz, en Turquie. Le Pactole traversait le royaume de Lydie. La légende
nous dit que, sur les conseils de Dionysos, Midas, roi de la Phrygie voisine,
s’y lava les mains pour conjurer le vœu qu’il avait bien imprudemment
émis et que ce fourbe de Dionysos avait exaucé : transformer en or tout ce
que le souverain phrygien touchait… tout, y compris, funeste
imprévoyance, aliments et boissons. C’est à la suite de cet épisode que le
Pactole se mit à rouler des sables aurifères, ce qui lui valut le surnom de
Khrusorrhoas, « fleuve qui roule de l’or ». L’infortune du roi de Phrygie fit
la fortune du roi de Lydie qui se trouva vite en possession d’une immense
richesse et sous son règne (561-542 avant J.-C.), cette ancienne contrée de
l’Asie Mineure connut l’opulence. Au fait, quel est le nom du souverain
lydien ? Crésus, bien sûr !
276. Une flûte de Pan
La locution désigne un instrument à vent dont l’origine remonte à la
plus haute Antiquité et que l’on trouve sur tous les continents. Faite d’un
assemblage de tuyaux de différentes longueurs (généralement sept) que le
musicien déplace latéralement sous les lèvres, la flûte de Pan peut exprimer
des sons et des timbres particulièrement émouvants.
Pour bien des gens, l’instrument est caractéristique des musiques
traditionnelles andines et des groupes constitués au Pérou, en Bolivie, en
Équateur. Nous voilà bien loin de la Grèce antique où, selon la tradition, la
flûte de Pan aurait vu le jour.
Voici l’histoire :
Syrinx était une nymphe, selon les auteurs, hamadryade vivant, comme
il se doit, en Arcadie (voir supra, Un rossignol d’Arcadie). Comme toutes
les nymphes, elle était poursuivie par les Satyres (Faunes chez les
Romains), ces démons mi-hommes mi-boucs, munis d’un membre viril dont
les dimensions étaient proportionnelles à leur ardeur sexuelle. Le premier
d’entre eux, Pan, fils d’Hermès et dieu des bergers d’Arcadie, tombe
amoureux de Syrinx mais la jeune nymphe, comme Daphné, s’est vouée au
culte d’Artémis et a fait serment de rester vierge (voir supra, Se reposer sur
ses lauriers). Il en faut plus pour décourager notre Satyre devant qui elle
fuit, éperdue, jusqu’à ce que le dieu-fleuve Ladon l’empêche d’aller plus
loin. Alors, Syrinx, au désespoir, supplie ses sœurs de bien vouloir la
métamorphoser. Son vœu est exaucé : elle est sur-le-champ (et sur le
champ) transformée en roseaux. L’air y fait naître de doux sons. Pan, séduit
par la mélodie, décide que ces roseaux seront le bois dont il fera sa flûte. Il
les rassemble et donne à l’instrument le nom de la nymphe. L’histoire se
trouve dans Les Métamorphoses d’Ovide (I, 690-712*)
Syrinx est donc l’autre nom de la flûte de Pan**.
La légende ne pouvait, évidemment, que séduire poètes et musiciens.
Deux exemples :
Claude Debussy intitule Syrinx une pièce pour flûte traversière solo,
écrite en 1912. À l’origine, cette mélodie accompagnait les derniers instants
de Pan dans une pièce de Gabriel Mourey dont le titre est Psyché.
On attribue à Théocrite, poète grec (v. 315-v. 250 av. J.-C.) un poème,
La Syrinx, où l’auteur consacre à Pan sa flûte pastorale : il est composé de
dix dizains dont les vers sont de plus en plus courts, évoquant ainsi les
tuyaux de la flûte de Pan.

* Selon une autre légende, l’invention de l’aulos, flûte à deux tuyaux, serait
due à un autre Satyre célèbre, Marsyas.
** Syrinx désigne aussi, par analogie, le larynx inférieur des oiseaux, grâce
auquel ils émettent leurs vocalises.

277. Ouvrir la boîte de Pandore


Dans une certaine mesure, Pandore (Pandôra) est à la Théogonie
d’Hésiode ce qu’Ève est à la Genèse.
Zeus a demandé à Héphaïstos (le Vulcain des Romains) de façonner une
créature féminine et, avec l’aide d’Hermès, de lui donner l’apparence et la
séduction des plus belles déesses. Par ce subterfuge, le dieu des dieux veut
tromper les mortels et se venger de Prométhée, voleur du feu divin.
« Par ordre du fils de Cronos, l’illustre boiteux façonne avec de l’argile
la pudique image d’une vierge […].
Les dieux et les hommes admirent ce piège cruel à l’attrait duquel la
race mortelle n’échappera pas. C’est d’elle que vient la race des femmes ;
c’est d’elle que viennent ces funestes compagnes de l’homme, qui
s’associent à sa prospérité et non à sa misère. » (Hésiode, Théogonie, 571-
590, traduction de Henri Patin, 1892.)
Hésiode reprend le mythe dans Les Travaux et les Jours. On y apprend
que la créature calamiteuse modelée par Héphaïstos reçoit le nom de
Pandore « parce que chacun des habitants de l’Olympe lui avait fait un
présent pour la rendre funeste aux hommes industrieux* ».
Hermès conduit Pandore sur Terre et l’offre en mariage à Épiméthée.
Celui-ci, insouciant, accepte le présent. Hélas ! Curieuse comme toute les
femmes qu’elle symbolise, Pandore ouvre la grande jarre que les dieux lui
ont confiée « et les maux terribles qu’elle renfermait se répandirent au loin.
L’Espérance seule resta. Arrêtée sur les bords du vase, elle ne s’envola
point, Pandore ayant remis le couvercle, par l’ordre de Jupiter qui porte
l’égide et rassemble les nuages. Depuis ce jour, mille calamités entourent
les hommes de toutes parts : la terre est remplie de maux, la mer en est
remplie, les maladies se plaisent à tourmenter les mortels nuit et jour et leur
apportent en silence toutes les douleurs, car le prudent Jupiter les a privées
de la voix*. »
Une traduction approximative a transformé la jarre en boîte et
l’expression Ouvrir la boîte de Pandore a revêtu la signification
métaphorique de « provoquer une catastrophe, être à l’origine de calamités
». Il faut une bonne dose de volonté et de clairvoyance pour ne pas ouvrir
cette fichue boîte ou, si l’on se laisse tenter, être assez courageux pour
aussitôt la refermer, comme Charles Balanda, le héros d’Anna Gavalda,
quand il apprend la mort d’une ancienne connaissance :
« Il déchire la lettre et la jette dans la poubelle de la cuisine. Quand il
relève son pied de la pédale et que le couvercle retombe, clac, il a
l’impression d’avoir refermé, à temps, une espèce de boîte de Pandore, et,
puisqu’il est devant l’évier, s’asperge le visage en gémissant. Retourne
ensuite vers les autres. » (Anna Gavalda, La Consolante, Le Dilettante,
2008.)

* Traduction d’Ernest Falconnet.

278. Une peur panique


Les Satyres, dont les plus vieux reçoivent parfois le nom de Silènes,
sont de bien étranges créatures. Leur tête, au visage humain, est hérissée
d’une barbe et d’une tignasse hirsutes. Sur leur front poussent deux cornes.
Leur buste, poilu, est celui d’un homme mais leurs membres inférieurs
ressemblent, selon les époques, aux pattes d’un bouc ou d’un cheval. Ils ont
une longue queue, un membre digne de Priape (le Dieu de la Fécondité),
auquel ils se joignent pour escorter Dionysos. Leur taille est toutefois bien
petite. Leur appétit sexuel n’est jamais assouvi. Bref, ils ont de quoi faire
peur. Pan est le plus effrayant d’entre eux (voir supra, Une flûte de Pan) et
le plus entreprenant auprès des jeunes et jolies nymphes qui, bien sûr, ne
cessent de le fuir. À chacune de ses apparitions – et le dieu cornu se fait un
malin plaisir à toujours les surprendre –, leur sang ne fait qu’un tour et la
peur subite pousse les jeunes ingénues à prendre les jambes à leur cou.
Cette peur fut naturellement qualifiée de panique puisque
originellement inspirée par Pan. Parce qu’une telle émotion vous fait
imaginer des scénarios-catastrophes, elle vous empêche d’affronter le
danger et vous incite à fuir.
Présent en français dès 1534 (terreur panice), l’adjectif s’est substantivé
en 1835. Quant au verbe paniquer, il est de création récente puisque attesté
seulement en 1937.

279. La flèche du Parthe


Certains ont l’esprit de l’escalier : incapables de répondre du tac au tac,
la réplique ne leur vient à l’esprit que trop tard, après qu’ils ont franchi la
porte ou en haut de l’escalier. D’autres, au contraire, ont le sens de la
repartie, l’esprit d’à-propos : ils trouvent sur-le-champ de quoi clouer le bec
à celui qui les agresse verbalement. Pour plus d’efficacité, ils savent aussi
retarder leur riposte et lancer leur trait d’esprit à la toute dernière minute, au
moment où ils prennent congé, alors que l’adversaire ne s’y attend plus. Le
coup peut être psychologiquement fatal. On parle alors de flèche du Parthe.
La locution, littéraire, n’est plus guère comprise. Dans Frère Gaucher
ou le Voyage en Chine, Pierre Gripari utilise l’expression tout en
l’expliquant, laissant supposer que son lecteur l’ignore : « Mais je
m’aperçois que je résiste mal, moi aussi, à la tentation de t’envoyer la
flèche du Parthe (qui est, comme chacun sait, la flèche qu’on décoche en
partant). Ah ! cette volonté d’avoir le dernier mot ! » (Lettre 93, L’Âge
d’homme, 1975.)
À quoi fait réellement allusion cette flèche du Parthe ? À une ruse de
guerre dont les cavaliers parthes étaient coutumiers : lors des combats, ils
feignaient de battre soudainement en retraite pour que les ennemis se
lancent à leur poursuite. Sur leurs chevaux lancés au galop, ils faisaient
alors volte-face et décochaient des volées de flèches sur leurs poursuivants
impuissants. Grâce à leur art de la guerre, les Parthes conquirent bien des
territoires ; sous le règne de Mithridate Ier (171 à 139 av. J.-C.), ils se
rendirent maître de l’Iran, de la Susiane (province séleucide) et de la
Babylonie. En 53 av. J.-C., sous le règne d’Orode II, le général parthe
Suréna écrasa les troupes romaines de Marcus Licinius Crassus à Carrhes.
Rodogune, princesse des Parthes est une tragédie de Corneille (1644)
construite sur la jalousie de Cléopâtre, reine de Syrie et de Rodogune, fille
de Mithridate Ier. Antiochus et Séleucus, fils de Cléopâtre, se voient
individuellement confrontés à un terrible dilemme : obéir à leur mère, et
tuer Rodogune pour monter sur le trône ou tuer Cléopâtre et épouser
Rodogune. À la scène V de l’acte III, alors que Rodogune vient de
s’éloigner après avoir exposé ses conditions, Antiochus dit à son frère : «
Elle fuit, mais en Parthe, en nous perçant le cœur. »

280. Entasser Pélion sur Ossa


Pélion ou Pilion est un massif montagneux de Thessalie qui se prolonge
au nord-ouest par le massif de l’Ossa. Ils sont tous deux en surplomb de la
mer Égée. Leurs points culminants ont reçu respectivement les noms de
mont Pélion (1 651 m) et de mont Ossa (1 978 m ; Kissavos est aujourd’hui
son autre nom). Plus au nord-ouest s’élève le mont Olympe. Si l’Olympe,
résidence des dieux, est le cadre de nombreux épisodes mythologiques (voir
supra, Un calme olympien), le Pélion et l’Ossa sont également liés à mainte
légende de l’Antiquité. C’est sur le Pélion que sont célébrées les noces de
Pélée et Thétis et de ses vallées, Pirithoos, roi des Lapithes, a chassé les
Centaures.
Le Pélion, l’Ossa et l’Olympe sont associés dans deux mythes.
D’abord au cours du grand embrasement des premiers âges lorsque,
comme l’écrit Hésiode, « […] les dieux Titans et les enfants de Saturne se
livrèrent de terribles batailles » (Théogonie, 662, traduction d’Anne
Bignan). Ovide nous décrit précisément l’épisode : « […] les Géants, à ce
qu’on assure, voulurent conquérir le royaume des cieux et entassèrent, pour
s’élever jusqu’aux astres, montagnes sur montagnes. Alors le père tout-
puissant fracassa l’Olympe sous les traits de la foudre et fit crouler le Pélion
à bas de l’Ossa, qui le soutenait. » (Les Métamorphoses, 152-155,
traduction de Georges Lafaye.)
La deuxième occurrence mythologique concerne les Aloades (Éphialtes
et Otos), les deux gigantesques fils de Poséidon et d’Iphimédie. Ils
conçoivent un projet insensé rapporté dans l’Odyssée : « Ils menaçaient les
Immortels qu’ils porteraient la guerre jusques dans les cieux ; et pour cet
effet ils entreprirent d’entasser le mont Ossa sur le mont Olympe, et de
porter le Pélion sur l’Ossa, afin de pouvoir escalader les cieux. Et ils
l’auraient exécuté sans doute, s’ils étaient parvenus à l’âge parfait ; mais le
fils de Jupiter et de Latone [Apollon] les précipita tous deux dans les enfers
avant que le poil follet eût ombragé leurs joues et que leur menton eût
fleuri. » (Chant XI, traduction de Dacier et Crouslé.)
Entasser Pélion sur Ossa est devenue une expression littéraire signifiant
« tenter une opération impossible ». Ainsi, à propos de l’écrivain Georges
Fourest, José Corti écrit : « Il y a des gens qui deviennent célèbres à force
de travail, ou de constance, ou d’acharnement ; qui entassent Pélion sur
Ossa jusqu’à forcer l’attention. À Fourest, la célébrité était venue, d’un
coup […] » (Souvenirs désordonnés, 1983).

281. Regagner ses pénates


Chez les Romains et, avant eux, les Étrusques, les dieux protecteurs du
foyer s’appelaient Pénates, du latin penus, « provisions de bouche »
(chargés de protéger les carrefours, les enclos et chaque foyer domestique).
L’image des Pénates était conservée à l’intérieur de la maison dans une
pièce appelée tablinum (« salon ») où on leur faisait des offrandes. Ils
étaient associés aux Lares domestiques (de l’Étrusque Lars, « seigneur »),
esprit des ancêtres réputés protéger cités, carrefours, rues, maisons et
familles. Le mot pénates est entré dans notre dictionnaire en 1488 avec le
sens de « dieux domestiques protecteurs de la cité ou du foyer » et de «
statuettes représentant ces dieux ». En 1678, il devient synonyme familier
de « maison », notamment dans l’expression regagner ses pénates.
N.B. : Pénates est un substantif masculin pluriel. On écrira, par exemple
: « Il regagnait ses chers pénates. »

282. Ouvrage (toile) de Pénélope


Quelle fidélité ! Quelle constance ! Quelle conviction !
Pénélope (Pênelopeia), attend dans son palais d’Ithaque le retour de son
royal mari, Ulysse (Odysseus), valeureux guerrier et courageux voyageur, et
l’attente est longue : vingt ans ! Dix à guerroyer pour libérer Hélène de
Troie et dix autres à bourlinguer sur la Méditerranée, de l’Asie Mineure aux
Colonnes d’Hercule, voire, selon le navigateur Alain Bombard, dans
l’Atlantique jusqu’à l’Islande. « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau
voyage », prétend le poète*, mais, restée au foyer, Pénélope connaît bien
des tourments, en l’occurrence la grossièreté de ses prétendants, nobles
d’Ithaque et des îles alentour venus s’installer au palais pour passer du bon
temps et dilapider la fortune d’Ulysse. Malgré l’opposition de Télémaque,
son jeune fils (Têlemakhos) et les efforts du vieux Mentor (voir supra, Avoir
un mentor), la fidèle épouse a bien du mal à repousser les avances de ces
postulants au trône d’Ithaque. Dans l’Odyssée, ils sont une quinzaine. À
force d’insistance et de prétendre Ulysse mort, ils ont réussi à arracher, des
lèvres de Pénélope, la promesse suivante : elle choisira son futur époux
parmi eux dès qu’elle aura terminé de tisser le linceul de Laërte, le père
d’Ulysse. Mais sa promesse cache une ruse :
« Elle parla ainsi, et notre cœur généreux fut aussitôt persuadé. Et, alors,
pendant le jour, elle tissait la grande toile, et, pendant la nuit, ayant allumé
les torches, elle la défaisait.
Ainsi, trois ans, elle cacha sa ruse et trompa les Akhaiens » (l’Odyssée,
chant II, traduction de Leconte de Lisle).
Ainsi la toile de Pénélope est-elle devenue la métaphore de l’ouvrage
commencé mais jamais fini. Dans ses Causeries du lundi, Sainte-Beuve dit,
en parlant du dictionnaire (de l’Académie) : « […] cette toile de Pénélope
de la langue » (Causerie du lundi 30 août 1832 à propos de Bernardin de
Saint-Pierre).

* Joachim Du Bellay, Les Regrets.

283. Un diseur de phébus


Phébus (ou Phœbus) est le surnom et l’épithète d’Apollon, dieu de la
Lumière, du Jour et du Soleil, issu du grec phoibos, « brillant » (voir supra,
Un bel Apollon). De même étymologie, Phébé ou Phœbé, surnom d’Artémis
quand elle préside à la Lune, peut aussi se traduire par « la brillante ».
Parce qu’il était beau, que sa chevelure était blonde comme le soleil et
que son intelligence était brillante, Gaston III (1331-1391), comte de Foix
et vicomte de Béarn, reçut aussi le surnom de Phœbus*.
Le nom du dieu grec s’est lexicalisé à l’époque classique pour désigner
un discours pédant, précieux, prétentieux, amphigourique et
incompréhensible. Le mot est ainsi défini par Vauvenargues : « On ne peut
sentir le sublime d’une idée dans une faible expression ; mais la
magnificence des paroles avec de faibles idées est proprement du phébus. »
(Introduction à la connaissance de l’esprit humain, chapitre XIII, 1746).
On qualifiait donc de diseurs de phébus ou, par contraction, phébus,
celui qui se prenait pour un beau parleur, voulait passer pour un bel esprit.
On disait aussi parler phébus ou donner dans le phébus.
Le mot est complètement sorti de l’usage et les expressions qui le
contiennent ne sont plus comprises. Dommage ! Ils s’appliqueraient
utilement à bien des hommes politiques qui, ayant le verbe haut, tentent de
déguiser la vacuité d’une pensée sous un langage ampoulé. On parle
désormais de « langue de bois », mais la locution ne sous-entend pas
nécessairement un style amphigourique.

* L’autre point commun entre Apollon et Gaston Phœbus était la passion de


la chasse.

284. Des amours platoniques


Ainsi qualifie-t-on des amours chastes, où n’intervient aucun rapport
charnel et le sens populaire les considère souvent comme des amours
d’opérette. Le sens populaire est, en l’occurrence, réducteur.
Amour platonique est la traduction de l’expression latine Amor
platonicus que le philosophe florentin Marsile Ficin (Marsilio Ficino)
utilise dans un ouvrage de 1469 : El libro dell’amore (« Le Livre de l’amour
»). Il s’agit d’un commentaire du Banquet de Platon où Ficin s’imagine
entouré de ses amis (comme Platon l’était de ses disciples) lors d’un
banquet donné justement en l’honneur du philosophe grec. De quoi va-t-on
débattre ? Du concept d’amour tel qu’il est discuté dans le dialogue de
Platon, c’est-à-dire, de la véritable nature d’Éros. Le point de départ de la
controverse est précisément le plaidoyer que prononce Pausanias dans Le
Banquet en faveur de la pédérastie*, dont on sait qu’elle était une pratique
fréquente dans l’Antiquité, à Sparte et Athènes notamment, tout comme
dans la Toscane de la Renaissance. L’amour charnel, dont nos philosophes
parlent peu, est transcendé par l’amour réciproque des âmes, un amour par
l’esprit. Pour Platon, l’amour, qui se manifeste par le manque de l’être
aimé, permet ainsi à l’âme de s’élever spirituellement en passant de
l’éphémère beauté des corps (Éros vulgaire) à la beauté de l’âme (Éros
céleste). Si l’amour dit platonique s’est progressivement confondu avec
l’amour chaste, c’est sans doute aussi parce que, dans Le Banquet, Socrate
rapporte qu’il a refusé de céder aux avances du jeune et bel Alcibiade.

* La signification du mot grec paiderastia ne se réduit pas au sens actuel de


« pédérastie ». Dans les classes élevées de la société grecque, la relation
privilégiée s’instaurant entre un adulte et un jeune garçon pubère
correspondait à une sorte de tradition sociale, quasi institutionnelle, l’adulte
devant préparer l’adolescent à sa future vie dans les domaines social,
politique et culturel.

285. Une pomme de discorde


Il semble qu’Agrippa d’Aubigné soit le premier à avoir utilisé
l’expression comme synonyme de « sujet de dispute » : « Cette armée ayant
passé Lyon, les Dauphinois […] voulurent s’accorder d’un chef ; ce fut la
pomme de discorde, commencement de la crainte […] » (Histoire
universelle, 1616-1620, livre cinquième, chapitre premier).
La pomme de discorde n’est pas celle qu’Ève demanda à Adam de
croquer, ce fruit cueilli sur « l’arbre de la connaissance du bien et du mal »
qui valut aux deux premiers humains d’être chassés du Paradis terrestre. Ce
n’est pas non plus une pomme d’or dérobée au jardin des Hespérides et qui
aurait déclenché une querelle entre Atlas et Héraklès ; encore moins celle
que la méchante reine, déguisée en paysanne, offre à Blanche-Neige dans le
conte éponyme des frères Grimm.
La pomme de discorde originelle est associée au jugement de Pâris, le
prince troyen, fils de Priam et d’Hécube, séducteur et ravisseur d’Hélène,
par qui la guerre de Troie eut bien lieu. L’épisode mythologique est
antérieur mais non étranger à ce terrible affrontement :
Alors que Pâris gardait ses troupeaux (condamné à mort par son père
Priam, il avait été sauvé et recueilli par des bergers), trois divinités
olympiennes lui apparaissent : Aphrodite, Héra et Athéna. Chacune d’elles
pense être la bénéficiaire d’une pomme d’or sur laquelle sont gravés ces
mots : « À la plus belle* ». Elles demandent à Pâris de les départager en
remettant la pomme à celle qui, selon lui, en est la vraie destinataire. Il
porte son choix sur Aphrodite qui lui promet une merveilleuse récompense :
l’amour de la plus belle des mortelles, en l’occurrence, Hélène, femme de
Ménélas, roi de Sparte. On connaît la funeste suite (voir infra, Un cheval de
Troie).

* C’est Éris, fille de la Nuit, déesse de la Discorde et mère de nombreux


fléaux, qui, lors des noces de Thétis et Pélée, leur avait lancé cette pomme.
L’indésirable déesse voulait ainsi se venger de n’avoir pas été conviée à la
cérémonie.

286. Un lit de Procuste


Procuste (ou Procruste, issu du grec Prokroustês, « celui qui allonge »)
était fils de Poséidon mais aussi, selon les uns, aubergiste, selon les autres,
bandit de grand chemin, parfois surnommé Damastès ou Polypémon. Ses
méfaits nous sont rapportés dans la trente-huitième fabula (« récit ») de
Hygin (Caius Julius Hyginus), écrivain latin du règne d’Auguste. Cette
histoire intitulée Les Travaux de Thésée nous conte les exploits du héros de
l’Attique, comment il tua quelques fabuleux monstres (dont le Minotaure)
et tous les malfaisants qui sévissaient sur la route menant à Athènes par
l’isthme de Corinthe. Parmi ces brigands d’essence divine figurent
Pityocamptês, Sciron et notre Procuste, le plus abominable de tous : «
Quand un ami venait lui rendre visite, s’il était plutôt grand, il apportait un
lit plus petit et coupait le reste de son corps ; s’il était plutôt petit, il lui
donnait un lit plus grand et, lui ayant attaché des enclumes, l’allongeait
jusqu’à ce qu’il fasse la taille du lit. »
Plutarque ne parle que d’un seul lit : « Passant de là à Érinéos, qui en
est peu éloignée, il [Thésée] fit mourir Damastès, qu’on appelait aussi
Procuste, en l’allongeant à la mesure de son lit, comme il y forçait lui-
même ses hôtes. » (Thésée, X, in Vie des hommes illustres, traduction de
l’abbé Dominique Ricard revue par Jacques Doucet.)
Le croiriez-vous ? Le premier sens métaphorique du lit de Procuste
s’appliqua à une position adoptée dans certains ébats amoureux où les
jambes d’un des amants dépassent du lit. Une autre signification, également
érotique, figure dans L’Assemblée des femmes d’Aristophane quand un
jeune homme que l’on menace de « traîner par l’endroit sensible » s’écrie :
« Ô ciel ! On va faire de moi un Procuste. » (vers 1021).
Plus tard, le lit de Procuste est logiquement devenu la métaphore de la
normalisation, de l’uniformisation, du conformisme, si répandus en ces
temps où fleurit la « pensée unique », ou tout doit entrer dans un moule.
Malheur à ceux qui dérogent à la norme !
Précisons enfin qu’en médecine le syndrome de Procuste affecte
certains individus psychorigides qui ont tendance à vouloir tout formater.

287. Une œuvre protéiforme


Combien d’écrivains, de peintres, de sculpteurs, de compositeurs ont-ils
vu leur œuvre qualifié(e) de protéiforme ? Parce qu’elle aborde la sonate
aussi bien que le concerto, la cantate aussi bien que le motet, la suite aussi
bien que l’oratorio, la polyphonie aussi bien que le contrepoint, l’œuvre de
Johann Sebastian Bach est protéiforme ; parce que l’essai y côtoie le roman,
que la poésie y rivalise avec le théâtre, l’œuvre de Victor Hugo est
protéiforme. Cet adjectif fut forgé au XVIIe siècle. Si l’on en connaît bien le
second terme, issu du latin forma, le premier est d’apparence plus
énigmatique.
Au féminin, protée désigne un genre de plantes pouvant revêtir diverses
formes et tailles (famille des protéacées) : la protée royale est l’emblème de
l’Afrique du Sud.
Au masculin, le mot protée s’applique :
– soit à un amphibien urodèle des eaux profondes appartenant à la
famille des tritons et salamandres. Véritable « fossile vivant », il a su
s’adapter depuis 1,6 million d’années à différents milieux. Blanc dans
l’obscurité, le corps du batracien se couvre de taches brunes dès qu’il est
exposé à la lumière*.
– soit à un individu aux multiples facettes, qui change souvent
d’opinion ou d’humeur, ou qui joue plusieurs rôles. Ainsi, dans sa sixième
lettre au prince de Brunswick, Voltaire écrit à propos du réformateur
Melanchthon : « On prétend qu’il changea quatorze fois de sentiment sur le
péché originel et sur la prédestination. On l’appelait, dit-on, le Protée
d’Allemagne. »
La majuscule que met Voltaire nous dit qu’en ce sens le nom n’était pas
encore devenu commun. Il est utilisé par comparaison (les linguistes
parleraient ici d’antonomase) : Melanchthon est désigné par le personnage
dont il rappelle le caractère.
Quid donc de ce personnage ? Protée (en grec, Prôteus) était, selon les
auteurs anciens, soit issu de l’union d’Océan et de Thétys, soit le fruit des
amours de Poséidon et Phénice. La mythologie le présente comme le berger
des monstres marins. Doué de divination, il refusait parfois de révéler ses
prophéties ; on l’y contraignait alors en l’enchaînant, mais Protée tentait de
s’échapper en revêtant des formes horribles et insaisissables, allant même
jusqu’à se métamorphoser en eau ou en feu. Véritable transformiste avant la
lettre, Protée a bien donné naissance à protéiforme.

* Dans le domaine zoologique, protée a également désigné en 1800 le


protozoaire que l’on nomme aujourd’hui « amibe ».

288. Une victoire à la Pyrrhus


280 av. J.-C. Sous le commandement du consul Publius Valerius
Laevinus, l’armée de la République romaine affronte une coalition grecque
placée sous les ordres de Pyrrhus Ier, roi d’Épire. La bataille a lieu a
Héraclée, en Lucanie, aujourd’hui Policoro en Italie du Sud (province de
Matera). Le choc est terrible et les pertes énormes : d’après Denys
d’Halicarnasse, historien grec du Ier siècle av. J.-C., les morts s’élèvent à 15
000 du côté romain et 13 000 du côté grec. C’est dire si la victoire fut
durement obtenue.
279 av. J.-C. À Ausculum, nouvelle victoire de Pyrrhus sur les troupes
de la République romaine commandées cette fois par le consul Publius
Decius Mus. Les combats, de nouveau, sont féroces. Les pertes humaines
sont de nouveau considérables et, bien que victorieux, les Grecs n’ont guère
le cœur à se réjouir. La Grande-Grèce ne pourra pas s’en relever : trois ans
plus tard, Pyrrhus doit abandonner la Sicile et, en 275 av. J.-C., à la bataille
de Bénévent (Beneventum), il est vaincu par le consul Curius Dentatus.
Pyrrhus décide alors de retourner en Épire et les cités grecques d’Italie
méridionale rallient la République romaine.
Pyrrhus, dont les rêves de conquêtes étaient inspirés par les exploits
d’Alexandre le Grand, dont il était parent éloigné, eut une fin peu glorieuse.
Dans les rues étroites d’Argos où il venait de pénétrer avec ses troupes, un
combat désordonné éclate. Pyrrhus se jette dans la mêlée après avoir ôté «
l’éclatante aigrette qui distinguait son casque, et qui le faisait reconnaître ».
Un simple soldat argien l’atteint alors d’un coup de javeline mais la
blessure n’est « ni grande, ni dangereuse ». Du haut d’un toit, la mère du
soldat voit la scène, elle saisit une grosse tuile et la lance sur le roi d’Épire.
« Cette tuile lui tomba justement sur la tête, […] et coulant sur le chignon
du cou, elle lui rompit les vertèbres. […] il tombe de son cheval près du
tombeau de Lycimnius sans être reconnu de personne. » (Plutarque, Pyrrhus
in Vie des hommes illustres, traduction d’André Dacier.)
Par allusion aux batailles d’Héraclée et d’Ausculum, une victoire à la
Pyrrhus est utilisée au figuré pour désigner une victoire chèrement acquise,
obtenue au prix d’un (trop) grand sacrifice. Une récente illustration nous a
été donnée à propos du président Macron et de sa « réponse » à la crise des
Gilets jaunes : « Travailler plus : c’est l’idée sur laquelle Emmanuel
Macron compte pour relancer son quinquennat, après sa victoire à la
Pyrrhus (non consolidée) face aux Gilets Jaunes. » (Éric Verhaeghe, article
publié le 23 avril 2019 dans Économie Matin).

289. Un travail de Romain


« J’ai trouvé une Rome de briques, et laissé une Rome de marbre. »
L’empereur Auguste (63 av. J.-C. – 14 ap. J.-C.), petit-neveu et fils adoptif
de Jules César, aurait prononcé ces mots à propos des grands travaux qu’il
fit réaliser à Rome : rénovation de plusieurs temples, construction du forum
qui porte son nom, d’arcs de triomphe et d’aqueducs, reconstruction de la
basilique Julia, stabilisation des rives du Tibre, etc. Ces travaux colossaux
furent la fierté du « siècle d’Auguste ».
Avant lui, la République puis l’Empire avaient déjà entrepris
l’urbanisation de la Ville éternelle et de nombreuses autres cités. Enfin,
parmi les réalisations importantes du monde romain, il faut mentionner la
construction des nombreuses et immenses voies romaines reliant Rome aux
grandes villes de l’Italie puis de tout l’Empire*. Des chantiers aussi
colossaux ont fait dire à l’historien Antoine-Frédéric Ozanam, parlant de
Rome : « Voilà pourquoi son peuple, le plus guerrier du monde, fut aussi un
peuple constructeur et laborieux. Voilà pourquoi le travail était honoré
comme un combat, et la culture comme une conquête. » (Études
germaniques, 1847-1849, chapitre VI.)
Allusion à ces gigantesques travaux, Un travail de Romain qualifie une
tâche longue et difficile, une œuvre considérable nécessitant d’importants
efforts.

* La Via Appia, construite par le censeur Appius Claudius Caecus en 312


av. J.-C., reliait Rome à Capoue.
La Via Sacra traversait le Forum dans toute sa largeur et permettait de
rejoindre le Capitole.
En empruntant la Via Flaminia, en Ombrie, construite en 220 av. J.-C. par
Gaius Flaminius, on pouvait se rendre de Rome à Rimini, sur la côte
adriatique.
La Via Domitia, construite en 127 av. J.-C., doit son nom au général Cneius
Domitius Ahenobarbus. Elle allait d’Italie en Espagne (Cadix) en passant
par la Gaule narbonnaise.
La Via Aurelia, du nom de l’empereur Aurélien, sortait de Rome par la
porte d’Aurélien (Aurelia Porta) aménagée dans le mur d’Aurélien,
enceinte fortifiée construite par Aurélien en 271 ap. J.-C. La Via Aurelia
menait de Rome en Gaule, jusqu’à Arles, où elle rejoignait la Via Domitia.

290. Franchir le Rubicon


L’expression signifie prendre une décision difficile mais irrévocable,
généralement après avoir mûrement réfléchi.
C’est en effet une telle résolution que prit Jules César avant de franchir
le fleuve qui marquait la frontière entre la Gaule et l’Italie. Franchir le
Rubicon, c’était, pour le généralissime vainqueur des Gaules, désobéir au
sénat de Rome et accomplir ainsi un acte politique et militaire lourd de
conséquences : marcher sur Rome, affronter Pompée, déclencher une guerre
civile et prendre le pouvoir.
Le Rubicon que franchissent aujourd’hui les décisionnaires de tous
poils n’est plus que métaphorique, mais ayant tout de même l’impression de
provoquer le destin, ils ne peuvent s’empêcher de lancer, intérieurement ou
à la cantonade, la célèbre formule attribuée au grand Jules, « le sort en est
jeté ! » ou, pour les plus érudits, alea jacta est ! (Voir supra, Alea jacta est.)

291. Une voix de sirène


Belle voix, douce, envoûtante ou simplement charmeuse, la voix de
sirène est parfaitement définie dans ces réflexions de Théophile Gauthier au
sujet d’Erminia Frezzolini, célèbre cantatrice du XIXe siècle : « Le chant de
Mme Frezzolini est doux et suave comme le zéphyr d’août ; pas de ces cris
forcés et aigus qui vous arrachent de la rêverie commencée, mais rien que
de la simplicité et du naturel. Sa voix est pleine d’expression caressante.
C’est une voix de sirène qui fascine et charme l’esprit. » (Le Moniteur
universel, 5 février 1866.)
Créatures fabuleuses, les Sirènes (seirênes) de la mythologie grecque
étaient mi-femmes mi-oiseaux. Dans ses Fabulae, Hygin nous dit qu’elles
étaient filles de la Muse Melpomène et du dieu-fleuve Achéloos et qu’elles
étaient « femmes dans la partie supérieure de leur corps mais oiseaux en
dessous » (Fabula 125, Odyssée). Leur aspect monstrueux résulterait d’une
punition des dieux pour ne pas être intervenues quand Hadès, dieu des
Enfers, enleva leur compagne Perséphone (Proserpine). Ovide en fait la
supposition : « […] vous filles d’Achéloüs, d’où vous viennent vos plumes
et vos pattes d’oiseaux, quand vous avez un visage de vierge. Serait-ce
qu’au moment où Proserpine cueillait les fleurs printanières, vous vous
trouviez au nombre de ses compagnes, ô doctes Sirènes ? » (Les
Métamorphoses, V, 552-555, traduction de Georges Lafaye). Excellentes
musiciennes, elles possédaient une voix pouvant rivaliser avec celle des
Muses. Elles savaient aussi jouer de la flûte et de la lyre. Homère, qui ne dit
mot sur leur apparence, situe leur demeure en Sicile, à l’entrée du détroit de
Messine, à proximité de Charybde et Scylla où, séduits par leurs chants
magiques, les marins perdaient le sens de l’orientation et ne pouvaient
empêcher leur navire de se fracasser. Ils étaient alors dévorés par ces
dangereux monstres.
On le voit, les Sirènes de la mythologie grecque ne ressemblent pas à
celles des légendes nordiques et médiévales qui en font des femmes à queue
de poisson, toujours redoutables. Il faudra attendre 1835 et La Petite Sirène
d’Andersen pour que la créature devienne belle, douce et romantique. Se
caractérise-t-elle aussi par une belle voix ? Sans doute puisqu’elle doit la
perdre pour devenir une femme « à part entière ».

292. Céder aux chants des sirènes


Le valeureux Ulysse aurait sans doute succombé au chant des Sirènes
si, lors de son séjour forcé dans l’île Aiaiè, il n’avait appris de
l’enchanteresse Circé comment se protéger d’une telle calamité (voir supra,
Une voix de sirène). Alors, parvenu aux abords du détroit de Messine,
Ulysse, seul autorisé à écouter ces voix divines, demande à ses compagnons
de l’attacher solidement au mât et leur ordonne de se boucher les oreilles
avec de la cire. Bien lui en prend car, aux dires du hardi navigateur, les
Sirènes « chantèrent leur chant harmonieux […] faisant résonner leur belle
voix et mon cœur voulait les entendre ; et, en remuant les sourcils, je fis
signe à mes compagnons de me détacher ; mais ils agitaient plus ardemment
les avirons ; et, aussitôt, Périmèdès et Eurylokhos, se levant, me chargèrent
de plus de liens. Après que nous les eûmes dépassées et que nous
n’entendîmes plus leur voix et leur chant, mes chers compagnons retirèrent
la cire de leurs oreilles et me détachèrent. » (l’Odyssée, chant XII,
traduction de Leconte de Lisle.)
Une autre tradition rapportée par Apollodore nous apprend qu’Orphée,
le mythique aède de Thrace dont le talent de chanteur et de joueur de lyre
était exceptionnel, se confronta au chant des Sirènes lors de l’expédition des
Argonautes : humiliées par son génie musical, les Sirènes se précipitèrent
dans l’Océan où elles furent transformées en rochers.
De nos jours, céder au chant des sirènes, c’est ne pas avoir assez de
volonté pour résister à la tentation, se laisser séduire par une offre
alléchante mais qui peut se révéler désastreuse.
Il est assez étonnant de constater que saint Bernard de Clairvaux (1091-
1153), semblant porter crédit au mythe grec, compare les « femmes du
monde » aux sirènes pour exhorter sa « Très chère Sœur » à fuir leur chant :
« […] fuyez le chant des sirènes, de crainte que, en entendant, avec plaisir,
parler des jouissances de la terre, vous ne soyez détournée du droit chemin.
Que sont, en effet, les conversations des femmes du monde, sinon des
chants de sirène ? Fuyez donc le chant de ces sirènes, et fermez les oreilles
aux paroles de la femme qui vous donne des conseils dangereux. » (Livre de
la manière de bien vivre, chapitre 57, De la fuite des femmes du monde.)

293. Le rocher de Sisyphe


Albert Camus a placé la légende de Sisyphe au cœur de son « Cycle de
l’absurde ». Dans son essai intitulé Le Mythe de Sisyphe (1942), l’écrivain
fait de ce récit mythologique le symbole de la condition humaine et nous
explique que la vie suppose une acceptation du non-sens du monde.
Sisyphe est le fondateur mythique de la ville de Corinthe. Il est fils
d’Éole, le maître des Vents, frère d’Alcyone et père de Glaucos. Pour avoir
osé défier les dieux (soit il aurait fait Thanatos prisonnier, soit il aurait
dénoncé l’une des frasques de Zeus), Sisyphe est condamné à un terrible
châtiment. Dans l’Odyssée, Ulysse, parvenu près des Enfers, voit
s’approcher l’ombre des morts : « Et je vis Sisyphos subissant de grandes
douleurs et poussant un immense rocher avec ses deux mains. Et il
s’efforçait, poussant ce rocher des mains et des pieds jusqu’au faîte d’une
montagne. Et quand il était près d’atteindre ce faîte, alors la force lui
manquait, et l’immense rocher roulait jusqu’au bas. Et il recommençait de
nouveau, et la sueur coulait de ses membres, et la poussière s’élevait au-
dessus de sa tête. » (Chant XI, traduction de Leconte de Lisle.)
Le Rocher de Sisyphe est semblable au Tonneau des Danaïdes (voir
supra) : il est la métaphore de l’acte aussi harassant qu’inutile, il est un
équivalent littéraire pour « travail pénible, interminable ou qu’il faut
toujours recommencer » (Platon).

294. Le démon de Socrate


Dans son Dictionnaire de la conversation et de la lecture (1853),
William Duckett consacre un article au Démon de Socrate où il émet cette
hypothèse : « En invoquant son démon familier, a-t-il été dupe d’un
mensonge ou a-t-il voulu que les autres le fussent, afin de donner plus de
poids à ses paroles et d’opposer une puissance surnaturelle aux dieux dont il
sapait les autels ? » Il s’agit là d’une interprétation parmi beaucoup
d’autres, tant l’expression a fait couler d’encre.
Il faut évidemment prendre le mot démon comme la traduction du grec
daimôn désignant d’abord une forme impersonnelle de la divinité puis un
esprit médiateur entre les dieux et les hommes sans inclure nécessairement
la connotation diabolique dont les chrétiens ont revêtu le mot. Mais cette
donnée est insuffisante pour préciser le véritable statut du Démon de
Socrate.
Platon fut le premier à donner son point de vue. Par son entremise,
Socrate évoque son démon pour expliquer pourquoi il n’est jamais venu à
l’Assemblée du peuple d’Athènes : « Ce qui m’en a empêché, Athéniens,
c’est ce je ne sais quoi de divin et de démoniaque, dont vous m’avez si
souvent entendu parler […] Ce phénomène extraordinaire s’est manifesté en
moi dès mon enfance ; c’est une voix qui ne se fait entendre que pour me
détourner de ce que j’ai résolu ; car jamais elle ne m’exhorte à rien
entreprendre. » (Platon, Apologie de Socrate, 31 c-d, traduction de Victor
Cousin, 1846).
Après Platon (IVe siècle av. J.-C.), Xénophon (idem), Apulée (IIe siècle),
Plutarque (Ier siècle) et bien d’autres auteurs de l’Antiquité gloseront sur la
nature de ce démon.
Cyrano de Bergerac (1619-1655) dans L’Autre Monde fait du Démon de
Socrate un être lunaire qui prétend avoir été successivement compagnon de
Socrate, d’Épaminondas, de Caton, de Brutus, avant de faire partie des
oracles, nymphes, fantômes et autres créatures surnaturelles.
Charles Baudelaire, dans Le Spleen de Paris, compare le Démon de
Socrate au sien : « Ce pauvre Socrate n’avait qu’un Démon prohibiteur, le
mien est un Démon d’action, ou Démon de combat » (XLIX).
Alors ? Conscience morale ? Médiateur divin ? Esprit critique ? Esprit
de prévoyance ? Voix de la prudence ? Pressentiment ? Intuition ? Une
espèce de sixième sens, en tout cas !

295. Des conditions spartiates


Sparte (Lacédémone) fut dans l’Antiquité un État militaire et
aristocratique (voir supra, Une réponse laconique) fondé sur une
organisation sociale rigoureusement structurée et une éducation
particulièrement stricte. Le jeune Spartiate ne pouvait obtenir son statut de
citoyen qu’après avoir été soumis à un entraînement physique et psychique
développant sa pugnacité ainsi qu’un sens aigu de la discipline et de
l’obéissance. Ces pratiques éducatives, indispensables pour accéder à la
classe dirigeante, constituaient l’agôgè (du grec agôgia issu du verbe agein,
« mener, conduire »). Ainsi, pendant toute leur enfance, les jeunes
Spartiates devaient endurer des conditions de vie austères et inconfortables
telles que dormir par terre ou sur des paillasses, ne posséder qu’un seul
vêtement pour toute une année, marcher pieds nus, etc.
À l’origine d’une telle éducation, les lois de Lycurgue, législateur du IXe
siècle av. J.-C., auquel Plutarque consacre un livre. On y lit notamment ceci
: « Ils n’apprenaient, en fait de lettres, que l’indispensable ; tout le reste de
leur instruction consistait à savoir obéir, à endurer courageusement la
fatigue, à vaincre au combat. À mesure qu’ils avançaient en âge, on les
appliquait à des exercices plus forts. » (Vie de Lycurgue in Vie des hommes
illustres, traduction d’Alexis Pierron, 1853.)
Du substantif spartiate, Littré donne deux définitions (sens propre et
sens figuré) : « 1. Homme appartenant à la classe aristocratique de la
République lacédémonienne […] 2. Homme rigide tant au physique qu’au
moral. » À partir des années 1940, le substantif pluriel désignera ces
sandales dont les lanières de cuir se croisent.
En 1847, l’adjectif spartiate intègre notre lexique pour qualifier ce qui
est digne des anciens citoyens de Sparte, notamment ce qui évoque leur
rigueur, leur austérité, comme dans éducation spartiate, mœurs spartiates,
conditions spartiates, confort spartiate, etc.

296. Une voix de stentor


Homère ne mentionne Stentor (Stentôr) qu’une seule fois, dans l’Iliade
quand, pendant la guerre de Troie, la déesse Héra vient exhorter les
Achéens à plus de bravoure : « […] la divine Hèrè aux bras blancs s’arrêta
et jeta un grand cri, ayant pris la forme du magnanime Stentôr à la voix
d’airain, qui criait aussi haut que cinquante autres :

— Honte à vous, ô Argiens, fiers d’être beaux, mais couverts


d’opprobre ! » (Chant V, traduction de Leconte de Lisle.)

Selon certains commentateurs anciens, Stentôr était d’origine thrace,


selon d’autres, d’origine arcadienne. La tradition nous apprend qu’ayant
voulu affronter Hermès dans une joute vocale (il s’agissait de savoir qui
crierait le plus fort) il perdit et fut mis à mort : on a beau être magnanime,
on ne saurait surpasser un dieu de l’Olympe !
Dans son Pantagruel (1532), Rabelais fait allusion à l’épisode
homérique : « Vous crierez tant que pourrez de vostre grosse voix, qui est
plus espouvantable que n’estoit celle de Stentor qui fut ouye par sus tout le
bruyt de la bataille des Troyans […] ». (Chapitre XXVIII.)
En 1576, le nom propre est repris en français dans l’expression cris de
Stentor, devenue en 1610 voix de stentor, métaphore désignant, bien sûr,
une voix puissante.

297. Le(s) rivage(s) du Styx


e
L’image, d’un romantisme tout littéraire, eut un certain succès au XIX

siècle parmi ceux qui se targuaient d’écrire dans une langue élégante et
poétique. Le Génie de la langue française ou dictionnaire du langage choisi
de Goyer-Linguet (1846) donne « Errant sur les rivages du Styx » et «
Chère ombre sur les rives du Styx » et « Ombre privée de la sépulture,
errante sur les rives du Styx » comme exemples de langage raffiné. Ces
rivages sont nécessairement « mystérieux sombres, ténébreux », puisqu’ils
mènent au « royaume des morts ».
Sur ce ténébreux rivage, donc, erraient pendant cent ans les ombres de
ceux qui n’avaient pas, sur Terre, reçu de sépulture. À l’issue de ce siècle
d’abandon, les pauvres âmes étaient enfin autorisées à passer dans la barque
de Caron pour aller aux Enfers. Cette croyance antique en une errance des
morts a donné… naissance au mythe d’Antigone ; la fille d’Œdipe et de
Jocaste ne peut admettre en effet que les honneurs funéraires soient refusés
à son frère Polynice, tué par Étéocle devant les murs de Thèbes : « Créon
n’a-t-il pas décrété les honneurs de la sépulture pour l’un de nos frères, en
les refusant indignement à l’autre ? » (Sophocle, Antigone, 21-22,
traduction de Leconte de Lisle.)
Le Styx ou « rivière de la Haine » faisait partie, avec l’Achéron, le
Cocyte, le Phlégéton et le Léthé, du complexe réseau hydrographique
arrosant le domaine d’Hadès.

298. Faire table rase

« Du passé faisons table rase,


Foule esclave, debout ! Debout !
Le monde va changer de base :
Nous ne sommes rien, soyons tout ! »

Ainsi se termine le premier couplet de L’Internationale, chant


révolutionnaire dont les paroles furent écrites en 1871 pendant la Commune
de Paris par Eugène Pottier*. Trente-six ans plus tôt, l’expression faire table
rase avait fait son entrée officielle dans la sixième édition du Dictionnaire
de l’Académie française avec la définition suivante : « Se dit d’un homme
qui, regardant les opinions ou notions qu’il a comme douteuses ou
incertaines, les rejette, pour les adopter de nouveau, les modifier, ou les
proscrire définitivement, après un sérieux et philosophique examen. » Cette
même édition de 1835 explique ainsi Table rase : « Se dit figurément en
parlant d’un enfant, d’une personne qui, n’ayant pas encore de notions sur
la matière dont il s’agit de l’instruire, peut aisément recevoir les
impressions, les idées qu’on veut lui donner. Son esprit est une table rase où
l’on gravera tout ce que l’on voudra. »
Le concept remonte à l’Antiquité où l’expression latine tabula rasa
faisait référence à une tablette de cire que l’écolier utilisait pour écrire et
qu’il aplanissait (arasait) pour y graver de nouvelles inscriptions. Rasa est
construit sur rasus, participe de rado, radere, « polir, raboter ».
La comparaison avec l’esprit supposé vierge d’un jeune enfant est déjà
présente chez Aristote qui dit de l’intellect : « Et il doit en être comme
d’une tablette où il n’y a rien d’écrit en entéléchie : c’est exactement ce qui
se passe pour l’intellect. » (De l’âme, livre III, chapitre IV, L’Intellect
passible, traduction de 1874.)
Aristote suppose donc que rien n’est inné et que tout est acquis, idée à
laquelle se sont opposés bien des philosophes qui, pour ainsi dire, ont fait
table rase de cette table rase-là.

* La musique ne fut composée qu’en 1888 par Pierre Degeyter.

299. Un supplice de Tantale


Le mythe de Tantale apparaît dans l’Odyssée juste avant celui de
Sisyphe (voir supra, Le rocher de Sisyphe) : « Et je vis Tantalos, subissant
de cruelles douleurs, debout dans un lac qui lui baignait le menton. Et il
était là, souffrant la soif et ne pouvant boire. Toutes les fois, en effet, que le
vieillard se penchait, dans son désir de boire, l’eau décroissait absorbée, et
la terre noire apparaissait autour de ses pieds, et un Daimôn la desséchait.
Et des arbres élevés laissaient pendre leurs fruits sur sa tête, des poires, des
grenades, des oranges, des figues douces et des olives vertes. Et toutes les
fois que le vieillard voulait les saisir de ses mains, le vent les soulevait
jusqu’aux nuées sombres. » (Chant XI, traduction de Leconte de Lisle.)
Qui était Tantale ?
Le fils de Zeus, le roi de Lydie ou de Phrygie, le père de Pélops
(fondateur mythique du Péloponnèse) et de Niobé (qui épousa Amphion, roi
de Thèbes).
Pourquoi fut-il condamné à un tel supplice ?
Parce qu’il l’a trois fois mérité :
Pour avoir dérobé le nectar et l’ambroisie à la table des dieux (où il était
souvent invité car il était alors en haute estime) et en avoir fait profiter les
humains ;
Parce qu’il a révélé aux mortels les secrets de l’Olympe (bénéficier des
faveurs divines supposait, pour le moins, un devoir de réserve) ;
Parce qu’il a invité les dieux à sa table et leur a servi son propre fils
Pélops après l’avoir immolé (rassurez-vous, le rejeton sera plus tard
ressuscité*).
Un tel supplice est d’une insupportable cruauté ; il méritait bien de
devenir la métaphore du désir irréalisable alors que l’objet en est tout
proche. La proximité phonétique de Tantale et de tenter ou tentation a dû,
par ailleurs, favoriser la popularité de l’expression.

* Dans une autre version, Tantale est puni en étant attaché sous un énorme
rocher qui menace, en permanence, de s’écraser.

300. Un combat de Titans


On a déjà parlé de la lutte sans merci que se livrèrent les dieux et les
Titans (voir supra, Entasser Pélion sur Ossa). Ce terrible conflit opposa les
fils de Kronos aux gigantesques colosses en des combats apocalyptiques
(avant la lettre ; excusez l’anachronisme du qualificatif). Les Titans avaient
établi leur quartier général sur le mont Othrys (surplombant de ses 1 726 m
le massif éponyme), les dieux, sur le mont Olympe (2 917 m, point
culminant de la Grèce), bénéficiant ainsi d’un net avantage. Une autre
tradition prétend que les Titans auraient eu l’idée d’empiler le mont Pélion
(1 651 m) et le mont Ossa (1 978 m), toisant ainsi les Olympiens de quelque
712 mètres. La Théogonie d’Hésiode nous précise que « Depuis dix ans
entiers, ils se faisaient avec succès égaux une guerre furieuse, acharnée,
sans repos et sans trêve, dont le terme s’éloignait sans cesse* ». Mais les
dieux de l’Olympe, aidés par les Cyclopes (qui sont venus, ont vu, d’un seul
œil, et ont vaincu), les Hécatonchires (ils avaient cent bras, d’où leur nom),
Prométhée (Titan passé à l’ennemi) et d’autres divins renforts, remportèrent
la victoire : « Trois cents rochers, lancés à la fois par leurs robustes bras,
tombaient sans cesse sur les Titans et les couvraient comme d’une nue
obscure. Ils les vainquirent enfin, malgré leur orgueilleux courage*. » Les
Titans furent ainsi inexorablement précipités aux tréfonds de l’Univers, à
savoir, le Tartare.
En français, le nom propre Titan(s) s’est lexicalisé en 1831 pour
rivaliser avec « géant ». L’adjectif titanesque, « gigantesque, démesuré »,
est apparu en 1842.
Outre Combat de Titans, on trouve la locution Travail de Titan, justifiée
par les énormes masses de rochers que les colosses « à la force immense* »
durent déplacer au cours de leurs combats.

* Traduction de Henri Patin, 1882.

301. Un cheval de Troie


Les internautes le redoutent. Ils nomment ainsi tout programme
malveillant qui s’installe subrepticement dans un système informatique par
le biais de fichiers téléchargés : grâce à un tel cheval de Troie (en anglais,
trojan horse) un hacker peut prendre, à distance, le contrôle de votre
ordinateur, en pirater ou en détruire les informations que vous y avez
stockées.
C’est par référence à un fameux épisode de l’Antiquité que l’on a ainsi
nommé cet indésirable intrus. La légende nous est rapportée d’abord par
Homère (Odyssée, chants IV et VIII) puis par Virgile dans le livre II de son
Énéide : un monumental cheval de bois est présenté aux portes de Troie,
cité que les Grecs assiègent depuis dix ans. Croyant à une offrande des
dieux, les Troyens introduisent le cheval dans l’enceinte de leur ville et, «
pressés autour de ce colosse énorme / Admirent sa hauteur, et sa taille, et sa
forme* ». Heureux de ce divin présent, les Troyens organisent une grande
fête ; ils boivent tant qu’ils finissent par sombrer dans les bras de Morphée
(voir supra). Une offrande des dieux, ce gigantesque animal ? Que nenni !
Une ruse de guerre, germée dans le cerveau de l’ingénieux Ulysse : des
guerriers grecs, armés jusqu’aux dents, se sont tapis dans les entrailles du
cheval. La nuit venue, ils jaillissent des flancs du monstre, massacrent la
garde et ouvrent les portes de la cité au reste de leur armée. Troie est mise à
sac, incendiée, les hommes sont tués, les femmes et les enfants réduits en
esclavage mais la belle Hélène, délivrée.
Le cheval de Troie est depuis devenu le symbole du don maudit, du «
cadeau empoisonné ». Tout logiquement, les informaticiens baptisèrent
ainsi le logiciel nuisible qui s’introduit clandestinement dans votre
ordinateur pour le piller et/ou le détruire.

