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L’AUTEUR

De mère française et de père danois, double


lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire, Victor
Dixen est l’auteur des séries Phobos, Animale et
Le cas Jack Spark. Voyageur le jour et écrivain la
nuit, il a successivement vécu en France, en
Irlande, à Singapour et aux États-Unis, puisant
son inspiration dans l’ailleurs et demain.
 
 
Retrouvez tout l’univers de
COGITO
sur le site du roman :
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et sur le site de Victor Dixen :
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« Cette œuvre est protégée par le
droit d’auteur et strictement réservée
à l’usage privé du client. Toute
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de tiers, à titre gratuit ou onéreux,
de tout ou partie de cette œuvre, est
strictement interdite et constitue une
contrefaçon prévue par les articles L
335-2 et suivants du Code de la
Propriété Intellectuelle. L’éditeur se
réserve le droit de poursuivre toute
atteinte à ses droits de propriété
intellectuelle devant les juridictions
civiles ou pénales. »
© Éditions Robert Laffont, S.A.S., Paris, 2019
Agent littéraire : Constance Joly-Girard

www.constancejolygirard.com

Illustrations intérieures : © EdiCarto

Design de la couverture : Jim Tierney


EAN 978-2-221-24260-5
ISSN 2258-2932
Ce document numérique a été réalisé par
Nord Compo.
Suivez toute l’actualité des Éditions Robert
Laffont sur
www.laffont.fr
 
 
À Francine,

qui fut la fille perdue de Descartes,


qui reste ma mère toujours présente.
Pour E.
Cogito, ergo sum.
René DESCARTES
Roxane Le Gall

De  : Stages Science Infuse <stages-


science-infuse@noosynth.com>
Envoyé : Jeudi 2 février, 10 h 09
Objet  : Présélection bourse au stage
Science Infuse de printemps
Pièce jointe : Dossier de candidature.doc
 
Chère mademoiselle Le Gall,
 
Je me permets de vous contacter
aujourd’hui pour vous annoncer que vous
avez été présélectionnée pour une
bourse offerte par l’entreprise Noosynth,
afin de participer au stage «  Science
Infuse  » du printemps prochain –  du 14
au 22  avril inclus  –, dans les eaux
internationales de l’Atlantique.
 
Ce séjour de préparation intensive au
BAC (brevet d’accès aux corporations)
repose sur la technologie révolutionnaire
de la programmation neuronale. D’une
valeur marchande d’un million d’euros, il
offre un taux de réussite à l’examen de
100 %.
 
Votre profil a été repéré parmi des
milliers d’autres lycéens en forte
difficulté scolaire, sur la base des
résultats du contrôle continu, librement
accessibles aux corporations sur les
serveurs de l’Éducation nationale.
 
Pour valider votre candidature et tenter
de bénéficier de cette bourse, veuillez
compléter le dossier en pièce jointe et
me le renvoyer avant le 15 février.
 
Je vous prie d’agréer, chère
mademoiselle Le Gall, mes studieuses
salutations.

Édouard Delaunay
Directeur du pôle Recrutement, Stages
Science Infuse
Noosynth France
Quai de Grenelle
75008 Paris
0.1
VENDREDI 17 MARS, 16 H 28

« 
Q UAND ROXANE SE DÉCIDERA-T-ELLE À
UTILISER SON CERVEAU  ?
Ça fait des années
que ses professeurs attendent, en vain. Sans parler
de ses problèmes d’attitude. »
Édouard Delaunay lève les yeux du carnet
de correspondance qu’il vient de lire à voix
haute, pour m’adresser un grand sourire.
Ça me fait tout drôle.
D’habitude, devant mes prouesses scolaires,
les adultes ont tendance à tirer la gueule. Les
profs secouent la tête d’un air résigné  ; la
coordinatrice lycée-corporations compulse ses
fiches comme si elle avait hâte que je dégage
de son bureau ; il n’y a que mon père pour me
regarder bien en face, d’un regard aussi lourd
que les valises qui le plombent.
Je frissonne en repensant à cette image
terrible  : mon reflet dans les yeux de mon
géniteur, délavés par la fatigue et par l’alcool.
Un portrait si petit, si étriqué que j’ai
l’impression d’étouffer.
« La vie est difficile, qu’est-ce que tu crois ? » « Si
tu rates ton BAC, tu rates ta vie ! » « Est-ce que tu
n’es vraiment qu’une chiffe molle sans aucune
volonté ? »
Il faut toujours qu’il me prenne la tête, à
jouer les durs. Mais il n’est pas dur, lui, il est
faible. Sinon, pourquoi aurait-il sombré dans
l’alcool, quand il a été viré de son job de
comptable pour se retrouver agent auxiliaire à
la botte d’une intelligence artificielle  ?
Pourquoi aurait-il laissé sa femme se tuer à la
tâche pendant qu’il cuvait sa bière  ? Et
surtout, pourquoi se serait-il recasé avec cette
garce de Jennifer après la mort de maman ?
Je me tortille sur ma chaise, refoulant ces
souvenirs amers. Au fond de moi, malgré tout
ce que je reproche à mon père, je sais qu’il a
raison. Je sais que dans notre société où il n’y a
plus assez de travail pour tout le monde, le
brevet d’accès aux corporations est le
passeport obligatoire pour le futur. Depuis
que les universités ont été supprimées, c’est à
la fin du lycée que tout se joue. Ceux qui
réussissent rejoignent les campus des
corporations, pour apprendre un métier
correspondant aux besoins de ces
mégaentreprises. Ceux qui échouent sont
automatiquement catalogués «  improductifs  »
à la sortie du bahut, avec zéro perspective
d’avenir.
« Comme vous le savez, les épreuves du BAC
sont de plus en plus difficiles, susurre
l’homme qui me fait face, d’une voix
mielleuse. Le taux de réussite était de 71  %
l’an passé, et cette année les corporations ont
estimé qu’elles pourraient absorber un taux
moindre…
— 66 %, c’est ça ? je murmure, hésitante. Je
crois qu’ils ont annoncé ce chiffre aux news,
après les négociations avec le gouvernement.
Les journalistes et les politiques en font tout
un foin, parce que c’est la première fois qu’on
passe sous la barre des 70 %. »
C’est le même bras de fer chaque
printemps, entre les corporations qui veulent
réduire leurs coûts et le gouvernement qui
essaye tant bien que mal de lutter contre le
chômage galopant. Lorsqu’un poste est
automatisé, l’entreprise doit se débrouiller
pour recaser l’employé concerné ailleurs au
lieu de le licencier –  plus bas, plus loin, et
surtout moins bien payé. C’est comme ça que
mon père et ma mère ont dégringolé dans
l’organigramme d’Urbanex, la boîte où ils se
sont rencontrés et où ils bossaient depuis
quinze ans. D’experts-comptables travaillant
au siège de cette société spécialisée dans la
gestion urbaine, ils se sont retrouvés à la rue…
au sens propre.
J’expire lentement en me concentrant sur
mon interlocuteur, sur son costume bien
coupé, sur sa cravate en soie, sur la chevalière
en or à son doigt.
«  Directeur du pôle Recrutement, Stages
Science Infuse », annonce le badge métallique
épinglé au revers de sa veste. Sous ce titre
ronflant figure un logo en forme de cerveau,
les deux hémisphères formant les deux O du
mot NOOSYNTH  : un géant de la
cybernétique, cette branche qui depuis des
décennies détruit les emplois par millions en
remplaçant les hommes par des machines.
Noosynth ne s’occupe pas de construire des
robots proprement dits. Que ce soient les
mécabots basiques, les anibots ressemblant à
des bestioles ou les androbots imitant le corps
humain, ils laissent la conception du châssis
extérieur à d’autres sociétés. Leur vrai métier,
c’est ce qu’il y a à l’intérieur  : l’intelligence
artificielle, l’IA. Ils sont à la pointe de ce
domaine  : c’est la plus grande corporation
française, et même mondiale, en la matière. Et
ils sont aussi à la pointe de la polémique.
Certaines de leurs activités sont même
carrément illégales en France… comme celle
qui m’amène ici aujourd’hui.
«  J’ai étudié votre candidature très
attentivement », poursuit Édouard Delaunay.
Il repose mon carnet de correspondance sur
son large bureau de verre, à côté des autres
pièces du dossier. Parmi elles, ma photo
d’identité reproduite en quatre exemplaires  :
une fille au visage très pâle, la nuque courte,
les cheveux aile de corbeau sagement plaqués
contre le crâne, souriant à l’appareil. Une
vraie petite fille modèle, à part le regard. Mes
yeux d’un bleu strident viennent troubler
cette image nunuche : ma pupille gauche, que
je cache habituellement derrière une longue
mèche asymétrique aujourd’hui domestiquée
par une barrette, est trois fois plus dilatée que
la droite. Du coup, mon expression a quelque
chose de bancal, de louche. L’angoisse me
chatouille le ventre  : est-ce que ça va mettre
Delaunay mal à l’aise, et diminuer mes
chances d’être prise ?….
«  Résumons-nous, déclare le chargé de
recrutement, m’arrachant à mes pensées. 6/20
au contrôle continu, qui compte pour 40 % de
la note du BAC… Ça veut dire que vous devez
obtenir au moins 13/20 à l’examen final, pour
atteindre une moyenne de 10/20 et décrocher
votre diplôme.  Pour ne serait-ce qu’une
mention “assez bien”, c’est 16/20 qu’il faut
viser. Et pour le graal d’une mention “bien”,
donnant accès aux corporations les plus
demandées, il vous faudra obtenir un
stratosphérique 19,5/20.  » Il croise les mains
sous son menton en poussant un petit
gloussement : « Ce n’est pas gagné, comme on
dit, mademoiselle Le Gall !…. »
J’ai soudain envie de le lui faire bouffer, son
sourire plein de condescendance. Le vertige
me prend. La pièce est trop grande et il y a
trop de bleu à travers la fenêtre – je ne suis pas
habituée à tant d’espace, ni à tant de ciel.
Qu’est-ce que je fous ici, dans ce bureau cossu,
face à ce bouffon qui porte sur le dos trois
mois du salaire de mon père  ? Où est passée
Rox, la terreur qui fait changer les gens de
trottoir ? J’ai l’impression de ne pas être moi-
même, avec la barrette que je me suis collée
dans les cheveux. Je me sens mal à l’aise dans
les habits trop clairs et trop légers que j’ai
passés pour l’entretien, au lieu du treillis en
toile épaisse et du perfecto de cuir noir sous
lesquels j’aime me blinder. Mes lèvres me
semblent nues, dépouillées du rouge à lèvres
sombre Darkissime dont je les enduis
habituellement. Mon cou a froid, sans le
collier de chien clouté que je porte en
permanence.
Ma place n’est pas ici.
C’était une erreur de venir à Paris et de me
pointer à cette convocation chez Noosynth.
Je me lève, prête à rentrer dans ma
banlieue, l’alturbation du Bois-Joli, ce
gigantesque ensemble qui a recouvert tout le
territoire au nord de la capitale au cours des
années.
Mais le chargé de recrutement enchaîne
aussitôt d’une voix suave, me coupant net
dans mon élan :
« Excusez-moi, c’était maladroit de ma part.
Ce que je voulais dire, c’est que “ce n’est pas
gagné” sans un petit coup de pouce. Or, ce
coup de pouce, Noosynth est en mesure de
vous le donner. Vous avez frappé à la bonne
porte, chère mademoiselle Le Gall ! »
Je me rassieds lentement sur ma chaise, le
cœur battant, partagée entre l’espoir et la
méfiance.
Édouard Delaunay, lui, poursuit son exposé
comme si de rien n’était :
«  Comme vous le savez sans doute,
Noosynth est le leader mondial en matière de
réseaux neuronaux artificiels depuis sa
création par Damien Prinz, l’un des meilleurs
neuroscientifiques de sa génération. En nous
inspirant de la structure du cerveau humain,
nous créons les intelligences artificielles les
plus avancées du monde.
«  Mais depuis quelques années, nous
sommes aussi les pionniers d’une toute
nouvelle technologie fonctionnant en sens
inverse  : non pas l’IA inspirée du cerveau
humain, mais l’IA appliquée au cerveau
humain. Comme l’explique Damien Prinz
dans ses discours visionnaires, c’est là la
nouvelle frontière de la cybernétique  : la
programmation neuronale ! Repousser les limites
mentales de notre espèce grâce à la science  !
Or, nous obtenons nos résultats les plus
spectaculaires sur des patients comme vous…
—  … l’intelligence artificielle pour soigner
la bêtise naturelle, c’est ça  l’idée de Damien
Prinz ? je lâche, incapable de me contenir plus
longtemps. Une demeurée comme moi, ça
doit être le jackpot pour vous, non  ? Pas la
peine d’en rajouter, j’ai compris le tableau. »
Édouard Delaunay prend un air offusqué –
 plus faux-cul, tu meurs.
«  Bêtise n’est pas un mot qui figure au
vocabulaire de Noosynth  ! se récrie-t-il. Pour
nous, il n’y a pas de gens bêtes, il y a juste des
gens qui n’ont pas eu de chance  ! Comme
vous, mademoiselle Le Gall, comme vous  !  »
Ayant débité son discours 100  %
politiquement correct, 100 % fake, il tapote le
dossier posé devant lui. «  Du reste, vos
professeurs sont unanimes  : vous avez de
réelles capacités intellectuelles,
malheureusement gâchées par une suite de
circonstances fâcheuses. Vos parents victimes
de la robotisation quand vous aviez quatorze
ans, reclassés d’experts-comptables à agents
auxiliaires au sein d’une équipe cybernétique
d’entretien urbain. Le décès tragique de votre
mère l’année suivante, renversée tandis
qu’elle nettoyait une rue du Bois-Joli, victime
d’un chauffard conduisant une voiture
manuelle en dépit de la loi qui les interdit. Les
problèmes d’alcool de votre père. Les conflits
avec votre belle-mère. Les problèmes
d’intégration au lycée Jules-Verne. Vos
difficultés de concentration, l’école
buissonnière, la chute vertigineuse de vos
résultats scolaires au cours des quatre
dernières années. Tout est écrit là, noir sur
blanc. »
Tout  ? Pas vraiment, mon gros. En
constituant ce fichu dossier, je me suis bien
gardée de mentionner les passages au poste de
police, pour vol de fringues ou abattage de
drones de livraison. Surtout, je n’ai pas dit un
mot du casse raté avec la bande des Clébardes,
le mois dernier…
Ce casse, c’était l’idée d’Angie, l’idée la plus
débile du siècle. Et le pire, c’est que je me suis
laissé entraîner, comme d’hab. Le lendemain
de ce foirage intégral, j’étais au fond du trou,
la déprime totale. C’est à ce moment-là que
l’e-mail de Noosynth est tombé dans ma
messagerie, comme par magie. Je me suis dit
que c’était un cadeau du ciel  : ma dernière
chance de m’en tirer, avant de basculer
définitivement du côté obscur de la force.
Pour la bijouterie, j’ai eu du bol, je ne me suis
pas fait choper –  ni moi, ni aucune des filles
de la meute. On a réussi à quitter les lieux
quand les sirènes se sont mises à sonner, après
avoir explosé le vigibot, sans rien emporter.
Mais la prochaine fois  ? Je sais qu’Angie
voudra recommencer. Je sais que les Clébardes
me mettront une pression de dingue pour que
je participe. Je sais que je ne pourrai pas
résister. Le code d’honneur de la meute est
trop fort, ou alors c’est moi qui suis trop
influençable. Et si je me fais gauler la
prochaine fois, ce n’est pas le tribunal pour
enfants qui m’attendra  : je suis majeure à
présent, et je serai jugée comme une adulte.
Mon adolescence a passé à toute allure et
mes dix-huit ans sont arrivés sans que je les
vois venir. La coordinatrice lycée-corporations
a décrété que la mort de maman avait aggravé
mon  trouble du déficit de l’attention. Mais
moi, j’ai juste l’impression que c’est le temps
qui s’est accéléré. Comme une chute libre
dans les simulateurs de réalité virtuelle du
Virtuaboulevard, où on a si souvent zoné avec
les Clébardes, au lieu d’aller en cours. C’était
tellement facile de suivre le mouvement sans
me poser de questions… Au sein de la meute,
j’avais l’impression d’être protégée, acceptée,
fortifiée. Mais en réalité je n’étais pas forte, je
ne l’ai jamais été.
Je suis lâche.
Je suis faible.
Je suis la fille crachée de mon père.
«  En un mot comme en cent, vous êtes
parfaite  ! assure le chargé de recrutement.
Vous correspondez exactement au profil que
nous souhaitons aider. Voilà quatre ans
maintenant que les stages Science Infuse
existent, des centaines de participants en ont
bénéficié pour réussir brillamment leurs
examens. Cette année, pour la première fois,
nous allons accueillir trois boursiers à notre
prochaine session de révision du BAC  : trois
élèves issus de milieux modestes, en difficulté
scolaire patente. Des cas désespérés aux yeux
de l’Éducation nationale. Mais justement,
nous sommes là pour faire renaître l’espoir,
grâce à la programmation neuronale. En une
semaine de stage intensif, la méthode Science
Infuse permet d’emmagasiner l’intégralité du
programme scolaire du lycée dans n’importe
quel cerveau normalement constitué. Cette
technique de pointe coûte très cher, bien sûr,
mais les heureux élus seront entièrement pris
en charge par Noosynth et n’auront pas à
débourser le moindre centime. Mademoiselle
Le Gall, j’ai le plaisir de vous annoncer que
vous êtes shortlistée pour la dernière étape de
sélection ! »
Les lèvres d’Édouard Delaunay s’étirent
davantage, dévoilant ses dents parfaitement
alignées.
J’hésite un moment, pas sûre de savoir
décrypter son expression.
Qu’est-ce qui se cache, au juste, derrière ce
sourire trop éclatant ?
De la pitié ?
De l’autosuffisance ?
Ou une réelle sincérité ?
« Merci…, je finis par murmurer, en tentant
à mon tour une amorce de sourire.
— De rien, de rien. Vous pourrez remercier
notre président en personne, si vous figurez
dans la sélection finale. »
Il se tourne à demi vers le portrait encadré
sur le mur derrière lui, à côté de la fenêtre
donnant sur la tour Eiffel  : un binoclard en
chemise blanche à col ouvert, cheveux mi-
longs grisonnants savamment décoiffés par un
souffle d’air invisible, regard visionnaire perdu
vers un horizon lointain. Le type sur la photo
semble avoir à peine une cinquantaine
d’années – mais de nos jours, il est difficile de
déterminer avec certitude le vrai âge des gens,
surtout quand ils ont les moyens de s’offrir les
miracles de la chirurgie nanoesthétique…
« Quel privilège, n’est-ce pas, pour celles et
ceux qui seront choisis par Damien Prinz lui-
même ? » me glisse le chargé de recrutement,
en pleine adoration devant son patron.
J’opine, ne sachant que répondre.
«  Pour l’heure, je dois vérifier avec vous
quelques détails pratiques. Comme vous êtes
majeure, il n’y a pas besoin de l’autorisation
de votre père pour participer au stage. Mais je
voudrais tout de même m’assurer que vous lui
avez parlé de votre démarche, et qu’il vous a
donné son accord plein et entier.
— Il est… ravi », je mens.
Comme si j’avais été assez folle pour lui dire
que je postulais chez l’ennemi  ! Ma présence
ici relève de la haute trahison. C’est une
intelligence artificielle produite par Noosynth
qui a remplacé mon père à la compatibilité du
siège d’Urbanex, et c’est aussi une IA de chez
eux qui gère le service «  entretien  » du Bois-
Joli…
HygéIA, qu’elle s’appelle (Noosynth affuble
ses programmes de noms ridicules issus de la
mythologie –  Hygéia était la déesse de
l’hygiène chez les Grecs, si j’ai bien compris).
Ramassage programmé des poubelles  ;
changement des ampoules d’éclairage
écologique  ; décapage des trottoirs à l’air
comprimé –  les robots font le gros œuvre,
entièrement automatisé. Mais il y a toujours
des petits trucs qui déconnent, des imprévus
bien crades  : le sac-poubelle qui éclate avant
qu’un bras articulé le jette dans la benne  ; le
piaf venu se cramer en haut d’un pylône
d’éclairage  ; le vieux chewing-gum dégueu
incrusté dans le trottoir depuis des lustres…
C’est là que les humains entrent en scène,
pour ramasser la merde que même les robots
ne veulent pas toucher. Pour ces tâches non
standardisées, c’est plus rentable d’envoyer
des esclaves humains corvéables à merci,
plutôt que des machines. Voilà ce que signifie
«  agent auxiliaire  », dans le jargon hypocrite
des corporations  : auxiliaire d’une IA, pour
l’aider à finir le sale boulot par tous les
temps… sans compter le danger d’être fauché
par  un conducteur fou, comme c’est arrivé à
maman.
À cette pensée, je serre les dents derrière
mon sourire de façade.
«  Excellent  ! s’exclame Édouard Delaunay,
sans se douter de la tempête émotionnelle qui
fait rage dans ma tête. Le stage Science Infuse
en lui-même dure sept jours, ce à quoi il faut
ajouter deux jours de voyage –  aux frais de
Noosynth, bien sûr. Êtes-vous bien disponible
pour les prochaines vacances de printemps, du
14 au 22 avril inclus ? »
Je parviens à desserrer la mâchoire pour
articuler quelques mots :
« J’avais booké une croisière aux Seychelles,
mais j’ai annulé…
— Ha ha ha ! Et de l’humour, avec ça ! C’est
bien, ça compte pour le capital sympathie
auprès du grand public. Ce qui m’amène au
dernier point  : comme vous le savez, en
contrepartie du stage gratuit entièrement
sponsorisé par Noosynth, les boursiers
s’engagent à publier leur parcours
académique. En effet, les médias et les
législateurs nourrissent des préjugés absurdes
contre la programmation neuronale  ; ce qui
nous oblige à proposer les stages Science
Infuse dans les eaux internationales, hors de la
juridiction des États. Nous entendons
combattre ces craintes injustifiées par
l’exemple. Si vous êtes retenue, nous vous
demanderons de figurer dans un reportage
après le stage, jusqu’aux résultats du BAC.
Votre succès sera la meilleure preuve de
l’efficacité et de l’innocuité de la méthode.
— Pas de problème.
— Vous nous autorisez aussi à publier votre
dossier scolaire ?
—  Avec ma photo dédicacée en prime si
vous voulez.
— Ha ha ha ! Signez là, je vous prie. »
L’homme me tend un stylo-plume tellement
lourd qu’il doit être en argent massif.
De l’autre main, il pointe la dernière ligne
tout en bas d’un document couvert d’une
écriture trop petite pour que je puisse la
déchiffrer. Ce n’est pas maintenant que je vais
avoir des doutes. Tout ce qui compte pour
moi, c’est de passer le BAC pour échapper aux
reproches de mon père, aux sarcasmes de
Jennifer et aux griffes des Clébardes. Je n’ai
aucune idée de ce que j’étudierai, dans quel
campus de corporation, débouchant sur quel
métier. Peu importe. Ce que je veux, c’est
partir le plus loin possible du Bois-Joli et
commencer une nouvelle vie.
Ma vie.
Mais j’ai quoi, une chance sur mille d’être
retenue au final  ? Une chance sur dix mille  ?
J’imagine que je ne suis pas la seule dernière
de classe à postuler… et il n’y a que trois
bourses accordées.
Je pose la pointe brillante sur le papier,
m’attendant à en voir jaillir un liquide rouge
vif –  après tout, les militants humanicistes
considèrent Noosynth comme le diable
incarné, et c’est avec son propre sang qu’on
est censé signer les pactes avec le diable, pas
vrai ?
Allez, pari avec moi-même…
Si c’est de l’encre rouge qui sort du stylo,
c’est que le diable veut de moi…
C’est qu’il accepte que je lui vende mon
âme, ou plus exactement que je lui loue mon
cerveau…
Mais c’est une banale encre noire qui sort
de la plume tandis que je trace ma signature.
Ma pauvre Rox, tu n’as vraiment pas de chance :
même le diable ne veut pas de toi.
0.2
MARDI 4 AVRIL, 18 H 30

« R OXANE, SOIS SYMPA, VA FAIRE UNE


MACHINE À LA LAVERIE  !  » me lance
Jennifer au moment où je passe la porte de
l’appartement, à mon retour du lycée.
Elle est affalée sur le canapé, les doigts de
pied en éventail, face au téléviseur branché
sur sa chaîne personnalisée. Cette dernière
diffuse un épisode d’Amour, fortune et célébrité –
  un ego-feuilleton écrit spécialement pour
Jennifer par une IA scénariste prenant en
compte ses goûts, dont l’héroïne en images de
synthèse reproduit exactement ses traits.
Zut.
J’avais oublié que c’était son congé
hebdomadaire aujourd’hui, le jour où elle ne
travaille pas au salon de coiffure (alors que les
caissiers et les vendeurs ont tous été remplacés
par des machines, les clients préfèrent encore
confier leur look à des êtres humains, du
moins pour l’instant).
Si je m’étais souvenue que Jennifer était à la
maison, je ne serais pas rentrée si tôt. Je serais
restée au CDI pour faire semblant de bosser
sur le Discours de la méthode, de Descartes, que
le prof de philo nous a demandé de potasser.
Vu ma productivité de limace, que je glande
chez moi ou au bahut, c’est tout comme. Tant
qu’à faire, je préfère ne pas avoir ma belle-
mère sur le dos.
« Le linge est là », dit-elle.
Elle désigne vaguement le sac gisant au
milieu du salon, sans détacher les yeux de
l’écran, où son double numérique participe à
une soirée mondaine dans un grand hôtel
luxueux.
Jennifer a beau n’avoir que trente-cinq ans,
elle me parle comme si elle était ma mère – ou
plutôt : comme ma mère ne m’a jamais parlé.
«  Je suis pas ta bonniche, et je suis censée
faire mes devoirs  ! je proteste. Ça me prend
déjà une plombe chaque jour, de me taper
l’aller-retour jusqu’à Jules-Verne…
— Au lieu de geindre, tu devrais remercier
ton père d’avoir fait le maximum pour que tu
sois scolarisée dans un établissement
convenable du niveau intermédiaire. »
Le remercier  ? En insistant auprès
d’Urbanex pour que j’entre au lycée Jules-
Verne, dans le quartier où on habitait avec ma
mère avant de déménager dans les bas-fonds,
mon père ne m’a pas seulement imposé deux
heures de navette par jour. Il m’a aussi jeté
dans un bassin rempli de requins, où les
rejetons d’auxis sont vus comme des ratés. Le
fait qu’il se soit pointé à moitié bourré à la
première réunion parents-professeurs n’a pas
non plus aidé…
« Et si on résiliait l’abonnement à ta chaîne
personnalisée pour investir dans un lave-linge
supersonique à la place ? » je grogne.
Jennifer se détourne enfin de l’écran,
s’arrachant à la vie fantasmée qui y défile.
«  J’ai besoin de me détendre, tu ne vas
quand même pas m’enlever mon petit plaisir ?
s’indigne-t-elle. Et puis, tu sais bien que le prix
de l’abonnement n’est rien par rapport à celui
d’une machine supersonique. »
Oui, je le sais. Avec les sécheresses à
répétition dues au changement climatique, les
anciens lave-linge à base d’eau et de lessive ont
été proscrits  : seuls les modèles utilisant un
aimant de lévitation pour pulvériser les taches
sont autorisés. Beaucoup de gens n’ont pas les
moyens d’avoir le leur à la maison, d’où l’essor
des laveries automatiques…
Jennifer sourit d’un air las :
«  Allez, Roxane, ne reste pas plantée là, tu
vas prendre racine. Chacun doit contribuer
aux corvées de la maison. Tu vois bien que
moi, je ne peux pas bouger : mon vernis est en
train de sécher. »
Elle désigne du menton les boules de coton
placées entre chacun de ses orteils, afin de les
écarter les uns des autres. Aujourd’hui, elle a
opté pour un vernis corail, raccord avec son
gloss.
«  J’imagine que ton vernis ne sèche pas
depuis ce matin, je siffle entre mes lèvres. Tu
étais là toute la journée. Tu n’aurais pas pu la
faire toi-même, entre deux épisodes, ta putain
de machine ? »
Jennifer plisse les paupières et me lance son
regard de tueuse.
«  Bravo pour ton langage, ton père
apprécierait  ! Pour ton information, j’ai
oublié, figure-toi. C’est que j’ai plein de choses
à penser, avec le salon, les commandes de
shampooing, le planning.  » Elle me jauge
depuis le canapé, puis ajoute une pointe de
perfidie dont elle a le secret  : «  Tu
comprendras tout ça, un jour, quand tu
bosseras. À moins que tu ne te prépares à
émigrer pour la Zone franche ? »
Je serre les dents, sentant la rage monter en
moi.
La Zone franche, c’est l’insulte suprême.
Un endroit paumé dans la France profonde,
une région qui s’appelait autrefois Lozère et qui
n’est plus qu’un bout de terre desséché. Le
gouvernement français l’a concédé à une
bande de fanatiques technophobes, au terme
de violents affrontements –  le traité
d’affranchissement a été signé avant ma
naissance, quand le monde a commencé à se
robotiser sérieusement. Depuis, ce trou perdu
sert de refuge aux inadaptés de la modernité.
Ils se nomment eux-mêmes les Affranchis,
parce qu’ils prétendent s’être libérés de la
technologie en revenant à l’état de nature.
Mais la plupart des gens les appellent les
arriérés  : ces tarés vivent comme au Moyen
Âge, selon leurs propres lois, sans électricité.
Chez eux, toute machine est proscrite. On
raconte qu’ils ne se lavent pas et qu’ils se
chauffent au crottin de chèvre compressé…
pouah !
«  Tu as déjà le collier de chien, peut-être
qu’ils voudront bien de toi pour garder les
biques ?…, s’esclaffe Jennifer.
— Ferme-la ! »
Mon aboiement a jailli trop vite, trop fort,
exactement comme Jennifer le voulait en
cherchant à me provoquer. Elle va avoir
encore une fois le beau rôle, celui de la
gentille belle-mère confrontée à une ado
immature et insupportable.
Déjà, j’entends un grondement dans la
chambre à côté : mon père, réveillé en sursaut
dans sa sieste, après une journée de travail qui
a commencé à cinq heures du mat’.
La porte s’ouvre en grinçant.
«  Qu’est-ce que c’est que ce raffut  ?  »
grogne-t-il en pénétrant dans le séjour.
Dans la lumière tombante du plafonnier, il
me semble soudain très vieux, beaucoup plus
que ses quarante-neuf ans. Ses traits sont
bouffis  ; des rides profondes creusent son
front soucieux. Son travail d’auxi a abîmé son
corps prématurément. Mais l’usure dans ses
yeux est surtout morale.
«  C’est à cause de Jennifer, dis-je, la gorge
serrée.
— Ne raconte pas n’importe quoi, Roxane,
me coupe-t-il. C’est ta voix que j’ai entendue.
— Mais…
— Non seulement tu n’en fiches pas une en
classe, mais en plus tu empêches ceux qui
bossent de se reposer. »
Une boule de rage se forme dans mon
ventre, dure comme l’injustice.
En cet instant, j’en veux tellement à mon
père d’être devenu alcoolique, de ne pas avoir
su sauver maman et d’avoir introduit Jennifer
dans ma chienne de vie !
Les mots dégueulent de ma bouche, gluants
comme du magma en fusion :
«  Tu veux que je te dise, Loïc  ? T’aurais
mieux fait de moins te reposer, le matin du
5  décembre il y a trois ans, quand t’as laissé
maman partir seule pour gagner la croûte ! »
Le visage de cet homme que je n’ai plus
appelé papa depuis des années se décompose.
Ses lèvres se tordent dans une grimace de
colère.
Avant qu’il puisse dire quoi que ce soit,
j’empoigne le sac de linge sale et je
m’engouffre dans la cage d’escalier, les yeux
brûlants, le cœur en flamme.
0.3
MARDI 4 AVRIL, 19 H 36

« J E ME RÉSOLUS DE FEINDRE QUE TOUTES


LES CHOSES QUI M’ÉTAIENT JAMAIS
ENTRÉES EN L’ESPRIT n’étaient non plus vraies
que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après
je pris garde que, pendant que je voulais ainsi
penser que tout était faux, il fallait nécessairement
que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. »
Mes yeux passent sur l’écran de ma vieille
tablette de révision comme de l’eau sur des
galets.
Sans s’y arrêter.
Sans en retirer aucune substance.
Mon esprit est encore là-bas, dans la salle de
séjour, face à mon père ulcéré. Ma gueulante a
ravivé cette plaie ouverte qu’il y aura toujours
entre nous  : la mort de maman. Les auxis
d’Urbanex sont censés travailler
systématiquement en binôme, par mesure de
sécurité. Mais le 5  décembre, il y a trois ans,
mon père dormait à poings fermés, pendant
que le sang de ma mère se répandait sur la
chaussée…
Est-ce qu’elle serait encore parmi nous, s’il
n’avait pas bu autant la veille du jour où elle
s’est fait écraser  ? Est-ce qu’il aurait pu la
protéger du chauffard, s’il l’avait
accompagnée au boulot comme prévu, au lieu
de la laisser partir seule dans le petit matin ?
On ne le saura jamais.
Jamais.
Je force à nouveau mes yeux à se concentrer
sur la tablette, pour les empêcher de pleurer.
« Et remarquant que cette vérité : je pense donc
je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus
extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient
pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la
recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la
philosophie que je cherchais. »
Ce texte ne signifie rien pour moi, c’est
comme s’il était écrit dans une langue
étrangère.
Pour commencer, je ne comprends même
pas que la philo soit encore au programme du
BAC –  comme si ça avait jamais aidé qui que
ce soit à trouver un emploi  ! Rien à voir avec
les vraies matières, comme les maths, la
physique, les sciences économiques ou la
programmation informatique. Ce n’est qu’un
vestige des programmes passés, quand le BAC
n’était pas encore le brevet d’accès aux
corporations. Philosophie, histoire, lettres,
culture générale et arts  : ces cinq vieilleries,
regroupées sous le nom pompeux
d’humanités, ne correspondent chacune qu’à
une heure de cours par semaine, et ne pèsent
qu’un point dans le coefficient du nouveau
BAC. Je pense que le gouvernement les a
gardées juste pour ne pas virer tous ces vieux
profs et les transformer en improductifs –
  franchement, je ne vois pas d’autre
explication…
Est-ce qu’on causait vraiment le même
français, à l’époque où ce Descartes a écrit son
fichu Discours  ? Ou alors c’est moi qui ai une
case en moins ?
Même le titre de l’extrait qui s’affiche sur
ma tablette ne m’inspire rien : « L’origine du
cogito ». Ça, je suis sûr que ce n’est pas un mot
français, «  cogito  »  ! Qu’on ne me fasse pas
gober le contraire !
Je regarde la gravure illustrant l’extrait : un
type avec de longs cheveux de rocker sur le
retour et une barbichette ringarde, genre
mousquetaire.
D’un geste rageur, je réduis la fenêtre du
manuel numérique de philo, et j’ouvre à la
place l’application Notes, celle où j’écris mes
haïkus  : des micro-poèmes à la mode
japonaise, de dix-sept syllabes seulement.
Maman a toujours été une grande lectrice,
tout le contraire de mon père et moi – c’était
elle, l’«  intellectuelle de la famille  », comme
disait Loïc. Je n’aimais rien tant que de
l’écouter me raconter des histoires avant de
me coucher. Elle me lisait parfois des poèmes,
entre deux contes de fées. Le jour de mes
douze ans, elle m’a offert un petit recueil de
haïkus, et elle m’a encouragée à en écrire : un
format parfait pour une fille aussi distraite que
moi. J’y ai pris goût et c’est devenu une
habitude, mon jardin secret. Aujourd’hui
encore, je crée des haïkus à tout bout de
champ – quand je m’ennuie en classe, quand
la rage bout en moi, quand je me sens
angoissée par l’avenir. Ça me détend, même si
ces pauvres bribes de texte ne servent
strictement à rien, et que depuis la mort de
maman je n’ai plus personne à qui les
chuchoter le soir venu…
Je laisse mes doigts courir sur le clavier
tactile :

Vieil écrivain mort.


Jeune lectrice vivante.
Dialogue de sourds.

