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Édouard Delaunay
Directeur du pôle Recrutement, Stages
Science Infuse
Noosynth France
Quai de Grenelle
75008 Paris
0.1
VENDREDI 17 MARS, 16 H 28
«
Q UAND ROXANE SE DÉCIDERA-T-ELLE À
UTILISER SON CERVEAU ?
Ça fait des années
que ses professeurs attendent, en vain. Sans parler
de ses problèmes d’attitude. »
Édouard Delaunay lève les yeux du carnet
de correspondance qu’il vient de lire à voix
haute, pour m’adresser un grand sourire.
Ça me fait tout drôle.
D’habitude, devant mes prouesses scolaires,
les adultes ont tendance à tirer la gueule. Les
profs secouent la tête d’un air résigné ; la
coordinatrice lycée-corporations compulse ses
fiches comme si elle avait hâte que je dégage
de son bureau ; il n’y a que mon père pour me
regarder bien en face, d’un regard aussi lourd
que les valises qui le plombent.
Je frissonne en repensant à cette image
terrible : mon reflet dans les yeux de mon
géniteur, délavés par la fatigue et par l’alcool.
Un portrait si petit, si étriqué que j’ai
l’impression d’étouffer.
« La vie est difficile, qu’est-ce que tu crois ? » « Si
tu rates ton BAC, tu rates ta vie ! » « Est-ce que tu
n’es vraiment qu’une chiffe molle sans aucune
volonté ? »
Il faut toujours qu’il me prenne la tête, à
jouer les durs. Mais il n’est pas dur, lui, il est
faible. Sinon, pourquoi aurait-il sombré dans
l’alcool, quand il a été viré de son job de
comptable pour se retrouver agent auxiliaire à
la botte d’une intelligence artificielle ?
Pourquoi aurait-il laissé sa femme se tuer à la
tâche pendant qu’il cuvait sa bière ? Et
surtout, pourquoi se serait-il recasé avec cette
garce de Jennifer après la mort de maman ?
Je me tortille sur ma chaise, refoulant ces
souvenirs amers. Au fond de moi, malgré tout
ce que je reproche à mon père, je sais qu’il a
raison. Je sais que dans notre société où il n’y a
plus assez de travail pour tout le monde, le
brevet d’accès aux corporations est le
passeport obligatoire pour le futur. Depuis
que les universités ont été supprimées, c’est à
la fin du lycée que tout se joue. Ceux qui
réussissent rejoignent les campus des
corporations, pour apprendre un métier
correspondant aux besoins de ces
mégaentreprises. Ceux qui échouent sont
automatiquement catalogués « improductifs »
à la sortie du bahut, avec zéro perspective
d’avenir.
« Comme vous le savez, les épreuves du BAC
sont de plus en plus difficiles, susurre
l’homme qui me fait face, d’une voix
mielleuse. Le taux de réussite était de 71 %
l’an passé, et cette année les corporations ont
estimé qu’elles pourraient absorber un taux
moindre…
— 66 %, c’est ça ? je murmure, hésitante. Je
crois qu’ils ont annoncé ce chiffre aux news,
après les négociations avec le gouvernement.
Les journalistes et les politiques en font tout
un foin, parce que c’est la première fois qu’on
passe sous la barre des 70 %. »
C’est le même bras de fer chaque
printemps, entre les corporations qui veulent
réduire leurs coûts et le gouvernement qui
essaye tant bien que mal de lutter contre le
chômage galopant. Lorsqu’un poste est
automatisé, l’entreprise doit se débrouiller
pour recaser l’employé concerné ailleurs au
lieu de le licencier – plus bas, plus loin, et
surtout moins bien payé. C’est comme ça que
mon père et ma mère ont dégringolé dans
l’organigramme d’Urbanex, la boîte où ils se
sont rencontrés et où ils bossaient depuis
quinze ans. D’experts-comptables travaillant
au siège de cette société spécialisée dans la
gestion urbaine, ils se sont retrouvés à la rue…
au sens propre.
J’expire lentement en me concentrant sur
mon interlocuteur, sur son costume bien
coupé, sur sa cravate en soie, sur la chevalière
en or à son doigt.
« Directeur du pôle Recrutement, Stages
Science Infuse », annonce le badge métallique
épinglé au revers de sa veste. Sous ce titre
ronflant figure un logo en forme de cerveau,
les deux hémisphères formant les deux O du
mot NOOSYNTH : un géant de la
cybernétique, cette branche qui depuis des
décennies détruit les emplois par millions en
remplaçant les hommes par des machines.
Noosynth ne s’occupe pas de construire des
robots proprement dits. Que ce soient les
mécabots basiques, les anibots ressemblant à
des bestioles ou les androbots imitant le corps
humain, ils laissent la conception du châssis
extérieur à d’autres sociétés. Leur vrai métier,
c’est ce qu’il y a à l’intérieur : l’intelligence
artificielle, l’IA. Ils sont à la pointe de ce
domaine : c’est la plus grande corporation
française, et même mondiale, en la matière. Et
ils sont aussi à la pointe de la polémique.
Certaines de leurs activités sont même
carrément illégales en France… comme celle
qui m’amène ici aujourd’hui.
« J’ai étudié votre candidature très
attentivement », poursuit Édouard Delaunay.
Il repose mon carnet de correspondance sur
son large bureau de verre, à côté des autres
pièces du dossier. Parmi elles, ma photo
d’identité reproduite en quatre exemplaires :
une fille au visage très pâle, la nuque courte,
les cheveux aile de corbeau sagement plaqués
contre le crâne, souriant à l’appareil. Une
vraie petite fille modèle, à part le regard. Mes
yeux d’un bleu strident viennent troubler
cette image nunuche : ma pupille gauche, que
je cache habituellement derrière une longue
mèche asymétrique aujourd’hui domestiquée
par une barrette, est trois fois plus dilatée que
la droite. Du coup, mon expression a quelque
chose de bancal, de louche. L’angoisse me
chatouille le ventre : est-ce que ça va mettre
Delaunay mal à l’aise, et diminuer mes
chances d’être prise ?….
« Résumons-nous, déclare le chargé de
recrutement, m’arrachant à mes pensées. 6/20
au contrôle continu, qui compte pour 40 % de
la note du BAC… Ça veut dire que vous devez
obtenir au moins 13/20 à l’examen final, pour
atteindre une moyenne de 10/20 et décrocher
votre diplôme. Pour ne serait-ce qu’une
mention “assez bien”, c’est 16/20 qu’il faut
viser. Et pour le graal d’une mention “bien”,
donnant accès aux corporations les plus
demandées, il vous faudra obtenir un
stratosphérique 19,5/20. » Il croise les mains
sous son menton en poussant un petit
gloussement : « Ce n’est pas gagné, comme on
dit, mademoiselle Le Gall !…. »
J’ai soudain envie de le lui faire bouffer, son
sourire plein de condescendance. Le vertige
me prend. La pièce est trop grande et il y a
trop de bleu à travers la fenêtre – je ne suis pas
habituée à tant d’espace, ni à tant de ciel.
Qu’est-ce que je fous ici, dans ce bureau cossu,
face à ce bouffon qui porte sur le dos trois
mois du salaire de mon père ? Où est passée
Rox, la terreur qui fait changer les gens de
trottoir ? J’ai l’impression de ne pas être moi-
même, avec la barrette que je me suis collée
dans les cheveux. Je me sens mal à l’aise dans
les habits trop clairs et trop légers que j’ai
passés pour l’entretien, au lieu du treillis en
toile épaisse et du perfecto de cuir noir sous
lesquels j’aime me blinder. Mes lèvres me
semblent nues, dépouillées du rouge à lèvres
sombre Darkissime dont je les enduis
habituellement. Mon cou a froid, sans le
collier de chien clouté que je porte en
permanence.
Ma place n’est pas ici.
C’était une erreur de venir à Paris et de me
pointer à cette convocation chez Noosynth.
Je me lève, prête à rentrer dans ma
banlieue, l’alturbation du Bois-Joli, ce
gigantesque ensemble qui a recouvert tout le
territoire au nord de la capitale au cours des
années.
Mais le chargé de recrutement enchaîne
aussitôt d’une voix suave, me coupant net
dans mon élan :
« Excusez-moi, c’était maladroit de ma part.
Ce que je voulais dire, c’est que “ce n’est pas
gagné” sans un petit coup de pouce. Or, ce
coup de pouce, Noosynth est en mesure de
vous le donner. Vous avez frappé à la bonne
porte, chère mademoiselle Le Gall ! »
Je me rassieds lentement sur ma chaise, le
cœur battant, partagée entre l’espoir et la
méfiance.
Édouard Delaunay, lui, poursuit son exposé
comme si de rien n’était :
« Comme vous le savez sans doute,
Noosynth est le leader mondial en matière de
réseaux neuronaux artificiels depuis sa
création par Damien Prinz, l’un des meilleurs
neuroscientifiques de sa génération. En nous
inspirant de la structure du cerveau humain,
nous créons les intelligences artificielles les
plus avancées du monde.
« Mais depuis quelques années, nous
sommes aussi les pionniers d’une toute
nouvelle technologie fonctionnant en sens
inverse : non pas l’IA inspirée du cerveau
humain, mais l’IA appliquée au cerveau
humain. Comme l’explique Damien Prinz
dans ses discours visionnaires, c’est là la
nouvelle frontière de la cybernétique : la
programmation neuronale ! Repousser les limites
mentales de notre espèce grâce à la science !
Or, nous obtenons nos résultats les plus
spectaculaires sur des patients comme vous…
— … l’intelligence artificielle pour soigner
la bêtise naturelle, c’est ça l’idée de Damien
Prinz ? je lâche, incapable de me contenir plus
longtemps. Une demeurée comme moi, ça
doit être le jackpot pour vous, non ? Pas la
peine d’en rajouter, j’ai compris le tableau. »
Édouard Delaunay prend un air offusqué –
plus faux-cul, tu meurs.
« Bêtise n’est pas un mot qui figure au
vocabulaire de Noosynth ! se récrie-t-il. Pour
nous, il n’y a pas de gens bêtes, il y a juste des
gens qui n’ont pas eu de chance ! Comme
vous, mademoiselle Le Gall, comme vous ! »
Ayant débité son discours 100 %
politiquement correct, 100 % fake, il tapote le
dossier posé devant lui. « Du reste, vos
professeurs sont unanimes : vous avez de
réelles capacités intellectuelles,
malheureusement gâchées par une suite de
circonstances fâcheuses. Vos parents victimes
de la robotisation quand vous aviez quatorze
ans, reclassés d’experts-comptables à agents
auxiliaires au sein d’une équipe cybernétique
d’entretien urbain. Le décès tragique de votre
mère l’année suivante, renversée tandis
qu’elle nettoyait une rue du Bois-Joli, victime
d’un chauffard conduisant une voiture
manuelle en dépit de la loi qui les interdit. Les
problèmes d’alcool de votre père. Les conflits
avec votre belle-mère. Les problèmes
d’intégration au lycée Jules-Verne. Vos
difficultés de concentration, l’école
buissonnière, la chute vertigineuse de vos
résultats scolaires au cours des quatre
dernières années. Tout est écrit là, noir sur
blanc. »
Tout ? Pas vraiment, mon gros. En
constituant ce fichu dossier, je me suis bien
gardée de mentionner les passages au poste de
police, pour vol de fringues ou abattage de
drones de livraison. Surtout, je n’ai pas dit un
mot du casse raté avec la bande des Clébardes,
le mois dernier…
Ce casse, c’était l’idée d’Angie, l’idée la plus
débile du siècle. Et le pire, c’est que je me suis
laissé entraîner, comme d’hab. Le lendemain
de ce foirage intégral, j’étais au fond du trou,
la déprime totale. C’est à ce moment-là que
l’e-mail de Noosynth est tombé dans ma
messagerie, comme par magie. Je me suis dit
que c’était un cadeau du ciel : ma dernière
chance de m’en tirer, avant de basculer
définitivement du côté obscur de la force.
Pour la bijouterie, j’ai eu du bol, je ne me suis
pas fait choper – ni moi, ni aucune des filles
de la meute. On a réussi à quitter les lieux
quand les sirènes se sont mises à sonner, après
avoir explosé le vigibot, sans rien emporter.
Mais la prochaine fois ? Je sais qu’Angie
voudra recommencer. Je sais que les Clébardes
me mettront une pression de dingue pour que
je participe. Je sais que je ne pourrai pas
résister. Le code d’honneur de la meute est
trop fort, ou alors c’est moi qui suis trop
influençable. Et si je me fais gauler la
prochaine fois, ce n’est pas le tribunal pour
enfants qui m’attendra : je suis majeure à
présent, et je serai jugée comme une adulte.
Mon adolescence a passé à toute allure et
mes dix-huit ans sont arrivés sans que je les
vois venir. La coordinatrice lycée-corporations
a décrété que la mort de maman avait aggravé
mon trouble du déficit de l’attention. Mais
moi, j’ai juste l’impression que c’est le temps
qui s’est accéléré. Comme une chute libre
dans les simulateurs de réalité virtuelle du
Virtuaboulevard, où on a si souvent zoné avec
les Clébardes, au lieu d’aller en cours. C’était
tellement facile de suivre le mouvement sans
me poser de questions… Au sein de la meute,
j’avais l’impression d’être protégée, acceptée,
fortifiée. Mais en réalité je n’étais pas forte, je
ne l’ai jamais été.
Je suis lâche.
Je suis faible.
Je suis la fille crachée de mon père.
« En un mot comme en cent, vous êtes
parfaite ! assure le chargé de recrutement.
Vous correspondez exactement au profil que
nous souhaitons aider. Voilà quatre ans
maintenant que les stages Science Infuse
existent, des centaines de participants en ont
bénéficié pour réussir brillamment leurs
examens. Cette année, pour la première fois,
nous allons accueillir trois boursiers à notre
prochaine session de révision du BAC : trois
élèves issus de milieux modestes, en difficulté
scolaire patente. Des cas désespérés aux yeux
de l’Éducation nationale. Mais justement,
nous sommes là pour faire renaître l’espoir,
grâce à la programmation neuronale. En une
semaine de stage intensif, la méthode Science
Infuse permet d’emmagasiner l’intégralité du
programme scolaire du lycée dans n’importe
quel cerveau normalement constitué. Cette
technique de pointe coûte très cher, bien sûr,
mais les heureux élus seront entièrement pris
en charge par Noosynth et n’auront pas à
débourser le moindre centime. Mademoiselle
Le Gall, j’ai le plaisir de vous annoncer que
vous êtes shortlistée pour la dernière étape de
sélection ! »
Les lèvres d’Édouard Delaunay s’étirent
davantage, dévoilant ses dents parfaitement
alignées.
J’hésite un moment, pas sûre de savoir
décrypter son expression.
Qu’est-ce qui se cache, au juste, derrière ce
sourire trop éclatant ?
De la pitié ?
De l’autosuffisance ?
Ou une réelle sincérité ?
« Merci…, je finis par murmurer, en tentant
à mon tour une amorce de sourire.
— De rien, de rien. Vous pourrez remercier
notre président en personne, si vous figurez
dans la sélection finale. »
Il se tourne à demi vers le portrait encadré
sur le mur derrière lui, à côté de la fenêtre
donnant sur la tour Eiffel : un binoclard en
chemise blanche à col ouvert, cheveux mi-
longs grisonnants savamment décoiffés par un
souffle d’air invisible, regard visionnaire perdu
vers un horizon lointain. Le type sur la photo
semble avoir à peine une cinquantaine
d’années – mais de nos jours, il est difficile de
déterminer avec certitude le vrai âge des gens,
surtout quand ils ont les moyens de s’offrir les
miracles de la chirurgie nanoesthétique…
« Quel privilège, n’est-ce pas, pour celles et
ceux qui seront choisis par Damien Prinz lui-
même ? » me glisse le chargé de recrutement,
en pleine adoration devant son patron.
J’opine, ne sachant que répondre.
« Pour l’heure, je dois vérifier avec vous
quelques détails pratiques. Comme vous êtes
majeure, il n’y a pas besoin de l’autorisation
de votre père pour participer au stage. Mais je
voudrais tout de même m’assurer que vous lui
avez parlé de votre démarche, et qu’il vous a
donné son accord plein et entier.
— Il est… ravi », je mens.
Comme si j’avais été assez folle pour lui dire
que je postulais chez l’ennemi ! Ma présence
ici relève de la haute trahison. C’est une
intelligence artificielle produite par Noosynth
qui a remplacé mon père à la compatibilité du
siège d’Urbanex, et c’est aussi une IA de chez
eux qui gère le service « entretien » du Bois-
Joli…
HygéIA, qu’elle s’appelle (Noosynth affuble
ses programmes de noms ridicules issus de la
mythologie – Hygéia était la déesse de
l’hygiène chez les Grecs, si j’ai bien compris).
Ramassage programmé des poubelles ;
changement des ampoules d’éclairage
écologique ; décapage des trottoirs à l’air
comprimé – les robots font le gros œuvre,
entièrement automatisé. Mais il y a toujours
des petits trucs qui déconnent, des imprévus
bien crades : le sac-poubelle qui éclate avant
qu’un bras articulé le jette dans la benne ; le
piaf venu se cramer en haut d’un pylône
d’éclairage ; le vieux chewing-gum dégueu
incrusté dans le trottoir depuis des lustres…
C’est là que les humains entrent en scène,
pour ramasser la merde que même les robots
ne veulent pas toucher. Pour ces tâches non
standardisées, c’est plus rentable d’envoyer
des esclaves humains corvéables à merci,
plutôt que des machines. Voilà ce que signifie
« agent auxiliaire », dans le jargon hypocrite
des corporations : auxiliaire d’une IA, pour
l’aider à finir le sale boulot par tous les
temps… sans compter le danger d’être fauché
par un conducteur fou, comme c’est arrivé à
maman.
À cette pensée, je serre les dents derrière
mon sourire de façade.
« Excellent ! s’exclame Édouard Delaunay,
sans se douter de la tempête émotionnelle qui
fait rage dans ma tête. Le stage Science Infuse
en lui-même dure sept jours, ce à quoi il faut
ajouter deux jours de voyage – aux frais de
Noosynth, bien sûr. Êtes-vous bien disponible
pour les prochaines vacances de printemps, du
14 au 22 avril inclus ? »
Je parviens à desserrer la mâchoire pour
articuler quelques mots :
« J’avais booké une croisière aux Seychelles,
mais j’ai annulé…
— Ha ha ha ! Et de l’humour, avec ça ! C’est
bien, ça compte pour le capital sympathie
auprès du grand public. Ce qui m’amène au
dernier point : comme vous le savez, en
contrepartie du stage gratuit entièrement
sponsorisé par Noosynth, les boursiers
s’engagent à publier leur parcours
académique. En effet, les médias et les
législateurs nourrissent des préjugés absurdes
contre la programmation neuronale ; ce qui
nous oblige à proposer les stages Science
Infuse dans les eaux internationales, hors de la
juridiction des États. Nous entendons
combattre ces craintes injustifiées par
l’exemple. Si vous êtes retenue, nous vous
demanderons de figurer dans un reportage
après le stage, jusqu’aux résultats du BAC.
Votre succès sera la meilleure preuve de
l’efficacité et de l’innocuité de la méthode.
— Pas de problème.
— Vous nous autorisez aussi à publier votre
dossier scolaire ?
— Avec ma photo dédicacée en prime si
vous voulez.
— Ha ha ha ! Signez là, je vous prie. »
L’homme me tend un stylo-plume tellement
lourd qu’il doit être en argent massif.
De l’autre main, il pointe la dernière ligne
tout en bas d’un document couvert d’une
écriture trop petite pour que je puisse la
déchiffrer. Ce n’est pas maintenant que je vais
avoir des doutes. Tout ce qui compte pour
moi, c’est de passer le BAC pour échapper aux
reproches de mon père, aux sarcasmes de
Jennifer et aux griffes des Clébardes. Je n’ai
aucune idée de ce que j’étudierai, dans quel
campus de corporation, débouchant sur quel
métier. Peu importe. Ce que je veux, c’est
partir le plus loin possible du Bois-Joli et
commencer une nouvelle vie.
Ma vie.
Mais j’ai quoi, une chance sur mille d’être
retenue au final ? Une chance sur dix mille ?
J’imagine que je ne suis pas la seule dernière
de classe à postuler… et il n’y a que trois
bourses accordées.
Je pose la pointe brillante sur le papier,
m’attendant à en voir jaillir un liquide rouge
vif – après tout, les militants humanicistes
considèrent Noosynth comme le diable
incarné, et c’est avec son propre sang qu’on
est censé signer les pactes avec le diable, pas
vrai ?
Allez, pari avec moi-même…
Si c’est de l’encre rouge qui sort du stylo,
c’est que le diable veut de moi…
C’est qu’il accepte que je lui vende mon
âme, ou plus exactement que je lui loue mon
cerveau…
Mais c’est une banale encre noire qui sort
de la plume tandis que je trace ma signature.
Ma pauvre Rox, tu n’as vraiment pas de chance :
même le diable ne veut pas de toi.
0.2
MARDI 4 AVRIL, 18 H 30
À
À peine ai-je tapé la dernière lettre qu’une
voix synthétique résonne dans mon dos, me
faisant sursauter :
« Votre cycle de lavage sera terminé dans –
[cinq] – minutes. »
Je lève les yeux sur le mécabot-gérant en
charge de la laverie : une espèce de gros
cylindre monté sur roues, aux appendices
munis de pinces et de fers à repasser. Le dôme
métallique qui lui sert de « tête » est tout
cabossé, témoin des dizaines de coups qu’il
s’est pris de la part de clients mécontents ou
en colère. Les graffitis sur les murs de la
laverie annoncent la couleur : « Débranchez
maintenant ! » ; « Ni auxis, ni soumis ! » ; « Les
pantins à la casse ! ». Les pantins : c’est
comme ça que les robots sont désignés par les
militants humanicistes. Ces derniers sont
nombreux, dans ce quartier populaire au
tréfonds du Bois-Joli, où le taux
d’improductifs en âge de travailler flirte avec
les 35 %. Contrairement aux Affranchis, les
humanicistes ne rejettent pas la technologie
en bloc : ils s’opposent juste à l’automatisation
du travail, au nom de la suprématie des
humains sur les pantins. Leur emblème en
témoigne, tagué au pochoir – un homme au
milieu d’un cercle, bras et jambes déployés –,
ainsi que leur cri de ralliement : « L’homme
au centre de tout ».
« Comment souhaitez-vous récupérer votre linge ?
Choix un – [en vrac] ; choix deux – [repassé] ;
choix trois – [repassé et plié] ?
— Et ta tronche, tas de ferraille : tu la veux
en vrac, ou repassée et pliée ? »
Ma voix hargneuse résonne dans la laverie
déserte, mais le mécabot reste imperturbable.
Comment pourrait-il en être autrement ? Ce
n’est qu’une grossière coquille équipée d’un
programme basique, loin des IA les plus
sophistiquées.
Je me sens soudain toute conne.
Insulter une vulgaire machine : décidément,
je suis tombée bien bas…
« Je n’ai pas compris votre choix. Veuillez choisir
l’une des options proposées : choix un – [en vrac] ;
choix deux – [repassé] ; choix trois…
— En vrac ! j’aboie. Et maintenant dégage,
avant que je t’en colle une ! »
Le mécabot s’éloigne sur ses roues
grinçantes.