* Énéide, traduction de Jacques Delille.

302. Nec plus ultra


Reportons-nous aux Colonnes d’Hercule (voir supra) : elles
représentaient pour les peuples de l’Antiquité les limites occidentales du
monde connu. Au-delà régnait le mystère, nécessairement hostile, le lieu de
toutes les frayeurs : on y situait l’Atlantide, on y supposait des mondes
infernaux. Qui aurait osé aller outre* ? Héraklès atteignit cet ultime bout du
monde en allant accomplir son antépénultième travail. Selon l’historien
grec Diodore de Sicile, « Hercule érigea ces colonnes sur les bords de
l’Océan. Pour laisser un souvenir immortel de son expédition, il rapprocha,
dit-on, par une digue, les extrémités des deux continents, qui étaient
autrefois très distants l’un de l’autre, et il ne laissa aux eaux de la mer qu’un
passage étroit, empêchant les cétacés de l’Océan d’entrer dans la mer
intérieure : ouvrage immense, qui perpétua la mémoire d’Hercule. »
(Bibliothèque historique, livre quatrième, traduction de Ferdinand Hoefer.)
Cependant, tout demi-dieu qu’il fût, Héraklès n’eut pas la témérité d’aller
voir plus loin. Sur les colonnes qu’il éleva, il inscrivit une inscription
traduite en latin par non plus ultra, « pas au-delà ». Voulait-il ainsi mettre
en garde l’inconscient voyageur que l’idée d’outrepasser ces limites aurait
effleuré ? Entendait-il lancer à l’avenir un défi du genre : « pas cap’d’aller
plus loin ! » ? À moins qu’il n’ait voulu dire (non sans une certaine
forfanterie) : « Il n’y a plus rien au-delà. Pas la peine d’aller voir ! »
Toujours est-il que non plus ultra a perdu sa connotation spatiale en
passant dans notre lexique au début du XVIIIe siècle. Substantivée, la
locution qualifia un « degré d’excellence réputé insurpassable », un «
summum qualitatif ». Non sera remplacé par nec à la fin du XVIIIe siècle.
Bien que concurrencé par les anglicismes must ou top, nec plus ultra
connaît toujours, dans tous les domaines, un considérable succès : les
avions Mirage sont le nec plus ultra de la technologie française militaire, le
petit pois est considéré comme le nec plus ultra du potager et tel concours
de pêche a rassemblé le nec plus ultra des hommes à l’épuisette.

e
* Le premier à s’aventurer plus loin fut, au V siècle, Hannon, navigateur
phénicien : il longea les côtes africaines jusqu’au fond du golfe de Guinée.

303. Une maladie vénérienne


Elle s’abat sur celle ou celui qui, sans prendre les nécessaires
précautions, a trop « sacrifié à Vénus ».
L’étymologie de Vénus (Veneris) est associée à l’indo-européen °wénos
désignant le désir physique que l’on retrouve en latin dans :
– venenum, à l’origine de venin, venimeux (la déesse inspirait des
philtres d’amour assimilés à du poison) ;
– venor, « chasser », à l’origine de vénerie (les assiduités de l’être
aimant poursuivent l’être aimé et, dans les cas extrêmes, l’amant peut
devenir un prédateur) ;
– veneror, « vénérer » (en matière de vénération, la déesse de l’Amour
tenait une place de choix), etc.
Mais Vénus, ô combien féconde dans les légendes antiques, nous a
aussi laissé une importante progéniture lexicale, directement engendrée par
son nom latin : Veneris.
Vendredi est, depuis 1119, la contraction du latin veneris dies, « jour de
Vénus » ; sur la côte vermeille, Port-Vendres fut un « port de Vénus »
(Portus Veneri), un temple y ayant été consacré à la divinité devenue…
gauloise ; un coquillage apprécié des gourmets a reçu le nom de vénus,
conque de Vénus ou, plus savamment, vénéricarde (cœur de Vénus) car la
divinité, comme nous l’a peinte Botticelli, est née dans une coquille géante.
L’adjectif vénérien(ne) a d’abord qualifié ce qui concerne l’amour
physique avant de s’appliquer à des maladies contagieuses qui se
transmettent par les rapports sexuels. La partie de la médecine traitant de
ces maladies se nomme vénérologie (mot forgé en 1964).

304. Le coup de pied de Vénus


Parce que les maladies sexuellement transmissibles sont qualifiées de
vénériennes (voir supra), puisqu’en rapport avec Vénus, déesse romaine de
l’Amour, on les a aussi qualifiées de coups de pied de Vénus. Ainsi
Brassens, dans sa chanson Le Bulletin de santé (1966), nous rappelle avec
humour ces mauvais tours que peut jouer la déesse :

« Certes, il m’arrive bien, revers de la médaille,


De laisser quelquefois des plumes à la bataille…
Hippocrate dit : “Oui, c’est des crêtes de coq”,
Et Gallien répond “Non, c’est des gonocoques…”
Tous les deux ont raison. Vénus parfois vous donne
De méchants coups de pied qu’un bon chrétien pardonne,
Car, s’ils causent du tort aux attributs virils,
Ils mettent rarement l’existence en péril. »
Le coup de pied de Vénus désignant plus spécifiquement la syphilis,
nom lui-même issu de la mythologie, le berger Syphilis :
En 1530, Girolamo Frascator, poète de Vérone, compose un poème
imité des Anciens dont le héros principal, Syphilis, entraîne les habitants de
l’île d’Ophise à se révolter contre le dieu Soleil. Pour se venger, Apollon
frappe Syphilis et ses amis d’une grave maladie. Fort heureusement, la
nymphe Ammerica décide de les sauver en leur fournissant un remède
miracle. Dans les Métamorphoses d’Ovide, le berger se nommait Syphilis
parce qu’il vivait près du mont Sypilus, en Lydie.
Dès 1659, syphilis désigne la maladie « vénérienne ».Le nom devient
alors synonyme de « vérole », utilisé depuis le XIIe siècle (déformation de «
variole »).

305. Sacrifier à Vénus


D’abord l’une des plus anciennes divinités italiques, préposée à la
Fécondité, Vénus fut, au IIe siècle av. J.-C., assimilée à Aphrodite, déesse
grecque de la Beauté, de la Séduction et de la Fécondité (voir supra, Une
substance aphrodisiaque). Épisodiquement, les Romains l’ont investie
d’autres fonctions, chacune associée à une épithète spécifique : Verticordia,
elle était censée ramener les femmes à la chasteté, Érycina*, elle avait
permis à Rome de venir à bout de Carthage, Genitrix, elle présidait à la
Maternité, Hétaïra, elle protégeait les courtisanes, Urania, elle représentait
l’amour céleste, etc.
Elle demeure avant tout l’inspiratrice de l’Amour physique. Irrésistible
séductrice, elle conquiert les cœurs les plus chastes et la mythologie
fourmille de ses ruses amoureuses.
Chaque divinité réclamait des sacrifices (voir supra, Sacrifier sur
l’autel de…) et Vénus ne faisait pas exception. On lui consacrait la myrrhe
et l’on immolait des colombes sur son autel. Dans La Princesse d’Élide,
comédie galante de Molière (1664), Iphitas, souhaitant que sa fille « puisse
aimer quelqu’un », déclare : « J’ai, pour obtenir cette grâce, fait encore ce
matin un sacrifice à Vénus ; et si je sais bien expliquer le langage des dieux,
elle m’a promis un miracle. » (Acte II, scène IV.)
Sacrifier à Vénus fait toutefois allusion à un tout autre sacrifice, de ceux
auxquels on se soumet sans trop se faire prier puisqu’il s’agit d’une locution
signifiant « se livrer à l’acte sexuel ». En matière d’amour physique, la
métaphore est en effet de mise, du moins sur le plan lexical. Souvent
euphémique, elle ménage les chastes oreilles tout en provoquant des
sourires complices, comme dans l’air célèbre d’Offenbach (paroles de
Meilhac et Halévy) :

« Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu


À faire ainsi cascader la vertu ? »
(La Belle Hélène, acte II, scène III.)

*Érycina est issu d’Éryx, ancienne cité de Sicile où la déesse avait un


temple.

306. In vino veritas


« Un proverbe a attribué la vérité au vin. Échappât-il à ces dangers, le
buveur ne voit pas le soleil se lever, et vit moins longtemps. » (Pline
l’Ancien, Histoire naturelle, livre XIV, XXVIII, 4, édition d’Émile Littré.)
Après nous avoir dit combien la boisson délie les langues, Pline
l’Ancien (23-79) présente donc la locution comme un proverbe déjà bien
connu. La tradition en attribue la paternité au poète Alcée de Mytilène
(Lesbos ; v. 630-580 av. J.-C), contemporain de Sappho, l’un des sept sages
de la Grèce. Nous sont parvenus de lui quelques fragments écrits dont
certains vantent les bienfaits du vin, nous invitant à « plonger dans l’ivresse
». L’œuvre complète devait contenir la version grecque originale de
l’expression : « En oino aletheia. »
D’où vient que l’on ait attribué à la liqueur de Dionysos les vertus d’un
sérum de vérité ? L’explication semble s’en trouver chez Tacite (55-120)
qui rapporte que les Germains, certains que l’ivresse garantissait franchise,
buvaient sans modération avant de débattre : « Boire des journées et des
nuits entières n’est une honte pour personne. […] la réconciliation des
ennemis, l’alliance des familles, le choix des chefs, la paix, la guerre se
traitent communément dans les festins sans doute parce qu’il n’est pas de
moment où les âmes soient plus ouvertes aux inspirations de la franchise ou
à l’enthousiasme de la gloire. Cette nation simple et sans artifice découvre
dans la libre gaîté de la table les secrets que le cœur renfermait encore ; […]
on délibère lorsqu’on ne saurait feindre ; on décide quand on ne peut se
tromper. » (Mœurs des Germains, XXII, traduction de Jean-Louis Burnouf.)
S’enivrer n’empêcherait donc pas d’avoir les idées claires ?
Quoi qu’il en soit, l’opinion a trouvé plus d’un écho favorable chez
Rabelais, chantre de la « dive bouteille ».

307. Une éruption volcanique


Pour ne pas être en rupture de stock, Jupiter lui passe régulièrement
commande de ses foudres, les dieux et les héros, de leurs armes. Notre
personnage s’exécute, aidé par les Cyclopes, dans des ateliers situés sous
certaines montagnes qui recrachent de gigantesques flammes, éruptions
jaillies de ses non moins gigantesques forges. C’est lui qui a enchaîné
Prométhée au sommet du Caucase où un aigle vient lui ronger le foie : ma
foi, le Titan aurait dû y réfléchir à deux fois avant de lui dérober le feu pour
l’offrir aux mortels ! Son nom ? Vulcain, dieu romain du Feu et des Métaux,
identifié à l’Héphaïstos des Grecs. En italien, les montagnes incandescentes
dont la gueule est réputée cracher le feu de ses forges prirent tout
naturellement le nom de Vulcano, devenu plus tard Volcano. Dès 1356, le
mot passe en français sous la forme Vulcan, nom propre désignant d’abord
l’Etna dans les Voyages de l’explorateur et géographe Jehan de Mandeville.
Devenu commun en 1598 sous la forme volcan, le mot s’appliqua
d’abord aux seuls volcans vraiment connus à l’époque : ceux du monde
méditerranéen, Vésuve, Etna, Stromboli, etc. Notons d’ailleurs qu’une des
sept îles volcaniques connues sous le nom d’îles Éoliennes ou Lipari, a
justement été baptisée Vulcano. De volcan sont dérivés volcanique (1778 ;
vulcanique chez Littré), volcanisme (1842), volcanologie (1890) ou
vulcanologie, vulcanologues (1910) ou volcanologues. On retrouve Vulcain
dans vulcanisation (1853), mais le dieu a aussi donné directement son nom
à un petit papillon rouge et noir (famille des vanesses) ainsi qu’à vulcanales
(1765), « fêtes en l’honneur de Vulcain ».

308. Nom de Zeus !


Jurer par le nom de Zeus, dieu païen, évite de le faire par le nom du
Dieu des chrétiens et d’échapper du même coup aux terribles pénitences
qu’engendre le blasphème. L’exclamation trouve donc la même justification
que Jurer ses grands dieux (voir supra) tout en gagnant en expressivité
puisque Zeus fut le dieu des dieux.
Mais, à propos, d’où vient le nom de Zeus ?
D’une racine indo-européenne °dyéus, « jour », « ciel lumineux » que
l’on retrouve dans le latin dies, de même sens. Zeus en serait une
déclinaison (nominatif). Cette forme indo-européenne se rattache à d’autres
: °diwyos, « divin, céleste » et °deiwos, « le céleste ».
Allons plus loin : °dyeus p∂tér, « dieu suprême », entendons, « dieu le
père », se retrouve en grec dans Zeùs patër ; même origine dans l’ombrien
(langue italique) Iupater et le latin archaïque Iupiter devenu Juppiter ou
Jupiter.
En conclusion : Zeus et Jupiter, même cause, même combat !
RELIGIONS
LE CULTE DES SAINTS

EXHORTATION À L’EXEMPLARITÉ OU
ICONOLÂTRIE ?

Avec les martyres des évêques Ignace d’Antioche, livré aux fauves en
107 sous le règne de l’empereur Trajan, et Polycarpe, livré aux flammes en
155 sous Marc Aurèle, commença le culte des saints et de leurs reliques.
Rassemblés comme autant de biens précieux, les restes de leur corps furent,
pour l’un emmenés à Antioche, pour l’autre conservés à Smyrne. Toutes les
Églises reçurent le compte rendu de leur martyre et les chrétiens prirent
l’habitude de se réunir là où leurs reliques avaient été déposées. Leur vie, à
l’imitation de celle du Christ, fut donnée en exemple et chacun fut à son
tour exhorté à imiter leurs vertus et à perpétuer leur souvenir. Ainsi
s’instaura la communion des saints.
À une époque où le rituel officiel de la sanctification n’existait pas
encore (il ne sera institué qu’au Xe siècle par le pape Jean XV), la ferveur du
peuple suffisait pour qu’un chrétien martyr fût sanctifié, sa sainteté n’étant
qu’occasionnellement confirmée par la hiérarchie ecclésiastique. Certains
Pères de l’Église refusèrent d’ailleurs de reconnaître le pouvoir
d’intercession des saints entre Dieu et les hommes. La croyance populaire
imposa pourtant sa force au dogme théologique et le culte des saints ne
cessa de s’amplifier pour atteindre une manière d’apogée à la fin du Moyen
Âge, chaque siècle béatifiant des centaines de nouveaux glorieux, promis à
une plus ou moins certaine canonisation.
La plupart de ces édifiantes vies de saints trouvèrent une sorte de
légitimation, à défaut d’authentification historique, dans des ouvrages,
souvent des apologies, écrits par des religieux, réguliers ou séculiers. La
plus célèbre de ces hagiographies est la Légende dorée (Legenda aurea) de
Jacques de Voragine (Iacopo da Varazze – v. 1230-1298) dominicain
archevêque de Gênes. Le titre latin de legenda doit y être pris au sens
étymologique de « ce qui doit être lu ». Le merveilleux y tient une place
essentielle. Des artistes peintres, sculpteurs et maîtres verriers, parmi les
plus grands, donneront visage, vêture, attitudes et attributs à tous ces élus,
non sans une certaine ingénuité. Il faudra attendre le XVIIe siècle pour que
les ouvrages hagiographiques se fassent plus critiques, avec notamment les
Acta sanctorum du jésuite belge Jean Bolland et de ses continuateurs
regroupés sous le nom de bollandistes.
La ferveur populaire, fondée sur des récits et des images, naïfs mais
prégnants, continuera pourtant de prévaloir et de glorifier ce que l’on a
appelé l’« Église triomphante ». Les innombrables dictons et proverbes
faisant allusion aux saints, en général ou associés au calendrier, sont autant
d’illustrations de ce culte dont les dérives folkloriques sont d’ailleurs
confirmées par les parodies qu’elles ont fait naître.

LES SAINTS FANTAISISTES

Au-delà des saints et saintes reconnus par l’Église, l’imagination


populaire a, très tôt, créé des bienheureux purement imaginaires, fruits d’un
esprit souvent fantasque. Il s’agissait, selon les besoins d’un groupe ou les
exigences d’une tradition, d’inventer un saint de toutes pièces ou de
substituer à un saint officialisé par la religion un saint fictif plus drôle,
coopté par la vox populi. Les objets de vénération ainsi obtenus étaient alors
invoqués en diverses circonstances : pour patronner une confrérie de joyeux
drilles, intercéder dans un propos satirique, fournir une métaphore
euphémique illustrant un comportement répréhensible ou dire, en feignant
la dévotion, une action prosaïque, une situation banale. De la sorte s’est
constituée au fil des siècles une hagiologie d’opérette, haute en couleurs,
dont les élus, souvent espiègles et truculents, incarnent la malicieuse
fantaisie du bon peuple, parfois même son aimable et benoîte crédulité. En
sont issues des expressions parodiques bien savoureuses.

309. L’ordre de saint Babouyn


Loyset Compère (v. 1445-1518), originaire de Saint-Quentin et
naturalisé français par Charles VIII l’Affable, fut prêtre, chanoine et
compositeur. Il nous a laissé de nombreuses œuvres vocales, religieuses et
profanes, dont des chansons polyphoniques à trois et quatre voix. L’une
d’elles, particulièrement grivoise, porte un plaisant titre : Nous sommes de
l’Ordre de saint Babouyn. Le texte, en huit couplets, est d’un poète
anonyme :

« Nous sommes de l’Ordre de Saint-Babouyn


L’ordre ne dit mye de lever matin
Dormir jusqu’à prime
Et boire bon vin
Et din din din
Et dire matines sur un pot de vin, etc. »

Comme la chanson le laisse entendre clairement, cet ordre de saint


Babouyn, dont l’existence semble déjà avérée sous le règne de Charles VI le
Fol (1380-1422), était une confrérie de paillards dont le seul crédo était de
bien boire, bien manger et de mener rondement la gaudriole :

« À notre coucher nous aurons blancs draps


Et la belle fille entre nos deux bras
Les tétins poignans, etc. »
Dans une farce du XVe siècle, Résurrection de Jenin à Paulme, il est
aussi question de fonder une abbaye des Ressuscités de Saint-Babouyn dans
un lieu judicieusement nommé Champ Gaillard.
« Babouyn », bien sûr, nous fait penser au singe mais il est aussi
phonétiquement associé à « babine », au latin bibere, « boire », etc., mots
dont la voyelle redoublée évoque la bouche lippue d’un bon buveur.
La chanson de Compère est donc une satire débridée des ordres
monastiques, ce qui ne manque pas de sel quand on sait que le musicien
était aussi homme d’Église. Elle a manifestement inspiré une autre chanson
paillarde traditionnelle, plus récente et particulièrement célèbre, Les Moines
de Saint-Bernardin, où l’on prête bien irrévérencieusement aux bénédictins
disciples de saint Bernard de Clairvaux des mœurs fort éloignées de la règle
de Saint-Benoît, mœurs que l’irrévérencieuse chanson généralise à tous les
ordres monastiques :

« Nous sommes les moines de Saint-Bernardin,


Nous nous couchons tard et nous levons matin,
Pour aller à matines vider quelques flacons,
Voilà qui est bon, est bon, est bon.
Et voilà la vie, la vie, la vie, la vie chérie. Ah ! Ah !
Et voilà la vie que tous les moines font. »

310. Aller à Saint-Bezet


De nos jours, on ne va plus guère à Saint-Bezet, du moins n’utilise-t-on
plus la métaphore pour exprimer le comportement qui y était associé. Aller
à Saint-Bezet, c’était ne pas tenir en place, courir çà et là. L’origine devait
être le picard, bezer ou beser, « aller en tous sens, gambader », certains
auteurs ajoutent « comme si l’on était piqué par les mouches ».
Dans L’Advocat des Dames de Paris, touchant les pardons Sainct
Trotet, poème satirique composé entre 1485 et 1491 par un certain Claude
Platin, saint Bezet est associé à saint Trotet, le nom de ce tandem rappelant
phoné tiquement celui des jumeaux martyrs à Milan au Ier siècle : Gervais et
Protais.

« Quant je conclus par raisons d’efficace


Qu’elles ne vont en ce printemps icy
À Sainct Bezet, n’à Sainct Trotet aussi
Mais pour gaigner les pardons en sustance […]. »

Dans une lettre de 1659, le médecin et homme de lettres Guy Patin


ajoute à saint Trotet, saint Caquet (voir infra, sainte Caquette) et saint
Babil, « qui sont les plus grands saints de ce sexe dévot », et il précise : «
Mais ce ne sont pas toujours les pardons qui font aller les femmes, c’est
l’envie de trotter. »
De l’envie de trotter à l’envie de courir (le guilledou), il n’y a, si j’ose
dire, qu’un pas. De la même façon, Bezet s’est progressivement rapproché
de « baiser », d’abord dans son acception de « poser les lèvres sur une
personne ou une chose par affection ou respect » (on disait de ces femmes
qu’elles avaient le « culte de saint Bezet » parce qu’elles en baisaient les
reliques) puis dans son acception familière de « faire l’amour ». Dans cet
autre sens, aller à Saint-Bezet ne s’emploie pas davantage de nos jours mais
il est vrai que notre temps n’est plus vraiment aux euphémismes.

311. La confrérie de sainte Caquette

« Oye, oye, oye ?


Jart, jart, jart ?
Apart, apart, apart ?
Va, va, va ?
Vole, vole, vole ?
Perrette, Perrette, Perrette,
En voyage à Saincte caquette,
Voyés vous point ceste tempeste,
De la mer va son sablat tenir,
Mais quelque fois la verrés revenir. »
(Clément Janequin, Le Caquet des femmes, v. 1545.)

C’est encore un compositeur qui nous fournit l’idoine citation. Dans


cette chanson, dont on vient de lire les dernières paroles, Janequin s’est
livré à son exercice favori, imiter grâce à sa maîtrise des sons et de la
prosodie les bruits suggérés par le texte, en l’occurrence, un exaspérant
brouhaha : le bavardage de la gent féminine. C’était, à son époque déjà, et
depuis longtemps, un inépuisable sujet de moquerie. La misogynie d’alors
ne voulait mettre dans la bouche des femmes que des propos futiles débités
sur un ton aigu avec une rapidité crispante. Si l’enfant babillait, si l’homme
parlait ou discourait, la femme, elle, ne pouvait que « caqueter ». «
Caqueter », cette onomatopée verbale évoque des bruits de basse-cour. Elle
est apparue au milieu du XVe siècle, en même temps que la chanson de
Janequin et que la chaise basse à dossier haut justement baptisée «
caquetoire » puisque destinée à favoriser ces conversations intempestives.
Le mot « caquet » est plus vieux de quelques décennies.
En 1517-1518, le caquet des femmes alimente une farce intitulée Le
Grand Voyage et pèlerinage de sainte Caquette. La bienheureuse Caquette
y est invoquée aussi bien par les dames qui parlent trop que par celles qui,
pour quelque raison, sont interdites de langue bien pendue. Pour entrer dans
la confrérie, les unes et les autres doivent d’abord, dans le plus grand
silence, aller en pèlerinage au sanctuaire de la sainte, puis lui faire leurs
dévotions et leurs offrandes. La satire du bavardage des femmes est aussi
prétexte à ridiculiser le trafic des reliques.
On se moquera longtemps encore du caquet féminin :
Dans Les Caquets de l’accouchée (1622) qui nous rapportent les
cancans de péronnelles allant rendre visite à une nouvelle accouchée : « Il y
a plus d’un mois entier que dedans Paris on nous appelle caqueteuses ; on
ne parle que du caquet des femmes. »
Dans le Tartuffe (1664) où Molière fait dire à Cléante : « À tous les sots
caquets n’ayons donc nul égard » (I, I), etc.
Le féminisme d’aujourd’hui, s’il n’a pas fait ces dames moins loquaces,
a du moins rendu obsolète le culte de sainte Caquette.

312. Apparition de saint Cucufin


Il eût été pour le moins surprenant que Voltaire, farouche critique de
l’Église catholique, qui écrivait que « Dieu ne doit pas pâtir des sottises du
prêtre » (Épîtres, 61), n’inventât pas un saint dérisoire pour tourner en
ridicule les injonctions du clergé. Ce fut fait en 1769 avec L’Apparition de
saint Cucufin. Ce récit pamphlétaire contient en quelques lignes malicieuses
et faussement dévotes tout l’anticléricalisme du philosophe : saint Cucufin,
qui vient d’être l’objet d’un service à la cathédrale de Troyes, descend du
ciel « dans une nuée éclatante ». Il veut défendre un pauvre paysan contre
les foudres du clergé local : le bougre a osé travailler le dimanche et pour
l’en punir on veut détruire son semoir ! Le bon Cucufin s’adresse en ces
termes au gardien des capucins : « Ne casse point le semoir de ce bon
homme ; […] il travaille pour les pauvres après avoir assisté à la sainte
messe. C’est une bonne œuvre […] ; va dire de ma part à monseigneur
l’évêque qu’on ne peut mieux honorer les saints qu’en cultivant la terre.
[…] Gloire à Dieu et à saint Cucufin. » Coup double : Voltaire se moque de
l’Église et brocarde les apparitions prétendues miraculeuses.
Messieurs les législateurs, avant de vouloir banaliser le travail
dominical, avez-vous seulement pensé à prier saint Cucufin ?

313. Dire une prière à saint Foulcamp


L’expression est nordique, utilisée à Valenciennes et, dans la forme «
saint Fous-le-camp », à Cambrai. C’est une façon bien imagée de dire «
s’en aller discrètement, filer à l’anglaise ».
Parmi les quelque 3 000 chansons composées par Albert Willemetz
(1887-1964), il en est une, éloquemment intitulée Sur la route de Saint-
Foulcamp et ironiquement sous-intitulée « chanson de route et de déroute »,
qui fait allusion à la retraite de l’armée franco-britannique pendant la
bataille de la Somme à l’été 1916.
Foulcamp, saint fantaisiste qui est censé protéger les péteux et les
couards, est une belle trouvaille de l’imagination populaire, au même titre
que saint Lambin, qui veille sur les nonchalants, que sainte Caquette (voir
supra) sous l’égide de laquelle se placent les bavardes, etc.

314. Et tout le saint-frusquin


Les linguistes ont glosé sur l’origine du mot frusquin. Il semble
employé pour la première fois en 1628-1629 avec le sens d’« habit
misérable » dans Le Jargon, ou langage de l’Argot réformé, comme il est à
présent en usage parmi les bons pauvres d’Olivier Chéreau : « Polissons
sont ceux qui ont des frusquins qui ne valent que froutiere ; en Hyver,
quand le gris boüesse, c’est lors que leur estat est le plus chenastre. » Le
mot frusquin est repris en 1710 par Antoine Baudron de Senecé dans son
conte La Confiance perdue avec le sens plus large d’« effets » de « petites
choses que l’on possède » : « Puis dans deux petits sacs mettant tout son
frusquin. » L’adjonction de « saint » est peu postérieure : c’est une manière,
sinon de canonisation, du moins de personnification comique, comme dans
saint Foulcamp (voir supra).
Le mot frusques, de toute évidence issu de frusquin et saint-frusquin,
apparaît à la toute fin du XVIIIe siècle avec l’acception d’« habits ».
Dans la genèse lexicale de frusquin et de frusques, on peut supposer
l’influence d’anciens mots comme « froc » (XIIe siècle) et « defroc » (1540 –
« défroque » en 1611), « fripe » (1616) et « fringuer » (XVe siècle – « se
faire valoir »), en lien avec le plus moderne « fringues » (1886). Dans tous
les cas, il est question d’habits de peu de valeur, que l’on traite sans grand
soin, que l’on « froisse » sans ménagement et dont le « fr – » initial imite
justement le « froissement », comme dans « froufrou », « frotter », « frôler
», et… tout le saint-frusquin. La locution est aujourd’hui employée au sens
de « et tout le reste ».

315. Attendre la Saint-Glinglin


Le latin signum a donné le français « seing », « signe » et « signature ».
« Seing » se retrouve dans « blanc seing » qui désigne un mandat ou tout
autre document où n’est apposée qu’une signature et que le destinataire est
libre de remplir comme bon lui semble. On parle aussi de « seing privé »
quand une convention contractuelle n’est garantie que par la signature d’un
tiers et non celle d’un officier public. « Seing » a aussi désigné la « cloche »
des églises qui, autrefois, rythmait la vie, indiquant les temps de prières
(matines, vêpres, angélus) et annonçant aussi des événements officiels :
mariages, enterrements (glas), dangers et déclarations de guerre (tocsin,
jadis écrit « toque-sein(g) »), etc.
C’est ce « seing »-là, signifiant « signal », qui s’est transformé en saint
dans Saint-Glinglin, le second élément, onomatopéique, imitant le son
même de la cloche. Le glin-glin d’antan correspond au « gling gling » ou au
« ding dong » d’aujourd’hui, au Klingel des germanophones, au clang des
anglophones, etc. On obtient du coup un drôle de saint. Comme il ne figure
pas au calendrier, on peut évidemment attendre éternellement que vienne le
jour de sa fête : cette échéance-là n’échoira jamais !
L’expression nous permet en outre de rendre hommage au facétieux
universitaire Robert Escarpit (1918-2000) et à ses jolis Contes de la Saint-
Glinglin.
316. Ventre-saint-gris !
Au Moyen Âge et à la Renaissance, le mot « ventre » avait un sens bien
plus large qu’aujourd’hui puisqu’il s’appliquait aussi à la cage thoracique et
donc au cœur. Nos ancêtres ont souvent juré par le ventre d’un saint, voire
de Dieu. Ainsi dans la farce médiévale dont il est le héros, Maistre Pierre
Pathelin (v. 1460) jure presque à chaque réplique : « Ventre saint Pierre »,
dit-il au drapier qui essaie de le voler en mesurant l’étoffe (sc. II). On
connaît également « ventre dieu », juron amoindri en « ventrebleu », «
ventreguienne », etc. On jurait aussi « par le sang de Dieu », expression
travestie en « palsambleu » ou par « sang-saint-gris » comme Xenomanes
dans le Pantagruel de Rabelais (livre IV, chapitre 9).
Mais au ventre de qui Henri IV faisait-il référence quand il s’exclamait
plus souvent qu’à son tour : « Ventre-saint-gris » ! On se perd en
conjectures. François Noël et L. J. Carpentier, dans leur Philologie
française de 1831, ont formulé une curieuse hypothèse : saint Gris serait
saint François d’Assise que l’iconographie nous représente souvent ceint
d’une corde et vêtu d’une bure grise, vêtement adopté par l’ordre des
Franciscains appelés justement « frères gris ». Ainsi, « ceint » aurait donc
donné « saint », par homophonie.
Dans une édition de 1835 des œuvres de Rabelais, saint Gris est
expliqué au glossaire par saint Gréal, entendons saint Graal. Le vase ayant
reçu le sang du Christ est appelé saint Grial en occitan et Saint-Gris
pourrait en être une abréviation. Le « sang-saint-gris » de Rabelais
signifierait alors logiquement « sang du saint Graal ».
Saint Gris pourrait aussi être compris comme un équivalent de saint
Ivrogne, une sorte de saint Soulard, par allusion à « être gris », être presque
ivre, mais ce sens figuré de « gris » n’est attesté qu’en 1690. Alors ! ?
Revenons à Henri IV et à ses jurons favoris. L’un d’eux est directement
lié au nom de son confesseur Pierre Coton (1564-1626) qui, lassé
d’entendre le Vert Galant blasphémer à tout-va en lançant des « jarnidieu !
», contraction euphémique de « je renie Dieu ! », l’aurait prié de jurer par
son nom plutôt que par celui du Créateur. Dans la bouche du Béarnais, « je
renie Coton ! » aurait donné « jarnicoton ! ».

317. Faire la sainte-nitouche

« Les uns cryoient : Saincte Barbe !


les aultres : Sainct George !
les aultres : Saincte Nytouche ! »

C’est au chapitre XXVII du Gargantua de Rabelais (1534) que sainte


Nytouche apparaîtrait pour la première fois. Elle s’y trouve en bonne
compagnie : sainte Barbe, patronne des artilleurs et des canonniers (qui a
donné son nom au magasin à poudre sur un navire) et saint Georges, patron
des cavaliers. Sainte Nitouche (on a dit aussi « sainte Mitouche »)
symbolise les fausses prudes qui affectent la vertu et l’innocence alors que
tout le monde sait bien leur penchant pour la bagatelle. Son nom est
malicieusement forgé sur l’expression « n’y pas toucher » ou « n’y touche
pas » que l’on peut comprendre de deux façons : une interdiction à celui qui
voudrait tenter sa chance (« bas les pattes ! ») ou un certificat de bonnes
mœurs pour la demoiselle qui ne saurait « manger de ce pain-là » (« je ne
suis pas celle que vous croyez ! »). Tout semble indiquer que ce diable
d’Alcofribas Nasier (anagramme forgé par et pour François Rabelais) serait
le créateur de sainte Nitouche.
En tout cas, cette patronne des fausses vierges rencontra un franc
succès. Bien des romans, certains à cinq sous, l’ont intégrée dans leur titre.
À part « bégueule », sainte Nitouche a réussi à détrôner bien des
expressions concurrentes comme « faire sa sucrée » ou « faire sa Sophie »,
cette dernière jouant sur l’étymologie de Sophie, du grec sophia, « sagesse
».
318. Le carnaval de saint Pansard
Près de Fourmies et d’Avesnes-sur-Helpe, dans le département du Nord,
à Trélon, le carnaval de saint Pansard (ou Pançart) est une affaire sérieuse
dont la tradition remonte au XVIe siècle. Ce saint fort sympathique est
directement lié au calendrier religieux puisqu’il est honoré les trois jours
gras précédant le mercredi des Cendres. Ce dimanche, ce lundi et ce Mardi
gras sont les derniers jours où réjouissances et ripailles sont permises avant
le carême chrétien et ses quarante-six jours d’abstinence de viande. C’est,
dans bien des pays, l’époque du carnaval dont le nom est issu du latin
médiéval carne, « viande » et levare, « enlever ». Il s’agit alors de se
remplir la panse pour fêter dignement saint Pansard, le bonhomme étant
représenté par un mannequin bourré de paille, ventripotent, dont les grosses
joues rouges tranchent sur le noir du costume. Saint Pansard est promené le
long des rues, suivi d’un long cortège de joyeux fêtards qui, à chaque étape
gourmande, le « bernent », c’est-à-dire le balancent dans une bâche et le
projettent en l’air. En fin de parcours, le diable en habit rouge, armé de sa
fourche, pique saint Pansard qui est projeté une dernière fois. Le
mannequin est ensuite brûlé pour renaître de ses cendres l’année suivante.
À l’occasion de ce Mardi gras, les enfants allaient quémander de maison en
maison en chantant : « Saint Pansard n’a pas soupé : vous plaît-il de lui en
donner ? Une petite croûte de pâté ? Taillez haut, taillez bas. Si vous n’avez
pas de couteau, donnez-lui tout le morceau. »
On trouve cette coutume toujours aussi vivante dans d’autres villes de
Flandre et de Picardie où l’on parle de saint Panchard, comme le prouve
cette moquerie à l’adresse des gourmands : « L’jour de saint Panchard,
ch’est t’fiête ! » (le jour de Saint-Pansard, c’est ta fête !). La même
tradition existe également dans certaines régions du Sud-Ouest comme le
Béarn, le Pays basque et la Navarre ; ainsi saint Pançart (ou sent Pançart
en béarnais) est-il honoré à Biarritz, Pau, Lescar, Oloron, etc.
319. La fête de la Saint-Patouillat
En Seine-et-Marne, la petite ville de Thomery a gagné sa notoriété
grâce à ses treilles de chasselas, au peintre Rosa Bonheur et à saint
Patouillat. Voici comment ce saint (presque) imaginaire est apparu :
Saint Amand de Maastricht, évangélisateur de la région sous Dagobert
I , fut élu patron de la ville. L’église qui lui fut construite au XIIIe siècle en
er

témoigne. Une statue en bois y représentait le saint que l’on invoquait ou


portait en procession par temps de grande sécheresse car saint Amand avait
le pouvoir de déclencher la pluie. Il suffisait que la statue se baigne les
pieds dans la Seine pour que le miracle s’accomplisse. Cette année-là (mais
laquelle ?), saint Amand fit beaucoup pleuvoir, trop pleuvoir, tant pleuvoir
qu’à Thomery, pour conjurer le déluge, on fit des neuvaines. De vaines
neuvaines ! car la pluie ne cessa point. Fous de rage, les habitants jetèrent
alors la statue dans le fleuve. On dit qu’elle remonta le courant jusqu’à
Montereau où elle fut repêchée. Vexé de ne plus être le saint patron de
Thomery, saint Amand se vengea en faisant systématiquement pleuvoir le
jour de sa fête, le 6 février, jour que les Thomeryons ont baptisé par dépit
Saint-Patouillat, du verbe patouiller, « patauger ».

320. Le jour de la Sainte-Touche


Jadis, la veille de la Sainte-Touche était vouée à sainte Espérance.
Souvent attendue avec grande impatience, la Sainte-Touche était le jour où
l’on touchait la paye. Émile Zola y fait allusion au douzième chapitre de
L’Assommoir (1877) :
« On célébrait la sainte Touche, quoi ! une sainte bien aimable, qui doit
tenir la caisse au paradis. »
En 1862, Émile Gaboriau célèbre sainte Touche dans Les Gens de
bureau, satire de la vie administrative. Il lui compose même une prière :
« Oh ! SAINTE TOUCHE, qu’il est doux de célébrer le jour de
votre fête ! […]
SAINTE TOUCHE, écoutez-nous ! le propriétaire s’impatiente, le
restaurateur ne veut plus faire crédit […].
SAINTE TOUCHE, priez pour nous ! les créanciers hurlent à nos
chausses.
SAINTE TOUCHE, ayez pitié de nous !
SAINTE TOUCHE, exaucez-nous ! »

Aujourd’hui où le paiement des salaires se fait impersonnellement, par


chèques ou virements bancaires, la Sainte-Touche a bien perdu de son
caractère officiel et festif. L’expression est même hors d’usage. On ne parle
plus que de « jour de paye », et encore de façon humoristique, quand on
veut indiquer à l’interlocuteur qu’il a oublié de remonter une certaine
fermeture Éclair. Dans une telle circonstance, il serait évidemment
équivoque de lui lancer : « Dis donc, c’est le jour de la Sainte-Touche ! »

LES SAINTS DANS LES DICTONS DE NOS


CAMPAGNES

L’exigence de bonnes récoltes a poussé nos ancêtres paysans à observer


attentivement les aspects changeants du ciel et à en déduire des centaines de
constats et prévisions en forme de dictons. Le nom du saint du jour leur
fournissait la rime qui, quelque approximative qu’elle fût, en facilitait la
mémorisation. De là à croire que le saint en question intercédait
personnellement dans le résultat météorologique… C’est bien en tout cas
l’une des raisons pour lesquelles l’Église catholique a décidé de supprimer
progressivement de son officiel cycle liturgique les saints liés aux
superstitions du monde rural, marqués au coin du paganisme. Au gré des
volontés papales et des conciles, le calendrier sanctoral et par voie de
conséquence ceux, plus populaires, des postes ou de l’almanach Vermot
connurent de nombreux réajustements, voire des bouleversements. En 1841,
dom Prosper Guéranger, dans son Année liturgique, déplorait déjà que la
commémoration de nombreux saints ait été retranchée du nouveau
bréviaire. Suppressions aussi avec les Motu proprio (du latin « mouvement
propre » donc, « de sa propre initiative ») successifs de Jean XXIII (juillet
1960), de Paul VI (août 1969*), ce dernier remis en question par le Motu
proprio de Benoît XVI du 7 juillet 2007. Les saints à la biographie douteuse
ou objets d’une trop déraisonnable idolâtrie furent ainsi épisodiquement
priés… de laisser leur place à de nouveaux arrivants, disparaissant
totalement du calendrier ou devenant des « mémoires facultatives ». Les
tristes saints de glace furent évidemment parmi les premiers dans le
collimateur. Pancrace fut la première victime : son sort fut scellé dès 1811
où on lui substitua Achille. En 1971, exit Mamers, remplacé par Philippe et
Jacques puis par Estelle ; en 1972, adieu Servais qui céda sa place à
Rolande. Bon vent aussi à de multiples autres saints qui se trouvèrent ne
plus être vraiment… en odeur de sainteté.
Tous ces martyrs déchus n’ont pourtant pas disparu d’un monde paysan
dont ils continuent de rythmer les jours. La tradition est solide qui fonde la
vie de nos campagnes comme elle a fondé la vie religieuse. Par ailleurs, il
semble bien que de nouveaux dictons aient été inventés pour correspondre
aux nouveaux arrivants.
Il faut aussi prendre en compte que bien des dictons météorologiques
liés à la célébration des saints sont antérieurs au 15 octobre 1582, date à
laquelle le calendrier grégorien (institué par Grégoire XIII) a remplacé le
calendrier julien (instauré par Jules César). Pour de complexes raisons
astronomiques, les deux calendriers présentaient à cette époque une
différence de dix jours, le 15 octobre du nouveau calendrier correspondant
alors au 5 de l’ancien, mais plus le temps passe et plus la différence
augmente.
Relativité dans le temps mais aussi relativité dans l’espace puisqu’il
apparaît souvent que certains dictons ne valent que pour une région
déterminée.
Ainsi sont nées des litanies en forme de proverbes dont il est bien
difficile de dire si elles sont fiables et quelles dates précises leur
correspondent*. En voici un florilège.

* Sous les dictons sélectionnés, les abréviations N.C., « nouveau calendrier


» et A.C., « ancien calendrier » correspondent respectivement aux
calendriers d’après et d’avant la réforme liée à Vatican II. L’absence
d’abréviation signifie que la fête du saint n’a pas changé de date.

Les saints de la pluie


La pluie est un élément essentiel de la vie des agriculteurs. Pour que les
récoltes soient au rendez-vous, il faut qu’elle tombe ni trop tôt, ni trop tard,
ni trop, ni trop peu (la démesure en ce domaine, on l’a vu, a valu à saint
Amand d’être rebaptisé saint Patouillat). Ainsi se sont forgés de nombreux
dictons où la pluie est considérée tantôt néfaste tantôt bienfaisante. On y
remarque plusieurs références, sans doute plus ou moins conscientes, à
l’épisode biblique du Déluge et ses quarante jours de pluie. On y rencontre
le plus célèbre des saints céphalophores, on y fait rimer Médard avec «
pissard » et « riflard » et l’on y apprend qu’il peut être parfois salutaire, par
l’entremise des sarments, de mettre de l’eau dans son vin.

321. De sainte Béatrice la nuée assure six semaines


mouillées

13 février (N.C.)
Plusieurs Béatrice ont été canonisées. La nôtre, dont la fête est fixée au
13 février, est Béatrice (Beatrix) d’Ornacieux qui prit le nom du village
dauphinois où elle naquit, en Isère, près de La Côte-Saint-André. Sa
vocation religieuse fut précoce puisque à l’âge de treize ans elle entra à la
chartreuse de Notre-Dame de Parménie, en Isère. Dans la Drôme, près de
Romans, elle fonda le monastère d’Eymeux. Elle y mourut le 25 novembre
1303, dans le plus total dénuement, après avoir connu de nombreuses
expériences mystiques alternant extases et persécutions démoniaques. Elle
fut béatifiée en 1869.
Six semaines mouillées : s’il pleut à la Sainte-Béatrice, il pleuvra donc
jusqu’au 27 mars, soit quarante-deux jours, plus que le Déluge en somme et
c’est sans doute mieux ainsi puisque la pluie de cette période est bénéfique
aux récoltes, comme nous le disent deux autres proverbes : « Pluie de
février emplit les greniers » ou encore, « Pluie de février vaut un fumier. »
Sainte Béatrice doit donc en être remerciée, elle dont le nom vient du latin
beatus, « bienheureuse, bénie » et dont la fête tombe, n’en déplaise aux
superstitieux, un 13 février, nombre fatidique depuis l’épisode biblique de
la Cène et de ses treize convives, précédant la trahison de Judas et la mort
de Jésus.

322. S’il pleut à la Saint-Benoît, il pleuvra trente-sept


jours plus trois

11 juillet N.C. (21 mars A.C.)

Décidément, l’image du Déluge a dû marquer l’imagination populaire.


En effet, les prévisions de pluie nous parlent souvent de quarante jours :
Sainte-Béatrice, Saint-Benoît, Sainte-Madeleine, Saint-Médard, même topo
! Il faut dire que la symbolique du nombre quarante est universelle. Dans la
Bible, quarante signifie l’attente, l’épreuve ou le châtiment. C’est, en
années, la durée des règnes de Saül, de David et de Salomon, l’errance dans
le désert des Hébreux infidèles, l’âge de Moïse quand il est appelé par Dieu
et, en jours, sa retraite sur le Sinaï avant de recevoir les Tables de la Loi.
C’est encore pendant quarante jours que Jésus doit jeûner dans le désert
avant d’être tenté par le diable, etc.
Quarante jours de pluie en plein été ? Que les amateurs de farniente et
de bains de soleil se rassurent, le dicton doit être replacé dans le contexte de
l’ancien calendrier (avant 1971) ou saint Benoît était fêté le 21 mars. Mais
le dicton n’est-il pas tout aussi chagrin si le déluge prévu commence au
premier jour du printemps ?
Quelle que soit la date, saint Benoît ne saurait en être tenu responsable,
lui dont le nom est issu du latin benedictus, « (celui qui est) béni », lui qui
est devenu le patron, entre autres, des agriculteurs et paysans, lui dont la
devise monastique était ora et labora, « prie et travaille ! ». Ce principe
fonde sa fameuse règle, suivie depuis quinze siècles par l’ordre religieux
qu’il a créé et auquel il a donné son nom : l’ordre des Bénédictins. Né en
Nursie vers 480, saint Benoît mena une vie d’ermite avant de fonder en 530
l’abbaye du mont Cassin (Monte Cassino) entre Rome et Naples. Il y
rédigea sa règle et y mourut en 547.

323. Pluie violente à la Saint-Christophe, peut mener


à la catastrophe

25 juillet

Son nom grec, Khristophoros, nous dit qu’il a porté le Christ. Racontée
par Jacques de Voragine (v. 1228-1298), comme celle de 179 autres martyrs
chrétiens, dans la Légende dorée, la vie du géant saint Christophe comporte
le célèbre épisode à l’origine de sa conversion. Portant un petit enfant pour
lui faire traverser une rivière, Christophe, malgré sa taille et sa corpulence,
faillit périr tant le poids qu’il avait sur les épaules était devenu considérable.
Il déclara avoir eu l’impression de porter le monde sur ses épaules. L’enfant
lui dit alors : « Tu n’as pas eu seulement tout le monde sur toi, mais tu as
porté sur les épaules celui qui a créé le monde : car je suis le Christ ton
roi… »
L’épisode qui appartient à la Tradition mais n’apparaît pas dans les
Évangiles explique que le saint soit devenu le protecteur de tous ceux qui
voyagent (voir 379, Si tu as vu saint Christophe, tu ne crains aucune
catastrophe). Saint Christophe mourut en martyr vers 250. Il est fêté le 25
juillet, jour qui, s’il est fortement pluvieux, peut avoir des conséquences
évidemment désastreuses pour les récoltes. Ne dit-on pas aussi qu’ « à la
Sainte-Christine (donc la veille), les blés perdent leurs racines » ? Cette
crainte d’une pluie violente et destructrice le jour de sa fête explique sans
doute que l’on invoque parfois saint Christophe contre les orages et la grêle.

324. S’il pleut à la Saint-Denis, la rivière sort neuf


fois de son lit

9 octobre

Denis fait partie, avec Clair (de Beauvaisis), Juste (de Beauvais),
Nicaise (de Reims) et quelques autres, des saints « céphalophores », c’est-à-
dire des martyrs qui, décapités, ont porté leur tête entre leurs mains.
Il fut, au IIIe siècle, le premier évêque de Paris. Venu d’Italie avec six
autres missionnaires pour évangéliser la Gaule, saint Denis effectua de
nombreuses conversions dans la région de Lutèce, future Paris. Il s’y fixa
avec deux compagnons : le prêtre Rustique et le diacre Éleuthère. En ce
temps-là, l’empereur romain Dèce avait entrepris une systématique
persécution des chrétiens. À l’endroit qui deviendra Montmartre, c’est-à-
dire, « Mont des martyrs » (en latin Mons Martyrum), les trois
missionnaires furent arrêtés et décapités vers 250. Denis alors se releva, prit
sa tête entre ses mains et marcha jusqu’à Catolacus où il s’effondra. Son
corps fut jeté dans la Seine. Des chrétiens le repêchèrent et l’inhumèrent à
Catolacus, près du lieu où, quelque deux cents ans plus tard, sainte
Geneviève, patronne de Paris, fera édifier une église. Les reliques de saint
Denis y seront déposées vers 630. Catolacus sera rebaptisé Saint-Denis et
l’église deviendra la basilique où sont inhumés les rois de France.
Par un curieux hasard, un département, la Seine-Saint-Denis, associe
désormais le nom de l’évêque martyr à celui du fleuve où son corps fut jeté.
Il est non moins étrange que le 9 octobre, s’il est pluvieux, annonce des
débordements de ce même fleuve. Un autre dicton prédit d’ailleurs cette
abondance des eaux : « S’il pleut le jour de Saint-Denis, tout l’hiver aurez
de la pluie. » En ce qui concerne la Seine, pluies torrentielles et crues
hivernales subséquentes se sont vérifiées à maintes reprises. Certaines ont
détruit des ponts, submergé des villages et des quartiers de la capitale, noyé
des Parisiens. Il serait intéressant de vérifier si, ces années-là, il plut à la
Saint-Denis.
Peut-on au moins, s’il fait beau le 9 octobre, espérer un hiver plus
clément ? Pas si sûr ! Car voici ce que dit un troisième proverbe : « Beau
temps à la Saint-Denis, hiver pourri ! » Les prédictions sont contradictoires
: saint Denis aurait-il donc perdu la tête ?

325. À la Sainte-Madeleine, il pleut souvent, car elle


vit son Maître en pleurant

22 juillet

Pleurs et pluie, le lien poétique a inspiré le Verlaine des Romances sans


paroles : « Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville. »
L’imagination populaire a aussi comparé la pluie à des larmes, en
l’occurrence, celles de Marie-Madeleine.
D’autres proverbes disent la même chose, moins explicitement : « S’il
pleut à la Sainte-Madeleine, il pleut pendant six semaines » (l’idée du
Déluge, encore et toujours !), « Sainte-Madeleine, pluie amène ».
Cette sainte, fêtée le 22 juillet, est traditionnellement assimilée à la
pécheresse repentante de l’Évangile de Luc :

« Et voici, une femme pécheresse qui se trouvait dans la ville, ayant


su qu’il était à table dans la maison du pharisien, apporta un vase
d’albâtre plein de parfum, et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle
pleurait ; et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les
essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum. » (Luc,
VII, 37-38.)

Le nom de Marie Madeleine, ou Maria Magdalena, vient du village de


Galilée dont elle était originaire, Magdala (aujourd’hui Migdal). Après
avoir évangélisé la Provence, Marie Madeleine se serait retirée pendant les
trente-trois dernières années de sa vie dans une grotte du massif de la
Sainte-Baume (Bouches-du-Rhône). Son culte s’est répandu en Europe à
partir du XIIe siècle.
Les larmes de notre pécheresse ont aussi donné naissance à l’expression
« pleurer comme une Madeleine » (1833).

326. Quand il pleut à la Saint-Médard, il pleut


quarante jours plus tard, à moins qu’à la Saint-
Barnabé ne brille un beau soleil d’été

8 juin

On dit aussi, « à moins que saint Barnabé ne lui coupe (l’herbe sous) le
pied » ou « ne lui donne un coup de pied » ou « ne vienne l’arrêter » ou «
ne vienne lui couper le nez » ou « n’arrête le robinet ».
Ce dicton, célèbre entre tous et de caractère universel, les Frères
Jacques en ont donné une version argotique :
« Quand il pleut le jour de la Saint-Médard
Pendant quarante jours faut prendre son riflard. »

Médard fut évêque de Vermand en 530, puis, à la suite du transfert du


siège épiscopal, évêque de Noyon et Tournai. Il avait un jumeau, Gildard,
qui fut évêque de Rouen. L’un et l’autre auraient assisté saint Rémi lors du
baptême de Clovis en 496. Médard convertit un grand nombre de païens au
catholicisme et se porta souvent au secours des plus démunis. Il serait aussi
à l’origine de la fête de la rosière qu’il aurait instituée à Salency, près de
Noyon, pour honorer la jeune fille la plus « impeccable », c’est-à-dire
étymologiquement exempte de tout péché. Il mourut à Noyon vers 560. Son
corps fut transporté à Soissons où Clotaire Ier fit construire l’abbaye qui
porte son nom. Des reliques du saint sont aussi conservées en l’église Saint-
Médard de Paris.
Une légende prétend que Médard aurait été protégé du Déluge (tiens,
tiens !) par un aigle déployant ses ailes. Cet épisode explique que saint
Médard soit devenu un faiseur de pluie et que les agriculteurs, dont il est
l’un des saints patrons, craignent qu’il ne pleuve le jour de sa fête, le 8 juin.
Quatre jours après la Saint-Médard se fête la Saint-Barnabé. Barnabé
était un lévite (membre de la tribu de Lévi) cypriote, compagnon de saint
Paul avec qui il remplit une mission d’évangélisation à Antioche et à
Chypre. On lui attribue un évangile apocryphe. La Tradition le fait mourir
en martyr à Salamine après avoir été lapidé. Invoqué contre la grêle, saint
Barnabé aurait donc un pouvoir épisodique et limité : arrêter la pluie
déclenchée le jour de la Saint-Médard que l’on qualifie parfois de « grand
pissard ».

327. Pluie de la Sainte-Sabine est une grâce divine

29 août
Il est vrai qu’une petite pluie le 29 août, fête de sainte Sabine, quelques
jours après l’écrasante canicule, est une véritable bénédiction, tant pour les
hommes que pour les animaux et les plantes.
Sabine, native de Vindena, prit le nom de la province dont elle était
originaire, Sabina, ancienne région italienne (aujourd’hui en Ombrie),
connue pour les jeunes filles que les Romains de Romulus firent enlever au
cours d’un fameux épisode mythologique immortalisé par les tableaux de
Cortona, Poussin et David.
La légende de sainte Sabine ou Savine nous est rapportée dans un texte
anonyme du VIe siècle : la Passio Serapiae et Sabinae. Sabine aurait été
convertie au christianisme par Serapia, son esclave venue de Syrie.
Dénoncée et exécutée sous le règne de l’empereur Hadrien, entre 117 et
138, Serapia fut ensevelie par Sabine elle-même qui, à son tour, fut
martyrisée. Les restes de sainte Sabine furent transportés à Rome. Le prêtre
Pierre d’Illyrie lui fit élever une basilique sur la colline de l’Aventin entre
422 et 432.
Il existe toutefois d’autres « vies de sainte Sabine » dont celle relatée
par Jacques de Voragine dans sa Légende dorée. Savine, sœur de Savinien,
y appartient à une noble famille de Samos. Partie à la recherche de son frère
à Troyes, Savine arrive dans la cité des Tricasses pour apprendre qu’il vient
d’être atrocement martyrisé. Alors, Savine défaille et meurt. Cela se passe
au IIIe siècle, sous le règne de l’empereur Aurélien. Quatre siècles plus tard,
en mémoire de la sainte, l’évêque de Troyes fit élever un oratoire autour
duquel s’édifia le village de Sainte-Savine.
Sabine de Vindena ? Sabine de Samos ? À laquelle devons-nous parfois
la grâce divine d’une pluie bienfaisante au plus fort de l’été ?