À
À peine ai-je tapé la dernière lettre qu’une
voix synthétique résonne dans mon dos, me
faisant sursauter :
«  Votre cycle de lavage sera terminé dans –
 [cinq] – minutes. »
Je lève les yeux sur le mécabot-gérant en
charge de la laverie  : une espèce de gros
cylindre monté sur roues, aux appendices
munis de pinces et de fers à repasser. Le dôme
métallique qui lui sert de «  tête  » est tout
cabossé, témoin des dizaines de coups qu’il
s’est pris de la part de clients mécontents ou
en colère. Les graffitis sur les murs de la
laverie annoncent la couleur  : «  Débranchez
maintenant ! » ; « Ni auxis, ni soumis ! » ; « Les
pantins à la casse  !  ». Les pantins  : c’est
comme ça que les robots sont désignés par les
militants humanicistes. Ces derniers sont
nombreux, dans ce quartier populaire au
tréfonds du Bois-Joli, où le taux
d’improductifs en âge de travailler flirte avec
les 35  %. Contrairement aux Affranchis, les
humanicistes ne rejettent pas la technologie
en bloc : ils s’opposent juste à l’automatisation
du travail, au nom de la suprématie des
humains sur les pantins. Leur emblème en
témoigne, tagué au pochoir –  un homme au
milieu d’un cercle, bras et jambes déployés –,
ainsi que leur cri de ralliement  : «  L’homme
au centre de tout ».
« Comment souhaitez-vous récupérer votre linge ?
Choix un –  [en vrac]  ; choix deux  – [repassé]  ;
choix trois – [repassé et plié] ?
— Et ta tronche, tas de ferraille : tu la veux
en vrac, ou repassée et pliée ? »
Ma voix hargneuse résonne dans la laverie
déserte, mais le mécabot reste imperturbable.
Comment pourrait-il en être autrement  ? Ce
n’est qu’une grossière coquille équipée d’un
programme basique, loin des IA les plus
sophistiquées.
Je me sens soudain toute conne.
Insulter une vulgaire machine : décidément,
je suis tombée bien bas…
« Je n’ai pas compris votre choix. Veuillez choisir
l’une des options proposées : choix un – [en vrac] ;
choix deux – [repassé] ; choix trois…
— En vrac ! j’aboie. Et maintenant dégage,
avant que je t’en colle une ! »
Le mécabot s’éloigne sur ses roues
grinçantes.
Je pousse un soupir et rouvre la fenêtre du
manuel de philo sur ma tablette. Pour la
dixième fois au moins, je me force à relire le
paragraphe qu’on est censés commenter pour
demain.
« Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant
que je voulais ainsi penser que tout était faux, il
fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse
quelque chose. »
Le bourdonnement du lave-linge
supersonique me berce, m’emporte.
Ma longue mèche brune vibre devant mon
front.
Descartes doutait de tout, si je me rappelle
vaguement ce que racontait le prof de philo
en classe. Il doutait de ce qu’il voyait, de ce
qu’il entendait, de ce qu’il sentait, et même de
ce qu’il était.
J’inspire profondément.
Douter de soi-même, pourtant, ça devrait
me parler : c’est l’histoire de ma vie.
Alors pourquoi est-ce que je pige que dalle à
ce charabia ?
Une petite voix cruelle susurre dans ma
tête :
« Philo, zéro pointé… »
Une autre réplique :
«  … il fallait nécessairement que moi, qui le
pensais, fusse quelque chose… »
Le tambour tourne.
« … moi, qui le pensais, fusse quelque chose… »
Ma tête dodeline.
« … fusse… quelque… chose… »
Mes paupières tombent.
« Rox ! »
Je me redresse en sursaut, soufflant pour
écarter la mèche tombée devant mon œil
gauche.
Angie est là devant moi, accompagnée de
Maud et Sam, arborant leur collier clouté : les
Clébardes au grand complet.
J’étais tellement étourdie par le ronron du
tambour et le charabia de Descartes que je ne
les ai pas entendues entrer. Voilà presque un
mois que je les évite, depuis le casse en fait,
rasant les murs de l’alturbation et ceux du
lycée. Mais là, pas moyen d’y couper  : elles
sont toutes les trois face à moi, dans la laverie
désertée.
Je sens une sueur froide couler le long de
ma colonne vertébrale.
«  Qu’est-ce que tu fous là  ?  » me lance
Angie.
Si on était vraiment des chiennes, Angie
serait certainement un pitbull, avec sa carrure
de catcheuse et sa face de guerrière. Voilà des
semaines qu’elle ne va plus du tout en cours,
passant son temps dans la rue. La lumière
rasante du néon marque ses cicatrices de
combat. Estafilade laissée par un coup de canif
sur la joue droite. Balafre creusée par un
cutter sur la joue gauche. Et la plus récente  :
points de suture encore frais au-dessus du nez,
souvenir de la balle en caoutchouc tirée par le
vigibot de la bijouterie, avant qu’elle le mette
hors d’état de nuire d’un coup de batte.
Difficile de croire que c’est la même fille qui
m’a prise sous son aile –  là, elle a plutôt l’air
de vouloir me mettre en pièces.
«  Ben tu vois, je fais une machine…, je
murmure.
— Non, je veux dire : qu’est-ce que tu fous
avec ça ? »
Elle m’arrache ma tablette des mains et
regarde l’écran d’un air dégoûté.
« Tu te la joues intello, maintenant, Rox ?
— Rends-moi ça !
— T’es devenue trop bien pour nous ?
— Raconte pas n’importe quoi….
— Alors, pourquoi tu nous snobes ? »
J’ouvre la bouche pour répliquer un truc,
mais Sam est plus rapide que moi :
«  Parce qu’elle veut nous balancer, voilà
pourquoi  !  » s’exclame-t-elle en me jetant un
regard mauvais.
Sam, c’est un doberman  : athlétique, super
bien gaulée, avec des sourcils épilés en accents
circonflexes, comme deux oreilles de chien de
garde taillées en pointe. C’est aussi la seule de
nous quatre qui habite au niveau
intermédiaire. Il y a toujours eu de l’eau dans
le gaz entre Sam et moi. Peut-être parce que
j’ai pris sa place en devenant la protégée
d’Angie –  place qu’elle occupait avant que je
débarque dans la meute.
« Elle va tout lâcher aux flics à propos de la
bijouterie, cette sale taupe, s’exclame-t-elle. Si
c’est pas déjà fait ! »
À
À ces mots, elle crache sur le sol de la
laverie.
« J’ai rien lâché du tout ! je m’écrie. Je suis
pas stupide à ce point  ! J’étais dans le coup,
moi aussi, j’ai pas envie de me retrouver en
taule !
— Ben justement…, rétorque Maud, la plus
petite de la bande –  le teckel de la meute,
menu mais coriace. Peut-être que t’essayes de
négocier en douce ton immunité en nous
livrant toutes les trois… »
Je me lève d’un bond, le cœur battant,
tandis que Sam se met à fredonner un air
inquiétant :
« Woooo… Woooo… Woooo…. »
Maud et Angie joignent leurs voix à la
sienne pour former un chœur inarticulé, de
plus en plus sonore –  de plus en plus
menaçant :
« WOOOO !… WOOOO !… WOOOO !… »
C’est le cri de guerre des Clébardes, calqué
sur celui de chiens hurlant à la mort.
Pour la première fois, je me sens vraiment
en dehors de la meute. Je me sens comme une
proie face à des prédateurs. J’imagine ce
qu’ont dû ressentir les passants qu’on a
terrorisés, en poussant nos hurlements dans
les rues le soir…
«  Négocier mon immunité  ? je m’écrie.
Vous délirez grave ! Faut arrêter de mater des
ego-feuilletons policiers, ça vous monte à la
tête  ! Tout ce que je veux, c’est avoir la paix
pour…
—  Pour lire ces conneries  ?  » coupe Angie
en brandissant ma tablette ouverte sur le
Discours de la méthode.
Je recule instinctivement, pensant qu’elle va
m’assommer avec l’appareil.
Mais elle le laisse tomber sur le banc en
plastique, et m’attrape par le col de mon
perfecto.
«  Je me fais du souci pour toi, petit
husky…  », murmure-t-elle d’une voix soudain
radoucie.
Petit husky  : c’est comme ça qu’elle me
surnomme, rapport au bleu de mes yeux,
depuis le jour où elle m’a offert mon collier
en m’accueillant dans la meute. Cet élan
d’affection inattendu me prend de court. Elle
est comme ça, Angie  : une chienne enragée
pour la majorité des gens, mais une mère
protectrice pour quelques-uns.
«  Tu es une estropiée de la vie, dit-elle en
écartant ma mèche asymétrique, pour dégager
mon front et exposer mon œil dilaté. Comme
moi. Comme nous toutes.  » Elle jette un
regard navré à la tablette gisant en travers du
banc, écran fendu d’une longue fissure en
travers du visage de Descartes. « Il est pas fait
pour toi, ce cours à la con.  Qu’est-ce qu’un
type né il y a des siècles peut bien comprendre
à notre époque  de merde  ? Qu’est-ce qu’il
peut comprendre à ces profs qui nous
cataloguent dès la naissance, à ces pantins qui
piquent les jobs de nos vieux ? De toute façon,
qu’on se casse le cul à l’école ou qu’on glande,
ça revient au même : il n’y a pas de place pour
les filles comme nous, à part tout en bas de
l’échelle. Servir de larbins aux robots ou partir
ramasser du crottin de chèvre chez les
arriérés, c’est ça l’alternative ? Non merci ! »
Angie place ses mains sur mes épaules et
plonge ses yeux dans les miens.
« Séparées, on est vulnérables, des chiennes
errantes à la merci de la fourrière. Mais
ensemble, on est invincibles. On peut se
faufiler dans les brèches de ce monde pourri,
en vider les poubelles quand ça nous chante,
effrayer le bourgeois à la nuit tombée. On n’a
rien à attendre de la société  : ce qu’on veut,
faut qu’on l’arrache. Ta vraie, ta seule famille,
c’est nous, les Clébardes. C’est la meute. Tu
comprends, Rox ? »
Je hoche la tête.
Loin des Clébardes, c’était facile de prendre
des bonnes résolutions, de me faire des films
sur mon avenir, de me convaincre que j’allais
enfin réussir à me mettre au travail. Mais là,
face à Angie, c’est soudain beaucoup plus
difficile.
« Pour la bijouterie, je comprends que t’aies
flippé, continue-t-elle. Et j’en prends l’entière
responsabilité  : c’est moi la cheffe, et j’avoue
que j’ai bien foiré sur ce coup-là. On s’est
attaquées à quelque chose de trop gros, trop
vite. Mais j’ai un nouveau plan pour rattraper
ça. Un plan en or, immanquable. Un plan
dont tu fais bien sûr partie, petit husky. »
0.4
MARDI 4 AVRIL, 20 H 27

LA NUIT EST PRESQUE TOMBÉE


LORSQUE JE SORS DE LA LAVERIE.
Les tours alignées de chaque côté du
boulevard sont en train de se dissoudre dans
les ténèbres –  tout comme se sont dissous les
villes et les villages qui jalonnaient naguère ce
territoire, engloutis par Le Bois-Joli.
Contrairement à Paris, qui est resté sur un seul
niveau au nom de la conservation historique,
les banlieues alentour ont grandi en hauteur
afin d’absorber la croissance démographique
et le flux d’exilés climatiques. Au-dessus de ma
tête, je peux distinguer les couches urbaines
supérieures se déployant au sommet des tours.
Elles se sont empilées au cours des années,
reliées les unes aux autres par des routes
suspendues. Ainsi est née l’alturbation  : une
montagne de béton qui, ce soir, semble prête
à m’écraser sous ses strates superposées.
Le trafic fuse silencieusement tout autour
de moi, insensible à ma détresse. Il y a des
années que les êtres humains ne sont plus
autorisés à conduire sur les voies publiques, les
statistiques ayant démontré que les IA étaient
beaucoup plus sûres –  la mort de maman en
est le triste exemple. Des milliers d’autobots
électriques aux vitres teintées me frôlent, sans
volant ni conducteur, acheminant des milliers
de passagers vers des destinations inconnues.
Mais moi, j’ai l’impression d’être enlisée
dans le bitume.
Chaque pas me coûte un effort surhumain,
comme si mes vieilles rangers étaient lestées
de plomb.
Le sac de linge propre pèse une tonne sur
mon épaule, comme s’il contenait la ville
entière.
J’ai l’impression que mon collier de cuir
clouté se resserre de seconde en seconde, tel
un nœud coulant.
Comment ai-je pu dire oui à Angie ?
Comment aurais-je pu lui dire non ?
Les vacances de printemps commencent la
semaine prochaine. Les Clébardes ont choisi
de frapper à ce moment-là, dans le quartier
Hautregard, au sommet de l’alturbation. C’est
la partie la plus élevée, la plus moderne,
entièrement construite en impression 3D avec
des matériaux de luxe, au-dessus des niveaux
issus du passé. C’est le seul secteur assez
dégagé pour faire prospérer une petite forêt –
  et c’est le seul aussi qui mérite le nom de
Bois-«  Joli  ». Parce que pour le reste,
l’alturbation se résume à des rues grises et à
des barres sombres. L’appartement où je vivais
auparavant avec mes parents, au niveau
intermédiaire, n’avait rien de luxueux, mais
au moins il recevait un peu de lumière directe
en été, entre midi et deux heures, quand le
soleil était à son zénith. Là où j’habite
actuellement, les rayons ne pénètrent qu’à
travers de grands miroirs réflecteurs… Tel est
Le Bois-Joli, une mégacité conçue selon les
règles écologiques les plus poussées, qui
paradoxalement n’offre presque aucun espace
vert. Une jungle de béton aseptisée où le
bourdonnement incessant des drones de
livraison couvre depuis longtemps le chant des
rares oiseaux.
Il y a cette maison qu’Angie a repérée, tout
là-haut où vivent les riches. Elle s’est
débrouillée pour apprendre que les
propriétaires partaient en vacances à
l’étranger. Apparemment, le vigibot est facile à
désactiver. Avec l’argent du butin, on est
censées se payer nos propres vacances, à toutes
les quatre. Mieux que les plages en images de
synthèse du Virtuaboulevard  : direction la
Côte d’Azur en juillet, pour voir la mer, la
vraie, celle qui va jusqu’à l’horizon. Ce sera
mon premier été en tant que jeune fille
majeure… en tant que délinquante adulte.
À cette pensée, je sens mon estomac se
serrer comme un poing.
 
« Roxane, ma chérie, on avait peur que tu te
sois perdue en route, s’exclame Jennifer
lorsque je pousse la porte d’entrée. Tu en as
mis du temps ! »
Elle, en revanche, a eu le temps de se vernir
les ongles des mains et de brusher sa
chevelure peroxydée. Mon père est assis à côté
d’elle dans le canapé, le dos calé contre un
épais coussin –  le passage d’employé de
bureau à forçat de la rue n’a pas épargné son
dos, et un exosquelette coûte bien trop cher
pour un salarié de bas étage comme lui. Il est
en train de se descendre une canette de bière,
c’est toujours la première chose qu’il fait après
sa sieste. Il prétend que ça l’aide à se
rendormir pour terminer sa nuit, avant le
réveil au petit matin. Je crois que ça l’aide
surtout à noyer ses remords. Comme si les
packs de bière pouvaient noyer le souvenir de
maman…
«  Tu as pensé à prendre le courrier, ma
chérie  ? siffle Jennifer, tel un serpent
maléfique qui parvient à cracher son venin
tout en gardant le sourire.
— Je… j’ai oublié… »
Jennifer se tourne vers mon père et répète
comme un écho :
« Loïc, ta fille a oublié. »
Elle pousse un soupir de lassitude, mais
c’est comme une bourrasque qui me gifle le
visage. Lui ne daigne même pas me regarder,
la mâchoire serrée par le ressentiment après
ce que je lui ai sorti tout à l’heure.
Je baisse la tête, cachant mes yeux derrière
mes cheveux pour que Jennifer ne les voie pas
briller, puis je m’engouffre à nouveau dans
l’escalier.
Les marches se brouillent devant moi.
Parvenue au rez-de-chaussée, j’ouvre la
boîte aux lettres en tâtonnant, à l’aveuglette.
Ce n’est qu’une fois remontée que je sèche
enfin mes larmes.
Avant d’ouvrir à nouveau la porte, je prends
plusieurs inspirations profondes pour obliger
ma respiration à se calmer, et je compulse le
courrier pour détourner mon attention sur
autre chose que mon foutu destin.
Les logos des prospectus et des factures
défilent  : les trois lettres bleues d’Électricité
renouvelable de France  ; l’écran vert de la
chaîne personnalisée YouDream ; la silhouette
à hélice des livraisons par drone Flyprice ; les
deux hémisphères cérébraux de…
Mon cœur manque un battement.
Ce logo… c’est celui de Noosynth !
Mon entretien dans leurs locaux remontant
à plus de deux semaines déjà, je pensais  que
c’était mort. Et si j’avais eu tort ?
T’emballe pas, ma cocotte… C’est certainement
une lettre de refus…
Les mains tremblantes, je déchire
l’enveloppe du bout des ongles.
Dans un premier temps, les lignes dansent
devant mes yeux, si bien que je ne peux pas les
lire.
Puis, peu à peu, elles se stabilisent :

« Mademoiselle,
« Par la présente, nous avons l’honneur
de vous annoncer que votre candidature a
été retenue pour l’obtention d’une
bourse Science Infuse. En conséquence,
Damien Prinz vous invite à un stage dans
l’archipel flottant des îles Fortunées,
actuellement stationné au large de la
Floride, tous frais payés. Veuillez trouver
ci-dessous les informations pratiques… »

Je laisse tomber le reste du courrier à mes


pieds, sur le paillasson.
Les mots tourbillonnent dans ma tête, tous
plus fous les uns que les autres  : candidature
retenue… archipel flottant… tous frais payés…
Je me mords l’intérieur des joues pour ne
pas crier.
J’ai été prise.
J’AI ÉTÉ PRISE !!!
0.5
VENDREDI 14 AVRIL, ENTRE DEUX
FUSEAUX HORAIRES

« 
C HOIX UN OU CHOIX DEUX,
MADEMOISELLE ?
— Euh… quoi ? » je sursaute.
Je n’avais pas vu l’androbotte-hôtesse
s’approcher de mon siège.
Elle se tient là, devant moi, un grand sourire
s’affichant sur son visage caoutchouteux. C’est
un modèle dernier cri, tel que je n’en ai
jamais vu au Bois-Joli, mais seulement dans ces
jeux télévisés débiles où les androbots ont
commencé à remplacer les présentateurs. Je
devine qu’elle doit coûter la peau des fesses –
  moins cher cependant qu’une vraie hôtesse
avec un salaire, des congés payés, un congé
mat’ et des jours de récup.
Sur le petit écran, de telles créatures
peuvent faire illusion et passer pour
vaguement humaines, mais vues de près c’est
tout autre chose. Cette peau sans aucun pore,
aussi lisse qu’une toile cirée… ces dents d’une
blancheur irréelle, aussi brillantes qu’un
carrelage de salle de bains… ces yeux fixes
surtout, billes de verre au fond desquelles
s’ouvrent deux minuscules diaphragmes de
caméra… Beurk !
«  Choix un –  [selle d’agneau snackée à
l’émulsion de poivron jaune] ; choix deux – [gigotin
de pigeonneau poêlé à la sauce réglisse] », répète-t-
elle d’une voix atone, qui me donne la chair
de poule.
Contrairement au vieux mécabot cabossé de
ma laverie de quartier, dont l’élocution est
tellement hachée que c’en est risible, celle de
l’androbotte-hôtesse est relativement fluide.
Mais son timbre reste métallique et
inexpressif, à des années-lumière d’une vraie
voix humaine.
« Euh… l’agneau… », finis-je par dire, parce
que je me sentirais vraiment trop bête de
demander à une machine ce que c’est qu’un
gigotin de pigeonneau.
L’androbotte-hôtesse dresse une nappe en
tissu sur ma tablette. Ses gestes ont quelque
chose de saccadé, un peu comme dans les
vieux films d’animation en stop-motion. En
tendant bien l’oreille, je peux percevoir le
chuintement des vérins actionnant ses
articulations, le jeu de courroies mettant en
branle le squelette d’aluminium caché sous sa
peau synthétique… L’espace d’un instant,
tandis qu’elle dispose différentes coupelles
devant moi, son poignet frôle le mien –  il est
froid comme celui d’un cadavre.
« Et comme boisson, mademoiselle ? Une flûte de
champagne, peut-être ?
—  Je… euh… non merci, j’en ai déjà pris
une  tout à l’heure…, je balbutie. Plutôt un
Coca… »
L’alcool, je consomme à petites doses, vu
mes antécédents familiaux… D’autant que la
tête a commencé à me tourner dès que j’ai mis
les pieds dans l’avion. Pour mon baptême de
l’air, tu parles d’un luxe ! Noosynth m’a booké
une place en classe affaires, à l’avant de
l’appareil, loin de la classe économie où le
service est assuré par de simples mécabots à
roulettes  : des chariots qui se meuvent tout
seuls dans les allées, distribuant les plateaux-
repas automatiquement. Le siège dans lequel
je suis assise est incroyablement confortable et
moelleux. Le choix de me-movies sur l’écran
panoramique devant moi est tout simplement
étourdissant, avec à chaque fois l’option
d’incruster mon selfie 3D pour incarner le
personnage principal. Quant au ciel à travers
le hublot, c’est tellement vertigineux que j’ose
à peine regarder.
«  Voilà, mademoiselle, me dit l’androbotte-
hôtesse en me tendant un verre de Coca avec
glaçons et rondelle de citron. Puis-je vous
demander si Miami est votre destination finale ? »
Je me raidis contre le dossier de mon siège.
Pourquoi me pose-t-elle cette question ? Ma
couverture serait-elle déjà grillée  ? J’ai dit à
mon père que je partais pour une classe de
rattrapage financée par le bahut, organisée
spécialement pour les élèves en difficulté. J’ai
prétendu que j’allais passer les vacances de
printemps à bachoter à la dure, alors qu’en
fait je vais me la couler douce sous les
tropiques. Sur le coup, il a eu l’air de tout
gober, y compris la fausse lettre du proviseur
que j’ai fabriquée en volant du papier à en-
tête de Jules-Verne, dans le bureau de la
coordinatrice lycée-corporations.
Évidemment, ça le soulageait de me voir
dégager le plancher, après notre dernière
engueulade. Mais si, depuis, il avait décidé de
contacter le lycée, découvrant mon mytho  ?
S’il avait réalisé que j’étais en route pour
passer une semaine au cœur de la boîte qui a
bousillé sa vie  ? Je l’imagine appelant la
compagnie aérienne pour demander mon
rapatriement d’urgence… Non, pas question !
J’y suis, j’y reste ! Je suis majeure et vaccinée !
«  Pourquoi est-ce que vous voulez savoir si
Miami est ma destination finale ? je demande
à l’androbotte-hôtesse, tâchant sans succès de
lire ce qui se trame au fond de ses yeux-
caméras. Il y a un problème ? »
Elle reste un moment immobile, son visage
figé comme un masque de théâtre qu’aucune
vie n’anime. Je devine que derrière cette
façade, le logiciel qui lui tient lieu de pensée
tourne à plein régime pour interpréter ma
question.
« Négatif : il n’y a pas de problème, mademoiselle,
finit-elle par répondre. Notre vol a juste un peu
de retard. Je voudrais vérifier que vous aurez assez
de temps pour une éventuelle correspondance, grâce
au simulateur de transfert dont je suis équipée. Au
besoin, j’avertirai électroniquement la compagnie en
charge de votre second vol. »
Mon estomac se dénoue.
«  Bien sûr, la correspondance, où ai-je la
tête  ! dis-je en jouant les habituées. J’en ai
une. Mais je crois que c’est un vol privé,
affrété par la société Noosynth. »
Impossible de savoir ce que l’androbotte-
hôtesse pense de Noosynth, dont l’un des
programmes équipe certainement son
processeur  : son front de plastoc reste
parfaitement lisse et son sourire calibré ne
bouge pas d’un millimètre.
«  Désolée, mais je ne suis pas habilitée à
communiquer électroniquement avec les vols privés,
dit-elle simplement. Bon appétit, mademoiselle. »
Durant quelques instants, je la regarde
s’éloigner pour poursuivre son service, de
cette démarche heurtée si caractéristique des
androbots. À chacun de ses pas, un petit déclic
retentit : c’est celui de ses semelles aimantées,
qui la maintiennent au sol métallique de
l’allée pour éviter qu’elle se casse la gueule
toutes les trois secondes. Pauvre pantin
pathétique…
Détachant mes yeux de ce spectacle qui me
met mal à l’aise, je reporte mon attention sur
un objet plus réjouissant  : mon plateau.
Voyons voir, cette mini-quiche trop mimi, ce
doit être une tourtelette craquante au homard,
d’après le menu qu’on m’a remis à
l’embarquement. Bien évidemment, je n’ai
jamais mangé de homard de ma vie, mais je
suis sûre que c’est délicieux !
Avant que je puisse confirmer mon
hypothèse, je sens quelqu’un me tapoter
l’épaule.
Je me retourne vivement, m’attendant à voir
ressurgir cette maudite hôtesse avec un nouvel
amuse-gueule au nom à coucher dehors. En
fait, c’est le passager assis dans le siège
derrière moi : un Eurasien aux cheveux courts
et lustrés. Assez grand. Mon âge à vue de nez.
Beau gosse, dans le genre preppy à la Ralph
Lauren –  il y a même le fameux logo au
canasson, sur son polo vert.
«  Excuse-moi, tu as bien parlé de
Noosynth ? » me demande-t-il.
Je hoche la tête, méfiante.
« T’es là pour le stage Science Infuse ?
— On se connaît ? »
Un sourire se dessine sur les lèvres du
garçon.
«  Pas encore, mais ça va venir, dit-il. Vu
qu’on va passer une semaine ensemble.
— Je ne vois pas ce que tu veux dire.
—  Je ne suis pas Einstein, à en croire mon
bulletin de notes. Mais je suis assez futé pour
comprendre qu’une fille dans un avion pour
la Floride, avec une correspondance organisée
par Noosynth, ne voyage pas pour se dorer la
pilule – ou pas seulement. »
Je repose mon verre de Coca sur ma tablette
et je me tords sur mon siège, soufflant dans
ma mèche cache-œil pour mieux calculer le
garçon. À première vue, avec sa raie bien
plaquée sur le côté, on pourrait croire qu’il a
sa carte d’abonnement en classe affaires. Mais
à mieux y regarder, il y a plein de détails qui
clochent. Le col de son polo est tout
effiloché  ; son pantalon est élimé jusqu’à la
corde  ; ses souliers ont la semelle décousue.
On dirait que le mannequin Ralph Lauren
s’habille avec des fonds de friperie.
«  T’es boursier, comme moi  ? je lui
demande.
— Yep. Cinq de moyenne générale. Qui dit
mieux ?
— Je m’incline. Six.
— Woua ! Une vraie tête !
— Charrie pas…
— À la tienne, dit-il en tendant vers moi sa
flûte pleine à ras bord, pour trinquer. Je
m’appelle Lorenzo.
—  Rox  », dis-je en choquant mon verre
contre sa flûte.
C’est sorti comme un réflexe : mon nom de
Clébarde, celui qui sonne comme un coup de
croc.
«  Rox  ? répète l’autre en roulant des yeux
ronds comme des soucoupes.
—  En fait, je m’appelle Roxane, je précise,
me rappelant que j’ai décidé de la jouer réglo
pendant la durée du stage. Rox, c’est juste
mon surnom.
— Ah, OK…
— Je viens du Bois-Joli.
— Pour le bois, je ne sais pas, je n’y ai jamais
été… Mais tes yeux, eux, sont fort jolis  : sans
blague, ils donnent le tournis ! »
Vaguement gênée par cette drague à deux
balles, je donne un coup de tête pour faire
retomber ma mèche sur mon œil à la pupille
dilatée, et ne laisser paraître que l’œil normal :
celui avec lequel j’observe habituellement le
monde.
«  Il y en a d’autres, des stagiaires, dans cet
avion ? dis-je pour changer de sujet.
—  À vue de nez, je dirais un autre, répond
Lorenzo.
— À vue de nez ?
— Mate un peu la cabine. Y a pas quelqu’un
qui te semble faire tache ? »
Je lorgne l’allée entre les sièges.
De part et d’autre sont assis des hommes et
des femmes d’un certain âge. Les uns
pianotent sur leur ordinateur portable, les
autres se bourrent la gueule au champagne,
tous portent des habits impeccables. Il y a
même une dame qui caresse un anibot au
corps de teckel et à la tête de chat persan – un
chachien, «  le meilleur des deux mondes  »
comme le prétend la pub, et surtout la
tendance de l’année chez les gens qui ont de
quoi claquer dix mille balles dans un robot de
compagnie… Seul le dernier passager de la
rangée centrale détonne au milieu de ces
bourges. C’est un ado comme Lorenzo et moi,
plutôt petit, avec une tignasse rousse sombre
qui semble encore plus rétive que ma mèche
rebelle. Il est habillé d’une chemise de tissu
rêche et d’un pantalon en toile brute, rien à
voir avec les belles étoffes de ces messieurs-
dames. Le repas devant lui est intact, et ses
mains sont cramponnées aux accoudoirs de
son siège comme s’il avait peur que le
plancher de l’avion s’écroule sous lui.
«  Pas vraiment à l’aise, le gars, hein  ? me
souffle Lorenzo. Je te parie que c’est la
première fois qu’il prend l’avion. Comme
toi. »
Je sursaute si brusquement que la moitié de
mon Coca se répand sur mon sabayon aux
fraises des bois, tandis que ma tourtelette au
homard se fait la malle au-dessus de
l’accoudoir.
«  Quoi  ? je m’écrie, piquée au vif. D’où tu
t’imagines que c’est la première fois que je
vole ?
—  Déstresse. Je disais pas ça pour te
provoquer. C’est juste que tu sembles
émerveillée par tout ce qui t’entoure…
— Et c’est naze ?
— Disons que c’est mignon tout plein. »
J’en reste sans voix.
Mignon tout plein, non mais, pour qui il se
prend celui-là !
« Donc, on est trois stagiaires…, dis-je pour
changer de sujet avant de sortir de mes gonds.
—  Trois stagiaires sur ce vol  : les trois
boursiers. Noosynth ne met pas tous ses œufs
dans le même panier. Les autres, les non-
boursiers, ont certainement pris d’autres
avions. Et ils ont probablement volé en
première, eux. »
Lorenzo désigne le rideau qui pend à
l’avant de la cabine.
« En première… classe ? je fais.
—  Yep. Ça te paraît magique, la classe
affaires ? Je vais te dire un truc : il y a mieux.
Encore plus de place pour les jambes, encore
plus de mignardises, et un écran encore plus
grand. »
Quel crâneur insupportable  ! Pourquoi est-
ce qu’il se sent obligé d’en faire des tonnes,
comme s’il était un grand habitué de la
première classe ? Pour m’impressionner ?
«  L’avantage de la première, c’est que les
passagers embarquent avant tout le monde
sans même passer par la salle d’attente,
déclare-t-il sentencieusement. Une limousine
les conduit directement d’un lounge privé à
l’avion. Les non-boursiers payent plein pot en
échange d’une discrétion assurée.
Contrairement à nous, ils n’ont pas cédé leurs
droits à l’image. Leur passage chez Noosynth
doit rester confidentiel. Comme ça, quand ils
décrocheront leur BAC les doigts dans le nez,
ils pourront faire genre qu’ils ont vraiment
bossé pour l’avoir. »
À cet instant, l’avion est agité de secousses
et un signe rouge s’allume au-dessus des
sièges.
« Nous traversons actuellement une zone de
turbulences, annonce la voix du capitaine
dans les enceintes, bien humaine celle-ci.
Veuillez regagner vos sièges et attacher vos
ceintures. »
Tout là-bas, au bout de l’allée, le troisième
boursier se cramponne de plus belle à ses
accoudoirs en fermant les yeux. Moi, je
m’accroche à mon plateau pour empêcher ma
selle d’agneau de valser –  déjà que j’ai foutu
en l’air mon sabayon et ma tourtelette…
Non, pas la tourtelette en fait.
Elle est toujours là, au bord de la nappe.
Ça alors, j’aurais pourtant juré qu’elle était
tombée par terre…
«  C’est la mienne, je te l’offre…  », fait la
voix de Lorenzo derrière moi. Il s’empresse de
préciser d’un ton blasé et puant de
prétention  : «  … de toute façon, j’ai jamais
aimé le homard, c’est trop fade à mon goût. »
0.6
VENDREDI 14 AVRIL, 19 H 42

U NE JEUNE FEMME NOUS ATTEND DANS


LE COULOIR juste à la sortie de l’avion –  la
trentaine énergique, taille de guêpe  ;
chemisier de soie noire, jean skinny et
stilettos  ; cheveux teints dans un violet très
sombre, presque bordeaux, avec maquillage
assorti. Elle brandit une pancarte indiquant
STAGE SCIENCE INFUSE, telle une pin-up
présentant un chèque géant à la fin d’un
concert de charité.
Avec son look ultra-pointu et sa pancarte
surdimensionnée, impossible de la louper.
Pourtant, le troisième boursier semble
hésiter à la rejoindre. À quelques pas devant
Lorenzo et moi, il paraît aussi mal à l’aise sur
la terre ferme qu’il l’était dans le ciel, figé au
milieu du couloir, la main serrée sur la
bandoulière d’un gros sac de sport –  le
courrier de Noosynth stipulait de n’enregistrer
aucun bagage en soute, pour accélérer la
correspondance avec le second vol.
«  Ça va  ? lance Lorenzo en lui tapant sur
l’épaule.
— Hein ? Quoi ? » sursaute le rouquin en se
retournant d’un bond, tremblant de tous ses
membres.
Pour la première fois, je le vois de face. Sous
ses sourcils s’ouvrent deux grands yeux
noisette ourlés de longs cils –  on dirait ceux
d’une bête sauvage, un cerf pris dans les
phares d’une automobile. Une fine balafre
blanchâtre court le long de sa joue droite,
souvenir d’une blessure ancienne, depuis
longtemps cicatrisée.
« Déstresse, mon pote ! lui dit Lorenzo. On
est arrivés. C’est pas maintenant qu’on va se
crasher. Attends le prochain vol pour flipper à
nouveau.  » Il lui décoche son sourire
signature, parfaitement horripilant. Puis il
ajoute  : «  Je m’appelle Lorenzo, elle c’est
Roxane. Et toi ?
— Faune, lâche le rouquin.
— Faune ? Tu veux dire, comme la faune et
la flore ?
— Non : comme les anciens génies des bois,
mi-hommes mi-boucs…
— Eh ben dis donc, tes parents t’ont fait un
joli cadeau, là  ! Un prénom à devenir
chèvre ! »
Lorenzo s’esclaffe, mais l’autre ne se déride
pas.
«  Excuse, mec…  », fait l’Eurasien en
essuyant des larmes de rire. Il désigne d’un
coup de menton la femme à la pancarte : « On
y va  ? Le stage, c’est par là-bas que ça
se passe. »
Notre nouveau compagnon hoche la tête.
Mais je sens qu’il hésite encore – comme si
les derniers pas lui coûtaient davantage que
les sept mille kilomètres qu’il a parcourus
depuis Paris.
«  Regarde cette pancarte, Thérèse…,
grommelle soudain une voix derrière moi. Un
stage Science Infuse  : c’est cette nouvelle
technologie illégale dont ils parlent aux infos.
Il y avait des stagiaires dans l’avion, qui
viennent se doper avant le BAC. Ça me
débecte ! »
Je me retourne, m’apprêtant à répliquer
vertement.
Mais l’homme qui a parlé passe sous mon
nez sans s’arrêter, au bras de sa compagne, la
dame au chachien. Ils n’ont pas fait le lien
entre les trois ados de la classe affaires et le
stage Noosynth  ; leur mépris est uniquement
concentré sur la femme à la pancarte.
Je prends soudain conscience qu’ils ne sont
pas les seuls à la regarder de travers  : la
plupart des voyageurs, en sortant de l’avion,
font la grimace. Des murmures accusateurs se
propagent de lèvres en lèvres. Personne n’ose
hausser la voix, mais je sens bien toute la
désapprobation dirigée contre les stagiaires de
Noosynth… contre celle que je serai bientôt.
Je savais que la programmation neuronale
était sujette à polémique, mais pour la
première fois je suis confrontée à ce que ça
signifie réellement  : des visages fermés, des
sourcils froncés, des mots qui blessent. C’est
aussi pour encaisser tout ça que j’ai signé, je
commence à le comprendre.
«  Sales petits tricheurs, persifle la dame en
caressant la tête du chachien, qui émerge de
son cabas. Ce qu’ils font est contre nature…
— Tout comme vous. »
La dame sursaute et se tourne vers Faune,
qui l’a interpellée :
« Je vous demande pardon ?….
— Vous aussi, vous êtes contre nature. »
Faune me semble complètement
transformé, à des années-lumière du garçon
renfermé et hésitant qui m’est apparu
quelques minutes plus tôt : ce n’est plus qu’un
bloc de détermination, fixant la femme en
face de lui droit dans les yeux.
«  Je ne vous permets pas, jeune homme,
siffle-t-elle en prenant un air pincé.
— Vous croyez que c’est naturel, cette chose
que vous promenez dans votre sac  ? rétorque
Faune en désignant le chachien qui le regarde
de ses yeux fixes. Et votre montre connectée à
une IA médicale, qui vérifie vos marqueurs
biologiques en permanence ? Et l’androbotte-
hôtesse qui vous a servi un repas préparé par
un mécabot-cuisinier  ? Et l’avion lui-même,
qui vous a amenée jusqu’ici ? »
Le flux des voyageurs s’arrête.
Désormais, c’est vers Faune et son
interlocutrice que se tournent tous les regards.
Les yeux du garçon étincellent :
«  Ayez le courage de vos opinions  : si vous
voulez vraiment rejeter tout ce qui est contre
nature, comme vous dites, alors abandonnez
tous vos gadgets et le confort qui va avec.
—  Je ne suis pas… je ne veux pas… Qui
êtes-vous, d’abord ?
—  Faune Bruyère  », répond le rouquin en
haussant la voix pour que tout le couloir
puisse l’entendre. Il pivote sur ses talons afin
que chacun puisse le voir. «  Retenez mon
nom, mesdames et messieurs. Rappelez-vous
mon visage. Pas besoin de prendre des gants
avec moi, de jeter des regards en coin et de
murmurer à voix basse dans mon dos. Qu’on
se le dise  : moi, Faune Bruyère, j’ai tourné le
dos à la nature ! »
À ces mots, il plante là l’accusatrice
abasourdie et les passagers médusés, pour
aller rejoindre celle qui nous attend.
Lorenzo et moi lui emboîtons le pas sans
que personne ose émettre le moindre
commentaire.
«  Faune Bruyère, Lorenzo Yong et Roxane
Le Gall, murmure la jeune femme d’une voix
marquée par un fort accent américain, sans
que nous ayons besoin de nous présenter.
Nous sommes au complet  ! Je m’appelle
Megan Mulberry –  ou juste Meg, si vous
préférez. Je suis votre coach. »
Elle pointe le badge épinglé au revers de
son chemisier.
« Notre coach, sans blague ? répète Lorenzo
à voix basse, tandis que les autres passagers se
dispersent derrière nous. Je veux dire, on a
signé pour un stage de programmation
neuronale, pas pour faire Danse avec les
androbots…
— Oui, oui, bien sûr ! répond Meg avec un
grand sourire.  Ma mission consiste
simplement à assurer le bien-être de tous les
stagiaires pendant leur séjour aux îles
Fortunées, la propriété privée de notre bien-
aimé président. Les vingt-sept autres y sont
déjà arrivés, il ne manque plus que vous  :
notre toute première promotion de boursiers.
Damien m’a chargée de prendre soin de vous,
c’est pourquoi je suis venue vous accueillir en
personne à Miami. Comptez sur moi pour
veiller à ce que tout se déroule pour le
mieux ! »
Bien-aimé président par-ci, Damien par-là…
Cette nana m’a l’air d’être aussi corporate que
son homologue parisien, complètement in
love avec le PDG de Noosynth. En leur temps,
les Américains ont eu Bill Gates, Steve Jobs,
Mark Zuckerberg et Elon Musk  ; maintenant,
nous, on a Damien Prinz  : une sorte de
trophée national, ce type –  et pour certains,
comme Meg, carrément un dieu vivant…
« Si vous vouliez que tout se déroule pour le
mieux, peut-être que vous auriez pu
commencer par nous accueillir autrement
qu’avec une pancarte Science Infuse, lâche
Lorenzo. Bonjour l’affiche  ! C’est comme si
vous aviez écrit qu’on avait un virus
climatique, ou un truc dans le genre ! »
Meg agite son index sous le nez de
l’Eurasien :
« Fais-moi plaisir : pas de vouvoiement entre
nous quatre ! Je pourrais être ta grande sœur !
Dans son infinie sagesse, Damien a tenu à ce
que votre voyage se déroule au grand jour. À
votre retour de stage, vous serez sans doute
confrontés à d’autres remarques
désobligeantes, du moins dans un premier
temps. La bonne attitude à adopter est celle
de Faune : assumer sans se dérober. »
Elle jette un regard en direction du
rouquin, qui ne réagit pas.
Son moment d’éclat passé, il est rentré dans
sa coquille tel un bernard-l’hermite.
Vraiment un drôle de mec, celui-là…
« Comme je vous le disais, les êtres humains
craignent ce qu’ils ne connaissent pas,
enchaîne Meg. Noosynth fête cette année ses
vingt-cinq ans. Il y a seulement une
génération, quand Damien a créé son
entreprise, les robots sentaient le soufre ; mais
regardez aujourd’hui : nous ne pourrions plus
nous passer d’eux. Ils nous facilitent la vie au
quotidien, nous accompagnent à chaque
instant. Nos usines sont remplies de mécabots
ultra-performants, nos meilleurs chirurgiens
sont des androbots de pointe, et il faut avoir
un cœur de pierre pour ne pas fondre devant
les anibots toujours plus mignons qu’inventent
les fabricants. »
Manifestement, Meg n’est pas souvent sortie
du cocon doré de Noosynth. Si elle faisait un
tour dans les bas-fonds du Bois-Joli, parmi les
improductifs et les exilés climatiques, elle
tomberait de haut… Si elle lisait les tags sur les
murs, elle pigerait que tout le monde ne
partage pas sa vision idyllique des pantins…
« Continuons de discuter en chemin, si vous
le voulez bien, décrète-t-elle en repliant sa
pancarte. Les îles Fortunées se situent loin au
sud-est, bien au-delà des Bahamas. Il ne faut
pas tarder à décoller, pour devancer les orages
annoncés cette nuit sur notre parcours. »
Elle nous entraîne au pas de course à travers
le hall rempli de voyageurs d’affaires et de
vacanciers. Les roulettes de ma petite valise
tressautent en grinçant. C’est un modèle bon
marché qui menace de lâcher à chaque
instant, mais au moins je l’ai acheté avec mes
sous en prévision du voyage ; à l’intérieur, par
contre, il y a plein de fringues volées avant
l’époque des bonnes résolutions…
«  Aujourd’hui, c’est au tour de la
programmation neuronale de nourrir tous les
fantasmes, explique Meg tout en marchant tel
un échassier, du haut de ses jambes
télescopiques prolongées par ses talons
vertigineux.  L’intelligence artificielle
appliquée au cerveau humain fait peur. Voilà
la raison pour laquelle nos clients réguliers
exigent la confidentialité, pour se protéger
contre de tels préjugés. Le problème de tant
de discrétion, c’est qu’une aura de sulfureux
mystère s’est créée autour d’une technologie
pourtant prometteuse pour l’humanité…  »
Elle frappe dans ses mains, me faisant
sursauter. « Bonne nouvelle, les amis : grâce à
vous, tout cela va changer  ! Le public et les
législateurs vont enfin pouvoir mettre des
visages sympathiques sur la programmation
neuronale  : les vôtres. L’autorisation de mise
sur le marché suivra comme une lettre à la
poste. Vous allez voir, après une période
d’acclimatation, je vous promets que les gens
vont vous adorer !
—  Mouais, grommelle Lorenzo, traînant
son bagage derrière lui. Y a du boulot, vu les
tronches qu’ils tiraient en sortant de
l’avion… »
Mais Meg ne l’écoute pas :
«  Nous sommes presque arrivés. Je vous
préviens, un petit mouvement social perturbe
en ce moment une partie du terminal.
Quelques membres réfractaires du personnel
au sol refusent de travailler sous l’autorité de
la nouvelle IA aéroportuaire. J’ai fait parquer
notre jet face à une porte éloignée, pour éviter
les grévistes… »
On passe devant un kiosque à café, puis une
borne-librairie proposant des best-sellers à
télécharger. L’écran d’affichage fait la pub du
dernier roman à la mode, dans plusieurs
langues. En français, ça donne : Loin des yeux,
près du cœur, signé par ScribIA, « l’intelligence
artificielle aux cent millions de lecteurs ». Il y
a même une option «  autofiction  », qui se
connecte aux réseaux sociaux du lecteur pour
formater le personnage principal d’après lui,
et les personnages secondaires d’après ses
amis…
Derrière la borne-librairie s’étend un long
terminal, encombré par une trentaine
d’agents en uniformes de diverses compagnies
aériennes, agitant des crécelles et des
pancartes. Pas besoin de parler couramment
anglais pour comprendre les revendications
criées dans des porte-voix  : ce sont les
manifestants dont Meg nous a parlé à l’instant,
se battant pour la sauvegarde de leurs
conditions de travail. Quant aux slogans
peints, il y a toujours les mêmes mots qui
reviennent : « MAN IS THE CENTER OF ALL
THINGS ».
«  Passez vite, sans vous arrêter…  », nous
enjoint Meg.
Je ne peux m’empêcher de frissonner en
frôlant ces hommes et ces femmes sur le point
de se retrouver auxis, comme mon père.
Ravalant mon amertume, j’emboîte le pas
de Meg pour rejoindre la dernière porte de
l’allée, et l’ultime étape de notre voyage.
0.7
VENDREDI 14 AVRIL, 20 H 35