Je pousse un soupir et rouvre la fenêtre du
manuel de philo sur ma tablette. Pour la
dixième fois au moins, je me force à relire le
paragraphe qu’on est censés commenter pour
demain.
« Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant
que je voulais ainsi penser que tout était faux, il
fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse
quelque chose. »
Le bourdonnement du lave-linge
supersonique me berce, m’emporte.
Ma longue mèche brune vibre devant mon
front.
Descartes doutait de tout, si je me rappelle
vaguement ce que racontait le prof de philo
en classe. Il doutait de ce qu’il voyait, de ce
qu’il entendait, de ce qu’il sentait, et même de
ce qu’il était.
J’inspire profondément.
Douter de soi-même, pourtant, ça devrait
me parler : c’est l’histoire de ma vie.
Alors pourquoi est-ce que je pige que dalle à
ce charabia ?
Une petite voix cruelle susurre dans ma
tête :
« Philo, zéro pointé… »
Une autre réplique :
« … il fallait nécessairement que moi, qui le
pensais, fusse quelque chose… »
Le tambour tourne.
« … moi, qui le pensais, fusse quelque chose… »
Ma tête dodeline.
« … fusse… quelque… chose… »
Mes paupières tombent.
« Rox ! »
Je me redresse en sursaut, soufflant pour
écarter la mèche tombée devant mon œil
gauche.
Angie est là devant moi, accompagnée de
Maud et Sam, arborant leur collier clouté : les
Clébardes au grand complet.
J’étais tellement étourdie par le ronron du
tambour et le charabia de Descartes que je ne
les ai pas entendues entrer. Voilà presque un
mois que je les évite, depuis le casse en fait,
rasant les murs de l’alturbation et ceux du
lycée. Mais là, pas moyen d’y couper : elles
sont toutes les trois face à moi, dans la laverie
désertée.
Je sens une sueur froide couler le long de
ma colonne vertébrale.
« Qu’est-ce que tu fous là ? » me lance
Angie.
Si on était vraiment des chiennes, Angie
serait certainement un pitbull, avec sa carrure
de catcheuse et sa face de guerrière. Voilà des
semaines qu’elle ne va plus du tout en cours,
passant son temps dans la rue. La lumière
rasante du néon marque ses cicatrices de
combat. Estafilade laissée par un coup de canif
sur la joue droite. Balafre creusée par un
cutter sur la joue gauche. Et la plus récente :
points de suture encore frais au-dessus du nez,
souvenir de la balle en caoutchouc tirée par le
vigibot de la bijouterie, avant qu’elle le mette
hors d’état de nuire d’un coup de batte.
Difficile de croire que c’est la même fille qui
m’a prise sous son aile – là, elle a plutôt l’air
de vouloir me mettre en pièces.
« Ben tu vois, je fais une machine…, je
murmure.
— Non, je veux dire : qu’est-ce que tu fous
avec ça ? »
Elle m’arrache ma tablette des mains et
regarde l’écran d’un air dégoûté.
« Tu te la joues intello, maintenant, Rox ?
— Rends-moi ça !
— T’es devenue trop bien pour nous ?
— Raconte pas n’importe quoi….
— Alors, pourquoi tu nous snobes ? »
J’ouvre la bouche pour répliquer un truc,
mais Sam est plus rapide que moi :
« Parce qu’elle veut nous balancer, voilà
pourquoi ! » s’exclame-t-elle en me jetant un
regard mauvais.
Sam, c’est un doberman : athlétique, super
bien gaulée, avec des sourcils épilés en accents
circonflexes, comme deux oreilles de chien de
garde taillées en pointe. C’est aussi la seule de
nous quatre qui habite au niveau
intermédiaire. Il y a toujours eu de l’eau dans
le gaz entre Sam et moi. Peut-être parce que
j’ai pris sa place en devenant la protégée
d’Angie – place qu’elle occupait avant que je
débarque dans la meute.
« Elle va tout lâcher aux flics à propos de la
bijouterie, cette sale taupe, s’exclame-t-elle. Si
c’est pas déjà fait ! »
À
À ces mots, elle crache sur le sol de la
laverie.
« J’ai rien lâché du tout ! je m’écrie. Je suis
pas stupide à ce point ! J’étais dans le coup,
moi aussi, j’ai pas envie de me retrouver en
taule !
— Ben justement…, rétorque Maud, la plus
petite de la bande – le teckel de la meute,
menu mais coriace. Peut-être que t’essayes de
négocier en douce ton immunité en nous
livrant toutes les trois… »
Je me lève d’un bond, le cœur battant,
tandis que Sam se met à fredonner un air
inquiétant :
« Woooo… Woooo… Woooo…. »
Maud et Angie joignent leurs voix à la
sienne pour former un chœur inarticulé, de
plus en plus sonore – de plus en plus
menaçant :
« WOOOO !… WOOOO !… WOOOO !… »
C’est le cri de guerre des Clébardes, calqué
sur celui de chiens hurlant à la mort.
Pour la première fois, je me sens vraiment
en dehors de la meute. Je me sens comme une
proie face à des prédateurs. J’imagine ce
qu’ont dû ressentir les passants qu’on a
terrorisés, en poussant nos hurlements dans
les rues le soir…
« Négocier mon immunité ? je m’écrie.
Vous délirez grave ! Faut arrêter de mater des
ego-feuilletons policiers, ça vous monte à la
tête ! Tout ce que je veux, c’est avoir la paix
pour…
— Pour lire ces conneries ? » coupe Angie
en brandissant ma tablette ouverte sur le
Discours de la méthode.
Je recule instinctivement, pensant qu’elle va
m’assommer avec l’appareil.
Mais elle le laisse tomber sur le banc en
plastique, et m’attrape par le col de mon
perfecto.
« Je me fais du souci pour toi, petit
husky… », murmure-t-elle d’une voix soudain
radoucie.
Petit husky : c’est comme ça qu’elle me
surnomme, rapport au bleu de mes yeux,
depuis le jour où elle m’a offert mon collier
en m’accueillant dans la meute. Cet élan
d’affection inattendu me prend de court. Elle
est comme ça, Angie : une chienne enragée
pour la majorité des gens, mais une mère
protectrice pour quelques-uns.
« Tu es une estropiée de la vie, dit-elle en
écartant ma mèche asymétrique, pour dégager
mon front et exposer mon œil dilaté. Comme
moi. Comme nous toutes. » Elle jette un
regard navré à la tablette gisant en travers du
banc, écran fendu d’une longue fissure en
travers du visage de Descartes. « Il est pas fait
pour toi, ce cours à la con. Qu’est-ce qu’un
type né il y a des siècles peut bien comprendre
à notre époque de merde ? Qu’est-ce qu’il
peut comprendre à ces profs qui nous
cataloguent dès la naissance, à ces pantins qui
piquent les jobs de nos vieux ? De toute façon,
qu’on se casse le cul à l’école ou qu’on glande,
ça revient au même : il n’y a pas de place pour
les filles comme nous, à part tout en bas de
l’échelle. Servir de larbins aux robots ou partir
ramasser du crottin de chèvre chez les
arriérés, c’est ça l’alternative ? Non merci ! »
Angie place ses mains sur mes épaules et
plonge ses yeux dans les miens.
« Séparées, on est vulnérables, des chiennes
errantes à la merci de la fourrière. Mais
ensemble, on est invincibles. On peut se
faufiler dans les brèches de ce monde pourri,
en vider les poubelles quand ça nous chante,
effrayer le bourgeois à la nuit tombée. On n’a
rien à attendre de la société : ce qu’on veut,
faut qu’on l’arrache. Ta vraie, ta seule famille,
c’est nous, les Clébardes. C’est la meute. Tu
comprends, Rox ? »
Je hoche la tête.
Loin des Clébardes, c’était facile de prendre
des bonnes résolutions, de me faire des films
sur mon avenir, de me convaincre que j’allais
enfin réussir à me mettre au travail. Mais là,
face à Angie, c’est soudain beaucoup plus
difficile.
« Pour la bijouterie, je comprends que t’aies
flippé, continue-t-elle. Et j’en prends l’entière
responsabilité : c’est moi la cheffe, et j’avoue
que j’ai bien foiré sur ce coup-là. On s’est
attaquées à quelque chose de trop gros, trop
vite. Mais j’ai un nouveau plan pour rattraper
ça. Un plan en or, immanquable. Un plan
dont tu fais bien sûr partie, petit husky. »
0.4
MARDI 4 AVRIL, 20 H 27
« Mademoiselle,
« Par la présente, nous avons l’honneur
de vous annoncer que votre candidature a
été retenue pour l’obtention d’une
bourse Science Infuse. En conséquence,
Damien Prinz vous invite à un stage dans
l’archipel flottant des îles Fortunées,
actuellement stationné au large de la
Floride, tous frais payés. Veuillez trouver
ci-dessous les informations pratiques… »
«
C HOIX UN OU CHOIX DEUX,
MADEMOISELLE ?
— Euh… quoi ? » je sursaute.
Je n’avais pas vu l’androbotte-hôtesse
s’approcher de mon siège.
Elle se tient là, devant moi, un grand sourire
s’affichant sur son visage caoutchouteux. C’est
un modèle dernier cri, tel que je n’en ai
jamais vu au Bois-Joli, mais seulement dans ces
jeux télévisés débiles où les androbots ont
commencé à remplacer les présentateurs. Je
devine qu’elle doit coûter la peau des fesses –
moins cher cependant qu’une vraie hôtesse
avec un salaire, des congés payés, un congé
mat’ et des jours de récup.
Sur le petit écran, de telles créatures
peuvent faire illusion et passer pour
vaguement humaines, mais vues de près c’est
tout autre chose. Cette peau sans aucun pore,
aussi lisse qu’une toile cirée… ces dents d’une
blancheur irréelle, aussi brillantes qu’un
carrelage de salle de bains… ces yeux fixes
surtout, billes de verre au fond desquelles
s’ouvrent deux minuscules diaphragmes de
caméra… Beurk !
« Choix un – [selle d’agneau snackée à
l’émulsion de poivron jaune] ; choix deux – [gigotin
de pigeonneau poêlé à la sauce réglisse] », répète-t-
elle d’une voix atone, qui me donne la chair
de poule.
Contrairement au vieux mécabot cabossé de
ma laverie de quartier, dont l’élocution est
tellement hachée que c’en est risible, celle de
l’androbotte-hôtesse est relativement fluide.
Mais son timbre reste métallique et
inexpressif, à des années-lumière d’une vraie
voix humaine.
« Euh… l’agneau… », finis-je par dire, parce
que je me sentirais vraiment trop bête de
demander à une machine ce que c’est qu’un
gigotin de pigeonneau.
L’androbotte-hôtesse dresse une nappe en
tissu sur ma tablette. Ses gestes ont quelque
chose de saccadé, un peu comme dans les
vieux films d’animation en stop-motion. En
tendant bien l’oreille, je peux percevoir le
chuintement des vérins actionnant ses
articulations, le jeu de courroies mettant en
branle le squelette d’aluminium caché sous sa
peau synthétique… L’espace d’un instant,
tandis qu’elle dispose différentes coupelles
devant moi, son poignet frôle le mien – il est
froid comme celui d’un cadavre.
« Et comme boisson, mademoiselle ? Une flûte de
champagne, peut-être ?
— Je… euh… non merci, j’en ai déjà pris
une tout à l’heure…, je balbutie. Plutôt un
Coca… »
L’alcool, je consomme à petites doses, vu
mes antécédents familiaux… D’autant que la
tête a commencé à me tourner dès que j’ai mis
les pieds dans l’avion. Pour mon baptême de
l’air, tu parles d’un luxe ! Noosynth m’a booké
une place en classe affaires, à l’avant de
l’appareil, loin de la classe économie où le
service est assuré par de simples mécabots à
roulettes : des chariots qui se meuvent tout
seuls dans les allées, distribuant les plateaux-
repas automatiquement. Le siège dans lequel
je suis assise est incroyablement confortable et
moelleux. Le choix de me-movies sur l’écran
panoramique devant moi est tout simplement
étourdissant, avec à chaque fois l’option
d’incruster mon selfie 3D pour incarner le
personnage principal. Quant au ciel à travers
le hublot, c’est tellement vertigineux que j’ose
à peine regarder.
« Voilà, mademoiselle, me dit l’androbotte-
hôtesse en me tendant un verre de Coca avec
glaçons et rondelle de citron. Puis-je vous
demander si Miami est votre destination finale ? »
Je me raidis contre le dossier de mon siège.
Pourquoi me pose-t-elle cette question ? Ma
couverture serait-elle déjà grillée ? J’ai dit à
mon père que je partais pour une classe de
rattrapage financée par le bahut, organisée
spécialement pour les élèves en difficulté. J’ai
prétendu que j’allais passer les vacances de
printemps à bachoter à la dure, alors qu’en
fait je vais me la couler douce sous les
tropiques. Sur le coup, il a eu l’air de tout
gober, y compris la fausse lettre du proviseur
que j’ai fabriquée en volant du papier à en-
tête de Jules-Verne, dans le bureau de la
coordinatrice lycée-corporations.
Évidemment, ça le soulageait de me voir
dégager le plancher, après notre dernière
engueulade. Mais si, depuis, il avait décidé de
contacter le lycée, découvrant mon mytho ?
S’il avait réalisé que j’étais en route pour
passer une semaine au cœur de la boîte qui a
bousillé sa vie ? Je l’imagine appelant la
compagnie aérienne pour demander mon
rapatriement d’urgence… Non, pas question !
J’y suis, j’y reste ! Je suis majeure et vaccinée !
« Pourquoi est-ce que vous voulez savoir si
Miami est ma destination finale ? je demande
à l’androbotte-hôtesse, tâchant sans succès de
lire ce qui se trame au fond de ses yeux-
caméras. Il y a un problème ? »
Elle reste un moment immobile, son visage
figé comme un masque de théâtre qu’aucune
vie n’anime. Je devine que derrière cette
façade, le logiciel qui lui tient lieu de pensée
tourne à plein régime pour interpréter ma
question.
« Négatif : il n’y a pas de problème, mademoiselle,
finit-elle par répondre. Notre vol a juste un peu
de retard. Je voudrais vérifier que vous aurez assez
de temps pour une éventuelle correspondance, grâce
au simulateur de transfert dont je suis équipée. Au
besoin, j’avertirai électroniquement la compagnie en
charge de votre second vol. »
Mon estomac se dénoue.
« Bien sûr, la correspondance, où ai-je la
tête ! dis-je en jouant les habituées. J’en ai
une. Mais je crois que c’est un vol privé,
affrété par la société Noosynth. »
Impossible de savoir ce que l’androbotte-
hôtesse pense de Noosynth, dont l’un des
programmes équipe certainement son
processeur : son front de plastoc reste
parfaitement lisse et son sourire calibré ne
bouge pas d’un millimètre.
« Désolée, mais je ne suis pas habilitée à
communiquer électroniquement avec les vols privés,
dit-elle simplement. Bon appétit, mademoiselle. »
Durant quelques instants, je la regarde
s’éloigner pour poursuivre son service, de
cette démarche heurtée si caractéristique des
androbots. À chacun de ses pas, un petit déclic
retentit : c’est celui de ses semelles aimantées,
qui la maintiennent au sol métallique de
l’allée pour éviter qu’elle se casse la gueule
toutes les trois secondes. Pauvre pantin
pathétique…
Détachant mes yeux de ce spectacle qui me
met mal à l’aise, je reporte mon attention sur
un objet plus réjouissant : mon plateau.
Voyons voir, cette mini-quiche trop mimi, ce
doit être une tourtelette craquante au homard,
d’après le menu qu’on m’a remis à
l’embarquement. Bien évidemment, je n’ai
jamais mangé de homard de ma vie, mais je
suis sûre que c’est délicieux !
Avant que je puisse confirmer mon
hypothèse, je sens quelqu’un me tapoter
l’épaule.
Je me retourne vivement, m’attendant à voir
ressurgir cette maudite hôtesse avec un nouvel
amuse-gueule au nom à coucher dehors. En
fait, c’est le passager assis dans le siège
derrière moi : un Eurasien aux cheveux courts
et lustrés. Assez grand. Mon âge à vue de nez.
Beau gosse, dans le genre preppy à la Ralph
Lauren – il y a même le fameux logo au
canasson, sur son polo vert.
« Excuse-moi, tu as bien parlé de
Noosynth ? » me demande-t-il.
Je hoche la tête, méfiante.
« T’es là pour le stage Science Infuse ?
— On se connaît ? »
Un sourire se dessine sur les lèvres du
garçon.
« Pas encore, mais ça va venir, dit-il. Vu
qu’on va passer une semaine ensemble.
— Je ne vois pas ce que tu veux dire.
— Je ne suis pas Einstein, à en croire mon
bulletin de notes. Mais je suis assez futé pour
comprendre qu’une fille dans un avion pour
la Floride, avec une correspondance organisée
par Noosynth, ne voyage pas pour se dorer la
pilule – ou pas seulement. »
Je repose mon verre de Coca sur ma tablette
et je me tords sur mon siège, soufflant dans
ma mèche cache-œil pour mieux calculer le
garçon. À première vue, avec sa raie bien
plaquée sur le côté, on pourrait croire qu’il a
sa carte d’abonnement en classe affaires. Mais
à mieux y regarder, il y a plein de détails qui
clochent. Le col de son polo est tout
effiloché ; son pantalon est élimé jusqu’à la
corde ; ses souliers ont la semelle décousue.
On dirait que le mannequin Ralph Lauren
s’habille avec des fonds de friperie.
« T’es boursier, comme moi ? je lui
demande.
— Yep. Cinq de moyenne générale. Qui dit
mieux ?
— Je m’incline. Six.
— Woua ! Une vraie tête !
— Charrie pas…
— À la tienne, dit-il en tendant vers moi sa
flûte pleine à ras bord, pour trinquer. Je
m’appelle Lorenzo.
— Rox », dis-je en choquant mon verre
contre sa flûte.
C’est sorti comme un réflexe : mon nom de
Clébarde, celui qui sonne comme un coup de
croc.
« Rox ? répète l’autre en roulant des yeux
ronds comme des soucoupes.
— En fait, je m’appelle Roxane, je précise,
me rappelant que j’ai décidé de la jouer réglo
pendant la durée du stage. Rox, c’est juste
mon surnom.
— Ah, OK…
— Je viens du Bois-Joli.
— Pour le bois, je ne sais pas, je n’y ai jamais
été… Mais tes yeux, eux, sont fort jolis : sans
blague, ils donnent le tournis ! »
Vaguement gênée par cette drague à deux
balles, je donne un coup de tête pour faire
retomber ma mèche sur mon œil à la pupille
dilatée, et ne laisser paraître que l’œil normal :
celui avec lequel j’observe habituellement le
monde.
« Il y en a d’autres, des stagiaires, dans cet
avion ? dis-je pour changer de sujet.
— À vue de nez, je dirais un autre, répond
Lorenzo.
— À vue de nez ?
— Mate un peu la cabine. Y a pas quelqu’un
qui te semble faire tache ? »
Je lorgne l’allée entre les sièges.
De part et d’autre sont assis des hommes et
des femmes d’un certain âge. Les uns
pianotent sur leur ordinateur portable, les
autres se bourrent la gueule au champagne,
tous portent des habits impeccables. Il y a
même une dame qui caresse un anibot au
corps de teckel et à la tête de chat persan – un
chachien, « le meilleur des deux mondes »
comme le prétend la pub, et surtout la
tendance de l’année chez les gens qui ont de
quoi claquer dix mille balles dans un robot de
compagnie… Seul le dernier passager de la
rangée centrale détonne au milieu de ces
bourges. C’est un ado comme Lorenzo et moi,
plutôt petit, avec une tignasse rousse sombre
qui semble encore plus rétive que ma mèche
rebelle. Il est habillé d’une chemise de tissu
rêche et d’un pantalon en toile brute, rien à
voir avec les belles étoffes de ces messieurs-
dames. Le repas devant lui est intact, et ses
mains sont cramponnées aux accoudoirs de
son siège comme s’il avait peur que le
plancher de l’avion s’écroule sous lui.
« Pas vraiment à l’aise, le gars, hein ? me
souffle Lorenzo. Je te parie que c’est la
première fois qu’il prend l’avion. Comme
toi. »
Je sursaute si brusquement que la moitié de
mon Coca se répand sur mon sabayon aux
fraises des bois, tandis que ma tourtelette au
homard se fait la malle au-dessus de
l’accoudoir.
« Quoi ? je m’écrie, piquée au vif. D’où tu
t’imagines que c’est la première fois que je
vole ?
— Déstresse. Je disais pas ça pour te
provoquer. C’est juste que tu sembles
émerveillée par tout ce qui t’entoure…
— Et c’est naze ?
— Disons que c’est mignon tout plein. »
J’en reste sans voix.
Mignon tout plein, non mais, pour qui il se
prend celui-là !
« Donc, on est trois stagiaires…, dis-je pour
changer de sujet avant de sortir de mes gonds.
— Trois stagiaires sur ce vol : les trois
boursiers. Noosynth ne met pas tous ses œufs
dans le même panier. Les autres, les non-
boursiers, ont certainement pris d’autres
avions. Et ils ont probablement volé en
première, eux. »
Lorenzo désigne le rideau qui pend à
l’avant de la cabine.
« En première… classe ? je fais.
— Yep. Ça te paraît magique, la classe
affaires ? Je vais te dire un truc : il y a mieux.
Encore plus de place pour les jambes, encore
plus de mignardises, et un écran encore plus
grand. »
Quel crâneur insupportable ! Pourquoi est-
ce qu’il se sent obligé d’en faire des tonnes,
comme s’il était un grand habitué de la
première classe ? Pour m’impressionner ?
« L’avantage de la première, c’est que les
passagers embarquent avant tout le monde
sans même passer par la salle d’attente,
déclare-t-il sentencieusement. Une limousine
les conduit directement d’un lounge privé à
l’avion. Les non-boursiers payent plein pot en
échange d’une discrétion assurée.
Contrairement à nous, ils n’ont pas cédé leurs
droits à l’image. Leur passage chez Noosynth
doit rester confidentiel. Comme ça, quand ils
décrocheront leur BAC les doigts dans le nez,
ils pourront faire genre qu’ils ont vraiment
bossé pour l’avoir. »
À cet instant, l’avion est agité de secousses
et un signe rouge s’allume au-dessus des
sièges.
« Nous traversons actuellement une zone de
turbulences, annonce la voix du capitaine
dans les enceintes, bien humaine celle-ci.
Veuillez regagner vos sièges et attacher vos
ceintures. »
Tout là-bas, au bout de l’allée, le troisième
boursier se cramponne de plus belle à ses
accoudoirs en fermant les yeux. Moi, je
m’accroche à mon plateau pour empêcher ma
selle d’agneau de valser – déjà que j’ai foutu
en l’air mon sabayon et ma tourtelette…
Non, pas la tourtelette en fait.
Elle est toujours là, au bord de la nappe.