328. Pluie d’orage à la Saint-Silvère, c’est beaucoup


de vin dans le verre
20 juin

10 décembre 536 : le général Bélisaire s’empare de Rome au nom de


Justinien Ier, empereur romain d’Orient. C’est une étape importante dans la
reconquête de l’Empire romain d’Occident, aux mains des Barbares depuis
476.
Justinien, influencé par son épouse, l’impératrice Théodora, fait alors
adopter le monophysisme, doctrine religieuse byzantine qui ne reconnaît
que la nature divine du Christ. Élu depuis peu au pontificat, le pape Silvère,
défenseur de la vraie foi affirmant la double nature divine et humaine du
Christ, s’oppose à Justinien et à la volonté de Théodora de réhabiliter
Anthimus, patriarche hérétique de Constantinople. Silvère est alors exilé en
Lycie mais, ayant réussi, contre toute attente, à faire reconnaître sa
légitimité papale, il remonte sur le trône de saint Pierre. Une nouvelle
conspiration l’accuse alors de trahison et le force à abdiquer en 537. Il doit
s’exiler à Palmarola, l’une des îles Pontines, où il meurt le 20 juin.
Silvère n’aurait été ni béatifié ni canonisé mais simplement proclamé
saint par le peuple.
Quant à Justinien et Théodora qui le destituèrent et l’exilèrent, ils furent
sanctifiés par l’Église orthodoxe. Gageons donc que Dieu a reconnu les
siens !
Le dicton de la Saint-Silvère fait partie de ceux qui, notamment en
Aquitaine, sont liés à la vigne et au vin. À l’en croire, une pluie d’orage le
20 juin permettrait une vendange prospère. Il est à rapprocher de celui qui
prétend que « la pluie le jour de saint Robert (30 avril), de bon vin remplira
ton verre » et d’un autre selon lequel « pluie du jour de saint Grégoire (3
septembre), autant de vin de plus à boire ». Voilà donc de fort bons augures
où l’eau, pour une fois, n’est pas ennemie du vin ; encore faut-il que Robert,
Silvère et Grégoire ne soient pas démentis le 29 juin par le saint huissier du
paradis car « pluie de la Saint-Pierre, vinée réduite d’un tiers » ! En outre
(sans jeu de mots !), comment le présage de saint Silvère peut-il ne pas être
partiellement contredit par cet autre proverbe : « Prépare autant de tonneaux
que juin a de jours beaux » ? L’essentiel est que le vigneron s’y retrouve.

329. S’il pleut à la Saint-Victorien, ton grenier sera


plein de foin

23 mars

Condamné comme hérétique au concile de Nicée en 325, l’arianisme


(du nom de son fondateur, Arius) était une doctrine niant la
consubstantialité du Christ et de Dieu. Ce fut cependant la religion
d’Hunéric (v. 430-484), roi des Alains et des Vandales d’Afrique du Nord.
Tyran sanguinaire, Hunéric fut particulièrement hostile aux chrétiens, qu’il
persécuta avec une extrême violence. Victorien, le proconsul (gouverneur)
de Carthage qu’Hunéric avait lui-même nommé, fut martyrisé en 484 avec
quatre marchands d’Hadrumète (aujourd’hui Sousse en Tunisie), pour avoir
refusé d’abjurer sa foi catholique, malgré les richesses et les honneurs que
le tyran lui promettait en échange. Hunéric en fut-il puni par la colère
divine ? En tout cas, il mourut de la peste le 23 décembre de cette même
année 484.
Saint Victorien, dont le nom est dérivé du latin victor, « vainqueur », est
fêté le 23 mars, jour que les paysans, picards entre autres, souhaitaient
pluvieux pour être sûrs, à la belle saison, de remplir leur grenier de foin,
faisant ainsi le bonheur des troupeaux d’hiver. Plutôt que de « grenier »,
mot issu du latin granum, « grain, graine », il serait plus juste, en
l’occurrence, de parler de « fenil », mot qui, comme « foin », « faner », «
faneur » et « fenaison », est issu du latin fenum, « foin ». Mme de Sévigné
faisait-elle ses dévotions à saint Victorien, elle qui, le 22 juillet 1671,
écrivait à M. de Coulanges : « Savez-vous ce que c’est que faner ? Il faut
que je vous l’explique : faner, c’est la plus jolie chose du monde, c’est
retourner du foin en batifolant dans une prairie » ? La Saint-Victorien, c’est
un peu comme la conjuration d’une Saint-Aubin mouillée car l’on dit aussi :
« Quand il pleut à la Saint-Aubin (le 1er mars), n’as ni paille, ni foin, ni
grain. »

Les saints de l’hiver, du froid et du vent


Le vent et la froidure ne sont pas les apanages du seul hiver. Ils
deviennent même encore plus redoutables de n’être pas hiémaux car ils
recèlent alors de bien mauvais augures, des calamités et jours sombres
annoncés, à l’instar des funestes saints de glace qui tiennent une place si
importante dans le calendrier des agriculteurs, viticulteurs et jardiniers alors
même qu’ils ont été progressivement bannis de celui, officiel, de l’Église.

330. Entre Sainte-Adèle et Saint-Vincent, les gelées


ont plus de mordant

24 décembre (N.C.) – 22 janvier

Parmi les fléaux les plus redoutés, le gel, si souvent cité dans les dictons
populaires, tient la première place. Les gelées d’hiver sont moins à craindre
que celles de printemps ou d’automne puisque alors, la végétation est au
repos mais encore faut-il que la baisse des températures demeure limitée.
Ce dicton nous parle de deux dates entre lesquelles il peut geler de plus en
plus durement, à pierre fendre : le 24 décembre, jour de la Sainte-Adèle et
le 22 janvier, jour de la Saint-Vincent.
Adèle (v. 675-735) était la fille de Dagobert II d’Austrasie donc
l’arrière-petite-fille de Dagobert Ier, roi des Francs. Disciple de saint
Boniface, l’apôtre de Germanie, elle fonda le monastère de Pfalzel, près de
Trèves (Trier) et en fut la première abbesse. Elle y éduqua son petit-fils,
futur saint Grégoire d’Utrecht. Le nom « Adèle » vient du germanique Adel,
« noblesse ».
L’Église reconnaît plusieurs saint Vincent. Celui dont la fête tombe le
22 janvier est saint Vincent de Saragosse qui mourut torturé par Dacien,
proconsul d’Espagne, sous le règne de Dioclétien (284-305). D’Espagne,
vers 543, Childebert Ier ramena à Paris une croix d’or et la tunique de saint
Vincent. Pour les honorer, il fit construire une abbaye nommée Sainte-
Croix-Saint-Vincent, devenue par la suite Saint-Germain-des-Prés. Saint
Vincent a été élu patron des vignerons, sans doute à la suite d’un jeu de
mots sur la première syllabe de son nom, « vin- », nom qui est issu du latin
vincere, « vaincre ». Saint Vincent est cité dans plusieurs dictons
météorologiques, le jour de sa fête se situant à une période cruciale de
l’hiver où le froid peut battre en retraite, permettant à la vigne de bientôt
redémarrer sa croissance, si le gel n’en a pas détruit les bourgeons dormants
: ne dit-on pas aussi qu’« à la Saint-Vincent, la sève monte dans les
sarments » ou « à la Saint-Vincent, clair et beau, autant de vin que d’eau »
ou encore « à la Saint-Vincent, claire journée vous annonce bonne année »
ou enfin « à la Saint-Vincent cesse la pluie et vient le vent » ?

331. À la Sainte-Agnès, souvent l’hiver progresse

21 janvier

Sainte Agnès est fêtée le 21 janvier, à une période où l’on peut observer
un tournant de l’hiver. En effet, le froid peut alors soit déposer les armes,
soit reprendre de plus belle. Ce possible changement de temps est confirmé
par les proverbes relatifs au lendemain, 22 janvier, jour de la Saint-Vincent
(voir supra) et à la veille, 20 janvier, jour de la Saint-Sébastien où, dit-on, «
l’hiver reprend ou se casse les dents ». Un peu plus tard, le 25 janvier, jour
de la conversion de saint Paul, on prétend aussi que « l’hiver se rompt le col
». Le dicton de la Sainte-Agnès nous indique toutefois qu’à cette étape de
janvier l’hiver est, hélas, plus souvent victorieux que vaincu.
e
Sainte Agnès, vierge et martyre sous Dioclétien, au tout début du IV

siècle, est parfois associée à saint Pancrace qui subit le martyre à la même
époque et au même âge (voir 344, Sont bien nommés les saints de glace
Mamert, Gervais et Pancrace). Son panégyrique a été écrit par plusieurs
auteurs dont Jacques de Voragine (Légende dorée) et saint Ambroise,
évêque de Milan (De Virginibus). Dès l’âge de dix ans, Agnès se consacra
au Christ. Deux ans plus tard, ayant repoussé les avances d’un jeune
homme, fils du préfet de Rome, elle fut enfermée dans un lieu de
prostitution qui, miraculeusement, devint lieu de prière. Condamnée à être
brûlée vive, le feu l’épargna mais fit périr le peuple qui assistait au
châtiment. Alors, le préfet de Rome ordonna qu’on lui tranche la gorge.
Sainte Agnès, dont le nom est issu du grec hagnos, « chaste, pur », est
la protectrice des vierges. Elle est aussi la patronne des fiancées et des
jardiniers, la virginité étant symbolisée par le « jardin clos » du Cantique
des cantiques. Une tradition s’est instaurée le jour de la Sainte-Agnès : le
pape bénit les agneaux dont la laine sert à confectionner le manteau
(pallium) des archevêques. En effet, une autre étymologie rapproche le nom
d’Agnès du latin agnus, « agneau », car la sainte, douce comme un agneau,
a aussi offert sa vie à l’image de l’agneau de Dieu.
Notons que c’est le jour de la Sainte-Agnès que Louis XVI fut décapité,
le 21 janvier 1793 à 10 h 20. Un hiver progressa-t-il ce jour-là ?

332. Bise et grand vent à la Saint-Amand font mal au


froment

7 février

On a déjà mentionné saint Amand dans le chapitre consacré aux saints


fantaisistes, non qu’il le fût lui-même, mais parce que les habitants de
Thomery l’ont rebaptisé saint Patouillat (voir 319).
e
Bien qu’originaire du bas Poitou à la fin du VI siècle, saint Amand est
considéré comme le fondateur de l’Église de Belgique, ayant évangélisé la
Gaule du Nord, plus précisément les pays de la Scarpe et de l’Escaut. Il fut
auparavant ermite dans un monastère de l’île d’Yeu, puis à Tours près du
sanctuaire de saint Martin et enfin à Bourges. Après avoir voué une grande
partie de sa vie au silence, il fut nommé évêque en 630, année où il baptisa
Sigebert, fils de Dagobert Ier. Amand eut aussi, pendant quelques années, la
charge de l’évêché de Maastricht. Il préféra cependant revenir à sa vocation
de missionnaire itinérant, créant des communautés de prière à partir
desquelles plusieurs abbayes furent créées. Celle qu’il fonda au confluent
de la Scarpe et de l’Elnon reçut le nom d’abbaye d’Elnone. Il y mourut en
679. L’abbaye sera plus tard renommée Saint-Amand, la ville édifiée autour
du sanctuaire devenant Saint-Amand-les-Eaux.
Saint Amand est localement fêté le 6 février en Belgique et le 7 en
France, époque où le tallage du froment, destiné à faire la farine panifiable,
peut être stoppé si la température est inférieure à trois degrés. Le dicton
semble surtout valoir pour le centre de la France (Orléanais et Touraine).

333. À la Saint-François vient le premier froid

4 octobre

Vingt et un François ont été canonisés, mais cinq seulement figurent au


calendrier liturgique de l’Église de Rome :
François de Sales, fêté le 24 janvier ; François de Paule, fêté le 2 avril ;
François Borgia, fêté le 10 octobre ; François Xavier, fêté le 3 décembre et
François d’Assise, fêté le 4 octobre.
Né et mort à Assise (Assisi), saint François (1181-1226) fut tôt
surnommé le « petit pauvre » (Il Poverello) car il avait fait de la pauvreté
évangélique son idéal spirituel. En 1206, il quitte sa riche famille et mène
une vie errante de prédicateur. Il vit de mendicité et forme, avec plusieurs
compagnons, le tout premier noyau d’une confrérie qu’il nomme « ordre
des Frères mineurs ». Le pape Innocent III en approuve les statuts en 1210.
En 1212, François rencontre Claire d’Assise (sainte Claire) et l’assiste dans
sa fondation de l’ordre des « Pauvres Dames », dites Clarisses,
communauté féminine correspondant à celle des Frères mineurs. De très
nombreux disciples continuent de rejoindre saint François, à tel point que
l’ordre doit s’organiser et se hiérarchiser, contre le souhait de son fondateur
dont les principes apostoliques ne sont plus vraiment respectés. François
rédige pourtant les règles de son ordre avant de se retirer dans son ermitage,
à Assise, confiant la direction des Frères mineurs à Pierre de Catane.
L’ordre est officiellement approuvé en 1223 par le pape Honorius III. Ses
membres seront qualifiés de « franciscains ». Avant de mourir, saint
François rédige son Cantico di Frate Sole (« Cantique du frère Soleil »),
premier grand poème de langue italienne en dialecte ombrien. On connaît
aussi les Fioretti (« petites fleurs »), recueil anonyme du XIVe siècle
retraçant sa légende. On y lit : « Le glorieux confesseur du Christ, monsieur
saint François, passa de cette vie l’an de notre Seigneur MCCXXVI, le
quatrième jour d’octobre, et fut enseveli le dimanche. » Il sera canonisé en
1228.
Le dicton observant qu’« à la Saint-François vient le premier froid » se
teinte d’une nuance bien singulière quand on sait que François d’Assise a
vécu dans une grotte, en plein hiver, dans le dénuement le plus total, sans
jamais ressentir la froidure.

334. Temps de Saint-Gildas, temps de glace

29 janvier (N.C.)
e
Gildas est né en Écosse (Dumbarton) à la fin du V siècle et mort en
Bretagne (île de Houat) en 570. Surnommé sapiens (« le Sage »), il prêcha
le christianisme en Irlande et dans le nord de l’Angleterre avant de se retirer
en Bretagne dans une caverne de l’île de Houat. Il s’installa ensuite sur la
presqu’île de Rhuys où, transformant un château légué par le comte
Guérech, il fonda le monastère de Rhuys, aujourd’hui Saint-Gildas-de-
Rhuys. Le nom de saint Gildas est bien représenté en Bretagne puisqu’on
trouve, outre Saint-Gildas-de-Rhuys et Saint-Gildas-des-Bois en Loire-
Atlantique, une île Saint-Gildas dans les Côtes-d’Armor.
Saint Gildas est fêté le 29 janvier, en plein cœur de l’hiver. Si l’hiver ne
s’est pas « cassé les dents » le 20 janvier à la Saint-Sébatien, le 22 janvier à
la Saint-Vincent (voir 343) ou « rompu le col » le 25 à la conversion de
saint Paul (voir 341), il est probable que, selon les régions, la Saint-Gildas
soit en effet glaciale.

335. À la Sainte-Gisèle, prends garde s’il gèle

7 mai (N.C.) 21 mai (A.C.)

Le 7 mai, jour de la Sainte-Gisèle, n’est pas très éloigné des saints de


glace : une soudaine baisse de la température nocturne peut déjà entraîner
des gelées matinales et mettre les cultures en péril. D’autres dictons mettent
les paysans sur leur garde comme celui de la Sainte-Estelle (11 mai,
autrefois Saint-Mamert, premier saint de glace) : « Gare s’il gèle à la
Sainte-Estelle ! » On dit aussi à propos du 16 mai : « À la Saint-Honoré, s’il
fait gelée, le vin diminue de moitié. » Ces gelées tardives, particulièrement
redoutées des viticulteurs, peuvent se produire n’importe quand dans le
mois (donc aussi le 21 mai pour la Sainte-Gisèle de l’ancien calendrier), au
moins jusqu’au 24 car, « après la Sainte-Angèle, le jardinier ne craint plus
le gel » (la fête de sainte Angèle Mérici a été déplacée au 27 janvier et
remplacée le 24 mai par celle de saint Donatien et saint Rogatien).
Revenons à sainte Gisèle. Il s’agit de Gisèle de Bavière (v. 985-1060)
devenue la première reine de Hongrie par son mariage avec Étienne Ier. Ils
contribuèrent tous deux à l’évangélisation de leur royaume. En 1045, sept
ans après la mort de son époux, pour fuir la tyrannie de son successeur
Pierre, Gisèle retourna dans sa Bavière natale et se retira au couvent de
Niedernburg, à Passau, où elle prit le voile. Plusieurs membres de la famille
de sainte Gisèle furent aussi sanctifiés : Étienne de Hongrie devint saint
Étienne le 20 août 1083 en même temps que leur fils cadet Émeric ou
Aymeric (Imre en hongrois) devint saint Émeric. Le frère de sainte Gisèle,
Henri II, empereur romain germanique, fut canonisé en 1146.

336. S’il gèle à la Saint-Guénolé, au taureau, ferme le


pré !

3 mars (N.C.)

Guénolé, ou Gwénolé, voit le jour dans une famille marquée par la


sainteté : ses parents sont saint Fragan et sainte Gwenn, sa sœur sainte
Clervie et ses frères saint Jacut et saint Guéthénoc. Sans doute originaires
du pays de Galles, Guénolé et ses parents s’installent en Armorique dans un
village qui prendra le nom du père : Ploufragan (en breton, « paroisse de
Fragan ») dans les actuelles Côtes-d’Armor. Guénolé est alors envoyé dans
une petite île de l’archipel de Bréhat, dans l’ermitage de saint Budoc, pour y
parfaire son éducation religieuse. Vers 485, il fondera un monastère à
Landevennec (abbaye Saint-Guénolé). La Tradition attribue à Guénolé de
nombreuses conversions et plusieurs miracles en lien avec la mer, ce qui en
fait le patron des femmes de pêcheurs. Il est mort le 3 mars 532. Son nom a
donné naissance à plusieurs toponymes bretons.
Sept jours après la Saint-Guénolé se fêtent saint Vivien et les Quarante
Martyrs, en mémoire des quarante soldats romains qui, à l’hiver 324, alors
qu’ils étaient en Arménie, furent condamnés à mourir de froid sur un lac
gelé de Sebaste, pour avoir refusé de renier leur foi chrétienne. Selon le
dicton de ce 10 mars, « S’il gèle au jour des quarante martyrs, il gèlera
encore quarante jours au pire » (encore ce symbolique nombre quarante !).
Un tel froid échéant, il est en effet préférable d’attendre pour mener les
bêtes à la pâture.

337. Gelée du jour de Sainte-Honorine rend toute la


vallée chagrine

27 février

À la jonction de l’Oise et de la Seine, la ville de Conflans tient son nom


de sa position même, du latin confluens, « confluent ». En 1082, lors de la
construction de l’église dédiée à sainte Honorine, on rajouta à « Conflans »
le nom de la martyre. Les reliques de sainte Honorine avaient été, quelque
deux siècles plus tôt, transférées de Graville dans la chapelle du château de
Conflans afin de ne pas être profanées par les pillards normands. Honorine
appartint, au IIIe siècle, à la peuplade des Calètes, Gaulois qui donnèrent leur
nom au pays de Caux. Comme sainte Agnès, saint Pancrace et bien
d’autres, elle fut martyrisée sous le règne de Dioclétien. Les chrétiens
repêchèrent son corps dans la Seine et l’enterrèrent à Graville, village
aujourd’hui rattaché au Havre.
La vallée en question est donc celle de la Seine, de Conflans jusqu’au
Havre, mais le dicton a également cours dans toute la Normandie. Une
gelée le 27 février, fête de sainte Honorine, ne peut qu’y être préjudiciable
aux premières pousses et premiers bourgeons, risque implicitement exprimé
par deux autres dictons de ce même jour : « À la Sainte-Honorine,
bourgeonne l’aubépine » et « S’il neige à la Sainte-Honorine, la récolte est
dans l’abîme. »

338. Si saint Jacques est serein, l’hiver sera dur et


chagrin

25 juillet (N.C.)
Ce dicton, vraisemblablement auvergnat, fait référence à Jacques, fils de
Zébédée qui fut, avec son frère Jean, l’un des premiers disciples de Jésus.
On l’appela Jacques le Majeur pour éviter la confusion avec Jacques, fils
d’Alphée, dit le Juste ou le Mineur (fêté le 3 mai N.C.), qui fit aussi partie
des douze apôtres et que Matthieu identifie au frère de Jésus (XIII, 55).
Selon les Actes des Apôtres (XII, 2), saint Jacques le Majeur aurait été mis
à mort par Hérode Agrippa Ier à Jérusalem en 44. À la fin du VIIe siècle, la
Tradition fit de saint Jacques l’apôtre évangélisateur de l’Espagne. En effet,
son corps aurait miraculeusement voyagé de Jérusalem jusqu’en Galice. Les
restes du saint y auraient été découverts dans un champ, l’emplacement du
sépulcre ayant été indiqué par une étoile. Dès lors, des pèlerins vinrent
adorer les reliques à campus stellae (« champ de l’étoile »), le nom du lieu
se transformant progressivement en Compostela (Compostelle). La
cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle y fut érigée au XIIe siècle et
devint la destination d’un des plus importants pèlerinages de la chrétienté,
après Jérusalem et Rome.
Saint Jacques est invoqué comme faiseur de beau temps. Si l’on en croit
le dicton, il vaut mieux que l’invocation ne s’exauce pas le 25 juillet, jour
où l’on célèbre sa fête, ainsi que celle de saint Christophe.

339. Saint Matthias casse la glace, s’il n’en trouve


pas, il faut qu’il en fasse

14 mai N.C. (24 février A.C.)

Ce dicton du 14 mai en remplace un plus ancien : « Saint Boniface brise


la glace. » Pour les paysans d’autrefois et sans doute en fonction des
régions, le « petit hiver » des saints de glace (voir 344) pouvait être décalé
d’un jour et s’étendre au 14 mai, concernant alors la Saint-Boniface. Au
lieu de dire « Sont bien nommés les saints de glace Mamert, Gervais et
Pancrace », on a dit par exemple : « Saints Pancrace, Servais et Boniface
apportent souvent la glace. » C’est sans doute pour cette raison qu’à partir
de 1971, à la suite du concile Vatican II, ce saint Boniface, assimilé à ses
tristes devanciers, eut à subir la même sanction : l’exclusion du calendrier
liturgique. Boniface fut remplacé par Matthias, la rime étant toutefois
sauve. L’ennui, c’est que saint Matthias était, jusqu’en 1970, fêté le 24
février, en hiver donc, où un temps glacial est moins rare qu’en mai, n’en
déplaise à Mamers, Pancrace et Servais.
L’hagiographie de saint Boniface figure, comme tant d’autres, dans la
Légende dorée de Jacques de Voragine. Il fut martyrisé sous Dioclétien et
Maximien dans la ville de Tarse, capitale de la Cilicie, qui avait vu naître
l’apôtre Paul au Ier siècle.
Sept autres Boniface ont été sanctifiés par l’Église de Rome.
Notons que l’étymologie de ce prénom est le latin boni fatus, « qui a
une heureuse destinée », sinon sur Terre, du moins dans la vie éternelle.
On ne sait que peu de chose de saint Matthias. Les Actes des Apôtres
nous précisent qu’il fut choisi par tirage au sort pour être le douzième
apôtre en remplacement de Judas Iscariote (1, 15-26). On suppose qu’il
prêcha en Éthiopie ou en Judée où il aurait accompli de nombreux miracles.
De retour à Jérusalem, victime de la jalousie des Juifs, il aurait été
condamné à la lapidation puis décapité en 63. Pour d’autres, il serait resté
en Palestine où, dénoncé au grand prêtre Ananias, il aurait été, après
lapidation, achevé à la hache. La biographie de Matthias est donc mal
connue et la Tradition est, à son propos, bien divergente mais qui oserait lui
en jeter la pierre ?

340. S’il gèle le jour de la Saint-Maur, la moitié de


l’hiver est dehors

15 janvier
Saint Maur est né à Rome vers 512. Son père, sénateur romain, le confia
à saint Benoît de Nursie. Il en devint le très fidèle disciple et suivit son
enseignement à l’abbaye de Subiaco puis à celle du Mont-Cassin. Vers 542,
il introduisit en Gaule la règle de son maître. On lui attribue la fondation de
l’abbaye de Glanfeuil sur la rive droite de la Loire, entre Angers et Saumur,
abbaye qui aurait donc été le premier monastère bénédictin de France. Saint
Maur y aurait accompli plusieurs miracles dont la guérison d’un enfant
boiteux, ce qui fit du saint le patron des estropiés. Il meurt le 15 janvier
583, à l’âge de 72 ans.
En 868, fuyant les envahisseurs vikings, les moines de Glanfeuil se
seraient refugiés à l’abbaye Saint-Pierre-du-Fossé, y emportant les reliques
de saint Maur et y établissant son culte. L’abbaye fut plus tard rebaptisée
Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne). Cette épithète « des fossés » (« du
fossé » ne faisait allusion qu’au relief pentu de la région) a suffi pour que
saint Maur devienne le patron des fossoyeurs. Il est aussi celui des
chaudronniers et des charbonniers, travailleurs dont la noirceur du visage et
des mains a été rapprochée de l’étymologie de « Maur », le latin Maurus, «
habitant noir de la Mauritanie ».
On célèbre donc saint Maur le 15 janvier, jour où un froid rigoureux est
de bon augure puisqu’il annonce un hiver court dont la moitié serait déjà
écoulée. La prédiction sera éventuellement renforcée neuf jours plus tard, à
la Saint-Sulpice car, comme on le dit dans le Rouergue et ailleurs, « s’il
gèle à la Saint-Sulpice, le printemps sera propice ».

341. À la conversion de saint Paul, l’hiver se rompt le


col

25 janvier

Auteur des épîtres contenues dans le Nouveau Testament, Saül de Tarse,


citoyen romain, fut d’abord un persécuteur acharné des premiers chrétiens
avant que le Christ ne se révèle à lui sur le chemin de Damas et lui dise : «
Je suis Jésus, celui que tu persécutes. » Saül tomba à terre et perdit
momentanément la vue. Il se convertit alors et n’eut de cesse de parcourir la
Grèce et l’Asie Mineure pour évangéliser juifs et païens. Arrêté sous le
règne de Néron, il fut martyrisé près de Rome entre 64 et 67 à l’endroit où
s’élève aujourd’hui la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs. On y a découvert
en 2004 un sarcophage : les reliques qu’il contenait peuvent être celles de
l’apôtre. La conversion de Paul, célébrée dès le VIe siècle, inspira de
nombreux artistes dont Michel-Ange qui en fit une immense fresque dans la
chapelle Paolina du Vatican.
L’événement est fêté le 25 janvier, jour qui peut marquer la fin des
grands froids (voir 331, À la Sainte-Agnès, souvent l’hiver progresse). On
dit aussi, notamment en Bourgogne : « À la Saint-Paul, l’hiver se casse ou
se recolle. » Ces dictons sont à rapprocher de ceux de la Saint-Vincent (voir
343).

342. À la Saint-René, couvre ton nez

19 octobre (N.C.)

Saint René, martyr, est fêté le 19 octobre. Le dicton qu’on lui associe,
sans doute lorrain, rappelle celui du 4 octobre (voir 333) qui prétend qu’« à
la Saint-François vient le premier froid ».
René Goupil (1608-1642) fit des études de chirurgie avant d’être novice
chez les Jésuites de Paris en 1639. Sa surdité l’ayant empêché de devenir
membre à part entière de la compagnie de Jésus, il décida d’assister les
missionnaires au Canada puis de suivre le père Isaac Jogues chez les
Hurons en 1642. Les deux hommes furent capturés cette même année et
torturés par les indiens iroquois. René Goupil fut tué d’un coup de
tomahawk porté à la tête. Isaac Jogues, après avoir été mutilé et réduit en
esclavage par les Indiens, réussit à s’échapper et à regagner la France. Au
cours d’une nouvelle mission chez les Iroquois, en 1646, il fut à son tour
tué d’un coup de tomahawk, scalpé et décapité. Le 29 juin 1930, Pie XI les
canonisa en même temps que six autres martyrs canadiens.
En 1951, sur la proposition du révérend Francis Przybylski, aumônier
de l’hôpital Saint-Francis de Milwaukee (Wisconsin), saint René Goupil est
devenu le patron des anesthésistes.

343. À la Saint-Vincent, l’hiver se reprend ou se


rompt les dents

22 janvier

Le dicton semble lorrain. On dit aussi en Auvergne : « À la Saint-


Vincent, tout dégèle ou tout fend. » Un dicton presque identique vaut aussi
pour la Saint-Sébastien, le 20 janvier.
La conversion de saint Paul (voir 341) étant proche de la Saint-Vincent
et de la Saint-Sébastien, il est logique que leurs dictons respectifs prédisent
la même chose, à quelques nuances près. De telles prédictions dépendraient
d’un anticyclone observé après le 20 janvier et qui serait, selon les années,
accompagné d’une masse d’air froid (prolongement de l’hiver) ou, au
contraire, d’air doux.
L’hagiographie de saint Vincent de Saragosse a déjà été présentée à
propos du dicton : Entre Sainte-Adèle et Saint-Vincent, les gelées ont plus
de mordant. (Voir 330.)

344. Sont bien nommés les saints de glace Mamert,


Gervais et Pancrace

11, 12 et 13 mai (A.C.)

Le Magasin pittoresque, ancien magazine « encyclopédique » annuel


fondé par Édouard Charton en 1833 parut jusqu’en 1938. L’édition de 1849
nous propose un article intitulé « Sur le froid périodique du milieu de mai ».
On peut y lire l’anecdote suivante :
« Dans la matinée du premier mai de 1780, le grand Frédéric se
promenait sur les terrasses du palais de Sans-Souci ; l’air était tiède, le
soleil chaud, les bourgeons des arbres s’épanouissaient de tous côtés et les
corolles des fleurs printanières s’échappaient à l’envi de leurs calices. Le
roi s’étonnait que les orangers fussent encore renfermés ; il appela son
jardinier et lui ordonna de faire sortir ces arbres pour les disposer sur les
terrasses et le long des allées. “Mais, Sire, lui objecta le jardinier, vous ne
craignez donc point les trois saints de glace, saint Mamert, saint Pancrace et
saint Servais ?” Le roi philosophe se mit à rire et intima l’ordre de tirer
immédiatement les orangers de leur habitation d’hiver où ils languissaient,
privés d’air et de lumière. Jusqu’au 10 mai tout alla très bien mais le jour de
saint Mamert, le froid survint, le lendemain, jour de saint Pancrace, la
température baissa davantage, et il gela fortement dans la nuit qui précéda
la fête de saint Servais. Les orangers avaient beaucoup souffert, le jardinier
se confirma dans sa croyance mais le roi n’admit qu’une coïncidence
fortuite. Il avait tort… »
Ce récit nous montre que la France n’est pas seule concernée par les
trois saints de glace et par la baisse sensible de température qu’on leur
impute. Le phénomène concerne en fait l’Europe du Nord et certains pays
de la Méditerranée. On a tenté, de deux façons, d’expliquer les raisons de ce
brusque refroidissement. La première explication, astronomique, fait
référence à une couche de poussières que l’orbite terrestre traverserait à
cette période-là et qui ferait écran à la chaleur du soleil. L’autre,
atmosphérique, fait coïncider un soudain dégagement du ciel avec un
anticyclone et un passage de fronts froids venus du nord.
Les saints correspondant à ces 11, 12 et 13 mai ont évidemment été
implorés par les paysans pour que cette période de froid ne se produise pas.
En vain, bien sûr. On les a alors détestés. On a même moqué saint Mamert
en l’appelant Mamelon, lui substituant, si l’on ose dire, l’aréole à l’auréole
et jouant sur les mots « saints » et « seins ». Leur impopularité fut telle que
l’Église décida de les retirer de son calendrier (voir l’introduction du
chapitre), injustice que nous tenterons de réparer en faisant leur
panégyrique.
Saint Mamert, mort en 475, fut archevêque de Vienne (en Dauphiné). Il
était un théologien averti et un fin lettré. On lui attribue l’introduction en
Gaule de la procession des Rogations destinée, ironie du sort, à protéger les
cultures des calamités naturelles. Ces trois jours précédant l’Ascension
tirent leur nom du latin rogare, « demander », par allusion à un verset de
l’Évangile de Jean : « Vous demanderez ce que vous voudrez et cela vous
arrivera » (15, 7). Il est fêté le 11 mai et on l’a invoqué en Bretagne contre
les maux de ventre car l’hagiographie nous dit qu’éventré par ses bourreaux
il ramassa ses entrailles et les porta dans ses mains (un saint «
intestinophore », en somme, comme d’autres sont céphalophores).
Saint Pancrace, jeune orphelin converti au catholicisme par le pape
Corneille, fut décapité à Rome sur la voie aurélienne en 304 sous le règne
de Dioclétien (voir 331, À la Sainte-Agnès, souvent l’hiver progresse). Il
avait quatorze ans. Il est notamment devenu le saint patron des enfants. On
le célèbre le 12 mai.
Quant à Gervais ou Servais (300-384), il fut évêque de Tongres (ville de
l’actuelle Belgique). Il participa à plusieurs conciles. Mentionné dans de
nombreux récits, il est aussi l’objet de quelques légendes, l’une d’elles en
faisant un cousin du Christ. À ne pas confondre avec saint Gervais, martyr à
Milan au IIe siècle, autrefois fêté le 19 juin.

Les saints du beau temps


Voici quelques saints surmontés d’une double auréole : à leur vie
exemplaire s’ajoute la coïncidence de leur fête avec un beau jour d’été pour
les uns, un présage de beaux jours à venir pour les autres. Autant de gages
d’une grande popularité au sein de nos campagnes. Ils sont donc, pour la
plupart, bien présents à l’ancien calendrier comme au nouveau !

345. À la Saint-Alban, on peut poser ses vêtements

22 juin

Dans le comté anglais de Hertford, sur le territoire de London Colney,


Chantry Island est un petit lopin de terre entouré de fossés. Alban y vécut à
la fin du IIIe siècle et y recueillit un prêtre missionnaire recherché, selon la
Tradition, par le gouverneur du comté, pendant les persécutions de
l’empereur Dioclétien. Le prêtre convertit Alban à la foi chrétienne. Ayant
découvert où se cachait le fugitif, le gouverneur envoya ses hommes
l’arrêter. Alors, Alban décida de se faire passer pour le prêtre et, ayant
revêtu ses habits, fut arrêté à sa place. Alban fut décapité sur une colline
dominant Verulamium. À la fin du VIIIe siècle, un monastère y fut édifié
pour abriter les reliques du martyr. Verulamium fut rebaptisée Saint-Albans
et, en 1877, l’église abbatiale fut consacrée cathédrale. La châsse de saint
Alban y est toujours vénérée. Les historiens ne sont toutefois pas d’accord
sur l’époque des faits, certains les situant plutôt sous le règne de Septime
Sévère.
Saint Alban, premier martyr chrétien d’Angleterre, est fêté le 22 juin, en
même temps qu’un autre martyr anglais : saint Thomas More, chancelier
d’Henri VIII d’Angleterre, auteur de l’Utopie, décapité pour avoir
désapprouvé le divorce de son roi et refusé la réforme anglicane. Selon le
dicton, nous pouvons, sans crainte, nous dévêtir ce 22 juin. Si l’on pense
qu’Alban de Verulamium fut justement martyrisé après avoir revêtu les
vêtements de son confesseur, le conseil prend une tournure quelque peu
singulière.
346. À la Saint-Augustin, les orages sont proches de
leur fin

28 août

Violents et imprévisibles, les orages d’été peuvent être catastrophiques


pour les cultures. L’air chaud et humide du mois d’août favorise la
formation des redoutables cumulonimbus porteurs de fortes pluies et parfois
de grêle.
La Saint-Augustin se fête le 28 août, soit six jours après la canicule qui,
avant d’être synonyme de forte chaleur, désigne la période du 22 juillet au
22 août où l’étoile Sirius, la « petite chienne » (en latin stella canicula) de
la constellation du Grand Chien (Canis Major), se couche et se lève en
même temps que le soleil. Le jour de la Saint-Augustin annonce donc la fin
de la saison des grandes chaleurs et des orages. D’ailleurs, le lendemain, «
pluie de la Sainte-Sabine est une grâce divine ». On dit aussi : « Pluie fine à
la Saint-Augustin, c’est comme s’il pleuvait du vin. »
Aurélius Augustinus (354-430) vécut en Afrique du Nord. Il fut
professeur de rhétorique à Carthage puis à Rome et Milan. Adepte du
manichéisme, il combattit le christianisme avant de s’y convertir, influencé
par sa mère, sainte Monique et, durant son séjour milanais, par l’évêque
Ambroise qui le baptisa en avril 387. De retour en Afrique, il devint moine,
fut ordonné prêtre puis nommé évêque d’Hippone en 395. Reconnu Père et
docteur de l’Église d’Occident avec saint Ambroise, saint Grégoire et saint
Jérôme, saint Augustin nous a laissé de nombreux ouvrages de philosophie
et de théologie dont Les Confessions et La Cité de Dieu.

347. Si saint Barthélemy fait ciel d’ange, beaux


fruits, belle vendange

24 août
L’apôtre Barthélemy (ou Bart(h)olomé) est assimilé à Nathanaël,
compagnon de Philippe, dont l’Évangile de Jean nous rapporte sa rencontre
avec Jésus en Galilée : « Jésus regarde Nathanaël qui venait à lui et il dit à
son propos : “Voici un véritable Israélite en qui il n’est point d’artifice.” »
(Jean, 1, 47.) L’apôtre Nathanaël/Barthélemy aurait évangélisé l’Inde puis
l’Arménie. Selon la Légende dorée de Jacques de Voragine, c’est en
Arménie qu’il aurait été écorché vif puis crucifié à la fin du Ier siècle. En
France, les guerres de Religion (1559-1598) ont indissociablement lié le
nom de saint Barthélemy au massacre de 3 000 protestants perpétré à Paris
à l’instigation de Catherine de Médicis. Ce sombre épisode de l’histoire eut
lieu en effet dans la nuit du 23 au 24 août 1572, date correspondant à la fête
de saint Barthélemy.
À la fin du premier chapitre de l’Évangile de Jean, Jésus s’adresse à
Philippe et Nathanaël en ces termes : « En vérité, en vérité, je vous le dis,
vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-
dessus du Fils de l’homme. » Jacques de Voragine nous dit aussi de
Barthélemy que « les anges voyagent avec lui ». Est-ce l’idée de ce ciel
d’ange(s) qui est repris dans le dicton du 24 août ? Toujours est-il qu’un
beau temps ce jour-là, où l’on peut aussi craindre de désastreux orages, est
promesse de bonnes récoltes. En revanche, « Pluie de Saint-Barthélemy, de
la vigne est l’ennemie ».

348. À la Saint-Benjamin, le mauvais temps prend fin

31 mars

Isdegerde (ou Jazdegerde) Ier fut roi des Perses de 399 à 420. Sous son
règne et sa protection, le christianisme put s’étendre dans son royaume mais
en 420, l’évêque Abdaas ayant eu l’imprudence de brûler un temple perse et
l’impudence de ne pas vouloir le reconstruire, Isdegerde décida de
persécuter les chrétiens, persécution qui fut poursuivie par ses successeurs.
C’est dans ce contexte que le jeune diacre Benjamin fut arrêté pour avoir
prêché le christianisme et torturé pour avoir refusé de renier sa foi. Il subit
l’horrible supplice des roseaux enfoncés sous les ongles et mourut empalé
en 424.
Saint Benjamin est célébré le 31 mars, jour où, selon le dicton, le
printemps doit s’installer pour de bon. Il faut remarquer que ce bon présage
est en harmonie avec l’étymologie même du nom Benjamin, de l’hébreu
Binyâmîn, « fils (bin) de la droite (yâmîn) », c’est-à-dire « Fils du bonheur
», la droite étant, dans la croyance des anciens, le côté favorable (bon
augure) alors que la gauche était le côté du mauvais augure (cf. le latin
sinistra qui a donné « senestre », main gauche, mais aussi « sinistre »).

349. À la Sainte-Claire, s’il éclaire et tonne, c’est


l’annonce d’un bel automne.

11 août (N.C.)

Née dans une famille noble d’Assise (Assisi) en 1194, Chiara (Claire)
Offreduccio di Favarone aurait éloigné les Sarrasins de sa ville grâce à ses
prières. Elle rencontre saint François d’Assise en 1212 et souhaite partager
son idéal de pauvreté. Elle décide alors, contre la volonté de sa famille, de
se retirer du monde et, suivant l’exemple de saint François, fonde l’ordre
des Pauvres Dames ou Clarisses, dont la règle, particulièrement austère, est
approuvée en 1228 par le pape Grégoire IX et confirmée par Innocent IV en
1253. Claire meurt le 11 août de cette même année. Elle sera canonisée
deux ans plus tard. Ses restes seront déposés dans la chapelle San Giorgio
de la basilique Sainte-Claire d’Assise dont la construction débuta en 1260.
En 1958, elle est déclarée patronne de la télévision par le pape Pie XII,
après avoir été celle des brodeuses, doreuses, repasseuses, lavandières,
blanchisseuses et des maîtres verriers. Elle est aussi la sainte patronne des
aveugles et des ophtalmologistes, sans doute en raison de l’étymologie de
son nom, du latin clarus, clara, « clair, brillant, éclatant ».
Précisons que, jusqu’en 1970, sainte Claire a été fêtée le 12 août. Le
tonnerre, présage d’un bel automne vaut aussi, curieusement, pour février :
« Février qui gèle et tonne annonce un bel automne. »

350. Saint Dominique a souvent chaud dans sa


tunique

8 août (N.C.)

Saint Dominique est fêté le 8 août, en plein milieu de la période de


canicule qui va, rappelons-le, du 22 juillet au 22 août (voir 346, À la Saint-
Augustin, les orages sont proches de leur fin). De fortes chaleurs ne sont
donc pas rares ce jour-là.
Saint Dominique est représenté dans l’habit de l’ordre qu’il fonda et qui
lui doit son nom, celui des Dominicains : une coule blanche recouverte d’un
manteau noir.
Dominingo de Guzmán était un chanoine régulier. Il est né en Espagne à
Caleruega, près de Burgos, vers 1170. En 1205, le pape Innocent III lui
confia une mission de prédication auprès des albigeois (cathares de la
région d’Albi considérés comme hérétiques). L’année suivante, il fonda le
monastère féminin de Prouille, près de Toulouse. En 1214, il créa l’ordre
des Frères prêcheurs (dominicains), reconnu en 1216 par le pape Honorius
III. Saint Dominique fut canonisé en 1234. Comme les Franciscains, les
Carmes et les Augustins, les Dominicains forment un ordre mendiant, c’est-
à-dire dépendant de la charité pour vivre.
Essentiellement voués à la prédication et à la conversion, soumis à la
règle de saint Augustin, les Frères prêcheurs se virent confier la
responsabilité de l’Inquisition à partir de 1233. L’ordre se répandit
rapidement en Europe où l’on ne comptait pas moins de 600 couvents en
1300. Saint Thomas d’Aquin rejoignit les Frères prêcheurs vers 1240.
Il peut y avoir aussi confusion entre ce saint Dominique et l’ermite des
Apennins qui vécut au XIe siècle : il était en effet surnommé « Dominique
l’Encuirassé », car il portait une cuirasse de fer qu’il ne retirait que pour se
flageller. On le fête localement le 14 octobre. Le martyrologe romain
compte une vingtaine de saints prénommés Dominique.

351. Soleil à la Saint-Éric promet du vin dans les


barriques

18 mai (N.C.)

Le prénom scandinave Éric (Erik), formé sur le radical germanique rik


signifiant « roi » (cf. le gaulois rix), donc « puissant » et « riche », a été
porté par plusieurs rois de Suède dont Éric IX Jedvardsson qui régna de
1150 à 1160. Souverain épris de justice, Éric IX rédigea un code de lois
connu sous le nom de « code d’Uppland ». Il joua un grand rôle dans
l’évangélisation de son pays et aussi de la Finlande qu’il entreprit de
christianiser avec l’aide d’Henri, évêque d’Uppsala. Les deux hommes
furent assassinés à la sortie d’une messe, Henri en 1158 à Turku et Éric en
1160 à Uppsala le 18 mai, jour de l’Ascension. Ils furent tous deux
sanctifiés, Éric IX devenant Erik den Helige, « Éric le Saint ».
Le 18 mai, jour de la Saint-Éric, se situe dans cette période du
printemps où la météorologie est instable, hésitant entre des gelées
nocturnes (les saints de glace sont passés de 4 jours), des averses et du
soleil. Ce mois de mai, dont le temps est particulièrement crucial pour la
croissance de la vigne, a donné lieu à plusieurs dictons y ayant trait. Il est
par exemple de première importance que le 20 mai ne soit pas pluvieux car
« s’il pleut à la Saint-Bernardin, tu peux dire adieu à ton vin ». En revanche,
du soleil les 25 et 28 assure, en plus de la quantité liée au beau temps du 18,
une bonne qualité :

« Si le soleil luit à la Saint-Urbain [25 A.C.], on dit qu’il y aura du


bon vin » ; « le soleil de la Saint-Germain [28 N.C.] nous promet du
bon vin ».

352. Temps de la Saint-Fernand, chaleur et soleil


riant

27 juin (N.C.)

Voilà un dicton qui constate plutôt qu’il ne prédit. Une semaine après le
début de l’été, une douce chaleur est en effet souvent de mise.
Le prénom Fernand est une contraction de Ferdinand. Il s’agit en
l’occurrence de Ferdinand, cinquième évêque de Cajazzo (Caiazzo) dans la
province italienne de Caserte (Campanie). Il vécut au XIIIe siècle. On le
connaît sous le nom de Ferdinand d’Aragon car on a cru pouvoir le
rattacher à la dynastie aragonaise qui régna sur la Sicile à partir de 1282.
D’autres Ferdinand sont honorés par l’Église :
Ferdinand de Ayala, ermite de Saint-Augustin, martyr au Japon en 1617,
fêté le 1er juin, Ferdinand de Portugal (1402-1433), fêté le 5 juin, fils du roi
Jean Ier et frère de Henri le Navigateur, mort à Arzille, près de Fez (Maroc),
emprisonné par les Maures qu’il avait voulu chasser de son pays et enfin,
Ferdinand III (v. 1199-1252), fils d’Alphonse IX et de Bérangère
(Berenguela) de Castille, roi de Castille et de León. Entre 1236 et 1248, il
agrandit son royaume jusqu’à l’Estrémadure en chassant les Maures de
Cordoue, Murcie, Jaén, Cadix et Séville. Il est le fondateur de l’université
de Salamanque (1218). On lui doit aussi la construction de la cathédrale de
Burgos dont il posa la première pierre en 1221. Pour avoir chassé les «
infidèles » de l’Espagne méridionale, Ferdinand III fut canonisé en 1671. Il
est fêté le 30 mai.

353. Le temps de saint Gontran voit l’hirondelle


arrivant

28 mars

Clovis Ier, roi des Francs, partagea son royaume entre ses quatre fils :
Théodoric, Clodomir, Childebert et Clotaire ; ce dernier régna de 558 à 561
sous le nom de Clotaire Ier et entreprit de recomposer le royaume de son
père. De nouveau, à la mort de Clotaire Ier et selon la coutume franque, le
royaume fut partagé entre les héritiers : l’un deux, Gontran, reçut le
royaume de Bourgogne. Il y mena d’abord une vie de débauche mais, après
avoir commis bien des péchés dont la répudiation de sa femme et le meurtre
de son médecin, il se repentit et mena une vie de charité et de générosité
chrétiennes. Il vint en aide aux pauvres, fit bâtir plusieurs églises et fut
enterré dans l’une d’elles, la basilique de Saint-Marcel-lès-Chalon, près de
Chalon-sur-Saône où, dès 584, fut fondé un monastère. À sa mort en 592,
Gontran fut sanctifié par ses évêques. Saint Grégoire de Tours lui attribue
plusieurs miracles.
L’hirondelle de saint Gontran arrivant le 28 mars semble avoir du retard
sur celle qui annonce le printemps, quand bien même, selon Aristote*, elle
ne suffit pas à le faire. Le dicton de la Saint-Gontran fait écho à un autre qui
a plutôt cours en Picardie : « À la Saint-Gontran, si la température est belle,
arrivent les premières hirondelles. » Si l’on replace les deux dictons dans le
contexte du calendrier julien, leur prévision se trouve avancée au 18 mars,
ce qui concorde évidemment mieux avec la proche venue du printemps.

* Le célèbre proverbe est tiré de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote : « …


car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et,
pareillement, la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une
seule journée, ni d’un bref espace de temps. » (Livre I, chapitre 6.)

354. À la Saint-Jules, mauvais temps n’est pas


installé pour longtemps

12 avril

Élu en 337, Jules Ier fut le 35e pape. Pendant les quinze années de son
pontificat, il défendit le mystère de la sainte Trinité contre les thèses
ariennes qui niaient la nature divine du Christ. C’est aussi contre les ariens
qu’il soutint Athanase, évêque d’Alexandrie, patriarche et docteur de
l’Église. Par le synode de Rome qu’il convoqua en 340, l’arianisme fut
condamné et grâce au concile de Sardique (aujourd’hui Sofia) qui se tint en
343, Jules Ier parvint à réintégrer définitivement Athanase dans son
épiscopat. On lui doit aussi d’avoir établi la primauté de l’Église catholique
romaine sur toutes les autres Églises et d’avoir affermi l’autorité du pape.
Jules Ier mourut le 12 avril 352. Il fut sanctifié par la vox populi.
Le dicton de la Saint-Jules est à rapprocher de celui de la veille où l’on
fête saint Stanislas, évêque de Cracovie au XIe siècle : S’il gèle à la Saint-
Stanislas, on aura deux jours de glace.

355. Saint Laurent partage l’été par le milieu

10 août

La Tradition nous dit que saint Laurent est né en Espagne, à Huesca,


vers 210. Il serait devenu diacre à Rome sous le pontificat de Sixte II et
aurait eu pour mission de garder les biens de l’Église. L’empereur Valérien,
persécuteur des chrétiens, l’ayant sommé de lui remettre ces richesses,
Laurent, après avoir assemblé les infirmes et les pauvres, aurait lancé à
l’empereur : « Voilà les trésors de l’Église ! » Condamné à mourir sur un
gril chauffé à blanc, il aurait dit à Valérien, juste avant d’expirer : «
Maintenant que ce côté est bien grillé, tu peux me retourner ! » Saint
Laurent fut l’un des martyrs les plus célèbres de la chrétienté et devint au
Moyen Âge le saint patron de Rome avec saint Paul et saint Pierre. Trente-
quatre églises de la Ville éternelle lui furent dédiées. Pour avoir protégé les
livres saints intégrés aux trésors de l’Église, saint Laurent fut élu patron des
bibliothécaires et des libraires. Il est aussi, évidemment, et de façon quelque
peu cocasse, le patron des pompiers et des rôtisseurs. On l’invoque contre
les incendies et les lumbagos.
On prétend que le palais-monastère de l’Escurial, près de Madrid, aurait
été construit selon un plan rappelant la forme d’un gril, en hommage à saint
Laurent auquel est justement dédiée la basilique de l’Escurial.
Curieux dicton que celui de la Saint-Laurent puisqu’il ne fait que
constater, et que le nom du saint, chose rare, n’y sert pas la rime. Le constat
n’est d’ailleurs pas d’une grande exactitude mathématique : le 10 août, fête
de saint Laurent, se situe cinquante et un ou cinquante-deux jours après le
début de l’été (20 ou 21 juin) mais seulement quarante-quatre ou quarante-
cinq avant le début de l’automne (22 ou 23 septembre). Le calendrier julien
(voir en introduction du chapitre) ne saurait situer davantage la Saint-
Laurent en plein milieu de l’été. Faut-il en conclure que les saisons
n’étaient pas jadis exactement encadrées par les solstices ou les équinoxes ?
En tout cas, le 10 août, en période de canicule, la chaleur est souvent
brûlante, comme pour nous rappeler le martyre qui fut, selon la légende,
infligé à saint Laurent.

356. À la Sainte-Nathalie, temps joli

27 juillet

Encore un dicton qui fait part, non d’une prédiction, mais d’une
observation apparemment des plus banales : il fait beau le 27 juillet. Il ne
saurait toutefois s’agir d’une vérité absolue tant il y eut de 27 juillet
orageux et pluvieux.
822. Abderrhaman II accède au califat de Cordoue dans une Espagne
musulmane où le pays d’Al Andalus (Andalousie) fait figure de royaume
arabe indépendant, prospère, favorisant les sciences et les arts mais d’où le
christianisme est banni. Aurèle et sa femme Nathalie y habitent. Chrétiens,
ils doivent vivre leur foi dans le silence et le secret. Il en est de même de
Félix, frère d’Aurèle et de sa femme Liliosa. Tous quatre sont cependant
arrêtés et décapités le 27 juillet 852. Six ans plus tard, les reliques de sainte
Nathalie et de saint Aurèle sont ramenées de Cordoue à Paris, déposées
dans une chapelle de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés mais vendues en 861
par les moines de l’abbaye.
Le 27 juillet, on célèbre aussi les Sept Dormants, nom donné à sept
officiers chrétiens qui, pour échapper aux persécutions de l’empereur Dèce
(entre 249 et 251), se seraient réfugiés dans une caverne près d’Éphèse et
s’y seraient endormis. L’empereur ordonna qu’ils soient emmurés pendant
leur sommeil mais en 418, sous le règne de Théodose II, la grotte ayant été
ouverte par un maçon, les sept officiers se seraient réveillés après un
sommeil de… cent soixante huit ans. Le dicton lié aux Sept Dormants
confirme celui de la sainte Nathalie : « Pour leur fête, souvent les Sept
Dormants redressent le temps. »

357. Beau ciel à la Saint-Romain, il y aura des


denrées et du bon vin

28 février

Deux autres dictons du même jour viennent confirmer cette bonne


prévision : « Soleil le dernier jour de février met des fleurs au pommier » et
« Si tu tailles ta vigne au 28 février, tu auras du raisin plein ton panier. »
Pas moins de dix-huit Romain ont été sanctifiés par l’Église. Celui qui
nous intéresse est Romain de Condat (aujourd’hui Saint-Claude dans le
Haut-Jura), frère de Lupicin. Après avoir vécu en ermites, Romain et
Lupicin fondèrent les monastères de Condat et Lauconne vers 445 dont ils
assurèrent la gouvernance respective. Ils fondèrent aussi le couvent de la
Balme (appelé ensuite Saint-Romain-de-Roche puis Pratz) dont leur sœur
Iola ou Yole devint abbesse. On doit aussi à saint Romain la fondation du
monastère suisse de Romainmôtier (canton de Vaud) dont le nom signifie
littéralement « monastère (moustier, moutier) de Romain ». Saint Romain
est mort le 28 février 460. Il fut enseveli au couvent de la Balme. Dans
l’actuel département du Jura, au bord de la Bienne, les villes de Saint-
Claude et Saint-Lupicin, distantes de huit kilomètres, perpétuent le souvenir
des deux frères.