U N JET ENTIER POUR NOUS SEULS.


Lorenzo, Faune et moi, nous occupons trois
places parmi les huit que comporte ce petit
avion, minuscule par rapport à l’Airbus que
nous avons pris pour descendre depuis Paris.
Mais la taille de l’appareil est compensée par
un déluge de luxe, depuis les parois en bois
brillant qui doit coûter une blinde, jusqu’aux
poignées de porte ressemblant à de l’or
massif. Et puis, l’avantage d’un appareil si
exigu, c’est qu’il n’y a pas d’androbotte-
hôtesse pour venir me foutre les jetons. Le bar
entièrement équipé au fond de la cabine est
en libre-service. Lorenzo s’est empressé de se
servir un cocktail avant le décollage, mais ce
sera sans moi. Pas question de terminer
alcoolo comme mon père…
Le front collé à mon hublot en verre cristal,
je contemple la nuit qui tombe sur
l’Atlantique. Les lumières de Miami scintillent
sur la côte incertaine, que la montée des eaux
a grignotée au cours des années. Au-delà,
l’immense masse noire de l’océan est plantée
de milliers d’éoliennes géantes, destinées à
transformer les ouragans saisonniers en
électricité.
J’imagine la tête des Clébardes si elles
voyaient ça… Après avoir dit à mon père que
je partais en classe de rattrapage, j’ai envoyé
un texto à Angie pour lui annoncer que je
passais les vacances de Pâques chez ma grand-
mère en Bretagne. Elle n’a aucun moyen de
savoir que mamie Annwenn est morte depuis
des années, et que le village où elle vivait a été
rasé pour laisser la place à des champs de
culture intensive gérés par les IA d’une
corporation agroalimentaire  (avec le
changement climatique, la Bretagne est
devenue le grenier à blé du pays).
Rox, sale lâcheuse, on va te faire ta fête à ton
retour ! –  c’est ce qu’Angie m’a répondu aussi
sec, avec une douzaine d’émoticônes tête de
mort. Plus un message vocal sans paroles, juste
le hurlement des Clébardes… J’en ai rien à
battre. Dans trois mois, j’aurai le BAC et je
m’arracherai du Bois-Joli pour toujours !
Soudain, le signe « Attachez votre ceinture »
s’éteint.
Lorenzo desserre sa boucle pour mieux
s’avachir dans son fauteuil.
Faune reste figé dans le sien telle une
statue  : depuis qu’on a quitté terre, il est
repassé en mode panique, les ongles enfoncés
dans ses accoudoirs.
Quant à Meg, elle se lève pour se tourner
face à nous, avec cet enthousiasme qui semble
lui coller à la peau :
«  Nous avons deux heures devant nous
avant d’atterrir  : autant les mettre à profit  !
s’exclame-t-elle, les mains sur les
hanches. Tout d’abord, laissez-moi vous parler
du lieu vers lequel nous nous dirigeons.
Comme vous le savez sans doute, l’archipel
flottant des îles Fortunées a été entièrement
créé par Damien Prinz lui-même, à l’aide du
savoir-faire de Noosynth.
—  C’est parce qu’il y a mis un max de
pognon qu’il les a appelées Fortunées  ?
demande nonchalamment Lorenzo tout en
sirotant sa boisson.
—  Damien a en effet investi des milliards
dans ce projet, mais l’origine du nom n’est pas
là. Vois-tu, il y a dix ans, alors que Noosynth
était déjà le leader incontesté dans son
domaine, Damien s’est mis en quête d’un
territoire échappant aux législations trop
restrictives des États, pour y tester et y
développer les nouvelles frontières de la
cybernétique. Il a fini par se rendre à
l’évidence  : un tel espace de liberté n’existait
pas. Il lui fallait donc le créer lui-même, dans
un endroit où personne ne viendrait
l’embêter. Aux confins du monde, comme les
îles Fortunées de la mythologie grecque  : le
bienheureux séjour où les héros venaient se
reposer de leurs exploits. »
La mythologie, encore… Prinz a
décidément un melon gros comme ça. Non
seulement il baptise ses créations de noms de
dieux et de déesses, mais en plus il se prend
pour un héros antique. Manquerait plus qu’il
vienne nous accueillir en toge, avec une
couronne de laurier sur la tête !
Je grimace à cette idée.
Mais Meg, imperturbable, continue de
chanter les louanges de son saint patron :
«  Grâce à GaIA, une IA de chez Noosynth
experte en écologie, Damien a imaginé des
îles artificielles capables de se déplacer au gré
des saisons, pour s’adapter aux manifestations
extrêmes du changement climatique. Des
centaines de paramètres ont été pris en
compte –  stabilité maximale  ; impact
environnemental minimal  ; écosystème
autosuffisant ; facilité de repositionnement.
«  C’est ainsi que sept îles ont été
conceptualisées. Un énorme chantier a alors
débuté, là encore piloté par une IA : TitanIA,
spécialisée dans les grands travaux. Des bases
composites à haute flottabilité ont été
produites dans des usines d’impression
3D.  Elles ont été remorquées en pleine mer
par une flotte de mécabots-terrassiers, qui ont
ensuite drainé des millions de tonnes de sable
depuis le fond océanique, afin de constituer
une surface naturelle. Au bout de trois ans, les
îles Fortunées ont enfin pris forme, et il en a
fallu trois de plus pour végétaliser et
aménager ces terres nomades nouvellement
créées. Voilà quatre ans maintenant que
l’archipel est 100  % habitable et 100  %
repositionnable.  Les îles sillonnent les mers
du globe, tractées par les mécabots-terrassiers,
avec deux objectifs : d’une part, rechercher les
climats les plus doux tout au long de l’année ;
d’autre part, rester à deux cents milles marins
minimum de la côte la plus proche, pour se
situer hors de toute zone économique
exclusive. »
À ces mots, Meg s’empare d’une petite
télécommande et la dirige vers un écran
plasma géant, incrusté dans la paroi de l’avion
derrière elle. Il s’allume sur une carte
géographique représentant sept îles entourées
d’une gigantesque digue.
« C’est quoi ce délire ? se marre Lorenzo, de
plus en plus affalé dans son fauteuil. On dirait
des pâtes en forme de lettres dans une bouillie
pour bébé ! »
Cette fois-ci, Meg ne peut cacher son
agacement :
«  Un peu de respect, je te prie. Damien a
lui-même choisi la forme et le nom des sept
îles, en hommage aux grands penseurs et
entrepreneurs qui ont pavé l’histoire de
l’intelligence artificielle. »
Elle se met à désigner les îles une à une sur
l’écran, à l’aide du pointeur de sa
télécommande.
«  Au cœur de l’archipel il y a bien sûr l’île
Wiener, en hommage à Norbert Wiener, le
fondateur de la cybernétique. Damien y passe
le plus clair de son temps, dans sa villa-
laboratoire où il peut travailler sans être
dérangé par le monde extérieur.
«  La plupart des serveurs se trouvent sur
Pascal et surtout sur Lovelace, reconnaissable
à sa grande antenne omnidirectionnelle. C’est
là que se situe le data center accueillant
OmnIA, la méta-intelligence artificielle
quantique qui coordonne toutes les autres, à
travers un gigantesque cloud englobant
l’archipel.
«  L’île Asimov, que l’on positionne
généralement à l’écart des autres, abrite quant
à elle le générateur électrique nucléaire
alimentant l’ensemble de l’archipel en
énergie –  c’est qu’il en faut, car la
programmation neuronale requiert une
puissance de calcul phénoménale !
« L’île Jobs, la plus vaste, loge le personnel :
les scientifiques et ingénieurs qui aident
Damien dans ses travaux au quotidien, mais
aussi les techniciens et les gardes-côtes.
« L’île Turing sert de logement elle aussi, en
quelque sorte, mais pas pour les humains : ce
sont les robots qui y sont stockés, quand ils ne
servent pas sur les autres îles.
«  L’île Descartes, enfin, présente la
spécificité d’offrir une formation circulaire en
atoll, avec un lagon central particulièrement
agréable pour la baignade. Avec Jobs, c’est la
seule terre assez longue pour bénéficier d’une
piste d’atterrissage. Elle est consacrée à
l’accueil des stagiaires Science Infuse  : vous y
séjournerez pendant les sept jours à venir. »
Je ne peux m’empêcher de sourire, face à
ces retrouvailles avec mon vieux pote
Descartes. Déjà que je nageais grave dans son
Discours de la méthode, maintenant je vais
pouvoir faire la planche dans son lagon ! C’est
une drôle de coïncidence, quand même…
«  Meg, j’ai une question, dis-je en levant la
main. Pourquoi Descartes  ? Je veux dire, ce
type vivait au Moyen Âge…
—  Il ne vivait pas au Moyen Âge, mais au
e
XVII   siècle, me corrige Meg avec un sourire
plein d’indulgence.
—  Ouais, c’est ce que je voulais dire  : il
vivait il y a des lustres, quoi. Du coup, je vois
pas bien le rapport avec la cybernétique et les
robots… »
La jeune femme se penche vers moi,
comme si j’étais une gamine de cinq ans :
«  C’est ce qu’on appelle un précurseur. Tu
connais ce mot ?
— Je ne suis pas débile mentale.
— Non, non, bien sûr ! Ce n’est pas ce que
je voulais dire ! Mais l’implication de Descartes
dans les origines de la cybernétique est peu
connue, même des experts. En gros, c’est le
premier penseur à avoir comparé le corps
humain, et plus largement celui de tous les
animaux, à une horloge. Il a compris que les
organes, les muscles, les vaisseaux étaient
comme les rouages d’une machine. C’est ce
qu’il explique dans son Traité de l’homme, je
cite : “Toutes les fonctions que j’ai attribuées à cette
machine, comme la digestion des viandes, le
battement du cœur et des artères, la nourriture et la
croissance des membres, la respiration, la veille et le
sommeil  ; la réception de la lumière, des sons, des
odeurs, des goûts, de la chaleur et de telles autres
qualités, dans les organes des sens extérieurs  ;
l’impression de leurs idées dans l’organe du sens
commun et de l’imagination, la rétention ou
l’empreinte de ces idées dans la mémoire, les
mouvements intérieurs des appétits et des passions
suivent tout naturellement en cette machine, de la
seule disposition de ses organes, ni plus ni moins
que font les mouvements d’une horloge, ou autre
automate, de celle de ses contrepoids et de ses
roues.” »
Lorenzo émet un ricanement du fond de
son fauteuil :
«  À tes souhaits, Meg  ! dit-il en levant son
verre à moitié vide. T’as révisé longtemps pour
avaler ce charabia imbitable ?
—  Tu le connaîtras aussi bien que moi à la
fin du stage, lui répond-elle du tac au tac.
René Descartes est au programme. Il m’a suffi
d’une séance pour assimiler l’intégralité de ses
œuvres en français, moi qui suis américaine  !
Experte en cybernétique spécialisée dans la
noogenèse, pour être exacte.
— Noo-quoi ? s’étrangle Lorenzo.
—  Noogenèse –  du grec noos,
“intelligence”  ; et genesis, “origine”. C’est le
terme qui désigne l’émergence de
l’intelligence chez les êtres vivants et les
machines. Une discipline au croisement de la
biologie, de l’informatique et des sciences
cognitives.
— Ah ouais…, fait Lorenzo en se grattant la
tête. Je m’étais toujours demandé ce que
voulait dire Noosynth, mais maintenant je
sais : intelligence synthétique !
—  Tout juste. Noosynth a pour mission de
créer des IA toujours plus avancées, et c’est la
raison pour laquelle ils m’ont recrutée. Ils
m’ont offert une mise à jour express en
français, la langue officielle de la corporation.
Il n’y a que mon accent du Texas qui m’est
resté… c’est le plus difficile à effacer avec la
programmation neuronale. »
Meg est passée par la programmation
neuronale… Ben oui, bien sûr, en tant
qu’employée modèle de Noosynth et
inconditionnelle du patron, ça paraît
normal.  N’empêche, ça me fait tout drôle de
me dire que je suis face à une personne
neuronalement augmentée, pour la première
fois de ma vie. Apprendre une langue et la
parler couramment en quelques jours… ça me
laisse rêveuse, moi qui sais à peine aligner
deux mots d’anglais.
«  Bref, Descartes a compris que nos corps
fonctionnaient comme des machines  !  »
conclut Meg, visiblement ravie de se livrer à
un petit exposé sur son sujet favori.
Dit ainsi, ça paraît être une évidence.
J’imagine que ce n’était pas le cas à l’époque
de Descartes. Oui, on peut sans doute qualifier
le gus de génial… Mais il y a quand même un
truc qui me chiffonne.
« Et la pensée ? je demande. Où est-ce que
Descartes la met, dans son topo ? »
Lorenzo mime un bâillement en levant les
yeux au ciel.
«  Rox, t’es lente à la détente  ! braille-t-il
d’une voix avinée. C’est pourtant simple, ce
qu’a dit Meg : on est des machines. La pensée,
c’est comme le reste, de la mécanique. Un
logiciel dans un ordi. »
Je hausse les épaules :
«  Peut-être que toi, tu n’as qu’un logiciel
dans le crâne : je vois une fille, je la drague ; je
vois de la gnôle, je la siffle. Moi, excuse, j’ai
l’impression d’être autre chose  qu’un
automate… »
Meg s’interpose :
«  Quelle est la vraie nature de la pensée
humaine  ? s’exclame-t-elle avec emphase.
Voilà la grande question qui court depuis des
siècles, et qui est aujourd’hui encore au cœur
des débats les plus enflammés sur la
noogenèse !
«  Cent ans après Descartes, un philosophe
matérialiste du nom de La Mettrie a voulu
extrapoler la théorie du corps-machine en y
intégrant aussi l’esprit. Dans son livre paru en
1747, L’Homme machine, il a été le premier à
formuler l’idée selon laquelle la pensée ne
serait rien d’autre que l’organisation de la
matière dans le cerveau humain. Écoutez ce
qu’il dit…  » Puisant à nouveau dans ses
connaissances artificielles, elle se met à réciter
de mémoire  : «  “L’âme n’est qu’un principe de
mouvement, ou une partie matérielle sensible du
cerveau, qu’on peut, sans craindre l’erreur, regarder
comme un ressort principal de toute la machine.”
«  Autrement dit, La Mettrie considérait la
pensée exactement comme Lorenzo vient de
la décrire avec des mots d’aujourd’hui  :
comme un logiciel. Et de fait, les scientifiques
savent que le cerveau humain est un organe
parcouru de courants électriques en
permanence. Vingt watts, pour être exacte –
  c’est la puissance continue que génère un
adulte. Certains neurobiologistes s’emploient
à décortiquer les circuits neuronaux un par
un, comme des informaticiens le feraient avec
les circuits d’un processeur, pour essayer de
mettre la conscience en équations. On les
appelle les computationnalistes  : parce qu’ils
considèrent l’encéphale comme un computer,
un “ordinateur”.
—  Ah, tu vois  ! triomphe Lorenzo. C’est
bien que je disais  : on n’est rien d’autre que
des robots évolués ! »
Cependant, Meg n’en a pas fini.
« Pas si vite, jeune homme ! J’ai dit que les
computationnalistes essayaient de mettre la
pensée en équations, pas qu’ils y étaient
parvenus… De même, aucun ingénieur n’a
encore réussi à créer ce que l’on appelle une
intelligence artificielle forte  : une machine
capable d’éprouver la conscience d’elle-
même. La réalité des IA, même chez
Noosynth, reste cantonnée à l’intelligence
artificielle faible  : des robots de plus en plus
autonomes, en mesure de résoudre des
problèmes de plus en plus complexes, voire
d’imiter le comportement humain –  mais
d’imiter seulement. »
Meg nous regarde dans les yeux, comme
pour être sûre que sa leçon s’ancre bien en
nous.
«  Damien Prinz est à la fois un
neuroscientifique hors pair et un
informaticien de premier ordre, affirme-t-elle
avec force. La conclusion à laquelle il est
arrivé, après des années de recherche, c’est
qu’une intelligence artificielle forte est impossible.
Le cerveau humain n’est pas un ordinateur, et
la pensée n’est pas un phénomène calculable.
Il y a quelque chose de radicalement différent
entre le fonctionnement d’un logiciel et celui
de notre esprit – quelque chose que Descartes
lui-même avait pressenti il y a quatre cents ans,
en affirmant que la res cogitans, la substance
pensante, était indépendante de la matière.
En d’autres termes, notre faculté de penser ne
saurait se réduire à l’agencement de nos
cerveaux, à l’enchevêtrement de nos neurones
ou à l’activité électrique de nos synapses. Elle
se situe non seulement au-delà de notre corps,
mais elle nous différencie aussi radicalement
des machines, auxquelles nous ressemblons
par tant d’autres aspects. »
Passionnée par son sujet, Meg y met une
énergie communicative que je n’ai jamais
ressentie sur les bancs du lycée. Peut-être que
l’excitation du voyage, l’adrénaline, tout ça
joue un peu aussi ?
«  Je pense donc je suis  ! je m’écrie,
régurgitant une bribe du texte sur lequel je
me suis à moitié endormie dans la laverie, dix
jours plus tôt.
— Bravo ! s’exclame Meg en frappant dans
ses mains avec conviction. Je pense donc je
suis – cogito, ergo sum en latin : c’est la grande
découverte de Descartes !
— Je pourrais compléter en disant : je pense
donc je suis… humaine ?
—  Exactement  ! renchérit la coach, aux
anges. Les robots, si perfectionnés soient-ils, se
réduisent à la somme de leurs parties. Mais les
êtres humains, eux, sont davantage que
l’assemblage de leurs organes. Ils ont la
pensée, qui elle est parfaitement indivisible ! »
Lorenzo pousse un long soupir en se
prenant la tête entre les mains.
« Arrêtez toutes les deux, par pitié, vous me
filez mal au crâne…, lâche-t-il en guise de
conclusion. On n’est pas encore arrivés, que
déjà on nous saoule… Je vous rappelle qu’on
est censés être en vacances  ! J’ai besoin d’un
verre pour faire passer tout ça… »
Il se lève et se dirige en titubant vers le bar.
Mais Meg s’interpose énergiquement.
«  Pas touche  ! Tu as assez bu pour la
soirée. »
Lorenzo émet un beuglement outré :
«  Moâââ  ? Mais j’ai rien bu  ! Je veux juste
me faire un petit mojito, pour me mettre dans
l’ambiance tropicale…
— Regarde-toi, tu tiens à peine debout.
—  Meg a raison, dis-je, gênée par son
comportement qui me rappelle de mauvais
souvenirs. Arrête les frais. T’es pathétique.
— Pathétique, moi ? N’importe quoi. Mojito
ergo sum ! »
Très fier de sa blague, Lorenzo entreprend
de contourner notre coach pour rejoindre le
bar. Au moment où il va y parvenir, Meg
appuie sur une touche de sa télécommande –
  aussitôt, un rideau de fer s’abat devant les
bouteilles, condamnant l’accès.
« La consommation d’alcool ne fait pas bon
ménage avec la programmation neuronale,
assène-t-elle. Or, le stage commence dès
demain. Il convient d’être sobre à partir de
maintenant et jusqu’à la fin de votre séjour  :
l’alcool est strictement interdit aux îles
Fortunées, et vos bagages seront fouillés pour
s’assurer que vous n’en avez pas apporté avec
vous. »
Lorenzo ouvre la bouche pour protester.
Mais avant qu’il puisse aligner deux mots, une
violente secousse agite la cabine. Il perd
l’équilibre et tombe à la renverse sur les
genoux de Faune, l’arrachant à sa prostration.
«  Euh… désolé, mec, balbutie Lorenzo en
se raccrochant au cou du troisième stagiaire.
On dirait que c’est le pilote qui a un coup
dans le nez…
— C’est plutôt l’orage qui nous a rattrapés,
le reprend Meg. Les IA ne boivent pas. »
À ces mots, Faune se retourne
nerveusement sur son siège, les lèvres
tremblantes.
Il prend la parole pour la première fois
depuis le début du vol :
«  Les IA  ? répète-t-il, livide. Ça veut dire
que…
—  Oui, répond Meg. Cet avion est piloté
par une intelligence artificielle –  PégasIA,
pour être précise. Il s’agit du programme
d’aviation civile le plus avancé de chez
Noosynth.
— Mais… je croyais que les IA n’avaient pas
le droit de voler avec des passagers à bord…
—  Certes, c’est comme pour la
programmation neuronale, l’autorisation de
mise sur le marché n’a pas encore été
accordée…, concède Meg. Techniquement,
nous ne sommes pas à bord d’un vol
commercial, mais d’un vol privé expérimental.
Ne t’en fais pas, Faune  : je t’assure que
PégasIA nous amènera à bon port à travers la
tempête.  En attendant, attachez tous vos
ceintures ! »
Un coup de tonnerre tonitruant ponctue les
paroles de la coach, coupant court à toute
discussion.
 
Deux heures plus tard, il ne reste rien dans
mon estomac de la selle d’agneau snackée ou
de la tourtelette au homard. J’ai tout rendu
dans des sacs en papier. Impossible de garder
quoi que ce soit dans le ventre  : le jet secoue
aussi fort que le lave-linge supersonique du
Bois-Joli. C’est bête, quand même, pour mon
premier repas en classe affaires…
Soudain, les enceintes grésillent au-dessus
de ma tête, couvrant à peine le mugissement
de l’orage :
«  Chers passagers, préparez-vous à
l’atterrissage. »
Pas la moindre trace d’anxiété ou de
tension dans cette voix-là. Elle appartient à
une chose qui ignore totalement la peur. Un
programme calibré pour négocier les
manœuvres les plus périlleuses, dans les
environnements les plus difficiles. Au lieu de
me rassurer, cette idée me tord un peu plus les
tripes  : en ce moment, ma vie est entre les mains
d’une IA…
Un éclair aveuglant embrase mon hublot et
illumine la cabine plongée dans la pénombre.
Quelques secondes plus tard, le fracas de la
foudre fait trembler chaque pièce de la
carlingue et chaque os de mon squelette.
J’essaye tant bien que mal de reprendre ma
respiration, mais un nouveau choc me plaque
brutalement contre le dossier de mon siège,
genre coup de poing en pleine poitrine.
Je ferme les yeux et serre les dents.
Ça y est, cette fois-ci c’est sûr, on s’est
écrasés…
«  Atterrissage réussi. Veuillez attendre l’arrêt
complet de l’appareil avant de détacher vos
ceintures. »
Hein, quoi ?
Je rouvre les yeux  : les lampes de la cabine
se sont rallumées.
Je tâte les accoudoirs sous mes doigts  : les
vibrations ont cessé.
Au bout de quelques instants, l’avion
s’immobilise complètement.
« Vous voyez ? s’exclame Meg en débouclant
sa ceinture. Je vous avais dit que PégasIA nous
mènerait à bon port !
—  À bon port, façon de parler…, vagit
Lorenzo, le teint verdâtre. Je croyais que
l’archipel était positionné pour éviter les
tempêtes…
—  Les eaux sont habituellement calmes
dans cette région de l’Atlantique à cette
époque de l’année –  ce n’est pas du tout la
saison des ouragans. Mais le climat est de plus
en plus difficile à prévoir ces derniers temps.
On ne va quand même pas repositionner un
archipel de plusieurs millions de tonnes juste
pour éviter quelques gouttelettes, n’est-ce
pas ? »
Je ne sais pas comment Meg fait pour avoir
l’air aussi fraîche, après ce qu’on vient de
vivre…
Déjà, elle est en train d’ouvrir la porte de
l’avion :
«  Allons, allons  ! Il est tard, et une grosse
journée vous attend demain  : il est temps
d’aller vous coucher après ce long voyage. »
Je me lève tant bien que mal et attrape ma
valise au-dessus de mon siège.
Une rafale de pluie tiède me fouette le
visage, en haut des marches de la passerelle
qui est venue se coller contre la porte de
l’avion. J’ai beau fouiller la nuit du regard, je
ne distingue aucun personnel au sol pour
l’activer –  bien entendu, il s’agit d’un
mécabot…
Super.
Je sens que je vais passer les sept prochains
jours entourée de pantins, moi qui ne peux
pas les saq… Oups !
Mon pied dérape sur une marche mouillée.
Ma valise dégringole dans l’escalier.
Mon corps bascule dans le vide.
Je tends les mains devant moi, à l’aveuglette,
pour limiter la casse…
… mais au lieu de s’écorcher contre le dur
bitume de la piste d’atterrissage, mes paumes
rencontrent une masse tiède et ferme.
Je me sens soulevée, comme en apesanteur.
J’écarte ma longue mèche, que le vent et la
pluie ont plaquée devant mes deux yeux tel un
bandeau. Un visage m’apparaît dans le
faisceau des lampes torches équipant la
passerelle, tout près du mien  : celui de
l’homme qui m’a réceptionnée dans ses bras.
La vingtaine, grand et blond à la peau dorée,
les yeux clairs, il a tout d’un mannequin de
magazine.
« Tout va bien ? » me demande-t-il.
Il me tient tellement près de lui que je sens
les battements de son cœur contre ma
poitrine, le souffle de sa respiration dans mon
cou. Quant à son odeur de bois chaud, c’est
peut-être ça, le parfum des tropiques ?
« Oui, ça va, dis-je.
—  Je suis le moniteur en charge des sports
de balle sur l’île Descartes…
—  … comme le rattrapage au vol de
touristes tombées du ciel ? »
Il me répond par un sourire embarrassé,
plutôt craquant.
«  Je crois que tu peux me reposer,
maintenant, je ne vais pas tomber plus bas  »,
lui dis-je.
Il s’exécute sans me quitter des yeux – il me
semble que ses pommettes rougissent
légèrement à la lumière des torches, et je sens
mon propre visage s’enflammer sous la pluie.
«  Je m’appelle Adam…, dit-il après un
instant de silence.
— Roxane.
— À demain, Roxane. »
Je hoche la tête, m’empare de ma valise et
cours rejoindre Meg et les deux garçons à
bord d’une petite autobot. À peine suis-je
montée, toute dégoulinante, que le véhicule
démarre automatiquement.
«  C’était qui, ce clown  ? me demande
Lorenzo d’un ton pincé.
—  Un gentleman  », je réponds en
détournant les yeux.
Je plonge mon regard à travers la vitre, dans
la nuit chaude et humide, où les ombres de
grands cocotiers se balancent comme des
géants ivres.
1.1
SAMEDI 15 AVRIL, 10 H 00

« M ADEMOISELLE LE GALL ?


— Hmmm… »
Je me retourne pour grappiller quelques
secondes de sommeil supplémentaires,
enfouissant ma tête dans l’oreiller. Il sent bon
la lavande, et son contact contre ma joue est
agréable comme une caresse. En réalité, les
draps tout entiers ont une douceur presque
surnaturelle : ils sont tissés d’un fil si fin…
« Mademoiselle Le Gall, il est – [dix] – heures, il
est temps de vous réveiller. »
Je finis par ouvrir les paupières.
La chambre prend forme devant moi.
Quand j’y suis arrivée hier, en pleine nuit,
j’étais tellement vannée que je suis tombée
comme une masse sur le matelas, sans même
allumer les lumières. Mais ce matin, elle
m’apparaît plus en détail, illuminée par les
rayons de soleil filtrant à travers les
persiennes. Au-delà des colonnes de mon lit à
baldaquin, voilées d’une moustiquaire
vaporeuse digne des contes de fées que me
racontait maman, s’étend une vaste pièce
lambrissée d’un bois noir et brillant. De
grands vases garnis de fleurs ornent les
consoles contre chacun des murs, et un
ventilateur tourne paresseusement au plafond,
achevant de donner à l’endroit un charme
colonial.
«  Je suis HestIA, votre servante domotique  »,
annonce la voix féminine qui m’a tirée du
sommeil.
Bien évidemment, je suis seule dans la
chambre  : les paroles sortent d’enceintes
invisibles, habilement dissimulées.
«  Il fait actuellement –  [vingt-trois]  – degrés
Celsius, annonce-t-elle. N’hésitez pas à me dire si
vous souhaitez que j’ajuste la température
ambiante. »
Voilà qui casse un peu le trip de la cabane
perdue en pleine nature  : le ventilo au
plafond n’est là que pour la déco, et je devine
qu’il y a un système de climatisation
ultramoderne derrière les lambris de bois
exotique.
«  La température est nickel  », dis-je en
repoussant les draps du bout de mes jambes
nues.
Mes pieds rencontrent le sol en bas du lit.
Le contact, sous ma voûte plantaire, n’est
pas rugueux comme celui du bois, mais lisse et
froid.
Je baisse les yeux  : en guise de parquet, le
sol de la chambre est constitué d’une large
plaque de verre, à travers laquelle ondule un
paysage sous-marin peuplé d’algues
chatoyantes, de coraux scintillants et de
poissons multicolores.
D’un seul coup, les souvenirs de la veille me
reviennent  : l’orage, l’autobot, le chemin
bordé de cocotiers, les bungalows sur pilotis…
Ma chambre est posée sur la mer !
Le cœur battant, j’enfile mon jean, je cours
jusqu’à la porte, je tourne la poignée… et je
débouche sur le panorama le plus magnifique
que j’aie vu de ma vie. Au bout d’une rangée
d’adorables bungalows aux toits de chaume,
semblables au mien, s’ouvre un lagon d’eau
turquoise, bordé d’une plage de sable blanc
parfaitement lisse. C’est comme si le déluge
de la veille n’avait servi qu’à nettoyer ce petit
coin de paradis, pour qu’il apparaisse
flambant neuf ce matin. Et le plus
étourdissant, c’est tout ce ciel ! J’en ai la tête qui
tourne, plus encore qu’à travers le hublot du
jet, moi qui suis habituée aux horizons
bouchés du Bois-Joli.
Saisie d’une inspiration soudaine, je sors
mon smartphone de ma poche et je me mets à
taper pour capturer l’émotion de l’instant :

Une plage blanche


Pour réécrire ma vie :
Une page vierge.