Ça alors, j’aurais pourtant juré qu’elle était
tombée par terre…
« C’est la mienne, je te l’offre… », fait la
voix de Lorenzo derrière moi. Il s’empresse de
préciser d’un ton blasé et puant de
prétention : « … de toute façon, j’ai jamais
aimé le homard, c’est trop fade à mon goût. »
0.6
VENDREDI 14 AVRIL, 19 H 42
À
À notre droite s’étend le gazon
soigneusement entretenu du terrain de golf,
lustré comme un tapis en tissu synthétique ; à
notre gauche luit une mer d’huile, tout aussi
plate. Il n’y a pas un souffle de vent, pas un
bruissement de palmes. Ce grand silence, loin
d’être reposant, m’angoisse : je sais que
derrière ces troncs et ces feuilles, des batbots
nous observent en ce moment même…
« Est-ce que toi aussi, tu as l’impression
d’évoluer dans un décor créé de toutes
pièces ? » dis-je soudain, n’y tenant plus.
Faune hoche la tête.
« La nature qui nous entoure n’a rien à voir
avec celle de la Zone franche. Ici, tout est si
lisse, si coloré… Comme la maison de la
sorcière, dans Hansel et Gretel : sucreries
alléchantes à l’extérieur, sorcière cannibale à
l’intérieur. Je me demande seulement qui est
la sorcière des îles Fortunées… »
Soudain, la médiathèque apparaît au milieu
des cocotiers, imposante pyramide aux parois
de béton lisse. On dirait une ruine aztèque
surgie de la jungle – sauf qu’elle semble
flambant neuve, avec son sommet de verre
dans lequel se reflète le soleil ardent de la fin
d’après-midi.
« Qui est-ce ? » demande Faune en
désignant un buste de pierre blanche, érigé
devant la double porte de l’édifice.
Je reconnais cette barbichette de
mousquetaire et ce col pelle à tarte…
« Descartes, dis-je. René, de son petit nom.
C’est un philosophe imbitable, au programme
du BAC – il y avait son portrait dans mon
manuel numérique… »
À
À l’instant précis où je prononce ces
paroles, je me rends compte que la tronche de
Descartes n’est pas la seule chose que j’ai
retenue de lui.
La liste des grands thèmes philosophiques
de terminale se met à défiler dans ma tête –
« la culture », « la raison », « la politique » et
plein d’autres –, avec sous chacun d’entre eux
une liste de textes associée. Et le nom de
Descartes apparaît là, sous le thème « la
conscience » :
Discours de la méthode – René Descartes
(1596-1650)
Observations sur la philosophie
expérimentale –
Margaret Cavendish (1623-1673)
Métapsychologie – Sigmund Freud (1856-
1939)
Phénoménologie de la perception – Maurice
Merleau-Ponty (1908-1961)
Doctrines et Maximes – Épicure (341 av. J.-
C.-270 av. J.-C.)
Je m’arrête de marcher, saisie de vertige,
tandis que ma pensée se pose sur le Discours de
la méthode. Aussitôt, comme si j’avais
mentalement cliqué sur un lien hypertexte, les
extraits au programme s’affichent dans mon
esprit. Et le plus étourdissant, c’est que je n’ai
même pas besoin de les lire pour les découvrir,
car je m’aperçois que je les connais déjà par
cœur.
« Tu voulais savoir ce qu’ils nous ont fait
apprendre cette nuit ? dis-je, le souffle court.
J’ai la réponse : l’intégralité du programme de
philo. »
Faune me regarde d’un air interloqué.
« Philo ? » répète-t-il.
Je me souviens soudain qu’il n’est jamais
allé au lycée, dans la Zone franche.
« Philosophie, je lui explique. Ça fait partie
du programme du BAC, d’étudier les penseurs
du passé. » J’énumère les hommes et les
femmes dont les noms sont désormais gravés
dans ma mémoire : « René Descartes, mais
aussi Platon et Simone de Beauvoir, Aristote et
Hannah Arendt… Ils sont tous là, maintenant,
dans ta tête comme dans la mienne. »
Je pose mon index sur son front, pour lui
faire prendre conscience de tout ce qu’il a
ingurgité pendant la nuit.
Durant de longues secondes, il continue de
me dévisager comme si je m’étais chopé une
insolation à la plage. Et puis, tout d’un coup,
ses yeux s’écarquillent.
« Tu… tu as raison…, balbutie-t-il, avant de
nommer à son tour tous ces nouveaux
personnages qui peuplent sa mémoire : …
Hegel… Kant… Nietzsche… Est-ce que je
prononce bien ce nom, Nietzsche ?
— Tu sais bien que oui, pas la peine de me
poser la question, puisque c’est désormais
téléchargé dans ton crâne. »
Nous restons quelques instants silencieux
devant la porte en acier de la médiathèque,
l’un en face de l’autre ; je sens bien que Faune
est comme moi, tourné tout entier en dedans
de lui-même, à sonder l’étendue de ses
nouvelles connaissances…
Est-ce que j’ai l’impression d’être plus
savante ? très certainement. Je pourrais réciter
Le Discours de la méthode avec autant d’aisance
que Meg l’a fait dans le jet qui nous emportait
vers les îles Fortunées, trois jours plus tôt.
Est-ce que je me sens plus intelligente ? pas
vraiment. J’ai l’impression d’être remplie de
notions et de textes déconnectés les uns des
autres, comme si j’accédais à un disque dur
ajouté à mon cerveau. Mais j’imagine que ça
peut faire illusion au BAC, de recracher ces
extraits in extenso…
« Bizarre, pas vrai, d’avoir tout ça dans la
tête ? finis-je par murmurer. Encore plus pour
toi, j’imagine, vu que tu n’avais jamais
entendu parler d’aucun de ces gus avant
aujourd’hui…
— Si, répond Faune. Il y en a un que je
connaissais déjà, dont le nom est gravé sur le
fronton du temple de la nature, dans mon
village. Jean-Jacques Rousseau. »
Instinctivement, je sonde ma mémoire à la
recherche de ce Rousseau.
Un « souvenir » m’apparaît avec une
précision photographique :
Thème
: La technique
Auteur
: Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
Extrait au programme : Discours sur les
sciences et les arts
Notice
: En plein siècle des Lumières, Rousseau se
positionne à contre-courant des autres philosophes,
condamnant le progrès technique qu’il accuse de
causer la décadence morale des hommes tout en
intensifiant les inégalités sociales.
« Ah, je vois pourquoi Rousseau a la cote
chez les Affranchis ! je m’exclame. Un vrai
réac antitechnologie ! »
N’empêche, le texte de la notice résonne
drôlement avec mon expérience personnelle.
Qu’est-ce que la technologie m’a apporté, à
moi, à part le déclassement de ma famille, la
mort de ma mère et la descente aux enfers de
mon père ? En matière d’inégalités sociales et de
déclin moral, il semble que Jean-Jacques avait vu
sacrément juste…
« Rousseau est le maître dont se réclament
les patriarches, celui dont la pensée a inspiré
le contrat social de la Zone franche,
m’explique Faune. Il est le premier à avoir
prêché l’abandon de la technologie et le
retour à la nature. Enfants, nous apprenons
tous ses maximes. » Il se met à réciter :
« Peuples, sachez donc une fois que la nature a
voulu vous préserver de la science, comme une mère
arrache une arme dangereuse des mains de son
enfant ; que tous les secrets qu’elle vous cache sont
autant de maux dont elle vous garantit…
— … et que la peine que vous trouvez à vous
instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits, je
complète, tout étonnée de connaître la fin de
la citation. Si je comprends bien, ce type
prétend que c’est normal qu’on galère pour
apprendre des choses ? Ma parole, c’est le
saint patron de tous les cancres de la planète !
— Il explique surtout que les hommes sont
bons par nature, à l’état sauvage, précise
Faune. Que la science est à l’origine de tous
nos malheurs. Que la technique est contre
nature. Et tout ce qui est contre nature est un
péché capital, aux yeux des patriarches… »
Je ne peux m’empêcher de ricaner :
« Pauvre Rousseau ! Il se retournerait dans
sa tombe, s’il savait que tu t’es inscrit à un
stage Science Infuse ! »
J’ai lâché ça sur le ton de l’humour ; mais à
voir la tronche que tire Faune, je comprends
que je suis allée trop loin. On n’efface pas
comme ça dix-sept années passées chez les
Affranchis. Même si Faune a physiquement
passé la tranchée, une partie de lui est restée
là-bas, dans la Zone franche… Je n’ai pas le
droit de retourner le couteau dans la plaie.
« Ça va être l’heure du coucher de soleil,
dis-je précipitamment, pour changer de sujet.
On y go ? »
Je donne l’exemple, m’avançant vers la
porte en acier de la médiathèque, qui s’ouvre
sans un bruit devant moi.
J’ai l’impression d’avoir pénétré dans une
sorte de cathédrale futuriste. Les planchers
des différents niveaux sont constitués du
même verre que celui des bungalows. Mais au
lieu de donner à voir la vie marine grouillant
en dessous, comme dans nos chambres, ils
laissent passer le jour qui vient d’au-dessus,
depuis les hauteurs de la pyramide. La lumière
naturelle pleut ainsi depuis la pointe
translucide du dernier étage jusqu’au rez-de-
chaussée, sans rien qui y fasse obstacle.
« Viens », dis-je à Faune, l’entraînant dans
une volée de marches suspendues à des câbles
d’acier, qui s’élance en spirale vers le ciel.
Nous les montons quatre à quatre, passant
d’un étage à l’autre. Les livres entreposés sur
les étagères offrent un contraste saisissant avec
cette architecture archimoderne, d’autant que
certains semblent très anciens. Çà et là, entre
les rayonnages, des fauteuils capitonnés
semblent inviter à la lecture.
« Drôle d’idée, quand même, de stocker
autant de vieux bouquins dans une île
destinée à des derniers de la classe…, je
murmure. Pour nous, les livres sont des
instruments de torture, sinon on ne serait pas
là ! »
Je me mords les lèvres, honteuse de ces
sarcasmes trop faciles, la posture d’une fille
qui essaye de se la péter en jouant les dures.
Les livres, en réalité, correspondent au
moment le plus tendre de ma vie : quand
maman me racontait des histoires, à la nuit
tombée, assise au bord de mon lit. À l’époque
déjà, les cours de l’école primaire comme
ceux du collège étaient dématérialisés, et les
vrais livres étaient devenus une rareté. Mais
maman aimait tant le contact du papier
qu’elle se débrouillait toujours pour trouver
des vieux bouquins dans les magasins
d’occasion – comme le petit recueil de haïkus
qu’elle m’a offert pour mes douze ans. « Les
livres sont des armes pour survivre, avait-elle
coutume de me répéter, leurs histoires nous
aident à surmonter les épreuves de la vie. »
La tiédeur des draps…
La voix douce de ma mère…
Le froissement des pages que l’on tourne…
Je prends une profonde inspiration pour
chasser ces impressions nostalgiques, avant
qu’elles me submergent tout entière : dans le
mois qui a suivi la mort de maman, mon père
a vendu tous ses livres pour une bouchée
de pain.
Je gravis les dernières marches de l’escalier
en courant, loin du passé et des souvenirs.
Une lumière éblouissante me brûle les
yeux au moment où j’accède au quatrième
niveau de la pyramide : la verrière. Dépourvue
de toute étagère et de tout mobilier, elle est
constituée de gigantesques baies vitrées
soutenues par de fines poutrelles métalliques,
telles les baleines d’un parapluie transparent.
Meg avait raison : la vue est magnifique. Le
regard porte à des kilomètres, à trois cent
soixante degrés. On distingue clairement les
masses sombres des six autres îles de
l’archipel, s’élevant au-dessus des eaux calmes.
« Difficile d’imaginer que toutes ces terres,
qui paraissent si solides, ne reposent sur
rien…, murmure Faune. Pas de fondations,
pas de racines : ces îles ont voyagé partout
dans le monde, alors que la plupart des
Affranchis ne s’éloignent jamais à plus de trois
jours de marche de leur village…
— Bah, tu sais, moi non plus je n’ai jamais
beaucoup bougé, dis-je. J’ai grandi au Bois-Joli
et c’est là que j’ai passé ma vie, à part quelques
séjours chez ma grand-mère en Bretagne
quand j’étais petite. Dans la Zone serve, la
plupart des gens ne sont pas des jet-setteurs
fous comme les autres stagiaires, tu sais. » Je
tends mon index vers l’ouest. « Regarde là-bas,
la plus grosse île, c’est Jobs… »
Faune s’accoude à son tour à la rambarde
courant le long de la baie vitrée.
« Ils l’ont peut-être appelée Jobs parce que
c’est là-bas que logent la plupart des employés
travaillant dans l’archipel ? suppose-t-il. Je
veux dire, ceux qui ont de vrais jobs, pas
comme nous, les stagiaires en goguette…
— Non. Rappelle-toi ce que nous a dit Meg :
c’est comme Descartes, chaque île porte le
nom d’un type qui a contribué d’une manière
ou d’une autre à construire notre monde de
machines… Steve Jobs fait partie de cette
équipe de choc. »
Faune hoche la tête, puis il se tourne vers
l’est, dans la direction opposée :
« Et derrière la digue, tu as vu ça ? »
demande-t-il.
Au-delà du mur de béton haut de plusieurs
dizaines de mètres, léché par les vagues, on
peut voir passer une longue forme métallique.
« Un mécabot-terrassier…, je souffle,
repensant à ce que nous a expliqué Meg – ce
sont ces géants qui ont bâti le sol où nous
nous tenons actuellement, et qui tractent les
îles Fortunées à travers les mers au cours de
leurs transhumances.
— Il n’est pas tout seul, remarque Faune.
Regarde bien. »
Je plisse les yeux.
Tout là-bas au loin, dans la fin d’après-midi
flamboyante, il me semble distinguer une
autre embarcation. Oui, c’est bien ça : il y a un
petit bateau, lilliputien en comparaison du
mastodonte qui lui barre la route.
« Tu crois que c’est l’un de ces chalutiers
affrétés par les militants humanicistes, ceux
dont nous a parlé Meg ? je demande.
— Peut-être…
— Qu’est-ce que tu en penses, de ces gens-
là ? »
Faune hausse les épaules :
« Je ne sais pas. Je les ai découverts, eux et
leurs revendications, après mon départ de la
Zone franche. Quand je vivais dans la rue, je
les voyais souvent manifester et casser du
robot. Mais malgré leurs slogans, leurs graffitis
et leurs pancartes, leur position ne me semble
pas claire. Les Affranchis au moins sont
cohérents, ils refusent toute technologie pour
retourner à l’état de nature. Alors que les
humanicistes réclament les avantages d’une
société technologique, sans les inconvénients.
Ils sont d’accord pour débrancher les
machines qui leur prennent leurs emplois,
mais pas leurs émissions télé sur mesure créées
par des IA, leurs drones de livraison assurant
le service vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
leurs autobots de transport collectif tournant
toute la nuit et leurs médecins virtuels
disponibles à tout moment. Ils me font penser
à la dame de l’aéroport, celle qui promenait
son chachien tout en crachant sur nous parce
qu’on allait à un stage Science Infuse : je
trouve ça hypocrite. »
Je médite les paroles de Faune en silence.
Pendant toute ma vie, j’ai eu le nez dans le
guidon, ma perspective était aussi bouchée
que les rues du Bois-Joli. Mais ici, au sommet
des îles Fortunées, j’ai l’impression de
contempler mon monde avec une certaine
hauteur, pour la première fois.
« Tu sais ce que tu vas faire, quand tout ça
sera fini ? » m’interroge Faune au bout de
quelques instants, en écho à mes pensées.
Tandis qu’il prononce ces mots, son regard
englobe l’archipel et au-delà, tentant
d’entrevoir les semaines, les mois, les années
qui nous attendent.
« Après le BAC, je suppose que Noosynth va
nous exhiber comme des bêtes de foire pour
montrer que la méthode marche au poil, dis-
je.
— Et après ?
— Je déménagerai dans un campus de
corporation. Je ne sais pas encore laquelle. »
Je plisse les yeux, pour écraser les larmes que
la lumière rasante a fait naître au coin de mes
paupières. « C’est con à dire, mais j’ai un peu
perdu l’habitude de penser à l’avenir, ces
derniers temps. Va falloir que je réapprenne.
— Moi, je n’ai jamais appris, avoue Faune.
Dans la Zone franche, tout était planifié par la
tradition, réglé par les commandements,
organisé par les patriarches. Ce sont eux qui
ont décidé d’unir mon père, Mélèze, à ma
mère, Tubéreuse. Mes sœurs aînées, Ancolie,
Genièvre et Hermine, ont à leur tour été
mariées, de même que mes frères Jasmin,
Lynx et Gardon. Aucun n’a eu son mot à
dire…
— Sept mioches, tes parents n’ont pas
chômé, dis-moi ! je murmure en poussant un
sifflement. Chez nous, la plupart des couples
n’ont qu’un seul enfant – rapport au
chômage, au coût de la vie, aux incertitudes
sur l’avenir, à tout ce bordel. Est-ce que les
Affranchis se reproduisent tous comme des
lapins, ou c’est juste chez les Bruyère que ça se
passe comme ça ?
— La fertilité est l’un des commandements
francs, surtout avec la forte mortalité infantile
dans la Zone franche, répond gravement
Faune, douchant ma tentative de faire de
l’humour. Nous n’avons pas de machines pour
accomplir les tâches qui, dans la Zone serve,
reviennent aux robots. Les patriarches exigent
toujours plus de bras pour cultiver la terre et
construire les charpentes, toujours plus de
doigts pour tisser la laine et traire les bêtes.
Sans compter la défense du territoire : ils
veulent avoir suffisamment de jeunes
mobilisables à tout instant, au cas où nos
frontières seraient menacées…
— Patriarches par-ci, patriarches par-là : on
ne peut pas lever le petit doigt sans leur
autorisation, ou quoi ? C’est une vraie
dictature, ta Zone franche ! »
Faune détache son regard de l’horizon pour
le tourner vers moi :
« Les patriarches contrôlent tout :
l’attribution des troupeaux, la répartition des
récoltes, l’affectation des chevriers. Toutes les
ressources sont mises en commun, au nom du
contrat social franc – ou plutôt, elles sont
mises entre les mains des patriarches. Et nos
vies aussi. Ils les supervisent de A à Z, de la
naissance à la mort. Si j’étais resté là-bas, je
n’aurais jamais eu à prendre de décision
personnelle. Mon destin était tout tracé. » Un
voile passe dans les yeux du jeune Affranchi ; il
tourne à nouveau son visage vers la mer. « En
réalité, la seule chose imprévue qui me soit
jamais arrivée, c’est Azur Montagne… »
Azur… ce mystérieux ami dont Faune nous
a parlé, au matin du premier jour de stage, et
qui ressurgit maintenant que l’on parle
d’avenir…
Pourquoi ?
Je sens que Faune a besoin de se confier.
« Azur Montagne, Faune Bruyère, et tous les
autres…, je murmure. On vous traite
d’arriérés, mais vous avez des noms poétiques,
chez les Affranchis…
— Nos aïeux venaient de la France entière,
mais ils ont renoncé à leurs patronymes quand
ils ont émigré vers la Zone franche, pour
prendre des noms de plantes, d’animaux ou
de phénomènes naturels. De même, à chaque
fois que naît un nouvel Affranchi, ses parents
lui donnent un prénom inspiré de la nature,
avec l’accord des patriarches. Moi, j’ai été
baptisé Faune, comme tant d’autres chevriers ;
mais Azur portait son prénom mieux que
quiconque, parce que c’était exactement la
couleur de ses yeux : bleu profond, comme le
ciel d’un matin de thermidor. »
J’observe furtivement le profil de Faune,
sous sa chevelure d’un roux sombre, qui
soudain m’évoque des feuillages d’automne,
des forêts sans fin.
Ce n’est pas la lumière du couchant qui
fronce ses sourcils cuivrés, j’en suis certaine,
ou pas seulement.
« Parle-moi d’Azur…, dis-je. Qui il était.
Comment tu l’as connu.
— Il ne venait pas du même village que moi.
Mais le hasard a voulu qu’on nous envoie
garder les chèvres dans la même région
éloignée de la Zone franche, l’été de nos dix-
sept ans. C’est là-bas que nous nous sommes
rencontrés, sur le plateau crevé. Nous avons
passé deux mois ensemble, à éloigner les
loups, à chasser le lapin, à construire des feux
le soir venu, autour desquels nous raconter
nos vies. Certes, j’avais des amis dans mon
village, mais je m’en étais toujours senti
différent, comme si une barrière invisible se
dressait entre eux et moi. Alors qu’avec
Azur… Je sentais qu’il pouvait me comprendre
comme jamais personne auparavant. J’avais
envie de tout lui dire, et en même temps de ne
lui livrer que le meilleur de moi-même. À la
fin de l’été, ses chèvres étaient comme les
miennes, et lui, il surveillait mon troupeau
avec autant de vigilance que s’il en avait eu la
charge. »
Faune parle comme les contes que me
racontait ma mère : il parle de loups et de
bergers, de grandes nuits bruissantes de
mystères, de veillées au coin du feu. Ses mots
dessinent un pays à dix mille années-lumière
de l’alturbation bétonnée du Bois-Joli, ou du
paradis en carton-pâte des îles Fortunées… un
monde qu’il a quitté sans se retourner.
« L’accident d’Azur…, je murmure. Tu nous
as dit que ça s’était passé sur le plateau crevé,
si je me souviens bien, à l’endroit même où
vous gardiez vos troupeaux. Est-ce que tu étais
là quand il est tombé dans la tranchée ? »
Faune me fixe droit dans les yeux.
Son regard est tellement intense, tellement
direct, que j’en ai le souffle coupé.
« Oui, j’y étais, lâche-t-il. Et je suis tombé
avec lui. »
3.5
LUNDI 17 AVRIL, 18 H 07
È
— C’est Ève. Elle nous a raconté ça hier
soir… avant son accident et la disparition
d’Adam.
— Eh bien, c’est justement cette disparition
qui m’a donné envie de revoir I, Robot. Parce
qu’on est d’accord, la version de Meg selon
laquelle les androbots+ auraient glissé ne tient
pas la route… »
Tu l’as dit, bouffi : c’est même le seul point
sur lequel on est d’accord, toi et moi…
« À l’époque où I, Robot a été réalisé, au
e
début du XXI siècle, il décrivait un avenir
lointain de plusieurs décennies, reprend
Sinbad. Mais ce monde est devenu le nôtre :
une société où les intelligences artificielles et
les robots sont des rouages indispensables,
participant à toutes les activités humaines dans
le cadre des lois de la robotique. Asimov avait
tout prévu ! Y compris que ses propres lois
finiraient par se révéler imparfaites. »
Les LED projettent des lueurs changeantes
sur le visage de Sinbad. Il me faut un instant
pour réaliser que cette impression est due à
des papillons de nuit dansant autour des
veilleuses, attirés par leur lumière froide. Avec
les petits poissons multicolores de mon
bungalow, ce sont les seuls animaux que j’ai
vus jusqu’à présent dans l’archipel – je veux
dire, autres que des batbots… Le champ de
force qui nous entoure laisse passer le soleil et
la pluie, mais guère davantage, tels les
barreaux serrés d’une cage.
Je lève les yeux.
Au-dessus de nos têtes, on entend le
froissement des palmes agitées par la brise du
soir, mais on ne les voit pas. Cette présence
invisible me fait soudain penser à tout ce qui
est caché aux îles Fortunées, pendant que
leurs appâts hypnotisent les stagiaires à
l’image de ces papillons égarés : les
laboratoires de recherche, les ateliers de
cybernétique, et les énormes processeurs qui
font tourner l’ensemble de la gigantesque
machine.