Les saints des travaux et des jours


La vie à la campagne et les travaux des champs ont longtemps, sinon
toujours, suivi un rythme, presque un rituel, d’une régulière périodicité,
fondé sur le retour annuel des saisons, des variations du temps, de la
longueur des jours. Ainsi se sont établis des repères chronologiques liés à
une bien commode commémoration des saints. Les dictons qu’ils ont
engendrés expriment des préceptes. Ils ont sans doute contribué à rendre les
activités agricoles plus efficaces et, au-delà de chaque vie de labeur, permis
à une expérience paysanne patiemment acquise de se transmettre de père en
fils.

358. Les jours, à la Saint-Antoine, croissent d’un


repas de moine

17 janvier
Plusieurs variantes existent pour ce dicton :

« À la Saint-Antoine, les jours croissent d’un pied de moine » ;


« À la Saint-Antoine, les jours croissent d’un repas de moine » ;
« À la Saint-Antoine, les jours augmentent d’un dîner de moine. »

Pas ou repas ? Si l’on compare avec le dicton de la Sainte-Luce où il est


question d’un « saut de puce », le pas d’un moine, évidemment tout petit,
semble convenir. En effet, par rapport au 16 janvier, la durée du jour est, le
17, plus longue de deux minutes. Nous sommes loin des trente minutes qui
correspondraient à la durée d’un repas de moine ! Certes, mais pas si la
comparaison se fait, non par rapport à la veille mais par rapport au 21
décembre, date du solstice d’hiver où les jours commencent à rallonger ; le
gain de clarté est alors d’environ 30 minutes. CQFD !
Sur les vingt-six saints portant le nom d’Antoine, cinq sont présents au
calendrier liturgique officiel. Celui qui est célébré le 17 janvier est Antoine
le Grand, également nommé Antoine d’Égypte ou Antoine l’Ermite. Il est
considéré comme le tout premier ermite chrétien. Né en Égypte vers 251, il
décide à vingt ans de distribuer ses biens aux pauvres et de se retirer au
désert où il restera pendant plus de vingt ans. Là, il doit lutter contre les
tentations du démon. De nombreux disciples viennent prier avec lui,
écoutent ses prêches et, suivant son exemple, deviennent anachorètes. Les
fameuses « tentations de saint Antoine » ont inspiré de nombreux artistes et
écrivains (voir aussi 376).

359. À la Saint-Arsène, mets au sec tes graines

19 juillet (N.C.)

Onze saints ont porté le nom Arsène, issu du grec arsên, « mâle, viril ».
Celui qui, en Occident, est fêté le 19 juillet et en Orient, le 8 mai, est
Arsène le Grand ou Arsène de Scété. Né à Rome en 354, il fut l’un des
premiers « pères du désert », c’est-à-dire un ermite (appelé abba, mot
syriaque signifiant « père ») ayant vécu dans l’un des déserts égyptiens au
e
IV siècle, pratiquant l’hesychasme (du grec hesychia, « calme, paix

intérieure »), un mode de vie fondé sur la solitude, la retraite, la paix de


l’âme, la sérénité et, pour les chrétiens, le recueillement en Dieu. En
l’occurrence, Arsène vécut dans le désert de Scété (Sketis) pendant
cinquante ans, après avoir été le précepteur d’Arcadius, empereur romain
d’Occident, fils de l’empereur Théodose Ier. Il est mort en 445, à 95 ans. On
lui attribue plusieurs apophtegmes (paroles en forme de maximes) dont : «
Je me suis souvent repenti d’avoir parlé, jamais d’avoir gardé le silence. »
Le 19 juillet, il est donc plus prudent d’engranger, si l’on en croit ce
dicton. En effet, le lendemain peut marquer le début d’une période
pluvieuse susceptible de durer longtemps. Une série d’autres proverbes
l’affirme :

« À la Sainte-Marguerite [fêtée autrefois le 20 juillet], forte pluie est


maudite » ;
« Quand il pleut à la Saint-Victor [21 juillet], la récolte n’est pas
d’or » ;
« S’il pleut à la Sainte-Madeleine [22 juillet], il pleut durant six
semaines », etc.

360. À la Sainte-Catherine, tout bois prend racine

25 novembre

Voilà sans doute l’adage le plus respecté des jardiniers car il énonce une
vérité universellement admise : la période de fin novembre est favorable
aux plantations. Le dicton était, semble-t-il, plus précis à l’origine que ce
qu’on lui fait dire aujourd’hui, l’expression « tout bois » faisant plutôt
référence au bouturage des arbres et arbustes, en particulier des fruitiers. On
trouve aussi la variante « À la Sainte-Catherine, tout arbre prend racine »,
qui généralise l’opportunité d’effectuer des plantations en tous genres.
Attention toutefois à ne pas vous tromper de sainte Catherine car elles
sont deux à figurer au calendrier : sainte Catherine de Sienne (1347-1380),
fêtée le 29 avril depuis 1972, vierge et docteur de l’Église à qui l’on doit
notamment le retour de la résidence papale d’Avignon à Rome, et celle
concernée par le dicton, sainte Catherine d’Alexandrie, célébrée le 25
novembre depuis toujours, celle dont Jeanne d’Arc, si l’on en croit la
Tradition, entendit la voix à Domrémy en même temps que celles de sainte
Marguerite et de l’archange saint Michel. Sainte Catherine, d’origine noble,
déclarant s’être donnée au Christ, aurait refusé d’épouser Maximin II Daia,
gouverneur d’Égypte et de Syrie au tout début du IVe siècle. Ayant aussi
tenu tête aux philosophes païens, elle fut suppliciée et décapitée à
Alexandrie sous le règne de l’empereur Maxence (306-312). La légende
nous dit que des anges auraient transporté son corps jusqu’au mont proche
du Sinaï et qui, depuis, porte son nom. Le monastère Sainte-Catherine du
Sinaï y fut construit par l’empereur Justinien Ier entre 527 et 565.

361. À la Sainte-Christine, les blés perdent leurs


racines

24 juillet

Ce dicton, qui conseille implicitement de moissonner le blé avant qu’il


ne pourrisse sur pied, fait écho à un autre, plus explicite : « À la Sainte-
Christine, coupe le blé, plie l’échine. »
Christine (comme Christiane) est, par son nom, l’incarnation même de
la chrétienne puisque tel est le sens du latin christiana. Huit saintes
catholiques portent ce nom.
Christine de Tyr est célébrée le 24 juillet. Encore une des nombreuses
victimes de Dioclétien ! Son père Urban, magistrat romain, païen adorateur
d’idoles, n’acceptant pas que Christine se soit convertie au christianisme,
lui infligea d’horribles supplices dont le feu et la noyade. Christine en
ressortit vivante mais son père, lui, mourut dans d’abominables souffrances.
Idem pour les gouverneurs successeurs d’Urban qui trouvèrent la mort après
avoir infligé à Christine des tortures qui, bien qu’atroces, se révélèrent
inoffensives. Le dernier emprisonna Christine avec des serpents venimeux
qui ne s’attaquèrent pas à la sainte mais tuèrent son gardien. Sainte
Christine mourut à Bolsena dans le Latium en 287, transpercée de flèches
selon les uns, par l’épée selon les autres. Ses reliques furent transportées à
Palerme dont elle est devenue l’une des quatre patronnes avec sainte
Agathe, sainte Nymphe et sainte Olive.

362. Au jour de la Sainte-Colette commence à


chanter l’alouette

6 mars

L’alouette est un oiseau hautement symbolique. Elle annonce le lever du


jour comme le rossignol prélude à la tombée de la nuit. Élan de joie,
victoire de la lumière sur les ténèbres, le chant de l’alouette est aussi pour
les mystiques une prière matinale à Dieu. Elle symbolise en outre le
travailleur, en particulier le laboureur qui se lève avant qu’elle ne lance son
cri. Quand, au point du jour, l’alouette s’élève rapidement dans le ciel, le
paysan a déjà regagné son champ.
Chaque année, elle grisollerait donc pour la première fois le 6 mars, jour
de sainte Colette dont le nom partage, avec le chant de l’alouette, l’idée de
victoire : Colette est l’hypocoristique de Nicolette, issu, comme Nicole et
Nicolas, du grec nikê, « victoire ».
Nicolette fut d’ailleurs le véritable prénom de Colette, née à Corbie,
près d’Amiens, en 1381. Elle entra à dix-huit ans chez les béguines
d’Amiens puis à vingt ans chez les Clarisses près de Senlis (voir 349, À la
Sainte-Claire, s’il éclaire et tonne, c’est l’annonce d’un bel automne) où, en
ayant reçu la mission de saint François au cours d’un rêve, elle rétablit la
règle primitive de l’Ordre. Elle fera de même chez les moniales de Savoie,
d’Artois, d’Allemagne et de Belgique, fondant ou réformant en tout dix-
sept couvents. Elle mourut à Gand le 6 mars 1447. De nombreux miracles
se seraient produits sur sa tombe.
Sainte Colette fut béatifiée en 1625 et canonisée en 1807 par Pie VII.

363. Haricot semé à la Saint-Didier en rapporte un


demi-setier

23 mai

Ancienne mesure de capacité dont la valeur dépendait des époques et


des régions, le setier (du latin sextarius, dérivé de sextus, « sixième ») fut
surtout employé pour mesurer les grains. À Paris, il valait 156 litres.
Le dicton à plusieurs équivalents : Sème tes haricots à la Saint-Didier,
pour un tu en auras un millier, ou encore : Qui sème les haricots à la Saint-
Didier, les récolte par poignées.
Le 23 mai, veille de la Sainte-Angèle où « le jardinier ne craint plus le
gel », le moment est en effet propice pour semer cette légumineuse ramenée
du Mexique au XVIe siècle et d’abord appelée « fève de haricot » ou « pois
d’haricot », le haricot désignant à l’origine un plat à base de mouton que
l’on servait avec ces fèves nouvellement découvertes.
Quatre évêques sanctifiés ont porté le nom de Didier, issu du latin
desidero, « désirer, aspirer à la gloire » : un évêque d’Auxerre (mort en
621), un évêque de Cahors (mort vers 654), un évêque de Langres (mort en
407) et Didier, nommé évêque de Vienne en 595 sous la régence de
Brunehaut, reine d’Austrasie pendant la minorité de son fils, le futur
Childebert II. Avec le soutien du pape Grégoire le Grand, Didier critiqua les
mœurs cruelles et scandaleuses de la cour. Par vengeance, Brunehaut
intrigua pour que Didier soit banni sur une fausse accusation de viol.
Rétabli quatre ans plus tard dans son épiscopat, l’évêque de Vienne fut
finalement assassiné en 608, lapidé en un lieu qui allait s’appeler San
Desiderii vers 853, aujourd’hui Saint-Didier-sur-Chalaronne (Ain). Six ans
plus tard, sur ordre de Clotaire II, Brunehaut fut suppliciée, attachée
derrière un cheval lancé au galop.

364. Il faut qu’à la Sainte-Eugénie toute semaille soit


finie

7 février N.C. (15 novembre A.C.)

Trois jours plus tard (10 février), selon un autre dicton, « Bise et grand
vent à la Saint-Amand font mal au froment », ce qui suppose que les
semailles de printemps soient déjà terminées.
Le prénom Eugénie est issu du grec eugenês, « de bonne naissance ».
Cinq Eugénie sont reconnues par l’Église. Celle qui est fêtée le 7 février est
la bienheureuse Eugénie Smet (1825-1871), fondatrice en 1856 de l’Institut
des auxiliatrices des âmes du Purgatoire, lié à une dévotion particulièrement
fervente au XIXe siècle visant à expier et souffrir ici-bas pour atténuer les
souffrances dans l’au-delà. Eugénie Smet fut béatifiée par Pie XII en 1957.
Sainte Eugénie (Smet) n’est mentionnée au calendrier liturgique romain le 7
février que depuis 1972, en remplacement de saint Romuald, reporté au 19
juin. Est-ce à dire que le dicton du 7 février n’est apparu qu’alors ? Non,
mais il devait correspondre à une autre sainte Eugénie dont la fête était,
jusqu’en 1970, célébrée le 15 novembre. Les semailles qui devaient alors
être terminées étaient évidemment celles, tardives, de blé, celles pour
lesquelles Victor Hugo glorifiait « le geste auguste du semeur* ».
* Dans Saisons des semailles. Le soir, poème des Chansons des rues et des
bois.

365. Quand reviendra la Saint-Henri, tu planteras


ton céleri

13 juillet N.C. (15 juillet A.C.)

Saint Henri fut fêté le 15 juillet jusqu’en 1971, puis, le 13 juillet, une
différence de deux jours qui peut modifier la pertinence du précepte :
planter son céleri. En effet, sur la plupart des calendriers de jardinage, du
moins pour les régions méridionales de notre pays, la plantation du céleri
(comme des choux, des concombres, des laitues, des poireaux, etc.) est
conseillée dans la deuxième quinzaine de juillet. Les concepteurs du
calendrier liturgique consécutif à Vatican II ont-ils seulement pris en
compte la gravité de ces conséquences horticoles ?
Saint Henri II, né en Bavière en 973 et mort près de Göttingen en 1024,
fut roi de Germanie et dernier empereur saxon du Saint Empire romain
germanique. Protecteur de l’Église, il s’impliqua dans la réforme du clergé.
Il épousa en 998 Cunégonde de Luxembourg. En 1007, il fonda, dans sa
Bavière natale, l’évêché souverain de Bamberg. Après la mort de son
époux, Cunégonde se retira chez les bénédictines de Kaufungen (Hesse)
dans le monastère qu’elle avait fondé. Elle y mourut en 1033 ou 1039. Leur
piété ayant été remarquable et leur mariage considéré comme non
consommé, les deux souverains furent canonisés, Henri en 1146 et
Cunégonde en 1200. Ils sont tous deux inhumés dans la cathédrale de
Bamberg.

366. Tu peux semer sans crainte quand arrive la


Saint-Hyacinthe
17 août N.C. (11 septembre A.C.)

Célébrée depuis 1972 le 17 août (époque ou les agriculteurs ne sèment


pas grand-chose), la Saint-Hyacinthe était auparavant fêtée le 11 septembre
(aujourd’hui Saint-Adelphe), date qui permettrait de mieux comprendre le
dicton faisant alors allusion aux semailles de seigle et de froment, encore
que ces semailles se fassent plutôt, dans la plupart des régions, vers le 15
octobre.
Hyacinthe de Cracovie (1185-1257) contribua à évangéliser les pays
scandinaves ainsi que la Poméranie, ce qui lui valut le surnom d’ « Apôtre
du Nord ». Il rencontra saint Dominique à Rome et décida dès lors de
rejoindre son ordre des Frères prêcheurs (Dominicains). Il fonda de
nombreux monastères en Russie, Pologne, Prusse et Lituanie. Plusieurs
miracles lui sont attribués. Il fut canonisé par Clément VIII en 1594.

367. À la Sainte-Inès, travaille sans cesse

10 septembre (N.C.)

Sainte Inès a remplacé saint Aubert dans le calendrier. Le dicton de ce


10 septembre est donc récent. Il énonce une évidence : à cette période, le
paysan ne sait plus où donner de la tête. Pour les pays de vignobles, les
vendanges représentent alors déjà bien du travail mais il faut aussi, selon les
régions et les années, faire les labours pour ensuite semer le froment, le
seigle, l’épeautre et l’orge, semer le colza, récolter le maïs, le houblon, les
pommes de terre et le sarrasin, arracher les betteraves et les carottes, faire
les regains, etc.
La sainte fêtée ce jour-là est une japonaise victime de ce que l’on a
appelé « le Grand Martyre du Japon ».
S’intégrant dans l’immense mouvement des missions catholiques des
e e
XVI et XVII siècles, les missions au Japon commencèrent dès 1549 à

Kagoshima avec le père jésuite saint François Xavier et se poursuivirent en


1579 avec un autre jésuite, Alexandre Valignano. À la fin du XVIe siècle, on
estime à trois cent mille le nombre de Japonais ayant reçu le baptême. En
1597 commença une répression particulièrement violente sur la toute jeune
Église nippone, les shoguns issus de la dynastie des Tokugawa faisant
preuve d’une impitoyable intolérance. C’est dans ce contexte qu’Inès
Takeya, veuve d’un Japonais converti, fut arrêtée et décapitée en 1622 pour
avoir donné asile à des missionnaires chrétiens. Trente de ses compagnons
furent brûlés vifs le même jour.

368. Bon fermier, à Sainte-Juliette doit vendre ses


poulettes

30 juillet (N.C.) (18 mai A.C.)

C’est, de toute évidence, la date du 18 mai qu’il convient de prendre en


compte pour ce dicton : l’usage était en effet de vendre vers la mi-mai les
poules nées l’année précédente, prêtes alors à la reproduction.
Le drame immortel de Shakespeare fait de Juliette la jolie petite
poulette de Roméo mais la Juliette des hagiographes est celle qui fut
martyre à Césarée, en Cappadoce. Son histoire nous est connue grâce à un
sermon de Basile le Grand, évêque de Césarée. Convertie au christianisme,
Juliette fut dénoncée par son intendant au cours d’un procès par lequel
celui-ci entendait la spolier de ses biens. Le magistrat promit alors à Juliette
de ne pas la déposséder si elle acceptait de renier sa religion. Juliette refusa
et fut brûlée vive en 303.

369. À Sainte-Marthe, prunes mûres, bonnes tartes

29 juillet

L’Évangile de Jean nous parle de Lazare que Jésus ressuscite d’entre les
morts (XI, 38-44). L’action se passe à Béthanie, village proche de
Jérusalem. Les sœurs de Lazare sont Marie, que la Tradition assimile à
Marie-Madeleine, et Marthe. Dans l’Évangile de Luc (X, 38-42), Jésus est
reçu dans la maison de Marthe et Marie qui deviennent ses disciples. Après
l’ascension du Christ, lors de persécutions contre les chrétiens, Lazare,
Marthe et Marie furent jetés dans une barque avec plusieurs autres
compagnons et abandonnés sur la mer. La légende raconte que
l’embarcation vogua jusqu’aux côtes de la Provincia Romana (future
Provence) et aborda à Massalia (Marseille). Marthe fit en Provence
plusieurs miracles, notamment à Avignon et Tarascon (qu’elle délivra de la
terrible tarasque). C’est précisément à Tarascon que naquit, au XIIe siècle, le
culte de sainte Marthe, des reliques considérées comme les siennes ayant
été mises au jour dans l’église qu’elle y aurait fondée.
Sainte Marthe est devenue la protectrice des femmes au foyer, des
serveurs, des cuisiniers et des diététiciens, ce qui est parfaitement approprié
au dicton du 29 juillet : il nous rappelle que les prunes, alors arrivées à
maturité, permettent de faire de bonnes tartes.

370. Le jour de la Saint-Odilon souvent n’amène rien


de bon

4 janvier (N.C.)

Fils de la famille de Mercœur, Odilon est né vers 962 au château


seigneurial près de Saint-Cirgues en Auvergne (Haute-Loire). Chanoine à
Saint-Julien de Brioude puis coadjuteur de l’abbé Maïeul à l’abbaye de
Cluny auquel il succéda en 994, Odilon contribua au développement et au
rayonnement de l’ordre clunisien. Les miracles qu’on lui a attribués ont
permis d’enrichir l’ordre de Cluny grâce aux dons qu’ils ont suscités.
Odilon contribua au mouvement de pacification du monde chrétien appelé «
Paix de Dieu » ainsi qu’à l’institution de la « Trêve de Dieu ». On lui doit
aussi l’institution du rituel de la fête des morts célébré le lendemain de la
Toussaint. Odilon est mort le 4 janvier 1049 au prieuré de Souvigny (Allier)
où il fut inhumé aux côtés de Maïeul. Leurs sépultures ont été mises au jour
lors de fouilles entreprises entre novembre 2001 et janvier 2002.
Est-ce parce que saint Odilon a institué le jour des morts que celui de sa
fête est réputé de mauvais augure ? Toujours est-il que le dicton qui s’y
rattache semble ne pas se limiter à de simples prévisions météorologiques.

371. À la Sainte-Reine, sème tes graines

7 septembre

Saint Cloud, fêté localement le même jour que sainte Reine, est associé
à un dicton, si l’on ose dire, de la même farine : « À la Saint-Cloud, sème
ton blé, Car ce jour vaut du fumier. » Cette période de septembre a donné
lieu à plusieurs préceptes liés aux semailles (voir 366, Tu peux semer sans
crainte quand arrive la Saint-Hyacinthe et 367, À la Sainte-Inès, travaille
sans cesse).
Le nom de sainte Reine est lié à une petite ville de Côte-d’Or où les
historiens ont également situé la célèbre reddition de Vercingétorix devant
Jules César. Trois cent quatre ans après la bataille d’Alésia, le même lieu fut
le siège d’un autre événement dramatique : une jeune orpheline chrétienne
prénommée Reine, refusant de renier sa foi et de répondre aux avances d’un
officier romain du nom d’Olibrius, y fut décapitée en 252. Dès le Ve siècle,
le culte de cette vierge martyre se développa dans ce village qui allait
prendre le nom d’Alise-Sainte-Reine et une basilique mérovingienne fut
érigée au-dessus de son tombeau, à l’endroit même où, dit-on, Vercingétorix
se rendit à César. Le culte de sainte Reine se développa tant en France qu’à
Osnabrück en Allemagne où l’on prétend avoir retrouvé des reliques de la
sainte.

372. Après la Saint-Roch, aiguise ton soc


16 août (A.C.)

Ce jour de la Saint-Roch, quand les moissons sont terminées, le moment


est venu de préparer les labours pour les semailles d’automne qui pourront
commencer un mois plus tard (voir 366, Tu peux semer sans crainte quand
arrive la Saint-Hyacinthe.).
Saint Roch a été régulièrement et officiellement fêté le 16 août jusqu’en
1936 puis sa fête est passée au 17 août jusqu’en 1940. De 1941 à 1950, il
retrouve sa place au 16 août avant de la céder à Amélie, Armel, Joachim
(1963), Armel de nouveau et jusqu’à nos jours, avec une furtive
réapparition le 16 août en 1971 car on ne saurait se débarrasser aussi
facilement d’un saint si populaire ! Né à Montpellier entre 1300 et 1340,
Roch semble y avoir étudié la médecine. Arrivé à la majorité, il suit
l’exemple de saint François, donne ses biens aux pauvres et part en
pèlerinage à Rome, soignant les pestiférés dans les villes où il passe : la
peste noire ou peste bubonique fait alors des ravages en Europe. Atteint lui-
même par la maladie, Roch se retire dans une forêt où un ange vient le
soigner. Il y est aussi aidé par un chien qui lui apporte chaque jour un
morceau de pain. Au retour d’Italie, alors que la ville qu’il traverse
(Montpellier ou Milan) est agitée par une guerre civile, il est pris pour un
espion et jeté en prison où, après cinq ans, il meurt dans l’abandon le plus
total.
De nombreux dictons et proverbes sont attachés à saint Roch (voir 392
et 393). En raison de ses diverses expériences, il est devenu le saint patron
de nombreux corps de métiers et le protecteur de plusieurs communautés :
chirurgiens, pharmaciens, fossoyeurs, prisonniers, pèlerins et voyageurs. On
l’invoque, bien évidemment, contre la peste, notamment en Bretagne, avec
saint Sébastien.

373. À la Saint-Thierry, aux champs jour et nuit


1er juillet

Dans de nombreuses régions, avec juillet commencent les moissons qui,


longtemps, ont été faites à la faux ou à la faucille, exigeant autrefois du
paysan un interminable et pénible labeur. De nos jours, comme le dit
Jacques Lacarrière dans Ce Bel aujourd’hui, « les blés meurent d’une mort
mécanique […]. En un clin d’œil les épis sont fauchés, ramassés, avalés,
convoyés, battus, les grains tamisés, répartis dans les récepteurs. » En un
clin d’œil, certes, mais la vastitude des champs d’aujourd’hui oblige encore
les hommes aux manettes à travailler tard et les puissants « herbivores
métalliques » scrutent les nuits d’été de leurs monstrueux projecteurs.
Ce 1er juillet qui ouvre la saison des moissons (quatre jours plus tard, le
4 juillet, un dicton nous le confirme : « Pour la Sainte-Berthe, moisson
ouverte »), on célèbre saint Thierry. Son père, nommé Marcard, était un
seigneur du pays de Reims devenu bandit de grand chemin. Thierry put
échapper à sa mauvaise influence grâce au soutien de saint Rémi dont il
devint le clerc. En 500, Thierry fonda un monastère au mont d’Or, près de
Reims, autour duquel s’établit un village qui prit, plus tard, le nom de Saint-
Thierry. Le seigneur Marcard, repenti et converti au christianisme, décida
d’y rejoindre son fils. Thierry accomplit plusieurs miracles : il guérit
notamment l’œil d’un autre Thierry, l’un des quatre fils de Clovis, Thierry
Ier (Théodoric), celui qui donna son nom à la Thiérache (Teodorascia Sylva).

374. À la Saint-Victor, moissonneur ne dort

21 juillet

Ce dicton fait écho à celui de la Saint-Thierry et de la Sainte-Berthe


(voir supra) et prouve que les moissons, selon les régions, peuvent durer
une bonne partie de juillet, le paysan devant alors espérer qu’il ne pleuve
pas car « Quand il pleut à la Saint-Victor, la récolte n’est pas d’or », et « À
la Saint-Victor, la pluie fait du tort », le blé pouvant alors germer sur pied.
Victor, dont le nom latin signifie « vainqueur », était un officier romain
de la garde de l’empereur Maximien. Le 8 juillet 303 ou 304, après avoir
escorté l’empereur dans la ville de Massalia (future Marseille), Victor est
amené devant Euticius, préfet du prétoire, pour avoir refusé de percevoir sa
solde et clamé sa foi en Jésus-Christ. Il est alors traîné dans la ville, les bras
liés dans le dos. Ramené devant le préfet le 21 juillet, Victor refuse
d’abjurer sa religion et de sacrifier aux dieux païens. Euticius le condamne
alors à être broyé sous une meule de boulanger. Ses restes seront enterrés
par les chrétiens de Marseille près d’un rocher où, au Ve siècle, Jean Cassien
fondera l’abbaye Saint-Victor.

LES SAINTS DANS LES LOCUTIONS


COURANTES D’ANTAN ET D’AUJOURD’HUI

L’importance autrefois accordée par le bon peuple au culte des saints ne


pouvait qu’inspirer au génie de notre langue française des locutions
imagées y faisant allusion.
Comme toutes les expressions idiomatiques (et notre langue en est
richissime), celles contenant le mot « saint » ont pu connaître différents
sorts.
Certaines peuvent être tombées en désuétude soit parce que le saint de
référence a lui-même été jeté aux oubliettes (il peut par exemple ne plus
expliquer ni certaines maladies ni certaines guérisons), soit parce que l’art
de s’exprimer par images et métaphores disparaît progressivement au profit
d’un langage plus concret mais aussi, hélas, de plus en plus pauvre.
Pour d’autres locutions, dont la signification est toujours perçue,
l’origine peut en être devenue plus ou moins énigmatique, soit parce
qu’elles font allusion à des pratiques, des situations ou des croyances
révolues, soit parce qu’on ne comprend plus à quel patronage ou quelle
protection le saint en question était associé.
À la Bourse des locutions, les faveurs changent et les valeurs passent.
Telle qui était comprise hier est désormais énigmatique, telle autre, jadis
bien cotée, n’est plus guère aujourd’hui en odeur de sainteté.

375. Être bon pour Sainte-Anne


En plaisantant, on a souvent dit, surtout à la fin du XIXe siècle, « être bon
pour Charenton » pour, « être bon pour l’asile », « être fou ». L’asile de
Charenton (aujourd’hui Charenton-le-Pont Saint-Maurice, dans le Val-de-
Marne) fut en effet l’un des plus anciens et des plus célèbres asiles
psychiatriques. Fondée en 1641 par les Frères de la Charité (ou Frères
hospitaliers), ordre institué en 1540 par le religieux portugais saint Jean de
Dieu, la Maison royale de Charenton a accueilli des « handicapés mentaux
» dès le XVIIe siècle ainsi que certains prisonniers célèbres comme le
marquis de Sade qui, d’ailleurs, y mourut. En 1651 fut créé à Paris un
nouvel asile d’aliénés, tout aussi célèbre, qui prit le nom de Sainte-Anne.
L’expression « être bon pour Sainte-Anne » vit donc aussi le jour. L’hôpital
de Charenton fut reconstruit et devint en 1838 l’hôpital Esquirol, du nom de
son concepteur. Une maternité y fut adjointe en 1920. De son côté, Sainte-
Anne est devenu un important hôpital psychiatrique où des sommités telles
que Jacques Lacan ou Jean Delay ont exercé.
Le centre hospitalier Sainte-Anne fut ainsi nommé en hommage à celle
qui, selon les Évangiles apocryphes, aurait été la mère de la Vierge Marie et
dont le culte connut une grande ferveur au Moyen Âge.

376. Le feu Saint-Antoine


On a vu comment Antoine le Grand, également appelé Antoine
d’Égypte ou Antoine l’Ermite, vécut vingt ans dans le désert en étant sans
cesse tenté par le démon désireux de le conduire en enfer. D’après la
légende, les reliques de saint Antoine auraient été rapportées d’Orient au XIe
siècle par Jocelyn de Châteauneuf. Elles auraient été déposées dans un petit
village du Dauphiné, La Motte-Saint-Didier (aujourd’hui Saint-Antoine-
l’Abbaye en Isère) où, vers 1080, Jocelyn fit édifier une abbaye pour qu’on
vienne les vénérer. Quelque dix ans plus tard, Gaston de Valloire s’y rendit
en pèlerinage et obtint la guérison de son fils Gérin atteint du « mal des
ardents », maladie alors répandue qui provoquait convulsions, spasmes,
hallucinations, vomissements, maux de tête et parfois une gangrène sèche.
On donnait aussi à ce mal les noms de « feu sacré » (ignis sacer), « feu
caché » (ignis occultus), « feu infernal » (ignis infernalis) ou encore « mal
persique ». Comme pour la plupart des maladies et épidémies inexpliquées,
on y voyait un châtiment divin, un « fléau de Dieu ». La vénération des
reliques de saint Antoine ayant permis la guérison de son fils, Gaston de
Valloire décida de fonder un hospice et un ordre hospitalier habilité à le
gérer : l’ordre des Chanoines de saint Antoine ou ordre des Antonins. Dès
lors, le mal des ardents prit aussi le nom de « feu Saint-Antoine ».
Aujourd’hui, la pathologie est évidemment mieux connue. Son nom
scientifique est l’ergotisme car elle est provoquée par l’alcaloïde d’un
champignon, l’ergot de seigle, infectant le seigle comme d’autres céréales.
C’est notamment à l’ergot de seigle que l’on imputa la très sérieuse
intoxication alimentaire qui frappa la commune de Pont-Saint-Esprit en
août 1951. L’affaire défraya la chronique.

377. C’est un vrai saint-bernard


On dit cela d’une personne qui est toujours disposée à se dévouer pour
venir en aide à son prochain, à l’image de ces chiens portant secours aux
victimes d’avalanches. Dans ce cas donc, pas de majuscules à saint-bernard
puisqu’il s’agit d’une race de chiens, nom commun issu du nom propre
saint Bernard.
Bernard de Menthon (mort en 1881 ou 1886), prêtre puis archidiacre
d’Aoste dont la fête est célébrée localement le 15 juin, a donné son nom aux
cols du Grand et du Petit-Saint-Bernard situés, pour le premier dans les
Alpes pennines (2 473 m), à la frontière italo-suisse, pour le second (2 188
m), en Savoie. Saint Bernard de Menthon y fit construire deux hospices
chargés de recueillir les voyageurs égarés dans la montagne. Au Grand-
Saint-Bernard, il fonda également un couvent. Saint Bernard est mort et fut
enterré à Novare, dans le Piémont italien. Pie XI nomma saint Bernard «
patron des alpinistes ». Au XVIIe siècle, les moines élevèrent une race de
chien, d’abord pour se protéger, ensuite pour secourir les marcheurs en
difficulté. Le saint-bernard est rapidement devenu le premier chien
d’avalanche.

378. Coiffer sainte Catherine


L’expression fait référence à sainte Catherine d’Alexandrie, fêtée le 25
novembre. Parce qu’elle avait refusé d’épouser le gouverneur d’Égypte et
de Syrie, étant déjà mystiquement promise à Jésus, le nom de sainte
Catherine est associé aux filles, sinon bonnes à marier, du moins restées
célibataires. Une tradition s’était instaurée le jour de sainte Catherine : des
jeunes vierges venaient vénérer sa statue et changer sa coiffure dans les
églises placées sous son patronage. Aujourd’hui, les jeunes filles ayant
dépassé l’âge de vingt-cinq ans reçoivent le surnom de « catherinettes ».
Elles doivent, le 25 novembre, porter un chapeau vert et jaune, couleurs
symbolisant respectivement la connaissance (sainte Catherine était réputée
très cultivée) et la foi. « Coiffer sainte Catherine » était donc une façon plus
ou moins élégante de dire « rester vieille fille ». Cette tradition explique que
sainte Catherine soit devenue la patronne des couturières et des modistes,
les catherinettes étant d’ailleurs autrefois nombreuses parmi les ouvrières de
la mode.
Ajoutons que l’étymologie de Catherine, le grec katharos, « pur », est
en parfaite harmonie avec la virginité de la sainte et (qui oserait en douter ?)
des filles à marier placées sous sa protection.
379. Si tu as vu saint Christophe, tu ne crains aucune
catastrophe
Comme on l’a dit plus haut, saint Christophe est devenu le protecteur de
tous ceux qui ont un rapport avec le voyage ; par ordre alphabétique : les
alpinistes, les automobilistes, les bateliers, les chemineaux et cheminots, les
débardeurs, les pèlerins, les porteurs, etc. Voyager fut pendant longtemps
synonyme de « partir à l’aventure » et, à une époque où les voies et chemins
étaient peu sûrs, synonyme de « courir tous les dangers ». Selon une
pratique iconolâtre, il était donc prudent, avant de partir, de se placer sous la
protection de saint Christophe, l’illustre passeur de l’Enfant Jésus, en en
regardant simplement l’effigie, comme l’affirment de nombreux proverbes :
« Regarde saint Christophe, et fais ta route ! » ou « Qui a vu le matin, en
commençant sa journée, une image de saint Christophe sera épargné de la
male mort » (entendons, « mort subite, violente, à laquelle on n’a pas pu se
préparer »), ou encore « Regarde saint Christophe et va-t-en rassuré » que
des langues moqueuses ont modifié en « Regarde saint Christophe et va-t-
en dans l’fossé ! ». Dans son Éloge de la folie (1511), Érasme, s’indignant
contre le culte des saints, fustige, entre autres, ceux « qui, par une douce
mais folle persuasion, se figurent que la rencontre d’une statue ou d’une
peinture de ce Polyphème de saint Christophe les assure de ne point mourir
dans la journée ».
Une telle superstition, à défaut d’avoir protégé tous les voyageurs, a
pour le moins fait la fortune des marchands de médailles.

380. Les carabins de saint Côme


Pour les hagiographes, Côme (ou Cosme) est inséparable de Damien,
son frère jumeau. Originaires d’Arabie, ils étaient tous deux médecins et
chirurgiens et pratiquèrent leur art en Cilicie (aujourd’hui région de
Turquie) puis en Syrie. Ils étaient réputés guérir toutes les maladies, sur les
hommes comme sur les bêtes, tant par leur compétences médicales que par
des voies miraculeuses. Ils soignaient gratuitement tous ceux qui venaient à
eux, par charité chrétienne. Ils éveillèrent ainsi les soupçons du préfet de
Cilicie, représentant l’empereur Dioclétien, l’impitoyable persécuteur des
chrétiens. Arrêtés et refusant de renier leur foi, ils furent torturés et
décapités en 303 ou 310 ainsi que leurs trois autres plus jeunes frères. Leur
culte se répandit en Orient au Ve siècle. Leur fête est célébrée le 26
septembre. Ils sont devenus patrons des médecins, chirurgiens, dentistes et
pharmaciens.
Au XIIIe siècle, Saint Louis créa une école de chirurgie et une association
professionnelle de chirurgiens sous le nom de confrérie de Saint-Côme et de
Saint-Damien. Les locaux se trouvaient à côté de l’église Saint-Côme
(supprimée en 1790), non loin du lycée Saint-Louis. Ils furent ensuite
affectés à l’école de médecine de Paris dont l’amphithéâtre fut lui-même
baptisé « amphithéâtre Saint-Côme ». À partir du XVIe siècle, on donna aux
étudiants de cette école le surnom de « carabins de Saint-Côme », carabin
venant de « scarrabins » ou « escarrabins » désignant ceux qui
ensevelissaient les cadavres de pestiférés, par allusion aux insectes
nécrophages et nécrophores nommés « escarbots », du grec karabos qui, via
le latin scarabaeus, a aussi donné « scarabée », « carabe » et « crabe ». Il
est vrai que les patients de ces élèves chirurgiens étaient le plus souvent des
cadavres en sursis. Au début du XIXe siècle, le mot « carabin » s’est
généralisé pour désigner tout étudiant en médecine.

381. La prison de saint Crépin


Du latin crispare, « faire onduler, friser, froncer », sont issus les verbes
français « crêper » et « crisper » et aussi les noms Crépin et Crépinien, qui
furent ceux de deux martyrs au IIIe siècle. Ils étaient tous deux cordonniers à
Augusta Suessionum (l’actuelle Soissons). Par charité chrétienne, ils
refusaient de faire payer les pauvres qui sollicitaient leurs services.
L’empereur Maximien voulut les obliger à renier leur religion. Devant leur
refus, il leur fit subir plusieurs supplices auxquels ils résistèrent. Ils furent
finalement décapités en 285 ou 286. Crépin et Crépinien devinrent
logiquement les patrons des bourreliers, cordonniers, gantiers et tanneurs et
l’on donna le nom de « saint-crépin » aux outils du cordonnier et au sac qui
les renferme. Être dans la prison de saint Crépin, c’est avoir des chaussures
trop étroites qui vous font mal aux pieds.

382. Être sorti de Saint-Cyr


Le grec Kyrikos, « qui appartient au seigneur », a donné le latin Cyricus
et Quiricus. Plusieurs saints ont porté ce nom dont le plus célèbre est un
enfant de cinq ans qui fut martyrisé à Tarse en Cilicie vers 304 sous le règne
de Dioclétien. Alors que le juge Alexandre prononçait la condamnation de
chrétiens, l’enfant se serait écrié : « Moi aussi, je suis chrétien ! » Le juge
aurait alors saisi l’enfant par une jambe et lui aurait fracassé la tête contre
un mur. La mère de Cyricus, Julitte, fut aussi victime des persécutions de
Dioclétien. Ils sont tous deux fêtés localement le 16 juin (parfois sous les
noms de Quirico et Giulitta). Le culte de saint Cyr, nom français de saint
Cyricus, se répandit rapidement en Gaule. Ses reliques étaient conservées
dans l’église de Volnay (Côte-d’Or).
La vénération de ce saint est à l’origine d’une quarantaine
d’hagiotoponymes, sans compter ceux dérivés du nom gascon de saint Cyr :
saint Cricq. On trouve aussi Saint-Cirq, Saint-Cirgue, Saint-Cergue et Saint-
Cirice. C’est également le nom d’un mont dans le département du Lot et
d’une chaîne de montagnes dans celui des Bouches-du-Rhône.
Le Saint-Cyr concerné par l’expression est évidemment le chef-lieu de
canton des Yvelines, près de Versailles, Saint-Cyr-l’École, où Mme de
Maintenon a créé en 1686 une maison d’éducation devenue sous Napoléon
Ier une école militaire de grand renom, école détruite en 1944 et transférée à
Coëtquidan (Morbihan). Les étudiants sortant de cette école étaient munis
d’un sérieux bagage éducatif et culturel, d’où l’expression « être sorti de
Saint-Cyr », utilisée pour désigner les personnes très instruites et plus
souvent à la forme négative pour dire d’une aptitude qu’elle est
rudimentaire ou d’une connaissance qu’elle est élémentaire : « Il n’y a pas
besoin d’être sorti de Saint-Cyr ! » On peut, avec les mêmes intentions,
faire référence à une autre école prestigieuse : l’École polytechnique,
d’abord installée dans les dépendances du Palais-Bourbon à Paris en 1794
puis transférée à Palaiseau en 1976.

383. Le feu (de) Saint-Elme


Le feu (de) Saint-Elme est un phénomène météorologique assez rare,
observé toutefois par de nombreux aventuriers des mers : l’air ionisé par
l’orage déclenche des décharges électriques au voisinage des objets pointus
(mâts de bateaux, flèches de clochers, ailes d’avions, etc.). Le phénomène,
souvent rapporté dans les récits de voyages, a longtemps donné lieu à des
croyances et superstitions. Dans l’Antiquité, Pline l’Ancien dans son
Histoire naturelle l’appelle « Castor et Pollux », d’après les demi-dieux
protecteurs des marins, transportés au ciel dans la constellation des
Gémeaux. Plutarque dans ses Vies parallèles lui donne le nom d’Hélène,
sœur des Dioscures.
L’expression feu Saint-Elme, associée au culte des saints, est
évidemment plus récente. Dans un ouvrage intitulé Historie e vera relatione
della vita e de fatti dell Amiraglio D. Christofero Colombo, publié en 1571
et longtemps attribué à Fernand Colomb, fils du navigateur, on trouve cet
étrange passage : « Dans la nuit du samedi, il tonnait et pleuvait très
fortement. Saint Elme se montra alors sur le mât de perroquet avec sept
cierges allumés, c’est-à-dire que l’on aperçut ces feux que les matelots
croient être le corps du saint. Aussitôt, on entendit chanter sur le bâtiment
force litanies et oraisons, car les gens de mer tiennent pour certain que le
danger de la tempête est passé, dès que saint Elme paraît. » Le feu Saint-
Elme est plusieurs fois mentionné dans les Voyages extraordinaires de Jules
Verne.
Saint Elme est l’autre nom de saint Érasme, évêque de Formia dans le
Latium, fêté localement le 2 juin. Il était originaire d’Antioche. Au début du
e
IV siècle, sous les règnes de Dioclétien puis de Maximien, il subit les

tortures les plus atroces. Il mourut éviscéré alors que ses intestins étaient
enroulés sur un cabestan. On a invoqué saint Elme pour guérir les maux de
ventre et aider aux accouchements mais il est surtout connu pour être le
patron des marins. Une légende nous raconte que, pendant un prêche,
l’orage ayant éclaté, la foudre tomba tout autour de lui sans jamais le
frapper. Le nom du feu Saint-Elme est ainsi justifié.

384. Par l’opération du Saint-Esprit


C’est ainsi que, selon le Nouveau Testament, Jésus-Christ a été formé
dans le sein de la Vierge Marie : « Voici quelle fut l’origine de Jésus-Christ.
Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu’ils aient
habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint »
(Matthieu, 1, 18). Cette opération du Saint-Esprit est évidemment cohérente
avec la doctrine biblique dite de la « conception virginale » selon laquelle
Marie a conçu le Christ tout en restant vierge, à ne pas confondre avec la
doctrine catholique de l’« Immaculée Conception », rejetée par les
orthodoxes, qui affirme depuis la bulle Ineffabilis Deus de Pie IX (1854)
que Marie a été préservée du péché originel et que sa propre naissance est
donc aussi immaculée. Le dogme de la conception virginale repose
précisément sur une prophétie d’Isaïe (Ancien Testament) – « Voici que la
jeune femme est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom
d’Emmanuel » (Isaïe 7, 14) – reprise par Matthieu (Nouveau Testament) – «
Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom
d’Emmanuel » (Matthieu 1, 23). « Jeune femme » ou « vierge » ?
L’ambiguïté réside dans la traduction de l’hébreu alma qui pouvait signifier
soit « jeune fille », soit « jeune femme ». Dans la Bible des Septante (entre
300 et 250 av. J.-C.), les soixante-dix traducteurs auraient traduit alma par
le grec parthenos, « vierge ».
Ces considérations théologiques n’entrent évidemment pas en ligne de
compte dans l’expression populaire où l’on invoque ironiquement l’Esprit
saint pour dire qu’une situation tient du miracle, de la providence, de la
magie. Quand, par exemple, une construction instable, une réalisation
fragile, un assemblage précaire peut choir à tout moment, comme un
château de cartes. Dans certains contextes, l’usage de la locution procède
d’un esprit doublement moqueur, témoin cet article du Parisien publié dans
la rubrique d’Auvers-Saint-Georges : « Pour l’instant, elle tient encore
debout, certainement grâce à l’opération du Saint-Esprit. Mais l’église de
Villeneuve-sur-Auvers menace de s’effondrer à tout moment, surtout en
cette période de vents violents. »
C’est aussi du Saint-Esprit que se réclamait l’ordre de chevalerie
institué en 1578 par Henri III pendant les guerres de Religion pour
distinguer les principaux chefs du parti catholique. La décoration de l’ordre
du Saint-Esprit était une croix de Malte suspendue à un cordon bleu.
L’ordre exista jusqu’à la Révolution. Certains de ses dignitaires auraient
formé une sorte de club gastronomique où ils se seraient rencontrés
régulièrement pour mesurer leurs talents de cuisiniers, d’où l’expression : «
C’est un véritable cordon bleu ! »

385. Avoir les épaules en bouteille de Saint-Galmier


Le patronyme burgonde Waldemar est issu du verbe germanique
waldan, « gouverner », le suffixe -mar signifiant « célèbre ». Ce nom fut
notamment porté par plusieurs rois burgondes et, au XIVe siècle, par deux
margraves de Brandebourg. Il est à l’origine de plusieurs autres noms de
familles comme Waldemer, Galdemar, Gaudemar, Baldomar, Baldomer,
Gulmier et Galmier. D’abord forgeron, Galmier fut remarqué pour ses
hautes vertus et devint moine à l’abbaye Saint-Just de Lyon où il fut
ordonné sous-diacre. Il est mort dans ce monastère en 650. Il est fêté
localement le 27 février. Le petit village forézien où il vit le jour était
nommé Vicus Auditiacus. Une église dédiée à saint Galmier y fut construite
et le village prit le nom de San Baldomero au XIe siècle, San Galmerius au
e
XII , nom francisé par la suite en Saint-Galmier.
Connue depuis l’Antiquité, une source, appelée Fontfort (du latin fons,
« source, fontaine » et fortis, « fort, vigoureux ») jaillit à Saint-Galmier. En
1778, les propriétés de son eau furent étudiées par le conseiller ordinaire et
médecin de Louis XVI, Richard Martin de Laprade. En 1837, Auguste
Saturnin Badoit obtint le fermage de cette source et en 1845 en acquit une
autre jusque-là inexploitée. On sait quel succès allait rencontrer la
commercialisation de cette eau minérale naturelle gazeuse aux effets «
exhilarants ». Les bouteilles furent successivement étiquetées « source
Fontfort », « Saint-Galmier », « Saint-Galmier Badoit », « Badoit », et
badadi et badadoit… Leur forme particulière donna naissance, entre les
deux guerres mondiales, à l’expression familière avoir les épaules en
bouteille de Saint-Galmier ou simplement avoir les épaules en Saint-
Galmier, appliquée de façon moqueuse à celui qui a les épaules étroites et
tombantes.

386. Par saint Georges, vive la cavalerie !


C’est le slogan de ralliement des cavaliers, qu’ils soient civils et
passionnés d’équitation ou militaires dans un corps d’armée dont les
chevaux, pourtant, ont été depuis longtemps remplacés par des chars, des
automitrailleuses, des tanks et autres blindés. Il est de bon ton, quand on «
monte », de lancer cette sentence d’une voix de stentor, à la fin d’un
banquet, d’une allocution, pour porter un toast ou, jadis, pour lancer une
attaque, sabre au clair. Alors, à cette virile invocation, un même vent de
grandeur, d’honneur et de fierté souffle dans le cœur de tous ceux, officiers
ou simples soldats, cavaliers émérites détenteurs du « Galop 9 » ou
débutants dont le pied vient juste d’être mis à l’étrier, tous ceux qui ont le
privilège de se hisser parfois sur un dos de cheval.
Celui qu’ils invoquent ainsi, faisant parfois précéder la formule de
l’inénarrable et subtile plaisanterie en forme de zeugme, « à nos femmes, à
nos chevaux, à ceux qui les montent », c’est le saint patron de l’Angleterre,
de Géorgie, d’Éthiopie, d’Aragon et de Catalogne, de Beyrouth, de Ferrare,
de Venise et de Gênes, le protecteur des hallebardiers, armuriers, militaires,
scouts, maris, chevaux et bien sûr cavaliers, celui qui, du haut de son
destrier, terrassa le dragon (mais c’est, bien sûr, une légende symbolique),
celui que les hagiographes font naître en Cappadoce et vivre à Lydda
(aujourd’hui Lod en Israël) et qui, promu chevalier romain par l’empereur
Dioclétien, fut torturé et décapité par celui-là même pour avoir refusé de
renier son christianisme et de sacrifier aux dieux païens : saint Georges, fêté
le 23 avril.

387. Avoir la danse de Saint-Guy


« Plusieurs centaines se mirent à danser et sauter dans Strasbourg, des
femmes et des hommes dans les marchés de plein air, les ruelles et les rues,
jour et nuit. Beaucoup cessaient de manger jusqu’à ce que la fureur les
reprenne. Ce fléau a été nommé danse de St Vit. » Ainsi Jakob Twinger von
Königshoven (1386-1420), prêtre et chroniqueur alsacien, décrit-il les
manifestations de ce mal qui, au Moyen Âge, frappa une grande partie de
l’Europe et plus particulièrement les pays germaniques. Ces convulsions
(autrefois qualifiées de démoniaques), ces mouvements saccadés,
désordonnés et involontaires en étaient les symptômes les plus
spectaculaires. On avait cru remarquer que la maladie gagnait en intensité à
mesure que l’on se rapprochait du 15 juin, fête de saint Guy (ou saint Vit).
On en conclut le saint responsable et on se mit à l’invoquer pour obtenir la
guérison de ce mal endémique. Des pèlerinages étaient organisés où les
malades, soutenus par des bien-portants, se rendaient en dansant au son des
cornemuses vers des églises ou chapelles dédiées à saint Guy, comme celle
édifiée à Desselhausen dans le district d’Ulm en Souabe. On connaît aussi,
près de Strasbourg, une grotte de Saint-Vit qui dut connaître de telles
processions.
Ce saint dont le prénom (Guy, Gui, With, Wit, Vit, Vitus) est issu du
germanique wid, « bois », est présenté par l’hagiographie comme un enfant
d’une douzaine d’années, originaire de Lucanie (ancienne région d’Italie). Il
aurait accompli des miracles, guérissant notamment de l’épilepsie le fils de
Dioclétien, ce qui n’empêcha pas le cruel empereur, persécuteur des
chrétiens, de le martyriser vers 303. On l’invoque contre la morsure des
animaux venimeux, la léthargie et, bien sûr, la danse de Saint-Guy,
pathologie aujourd’hui connue sous le nom de « chorée », du grec khoros, «
troupe de danseurs » (que l’on retrouve dans « chorégraphie »). On précise
« chorée de Sydenham », du nom d’un médecin anglais, Thomas
Sydenham, qui décrivit la maladie au XVIIe siècle. Le neurologue et clinicien
français Jean Martin Charcot (1825-1893) parle, lui, de choréa germanorum
et l’assimile à une épilepsie hystérique. La danse de Saint-Guy est
aujourd’hui devenue exceptionnelle.