« Ça en jette, pas vrai ? »


Je range précipitamment mon smartphone
dans la poche de mon jean.
Lorenzo est là, sur le ponton de bois qui
relie les bungalows entre eux –  la rangée de
droite pour les filles, celle de gauche pour les
garçons. À son torse nu, à ses cheveux en
pétard et à ses yeux cernés, je devine qu’il
vient lui aussi de se réveiller. Mais sa nuit
semble avoir été moins reposante que la
mienne.
«  De quoi j’ai l’air  ? me demande-t-il
d’une voix pâteuse.
— Ben… tip top, quoi.
— Écoute Roxane, on s’apprête à vivre une
semaine avec le gratin de la haute société, et
certains d’entre eux vont sans doute nous
regarder de haut. Vingt-sept stagiaires payants
contre trois boursiers. Alors, commençons par
être honnêtes et solidaires entre nous, si ça te
pose pas de problème. »
Je hoche la tête :
« OK, je rembobine. T’as l’air d’avoir la tête
dans le cul.
— J’me disais aussi…
— Et pas qu’un peu.
— C’est bon, j’ai compris le message.
— Jusqu’au cou.
— Rox !
— En même temps, avec tout ce que tu t’es
envoyé hier, c’est normal. Je t’avais bien dit
que tu étais pathétique. »
Il pousse un sifflement qui se transforme
aussitôt en quinte de toux.
«  J’ai l’impression que je vais crever…,
gémit-il.
—  Tiens, avale ça  », fait une voix derrière
nous.
Nous pivotons sur nos talons  : c’est Faune.
Contrairement à Lorenzo et moi, il est
douché, habillé et sa tignasse rousse elle-
même semble à peu près domestiquée.
Il tient dans sa main un petit sachet
transparent rempli de poudre blanche.
«  C’est quoi ce truc  ? fait Lorenzo. De la
coke  ? De la zéro-G  ? Je touche pas à cette
merde, mec…
—  Ce n’est pas de la drogue. C’est une
recette naturelle à base de plantes. Un remède
franc. »
Lorenzo écarquille les paupières, révélant le
blanc de ses yeux rougi par sa nuit agitée.
« Un remède franc ? Tu te fous de moi ? Et
pourquoi pas une potion magique, pendant
que t’y es ?
—  Parce que je suis un Affranchi, pas un
sorcier », répond Faune.
Lorenzo éclate de rire :
« Très drôle ! Mais ça ne tient pas la route.
Les Affranchis sont des sauvages couverts de
peaux de bêtes, qui ne quittent jamais leurs
grottes gelées, c’est bien connu !
— Tu te trompes. L’état de nature, ce n’est
pas la barbarie. Nous vivons dans des maisons
en bois, bâties par les mains des hommes, et
elles sont parfaitement chauffées. Quant aux
pelisses, nous ne les sortons qu’en hiver. En
été, nous portons de la toile de laine tissée par
les doigts des femmes. » Il désigne sa chemise.
« … comme celle-ci. »
J’écarquille les yeux.
Un Affranchi… Jusqu’à présent, comme
pour Lorenzo, ce mot m’évoquait des êtres
échevelés, aux ongles noirs de crasse. Certes,
Faune arbore une balafre sur la joue, mais
pour le reste il semble «  normal  ». Je dirais
même qu’il est soigné et qu’il s’exprime dans
un langage plus châtié que Lorenzo et moi,
limite vieillot. En tout cas, je comprends
mieux son anxiété hier à bord de l’avion de
ligne, puis sa panique dans le jet quand il a
appris que ce dernier était piloté par une IA.
Ce genre de réaction fait sens, s’il vient
vraiment d’une communauté pour qui toute
technologie est par essence maléfique. Ce que
je ne comprends pas, en revanche, c’est ce
qu’il fabrique dans un stage de
programmation neuronale… Il semblait
pétrifié dans le couloir de l’aéroport avant de
rejoindre Meg, hésitant à parcourir les
derniers mètres et de se jeter dans la gueule
du loup. Se retrouver aux îles Fortunées, au
cœur de l’empire Noosynth, ce doit être une
vraie torture pour lui.
« Arrête ton mytho ! murmure Lorenzo, qui
ne veut toujours pas y croire. Les Affranchis
n’utilisent même pas de tracteur pour
labourer leurs champs de blé –  alors, monter
dans un avion, t’imagines  ! Ils ne sont bons
qu’à garder leurs vaches !
—  Il n’y a pas de blé ni de vaches dans la
Zone franche, répond Faune le plus
sérieusement du monde. Nos terres craquelées
ne sont pas assez bonnes pour faire prospérer
des champs fertiles ou de gras pâturages.
Seule l’orge daigne pousser sous nos latitudes.
Seules les chèvres s’accommodent de nos
broussailles.  Comme celles que je gardais
quand j’étais chevrier. »
Chevrier  ?… Soudain, son étrange prénom
s’éclaire. Faune  : le garçon mi-homme, mi-
bouc, jailli des confins reculés du pays, surgi
des brumes d’un passé oublié…
«  Assez bavardé, dit-il en agitant son sachet
sous le nez de Lorenzo. Tu veux de ma tisane
stimulante ou pas  ? Écorce de saule blanc,
chardon et reine-des-prés. Ça fonctionne
contre la migraine, les douleurs articulaires et
la gueule de bois. J’en ai apporté un stock avec
moi, au cas où la programmation neuronale
me donnerait mal à la tête. Il n’y a qu’à le
dissoudre dans un peu d’eau. »
Enfin convaincu d’être face à un véritable
Affranchi, Lorenzo se résout à prendre le
sachet du bout des doigts.
«  Une tisane franche…, murmure-t-il. Et…
ça marche aussi pour les valises de vingt
tonnes sous les yeux ?
— Ça devrait les faire fondre rapidement.
—  Nickel. Je vais prendre ça illico, alors,
puis on file au petit dèj.  Ma servante
domotique m’a dit qu’on avait été autorisés à
dormir une heure de plus, vu notre arrivée
tardive hier soir, mais maintenant il faut qu’on
se magne. On est attendus au restaurant. »
Il pointe le doigt en direction du rivage. Là-
bas, entre les cocotiers, s’étend une plate-
forme de bois surplombant la mer. Des tables
nappées de blanc sont dressées à l’ombre
d’une toiture garnie de palmes. Une trentaine
de silhouettes sont attablées –  trop loin pour
que je distingue les visages, assez près pour
que je sente l’angoisse me picoter le ventre.
Mon premier contact avec les deux autres
boursiers s’est plutôt bien passé. Mais les
stagiaires réguliers, qui payent rubis sur
l’ongle  ? Ça risque d’être une tout autre
histoire…
«  On est tous réunis ici pour la même
raison  : la rage de décrocher notre BAC, pas
vrai ? dis-je pour me donner du courage.
— Euh, si on veut, répond Lorenzo. Pour ce
que j’en sais, la plupart des stagiaires sont fils
et filles de dirigeants de corporation. Ils
hériteront des postes de leurs parents en
temps utile. Le BAC, ce n’est pas leur clé pour
le marché du travail  : c’est juste pour sauver
les apparences face à leurs futurs employés.
—  Je vois…, dis-je. Programmation
neuronale ou pas, il y aura toujours une
barrière infranchissable entre eux et nous… »
Lorenzo émet un toussotement gêné.
« Ouais, bon, faut que je vous avoue un truc,
lâche-t-il dans un soupir. Après tout, c’est moi
qui ai dit qu’il fallait qu’on soit honnêtes et
solidaires. »
Un sourire embarrassé se dessine sur son
visage –  rien à voir avec son rictus irritant à
bord de l’avion, quand il jouait le bellâtre
blasé et revenu de tout. Il y a de la
vulnérabilité dans le sourire de ce matin. Et du
coup, il y a un certain charme aussi.
«  La barrière dont tu parles n’est pas si
infranchissable que tu le penses, Roxane, dit-
il. J’en suis la preuve vivante. Pendant les dix-
sept premières années de ma vie, j’étais de
l’autre côté. »
De l’autre côté ?
Les souvenirs de la veille me reviennent en
tête, quand il essayait de m’impressionner
avec ses histoires de lounge privé et de
limousine. Sur le coup, j’avais pris ça pour un
truc de dragueur un peu lourdingue.
«  Hier, quand tu me parlais de la première
classe… c’était pas du bluff ?
— La première, c’est comme si j’y étais né,
avec le paquet de voyages que j’ai faits entre
Paris, Rome et Séoul. Cinq fois par an
minimum, jusqu’à dix les bonnes années. »
Je sens que Lorenzo dit ça sans se vanter,
juste parce que c’est la vérité.
J’observe un instant ses traits, où différentes
influences se conjuguent harmonieusement.
« Tu es d’où, exactement ? je lui demande.
—  Mon père est franco-coréen. Ma mère,
elle, est italienne. Sébastien Yong et Oriana
Lombardi  : un couple phare de la jet-set
internationale. Tu les as sans doute aperçus à
la une de Galaxie People ou de Voilà 3D… »
Je secoue la tête :
«  Ma belle-mère est incollable sur les
people, mais c’est pas vraiment ma tasse de
thé, désolée.
—  Ah  ? fait-il, un brin vexé. Bah, de toute
façon on les voit moins en couverture des
magazines, depuis qu’ils sont en taule… »
Les yeux de Lorenzo évitent les miens et
ceux de Faune, comme s’il avait honte.
«  On les accuse d’avoir monté un vaste
réseau de blanchiment d’argent entre
l’Europe et l’Asie, via les cryptomonnaies –
 vous savez, ces devises intraçables qui servent
aux trafics en tous genres sur le Dark Web  ?
Une IA policière a réussi à déchiffrer les
différentes couches de cryptage, et à remonter
la filière soi-disant jusqu’à mes vieux. Du jour
au lendemain, tout mon univers s’est
e
effondré.  Notre hôtel particulier du XVI a
été saisi avec tous les meubles  ; idem pour
notre appartement de la Via Condotti à Rome,
notre villa de vacances à Saint-Barth, les trois
Porsche de papa, les deux Ferrari de maman,
et la Maserati toute neuve que je venais de
recevoir pour mon dix-huitième anniversaire ;
les flics m’ont même confisqué ma collection
de costumes Armani et de pompes Prada. Mais
ce qui m’a fait le plus mal, ce n’est pas qu’on
m’ait tout pris et que je me sois retrouvé en
foyer : c’est que tous mes amis m’aient tourné
le dos comme si j’avais la peste. »
Lorenzo déglutit, puis il relève la tête pour
affronter nos regards.
«  Ils auront l’air bien cons, tous autant
qu’ils sont, quand le juge nous rendra tous nos
biens  ! déclare-t-il d’une voix un peu trop
forte, les yeux un peu trop brillants. Parce que
mes parents ont été victimes d’une erreur
judiciaire, bien évidemment –  qui sait, peut-
être même d’un complot mené par des
jaloux  ? Au moment où je vous parle, une
armée d’avocats est en train de monter un
dossier pour faire appel. Si ça se trouve, quand
je reviendrai des îles Fortunées, ils seront déjà
sortis de prison. »
Je sens que Lorenzo voudrait y croire de
toutes ses forces et qu’il souffre de ne pas y
arriver.
J’aimerais dire un truc pour le réconforter,
mais les mots me manquent.
Faune a plus de présence d’esprit que moi :
« On ne choisit pas sa famille, déclare-t-il.
—  Ma famille est top  ! rétorque Lorenzo,
comme pour s’en convaincre lui-même.
—  Moi, je suis né chez les Affranchis, dans
une famille dévouée au culte de la nature,
continue Faune. Mais j’aurais tout aussi bien
pu naître chez les Asservis.
— Les Asservis ?
—  C’est comme cela que les miens
appellent ceux qui vivent en dehors de la
Zone franche.  Parce qu’ils sont asservis à la
technologie, alors que nous sommes censés
être des hommes libres. »
Une grimace douloureuse déforme les traits
de Faune, contractant la cicatrice sur sa joue.
«  Des hommes libres  ! répète-t-il en
poussant un rire sans joie. Quelle
plaisanterie  ! Nous sommes asservis, nous
aussi. Peut-être pas par nos machines, nos
gadgets et nos robots. Mais par nos croyances,
nos tabous et nos règles absurdes. »
La brise venue de la mer commence à
décoiffer ses épais cheveux roux, comme si
leur naturel sauvage reprenait le dessus,
malgré la couche de gel coiffant censée les
domestiquer. Pas besoin de lui poser de
question pour savoir la suite  de son histoire  :
elle remonte d’elle-même jusqu’à ses lèvres.
«  Mon meilleur ami s’appelait Azur
Montagne, souffle-t-il. Il était chevrier comme
moi, et comme de nombreux Affranchis avant
qu’ils se marient et s’installent dans une ferme
avec leur épouse. Il a été victime d’un
accident, pendant qu’il gardait ses bêtes là-
haut sur le plateau crevé, tout au nord de la
Zone franche. Il est tombé dans la tranchée
marquant la frontière avec la Zone serve. »
La tranchée… J’en ai déjà entendu parler,
oui… Cette gigantesque fosse a été creusée
par les mécabots-terrassiers de l’armée
française autour de la Lozère, juste après le
traité d’affranchissement, pour délimiter le
territoire accordé aux Affranchis.
«  Azur aurait pu être sauvé par un robot
frontalier, de ceux qui patrouillent nuit et jour
de l’autre côté de la tranchée, poursuit Faune.
Mais il a refusé, à cause du premier
commandement franc  : Tu n’utiliseras point de
machine électrique.  » Il secoue la tête, comme
pour refouler ces mauvais souvenirs. «  Ma foi
dans les commandements s’est effondrée avec
la mort d’Azur. J’ai décidé de quitter la Zone
franche pour toujours. Abandonner la
communauté, c’est rompre le contrat social
franc. Un péché mortel aux yeux des
patriarches. Quand je suis parti, à la fin de
fructidor dernier, je savais que ne je
reviendrais jamais…
— Fructi-quoi ? tique Lorenzo.
— Pardon, j’ai encore ce réflexe de compter
les jours comme je le faisais là-bas…, s’excuse
Faune. Dans la Zone franche, on utilise
l’ancien calendrier révolutionnaire, calqué sur
les saisons et les travaux des champs. Le mois
de fructidor s’étend de la mi-août à la mi-
septembre. »
Un calendrier calqué sur les travaux des
champs… ça paraît tellement anachronique…
Dans mon monde à moi, la production est
entièrement gérée par des IA agricoles,
comme dans les méga-exploitations bretonnes.
«  Je me suis retrouvé catapulté dans un
monde dont j’ignorais tout, reprend
Faune.  Un monde qui allait trop vite pour
moi. Un tourbillon aveuglant et assourdissant,
peuplé d’écrans, de lumières et de sirènes. De
vendémiaire jusqu’à frimaire, j’ai survécu
dehors pendant trois mois en faisant les
poubelles, jusqu’à ce que j’atterrisse dans un
centre pour jeunes marginaux au début de
nivôse – votre mois de décembre. C’est là que
Noosynth m’a repéré, et m’a offert
l’opportunité de me mettre à niveau. »
Il pousse un long soupir, comme si sa
sélection pour la bourse Science Infuse le
désolait.
«  Je ne vais pas vous mentir  : la
programmation neuronale me file une frousse
d’enfer. Utiliser la machine pour devenir
savant… c’est le plus grand péché contre
nature qu’on puisse imaginer. Ça va contre
tout ce que les patriarches francs m’ont
inculqué depuis l’enfance. Sans compter que
Noosynth va m’utiliser comme un étendard,
j’en ai bien conscience  : l’ex-Affranchi qui
s’est converti à la technologie. Mais si je reste
ignorant, je sais que je finirai par crever dans
la rue. Alors que si je passe le BAC, si
j’apprends un métier moderne, j’aurai peut-
être une chance de m’intégrer à votre monde,
de commencer une nouvelle vie. »
Lorenzo et moi, nous échangeons un
regard.
«  Wow, mec, c’est du lourd  ! fait
l’Eurasien.  On peut dire que tu reviens de
loin, toi  !  » Il émet un long sifflement, puis
ajoute : « Après ça, je suppose qu’il faut que je
vous raconte la fin de mon histoire à moi,
pour être transparent sur toute la ligne. Alors
voilà, je suis ici pour deux raisons. La
première, comme vous deux, c’est la
programmation neuronale. J’étais inscrit pour
le stage Science Infuse depuis longtemps,
avant que mes parents soient arrêtés –  et
honnêtement, ce stage, c’est ma dernière
chance d’avoir le BAC, vu que j’ai jamais
ouvert une tablette de révision de ma vie. Je ne
sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien : voilà le
seul truc que j’ai retenu des cours
d’humanités  ! Bref, Damien Prinz a été cool
de me garder dans la promotion comme
boursier, maintenant que je n’ai plus les
moyens de payer.
«  La deuxième raison de ma présence aux
îles Fortunées n’a rien à voir avec les études :
c’est ma petite amie, Perle, qui fait elle aussi
partie de la promo. On sort ensemble depuis
un an, c’est le big love ! Elle a même prévu de
venir passer un mois cet été à Saint-Barth,
après le BAC, dans notre villa familiale. Sauf
que depuis le procès, bien sûr, il n’y a plus de
villa… et Perle ne répond plus à mes
textos. Mais là, pendant sept jours, on va être
coincés tous les deux sur cette île. Je vais enfin
pouvoir lui montrer que je suis toujours le
même. Que je n’ai pas changé. Et qu’elle n’a
aucune raison de ne pas se remettre avec moi,
en attendant la libération de mes parents. »
Lorenzo passe nerveusement la main dans
ses cheveux, lisse le col de son polo usé.
« D’où mon angoisse à propos des cernes…,
conclut-il dans un murmure. Euh… je
préférerais apparaître sous mon meilleur jour,
pour mes retrouvailles avec Perle –  vous
comprenez ? »
Difficile de croire que c’est le même mec
qui roulait des mécaniques hier dans l’avion,
et qui rougit aujourd’hui à l’idée de revoir sa
copine. Décidément, la sensibilité lui va mieux
que l’arrogance.
«  Et toi, Roxane, est-ce que tu es aussi une
grande cabossée  ? me demande-t-il soudain,
m’arrachant à mes réflexions.
— Oh, moi… Y a pas grand-chose à dire…
—  Arrête, je suis sûr qu’il a dû t’arriver
plein de trucs. Noosynth semble avoir fait dans
le sensationnel, pour son casting de boursiers.
Parle-nous un peu de tes parents. Est-ce qu’ils
ont eu des problèmes avec la justice, comme
les miens  ? Est-ce qu’ils vivent sur une autre
planète, comme ceux de Faune ?
—  Ni l’un ni l’autre, j’évacue, saisie d’une
vague gêne comme chaque fois que je dois
parler de ma famille. Mon père et ma belle-
mère sont des gens sans histoire. »
Mon géniteur n’est ni un criminel
international, ni un gourou moyenâgeux, juste
un auxi en bas de l’échelle sociale, sous les
ordres d’une IA qui le traite comme un moins-
que-rien. Pourquoi est-ce que c’est si difficile à
dire ?
«  Ils habitent où, déjà  ? insiste Lorenzo.
Attends, je me rappelle, tu me l’as dit hier
dans l’avion : Roxane du Bois-Joli. C’est la plus
grosse alturbation française, pas vrai ? »
Je hoche la tête :
« Mon père travaille… pour Urbanex. »
Difficile de dire qu’il travaille chez Urbanex,
depuis qu’il a été rétrogradé du siège à la rue,
mais techniquement il travaille toujours pour
Urbanex… N’empêche, je ne suis pas fière de
ce petit mensonge par omission  : Lorenzo et
Faune viennent de me déballer leurs vies sans
rien cacher, et j’essaye de les enfumer avec des
phrases toutes vagues. Question confiance,
peut mieux faire.
Prenant mon courage à deux mains, je
m’efforce de préciser :
«  En réalité, pour être tout à fait exacte, il
est chargé de… »
Avant que je puisse terminer ma phrase,
une voix jaillit d’un haut-parleur. Ferme et
douce à la fois, pas d’erreur possible  : c’est
celle d’HestIA, la servante domotique.
«  Jeunes gens, le service du petit déjeuner
s’achèvera dans – [trente] – minutes. Je vous suggère
de vous dépêcher. »
Les deux autres tournent déjà les talons –
  bah, j’aurai bien le temps de faire mon
coming-out de fille d’auxi plus tard !
1.2
SAMEDI 15 AVRIL, 10 H 38

V INGT-SEPT PAIRES D’YEUX SE


TOURNENT VERS NOUS au moment où
nous arrivons en haut des marches du
restaurant. Les trois quarts des regards sont
couverts de Ray-Ban hors de prix, il
n’empêche : j’ai l’impression de les sentir me
disséquer à travers les verres teintés. La mèche
derrière laquelle je me cache habituellement
n’offre qu’une maigre protection contre ces
rayons laser.
«  Hello  ! fait Lorenzo à la cantonade.
Qu’est-ce qu’il y a de bon pour le petit dèj ? »
Un silence glacial lui répond.
«  Bon, OK, vous devez être en train de
digérer… on va voir ça par nous-mêmes… »
Il se dirige vers le somptueux buffet dressé
au bout de l’esplanade en bois, devant la mer,
à l’ombre d’un dais agité par la brise.
Mais avant qu’il y parvienne, un grand type
s’interpose. Cheveux noirs peignés en arrière
et bombés à la pompadour, torse nu gonflé à
la fonte, mocassins en cuir fin et ceinture
Hermès assortie avec un H rutilant bien en
évidence : fier comme un petit coq de sa crête,
de ses biscotos et de ses fringues de marque.
« On ne vous a pas appris à vous présenter,
tous les trois  ? nous lance-t-il. La politesse
n’existe pas chez les prolos ? »
Très satisfait de son message d’accueil, il
souligne ses paroles d’un rire gras, aussitôt
repris par deux gus eux aussi torse nu, un
brun et un blond, également affublés de
ceintures Hermès.
Je vois Lorenzo serrer les dents, mais
manifestement il veut éviter la bagarre, sans
doute pour ménager sa première impression
auprès de Perle –  laquelle est-elle, parmi ces
filles qui regardent la scène en silence  ?
Aucune n’intervient pour calmer les ardeurs
belliqueuses du roi de la basse-cour…
«  C’est vous les boursiers, pas vrai  ?
continue-t-il, détaillant d’un air méprisant le
vieux polo de Lorenzo, la chemise froissée de
Faune et mon top que j’ai pourtant chouravé
dans une boutique classe. Vous êtes les trois
cas sociaux invités pour faire le stage à l’œil,
alors que nous on doit raquer des millions. Et
vous vous pointez là comme des fleurs, pour
aller vous remplir le ventre à nos frais. Je
trouve ça dégueulasse.  » Il se tourne vers
l’assemblée pour prendre les autres à témoin.
«  Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais
moi je dis que, quand on ne paye pas, on ne
mange pas. Un point, c’est tout ! »
Il donne un coup de menton en direction
de ses deux acolytes. Ces derniers viennent se
planter de chaque côté de lui, bras croisés sur
la poitrine, barrant l’accès au buffet.
Quelques ricanements résonnent dans
l’assemblée, mais il y a surtout des visages
impénétrables, derrière les lunettes où miroite
le soleil des tropiques. Cinq pin-up assises au
fond de la salle échangent des messes basses
en sirotant leur thé glacé, comme si elles
étaient au ciné. Celle qui trône en bout de
table, une grande blonde sculpturale au visage
mangé par d’énormes lunettes mouche, sourit
cruellement. Il n’y a qu’un garçon qui semble
indisposé par le spectacle, un petit brun à la
peau mate assis tout au fond, à l’écart. Il se
lève, révélant l’impression sur son T-shirt
vintage  : une affiche de film montrant un
robot comme on les représentait naïvement au
siècle dernier, tout en acier chromé avec des
diodes rouges à la place des yeux, et le titre
Terminator en travers. L’espace d’un instant, je
crois qu’il va venir nous prêter main-forte –
  mais non, en fait il se contente de quitter le
restaurant pour nous abandonner à notre sort.
Quel dégonflé !
« Allez, dégagez, les gueux ! » nous intime le
coq de service en bombant le torse.
Lorenzo est peut-être prêt à s’écraser
comme une bouse, perso je bouillonne à
l’intérieur. Un goût amer me remonte dans la
gorge, celui des mauvais souvenirs et de toutes
les humiliations que j’ai endurées à Jules-
Verne. J’en ai trop connu, des harceleurs
comme ces abrutis, qui se foutaient de moi
parce que mes parents devaient se plier aux
ordres d’une IA… Si Angie était là à mes
côtés, je sais qu’elle leur rentrerait dans le
lard, parce que les mecs comme eux ne
respectent que la force.
Le cœur battant, je souffle dans ma mèche
pour l’écarter de mon visage.
À chaque fois que je dévoile mes deux yeux
face à des inconnus, ça les désarçonne – c’est
ce qu’Angie appelle mon regard de tueuse, le
regard d’une chienne sauvage, prête à sauter à
la gorge de sa proie.
Ce matin encore, ça marche  ; les trois
garçons restent interdits quelques secondes,
observant alternativement ma pupille droite,
rétractée par la lumière du matin, et la
gauche, éternellement dilatée comme un trou
noir.
C’est le moment de contre-attaquer !
«  C’est quoi votre truc, là  ? je leur lance,
assez fort pour que tout le monde puisse
entendre. Vous essayez de monter un nouveau
boys band, avec vos petits muscles bien huilés
et vos sourires niais ? »
Le rictus du type à la pompadour s’efface.
Le brun à sa droite lui glisse quelques mots
à l’oreille :
« T’as entendu ce qu’elle a dit, Greg ? »
Je réponds à sa place, consciente du fait
qu’il pourrait m’étaler d’un revers de la main :
«  Bien sûr qu’il a entendu, il n’est pas
sourd. Mais dites-nous plutôt  : le H sur la
ceinture, c’est référence à votre nom de scène,
pas vrai  ? Laissez-moi deviner  : les
Hot Strip Boyz ? »
Nouveaux rires dans l’assistance –  sauf que
cette fois-ci ce n’est pas avec les harceleurs que
les gens se marrent, mais contre eux.
Les trois garçons échangent des regards
perplexes, soudain conscients du ridicule de
leur ceinture Hermès reproduite en trois
exemplaires et de leur pose grotesque devant
le buffet. Ils décroisent les bras et les laissent
pendre de chaque côté de leur corps, ne
sachant pas où les mettre  : bref, ils se
retrouvent bien cons.
Ma morsure a porté, c’est le moment
d’enfoncer mes crocs plus profondément.
Angie me l’a appris : une chienne des rues ne
desserre jamais la mâchoire avant d’avoir
déchiqueté sa proie.
Je me mets à taper dans mes mains, feignant
la décontraction alors que ma poitrine est
compressée par le stress.
« Vous attendez quoi pour commencer votre
choré  ? Qu’on lance la musique  ? Allez,
trémoussez-vous, on sent bien que vous en
mourez d’envie.
—  Ferme-la…, bafouille Greg. On va pas
danser. On n’est pas des tapettes. »
Mais plusieurs mains reprennent la cadence
avec moi –  d’abord quelques-unes, puis,
rapidement, le restaurant tout entier.
Le rythme me monte à la tête.
Je frappe dans mes paumes de toutes mes
forces, à m’en fouetter le sang.
Les paroles jaillissent de ma bouche, cri de
révolte contre tous les harceleurs du monde :
«  Mesdames et messieurs, je vous présente
les Hot Strip Boyz, reconnaissables à leur H
caractéristique, connus pour terminer leurs
chorégraphies à oilpé ! Allez, allez, ils sont un
peu timides, alors on les encourage bien
fort ! »
Le visage de Greg vire rouge écarlate, tandis
que l’assemblée scande :
« À poil ! À poil ! À poil ! »
Tremblant de colère, il se retourne vers le
buffet et empoigne le bord de la table à deux
mains.
« Puisque c’est comme ça, le petit déjeuner
est fini pour tout le monde  !  » rugit-il en
soulevant le plateau.
Les carafes de jus de fruit frais et les
corbeilles de viennoiseries commencent à
valser. Mais avant qu’il puisse renverser
entièrement la table, Faune saute sur lui,
attrape son bras droit et le tord derrière son
dos.
La table retombe lourdement sur ses pieds.
Greg pousse un cri de douleur :
«  Wouaïe  ! Je vais te faire bouffer tes
fringues de clodo ! »
Mais il a beau hurler comme un cochon
qu’on égorge, rien n’y fait. Même s’il a une
bonne tête de plus que Faune et qu’il semble
peser deux fois son poids, il est obligé de
mettre un genou au sol. Le jeune Affranchi a
ce qu’il faut de muscles, là où il faut – non pas
gonflés sous les spots des salles de gym
suréquipées de Paris, mais dans les grands
espaces arides de la Lozère.
« D’où tu sors ? hoquette Greg, le visage en
sueur, sa crête pompadour à moitié écrasée.
—  D’un endroit où tu n’aurais pas survécu
bien longtemps. La Zone franche, ça te dit
quelque chose ?
— Quoi ? Vire tes sales pattes crasseuses de
moi, arriéré de mes deux  ! Je vais te buter ta
race !
—  Et dire que c’est toi qui parlais de
politesse, deux minutes plus tôt…, répond
Faune, parfaitement cool.
—  Max  ! Baz  ! Qu’est-ce que vous attendez
pour venir m’aider, espèces de couillons ? »
L’acolyte brun se rue sur Faune pour libérer
son chef.
Mais l’Affranchi, plus rapide, effectue un
balayage de la jambe : l’autre se gaufre de tout
son long en travers du plancher, en plein dans
les guiboles du blond, qui s’écroule à son tour.
Alors seulement, Faune relâche sa prise
dans le dos de Greg et, d’une poussée entre
les omoplates, l’envoie s’étaler sur ses deux
sous-fifres.
Enfin, il se dirige vers le buffet pour se
servir un verre de jus d’orange, sous les
applaudissements de la foule. Il n’a pas sué
une goutte –  seules ses mèches rousses en
bataille, qui ont retrouvé leur désordre
sauvage, témoignent de l’échauffourée.
Greg se relève en tremblant, manifestement
déchiré entre sa soif de vengeance et la peur
de prendre une raclée.
Un garçon assis à la table la plus proche,
chemisette en lin écru entrouverte et
borsalino à la Indiana Jones renversé sur le
front, coupe court à ses hésitations :
«  Je crois que vous en avez assez fait pour
aujourd’hui, les mecs. À moins que vous
vouliez nous faire une nouvelle danse des Hot
Strip Boyz ? »
C’est le coup de grâce.
Humiliés comme ils ne l’ont sans doute
jamais été dans leur vie d’oppresseurs, les trois
affreux déguerpissent au fond du restaurant,
loin des regards.
«  Vous deux alors, dans le genre entrée
discrète, on repassera…, nous glisse Lorenzo
en nous rejoignant au buffet, Faune et moi.
—  Tu devrais plutôt nous dire merci, je
rétorque, tandis que mon cœur retrouve un
rythme à peu près normal. Grâce à nous, tu
vas pouvoir goûter ce délicieux cake à
l’ananas. »
Je me sers une part du gâteau, qui en effet a
l’air succulent.
Mais Lorenzo semble préoccupé par autre
chose que la nourriture  : une fille s’est
détachée du groupe des pin-up pour venir à sa
rencontre. Menue, les cheveux bruns coupés
au carré, mignonne comme un cœur ou une
poupée. Elle se campe sur ses talons hauts, les
mains posées sur ses hanches moulées dans
une saharienne monogrammée Yves Saint
Laurent.
« Perle…, murmure Lorenzo.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demande-t-
elle à mi-voix, comme si elle ne tenait pas à ce
que son petit groupe l’entende.
— Ben tu vois, je suis en stage, comme toi…
—  Ne dis pas n’importe quoi. Pas devant
mes nouvelles amies. Papa m’a raconté que le
juge vous avait tout pris, à tes parents et toi. À
moins que… le jugement ait été annulé ? »
À cette idée, les sourcils épilés de Perle se
détendent et un grand sourire ultra-bright
illumine son minois de chat.
«  Mes parents sont toujours en prison  et
leurs avoirs sont toujours confisqués, avoue
Lorenzo. Musclor avait raison sur un point  :
j’ai été invité comme boursier. Mais ne
t’inquiète pas. Les avocats sont à fond sur le
coup, ce n’est qu’une question de jours avant
le procès en appel. Et puis l’important, ce
n’est pas qui paye  mon séjour –  c’est que je
sois ici, avec toi, pas vrai  ?  » Il sourit
tendrement. « On pourrait aller faire un tour
de pédalo ensemble dans le lagon, juste tous
les deux, qu’est-ce que tu en dis ? »
En guise de réponse, le visage de Perle se
ferme à nouveau.
« Je ne sais pas, Lorenzo, murmure-t-elle en
détournant les yeux. J’ai besoin de temps.
—  Du temps, répète-t-il en continuant de
sourire, de manière si forcée que ça me fait
mal pour lui. Oui, bien sûr, je comprends
parfaitement. Mais tu as déjà eu un mois pour
réfléchir, quand même… »
Perle a déjà tourné les talons pour rejoindre
son groupe.
1.3
SAMEDI 15 AVRIL, 10 H 52