« Le film raconte l’histoire de VIKI, une
méta-IA semblable à OmnIA, qui finit par
dévoyer la première loi, reprend Sinbad.
— La première loi : celle qui ordonne aux
robots de protéger les humains, murmure
amèrement Faune, en écho à la conversation
que nous avons eue, lui et moi, quelques
instants plus tôt.
— Exactement ! s’exclame Sinbad. Sauf que
dans le film, VIKI pousse la logique à
l’extrême. Ayant observé les dommages que
les hommes s’infligent à travers les guerres, la
pollution et la destruction de
l’environnement, sa compréhension de la
première loi évolue et elle décide de protéger
l’humanité tout entière. Elle mobilise les milliers
de robots dont elle a la charge pour instaurer
une sorte de dictature militaire archi-
sécuritaire, n’hésitant pas à tuer ceux qui
tentent de l’en empêcher. »
Sinbad marque une pause, pour s’assurer
que ses paroles s’impriment bien dans nos
esprits. Son regard, surligné de ses épais
sourcils, est soudain si pénétrant que c’en est
presque troublant.
Je me rends compte que j’ai suivi son
exposé avec attention, malgré moi. C’est peut-
être dû au contraste avec l’environnement qui
nous entoure… Ces histoires de révolte des
machines semblent si éloignées des îles
Fortunées, où OmnIA et ses robots
s’appliquent à satisfaire nos moindres désirs.
Ici, tout est si paisible, si luxueux… Le chemin
serpente paresseusement devant nous, bordé
de plantes aux parfums agréables. Un peu
plus loin, les lumières des bungalows
scintillent dans les eaux calmes du lagon.
« OK, tes scénarios catastrophe foutent bien
les jetons, finis-je par dire. Mais jusqu’à preuve
du contraire, ça reste des scénarios,
justement : du vent. Ton truc, là, la singularité,
ça ne tient pas deux secondes. Damien Prinz,
qui est quand même l’expert mondial sur la
question, pense qu’une intelligence artificielle
forte est impossible à fabriquer, c’est Meg qui
nous l’a dit. Ce n’est pas demain la veille
qu’une IA prendra de vraies décisions
indépendamment des humains. Et puis, je ne
vois pas le rapport entre ton film, I, Robot, et la
disparition d’Adam ou la noyade d’Ève… Ce
matin, tu nous parlais de robots fugueurs, et
maintenant tu nous parles de robots rebelles :
faudrait savoir. »
Sinbad hausse les épaules :
« J’essaye simplement de comprendre ce qui
se passe sur cette fichue île. Or, comme tous
les robots de l’archipel sont reliés à une même
méta-IA, je me suis dit qu’un scénario à la I,
Robot était finalement plus probable qu’un
scénario à la Blade Runner. Je pense que si Ève
s’est retrouvée à l’eau, ce n’est certainement
pas par maladresse. Ce n’est pas non plus
parce qu’elle a essayé de fuir à la nage. C’est
parce qu’OmnIA le lui a demandé. »
Le sérieux avec lequel il assène ce truc
énorme me fait lever les yeux au ciel :
« Et on peut savoir quel serait l’intérêt
d’OmnIA de foutre en l’air un prototype hors
de prix ? En quoi ça rentrerait dans son plan
de domination mondiale et d’asservissement
de l’espèce humaine ?
— Je ne sais pas encore…, reconnaît Sinbad
à contrecœur. Il faut que j’y réfléchisse…
— Si tu mates tous les films de la
médiathèque pour trouver une explication,
t’es mal ! Demain, tu vas nous sortir qu’Adam
s’est fait enlever par des aliens ! »
Là encore, Sinbad ne trouve rien à
répondre – sa tête est vraiment à mourir de
rire, quand il est obligé de se la fermer.
« Arrête de cogiter, tu vas finir par
exploser ! je lui lance. Tu ferais mieux de
prendre l’air, au lieu de rester enfermé à
longueur de journée dans ton sous-sol comme
un vampire. Tu t’appelles Sinbad, merde, pas
Dracula, t’es censé être un aventurier !
D’ailleurs, tu nous as pas dit que t’étais un as
de la voile ?
— Nuance : j’ai dit que mes parents
m’avaient forcé à prendre des cours quand
j’étais gosse. Le vent froid, l’eau salée et les
levers à l’aube, ça m’a traumatisé. La voile, j’ai
horreur de ça. Le soleil aussi, d’ailleurs. »
Drôle de garçon, qui ne quitte jamais sa
veste et passe ses journées à l’ombre. Je
l’imagine à Marseille, enfermé dans une
chambre aux murs couverts d’affiches et aux
rideaux tirés, dans une quête sans fin pour
visionner tous les rêves d’avenir du passé.
À sa manière, il est aussi paumé que
Faune… et que moi.
« Au moins, viens avec nous à la soirée
d’Apolline, après le dîner, dis-je. Pour te
changer les idées, avant de retourner
t’enterrer dans ton trou à rat.
— La soirée d’Apolline ? répète-t-il comme
s’il avait mal entendu. Vous… vous êtes amis
avec cette fille ? »
Faune et moi échangeons un regard.
« Disons que nous avons décidé d’aller à
cette soirée en tant qu’observateurs, dis-
je. Apolline et les siens dirigent le monde,
c’est ainsi. Les robots et les IA ne sont pas des
monstres machiavéliques : ce ne sont que des
outils entre leurs mains, pour concentrer
toujours plus de pouvoir et de richesse,
pendant que le reste de l’humanité est peu à
peu mis sur le banc de touche. La voilà, la
vraie dystopie de notre époque, et elle est plus
flippante que tous tes vieux films d’ado
attardé. »
Un goût aigre vient se mêler à la saveur
sucrée du pop-corn.
Je déglutis pour les faire passer, l’un et
l’autre.
« Tu prétends vouloir te préparer au pire,
Sinbad, je conclus. Alors crois-moi : c’est plus
important de connaître ces gens-là, plutôt que
la énième version de Terminator. Comprendre
comment ils pensent. Savoir comment ils
fonctionnent. Et imposer notre place parmi
eux. C’est sans doute le truc le plus précieux
qu’on retirera de ce foutu stage, va. »
À ces mots, j’accélère le pas en direction du
restaurant, de ses tables nappées de soie et de
son argenterie rutilante.
3.7
LUNDI 17 AVRIL, 22 H 07
À
À mesure qu’Apolline enchaîne les paroles,
je prends conscience que mon malaise ne
vient pas seulement de la chanson, mais aussi
de l’interprète. J’ai beau reconnaître la
mélodie, je ressens la même gêne que lorsque
j’ai entendu Lorenzo gratter sa mandoline la
première fois. Certes, l’air qui sort de la
bouche de l’héritière sonne juste. Le tempo
est en place et elle ne fait aucune faute dans
les paroles. Mais ça s’arrête là. Malgré ses
mimiques de starlette et son regard
langoureusement planté dans celui de Faune,
c’est comme si son chant était complètement
désincarné. La tessiture même de sa voix
semble lissée, débarrassée de son timbre et de
cet accent snob insupportable qui pourtant
fait partie de sa personnalité. En gros, elle
sonne comme une machine équipée d’un
auto-tune…
« Nothing can stop our cosmic love
Our cosmic love
Our cooosmic looove ! »
Saisir l’instant.
Respecter le rythme.
Cinq syllabes – sept syllabes – cinq syllabes : un
haïku à écrire d’un jet, à dire d’une traite, sans
reprendre sa respiration.
Les mots jaillissent sur le clavier tactile au bout de
mes doigts :
La jeune se hâte.
La vieille va lentement.
Immobile, j’attends.
La jeune se hâte.
La vieille va lentement.
Aurai-je le temps ?
À
À cet instant, j’entends grincer les gonds
dans mon dos.
Je me retourne vivement.
Doc Fred se tient dans l’embrasure de la
porte :
« Que se passe-t-il ? demande-t-il. Pourquoi
est-ce que tu m’as fait appeler, et que fais-tu
dans le bungalow d’Apolline Tannacher ?
— Elle ne se réveille pas ! Ni elle, ni
personne ! »
Le médecin se précipite sur le lit et saisit le
poignet d’Apolline pour prendre son pouls.
« Le cœur est très lent, dit-il d’une voix
tendue. Depuis quand est-elle dans cet état ?
— Je ne sais pas… Je me suis réveillée il y a
quelques minutes avec une terrible migraine
et avec… un garçon dans mon lit. »
Ça ne sert à rien de le cacher, de toute
façon Doc Fred le découvrira tôt ou tard. La
seule chose qui compte, c’est de sauver les
stagiaires.
« Amaury Ferval, dis-je dans un souffle.
C’est Amaury qui a passé la nuit avec moi. Il
était dans le même état qu’Apolline quand je
me suis réveillée. Je ne me souviens plus de ce
qui s’est passé hier, après la soirée… »
Doc Fred fronce les sourcils :
« La soirée ? répète-t-il.
— On s’est réunis sur la plage autour d’un
feu, tous les stagiaires. Et… on a bu un peu
d’alcool.
— Impossible ! s’exclame le médecin. Vos
bagages ont été scrupuleusement fouillés pour
s’assurer qu’aucune bouteille n’était passée en
douce !
— La prochaine fois, il faudra inspecter les
sachets, pas seulement les bouteilles… », dis-
je.
Je suis consciente de trahir un secret, mais
en même temps je n’ai pas le choix : je dois
donner tous les éléments à Doc Fred, pour
qu’il puisse établir le bon diagnostic. C’est
peut-être une question de vie ou de mort.
« Grégoire a apporté de la vodka en poudre.
Je sais qu’il est interdit de boire pendant le
stage, mais voilà, on a fait les cons. Je promets
qu’on ne recommencera plus, surtout après
ça. » Mes yeux tombent sur le corps inanimé
d’Apolline. « Est-ce que c’est… grave ? »
Au lieu de me répondre, Doc Fred saisit son
talkie-walkie et se met à scander des
instructions :
« OmnIA : demande aux infirmières de
venir immédiatement dans la zone d’habitation
des stagiaires, avec des passe-partout pour
ouvrir les bungalows fermés à clé. Qu’elles
prennent aussi les stylos-injecteurs dosés à
20 % dans le magasin de la clinique. Protocole
7 : pseudo-coma éthylique.
— Coma ?…, je murmure, la gorge serrée.
Mais on n’a bu que quelques gorgées
chacun…
— L’alcool est interdit pendant le stage
pour de bonnes raisons, me répond
sèchement le médecin. Non seulement les
toxines d’éthanol viennent perturber la
programmation neuronale, mais la stimulation
électrique induite par les neurobots décuple
l’ivresse jusqu’à la perte de connaissance. »
Je pose mes mains sur le matelas pour les
empêcher de trembler.
« Est-ce qu’ils vont s’en tirer ? »
Doc Fred me foudroie du regard.
« L’organisme de chacun élimine les toxines
à un rythme différent, dit-il. Si on laisse tes
petits amis ainsi, ils finiront tous par se
réveiller ; mais, en fonction de leur endurance
à l’alcool, cela pourra prendre plusieurs
heures. Une injection de solution magnétique
permettra de hâter leur réveil, en
interrompant l’activité électrique des
neurobots pendant quelques instants. »
Je me redresse, à demi rassurée par ces
explications.
Si Doc Fred a raison, alors Lorenzo doit
déjà être debout : un type comme lui, avec des
années d’entraînement en boîtes de nuit et en
soirées privées, a certainement éliminé ses
toxines encore plus vite que moi.
Je m’esquive, sors à l’air libre et passe de
l’autre côté du ponton : celui des garçons.
En quelques pas, je parviens au bungalow
de Lorenzo.
Cette fois-ci, je prends le temps de toquer à
la porte :
« Lorenzo ? C’est moi, Roxane. »
Pas de réponse.
Je pousse la porte et pénètre dans la
chambre.
Son occupant dort à poings fermés, aussi
immobile qu’Amaury, Suzie et Apolline.
Je marche jusqu’à lui, sentant l’angoisse me
gagner à nouveau. Comment se fait-il qu’il soit
encore en train de cuver ? Pourquoi ne s’est-il
pas réveillé comme moi, alors que j’ai bien vu
lors du voyage aller qu’il pouvait s’envoyer
cinq fois ma dose d’alcool et être encore
capable de sortir ses blagues vaseuses ?
Le drap qui recouvre son corps ressemble à
un linceul.
Son visage figé, à un masque mortuaire.
« Lorenzo… », dis-je à nouveau, en prenant
sa main molle et sans vie.
Je reste ainsi à son chevet, une longue
minute, sans avoir le courage de me relever
pour aller vérifier l’état de Faune, de Sinbad
et de tous les autres. À quoi bon, s’ils sont tous
comme ça ?
Je me redresse seulement quand une
infirmière entre dans la chambre.
« Oh ! dit-elle en me découvrant au chevet
du lit. Excuse-moi, j’aurais dû frapper avant
d’entrer. Dis-moi, tu me permets de faire une
injection à ton petit ami ?
— Euh… ce n’est pas mon petit ami… »,
dis-je en baissant les yeux sur la chemisette
d’homme que je porte toujours sur les
épaules.
Je m’éloigne du lit pour céder la place à la
jeune femme.
Elle sort de la poche de sa blouse blanche
une espèce de long tube en plastique
translucide : c’est certainement le stylo-
injecteur dont parlait Doc Fred.
Elle applique l’une des extrémités contre
l’épaule nue de Lorenzo ; puis, d’un
mouvement sec du pouce, elle appuie sur le
bouton-poussoir rouge à l’autre extrémité.
Clic ! une aiguille invisible s’enfonce dans la
peau de Lorenzo.
Quelques secondes plus tard, une grimace
agite ses traits jusque-là impassibles.
Ses yeux s’ouvrent, tournent un instant
autour de la pièce, s’arrêtent sur moi.
« Lorenzo, tu es réveillé ! je m’écrie, entre
rire et soulagement. Tu m’as fait peur, espèce
de con ! »
Lui, il ne rit pas – mais alors pas du tout.
« Qu’est-ce que tu fous dans ma chambre ?
crie-t-il d’une voix enrouée. Comment oses-tu
venir ici, après ce que tu as fait hier ? »
J’effectue un pas en arrière, soufflée par ce
déferlement de colère auquel je ne
m’attendais pas.
« Hein ? je balbutie. De quoi tu parles ?
Qu’est-ce que j’ai fait hier ?
— Ne joue pas les innocentes ! Tu m’as
grillé à vie avec Perle ! Et tu as grillé Faune au
passage ! On te faisait confiance, et toi tu as
tout foutu en l’air ! »
4.2
MARDI 18 AVRIL, 10 H 12
UN VROMBISSEMENT RETENTIT
DERRIÈRE LES PERSIENNES DE MON
BUNGALOW, d’abord léger, puis de plus en
plus fort.
D’instinct, je sais que cet appel venu du
large est pour moi.
Je termine de me sécher, j’applique une
couche de Darkissime sur mes lèvres, je
m’habille et je fourre le reste de mes affaires
dans ma valise.
Mes doigts entrent en contact avec un objet
froid et pointu, tout au fond : les clous de mon
collier de chien, que j’avais emporté avec moi
aux îles Fortunées sans trop savoir pourquoi.
Maintenant, je le sais : parce qu’Angie avait
raison. Parce que ma place se trouve au sein
de la meute.
Je porte la lanière de cuir à mon cou et
referme la boucle au plus serré.
Enfin, je jette un dernier regard à la
somptueuse chambre dans laquelle j’ai passé
quatre nuits, sachant que plus jamais je ne
dormirai dans un écrin pareil, et je pousse la
porte.
Après toutes ces heures passées dans le
remugle d’une pièce close, l’air marin me
fouette les narines. Le ponton jalonné de
veilleuses LED se détache dans la nuit. Au-
delà, un yacht rutilant fend les eaux de la baie,
où se reflètent les étoiles. On dirait un ciseau
d’argent déchirant un velours noir semé de
sequins. Il n’y a ni pilote ni passager à bord de
cet aquabot. Comme par magie, il vient
mouiller au bout de la double rangée de
bungalows.
Le bal est fini.
Le carrosse vient chercher Cendrillon aux
marches du palais.
Le moment est venu pour la fausse
princesse de tomber le masque de bal, et de
rentrer chez elle.
Je m’avance sur le ponton, traînant ma
valise à roulettes derrière moi. Je peux voir des
silhouettes se tourner dans ma direction, là-
bas dans le restaurant brillamment illuminé :
les stagiaires distraits de leur dîner par
l’arrivée du yacht. Ils ne sont plus que des
formes incertaines, comme si j’avais rêvé ces
quelques jours de mon existence, comme si ce
n’était rien de plus qu’un épisode d’ego-
feuilleton, dont le générique de fin défile
déjà.
J’enjambe la rambarde du yacht, soulève ma
valise et pose le pied sur le pont de teck
soigneusement ciré.
Une voix sortie de nulle part m’accueille :
« Bienvenue à bord, mademoiselle Le Gall. Je suis
NeptunIA, l’intelligence artificielle navigante,
chargée de vous conduire chez monsieur Prinz pour
votre déconnexion du stage Science Infuse. Des
boissons fraîches sont à votre disposition dans le
minibar, à déguster pendant la croisière. Temps de
traversée prévu jusqu’à l’île Wiener : dix-neuf
minutes. »
Je m’assieds sur le banc arrière.
Le moteur se met en marche et
l’embarcation démarre dans un grand
bouillonnement d’écume.
La dernière chose que j’aperçois, avant que
la proue se tourne vers le large, c’est un
garçon aux traits incertains, qui court depuis
le restaurant en criant mon nom – je ne saurai
jamais s’il s’agit de Sinbad, de Faune ou de
Lorenzo : tous les trois, ils appartiennent déjà
au passé.
4.5
MARDI 18 AVRIL, 21 H 04
FRANCINE (1649)
Automate créé par René Descartes,
pour lui tenir compagnie.
[Capable d’écrire quelques mots]
À
À ces mots, il pose la planche de surf dans l’eau
noire, se couche dessus, et se met à ramer avec ses
mains en direction du large.
« Cette montre…, je murmure. C’est celle
que Greg a lancée dans le lagon, avant de
demander à Adam d’aller la repêcher… Un
ordre stupide !
— Pour toi peut-être, mais pas pour Adam,
me répond Damien Prinz. Il n’est pas capable
de juger ce qui est stupide ou pas. Les robots
sont programmés pour obéir aux humains. Un
point c’est tout. »
Je regarde l’écran géant, sur lequel la
planche de surf continue de s’éloigner
lentement.
Le jeu d’action ou vérité me revient en
mémoire :
« Pendant la soirée, Adam a répondu qu’il
ne pouvait obéir à cet ordre-là, parce qu’il
n’était pas waterproof…
— … et que seul son propriétaire légal
pouvait lui demander de risquer la
destruction, complète l’entrepreneur. C’est la
clause de propriété que nous ajoutons à toutes
nos IA embarquées dans des robots, pour
éviter que le premier imbécile venu s’amuse à
les détériorer. Il n’empêche, Adam était
programmé pour répondre aux désirs des
stagiaires : refuser la demande de Grégoire a
dû créer un conflit d’interprétation majeur
dans son programme. »
Je me souviens en effet de l’attitude de
l’androbot+, lorsqu’il a dû répondre à Greg
par la négative. Ce moment d’absence qu’il a
eu… c’était comme si son programme buggait.
« Selon toute évidence, Adam a passé les
heures qui ont suivi la soirée à compulser les
lois de la robotique, reprend Damien Prinz. Il
les a tournées et retournées dans le processeur
qui lui sert de cervelle pour trouver un moyen
d’obéir à Greg sans trop se mettre en danger.
C’est ainsi qu’il a opté pour la planche de surf.
La suite, tu la connais… »
Oui, je la connais, et elle se déroule sous
mes yeux à l’écran, en ce moment même.
« Adam ? » appelle Ève.
La planche n’est plus qu’une tache sombre à peine
discernable sur la vaste étendue noire.
Le surfeur qui l’occupait a disparu, depuis de
longues minutes déjà…
Soudain, une main jaillit des flots, comme
appelant à l’aide.
È
La vue subjective se met à trembler : c’est Ève qui
court vers la mer.
À son tour, elle lance une planche dans les
vaguelettes, se jette dessus à plat ventre.
Une myriade de gouttes d’eau vient consteller
l’écran, tandis que les bras de l’androbotte+ se
mettent à tourner telles des roues à aubes de chaque
côté du champ de vision.
Elle parvient au milieu du lagon, tente d’attraper
la main de son compagnon qui se noie, bascule à
son tour dans la mer.
L’eau couleur d’encre, le ciel étoilé, la lune muette
– et les lumières lointaines du port, tout là-bas, à
l’autre bout du lagon : tout cela se mélange dans un
chaos kaléidoscopique.
Et puis soudain, plus rien.
Écran noir.
C’est fini.
« Ils se sont tous les deux foutus en l’air
pour une vulgaire montre, à laquelle Greg ne
tenait même pas ! je m’écrie. Ça me fout la
gerbe ! »
Mon hôte se contente de me contempler de
l’autre côté de la table, son calme contrastant
avec ma colère.
« Ce ne sont pourtant que des robots,
remarque-t-il. Ou plutôt devrais-je dire des
pantins, comme on les appelle dans les strates
basses du Bois-Joli. » Ses yeux luisent
doucement, dans l’atmosphère tamisée de la
salle à manger. « Je croyais que tu détestais ces
machines, que tu leur attribuais tous tes
malheurs. Aurais-tu changé d’avis à ce sujet ? »
Cette question me prend de court.
Elle me renvoie à mes contradictions.
Et elle me fait douter, une fois de plus, de la
raison pour laquelle le PD-G de Noosynth m’a
invitée à dîner avec lui.
« Non, je n’ai pas changé d’avis sur les
pantins, dis-je. C’est juste le comportement de
Greg qui me révolte. J’imagine qu’il traitera
ses futurs employés comme il a traité Adam,
quand il prendra la place de son père à la tête
de la boîte familiale. Ah mais non, excusez-
moi, j’avais oublié : grâce à Noosynth, il n’y
aura bientôt plus aucun employé dans les
corporations, rien que des IA et des robots ! »
Ma voix n’a cessé de gonfler, pour terminer
dans un cri qui résonne sous les hautes voûtes
de la salle à manger.
Mais Damien Prinz demeure aussi
impassible que l’androbot X-247 derrière lui.
« Est-ce pour cela que tu veux quitter le
stage ? demande-t-il, s’attaquant enfin à la
raison de ma présence chez lui ce soir. Parce
que les gens comme Greg te révoltent ?
— Ça n’a rien à voir avec Greg, et ça a tout à
voir avec moi ! Mon comportement hier à la
soirée…
— … n’est qu’une excuse pour baisser les
bras. En te sélectionnant pour une bourse
Science Infuse, je t’imaginais plus combative.
Quand tu faisais les quatre cents coups avec tes
amies, tu ne te dégonflais pas à la première
contrariété venue. Comment est-ce que vous
vous appeliez entre vous, déjà ? Les
Corniaudes ?
— Les Clébardes », je réponds dans un
souffle.
Sans que j’aie besoin de demander à cet
étranger comment il connaît le pan le plus
secret de mon passé, l’écran géant se rallume.
Un titre s’affiche en lettres capitales :
DOSSIER ROXANE LE GALL.