388. C’est un saint Jean bouche d’or


Jean Chrysostome (v. 349-407) naquit à Antioche. Il demanda le
baptême à l’âge de dix-huit ans et vécut en ermite pendant six ans. Il suivit
des cours de théologie auprès de Diodore de Tarse. Il fut ordonné diacre
puis prêtre à Antioche et se fit alors connaître par sa prédication et ses
écrits. Nommé patriarche de Constantinople, il critiqua ouvertement le
comportement du haut clergé et de la cour byzantine. Il fut plusieurs fois
contraint à l’exil et mourut au bord de la mer Noire, dans la chaîne
pontique, en rejoignant le Caucase, son ultime lieu de bannissement. Formé
à la rhétorique, passionné d’éloquence, commentateur de l’Évangile, saint
Jean Chrysostome se rendit célèbre par ses discours et ses prêches
remarquables, ce qui lui valut son nom de Chrysostome, du grec khrusos, «
or » et stoma, « bouche ». Saint Jean Chrysostome est fêté le 13 septembre.
Dire aujourd’hui de quelqu’un qu’il est un « saint Jean bouche d’or »,
c’est donc reconnaître ses dons d’orateur, son éloquence claire et la
franchise de ses propos.
Dans sa chanson Mourir pour des idées, Georges Brassens fait allusion
à saint Jean Chrysostome et en profite pour stigmatiser les prédicateurs :

« Les saint Jean bouche d’or qui prêchent le martyre,


Le plus souvent, d’ailleurs, s’attardent ici-bas.
Mourir pour des idées, c’est le cas de le dire,
C’est leur raison de vivre, ils ne s’en privent pas. »

389. Les feux (et les herbes) de la Saint-Jean


Les deux périodes « symétriques » des équinoxes (du latin
aequinoctium formé de aequus, « égal » et noctis, « nuit ») sont les «
solstices », du latin postclassique solstitium, construit sur sol, « soleil » et
stitium, dérivé du verbe stare, « être immobile ». Cette « station » du soleil
correspond à l’angle maximum qu’il forme alors avec le plan de l’équateur.
Le solstice d’été se produit le plus souvent le 20 ou 21 juin dans
l’hémisphère Nord. Le jour est alors le plus long de l’année (la nuit étant
ipso facto la plus courte). Le solstice d’hiver se situe généralement le 21 ou
le 22 décembre, le jour étant alors le plus court.
Pour le solstice d’hiver, la cérémonie du dies natalis Sol Invicti, «
naissance du Soleil invaincu », instituée le 25 décembre par l’empereur
Aurélien à la fin des Saturnales, fut reprise par le pape Libère en 354 pour
commémorer la naissance du Christ. La date devint celle du dies Natalis
Christi, le Christ étant désigné dans les Écritures comme le « Soleil de
justice » ou encore la « Lumière du monde ». La fête de saint Jean
l’Évangéliste, fixée par l’Église au 27 décembre, se situe également dans
cette période solsticiale d’hiver.
Quant au solstice d’été, il fut aussi l’occasion, depuis la nuit des temps,
de festivités et de rites divers. Il semble bien que l’allumage de feux de joie
pour célébrer l’inversion de la course du soleil remonte au moins à l’époque
de l’Europe barbare. La flamme symbolisait les divinités solaires associées
aux diverses mythologies, divinités qui étaient alors invoquées pour
favoriser la prospérité des moissons. Au Moyen Âge, les douze jours de la
période solsticiale d’été furent l’occasion de folles réjouissances. L’Église
décida de choisir cette date pour célébrer la fête de Jean le Baptiste, d’abord
fixée au 21 juin. Les réjouissances et rites païens furent alors interdits. En
1582, devant la persistance des superstitions, la fête de saint Jean-Baptiste
fut repoussée au 24 juin. Les feux de joie suivirent et devinrent les feux de
la Saint-Jean, allumés dans la nuit du 23 au 24 juin. De nouvelles coutumes
apparurent comme celles associées aux promesses de mariage. En 1665, des
recommandations très strictes furent édictées sur la manière de célébrer la
Saint-Jean et « de faire le feu de la nativité de saint Jean-Baptiste pour en
ôter les abus et les superstitions », ces feux de joie devant manifester la
liesse éprouvée par les chrétiens à la naissance du Baptiste, comme les feux
de la Noël marquaient la joie des fidèles à la naissance de Jésus-Christ.
Rappelons que, d’après les Écritures, celui qui annonça la venue imminente
du royaume des cieux, baptisa le Christ dans les eaux du Jourdain et fut
décapité à la demande de Salomé sur ordre d’Hérode Antipas, Jean le
Baptiste, était cousin de Jésus, sa mère Élisabeth étant parente de Marie.
Les herbes de la Saint-Jean sont au nombre de vingt-sept. Elles
possèdent de merveilleuses propriétés médicinales et doivent être cueillies,
couvertes de rosée, le matin de la Saint-Jean, avant le lever du soleil : leurs
vertus sont alors optimales. Si vous pouvez les cueillir pieds nus avec un
couteau d’or, c’est encore mieux ! Afin qu’elles portent bonheur, on les
disposait autrefois aux portes des maisons, arrangées en bouquets, en
couronnes ou en croix.
Parmi les plus connues, citons l’achillée millefeuille, l’armoise, l’arnica,
la joubarbe, le lierre terrestre, la marguerite, le millepertuis, la sauge et la
verveine.
On a dit autrefois « Employer toutes les herbes de la Saint-Jean » pour
signifier : « User de tous les moyens possibles afin de réussir une
entreprise. »

390. L’été de la Saint-Martin


Un dicton populaire prétend que cet été « dure trois jours et un brin »,
ces trois jours se situant autour du 11 novembre, fête de saint Martin, et
correspondant souvent à une période de redoux. La marquise de Sévigné
aurait été la première a utiliser l’expression par écrit dans une lettre du 10
novembre 1675 à sa fille Mme de Grignan : « Nous avons un petit été de
Saint-Martin, froid et gaillard, que j’aime mieux que la pluie. » Il s’agit
donc d’un été tout relatif, mais n’oublions pas que l’Europe connaît alors le
fameux « petit âge glaciaire ». L’expression a été progressivement
abandonnée au XXe siècle. Elle a été remplacée par la locution « Été indien
», traduction littérale de l’anglais Indian summer plus particulièrement mise
à la mode à la fin du XXe siècle, une chanson de Joe Dassin parue en mai
1975 en ayant favorisé l’usage. Notons que a contrario, À l’été de la Saint-
Martin, chanson de Jean Ferrat créée en 1965, ne permit pas à l’expression
de revenir en grâce. Elle fait pourtant référence à l’un des saints les plus
populaires de la chrétienté. Qui ne connaît pas, en effet, l’histoire édifiante
de Martin, soldat des légions romaines converti au catholicisme ? Alors
qu’il demeurait à Amiens, où il venait d’être baptisé (354), il coupa sa
chlamyde (manteau court agrafé sur l’épaule) en deux pour en donner la
moitié à un pauvre qui se mourait de froid. L’histoire nous est rapportée par
son disciple Sulpice Sévère, avocat de Bordeaux devenu moine (360-420),
dans sa Vita Martini. Martin rejoignit saint Hilaire à Poitiers, entra dans les
ordres, fonda le monastère de Ligugé (près de Poitiers), devint évêque de
Tours en 371 et évangélisa la Gaule. Il mourut le 8 novembre 397 à Candes-
sur-Loire et fut enterré le 11 novembre à Tours. Lors de la translation sur la
Loire, les fleurs se seraient épanouies sur les bords du fleuve et l’on aurait
alors parlé de « l’été de saint Martin ».
En France, près de 4 000 églises sont consacrées à saint Martin et plus
de 500 toponymes évoquent sa mémoire.

391. Découvrir saint Pierre pour (couvrir) saint Paul


« Remédier à un inconvénient par un autre » ou « Payer ses dettes en en
faisant de nouvelles » ou encore « Dérober à l’un pour donner à l’autre »,
telles sont les significations que l’on donne à ce proverbe. Dans Saint-
Julien de Bailleure, historien bourguignon, de Léonce Raffin (1926), on en
trouve cette explication : « Un pape fit découvrir l’église de Saint-Pierre au
Vatican, laquelle était couverte de lames de cuivre, pour en faire couvrir
celle de Saint-Paul hors les murs de la ville. » L’information est-elle
historiquement fondée ? Toujours est-il que les basiliques Saint-Paul et
Saint-Pierre sont bien les deux plus grandes basiliques de la ville aux sept
collines et que les églises originelles furent édifiées au début du IVe siècle
sur ordre de l’empereur Constantin à l’emplacement des tombeaux des
saints martyrs.
La Tradition a rendu les apôtres Pierre et Paul inséparables. Ils sont l’un
et l’autre considérés comme les piliers de l’Église romaine. Ils
évangélisèrent tous deux la ville impériale et furent tous deux martyrisés
sous Néron entre 64 et 67, Paul décapité et Pierre crucifié la tête en bas.
Pierre s’appelait en réalité Simon. Il était pêcheur sur le lac de Tibériade
quand Jésus lui demanda de le suivre et fit de lui son premier disciple. C’est
en lui promettant les clefs du royaume des cieux que Jésus le prénomma
Pierre pour la première fois : « Et moi, je te le déclare : tu es Pierre, et sur
cette pierre je bâtirai mon Église » (Matthieu, XVI, 18). Pierre acquit le
ministère de pasteur universel chargé d’annoncer la venue du Royaume et la
Résurrection du Christ. Il fut le premier évêque de Rome.
Saint Pierre et saint Paul sont fêtés tous deux le 29 juin.

392. Qui aime saint Roch, aime son chien


Le culte de saint Roch connut une grande ferveur au XVe siècle comme
l’attestent les nombreuses confréries de saint Roch qui virent alors le jour «
pour le soulagement des pestiférés ». On sait en effet qu’au cours de son
pèlerinage à Rome saint Roch soigna de nombreux malades atteints de la
terrible peste noire qui ravageait alors l’Europe. Témoin aussi de la
popularité de saint Roch, le succès de nombreuses œuvres : le mystère écrit
par Jehan Phélipot en 1494, Vie, légende et miracles de Monseigneur Saint
Roch, ainsi que les multiples représentations picturales (tableaux, vitraux,
gravures, sculptures) rapportant l’édifiante légende de l’ermite
montpelliérain qui vécut au XIVe siècle : atteint lui-même par la peste
bubonique, saint Roch, à son retour de Rome, se serait isolé dans une forêt
près de Plaisance (Piacenza). Un ange l’y aurait soigné en faisant jaillir une
source miraculeuse afin de laver la plaie ; le chien d’un seigneur du
voisinage (Gothard, selon Phélipot) l’aurait nourri en lui apportant chaque
jour un pain volé à son maître. Saint Roch et « son » chien sont ainsi
devenus le symbole de l’inséparabilité. D’autres proverbes se réfèrent au
saint et à l’animal pour dire de deux êtres qu’ils sont toujours ensemble ou
toujours se suivent : « C’est saint Roch et son chien », « Qui voit saint Roch
voit bientôt son chien. »
On dit aussi d’une personne aux cheveux en bataille qu’elle est «
peignée comme saint Roch », l’expression résultant d’une mauvaise
interprétation de la comparaison « être coiffé comme saint Roch », allusion
au chapeau à larges bords, souvent rejeté sur l’arrière, caractéristique de
l’habit des pèlerins.
393. Donner des bénédictions de saint Roch
e
Utilisée surtout au XVIII siècle, l’expression est aujourd’hui tombée
dans l’oubli. Une « bénédiction de saint Roch » était en fait une
malédiction. En donner, c’était maudire ou, la périphrase est moins violente,
dire du mal. S’explique-t-elle par l’histoire du saint (voir supra) qui, après
avoir guéri, par ses soins, ceux qui étaient atteints de la peste en fut lui-
même frappé ? On a d’ailleurs employé la locution « mal de saint Roch »
comme synonyme de « peste ».

394. Promener (porter) quelque chose comme le saint


sacrement
Pour les chrétiens, le saint sacrement désigne l’eucharistie, rite
sacramentel par excellence puisque commémorant et perpétuant le sacrifice
du Christ, mémorial de sa mort et de sa résurrection. Le mot « eucharistie »
vient du grec eukaristia, « remerciement, action de grâce », de kharistein, «
reconnaissance, gratitude », de la même famille que kharisma, « grâce »,
qui a donné le français « charisme ». Cette action de grâce qui, depuis le
e
XIII siècle, se célèbre solennellement au cours de la Fête-Dieu (aujourd’hui

« Solennité du corps et du sang du Christ »), soixante jours après Pâques,


atteint son apogée avec l’ostentation de l’hostie consacrée et le partage du
pain et du vin, c’est-à-dire, du corps et du sang du Christ (« hostie » vient
du latin hostia, « victime expiatoire »).
Précieusement conservé dans le tabernacle, lieu le plus sacré de l’église,
ou inséré dans l’ostensoir pour être exposé à l’adoration des fidèles
agenouillés, parfois porté en procession dans les rues (notamment en
Espagne et Italie), le saint sacrement témoigne, pour les croyants, de la
présence réelle du Christ. C’est dire à quel point il est précieux et vénéré.
Promener quelque chose comme le saint sacrement, c’est donc porter
quelque chose avec infiniment de précaution et de respect.
395. Le mal de saint Sylvain
L’Église reconnaît plusieurs saint Sylvain, dont Sylvain, évêque de
Gaza en Palestine, sous le règne du sanguinaire Dioclétien. Condamné avec
une quarantaine d’autres chrétiens à travailler dans les mines de cuivre de
Phaeno, Sylvain de Gaza eut un œil arraché, les chevilles brûlées et fut
finalement mis à mort en 311, avec ses coreligionnaires. Il est fêté le 4 mai.
Il y eut aussi saint Sylvain d’Anjou (VIe siècle), ermite des bords de
l’Evre, moine de l’abbaye Saint-Mesmin de Micy dans le Loiret, Sylvain,
prédicateur et évêque, évangélisateur de l’Artois, mort en 718 et Sylvain de
Levroux, que la légende confond avec Zachée (Évangile de Luc, XIX, 1-10)
envoyé par saint Pierre pour évangéliser la Gaule avec Sylvestre. D’autres
sources parlent d’un ermite du Ve siècle, évangélisateur de Gabatum où ses
reliques furent conservées et auraient acquis le pouvoir de guérir de la lèpre.
Gabatum serait ainsi devenu vicus Leprosus (ville des lépreux) au VIe siècle
puis Levroux. Saint Sylvain fut élu patron de la ville. C’est à ce dernier que
le mal de Saint-Sylvain doit son nom. Il s’agit, selon les sources, soit de la
lèpre soit d’une forme d’érésipèle, en tout cas d’une maladie de la peau. Le
mal (de) saint Sylvain est aussi appelé « feu saint Sylvain », ou encore ignis
gehennalis (feu de la géhenne, feu d’enfer).
Certains auteurs l’ont confondu avec le « mal des ardents » ou feu
Saint-Antoine (voir supra). À partir du XIIIe siècle, les chanoines de la
collégiale Saint-Sylvain de Levroux accueillirent les malades atteints du feu
saint Sylvain. En 1444, l’archevêque de Bourges fit transférer les reliques
de saint Sylvain de Levroux à Celle-Bruère dans le Cher (commune
aujourd’hui partagée entre Bruère-Allichamps et La Celle), ne laissant dans
le tombeau originel que la tête et un bras du saint. Saint Sylvain de Levroux
est fêté localement le 22 septembre.

396. Saint Thibault guérit tous les maux


Les saints guérisseurs, innombrables, ont été invoqués depuis le haut
Moyen Âge dans toutes les régions de France. Les petites églises de
campagne leur devaient autrefois la plupart de leurs visites et de leurs
prières. Si certains de ces saints furent médecins pendant leur sacerdoce et
tinrent leurs « pouvoirs » thérapeutiques miraculeux de leur fonction même
(saint Côme, saint Damien et saint Roch, par exemple), d’autres gagnèrent
leurs galons de guérisseurs des miracles accomplis de leur vivant ou sur
leurs reliques (saint Antoine, saint Guy, saint Sylvain, etc.). Pour d’autres
encore, la croyance du bon peuple en leur faculté de guérison fut naïvement
associée à l’organe physiologique objet de sévices de la part de leurs
persécuteurs, ainsi sainte Agathe, qui eut les seins coupés, est-elle devenue
la protectrice des nourrices, saint Érasme (saint Elme) dont les intestins
furent enroulés sur un treuil de marine ou saint Mamert qui mourut éventré,
ont-ils été pris comme intercesseurs par ceux qui souffraient de coliques, ou
encore saint Laurent brûlé vif sur un gril, fut-il invoqué contre les brûlures.
D’autres enfin ont été investis de thaumaturgie médicale en raison de
simples analogies phonétiques avec leur nom : ainsi sainte Claire redonne-t-
elle la lumière aux aveugles, saint Marcoul guérit-il des maux de cou, plus
particulièrement des écrouelles, pouvoir qu’il transmit d’ailleurs aux rois de
France, etc.
Parmi tous ces saints guérisseurs, il en est un privilégié, saint Thibault,
fêté le 8 juillet, dont le proverbe nous dit qu’il guérit tous les maux et dont
le nom est formé sur les mots germaniques theud, « peuple » et bald, «
audacieux ». Né au château de Marly dans une famille très chrétienne,
Thibault s’intéressa aux abbayes cisterciennes dont son père était un
bienfaiteur : Port-Royal-des-Champs et Les Vaux de Cernay. Après avoir
embrassé une carrière militaire (il fut chevalier à la cour de Philippe
Auguste) et à la suite d’un miracle dont il fut l’objet, il décida de se
consacrer au culte de la Vierge. Il devint abbé à l’abbaye des Vaux de
Cernay de 1226 à 1247. Ses prières ayant été souvent exaucées, Louis IX
(Saint Louis) le fit venir à sa cour et lui demanda d’intercéder pour que son
épouse Marguerite de Provence, jusqu’alors stérile, lui donne une
descendance : sa supplique fut entendue au-delà de toute espérance puisque,
ayant bu l’eau d’une fontaine proche de l’abbaye, la reine mit onze enfants
au monde dont le futur roi Philippe III le Hardi. Mort en 1247, Thibault fut
canonisé en 1270 (l’année même de la mort de Saint Louis). Son culte se
répandit dans plusieurs villages où il fut associé à des sources et fontaines :
aux Vaux de Cernay (Yvelines), bien sûr, mais aussi à Menestreau-en-
Villette (Loiret), Saint-Thibault-des-Vignes (Seine-et-Marne), Saint-
Thibault-en-Auxois (Côte-d’Or), Saint-Germain-des-Prés (où le culte de
saint Thibault fut introduit par les moines de Molesmes), etc.

397. Être comme saint Thomas


« Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n’enfonce
pas mon doigt à la place des clous et si je n’enfonce pas ma main dans son
côté, je ne croirai pas ! » (Jean, 20, 25.)
Ainsi l’apôtre Thomas exprime-t-il son incrédulité quand on lui
annonce que Jésus est ressuscité. Son scepticisme sera levé huit jours plus
tard, quand il sera face au Christ et qu’il aura vérifié par lui-même que ses
stigmates correspondent bien aux marques de la crucifixion et au coup de
lance. L’épisode a été maintes fois représenté par les artistes sous le titre
L’Incrédulité de saint Thomas, par le Caravage, Girolamo, Rubens,
Rembrandt, Signorelli, etc.
Thomas était aussi appelé Didyme, les deux mots signifiant « jumeau »,
de l’araméen t’ômmâ’ pour l’un et du grec didumos pour l’autre. On lui
attribue l’écriture de plusieurs actes apocryphes (L’Évangile selon saint
Thomas) où il est précisé qu’il aurait évangélisé l’Inde. Le doute qu’il
exprime devant la résurrection du Christ et son besoin de voir pour croire
ont fait naître le proverbe Être comme saint Thomas qui sous-entend « ne
croire que ce que l’on voit ».
398. À chaque saint sa chandelle
L’expression est attestée dès 1611. S’attirer les bonnes grâces de tous
ceux dont on a besoin pour faire réussir une affaire, tel en est le sens. Pour
atteindre ce but, tout serait donc permis, cadeaux, flatterie, corruption,
hypocrisie, etc. Voilà bien de l’immoralité pour un adage qui fait référence à
chacun de ceux dont la vie fut nécessairement vertueuse ! Dans certaines
définitions (différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie française), il
est aussi question, pour parvenir à ses fins, de gagner ceux qui pourraient
vous faire du mal : la vilenie est alors à son comble et l’on songe à cet autre
proverbe, cité entre autres par Littré : « Donner une chandelle à Dieu et une
au diable. »
Dans tous les cas, il faut bien choisir la façon dont on va s’assurer les
faveurs des uns et des autres, de sorte que le présent, la courbette, la parole
flatteuse soit bien adaptée à celui qui reçoit. Il faut aussi s’attendre à donner
beaucoup car, selon Antoine Oudin, « il n’y a si petit saint qui ne veuille sa
chandelle » (Curiosités françoises, 1640), quand bien même, comme on le
disait au XVe siècle, « à petit saint, petite offrande ».

399. Selon le saint, l’encens


Contrairement aux apparences, ce proverbe n’est pas équivalent à celui
ci-dessus. D’après le Dictionnaire de l’Académie française de 1835, il
signifie : « L’hommage que l’on veut rendre doit être proportionné au
mérite, à la dignité. »
Fabriqué à partir de la résine du boswellia, arbre originaire de la
péninsule arabique ou d’Afrique orientale, l’encens (du latin incensum, «
matière brûlée en sacrifice »), également appelé « oliban, » a été utilisé par
les religions depuis la plus haute Antiquité. Pour le christianisme, c’est
l’une des offrandes que les Rois mages firent à l’Enfant Jésus, avec l’or et
la myrrhe, ces trois présents symbolisant respectivement la divinité de
Jésus, sa royauté et son humanité. Dans les rites catholiques, la fumée de
l’encens qui monte vers le ciel est censée accompagner la prière des fidèles
vers Dieu, son objet est aussi de répandre en tous lieux la bonne odeur de
Jésus-Christ.
Selon un passage de l’Exode (XXX, 34-37), Dieu donne à Moïse un «
travail de parfumeur » : « Procure-toi des essences parfumées : storax,
ambre, galbanum parfumé, encens pur, en parties égales. Tu en feras un
parfum mélangé. » Dieu ajoute que ce parfum doit Lui être réservé et ne
jamais donner lieu à un usage profane : « Tu le tiendras pour consacré au
Seigneur. Celui qui en fera une imitation pour jouir de son odeur sera
retranché de sa parenté. » Pourtant, l’utilisation de l’encens s’est bien
étendue à la prière de la Vierge, des archanges et des saints ; il semble
même qu’un encens spécifique ait été attaché à chacun de ceux que les
chrétiens priaient le plus souvent, expliquant ainsi l’origine du proverbe.
Certaines officines font le commerce de ces « encens des saints » en même
temps que celui des médailles religieuses. Au hit-parade des meilleures
ventes : l’encens saint Michel, l’encens Marie qui défait les nœuds, l’encens
sainte Thérèse, l’encens de Lourdes et l’encens saint Joseph.

400. Comme on connaît ses saints, on les honore


« Agir avec chacun suivant les mérites qu’on lui connaît », voilà le sens
de cette locution proverbiale. Dans l’édition de 1835 du Dictionnaire de
l’Académie française, on trouve aussi : « Quand on veut se rendre
quelqu’un favorable, on se conforme à ses goûts, à ses opinions »,
signification qui rapproche cette locution de À chaque saint sa chandelle.
Le proverbe a donné lieu à quelques détournements aussi malicieux
qu’irrévérencieux, comme ce vers écrit par Charles d’Orléans à propos
d’une dame obèse de la cour de Charles VII, « Comme on connaît ses seins,
on les abhorre », ou encore ce trait ironique prêté à Balzac et qui en dit long
sur ce que l’écrivain pensait de la famille : « Comme on connaît les siens,
on les abhorre. »

401. Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses


saints
Apparu vers la fin du XVIIe siècle, ce proverbe est toujours bien en usage
aujourd’hui. Il nous recommande, pour plus d’efficacité dans nos
démarches, d’avoir affaire au chef plutôt qu’à ses subalternes, à l’autorité
suprême plutôt qu’aux sous-fifres. Une version profane nous dit qu’« il vaut
mieux s’adresser au roi qu’à ses ministres ». D’un point de vue religieux, le
proverbe semble trouver sa justification dans les écrits de Pères de l’Église
comme saint Irénée de Lyon, évêque au IIe siècle car, si la célébration
liturgique des saints est depuis longtemps largement admise par l’Église
catholique (avec les chamboulements calendaires que l’on connaît), les
premiers théologiens ne l’entendaient pas ainsi, affirmant qu’il faut adresser
directement ses prières au Seigneur, « le créateur de toutes choses » (Irénée,
Contre les hérésies, II, 2). Selon eux, l’Église ne fait rien par l’invocation
des saints et des anges. Pourtant, leur pouvoir d’intercession entre les
hommes et Dieu a progressivement gagné les esprits.
La dévotion aux martyrs a donné lieu à tant d’abus qu’Érasme s’en
insurge et s’en moque ouvertement dans son Éloge de la folie (1511),
dénonçant « un océan de superstitions ». En précisant : « le saint que tu
pries te protégera si ta vie ressemble à la sienne », il apporte une
rectification nécessaire et remet le culte des saints dans un contexte
liturgique dont il s’est trop éloigné.

402. Être le saint du jour


On a dit aussi « être le nouveau saint du calendrier ». Aujourd’hui, on se
contente de parler de « héros du jour » pour désigner, non sans une légère
ironie, celui que l’on célèbre, qui fait l’objet de toutes les attentions parce
qu’un événement particulier le met en lumière.
L’expression semble fondée sur l’idée, communément partagée, qu’à
chaque jour de calendrier correspond la fête d’un seul et unique saint. Idée
fausse car, au gré des nouvelles canonisations et réformes calendaires et
compte tenu des bulles papales, des dix-neuf saints retenus par le canon
romain au IVe siècle, on est passé aujourd’hui à sept mille, répertoriés dans
le martyrologe romain. L’Église doit donc périodiquement faire face à une
surpopulation sanctifiée, conséquence du zèle évangélisateur de deux
millénaires.
Ces innombrables apôtres, martyrs, ermites et docteurs de la foi ne
sauraient être tous solennellement fêtés, l’année ne comptant, au mieux, que
366 jours, et l’année liturgique, qui plus est, devant se partager entre cycle
temporal et cycle sanctoral. L’autorité ecclésiastique a donc dû se résoudre
à opérer une sélection drastique, établissant une hiérarchie, instituant des «
mémoires obligatoires » (parfois doubles, voire triples) et des « mémoires
facultatives », décidant de ceux qui bénéficieraient d’officielles célébrations
et ceux qui n’auraient droit qu’à de simples commémoraisons. Outre les
fêtes sanctorales du calendrier romain général, les cycles liturgiques
intègrent aussi celles des saints nationaux d’Afrique du Nord, de France, de
Belgique, du Luxembourg, du Canada et de Suisse. Et, pour tous les autres
saints, « connus et inconnus », institution d’un jour de fête commun fixé en
835 au 1er novembre : la Toussaint (voir 406, Se recommander à tous les
saints du paradis) La notion de saint du jour est donc plus complexe et plus
relative qu’il n’y paraît, même si le célèbre almanach des postes et les
présentateurs des bulletins météorologiques télévisés ont tendance à la
simplifier.

403. La fête passée, adieu le saint


Ingratitude par rapport à celui qui vous a procuré des bienfaits ou,
réciproquement, oubli à votre égard de ceux qui vous sont pourtant
redevables, l’adage exprime en tout cas le désenchantement après une
période de liesse. Il trouve son équivalent dans de très nombreuses langues,
preuve que la goujaterie peut être universelle.
Deux locutions normandes s’en rapprochent : « Ce n’est pas tous les
jours la fête au même saint » et « Triste comme un saint qu’on ne fête plus
» [citées par René Lepelley dans Expressions familières de Normandie
(1998)]. Mentionnons aussi, dans le même esprit, ce proverbe alsacien : «
Quand la fête est passée, on a des dettes et du linge sale. »
N’avoir qu’une reconnaissance éphémère pour son bienfaiteur serait
donc monnaie courante ? Pas si sûr car certains saint-bernard sont prêts à
tout pour rester dans la mémoire de ceux qu’ils ont sauvés, à l’image de cet
inénarrable M. Perrichon qui, après avoir évité à Daniel de tomber dans une
crevasse de la mer de Glace, lui déclare : « Vous me devez tout, tout ! Je ne
l’oublierai jamais ! » (Eugène Labiche, Le Voyage de Monsieur Perrichon,
acte II, sc. X.) La sollicitude de M. Perrichon envers son obligé ira même
jusqu’à le contraindre à devenir son gendre. Il est des sauveurs qui ne se
laissent pas si facilement oublier !

404. Prêcher pour son saint


C’est ce que l’on fait quand, louant une personne ou préconisant une
solution, on pense d’abord à son intérêt personnel. On dit aussi, dans le
même sens, « prêcher pour sa paroisse » ou « pour sa chapelle ». Dans Le
Père Duchesne, journal révolutionnaire d’Hébert, on trouve cet exemple : «
LA GROSSE COLÈRE DU PÈRE DUCHESNE De voir que les gros poissons veulent
toujours manger les petits, que chacun plaide pour son saint, et que les trois
quarts et demi des animaux à deux pieds ne songent qu’à leur intérêt, et
oublient celui de la patrie. » (N° 318, 1794.)
L’expression sous-entend que l’on est personnellement impliqué, le
saint pour lequel on prêche étant implicitement à l’origine du prénom que
l’on porte et que l’on est censé représenter. Quand on plaide pour sa propre
cause en faisant mine de défendre une cause générale, le pot aux roses est
souvent découvert mais c’est toujours mieux que de « prêcher dans le désert
»!

405. Ne plus savoir à quel saint se vouer


Le proverbe fait à l’origine allusion aux innombrables saints guérisseurs
vers lesquels bien des chrétiens se sont tournés au Moyen Âge pour être
épargnés ou guéris de certains maux (voir supra, Saint Thibault guérit tous
les maux). Plusieurs saints ayant été investis de la même « spécialité
médicale », il était parfois difficile de choisir celui que l’on devait prier en
priorité. Contre la peste, Saint Louis, saint Roch ou saint Sébastien ? Contre
la lèpre, saint Jude, saint Lazare ou saint Sylvain ? Contre les maux de
ventre, saint Érasme ou saint Mamert ? Prenant le proverbe au sens propre,
Jacques Veissid, le collaborateur de L’Almanach Vermot, a écrit un livre
intitulé Savoir à quel saint se vouer. 1 000 saints, leur histoire et les prières
pour faire face aux difficultés de la vie (Plon, 1995).
Au sens figuré, Ne plus savoir à quel saint se vouer signifie « ne plus
savoir à qui s’en remettre pour trouver une solution », « quel moyen utiliser
pour se tirer d’un mauvais pas » ou, plus généralement, « être en grand
désarroi », « ne plus savoir quelle opinion suivre » comme dans cette
citation d’Albert Camus : « Si l’écrivain tient à lire et à écouter ce qui se dit
ou ce qui s’écrit, il ne sait plus alors à quel saint se vouer. »

406. Se recommander à tous les saints du paradis


Si, dans une circonstance difficile, vous ne savez plus à quel saint vous
vouer (voir supra), vous pouvez toujours vous « recommander à tous les
saints du paradis », implorant ainsi le secours, la protection de tout le
monde ou ayant ainsi recours à tous les moyens à votre portée. En cas
d’échec, vous pourrez exprimer votre colère en « jurant par tous les saints
du paradis » !
Tous les saints du paradis ? Le dernier martyrologe romain, publié en
2004, « compte sept mille saints et bienheureux vénérés par l’Église et dont
le culte est officiellement reconnu et peut être proposé à l’Église universelle
» (source : Catholic Online), soit en moyenne 3,5 canonisations ou
béatifications par année. Cette pléthore de martyrs, apôtres, évangélisateurs,
docteurs en théologie, fondateurs d’ordres, évêques, abbés, ermites, vierges,
etc. (car le martyrologe romain ne répertorie pas que les saints martyrs) fait
que chaque saint ne peut prétendre à sa fête propre. La Toussaint fut donc
créée. Jacques de Voragine la justifie ainsi : « La fête de la Toussaint a été
instituée pour suppléer à des omissions : car il y a beaucoup de saints que
nous oublions, et qui non seulement n’ont pas de fête propre, mais qui ne se
trouvent même pas commémorés dans nos prières. C’est en effet chose
impossible que nous célébrions séparément la fête de tous les saints, tant à
cause de leur innombrable quantité que de notre faiblesse et du manque de
temps. » D’abord fixée au 13 mai à l’occasion de la transformation par
Boniface IV du Panthéon de Rome en église Sainte-Marie-des-Martyrs
(610), elle fut déplacée au 1er novembre sous le règne de Grégoire IV (828-
844), la fête étant vraisemblablement promulguée dans tout l’Empire
carolingien par Louis Ier le Pieux.
Historiquement, le culte des saints s’est donc substitué à celui des dieux
et déesses romaines. Bien que les cimetières se fleurissent de
chrysanthèmes ce 1er novembre, la Toussaint, fête catholique (l’Église
réformée ne reconnaît le culte ni des saints, ni de la Vierge, ni des reliques)
ne doit pas être confondue avec la fête des morts instituée par saint Odilon
et fixée au 2 novembre.
407. Un petit saint
« Le petit saint. Le mot avait été lancé par hasard, au cours d’une
récréation, et allait lui rester toute la vie.

[…]

— C’est le petit saint !


— Que veux-tu dire ?
— Ses camarades l’appellent ainsi à l’école. Parce qu’il encaisse les
torgnoles sans se défendre, se contentant de lever les bras pour se protéger,
et qu’ensuite il refuse de dire au maître qui l’a rossé. » (Chapitre 3.)
Tel est Louis Cuchas, le héros du roman de Simenon, Le Petit Saint,
dont le titre s’inspire d’une locution utilisée plutôt ironiquement avec le
sens d’« hypocrite », de « tartuffe ». La variante négative a une tout autre
signification : « ce n’est pas un petit saint » se dit de quelqu’un dont
l’innocence est douteuse, qui a des choses à se reprocher. Elle est aussi
parfois employée comme équivalent de « ce n’est pas un enfant de chœur »,
appliquée à celui dont le passé n’a pas été exempt de péchés. Bref, à la
personne qui mérite de tels commentaires, on se garderait bien de donner le
Bon Dieu sans confession.
Au XVIIe siècle, on précisait « un petit saint de bois », la locution jouant
alors sur « être de bois », avec le sens figuré d’« être insensible », à l’appel
de la chair, notamment.

408. À damner un saint


Dans son Louis XV, Alexandre Dumas nous offre ce savoureux passage
: « Madame de Verrue la mère et son fils consentirent donc que la malade
quittât le duché de Savoie, mais accompagnée de son oncle, l’abbé de
Scaglia. Rien n’était mieux qu’une pareille tutelle, l’abbé ayant près de
soixante-et-dix ans, et passant pour un saint homme.
Mais Madame de Verrue était belle à damner un saint. Le vilain
vieillard, comme dit Saint-Simon, devint amoureux de sa nièce, de sorte
que quand celle-ci eut vu son père et se fut ouverte à lui du danger qu’elle
courait de revenir en Piémont, l’abbé Scaglia promit de veiller sur sa nièce,
et de se mettre en travers de toute tentation qui serait faite contre son
honneur. » (Chapitre IV.)
Le « saint homme » sut-il résister à la tentation et s’éviter ainsi les
supplices de la damnation ? Alexandre Dumas évoque des circonstances qui
permirent à l’abbé de ne pas succomber.
À l’image du Christ qui, selon Marc, Matthieu et Luc, résista aux
tentations du diable dans le désert, de nombreux saints eurent à subir les
mêmes épreuves. Les tentations de saint Antoine sont restées célèbres entre
toutes : le démon essaya, à plusieurs reprises, de l’entraîner dans les péchés,
entre autres, celui de la fornication, en vain, le saint ne fut pas damné !
L’expression À damner un saint est aujourd’hui essentiellement mais
abondamment employée pour deux péchés capitaux dont tout est fait pour
les rendre irrésistibles : la gourmandise (bien des commentaires culinaires
l’utilisent !) et la luxure (et l’érotisation publicitaire a bien, de ce point de
vue, quelque chose de démoniaque !). Mais, si nous ne sommes pas des
petits saints, appliquons les aphorismes d’Oscar Wilde qui écrivait dans
L’Éventail de Lady Windermere : « Je peux résister à tout, sauf à la tentation
» et, dans Le Portrait de Dorian Gray : « Le seul moyen de se délivrer de la
tentation, c’est d’y céder. »

409. Un saint triste est un triste saint


Certains attribuent la paternité de cette locution proverbiale à saint
François de Sales (1567-1622), d’autres à Jean le Bon, roi de France de
1315 à 1364. On la trouve dans un recueil du XVIe siècle intitulé Adages
françois, publié en trois livres par Charles de Bouvelles, chanoine de
Noyon. Il n’est plus guère en usage de nos jours. Jouant sur la signification
de l’adjectif selon qu’il est placé avant ou après le nom, l’expression peut se
traduire par « un saint morose est un bien mauvais ambassadeur de la
sainteté et de la religion ».
Bien qu’ils aient tous été bienheureux de l’Église catholique, puisque
béatifiés avant d’être canonisés, aucun saint n’est véritablement signalé
comme joyeux dans le martyrologe romain, pas même ceux dont le nom
vient du latin hilaris, « de bonne humeur » ; j’ai nommé les trois saint
Hilaire (l’évêque de Poitiers, le quarante-sixième pape et l’ermite de
Mende) et les sept saint Hilarion dont l’ermite de Gaza, disciple de saint
Antoine.

410. Le Saint des Saints


Selon la Bible, Hiram, roi de Tyr au Liban, fournit à Salomon, roi
d’Israël, tout le bois de cèdre et de cyprès nécessaire à la construction d’une
« Maison pour le nom du Seigneur, son Dieu » (I, Rois, V, 17), quatre cent
quatre-vingt six ans « après la sortie des fils d’Israël hors du pays d’Égypte,
la quatrième année du règne de Salomon sur Israël » (I, Rois, VI, 1).
Salomon utilisa le cèdre du Liban pour bâtir les parois intérieures et le
cyprès pour les planchers, de telle sorte qu’on ne voyait pas la pierre. «
Dans la partie centrale, à l’intérieur, il aménagea une chambre sacrée pour y
mettre l’arche de l’alliance du Seigneur » (I, Rois, VI, 19). Le tout fut
plaqué d’or fin. Un ouvrier sur bronze venu de Tyr, également nommé
Hiram, construisit et décora les colonnes, les chapiteaux, les vases et les
cuves (I, Rois, VII). Salomon rassembla alors « les anciens d’Israël, tous les
chefs des tribus, les princes des familles des fils d’Israël, pour faire monter
de la cité de David, c’est-à-dire de Sion, l’arche de l’alliance du Seigneur »
(I, Rois, VIII 1). « Les prêtres amenèrent l’arche de l’alliance du Seigneur à
sa place, dans la chambre sacrée de la Maison, dans le lieu très saint, sous
les ailes des chérubins » (I, Rois, VIII, 6). L’arche contenait « les deux
tables de pierre déposées par Moïse à l’Horeb, quand le Seigneur conclut
l’alliance avec les fils d’Israël à leur sortie du pays d’Égypte. Or, lorsque les
prêtres furent sortis du lieu saint, la nuée remplit la Maison du Seigneur »
(I, Rois, VIII, 9-10). Ainsi fut édifié, de 967 à 960 av. J.-C., le Temple de
Jérusalem (il sera détruit en 70 de notre ère par Titus, pendant la guerre de
Judée). Le lieu très saint demeura invisible et inaccessible à tous ceux qui
ne servaient pas le Dieu d’Israël, donc aux profanes (du latin profanus, «
hors du temple »). Ceux qui osaient braver l’interdiction encouraient la
peine de mort. Certaines versions de la Bible (dont la Bible de Jérusalem),
plutôt que de « lieu très saint », parlent du « Saint des Saints », superlatif
calqué sur une forme rhétorique de l’hébreu (cf. Le Livre des livres, le Roi
des rois, l’As des as, etc.).
Depuis 1845, l’expression est employée, par analogie, pour désigner,
dans un édifice, l’endroit le plus important et le plus secret, donc le plus
protégé. En illustration et pour conclure d’une pirouette pas très catholique,
cette citation où le journaliste écrivain Patrick Kessel oppose Église et
République : « La République n’est pas enfermée dans un texte sacré
déposé dans le saint des saints ou au pavillon de Breteuil. Elle est vivante.
Elle est mouvement. Elle est devenir. Elle est le miroir des hommes
agissants. »
D’AUTRES EXPRESSIONS
ISSUES DES RELIGIONS
411. Un travail de bénédictin
Saint Benoît de Nursie (v. 480-v. 547) mena une vie érémitique à
Subiaco dans le Latium (province de Rome). Il y établit son premier
monastère au début du VIe siècle. Vers 529, il fonda l’abbaye et le monastère
de Monte Cassino, entre Rome et Naples. La vie de saint Benoît ne nous est
connue que par le récit qu’en fit le pape Grégoire Ier (Grégoire le Grand,
590-604) dans ses Dialogues. Vers 540, saint Benoît rédigea à Monte
Cassino, en un prologue et 73 chapitres, la Règle organisant sa communauté
religieuse et codifiant la vie monastique.
L’équivalent latin de saint Benoît, Benedictus, est à l’origine des noms
communs bénédictins et bénédictines donnés aux religieux et religieuses
ayant rejoint l’ordre de Saint-Benoît. L’ordre des Bénédictins connut
l’apogée de son rayonnement à la fin du XIIe siècle mais c’est à une
congrégation plus récente que notre expression fait allusion : celle des
bénédictins de Saint-Maur, fondée en 1621. Elle se fit en effet remarquer
pour l’incroyable érudition de ses moines et les nombreux livres qu’ils
écrivirent : plus de 700 œuvres dont certaines, encyclopédiques, ont
demandé un travail et une patience considérables. Quelques exemples : la
Gallia Christiana en 16 volumes écrits de 1715 à 1865, l’Histoire générale
du Languedoc de dom Vaissette, également en 16 volumes, le Monasticon
Gallicanum de dom Germain, collection de 168 planches gravées
représentant les 147 monastères bénédictins, l’Histoire littéraire de la
France en 43 volumes et surtout, le Trésor généalogique de dom
Villevieille en 93 volumes. Par allusion à ces impressionnants ouvrages
historiques et scientifiques, l’expression un travail de bénédictin est
apparue dès 1850 pour qualifier un travail intellectuel, érudit et de longue
haleine.

412. On lui donnerait le Bon Dieu sans confession

« Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! »


(François Villon, Ballade des Pendus, v. 1455.)

La religion catholique enjoint aux fidèles de se confesser au moins une


fois par an et toujours, si possible, avant de communier. Avouer ses péchés
à un prêtre en espérant que celui-ci vous absolve, tel est l’objet de la
confession. L’absolution est souvent assortie d’une pénitence telle que
réciter un certain nombre de pater (noster) et d’ave (Maria) non sans
manifester un sincère repentir. Alors seulement le pécheur absous peut-il
espérer se réconcilier avec Dieu. La démarche est fort simple pour qui
souhaite retrouver une âme propre comme un sou neuf. Pourtant, dès la fin
du XVIIIe siècle, on se plaignait déjà que la chose se perdît :
« Si l’habitude d’aller à confesse se perd insensiblement ; si elle est
totalement éteinte dans les classes supérieures, ce n’est pas faute de
confesseurs. Ils sont en surplis dans les confessionnaux qui sont adossés
aux piliers des églises. Leur présence vous invite à y entrer ; vous n’avez
qu’à vous agenouiller. Le prêtre entend les péchés par une petite fenêtre
grillée. » (Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, tome VI, ch. 507,
1783.)
Diable ! Les pécheurs parisiens de ce temps ne craignaient-ils déjà plus
les flammes de l’Enfer ? À moins qu’ils ne se fussent acheté une conduite
exemplaire, étymologiquement impeccable, méritant alors qu’on leur
donnât le Bon Dieu sans confession. L’expression n’est aujourd’hui utilisée
au figuré et au conditionnel que pour qualifier tout individu dont
l’apparence et le comportement ne laissent supposer aucune faille morale
mais qui, sans doute, donne le change : on lui donnerait le Bon Dieu sans
confession. Du conditionnel présent, on passe au conditionnel passé quand
l’individu a commis un forfait auquel on ne s’attendait guère, comme dans
cet extrait d’Eugène Sue : « Ah ! Mon Dieu… mon Dieu !... qui est-ce qui
aurait cru cela ? On lui aurait donné le Bon Dieu sans confession. Qu’est-ce
que cela va devenir ? […] » (Mathilde, ch. LV, 1841.)

413. C’est la croix et la bannière


La liturgie catholique prévoyait autrefois nombre de processions pour
diverses circonstances officielles, fête de la Purification, dimanche des
Rameaux, etc., ou, dans les villages, pour la fête du saint auquel l’église est
consacrée. L’organisation de ces processions n’a jamais été une mince
affaire, la réglementation devant en être scrupuleusement respectée. Ainsi,
selon l’Encyclopédie théologique (1817) de l’abbé Jacques Paul Migne, «
La croix doit être portée devant la procession entre les deux acolytes […].
Outre la croix, on porte encore devant, selon la coutume des lieux, une
bannière sur laquelle l’image du saint patron ou titulaire de l’église est
dépeinte. » Suivent de multiples prescriptions concernant l’attitude que doit
adopter le clergé : il doit marcher « d’un pas égal, deux à deux, les moins
dignes les premiers, avec gravité et modestie, sans parler ensemble, sans
sourire, sans regarder de côté et d’autre […]. » La place des uns et des
autres (diacres, célébrant, sous-diacres, chantres) est précisément indiquée
et dépend du caractère plus ou moins solennel de la procession ; sont
détaillés aussi les habits sacerdotaux et la couleur des ornements devant être
portés par les officiers du culte, etc., soit en tout plus de sept pages de
préceptes rigoureux dont la complexité a dû décourager plus d’un curé, par
crainte notamment de déplaire aux prélats, aux dignitaires de l’Église et aux
seigneurs du lieu, spécialement invités. Qui plus est, ces grands et puissants,
susceptibles et orgueilleux, ne se déplaçaient qu’en ayant l’assurance qu’un
cérémonial digne de leur rang les accueillerait, avec, pour eux aussi, la
croix et la bannière en tête de délégation.
On comprend donc qu’une première expression, il faut la croix et la
bannière, ait signifié la difficulté d’obtenir le consentement de telles
personnes. On trouve aussi, aux XVIIe et XVIIIe siècles, il faut la croix et l’eau
bénite. Aujourd’hui et depuis le début du XIXe siècle, c’est la croix et la
bannière s’emploie pour qualifier toute affaire compliquée, toute
organisation qui se révèle être un casse-tête.

414. Bouffer du curé


Comparant l’anti-islamisme d’aujourd’hui à l’anticléricalisme de
naguère, les auteurs de L’Islam en France replacent l’expression bouffer du
curé dans le contexte historique qui l’a vu fleurir : « Il était de bon ton de
bouffer du curé, et les instituteurs de la Troisième République en savent
quelque chose. Point question pour eux de pactiser avec le curé du village.
Il fallait être le hussard de la République qui fait jaillir la lumière de la
science et de la bonne conscience dans le monde obscur de la religion et de
la superstition. » (Edgar Weber, Kader Jelali, L’Islam en France,
L’Harmattan, 1992.) L’idéologie anticléricale, c’est refuser toute ingérence
du clergé dans l’organisation de la vie publique telle qu’elle pouvait se
manifester sous l’Ancien Régime, et défendre ainsi l’indépendance de l’État
tout comme la liberté de conscience. Cet anticléricalisme fut vif tout au
long de la IIIe République (1870-1940). Partagé, entre autres, par les
radicaux, les communistes, les socialistes et le Grand Orient de France, il
atteignit une manière de paroxysme avec le gouvernement d’Émile Combes
(1902-1905).
Mais les idées anticléricales sont bien antérieures à cette période de
l’histoire. Par exemple, nonobstant son propre ministère religieux (il fut
tour à tour franciscain, bénédictin, curé de Meudon et de Souday), Rabelais
fut manifestement l’un des premiers et des plus virulents anticléricaux,
même si le mot n’était pas encore inventé : ses satires des papistes
Papimanes persécutant les hérétiques Papefigues (Le Quart Livre, ch. 45-
48), de Quaresmeprenant se battant contre « Andouilles » (Le Quart Livre,
ch. 29), de Frère Jean des Entommeures, « vrai moine si oncques en fut
depuis que le monde moinant moina de moinerie » (Gargantua, ch. 27), des
« Clercygaulx, Monesgaux, Prestregaulx, Abbegaulx, Evesquegaulx,
Cardingaulx et Papegault, qui est unique en son espèce » (Le Cinquième
Livre, ch. 2), suffisent à le démontrer. Les sans-culottes de 1789 le furent
aussi, pleinement, qui criaient : « Vive la Nation ! à bas le Veto ! à bas la
calotte ! » La Commune de Paris (1871) le fut également, de façon
drastique, puisqu’elle supprima le budget des cultes.
Aujourd’hui, l’anticléricalisme est toujours bien vivant, mais il se veut
constructif plutôt que subversif puisque, loin de prôner l’irréligion et
l’intolérance, il se veut garant de la laïcité républicaine. Il serait donc
caricatural et injuste de le réduire aux seuls « bouffeurs de curés ».

415. Pas de messes basses sans curé !


C’était une rengaine des cours de récréation : surprenait-on deux amis
en train de se chuchoter à l’oreille quelque secret supposé inavouable dont
on se sentait injustement exclu que l’on s’écriait d’une voix réprobatrice : «
Pas de messe basse sans curé ! »
Sans doute ne savait-on pas alors qu’une messe est dite « basse » quand
elle est non chantée. Elle s’oppose à la grand-messe ou messe haute. Parce
que le prêtre ne fait qu’y réciter des prières en tournant le dos à l’assistance,
celle-ci peine à le comprendre, ayant ainsi la désagréable impression d’être
exclue de la célébration. On pense au conte de Noël d’Alphonse Daudet où
le chapelain, impatient de profiter du réveillon, « se rue sur son missel et
dévore les pages avec l’avidité de son appétit surexcité », rendant ses
prières encore plus inaudibles : « Entre le clerc et lui, c’est à qui
bredouillera le plus vite. Versets et répons se précipitent, se bousculent. Les
mots à moitié prononcés sans ouvrir la bouche, ce qui prendrait trop de
temps, s’achèvent en murmures incompréhensibles. » (Les Trois Messes
basses in Les Lettres de mon moulin, 1870.)
Dire des messes basses a donc pris le sens figuré de « parler à une seule
personne, en aparté et en chuchotant ». Celui qui se livre à la chose,
évidemment considérée comme impolie, ne peut qu’appeler la réprobation
d’autrui, voire de son confident.

416. Attendre quelqu’un comme le Messie


De l’hébreu mashia’h, lui-même issu de l’araméen meschikhâ, le mot «
messie » désigne d’abord celui qui est oint, c’est-à-dire consacré par le rite
de l’onction. Pour le judaïsme, le christianisme et l’islam, le Messie est le
sauveur envoyé par Dieu, dont le règne viendra à la fin des Temps. Pour les
chrétiens, Jésus-Christ est le Messie, le mot Christ dérivant du grec
christos, « l’oint », traduction littérale de l’hébreu mashia’h. Selon la Bible,
un second avènement du Christ glorieux est attendu (parousie) et, selon les
millénaristes, pour un règne de mille ans. Pour les juifs, le Messie, issu de
la lignée du roi David, n’est pas encore venu. Pour l’islam, Jésus n’est
qu’un prophète, le Messie étant le Mahdi, c’est-à-dire celui qui, guidé par
Dieu, montrera le chemin et n’apparaîtra que dans les derniers jours de
l’existence du monde.
Dans tous les cas, les croyants de tous poils attendent sa venue avec une
grande impatience et un espoir immense, d’où l’expression figurée attendre
quelqu’un comme le Messie, déjà mentionnée en 1690 dans le Dictionnaire
universel de Furetière : « On dit figurément à quelqu’un qu’on attend
depuis longtemps, et avec grande impatience, qu’il a été attendu comme le
Messie. » Nul personnage ne pouvant être plus important que le Messie, on
dit aussi du prétentieux, imbu de sa propre personne, qu’il se prend pour le
Messie.
417. Être en odeur de sainteté
« Dès que la Sainte fut morte, son visage parut plus beau qu’à
l’ordinaire […] Il sortait de son corps une odeur douce, qu’on ne pouvait
comparer à aucune odeur naturelle […] » (P. Marcel Bouix, Mort et
canonisation de sainte Térèse in Lettres de sainte Térèse, 1854).
Ce que rapporte ainsi le père Bouix à propos de Thérèse d’Avila a trait à
cette fameuse odeur suave qu’exhaleraient les cadavres de saints ou de
bienheureux. Cette odeur, de violette, de jasmin ou de lys, constituerait,
avec l’imputrescibilité du corps, une preuve de la sainteté du défunt. La
littérature hagiographique ne manque pas d’exemples. L’odeur de sainteté
correspondrait donc d’abord à un phénomène réel dont la première
manifestation remonterait à saint Polycarpe, évêque de Smyrne, livré au
bûcher sous Marc Aurèle en 155 : « […] on alluma le feu, qui, au lieu de le
consumer en lui ôtant la vie, fit une voûte autour de son corps comme la
voile d’un vaisseau enflé des vents ; et il en sortit une odeur aussi agréable
que celle des plus excellents parfums » (Adrien Baillet, La Vie des saints,
1710).
L’expression s’est ensuite généralisée pour s’appliquer à la mort des
chrétiens ayant reçu l’extrême-onction à l’issue d’une vie religieusement
exemplaire sans pour autant mériter ni béatification ni canonisation.
Furetière la mentionne avec cette signification dans son Dictionnaire
universel de 1690 : « Ce bon religieux a si bien vécu, qu’il est mort en
opinion, en odeur de sainteté. » Depuis le début du XIXe siècle, l’odeur de
sainteté a quitté le lexique strictement religieux pour qualifier, à la négative,
la mauvaise réputation qui s’attache à tel ou tel ; ainsi dira-t-on de tel
homme politique impliqué dans une affaire louche qu’il n’est plus en odeur
de sainteté auprès de ses électeurs ou des dirigeants de son parti.

418. Ne pas l’emporter au (en) paradis


« En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le
paradis » (Luc, 23, 43).

Ainsi Jésus s’adresse-t-il à l’un des deux larrons crucifiés à ses côtés.
Pourtant, de par ses méfaits passés, le « Bon Larron », malgré son repentir
(reconnu, comme premier saint par l’Église sous le nom de Dismas), aurait
pu voir se fermer devant lui les portes de l’éternelle béatitude et s’ouvrir
celles de l’Enfer mais le Dieu du Nouveau Testament n’est pas vengeur et le
Christ, son représentant sur Terre, est miséricordieux : il pardonne et ne
condamne pas (quid cependant du mauvais larron qui a injurié Jésus ?).
À l’opposé de ces préceptes évangéliques, tu ne l’emporteras pas en
paradis est ce que l’on dit généralement d’un ton menaçant, par esprit de
vengeance, cette vengeance dont un proverbe voisin bien connu prétend
qu’elle est un plat qui se mange froid. L’imprécation équivaut à « tu ne
perds rien pour attendre », menace qui laisse supposer une justice
immanente fondée sur la loi du Talion et qu’aucune morale chrétienne ne
saurait contrecarrer. François-Eugène Vidocq est l’un des premiers à utiliser
l’expression : « L’ex-marchand de vin, ayant reconnu le piège, se répandit
en imprécations contre moi et contre mon agent. “Ah ! gredin, s’écria-t-il en
menaçant Goury, je t’aurais payé à déjeuner, si j’avais soupçonné le tour !
Mais tu ne l’emporteras pas en paradis.” » (Les Véritables Mémoires de
Vidocq, ch. 12, 1827.)

419. Faire du ramdam


C’est faire du tapage, du barouf, du raffut, du chambard, du vacarme,
etc.
Tapage vient de « taper », barouf, de l’italien baruffa, « bagarre,
querelle », raffut, du verbe dialectal raffûter, « gronder, battre » (parlers de
Bourgogne, de Champagne, du Centre, etc.), chambard, de chambarder, «
bouleverser, renverser, secouer, briser » (Delvau écrit « chamberder » dans
son Dictionnaire de la langue verte, 1866), vacarme, du cri d’alarme
néerlandais wach, arme !, « Hélas, pauvre de moi » que lance le
malheureux pris au milieu d’une querelle ou attaqué par des bandits de
grand chemin.
Quant à ramdam, c’est l’abréviation (d’origine maghrébine) de «
ramadan », de l’arabe ramadân, « neuvième mois de l’année de l’hégire »,
mois pendant lequel les musulmans ne doivent ni manger, ni boire, ni
fumer, ni avoir de relations sexuelles, entre le lever et le coucher du soleil.
Le mot apparaît dès 1703 dans Observations curieuses sur le voyage dans
le Levant par Fermanel, Fauvel, Baudoin et Stochove : « Il y en a un
[jeûne] général et réglé qui dure toute une Lune, et l’appellent Ramadan ou
Ramazan, du nom du mois où il échoit, qui est le dixième (sic) de leurs
mois, et la raison pour laquelle il ont plutôt choisi ce mois que les autres, est
qu’ils disent qu’en ce mois-là Dieu mit l’Alcoran entre les mains de
Mahomet, et lui conféra cette loi-ci pleine de grâces, qui doit, suivant leurs
sentiments, sauver tout le monde. »
Dans les années 1890, faire ramdam a signifié « jeûner » chez les
soldats d’Afrique puis, faire du ramdam a pris son sens actuel (depuis
1896) par allusion à la liesse et au tapage nocturnes qui, chez les
musulmans, sont supposés suivre les journées d’abstinence. Exemple
lexical d’islamophobie ?