« E H BIEN ALORS, J’APPRENDS QU’IL Y A


EU UNE PETITE DISPUTE  ?  » fait une voix
derrière moi, avec un accent américain à
décorner les bœufs que je reconnaîtrais entre
mille.
Je me retourne pour découvrir Meg en haut
des marches. Aujourd’hui, elle s’est préparée
pour la plage  : ses cheveux violets sont
rassemblés en chignon, sa taille est drapée
dans un élégant paréo en soie sauvage. Pour
compléter cet ensemble, un grand panier en
osier pend à son l’épaule et des escarpins à
semelles compensées la rehaussent de dix
bons centimètres.
Je compte neuf autres adultes en plus d’elle.
Tous sont en tenue de sport, mis à part un
homme en blouse blanche, avec la boule à
zéro et des piercings plein les arcades
sourcilières.
«  Nous sommes tous ici pour nous relaxer,
pas pour nous quereller, dit Meg avec un
grand sourire, comme si elle s’adressait à une
classe de CP un peu dissipée. La
programmation neuronale fonctionne
d’autant mieux que les patients sont sereins,
comme peut nous le confirmer Doc Fred ici
présent  : c’est lui qui gère la clinique de l’île
Descartes. »
Elle incline la tête vers l’homme aux
piercings.
Docteur, ce type qui semble tout droit sorti
d’une rave ?
L’ambiance aux îles Fortunées est
carrément moins corporate que dans les
bureaux feutrés de Noosynth à Paris…
« Megan a parfaitement raison, dit Doc Fred
avec un sourire tellement béat que je me
demande s’il n’est pas sous amphés. Le stress
est à proscrire, car il a tendance à inhiber la
plasticité du cerveau. Plus vous serez détendus,
plus vous apprendrez vite : elle est pas belle, la
vie ?
—  Et c’est la raison pour laquelle un large
panel d’activités vous sera proposé pendant le
stage, enchaîne Meg. Le tout sous la houlette
de nos moniteurs de choc ! »
Les huit sportifs inclinent la tête.
Parmi eux, je reconnais soudain Adam,
celui qui m’a  rattrapée au vol hier soir à la
sortie du jet. Est-ce qu’il m’a repérée ce matin,
lui aussi ?
Pas sûr  : il semble absorbé par Meg, qui
continue de faire son show à l’américaine.
«  Avant de laisser Doc Fred vous expliquer
la programmation neuronale plus en détail,
permettez-moi de vous parler de la partie dont
je suis chargée, déclare-t-elle. Votre bien-
être ! »
Une petite trappe s’ouvre dans le plancher
du restaurant qui, je le devine, cache autant
de bric-à-brac technologique que les murs de
mon bungalow. Un faisceau lumineux jaillit de
cet orifice, dessinant dans l’espace les
contours d’une carte géographique en relief :
le vaste D de l’île Descartes.
«  Nous sommes ici au cœur de la baie, dit
Meg, tandis que la carte holographique zoome
d’elle-même sur le restaurant et son toit de
palme. Les principaux sites sont tournés vers
les eaux calmes du lagon, à l’abri des vents du
large. Un kart sera attribué à chacun d’entre
vous pour vous déplacer plus rapidement d’un
endroit à l’autre –  ce sont des véhicules
autonomes, pilotés par le programme de
conduite automobile PhaétonIA, afin d’éviter
tout accident de la route. Au niveau des
activités aquatiques, nous mettons à votre
disposition une piscine à débordement et une
base nautique entièrement équipée. »
Lorenzo lève la main avec enthousiasme :
« Il me semble avoir vu des pédalos biplaces,
sur la plage, s’exclame-t-il. C’est en accès
libre ? J’aimerais bien faire un tour avec mon
amoureuse… »
Décidément, quand Lorenzo a une idée
dans la tête… Voit-il seulement qu’à l’autre
bout du restaurant, Perle détourne le visage
d’un air agacé ?
« Moi, je voudrais savoir si on peut faire de
la plongée, renchérit le garçon au borsalino,
celui qui a rembarré Greg. Il doit y avoir une
vie marine de dingue autour de la coque de
flottaison des îles Fortunées… »
Meg accueille ces différentes requêtes avec
un sourire gracieux :
« Lorenzo, Amaury, rassurez-vous : tout a été
prévu pour les grands sportifs  comme vous  !
Des pédalos sont en effet disponibles, ainsi
que des équipements de plongée dernier cri.
Et aussi des planches à voile, des paddles, des
dériveurs : tous les sports d’eau sont proposés,
sous la houlette de nos maîtres-nageurs
Claudio et Stéphane, ici présents. Nous vous
demandons juste de ne pas vous approcher de
la digue de protection entourant l’archipel.
—  Pourquoi  ? interroge une fille, inquiète.
Il y a des requins ?
—  Non, Aliénor, il ne s’agit pas de ça. La
digue, assemblée à chaque fois que l’archipel
jette l’ancre quelque part, le protège de tous
les animaux dangereux. Elle sert aussi de
rempart contre la curiosité malsaine du
monde extérieur. À ce propos, nous avons
récemment observé des mouvements de
chalutiers dans les environs. Je vais être
transparente avec vous  : il semblerait que ce
soit des militants humanicistes, dans des
navires camouflés en bateaux de pêche, qui
aimeraient bien faire un coup d’éclat aux îles
Fortunées…
— Des humanicistes ? répète ladite Aliénor,
paraissant plus effrayée que si les eaux de
l’archipel étaient infestées de requins. Ces
vandales qui détruisent les machines,
caillassent les androbots-policiers et organisent
des barrages pour bloquer les autobots sur les
routes ? »
Je vois bien que les humanicistes leur
fichent une trouille bleue, à elle et aux autres.
Ils ne les ont sans doute jamais vus ailleurs
qu’aux reportages télévisés, à crier leur colère
dans les rues aux portes de Paris, à brûler des
effigies de Prinz et de ses semblables. Si ces
richards savaient combien de fois je me suis
glissée dans les cortèges, avec les Clébardes.
Pas pour manifester, non, ça on n’en avait rien
à foutre  : juste pour casser des vitrines et
piquer des trucs au passage…
«  Rassure-toi, rassurez-vous tous, déclare
Meg, sans se douter, elle non plus, qu’un
husky errant s’est introduit dans le
poulailler.  Vous ne craignez rien. D’une part,
la digue est infranchissable  et génère un
champ de force imperméable à toute
intrusion par voie aérienne ou sous-marine  ;
d’autre part, les mécabots-terrassiers
patrouillent autour de l’archipel nuit et jour,
équipés de puissants canons à eau de mer
pour tenir les importuns à distance. »
C’est donc ça, ces immenses barges de
plusieurs centaines de mètres de long, qui
apparaissent en bordure de la carte  : des
mécabots plus grands que des porte-avions…
La pensée de ces monstres de métal, croisant à
quelques encablures d’ici, me fait frissonner.
Mais Meg est déjà passée à autre chose :
«  Pour vous remettre de vos émotions
aquatiques, la plage vous accueillera quand
vous le souhaiterez. Vous pourrez y bronzer en
toute sécurité. Nos jardibots récoltent
scrupuleusement les noix de coco mûres
chaque matin, pour éviter que l’une d’entre
elles vous blesse en tombant. Et notre équipe
d’androbots-plagistes vous aidera à peaufiner
votre hâle sans prendre de coup de soleil… »
La carte holographique pivote sur elle-
même pour nous offrir une perspective
idyllique de la longue plage de sable blanc.
«  Pour ceux qui préfèrent les activités
terrestres, Valentine vous retrouvera au centre
d’équitation à l’intérieur de l’île, avec une
écurie d’équibots dernier cri, et Tanguy sur le
golf dix-huit trous. À moins que vous ne
préfériez sculpter votre silhouette sous les
conseils de Steeven, dans notre salle de gym
tout équipée, ou laisser libre cours à votre
inspiration avec Clara, dans notre atelier des
arts… »
Un nouvel angle de vue survole des
bâtiments entourés d’une forêt luxuriante,
pour déboucher sur un vaste terrain de golf
méticuleusement entretenu, bordé de
différents terrains rectangulaires.
« En ce qui concerne les sports de balle, l’île
présente un terrain de foot, quatre terrains de
volley et huit terrains de tennis. Nos deux
spécialistes, Adam et Ève, se feront un plaisir
de vous entraîner et de jouer avec vous… »
Adam échange un regard complice avec
une jeune femme athlétique vêtue d’un body
moulant et d’une casquette d’où jaillit une
queue-de-cheval blond platine. Quelque chose
me dit qu’ils sont ensemble, ces deux-là, avec
leur blondeur californienne et leur peau
bronzée respirant la santé. Déjà, rien que les
noms  : Adam et Ève, ils étaient faits pour se
trouver  ! Je les vois bien en couverture de
Fitness Magazine, dans la catégorie «  couple
CrossFit de l’année  ». Ce qui n’empêche pas
monsieur de flirter avec les stagiaires, si j’en
crois les regards échangés hier soir sur la piste
d’atterrissage… à moins que je me sois fait des
films ?
« Tout en haut, enfin, place à la culture avec
une médiathèque ultramoderne, dessinée par
l’architecte star Melvin Xu, continue Meg. Le
gros de la structure est en béton armé, comme
la majorité des infrastructures de l’archipel,
afin de résister au gros temps. Mais le dernier
étage offre une salle de lecture entièrement
transparente, en verre blindé… »
Comme pour illustrer ces propos, la carte
zoome sur le cap de l’île, où un splendide
soleil doré illumine une large pyramide à la
cime étincelante comme un cristal.
Une fille lève la main, une grande Noire
élancée au front ceint d’un turban en soie
imprimé de motifs peace and love :
« Et la montgolfière, Meg ? demande-t-elle.
Celle dont il était question dans la brochure ?
La vue doit être superbe, depuis le ciel… et
j’aimerais tellement faire ma salutation au
soleil dans les airs, pour ouvrir mes chakras
aux courants cosmiques.
—  Je ne suis pas sûre que nous puissions
sortir la montgolfière cette année, Suzie,
répond la coach. Après les orages que nous
avons eus hier, le temps est un peu incertain.
De petites perturbations ne sont pas
impossibles en milieu de semaine. La sécurité
avant tout ! Mais ne t’inquiète pas, le spectacle
sera tout aussi beau depuis la verrière en haut
de la médiathèque  : un endroit parfait pour
pratiquer ton yoga. Je vous conseille tous
d’aller admirer le coucher de soleil depuis ce
point de vue donnant sur l’archipel. C’est
divin  !  » Elle sourit comme si elle avait elle-
même atteint le nirvana, puis ajoute  : «  Ah,
j’oubliais, une dernière chose : comme vous le
savez, il n’y a ni réseau téléphonique ni réseau
Internet aux îles Fortunées. Le champ de
force généré par la digue brouille toute
communication, y compris par satellite. Ceci
pour ne pas interférer avec le processus de
programmation neuronale, pour protéger le
secret industriel de la méthode… et pour
préserver votre vie privée, il va de soi. Le seul
wi-fi qui fonctionne est celui d’OmnIA, la
méta-intelligence artificielle quantique, diffusé
à partir de l’antenne omnidirectionnelle.
Ainsi, vous serez complètement coupés du
monde extérieur pendant sept jours –  vous
pouvez conserver vos appareils électroniques,
mais ils ne se connecteront pas. Rien de tel
qu’un petit jeûne numérique pour recharger
les batteries  ! Avez-vous d’autres questions  ?
Oui, Apolline ? »
Je me retourne vers la salle. La grande
blonde trônant parmi les pin-up vient de lever
la main à son tour. Poignet cassé où pendent
des bracelets en or et moue affectée sous ses
lunettes XXL  : bourrée d’attitude jusqu’au
bout de ses ongles manucurés.
«  Les pédalos et les tubas, c’est bien joli,
mais moi je préfère la vitesse, dit-elle. Genre,
les yachts.
— Il sera tout à fait possible d’organiser une
sortie dans l’archipel pilotée par NeptunIA,
notre intelligence artificielle navigante, assure
Meg.
— Je crois qu’on ne se comprend pas bien,
toutes les deux, rétorque la fille en levant le
menton d’un air bravache. Je ne veux pas être
promenée par une vulgaire IA. Je veux
conduire moi-même. J’ai mon permis bateau,
côtier et hauturier.
— Je suis désolée, Apolline, mais ce ne sera
pas possible, rétorque Meg sans se départir de
son sourire inoxydable. Comme pour les karts,
toutes les embarcations sont autonomes  :
question de sécurité. »
Le visage de ladite Apolline s’empourpre
sous ses lunettes noires.
«  La lose  ! grogne-t-elle. À quoi ça sert
d’être dans un archipel privé, si on doit se
taper les mêmes règles rasoir que chez les
ploucs  ? Je sais conduire, moi, les bateaux
comme les voitures. Il paraît même que je
défonce au volant  : une vraie accro de la
vitesse, je dépéris si je n’ai pas ma dose
quotidienne ! »
Je suis certaine qu’elle nous regarde
derrière ses lunettes en disant ça, et que c’est à
nous –  les ploucs  – que cette remarque est
destinée.
Une image jaillit dans ma tête, celle qui me
hante depuis trois ans : une caisse fusant dans
les rues d’une ville la nuit, coupant la route
aux autobots, renversant les poubelles. Des
milliers de fois, je me suis efforcée d’imaginer
le visage du salopard qui a tué ma mère. Dans
mon esprit, c’était un mec ivre, une petite
frappe des bas-fonds ayant acheté une vieille
voiture manuelle au marché noir. Mais là, face
à Apolline et tout son mépris, je me dis que ça
pourrait tout aussi bien être une nantie pleine
aux as, venue se défouler dans la banlieue de
Paris en toute impunité, au volant d’un bolide
flambant neuf…
Je serre les poings très fort, tandis qu’elle
continue de déblatérer :
«  Et pour couronner le tout, je ne vais
pouvoir envoyer aucun selfie à mes followers
pendant une semaine, comme la dernière des
nobody  ! Y a des facials, au moins, dans
ce goulag ?
— À l’institut de beauté, entre la piscine et
le restaurant, répond la coach.
—  C’est fait par des androbottes-
esthéticiennes ?
—  Tout à fait, Apolline  : des modèles haut
de gamme pilotés par AglaIA, l’intelligence
artificielle la plus en pointe pour les
traitements de beauté. »
Mais là encore, la prestation proposée par
les îles Fortunées ne semble pas à la hauteur
des attentes d’Apolline.
«  Pas assez en pointe en ce qui me
concerne, déclare-t-elle après avoir absorbé
une gorgée de thé glacé à travers sa paille.
Mon facial à moi a été spécialement élaboré
par le docteur Grosjean, le meilleur
dermatologue de Paris, en fonction de ma
délicate anatomie. J’ai la peau hyper sensible,
je flushe direct si la pression est trop forte. Le
fichier est là, sur cette clé USB…  » Elle agite
l’un de ses bracelets, où pend une breloque
incrustée de ce qui ressemble à des diamants.
«  J’imagine que je peux le charger dans les
androbottes ?
— Je suis certaine que c’est possible, répond
Meg, qui fait décidément preuve d’une
patience infinie. Après avoir passé le fichier au
scanner antivirus, bien sûr. »
Apolline s’étrangle avec son thé glacé :
« Antivirus ? Et puis quoi encore ? Je ne suis
pas une pouilleuse sortie de son trou  : je suis
propre sur moi et mes fichiers aussi ! »
Là encore, je sens bien dans son allusion
perfide la «  spéciale dédicace  » adressée à
nous, les boursiers…
«  Je suis désolée, Apolline, mais c’est la
procédure, déclare Meg, intraitable. Tout
fichier entrant doit être analysé, par mesure
de sécurité, afin de ne pas contaminer le
cloud. Ce système informatique entièrement
intégré fonctionne comme un gigantesque
organisme –  et vous aussi, quand vous serez
connectés au réseau pour le temps du stage,
vous deviendrez parties intégrantes de cet
organisme. Mais le docteur va vous expliquer
tout cela mieux que je ne saurais le faire  : à
toi, Fred ! »
Le scientifique aux allures de raveur
s’avance de quelques pas, les mains enfoncées
dans les poches de sa blouse blanche :
«  Chers stagiaires, comme vous le savez
toutes et tous, Noosynth est une corporation
spécialisée dans la programmation
d’intelligences artificielles. Or, la
programmation neuronale s’inspire
précisément de la programmation
informatique, en l’appliquant à l’encéphale  :
c’est le reverse engineering du cerveau humain. »
À ces mots, la carte de l’île Descartes
s’évanouit comme par magie, remplacée par
des pictogrammes holographiques flottant
dans les airs.
«  Ainsi que vous pouvez le voir dans cette
projection, le processus se déroule en trois
étapes clés », reprend Doc Fred.
Il se met à déambuler entre les
pictogrammes, qui grossissent et rapetissent au
gré de son discours pour mieux l’illustrer, avec
la même fluidité que la carte holographique
s’adaptait aux paroles de Meg.
« Aujourd’hui, samedi 15 avril : Injection. Cent
mille neurobots sont transfusés directement
dans la veine jugulaire de chaque stagiaire,
dans le cadre stérile de la clinique. Ces
modules d’un diamètre de quelques microns
seulement remontent la circulation sanguine
pour venir se déposer à la surface du cerveau.
«  De la nuit du samedi 15  avril à la nuit du
vendredi 21 avril : Programmation. OmnIA lance
le programme de révision, contenu dans les
bases de données de l’île Lovelace et transmis
en continu à l’antenne omnidirectionnelle.
Celle-ci convertit les informations en ondes wi-
fi, d’après le protocole CBTP – Computer-Brain
Transfer Protocol. Les neurobots font office de
récepteurs et d’amplificateurs, répercutant les
stimulations électriques dans les zones
d’apprentissage de l’encéphale. C’est ainsi que
les connaissances sont directement transférées
depuis nos serveurs jusque dans vos cerveaux.
Le processus est particulièrement intense
pendant le sommeil profond, tandis que le
cerveau est dans son état électromagnétique le
plus calme et le plus réceptif, émettant des
ondes delta amples et espacées. La journée
sert à la consolidation des savoirs, lorsque le
cerveau est actif et saturé d’ondes bêta
resserrées.
«  Samedi 22  avril  : Évacuation. À l’aube du
dernier jour, l’antenne omnidirectionnelle
met fin au programme de révision. Les
neurobots se détachent du cerveau pour
retourner dans la jugulaire, où ils sont évacués
par simple prise de sang. Le retour en avion a
lieu le matin même, via Miami. »
Suzie, la fille au turban peace and love, se
manifeste à nouveau :
« Excusez-moi, docteur, mais est-ce que vous
nous garantissez que ces neurobots ne
resteront pas dans notre corps après le stage ?
demande-t-elle, inquiète. Je m’efforce de
manger bio et paléo, alors je préférerais ne
pas me retrouver avec des bouts de ferraille
dans le crâne… Les métaux lourds sont
terriblement cancérigènes !
— Ne t’en fais pas, répond le médecin. Lors
de la prise de sang finale, un comptage laser
est effectué pour s’assurer que tous les
neurobots sont retirés. Non qu’ils soient
dangereux pour la santé, mais comme vous le
savez, l’utilisation de prothèses cérébrales est
rigoureusement interdite aux examens de
l’Éducation nationale. Vous rentrerez chez
vous sans un gramme de métal détectable dans
le corps, mais avec de nouvelles connaissances
aussi solides que si vous aviez passé des mois à
les acquérir. Nous avons d’ailleurs du recul en
la matière : les centaines de stagiaires qui sont
passés par là avant vous, au cours des quatre
dernières années, ont tous brillamment réussi
leurs études. Le suivi clinique post-stage révèle
une tolérance excellente, sans aucune
séquelle ! »
Quatre ans de recul clinique… Doc Fred
s’en réjouit comme si c’était un record
olympique, mais ça me semble très peu, quand
j’y pense…
« Vous voyez, il n’y a rien à craindre, abonde
Meg, comme pour éteindre mes doutes et
ceux de Suzie. Les neurobots sont juste un
outil conçu pour permettre aux données de
s’inscrire sans effort dans votre mémoire.
Mieux encore  : ces dernières semaines,
Damien et ses équipes sont parvenus à
perfectionner la technologie, de manière à ce
qu’elle fonctionne aussi en sens inverse !
—  En sens inverse  ? demande Lorenzo. Tu
veux dire… qu’on peut envoyer nous aussi des
informations dans le système ?
—  Oh, pas autant que dans le flux
descendant, nous n’en sommes pas encore là !
précise Meg. Mais avec le tout nouveau
protocole CBTP 2.0, il est désormais possible
de faire remonter des signaux simples. Je
m’explique : en pensant fort à quelque chose,
votre cerveau émet naturellement une activité
électrique perçue par les neurobots, qui la
transfèrent à l’antenne omnidirectionnelle.
Là, sur l’île Lovelace, votre requête est
décodée par OmnIA, qui se fera un plaisir d’y
répondre en mobilisant l’un des nombreux
robots connectés au cloud par wi-fi. Eh oui  :
aux îles Fortunées, tous vos désirs sont des
ordres – littéralement ! »
Un murmure excité parcourt l’assistance.
«  Tous nos désirs  ? s’esclaffe Lorenzo. Tu
nous fais marcher, Meg !
—  Je suis sérieuse. C’est d’ailleurs cela que
ça signifie, omni en latin : ça veut dire tout.
—  Et pourquoi pas cent balles et un Mars,
pendant que t’y es ! »
En guise de réponse, la coach ferme les
yeux.
À mesure que les secondes s’égrènent, les
haussements de sourcils autour d’elle se
muent en une rumeur qui enfle de table en
table, puis en rires moqueurs : Meg aurait-elle
pété un câble ?
Mais au bout de deux longues minutes, une
sorte de battement cadencé se fait entendre,
en provenance de la plage.
Je mets la main en visière au-dessus de mes
yeux pour mieux voir : c’est un oiseau sombre
qui s’approche dans le contre-jour, qui se
glisse sous le haut toit de palme, qui fend les
airs jusqu’à nous.
Un oiseau, vraiment ?
Non.
C’est une chauve-souris.
Elle s’arrête en vol stationnaire, à quelques
centimètres du visage ébahi de Lorenzo. De si
près, on voit clairement que ses longues ailes
membraneuses ne sont pas constituées de
peau, mais d’une matière lisse et brillante
comme du silicone ; quant à ses yeux, ce sont
deux lentilles fixes et luisantes comme des
objectifs de caméra. La créature ouvre les
pinces métalliques et crochues qui lui servent
de pattes arrière, pour laisser tomber une
forme oblongue dans la main  de l’Eurasien  :
une barre Mars dans son emballage.
Meg rouvre les paupières :
«  Voilà pour le Mars, puisé dans l’entrepôt
alimentaire de l’île par un batbot dernière
génération, déclare-t-elle. Ne vous fiez pas à
son aspect inquiétant : cette machine, inspirée
par la cinétique des chiroptères, va bientôt
révolutionner le monde de la livraison à
domicile. Plus agile et plus rapide que les
drones à hélice, résistant mieux aux vents  !
Quant aux cent balles… je suis désolée,
Lorenzo, mais je n’ai pu les demander, car la
monnaie n’a pas cours aux îles Fortunées  :
tout y est gratuit et disponible à volonté. »
Elle sourit malicieusement, savourant la
surprise de l’assemblée médusée par ce petit
miracle, avant de se résoudre à l’expliquer :
« Il m’a suffi de formuler intérieurement le
mot Mars, M-A-R-S, pour qu’OmnIA interprète
ma demande et trouve le moyen le plus rapide
de l’exaucer à travers le cloud. De la même
manière, c’est par ma seule pensée que j’ai fait
défiler la carte holographique de l’île
Descartes, tout à l’heure. Voyez-vous, Doc Fred
m’a injectée en neurobots il y a quelques
jours. Tout le personnel de l’archipel en est
équipé, depuis le lancement du nouveau
protocole CBTP 2.0, afin de pouvoir
communiquer avec OmnIA. » Elle frappe dans
ses mains, tirant les stagiaires de leur
hébétude. «  Ce n’est pas tout ça, mais il va
falloir commencer vos propres injections,
pour être dans les temps. Alors  : qui veut
passer en premier et se transformer comme
moi en super-héros psionique ? »
Une armée de bras se lèvent comme un seul
homme, tandis que le batbot repart de son vol
heurté, vers les cimes lointaines des cocotiers.
1.4
SAMEDI 15 AVRIL, 17 H 42

« T U ES PRÊTE ? ON Y VA… »


Doc Fred approche la seringue de mon cou.
Impossible de bouger d’un millimètre sur le
fauteuil de la clinique, auquel des lanières me
maintiennent étroitement attachée. Ma tête
elle-même est paralysée par un carcan
métallique serré autour de mon front. Doc
Fred m’a expliqué qu’une immobilité totale
était préférable, compte tenu de la nature
délicate de l’opération  : il s’agit de viser
précisément la veine jugulaire, sans se
tromper…
«  Vaut mieux avoir les nerfs solides pour
faire votre job…, je murmure, à moitié
rassurée.
—  Ou bien il faut ne pas avoir de nerfs du
tout.
—  Quoi  ?  » je m’étrangle, lorgnant le
médecin.
Les spots chirurgicaux illuminant la salle
d’opération se reflètent sur ses nombreux
piercings.
«  Je suis manchot, dit-il calmement. Ma
main droite a été sectionnée dans un accident
de ski, il y a quelques années. On l’a
remplacée par une prothèse bionique en
titane, reliée à mon cerveau grâce à des
neurobots de chez Noosynth : je suis l’un des
tout premiers patients au monde à en avoir
bénéficié. Depuis, je voue une reconnaissance
éternelle à Damien. »
Je roule mes yeux au maximum dans leurs
orbites pour observer les doigts du médecin,
serrant une seringue remplie d’un liquide
aussi transparent que de l’eau.
On dirait une main normale et pourtant…
la régularité millimétrique avec laquelle elle
s’approche de ma gorge a quelque chose
d’inhumain.
«  Vous êtes vraiment sûr que  ?…, je
commence, sentant la respiration concentrée
du médecin contre ma joue.
— Droit dans la jugulaire, comme une lettre
à la poste  !  » s’exclame-t-il d’un air satisfait
avant que j’aie le temps d’en dire davantage.
L’aiguille s’est vraiment enfoncée dans mon
cou ? Je ne ressens rien, car la zone concernée
a été préalablement anesthésiée. Je ne sens
pas non plus la solution se déverser dans mes
veines. Je ne peux qu’imaginer les cent  mille
neurobots remontant mon flux sanguin
jusqu’à mon cerveau… carrément flippant.
«  Ça y est, c’est fini  », déclare Doc Fred en
retirant la seringue.
Il la tend à une infirmière, tandis qu’une
autre s’empresse de poser un pansement sur
mon cou –  au moins, ce ne sont pas des
androbots qui assistent l’opération, c’est déjà
ça…
« Tu vas sans doute avoir un peu le vertige,
me prévient Doc Fred en enlevant ses gants
chirurgicaux en latex. La fixation des
neurobots sur l’encéphale peut occasionner
un léger trouble de l’équilibre transitoire. Je
te conseille de la jouer cool, cet après-midi, et
de te coucher tôt ce soir. Pas d’effort physique
intense, OK ?
—  Dommage, moi qui voulais courir un
marathon… », je ricane.
En réalité, je sens déjà le vertige qui me
prend.
La salle d’opération autour de moi se met à
tanguer.
Je suis comme un marin dans la tempête,
douloureusement conscient du fait qu’il
risque de se fracasser contre les récifs à tout
instant.
Je quitte la pièce à pas comptés, me
retenant aux murs pour ne pas vaciller.
«  Si tu veux, tu peux t’asseoir encore un
peu ! crie Doc Fred dans mon dos. Tu étais la
dernière à passer à l’injection, il n’y a plus
personne derrière toi.
— Non, non. Ça va aller. »
De l’air, et vite !
Pas question de rester ici une minute de
plus, j’ai besoin de respirer !
Je m’élance à travers le couloir, débouche à
l’extérieur, me retourne pour souffler. Le
blockhaus de béton où est installée la clinique
semble revêtu d’or fondu, ainsi que les
cocotiers tout autour –  c’est déjà la fin de la
journée. Chez moi, en France, les niveaux
stratifiés du Bois-Joli occultaient ce genre de
spectacle ; ici, dans ce cadre idyllique sans rien
pour boucher l’horizon, je me le prends en
pleine poire.
« Ça va, tu tiens le coup ? »
Je plisse les yeux.
Quelqu’un est assis au pied d’un cocotier,
chapeau enfoncé sur le front – c’est le garçon
au borsalino.
« Oui, ça va, je réponds en agitant la nuque
pour faire tomber ma mèche devant mon œil
dilaté. Juste un peu shootée. Ça me fait tout
drôle, quand même, de me dire que je me suis
transformée en borne wi-fi ambulante… »
Le garçon relève la tête, révélant le
pansement sur son cou et ses yeux sous son
chapeau. Je ne l’avais pas encore remarqué,
mais dans la lumière rasante de la fin d’après-
midi, ses iris sont vert émeraude.
«  Pareil pour moi, dit-il. J’ai la tête qui
tourne comme une essoreuse.  Je préfère
attendre un peu avant de monter sur mon
kart… »
Il désigne les deux véhicules encore garés
devant la clinique, équipés de quatre roues au
ras du sol et d’un auvent, mais sans volant ni
guidon.
«  Tu sais où sont les deux autres
boursiers ? » je lui demande.
Je pensais qu’ils m’attendraient à la sortie,
ces lâcheurs. Lorenzo a bien dit qu’on devait
se serrer les coudes, tous les trois, pas vrai ?
« Il y en a un qui est parti à la plage avec le
reste du groupe, et l’autre qui est allé se
coucher, répond le garçon au borsalino. Moi,
pas moyen de bouger. J’ai préféré me poser
ici, en attendant que ça passe. »
Je hausse les épaules :
«  Tu as l’air d’avoir facilement le vertige,
pour un champion de plongée. C’est pas toi
qui voulais explorer les fonds marins des îles
Fortunées ?
— Eh, j’ai pas dit que j’étais champion ! se
défend-il. Je me débrouille, c’est tout. Tu as
déjà essayé ? »
Je secoue la tête  : les seuls fonds dans
lesquels j’aie jamais plongé, ce sont ceux du
Bois-Joli…
«  C’est super fun, m’assure-t-il. Quand on
est sous l’eau, c’est comme si on était dans un
rêve. Si tu veux, je pourrai t’apprendre.
— Merci, mais il y a des moniteurs pour ça.
—  Mouais, deux moniteurs de sports
nautiques pour trente stagiaires, c’est pas
beaucoup. Alors que moi, je peux te donner
des cours particuliers. »
Il se lève et marche jusqu’à moi, d’un pas
qui me semble très assuré pour quelqu’un qui
a soi-disant la tête qui tourne. Je me demande
soudain ce qu’il fait là  : est-ce qu’il s’est
vraiment assis pour se reposer, ou est-ce qu’il
m’attendait à la sortie de la clinique ?
«  Je suis trop maladroite, lui dis-je, sur la
défensive. Je risquerais de paniquer, de me
débattre et de te mettre un coup de palme
dans les côtes – ou ailleurs. »
Il sourit.
«  Je ferai doublement attention, vu
comment tu as remis Grégoire, Basile et
Maxence à leur place, tout à l’heure. Du
grand art ! Tu es le genre de filles qu’il ne faut
pas chercher, j’ai bien pigé. »
Je me détends un peu.
« Un bon point pour toi, tu es plus futé que
ces trois lourdingues, dis-je.
—  C’est pas bien difficile. Ils sont dans le
même lycée privé que moi, à Paris, et leur seul
centre d’intérêt dans la vie, c’est le cyber-rugby
– Greg est d’ailleurs capitaine d’équipe. »
Le cyber-rugby  ? Ouais, j’ai vu ça a la télé  :
un sport de riches, qui se joue avec des
exosquelettes hors de prix pour aller plus vite,
pour frapper plus fort, et pour créer des
mêlées plus spectaculaires.
«  Ils se sont pris tellement de coups sur la
tronche au fil des matchs qu’ils ont pas mal de
neurones en moins, continue le garçon avec
un sourire goguenard. À se demander si la
programmation neuronale marchera sur eux !
Au fait, je m’appelle Amaury. Toi, c’est Roxane
– Rox pour les intimes.
— Comment tu sais ?
—  Ce sont tes potes boursiers qui me l’ont
dit, avant de décamper. Tu viens de la région
parisienne et ton père dirige la filiale
d’Urbanex qui gère l’alturbation du Bois-Joli :
tu vois, je sais tout ! »
Les mots restent coincés dans ma gorge.
Ça m’apprendra à ne pas être claire.
Hier, j’ai voulu noyer le poisson et voilà le
résultat  : Lorenzo et Faune ont compris que
mon père était à la tête d’un service dont il est
en réalité le tout dernier échelon !
Mon silence a accouché d’un mensonge.
J’ai l’impression d’être comme la petite sirène
du conte  : celle qui donne sa langue à la
sorcière des mers en échange d’une paire de
jambes pour paraître humaine…
« Le Bois-Joli est une énorme alturbation et
je me doute que c’est un sacré boulot,
continue Amaury, pensant sans doute me
flatter alors qu’il m’enfonce. Mon vieux à moi
est archi. Il est à la tête de l’un des meilleurs
cabinets de conception 3D, celui justement
qui a conçu le quartier de Hautregard, au
sommet du Bois-Joli. Ferval  &  Fils, ça te dit
quelque chose ? – le fils, c’est censé être moi,
quand j’aurai mon BAC… Du coup, je vais
être amené à bosser au quotidien avec des
experts en gestion urbaine, comme ton père. »
Il me décoche un clin d’œil qui se veut
complice. «  Tu vois  : toi et moi, on était faits
pour se rencontrer ! »
Je n’ose rien dire pour le détromper.
Comme la petite sirène, je reste muette : ma
langue est coupée.
2.1
DIMANCHE 16 AVRIL, 08 H 50

J E SERRE MON PLATEAU ENTRE MES


MAINS,
tellement fort que je risque de le briser.
Mais je n’ai pas le choix  : c’est la seule chose à
laquelle me raccrocher.
J’ai quinze ans et c’est ma première semaine au
lycée Jules-Verne, ce nouvel établissement du niveau
intermédiaire où on m’a catapultée.
Pourtant, j’ai l’impression que les dizaines d’yeux
qui m’observent dans le réfectoire savent déjà tout de
moi. Je les sens sur ma nuque depuis mon arrivée ce
matin, tous ces regards curieux. Je les entends siffler
doucement dans mon dos, tous ces murmures cruels :
«  C’est elle, la fille des agents auxiliaires  »  ; «  On
dit qu’elle vit dans les bas-fonds  : c’est pas Le Gall
qu’on devrait l’appeler, c’est La Galeuse  !  »  ; «  Ses
parents doivent être carrément nazes, pour qu’on les
mette à la botte d’une IA…  »  ; «  Il paraît que son
père était complètement bourré à la réunion parents-
profs de la rentrée. »

Chacun de ces mots me blesse comme un coup de


poignard. Ils sont aiguisés par le mépris, mais
surtout par la peur. Au fond de moi, je sais que si les
autres élèves me traitent ainsi, c’est pour se
convaincre qu’ils ne sont pas, qu’ils ne seront jamais
dans ma situation. S’ils supposent que mon père et
ma mère ont mérité ce qui leur arrive, c’est pour se
persuader que ça ne leur arrivera pas à eux, que
leurs propres parents sont à l’abri d’être remplacés
par une IA, qu’eux-mêmes trouveront du travail à
l’issue de leurs études. Comme si tous les emplois
n’étaient pas menacés, quels qu’ils soient  ! Peu à
peu, les IA envahissent toutes les strates de la société,
s’emparant de métiers qu’on croyait inaccessibles et
reléguant ceux qui les exerçaient au rang
d’improductifs ou d’auxis  : les chefs cuisiniers
doivent céder leurs casseroles et se retrouvent à faire
la plonge  ; les banquiers dépouillés de toute
initiative ne sont plus là que pour offrir un visage
humain aux clients, débitant un discours déversé
par une IA financière dans leur oreillette  ; les
chirurgiens eux-mêmes finissent par remettre leurs
scalpels aux médibots, pour se contenter de nettoyer
la salle d’opération après chaque intervention. Peu
importe votre job  : tôt ou tard, il y aura un robot
pour le faire mieux que vous.

Le regard fixe, je me dirige comme un automate


vers la seule table libre, au fond du réfectoire.
J’en veux à mort à tous ces inconnus.
Mais surtout, je m’en veux à moi.
Je m’en veux d’avoir honte.
Je m’en veux de ne pas être capable de leur tenir
tête, de leur crier que je ne suis pas responsable de
l’alcoolisme de mon père, que ma mère vaut plus que
toutes les leurs réunies…
Au lieu de dire tout ça, je me concentre sur la
table vide, droit devant moi.
Je ne vois plus qu’elle et rien d’autre – pas même
la jambe qui se tend sournoisement devant mes
pieds.
Je bute.
Le plateau m’échappe.
Mon assiette et mes couverts s’envolent.
Je m’effondre sur le plancher, la tête la première
sur la fourchette
aux dents brillantes et
acérées.

J’ouvre brusquement les paupières, portant


ma main à mon œil gauche, là où les dents de
la fourchette se sont enfoncées.
Mais je ne ressens pas la douleur qui
pourtant devrait me crucifier.
J’écarte lentement les doigts…
… à travers ma pupille à jamais dilatée par
le choc, j’identifie les fenêtres garnies de
persiennes où filtre le soleil, les colonnes du
lit à baldaquin, la moustiquaire tendue entre
elles. Je ne suis plus dans le réfectoire du lycée
Jules-Verne, mais dans mon bungalow de l’île
Descartes. Ce n’était qu’un mauvais rêve. Ou
plutôt, un mauvais souvenir. Une
réminiscence inutile, venue du passé  : je ne
saurai jamais qui a tendu sa jambe pour me
faire tomber devant tout le monde, ce matin
de septembre il y a trois ans. Je ne mettrai
jamais de visage sur celui ou celle qui a
provoqué cette blessure, à la suite de laquelle
ma pupille gauche a perdu la faculté de se
contracter.
Mais le plus étrange, ce n’est pas ce rêve
sorti de nulle part – c’est que j’avais conscience
de rêver, je m’en rends compte à présent. Il y
avait comme une… une distance entre le
cauchemar et moi. Il y avait aussi une sorte de
vibration tout autour, une oscillation à la fois
visuelle et auditive… Quelque chose comme
un halo électrique bourdonnant autour de
mon cerveau.
Je m’ébroue, refoulant cette impression
bizarre, puis je jette un coup d’œil à ma
montre : 8 h 59. J’ai dû dormir près de douze
heures, ça me revient maintenant. Je me suis
écroulée hier soir peu après le coucher du
soleil, sans même dîner. Doc Fred m’avait
prévenue que la programmation neuronale
fatiguait, surtout au début…
«  Bonjour Roxane, avez-vous bien dormi  ?  »
résonne la voix mélodieuse d’HestIA, réglée
comme un réveille-matin, à neuf heures pile.
Je ne prends pas la peine de lui répondre :
je sais bien qu’en réalité HestIA n’en a rien à
battre, que j’aie bien dormi ou pas. Elle est
juste programmée pour me poser cette
question.
Je m’engouffre dans la salle de bains,
claquant la porte derrière moi.
Mon reflet apparaît dans le grand miroir
entouré d’ampoules fluorescentes, au-dessus
du plan de travail carrelé où gisent mes
produits de maquillage. Comme à chaque fois,
mon visage démaquillé me paraît… trop
présent.
Trop contrasté.
Trop intense.
«  Tu es ma petite Blanche-Neige, me disait
maman, en référence à ces contes qu’elle
aimait tant. La peau blanche comme la neige,
les lèvres rouges comme le sang, les cheveux
noirs comme l’ébène… les yeux bleus comme
le ciel. »
Je me dépêche d’appliquer une couche de
fond de teint pour ternir mes joues, de
plaquer du rouge mat pour éteindre ma
bouche, de faire retomber ma mèche pour
cacher mes yeux.
« Voulez-vous que j’ajuste l’éclairage ? demande
soudain HestIA, tel le miroir enchanté de la
reine maléfique, me rappelant qu’elle
m’observe à tout instant. Choix un – [mode plein
soleil] ; choix deux – [mode tamisé] ; ou choix trois
– [mode veilleuse] ?
— C’est toi qui vas la mettre en veilleuse, ou
j’te passe en mode mute une fois pour
toutes ! »
J’agrippe le bord du pansement au milieu
de mon cou et je tire d’un coup sec, avec
rage  : en dessous, aucune trace de l’injection
d’hier, ma peau est complètement cicatrisée.
2.2
DIMANCHE 16 AVRIL, 09 H 33