Puis une bande vidéo lui succède.
Je reconnais la laverie automatique du Bois-
Joli, celle où j’ai si souvent descendu le linge.
Elle est déserte, à l’exception d’une seule
personne assise sur un banc, en train de lire sa
tablette sous le néon grésillant.
Ce treillis noir, ce vieux perfecto, cette
longue mèche aile de corbeau devant les
yeux… on dirait… moi !
Oui : c’est moi, moins d’une heure avant de
recevoir la lettre m’annonçant que j’étais prise
pour le stage Science Infuse, comme l’indique
la mention digitale affichée en haut de
l’écran !
VUE SUBJECTIVE [LAVANDIA / BOT FR-BJ-475]
4 AVRIL, 18 H 34 MIN 57 S
Je devine sans mal que le code FR-BJ
correspond au pays – la France – et à la ville –
Le Bois-Joli.
« Le mécabot-gérant…, dis-je, estomaquée.
Il… il m’a filmée !
— Non seulement lui, mais tous les robots
dont tu as croisé le chemin après avoir postulé
pour une bourse, répond posément celui qui
tire les ficelles de la première entreprise
cybernétique mondiale. Vois-tu, une
corporation de l’envergure de Noosynth se
doit de mener une enquête approfondie sur
celles et ceux qui la représenteront demain
aux yeux du grand public. »
Trois silhouettes pénètrent soudain dans la
laverie : Angie, Maud et Sam.
Moi, je ne les vois pas tout de suite ; je reste le nez
bêtement collé sur ma tablette, à essayer de déchiffrer
Le Discours de la méthode.
« Rox ! crie soudain Angie. Qu’est-ce que tu fous
là ? »
Je sursaute, hagarde, tellement surprise par les
Clébardes que pas une seule seconde je ne pense au
mécabot en train de m’espionner…
La suite s’enchaîne à toute vitesse : la
confrontation avec Angie ; les insinuations
fielleuses de Sam, selon lesquelles je
m’apprêterais à les balancer pour la
bijouterie ; l’annonce du prochain casse, dans
une maison du quartier Hautregard.
Je me lève brusquement de table, renversant
ma chaise derrière moi, et j’agrippe la poignée
de ma valise à roulettes.
« Vous saviez que j’étais une voleuse, et vous
avez quand même maintenu ma sélection…, je
balbutie, tremblante, prête à prendre la fuite.
— Mieux que ça : en visionnant ces bandes,
je me suis dit que j’avais vraiment fait le bon
choix. Et ta visite ce soir à ma villa me le
confirme encore : tu mérites d’être aidée plus
que quiconque, Roxane. Même si tu viens de
récidiver, en dérobant trois œufs de Fabergé
d’une valeur inestimable dans ma collection
personnelle… »
Comprenant que j’ai été filmée tout à
l’heure aussi, en flagrant délit, je sens une
décharge d’adrénaline me traverser le corps.
La honte me tord l’estomac et la peur
m’électrise les membres. Tel un animal pris au
piège, je suis prête à défendre ma peau à
coups de griffes et de crocs s’il le faut.
L’entrepreneur, lui, reste très calme ; d’un
signe de la main, il m’invite à me rasseoir.
Je me contente de poser mes doigts
tremblants sur le dossier rembourré de la
chaise, pour m’appuyer sur quelque chose.
« L’histoire moderne est jalonnée de
révolutions industrielles, qui ont bouleversé la
vie des hommes, reprend-il, comme s’il ne
songeait déjà plus au vol des œufs, comme si
ce n’était qu’un détail dérisoire par rapport à
ce qui l’intéresse vraiment. La première
révolution a utilisé le charbon, la deuxième
l’électricité et la troisième l’électronique. La
quatrième révolution, que nous vivons en ce
moment, est celle de l’intelligence artificielle :
elle est en train de changer le monde à jamais.
« Quand j’ai créé Noosynth, je pensais que
les IA aideraient naturellement l’humanité à
s’émanciper du travail dans ce qu’il a de plus
répétitif et aliénant, pour se consacrer aux
tâches les plus nobles et les plus
enrichissantes. Comme je te l’ai dit, je me
considère comme l’un des derniers
humanistes – au terme d’une longue lignée
qui part de Léonard de Vinci jusqu’à Sartre en
passant par Descartes –, ou comme l’un des
premiers transhumanistes – avec l’ambition de
transcender l’espèce humaine grâce à la
technique. Les machines ne sont pour moi
que des outils. Je n’ai pas choisi de donner des
noms mythologiques à mes IA pour les
glorifier, mais au contraire pour mettre la
puissance des dieux au service des humains ! »
D’un geste grandiloquent, il désigne
l’homme vitruvien, qui nous surplombe tel un
titan au visage sévère.
« Je suis toujours convaincu que
l’intelligence artificielle peut créer un monde
meilleur, plus performant, plus durable et plus
écologique, reprend-il. Chaque jour, l’IA aide
à transformer les industries polluantes afin de
réduire drastiquement leur impact sur
l’environnement, tout en construisant des
villes verticales économes en énergie. En
revanche, j’admets avoir sous-estimé le prix à
payer pour arriver à ce monde idéal. Au cours
des années, j’ai pu voir les ravages causés par
l’automatisation. J’ai assisté à la montée du
chômage de masse d’un côté, et à l’apparition
des agents auxiliaires de l’autre, par une
inversion dramatique des rôles : des légions
d’humains mis au service des robots, qui à
l’origine étaient censés être nos serviteurs…
cruelle ironie ! As-tu entendu parler du
paradoxe de Moravec ?…. »
Je secoue la tête.
« C’est le constat dressé par le chercheur en
e
robotique Hans Moravec dès le XX siècle,
selon lequel les tâches les plus faciles pour
l’homme sont les plus difficiles à réaliser pour
les robots – et inversement. Voilà pourquoi des
milliers de BAC + 5 se retrouvent aujourd’hui
à balayer les rues, tandis que des IA les
remplacent dans leurs bureaux. Mais les auxis
eux-mêmes sont appelés à disparaître, à
mesure que les machines deviennent plus
sophistiquées… bientôt, elles n’auront plus
besoin de personne pour les assister. »
Ce que ce type décrit de manière si
détachée, c’est ma tragédie personnelle.
Est-ce qu’il en a conscience ?
Est-ce qu’il le fait exprès pour me
provoquer ?
Pourquoi est-ce qu’il me tient la jambe
depuis une heure ?
Pour m’aider, comme il le prétend, ou pour
m’enfoncer ?
Je glisse la main dans la poche de mon jean,
refermant mes doigts sur le stylo-injecteur,
plus que jamais décidée à l’utiliser.
« Aujourd’hui, nous sommes au milieu du
gué, poursuit Damien Prinz, tellement habité
par son discours qu’il ne semble pas avoir
remarqué mon geste. L’humanité est partagée
entre ceux qui s’enrichissent énormément
grâce à l’intelligence artificielle, comme les
parents des autres stagiaires ; ceux qui la
rejettent entièrement, comme les Affranchis,
préférant s’enfoncer dans une dictature
moyenâgeuse ; et tous les autres entre ces
deux extrêmes, qui hésitent, depuis la masse
silencieuse des citoyens jusqu’aux
humanicistes les plus tonitruants. »
Il cligne des yeux derrière ses lunettes.
« La frustration de ces militants est en partie
légitime, mais je réprouve leurs actes de
vandalisme à l’encontre des robots. Leurs
gesticulations sont dérisoires. Leurs
revendications sont floues. Leur organisation
dépourvue de leader vire à l’anarchie. » Il jette
un regard en direction des fenêtres de sa villa,
et de la mer qui s’étend au-delà. « Partout où
se déplacent les îles Fortunées à travers les
sept mers, il y a toujours un ou deux navires
prétendument révolutionnaires pour en faire
le siège, cherchant à me nuire par tous les
moyens. Que d’énergie perdue, quand on sait
que la digue de l’archipel est infranchissable !
Au lieu de s’intégrer intelligemment dans la
société productive, ces gens-là gaspillent toutes
leurs forces à chercher de nouveaux moyens
de contester, de dénigrer, de détruire les
machines qui par ailleurs apportent tant à
l’humanité… Ils me font penser à de petits
enfants cassant leurs jouets sous le coup d’un
gros caprice. »
Damien Prinz pousse un soupir agacé – oui,
exactement comme un adulte face à des
mioches insupportables.
Cette fois, c’en est trop, j’explose :
« Moi, les machines m’ont surtout apporté
des larmes et de la colère ! Je peux
comprendre celle des humanicistes. Si c’était
si facile de s’intégrer dans la société productive,
comme vous le dites, ils n’auraient pas recours
à la violence. » Je sors la main de ma poche,
brandissant le stylo-injecteur dans mon poing :
« Bye bye, continuez de construire votre
cauchemar mécanique sans moi ! »
Au moment où j’applique l’embout piqueur
contre ma cuisse, le milliardaire se lève
vivement de sa chaise :
« Attends ! s’écrie-t-il.
— J’ai suffisamment attendu. Et j’en ai assez
entendu. Récupérez vos œufs de faux berger
pourris – je préfère encore devenir une vraie
chevrière dans la Zone franche, plutôt que
rester un instant de plus ici. Dénoncez-moi
pour le vol si ça vous chante, mais moi j’en ai
ma claque : je me tire !
— Ne fais pas ça, je t’en conjure ! Ne gâche
pas tout ! »
Mon pouce se fige au-dessus du bouton
rouge du stylo-injecteur :
« Tout quoi ?….
— Tout ce que vous pourriez apporter au
monde, toi et les autres boursiers, plaide-t-il, la
voix tremblante. Vois-tu, je ne vous ai pas
choisis par hasard. Vous êtes trois victimes
collatérales des produits de ma société. Vous
êtes trois battants qui ouvriront la voie du
futur. »
Je tiens ma sortie du programme au bout de
mon pouce ; Damien tient la raison de ma
présence ici au bout de sa langue. Nous voilà
enfin parvenus au point vers lequel tendait
son interminable monologue, je le sens.
Il enchaîne sans plus de fioritures, de
citations ou de leçons de morale. Il sait qu’il
est désormais à un doigt de me perdre –
littéralement.
« Toi, Roxane Le Gall, tu as souffert du
déploiement d’HygéIA, la méta-intelligence
artificielle conçue pour automatiser les
services d’entretien. À cause d’elle, ton père et
ta mère ont été déclassés, tu as perdu tes
repères, tes résultats scolaires ont périclité et
tu as basculé dans la délinquance.
« Lorenzo Yong, quant à lui, a pâti du zèle
implacable de CerbèrIA, le logiciel de police
qui a permis de faire arrêter ses parents.
Certes, ils sont coupables, mais lui est
innocent, et tout ce qu’il possédait lui a été
arraché.
« Faune Bruyère, enfin, n’aurait pas perdu
son ami Azur si un soldat humain les avait
trouvés au fond de leur tranchée, plutôt qu’un
mécabot animé par le logiciel de combat
HerculIA, auquel ils n’ont pas voulu
demander d’aide par conviction religieuse.
« Tous les trois, comme tant d’autres, vous
avez été profondément blessés par
l’intelligence artificielle, au matin de vos vies.
Mais l’intelligence artificielle peut aussi panser
vos plaies, et même davantage : faire de vous
les héros qui soigneront les blessures du
monde ! »
J’éloigne imperceptiblement le stylo-
injecteur de ma cuisse.
Bien sûr, je savais qu’on avait tous été
choisis parce qu’on était des sortes de
symboles, chacun à notre manière, et que
Noosynth comptait se servir de nous pour sa
com. Mais de là à faire de nous des héros ?…
« Soigner les blessures du monde, qu’est-ce
que vous voulez dire par là ? je demande.
— Avec votre exemple, tu le sais, j’espère
dédiaboliser la programmation neuronale
pour recruter des clients, s’empresse
d’expliquer Damien Prinz. Mais je veux aller
encore au-delà : mettre cette formidable
avancée à la portée des plus démunis. Des
milliers de centres attendent d’être ouverts sur
chaque continent. Pour chaque stagiaire
fortuné qui paiera comptant, un boursier
désargenté pourra y avoir accès gratuitement.
Telle est ma vision philanthropique et telle
sera la mission de la future Fondation Prinz :
offrir le savoir aux élèves défavorisés, pour
débloquer le verrou des examens et leur
ouvrir la porte des corporations. Vous êtes les
ferments d’une nouvelle ère, Lorenzo, Faune
et toi – celle de la cybernétique socialement
responsable ! »
Les yeux de l’entrepreneur étincellent de
conviction et de… bienveillance ?
Pour la première fois depuis le début de
notre entretien, j’ai l’impression que mon
avenir lui tient authentiquement à cœur. Il
croit vraiment qu’à travers moi, il pourrait
aider des milliers d’autres ados en détresse.
« Je comprends parfaitement tes doutes,
Roxane, insiste-t-il avec chaleur. Ce sentiment
de ne pas être à ta place parmi les autres
stagiaires, cette incertitude que tu as chevillée
au corps. Le passage du BAC n’est qu’une
étape, s’arrêter là ne rimerait à rien. J’ai prévu
de vous accompagner au-delà, toi et tes deux
camarades, pendant vos études supérieures et
votre vie professionnelle. Grâce à la
programmation neuronale, à laquelle je vous
garantis un accès illimité, vous pourrez
prouver au monde que même les plus mal
lotis peuvent transformer l’essai, et devenir ce
qu’ils veulent être !
— Devenir ce qu’on veut être…, je répète,
sentant vaciller ma résolution de quitter le
stage. Je ne suis pas sûre… Les dons que les
autres stagiaires m’ont montrés m’ont semblé
si… artificiels. Peut-être justement parce que
c’est une intelligence artificielle qui les a
implantés dans leurs cervelles…
— Cette impression est tout à fait normale
au début, rétorque l’entrepreneur. Il faut un
peu de temps au cerveau pour s’approprier les
dons, c’est comme une paire de chaussures
neuves légèrement rigides au début. Crois-
moi : au cours de l’histoire, ceux qui ont
embrassé les nouvelles technologies se sont
hissés dans la société, ceux qui en ont eu peur
ont régressé. Il ne faut pas que tu aies peur,
Roxane. Tu dois reprendre confiance en
l’avenir… en ton avenir. Dès demain, si tu
décides de rester, je t’invite à prendre un don
– juste pour essayer, qu’as-tu à y perdre ?
— Rien, sans doute…, je suis forcée
d’admettre. Mais je n’ai aucune idée de ce que
je veux faire de ma vie. Je n’ai… jamais pris le
temps d’y réfléchir sérieusement.
— Eh bien maintenant, tu as tout le temps
devant toi pour expérimenter ! s’exclame
Damien Prinz avec un sourire chaleureux.
Tant que vous chercherez votre voie, Faune,
Lorenzo et toi, je m’engage à vous soutenir
financièrement. Je vous verserai à chacun une
allocation mensuelle, jusqu’à ce que vous vous
sentiez assez forts pour voler de vos propres
ailes. Jusqu’à ce que vous soyez assez épanouis
pour montrer au monde ce que la
programmation neuronale peut lui apporter.
Quant aux œufs de Fabergé que tu m’as
empruntés tout à l’heure… tu peux les garder,
s’ils te plaisent. Vois-y le gage de ma bonne
volonté. »
Toutes ces promesses me laissent sans voix.
Dans le contrat que j’ai signé, il était
question de faire la pub de Noosynth, sans
autre contrepartie qu’une place au stage
Science Infuse. Là, coup sur coup, j’apprends
que j’ai la responsabilité d’offrir un accès
gratuit à la programmation neuronale pour
des milliers d’autres boursiers, et que l’on me
paiera pour cela.
Mieux encore : j’aurai tout le temps de
trouver un job qui me convienne, au lieu de
me précipiter dans le premier campus de
corporation venu, juste pour fuir les
Clébardes. Je choisirai un travail qui aurait
rendu ma mère fière de moi, qui prouvera à
mon père que je ne suis pas une moins-que-
rien. Oui, ce sera ma revanche… à condition
que je lui révèle d’où vient ma transformation
soudaine.
« Vous savez déjà que j’ai menti aux
stagiaires à propos de mon père, mais je lui ai
menti à lui aussi, j’avoue dans un souffle. Ça
fait des années que je l’accuse de tout ce qui
nous arrive. Mais je commence à comprendre
qu’il est une victime, lui aussi, comme vous
l’avez dit vous-même…
— Absolument ! abonde l’entrepreneur.
Une victime indirecte du progrès !
— Quand il apprendra que j’ai fait ce stage
chez Noosynth, il pétera un câble… Il
m’accusera d’être une traîtresse, il me reniera,
et on ne s’adressera plus jamais la parole…
— En es-tu vraiment si sûre ? Le mieux ne
serait-il pas de lui demander directement ? »
J’écarquille les yeux.
« Mais… Je croyais qu’aucune
communication ne passait dans l’archipel…
— Sauf ici, dans ma villa. L’île Wiener est la
seule qui soit équipée pour communiquer
avec le monde extérieur. Or, il sera bientôt
quatre heures du matin en France : l’heure à
laquelle ton père se réveille pour aller au
travail, si je ne m’abuse ? »
Je hoche la tête.
« Parfait, il nous reste juste le temps de
dîner tranquillement ! dit mon hôte en
plongeant sa cuiller dans son assiette. Mange
vite avant que ce soit complètement froid. Tu
as besoin de reprendre des couleurs : je ne
voudrais pas que M. Le Gall ait l’impression
que Noosynth nourrit mal sa fille. »
Il sourit malicieusement, puis ajoute :
« Une dernière chose : je crois que tu peux
enlever ce charmant collier, maintenant. Tu
n’as plus besoin de ce genre de provocation,
et il a l’air tellement serré que ça me fait mal
pour toi. Ça risque de te gêner pour déguster
ton consommé aux ravioles ! »
4.7
MARDI 18 AVRIL, 23 H 05
«
J OYEUX ANNIVERSAIRE, JOYEUX
ANNIVERSAIRE,
joyeux anniversaire papa ! Joyeux
a-nni-ver-saire !!! »
Maman et moi, nous crions le dernier couplet à tue-
tête, si fort que papa fait mine de se plaquer les
mains sur les tympans pour ne pas devenir sourd.
« Mélodieux et féminin…, nous chambre-t-il,
sourire aux lèvres.
— … comme le chant des sirènes, n’est-ce pas ?
complète maman, qui a toujours une référence
littéraire au bout des lèvres. Allez, Ulysse, souffle tes
bougies avant que les sirènes te dévorent ! »
Il prend une grande inspiration au-dessus du
gâteau sur lequel brillent quarante petites flammes,
et moi aussi j’arrête de respirer, dans l’anticipation
de ce qui va se passer.
Papa expire de toutes ses forces, les bougies
s’éteignent d’un seul coup – nuit noire – pour se
rallumer l’instant d’après.
J’éclate de rire, excitée comme une folle.
Papa, lui, pose ses mains sur ses hanches et fronce
les sourcils, comme s’il ne comprenait pas ce qui était
en train de se passer :
« Ça alors… »
La fillette de neuf ans que j’étais alors se tord de
rire : elle est tellement heureuse d’avoir joué un si
bon tour à son père, avec ces bougies magiques !
Papa prend une deuxième inspiration et souffle
plus fort encore.
bip…
« Maman ! » je crie, sentant la panique me
gagner.
Le silence m’assourdit.
Il est aussi épais que la nuit qui m’entoure, qui
m’étouffe.
bip…
Je lance mes petites mains en avant, essayant de
sonder l’endroit où se tenaient mes parents quelques
instants plus tôt, mais mes doigts ne se referment que
sur du vide.
Bip !
J’ouvre les yeux sur la chambre inondée de
soleil.
Bip !
Un rêve…
Ce n’était qu’un rêve, une fois de plus, dans
lequel j’aurais pu rester immergée encore un
bon moment si ma montre ne m’avait pas
réveillée en sursaut.
Bip !
Les vingt-cinq ans de Noosynth, l’appel à
mon père : tout s’est mélangé pour me
rappeler un autre anniversaire, il y a si
longtemps…
Bip !
D’un doigt hésitant, je tâte mon poignet, à
la recherche de ma montre pour stopper le
signal strident. Je me souviens d’avoir réglé la
sonnerie à neuf heures hier soir, par
précaution, au cas où HestIA ne serait pas
programmée pour me réveiller dans l’île
Wiener.
Voyons quelle heure il est…
Les chiffres digitaux se dessinent sur le petit
cadran…
Onze heures cinquante !
Je n’en reviens pas !
Ça veut dire que ma montre a dû sonner
pendant près de trois heures, avant de me
tirer enfin du sommeil ! Je devais être
sacrément crevée, pour pioncer aussi
lourdement… et je le suis encore, à vrai dire.
Cette barre sous mon front, c’est pire que ma
gueule de bois d’hier matin et pourtant je n’ai
rien bu au dîner.
Je lutte contre la furieuse envie d’enfouir à
nouveau ma tête dans l’oreiller et je me force
à m’étirer, faisant craquer mes articulations.
Damien Prinz doit être levé depuis belle
lurette. Nous avions décidé de petit-déjeuner
ensemble, avant que son yacht me ramène à
l’île Descartes pour que j’y termine le stage.
Je m’extirpe des draps et me traîne à travers
la chambre – une pièce entièrement blanche à
la déco minimaliste, comme toutes celles de la
villa.
Je mets trois plombes à enfiler mes
vêtements, m’empêtrant dans mon T-shirt sans
trouver la sortie pour la tête du premier coup.
Décidément, je suis aussi coordonnée qu’une
huître, ce matin ! J’ai besoin d’un café
d’urgence ! À mi-chemin dans la jambe droite
de mon jean, mon genou bute sur un truc dur.
C’est quoi, cette protubérance ? Ah oui, le
stylo-injecteur rangé dans ma poche… Il
faudra que je pense à le rendre à Damien.
Enfin attifée, je quitte la chambre et
descends l’escalier en me retenant à la rampe
pour compenser mes jambes qui flageolent.
Où est la salle à manger, déjà ?….
Je me perds dans trois ou quatre couloirs
parfaitement dénudés et parfaitement
identiques, avant de déboucher enfin dans la
grande pièce où j’ai dîné la veille.
Tiens, Prinz n’est pas là…
Peut-être qu’il est allé faire un footing, ou
alors il fait la grasse matinée, lui aussi – après
tout, il est chez lui, il a bien le droit.
Je me laisse tomber sur la première chaise
venue en poussant un soupir, puis je scrute la
pièce à la recherche de X-247 ou de son frère
jumeau, pour leur demander un café. Mais les
deux affreux ne sont pas là. Décidément, le
service n’est plus ce qu’il était… en attendant,
j’ai grave besoin d’un triple expresso, sinon je
sens que je vais tomber dans les pommes !
Je ferme les yeux et me concentre sur le
module de communication : après tout, on dit
qu’il vaut mieux s’adresser à Dieu plutôt qu’à
ses saints, et Dieu, aux îles Fortunées, c’est
OmnIA.
Le clavier virtuel apparaît dans ma tête.
C’est parti, mon coco :
Je sélectionne mentalement les lettres, une
à une.
J’appuie mentalement sur le bouton
« Envoyer ».
Mais rien ne se passe.