420. Faire des salamalecs


L’arabe salâm et l’hébreu shalom, « paix », ont une origine commune :
l’expression biblique « oasis de paix » (Livre d’Esaïe, 32, 18) traduite par
Nevé Shalom en hébreu et Wahat as Salâm en arabe :
« Mon peuple s’établira dans un domaine paisible (une oasis de paix),
dans des demeures sûres, tranquilles lieux de repos. »
La formule apparaît en 1559 dans La République des Turcs de
l’orientaliste Guillaume Postel : « […] iceux Turcs s’en venoient dedans
mon logis, tout aussi privément que dans le leur, sans dire autre chose que
leur “salam alec”, ou “Dieu vous gard” (sic) ». Emprunté de l’arabe as-
salâm àlayk signifiant « que la paix (le salut) soit sur toi » (variante : salam
aleikoum à laquelle doit répondre la formule inversée aleikoum salam), le
mot salamalec, souvent au pluriel, est devenu synonyme de « politesses
exagérées et hypocrites », « force courbettes et révérences ». Il qualifie
d’abord un salut à la turque avant d’acquérir, au XVIIe siècle, son sens
moqueur, comme dans l’expression faire des salamalecs ou se confondre en
salamalecs.
Salamalec est employé avec cette acception ironique, d’abord par Paul
Scarron (1610-1660) dans son Virgile travesti (1648-52) :

« Après avoir, comme très sage,


Avec grande crainte et respect,
Dit par trois fois salamalec »,

puis par Molière (1622-1673), notamment dans Le Médecin volant (1655)


où, contrefaisant un praticien oriental omniscient, Sganarelle insère la
formule dans son galimatias : « Ne vous imaginez pas que je sois un
médecin ordinaire, un médecin du commun. Tous les médecins ne sont, à
mon égard, que des avortons de médecine. J’ai des talents particuliers, j’ai
des secrets. Salamalec, salamalec. “Rodrigue, as-tu du cœur ? ” Signor, si ;
segnor, non. Per omnia saecula saeculorum. Mais encore, voyons un peu…
» (Acte I, scène III.)
ARMÉES ET BATAILLES
421. Tirer à boulets rouges sur quelqu’un
« Le sieur Brossier, qui vous rendra ce billet, prétend avoir inventé deux
sortes de boulets creux propres à brûler les vaisseaux, et m’a demandé d’en
faire l’épreuve à Toulon en présence des officiers de marine, ce que je lui ai
accordé. » (Lettre de Jean-Baptiste Colbert de Seignelay, secrétaire d’État
de la Marine de Louis XIV, à l’intendant Arnoul, du 21 janvier 1678, citée
par Augustin Jal dans son Glossaire nautique de 1848.) Une autre
correspondance de Seignelay nous apprend que Brossier dut faire à
Rochefort l’épreuve de ses « boulets d’artifice propres à brûler les
vaisseaux ».
Ces boulets incendiaires étaient rouges parce que rougis sur des grils, au
feu d’une forge, et l’invention de Brossier ne fit que rendre plus efficace un
mode de tir beaucoup plus ancien puisque déjà utilisé en 1577 par les
Polonais au siège de Dantzig. On imagine les dégâts que de telles
canonnades pouvaient causer dans le camp ennemi, en particulier au cours
des batailles navales, les boulets rouges pouvant atteindre la sainte barbe,
mettre le feu aux poudres et faire sauter les vaisseaux. De là le sens figuré
que prit assez rapidement l’expression tirer à boulets rouges sur quelqu’un,
« attaquer quelqu’un violemment et de façon réitérée ».

422. Être sur la brèche


« Dès que les béliers carthaginois avaient fait une brèche à la muraille,
les assiégés la réparaient aussitôt, étant nuit et jour sur les remparts, où leurs
femmes et leurs enfants partageaient avec eux les travaux et le danger. Les
jeunes gens étaient continuellement sous les armes, et aux prises avec
l’ennemi […] » (Guillaume-Thomas François Raynal, Histoire des
Carthaginois, livre III, ch. 27 in Histoire universelle, tome XII, 1751).
L’abbé Raynal décrit ici une pratique militaire en usage tant dans
l’Antiquité qu’au cours du Moyen Âge : pour pouvoir s’emparer d’un
château, d’une place forte ou d’une ville, les assaillants frappaient la
muraille des remparts à coups de bélier, de catapultes ou, plus tard, de
boulets de canon afin d’y ouvrir une brèche, ce qu’en termes militaires on
appelait battre en brèche. C’est précisément à cet endroit stratégique que le
combat faisait rage quand les assaillants tentaient de s’engouffrer par cette
brèche et que les assaillis s’efforçaient bravement de contenir l’envahisseur
en utilisant notamment le « couteau de brèche », arme d’hast médiévale
permettant de frapper de taille et d’estoc.
Battre en brèche s’est lexicalisé avec le sens d’« ébranler », de « ruiner
», d’« attaquer avec violence », tandis qu’être sur la brèche a pris le sens
figuré d’« être en pleine activité », de « ne plus savoir où donner de la tête
».

423. Battre la chamade


En italien du Nord (du Piémont), « appeler » se disait ciamà. On y
reconnaît le latin classique clamare notamment associé à la locution
clamare triumphum, « crier triomphe » qui a donné l’italien chiamare, «
appeler », ainsi que le français clamer.
La chamade (également écrit chiamade dans les textes anciens), mot
attesté en français à partir du XVIe siècle, désigna d’abord un signal militaire
qui s’exécutait avec une batterie de tambour(s) et/ou une sonnerie de
trompette(s). Il permettait de faire comprendre à l’ennemi qu’on voulait se
rendre ou engager des pourparlers. C’est le sens que l’on trouve en 1616-
1620 dans l’Histoire universelle du sieur d’Aubigné (Agrippa d’Aubigné) :
« St Gelais fit faire quelques chamades à son trompette, et puis l’envoia
parler aux capitaines, si glorieusement, qu’ils se rendirent » (II, 433).
L’expression battre la chamade fut utilisée dès le XVIIIe siècle avec le
sens figuré de « se rendre, céder ».
Aujourd’hui, le mot chamade ne se trouve plus que dans cette
expression dont le sens ne fait désormais allusion qu’à un cœur qui
s’emballe et se met à cogner sous l’effet d’une intense émotion.

424. Un nom à coucher dehors


On ajoute parfois : avec un billet de logement, ce qui rend la locution
plus explicite car le billet en question était un document administratif que
les maires remettaient aux soldats de passage pour que ces derniers trouvent
gîte et couvert chez l’habitant, celui-ci étant alors dans l’obligation
d’héberger le ou les militaires, éventuellement avec son cheval ou leurs
chevaux, sous peine de poursuites. Le code Dalloz de 1842 est très clair à
ce sujet : « En cas de refus de la part de l’habitant de recevoir les militaires
qui se présentent chez lui avec un billet de logement, le maire peut,
indépendamment de toutes poursuites ultérieures, envoyer les militaires à
l’auberge, et ce, aux frais du récalcitrant, en faisant décerner contre lui
exécutoire par le juge de paix. » (Jurisprudence générale du royaume,
première partie, Cour de cassation, p. 374.)
Les soldats qui se voyaient ainsi refuser l’hospitalité étaient souvent des
mercenaires étrangers dont le nom inscrit sur le billet de logement suscitait
méfiance et xénophobie, nonobstant le caractère très officiel du document.
Les Vandenbrucken, Weissenböck, Kolovski ou Uyurkulak n’avaient alors
d’autre choix que de coucher à la belle étoile.
Aujourd’hui, un nom à coucher dehors ne s’applique plus qu’à un
patronyme à consonance étrangère, difficile à prononcer, voire carrément
imprononçable.

425. Faire long feu


Les arquebuses, mousquets et couleuvrines des armées d’antan se
chargeaient par la gueule. La poudre noire qu’on y introduisait était un
mélange de soufre, de charbon de bois et de salpêtre, ce dernier ingrédient
présentant l’inconvénient de s’imprégner facilement d’humidité. Quand tel
était le cas, la charge se consumait lentement et le projectile, balle ou
boulet, n’était que mollement projeté et retombait loin de la cible : le coup
avait fait long feu.
Depuis furent inventées les cartouches étanches où la combustion se fait
rapidement : l’explosion est alors suffisamment violente pour projeter avec
force et vitesse le coup meurtrier. Toutefois, la métaphore est toujours en
usage et l’on dit qu’une affaire a fait long feu quand elle a traîné en
longueur pour finalement échouer.
L’origine n’en étant cependant plus comprise, la locution est parfois
utilisée négativement de façon assez incohérente pour exprimer à la fois
rapidité et échec comme dans l’exemple suivant : « K.O. dès le premier
round, l’ex-champion des mi-lourds n’a pas fait long feu face à son
challenger. »

426. Tirer au flanc

« Les deux armées venaient de se rencontrer.


Choc terrible !
La bataille aussitôt devint une mêlée. […]

Le premier moment d’une bataille est toujours affreux. La rage des deux
partis est encore toute fraîche ; les forces sont entières, on veut se dévorer
les uns les autres. » (Léon Gautier, Les Épopées françaises, ch. XXII,
1868.)
C’est bien parce que le danger a toujours été au front, là où se produit le
choc effroyable, là où l’on fait directement face à l’ennemi, là où se
distinguent les héros, ceux qui veulent en découdre, que le pleutre, le
trouillard, celui dont la fibre patriotique ne palpite guère, préfère tirer au
flanc, c’est-à-dire au côté droit ou gauche de l’armée, moins exposé aux
coups. Les flancs deviennent-ils vulnérables ? On dira alors que l’armée
prête le flanc à l’ennemi. Le poltron décidera alors de tirer au cul, c’est-à-
dire à l’arrière, où le danger sera moindre sauf si l’ennemi prend à revers.
Celui qui a ainsi voulu se planquer risque de se trouver inopinément en
première ligne et d’en être… comme deux ronds de flan. L’attitude est si
peu glorieuse que tirer au flanc et tirer au cul se sont lexicalisés pour
signifier « se soustraire à une obligation » (notamment, naguère, celle du
service militaire), « éviter une corvée » ou simplement « refuser de faire un
effort », « paresser », tirer devenant alors synonyme de « fuir » comme
dans « se tirer ». Dans son Dictionnaire historique des argots (1965),
Gaston Esnault date de 1881 la première locution et de 1883 la seconde. Il
mentionne aussi tirer aux grenadiers, « se soustraire aux obligations du
service » (1834), le corps d’élite des grenadiers ayant été dispensé des
corvées, et tirer le cul arrière (XVe siècle), « reculer par lâcheté »,
notamment en parlant d’un cheval qui se dérobe.
Précisons que prêter le flanc, de métaphore militaire, est devenue
expression figurée signifiant « s’exposer, donner prise » comme dans prêter
le flanc à la critique, presque une manière de donner le bâton pour se faire
battre.

427. Avoir la quille

« Tiens ! Tiens ! Voilà la quille !


C’est pas pour les bleus, nom de Dieu !
Tiens ! Tiens ! Voilà la quille !
C’est pour les anciens, nom d’un chien ! »
Tel est le refrain d’une chanson paillarde que les appelés d’autrefois
entonnaient le jour de leur libération, quand le service militaire venait pour
eux de se terminer. Depuis que la conscription a été supprimée en 2002,
Tiens ! Voilà la quille ! a rejoint le grenier des souvenirs tout comme la
quille en bois qui symbolisait ce jour de liesse et les beuveries qui
l’accompagnaient. Mais pourquoi cette quille désignait-elle ainsi le retour à
la vie civile ?
Claude Gagnière* prétend qu’avoir la quille vient de l’argot des
bagnards : condamnés à perpétuité, ils pouvaient gagner leur grâce en
abattant à la hache les « quilles » ou « béquilles » calant sur leur rail de
lancement les bateaux nouvellement construits. Tâche éminemment
dangereuse puisque le bagnard trop lent à s’esquiver après avoir abattu
ladite quille risquait de se faire écraser par le vaisseau dévalant vers la mer.
Pour Alain Rey et Sophie Chantreau**, la locution viendrait de jouer des
quilles, « prendre la poudre d’escampette le jour de la libération », quille
étant un synonyme familier de « jambe ». Claude Duneton*** parle de la
dernière entaille faite sur le mur de sa chambrée par le soldat ou de sa
prison par le détenu, l’un et l’autre libérables, marque verticale symbolisant
le chiffre 1 : le dernier jour ! Un au jus !

* Claude Gagnière, Au bonheur des mots, Robert Laffont, 1989.


** Alain Rey et Sophie Chantreau, Dictionnaire des expressions et
locutions, Le Robert, 1993.
*** Claude Duneton, La Puce à l’oreille, Balland, 2001.

428. Sans tambour ni trompette


Batteries de tambours et sonneries de trompette (plus exactement de
clairon) ont de tout temps rythmé la vie des armées. Le quotidien de
l’homme des casernes en est encore agrémenté pour annoncer le réveil,
saluer le drapeau, accompagner le garde-à-vous, battre ou sonner le rappel,
ouvrir et fermer le ban, sonner aux champs, sans oublier la sonnerie aux
morts, etc. Elles transmettaient également les ordres sur les champs de
bataille où il fallait sonner la charge, battre la chamade (voir supra), sonner
la retraite, etc. On sait aussi que les tambours de la Vieille Garde
napoléonienne ont exécuté des batteries marquant les diverses étapes de
l’épopée impériale. Bref, tous les actes militaires, qu’ils soient ou non de
bravoure, étaient soulignés par tambours et trompettes, tous… sauf, parfois,
le moins glorieux : décamper, ficher le camp, prendre la poudre
d’escampette, abandonner la place, si possible de nuit, le plus discrètement
possible donc, sans tambour ni trompette, expression qui est naturellement
devenue synonyme de « secrètement, sans bruit, sans attirer l’attention ».
Pour les admirateurs de l’humoriste Tristan Bernard (1866-1947), elle
est associée à l’anecdote suivante : un soir, lors d’une réception, Tristan
Bernard est abordé par un jeune homme. « Maître, je viens d’écrire une
tragédie en cinq actes mais je n’ai pas encore trouvé le titre. Auriez-vous la
bonté de lire mon manuscrit afin de m’aider à l’intituler ? » Tristan Bernard
prétend que ce n’est pas nécessaire si le jeune auteur lui explique de quoi il
retourne. « C’est une histoire d’amour qui se passe au Moyen Âge, précise
le jeune homme. — Très bien, fait Bernard, y a-t-il des tambours dans votre
pièce ? » Le jeune écrivain, interloqué, répond : « Non, maître, que feraient
des tambours dans un tel drame ? — Peut-être, alors, y avez-vous mis des
trompettes ? » Le jeune homme, de plus en plus perplexe, explique que des
trompettes dans sa tragédie ne se justifieraient pas plus que des tambours. «
Eh bien, jeune homme, s’écrie Tristan Bernard, le titre est tout trouvé,
intitulez votre pièce : Sans tambour ni trompette ! »

429. Faire quelque chose tambour battant


Du même contexte militaire est issue la locution faire quelque chose
tambour battant.
Accompagnant les soldats et leur transmettant des ordres codés, les
batteries de tambour (comme les sonneries de trompette) avaient aussi pour
fonction de leur donner du cœur à l’ouvrage. Les tambours se joignaient à
la charge pour la rendre plus héroïque et à la marche pour qu’elle soit plus
énergique. Faire les choses tambour battant a donc pris le sens figuré de «
les exécuter prestement, avec dynamisme, sans relâche et sans faillir ».
Remarquons que les conquêtes galantes ont souvent emprunté leur
vocabulaire aux victoires militaires. C’est le cas de notre locution, comme
le montre cet exemple emprunté à Saint-Simon : « M. de Chartres était
amoureux de mademoiselle de Berry, et menait cela tambour battant. »
(Mémoires, 93, 219.)

430. Un vieux de la Vieille

« La chose vaut qu’on la regarde :


Trois fantômes de vieux grognards,
En uniformes de l’ex-garde,
Avec deux ombres de hussards !
On eût dit la lithographie
Où, dessinés par un rayon,
Les morts, que Raffet déifie,
Passent, criant : “Napoléon !”
Ce n’était pas les morts qu’éveille
Le son du nocturne tambour,
Mais bien quelques vieux de la vieille
Qui célébraient le grand retour. »
(Théophile Gautier, Vieux de la vieille in Émaux et Camées, 1852.)

Ces vers écrits par le maître et précurseur des poètes parnassiens sont
tout à fait explicites : les vieux de la Vieille sont bien les vieux soldats de la
Vieille Garde de Napoléon Ier, ceux qui, bien que fidèles à l’Empereur, ne
cessaient de se plaindre de leurs conditions de vie (d’où leur surnom de «
grognards » et le titre donné par le peintre Auguste Raffet à sa célèbre
lithographie : Ils grognaient, et le suivaient toujours). D’Arcole à la
Bérézina, toutes les campagnes, toutes les batailles qu’ils avaient menées
aux côtés de leur « Petit Caporal » les avaient aguerris, au sens
étymologique du terme, de sorte qu’ils étaient devenus les soldats les plus
expérimentés de la Grande Armée.
Dans son sens propre, l’expression vieux de la Vieille suit de près
l’épopée napoléonienne puisqu’elle est choisie par le vaudevilliste Auguste
Duchatelard comme titre d’une comédie en un acte « mêlée de couplets »
représentée au Palais-Royal le 13 mars 1845.
Par comparaison avec ces vétérans, la locution désigne aussi depuis le
milieu du XIXe siècle celui qui a acquis une solide expérience dans un
domaine donné et dont les conseils sont précieux.
MÉDECINES
431. Mentir comme un arracheur de dents
Le mot « dentiste » ne fait son entrée au dictionnaire qu’en 1728
lorsque Pierre Fauchard (1679-1761) publie Le Chirurgien dentiste, ou
Traité des dents, ouvrage considéré comme ouvrant la voie à l’odontologie
moderne. Auparavant, on parlait plus communément d’arracheurs de dents,
le seul et unique moyen de traiter une dent gâtée étant alors de l’arracher.
Ces arracheurs de dents étaient aussi le plus souvent chirurgiens (pratiquant
essentiellement la saignée), barbiers et marchands ambulants. Ils exerçaient
leur « art » sur les places publiques, dans les foires ou les marchés. Les
opérations s’effectuant sans anesthésie, ces « praticiens » devaient affirmer
qu’elles étaient indolores pour éviter que le client terrorisé ne se carapate.
D’ailleurs, pendant chaque intervention, on faisait jouer des instruments
bien sonores comme des trompettes afin que d’autres clients potentiels
n’entendent pas les cris de douleur de la pauvre victime.

Ces dentistes d’avant la lettre eurent très tôt la réputation de fieffés


bonimenteurs, l’équation « arracheur de dents = menteurs effrontés » étant
attestée dès 1585 dans Propos rustiques, baliverneries, contes et discours
d’Eutrapel de Noël du Fail. Ils furent aussi baptisés charlatans (de l’italien
ciarlare, « parler beaucoup ») et marchands d’orviétans, cette dernière
expression étant liée à l’histoire de Girolamo Ferrante, habitant d’Orvieto,
ville d’Ombrie en Italie. Ferrante composa au XVIIe siècle un remède à partir
d’une cinquantaine de plantes. Se serait-il persuadé de l’efficacité de son
électuaire ou aurait-il plutôt décidé de jouer les charlatans ? Toujours est-il
que son orviétan (1625) connut un immense succès. Il est vrai qu’il était
aussi beau parleur et qu’il savait, sur les foires, vanter les pseudo-mérites de
sa prétendue panacée, grugeant ainsi les badauds. Le remède de Ferrante
donna des idées à bien des bonimenteurs et orviétan devint, dans toute
l’Europe, synonyme de « potion magique ». Pas de foire ou de fête qui
n’eût, au XVIIe siècle, son marchand d’orviétan. À Paris, par exemple, la
célèbre Foire Saint-Germain, rendez-vous des filous et des tire-laine,
proposait son lot d’animations : saltimbanques, bateleurs et vendeurs en
tous genres y haranguaient le peuple. Les marchands d’orviétan étaient bien
évidemment du nombre.

432. Ne pas être dans son assiette


Une vieille racine indo-européenne, °sed-, voulait dire « être assis,
siéger » ou « s’asseoir ». On la retrouve dans le latin sedere, « siéger »,
adsidere, « s’asseoir, prendre place », à l’origine du français « asseoir ».
Être assis, c’est être en équilibre et tel est bien le premier sens du mot
assiette : « position, équilibre ». C’est en ce sens qu’on dit d’un pilote qu’il
doit maintenir l’assiette de son avion ou d’un cavalier qu’il doit avoir une
bonne assiette sur sa selle. Une bonne santé étant aussi une affaire
d’équilibre physique, de celui qui ne se sentait pas bien, qui n’était pas dans
son état normal, dans ses dispositions habituelles, on disait qu’il « sortait de
son assiette ». Ne pas être (bien) dans son assiette procède de la même
signification. On précisait autrefois être dans son assiette naturelle ou
ordinaire comme dans cette lettre du 28 septembre 1791 de Mme Élisabeth,
sœur de Louis XVI, à Mme de Raigecourt : « Je t’avoue que j’ai été
quelques jours un peu triste, mais je me suis remontée, et maintenant je suis
dans mon assiette ordinaire. »
De la position des convives assis autour d’une table, le mot assiette finit
par désigner le service de table, puis l’article de vaisselle, d’argent, d’étain
ou de porcelaine, utilisé à la place de l’ancienne écuelle.

433. Se faire de la bile


Selon les médecins de jadis, ceux qui administraient saignées et
clystères et diagnostiquaient les maladies par l’examen des selles, il y avait
deux sortes de bile : la bile jaune sécrétée par le foie et la bile noire, ou
atrabile, sécrétée par la rate. Produite en excès ou en trop faible quantité, la
première était supposée provoquer la colère (du grec kholê, « bile »), la
seconde le souci, le chagrin, la tristesse et la mélancolie (du grec
melankholia, littéralement « bile noire »), caractéristique des bien nommés
atrabilaires (cf. le sous-titre du Misanthrope de Molière : L’Atrabilaire
amoureux).
Ces deux sortes de bile étaient aussi appelées « humeurs peccantes » (du
latin peccare, « pécher »), c’est-à-dire mauvaises. Il est donc logique que
cette médecine d’autrefois ait fini par faire de bile un synonyme de «
chagrin » ou d’« inquiétude », de « tracas ».
Les expressions Épancher (ou décharger) sa bile (= « se mettre en
colère ») et Échauffer la bile à quelqu’un (= « l’irriter, le mettre en colère »)
s’expliquent, bien sûr, de la même façon, les deux faisant implicitement
référence à la bile jaune.

434. Courir comme un dératé


Le point de côté qui déclenche une insupportable douleur pendant une
course mal gérée se situe bien sous les côtes, juste à l’emplacement de la
rate. Dans l’Antiquité, on a logiquement accusé ledit organe d’être
responsable de ladite douleur. Pline l’Ancien (23-79), dans son Histoire
naturelle, proposait de l’assécher en ayant recours à la prêle qu’il nomme
equisetum, prétendant que « l’equisetum consume la rate des coureurs : on
le fait bouillir dans un vase de terre neuf, autant que le vase en peut
contenir, jusqu’à réduction de deux tiers : pendant trois jours on boit une
hémine de cette décoction ; avant de s’y mettre, on s’abstient pendant un
jour entier de tout aliment gras. » (Livre XXVI, chapitre LXXXXIII,
traduction d’Émile Littré.)
De l’assèchement à l’ablation*, il n’y a qu’un pas. Il fut franchi par
certains médicastres de la Renaissance qui, ignorant le rôle important
qu’elle joue dans le système immunitaire et la circulation sanguine,
recommandèrent que l’on se fasse purement et simplement ôter la rate : les
dératés ne s’en porteraient que mieux puisque non seulement ils ne
ressentiraient plus jamais le point de côté mais aussi, la mauvaise bile noire,
responsable du chagrin et de la tristesse, ne serait plus produite. Que des
avantages, tant pour le commun des mortels que pour les dieux du stade !
Heureusement, l’échec de l’opération tentée sur de pauvres chevaux et de
malheureux chiens dissuada les éventuels candidats humains à la «
dératation ». La thèse ne fut pourtant pas pour autant battue en brèche
comme le prouve cet extrait de La Tribune médicale de 1868 : « […] si la
rate était chargée d’un rôle si important, comment se pourrait-il que son
extirpation n’eût d’autre effet que l’augmentation de l’appétit et une plus
grande aptitude à la course ? » (Article Boulimie des dératés paru dans Le
Scalpel, p. 262.)
Encore plus résistante que la théorie qui l’a fait naître, l’expression
courir comme un dératé est toujours en usage. Dans l’extrait suivant,
l’emploi qu’en fait Pierre Gripari semble d’ailleurs ne plus tenir compte de
sa justification étymologique : « Puis, quand ça le prenait, Gripotard se
mettait à courir comme un dératé sur une dizaine de mètres, et ne s’en
apercevait lui-même que quand il était obligé de s’arrêter faute de souffle. »
(La Vie, la mort et la résurrection de Socrate-Marie Gripotard, La Table
Ronde, 1980.)

* L’ablation de la rate, pratiquée dans le cas de traumatismes ou de


certaines maladies, porte le nom de splénectomie, du grec splên, « rate »,
que l’on retrouve dans les mots splénomégalie, « augmentation du volume
de la rate » et spleen, « tristesse, morosité », cher à Baudelaire.
435. Être flegmatique
L’ancienne médecine d’Hippocrate (v. 460-v. 377 av. J.-C.), elle-même
fondée sur des théories du philosophe grec Empédocle (v. 483-v. 424 av. J.-
C.), prétendait expliquer maladies et comportements par les quatre humeurs
cardinales en corrélation avec les quatre éléments : le sang (correspondant à
l’air), provenant du cœur, la bile jaune (feu), produite par le foie, la bile
noire ou atrabile, parfois aussi nommée mélancolie (terre), sécrétée par la
rate, et le flegme ou phlegme (eau), rattaché au cerveau.
Malgré les progrès de la science, cette théorie avait encore cours parmi
certains médecins du XVIIe siècle, médecins que Molière se plaît à
ridiculiser. Plutôt que de phlegme, Hippocrate parlait de pituite (du latin
pituita, « mucus, humeur »). Selon lui, elle prédominait en hiver et
provoquait rhumes et bronchites : « La pituite augmente chez l’homme
pendant l’hiver ; car étant la plus froide de toutes les humeurs du corps,
c’est celle qui est la plus conforme à cette saison. Si vous voulez vous
convaincre qu’elle est la plus froide, touchez de la pituite, de la bile et du
sang, et vous trouverez que la première est plus froide que les deux autres
[…] » (De la nature de l’homme, ch. 7, traduction d’Émile Littré, 1839).
De par cette nature froide, le flegme était supposé favoriser le calme et
la maîtrise de soi, d’où le sens de l’expression être flegmatique par laquelle
nous caractérisons souvent nos voisins d’outre-Manche. Opinion sans doute
préconçue, mais qui était particulièrement répandue au XIXe siècle : l’avocat
Alexandre de Metz-Noblat (1820-1871), par exemple, n’hésite pas à
affirmer que « l’Anglais est flegmatique, orgueilleux, égoïste, sûr et
honnête dans les relations privées, plein de sens, d’un courage froid et
d’une énergie indomptable ». (Le Cavalier et le cheval, in Le
Correspondant, 1865.)

436. Dorer la pilule


À la forme pronominale, l’expression a pris de nos jours le sens de « se
prélasser au soleil, s’adonner au farniente », mais c’est là une totale erreur
d’interprétation car la pilule en question est bien celle que l’on doit avaler,
souvent contre son gré, d’où la locution avaler la pilule, « endurer
patiemment, quelque chose de pénible », déjà utilisée en ce sens par Rémi
Belleau, poète de la Pléiade, en 1563 :

« Si faut-il pourtant qu’elle endure :


Si la pilule estoit plus dure
Qu’acier, si faut-il l’avaler. »
(La Reconnue, acte III, sc. I, 15.)

Médicament administré « par voix orale » comme le stipulent les


notices, la pilule (du latin pilula, diminutif de pila, « balle, boule »), qui
tend aujourd’hui à ne plus désigner que la pilule contraceptive, fait partie de
la pharmacopée depuis fort longtemps au côté des huiles, des onguents, des
baumes, des pommades, des sirops, des poudres et des pastilles. D’un goût
désagréable (à l’origine d’une autre expression figurée : la pilule est
amère), elle a longtemps eu mauvaise réputation. Si l’on en croit Rabelais,
même le dieu des dieux du panthéon romain rechignait à en prendre : «
Juppiter, contournant la teste comme un cinge qui avale pillules, feist une
morgue tant espouvantable que tout le grand Olympe trembla. » (Le Quart
Livre, prologue, 1548-1552.) Pour en masquer le goût et permettre que la
prise s’en fasse sans grimace, on eut donc l’idée d’enrober les pilules d’une
mince couche d’or. Dès 1575, le chirurgien Ambroise Paré y fait allusion
dans ses œuvres : « Les médicaments purgatifs soient diaphœnicum,
électuaire diacarthami, hiera picra, pillules aurées, agaric, turbith […] »
(Livre XX, Des fièvres, ch. XXV).
Dorer la pilule supposait donc un stratagème destiné à tromper, à
falsifier, à camoufler, à l’origine, du moins, le goût des pilules médicinales.
Par extension, on a dit dorer la pilule « lorsqu’en présentant à quelqu’un
des apparences agréables et flatteuses, on essaie de le porter à une chose
pour laquelle il a de la répugnance » (Dictionnaire de l’Académie française,
1798).

437. Reprendre du poil de la bête

« Dans la morsure du chien enragé, on préserve de l’hydrophobie en


appliquant sur la plaie la cendre d’une tête de chien. […] Quelques-
uns font manger la tête même ; d’autres […] introduisent dans la
plaie de la cendre des poils de la queue d’un chien. » (Pline
l’Ancien, Histoire naturelle, tome second, livre XXX, ch. XXXII,
traduction d’Émile Littré.)

er
Le remède ne date donc pas d’hier puisque Pline l’Ancien vivait au I

siècle ! On peut douter de son efficacité, mais appliquer sur la morsure du


poil de l’animal qui vous a mordu est bien à l’origine de notre expression
qui a pris le sens figuré de « reprendre le dessus, se ressaisir », « connaître
une amélioration », en parlant de la santé ou des affaires. Reprendre du poil
de la bête a cependant revêtu une autre signification : « reprendre un petit
verre pour combattre la gueule de bois » (si la boisson en question est faite
de vin blanc, d’eau de Seltz, de citron et de limonade, elle reçoit le nom de
« rince-cochon »). Pour Antoine Oudin, reprendre du poil de la bête, c’est,
plus généra lement, « boire le jour d’après que l’on s’est enivré »
(Curiosités françaises, 1640). Cette même idée se retrouve en anglais dans
try a hair of the dog that bit you (« essayez un poil du chien qui vous a
mordu »).

438. Se dilater la rate


« J’ai la rate qui s’dilate
J’ai le foie qu’est pas droit
J’ai le ventre qui se rentre
J’ai l’pylore qui s’colore […]. »

En 1934, quand le comique troupier Gaston Ouvrard lance cette


chanson populaire, il fait mine de prendre l’expression se dilater la rate
dans un sens proprement pathologique alors que, depuis au moins le XVIIe
siècle, elle revêt le sens figuré de « rire, s’amuser beaucoup ». L’étymologie
« médicale » de se dilater la rate est d’ailleurs tout autre. On sait que, pour
les médecins d’autrefois (voir supra, Se faire de la bile), l’organe en
question, sécréteur de la bile noire (ou atrabile), était rendu responsable du
chagrin, de l’anxiété, de la mélancolie. On croyait d’ailleurs que l’orifice
par lequel s’écoulait l’humeur dite peccante était garni de poils. Que
l’atrabile soit produite en excès et les poils s’agglutinaient, l’orifice se
bouchait, la rate s’engorgeait et son malheureux propriétaire perdait le
sourire et la joie de vivre. Il fallait à tout prix que l’organe se désopilât (du
latin oppilare, « obstruer ») ; pour cela, rien de mieux qu’une bonne crise de
rire, provoquée par une histoire ou une situation, justement, « désopilante »
: la rate se dilatait, la bile pouvait de nouveau s’écouler et la bonne humeur
revenait. C’est, du moins, ce que l’on croyait. Décidément, la vieille théorie
physiologique des humeurs avait réponse à tout ! On trouve chez Antoine
Oudin la variante s’espanoüir la ratte, « rire tout son saoul » (Curiosités
françaises, 1640).
Beaucoup plus récente est l’expression Se mettre la rate au court-
bouillon, « s’inquiéter », chère à Frédéric Dard, alias San Antonio (La Rate
au court-bouillon est le titre d’un de ses livres, paru en 1965). Elle fait
cependant toujours référence à l’humeur peccante des médicastres d’antan.

439. Un remède de bonne femme


Une bague en or frottée sur un orgelet pour le faire disparaître ; des
gargarismes de jus de citron contre l’extinction de voix ; du miel sur les
brûlures légères pour favoriser la cicatrisation ; des cataplasmes de carottes
contre les démangeaisons ; une compresse d’ail sur les cors au pied ; du lait
de figue sur les verrues*.
À quelle fée populaire, quel apothicaire en jupe ou quelle grand-mère
secourable doit-on de tels remèdes et bien d’autres encore, dignes de la
pharmacie du Bon Dieu ?
Certains linguistes acceptent l’expression telle quelle, bonne femme
ayant naguère désigné une « femme simple et assez âgée », avant de
s’appliquer péjorativement à une épouse, comme dans : « Lui, c’est un chic
type, mais je ne peux pas supporter sa bonne femme ! » Littré nous le
confirme : « Un remède de bonne femme est l’un de ces remèdes dont la
connaissance est familière aux femmes âgées. » C’est bien cette
signification que l’on trouve, par exemple, dans cet extrait, où le lien avec
l’expression est assez évident : « […] sitôt que quelqu’un se plaignoit d’un
frisson ou d’une douleur de tête ou des membres, chaque bonne femme et le
moindre prétendu médecin lui conseilloit d’abord de se mettre au lit et de se
faire suer. Cette méthode, comme on peut se l’imaginer, avait de fâcheuses
suites. » (J. Barker, Essai sur la conformité de la médecine des anciens et
des modernes, 1749.)
Une autre étymologie, peut-être populaire, nous apprend que le dernier
mot devrait s’orthographier fame, car il s’expliquerait par le latin fama, «
renommée, bruit colporté », que l’on retrouve en français dans « fameux »
ou « mal famé ». Les remèdes en question, plutôt que d’être détenus par des
grand-mères, auraient donc été consacrés par l’opinion populaire, transmis
de bouche à oreille, de génération à génération. On trouve en effet (bonne)
fame en ancien français chez plusieurs auteurs :

« Ainsi est-il d’autre semblance


De maint homme et de mainte femme
Qui ont bon loz et bonne fame […]. »
(Le Roman de la rose, vers 441-443, XIIIe siècle.)

« Ce seroit grand diffame,


Si vous perdiez jeunesse, bruyt et fame
Sans esbranler Drap, Satin, et Velours […]. »
(Clément Marot, Rondeau V, 1544.)

« […] nous ne devions pas souffrir que le comte d’Auvergne nous


précédât, n’ayant pas été remis en sa bonne fame et renommée
depuis sa condamnation […] » (Maréchal François de
Bassompierre, Mémoires, 1643).

Bonne femme ? Bonne fame ? Difficile, pour l’heure, de trancher.

* L’auteur décline toute responsabilité en cas d’inefficacité !

440. Se faire du mauvais sang


Se référant à la théorie hippocratique des humeurs (voir supra, Se faire
de la bile), François de La Rochefoucauld affirmait : « Toutes les passions
ne sont autre chose que les divers degrés de la chaleur et de la froideur du
sang » (Réflexions ou sentences et maximes morales, maxime 564, 1665).
Le sang, comme les autres humeurs (bile, atrabile et phlegme), était donc
censé, en fonction de sa sécrétion et de sa température, commander les
passions. Était-il produit en excès, on était alors enclin à s’emporter, à se
mettre en colère, idée que l’on retrouve dans avoir un coup de sang. Même
signification dans avoir le sang chaud qui fut longtemps pris au sens
propre, un caractère irascible ayant été considéré comme la conséquence
directe d’un sang trop échauffé (on disait aussi, avec le même sens, être
sang-bouillant). Était-il vraiment trop chaud et pendant trop longtemps, on
pensait alors qu’il prenait une teinte foncée (d’où se faire un sang d’encre),
se corrompait et devenait aussi « peccant » (mauvais) que la bile noire,
favorisant l’anxiété, le tourment, l’inquiétude.
Se faire du mauvais sang prit donc, dès le début du XVIIIe siècle, le
même sens figuré que se faire de la bile : « se tourmenter ». Le Dictionnaire
de l’Académie française (1718, deuxième édition) mentionne : « On dit de
ce qui arrive de fâcheux, que Cela fait faire de mauvais sang. » Ce même
dictionnaire nous dit, au contraire, que « le sang froid est l’état de l’âme qui
n’est agitée d’aucune passion violente ». L’idée s’est finalement lexicalisée
dans la locution garder son sang-froid avec le sens de « rester maître de soi,
garder son calme ».
FORTUNES
441. De bon aloi
Le Dictionnaire d’étymologie française d’après les résultats de la
science moderne (1862) du « docte » Auguste Scheler, érudit bibliothécaire
du roi des Belges, nous dit que le mot « aloi » vient du latin allegium et
qu’il est dérivé de l’ancien verbe aloyer, c’est-à-dire, « mettre (les
monnaies) en conformité avec la loi ». Il ajoute qu’il « faut abandonner
l’étymologie qui rapporte “aloi” à aloyer, ancienne forme d’“allier”.
D’autres étymologistes contestent cette opinion et affirment qu’aloi est un
vieux mot pour “alliage” ». Quoi qu’il en soit, le premier sens d’aloi est bel
et bien lié aux monnaies : une pièce de monnaie était dite de bon aloi quand
l’alliage d’or et d’argent y respectait les quantités légalement définies, cette
proportion d’or et d’argent recevant aussi le nom de « titre ». L’équivalence
« aloi = alliage » est claire dans cet extrait du XVIe siècle : « Il y avoit une
grande quantité de pièces antiques de monnoie, les unes d’argent, les autres
d’aloi, desquelles il ne savoit la valeur. » (Bonaventure Des Périers,
Nouvelles récréations et joyeux devis, nouvelle XXI, 1558).
Par extension, les locutions de bon aloi et de mauvais aloi prirent très
vite le sens figuré qu’elles ont aujourd’hui conservé quasi exclusivement : «
de bonne ou de mauvaise qualité, qui mérite ou non d’être estimé ». Ce sens
figuré est déjà attesté en 1268 dans le Livre des métiers d’Étienne Boileau,
prévôt de Paris sous Louis IX : « Il est ordené que touz les mestres du
mestier et li vallet doivent ouvrer de boine œvre et de loial et de boin aloy
selonc ce qui a esté acoustumé en la ville de Paris. » (titre XX, Des Batteurs
d’archal, article V).

442. Mettre de l’argent à gauche


En jouant sur les mots, on dit parfois qu’il est judicieux de « mettre de
l’argent de côté pour en avoir devant soi ». La contradiction n’est
qu’apparente puisque « mettre de côté » signifie « économiser » et « devant
soi », « qui reste à disposition ». Mettre de l’argent à gauche signifie aussi
« économiser » avec, en plus, l’idée de dissimuler lesdites économies, les
mettre en lieu sûr. Pourquoi donc plus à gauche qu’à droite ? « Gauche »
n’a ici aucun rapport avec son équivalent latin sinistra qui nous a donné «
senestre » et « sinistre ». N’y voyons pas non plus une quelconque allusion
politique. « Gauche » désigne plutôt ici un endroit caché où l’argent
n’éveillera ni soupçon, s’il est le fruit d’une rapine, ni convoitise.
Rappelons qu’autrefois l’épée se portait à gauche, ce qui permettait aux
droitiers de la retirer plus vite du fourreau. Placé de ce côté, les économies
étaient donc mieux protégées, du moins symboliquement.
C’est aussi à gauche et pour les mêmes raisons de commodité que l’on
portait une petite bourse appelée « gousset », mot ayant d’abord désigné
une pièce d’armure en forme de gousse destinée à protéger le dessous du
bras, comme en témoigne cet extrait de 1444 : « […] l’Anglois frappa de sa
lance ledit Louis, tout dedans et au travers ; sçavoir, au-dessous du bras et
au vif de son harnois, par faute et manque d’y avoir un croissant ou gousset
; duquel coup il fut si douloureusement blessé, qu’assez peu de temps après
il en mourut […] » (Chroniques de Mathieu De Coussy, chapitre XVII).
Le gousset désigna ensuite, par métonymie, le creux de l’aisselle, avant
de s’appliquer à la bourse que l’on prit l’habitude d’y mettre à couvert.
Cette explication, formulée par Claude Duneton, pourrait donc avec
vraisemblance rendre compte de la locution mettre de l’argent à gauche
mais, si tel était le cas, il serait étrange qu’elle n’ait pas été employée avant
le XXe siècle. Formulons une hypothèse complémentaire : dans certains
patois, « gous set » se dit ou s’est dit gouchet (en picard puis en limousin)
tout comme gouche fut une forme régionale de « gousse » ; on peut alors
supposer que mettre de l’argent à gouchet (comme on a dit mettre de
l’argent dans son gousset) ait été réinterprété en mettre de l’argent à
gauche.

443. Être né coiffé


L’expression est mentionnée en 1549 dans le Dictionnaire françois-latin
de Robert Estienne sous la forme né coeffé. La coiffe en question n’est ni
kichenotte, ni cornette, ni capeline, ni béguin, ni bigouden. Il s’agit d’un
fragment de la membrane fœtale qui reste collé sur le crâne d’un bébé au
moment de la naissance.
Une croyance remontant vraisemblablement à l’Antiquité interprétait
cette particularité obstétricale comme le signe d’une formidable chance et le
présage d’une vie réussie : Dives et honoribus auctus in cunabulis, précise
Robert Estienne. Dans L’Histoire Auguste (IVe siècle), recueil des
biographies des empereurs et césars ayant vécu au IIe siècle, figure une vie
de Diadumène où l’auteur (historien latin non identifié du IVe siècle) nous
rapporte l’anecdote suivante : « Autre présage : les enfants naissent
ordinairement coiffés d’un bonnet naturel que les accoucheuses enlèvent, et
vendent aux avocats crédules, auxquels on prétend que ce talisman donne
beaucoup de facilité pour la défense des causes : or l’enfant dont nous
parlons, au lieu d’une coiffe entière, n’apporta en naissant qu’un cercle très
mince en forme de diadème, mais si fort qu’on ne put le rompre, les
membranes qui le composaient étant aussi fortement tendues que la corde
d’un arc. On raconte que l’enfant fut alors appelé Diadémé ; mais qu’une
fois grand, il prit le nom de Diadumène, qui était celui de son aïeul
maternel, et qui d’ailleurs rappelait encore assez bien l’idée du diadème. »
De toute évidence, on s’est moqué de cette superstition dès le IVe siècle !

444. Des espèces sonnantes et trébuchantes


Un article sur l’Hôtel des monnaies, paru en 1868 dans la Revue des
deux mondes sous la plume de Maxime Du Camp, nous décrit la procédure
par laquelle la bonne monnaie était autrefois distinguée de la mauvaise. Il
fallait qu’elle soit « vérifiée au triple point de vue du poids, de la sonorité et
de l’empreinte ». « Chaque pièce est pesée sur un trébuchet ; […] la
tolérance est de deux millièmes [par rapport au titre légal]. On met de côté
les pièces trop lourdes ou trop légères ; […] Toutes les pièces reconnues
bonnes sont mises à part et confiées à l’ouvrier qui doit les faire résonner.
Les pièces sont lancées avec force, une à une, sur un bloc d’acier qu’on
nomme le tas […] ; elles doivent, par le choc, produire un bruit vif, clair,
sonore […]. En présence du directeur de la fabrication, on cisaille toutes les
pièces défectueuses ; puis celles qu’on nomme sonnantes et trébuchantes lui
sont remises après qu’il a signé le procès verbal […]. »
Par cette pesée sur une petite balance de précision appelée « trébuchet »
et par le son caractéristique qu’elle devait produire, on pouvait ainsi
déterminer si chaque pièce de monnaie était de bon aloi (voir supra). Elle
devait notamment excéder à peine le poids réglementaire (deux millièmes
nous précise Du Camp) et donc conserver son trébuchant afin que l’usure
ne la dévalue pas.
Être payé en espèces sonnantes et trébuchantes a donc d’abord signifié
en monnaie authentique et non usée, avec des pièces neuves ayant toute leur
valeur. L’expression a ensuite qualifié l’argent liquide (par opposition aux
autres moyens de paiement). La locution sonnantes et trébuchantes est
parfois extraite de son contexte pour s’appliquer aussi à tout ce qui offre
une garantie de valeur ou d’authenticité : « Plus Jacques Ferrand se
perfectionnait dans le crime, plus il tenait aux marques de confiance
sonnantes et trébuchantes qu’on lui accordait. » (Eugène Sue, Les Mystères
de Paris, chapitre IX, 1842-1843.)

445. Avoir maille à partir avec quelqu’un


Ancienne pièce de monnaie, la maille correspondait à la moitié d’un
denier, représentant lui-même une très petite somme (moins de dix
centimes), même si, à l’origine, le denarius romain valait dix as. Au temps
des Capétiens, la maille était la plus petite pièce de monnaie connue : sous
Philippe le Bel, on appelait gagne-deniers ou gagne-mailles les ouvriers qui
nettoyaient ou réparaient les étains et ne percevaient que de très modiques
salaires (un denier ou une maille), quand ils ne devaient pas se contenter
que d’un morceau de pain (qui leur valait alors le surnom de gagne-pain).
La maille étant de valeur insignifiante et indivisible, avoir maille à
partir a d’abord signifié « se quereller à propos d’un partage impossible »,
partir ayant ici le sens de « partager » (même famille que « part » et «
répartir »). L’expression a ensuite pris le sens plus général d’« avoir un
différend avec quelqu’un ». Elle peut être rapprochée d’une autre locution,
désormais obsolète : Être sans sou ni maille, « être sans argent ».

446. Tenir le haut du pavé


On le bat quand on y marche sans but, on s’y retrouve après avoir été
expulsé : le pavé désigne à la fois la rue et le matériau dont elle est faite,
cette rue qui était autrefois constituée d’une double pente, sans trottoir. Au
milieu s’écoulaient les eaux sales et les eaux de pluie. Les gens de qualité
ne marchaient évidemment pas à proximité de ces rigoles nauséabondes
mais, les pieds bien au sec, dans la partie la plus élevée de la rue, tout près
des habitations. Les miséreux, les roturiers ou simplement les personnes de
moindre condition qu’ils croisaient devaient leur céder le passage : nul ne
pouvait les faire dévier de leur propre chemin sinon, bien sûr, celui dont les
quartiers de noblesse étaient plus nombreux. Le diplomate Antoine de
Courtin (1622-1685) nous donne par exemple ces recommandations : « Que
si nous sommes obligés d’aller dans les rues à côté de ces personnes
qualifiées, il faut leur laisser le haut du pavé, et observer de ne pas se tenir
directement côte à côte, mais un peu sur le derrière, si ce n’est quand elles
nous parlent, et qu’il faut répondre, et alors il faut avoir la tête nue. Sur quoi
il est bon d’avertir ceux qui ont droit de souffrir qu’on leur cède toujours le
haut du pavé d’avoir un peu de considération pour ceux qui leur rendent cet
honneur […] » (Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France,
parmi les honnêtes gens, ch. X, 1671).
Ainsi s’explique le sens figuré de tenir le haut du pavé : « Jouir d’une
position sociale supérieure. »

447. Vivre sur un grand pied


Comme dans faire un pied de nez ou prendre son pied, c’est à
l’ancienne mesure de longueur de trente-trois centimètres que l’expression
vivre sur un grand pied fait référence et il n’est pas impossible qu’elle
rende plus précisément compte d’une réglementation qui, sous Charles VI,
fixait la longueur des poulaines en fonction du rang social. Rappelons qu’on
nommait « poulaine » la pointe des souliers parce que, nous dit Littré, elle
était faite d’une peau venue de Pologne. « Cette pointe était longue de demi
pied pour les gens ordinaires, d’un pied pour les riches et de deux pieds
pour les princes » (Dictionnaire universel françois et latin, 1743). Deux
pieds représentent soixante-six centimètres, ce qui explique que le bout de
la poulaine devait être attaché au moyen d’une chaîne d’or ou d’argent
reliée au genou.
Pour les mêmes raisons, faire les choses au petit pied, c’est les faire « à
petite échelle, de façon mesquine » et être sur un pied d’égalité avec
quelqu’un, c’est « être du même rang social ou professionnel que lui ».

448. Payer rubis sur l’ongle


Voilà un étrange mode de paiement et un endroit bien inattendu pour
mettre une pierre précieuse ! C’est que le rubis en question n’est pas
véritable : il s’agit en fait d’une goutte de vin (rouge, bien sûr) qui lui est
comparée. On disait autrefois faire rubis sur l’ongle pour « boire tout, et
puis esgoutter la dernière goutte sur l’ongle » (Antoine Oudin, Curiosités
françaises, 1640), comprenons boire son verre jusqu’à la dernière goutte
que l’on recueillait sur l’ongle du pouce.
Dans Les Folies amoureuses (1704), Jean-François Regnard fait dire à
Agathe :

« Je sirote mon vin, quel qu’il soit, vieux, nouveau ;


Je fais rubis sur l’ongle, et n’y mets jamais d’eau. »
(Acte III, scène IV.)

De « boire jusqu’à la dernière goutte », on est passé à l’idée de « payer


(son verre ?) jusqu’au dernier sou ».
On a dit aussi, avec le même sens, boire la goutte sur l’ongle,
expression répertoriée notamment par Randle Cotgrave dans A French and
English dictionary (1611) avec cette traduction quelque peu approximative :
« To leave but one only drop in the cup. »

449. Avoir du bien au soleil


Avoir de l’argent au soleil est plus près de l’expression originelle qui
était avoir des écus au soleil. On sait que l’écu (du latin scutum, « bouclier
») fut une ancienne monnaie dont le nom s’explique par le fait qu’à
l’origine, sous Louis IX, l’écu de France (blason en forme de bouclier) était
représenté sur son avers.
Mais pour quelle raison, en quelles circonstances, des écus auraient-ils
été exposés à l’astre du jour ? Fausse piste ! Le soleil dont il est question
n’est que la représentation de l’astre, un soleil à six rayons qui apparut, sous
le règne de Louis XI, au-dessus de l’écu couronné, sur l’avers d’une pièce
d’or frappée à partir de 1475. Cet écu au soleil reçut aussi le nom d’ « écu
sol* ». Il remplaça l’ancien écu d’or dit « à la couronne » où seul figurait
l’écu de France surmonté de la couronne royale. Charles VIII, successeur de
Louis XI, fit frapper des écus d’or des deux genres, à la couronne et au
soleil (soleil à huit rayons), dont il fixa le nouveau cours en 1487 : trente-
cinq sol pour le premier, trente-six sols et trois deniers pour le second.
L’écu au soleil prit donc une valeur supérieure à celle de l’écu à la
couronne. Dès lors, il fut plus judicieux d’épargner les uns plutôt que les
autres. L’expression avoir des écus au soleil évolua en avoir de l’argent au
soleil signifiant « avoir des économies », « être riche ».
Précisons que Louis XII fit frapper à Aix-en-Provence des écus au soleil
qui, pour cette raison, furent baptisés « écus d’or au soleil de Provence »,
expression pouvant donner lieu à une fausse interprétation.

* La monnaie nationale péruvienne s’appelle « sol » (de l’espagnol sol, «


soleil ») pour une raison analogue (un soleil surmonte le blason) alors que
notre sol (devenu sou) tient son nom du latin solidus, « massif ».

450. Avoir de la tune


L’expression signifie « avoir de l’argent, être riche » et s’emploie plus
souvent à la négative, je n’ai plus une tune, pour dire « je suis fauché
(comme les blés) », « je suis raide » (argot des joueurs). Si l’expression
connaît un succès relativement récent dans le langage des jeunes, le mot
tune, lui, ne date pas d’hier puisqu’on le trouve déjà employé en 1628 avec
le sens d’« aumône », dans Le Jargon ou Langage de l’argot réformé où
Olivier Chéreau nous rapporte un dialogue, intégralement argotique, entre
un malingreux (mendiant qui fait mine d’avoir des blessures et des plaies) et
un polisson (gueux en haillons) : « En ce Pasquelin de Berry, on m’a
rouscaillé que truche y était chenastre et en cette vergne fiche en la tune
gourdement » (« En ce pays de Berry, on m’a dit qu’il faisait bon mendier
et qu’en cette ville on donnait beaucoup », traduction d’après Eugène-
François Vidocq). Le mot serait rattaché au « roy de Thunes », c’est-à-dire,
le « roi de Thunis », titre que s’était donné le Grand Coesre, roi des gueux à
la Cour des miracles sous Louis XIV, en référence à un personnage apparu
en 1619 dans L’Espadon satyrique de Claude d’Esternod. De là, tuner a pris
le sens de « mendier » et tuneur, celui de « mendiant »*. Le mot est même
passé en espagnol sous la forme tuna où il désigne une « vie de vagabond ».
On retrouve le mot tune (ou thune) au XIXe siècle comme synonyme
e
argotique de « pièce de cinq francs » puis, au début du XX siècle, pour
désigner le salaire journalier minimum réclamé par les syndicats. En 1954,
Jean Constantin remet la tune à la mode avec sa chanson Mets deux thunes
dans l’bastringue, une tune de toute évidence dévaluée :

« Mets deux thunes dans l’bastringue


Histoire d’ouvrir le bal
Pose ton cafard su’l’zingue
Et t’auras du bonheur pour tes dix balles. »

À l’image de thune, l’argot foisonne de mots désignant l’argent : artiche


(mais ce mot a aussi désigné le postérieur), balles (d’abord « livre » puis «
franc »), blé, braise, brique (paquet de mille billets, d’où « million »),
caillasse (= menue monnaie), cash (anglicisme pour « espèces »), fafiot (=
billet de banque), fifrelins, flouse (du maghrébin flus, « argent »), fraîche,
fric, galette, grisbi, jonc, mornifle, oseille, pépètes, pèze, picaillons (du
provençal pica, « sonner, frapper »), pognon (même origine que « pogne »
et « empoigner »), radis, ronds, soudure, trèfle, et la liste n’est pas
exhaustive.

* Rappelons qu’à la Cour des miracles, les gueux étaient le plus souvent de
faux mendiants, des « malingreux » dont la recette quotidienne pouvait
représenter un joli petit pactole. Ils devaient cependant en redonner une
partie au Grand Coesre, déposant leur offrande dans un petit bassin placé à
ses pieds. Cela s’appelait « cracher au bassinet » et cela ne se faisait pas
sans rechigner.
REPAS
451. Prendre une biture
Le vieux scandinave bita désignait, sur un navire, une poutre
transversale. Le français bitte en est issu : il s’applique à une pièce verticale
fixée sur le quai pour recevoir les amarres ou à celle qui, sur le pont d’un
bateau, permet d’enrouler le câble retenant l’ancre. Une biture est donc
d’abord un terme de marine désignant la longueur de câble que l’on doit
élonger sur le pont avant de mouiller. Le Manuel des marins de 1773 le
précise : « On fait la biture longue quand on doit mouiller par un grand fond
et alors on fait serpenter le câble sur le pont car il faut toujours que la biture
soit plus longue qu’il n’y a de brasses d’eau pour trouver fond. »
Pour les gars de la marine, prendre une biture était donc une manière de
prélude aux ripailles qui les attendaient sur la terre ferme, le sens propre
précédant, comme toujours, le sens figuré. Dans un cas, il s’agit de mesure,
dans l’autre, de démesure, une démesure qui a concerné la goinfrerie avant
de s’appliquer aux beuveries comme l’atteste Delvau dans son Dictionnaire
de la langue verte (1866) : biture y est définie comme une « réfection
copieuse » et biturer par « manger copieusement ». L’atteste aussi cette
citation de Balzac : « On arrive à Moulins, petit village qu’habitèrent Fabert
et madame de Sévigné ; mais il est un personnage vivant plus intéressant
pour les sous-lieutenants que ces illustres défunts : c’est la mère Husson,
respectable hôtelière, au logis de laquelle le cortège fait halte pour une
biture générale. » (Les Français peints par eux-mêmes, 1842).