J E SERRE MON PLATEAU ENTRE MES


MAINS, avec cette impression bizarre d’être
soudain replongée dans mon rêve.
Le luxueux restaurant, ouvert aux quatre
vents sur un paysage paradisiaque, n’a rien à
voir avec le réfectoire du lycée Jules-Verne,
éclairé au néon. Pourtant, la manière dont
m’observent la plupart des stagiaires me
rappelle le regard des lycéens : un mélange de
curiosité et de dédain.
Je me dirige vers la table où est assis Faune –
  cette fois-ci, je vérifie bien où je mets les
pieds, pas question de me vautrer devant tout
le monde.
«  Sympa de m’avoir lâchée hier à la sortie
de la clinique ! », dis-je en m’asseyant face au
jeune Affranchi.
Il lève les yeux de son bol.
«  Désolé, mais j’étais trop fatigué après
l’injection. Je suis allé me coucher
directement. J’avais la tête qui tournait aussi
fort que si j’avais dansé la gigue pendant des
heures.
— La gigue ?
—  C’est une danse de chez nous, dans la
Zone franche. On la pratique autour du feu
pour se sentir vivants, pleinement humains. »
À ces mots, Faune passe la main dans sa
tignasse roux sombre. Son bras tremble un
peu, tandis qu’il tâte sa boîte crânienne.
« Pleinement humain…, murmure-t-il. Je ne
sais pas si je le suis encore, avec ce qu’ils m’ont
collé dans la cervelle…
—  C’est pour sept jours seulement, je lui
rappelle. Ça va vite passer. Après, tu
redeviendras comme avant. Label bio : un mec
100 % naturel et sans additif, élevé au grain et
en plein air ! »
Humour à deux balles, mais ça lui arrache
un sourire, et c’est le but.
« Au fait, tu as vu Lorenzo ? je lui demande.
— Là-bas, la table du fond… »
Je regarde par-dessus mon épaule, tout en
sirotant le jus de goyave frais que je viens de
me servir.
Lorenzo est en effet assis tout au bout, en
grande discussion avec les trois affreux de la
veille : Greg et ses deux âmes damnées, Max et
Baz. Je suis trop loin pour entendre leur
conversation, mais ils ont l’air d’être devenus
copains comme cochons, à grands coups de
rigolades et de tapes dans le dos.
« Le traître ! dis-je entre mes dents. C’est la
programmation neuronale qui lui a fait
retourner sa veste ?
—  C’est plutôt l’amour…  », répond une
voix derrière moi, d’un ton las.
Je me retourne vivement sur ma chaise, vers
celui qui vient de parler, assis seul à la table
derrière la nôtre. Je le reconnais à ses sourcils
épais, à ses cheveux noirs et courts, à sa peau
caramel. Plutôt mignon, si on aime les lâches :
c’est le garçon qui s’est taillé hier matin, en
plein milieu de notre prise de bec avec les Hot
Strip Boyz. Il porte un chino et une veste noire
aux manches retroussées, dont les pans
ouverts encadrent une illustration s’étalant sur
sa poitrine  : aujourd’hui, il a troqué son T-
shirt Terminator pour un autre du même genre,
une vieille affiche de film représentant un
cyborg sortant d’une voiture de police, avec le
titre Robocop et le slogan « 50 % homme, 50 %
machine, 100 % flic ».
«  J’ai entendu votre pote discuter avec les
bourrins de service, ce matin avant votre
arrivée, reprend-il. Lorenzo, c’est ça ? D’après
ce que j’ai compris, il cherche à se rapprocher
d’une certaine Perle  ; or, Greg connaît bien
Apolline, la nouvelle amie de ladite Perle.
Bref, on se croirait dans un ego-feuilleton à
l’eau de rose. Quand je pense qu’on va devoir
supporter ce cirque pendant une semaine… »
Le ton supérieur de ce type m’irrite au plus
haut point, comme s’il se considérait au-dessus
du reste de l’île, Faune et moi compris.
« Dis donc, la concierge, ça t’arrive souvent
d’espionner les conversations des autres ? » je
lui lance.
Il soupire, haussant les épaules sous sa veste
inadaptée à un petit déjeuner tropical. C’est
qui, ce mec, avec son look sorti tout droit des
antiques années 1980  ? Je ne parviens pas à
décider s’il est chic ou simplement grotesque.
«  Pardon d’avoir des yeux pour voir et des
oreilles pour écouter, dit-il. Entre la bagarre
de bac à sable d’hier et l’intrigue de cour
d’école aujourd’hui, je crois que je vais mourir
d’ennui pendant ce stage…
—  Bagarre de bac à sable  ? je m’étrangle.
En attendant, tu aurais pu intervenir, au lieu
de te débiner comme une couille molle ! »
Il me jette un regard plein de
condescendance :
« Je ne me suis pas débiné, comme tu dis. Je
suis allé chercher Meg pour qu’elle mette fin à
tout ça. Désolé pour toi si tu as encore dix ans
d’âge mental, mais moi j’ai passé l’âge des
provocations à deux balles. »
J’en reste bouche bée, incapable de décider
si je dois le remercier pour avoir alerté les
organisateurs, ou lui renvoyer ses insultes dans
les dents.
« Merci, répond Faune à ma place.
—  Il fallait bien que quelqu’un réagisse de
manière adulte, répond l’autre avec un sourire
suffisant, que j’ai aussitôt envie d’effacer à
coups de gifle.
— Je m’appelle Faune, et elle c’est Roxane,
dit le jeune Affranchi.
— Sinbad. »
Ce nom m’évoque certaines légendes que
me racontait maman, quand j’étais petite,
avant d’aller au lit. «  Les sept voyages de
Sinbad le marin » : c’est un conte des Mille et
Une Nuits. Est-ce que ce rigolo essaye de se
payer notre tête, ou quoi ?
«  Sinbad, mais bien sûr  ! dis-je d’un ton
acide. Et moi, mon deuxième prénom, c’est la
fée Clochette.
— Mais c’est qu’elle a de l’humour, en plus.
Je m’appelle vraiment Sinbad. Mes parents
sont passionnés de voile  : ils m’ont collé ce
nom démodé à la naissance, et ils m’ont
scotché à la barre d’un dériveur dès mes cinq
ans… Quand ils ne sont pas sur un voilier, ils
co-dirigent le cabinet d’avocats
Omar  &  Françoise Hassan –  l’un des plus
importants du Grand Marseille.
—  Avocats  ? je répète en lorgnant son T-
shirt Robocop. C’est sans doute pour ça que tu
as la justice dans le sang –  mais bien à l’abri
derrière les grands, hein, plutôt qu’en
montant toi-même sur le ring !
— Laisse tomber », lâche-t-il, comme si je ne
valais pas la peine de gaspiller sa salive.
Laisser tomber ? Pas question ! – quand une
Clébarde tient un morceau, elle ne le lâche
pas comme ça. Et s’il y a une chose qui
m’horripile encore plus que les gros lourds
roulant des mécaniques, c’est les intellos qui
me prennent de haut : c’étaient eux les pires,
à Jules-Verne, ceux qui se foutaient le plus de
ma gueule.
« Je parie que plus tard, quand tu rejoindras
papa-maman au cabinet, tu n’auras aucun
problème pour défendre des ordures comme
Greg, je lui lance. Pourvu qu’ils y mettent le
prix.
— Qu’est-ce qui te dit que je veux rejoindre
mes parents ? me rétorque Sinbad d’une voix
cassante. Est-ce que toi, tu veux faire le même
métier que les tiens ? »
Sa question me rabat le caquet.
Une sueur froide court le long de ma
colonne vertébrale – est-ce qu’il aurait deviné
le véritable métier de mon père ?….
« Pour ton information, je n’ai aucune envie
d’être avocat ! s’emporte-t-il.
—  Ah ouais, et qu’est-ce que tu veux faire,
alors  ? je lui demande, davantage pour
éloigner la conversation de mon cas personnel
que par réel intérêt pour son plan de carrière.
—  Scénariste  », répond-il en me fixant de
ses grands yeux noirs, comme s’il me mettait
au défi d’y trouver à redire.
Je ne me fais pas prier :
«  Scénariste  ? Ça existe encore, ça  ? Je
croyais qu’aujourd’hui tous les films étaient
écrits par les IA des studios pour répondre au
goût du public… bonjour la voie de garage ! »
Il baisse le regard, fronçant ses épais
sourcils. Depuis le début de notre joute
oratoire, c’est la première fois que je semble le
blesser vraiment.
«  Une voie de garage, c’est exactement ce
que prétendent mes parents, murmure-t-il. Ils
tiennent absolument à ce que je les rejoigne
au cabinet, comme ma sœur Yasmine qui a fini
première au concours du barreau. D’où ma
présence à ce stage. Ils m’ont obligé à
m’inscrire et ils ont même pris un emprunt
sur dix ans pour payer la facture  : ils ne sont
pas dans le besoin, loin de là, mais ils ne
roulent pas non plus sur l’or. Bonjour la
pression  ! Pour être honnête, la
programmation neuronale ne m’inspire pas
des masses… Elle me fout même les jetons. J’ai
vu trop de films où la soi-disant invention
géniale échappait à ses créateurs pour se
transformer en bombe à retardement. On
appelle ça le syndrome de Frankenstein…
— Laisse-moi deviner : comme Terminator et
Robocop  ? je raille en pointant son T-shirt du
bout du doigt. Faut décoller cinq minutes de
tes vieux navets, espèce de no-life ! »
Il relève brusquement la tête, piqué au vif :
«  Mieux vaut être un no-life qu’une
décérébrée. Il y a beaucoup à apprendre de
ces anciens films de science-fiction, figure-toi.
Mais je ne sais pas pourquoi je te dis ça : tu as
sans doute été biberonnée aux comédies
basiques à base de gros gags bien gras et de
happy ends dégoulinants, comme en écrivent
tes chères IA ! »
Décérébrée  : ça me fait penser aux
appréciations dans mon carnet de
correspondance – « Quand Roxane se décidera-t-
elle à utiliser son cerveau ? », et autres scuds pour
torpiller l’estime de soi. J’ai beau avoir
l’habitude, ça fait toujours aussi mal.
«  Tu ne dois pas être dépaysée, ici, conclut
Sinbad. Comme je le disais, cette île ressemble
à un ego-feuilleton de base. Décor de rêve,
jeunesse dorée, intrigues de cœur : toujours la
même recette éculée, pour spectateurs sans
cervelle. »
Je m’apprête à répliquer quelque chose de
bien méchant, mais Faune choisit ce moment
pour s’interposer :
« À propos de cervelle, est-ce que vous vous
sentez plus savants ce matin, tous les deux ? Je
veux dire, nos cerveaux ont été connectés à
OmnIA pendant toute la nuit  : on devrait
ressentir quelque chose, non ? »
Le nerd en T-shirt vintage et moi
échangeons un regard plein de défiance.
«  Honnêtement… je ne sens aucune
différence avec hier soir, finit-il par avouer.
—  Moi non plus, reconnaît Faune. Et toi,
Roxane ? »
Je prends quelques instants pour réfléchir,
repassant en revue mon début de matinée : le
réveil, la douche, le brossage de dents… la
routine, quoi, ni plus ni moins.
Je m’apprête à répondre que chez moi non
plus, la programmation neuronale n’a pas
marché, lorsque Meg fait son entrée dans le
restaurant avec les huit moniteurs.
« Hello everyone! I hope that everybody has had a
restful night. I have great news for you guys:
Damien himself is going to come visit us for dinner
tonight! How exciting is that? »
Hein, qu’est-ce qui lui prend de nous parler
en anglais tout d’un coup ?
Ma connaissance de la langue de
Shakespeare me permet tout juste d’inventer
des noms de boys bands foireux, alors
forcément, les paroles qui sortent de la
bouche de Meg ne sont pour moi qu’un
charabia incompréhensible…
… ou pas.
Estomaquée par la surprise, j’en laisse
échapper mon verre de jus de goyave. Il se
fracasse sur le sol dans un éclat rose,
éclaboussant mes tongs en plastique.
« Well, my dear Roxane, are you quite all right?
me demande Meg en s’approchant de moi. Or
is it the emotion of seeing our dear Damien soon?
—  I’m… I’m fine… I’m sorry I dropped my
glass… »
Miracle numéro un  : je me rends compte
que je comprends parfaitement les paroles de
Meg.
Miracle numéro deux  : la réponse sort
naturellement de ma bouche, dans un anglais
sans accroc.
«  Wonderful! s’exclame la coach. Eat well,
because you have a full day of fun activities ahead
of you, together with our great sports instructors. »
Je regarde autour de moi.
À la manière dont Faune et Sinbad
écarquillent les yeux, je devine qu’eux aussi
comprennent parfaitement la conversation, et
qu’ils sont eux aussi médusés.
Une rumeur fiévreuse se répand dans le
restaurant, de table en table  : une rumeur en
anglais, tandis que chacun s’émerveille de
pouvoir parler cette langue couramment.
«  Fantastique, n’est-ce pas  ? déclare Meg,
repassant au français. Ça m’a fait le même
effet, quand j’ai appris votre idiome par
programmation neuronale.
—  Tu veux dire… qu’on a ingurgité une
langue entière en une nuit seulement  ?…, je
bafouille.
— Eh oui ! Les neurobots n’ont pas chômé,
pendant que vous dormiez. Plus précisément,
deux zones de votre cerveau ont été
bombardées d’impulsions électriques toute la
nuit  : l’aire de Wernicke et l’aire de Broca,
particulièrement importantes pour
l’acquisition d’une nouvelle langue. Avec
l’ancien protocole CBTP, le processus pour
devenir bilingue prenait plusieurs jours ; mais
avec le protocole CBTP 2.0, que vous
inaugurez cette année, vous allez apprendre
encore plus de choses que vos prédécesseurs,
encore plus vite ! »
J’échange un regard ahuri avec Faune et
Sinbad, commençant seulement à
comprendre le potentiel hallucinant de la
programmation neuronale. L’idée des milliers
de neurobots incrustés dans ma cervelle avait
quelque chose d’abstrait jusqu’à ce matin –
  maintenant que j’ai vu ce dont ils sont
capables, ça devient super concret.
« Juste avant de me réveiller, j’ai fait un rêve
bizarre…, dis-je. C’était comme si ma tête
vibrait d’électricité. Je veux dire, j’avais
l’impression de sentir des courbes de courant
électrique traverser mon crâne. C’est à cause
des neurobots ?
—  Tout à fait  ! répond Meg. Il s’agit d’un
effet secondaire de la programmation
neuronale, tout à fait bénin et sans danger.
Dans les minutes qui précèdent le réveil, le
cerveau entre en phase de sommeil
paradoxal : la phase du rêve, qui parachève la
consolidation de la mémoire. Les yeux se
mettent à bouger rapidement sous les
paupières, les ondes cérébrales s’accélèrent et
le sujet prend conscience de l’activité
électrique de son propre cerveau, telle qu’elle
est captée par les neurobots. C’est un peu
comme un sixième sens, permettant au patient
de percevoir son propre
électroencéphalogramme… »
Tout comme hier lors de la présentation de
l’île Descartes et du protocole, une petite
trappe s’ouvre dans le plancher, pour projeter
un hologramme.
Cette fois-ci, des courbes de plus en plus
serrées se dessinent dans l’espace, telles les
crêtes d’une mer de plus en plus agitée.
Je reconnais sans mal le profil des ondes
que j’ai perçues dans mon rêve : elles aussi se
resserraient à mesure que je m’approchais du
réveil.
«  Génial  ! s’exclame Suzie, la yogi de
service. Je sens que ça va m’aider pour mes
exercices de méditation. Mon objectif  :
booster mes ondes alpha ! »
Tandis que la projection s’éteint, le
restaurant se met à bruisser de plus belle, les
uns et les autres échangeant leurs impressions
nocturnes.
« Ben moi, cette nuit, j’ai rien senti du tout !
fanfaronne Max à l’autre bout du restaurant,
comme si c’était un titre de gloire.
—  Normal, après tous les plaquages que tu
t’es mangés au cyber-rugby  !  » le chambre
Greg. Il lui tape vigoureusement sur l’épaule :
« Tes ondes cérébrales doivent être aussi lisses
que la ligne d’horizon. Encéphalogramme
plat, va ! »
Greg est toujours aussi lourd, ça doit être
inscrit dans son code génétique. Mais au
moins, ce matin, il s’en prend à l’un des siens :
ça me fait des vacances. Je compte bien passer
cette journée tranquille, sans être le centre de
l’attention générale…
«  Mais dis-moi, Roxane, qu’est-ce que tu
buvais  ? me lance Meg, au moment où je
pensais qu’elle allait enfin me lâcher les
baskets.
— Euh… du jus de goyave… », je réponds à
contre-cœur.
Je jette un regard aux fragments de verre,
qui gisent toujours dans leur flaque rose.
« Veux-tu un nouveau verre ?
— Ne te dérange pas, Meg. Je vais aller me
servir moi-même. »
Je m’apprête à me lever, mais la coach se campe
devant moi, me barrant le passage :
« Tut-tut. Rappelle-toi ce que je vous ai dit hier. Ici,
aux îles Fortunées, vos désirs sont des ordres. »
Je reste interdite un instant.
« Tu veux dire que…
—  Maintenant que tu es reliée au réseau, tu as le
pouvoir de t’adresser directement à OmnIA. Il te suffit
d’utiliser le module de communication CBTP 2.0, qui
a été téléchargé dans ton cerveau la nuit dernière, en
même temps que la langue anglaise. »
Un module de communication, téléchargé la nuit
dernière ?
Première nouvelle !
«  C’est quoi ce délire, Meg  ? dis-je en m’efforçant
de rigoler. Je t’assure qu’il n’y a aucun module dans
mon cerveau, je le saurais !
— Et moi, je t’assure du contraire. Ce matin quand
tu t’es levée, tu ignorais que tu maîtrisais une nouvelle
langue sur le bout des doigts. C’est uniquement
lorsque je t’ai parlé en anglais que tu en as pris
conscience. Il en est de même avec le module de
communication  : il suffit que tu réalises qu’il est en
toi. »
Une fois encore, je suis l’objet de tous les regards.
Le centre de l’attention générale.
Pourquoi faut-il que ce soit toujours sur moi que ça
tombe ?
«  Ça peut aider de fermer les yeux, précise Meg.
Allez, vas-y ! »
La mort dans l’âme, je m’exécute –  pas seulement
pour me concentrer, mais aussi pour échapper à tous
ceux qui me scrutent.
«  C’est absurde, dis-je, les paupières closes. Je ne
vois pas comment je pourrais prendre conscience de
quelque chose que je n’ai jamais vu. Il est censé
ressembler à quoi, au juste, ce module  ? À un micro
pour parler à OmnIA ? À une ardoise pour lui faire un
joli dessin ? À un clavier pour… »
Au moment où je prononce ce mot, l’image d’un
clavier apparaît devant moi, parfaitement défini avec
toutes ses touches. C’est une image archi-précise,
comme si j’avais passé des heures à la mémoriser, ou
même mieux  : comme si elle avait toujours été
présente dans mon esprit.
Pourtant, je sais que je ne l’ai jamais vue avant cet
instant.
Plus troublant encore, je sais qu’il s’agit du module
de communication.

« Alors ça y est ? me demande Meg. Tu visualises le


module ? »
Les yeux toujours fermés, je hoche la tête.
Maintenant que j’y ai pensé une première fois, je ne
vois plus que ça.
« Tu n’as qu’à te concentrer sur chacune des lettres
de ta demande, une par une, dit la coach. Comme si
tu appuyais dessus avec ton doigt. À chaque fois, ton
cerveau générera une impulsion électrique spécifique
qui sera perçue par les neurobots et envoyée à
OmnIA. À toi de jouer ! »
Hésitante, je dirige mon attention sur une première
lettre.
Elle se met à scintiller, et vient s’inscrire dans la
barre de commande en bas du module.

Je pense ensuite à la deuxième lettre, à la troisième,


et ainsi de suite…
Ben ouais, jus d’orange, tant qu’à faire : je trouve ça
carrément trop sucré, la goyave, limite écœurant…
De toute façon, je suis sûre que ça va rater. Même si
Meg nous a expliqué le mécanisme hier, je n’arrive pas
à me persuader que je puisse commander à une IA en
lui envoyant ma pensée par wi-fi. C’est trop… fou.
Je relis une dernière fois ma requête inscrite dans la
barre de commande :
Puis j’appuie mentalement sur la touche
«  Envoyer  », avec la sensation de m’être rarement
sentie aussi bête, l’impression d’être la débile du
premier rang que le prestidigitateur invite sur scène
pour faire un tour de magie dont elle sera bien sûr la
victime.
Mais presque instantanément, un menu se déroule
sous la barre de commande :

J’actionne mentalement le premier choix puis


j’attends, douloureusement consciente des murmures
étouffés en provenance de la table des pin-up  : elles
sont sans doute en train de se payer ma tête.
« Voilà, Roxane », fait une voix masculine, tout près
de moi.
J’ouvre les paupières.
Le clavier virtuel disparaît de mon esprit, remplacé
par le visage d’Adam.
Il est là, devant moi, m’illuminant de son sourire
étincelant, un verre plein à la main.
«  Je ne comprends pas…, dis-je. C’était pas un
batbot, ou une autre horreur dans le même genre, qui
était censé m’apporter mon verre ?
—  J’étais le plus proche du buffet, donc c’est moi
qu’OmnIA a choisi pour répondre à ta demande  »,
affirme le moniteur.
Je suis prise d’un rire nerveux.
«  C’est quoi, ce sketch  ? Tu veux me faire croire
qu’OmnIA a communiqué avec toi, genre par
télépathie ? Pas très impressionnant, comme numéro.
Et complètement raté. N’importe qui ici présent m’a
entendue parler à voix haute de jus de goyave, alors
qu’en fait j’ai pensé à du… »
Les mots restent coincés dans ma gorge, tandis que
mon regard tombe sur le verre que me tend Adam.
Ce dernier est rempli d’un liquide couleur de…
« … jus d’orange », je parviens à articuler.
Je relève les yeux sur le visage d’Adam, à quelques
centimètres du mien.
Il est aussi près que la première fois que je l’ai vu,
quand il m’a réceptionnée dans ses bras en bas de
l’avion.
Avant-hier, dans la nuit et la tempête, ce visage
m’avait semblé parfait ; aujourd’hui, au grand jour qui
en illumine chaque détail, il me semble… comment
dire… plus que parfait.
Sa peau lisse, ses dents idéales, ses cheveux soyeux :
tout cela me rappelle soudain l’androbotte-hôtesse qui
m’a servie à bord de l’avion. Mais dans une version
plus aboutie, tellement plus fidèle à l’apparence
humaine que, pendant deux jours, j’ai pris ce pantin
pour un homme de chair et de sang… au point de
commencer à ressentir quelque chose pour lui.
2.3
DIMANCHE 16 AVRIL, 11 H 17

« C ’EST CARRÉMENT DÉGUEULASSE  ! je


m’exclame, encore tremblante de rage et de
dégoût à l’idée de ce qui m’est arrivé trois
heures plus tôt. Nous laisser croire que ces
pantins étaient humains ! »
Là-bas, sur le terrain de volley dressé au
milieu de la plage, Adam a rejoint cinq autres
joueurs d’un côté du filet –  une équipe de
garçons parmi lesquels je reconnais Lorenzo
et ses nouveaux amis, Greg, Max et Baz. De
l’autre côté, Ève fait partie des attaquantes au
sein de l’équipe des filles. Les mouvements
des deux androbots sont aussi rapides que
ceux de leurs coéquipiers, leurs réflexes aussi
affûtés et leur équilibre aussi bon. Meilleurs,
même.
«  Je suis d’accord avec toi, dit Faune,
allongé sur un transat à côté du mien. Meg
aurait dû nous avertir dès le début qu’Adam et
Ève étaient des robots connectés au cloud, au
lieu de laisser planer le doute. Ils me mettent
mal à l’aise, plus que toutes les inventions que
j’ai rencontrées depuis que j’ai franchi la
tranchée. Tu as vu avec quelle fluidité ils
parlent, par rapport à tous les autres robots  ?
Des machines qui ressemblent autant aux
humains, c’est… c’est monstrueux. »
Monstrueux, oui.
C’est aussi ce que je ressens devant ces deux
prototypes, les tout premiers d’une nouvelle
génération d’androbots développée avec les
meilleurs constructeurs robotiques mondiaux,
renfermant chacun une intelligence artificielle
autonome parmi les plus avancées de
Noosynth. Ce sont des «  androbots+  », parce
qu’ils sont plus réalistes que jamais, ainsi que
nous l’a fièrement expliqué Meg. Plus
indépendants aussi, capables dans une
certaine mesure de prendre leurs propres
décisions, comme le font les humains.
J’ai l’impression que Faune et moi, nous
sommes les seuls à trouver ça flippant. Les
autres stagiaires ont accueilli la nouvelle
comme si c’était le truc le plus cool du monde.
Ils ne viennent pas de la Zone franche
comme Faune, où les pantins n’existent pas…
Ils n’ont pas grandi dans un quartier
comme le mien, où on les hait de père en
fille…
«  Les dermatologues déconseillent de s’exposer
directement au soleil entre midi et seize heures  »,
résonne une voix synthétique derrière moi.
Je me retourne sur mon transat.
Une silhouette se découpe à contre-jour,
vêtue d’un short et d’un T-shirt blancs. Malgré
la lumière aveuglante, il n’y a aucune
confusion possible avec un être humain  : ce
visage sans expression appartient à un
androbot-plagiste qui est loin d’avoir atteint le
degré de sophistication et de mimétisme
d’Adam et Ève.
Il se penche vers moi, posant ses yeux
bizarrement fixes sur la peau laiteuse de mon
décolleté –  Blanche-Neige et le soleil, ça fait
deux…
«  D’après une évaluation thermique visuelle de
votre peau, vous serez victime d’un coup de soleil
dans moins de –  [quinze]  – minutes, débite-t-il
d’une voix monocorde, tout en me scannant
de ses caméras oculaires. Je vous suggère l’une
des options suivantes  : choix un –  [quitter la
plage] ; choix deux – [mettre un T-shirt] ; choix trois
–  [réappliquer une couche de crème solaire écran
total]. Si vous choisissez la troisième option, je peux
vous aider pour l’application.
— Pas question que tu poses tes sales pattes
sur moi ! Dégage !
—  Merci de votre attention, et à bientôt pour de
nouveaux conseils “bronzer malin” ! »
Il se fend d’un sourire vide qui me donne
envie de lui en coller une.
Puis il s’éloigne vers d’autres stagiaires assis
un peu plus loin pour assister au match de
volley, d’une démarche lente et pataude qui
contraste violemment avec les mouvements
vifs des androbots+ se démenant sur le terrain.
«  Alors, Rox et Rouky  : toujours fourrés
ensemble ? »
Je tourne vivement la tête.
Tandis que j’échangeais avec l’androbot-
plagiste, Apolline nous a rejoints.
Elle se tient là, parfaitement fuselée dans un
bikini à anneaux d’or assortis à la monture de
ses énormes lunettes de soleil. Sur l’échelle du
chic, son maillot se situe à peu près à l’opposé
de mon mono-pièce noir, acheté pour dix
euros dans un distributeur automatique juste
avant le départ (à l’époque des Clébardes, les
articles de plage ne faisaient pas partie de
notre gibier, malheureusement).
«  Il y a un monde entre les anciens
androbots et les nouveaux, pas vrai  ? dit-elle
en désignant du menton le terrain de volley,
où Ève vient de monter au filet pour marquer
un point. Moi aussi, j’ai cru qu’ils étaient
humains, ces deux-là. C’est fou ce qu’on arrive
à faire avec la technologie aujourd’hui, pas
vrai ?
—  Ouais, c’est carrément dingue…  », je
réponds, méfiante.
Jusqu’à présent, la cheffe du groupe des
pin-up m’a paru plutôt hostile, et cette
tentative de rapprochement ne me dit rien qui
vaille.
« C’est mon père qui va être content, quand
les androbots+ passeront en production
industrielle et qu’on pourra les acheter,
reprend-elle. Il se plaint tellement de nos
auxis, qui ne réussissent pas à suivre la
cadence de nos IA –  toujours malades, ou en
retard, ou les deux  : une vraie plaie…
Malheureusement, dans le bâtiment, il y a
encore de nombreux postes où l’on est obligé
d’avoir des humains en renfort des robots de
construction  – question d’adresse et
d’équilibre. Plus pour longtemps  ! Avec
l’arrivée des androbots+, tous ces feignants
vont devoir se bouger et se trouver un autre
travail ! Bon courage ! »
Elle pousse un petit rire aigu, qui hérisse
tous les poils de mon corps.
Cette fille me débecte.
Parce qu’elle pue la condescendance et le
mépris.
Mais surtout, parce qu’elle a raison : le jour
où la filiale Urbanex du Bois-Joli s’équipera
d’androbots+ capables de traiter les tâches
non standardisées aussi facilement qu’un être
humain, mon père perdra la dernière chose
qui lui reste, son boulot.
«  On n’a pas été officiellement présentés,
reprend la grande blonde. Apolline
Tannacher, fille d’Ernest Tannacher, héritière
de l’empire Tannacher Construction.
— Tanna-quoi ? dis-je, comme si j’avais mal
entendu cette avalanche de Tannacher sous
laquelle elle vient de m’ensevelir.
—  Ta-na-cher  », répète-t-elle en détachant
chaque syllabe.
Derrière le masque de ses lunettes géantes,
impossible de voir si elle a compris que je me
foutais de sa gueule, ou si elle a pris ma
remarque au premier degré.
« Je viens te voir au nom d’Amaury, dit-elle.
C’est un ami à moi. Nos pères travaillent
souvent ensemble, vu que le sien est architecte
et le mien entrepreneur. Il m’a dit que ton
père à toi gérait l’une de ces alturbations où
s’entassent des centaines de milliers de gens,
du genre poulets en batterie. Du coup on est
un peu dans le même secteur, tous les trois… »
Apolline insiste bien sur les mots « un peu »,
pour souligner que dans son esprit il y a un
gouffre entre de brillantes entreprises
d’architecture et de construction d’un côté,
qui travaillent main dans la main pour bâtir les
mégavilles de demain, et la gestion d’une
alturbation au quotidien, si vaste soit-elle.
D’ailleurs, le fait que je sois boursière ne
trompe pas  : si bien payé soit-il, aucun cadre
supérieur n’a les moyens d’offrir un stage
Science Infuse à sa fille. Si Apolline savait le
vrai métier de mon père, je crois qu’elle ferait
une syncope…
«  Bref, Amaury t’aime beaucoup, reprend-
elle. Il m’a chargé de te le dire. Il trouve que
tu as du chien. »
Je manque de pouffer de rire – il trouve que
j’ai du chien  ? Il ne croit pas si bien dire  !
Quant à Apolline, elle a beau prendre des airs
de princesse, elle se comporte en collégienne,
à jouer les entremetteuses comme si on avait
douze ans.
«  C’est drôle ça, dis-je, esquivant le sujet. Il
paraît que tu connaissais déjà Greg avant le
stage ; de son côté, Amaury m’a dit qu’il était
dans le même lycée que Greg, Max et Baz ; et
maintenant j’apprends que tu es amie avec
Amaury : c’est une sacrée coïncidence, quand
même, de vous retrouver tous ici. »
Elle hausse les épaules :
«  Oh, pas vraiment. Je connais une bonne
moitié des stagiaires. Entre les rallyes et les
réceptions mondaines, on se croise souvent à
Paris. »
Je me sens soudain encore plus étrangère,
parmi ce groupe d’ultrariches venus de ce
ghetto doré qu’est devenue la capitale. Un
tout petit poisson parmi les requins.
« D’ailleurs on organise une soirée “sélecte”,
cette nuit, ajoute Apolline en mimant des
guillemets dans les airs avec ses doigts. Après
ce dîner barbant avec Prinz que nous a
annoncé Meg. À vingt et une heures, sur la
plage. Sur invitation uniquement.
— Cool. Amusez-vous bien.
— Vous êtes les bienvenus, tous les deux. Ça
change de voir de nouvelles têtes. Comme la
tienne… et celle de ton ami. »
Pour la première fois, Apolline soulève ses
immenses lunettes, révélant deux yeux
soigneusement maquillés. Ils tombent
directement sur le torse nu de Faune.
«  Ouah, pas mal les pectoraux  ! badine-t-
elle, enjôleuse. On dirait que la vie dans la
Zone franche développe la musculature ! »
Je ne sais pas si Faune rougit ou s’il s’est
déjà chopé un coup de soleil en dépit de la
surveillance des androbots-plagistes, mais son
visage me paraît soudain écarlate.
«  C’est la charpenterie…, murmure-t-il. On
construit nous-mêmes nos maisons…
— Fascinant, l’interrompt la riche héritière.
De la construction artisanale. Il y a sans doute
une niche pour ça dans le marché – toi, tu as
un vrai savoir-faire, pas comme un auxi
lambda. Si tu veux, après le stage, je pourrai
en parler à mon père : il y aura peut-être une
place pour toi dans la société. »
Elle appuie sa proposition d’un clin d’œil
racoleur, puis elle se penche sur le petit tas
d’habits pliés au pied du transat de Faune –
  non sans lui offrir au passage une vue
plongeante sur son décolleté.
«  C’est quoi, ça  ?  » minaude-t-elle en
saisissant une lanière qui dépasse de la poche
du pantalon.
Sans attendre de réponse, elle tire dessus,
dépliant une deuxième lanière reliée à la
première par une poche de cuir.
« Ce… c’est ma fronde, répond Faune. Dans
la Zone franche, chaque chevrier en possède
une, pour éloigner les loups qui menacent les
troupeaux.
—  Des loups  ! s’exclame Apolline,
abandonnant la fronde sur le tas de
vêtements. Tu veux dire, des vrais ?
— Assez vrais pour me laisser cette cicatrice,
répond Faune en désignant la balafre qui
court sur sa joue. Celui qui m’a fait ça s’est
approché de moi, il y a deux ans, tandis que je
dormais sous une tente près de mon troupeau.
J’étais trop près pour utiliser ma fronde, alors
je l’ai combattu à mains nues. Il m’a déchiré la
joue. Je lui ai crevé un œil. Et on en est restés
là. »
À
À la manière dont Apolline dévore Faune
du regard, j’ai l’impression que c’est elle qui
va se jeter sur lui à présent.
Mais à cet instant, la montre nacrée qu’elle
porte à son poignet émet un bip sonore.
«  Oh, il est déjà onze heures trente, c’est
l’heure de mon soin  ! s’exclame-t-elle. Il faut
que je vous laisse, en espérant que les
androbottes-esthéticiennes des îles Fortunées
soient à la hauteur de leur réputation.
Rappelez-vous  : ce soir à  vingt et une heures,
sur la plage. »
À ces mots, elle tourne les talons et s’en va
rejoindre ses copines qui l’attendent pour
aller à l’institut.
2.4
DIMANCHE 16 AVRIL, 19 H 00