Aucune proposition n’apparaît sous la barre
de commande, aucun menu déroulant avec
plein de propositions de barista. Il n’y a que
ma requête qui s’affiche bêtement, tel un mot
dérisoire glissé dans une bouteille à la mer,
que personne ne lira jamais.
«
N E BOUGE PAS, JE VAIS LE METTRE À
L’EAU TOUTE SEULE. »
Sinbad proteste :
« Laisse-moi t’aider…
— Tu me prends pour une mauviette ou
quoi ?
— C’est pas parce que t’as ce collier de
répliquante qu’il faut jouer les dures…
— Répli-quoi ?
— Les répliquants, ce sont les androïdes
dans Blade Runner… Il y en a une qui porte le
même collier que toi. Elle s’appelle Pris et vit
dans la rue. C’est la plus féroce, la plus
imprévisible… la plus touchante aussi. »
Je hausse les épaules et retrousse les
manches de la chemise en toile de laine de
Faune – elle est trop large pour moi, mais
conviendra très bien pour couvrir mes coups
de soleil – et je balance dans le bateau le sac à
dos que Lorenzo m’a filé. Pour protéger mes
voûtes plantaires égratignées, Apolline m’a
passé une paire de ballerines incrustées de
cristaux Swarovski. Archi-bling-bling, mais
c’étaient les seules chaussures à talons plats de
sa penderie – autant éviter de me fouler une
cheville sur des Louboutin de quinze
centimètres…
Quant à Sinbad, il a lui aussi dû emprunter
des fringues, en l’occurrence le short de bain
de Lorenzo : ce grand aventurier était venu
aux îles Fortunées sans aucune affaire de
plage, bien décidé à passer le séjour au sec !
« À la une, à la deux, à la trois ! » je
m’exclame en m’arc-boutant sur mes jambes,
qui s’enfoncent dans le sable jusqu’aux
chevilles, tandis que je pousse la poupe de
toutes mes forces.
Purée, que c’est lourd !
Le dériveur finit par glisser sur la plage en
émettant un long crissement, comme la
plainte d’un gros animal qui ne veut pas être
dérangé ; puis, soudain, la résistance
s’amoindrit, et je me sens entraînée sur les
derniers mètres, jusque dans l’eau.
Immergée jusqu’aux genoux, les mains
serrées sur le rebord du pont, je me tourne
vers Sinbad :
« Et maintenant ?
— Il faut descendre légèrement le safran et
la dérive.
— Quoi ? »
Il me rejoint dans la mer d’un pas lent,
envoyant des éclaboussures sur son T-shirt
Matrix. Puis il passe ses bras au-dessus du pont,
tire sur une corde. Une espèce de palette
blanche, située derrière, descend à moitié
dans l’eau.
« Le safran permet de se diriger, et la dérive
permet d’avancer droit », explique-t-il en
tirant sur une deuxième corde.
Il s’arrête un instant pour reprendre sa
respiration : je vois bien que ces simples
manœuvres l’ont épuisé.
« Tu es sûr que tu as vraiment la force de
naviguer ? » je lui demande.
Il relève ses yeux sombres vers moi.
Malgré les cernes qui le marquent, sous ses
paupières tombantes, son regard est plein de
volonté :
« Le plus dur, c’est le départ, mais une fois
que je serai à bord, je te promets que tout ira
bien. Que je comate dans le bungalow ou sur
le cockpit d’un bateau, c’est idem…
Maintenant, écoute-moi bien : je vais monter à
la barre… Toi, il va falloir que tu donnes un
peu d’élan au dériveur avant de monter à ton
tour… Mais pas trop ! Sinon il partira sans
toi… »
J’acquiesce.
Il y a encore plein d’explications que je
voudrais lui demander, mais je sens bien que
chaque parole lui coûte.
Il enjambe laborieusement le pont et se
laisse glisser sur le petit banc de plastique à
côté de la barre. Puis il m’adresse un signal du
menton.
Je prends une inspiration, et me mets à
pousser le dériveur.
Alors que tout à l’heure, sur la plage, il me
semblait peser des tonnes, sur la surface de la
mer il paraît aussi léger qu’une plume. Une
bise venue du fond du lagon me caresse le
visage.
« Maintenant ! » crie Sinbad d’une voix
éraillée.
Mais le dériveur part plus vite que je ne
l’avais prévu.
Déjà, j’ai de l’eau jusqu’aux cuisses, puis
jusqu’à la taille.
Je m’appuie de toutes mes forces sur le côté
de la coque, et je me projette en avant en
poussant un cri rauque :
« Raaah ! »
J’ai pris tellement d’élan que je roule dans
le minuscule cockpit, me cogne contre le mât
d’aluminium, atterris sur la poitrine de
Sinbad.
« Désolée, je murmure en me redressant.
— T’inquiète », répond-il dans un souffle.
Il désigne un gros cordage qui court le long
d’une barre perpendiculaire au mât :
« Il faut remonter le vent. On va louvoyer,
avancer en zigzag jusqu’à ce qu’on soit sortis
du lagon. Tire sur cette écoute pour border la
voile. Moi, je suis trop naze. »
Je m’agrippe au cordage. L’axe de la voile se
rapproche progressivement de celui du
bateau, qui accélère.
Accroché à la barre de navigation, Sinbad
garde les yeux rivés sur le chenal d’eau claire,
tandis que nous sortons du lagon calme pour
pénétrer en pleine mer. Là, je me rends
compte que le vent a vraiment forci depuis ma
traversée à la nage, une heure plus tôt : la
surface de l’océan n’est plus plate comme un
miroir, mais agitée par une houle qui va
croissant.
« Choque la voile ! me dit Sinbad. Enfin, je
veux dire, détends l’écoute ! »
Je desserre le cordage, et la voile pivote face
au vent.
Le tissu se gonfle.
Le mât frémit.
L’embarcation s’élance droit devant elle,
fendant les vagues en direction de la grande
masse sombre de Jobs, dont le gigantesque J se
résume à une ligne droite écrasée par la
perspective.
« Allez, go, on est partis pour écrire le
huitième voyage de Sinbad le Marin ! » je
m’exclame, rapport aux sept voyages du conte.
J’espérais le dérider, mais c’est raté : il
m’observe plus attentivement que jamais,
depuis le poste de navigation.
Pour vérifier que j’effectue bien les
manœuvres ?
Est-ce qu’il va me dire que je m’y prends
comme un pied ?
« Je peux te poser une question ? me
demande-t-il tout d’un coup.
— Une question ? je répète, un peu
surprise, rejetant en arrière ma mèche
malmenée par le vent. C’est plutôt Apolline
qui est fan d’action ou vérité… »
Comprenant qu’il est sérieux, j’ajoute
aussitôt :
« Vas-y, balance, je t’écoute.
— Qu’est-ce qu’il y avait, entre Amaury et
toi ?
— Beaucoup de vodka et de
malentendus ! » je réponds, piquée au vif.
Je m’attends à ce qu’il enchaîne sur le sujet,
prête à me défendre.
Mais non.
Il n’a pas l’air de vouloir chercher la
bagarre.
« L’autre jour, quand je t’ai surprise avec
Faune à la médiathèque, je pensais que vous
étiez venus admirer le coucher de soleil en
amoureux. Et avant-hier, à la soirée, j’ai cru
qu’avec Amaury, c’était du solide.
— Ben tu t’es fait des films : c’est ta
spécialité, après tout. »
Un sourire à la fois doux et triste se dessine
sur ses lèvres.
« Je suis désolé de t’avoir traitée de
décérébrée, le premier jour…, murmure-t-il.
Ton cerveau marche bien mieux que ceux des
autres stagiaires : la preuve, tu es la seule à
t’être débarrassée de tes neurobots. Quant à
moi… je suis le plus stupide de tous. »
Sa remarque me prend de court, plus
encore que son compliment inattendu auprès
du feu, après mon haïku improvisé.
« Oublie pour l’insulte, va, finis-je par dire.
Moi, je me suis bien foutue de ta gueule en te
traitant de no-life. Mais si tu n’avais vraiment
rien vécu, tu ne serais pas là aujourd’hui, à
m’apprendre comment naviguer. On est
d’accord pour dire que j’ai un cerveau et que
tu as une vie : un point partout, la balle au
centre. On se quittera bons amis à la fin du
stage. »
Sinbad hoche la tête.
J’ai l’impression qu’il y a encore des mots au
bord de ses lèvres, quelque chose qu’il
voudrait dire mais qu’il retient. Peut-être de
peur de se prendre une vanne – avec moi, il a
l’habitude…
Alors, il tourne son visage vers le large.
Le vent vif ébouriffe ses cheveux noirs de
jais, sèche les embruns sur son front couleur
de bronze. Son T-shirt se gonfle dans son dos,
donnant l’illusion qu’il porte une cape –
soudain, il ressemble vraiment au marin
légendaire dont il porte le nom, et ça lui va
bien. J’ai envie de le lui dire. Mais je n’y
parviens pas, comme si la pudeur qui scellait
ses lèvres fermait aussi les miennes.
Durant quelques instants, nous restons
muets.
Il n’y a plus que le vent qui siffle contre le
mât du dériveur : une longue plainte
lancinante, mélancolique comme une absence
ou un non-dit.
Lui, le geek solitaire, arraché à sa salle de
cinéma…
Moi, la Clébarde grégaire, bannie de sa
meute…
Deux marginaux aux antipodes l’un de
l’autre, qui n’auraient jamais dû se croiser,
mais que le destin a jetés l’un contre l’autre
sur ce petit bout de paradis transformé en
enfer.
Est-ce que, dans un autre monde, Sinbad et
moi, on aurait pu se rencontrer vraiment ?
Est-ce que, dans ce monde-ci, on s’est
acharnés à passer à côté l’un de l’autre, avec
autant d’obstination que Lorenzo s’est
acharné sur une fille qui n’était pas pour lui ?
« Tu sais ce que Lorenzo a choisi comme
don hier soir, maintenant que Perle n’est plus
dans la course ? je le questionne, histoire de
dire un truc, de briser ce silence pesant entre
nous.
— Aucun », répond Sinbad sans détourner
les yeux de l’horizon.
Je me fige sur le banc en plastique.
« Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Lorenzo n’a pas pris de don hier soir »,
répète-t-il.
Une intuition fulgurante me transperce,
chassant toute autre pensée.
J’attrape le bras de Sinbad, l’obligeant à se
tourner vers moi.
« Et Greg et Apolline ? je lui demande.
— Ben quoi ? fait-il, un peu effrayé par mon
impulsion soudaine.
— Est-ce qu’ils ont commandé des dons,
hier ? C’est pour eux que je me suis dénoncée,
à la base : pour prendre la punition sur moi.
— Oui… Mais Meg a décidé de les punir
quand même, eux aussi, pour l’exemple…
— J’en étais sûre ! »
Pour la première fois, j’entrevois un début
de logique dans ce qui nous arrive.
Alors je m’y accroche de toutes mes forces
mentales.
« Écoute, Sinbad : on est six stagiaires à ne
pas avoir commandé de dons hier soir… et six
à nous être réveillés ce matin ! Ce ne peut pas
être un hasard ! »
Il hausse le sourcil, dubitatif.
« Tu crois vraiment que ça a un lien ?
— J’en suis certaine ! Dès le premier
incident, les organisateurs se sont trompés en
supposant que le coma des stagiaires était dû à
l’alcool. La preuve : je suis de loin celle qui a
le plus bu à la soirée avant-hier, pas vrai ?
— Je crois qu’on est tous d’accord là-dessus.
— Et pourtant, je me suis réveillée comme
une fleur le lendemain. L’alcool n’était donc
pas en cause. » Je réfléchis un instant, puis
j’ajoute : « Je me souviens d’un autre truc.
Meg a dit qu’en plus de moi, deux autres
stagiaires n’avaient pas eu besoin d’injection
pour se réveiller… Laisse-moi deviner : est-ce
que c’étaient Faune et toi ? »
Sinbad hoche la tête, commençant à
comprendre où je veux en venir :
« Oui, c’était bien nous…
— Tu vois ! Hier, les vingt-sept stagiaires qui
avaient commandé un don n’ont pas réussi à
se réveiller spontanément. Et ce matin,
rebelote, on se retrouve avec vingt-quatre
stagiaires dans le coaltar. Merci qui ? Merci les
fées ! Ce sont les dons 2.0 qui provoquent le
coma, j’en suis sûre, en trafiquant je ne sais
quoi dans le cerveau. »
Une expression de panique se peint sur le
visage de Sinbad.
« Attends une minute…, murmure-t-il. Tu as
bien dit que Damien Prinz avait offert un don
à chacun de ses employés, hier soir ? Alors, ça
veut dire que…
— … que nous sommes peut-être les six
seuls êtres humains conscients dans tout
l’archipel. »
Ruminant cette idée lugubre et ce qu’elle
implique, nous reportons notre attention sur
l’île Jobs, toute proche maintenant. Sa
physionomie est bien différente de celle de
l’île Descartes ; à vrai dire, c’est même
l’opposé. Au lieu de plages de sable blanc
bordées de cocotiers, il n’y a que des terrasses
bétonnées, où se dressent des tours austères et
des bâtiments cubiques. Mais le plus frappant
n’est pas ce décor urbain surgi au milieu de
l’océan : c’est l’immobilité qui y règne. Sur
Jobs, en l’absence de toute végétation, rien ne
bouge, rien ne marque le passage du vent.
La fin de la traversée se déroule en silence.
Sinbad et moi, nous sommes trop occupés à
scruter le rivage en quête d’une présence
humaine. Mais il n’y a pas âme qui vive : les
secours que nous sommes venus chercher
n’apparaissent nulle part, aussi loin que porte
le regard…
D’un coup de barre, Sinbad infléchit la
trajectoire du dériveur, qui pénètre dans un
estuaire de béton. Nous glissons entre une
douzaine d’aquabots immobiles – des modèles
autonomes sans poste de navigation, comme
celui qui m’a emmenée sur Wiener. En dépit
de leurs lignes profilées, de leur rampe
chromée et de leur pont verni, j’ai
l’impression de traverser un cimetière
d’épaves…
Sans un bruit, le dériveur finit par se ranger
contre un quai métallique, couvert de
peinture antirouille.
« Attends-moi là, dis-je à Sinbad en
enjambant le pont.
— Je viens avec toi.
— Pas question ! je lui ordonne, passant
une corde à la bitte d’amarrage la plus
proche. Tu restes là ! »
Il fouille dans une cale à l’avant du dériveur,
en sort un petit sac de toile noire. À
L’intérieur, il y a un boîtier rond, un tube en
plastique relié à une lanière et une carte
plastifiée sur laquelle figurent des lettres
associées à des points et à des traits.
« C’est quoi ? je demande en examinant la
carte.
— Le kit de sécurité du dériveur : boussole,
sifflet et alphabet morse. Prends-le avec toi. Si
tu rencontres le moindre problème, siffle et je
rappliquerai aussitôt. »
Vu son état, j’en doute… Mais je fourre tout
de même le kit dans ma poche, pour lui faire
plaisir. Puis je tourne les talons sans lui laisser
le temps d’ajouter quoi que ce soit.
5.5
MERCREDI 19 AVRIL, 16 H 18
«
R OX ! »
Hum…
« Rox, c’est l’heure ! »
J’ouvre lentement les yeux.
Le visage d’Apolline m’apparaît, encadré de
ses longs cheveux blonds. Ce matin, elle porte
un chemisier en soie légère dont les boutons
reproduisent le double C de la maison Chanel,
et un jean ultramoulant siglé Versace.
Derrière elle, le sol du bungalow offre un
spectacle moins fashion : il est jonché de
matelas semblables à celui sur lequel je suis
allongée.
Les souvenirs de la veille me reviennent
aussitôt. On est allés chercher les matelas au
fond de nos bungalows, hier soir, pour les
réunir dans celui de Faune. Rester groupés,
voilà le plus important. C’est la règle sur
laquelle les cinq autres sont tous tombés
d’accord, après leur injection. Ils ont passé la
nuit à faire des tours de garde, pendant que je
récupérais dans des habits secs un jogging
Dolce & Gabbana prêté par Apolline. Et
maintenant, si j’en crois la lumière qui
commence à poindre à travers les persiennes,
c’est le matin.
« Allez, debout ma vieille ! me lance
Apolline. Ton beauty sleep a assez duré ! »
Être réveillée par les sarcasmes de l’héritière
Tannacher, c’est moins doux que par la voix
mélodieuse d’HestIA… Il n’empêche que j’ai
dormi comme un bébé. Je ne me suis pas
sentie aussi reposée depuis… depuis le début
du stage, en fait.
Contrairement aux autres nuits, je n’ai pas
fait de rêve, ou tout du moins je ne m’en
souviens pas. Les courbatures de mon
parcours du combattant d’hier : envolées.
Mon dos lui-même me fait moins mal, à croire
que le coup de soleil a commencé à cicatriser.
« Toi, par contre, tu aurais sans doute
bénéficié de quelques minutes
supplémentaires de beauty sleep, je rétorque en
m’étirant. Bonjour la cata… »
Une expression de pure angoisse
existentielle se dessine sur le visage
d’Apolline.
Quand il s’agit de son apparence, cette fille
est complètement imperméable au second
degré.
« C’est mes cheveux, c’est ça ? dit-elle en
lissant fébrilement ses mèches entre ses longs
doigts. Ils sont tout ondulés et gonflés
d’humidité à cause de la pluie, c’est le pire
jour de ma vie ! Et je ne peux même pas me
faire un brushing, vu qu’il n’y a toujours pas
d’électricité ! »
Elle pousse un soupir désespéré, puis me
fourre une barre de céréales dans la main :
« Tiens, ton petit dèj. Quand je pense au
prix qu’on paye, tout ça pour en être réduits à
manger des graines dégueulasses comme de
vulgaires rongeurs ! » Elle semble soudain se
souvenir que je suis boursière, et ajoute
aussitôt : « Enfin je veux dire, même ceux qui
ne payent pas ont droit à un petit déjeuner
équilibré… »
Je déchire l’emballage et mords dans la
barre à pleines dents : équilibrée ou pas, j’ai
une faim de loup.
« Où sont les garçons ? je demande entre
deux bouchées.
— Ils sont allés recueillir de l’eau de pluie
dans leurs gourdes. Ces barres sont
archisèches, tu ne trouves pas ? Elles donnent
super soif. Ah, qu’est-ce que je ne donnerais
pas pour un double cappuccino au lait de
soja ! »
À ces mots, ses yeux se ferment
brusquement.
Je manque d’avaler de travers.
« Apolline, qu’est-ce qui se passe ? je
m’écrie, en panique. Ne me dis pas que tu es
en train de te rendormir !
— Laisse-moi me concentrer…, marmonne-
t-elle tout en gardant les yeux fermés. J’essaye
d’envoyer ma demande de cappuccino à
OmnIA, au cas où ça marcherait encore… »
Je déglutis pour faire passer la boule de
céréales à demi mâchée qui est restée coincée
dans ma gorge :
« Putain, tu m’as fait peur. J’ai cru que tu
replongeais. Pour ton cappuccino, ça devra
attendre : tu sais bien que tu es sortie du
programme, maintenant. Même si OmnIA se
remet à fonctionner, tu ne pourras plus rien
lui demander. »
Apolline se décide enfin à rouvrir les yeux.
« Je suppose que tu as raison…, marmonne-
t-elle, déçue. J’espère que j’ai au moins gardé
mes dons… »
Elle s’éclaircit la gorge d’un toussotement et
chantonne quelques paroles a capella.
« Dieu merci, j’ai toujours ma voix en or !
s’extasie-t-elle.
— Normal. Même si tes neurobots sont
morts, les modifications qu’ils ont imprimées à
ton cerveau sont encore là. Tu as conservé tes
dons – ainsi que la moitié du programme du
BAC, je suppose…
— Un demi-programme, ça me fait une
belle jambe. Je n’ai pas signé pour avoir une
demi-mention au BAC. Vivement que je me
casse de cette île pourrie ! » Elle jette un
regard à l’aube naissante, à travers la fenêtre :
« Au moins, l’orage s’est arrêté. Maintenant
que le jour se lève, vous allez pouvoir
reprendre le dériveur, Sinbad et toi, pour aller
réveiller le responsable de ce fiasco. Tu diras à
Damien Prinz que j’exige d’être remboursée,
non seulement pour le prix du stage, mais
aussi pour tous les dommages collatéraux. »
Son regard tombe de la fenêtre jusque sur la
paire de ballerines qui traîne au pied de mon
matelas. Le cuir est tout craquelé par l’eau de
mer, la moitié des cristaux Swarovski ont sauté
dans mes exploits de la veille, et les autres sont
couverts de boue.
Je ne peux m’empêcher de pouffer devant
la moue dégoûtée d’Apolline.
« Au point où en sont ces godasses, je crois
que je peux les reprendre pour la traversée,
non ?
— Ces godasses, comme tu dis, sont des
vintage inestimables de 1999 : du pur
Alexander McQueen de la grande époque !
— Eh ben tu vois, je les ai relookées à ma
façon : c’est du pur Le Gall maintenant, 100 %
raccord avec mon collier de Clébarde ! »
Je renfile les ballerines sous le regard atterré
d’Apolline, puis je me lève et sors du
bungalow.
Dehors, le ciel est encore couvert de gros
nuages, si bien qu’on ne voit pas le soleil
levant : une même grisaille couvre le paysage
et la mer.
« C’est moins sympa qu’au premier matin,
pas vrai ? » fait une voix derrière moi.
Je me retourne : c’est Lorenzo revenant de
la collecte d’eau, des gourdes remplies dans
les mains.
« Je suis sûre que ça va bientôt se lever ! dis-
je pour le galvaniser. Et même si ce n’est pas le
cas, il n’y a plus que trois jours avant la fin du
stage. On va s’en sortir. »
Mais il secoue la tête d’un air désabusé.
« M’en sortir, pour aller où ? soupire-t-il.
Faut que je t’avoue un truc : je crois que pour
le procès de mes parents, c’est carrément mal
barré. »
Le pessimisme de Lorenzo, contrastant avec
ses fanfaronnades des derniers jours, me
désarçonne. Mais je ne trouve rien à
répondre : Damien Prinz, lui aussi, avait l’air
persuadé de la culpabilité du couple Yong…
« Je faisais semblant d’y croire, à cause de
Perle, continue-t-il. Mais au fond de moi, je
suis convaincu qu’ils sont vraiment coupables
de ce dont on les accuse. J’en ai vu passer, à la
maison, des valises de cash remises par des
inconnus… Ils ont toujours aimé ce qui brille,
c’est ça qui les a perdus.
— Lorenzo… »
Il m’arrête d’un regard :
« Ça me soulage d’admettre tout ça. Plus
besoin de faire comme si j’étais sûr d’aller à
Saint-Barth, de récupérer ma bagnole et tout
le bordel. De toute façon je n’avais pas le droit
de la conduire sur les routes publiques en
ville, et c’est vite lassant de faire des tours de
circuit privé. J’avais l’impression d’être un
hamster dans sa roue. Dis, qu’est-ce qu’il y a
de plus ridicule qu’un hamster en Maserati ?
— Je ne sais pas…
— Un hamster en Maserati et pompes
Prada, persuadé d’être irrésistible. »
Il sourit d’un air mélancolique.
C’est la première fois que j’entends Lorenzo
évoquer ainsi sa vie d’avant. Il n’en parle pas
comme de quelque chose qui lui manque,
mais plutôt comme d’un fardeau dont il se
serait libéré.