452. Un cordon bleu


Les ordres de chevalerie comme l’ordre de la Toison d’or, l’ordre de
Saint-Michel, l’ordre de Saint-Louis, en Angleterre l’ordre de la Jarretière
et bien d’autres se distinguaient par un cordon, c’est-à-dire un large ruban
porté lors des réunions et des cérémonies. L’ordre du Saint-Esprit, fondé en
1578 par Henri III, fut supprimé en 1791 par la Révolution et rétabli en
1814 par Louis XVIII qui le conféra au tsar Alexandre Ier, au duc de
Wellington (le vainqueur de Waterloo), à Frédéric-Guillaume III de Prusse
(ennemi de Napoléon Ier), etc. Aboli par Louis-Philippe dès son accession
au trône en 1830 il devint un ordre dynastique, conféré aux orléanistes et
légitimistes. Le cordon de l’ordre du Saint-Esprit était de couleur bleu ciel :
les chevaliers le portaient en écharpe sur la poitrine, les commandeurs (des
ecclésiastiques) en collier ; y était suspendue la croix de l’ordre. Il se trouve
que bien des chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit, passés maîtres dans l’art
du bien-vivre, se réunissaient souvent pour bien manger et bien boire. Ils
étaient aussi, pour la plupart, fins cuisiniers, d’où leur surnom de « cordons-
bleus », attribué ensuite à toute personne capable de bien cuisiner.
Le Musée des familles, lectures du soir propose en 1849 une origine
encore plus précise : « Plusieurs grands seigneurs, M. de Lauragais, M. de
Brissac, M. de Beauveau soutenaient que la cuisine de femme avait quelque
chose de plus délicat, de plus suave, qui sentait moins l’auberge. Ils eurent
donc pour leur usage personnel (sans préjudice d’un chef) des cuisinières
très éprouvées. Celles-ci, fières d’une pareille distinction, se parèrent
orgueilleusement du nom de cordon bleu, parce que le maître dont elles
savaient satisfaire l’appétit était chevalier des ordres. » L’expression
s’applique aussi, par métonymie, à une escalope panée garnie de jambon et
de fromage fondu.

453. Mi-figue mi-raisin


Figues et raisins secs (ces derniers venus de Smyrne, de Malaga ou de
Corinthe) constituent avec les amandes et les noisettes les quatre mendiants
servis en Provence au traditionnel souper de Noël. Ils étaient aussi l’une des
rares nourritures autorisées pendant le Carême (au XVe siècle, les raisins de
Corinthe étaient d’ailleurs aussi nommés « raisins de Carême »), période de
privation où figues et raisins figuraient peut-être, chacun pour moitié, dans
les ingrédients d’une recette. Est-ce pour cette raison, les uns ayant été plus
appréciés que les autres, que l’expression mi-figue mi-raisin s’est appliquée
d’abord à l’air mitigé de celui qui ne goûte que moyennement quelque
chose, pour qualifier ensuite ce qui n’est ni bon ni mauvais, ni bien ni mal ?
Pour l’expliquer, on a coutume de citer une anecdote à propos d’une
vente malhonnête où des commerçants de Corinthe auraient mélangé à leurs
raisins des figues sèches, moins chères puisque poussant chez eux
naturellement. Des acheteurs vénitiens auraient ainsi été floués et les
Corinthiens auraient doublé leurs profits. L’histoire, qu’aucun document
ancien ne corrobore, a sans doute été inventée a posteriori pour justifier la
locution.
On a également dit, dans une acception plus large, moitié figue moitié
raisin, variante attestée chez Mme de Sévigné : « Il entra dans mes raisons,
il courut chez Ninon, et moitié figue moitié raisin, moitié par adresse,
moitié par force, il retira les lettres de cette pauvre diablesse : je les ai fait
brûler. » (Lettre à Mme de Grignan du 22 avril 1671.)

454. En faire tout un fromage


C’est une autre façon d’en faire tout un plat. On trouve chez Esnault «
Faire de ça un fromage, grossir l’importance d’un fait, le commenter
longuement » (Dictionnaire des argots français, 1965). Le même
lexicographe date l’expression de 1928 et la fait dériver de fromage blanc
qui, dans le langage des imprimeurs, désigne l’emplacement d’une affiche
où s’inscrit, en gros caractères, le nom de la vedette, comme l’explique cet
extrait d’un roman de Jean Ajalbert (1863-1947) : « Fromage blanc ? — Eh
bien, oui, le fromage blanc, la vedette, quoi ! Le nom en lettres énormes,
tout seul, au-dessus des autres, dans un grand vide de l’affiche, ça s’appelle
le fromage blanc. » (La Tournée, Scènes de la vie de théâtre, 1901.) Dans le
domaine du spectacle, faire un fromage, c’était donc mettre l’artiste en
valeur, lui donner, en haut de l’affiche, la place de la superstar, lui conférer
une (trop ?) grande importance.

455. S’en mettre plein la lampe


Pour boire, le chien « lape ». Le verbe « laper » se serait nasalisé en «
lamper » avec le sens familier de « boire comme un trou » et sans doute
aussi de l’expression « une bonne lampée » signifiant « une grande gorgée
avalée d’un trait ». Cette « lampée » a dû faire la rencontre lexicale du mot
« lampas », terme d’abord vétérinaire désignant, selon le Dictionnaire de
l’Académie française dans sa première édition de 1696, « le palais de la
bouche du cheval », puis, par extension, celui de l’homme ou, plus
simplement, le gosier, comme chez La Fontaine : « Vous avez soif ! Je vois
qu’en vos repas / Vous humectez volontiers le lampas. » (Contes. Le Paysan
qui avait offensé son seigneur.)
On peut enfin postuler que le mot « lampe » a désigné, par métaphore,
l’estomac dont la forme évoque celle de la lampe à huile. Tant d’origines
suffisent à justifier le sens de l’expression : « s’en mettre plein la lampe ».

456. Tirer les marrons du feu


On a dit au XVIIe siècle Se servir de la patte du chat pour tirer les
marrons du feu ou Tirer les marrons du feu avec la patte du chat pour « se
tirer d’un danger ou d’un dommage par le moyen d’une autre personne »,
explication notamment donnée par Antoine Oudin en 1640 dans ses
Curiosités françaises. Dans la fable de Jean de La Fontaine, le Singe et le
Chat (IX, XVII), la locution prend une signification quelque peu différente,
l’idée étant de faire réaliser par autrui une entreprise risquée dont on est
seul à tirer profit. On y voit en effet le chat risquer de se brûler la patte en
retirant du feu les marrons dont le singe se régale :
« Tire un marron, puis deux et puis trois en escroque ;
Et cependant Bertrand les croque. »

En perdant son complément de moyen pour s’abréger en tirer les


marrons du feu, l’expression est devenue équivoque. Elle est de ce fait
parfois mal comprise et mal utilisée, celui qui affronte la situation périlleuse
(tire les marrons du feu) et celui qui en tire profit étant à tort parfois
considéré comme une seule et même personne.

457. Tourner autour du pot


La locution évoque l’image de l’affamé qui rôde autour de la marmite
sans oser demander quel bon repas s’y prépare ni s’il en aura droit à une
part. Elle a tôt pris le sens figuré de « ne pas aller droit au but », «
atermoyer, hésiter avant d’oser demander quelque chose ». Dans ses
Curiosités françaises (1640), Antoine Oudin déjà nous l’explique : «
Tourner autour du pot, ne pas faire franchement, être irrésolu, avoir de la
peine à dire clairement une chose. »
L’expression connaîtra une certaine vogue chez les écrivains classiques.
Racine dans Les Plaideurs (1668) fait dire au portier Petit Jean : « Hé !
Faut-il tant tourner autour du pot ? Ils me font dire aussi des mots longs
d’une toise » (III, 3). Molière dans Monsieur de Pourceaugnac (1669) fait
dire à l’apothicaire : « À quoi bon tant barguigner et tant tourner autour du
pot ? » (I, 5.)

458. Un maître queux


Comme « cuire », « cuisine », « précoce » (étymologiquement, « cuit
trop tôt ») ou l’anglais cook, queux est issu du latin coquere, « cuire » et
signifie « cuisinier » (en latin, coquus). Un maître queux* est donc un
maître cuisinier dont le rôle était plus celui d’un arbitre ou d’un inspecteur
comme le laisse entendre Charles Victor Prévôt d’Arlincourt dans Les
Rebelles sous Charles V (1832) : « C’était le chef des officiers de la cuisine.
Il se tenait sur une chaise élevée entre le buffet et la cheminée, ayant à la
main une louche pour l’essai des bouillons. Quand l’heure du service
arrivait, le maître queux mettait l’habit de sa charge, et, ayant une serviette
pendant sur l’épaule gauche, il venait présider au repas. » (chapitre XVIII).
Selon Littré, le grand queux de France était l’« officier de la maison du roi
qui commandait à tous les officiers de la cuisine et de la bouche ».
Dans le VIe arrondissement de Paris, une rue se nomme « Gît-le-Cœur
». Elle est, dans le quartier de la Monnaie, près de la place Saint-André-des-
Arts. Cet étrange nom n’est autre que la déformation de Gilles le Queux,
c’est-à-dire « Gilles le cuisinier ».

* On a également parlé, notamment dans la marine, avec le même sens et la


même étymologie, de « maître coq », ce « coq »-là n’ayant donc rien à voir
avec le gallinacé.

459. Être trempé comme une soupe


C’est ce que l’on dit par exemple de qui vient d’essuyer (le verbe est
plaisant) une violente averse. La comparaison nous semble aujourd’hui
totalement dénuée de bon sens puisqu’il est impossible de mouiller
(tremper) ce qui est déjà liquide (une soupe).
Dans sa traduction des proverbes espagnols de Hernan Nuñez, François
Génin mentionne « Plus yvre qu’une soupe ou une esponge » (Récréations
philologiques, 1856, volume II, p. 247). Le mot soupe (espagnol sopa) se
serait donc d’abord appliqué à quelque chose qui s’imbibe ? D’ailleurs,
l’espagnol sopar, le néerlandais soppen ou encore l’anglais to sop signifient
bien « tremper ». En effet, une soupe était à l’origine une tranche de pain
que l’on trempait dans le potage, le bouillon, la sauce ou le vin. Rabelais
nous le confirme quand il met cet ordre dans la bouche de Gargantua : «
taille ces souppes […] » (livre II, chapitre III). Du coup, l’on comprend
mieux cette autre expression : tremper la soupe* que la première édition
(1694) du Dictionnaire de l’Académie française définit ainsi : « Verser le
bouillon sur les soupes de pain. » À l’aune de l’étymologie, être trempé
comme une soupe reprend donc tout son sens.
Par un processus linguistique nommé métonymie, le mot soupe a
ensuite désigné une « sorte d’aliment fait de potage et de tranches de pain »
(définition donnée par Littré) avant de s’appliquer au bouillon lui-même. La
fameuse chanson enfantine Marie trempe ton pain, datée des années 1880,
nous parle donc d’une action, aujourd’hui compréhensible, mais qui aurait
été, hier, un non-sens :

« Marie, trempe ton pain (bis)


Marie, trempe ton pain dans la soupe. »

* L’expression prit aussi le sens figuré de « rosser » comme dans cet


exemple donné par Lorédan Larchey (exemple qui ferait pester aujourd’hui
toutes les associations féministes) : « Je vais tremper une soupe à ma
femme. » (Les Excentricités du langage français, 1861).

460. En vrac
Les algues (fucus, goémon) sont rejetées par la mer sur les côtes
atlantiques où elles constituent le varech. Amoncellement d’épaves
végétales échouées au gré des marées, ce varech va sécher et se corrompre.
Varech est effectivement dérivé du vieux frison vagrek, « épave », comme
le vieil anglais wraec devenu wrac en moyen anglais, wreck, « épave,
naufrage » et wreckage, « débris, décombres » en anglais moderne. Le
moyen néerlandais wrac, « corrompu, mal conservé par manque de sel » est
de même origine, ce qui laisse supposer l’existence d’un étymon °wrecan
en germanique commun.
Wraec ou wrac s’est appliqué, en moyen néerlandais, à toute denrée
devenue mauvaise parce que mal conservée, mal conservée parce que mal
salée. Le qualificatif a donc logiquement désigné les harengs saurs
considérés comme de qualité inférieure parce que non ou mal rangés dans la
caque (barrique) où le sel les aurait conservés. Le sens de wraec s’est
ensuite élargi à tout ce qui n’est pas rangé. Le mot est passé en français au
e
XVIII siècle dans l’expression « en vrac » d’abord pour qualifier le poisson

transporté sans être emballé, puis tout ce qui est transporté à même la cale
d’un navire sans être empaqueté et enfin, tout ce qui n’est pas mis en ordre.
Dernière signification induite : ce qui est vendu au poids par opposition à ce
qui est conditionné.
VÊTEMENTS
461. Être pendu aux basques de quelqu’un

« […] plus d’une fois, en train de grimper l’échelle perpendiculaire


de mon taudis, me sentant accroché quelque part, je frissonnais des
pieds à la tête, m’imaginant que la vieille venait se pendre aux
basques de mon habit pour me faire tomber. »
(Erckmann-Chatrian, L’Œil invisible ou l’Auberge des trois pendus,
1866.)

Les basques en question n’ont évidemment rien à voir ni avec les


Pyrénées-Atlantiques, ni avec la Biscaye, ni avec la Navarre. Il s’agit des
pans d’étoffe ajoutés à une veste et tombant de part et d’autre de la taille,
appelés basques par déformation de bastes, du provençal basto, à
rapprocher du verbe « bâtir » (bastir en ancien provençal), dont le premier
sens fut « assembler deux pièces d’étoffe » puis, « construire ». L’image est
celle de l’enfant qui s’accroche au vêtement de sa mère pour ne pas la
quitter. En ce sens, basque fut aussi employé au singulier : le Dictionnaire
de l’Académie française de 1798 nous donne cet exemple : « On dit d’un
enfant qui suit sans cesse son père, son instituteur, sans le quitter d’un pas,
Il ne quitte pas la basque de l’habit de son père, il est toujours pendu aux
basques de son habit. » « Ne pas quitter quelqu’un d’une semelle » est un
bon équivalent. Serait-ce d’ailleurs par allusion à cette semelle et en raison
de la ressemblance phonétique avec basques que l’on envoie aujourd’hui un
pot de colle sur les roses en lui lançant : « Lâche-moi les baskets ! » ?

462. Opiner du bonnet


Dans Cartouche ou les Voleurs (1721), comédie de M. Le Grand,
comédien du roi, on trouve ce passage dont la didascalie éclaire notre
expression :

« HARPIN
Restons donc à Paris.
BEL-HUMEUR
C’est mon avis.
LA RAMÉE
C’est aussi le mien.
LA PINCE, ôtant son bonnet de serrurier,
J’opine du bonnet.
CARTOUCHE
Je passe au plus de voix. […] »
(Acte I, scène III.)

Opiner, c’est donner son opinion, et opiner du bonnet, c’est enlever son
bonnet pour faire comprendre qu’on est du même avis que les autres. Cette
pratique aurait d’abord été celle des docteurs d’Université qui se
contentaient donc d’ôter le leur pour signifier leur approbation. Dans Les
Provinciales, Blaise Pascal fait allusion à « ce malheureux proverbe qui
court déjà dans Paris : “Il opine du bonnet comme un moine en Sorbonne”
(Seconde lettre, De la grâce suffisante, 1656). Précisons que le bonnet était
carré quand il s’agissait du couvre-chef porté par les professeurs
d’Université. Il était rond quand c’était celui des prêtres et des magistrats.
Dans Leçons et modèles d’éloquence judiciaire (1838), l’avocat Pierre-
Antoine Berryer nous rapporte une amusante anecdote au sujet de ces
bonnets : « À propos de la coiffure des avocats, disons un mot de la querelle
survenue, sous le règne de François Ier, à l’occasion des chaperons et des
bonnets carrés.
Le chaperon était adopté par tous les gens de robe, par l’Université
comme par le Palais, lorsque l’idée vint à un bonnetier de la rue des
Cordeliers de faire une révolution dans la coiffure. Cet innocent novateur,
nommé Patrouillet, avait pour pratiques bon nombre de docteurs : sa
boutique était renommée sur la montagne Sainte-Geneviève. Il inventa le
bonnet carré comme rival du bonnet rond, et n’hésita pas à élever autel
contre autel. Il était loin de soupçonner que son invention deviendrait une
pomme de discorde, une torche d’anarchie et presque de guerre civile.
L’idée de Patrouillet […] finit cependant par séduire quelques avocats et
quelques docteurs, qui se hasardèrent avec le nouveau bonnet ; mais ce fut
un hourra général dans toute la basoche et la magistrature. La Sorbonne et
les audiences furent interdites aux bonnets carrés […] et bientôt le quartier
du Palais et la montagne Sainte-Geneviève se divisèrent en deux camps, qui
se rallièrent, l’un au bonnet rond, l’autre au bonnet carré. […] Enfin la
Sorbonne et le Palais furent réduits à lever l’interdit jeté sur l’invention de
Patrouillet, et à proclamer l’égalité des bonnets devant la loi. »
On voit donc que, pendant longtemps, bonnet rond et bonnet carré ne
furent pas bonnet blanc et blanc bonnet. Aujourd’hui, avec ou sans couvre-
chef, on peut toujours opiner du bonnet puisque la locution équivaut à «
exprimer son accord ».

463. À brûle-pourpoint
Le pourpoint était autrefois, dans un vêtement d’homme, la partie qui
allait du torse jusqu’au-dessous de la ceinture.
Le Dictionnaire françois de Pierre Richelet (1680) définit ainsi la
locution adverbiale à brûle-pourpoint : « C’est poser l’arme à feu presque
sur le corps de la personne qu’on tire de peur de la manquer. [Il l’a tiré à
brûle-pourpoint.] » Tirer à brûle-pourpoint, c’était donc « tirer à bout
touchant », le bout de l’arme touchant vraiment l’habit de la victime, l’un et
l’autre étant ainsi brûlés par la poudre. Dans Le Courier burlesque de la
guerre de Paris, on trouve les vers suivants :

« Le capitaine de la troupe,
(Quand j’y songe ma voix s’étoupe)
Vint tirer à brûle pourpoint
Notre Duc, qui ne branla point »
(in Mémoires du Cardinal de Retz, tome IV, 1675-77).
L’expression se lexicalisa avec le sens de « à bout touchant », l’idée de
« brûler le pourpoint », au sens propre, disparaissant, comme dans cet
extrait :

« Voulez-vous me suivre, nous allons leur brûler leur cervelle à tous,


à brûle-pourpoint. » (Joseph Méry, Une Nuit du Midi, scène V,
1855.)

Tuer ainsi supposant presque toujours brusquerie et surprise, la locution


s’est rapidement employée au figuré pour qualifier toute action ou toute
parole si soudaine et déconcertante qu’elle vous laisse sans voix, sans
réaction et sans repartie, ainsi d’un argument ou d’un raisonnement, parfois
blessant, toujours convaincant, signification attestée dès le début du XVIIIe
siècle, comme en témoigne cette citation du théologien Jean Le Clerc : « Un
Jean de Coffé, sénéchal de Provence, fut cause de la réconciliation de René
roi de Sicile, avec Louis XI son neveu, par la déclaration qu’il lui fit à
brûle-pourpoint. » (La Bibliothèque choisie, 1709.)
La locution connut une faveur certaine à l’époque des Lumières où la
verve cinglante, la réplique mordante, le trait d’esprit acerbe tiraient à
brûle-pourpoint, faisant mouche comme des armes. Sainte-Beuve, par
exemple, nous présente ainsi Joseph de Maistre (1753-1821), philosophe,
historien et homme politique : « Il y a des jours où l’esprit (je parle des
esprits de feu) s’éveille au matin l’épée nue dans une sorte de fureur,
comme Saül, et voudrait tout saccager. J’imagine que de Maistre à
Pétersbourg s’éveillait presque chaque matin dans cet état-là. Son talent
était à jeun, son glaive était altéré. Il fallait qu’il abordât sur l’heure, qu’il
prît à partie et passât au fil de l’esprit un nom, une idée quelconque en
crédit ; qu’il souffletât net quelque opinion, reine du monde. Il appelait cela
tirer à brûle-pourpoint sur l’ennemi. Cet à brûle-pourpoint, qui était son
mot favori, exprime bien le geste habituel et le tic de sa pensée. » (Port-
Royal, livre troisième, ch. XIV, 1840-59.)

464. Être collet monté


Très à la mode à la fin du règne d’Henri IV et sous celui de Louis XIII,
le collet monté était prisé par la noblesse. Entendons, par collet, la partie du
vêtement qui entoure le cou, et par monté, monté sur armature, de carton ou
de fil de fer. Cet accessoire vestimentaire remplaça la collerette plissée (la
fraise) à partir des années 1590. Certains portraits de Marie de Médicis nous
en fournissent de bonnes illustrations. Ce collet était en plus empesé, ce qui
donnait à qui le portait un aspect rigide, hautain, guindé. Ne laissant rien
apercevoir ni du cou, ni, a fortiori, de la gorge des femmes, il leur conférait
aussi une allure prude. Ces caractéristiques demeurèrent dans l’expression
être collet monté pour qualifier, de manière figurée, le caractère, l’attitude
des gens « de la haute ». Une fois l’ornement passé de mode, l’expression
prit le sens de « vieux jeu », « suranné », « rétro », appliqué parfois à une
façon de parler, comme chez Molière :

« PHILAMINTE
Ah ! sollicitude à mon oreille est rude ;
Il pue étrangement son ancienneté.
BÉLISE
Il est vrai que le mot est bien collet monté. »
(Les Femmes savantes, acte II, sc. VII, 1672.)

465. Battre à plates coutures


Pour aplatir les coutures d’un habit neuf, les tailleurs les cousaient à
nouveau. C’est ce que nous explique Furetière dans son Dictionnaire
universel (1690) : « Rabattre la couture, c’est coudre une seconde fois en
rabattant les bords d’une chose cousue les uns sur les autres », à points de
côté ou à points d’ourlet, préciseront les connaisseurs. Il arrivait cependant
que la chose ne suffise pas quand l’étoffe était trop épaisse et qu’un
bourrelet apparaissait. Le couturier devait alors écraser les coutures avec un
dé (tampon) ou un gros fer à repasser baptisé « carreau ». Il pouvait aussi
les frapper à coups de latte. De ces procédés est née une première
expression, rabattre les coutures à quelqu’un, « le frapper sur le dos ou sur
les épaules », avec deux nuances : soit par jeu*, soit, violemment, pour «
rosser quelqu’un », rabattre prenant alors le sens de lui « rabaisser » son
orgueil, son impudence, son caquet. « Rabattre » (les coutures) a évolué en
« battre » (à plates coutures) par l’entremise du verbe « défaire » et de ses
deux significations : « débâtir » (un vêtement en le décousant) et « mettre
en déroute ».
On trouve d’abord, dès le XVe siècle, rompre à plates coutures avec le
sens d’« infliger une défaite », chez Philippe de Commynes par exemple : «
Ceux-là furent rompus à plate couture et chassés jusques au charroy »
(Mémoires, livre I, ch. IV, 1489), puis, au XVIIe siècle, défaire à plate
couture. Eustache Le Noble renforce d’ailleurs son récit en utilisant
successivement les deux formes : « […] ces rebelles furent rompus, défaits
à plate couture, et dissipés ». (Histoire de l’établissement de la République
de Hollande, livre premier, p. 65, 1718.) Remarquons d’ailleurs que le
verbe « découdre » appartient aussi aux deux mêmes champs lexicaux :
celui des tailleurs (« défaire ce qui est cousu ») et celui des combats où « en
découdre » signifie « se battre ».

* Comme le précise Furetière : « On dit à ceux qui ont un habit neuf, qu’il
leur faut rabattre les coutures, quand on les frappe légèrement, par allusion
à ce qu’on dit des tailleurs. »

466. Être cousu de fil blanc


Ce fil blanc peut être celui qu’emploie la couturière pour le faufilage :
sachant qu’une telle couture n’est que provisoire, la couleur du fil n’est pas
importante. Il n’en va évidemment pas de même pour une couture définitive
qui, pour qu’elle soit discrète, doit utiliser un fil de la même couleur que le
tissu : utiliser du fil blanc sur un tissu noir ne passerait pas inaperçu ! C’est
le sens de l’expression qui qualifie un procédé grossier et trop visible alors
même qu’il est censé ne pas être remarqué. Cousu de fil blanc apparaît dès
1594 dans la Satire Ménippée : « Vous pensez estre bien fin : mais vos
finesses sont cousuës de fil blanc : enfin tout le monde les voit […]. »
Considérant la grosseur plutôt que la couleur, on peut dire, avec le
même sens : « la ficelle est un peu grosse ».
Dans son Dictionnaire d’argot (1965), Esnault nous rappelle que fil
blanc ou marchand de fil blanc désignait aussi, au début du XXe siècle, un
gendarme (à cause de la couleur de ses galons).

467. Faire une belle jambe


La mode vestimentaire masculine d’autrefois, avant l’avènement du
pantalon et après le règne de la robe, incita les hommes de la noblesse à se
préoccuper de l’aspect de leur jambe. À partir du XVIe siècle, en effet, ils
portèrent des chausses divisées en hauts-de-chausse*, de la ceinture au
genou, et bas-de-chausses, du genou au pied. Les jeunes gens veillaient à ce
que ces chausses missent en valeur le galbe de leurs cuisses et mollets : ils
les choisissaient en soie et les décoraient de rubans et fanfreluches. Ceux
qui avaient la jambe mal fichue pensaient ainsi mieux être à leur avantage.
Bien sûr, les vieux nobles qui voulaient se faire la jambe plus belle ne
réussissaient bien souvent qu’à se rendre plus ridicules. Faire la belle jambe
eut ce sens de « se pavaner », « faire le beau », « se donner une démarche
flatteuse » (à ne pas confondre avec faire des ronds de jambe, « être
obséquieusement poli », par allusion à une figure de danse apparentée à la
révérence) comme dans ce trait d’esprit du comte de Maurepas, atteint de la
goutte : « Si je ne puis plus faire la belle jambe, au moins m’est-il permis de
faire encore les beaux bras » (Louis Petit de Bachaumont, Mémoires
secrets, 1778).
Par moquerie pour ceux qui, tant par vanité que vainement, enjolivaient
leurs chausses pour susciter l’admiration, la locution exprime ironiquement
une action qui ne rapporte rien, ça lui fait une belle jambe signifiant « ça ne
valait pas la peine », « ça ne l’avance pas », d’abord sous deux formes
négatives devenues archaïques : cela ne me rendra pas la jambe mieux faite
(Furetière, 1690) et Cela ne vous fait pas la jambe plus belle.

* Cf. la fameuse réplique d’Harpagon à son valet La Flèche dans L’Avare de


Molière : « Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les
receleurs des choses qu’on dérobe » (acte I, sc. III).

468. Une autre paire de manches


Dans un monde où les objets en kit font tant d’adeptes, il est curieux
qu’un couturier n’ait pas encore eu l’idée de remettre cette pratique à la
mode : rendre amovibles les manches vestimentaires car tel fut bien la
coutume au Moyen Âge : pour modifier son habit sans avoir à le
transformer totalement, on en changeait les manches qui se décousaient et
se recousaient (ah ! si seulement les gens d’alors avaient connu les boutons-
pression où le Velcro !). Faisant référence à une nouvelle du troubadour
Raimon Vidal de Bezaudun (v.119-v.1252) où des amants se jurent de «
porter manches et anneaux l’un de l’autre » en gage d’amour, Pierre-Marie
Quitard précise que « Ces livrées, adoptées pour être le signe de la fidélité,
devinrent en même temps celui de l’infidélité. Quand on changeait d’amour,
on changeait aussi de manches » (Dictionnaire des proverbes, 1842). Pour
étayer cette explication, Quitard cite même un vieux dicton populaire : « On
se fait l’amour, et quand l’amour est fait, c’est une autre paire de manches.
» On peut toutefois soupçonner Quitard d’avoir lui-même inventé ce
proverbe pour les besoins de la cause. Si la tradition est incertaine, la
locution est, elle, bien attestée dès le XVIIe siècle, notamment chez Oudin
qui la qualifie de vulgaire : « C’est une autre paire de manches, l’affaire
n’est pas semblable. » (Curiosités françaises, 1640). De « quelque chose de
différent », l’expression a glissé vers l’idée de « quelque chose de plus
complexe ». Exemple : « Si le chef de l’État n’aime rien tant que séduire,
savoir entretenir la confiance sur le long terme est une autre paire de
manches. » (Article d’Éric Mandonnet paru dans L’Express.fr du
08/01/2019).
C’est aussi de cette mode vestimentaire et de la tradition médiévale de
l’amour courtois que sont nées les expressions gagner la première manche
(le chevalier qui remportait la première joute d’un tournoi recevait une
manche de sa dame, qu’il arborait au bout de sa lance), gagner la revanche
ou la seconde manche (la seconde manche était accrochée à la lance du
chevalier vainqueur de la deuxième joute) et emporter la belle (la dame se
donnait au chevalier finalement victorieux).

469. S’habiller de pied en cap


Cap et non « cape » puisqu’il s’agit de la tête (cap est un mot provençal
issu du latin caput) et non du manteau (de l’italien cappa, « cape » ayant
remplacé le vieux français « chape ») auquel une autre expression, de cape
et d’épée, fait référence. Le chevalier partant à la bataille avait intérêt à
s’armer de pied en cap, c’est-à-dire à revêtir toutes les pièces de l’armure,
des pieds à la tête. La locution est mentionnée avec ce sens par Furetière
(1690). Mais l’on s’est peut-être habillé de pied en cap avant de s’armer de
cette façon puisque l’on trouve dès 1579 : « […] l’habillement verd, voire
quand on n’est habillé d’autre couleur, de pied en cap, sent aujourd’huy son
galant homme. » (Deux dialogues du nouveau langage françois italianisé).
L’expression s’utilise souvent lorsqu’il s’agit de s’habiller de neuf,
intégralement, comme Lucien de Rubempré dans Illusions perdues de
Balzac : « Il courut avec une vélocité de cerf jusqu’à l’hôtel du Gaillard-
Bois, monta dans sa chambre, y prit cent écus, et redescendit au Palais-
Royal pour s’y habiller de pied en cap. » (Chapitre 5, Les Prémices de
Paris, 1839.)

470. Ramasser (prendre) une veste


Un capot, nous explique Furetière (1690), est un « habillement que
mettent les Chevaliers, lorsqu’ils sont reçus dans l’Ordre du Saint-Esprit ».
L’expression faire capot est, elle, ainsi définie par le même Furetière : «
Terme du jeu de picquet, qui se dit quand l’un des joueurs lève toutes les
cartes. » L’expression s’est généralisée pour s’appliquer à « une personne
qui demeure confuse et interdite » ou « qui se voit frustrée de son espérance
» (Dictionnaire de l’Académie française, 1835).
Existe-t-il un rapport entre le manteau, le jeu de cartes et le sentiment de
frustration ? Oui, nous précisent Bloch et Wartburg, car l’adversaire qui n’a
pas fait un seul pli se trouve dans « un extrême embarras, comme si on lui
avait jeté un capot sur la tête ». (Dictionnaire étymologique de la langue
française, 1968.) D’être capot, l’expression s’est modernisée en prendre
une capote puis, à partir du XIXe siècle, prendre ou ramasser une veste, «
subir un échec, notamment lors d’une élection ». Littré nous dit que
remporter une veste, c’est « perdre son procès, éprouver quelque
déconvenue ».
L’homme politique qui n’est pas élu prend donc une veste. Décidera-t-il
pour autant de la retourner ? Retourner sa veste serait une variante moderne
de tourner casaque, la casaque en question étant non la veste des jockeys
mais la livrée des valets ou l’habit des militaires, notamment celui des
mousquetaires au XVIIe siècle. Dans son Histoire générale des proverbes
(1828), Charles de Méry explique l’expression par une anecdote : « Charles
Emmanuel, duc de Savoie [1562-1630], […] prenait indifféremment tantôt
le parti de la France, tantôt le parti de l’Espagne. Il avait un juste-au-corps
blanc d’un côté et rouge de l’autre, et qui pouvait servir également des deux
côtés. Était-il pour la France ? le juste-au-corps était blanc ; était-il pour
l’Espagne, on retournait le juste-au-corps du côté rouge. » (tome second,
livre premier, 1838). Tourner casaque prit donc le sens de « changer de
parti » (Furetière, 1690) puis de « changer brusquement d’opinion », tout
comme retourner sa veste, « changer d’idée, notamment d’opinions
politiques ? » (Delvau, Dictionnaire de la langue verte, 1866).
JEUX
471. Passer quelque chose à l’as
Qu’il soit de carreau, de cœur, de pique ou de trèfle, l’as est, dans de
nombreux jeux, la carte maîtresse, comme au bridge, au poker, à la bataille,
aux tarots (où il prend pourtant le nom de « petit »), etc. L’as symbolise
aussi cette valeur suprême dans d’autres domaines où la compétition est de
mise, où il faut viser l’excellence, contextes dans lesquels l’as des as prend
la signification superlative de champion, l’expression évoquant aussi depuis
1982 le célèbre film de Gérard Oury qui valut à Jean-Paul Belmondo l’un
de ses plus beaux succès.
L’étymologie nous renvoie pourtant à la Rome antique où le mot as
désignait une unité de monnaie, de poids ou de mesures et, par extension,
une valeur insignifiante. Cette idée de faible valeur se retrouve aussi dans
certains jeux de cartes comme le rami (s’il n’est pas précédé d’un roi), de
dés ou de dominos où l’as ne rapporte que bien peu de chose. En ce sens,
on trouve chez Lorédan Larchey : « Être à as : être sans argent. N’avoir
qu’un sou par allusion à la valeur représentée par le point de la carte. – On
dit aussi : être dans l’as. »
En passant du domaine du jeu à celui de la prestidigitation, on saisit la
genèse de notre expression : par un malicieux tour de passe-passe, un subtil
et savant escamotage, l’illusionniste, doublé d’un escroc ou d’un tricheur,
transforme votre précieux roi ou votre estimable dame en un as sans valeur,
raflant du même coup la mise dont vous pensiez être le bénéficiaire. Passer
quelque chose à l’as, c’est donc l’escamoter, le faire disparaître ou
simplement le passer sous silence parce que dénué d’intérêt.

472. Être plein aux as


Selon Esnault, être plein signifiait être « bien en fonds » en parlant des
joueurs (expression attestée en 1886). Toujours selon Esnault, Plein aux as
est mentionné en 1909 dans l’argot des voyous avec le sens de « très riche
».
L’expression serait empruntée au jeu de poker où le joueur veinard qui a
en main un full au as, c’est-à-dire, trois as (brelan) et une paire (de rois, de
préférence), est assuré de remporter la mise. En traduisant l’anglais full par
le français « plein », on obtient bien l’expression être plein aux as qui se
trouve être curieusement, compte tenu des deux sens contradictoires du mot
as, l’exact contraire d’être dans l’as ou être à l’as (voir Passer quelque
chose à l’as).

473. C’est plus fort que de jouer au bouchon


L’expression signifie « c’est étonnant, incroyable » ou « c’est très
difficile à réaliser ». Le jeu de bouchon auquel il est fait allusion semble
être celui que l’on appelle aussi, dans l’Ouest, « jeu de la galine » ou de la «
galoche » et dont on trouve la description en 1856, assortie d’un savoureux
commentaire moralisateur, dans un ouvrage de Guillaume Louis et Gustave
Belèze : Jeux des adolescents. « Le jeu du Bouchon n’est peut-être plus de
bien bonne compagnie, depuis qu’il est devenu le jeu de prédilection de
tous les gamins des rues. Nous n’en dirons qu’un mot. Un bouchon est mis
debout sur le sol et on le recouvre d’un enjeu, soit de petite monnaie, soit de
boutons, de menus morceaux de cuivre. À une distance convenable, on
trace une raie qui sert de but (sic), et c’est là que se placent les joueurs.
Chacun d’eux est ordinairement muni de deux palets, de deux gros sous :
celui qui joue d’abord lance son premier palet, et met tous ses soins à le
placer le plus près possible du bouchon ; de son second palet, il cherche, par
un coup adroit et vigoureux, à renverser le bouchon, à le pousser au loin, de
manière que l’enjeu, en tombant à terre, reste plus rapproché de l’un ou de
l’autre des deux palets que du bouchon. S’il réussit, l’enjeu lui appartient. »
Voilà, certes, un jeu d’adresse, mais est-il à ce point difficile qu’il puisse
rendre compte de notre expression ? Pas vraiment. C’est que l’on a oublié la
seconde partie de l’expression : avec un noyau de cerise. On la trouve dans
le refrain d’une chansonnette parue en 1860 dans le magazine La Gaudriole
et signée d’Alexis Dalès (1813-1893), chanson si populaire qu’elle a donné
naissance à la locution. En voici les première et dernière strophes :

« Tant bien que mal faire un couplet


Ça n’est pas difficile ;
Mais trouver un nouveau sujet,
Ça devient moins facile.
Moi, pour refrain de ma chanson,
J’prends cette balourdise :
C’est plus fort que d’jouer au bouchon,
Avec un noyau d’c’rise.

[…]

Voir un corbeau jouer du piston,


Un chat fair’l’exercice,
Ou bien, sur un fil de laiton,
Danser une écrevisse,
Voir un’puce en bonnet d’coton,
Un lapin prendre un’prise…
C’est plus fort que d’jouer au bouchon,
Avec un noyau d’c’rise. »

474. Le jeu n’en vaut pas la chandelle


L’expression est déjà répertoriée dans la première édition (1694) du
Dictionnaire de l’Académie française : « On dit, d’une affaire qui coûte
plus qu’elle ne vaut que Le jeu ne vaut pas la chandelle. » Preuve qu’elle
était depuis longtemps utilisée. Montaigne fut sans doute parmi les premiers
à y avoir recours : « L’horreur de la chute me donne plus de fièvre que le
coup. Le jeu ne vaut pas la chandelle. L’avaricieux a plus mauvais compte
de sa passion que n’a le pauvre, et le jaloux que le cocu. Et y a moins de
mal souvent à perdre sa vigne qu’à la plaider. » (Essais, II, XVII).
Aucun rapport avec le « jeu de la chandelle » où il est question de
laisser discrètement tomber un mouchoir appelé « chandelle » dans le dos
d’un des enfants assis en rond et de regagner la place libre dans le cercle
avant que l’enfant ainsi désigné ne s’en soit aperçu.
Dans le jeu n’en vaut pas la chandelle, on fait bien allusion à la mèche
tressée enveloppée de suif qui servait jadis à éclairer et qui, on le sait,
coûtait fort cher. Il était alors fréquent que l’on passe ses longues soirées
d’hiver à jouer aux cartes ou aux dés en misant de l’argent. Si l’on n’avait
pas de chance, la somme que l’on remportait en fin de partie pouvait n’être
pas suffisante pour payer sa part de la chandelle ayant servi à éclairer le jeu
car, en effet, les hôtes de modeste condition priaient les joueurs invités de
laisser, en partant, quelques menus écus pour couvrir la dépense liée au dit
éclairage.

475. Faire chou blanc


Pour sûr, celui-là n’est ni rave, ni fleur, ni pomme, ni rouge, ni de
Bruxelles. D’ailleurs, il n’a sans doute rien à voir avec la plante potagère
dont les feuilles sont malicieusement évoquées pour signifier des oreilles
décollées. Il n’a rien à voir non plus avec le petit gâteau que l’on garnit de
crème. De quel chou s’agit-il donc ?
La réponse nous est peut-être donnée par Hippolyte François Jaubert
(1798-1874), député, pair de France, botaniste et érudit, qui nous dit dans
son Glossaire du centre de la France (1846) : « La tendance à remplacer
par ch le son du c est déjà manifeste dans le français en général, comparé au
latin et aux langues du Midi […] ; mais cette tendance, dont le maximum se
fait sentir chez les Auvergnats, ne laisse pas d’être aussi fort marquée chez
nous [en Berry], surtout dans l’ouest de notre circonscription : caillou,
caverne, cave, caver, écaler, escalier, font : chaillou, chavarne, chave,
chaver, échaler, échalier, etc., etc. » Ce même Jaubert mentionne chou-
blanc dans ce même Glossaire avec cet exemple : « Ce joueur (aux quilles)
a fait chou-blanc. » Il nous précise : « Chou est ici pour coup, par suite de la
prédominance du ch dans notre idiome. » L’explication, reprise par Littré,
est séduisante, bien que l’expression faire coup blanc ne soit nulle part
attestée. Faire coup blanc, prononcé faire chou blanc, signifierait donc «
échouer », et, plus précisément, dans le jeu de quilles, « n’abattre aucune
pièce », blanc étant à prendre au sens de « qui ne compte pas » comme dans
« examen blanc, « mariage blanc », « tirer à blanc », etc.
Chou pour « coup » ? Des doublets analogues sont restés dans notre
langue comme « camp » et « champ », « chèvre » et « cabri », « chanvre »
et « cannabis », « chaleur » et « calorie », « château » et « castel », «
charrette » et « carriole », etc.

476. Être sous la coupe de quelqu’un


« Être le premier en cartes, et ouvrir le jeu immédiatement après la
coupe et la distribution des cartes. – Figurément et familièrement, Être, Se
trouver sous la coupe de quelqu’un, être dans sa dépendance, et exposé aux
effets de son ressentiment. »
Tout est dit dans cette définition que l’abbé Glaire propose dans son
Encyclopédie catholique de 1846. Déjà, Antoine Furetière, dans son
Dictionnaire universel (1690), nous avait expliqué que « Les joueurs ont
cette sotte croyance qu’il y a des gens qui ont une couppe malheureuse,
qu’ils ne veulent point être sous leur couppe ». Sotte croyance, superstition,
toujours est-il que l’expression est bien rattachée au vocabulaire des jeux de
cartes, origine vite oubliée puisqu’on trouve en 1819 « être sous la coupelle
de quelqu’un, lui être assujetti » dans le Dictionnaire universel de la langue
française de Claude-Marie Gattel. Proust invente sous la coupole de qu’il
met ironiquement dans la bouche de l’hôtelier de Balbec, massacreur
invétéré de la langue française : « Le premier président de Caen venait de
recevoir la “cravache” de commandeur de la Légion d’honneur […]. On
revenait du reste sur cette décoration dans l’Écho de Paris de la veille, dont
le directeur n’avait encore lu que “le premier paraphe” (pour paragraphe).
La politique de M. Caillaux y était bien arrangée. “Je trouve du reste qu’ils
ont raison, dit-il. Il nous met trop sous la coupole de la France” (sous la
coupe). » (À la recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe.)

477. Jouer sa fortune sur un coup de dé


Voilà qui relève soit de l’inconscience, soit d’un formidable culot. On
risque le tout pour le tout en faisant confiance à sa bonne fortune. Il y en a
même qui jouent leur vie de cette manière. Ils jouent leur va-tout et s’en
remettent au hasard, faisant leur la formule que César lança avant de
franchir le Rubicon : alea jacta est ! Le sort en est jeté !
Hasard ? Dé ? Un certain destin linguistique (où le hasard a peut-être
joué un rôle) a fait se rencontrer les deux mots. C’est par le biais de
l’espagnol azar que l’arabe az-zahr a donné le français hasard. Nuance
essentielle entre les deux origines : si le mot arabe signifie « jeu de dés »,
l’espagnol azar indique plus précisément un « coup malchanceux au jeu de
dés ».
En arabe, zahr désignait une fleur dont on peut penser qu’elle était
représentée sur une face des dés pour figurer l’as. Une hypothèse
complémentaire évoque le verbe arabe yasara voulant dire « jouer aux dés
».
En intégrant la langue française au XIIe siècle, le mot hasard revêt un
sens bien précis : contrairement au mot espagnol, il désigne un coup
favorable faisant sortir le six. L’expression « jeu de hasard » est donc
d’abord synonyme de « jeu de dés ». Dès le XIIIe siècle, l’idée de « jeu de
dés » n’est plus perçue dans l’étymologie et le coup gagnant encore moins
puisque hasard prend le sens de « sort malheureux ». Au XVe siècle, hasard
devient un équivalent de « risque » puis, au XVIe siècle, il revêt son actuelle
signification de « cause inconnue et imprévisible d’un événement », de «
bonne ou mauvaise fortune ».

478. Tirer son épingle du jeu


Outre leur fonction principale dans le domaine de la couture (cf. Être
tiré à quatre épingles), les épingles ont tenu une place importante dans la
vie sociale d’autrefois. On les a utilisées pour jeter des sorts dans des rituels
de magie noire ou pour prévoir l’avenir, à l’image de l’acutomancie (du
latin acus, « aiguille ») qui prétend interpréter les formes dessinées par des
épingles jetées sur une surface plane. Divination aussi dans cette coutume
liée, à Saintes, à la fontaine de sainte Eustelle : désireuses de trouver un
époux, les jeunes Saintongeaises venaient y jeter deux épingles ; si celles-ci
tombaient en croix au fond de la fontaine, les demoiselles étaient assurées
de se marier dans l’année. Les épingles furent de tous temps un accessoire
essentiellement féminin utilisé par les jeunes filles comme arme dissuasive
contre les galants trop entreprenants ou désignant l’argent de poche que les
maris d’antan allouaient à leur épouse pour leurs menues dépenses (on
parlait d’argent des épingles correspondant à l’expression anglaise pin
money, toujours en usage).
Typiquement féminin aussi ce « jeu de l’épingle » attesté dès le XVe
siècle et qui, au cours des récréations d’antan, dans les écoles de jeunes
filles, a dû être le pendant des jeux de billes dans les écoles de garçons. Les
fillettes déposaient une épingle dans un cercle dessiné au sol plus ou moins
loin d’un mur puis, à tour de rôle, envoyaient une balle contre le mur de
sorte qu’elle rebondisse dans le cercle et en éjecte au moins l’épingle que
l’on avait misée. On retirait alors son épingle du jeu. D’autres jeux
d’enfants ont eu recours à des épingles comme la blanque également
baptisée « piquer l’épingle » où l’épingle constituait à la fois l’instrument et
le prix du jeu. Dans son Manuel complet des jeux de société (1836),
Élisabeth Celnart nous en donne les règles : « On se sert d’un livret dont
toutes les feuilles sont blanches, à l’exception d’un petit nombre, où l’on
écrit quelques lots, comme cinq, dix, quinze, etc., épingles, que l’on gagne
si l’on entrouvre avec l’épingle ces pages écrites quand le livre est fermé. Si
l’on ouvre une page où il n’y a rien, on dit blanque, ce qui signifie, page
blanche. Ce jeu […] est fort ancien, puisque Rabelais en fait mention. »
Dès le XVIe siècle, l’un ou l’autre de ces jeux a donc donné naissance à
notre expression qui s’est rapidement lexicalisée pour signifier « savoir se
dégager d’une entreprise difficile sans y perdre de l’argent » ou « se retirer
avec habileté et sans dommage d’une affaire délicate ».

479. Savoir de quoi il retourne

« De quoi retourne-t-il ? Il retourne de carreau (ou de pique, de


cœur, de trèfle) ».

Cet énoncé est associé à l’ancien jeu de brelan (Furetière parle aussi de
berlan : « jeu de cartes qu’on joue à trois personnes, et à trois cartes, où on
fait plusieurs enchères à l’envi les uns des autres »). Les mots retourne ou «
triomphe » désignent l’atout, c’est-à-dire la couleur qui l’emporte sur les
autres, couleur révélée par la carte qui suit la donne et qui est effectivement
« retournée » sur le talon. La garder en mémoire est évidemment
indispensable pour guider votre stratégie et vous permettre de gagner la
partie. On disait aussi : « De quoi est la triomphe ? » et il semble que
l’expression voilà de quoi est la triomphe ait précédé voilà de quoi il
retourne pour signifier « voilà de quoi il s’agit ». Elle figure avec cette
définition dans la quatrième édition (1762) du Dictionnaire de l’Académie
française. Savoir de quoi il retourne apparaît dans l’édition suivante du
même dictionnaire (1798) : « On dit figurément et familièrement Vous ne
savez pas de quoi il retourne, pour dire, Vous ne savez pas ce qui se passe,
quel est l’état des choses. Voyons de quoi il retourne, pour dire, Voyons de
quoi il est question. »

480. Décrocher la timbale

« Qu’est-ce qu’un mât de cocagne, madame ? – Mon ami, c’est une


grande colonne, un mât en bois lisse et frotté de savon, afin qu’il
soit bien difficile d’y grimper ; alors on attache tout en l’air, à la
cime, de jolies choses, comme une cravate en soie, un couvert
d’argent, une montre ; et tous les jeunes garçons comme toi essaient,
à leur tour, de monter : celui qui peut parvenir jusqu’à l’objet ainsi
placé le détache et l’emporte en triomphe ; il lui appartient. » (Le
Mât de cocagne, Les Petits Contes de l’oncle Robert in Petite
bibliothèque française, Leipzig, 1850.)

Rappelons que le pays de cocagne est une contrée imaginaire où tout se


trouve en abondance, sorte d’Eldorado médiéval où l’on fait
perpétuellement la fête. Liés à ce mythe de l’intarissable bombance, les
mâts de cocagne apparurent en France au XVe siècle, le tout premier d’entre
eux (« un esbatement nouvel ») à Paris en septembre 1425, comme il est
expliqué dans le Journal d’un bourgeois de Paris (1405-1449). Ils
devinrent l’attraction principale des fêtes populaires. À leur sommet, on
trouvait aussi, accrochés à un cerceau ou une roue de charrette, toutes sortes
de confiseries et de victuailles (volailles, jambons, bouteilles de vin) ainsi
que divers articles de valeur telle une timbale en argent. Cette dernière était
souvent l’objet de toutes les convoitises et celui qui, costaud et astucieux,
au terme de bien des efforts et de bien des glissades, parvenait à s’en saisir,
ne pouvait que soulever l’admiration des badauds, non sans avoir, plus tôt,
suscité leurs quolibets et moqueries. Si de telles réjouissances tendent à
disparaître, il nous en reste l’expression décrocher la timbale qui prit au
e
XIX siècle le sens figuré de « parvenir à ses fins », « obtenir un résultat
important ».
MUSIQUES
481. Mettre un bémol
La notation musicale médiévale possédait deux « b » pour la note « si »
: l’un à dos carré pour la note naturelle, l’autre à dos rond pour la note
baissée d’un demi-ton. On parlait donc, en latin médiéval, de b mollis (en
italien b molle), c’est-à-dire « b mou » et de b quadratum (en italien b
quadro), c’est-à-dire « b carré ». L’un a donné notre bémol (bemoulz en
français du XIVe siècle), l’autre, notre bécarre, les deux se désolidarisant
ensuite du « si » pour s’appliquer aux autres notes de la gamme et leur
infliger le même traitement : baisse d’un demi-ton pour le bémol et retour à
la hauteur naturelle pour le bécarre.
Depuis la dernière décennie du XXe siècle, mettre un bémol ou bémoliser
a quitté le domaine spécifique de la musique pour envahir le langage des
journalistes, des hommes politiques, des sociologues, etc., en prenant le
sens figuré de « baisser le ton », « parler moins fort », « radoucir ses
manières », « atténuer », mais aussi, « modérer sa joie, son optimisme ou
son enthousiasme », voire « apporter une restric tion ». Ainsi entend-on dire
de tel ministre qu’il s’efforce de mettre un bémol à la polémique sur les 35
heures, de tel journaliste qu’il met un bémol à l’enthousiasme suscité par les
révolutions du printemps arabe. Tel pédagogue conseille aux élèves de
terminale de mettre un bémol à tout ce qui les distrait de leurs révisions et,
avec un incroyable détournement de sens, tel guide pratique propose « une
foule d’astuces pour mettre un bémol aux nuisances sonores de la planète ».
Incohérence ! Dans tous ces exemples, on fait référence à une réduction de
puissance, alors que le bémol n’abaisse que la hauteur des sons (d’un demi-
ton), non leur intensité. Plutôt que de « mettre un bémol » et tout en restant
dans la métaphore musicale, il serait donc préférable, en ce sens, de «
mettre la pédale douce » (celle du piano) ou encore, « une sourdine ».
482. Appuyer sur la chanterelle
Il ne s’agit évidemment pas du champignon, que l’on nomme «
chanterelle » à cause de sa forme de coupe (du latin cantharellus, « petite
coupe », lui-même issu du grec kantharos, « vase à anses ») et qui porte
aussi le nom de « girolle ». La chanterelle sur laquelle on « appuie » est la
corde la plus aiguë d’un instrument de musique tel que le luth, la guitare et,
plus vraisemblablement ici, le violon, en l’occurrence, la corde de mi.
Celle-là tient son nom du verbe « chanter ». Les passages les plus virtuoses
qu’un violoniste puisse exécuter se font généralement dans le suraigu de
l’instrument en déplaçant rapidement ses doigts sur la chanterelle.
Par comparaison, l’expression appuyer sur la chanterelle prend donc le
sens figuré d’insister vivement (et parfois lourdement) sur le point le plus
délicat, le plus sensible, celui qu’on qualifie de « névralgique ». Delvau en
donne cette définition : « toucher quelqu’un où le bât le blesse ; […] insister
maladroitement sur une chose douloureuse ; souligner une recommandation
» (Dictionnaire de la langue verte, 1866).

483. Se mettre au diapason


Chez les anciens Grecs, le terme désignait l’étendue d’une octave (dia,
« par » et pasôn, « tout », sous-entendu, « toutes les notes de la gamme »).
Repris au XIIe siècle par des théoriciens latins dans l’expression dia pâson
khordôn, « par toutes les cordes », il est à l’origine du mot diapason dont
les significations sont multiples :
– longueur d’une corde vibrante (segment compris entre le sillet et
le chevalet d’un violon, par exemple) ;
– jeu d’orgue (principal qui sert de base à l’accord de l’instrument)
;
– accessoire métallique en forme de fourche à deux branches qui,
sous l’impulsion d’un choc, vibre et donne le la de référence (celui
qui, en clé de sol, s’écrit entre la deuxième et la troisième ligne de
la portée en partant du bas), note à partir de laquelle on accorde un
violon, une guitare, un piano, etc.
Le diapason fut différent selon les époques, les pays, voire les lieux de
concerts. Au milieu du XVIIIe siècle, il existait par exemple à Paris six
diapasons et l’on imagine les désagréments que cela pouvait engendrer pour
un musicien jouant un jour à l’Opéra Garnier, le lendemain à la Sainte-
Chapelle, le surlendemain à l’Opéra comique (salle Favart) ou aux Bouffes
Parisiens. En 1859, un congrès international fixa le diapason à 435 hertz
(435 vibrations par seconde) pour une température ambiante de 20 °C. En
1939, une nouvelle commission réunie à Londres l’établit à 440 hertz. Dans
l’orchestre symphonique, c’est le hautbois qui donne le la sur lequel
doivent s’accorder tous les autres instruments.
Par référence à un orchestre qui s’accorde, se mettre au diapason a pris
le sens figuré de se conformer à la manière de voir d’un groupe ou d’une
personne, se mettre à son niveau, adopter les mêmes références. Enrichie de
cette signification, l’expression a dû être employée dès le XVIIIe siècle
puisqu’on la trouve en 1853 chez William Duckett : « […] l’opinion a fait
la leçon à la presse, et celle-ci a dû se mettre au diapason de la première ».
(Dictionnaire de la conversation, article « Esprit de parti ».)