« I L FAUT ABSOLUMENT QUE VOUS


VENIEZ CE SOIR ! » déclare Lorenzo.
C’est la première fois de la journée qu’il nous
adresse la parole, à Faune et moi. En même
temps, il n’a personne d’autre à qui parler  :
Meg a constitué une table «  spéciale
boursiers  » pour le dîner. Tout autour de
nous, les autres stagiaires sont sur leur trente-
et-un, assis à des tables nappées de blanc sur
lesquelles sont disposés des petits cartons avec
le nom de chacun, des chandeliers en argent
et de fines tablettes digitales pour l’instant
éteintes (j’imagine qu’elles s’allumeront dans
quelques minutes, pour révéler le menu-
surprise du dîner). Les androbots-serveurs
portent des chemises amidonnées et des gilets
noirs, comme le personnel d’un grand
restaurant. Il n’y a guère que nous trois qui
sommes habillés comme tous les jours – même
si j’ai sorti de ma valise mon plus bel ensemble
de chez Choure  &  Fauche, ça ne rivalise pas
avec les robes de soirée sur mesure d’Apolline
et sa bande.  Est-ce pour cela qu’on nous a
groupés, les gueux entre eux ?
«  Je crois qu’Apo vous aime vraiment bien,
insiste Lorenzo.
—  À mon avis, c’est surtout Faune qu’elle
aime bien, dis-je. Vu comment elle l’a bouffé
du regard, tout à l’heure à la plage.
—  Peut-être qu’elle en pince pour Faune,
mais toi aussi elle t’apprécie.  » Il hésite un
instant, puis ajoute : « En plus, elle m’a promis
que si vous veniez, elle m’aiderait à marquer
des points avec Perle… »
Je pousse un sifflement :
«  Nous y voilà, la vraie raison de tant
d’insistance  ! Prêt à prostituer ses amis pour
décrocher un rencard avec son ex…
— C’est pas du tout ça ! se récrie-t-il. Je vous
demande juste un coup de main, c’est tout  !
Au nom de la solidarité entre boursiers  ! Je
sens que je suis sur le point de reconquérir
Perle, pas vous ? »
Je me garde de répondre que c’est une
cause perdue, vu comment elle l’a snobé hier,
et me tourne vers Faune – un peu lâchement,
j’avoue.
« Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
—  Je ne sais pas, murmure-t-il en scrutant
son assiette vide, comme s’il essayait d’y lire je
ne sais quoi. Les choses se passent
différemment, chez les Affranchis. Les
patriarches décident de toutes les unions.
Quand un garçon se fiance avec sa promise, il
se rase la tête en signe d’engagement, pour ne
laisser ses cheveux repousser qu’après le
mariage. »
Gigues et patriarches, promises et
fiançailles… On se croirait dans la nuit des
temps, au sein d’une société archi-
traditionnaliste, où les filles sont reléguées à la
couture et les garçons aux pâturages. Plus je
parle avec Faune, plus je me rends compte à
quel point le monde d’où il vient est éloigné
du mien. Ça ne doit vraiment pas être facile
pour lui de tout devoir réapprendre à partir
de zéro… J’espère sincèrement que la
programmation neuronale l’aidera à faire un
bout du chemin.
«  Ben tu vois, chez nous, pour casser c’est
simple, dis-je.  Comme Perle avec Lorenzo  : il
suffit d’arrêter de répondre aux textos de son
promis… »
Avant que le principal intéressé puisse
rétorquer quelque chose, un vrombissement
retentit dans la baie  : c’est un petit yacht
rutilant qui approche, fendant les eaux
empourprées par le soleil couchant.
«  Voilà Damien  ! couine Meg telle une
groupie en folie, depuis la table principale
autour de laquelle ont été disposées toutes les
autres. Mes chers stagiaires, je vous demande
d’applaudir bien fort, pour l’accueillir comme
il se doit ! »
Pour la venue de son patron chéri, elle a
sorti le grand jeu  : talons aiguilles et robe de
soirée en soie pourpre, assortie à sa teinture.
Assis à côté d’elle, Doc Fred et les moniteurs
au grand complet sont eux aussi habillés avec
chic, y compris les deux androbots+ (robe de
cocktail fendue jusqu’à mi-cuisse pour Ève et
smoking-nœud pap’ pour Adam…). Tout ce
beau monde se met à applaudir à l’unisson de
la coach, tandis que l’invité d’honneur gravit
les marches menant au restaurant.
Voici donc le responsable de tout ce cirque,
le mystérieux ermite des îles Fortunées…
Chemise blanche sans chichi et mèches
rendues folles par sa course en mer, il paraît
bien plus simple que son fan-club. Il ressemble
à son portrait photographique, placardé dans
les bureaux de Noosynth  : un homme à l’âge
indéfinissable avec des cheveux qui
commencent à grisonner, au regard rêveur
derrière ses épaisses lunettes.
«  Bonsoir à tous, dit-il en s’asseyant au
milieu de la table principale. Je suis très
heureux d’être parmi vous ce soir. Alors, dites-
moi tout, comment s’est passée votre première
journée de stage ?
— Nickel ! » lance Greg au nom du groupe.
C’est bien le genre de grande gueule à
parler pour tout le monde, sans que ça lui
pose le moindre problème. Ce soir, sa coupe
pompadour semble avoir encore gagné
quelques centimètres, tout comme son ego.
J’imagine qu’il a passé une heure à la brusher
en prévision du dîner…
«  Le protocole CBTP 2.0, c’est de la
bombe ! s’exclame-t-il. Déjà qu’on a écrasé les
Rosbifs à la dernière coupe du monde de
cyber-rugby, maintenant on parle leur propre
langue mieux qu’eux. Il ne leur reste plus que
la pop et les chapeaux à fleurs de la reine,
après ça ils sont à poil ! »
Baz et Max s’esclaffent, échangeant des
grossièretés en anglais avec la distinction qui
les caractérise.
Damien Prinz, lui, se contente d’esquisser
un sourire.
«  Ça te dirait, de savoir chanter comme les
Beatles ? demande-t-il à Greg.
— Euh… quoi ?
— À moins que tu ne préfères apprendre à
confectionner d’exquis couvre-chefs, comme
la modiste de Buckingham Palace ?
— Je ne comprends pas…
— Tu l’as dit toi-même : le protocole CBTP
2.0, c’est de la bombe. Il ne permet pas
seulement d’apprendre plus vite. Il permet
aussi d’apprendre mieux, et même plus  :
de dépasser l’apprentissage. »
Les yeux de Damien Prinz étincellent
derrière ses lunettes.
Ils n’ont plus du tout l’air rêveurs, à
présent : ils sont complètement éveillés, d’une
acuité perçante. Derrière l’excentrique un peu
paumé, j’entrevois pour la première fois le
génial inventeur qui continue de
perfectionner chaque jour son grand œuvre  :
la programmation neuronale.
Sans qu’il ait à prononcer la moindre
parole, la trappe de projection s’ouvre dans le
plancher du restaurant. Je devine qu’il a activé
le mécanisme par la seule force de sa pensée,
commandant à OmnIA, la méta-intelligence
artificielle quantique qu’il a lui-même créée.
«  Jusqu’à présent, la programmation
neuronale consistait en un simple transfert de
données brutes d’ordinateur à cerveau,
explique-t-il tandis qu’un diagramme
holographique luminescent se dessine dans
l’air nocturne. Cette méthode d’apprentissage
était efficace, certes, mais peu précise  : les
informations étaient copiées-collées telles
quelles, sans prendre en compte la
particularité du cerveau de chacun.
« Les promotions de stagiaires qui vous ont
précédés ont pu apprendre des langues
étrangères, mais sans en maîtriser les subtilités
idiomatiques. Ils ont enrichi leur vocabulaire
en français avec tous les mots du dictionnaire,
sans savoir nécessairement les agencer pour
parler avec éloquence. Et ils ont retenu les
théorèmes mathématiques les plus
compliqués, tout en étant incapables d’en
déduire un nouveau.
«  Bref, l’ancien protocole CBTP stockait
mécaniquement des informations dans les
zones dévolues à la mémoire, sans les intégrer
organiquement à tout le cerveau : il permettait
le bachotage, mais pas l’appropriation
profonde des connaissances. C’est pourquoi il
a toujours été impossible, jusqu’à présent, de
développer le talent par programmation
neuronale. »
À ces mots, un deuxième diagramme
apparaît à côté du premier.
«  Grâce au signal ascendant, le tout
nouveau protocole CBTP 2.0 vient
radicalement changer la donne, reprend
Damien Prinz. Certes, il vous autorise à
envoyer des ordres simples à OmnIA. Mais il
permet également aux neurobots de lui
transmettre la spécificité anatomique de votre
cerveau, dans l’enchevêtrement unique de ses
neurones et dans son profil
électromagnétique particulier. Au lieu
d’envoyer le même programme à tout le
monde, OmnIA peut alors adapter les
données à chacun, stimulant non seulement
les zones de la mémoire, mais aussi toutes les
autres  : celles qui gouvernent l’équilibre, la
motricité, l’abstraction, l’intuition… Cela va
bien au-delà d’un simple transfert de savoir.
Les données personnalisées s’intègrent
parfaitement à votre personnalité. Comme si
vous les aviez toujours connues. Comme si
vous aviez vraiment la Science Infuse. Comme
si vous étiez nés avec mille dons reçus
des fées. »
Un silence ébahi ponctue les paroles de
l’entrepreneur.
À la lumière des chandelles, son visage
pénétré par la passion a quelque chose de
fascinant. De vaguement inquiétant, aussi.
« Je vous invite tous maintenant à consulter
le menu dans vos tablettes, dit-il d’une voix
chargée d’émotion. Il ne s’agit pas ici de
nourriture terrestre, mais de nourriture
spirituelle. Chaque soir, en plus du
programme de révision du BAC, vous pourrez
choisir un nouveau talent. Un nouveau don
des fées, qui vous sera prodigué pendant la
nuit. »
D’une main fébrile, je saisis la tablette posée
devant moi –  elle s’est automatiquement
allumée.
Au lieu de comporter une liste de plats,
comme je m’y attendais, l’écran est rempli de
nuages de compétences. Musique, danse,
dessin, arts martiaux et tant d’autres
catégories encore  : il y a là des centaines de
talents, chacun prenant normalement une vie
entière à maîtriser.
Tout autour de moi, les stagiaires se mettent
à discuter fiévreusement pour savoir quelle
case ils vont cocher ce soir.
« Mandoline italienne ! s’exclame Lorenzo, au
comble de l’enthousiasme. Voilà ce que je vais
choisir, pour renouer avec mes origines
romaines, et jouer des sérénades à Perle sous
les fenêtres de son bungalow. Le charme
irrésistible d’un latin lover allié à la
sophistication asiatique : le mix parfait. Si avec
ça elle ne craque pas à nouveau pour moi… Et
vous, les amis, qu’est-ce que vous avez
choisi ? »
À la manière dont Faune me regarde, je
devine qu’il est aussi dubitatif que moi.
Je savais qu’en signant pour un stage
Science Infuse, je m’engageais dans un truc
dingue.
Mais là, ça dépasse tout ce que j’avais
imaginé…
«  Excusez-moi, monsieur Prinz, mais est-ce
que vous êtes certain que le protocole CBTP
2.0 est absolument sans danger  ?  » demande
soudain Faune, en écho à mes pensées.
Les rumeurs cessent d’un seul coup, et tous
les regards se tournent vers notre table.
Meg se tortille sur sa chaise à côté de son
patron :
«  Voyons, Faune  ! s’exclame-t-elle. Ne sois
pas ridicule  ! Choisis un don et ne fais pas
d’hist… »
Le maître des lieux interrompt son
employée d’un geste bienveillant :
«  Laisse donc, Meg. Il est normal qu’une
telle révolution technologique soulève des
questions. Si les stagiaires en ont aujourd’hui,
on peut aisément imaginer que le grand
public en aura aussi demain. Je suis justement
ici ce soir pour apaiser tous les doutes, dissiper
toutes les craintes.  » Il se tourne vers nous.
« C’est donc toi, Faune, le jeune transfuge de
la Zone franche ? »
Mon voisin de table hoche la tête.
«  Tout d’abord, laisse-moi te souhaiter la
bienvenue dans mon archipel. Je me doute
que le chemin a été long, pour venir des
plateaux desséchés de la Lozère jusqu’ici, et
que ça n’a pas été une décision facile pour toi.
Mais c’est la bonne, je t’assure.  » Il sourit
aimablement. « Eh bien, dis-moi donc, qu’est-
ce qui t’inquiète ?
—  Quand nous nous sommes inscrits pour
ce stage, on ne nous a pas informés que le
protocole irait plus loin que du bachotage.
Tout ce que vous nous présentez là, on dirait
de la magie… ou de la sorcellerie. Comment
peut-on infuser la grâce d’une danse, la
sensibilité d’une interprétation musicale ou
l’inspiration d’un poème ?
—  Dans le cerveau, tout est affaire de
connectique, répond Damien Prinz. C’est là
même que réside le génie : dans la connexion
des neurones, des idées et des gestes. Le
protocole 2.0 permet d’établir des passerelles,
de jeter des ponts, à travers tout l’encéphale. »
Mais le jeune Affranchi ne semble pas
convaincu :
«  Vous prétendez vouloir nous combler de
dons, comme dans un conte de fées. Est-ce
que les contes de la Zone serve sont les mêmes
que ceux qu’on raconte à la veillée, dans la
Zone franche ?
—  Sans doute que oui, répond le
milliardaire, intrigué. Blanche-Neige… La Belle
au bois dormant… et tous les autres…
—  Alors vous savez comme moi qu’en
échange des dons, il y a toujours un sacrifice.
Blanche-Neige, qui est la plus belle du
royaume, mord dans une pomme
empoisonnée et perd connaissance.  La Belle
au bois dormant, bénie des fées, se pique le
doigt sur un fuseau et s’endort pour cent ans.
D’où ma question  : quel est le prix à payer
pour tous les dons que vous nous offrez ? »
Des ricanements retentissent autour de
Faune, les uns moquant sa référence aux
contes, les autres le traitant d’arriéré.
Pourtant, je vois tout à fait ce qu’il veut dire.
Pour moi aussi, les contes sont des choses
sérieuses : ma mère m’a appris que, sous leur
apparente simplicité, c’étaient des histoires
profondes et pleines de sens. Quant à la
question que Faune vient de poser, c’est la
chose la plus sensée que j’ai entendue depuis
mon arrivée aux îles Fortunées.
«  T’es quand même gonflé, de demander
quel est le prix à payer, alors que t’es là
gratos ! » s’exclame Greg.
Tout le monde se marre une fois encore,
sauf une personne  : Sinbad, à qui je n’ai pas
adressé la parole depuis notre échange musclé
du matin.
Il se lève de sa table à quelques mètres de la
nôtre et prend la parole, avec ce ton
professoral qui, je commence à le
comprendre, constitue son insupportable
marque de fabrique :
«  Sauf votre respect, monsieur Prinz, est-ce
que vous êtes bien sûr d’avoir fait tous les tests
préalables pour ce protocole 2.0  ? Dans la
suite de Robocop, c’est précisément quand la
police de Detroit lance un nouveau cyborg
deuxième génération que tout se met à
dérailler… Et dans Terminator  2, le Jugement
dernier commence quand les scientifiques
mettent en ligne Skynet sans précaution…
—  Robocop  ? Terminator  ? raille Greg. Qui
regarde encore ces trucs  ?  » Il pousse un
ricanement méprisant. « Qu’est-ce qu’il y avait
écrit sur ton T-shirt, déjà, ce matin ? Ah ouais,
je me souviens : “50 % nerd, 50 % fayot, 100 %
trouillard” ! »
Damien Prinz tape sur son verre avec sa
petite cuiller pour réclamer le silence :
«  Du calme  ! Pas d’insultes entre les
stagiaires. Quant aux boursiers, ils sont ici sur
mon invitation, et je ne tolérerai pas qu’on le
leur reproche. Faune  : de quoi as-tu peur
exactement ? »
Le jeune Affranchi déglutit.
« Je ne sais pas pour les autres, mais moi, le
fait qu’OmnIA espionne mon esprit me pose
problème.
—  Je t’assure qu’OmnIA ne va espionner
l’esprit de personne.  D’une part, la
technologie ne le permet absolument pas.
Décoder un message simple, consciemment
adressé lettre par lettre via le module de
communication, c’est une chose. Saisir le flux
ultrarapide de la pensée humaine, fait d’idées
complexes, d’images élaborées et d’émotions
subtiles, c’en est une autre. Nous ne sommes
pas près d’y parvenir.
«  D’autre part, OmnIA n’est qu’un
programme –  l’un des plus complets jamais
créés, certes, mais rien de plus. Même si elle
pouvait techniquement lire vos pensées à votre
insu – ce qui, je le répète, est rigoureusement
impossible  –, jamais elle ne prendrait
l’initiative de le faire. Tout simplement parce
qu’elle n’a été programmée pour cela. Elle ne
veut, que dis-je, elle ne peut que votre bien-
être. Est-ce que cela te rassure, Faune ? »
Mon voisin de table baisse les yeux.
« Je ne sais pas…, marmonne-t-il.
—  J’ai la conviction profonde que la
programmation neuronale est l’avenir du
genre humain, affirme l’entrepreneur avec
force. Qu’elle transformera la société, dès que
les autorités accorderont l’autorisation de
mise sur le marché. Qu’elle vous transformera
vous, les boursiers, qui devez être les porte-
parole de cette avancée capitale face au
monde entier. » Il nous embrasse tous les trois
du regard. «  Faune, Lorenzo et Roxane  :
écoutez-moi bien. Le plus important est que
vous vous sentiez en phase avec mon
entreprise. Afin que dans une semaine, à la fin
du stage, vous puissiez témoigner des bienfaits
de la méthode en votre âme et conscience.
Mais je ne veux forcer personne. Si vous vous
sentez mal à l’aise, vous pouvez sortir du
programme dès ce soir. »
Lorenzo bondit sur sa chaise tel un diable
hors de sa boîte :
«  Quoi  ? balbutie-t-il, livide. Qui a parlé de
sortir du programme  ? J’ai rien demandé,
moi !
—  Vous n’êtes pas obligés de décider tout
de suite, poursuit Damien Prinz,
imperturbable. Laissez-vous le temps de
réfléchir.  » Il se tourne vers le reste de
l’assemblée, soudain silencieuse. «  C’est aussi
valable pour chacun d’entre vous  : si vous
voulez sortir, c’est possible à tout moment. Il
suffit d’envoyer mentalement le mot EXIT à
OmnIA. On vous conduira aussitôt chez moi,
dans l’île Wiener, pour que je désactive
personnellement vos neurobots et que je vous
déconnecte du réseau. »
À ces mots, il s’empare de sa flûte remplie
d’un liquide doré ayant l’apparence du
champagne, mais l’apparence seulement  : ce
n’est que du jus de pomme pétillant, tout
alcool étant proscrit aux îles Fortunées.
2.5
DIMANCHE 16 AVRIL, 21 H 33

« A CTION OU VÉRITÉ ? » demande Suzie.


Le feu de bois autour duquel nous sommes
assis projette des éclats dansants sur son visage
et sur son turban peace and love.
« Action », répond Greg.
Je n’en reviens toujours pas, de nous
retrouver autour du feu comme des boy-
scouts, avec nos agresseurs de la veille.
Manquent plus que les chamallows à griller  !
Tel est pourtant le casting de la soirée
« sélecte » à laquelle nous a conviés Apolline :
nous sommes en la charmante compagnie de
Greg (Grégoire de Grandmont, rejeton du
géant de l’industrie chimique Grandmont),
Baz (Basile Ruchard, héritier du groupe de
distribution par drones Flyprice) et Max
(Maxence Brunel, fils du PD-G du groupe
minier lunaire Selenix). Amaury vient un peu
relever le niveau.
Côté filles, outre Apolline et Perle, nous
avons été présentés à Victoire Duverdin et
Aliénor Mirancourt, dont les parents se
partagent les postes de direction d’une grosse
compagnie d’assurances dont j’ai oublié le
nom, et à Suzie N’Diaye, fille du médecin
derrière la plus grande clinique de
nanochirurgie d’Europe. Elles ont toutes les
lèvres ourlées de tons nude, à côté desquels
mon rouge Darkissime fait un peu cygne noir
– ou psychopathe, au choix.
Cerise sur le gâteau, si j’ose dire  : Adam et
Ève ont eux aussi été invités. Bien
évidemment, je me suis assise aussi loin que
j’ai pu de l’un et de l’autre.
Apolline a décidé de convier tout ce beau
monde à un jeu d’«  action ou vérité  »… en
plus de ses talents d’entremetteuse, elle a su
garder une âme d’enfant.
«  Action, très bien  ! s’exclame Suzie avec
enthousiasme. Lève-toi, Greg, et embrasse
Faune.
— Hein ? s’étrangle-t-il.
— Je suis pour la paix dans le monde, je ne
supporte pas les tensions, déclare Suzie en
formant un cœur avec ses mains. Maintenant
que nous sommes tous assis ensemble, il est
temps de nous réconcilier. Namasté.
— Nama-quoi ?
— Namasté  : “je salue le divin en toi”. C’est
un truc que m’a appris mon prof particulier
de yoga. »
La mort dans l’âme, Greg se lève et marche
jusqu’à Faune.
Dans la lumière du feu, j’ai l’impression que
les deux garçons vont à nouveau s’écharper,
comme hier.
Mais non  : ils se donnent virilement
l’accolade.
«  C’est ça que tu appelles embrasser  ? dit
Suzie, déçue. Même pas un petit bisou ?
—  Eh, oh, on est des mecs  ! s’écrie Greg,
outré. À mon tour maintenant. »
Il regagne sa place et se tourne vers son
voisin de droite : Adam.
« On va voir ce que tu as dans le ventre, toi !
murmure-t-il en plissant les yeux. Action ou
vérité ?
—  Comme tu préfères, Grégoire  », répond
aimablement l’androbot+.
Bien sûr, quelle autre réponse pourrait-il
formuler  ? L’intelligence artificielle
embarquée dans ce pantin est programmée
pour satisfaire les humains.
«  Comme je préfère  ? répète Greg avec un
sourire qui ne me dit rien qui vaille. Action,
alors, voilà ce que je préfère… » Il détache sa
lourde Rolex de son poignet et la balance de
toutes ses forces au loin, dans la mer
enténébrée. « Va chercher ! »
Adam suit la trajectoire des yeux, jusqu’à ce
que la montre disparaisse dans l’eau.
« Je suis désolé, déclare-t-il en se retournant
vers Greg, ma structure externe me permet de
résister aux intempéries, mais pas à une
immersion prolongée  : je ne suis pas
waterproof…
— Rien à taper. Vas-y quand même. »
Un murmure court tout autour de la ronde,
mélange d’exclamations étouffées et de rires
feutrés.
Seule Ève reste silencieuse, assise de l’autre
côté du feu entre Baz et Victoire, ses longs
cheveux aussi lisses que des fils de nylon, ses
yeux clairs aussi transparents que des perles de
verre.
«  Tu crois qu’on a le droit d’abîmer le
matériel, Greg  ? marmonne Max, un peu
inquiet.
—  Pour le prix qu’on paye, on a tous les
droits, rétorque Greg. Je m’en fous comme de
l’an quarante, de cette montre, j’en ai des
dizaines d’autres à la maison, mais les
androbots sont censés nous obéir au doigt et à
l’œil. Allez, Adam, sois un bon chienchien  :
rapporte ! »
Je sens mon sang de Clébarde bouillir dans
mes veines. Un furieux instinct de rébellion
monte à mes lèvres, l’envie de mordre la main
qui a lancé la balle. Pour un peu, j’éprouverais
presque de la compassion pour ce pauvre
pantin, face à une brute qui ramène toujours
tout au pognon.
Mais Adam reste immobile, aussi muet
qu’Ève, le visage figé dans une expression
absente. L’espace d’un instant, il ne ressemble
plus du tout à un être humain, mais à une
statue creuse, une boîte vide…
«  Eh ben alors, qu’est-ce que t’attends  ?  »
s’impatiente Greg.
Les paupières de l’androbot+ battent
plusieurs fois, très vite, tel un obturateur
d’appareil photo.
« Je suis désolé, mais je ne peux pas obéir à
cet ordre, déclare-t-il, le visage fixe. Je ne suis
autorisé à risquer la destruction physique que
dans deux circonstances seulement.
Circonstance un –  [si mon propriétaire légal
me le demande] ; circonstance deux – [si c’est
la seule manière de sauver un être humain en
danger]. Or, aucune de ces circonstances ne
s’applique ce soir. »
Au-delà de son expression soudain figée, la
manière heurtée dont Adam s’exprime à
présent trahit sa nature de machine  : poussé
dans ses retranchements, son logiciel de
synthèse vocale atteint ses limites…
«  Qu’est-ce que c’est que ce charabia  ?  »
éructe Greg.
De l’autre côté du feu, Ève vole au secours
de son compagnon :
« Adam ne fait qu’exécuter son programme,
explique-t-elle. Il ne fait que suivre les lois
d’Asimov.
—  Asimov  ? répète Greg, excédé. C’est pas
le nom d’une île des Fortunées ?
— Isaac Asimov était un écrivain de science-
e
fiction du XX  siècle, à l’origine des lois de la
robotique, qui sont encore en vigueur
aujourd’hui chez toutes les IA civiles
fabriquées par Noosynth. »
L’androbotte+ se met à réciter, tel un
enregistrement :
« Première loi – [un robot ne peut porter atteinte à
un être humain, ni, restant passif, permettre qu’un
être humain soit exposé au danger] ;
«  Deuxième loi –  [un robot doit obéir aux ordres
que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres
entrent en conflit avec la première loi] ;
«  Troisième loi –  [un robot doit protéger son
existence tant que cette protection n’entre pas en
conflit avec la première loi ou la deuxième loi] ;
«  Clause de propriété ajoutée par Noosynth –
  [dans la deuxième loi, l’expression “un être
humain” est remplacée par “son propriétaire légal”].
—  Stop, j’ai la tête qui va exploser  ! s’écrie
Greg. À quoi ça sert de choisir action, si ton
mec a peur de se faire bobo  ! Il a pas de
couilles !
— Tu peux me demander une autre action,
moins dangereuse, suggère Adam.
—  Non, aucun intérêt, ce n’est plus drôle
du tout  ! À la place, je choisis vérité  !  » Un
éclat revanchard passe dans les prunelles de
Greg. « Est-ce que tu t’es déjà tapé Ève ? »
L’androbot+ marque une nouvelle pause, le
temps pour son processeur de comprendre la
question et ses connotations graveleuses.
«  Je ne suis pas équipé d’un appareil
reproducteur, déclare-t-il finalement.
—  C’est bien ce que je disais, s’exclame
Greg à la cantonade. Vous avez entendu ça,
vous autres  : il a littéralement pas de
couilles ! »
Et c’est reparti pour une bonne ambiance
de vestiaire, comme seuls Greg, Max et Baz en
ont le secret…
Imperturbable, Adam se tourne à son tour
vers son voisin de droite, ou plutôt sa voisine :
Apolline, encore vêtue de la splendide robe en
soie holographique de chez Rosier, qu’elle
portait pour le dîner avec Damien Prinz.
«  Action ou vérité  ? demande l’androbot+,
appliquant mécaniquement la règle du jeu.
—  Vérité, répond Apolline tout en jouant
avec les pointes de ses longs cheveux blonds
entre ses doigts effilés. Encore que, je ne vois
pas ce qu’une vulgaire machine comme toi
peut demander à une vraie femme comme
moi.
— Est-ce que tu t’es déjà tapé Greg ? »
Je presse ma main contre ma bouche pour
étouffer un fou rire.
Je ne sais pas si Adam a de l’humour, ou si
son programme ne fait que répéter la dernière
question qu’on lui a posée –  cette deuxième
option est plus probable, il n’empêche que la
tête d’Apolline est à mourir de rire !
«  Co… comment oses-tu…  ?  » balbutie-t-
elle.
Mais il est trop tard pour faire marche
arrière  : tous les regards pèsent sur elle,
attendant sa réponse.
« On a eu un truc, lui et moi…, finit-elle par
avouer à contrecœur. Pendant une soirée au
Monarque, à Noël dernier, on était tous les
deux bourrés… »
De l’autre côté du feu, les yeux de Greg
brillent d’un éclat nostalgique, laissant
supposer qu’il aimerait bien remettre ça. D’un
geste réflexe, il lisse ses tempes pour mieux
bomber sa pompadour, tel un coq gonflant sa
crête.
Mais Apolline tranche d’une voix sèche :
«  C’est de l’histoire ancienne. Les mecs,
c’est comme les robes de soirée  : je ne
m’affiche jamais deux fois avec le même, ce
serait de mauvais goût. Dossier classé. Au
suivant. »
La petite cour d’Apolline applaudit à son
mot d’esprit, tandis qu’elle se retourne vers
Faune. Instantanément, ses traits se lissent, sa
moue courroucée se transforme en sourire
charmeur.
«  Mais toi, mon ténébreux chasseur de
loups, je sens que tu pourrais me coller à la
peau comme une robe haute couture taillée
sur mesure, pendant bien plus qu’une
soirée…, susurre-t-elle. Alors, dis-moi  : action
ou vérité ?
— Euh… vérité…, répond Faune.
— Est-ce que tu veux sortir avec moi ? »
Gros moment de malaise, surtout quand
elle ajoute avec un clin d’œil :
«  Avant de répondre, rappelle-toi ce que je
t’ai dit à la plage : après ton BAC, il pourrait y
avoir un joli poste pour toi dans la boîte de
papa ! »
Voilà pourquoi elle nous a invités ce soir  :
pour faire ses avances à Faune. Un Affranchi
tout droit sorti de l’état de nature doit
manquer à son tableau de chasse, j’imagine
qu’elle trouve ça follement exotique. Après lui
avoir déballé le CV de son père cet après-midi,
elle dégaine la grosse artillerie. Sans doute
croit-elle qu’elle est irrésistible, et qu’avec sa
fortune on ne peut rien lui refuser.
Décidément, Greg et elle étaient faits l’un
pour l’autre, ils auraient dû rester ensemble…
«  Je… j’ai déjà une fiancée…  », répond
Faune.
Apolline hausse les sourcils, surprise.
Je le suis moi aussi, et sans doute plus
qu’elle  : quelques heures plus tôt, Faune m’a
appris que les Affranchis avaient pour
coutume de se raser la tête entre la date des
fiançailles et celle du mariage –  ses cheveux
n’ont pas eu le temps de repousser aussi vite,
en sept mois seulement depuis qu’il a quitté la
Zone Franche.
Il est donc en train de mentir, enfreignant
la règle du jeu –  pourquoi  ? Juste pour
échapper aux griffes d’Apolline ?
«  Une fiancée  ? répète-t-elle, visiblement
déçue. Dommage. On aurait fait un si beau
couple… » Elle bat des paupières, puis ajoute
avec une pointe de perfidie : « … et tu aurais
eu une si belle place chez Tannacher
Construction. Allez, sans rancune  : à toi de
jouer. »
Manifestement plus soulagé d’avoir échappé
à Apolline que déçu d’avoir manqué le job du
siècle, Faune s’empresse de se tourner vers
Amaury. Ce soir, ce dernier a laissé tomber son
borsalino, révélant une chevelure châtain mi-
longue et légèrement ondulée, genre
romantique. Il est vêtu d’un pantalon et d’une
chemise en coton écru, un look à la fois chic
et décontracté, dont la clarté ressort dans
l’ambiance nocturne.
« Action ou vérité ? demande Faune.
— Vérité.
—  Eh bien… qu’est-ce que tu as choisi
comme don dans le menu ce soir ? »
Des soupirs retentissent autour du feu, la
plupart des participants préférant
manifestement les questions pièges bien
vicieuses aux questions directes sans arrière-
pensée.
«  J’ai pris le don danse exotique  », répond
Amaury.
De l’autre côté du feu, Greg grommelle
d’un air dégoûté :
« Quoi ? Tu as choisi d’apprendre à danser ?
—  Oui, répond Amaury sans se démonter.
Pour offrir à Roxane un spectacle d’une autre
trempe que celui des Hot Strip Boyz. Pour lui
faire un numéro privé, rien que pour elle. »
Il regarde dans ma direction en souriant.
Dans la chaude lumière des flammes, ses
yeux paraissent plus verts encore qu’hier à la
sortie de la clinique.
« La manière dont tu es, la manière dont tu
bouges, ton regard aussi…, dit-il. Il y a
quelque chose de magnétique chez toi, qui
m’hypnotise. J’espère juste attirer ton
attention, comme tu as captivé la mienne. »
Je détourne le regard, gênée par cette
déclaration – mais, quelque part aussi, je dois
l’avouer, flattée. Au début, j’avais catalogué
Amaury gosse de riche comme les autres. Mais
il a quelque chose de différent. Il ne considère
pas que tout lui appartient d’avance. Et il est
prêt à prendre des risques, comme celui de se
ridiculiser devant ses potes de lycée pour me
montrer que je lui fais de l’effet.
« Perle, à toi de répondre maintenant, dit-il
en se tournant vers ma voisine de gauche.
Action ou vérité ?
— Vérité, répond la jeune fille en s’éventant
avec sa minaudière frappée de motifs Vuitton.
—  Qu’est-ce que Lorenzo doit faire pour
que tu te remettes avec lui ? »
En prononçant ces paroles, Amaury dirige
ses yeux vers Apolline, qui échange elle-même
un regard furtif avec Lorenzo. Je me souviens
de ce que ce dernier nous a dit au dîner : que
la reine de la soirée l’aiderait à marquer des
points avec Perle, s’il nous faisait venir… C’est
clair : la question d’Amaury est téléguidée par
Apolline.
« Ce qu’il doit faire pour que je me remette
avec lui  ?  » répète Perle en fronçant les
sourcils.
Elle regarde dans la direction de l’Eurasien.
Ce dernier lui sourit de l’autre côté du feu,
les yeux brillants d’espoir.
« Je ne crois pas qu’il puisse faire quoi que
ce soit…, murmure Perle. La situation ne
dépend pas de lui. Elle est entre les mains des
avocats.
—  Perle…, implore Lorenzo, rompant la
règle du jeu pour s’adresser à elle
directement.
—  Il faut que tu comprennes, répond-elle.
J’essaye juste de nous préserver, tous les deux.
À quoi ça rimerait de nous remettre ensemble
maintenant, si dans quelques semaines on
apprend que la demande de libération de tes
parents est rejetée en appel  ? que vous ne
récupérerez rien de ce qui vous a été
confisqué  ? Il faudrait qu’on se sépare à
nouveau. Imagine ce que les gens diraient, ce
serait un scandale… »
Le pire, c’est que Perle a l’air vraiment
sincère.
Pas un seul instant elle n’imagine que
Lorenzo et elle pourraient rester ensemble
même si le procès en appel échouait.
«  Mais je suis sûr que les avocats de mes
parents vont gagner ! s’exclame Lorenzo.
— Bien entendu… Mais je préfère attendre,
pour toi comme pour moi. C’est plus
raisonnable ainsi.
— Il n’y a donc rien que je puisse faire ?
— Non, rien. À part… prier. »
Considérant que la conversation est finie,
Perle se tourne brusquement vers moi :
« Action ou vérité ? »
Je suis encore sous le choc de ce que je viens
d’entendre, de ces gens dont la vie et les
sentiments semblent entièrement régis par
l’argent.
On dirait que c’est leur unique obsession.
Et si je choisis vérité, et que Perle me
demande combien gagne mon père, soi-disant
directeur chez Urbanex ?
« Action », je réponds dans un souffle.
Au moment où je prononce ce mot, une
lueur fauve s’allume dans les prunelles de
Perle, et je comprends aussitôt que je suis
tombée dans un traquenard.
« Va embrasser un autre garçon qu’Amaury,
m’ordonne-t-elle. Je veux dire, embrasser
vraiment cette fois-ci, avec la bouche.
— Perle ! s’écrie Amaury.
—  Quoi  ? dit-elle en haussant les épaules.
J’ai bien le droit de demander ce que je veux,
non, c’est la règle du jeu ? Tout comme toi, tu
m’as demandé ce que tu voulais. »
OK, j’ai compris.
Perle veut se venger d’Amaury, qui l’a
obligée à répondre aux avances de Lorenzo
À
devant tout le monde. À présent, elle veut
l’humilier en me forçant à me rapprocher
d’un autre garçon que lui, alors qu’il a montré
publiquement qu’il en pinçait pour moi. Le
rendre jaloux  : c’est ça, son objectif. Sous ses
airs de poupée précieuse, la petite Perle est
perverse comme une démone.
« Vas-y, Roxane, m’encourage-t-elle du bout
des lèvres. Choisis un garçon.
—  Oui, Roxane, allez  !  » reprend Apolline
en frappant dans ses mains.
Bientôt toutes les filles scandent en chœur :
« Rox ! Rox ! Rox ! »
Mon cœur palpite dans mes tempes.
Mon regard tourne autour du feu.
Greg, Max ou Baz ? plutôt mourir !
Lorenzo ou Faune ? ça me ferait bizarre, je
les considère comme des amis…
Il ne reste que… Adam.
Oui, c’est ça la solution, et qu’on en finisse !
Je me lève d’un bond, rabattant mes
cheveux derrière mon oreille, et je marche
jusqu’à l’androbot+.
«  Eh  ! s’exclame Perle. Ça ne compte pas,
c’est pas un garçon !
—  Ça y ressemble suffisamment pour faire
l’affaire  », je réponds d’un ton sec, qui ne
souffre pas de réplique.
Je m’accroupis devant Adam, tournant le
dos à Ève –  même si cette dernière n’est
qu’une machine, je préfère ne pas croiser son
regard.
J’agrippe la nuque de l’androbot+ de ma
main droite – sa peau n’est pas froide comme
celle de l’hôtesse, mais artificiellement
chauffée pour recréer la sensation d’une peau
humaine.
Je pose ma main gauche sur sa poitrine – je
sens battre sous mes doigts son cœur
mécanique, que j’avais pris pour un cœur
vivant quand j’étais tombée dans ses bras à la
sortie du jet.
Enfin, j’embrasse ses lèvres de plastique – si
bien imitées qu’elles accueillent ma bouche
avec la souplesse de lèvres de chair.
Je ferme les yeux pour que ce moment de
malaise passe plus vite, pétrie par la honte
d’embrasser un pantin, galvanisée par la
satisfaction d’avoir échappé au piège tendu
par Perle.
3.1
LUNDI 17 AVRIL, 07 H 15

« P EUT-ÊTRE MADEMOISELLE LE GALL


PEUT-ELLE RÉPONDRE À CETTE
QUESTION ? »
Je relève brusquement la tête.
À travers ma mèche asymétrique, qui me sert
d’écran quand je veux piquer un somme, la salle de
classe m’apparaît. Dix rangées s’étendent devant
moi –  comme d’habitude, je suis avachie à la
dernière  –, jusqu’à l’estrade tout là-bas. Une petite
femme en tailleur y est juchée  : Mlle  Charpot, la
nouvelle prof de SVT tout juste débarquée au Bois-
Joli.
«  Eh bien, on ne va pas y passer la nuit,
s’impatiente-t-elle. J’attends… »
Je n’ai pas la moindre idée de la question qu’elle
vient de me poser, et de toute façon je n’ai aucune
intention d’y répondre.
Les autres profs ne l’ont pas avertie qu’il ne
fallait jamais interroger une bête féroce comme moi,
et encore moins sur ce ton  ? Est-ce que mon collier
clouté et mon rouge à lèvres terreux ne sont pas des
signaux assez clairs  ? Tant pis pour elle, elle va
goûter la morsure de Rox la Galeuse…
La seule chose qui compte, désormais, c’est de me
montrer insolente.
De faire rire la classe à ses dépens.
De rappeler à tous les lycéens qu’il vaut mieux ne
pas me chercher.
Voilà ma stratégie, depuis six mois que je suis en
classe de seconde à Jules-Verne, celle qu’Angie m’a
apprise pour me faire respecter : aboyer plus fort que
ceux qui m’agressent, à leur en crever les tympans.

« Vous attendez ? je répète en soufflant dans ma


mèche. On peut savoir quoi, au juste  ? Le prince
charmant ?
— Roxane ! » s’écrie Mlle Charpot, rouge comme
une pivoine.
Elle se retient à son bureau, décontenancée par ce
coup qu’elle n’a pas vu venir, tandis que des rires
résonnent à travers la salle de classe.
Un éclair de culpabilité me traverse, de lui faire
subir cette humiliation… mais il ne dure pas.
Ma réputation de dure à cuire est plus importante
que mes états d’âme.
C’est une question de survie.
Pour que personne, jamais, n’ose plus critiquer
mes parents devant moi, ou me faire un croche-patte
au réfectoire.
Je rejette ma mèche en arrière, tout en bombant le
torse pour arborer les pointes de mon collier.
«  Désolée, ma pauvre, mais je crois que vous
risquez d’attendre encore longtemps, dis-je pour
achever ma victime.
—  De… dehors…, parvient-elle à articuler en
désignant la porte d’un doigt tremblant. Chez le
directeur, immédiatement… »
Je m’arrache à ma chaise et me traîne entre les
tables, faisant peser mes rangers de tout leur poids
sur le plancher, cognant ma lourde chaîne porte-clés
contre les tables, jetant des regards aussi noirs que
mon treillis aux élèves qui osent lever les yeux sur
moi. Ce n’est pas demain la veille que l’un d’entre
eux viendra me chercher des noises.
Je sors de la classe et traverse les couloirs
silencieux.
Le bureau du directeur, je le connais par cœur,
pour y avoir été convoquée tant de fois. Le chemin
qui y conduit est jalonné de portes closes. Derrière
elles, les cours se poursuivent, pendant que moi je
passe à côté de ma vie…
Je secoue la tête pour chasser cette idée
vertigineuse, pénètre dans le vestibule, frappe à la
porte du bureau.
J’entends un raclement de chaise, puis le panneau
s’ouvre sur le visage du directeur.
Il est livide.

«  Roxane Le Gall…, murmure-t-il. Quelle…


quelle coïncidence… »
Coïncidence ? Qu’est-ce qu’il raconte ?
«  Mlle  Charpot m’a renvoyée de classe, je
commence à expliquer. C’est elle qui m’a provoquée.
Elle m’a dit que… »
Mais le directeur ne m’écoute pas.
Il me prend par le bras et me fait asseoir sur la
chaise face à son bureau.
« Je viens de recevoir un appel, dit-il.
— Je parie que c’est Charpot qui vous a téléphoné
pour rejeter toute la faute sur moi !
—  Il ne s’agit pas de ça. C’est Urbanex qui a
appelé. » Il pose sa main sur mon épaule. « Ta mère,
Roxane… Elle… Je suis désolé, Roxane… Elle vient
d’avoir un accident mortel. »
Un bruit strident me déchire les tympans, comme
les freins d’une
voiture crissant dans une ruelle
déserte.