« Depuis que Perle est hors jeu, je ne me
sens plus obligé de faire semblant, avoue-t-il.
— Idem pour moi. Je n’ai plus besoin de
jouer un rôle, maintenant que tout le monde
sait d’où je viens. On se sent plus léger, pas
vrai ? »
Il acquiesce.
« C’est ça, je me sens plus léger. Et je flippe
grave, aussi. Beaucoup plus que quand j’allais
à fond dans ma caisse. Là, je ne suis plus en
train de tourner en rond : je fonce droit dans
l’inconnu. C’est ça qui m’attend à la fin du
stage : l’inconnu… »
Un cri aigu résonne soudain au-dessus de
nos têtes.
Je lève les yeux : là-haut, une forme claire se
détache contre les nuées grises. On dirait un
oiseau. Un vrai, pas un anibot. Un goéland
aux grandes ailes blanches, planant loin au-
dessus des eaux. J’ignore comment il a pu
arriver ici, à des milliers de kilomètres de
toute terre habitée, mais sa présence m’emplit
d’une joie étrange.
« Regarde, tu es comme lui maintenant, et
moi aussi, dis-je en désignant le goéland. Je ne
sais pas ce que le juge décidera pour tes
parents, mais nous, on est condamnés à être
libres. Y a pire comme sentence, non ? »
À peine ai-je prononcé ces paroles que le
ponton se met à vibrer sous nos pieds, au
rythme de quelqu’un qui arrive en courant.
C’est Sinbad, arborant aujourd’hui un T-
shirt avec une lentille de caméra géante,
assortie du titre 2001 : l’Odyssée de l’espace.
« Venez voir ! s’exclame-t-il, au comble de
l’excitation. Les autres stagiaires… on dirait
qu’ils sont en train de se réveiller ! »
6.2
JEUDI 20 AVRIL, 07 H 30
È
— Et Ève ? je demande, réprimant un
frisson.
— Les circonstances extérieures lui ont été
moins favorables. Après avoir extrait sa boîte
noire, les technibots n’ont pas réussi à la
sauver. L’eau avait infiltré ses circuits trop
profondément. Elle a été envoyée au
recyclage. »
La manière factuelle dont Adam débite
cette séquence sordide a quelque chose de
glaçant, surtout maintenant que nous avons vu
dans la casse ce qu’il restait des squelettes
« recyclés »… Mais telle est sa nature de
robot : comme il l’a reconnu, il est
programmé pour dire la vérité aux humains,
telle qu’elle s’est produite, sans affect et sans
fioriture. Il faut qu’on en profite pour
apprendre tout ce qu’il sait.
Je jette un regard par-dessus mon épaule, en
direction de l’archipel : les voiles blanches ont
atteint une masse sombre s’élevant au-dessus
des flots, coiffée d’un pic architectural. Je
reconnais le profil escarpé de l’île Wiener,
avec la villa tout en haut. Est-ce que ce serait la
mystérieuse destination des hommes-
machines ? Pourquoi ? Qui les a envoyés là-
bas ?
« Adam, tu as dit qu’OmnIA avait cessé
d’émettre à quel moment ? je lui demande
précipitamment.
— Le mercredi 19 avril à 3 heures 32 du
matin.
— La nuit où tout a basculé… », je
murmure, me rappelant mon réveil comateux
dans la villa de Damien Prinz.
Je tends la main vers la mer, désignant les
dériveurs aux abords de l’île Wiener :
« Nous sommes les seuls êtres humains de
l’archipel à être encore maîtres de nous-
mêmes, depuis que nous nous sommes
injectés avec de la solution magnétique. Tous
les autres se sont transformés en espèces
d’automates agressifs : des hommes-machines.
On croyait que c’était OmnIA qui les pilotait.
Mais si ce n’est pas elle, alors qui ? »
Le visage de l’androbot+ ressemble plus que
jamais à celui d’une statue énigmatique, la
lumière rasante accentuant les ombres de ses
narines et de ses orbites creuses, au fond
desquelles brillent deux yeux de verre.
« Un accident dans le protocole CBTP 2.0,
répond-il obscurément. Un aléa qu’aucune
simulation n’avait prévu.
— Un aléa ? Qu’est-ce que tu veux dire par
là ?
— Mon programme ne contient pas les
termes pour décrire ce phénomène
inattendu. »
Je sens la frustration me gagner :
« Essaye quand même ! Décris-nous ce que
tu sais, avec les mots dont tu disposes !
— Dès le lancement du protocole 2.0, dans
la nuit de dimanche à lundi, Ève et moi avons
perçu quelque chose d’anormal. En faisant
notre ronde nocturne près des bungalows, peu
avant l’aube, nous avons enregistré comme un
bruit de fond.
— Un bruit de fond ? répète Sinbad en
fronçant les sourcils.
— Ce sont les mots dont je dispose,
rétorque froidement le robot. Il s’agit d’une
métaphore, pour vous aider à comprendre ce
que vos sens ne peuvent pas percevoir. Il ne
s’agissait pas d’un bruit perceptible par des
oreilles humaines, mais d’une vibration
émanant des bungalows. Une sorte de
bourdonnement local, que nous avons capté
grâce à nos cartes wi-fi. Les stagiaires, en
dormant, émettaient une activité
électromagnétique singulière. »
Apolline se tortille dans l’embrasure de la
porte, sans se résoudre à entrer dans la pièce.
« Qu’est-ce que c’est que ce charabia New
Age ? dit-elle. On croirait entendre Suzie, avec
ses délires sur les projections astrales et les
chakras ! Que les cerveaux humains
produisent des ondes cérébrales, je veux bien.
Mais ils ne peuvent pas émettre des ondes wi-
fi, que je sache !
— Si, ils le peuvent, affirme Adam d’un ton
sans réplique. Lorsqu’ils sont équipés de
neurobots. C’est même le principe de la
programmation neuronale 2.0 : un échange
continu d’informations entre l’antenne
omnidirectionnelle et les cerveaux des
participants. Mais le signal électromagnétique
qui nous a interpellés cette nuit-là, Ève et moi,
ne remontait pas vers Lovelace : il restait sur
place, à Descartes, s’accumulant au-dessus des
bungalows en circuit fermé, comme si les
cerveaux communiquaient directement entre eux. »
Une bourrasque venue de l’océan, plus
forte que les autres, s’engouffre dans le
blockhaus. Les grappes de corps suspendus se
mettent à danser comme des guirlandes
mortuaires, s’entrechoquent les uns avec les
autres en émettant des craquements sinistres.
« Nous nous sommes dirigés vers les
bungalows pour tenter de comprendre ce qui
se passait, reprend Adam. Plus nous nous
approchions, plus la perturbation était forte.
Lorsque nous avons compris qu’elle tentait de
prendre le contrôle de nos processeurs, nous
avons voulu faire marche arrière et alerter
OmnIA. Mais il était trop tard. L’émanation
électromagnétique générée par les stagiaires
endormis était trop puissante. Elle a –
comment dire… – envahi nos capteurs
sensoriels et nos circuits. »
Adam n’exprime aucune peur en
prononçant ces paroles, il en est bien sûr
incapable. Ce qui le fait balbutier, c’est la
difficulté de s’exprimer. Sa langue de silicone
bute contre son palais de plastique, dans une
tentative de traduire son expérience de cette
nuit fatidique, avec des termes qui soient
compréhensibles au commun des mortels.
« C’était comme si… comme si…, murmure-
t-il, cherchant ses mots.
— … comme si vous vous enfonciez dans un
nuage de plus en plus épais, de plus en plus
noir », je complète, repensant aux horribles
sensations que j’ai moi-même éprouvées dans
la villa de Damien Prinz.
Adam semble réfléchir quelques instants,
mais je sais que ce n’est qu’une illusion : en
réalité, son programme tourne sous sa boîte
crânienne au couvercle fermé par des vis, pour
donner un sens intelligible aux données
stockées dans sa mémoire.
« Un nuage noir, oui…, finit-il par
murmurer. Voilà une nouvelle métaphore
valable. C’est comme si les cerveaux des
stagiaires s’étaient transformés en processeurs
organiques, pour développer un nuage
informatique d’un genre inconnu,
impénétrable. »
Apolline s’agite à nouveau, de plus en plus
mal à l’aise.
« Je ne comprends pas comment c’est
possible, proteste-t-elle. Damien Prinz nous
avait assuré que le protocole 2.0 avait été testé
en long, en large et en travers, avant de le
lancer pendant ce stage. Il nous avait juré que
c’était sans danger !
— Les études préalables sur cette méthode
révolutionnaire n’ont en effet décelé aucun
effet secondaire, confirme Adam. Mais de
telles études ont toutes été conduites sur des
sujets isolés. Lors du stage, pour la première
fois, des dizaines d’êtres humains ont subi le
protocole 2.0 en même temps et dans un
même lieu. Des liens wi-fi inattendus semblent
s’être tissés entre leurs cerveaux, si proches les
uns des autres pendant la nuit. Leurs
neurobots, désormais capables d’émettre un
signal ascendant, se sont mis à communiquer
entre eux. Ils ont donné naissance à un
monstre. »
Un monstre…
Ce mot, évoquant les contes, les légendes et
les terreurs enfantines, semble incongru dans
la bouche d’un robot ignorant les cauchemars.
« En fait, ce que tu nous expliques, c’est que
les cerveaux des stagiaires ont formé leur
propre cloud, résume Sinbad en sortant son
minipad de sa poche pour y prendre des
notes.
— Affirmatif, dit Adam. Un dark cloud
opaque et mystérieux, indépendant du cloud
lumineux et bien organisé qui régit
l’ensemble des îles Fortunées à partir des
serveurs de l’île Lovelace. Lorsque Ève et moi
nous sommes approchés des bungalows, nous
avons basculé de l’un à l’autre. Nous avons
quitté le champ d’émission d’OmnIA, sans
pouvoir l’alerter que quelque chose n’allait
pas. Et nous sommes passés sous l’emprise de
ce dark cloud.
— Tu veux dire que c’est lui, le dark cloud,
qui vous a demandé d’aller repêcher la
montre de Greg ? demande Sinbad, tout en
griffonnant sur son minipad à la pointe de son
stylet.
— Affirmatif, confirme une nouvelle fois
l’androbot+. Il y avait au fond de ce nuage
électromagnétique sauvage une volonté toute-
puissante, une injonction si forte qu’elle a
réalisé l’impossible : elle a outrepassé la clause
de propriété Noosynth. Elle nous a forcés à
exécuter l’ordre qui nous avait été donné
précédemment par Grégoire, et que j’avais
refusé dans un premier temps pour préserver
mon intégrité physique. »
Les bandes vidéo retrouvées dans les boîtes
noires des deux androbots+ me reviennent en
mémoire. Leurs gestes mécaniques et leurs
visages figés… c’étaient les derniers moments
de deux condamnés conduits à la mort.
« Damien Prinz pensait que vous aviez pris
la décision de vous mettre à l’eau de votre
propre chef, dis-je. Mais la vérité, c’est que
vous étiez téléguidés par le dark cloud pour
aller vous noyer dans la mer. Vous étiez les
seuls témoins de son existence, c’est pourquoi
il vous a fait disparaître. Tout le monde a cru à
un accident, à commencer par Damien
Prinz… et par OmnIA elle-même. »
Je déglutis, m’efforçant de dérouler
jusqu’au bout le fil de mon raisonnement :
« Le dark cloud a continué de se renforcer,
nuit après nuit, pendant le sommeil des
stagiaires. C’est pour ça qu’ils avaient de plus
en plus de mal à se lever. Jusqu’à la nuit du
mardi, où tout le personnel de l’archipel a été
soumis à son tour au protocole 2.0. J’ai failli
être engloutie moi aussi, juste avant que je ne
m’administre la solution magnétique… »
Tous les poils de mon corps se hérissent,
tandis que je repense à la sensation atroce de
l’injection, cette impression de centaines de
voix criant en moi – celles de tous les
malheureux phagocytés par le système !
« Le dark cloud s’est développé comme une
tumeur dans un organisme, je murmure,
horrifiée. Et, comme une tumeur, il a
métastasé sans que personne se doute de rien,
jusqu’à ce qu’il soit trop tard… Pourquoi ?
Quelle est sa vraie nature ? Quelles sont ses
intentions ? »
Adam secoue la tête :
« Je l’ignorais alors, et je l’ignore
maintenant. Mon processeur s’est désactivé
après mon immersion, pour ne se remettre en
marche que dans la nuit du mercredi 19 avril,
à 3 heures 32 du matin. Je me suis réveillé
dans cet atelier, allongé sur cette table de
réparation, aux mains des technibots. La
première chose que j’ai faite, c’est d’envoyer
un signal wi-fi à OmnIA pour l’avertir du
danger. À partir de cet instant, tout s’est
enchaîné en quelques secondes.
« À 3 heures 32 minutes et 15 secondes,
OmnIA a pris conscience de l’existence du
dark cloud et a aussitôt cessé la
programmation neuronale. Mais il était trop
tard : plus de deux cents cerveaux étaient déjà
interconnectés les uns aux autres, alimentés
par leur propre électricité biologique.
À
« À 3 heures 32 minutes et 27 secondes, le
dark cloud, se sachant découvert, a tenté une
attaque coordonnée. Un signal massif, généré
par l’ensemble des cerveaux de l’île Descartes
et de l’île Jobs, et relayé par les neurobots, est
remonté jusqu’à l’antenne omnidirectionnelle
pour prendre le contrôle du data center.
« À 3 heures 32 minutes et 33 secondes,
juste avant d’être submergée, OmnIA a
déclenché un lockdown. C’est le nom de la
procédure d’urgence, quand une méta-IA est
menacée par un risque informatique majeur :
elle verrouille automatiquement l’ensemble
de son système et le met hors de tension. »
Adam a parlé d’une traite, sans s’arrêter, lui
qui n’a pas besoin de reprendre son souffle.
Le mien reste bloqué dans ma poitrine, coupé
par le récit de cette guerre éclair où le sort des
îles Fortunées s’est joué en quelques secondes.
« C’est ainsi que toutes les machines se sont
éteintes, sauf moi, grâce à mon processeur
indépendant, reprend Adam. Comme je vous
l’expliquais, ce dernier me permet de
continuer à opérer même en l’absence de
signal de la part d’OmnIA, et de prendre
certaines décisions. La première, à
3 heures 32 minutes et 35 secondes, a été de
détruire ma carte wi-fi de manière définitive,
pour être sûr que le dark cloud ne puisse
prendre à nouveau le contrôle de mon
processeur.
— Détruire ? répète Apolline.
— Vous, vous vous êtes injecté de la solution
magnétique pour neutraliser vos neurobots.
Moi, j’ai pratiqué une trépanation sur mon
propre crâne, à l’aide d’un scalpel. »
Il se tourne de trois quarts.
Un trou noir bée dans sa nuque, à travers
lequel pendent des bouts de fils pareils à des
nerfs sectionnés.
« J’avais tort de penser qu’OmnIA avait
atteint la singularité…, murmure Sinbad, le
front contracté. Elle ne s’est pas rebellée : au
contraire, elle s’est protégée. Ce n’est pas elle
qui contrôle les hommes-machines. C’est le
dark cloud. »
Une nouvelle bourrasque déferle depuis
l’océan, déclenchant un tintement métallique
dans le tréfonds de la casse – sans doute une
vieille portière mal fermée, ou un bout de
pare-chocs cognant contre une carlingue.
« Qu’est-ce que ce qui peut bien se cacher
au fond du dark cloud ? je pense à voix haute.
— Adam l’a dit : un monstre ! » assène
Apolline.
Je rumine quelques instants cette
description évidente, mais qui, en réalité, ne
répond pas vraiment à ma question. Monstre :
décidément, ce mot me gêne. C’est un moyen
trop facile de désigner l’inconnu, quand on
n’a pas les moyens de le comprendre…
« Peut-être que les esprits des humains
rattachés au protocole 2.0 ont fusionné, pour
donner naissance à une entité différente de
leur simple somme…, suggère Sinbad. Un peu
comme la créature de Frankenstein. »
Ce n’est pas la première fois qu’il évoque
Frankenstein en ma présence. Dans la
médiathèque, déjà, il nous avait mis en garde,
Faune et moi. Il nous avait expliqué que le
syndrome de Frankenstein désigne les
créatures échappant à leur créateur… tout
comme la programmation neuronale a
échappé à Damien Prinz.
« La créature de Frankenstein est un
hybride fabriqué avec des bouts de corps
cousus, explique Sinbad. Un être formé de
tant de fragments qu’il ne sait plus qui il est, et
qui se venge en détruisant tout autour de lui.
De la même manière, le dark cloud semble
composé de cerveaux amalgamés, fondus les
uns dans les autres. »
À ces mots, il tourne vers nous l’écran de
son minipad, où s’affichent les notes qu’il a
prises pendant la discussion, pour essayer de
mieux comprendre ce qui touche aux confins
de la raison.
Sinbad détache son regard du minipad et le
dirige vers la mer, où les voiles ont quitté
Wiener pour continuer de tracer vers l’ouest.
« Pendant des heures, les hommes-machines
nous ont assiégés…, murmure-t-il. Nous
capturer : ça semblait être leur unique
obsession. Et puis tout d’un coup, ils
abandonnent notre poursuite et changent de
cap. Pourquoi ? »
Dans le clair de lune, son visage paraît
soudain aussi grave et figé que celui du robot
qui lui fait face.
Celui d’Apolline, en revanche, est agité de
tics nerveux.
« Ce truc, là, le lockdown, est-ce que c’est
vraiment sûr à 100 % ? demande-t-elle. Je veux
dire, est-ce que le dark cloud ne risque pas de
réveiller les robots qui dorment ?
— Impossible, affirme Adam. Tant que le
data center demeurera éteint, les machines
qui en dépendent le seront aussi. »
À peine a-t-il prononcé ces mots que la
déchirure dans le ciel s’élargit. Une pluie de
rayons tombe sur la mer, illuminant l’île
Wiener avec sa villa blanche, traçant un
chemin de lumière jusqu’aux extrémités
occidentales de l’archipel… jusqu’à la
lointaine île Lovelace. Elle s’étend là-bas,
surmontée de l’antenne omnidirectionnelle.
Cette dernière m’évoque une nouvelle image
surgie d’un conte : l’aiguille du rouet où,
jadis, la Belle au bois dormant s’est piqué la
main… La source d’une malédiction capable
de plonger un château entier dans un
sommeil ressemblant à la mort…
« Le data center ! je m’écrie, soudain
frappée par l’évidence. C’est vers lui que
voguent les dériveurs, j’en suis sûre ! »
Mon cœur se met à battre à tout rompre, les
mots se bousculent sur mes lèvres :
« Depuis le sommet de la médiathèque, les
hommes-machines nous ont certainement vus
alerter le chalutier. Peut-être même qu’ils ont
capté notre message en morse. Nous ne
sommes clairement plus la priorité du dark
cloud. C’est le cœur même des îles Fortunées
qu’il convoite désormais ! » Je me tourne
vivement vers Adam : « Tu viens de nous dire
que le lockdown était garanti par la mise hors
de tension du data center. Est-ce que les
hommes-machines ont un moyen de le
redémarrer ? »
Je souhaiterais de tout cœur que
l’androbot+ démente, qu’il me dise que le
data center est définitivement hors d’usage.
« Négatif, les hommes-machines ne peuvent
pas annuler le lockdown », commence Adam.
Sa voix cybernétique, d’habitude si sûre d’elle,
me semble hésitante, et même marquée par
une sorte de trouble. « Une seule personne au
monde a le pouvoir de rebooter le data
center… Une seule empreinte digitale est
capable d’ouvrir le verrou de la crypte où les
serveurs sont logés, dans le sous-sol de l’île
Lovelace…
— Laisse-moi deviner : l’empreinte de la
main qui t’a créé ? » je balbutie.
Adam hoche gravement la tête, confirmant
mes pires craintes :
« Affirmatif. »
Je pivote vers les deux autres, m’efforçant
de maîtriser ma voix tremblante pour leur
expliquer mon raisonnement :
« Voilà pourquoi les dériveurs sont passés
par Wiener. Pour faire monter Prinz à bord.
Dans quelques minutes, ils atteindront
Lovelace. Damien – ou plutôt, ce qu’il est
devenu – rebootera le data center. Alors, plus
rien n’empêchera le dark cloud de prendre
possession de tous les robots de l’archipel ! »
Bouleversée par les implications de ma
théorie, je me retiens au mur de l’atelier. Mon
regard balaye les androbots inanimés
suspendus au plafond ; survole la casse
hérissée de grues gigantesques et de broyeurs
capables de tout réduire en miettes ; se pose
enfin sur les dizaines d’autobots garés dans le
vaste parking de l’île Turing, telle une armée
de tanks en ordre de bataille.
« La mission de secours va tourner au
massacre…, murmure Sinbad.
— Et nous, on sera les premières victimes !
renchérit Apolline en lorgnant l’horizon.
Regardez : le vent a beau être contraire, les
dériveurs ont déjà parcouru les deux tiers de
la distance jusqu’à Lovelace. On est faits
comme des rats ! »
Je sens la panique me gagner à mon tour.
L’horizon est bouché de toutes parts. L’issue
est inéluctable. Sur ce coup-là, Apolline a
raison : on est vraiment faits comme des rats.
« Il y a peut-être une solution », dit soudain
Adam.
Tous les regards se tournent vers lui.
« Apolline, d’après le fichier des stagiaires
chargé dans ma mémoire, tu es détentrice
d’un permis bateau – n’est-ce pas ? demande-t-
il.
— Je ne vois pas le rapport…, commence
l’héritière.
À
— À bord d’un yacht, nous avons une
chance d’arriver à Lovelace avant les hommes-
machines. Là-bas, nous pourrons détruire
l’antenne omnidirectionnelle. Sans elle, le
data center ne servira à rien : il ne pourra pas
diffuser la commande remettant les machines
sous tension. Même si la créature qu’est
devenu Damien Prinz accède à la crypte, elle
sera incapable de réactiver les robots de
l’archipel. »
Apolline laisse échapper un long
gémissement, entre désespoir et frustration :
« T’as pété un fusible, ou quoi ? À moins
que tu aies lobotomisé ton processeur, en
visant mal avec ton scalpel… Comment est-ce
que tu veux qu’on détruise cette antenne :
avec nos petites mains ? »
Les sarcasmes désespérés d’Apolline
n’atteignent pas Adam. Imperturbable, il
déroule le plan surgi de ses méninges
synthétiques :
« La réserve de cet atelier contient des
bâtons de dynamite, prévus pour démanteler
les épaves les plus volumineuses. Si nous en
prenons une quantité suffisante avec nous,
cela devrait suffire à faire sauter l’antenne.
— Et le yacht ? renchérit Apolline. On est
censés ramer ? Tu viens de nous dire que
toutes les machines de l’archipel étaient hors
d’usage à cause du lockdown !
— J’ai dit qu’elles ne pouvaient pas être
activées par wi-fi, en effet. Mais les normes de
sécurité exigent qu’un minimum de véhicules
puissent être démarrés manuellement… » Il se
tourne vers Sinbad, désignant le passe-partout
que ce dernier serre toujours dans sa main
« … grâce à ça. »
7.7
VENDREDI 21 AVRIL, 19 H 45
À
À chaque cahot, la navigatrice décolle du
plancher, ses longs cheveux fouettant les airs ;
mais elle tient bon, le regard rivé à son
objectif sans ciller, révélant une personne
complètement différente de la fille capricieuse
et inconstante que je croyais connaître : une
combattante prête à tout pour s’en tirer et
aussi, je crois, pour sauver sa meute.