484. Jouer la fille de l’air


C’est une façon familière d’exprimer la fuite, la disparition soudaine.
Qui est donc cette fille de l’air ? Une légende allemande nous la présente
comme une jeune et belle meunière qui, pour ne pas épouser le marchand
de farine que lui impose son père, appelle le vent à la rescousse et en
devient la fiancée, se transformant en une sylphide évanescente, vaporeuse
et légère. Jules Verne lui consacre un long poème intitulé La Fille de l’air.
En voici la première strophe :
« Je suis blonde et charmante,
Ailée et transparente,
Sylphe, follet léger, je suis fille de l’air,
Que puis-je avoir à craindre ?
Une nuit de m’éteindre ?
Qu’importe de mourir comme meurt un éclair ! »

C’est toutefois par le biais d’une autre fille de l’air, rôle-titre d’une «
féerie » à succès écrite en 1836 par Provost et les frères Cogniard, que
l’expression s’est popularisée : La Fille de l’air, opérette en trois actes, fut
représentée en août 1837 au Folies-Dramatiques. Elle met en scène une fée
baptisée Azurine qui, pour s’être laissé séduire par un villageois du nom de
Rutland, est condamnée à perdre ses ailes et à ne plus jamais quitter la terre.
Comment expliquer alors qu’ayant perdu la faculté de s’esquiver cette fille
de l’air-là ait pu faire naître une locution exprimant justement la dérobade ?
La chose paraît peu logique. C’est que la véritable justification se trouve
dans un autre vaudeville, joué quelques mois après dans le même théâtre et
avec autant de succès. Il a pour titre La Fille de l’air dans son ménage et
propose une suite à l’opérette. Les auteurs, Honoré et Delaporte, y
dépeignent le couple malheureux que forment Azurine et Rutland. Mais,
miracle ! Grâce à un propice talisman, Azurine retrouve ses ailes et peut
fort heureusement quitter le monde d’ici-bas où nul bonheur ne l’attendait.
La locution a fait florès dans le milieu : elle s’applique parfaitement à
l’aptitude du monte-en-l’air, genre Arsène Lupin, qui, comme par
enchantement, parvient toujours à échapper à la police.

485. Être du bois dont on fait les flûtes

« On était du même bois


Un peu rustique, un peu brut,
Dont on fait n’importe quoi
Sauf, naturellement, les flûtes. »
(Georges Brassens, Auprès de mon arbre, 1955.)

Le poète libertaire revendique ici son caractère insoumis en déclinant


négativement la métaphore, prenant l’expression dans son sens littéral : « se
montrer très complaisant, s’adapter facilement », « être malléable,
d’humeur accommodante » ou, pour employer une autre locution, « être une
bonne pâte ». Cette idée de souplesse est bien exprimée dans cet extrait des
Mémoires de Vidocq (1828) : « Je suis du bois dont on fait les flûtes, je me
plie à tout, on peut me mettre à toutes sauces. » (ch. LXI).
Mais qu’est-ce donc, au sens propre, que ce bois dont on fait les flûtes ?
Il doit être dense et apte à fournir, par polissage, des surfaces très lisses. Il
est souvent dur, comme le buis, parfois plus tendre, comme l’érable, mais
certaines flûtes (à bec) sont également faites en poirier, cerisier ou
palissandre, bois qui se tournent facilement. Des essences nobles et rares
donc, issues d’arbres devant être coupés en « vieille lune », puis séchés
entre dix et vingt ans dans des conditions optimales avant d’être débités en
cylindres puis façonnés. Un bois rustique et brut ne peut évidemment pas
convenir (dans la chanson de Brassens, l’arbre en question est un chêne, son
« copain de chêne », son « alter ego ») mais les bois dont on fait les flûtes
semblent justement manquer de souplesse. L’expression serait-elle donc
illogique ?
Être du bois dont on fait les flèches serait plus approprié puisque,
comme chacun sait, on peut faire flèche de tout bois mais cette variante
n’est pas attestée. On a également dit être du bois dont on fait les vielles
(d’archet ou à roue ?), locution notamment mentionnée par Antoine
Furetière dans son Dictionnaire universel (1690).

486. L’air des lampions


« Le pain, la paix et la liberté ! » (slogan de 1936.)
« Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! »
« Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère, cette société-
là, on n’en veut pas ! »
« Untel*, t’es foutu, la jeunesse est dans la rue ! »

De tels slogans, chantés ou scandés sur des rythmes martelés, fleurissent


tout au long des cortèges de manifestants quand il s’agit de s’opposer à
certaines décisions des pouvoirs exécutif et législatif. Qu’il émane des
ouvriers, des étudiants, des enseignants, bref, tout simplement du peuple, ce
genre de scansion processionnelle a été qualifié d’air des lampions.
L’expression trouve son origine dans les journées insurrectionnelles de
février 1848 contre la monarchie de Juillet et la politique conservatrice de
Guizot et plus précisément dans les manifestations parisiennes du 23 qui
entraînèrent l’abdication de Louis-Philippe. Gustave Flaubert nous rapporte
ces événements dans L’Éducation sentimentale :
« Vers neuf heures, les attroupements formés à la Bastille et au Châtelet
refluèrent sur le boulevard. De la porte Saint-Denis à la porte Saint-Martin,
cela ne faisait plus qu’un grouillement énorme, une seule masse d’un bleu
sombre, presque noir. […] Puis tous se mirent à chanter : “Des lampions !
des lampions !”
Plusieurs fenêtres ne s’éclairaient pas ; des cailloux furent lancés dans
leurs carreaux. » (troisième partie, ch. 1). D’autres témoignages se trouvent
chez Hugo et Lamartine.
Dans le Paris du XIXe siècle, mettre des lampions aux fenêtres était en
effet une manière d’exprimer sa joie lors d’un événement national ou de
manifester son soutien à des manifestations populaires. En de telles
occasions, le peuple de la capitale déclenchait ces illuminations en criant «
Des lampions ! », formule qui se transforma en une manière de clameur
revendicative. L’air des lampions devint ensuite un symbole : celui des
slogans lancés dans les défilés de travailleurs.

* À remplacer par le nom du président ou du ministre de votre choix.

487. Réglé comme du papier à musique


La locution joue sur deux acceptions du verbe régler : « assujettir à des
règles » et « couvrir de lignes droites parallèles pour écrire ». Le papier à
musique est évidemment l’exemple même du papier réglé puisque y
figurent des portées, formées, comme chacun sait, de cinq lignes parallèles
régulièrement espacées. Réglé comme du papier à musique se trouve dès la
première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) : « On dit
proverbialement d’un homme qui observe avec une ponctualité scrupuleuse
une certaine manière de vivre, qu’il est réglé comme du papier à musique. »
En 1666, dans La Famille sainte (tome III, p. 1028), le père Jean
Cordier dit des personnes mariées « que toute leur vie doit être réglée
comme un papier de musique […] ».

488. C’est du pipeau


On dit cela de propos mensongers ou peu sérieux. L’expression connaît
depuis la fin du XXe siècle un succès croissant dans le domaine de la
politique où tel député, tel ministre, tel candidat à une élection commentera
les promesses d’un adversaire en s’écriant : « C’est du pipeau ! » Parmi les
nombreux et récents exemples, relevons ce propos de Jean-Luc Mélenchon
sur Europe 1 le 12 mars 2012 : « Les propositions de Sarkozy, c’est du
pipeau ! » Plus récemment encore, le président Macron a employé
l’expression dans sa version désuète où « pipeau » se raccourcit en « pipe ».
« C’est d’la pipe ! » utilise bien la même métaphore que « C’est du pipeau !
»
Le pipeau dont il est question n’est pas la flûte champêtre, symbole de
la poésie bucolique, que Virgile attribue aux bergers, mais l’appeau avec
lequel les chasseurs attirent les oiseaux en contrefaisant leurs cris. On parle
alors de chasse « à la pipée ». On peut se représenter le truculent oiseleur
Papageno que Mozart met en scène dans sa Flûte enchantée (c’est, en
l’occurrence, une flûte de Pan). Le verbe piper (du latin pipare, « glousser
») se rapporte à la fois aux piaillements des oiseaux que le pipeau imite et à
l’idée de tromperie comme dans les dés sont pipés. On disait autrefois : je
me suis laissé prendre à ses pipeaux pour dire « je suis tombé dans le piège
qu’il me tendait ». Ajoutons qu’un pipeur est un « tricheur ».

489. Chanter Ramona


Saint-Granier l’a créée en 1927, Fred Gouin l’a reprise l’année suivante,
Tino Rossi en 1971 et Patrick Bruel en 2002, elle fut incluse dans un film
éponyme de 1928 ; elle a fait les belles heures des radio-crochets et des fins
de repas de noces. Quelle est cette si célèbre chanson ? Ramona, bien sûr,
parangon des chansons d’amour. Son refrain est encore dans bien des
mémoires :

« Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux


Ramona, nous étions partis tous les deux
Nous allions lentement
Loin de tous les regards jaloux
Et jamais deux amants
N’avaient connu de soir plus doux
Ramona, je pouvais alors me griser
De tes yeux, de ton parfum, de tes baisers
Et je donnerais tout pour revivre un jour
Ramona, ce rêve d’amour. »

Mais dans l’argot du XIXe siècle, un ramona était un petit ramoneur.


Dans son Dictionnaire de la langue verte (1866), Delvau nous en donne
cette définition : « Petit Savoyard qui, aux premiers jours d’automne, s’en
vient crier par les rues des villes, barbouillé de suie, raclette à la ceinture et
sac au dos. » Par l’intermédiaire du sens figuré de ramoner, « marmonner »
puis « réprimander », chanter Ramona est devenu un synonyme populaire
d’« enguirlander », de « remonter les bretelles », de « passer un savon ».
Il semble cependant que chanter Ramona à une femme ait
précédemment revêtu une signification argotique plus scabreuse : par
allusion à la chanson d’amour, il fut d’abord question de « faire la cour à
une dame » puis, par une comparaison peu délicate entre le ramonage et
l’acte sexuel, chanter Ramona prit le sens de « faire l’amour ». En 1640,
dans ses Curiosités françaises, Antoine Oudin mentionne comme vulgaire
ramonner (sic) la cheminée d’une femme, « coucher avec elle ».

490. Avoir un violon d’Ingres


Il nous a laissé des chefs-d’œuvre comme Le Bain turc, La Grande
Odalisque, La Baigneuse et Jeanne d’Arc au sacre du roi Charles VII (tous
quatre visibles au musée du Louvre), La Source (au musée d’Orsay),
L’Odalisque à l’esclave (Walters Arts Gallery de Baltimore), Madame
Moitessier (National Gallery de Londres), etc. Peintre néo-classique, élève
de David, il remporta le premier prix de Rome et s’illustra principalement
dans trois genres : les tableaux historiques, les portraits et les nus féminins.
Son nom ? Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867). Il était aussi
violoniste et tint pendant deux ans la partie de second violon à l’orchestre
du Capitole de Toulouse. Contrairement à ce que l’on prétend parfois,
Ingres ne se prenait pas pour un violoniste éminent, comme le montre ce
témoignage du compositeur Camille Saint-Saëns : « Pendant les longues
années où il me fut donné de cultiver la précieuse fréquentation du grand
peintre, jamais je ne l’ai vu le violon à la main. Un jour – je devais avoir
une quinzaine d’années – j’osai lui parler de son talent de violoniste et
réclamer l’honneur d’une sonate exécutée en collaboration. Il s’y refusa. Je
n’en joue plus depuis longtemps, dit-il, d’ailleurs je n’ai jamais bien joué. »
(Rapporté dans Le Passe-Temps, 1947.)
Toutefois, cette bivalence du grand peintre, un temps partagé entre son
art pictural et sa passion pour la musique, a engendré l’expression avoir un
violon d’Ingres signifiant « avoir un passe-temps favori » ou désignant
toute activité artistique exercée en dehors d’une profession. Parlant d’un
violoniste professionnel, écrivain à ses heures, Marcel Proust a joliment
détourné la locution en faisant dire à M. de Charlus : « […] je suis vraiment
très content que Charlie ajoute à son violon ce petit brin de plume d’Ingres
». (À la recherche du temps perdu, volume XII, La Prisonnière, ch. II.)
FLEURS
491. Charrier dans les bégonias
Le gaulois carros, « chariot », par l’intermédiaire du latin carrus, a
engendré une nombreuse progéniture en français : « char », « charger », «
charrue », mais aussi « charrette », « charron », « charroi », « charroyer »
et… charrier dont le premier sens est « transporter, emporter, dans un
chariot ou une charrette ».
De « transporter » à « entraîner », « mener » (en bateau ou par le bout
du nez), on comprend que charrier ait fini par signifier « tromper, mystifier
», puis « voler quelqu’un par tromperie ». Francisque Michel (Études de
philologie comparée sur l’argot, 1856) et Delvau (Dictionnaire de la
langue verte, 1866) nous disent qu’un charriage* est un vol (par
mystification et pour lequel il faut deux compères), charron et charrieur
étant des synonymes argotiques de « voleur ». Le sens de charrier a ensuite
glissé de la tricherie à la plaisanterie, l’exclamation « tu charries ! »
devenant un équivalent de « tu plaisantes ! », « tu blagues ! » ou « tu
exagères ! », « tu vas trop loin ! ».
Cette dernière signification est sans doute due à l’influence d’un autre
verbe d’argot, aujourd’hui obsolète, cherrer (ou chérer), d’abord « rendre
plus cher » puis « dépasser les bornes » : « Si le cuistot escomptait un effet,
il l’a obtenu. Les exclamations grêlent : “Hein ?... Sans blague ?... Tu
cherres !… Non, vrai, tu crois ? ” » (Maurice Genevoix, Au seuil des
guitounes, 1918.)
Pourquoi dans les bégonias ? Peut-être ces bégonias (ainsi nommés en
hommage à Michel Bégon, intendant maritime au Havre, à Saint-
Domingue, à Toulon, Rochefort et La Rochelle) représentent-ils les plantes
ornementales cultivées en plates-bandes, plates-bandes symbolisant elles-
mêmes le domaine personnel qu’il est interdit de piétiner, d’où faut pas
charrier (mémère) dans les bégonias variante de « faut pas pousser mémé
dans les orties ».

* Virmaître (Dictionnaire d’argot fin-de-siècle, 1894) nous détaille


plusieurs sortes de charriage : « à la mécanique », « au pot », « au coffret ».
Il nous précise aussi que charrier signifie se moquer de quelqu’un et que
c’est un synonyme de mener en bateau (argot du peuple).

492. Inaugurer les chrysanthèmes


Le chrysanthème tire son nom de deux mots grecs : khrusos, « or » et
anthos, « fleur ».
C’est parce que la variété automnale de cette plante fleurit tard dans
l’année et qu’elle ne craint pas le gel qu’on l’a choisie pour fleurir d’abord
les monuments aux morts, honorant ainsi les soldats de la Grande Guerre le
jour anniversaire de l’armistice (le 11 novembre) puis la tombe des défunts
« ordinaires », le jour des morts (le 2 novembre, lendemain de la Toussaint).
Ce n’est pourtant ni à l’une ni à l’autre de ces célébrations que fait allusion
l’expression inaugurer les chrysanthèmes. Elle est liée, semble-t-il, à l’une
des principales activités officielles d’un président de la IIIe République,
Émile Loubet : inaugurer. Durant son septennat (1899-1906), Loubet
inaugura bien des choses : Le Triomphe de la République, ensemble
monumental sculpté par Aimé-Jules Dalou et érigé sur la place de la Nation
à Paris (19 novembre 1899), l’Exposition universelle et le pont Alexandre-
III à Paris (14 avril 1900), le premier métro (19 juillet 1900), le monument
Gambetta à Bordeaux, etc.
Pour quelle inauguration déposa-t-il cette gerbe de chrysanthèmes dont
un article du Figaro fit le compte rendu le 5 novembre 1901 ? Ce serait, en
tout cas, en référence à cet article que Charles de Gaulle aurait… inauguré
l’expression inaugurer les chrysanthèmes lors d’une conférence de presse à
l’Élysée le 9 septembre 1965 : « Inaugurer (un monument, une
manifestation, etc.) en y déposant des chrysanthèmes » se raccourcit en
inaugurer des chrysanthèmes, comme pour rendre encore plus vaine,
ridicule et subalterne cette prérogative présidentielle.
Le « Grand Charles » entendait ainsi tourner en dérision le rôle de
potiches des présidents de la République, avant que des pouvoirs dignes de
ce nom lui soient accordés par la Constitution de 1958 fondant la Ve
République : « On a parlé de pouvoirs personnels. Si l’on entend par là que
le chef de l’État a pris personnellement les décisions qu’il lui incombait de
prendre, cela est tout à fait exact. Et d’ailleurs, dans quel poste, grand ou
petit, celui qui est responsable a-t-il le droit de se dérober ? D’ailleurs, qui a
jamais cru que le général de Gaulle étant appelé à la barre devrait se
contenter d’inaugurer les chrysanthèmes ? »

493. Rouge comme un coquelicot


L’origine étymologique de coquelicot confirme le bien-fondé de la
métaphore. Le coquelicot fut d’abord baptisé, au XVIe siècle, coquerico, de
l’ancienne onomatopée du cri du coq (cf. notre actuel cocorico), puis
quoquelicoq : « Quoquelicoq est espèce de pavot », nous dit Olivier de
Serres (1539-1619) dans son Théâtre d’agriculture et mesnage des champs
(1599). Le rapport entre le gallinacé et la petite fleur de pavot ? La couleur
rouge ! De la crête, pour l’un, des pétales, pour l’autre.
Puisque le rouge explique le nom de la fleur, il ne pouvait que justifier
la comparaison rouge comme un coquelicot. C’est l’embarras, la colère, la
honte, la timidité ou la pudeur qui fait ainsi que le rouge monte aux joues,
que la peau devient rubescente : « Vous ne savez pas, répondit Minoret en
devenant rouge comme un coquelicot, que mon fils a la bêtise d’être
amoureux d’elle […] » (Balzac, Ursule Mirouët, ch. XVI, 1842). On peut
aussi être « rouge comme une pivoine » ou « comme une tomate ».

494. Fleur de Marie


« La Goualeuse avait reçu un autre surnom, dû sans doute à la candeur
virginale de ses traits…
On l’appelait encore Fleur-de-Marie, mots qui en argot signifient la
Vierge.
Pourrons-nous faire comprendre au lecteur notre singulière impression,
lorsqu’au milieu de ce vocabulaire infâme, où les mots qui signifient le vol,
le sang, le meurtre, sont encore plus hideux et plus effrayants que les
hideuses et effrayantes choses qu’ils expriment, lorsque nous avons, disons-
nous, surpris cette métaphore d’une poésie si douce, si tendrement pieuse :
Fleur-de-Marie ? » (Eugène Sue, Les Mystères de Paris, première partie,
ch. II, 1842-43.)
Le surnom du personnage, jeune fille de seize ans et demi également
appelée la Goualeuse (la chanteuse), est donc expliqué par Eugène Sue :
Fleur-de-Marie désigne la Vierge. Dans son Dictionnaire des argots (1965),
Esnault date l’expression de 1836 et en fait plus logiquement un synonyme
de « virginité » parce qu’elle « évoque la blancheur du lys consacré à la
Vierge ».
Delvau (Dictionnaire de la langue verte, 1866) et Francisque Michel
(Études de philologie comparée sur l’argot, 1856), écrivent fleur de mari,
correction qu’Esnault considère comme absurde. Delvau donne cette
définition, aussi pudique que métaphorique : « Ce que pleurait sur la
montagne la fille de Jephté, – dans l’argot des voleurs, qui ont rarement
autant de délicatesse. » L’allusion est biblique : la fille de Jephté alla
pendant deux mois dans les montagnes avec ses compagnes pour pleurer sur
sa virginité (Juges, XI, 37-39).
Notons que « fleur » est, depuis longtemps, une métaphore de la
virginité : « la virginité est une fleur qu’on ne cueille qu’une fois »
(Dictionnaire de Trévoux, 1704-1771).

495. Giroflée à cinq feuilles


Dans l’argot des cambrioleurs, une giroflée désignait un crochet à
quatre branches pour forcer les serrures, les branches rappelant les pétales
de la fleur du même nom. Dans le domaine botanique, existe-t-il une
giroflée à cinq feuilles ? En tout cas, on en trouve une dans l’argot des
faubouriens (Delvau dixit) où l’expression nous dit avec une fleur quelque
chose d’assez peu tendre puisqu’il s’agit d’une gifle : bien appliquée, elle
peut laisser en effet sur la joue de la victime la trace des cinq doigts.
On imagine que la ressemblance phonétique entre gifle et giroflée n’est
pas étrangère à la locution. On la trouve dès 1787 dans les Œuvres badines
du comte de Caylus : « Ma bourgeoise n’eut pas plutôt lâché la parole, que
Babet Galonnet qui la trouva tout juste au bout de son bras, vous lui couvrit
la joue d’une giroflée à cinq feuilles, qui claqua comme un fouet. » (Essai
sur les mémoires de M. Guillaume). Balzac invente même le verbe
girofléter, « souffleter » : « Quand elle s’est vue abandonnée pour la jeune
première à qui elle a trempé une soupe ! ah ! l’a-t-elle giroflettée ! » (La
Cousine Bette, ch. CV, 1846.)

496. Effeuiller la marguerite


« Il attacha son cheval dans la forêt et vint surprendre la jeune fille dans
ce jeu charmant qu’elles aiment toutes, les réponses de la marguerite : “Il
m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout” […] » (Arsène
Houssaye, Les Parisiennes, ch. IX, 1862.)
Ainsi les jeunes filles d’antan effeuillaient-elles la marguerite, encore
que le verbe effeuiller soit inexact puisque ce sont les pétales que l’on
détache et non les feuilles, et ce jusqu’au dernier, priant pour que la fin de
l’effeuillage coïncide avec « passionnément » ou « beaucoup » (on ajoute
parfois « à la folie ») plutôt qu’avec « un peu » ou « pas du tout ». La
marguerite (dont le nom vient du latin margarita, « perle ») était ainsi
l’instrument du hasard : il devait vous révéler si l’élu de votre cœur
partageait vos sentiments, petit jeu romantique auquel les demoiselles
d’aujourd’hui ne se livrent plus guère : pour effeuiller cette fleur jaune et
blanche, elles ne sont plus assez… fleur bleue.

497. Au ras des pâquerettes


Aux temps héroïques de l’aviation balbutiante, les pilotes qui osaient se
mettre aux commandes de ces machines volantes lourdes, longues au
décollage et plus habilitées à faire du rase-mottes qu’à s’élever dans les airs,
recevaient le surnom de « faucheurs de marguerites » (cf. le feuilleton
télévisé des années 1970, réalisé par Marcel Camus).
Parce qu’elles fleurissent à la période de Pâques, ces modestes petites
marguerites des prairies s’appellent pâquerettes (1553 – d’abord sous les
formes pasquerettes et pasquettes). Par allusion à un vol ne s’élevant guère
du sol, au ras des pâquerettes est devenu un synonyme amusant de « à ras
de terre » pour désigner, au figuré, toute pensée, toute idée mesquine, qui ne
vole pas bien haut ou encore prosaïque, trop terre à terre : « La littérature
rendue au sol, à sa factualité, à son exercice ; l’écriture comme geste très
réel, accompli par des êtres de chair. C’est ce dont il faut convaincre les
lecteurs en herbe souvent tentés de rester au ras des pâquerettes, rebutés par
la distance qu’on semble devoir parcourir pour accéder au ciel des lettres. »
(François Bégaudeau, Antimanuel de littérature, éd. Bréal, 2008.)
Précisons que, selon Esnault (1965), cueillir les pâquerettes a signifié «
causer d’amour » :

« Dans les prés verts, au mois de mai,


– Écoutez-moi, bergeronnettes ! –
Dans les prés verts, au mois de mai,
J’allais cueillir les pâquerettes
Avec l’amour, avec l’aimé.
Les effeuillant, au mois de mai. »
(In L’Ouest artistique et littéraire, 1895.)
Au milieu du XXe siècle, cueillir les pâquerettes est passé dans l’argot
des cyclistes pour dire « musarder ».

498. Manger les pissenlits par la racine


La plante fut autrefois baptisée dent-de-lion et encore aujourd’hui dans
bien des langues (latin dens leonis, anglais dandelion, italien dente di leone,
portugais dentedileão, allemande Löwenzahn, etc.) à cause de la forme
caractéristique de ses feuilles mais en français, ce sont ses vertus
diurétiques qui lui ont donné son second nom : pissenlit (d’abord « pisse-
en-lit », dès le XVe siècle) parce que, bue en bouillon, elle peut faire pisser
au lit. Parce qu’elle est commune dans tous les jardins, tous les champs,
toutes les prairies, tous les terrains, y compris les cimetières, la plante s’est
retrouvée dans l’expression on ne peut plus imagée manger (bouffer) les
pissenlits par la racine, « être mort et enterré ». Il semble que Victor Hugo
soit le premier à l’avoir mentionnée, dans sa présentation du gamin de Paris
: « Il a ses jeux à lui, ses malices à lui dont la haine des bourgeois fait le
fond ; ses métaphores à lui ; être mort, cela s’appelle manger des pissenlits
par la racine […] » (Les Misérables, tome III, livre premier, chapitre II,
1862).

499. Découvrir le pot aux roses


C’est révéler le secret d’une affaire, d’un mystère, d’une énigme. Au
e
XIV siècle, on disait seulement, avec le même sens, descouvrir le pot,

expression plus directement compréhensible puisque c’est bien en ôtant le


couvercle d’un pot que l’on peut savoir ce qu’il y a dedans (ce qui s’y
mijote, pour utiliser un verbe dont le sens figuré nous parle aussi d’une
intention cachée). Au XVe siècle, on découvre le pot pourri, un « pot pourri
» ayant d’abord été un ragoût de différentes viandes et de légumes variés
avant d’être un mélange hétérogène puis une pièce musicale composée de
plusieurs thèmes. Découvrir le pot pourri se trouve notamment dans une
comédie de Rémy Belleau :

« Un vieil curé, un riche moine,


Un bon abbé, un bon chanoine,
Ou quelque prieur bien nourry
Pour découvrir le pot pourry. »
(La Reconnue, acte V, scène I, 1563.)

Découvrir le pot aux roses remonte aussi au XVe siècle avec le même
sens qu’actuellement, d’abord chez Charles d’Orléans (1394-1465) qui nous
parle bien d’un secret indicible :

« De tes lèvres les portes closes


Penses de saigement garder,
Que dehors n’eschappe parler
Qui descouvre le pot aux roses,
Quant t’es courroucé d’autre chose. »
(Rondel, CXXIV.)

Au XVIe siècle, découvrir le pot aux roses sera souvent utilisé,


notamment par Marot et Rabelais. Les étymologistes se sont perdus en
conjectures sur le sens de ces roses dont le pot découvert reviendrait à
mettre au grand jour un secret jusque-là bien gardé. La question donne lieu
à une importante (mais, hélas, peu convaincante) explication de Francis Vey
dans Le Courrier de Vaugelas du 1er juillet 1869. On y propose un pot de
rose… aux joues, couleur du fard dont les femmes se servent et dont elles «
cachent avec soin le pot » pour ne pas divulguer leur secret de beauté. On
évoque aussi la rose, symbole de Vénus, qu’Éros aurait offerte à
Harpocrate, dieu du silence, afin qu’il ne dévoile pas les secrètes pratiques
de sa mère. De fleur emblématique de Vénus, la rose serait ainsi devenue la
fleur emblématique du silence, du secret. Plus près de nous, Pierre Guiraud
plaide pour la cornue qui permettait aux parfumeurs d’autrefois de distiller
l’essence de roses : il s’agissait de la dissimuler afin que ne soit pas «
éventé » leur secret de fabrication. On trouve d’autres hypothèses, trop
saugrenues pour ne pas être passées sous silence. Bref, l’origine
étymologique de ce pot aux roses demeure toujours un vrai mystère.

500. Envoyer quelqu’un sur les roses


Encore une antiphrase bien ironique puisqu’elle exprime avec des fleurs
(et les plus belles de toutes !) une action plutôt détestable. Synonyme d’«
envoyer quelqu’un au diable » (l’allusion est claire) ou « aux pelotes »
(diminutif de « peloton » désignant dans l’argot des saint-cyriens le groupe
des punis), envoyer quelqu’un sur les roses, c’est, en effet, l’envoyer
promener, s’en débarrasser de façon brutale. Il s’agit d’une variante assez
récente d’une expression plus archaïque, être sur les roses (qui signifie tout
le contraire d’être sur un lit de roses), c’est-à-dire dans une situation peu
confortable car, comme chacun sait, les roses ont des épines.
Dans la longue liste des locutions exprimant le « bon débarras »,
envoyer paître quelqu’un est en usage depuis au moins le XVe siècle puisque
François Villon l’utilise dans sa Ballade [Doctrine] de la belle Heaulmière
aux filles de joie :

« Jehanneton la Chaperonnière,
Gardez qu’ennuy ne vous empestre ;
Katherine l’Esperonnière,
N’envoyez plus les hommes paistre :
Car qui belle n’est, ne perpetre
Leur male grâce, mais leur rie. »
(In Le Grand Testament, 1461.)
Outre son sens propre de manger l’herbe, en parlant des animaux, le
verbe paître a revêtu autrefois plusieurs acceptions figurées dont celle,
biblique, de « mener au salut », pour les « bergers » qui sont supposés avoir
charge d’âmes (paître son troupeau, paître ses brebis, paître ses ouailles),
celle de « tromper », « abuser » dans paistre quelqu’un de paroles,
signification attestée dès le XIIe siècle dans le Roman de Renart : « Et je le
soi bien enlacier et de blanches paroles paistre » (v. 10116-10117) et aussi
celle, proche, d’attirer quelqu’un dans son camp en lui faisant de fausses
promesses : « Puis vint a Teneham l’eveske de Cicestre, A l’arceveske ; od
sei le voleit faire pestre. » (Guernes de Pont-Sainte-Maxence, La Vie de
Saint Thomas Becket, 1172-1174.)
Envoyer paître quelqu’un, c’est, métaphoriquement, l’envoyer brouter
avec les ruminants, donc, le congédier avec mépris en le traitant comme un
animal. On trouve, au XVe siècle, une locution équivalente, chasser paistre :
« […] il la chassera paistre ensus de luy, et ne sera jamais d’elle ordoyée sa
maison […] ». (Les Cent Nouvelles Nouvelles, nouvelle 68, v. 1460.)
BIBLIOGRAPHIE

ANTIQUITÉS ET MYTHOLOGIES

Œuvres anciennes citées


ARISTOTE, De l’âme, traduction de 1874.
DANTE, L’Enfer, traduction de Louis Ratisbonne, 1852.
DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, traduction de Ferdinand
Hoefer.
HÉSIODE, Les Travaux et les Jours, traduction d’Ernest Falconnet.
HÉSIODE, Théogonie, traduction de Leconte de Lisle.
HÉSIODE, Théogonie, traduction d’Anne Bignan.
HÉSIODE, Théogonie, traduction de Henry Patin, 1892.
HORACE, Odes, traduction d’Ulysse de Séguier, 1883.
HORACE, Épîtres, traduction d’Ernest Panckoucke.
HOMÈRE, Odyssée, traduction de Leconte de Lisle.
HOMÈRE, Odyssée, traduction de Dacier et Crouslé.
HOMÈRE, Iliade, traduction de Leconte de Lisle.
HYGIN, Fabulae, traduction en anglais de Mary Grant.
OVIDE, Les Métamorphoses, traduction de Georges Lafaye, Gallimard,
1992.
PLATON, Apologie de Socrate, Le Banquet, Critias, Le Timée, traduction de
Victor Cousin.
PLUTARQUE, Thémistocle, traduction de Jacques Amyot.
PLUTARQUE, Vie des hommes illustres, traduction de l’abbé Dominique
Ricard, revue par Jacques Doucet.
PLUTARQUE, Vie des hommes illustres, traduction d’André Dacier.
PLUTARQUE, Vie des hommes illustres, traduction d’Alexis Pierron, 1853.
PSEUDO-APOLLODORE, Bibliothèque, traduction d’Étienne Clavier, 1865.
QUINTE-CURCE, Histoires, traduction d’Auguste et Alphonse Trognon.
SOPHOCLE, Antigone, traduction de Leconte de Lisle.
SUÉTONE, Vie des douze Césars, traduction de Désiré Nisard, 1855.
SUÉTONE, Vie des douze Césars, traduction de Cabaret-Dupaty.
TACITE, Mœurs des Germains, traduction de Jean-Louis Burnouf.
TITE-LIVE, Histoire de Rome depuis sa fondation, traduction de Désiré
Nisard.
TITE-LIVE, Décades, traduction de Pierre du Ryer, 1696.
VIRGILE, Énéide, traduction de Leconte de Lisle.
VIRGILE, Énéide, traduction d’Auguste Desportes, Hachette, 1869.

Ouvrages généraux consultés


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Marabout, 1 997.
VALLET Odon, Le Honteux et le Sacré, grammaire de l’érotisme divin,
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VALLET Odon, Petit lexique des mots essentiels, Albin Michel, 2001.

RELIGIONS

Ouvrages généraux consultés


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Borée, Romagnat, 2006.
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Bonneton, Paris, 2006.
GIORGI Rosa, Le Petit Livre des saints, Larousse, 2010.
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Les 500 Dictons de la Belle Jardinière, introduction de Paul REBOUX,
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DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPÉDIES

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POITEVIN Prosper, Dictionnaire de la langue française, 1851.
QUITARD Pierre-Marie, Dictionnaire des proverbes, 1842.
REY Alain, CHANTREAU Sophie, Dictionnaire des expressions et locutions,
Le Robert, Paris, 1993.
REY Alain (sous la direction d’), Dictionnaire historique de la langue
française, Le Robert, Paris, 1992.
REY Alain (sous la direction d’), Le Robert encyclopédique des noms
propres, Le Robert, Paris, 2008.
RICHELET César Pierre, Dictionnaire de la langue françoise, Genève, 1680.
ROZAN Charles, Petites ignorances de la conversation, 1856.
VIRMAÎTRE Charles, Dictionnaire d’argot fin-de-siècle, 1894.
INDEX ALPHABÉTIQUE

Un style (discours) académique 1


Le talon d’Achille 1
L’Âge d’or 1
Alea jacta est 1
De bon aloi 1
Miroir aux alouettes 1
Âne bâté 1
Le coup de pied de l’âne 1
Il y a anguille sous roche 1
Faire le pot à deux anses 1
Une substance aphrodisiaque 1
Un bel Apollon 1
Avoir une araignée au plafond 1
Un rossignol d’Arcadie 1
Descendre (entrer) dans l’arène 1
Mettre de l’argent à gauche 1
N’être plus coté à l’Argus 1
Le fil d’Ariane 1
Mentir comme un arracheur de dents 1
Passer quelque chose à l’as 1
Être plein aux as 1
Ne pas être dans son assiette 1
C’est ici que les Athéniens s’atteignirent 1
Nettoyer les écuries d’Augias 1
Oiseau de mauvais augure 1
Sacrifier sur l’autel de… 1
Faire (adopter) la politique de l’autruche 1
Un homme averti en vaut deux 1
Poisson d’avril 1
B

Être dans la gloire de Bacchus 1


Un enfant de Bacchus 1
Rire comme une baleine 1
À cent balles 1
Cent ans bannière, cent ans civière 1
Être pendu aux basques de quelqu’un 1
Cheval de bataille 1
Charrier dans les bégonias 1
Mettre un bémol 1
Un travail de bénédictin 1
C’est un béotien 1
Se faire de la bile 1
Bique et bouc 1
Prendre une biture 1
Avoir un bœuf sur la langue 1
Faire un bœuf 1
Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints 1
On lui donnerait le Bon Dieu sans confession 1
Opiner du bonnet 1
Prendre (chausser) ses bottes de sept lieues 1
Bouc émissaire 1
C’est plus fort que de jouer au bouchon 1
De la bouillie pour les chats 1
Donner (faire prendre) un bouillon d’onze heures 1
Avoir la boule à zéro 1
Tirer à boulets rouges sur quelqu’un 1
Tourner en bourrique 1
Les frères quatre bras 1
Un brave à trois poils 1
Brebis galeuse 1
Être sur la brèche 1
À brûle-pourpoint 1
C’est Byzance ! 1
Des querelles byzantines 1
C

Chaud comme une caille 1


Remettre (repousser) aux calendes grecques 1
Froid de canard 1
Les oies du Capitole 1
Les délices de Capoue 1
Le(s) chien(s) aboie(nt), la caravane passe 1
Passer dans la barque de Caron 1
Muet comme une carpe 1
Carpe diem 1
Jouer les Cassandre 1
Passer sous les fourches caudines 1
Attendre (pendant) cent sept ans 1
Il faut rendre à César ce qui est à César 1
La femme de César ne doit pas être soupçonnée 1
Battre la chamade 1
Brûler la chandelle par les deux bouts 1
À chaque saint sa chandelle 1
Le jeu n’en vaut pas la chandelle 1
Voir trente-six chandelles 1
Appuyer sur la chanterelle 1
Mettre la charrue avant (devant) les bœufs 1
Tomber de Charybde en Scylla 1
Appeler un chat un chat 1
Un chaud lapin 1
Ne pas y aller par quatre chemins 1
La mort du petit cheval 1
À la graisse de chevaux de bois 1
Monter sur ses grands chevaux 1
Couper les cheveux en quatre 1
Devenir chèvre 1
Ménager la chèvre et le chou 1
Avoir du chien 1
Entre chien et loup 1
Faire chou blanc 1
Inaugurer les chrysanthèmes 1
Être ravi (transporté) au septième ciel 1
Cinq à sept 1
Jouer à cinq contre un 1
Maigre comme un cent de clous 1
La mouche du coche 1
Le cochon qui sommeille 1
Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble 1
Être amis (copains) comme cochons 1
Être né coiffé 1
Les (aux) quatre coins de… 1
Être collet monté 1
Cinq (six) colonnes à la une 1
Remettre les compteurs à zéro 1
Au (premier) chant du coq 1
Sauter (passer) du coq à l’âne 1
Rouge comme un coquelicot 1
Un cordon bleu 1
Bayer aux corneilles 1
Un nom à coucher dehors 1
Avaler des couleuvres 1
Être sous la coupe de quelqu’un 1
Être aux cent coups 1
Battre à plates coutures 1
Un panier de crabes 1
Être riche comme Crésus 1
Verser des larmes de crocodile 1
C’est la croix et la bannière 1
En deux (trois) coups de cuillère à pot 1
Être touché par la flèche de Cupidon 1
Bouffer du curé 1
Le chant du cygne 1
D

À damner un saint 1
L’épée de Damoclès 1
Le tonneau des Danaïdes 1
Jouer sa fortune sur un coup de dé 1
Le dédale administratif 1
Le degré zéro 1
Les trente deniers (de Judas) 1
Courir comme un dératé 1
Se mettre au diapason 1
Jurer ses grands dieux 1
Être le dindon de la farce 1
Un dix-huit 1
Il lui manque toujours dix-neuf sous pour faire un franc 1
Être (passer) à deux doigts de... 1
Ne pas savoir quoi faire de ses dix doigts 1
Faire la bête à deux dos 1
Treize à la douzaine 1
Des règles draconiennes 1
E

Tourner comme un écureuil en cage 1


Vingt dieux, la belle église ! 1
Une mémoire d’éléphant 1
Selon le saint, l’encens 1
Un pourceau d’Épicure 1
Tirer son épingle du jeu 1
Être tiré à quatre épingles 1
Un film érotique 1
Des espèces sonnantes et trébuchantes 1
Eurêka ! 1
F

Les deux cents familles 1


Le quarante et unième fauteuil 1
Tomber les quatre fers en l’air / Faire feu des quatre fers 1
La fête passée, adieu le saint 1
Faire long feu 1
Mi-figue mi-raisin 1
Être cousu de fil blanc 1
Jouer la fille de l’air 1
Une fine mouche 1
En rester [être] comme deux ronds de flan 1
Tirer au flanc 1
Être flegmatique 1
Fleur de Marie 1
Être du bois dont on fait les flûtes 1
Trois francs six sous 1
Frapper les trois coups 1
En faire tout un fromage 1
C’est une véritable furie 1
G

Un geai paré des plumes du paon 1


Vouer aux gémonies 1
Peigner la girafe 1
Giroflée à cinq feuilles 1
Sont bien nommés les saints de glace Mamert, Gervais et Pancrace 1
Trancher le nœud gordien 1
Avoir un chat dans la gorge 1
Grenouille de bénitier 1
Manger la grenouille 1
Soûl comme une grive 1
Faire le pied de grue 1
H

Serrés comme des harengs en caque 1


Les Colonnes d’Hercule 1
Un hercule de foire 1
Une pensée hermétique 1
Un combat homérique 1
Comme on connaît ses saints, on les honore 1
Faire les trois-huit 1
Plein comme une huître 1
Hurler avec les loups 1
I

L’écharpe d’Iris 1
J

Jamais deux sans trois 1


Faire une belle jambe 1
La semaine des quatre jeudis 1
Joindre les deux bouts 1
Être le saint du jour 1
Donner ses huit jours à quelqu’un 1
Se croire sorti de la cuisse de Jupiter 1
L

Une réponse laconique 1


Faire un laïus 1
S’en mettre plein la lampe 1
L’air des lampions 1
Tourner sept fois sa langue dans sa bouche 1
Donner sa langue au chat 1
Le coup du lapin 1
Poser un lapin 1
Se demander si c’est du lard ou du cochon 1
Se reposer sur ses lauriers 1
Ours mal léché 1
À la queue leu leu 1
Il y a loin de la coupe aux lèvres 1
Être à cent (mille) lieues de (Être à cent piques de) 1
Courir deux lièvres à la fois 1
La part du lion 1
Dormir comme un loir 1
Avoir vu le loup 1
Des yeux de lynx 1
M

Avoir maille à partir avec quelqu’un 1


La mairie du XXIe (arrondissement) 1
Une malle à quatre nœuds 1
Une autre paire de manches 1
Une séance-marathon 1
Effeuiller la marguerite 1
Tirer les marrons du feu 1
Jouer les mécènes 1
En rester médusé 1
C’est une vraie mégère 1
Avoir un mentor 1
Laisser pisser le mérinos 1
La huitième merveille du monde 1
Pas de messes basses sans curé 1
Attendre quelqu’un comme le Messie 1
Deux poids et deux mesures 1
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage 1
Chercher midi à quatorze heures 1
Je vous le donne en mille 1
Mille et une… 1
Trente-six métiers, trente-six misères 1
Il était moins une ! 1
Payer en monnaie de singe 1
Être dans les bras de Morphée 1
Souffrir mille morts 1
Dire deux mots à quelqu’un 1
Faire mouche 1
Prendre la mouche 1
Le mouton à cinq pattes 1
En deux temps trois mouvements 1
Entre quatre murs (Entre quatre planches) 1
Courtiser (taquiner) la muse 1
N

Savoir nager entre deux eaux 1


La tunique de Nessus 1
Petit à petit, l’oiseau fait son nid 1
C’est le chien de Jean de Nivelle 1
Cuisse de nymphe émue 1
O

Être en odeur de sainteté 1


L’odyssée de… 1
Le complexe d’Œdipe 1
Tuer la poule aux œufs d’or 1
Oie blanche 1
Donner à quelqu’un des noms d’oiseaux 1
Oiseau rare (oiseau bleu) 1
Être d’un calme olympien 1
Ouvrier de la onzième heure 1
Dépouilles opimes 1
Pousser des cris d’orfraie 1
Être victime d’ostracisme 1
Il ne faut pas vendre la peau de l’ours 1
P

Toucher le pactole 1
Les deux font la paire 1
Une flûte de Pan 1
Ouvrir la boîte de Pandore 1
Une peur panique 1
Mouton de Panurge 1
Réglé comme du papier à musique 1
Minute, papillon ! 1
Au ras des pâquerettes 1
Se recommander à tous les saints du paradis 1
Ne pas l’emporter au (en) paradis 1
La flèche du Parthe 1
Faire les cent pas 1
Être comme un coq en pâte 1
Marcher sur trois pattes 1
Tenir le haut du pavé 1
Douze balles dans la peau 1
Laid comme les sept péchés capitaux 1
Trois pelés et un tondu 1
Entasser Pélion sur Ossa 1
Regagner ses pénates 1
Ouvrage (toile) de Pénélope 1
Un(e) de perdu(e), dix de retrouvé(e)s 1
Un petit saint 1
Diseur de phébus (donner dans le phébus) 1
Voleur (bavard, curieux) comme une pie 1
Vivre sur un grand pied 1
S’habiller de pied en cap 1
Avoir les pieds à dix heures dix 1
Faire d’une pierre deux coups 1
Pigeon, vole ! 1
Dorer la pilule 1
C’est du pipeau 1
Manger les pissenlits par la racine 1
Les dix plaies d’Égypte 1
Des amours platoniques 1
Reprendre du poil de la bête 1
Les frères trois-points 1
Couper la poire en deux 1
Noyer le poisson 1
Une pomme de discorde 1
Tourner autour du pot 1
Découvrir le pot aux roses 1
Fier comme un pou 1
Mettre les quatre doigts et le pouce 1
Poule mouillée 1
Chercher des poux dans (sur) la tête de quelqu’un 1
Prêcher pour son saint 1
Un lit de Procuste 1
Une œuvre protéiforme 1
Mettre la puce à l’oreille 1
Marché aux puces 1
Une victoire à la Pyrrhus 1
Q

S’en moquer comme de l’an quarante 1


Repartir comme en quatorze (comme en quarante) 1
Un de ces quatre 1
Faire les quatre cents coups 1
Vendre le quatre-vingt-dix 1
Pas la queue d’une 1
Ajouter des queues aux zéros 1
Le chat à neuf queues 1
Un maître queux 1
Avoir la quille 1
R

Donner une rafle de cinq 1


Faire du ramdam 1
Chanter Ramona 1
Faire table rase 1
S’ennuyer comme un rat mort 1
Se dilater la rate 1
Ne pas en rater une 1
Un remède de bonne femme 1
Savoir de quoi il retourne 1
Un travail de Romain 1
Envoyer quelqu’un sur les roses 1
La cinquième roue du carosse 1
Franchir le Rubicon 1
Payer rubis sur l’ongle 1
S

Mille millions de mille sabords ! 1


(Ne pas) avoir les deux pieds dans le même sabot 1
À la Saint-Alban, on peut poser ses vêtements 1
Bise et grand vent à la Saint-Amand font mal au froment 1
Les jours, à la Saint-Antoine, croissent d’un repas de moine 1
Le feu Saint-Antoine 1
À la Saint-Arsène, mets au sec tes graines 1
À la Saint-Augustin, les orages sont proches de leur fin 1
L’ordre de saint Babouyn 1
Si saint Barthélemy fait ciel d’ange, beaux fruits, belle vendange 1
S’il pleut à la Saint-Benoît, il pleuvra trente-sept jours plus trois 1
À la Saint-Benjamin, le mauvais temps prend fin 1
C’est un vrai saint-bernard 1
Aller à Saint-Bezet 1
Si tu as vu saint Christophe, tu ne crains aucune catastrophe 1
Pluie violente à la Saint-Christophe, peut mener à la catastrophe 1
Les carabins de saint Côme 1
La prison de saint Crépin 1
Apparition de saint Cucufin 1
Être sorti de Saint-Cyr 1
S’il pleut à la Saint-Denis, la rivière sort neuf fois de son lit 1
Le Saint des Saints 1
Haricot semé à la Saint-Didier en rapporte un demi-setier 1
Saint Dominique a souvent chaud dans sa tunique 1
Le feu (de) Saint-Elme 1
Soleil à la Saint-Éric promet du vin dans les barriques 1
Par l’opération du Saint-Esprit 1
Temps de la Saint-Fernand, chaleur et soleil riant. 1
Dire une prière à saint Foulcamp 1
À la Saint-François vient le premier froid 1
Et tout le saint-frusquin 1
Avoir les épaules en bouteille de Saint-Galmier 1
Par saint Georges, vive la cavalerie ! 1
Temps de Saint-Gildas, temps de glace 1
Attendre la Saint-Glinglin 1
Le temps de saint Gontran voit l’hirondelle arrivant 1
S’il gèle à la Saint-Guénolé, au taureau, ferme le pré ! 1
Avoir la danse de Saint-Guy 1
Quand reviendra la Saint-Henri, tu planteras ton céleri 1
Tu peux semer sans crainte, quand arrive la Saint-Hyacinthe 1
Si saint Jacques est serein, l’hiver sera dur et chagrin 1
Les feux (et les herbes) de la Saint-Jean 1
C’est un saint Jean bouche d’or 1
À la Saint-Jules, mauvais temps n’est pas installé pour longtemps 1
Saint Laurent partage l’été par le milieu 1
L’été de la Saint-Martin 1
Saint Matthias casse la glace, s’il n’en trouve pas, il faut qu’il en fasse 1
S’il gèle le jour de la Saint-Maur, la moitié de l’hiver est dehors 1
Quand il pleut à la Saint-Médard, il pleut quarante jours plus tard 1
Le jour de la Saint-Odilon souvent n’amène rien de bon 1
Le carnaval de saint Pansard 1
La fête de la Saint-Patouillat 1
À la conversion de saint Paul, l’hiver se rompt le col 1
Découvrir saint Pierre pour (couvrir) saint Paul 1
À la Saint-René, couvre ton nez 1
Qui aime saint Roch aime son chien 1
Donner des bénédictions de saint Roch 1
Après la Saint-Roch, aiguise ton soc 1
Beau ciel à la Saint-Romain, il y aura des denrées et du bon vin 1
Promener (porter) quelque chose comme le saint sacrement 1
Pluie d’orage à la Saint-Silvère, c’est beaucoup de vin dans le verre 1
Le mal de Saint-Sylvain 1
Saint Thibault guérit tous les maux 1
À la Saint-Thierry, aux champs jour et nuit 1
Être comme saint Thomas 1
À la Saint-Victor, moissonneur ne dort 1
S’il pleut à la Saint-Victorien, ton grenier sera plein de foin 1
À la Saint-Vincent, l’hiver se reprend ou se rompt les dents 1
Entre Sainte-Adèle et Saint-Vincent, les gelées ont plus de mordant 1
À la Sainte-Agnès, souvent l’hiver progresse 1
Être bon pour Sainte-Anne 1
De sainte Béatrice la nuée assure six semaines mouillées 1
La confrérie de sainte Caquette 1
Coiffer sainte Catherine 1
À la Sainte-Catherine, tout bois prend racine 1
À la Sainte-Christine, les blés perdent leurs racines 1
À la Sainte-Claire, s’il éclaire et tonne, c’est l’annonce d’un bel automne 1
Au jour de la Sainte-Colette commence à chanter l’alouette 1
Il faut qu’à la Sainte-Eugénie toute semaille soit finie 1
À la Sainte-Gisèle, prends garde s’il gèle 1
Gelée du jour de sainte Honorine, rend toute la vallée chagrine 1
À la Sainte-Inès, travaille sans cesse 1
Bon fermier, à Sainte-Juliette doit vendre ses poulettes 1
À la Sainte-Madeleine, il pleut souvent car elle vit son Maître en pleurant
1
À Sainte-Marthe, prunes mûres, bonnes tartes 1
À la Sainte-Nathalie, temps joli 1
Faire la sainte-nitouche 1
À la Sainte-Reine, sème tes graines 1
Pluie de la Sainte-Sabine est une grâce divine 1
Le jour de la Sainte-Touche 1
Faire des salamalecs 1
Se faire du mauvais sang 1
En cinq sec 1
Être dans le secret des dieux 1
Le serpent de mer 1
Malin comme un singe 1
Une voix de sirène 1
Céder aux chants des sirènes 1
Le rocher de Sisyphe 1
À la six-quatre-deux 1
Le démon de Socrate 1
Avoir du bien au soleil 1
Être trempé comme une soupe 1
S’ennuyer à cent sous (de) l’heure 1
Des conditions spartiates 1
Une voix de stentor 1
Le(s) rivage(s) du Styx 1
T

Sans tambour ni trompette 1


Faire quelque chose tambour battant 1
Un supplice de Tantale 1
Il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne 1
Prendre le taureau par les cornes 1
Six pieds sous terre 1
Décrocher la timbale 1
Un combat de Titans 1
Être (se mettre) sur son trente et un 1
Tous les trente-six du mois 1
Être (tomber) dans le (au) trente-sixième dessous 1
Un saint triste est un triste saint 1
Un cheval de Troie 1
Avoir le trouillomètre à zéro 1
Avoir de la tune 1
U

Nec plus ultra / Non plus ultra 1


Ne faire ni une ni deux 1
V

Parler français comme une vache espagnole 1


À chacun son métier, les vaches seront bien gardées 1
Les vaches maigres 1
Se saigner aux quatre veines 1
Une maladie vénérienne 1
Ventre-saint-gris 1
Le coup de pied de Vénus 1
Sacrifier à Vénus 1
Dire à quelqu’un ses quatre vérités 1
Pas piqué des vers 1
Tirer les vers du nez à quelqu’un 1
Ramasser (prendre) une veste 1
Amoureux des onze mille vierges 1
Un vieux de la Vieille 1
Le coq du village 1
Vingt-deux ! (Voilà les flics !) 1
In vino veritas 1
Être entre deux vins 1
Avoir un violon d’Ingres 1
À deux vitesses 1
Une éruption volcanique 1
Faire les quatre volontés de quelqu’un 1
Ne plus savoir à quel saint se vouer 1
En vrac 1
Z

Faire le zèbre 1
Un zéro en chiffre 1
Nom de Zeus ! 1
Du même auteur

Aux Éditions de l’Opportun


– Poubelle, Colt, Béchamel, Silhouette et les autres, l’histoire étonnante de 101 noms propres
devenus communs, coll. « Les Timbrés de l’orthographe », préface de Jean-Pierre Colignon, 2010.
– Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints et 101 autres expressions d’inspiration
divine, coll. « Les Timbrés de l’orthographe », préface de Jean-Pierre Colignon, 2011.
– Attendre 107 ans et 101 autres expressions qui comptent, coll. « Les Timbrés de l’orthographe
», 2011.
– Malin comme un singe, rire comme une baleine, origine, histoire et signification précise de
102 expressions zoologiques, coll. « Les Timbrés de l’orthographe », préface de Jean-Pierre
Colignon, 2011.
– Pas besoin d’avoir fait l’ENA pour tout savoir sur la politique française (en collaboration
avec Jean-Pierre Rodriguez), 2011.
– 365 expressions de nos grands-mères, 2012.
– 500 expressions expliquées, commentées et documentées, coll. « Poche », 2013.
– Le Tour de France en 300 sommets, 2013.
– Langue française, arrêtez le massacre !, 2014.
– Inoubliables expressions de grand-mère, 2016.
– 5 minutes par jour pour ne plus faire de fautes, 2018.
– Les face-à-face de l’histoire, 2019.

Aux Éditions du Figaro Littéraire


– 100 anglicismes à ne plus jamais utiliser, 2016 (relié).
– Le Fabuleux Destin des noms propres devenus communs, 2017 (relié).
– 5 minutes par jour pour ne plus faire de fautes, 2018 (relié).

Aux Éditions Albin Michel


– Dico des noms propres devenus noms communs, coll. « Les Dicos d’or de Bernard Pivot »,
préface de Bernard Pivot, 2005.
– Dico étymo, inventaire des étymologies surprenantes, coll. « Le Magasin des curiosités »,
2008.

Chez d’autres éditeurs


– Hypnose ou Un silence de mort, roman, le Cercle d’or, 1974.
– Aberrances ou les Mondes adjacents, nouvelles, Hérault, 1981 (Prix de la nouvelle de la ville
du Mans).
– Les Disciples, nouvelles, Hérault, 1990.

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