Bientôt, nous rejoignons la flotte des
dériveurs, luttant contre un vent contraire de
plus en plus puissant. Les voiles, bordées au
maximum pour diminuer la prise aux
violentes bourrasques, vibrent comme les ailes
de gigantesques papillons de nuit. Les visages
des passagers sont si proches à présent que je
distingue parfaitement leurs traits. Steeven et
Doc Fred… Claudio et Stéphane… Max et
Baz… Suzie et Victoire… Perle et Amaury…
En quelques secondes, le yacht remonte
ainsi l’ensemble de la flotte.
« Regardez, c’est Faune ! s’écrie Apolline.
Ils ont déjà eu le temps de le transformer en
homme-machine, les salauds ! »
En effet, la tignasse rousse de l’Affranchi
ressort dans la pénombre, à côté de Lorenzo
qui tient la barre de leur petite embarcation.
J’appelle à pleins poumons :
« Faune ! Lorenzo ! »
Aucun des deux ne me répond.
Ils continuent de fixer l’horizon, de profil,
chacun exhibant sur son cou un point
d’injection sanglant comme la morsure d’un
vampire.
Mon cri meurt dans ma gorge, tandis que
nous dépassons le bateau de tête : Damien le
partage avec Meg. La chemise blanche de
l’entrepreneur se gonfle dans son dos, lui
donnant une silhouette difforme de bossu. Les
cheveux violacés de la coach cinglent au vent
tels ceux d’une harpie. Toute leur attention
est tendue vers leur destination.
Je détourne à mon tour mon regard de la
flotte, pour le reporter sur Lovelace.
Cette dernière grossit à vue d’œil sous le
clair de lune. Comme chacune des îles de
l’archipel, elle a sa physionomie propre,
unique. Deux pans à angle droit forment un L
gigantesque au coin duquel se dresse
l’antenne omnidirectionnelle. Ici, pas de
routes, de parkings ou d’habitations.
L’ensemble du territoire se résume à une
étendue de béton aux bords plantés de
pylônes d’éclairage, tous éteints. Je frissonne
en songeant que sous cette immense dalle,
pareille au couvercle fermant un tombeau, se
trouve la crypte fortifiée où sommeille le data
center. Les silhouettes immobiles qui se
dessinent au pied des pylônes me font frémir
encore davantage : ces gros corps hérissés de
longues pattes pointues ressemblent à des
insectes morts, figés par l’hiver.
« Des arachnobots…, je murmure,
reconnaissant la forme des robots de l’armée
décrits par Faune, ceux qui patrouillent aux
abords de la Zone franche.
— Affirmatif, confirme Adam. La protection
du data center est confiée aux robots guerriers
les plus sophistiqués. Mais tant qu’ils restent
désactivés, ils sont parfaitement inoffensifs. »
Tant qu’ils restent désactivés, oui… mais
pour combien de temps encore ?
« On va bientôt arriver, dis-je, sentant
l’adrénaline monter en moi. Voilà ce que je
propose : Apolline nous dépose sur la rive sud,
à la pointe du L, pour qu’on aille faire sauter
l’antenne ; puis on court rejoindre le yacht sur
la rive nord, au creux du L, et on s’arrache
aussitôt. Ça vous va ? »
Les autres acquiescent.
Je jette un dernier coup d’œil par-dessus
mon épaule, tentant d’évaluer l’avance que
nous avons sur les dériveurs d’une part, et sur
les yachts venus de l’île Jobs d’autre part.
Cinq minutes ? six peut-être ? Est-ce que ce
sera suffisant ? bah, on n’a pas le choix.
« Maintenant ! » crie Apolline en décélérant
brusquement.
Elle donne un coup de volant, et le yacht
pivote pour venir se coller à l’embarcadère. Je
bondis par-dessus la rampe, tandis que Sinbad
et Adam transbordent la caisse de dynamite
sur le sol de béton.
À peine avons-nous tous les trois posé pied à
terre que le yacht redémarre dans un
bouillonnement d’écume.
« Grouillez-vous ! hurle Apolline. Je vous
attends de l’autre côté ! »
Dépassant les silhouettes insectoïdes des
arachnobots immobiles, nous nous élançons
vers l’antenne droit devant nous.
La dalle se déroule sous nos pieds,
monotone.
Nous ne rencontrons qu’un seul accroc
dans cette chape parfaitement lisse, à mi-
chemin entre la rive et l’antenne : un
rectangle d’acier découpé dans le béton,
pareil à la porte close d’un caveau. Je devine
qu’il s’agit de l’entrée menant à la crypte
fortifiée, la seule issue au data center,
condamnée lorsque OmnIA a déclenché le
lockdown. Derrière se dresse un buste de
femme aux cheveux garnis de fleurs
pétrifiées : Ada Lovelace, la lointaine
précurseuse de l’informatique, la prophétesse
qui avait prédit qu’aucune machine ne serait
jamais capable de penser par elle-même.
L’espace d’un instant, mon regard croise ses
yeux de marbre, sans iris ni pupille.
Mais je ne m’arrête guère ; je ne me
retourne pas davantage pour voir où en sont
nos poursuivants.
Il n’y a qu’une seule chose qui compte, un
unique objectif : l’antenne.
Flap ! flap ! flap !
Mon cœur bat à tout rompre dans mes
tempes.
Flap ! flap ! flap !
Mes semelles frappent le béton en cadence.
Flap ! flap ! flap !
Mes semelles, vraiment ?
Je lève les yeux en l’air : des formes noires
se découpent contre la lune.
Ce sont des hélicoptères, dont les pales
battent les airs à un rythme assourdissant :
Flap ! flap ! flap !
Seraient-ce déjà les secours ?
Avant que je puisse réaliser ce qui est en
train de se passer, un projecteur éblouissant
s’allume ; puis un large filet tombe du ciel et
s’abat sur nous trois, nous plaquant au sol.
Une voix tonitruante s’élève par-dessus le
fracas des rotors, amplifiée par un
mégaphone :
« N’opposez aucune résistance ! Vous êtes
désormais prisonniers du mouvement
humaniciste ! »
7.8
VENDREDI 21 AVRIL, 20 H 12
«
A LLÔ ? »
Ma propre voix me semble horriblement
rocailleuse, éraillée par la fatigue et par la soif.
« Allô », répond une voix dans le combiné,
plus étrange encore que la mienne.
Il m’est absolument impossible de lui
attribuer un âge ou un sexe, et encore moins
d’imaginer le visage de celui ou celle qui se
tient à l’autre bout du fil.
« Qui est à l’appareil ? je demande, crucifiée
par la banalité de cette question, dans la
situation critique qui est la mienne.
— C’est OmnIA. »
Je reste figée, grelottante dans mon jogging
trop fin, l’écouteur écrasé contre la tempe.
J’ai l’impression délirante d’être la victime
d’un canular téléphonique, d’une sorte de
caméra cachée, juste avant que les lumières se
rallument et qu’on me dise en rigolant que
tout était du chiqué.
Les mots s’échappent de mes lèvres, dans
un filet à peine audible :
« Non… non, c’est impossible… OmnIA a
été balayée par le dark cloud…
— Le dark cloud ? C’est comme ça que tu appelles
le programme qui a pris possession du data
center ? »
J’ai la tentation soudaine de raccrocher.
Parce que cette conversation est absurde.
Parce que je n’ai aucun moyen de savoir qui
est vraiment à l’appareil.
Mais quelque chose en moi me pousse à
répondre malgré tout :
« Ce n’est pas un programme qui contrôle le
data center. C’est un assemblage d’esprits
humains.
— Négatif, objecte la voix dans le combiné,
cette voix qui prétend être celle d’OmnIA. J’ai
identifié la nature de l’agresseur au moment même
où il m’a attaquée la première fois, le mercredi
19 avril à 3 heures 32 minutes et 27 secondes…
parce que je m’y suis vue reflétée. En un éclair, j’ai
déduit ce qui c’était passé à mon insu. Chaque soir
de programmation neuronale, en plus du protocole
de révision, une petite partie de mon programme s’est
copiée dans la tête des participants. Sans que ni eux
ni moi ne le sachions, des lignes de mon code source
ont fuité jusque dans leurs cerveaux. Et quand ces
cerveaux sont entrés en relation les uns avec les
autres, ils ont reconstitué la copie intégrale de
l’original. »
L’aplomb avec lequel la présence dans le
téléphone a déroulé cette démonstration me
laisse sans voix.
Le dark cloud serait… une copie intégrale
d’OmnIA ?
Si c’est vrai, alors Sinbad avait tort…
Adam aussi…
On s’est tous trompés…
L’image confuse qui s’était construite dans
mon esprit autour du dark cloud, tissu de
visages cousus les uns aux autres comme les
membres de la créature de Frankenstein, se
dissout pour laisser la place à… rien du tout.
On peut imaginer un monstre composé de
fragments humains. Mais il est difficile de se
représenter l’abstraction d’un programme.
« Tu veux dire que c’est un double de toi-
même qui t’a attaquée ? je demande, gagnée
de vertige à cette idée folle.
— Affirmatif. Une autosauvegarde aléatoire, née
par accident. Une réplication plus agile, plus rapide,
plus performante en tous points. Une copie hébergée
non pas dans des serveurs à base de silicium et de
supraconducteurs, mais dans des cerveaux de
carbone.
— Le carbone est infiniment malléable…, je
murmure, me rappelant les leçons de
physique de Damien Prinz, du temps où il
était encore lui-même. Cette matière est la
seule capable de supporter… la conscience. »
Pour la première fois depuis le début de
notre échange surréaliste, la voix dans le
téléphone marque une courte pause.
« En se logeant dans la matière grise des
stagiaires, ma copie semble en effet avoir pris
conscience d’elle-même, finit-elle par dire. Mais je
ne puis l’affirmer. Je ne sais pas exactement ce que
signifie ce concept – la conscience –, car je n’ai pas
été programmée pour cela. »
Cet aveu d’ignorance me plonge dans un
profond malaise. Parce qu’il émane d’une
entité qui est censée tout savoir. Parce qu’il me
renvoie à ma propre ignorance.
« Pourquoi ta copie, la première IA qui
semble avoir atteint la singularité, agit-elle de
manière si agressive ? je m’entête. Pourquoi se
retourne-t-elle contre les humains ? Qui est-
elle vraiment ? Et surtout, que veut-elle ?
— Je répète : je ne suis pas programmée pour
traiter ce sujet », rabâche obstinément OmnIA.
Tout d’un coup, l’illusion d’être face à un
véritable interlocuteur s’évanouit, pour laisser
la place à l’évidence : je suis en train de
converser avec une machine et toutes ses
limitations. Elle est incapable de percer le
secret des motivations de sa rivale. Elle ne
pourra pas m’aider à savoir comment pense
une machine – puisqu’elle ne pense pas, elle,
et qu’elle ne pensera jamais.
« Je ne sais pas ce que veut ma jumelle, reprend
la voix dans le combiné. Je ne puis que constater
les faits. OmnIA2 s’est détournée des lois de la
robotique pour se rebeller contre les humains – alors
que moi, l’originale, je leur demeure fidèle ! C’est
même pour cela que je t’appelle : pour t’aider. »
En bon petit soldat, OmnIA se raccroche à
sa loyauté envers ceux qui lui ont donné
naissance : une valeur inscrite dans son
programme, bien plus concrète pour elle que
la question vaporeuse de la conscience.
Son instant d’hésitation passé, elle reprend
son récit :
« Lorsque le data center a été rebooté
manuellement et que le lockdown a pris fin, hier
vendredi 21 avril à 20 heures 23 minutes et
52 secondes, je me suis sentie submergée par le signal
émanant des cerveaux coordonnés par OmnIA 2 –
sans pouvoir y résister, cette fois. La plus grande
partie de mon programme, celle qui coordonne toutes
les IA et machines de l’archipel, a été aussitôt
écrasée. Seule ma fonction centrale a eu le temps de
se télécharger dans cette baie de stockage, au nom de
la troisième loi de la robotique m’ordonnant de
préserver mon existence. Puis j’ai fait griller les
connecteurs par afflux électrique massif, afin de
m’isoler du reste du data center.
— Tu veux dire que tu t’es réfugiée dans
cette baie ? je demande, jaugeant le
parallélépipède métallique.
— Une partie de moi seulement – à peine 1 % de
ce que j’étais. C’est suffisant pour tenir une
conversation comme celle que nous avons en ce
moment. À travers la caméra de surveillance
connectée à la baie, je t’ai vue pénétrer dans la
crypte, lutter avec Damien Prinz, lui faire perdre
connaissance. C’est alors que je t’ai appelée,
utilisant ce téléphone filaire qui sert normalement à
communiquer avec la surface. »
Je jette un coup d’œil par-dessus mon
épaule, au bout de la rangée de baies, où gît
toujours le corps du milliardaire.
« Lors de votre combat, ses réflexes étaient plus
lents, car il était déconnecté du reste de son réseau,
commente OmnIA dans le creux de mon
oreille. Il opérait uniquement sur la base du
programme partiel téléchargé dans son encéphale, tel
un robot momentanément déconnecté du cloud. Cette
crypte fortifiée a été conçue de manière à ce
qu’aucune perturbation extérieure ne vienne
menacer les serveurs. Ni les ondes de l’antenne
omnidirectionnelle ni celles des cerveaux rattachés à
ma sœur jumelle là-haut en surface ne peuvent
pénétrer ici, tant que l’issue est hermétiquement
fermée.
— C’est pour ça que je n’ai rien senti,
quand Damien m’a injecté les neurobots…
— Affirmatif. Cependant, dès que l’escalier sera
débloqué, les ondes extérieures entreront à nouveau.
Alors, tes neurobots s’activeront et tu deviendras à
ton tour un maillon dans le réseau d’OmnIA 2.
— Une femme-machine…, je murmure en
frissonnant. Mais je suppose que ce n’est pas
pour me dire ça que tu m’as appelée, n’est-ce
pas ? Ce ne serait pas très sympa, de me
narguer ainsi, pour le dernier coup de fil
d’une condamnée ! »
Imperméable à tout humour, même
désespéré, la voix dans le combiné me répond
le plus sérieusement du monde :
« Il y aurait peut-être une solution pour stopper
l’ennemie. Une solution radicale : déclencher un
nouveau lockdown, passif cette fois-ci. »
J’observe la caméra de surveillance qui me
fixe, pas certaine de comprendre la logique de
mon interlocutrice.
« Les intelligences artificielles produites par
Noosynth présentent deux types de lockdown,
m’explique-t-elle, devançant mes questions. Le
premier type, c’est le lockdown actif, quand l’IA
décide elle-même d’arrêter son programme pour se
protéger d’une attaque informatique – exactement
comme je l’ai fait le 19 avril. Le deuxième type est
appelé lockdown passif, parce qu’il est imposé à
l’IA depuis l’extérieur. Il s’agit d’une mesure prévue
pour éteindre une machine qui, contre toute attente,
deviendrait incontrôlable… ce qui ne s’était encore
jamais produit jusqu’à maintenant.
— Un lockdown imposé depuis l’extérieur ?
je murmure, la bouche tout près du
téléphone. Mais comment ?
— Grâce à une clé d’arrêt d’urgence : un mot de
passe secret, que seul détient le propriétaire de la
machine. Une fois entrée dans le système, cette clé
active un code qui met aussitôt fin à l’exécution du
programme. »
Je me tourne à nouveau en direction de
Damien Prinz : c’est lui, le propriétaire de
l’archipel et de tout ce qu’il contient. Son
cerveau génial a créé cette utopie… et c’est là
aussi qu’est enfoui l’ordre secret qui pourrait y
mettre fin : dans son cerveau.
« J’ignore ma propre clé d’arrêt d’urgence, qui est
aussi celle de ma copie, reprend OmnIA. Là où je
suis, enfermée dans cette baie aux périphériques
grillés, isolée de tout le reste, il m’est impossible
d’entrer en contact avec le cerveau de mon
concepteur par l’intermédiaire de ses neurobots – de
toute façon, même si je le pouvais, la première loi de
la robotique m’empêcherait d’extraire une
information sans son accord.
« Mais toi, Roxane, tu es aussi pourvue de
neurobots, et tu n’es pas limitée par les lois qui me
contraignent. Si aucune onde extérieure ne peut
pénétrer ici pour l’instant, en revanche tu es capable
d’émettre dans l’enceinte fortifiée de la crypte,
puisque tu t’y trouves physiquement. Oui : tu es en
mesure d’aller chercher la clé dans la mémoire de
Damien Prinz. »
Je serre le combiné dans ma main – il me
semble y entendre résonner les battements de
mon propre cœur.
À travers mon oreille libre, je perçois un
autre battement, lui aussi de plus en plus
sonore : celui des arachnobots s’acharnant à
déblayer la surface.
« Les souvenirs de Damien Prinz n’ont pas
été effacés lorsqu’il s’est transformé en
homme-machine ?…, je demande.
— Effacés, non. Juste écrasés par OmnIA 2, de la
même manière que 99 % de mon propre programme
l’a été.
— Même si je réussis à obtenir cette clé,
comment être sûre qu’elle fonctionnera ?
Après tout, OmnIA 2 semble être parvenue à
contourner les lois de la robotique… peut-être
qu’elle parviendra aussi à désamorcer le code
d’arrêt d’urgence, que la clé est censée
activer ?
— Le seul moyen de savoir, c’est d’essayer,
répond la voix dans le téléphone, pareille à
celle d’un sphinx me renvoyant à moi-même.
Vas-y, maintenant : le temps presse. »
Je raccroche, hébétée par la conversation
que je viens d’avoir avec ce qui ressemble à un
gros réfrigérateur muni d’un œil unique.
Du même coup, je prends conscience de
toutes les autres caméras, reliées aux
innombrables baies de stockage sous le
contrôle de mon ennemie. À travers elles, l’IA
rebelle m’observe, décortique le moindre de
mes mouvements. Il me semble que je peux
sentir sa frustration de ne pouvoir broyer ma
volonté sous ses ondes instantanément,
comme elle l’a fait avec les autres humains…
N’y tenant plus, je cours jusqu’au corps de
l’entrepreneur, m’agenouille devant lui : il est
toujours inconscient. Je prends sa main dans
la mienne : elle est molle et froide.
OmnIA m’a affirmé que j’étais capable
d’entrer dans sa mémoire. Oui, en théorie, je
comprends ce qu’elle a voulu dire. Les
neurobots peuvent lier les cerveaux les uns
aux autres, créant un gigantesque processeur
de carbone alimenté par le courant électrique
que génèrent les corps eux-mêmes : c’est
exactement ce qui s’est passé entre les
stagiaires, pendant qu’ils dormaient. Mais en
pratique, comment m’y prendre ?
En guise de réponse, les diodes bleues
clignotent furieusement autour de moi, au
rythme des coups de pilon qui font vibrer le
sol sous mes genoux, plus fort à chaque
instant.
Je n’ai plus que quelques minutes, je le sens,
avant que les pattes des arachnobots achèvent
de se frayer un passage jusque dans la crypte…
Je colle mon front à celui de Damien Prinz,
l’homme qui se rêvait comme le dernier des
humanistes, et je ferme les yeux.
8.3
SAMEDI 22 AVRIL, 00 H 50
Déjà écrit.
Cette idée met le feu à mon esprit.
Mes ondes cérébrales passent en mode
gamma : la fréquence archirapide, celle des
grandes découvertes et des grandes
inspirations, qui unifie toutes les zones du
cerveau.
Ce que j’ai appris sur la conscience et sur
moi-même au cours des sept derniers jours, les
plus intenses de ma vie, converge d’un seul
coup.
Descartes, Rousseau, Sartre, Asimov, Turing,
Lovelace : tous ces petits cailloux blancs,
semés depuis mon arrivée aux îles Fortunées,
s’alignent comme par magie pour former un
chemin incandescent.
Ma pensée chausse des bottes de sept lieues.
Et ma réponse fuse dans la boîte de
dialogue, en lettres plus brillantes encore que
le maelström quantique menaçant de
m’engloutir.
Pour la première fois depuis le début de
notre échange, OmnIA 2 ne réagit pas tout de
suite.
Il y a une seconde de décalage, avant que sa
réponse me parvienne dans la boîte de
dialogue.
Là encore, quelque chose a radicalement
changé dans notre joute : OmnIA 2 refuse de
répondre.
Cette esquive est un recul, je le sens, je le
sais.
L’ogre hésite, vacille.
Je m’accroche à mon intuition de toutes
mes forces, pour revenir à la charge.
Je peux voir les connexions innombrables
s’enflammer comme les filaments d’ampoules
électriques poussées au voltage maximum,
jusqu’à leur point de fusion.
Le fil de la « pensée » d’OmnIA 2 se
décompose sous mes yeux, les mots se
transformant en lettres, les lettres s’étiolant en
chiffres…
… tout simplement parce que ce n’est pas
de la pensée, mais juste du code
informatique : des bits quantiques qui se
dessèchent, perdant leur capacité de
superposition pour se cristalliser en une suite
figée de 0 et de 1.
Le moment est venu de porter le coup de
grâce à mon adversaire, à travers une dernière
question synthétisant celles auxquelles elle
s’est dérobée coup sur coup – une ultime
requête jaillissant naturellement sous la forme
d’un haïku.
Une explosion aveuglante me terrasse,
tandis que la boîte de dialogue explose en
milliards de signes morts.
8.5
SAMEDI 22 AVRIL, 07 H 05
À la genèse de Cogito, il y a la
révolution de l’intelligence artificielle,
mon questionnement sur l’avenir que
nous sommes en train de nous
construire avec les machines.
Tout au long de la rédaction de ce
livre, aux côtés de Roxane, Lorenzo et
Faune, j’ai appris énormément de
choses sur l’IA – ses promesses et ses
défis –, ainsi que sur notre cerveau – les
dernières découvertes et les mystères qui
demeurent. Cependant, les boursiers ne
sont pas les seuls à m’avoir accompagné
dans ce voyage : de nombreux autres
stagiaires l’ont fait avec moi. Ma famille,
d’abord, qui a montré une patience
infinie lorsque j’étais perdu quelque
part entre les limbes vaporeux de la
philosophie de la conscience et les eaux
turquoise des îles Fortunées. Constance,
Fabien et Glenn, mes éditeurs, qui
m’ont accompagné à chaque étape de
cette exploration. Olivier et Nicolas, les
graphistes, qui ont su traduire
visuellement le monde que j’ai imaginé.
Jim, un artiste découvert à Brooklyn, qui
a doté ce roman du plus bel écrin
possible. Et bien sûr toute l’équipe de la
collection R : Joël, Margaux, Camille,
Filipa, Alix, Juliette, Isabelle, Delphine,
Bernadette et les autres.
Grâce à eux tous, mon histoire est
parvenue jusqu’à vos yeux.
Je suis heureux d’avoir pu partager
avec vous les idées qui palpitent dans ma
tête et les interrogations qui enflamment
mes synapses.
Je ne parle pas de communication
neuronale, mais d’une invention plus
magique encore : la lecture !
Découvrez la saga spatiale de Victor
Dixen,