Je me réveille en sursaut, plaquant mes


mains sur mes oreilles pour étouffer le bruit
atroce des souvenirs.
Mais rien n’y fait  : même si la vibration
électrique qui nimbait mon rêve s’est éteinte,
j’entends encore cet horrible crissement de
freins à travers l’épaisseur de mes paumes,
comme s’il continuait de résonner depuis le
fond de ma mémoire…
… comme s’il hurlait en ce moment même,
derrière les murs de mon bungalow.
Je saute de mon lit et me précipite vers la
porte : il y a bien quelqu’un qui hurle à pleine
gorge, là-dehors, j’en mettrais ma main à
couper !
Je déboule sur le ponton illuminé par le
soleil du matin.
On dirait Suzie, sur la plage, en contrebas…
Je dévale les marches et cours jusqu’à elle.
Elle est toute tremblante dans son legging,
un tapis de yoga à moitié déroulé à ses pieds.
« Quoi, qu’est-ce qu’il y a, Suzie ? dis-je en la
prenant par les épaules.
— Je… je me suis levée avant l’heure, pour
aller faire ma salutation au soleil sur la
plage…, balbutie-t-elle entre deux sanglots.
J’ai commencé à enchaîner mes mouvements
sans m’apercevoir de rien… jusqu’à ce que
mon regard tombe sur ça… »
Je baisse à mon tour les yeux.
À quelques mètres du tapis de yoga gît le
corps détrempé d’Ève, ses cheveux
synthétiques agités comme des algues par les
vagues qui viennent mourir sur la grève, ses
yeux de verre reflétant fixement le soleil
levant.
3.2
LUNDI 17 AVRIL, 09 H 17

« C ’EST UN REGRETTABLE ACCIDENT ! »,


s’exclame Meg, haussant la voix pour tenter
de couvrir le brouhaha qui règne dans le
restaurant.
Depuis que le corps d’Ève a été retrouvé il y
a deux heures, la fièvre s’est emparée de l’île
paradisiaque. J’ai beau savoir qu’il ne s’agit
que d’un pantin, que ça ne devrait pas
m’affecter davantage qu’un téléphone
portable foutu après être tombé dans la flotte,
je ne peux m’empêcher de penser à elle
comme à une victime humaine. Elle paraissait
si… réelle.
Du coup, je n’ai pas touché à mon petit
déjeuner : j’ai l’estomac trop noué pour avaler
quoi que ce soit d’autre que du café. Je squatte
depuis vingt minutes à la machine à expresso,
ingurgitant tasse après tasse –
  exceptionnellement, ce matin, le service
robotique a été suspendu et le bar est en accès
libre.
« La situation est entièrement sous contrôle,
assure Doc Fred, faisant bloc avec Meg.
—  Sous contrôle  ? s’écrie Victoire d’une
voix suraiguë. Alors qu’Ève vient de se noyer ?
—  Médicalement parlant, elle ne s’est pas
noyée, répond Doc Fred. La noyade désigne
une asphyxie par inondation des voies
respiratoires, or les robots n’ont pas de
poumons. Selon toute vraisemblance, ce sont
È
les circuits imprimés d’Ève qui n’ont pas
résisté à l’immersion prolongée.
—  Ça n’explique pas comment elle est
venue s’échouer sur la plage, fait remarquer
Sinbad en fronçant les sourcils. Est-ce qu’elle
est allée nager cette nuit  ? Piquer une tête
quand on craint l’eau  : pour une intelligence
artificielle avancée, excusez-moi, mais je ne
trouve pas ça très futé…
—  Ève a dû tomber, réplique le médecin.
Rappelle-toi  : Adam et elle ne sont pour
l’instant que des prototypes, pas
complètement achevés. Leur système
d’équilibre n’est manifestement pas tout à fait
au point. »
Pas au point, leur équilibre ?
Ce n’est pas du tout l’impression que j’ai
eue hier sur le terrain de volley, en voyant Ève
monter au filet comme une joueuse
professionnelle…
À la moue dubitative de Sinbad, je devine
qu’il est aussi peu convaincu que moi par les
explications qu’on essaye de lui faire gober. Le
T-shirt qu’il porte aujourd’hui sous sa veste
noire aux manches retroussées représente
l’affiche du film Blade Runner –  encore un de
ses vieux nanars poussiéreux, je présume.
Décidément, ce monomaniaque a bien
sélectionné sa garde-robe pour son voyage au
pays des IA !
«  Si je comprends bien, Ève a simplement
glissé  ? murmure Victoire d’une petite voix,
telle une fillette qui ne demande qu’à être
rassurée après un cauchemar.
—  Tout à fait  ! répond Doc Fred. Les
androbots+ n’ont pas besoin de dormir
comme vous et moi. Leur programme prévoit
d’effectuer des rondes chaque nuit, pour
s’assurer que tout va bien dans l’île. Elle s’est
certainement approchée trop près de
l’extrémité du ponton, tout au bout de la
rangée de bungalows, et le courant aura
ramené son corps sur la plage. Voilà tout.
— Et tu vas nous dire qu’Adam a glissé, lui
aussi ? rétorque Sinbad. Drôle de coïncidence,
quand même ! »
Une fois de plus, ça me tue de l’admettre,
mais Monsieur Je-sais-tout a raison  : Adam
manque aussi à l’appel ce matin, et d’après ce
que j’ai compris, sa balise de géolocalisation
n’apparaît plus sur le radar. Tous les autres
androbots se tiennent là, en bas des marches
du restaurant où ils ont été convoqués  : les
trois androbottes-esthéticiennes, les cinq
androbots-plagistes et les sept androbots-
serveurs. Bien alignés et immobiles, comme
une armada d’androbots-vendeurs avant
l’ouverture des Galeries au premier jour des
soldes.
«  Adam a également dû connaître un
dysfonctionnement, déclare Meg, reprenant la
parole. Peut-être est-il tombé à l’eau en même
temps qu’Ève ?
— Ou peut-être qu’ils ont essayé de se faire
la malle tous les deux, complète Sinbad, qui
ne veut pas en démordre. Comme dans Blade
Runner  : des androïdes rêvant de liberté, qui
s’enfuient pour échapper aux humains. »
Des rires retentissent ici et là, comme à
chaque fois que Sinbad en appelle à ses vieilles
références cinématographiques.
Meg profite des sarcasmes pour reprendre
habilement la main :
« Quelle imagination débordante ! Ne nous
emballons pas, et laissons faire les spécialistes,
qui nous apporteront bientôt toutes les
réponses. D’une part, le corps d’Ève a été
rapatrié sur l’île Turing, pour que les
technibots réparent ce qui peut l’être. D’autre
part, OmnIA a lancé ses batbots tout autour de
l’île Descartes, afin de localiser Adam. Le
cloud entier est mobilisé pour le retrouver,
vivant ou mort.  » La coach se mord la lèvre,
réalisant que sa langue a fourché. «  Enfin, je
veux dire, en état de marche ou pas ! »
L’annonce de ces différentes initiatives est
accueillie avec des sourires benêts.
Je n’en crois pas mes yeux  : est-ce que les
autres stagiaires vont vraiment se contenter de
ces suppositions ? Le discours que nous a servi
Meg me semble bien trop simple, brillant à
l’extérieur mais creux à l’intérieur –
  exactement comme les îles Fortunées, qui
m’ont enchantée au premier regard, mais qui,
depuis ce matin, m’apparaissent comme un
décor de théâtre. La courbe trop parfaite du
rivage, le feuillage trop lustré des cocotiers, le
bleu trop profond de la mer  : tout me paraît
soudain irréel.
Incapable de me contenir plus longtemps,
je lève la main :
« Et si on ne retrouve pas Adam ?
—  Eh bien, on continuera à chercher  »,
répond Meg avec désinvolture.
Apolline pousse un soupir exaspéré.
L’espace d’un instant, je m’attends à ce
qu’elle joigne sa voix à la mienne pour
réclamer des explications plus sérieuses.
Raté :
«  Ces affreuses chauves-souris vont nous
espionner  ? Je croyais que dans les stages
Science Infuse, la discrétion était garantie : on
a payé assez cher pour ça !
—  Apo a raison, renchérit Perle en faisant
une moue de starlette. J’ai pas envie que des
images fuitent, et que je retrouve ma
projection holographique en bikini dans les
pages de Voilà 3D !
—  Les batbots ne s’approcheront pas à
moins de cent mètres de vous, s’empresse de
préciser Meg. Leurs microphones resteront
coupés pour empêcher toute écoute, ainsi que
les clauses du stage Science Infuse le stipulent.
Quant aux bandes vidéo, elles seront détruites
dès qu’Adam aura été retrouvé. Aucune image
ne fuitera  : vous avez ma parole et celle de
Damien. »
Perle hoche la tête, apparemment satisfaite
de ces garanties, puis elle porte à ses lèvres le
latte qu’elle est venue se servir tout à l’heure à
la machine à expresso.
La voilà, ma satisfaction à moi : la voir avaler
le breuvage dans lequel j’ai discrètement
craché, tandis qu’elle papotait en attendant
son jus –  après m’avoir obligée à embrasser
Adam hier, c’est à son tour de goûter ma salive
de chienne enragée.
3.3
LUNDI 17 AVRIL, 16 H 55

« A LORS, VOUS TROUVEZ ÇA


COMMENT  ? nous demande anxieusement
Lorenzo, après avoir reposé sur son transat la
mandoline qu’il a empruntée à l’atelier des
arts.
— Un sans-faute…, dis-je en m’efforçant de
sourire de manière enthousiaste.
— Ça sonnait très… juste » confirme Faune,
tout aussi mal à l’aise que moi, me semble-t-il.
C’est vrai que le morceau que Lorenzo vient
de jouer était bluffant –  l’enchaînement
rapide des notes, la pluie d’arpèges, la
succession d’accords  : tout était
techniquement parfait.
Mais son interprétation avait aussi quelque
chose de vaguement angoissant –  la manière
dont il regardait ses mains courir sur les
cordes d’un air absent, comme si ce n’étaient
pas vraiment les siennes, m’a troublée.
Damien Prinz nous a vendu le protocole 2.0
comme un miracle capable de transformer
n’importe qui en prodige. Il nous a assuré que
la programmation neuronale était maintenant
capable de transmettre davantage que le savoir
brut : le talent artistique.
Mais là, face à Lorenzo jouant sa sérénade
italienne, j’ai eu l’impression d’une forme
d’imposture. Il m’a manqué quelque chose,
un sentiment, une intention, je ne sais pas –
  un truc indéfinissable, qui n’était pas là. En
un mot, la musique de Lorenzo m’a semblé
aussi factice que cette île artificielle flottant
sur l’océan, aussi trompeuse que ce ciel sans
nuage où, depuis ce matin, les batbots
tournent en cercles comme des charognards…
Fées ou pas, on ne devient pas un artiste d’un
simple coup de baguette magique  : c’est le
fruit incertain d’une sensibilité unique et de
beaucoup de travail.
«  J’espère que Perle aimera ce morceau…,
murmure Lorenzo, sans se douter de mes
pensées. Dis-moi honnêtement, Roxane, en
tant que fille, est-ce que ça te ferait craquer ?
— Euh… ce n’est pas parce que je suis une
fille que je représente tout le genre féminin…,
je lui fais remarquer.
— Je sais bien, mais dis-moi quand même. Je
voudrais avoir ton avis. Est-ce qu’après une
telle sérénade, tu accepterais d’aller faire un
tour en pédalo ? »
J’ai soudain de la peine pour Lorenzo. En
matière de pédalo, c’est surtout lui qui pédale
dans la semoule, en s’entêtant avec Perle…
« C’était top, dis-je doucement, et tant pis si
c’est un mensonge. J’ai beaucoup aimé. »
Il relève la tête, un sourire radieux sur le
visage.
«  Je suis content que ça t’ait plu. J’espère
que ça plaira aussi à Perle. Je compte lui jouer
ce morceau cette nuit même, à la soirée… »
Faune et moi échangeons un regard
interloqué.
«  Je croyais que tu voulais te pointer en
douce sous les fenêtres de son bungalow, dis-
je. Pour lui faire la surprise. Il n’a jamais été
question d’une nouvelle soirée…
—  Vous n’êtes pas au courant  ? Apolline a
décidé de renouveler l’expérience, et cette
fois-ci elle a invité toute la promo. L’île ne
parle que de ça !
—  Trop sympa de sa part, dis-je d’un ton
acide, repensant au jeu d’action ou vérité de la
veille. Mais je vais passer mon tour. J’ai bien
compris qu’Apolline et moi, on n’est pas, on
ne sera jamais du même monde. Ça change
quoi, pour elle et les autres stagiaires, de
réussir leurs études ou pas ? De toute façon, ils
hériteront de leurs parents. Tu nous l’as dit
toi-même, rappelle-toi  : ils n’en ont rien à
taper du BAC. C’est juste une formalité, un
truc pour faire joli sur leur CV et dans leur
page du bottin mondain. Alors que pour moi,
ma vie en dépend…
— Ta vie en dépend ! sourit Lorenzo. Arrête
de dramatiser, ce n’est pas comme si tu étais à
la rue. Je te rappelle que ton père dirige l’une
des plus grosses filiales d’Urbanex, quand
même. Je parie que tu étais juste à la limite
pour avoir droit à une bourse, avec le salaire
qu’il doit empocher tous les mois… Tu
retomberas toujours sur tes pieds, va ! »
J’ai soudain envie de tout lui balancer  à la
figure : le vrai boulot de mon père, la mort de
ma mère, ma dérive avec les Clébardes. Oui,
j’ai envie de déchirer cette autofiction
pathétique, digne d’une IA-romancière de bas
étage, que j’ai laissée se construire autour de
moi. Mais le courage de faire cette confession
fracassante me manque. Il me reste quoi,
quatre jours à tirer sur cette île ? Ce sera plus
confortable en laissant Lorenzo et les autres
croire ce qu’ils ont eux-mêmes imaginé…
« Rouler des pelles à un pantin pour amuser
la galerie, ça va bien une fois, mais pas deux,
je me contente de murmurer.
—  Pareil pour moi, renchérit Faune. Hier,
je ne me sentais pas à ma place. Ce soir, je
préfère décliner l’invitation et me coucher
tôt. »
Lorenzo secoue la tête :
«  Rôôô, j’y crois pas, quelle brochette de
rabat-joie ! Vous n’allez pas être les deux seuls
paumés à faire bande à part, quand même  ?
Surtout que vous avez une touche, chacun de
votre côté, pas vrai ? Ça serait pas beau, ça, si
on terminait tous les trois en couples  : moi,
avec Perle  ; Roxane, avec Amaury  ; Faune,
avec Apolline. »
Je hausse les épaules :
« Qui te dit qu’on est intéressés ? »
Lorenzo se contente de rire à nouveau,
d’un rire qui sonne faux.
«  Amaury me semble plutôt cool, et il est
beau gosse, déclare-t-il, comme si c’était une
réponse valable. Quant à Apolline, elle est
objectivement canon et tous les mecs sont à
ses pieds. »
Il se tourne vers Faune :
«  Je sais que tu es censé avoir déjà une
fiancée, mais ça ne compte plus, vu que tu ne
remettras jamais les pieds dans la Zone
franche. Alors vas-y, tente ta chance avec Apo !
D’après ce qu’on m’a dit, c’est une sacrée
dévoreuse d’hommes. Elle collectionne les
aventures à un rythme olympique. Mais elle a
l’air d’être vraiment in love avec toi, tu es
peut-être celui qui saura l’apprivoiser ! »
Il jette un regard autour de lui pour être sûr
que personne ne l’écoute, puis il se penche
vers nous et ajoute voix basse, sur le ton de la
confidence :
«  Et puis il faut que je vous dise, il y aura
une surprise ce soir… Greg a apporté de
l’alcool en poudre dans ses valises, en douce.
C’est la dernière innovation chimique des
labos Grandmont  : dix grammes suffisent à
reconstituer un litre de vodka  ! Ça va être
l’éclate de nous montrer nos nouveaux dons
les uns aux autres, tout en picolant un bon
coup ! »
C’est la goutte de vodka qui fait déborder le
vase.
«  Je n’ai rien à montrer, et encore moins à
des alcooliques mondains ! je m’exclame avec
humeur. Faune non plus ! »
Le sourire de Lorenzo s’efface enfin,
laissant la place à l’incrédulité :
«  Rien à montrer  ? Qu’est-ce que tu veux
dire ?
— Ni lui ni moi n’avons choisi de don, hier
soir, dans le menu.
—  Quoi  ? Mais vous êtes complètement
tarés  ! Damien Prinz nous offre ces dons
gratuitement, alors qu’ils seront
commercialisés à des prix exorbitants quand la
programmation neuronale obtiendra son
autorisation de mise sur le marché !
—  Arrête de tout ramener au fric  ! J’ai
l’impression d’entendre Greg et ses clones, ou
même pire : Perle. Je pensais que tu étais assez
différent d’eux pour voir le monde autrement.
—  Et moi, je pensais que tu étais assez
intelligente pour saisir une opportunité en or
quand on te la présente sur un plateau. »
Je me lève brusquement de mon transat,
attrapant ma serviette :
« Je m’arrache. Cette plage est toxique. J’ai
besoin d’air. Et aussi, d’échapper cinq minutes
à ces sales bestioles. »
J’agite vaguement la main vers le ciel, en
direction des chauves-souris aux ailes de
silicone.
« Moi aussi, j’y vais, dit Faune en se levant à
son tour. Je crois que j’ai assez pris le soleil
pour aujourd’hui. Je préfère lever le camp
avant qu’un androbot-plagiste vienne me faire
la morale. »
Nous partons sans nous retourner, nos pieds
soulevant des gerbes dorées – ce sable arraché
au fond des océans, pour venir garnir des
bouts de terre à la dérive.
3.4
LUNDI 17 AVRIL, 17 H 32

« T U SAIS CE QU’ILS NOUS ONT FAIT


APPRENDRE LA NUIT DERNIÈRE, TOI  ?  »
me demande Faune, tandis que nous
remontons la route qui longe la piste de
l’aérodrome.
Nous avons décidé d’aller à la médiathèque
pour nous changer les idées. C’est bientôt la
fin de la journée, le moment d’aller admirer
ce fameux coucher de soleil que Meg nous a
tant vanté le premier jour. D’un commun
accord, nous avons laissé nos karts autonomes
pilotés par PhaétonIA, pour faire le chemin à
pied : ras le bol des IA !
«  Aucune idée, je réponds après m’être
creusé la tête pour essayer d’y dénicher
quelque chose que je ne connaissais pas la
veille.
— Moi non plus…, avoue Faune.
— En même temps, hier, nous nous sommes
aperçus que nous étions bilingues uniquement
quand Meg s’est adressée à nous en anglais. Il
suffit sans doute d’un déclic, d’une question,
pour nous faire prendre conscience qu’on
maîtrise une nouvelle matière sur le bout des
doigts. »
Nous continuons de cheminer en silence,
ruminant nos pensées.
Ici, à l’écart de l’animation de la plage, le
calme règne.

À
À notre droite s’étend le gazon
soigneusement entretenu du terrain de golf,
lustré comme un tapis en tissu synthétique ; à
notre gauche luit une mer d’huile, tout aussi
plate. Il n’y a pas un souffle de vent, pas un
bruissement de palmes. Ce grand silence, loin
d’être reposant, m’angoisse  : je sais que
derrière ces troncs et ces feuilles, des batbots
nous observent en ce moment même…
«  Est-ce que toi aussi, tu as l’impression
d’évoluer dans un décor créé de toutes
pièces ? » dis-je soudain, n’y tenant plus.
Faune hoche la tête.
« La nature qui nous entoure n’a rien à voir
avec celle de la Zone franche. Ici, tout est si
lisse, si coloré… Comme la maison de la
sorcière, dans Hansel et Gretel  : sucreries
alléchantes à l’extérieur, sorcière cannibale à
l’intérieur.  Je me demande seulement qui est
la sorcière des îles Fortunées… »
Soudain, la médiathèque apparaît au milieu
des cocotiers, imposante pyramide aux parois
de béton lisse. On dirait une ruine aztèque
surgie de la jungle –  sauf qu’elle semble
flambant neuve, avec son sommet de verre
dans lequel se reflète le soleil ardent de la fin
d’après-midi.
«  Qui est-ce  ?  » demande Faune en
désignant un buste de pierre blanche, érigé
devant la double porte de l’édifice.
Je reconnais cette barbichette de
mousquetaire et ce col pelle à tarte…
«  Descartes, dis-je. René, de son petit nom.
C’est un philosophe imbitable, au programme
du BAC –  il y avait son portrait dans mon
manuel numérique… »

À
À l’instant précis où je prononce ces
paroles, je me rends compte que la tronche de
Descartes n’est pas la seule chose que j’ai
retenue de lui.
La liste des grands thèmes philosophiques
de terminale se met à défiler dans ma tête –
« la culture », « la raison », « la politique » et
plein d’autres –, avec sous chacun d’entre eux
une liste de textes associée. Et le nom de
Descartes apparaît là, sous le thème «  la
conscience » :
 
Discours de la méthode –  René Descartes
(1596-1650)
Observations sur la philosophie
expérimentale –
Margaret Cavendish (1623-1673)
Métapsychologie –  Sigmund Freud (1856-
1939)
Phénoménologie de la perception – Maurice
Merleau-Ponty (1908-1961)
Doctrines et Maximes –  Épicure (341 av. J.-
C.-270 av. J.-C.)
 
Je m’arrête de marcher, saisie de vertige,
tandis que ma pensée se pose sur le Discours de
la méthode. Aussitôt, comme si j’avais
mentalement cliqué sur un lien hypertexte, les
extraits au programme s’affichent dans mon
esprit. Et le plus étourdissant, c’est que je n’ai
même pas besoin de les lire pour les découvrir,
car je m’aperçois que je les connais déjà par
cœur.
«  Tu voulais savoir ce qu’ils nous ont fait
apprendre cette nuit  ? dis-je, le souffle court.
J’ai la réponse : l’intégralité du programme de
philo. »
Faune me regarde d’un air interloqué.
« Philo ? » répète-t-il.
Je me souviens soudain qu’il n’est jamais
allé au lycée, dans la Zone franche.
« Philosophie, je lui explique. Ça fait partie
du programme du BAC, d’étudier les penseurs
du passé.  » J’énumère les hommes et les
femmes dont les noms sont désormais gravés
dans ma mémoire  : «  René Descartes, mais
aussi Platon et Simone de Beauvoir, Aristote et
Hannah Arendt… Ils sont tous là, maintenant,
dans ta tête comme dans la mienne. »
Je pose mon index sur son front, pour lui
faire prendre conscience de tout ce qu’il a
ingurgité pendant la nuit.
Durant de longues secondes, il continue de
me dévisager comme si je m’étais chopé une
insolation à la plage. Et puis, tout d’un coup,
ses yeux s’écarquillent.
« Tu… tu as raison…, balbutie-t-il, avant de
nommer à son tour tous ces nouveaux
personnages qui peuplent sa mémoire  : …
Hegel… Kant… Nietzsche… Est-ce que je
prononce bien ce nom, Nietzsche ?
— Tu sais bien que oui, pas la peine de me
poser la question, puisque c’est désormais
téléchargé dans ton crâne. »
Nous restons quelques instants silencieux
devant la porte en acier de la médiathèque,
l’un en face de l’autre ; je sens bien que Faune
est comme moi, tourné tout entier en dedans
de lui-même, à sonder l’étendue de ses
nouvelles connaissances…
Est-ce que j’ai l’impression d’être plus
savante ? très certainement. Je pourrais réciter
Le Discours de la méthode avec autant d’aisance
que Meg l’a fait dans le jet qui nous emportait
vers les îles Fortunées, trois jours plus tôt.
Est-ce que je me sens plus intelligente ? pas
vraiment. J’ai l’impression d’être remplie de
notions et de textes déconnectés les uns des
autres, comme si j’accédais à un disque dur
ajouté à mon cerveau. Mais j’imagine que ça
peut faire illusion au BAC, de recracher ces
extraits in extenso…
«  Bizarre, pas vrai, d’avoir tout ça dans la
tête ? finis-je par murmurer. Encore plus pour
toi, j’imagine, vu que tu n’avais jamais
entendu parler d’aucun de ces gus avant
aujourd’hui…
—  Si, répond Faune. Il y en a un que je
connaissais déjà, dont le nom est gravé sur le
fronton du temple de la nature, dans mon
village. Jean-Jacques Rousseau. »
Instinctivement, je sonde ma mémoire à la
recherche de ce Rousseau.
Un «  souvenir  » m’apparaît avec une
précision photographique :
 
Thème
 : La technique
Auteur
 : Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
Extrait au programme  : Discours sur les
sciences et les arts
Notice
 : En plein siècle des Lumières, Rousseau se
positionne à contre-courant des autres philosophes,
condamnant le progrès technique qu’il accuse de
causer la décadence morale des hommes tout en
intensifiant les inégalités sociales.
 
«  Ah, je vois pourquoi Rousseau a la cote
chez les Affranchis  ! je m’exclame. Un vrai
réac antitechnologie ! »
N’empêche, le texte de la notice résonne
drôlement avec mon expérience personnelle.
Qu’est-ce que la technologie m’a apporté, à
moi, à part le déclassement de ma famille, la
mort de ma mère et la descente aux enfers de
mon père ? En matière d’inégalités sociales et de
déclin moral, il semble que Jean-Jacques avait vu
sacrément juste…
«  Rousseau est le maître dont se réclament
les patriarches, celui dont la pensée a inspiré
le contrat social de la Zone franche,
m’explique Faune. Il est le premier à avoir
prêché l’abandon de la technologie et le
retour à la nature. Enfants, nous apprenons
tous ses maximes.  » Il se met à réciter  :
«  Peuples, sachez donc une fois que la nature a
voulu vous préserver de la science, comme une mère
arrache une arme dangereuse des mains de son
enfant  ; que tous les secrets qu’elle vous cache sont
autant de maux dont elle vous garantit…
—  … et que la peine que vous trouvez à vous
instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits, je
complète, tout étonnée de connaître la fin de
la citation. Si je comprends bien, ce type
prétend que c’est normal qu’on galère pour
apprendre des choses  ? Ma parole, c’est le
saint patron de tous les cancres de la planète !
— Il explique surtout que les hommes sont
bons par nature, à l’état sauvage, précise
Faune. Que la science est à l’origine de tous
nos malheurs.  Que la technique est contre
nature. Et tout ce qui est contre nature est un
péché capital, aux yeux des patriarches… »
Je ne peux m’empêcher de ricaner :
«  Pauvre Rousseau  ! Il se retournerait dans
sa tombe, s’il savait que tu t’es inscrit à un
stage Science Infuse ! »
J’ai lâché ça sur le ton de l’humour ; mais à
voir la tronche que tire Faune, je comprends
que je suis allée trop loin. On n’efface pas
comme ça dix-sept années passées chez les
Affranchis. Même si Faune a physiquement
passé la tranchée, une partie de lui est restée
là-bas, dans la Zone franche… Je n’ai pas le
droit de retourner le couteau dans la plaie.
«  Ça va être l’heure du coucher de soleil,
dis-je précipitamment, pour changer de sujet.
On y go ? »
Je donne l’exemple, m’avançant vers la
porte en acier de la médiathèque, qui s’ouvre
sans un bruit devant moi.
J’ai l’impression d’avoir pénétré dans une
sorte de cathédrale futuriste. Les planchers
des différents niveaux sont constitués du
même verre que celui des bungalows. Mais au
lieu de donner à voir la vie marine grouillant
en dessous, comme dans nos chambres, ils
laissent passer le jour qui vient d’au-dessus,
depuis les hauteurs de la pyramide. La lumière
naturelle pleut ainsi depuis la pointe
translucide du dernier étage jusqu’au rez-de-
chaussée, sans rien qui y fasse obstacle.
«  Viens  », dis-je à Faune, l’entraînant dans
une volée de marches suspendues à des câbles
d’acier, qui s’élance en spirale vers le ciel.
Nous les montons quatre à quatre, passant
d’un étage à l’autre. Les livres entreposés sur
les étagères offrent un contraste saisissant avec
cette architecture archimoderne, d’autant que
certains semblent très anciens. Çà et là, entre
les rayonnages, des fauteuils capitonnés
semblent inviter à la lecture.
«  Drôle d’idée, quand même, de stocker
autant de vieux bouquins dans une île
destinée à des derniers de la classe…, je
murmure. Pour nous, les livres sont des
instruments de torture, sinon on ne serait pas
là ! »
Je me mords les lèvres, honteuse de ces
sarcasmes trop faciles, la posture d’une fille
qui essaye de se la péter en jouant les dures.
Les livres, en réalité, correspondent au
moment le plus tendre de ma vie  : quand
maman me racontait des histoires, à la nuit
tombée, assise au bord de mon lit. À l’époque
déjà, les cours de l’école primaire comme
ceux du collège étaient dématérialisés, et les
vrais livres étaient devenus une rareté. Mais
maman aimait tant le contact du papier
qu’elle se débrouillait toujours pour trouver
des vieux bouquins dans les magasins
d’occasion – comme le petit recueil de haïkus
qu’elle m’a offert pour mes douze  ans. «  Les
livres sont des armes pour survivre, avait-elle
coutume de me répéter, leurs histoires nous
aident à surmonter les épreuves de la vie. »
La tiédeur des draps…
La voix douce de ma mère…
Le froissement des pages que l’on tourne…
 
Je prends une profonde inspiration pour
chasser ces impressions nostalgiques, avant
qu’elles me submergent tout entière : dans le
mois qui a suivi la mort de maman, mon père
a vendu tous ses livres pour une bouchée
de pain.
Je gravis les dernières marches de l’escalier
en courant, loin du passé et des souvenirs.
Une lumière éblouissante me brûle les
yeux  au moment où j’accède au quatrième
niveau de la pyramide : la verrière. Dépourvue
de toute étagère et de tout mobilier, elle est
constituée de gigantesques baies vitrées
soutenues par de fines poutrelles métalliques,
telles les baleines d’un parapluie transparent.
Meg avait raison  : la vue est magnifique. Le
regard porte à des kilomètres, à trois cent
soixante degrés. On distingue clairement les
masses sombres des six autres îles de
l’archipel, s’élevant au-dessus des eaux calmes.
«  Difficile d’imaginer que toutes ces terres,
qui paraissent si solides, ne reposent sur
rien…, murmure Faune. Pas de fondations,
pas de racines  : ces îles ont voyagé partout
dans le monde, alors que la plupart des
Affranchis ne s’éloignent jamais à plus de trois
jours de marche de leur village…
—  Bah, tu sais, moi non plus je n’ai jamais
beaucoup bougé, dis-je. J’ai grandi au Bois-Joli
et c’est là que j’ai passé ma vie, à part quelques
séjours chez ma grand-mère en Bretagne
quand j’étais petite. Dans la Zone serve, la
plupart des gens ne sont pas des jet-setteurs
fous comme les autres stagiaires, tu sais.  » Je
tends mon index vers l’ouest. « Regarde là-bas,
la plus grosse île, c’est Jobs… »
Faune s’accoude à son tour à la rambarde
courant le long de la baie vitrée.
«  Ils l’ont peut-être appelée Jobs parce que
c’est là-bas que logent la plupart des employés
travaillant dans l’archipel  ? suppose-t-il.  Je
veux dire, ceux qui ont de vrais jobs, pas
comme nous, les stagiaires en goguette…
— Non. Rappelle-toi ce que nous a dit Meg :
c’est comme Descartes, chaque île porte le
nom d’un type qui a contribué d’une manière
ou d’une autre à construire notre monde de
machines… Steve Jobs fait partie de cette
équipe de choc. »
Faune hoche la tête, puis il se tourne vers
l’est, dans la direction opposée :
«  Et derrière la digue, tu as vu ça  ?  »
demande-t-il.
Au-delà du mur de béton haut de plusieurs
dizaines de mètres, léché par les vagues, on
peut voir passer une longue forme métallique.
«  Un mécabot-terrassier…, je souffle,
repensant à ce que nous a expliqué Meg – ce
sont ces géants qui ont bâti le sol où nous
nous tenons actuellement, et qui tractent les
îles Fortunées à travers les mers au cours de
leurs transhumances.
—  Il n’est pas tout seul, remarque Faune.
Regarde bien. »
Je plisse les yeux.
Tout là-bas au loin, dans la fin d’après-midi
flamboyante, il me semble distinguer une
autre embarcation. Oui, c’est bien ça : il y a un
petit bateau, lilliputien en comparaison du
mastodonte qui lui barre la route.
«  Tu crois que c’est l’un de ces chalutiers
affrétés par les militants humanicistes, ceux
dont nous a parlé Meg ? je demande.
— Peut-être…
— Qu’est-ce que tu en penses, de ces gens-
là ? »
Faune hausse les épaules :
«  Je ne sais pas. Je les ai découverts, eux et
leurs revendications, après mon départ de la
Zone franche. Quand je vivais dans la rue, je
les voyais souvent manifester et casser du
robot. Mais malgré leurs slogans, leurs graffitis
et leurs pancartes, leur position ne me semble
pas claire. Les Affranchis au moins sont
cohérents, ils refusent toute technologie pour
retourner à l’état de nature. Alors que les
humanicistes réclament les avantages d’une
société technologique, sans les inconvénients.
Ils sont d’accord pour débrancher les
machines qui leur prennent leurs emplois,
mais pas leurs émissions télé sur mesure créées
par des IA, leurs drones de livraison assurant
le service vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
leurs autobots de transport collectif tournant
toute la nuit et leurs médecins virtuels
disponibles à tout moment. Ils me font penser
à la dame de l’aéroport, celle qui promenait
son chachien tout en crachant sur nous parce
qu’on allait à un stage Science Infuse  : je
trouve ça hypocrite. »
Je médite les paroles de Faune en silence.
Pendant toute ma vie, j’ai eu le nez dans le
guidon, ma perspective était aussi bouchée
que les rues du Bois-Joli. Mais ici, au sommet
des îles Fortunées, j’ai l’impression de
contempler mon monde avec une certaine
hauteur, pour la première fois.
«  Tu sais ce que tu vas faire, quand tout ça
sera fini  ?  » m’interroge Faune au bout de
quelques instants, en écho à mes pensées.
Tandis qu’il prononce ces mots, son regard
englobe l’archipel et au-delà, tentant
d’entrevoir les semaines, les mois, les années
qui nous attendent.
« Après le BAC, je suppose que Noosynth va
nous exhiber comme des bêtes de foire pour
montrer que la méthode marche au poil, dis-
je.
— Et après ?
—  Je déménagerai dans un campus de
corporation. Je ne sais pas encore laquelle.  »
Je plisse les yeux, pour écraser les larmes que
la lumière rasante a fait naître au coin de mes
paupières. « C’est con à dire, mais j’ai un peu
perdu l’habitude de penser à l’avenir, ces
derniers temps. Va falloir que je réapprenne.
—  Moi, je n’ai jamais appris, avoue Faune.
Dans la Zone franche, tout était planifié par la
tradition, réglé par les commandements,
organisé par les patriarches. Ce sont eux qui
ont décidé d’unir mon père, Mélèze, à ma
mère, Tubéreuse. Mes sœurs aînées, Ancolie,
Genièvre et Hermine, ont à leur tour été
mariées, de même que mes frères Jasmin,
Lynx et Gardon. Aucun n’a eu son mot à
dire…
—  Sept mioches, tes parents n’ont pas
chômé, dis-moi  ! je murmure en poussant un
sifflement. Chez nous, la plupart des couples
n’ont qu’un seul enfant –  rapport au
chômage, au coût de la vie, aux incertitudes
sur l’avenir, à tout ce bordel. Est-ce que les
Affranchis se reproduisent tous comme des
lapins, ou c’est juste chez les Bruyère que ça se
passe comme ça ?
— La fertilité est l’un des commandements
francs, surtout avec la forte mortalité infantile
dans la Zone franche, répond gravement
Faune, douchant ma tentative de faire de
l’humour. Nous n’avons pas de machines pour
accomplir les tâches qui, dans la Zone serve,
reviennent aux robots. Les patriarches exigent
toujours plus de bras pour cultiver la terre et
construire les charpentes, toujours plus de
doigts pour tisser la laine et traire les bêtes.
Sans compter la défense du territoire  : ils
veulent avoir suffisamment de jeunes
mobilisables à tout instant, au cas où nos
frontières seraient menacées…
— Patriarches par-ci, patriarches par-là : on
ne peut pas lever le petit doigt sans leur
autorisation, ou quoi  ? C’est une vraie
dictature, ta Zone franche ! »
Faune détache son regard de l’horizon pour
le tourner vers moi :
«  Les patriarches contrôlent tout  :
l’attribution des troupeaux, la répartition des
récoltes, l’affectation des chevriers. Toutes les
ressources sont mises en commun, au nom du
contrat social franc –  ou plutôt, elles sont
mises entre les mains des patriarches. Et nos
vies aussi. Ils les supervisent de A à Z, de la
naissance à la mort.  Si j’étais resté là-bas, je
n’aurais jamais eu à prendre de décision
personnelle. Mon destin était tout tracé. » Un
voile passe dans les yeux du jeune Affranchi ; il
tourne à nouveau son visage vers la mer. « En
réalité, la seule chose imprévue qui me soit
jamais arrivée, c’est Azur Montagne… »
Azur… ce mystérieux ami dont Faune nous
a parlé, au matin du premier jour de stage, et
qui ressurgit maintenant que l’on parle
d’avenir…
Pourquoi ?
Je sens que Faune a besoin de se confier.
« Azur Montagne, Faune Bruyère, et tous les
autres…, je murmure. On vous traite
d’arriérés, mais vous avez des noms poétiques,
chez les Affranchis…
— Nos aïeux venaient de la France entière,
mais ils ont renoncé à leurs patronymes quand
ils ont émigré vers la Zone franche, pour
prendre des noms de plantes, d’animaux ou
de phénomènes naturels. De même, à chaque
fois que naît un nouvel Affranchi, ses parents
lui donnent un prénom inspiré de la nature,
avec l’accord des patriarches. Moi, j’ai été
baptisé Faune, comme tant d’autres chevriers ;
mais Azur portait son prénom mieux que
quiconque, parce que c’était exactement la
couleur de ses yeux : bleu profond, comme le
ciel d’un matin de thermidor. »
J’observe furtivement le profil de Faune,
sous sa chevelure d’un roux sombre, qui
soudain m’évoque des feuillages d’automne,
des forêts sans fin.
Ce n’est pas la lumière du couchant qui
fronce ses sourcils cuivrés, j’en suis certaine,
ou pas seulement.
«  Parle-moi d’Azur…, dis-je. Qui il était.
Comment tu l’as connu.
— Il ne venait pas du même village que moi.
Mais le hasard a voulu qu’on nous envoie
garder les chèvres dans la même région
éloignée de la Zone franche, l’été de nos dix-
sept ans. C’est là-bas que nous nous sommes
rencontrés, sur le plateau crevé. Nous avons
passé deux mois ensemble, à éloigner les
loups, à chasser le lapin, à construire des feux
le soir venu, autour desquels nous raconter
nos vies. Certes, j’avais des amis dans mon
village, mais je m’en étais toujours senti
différent, comme si une barrière invisible se
dressait entre eux et moi. Alors qu’avec
Azur… Je sentais qu’il pouvait me comprendre
comme jamais personne auparavant. J’avais
envie de tout lui dire, et en même temps de ne
lui livrer que le meilleur de moi-même. À la
fin de l’été, ses chèvres étaient comme les
miennes, et lui, il surveillait mon troupeau
avec autant de vigilance que s’il en avait eu la
charge. »
Faune parle comme les contes que me
racontait ma mère  : il parle de loups et de
bergers, de grandes nuits bruissantes de
mystères, de veillées au coin du feu. Ses mots
dessinent un pays à dix mille années-lumière
de l’alturbation bétonnée du Bois-Joli, ou du
paradis en carton-pâte des îles Fortunées… un
monde qu’il a quitté sans se retourner.
« L’accident d’Azur…, je murmure. Tu nous
as dit que ça s’était passé sur le plateau crevé,
si je me souviens bien, à l’endroit même où
vous gardiez vos troupeaux. Est-ce que tu étais
là quand il est tombé dans la tranchée ? »
Faune me fixe droit dans les yeux.
Son regard est tellement intense, tellement
direct, que j’en ai le souffle coupé.
«  Oui, j’y étais, lâche-t-il. Et je suis tombé
avec lui. »
3.5
LUNDI 17 AVRIL, 18 H 07

« L A FIN DU MOIS DE FRUCTIDOR


AMÈNE SOUVENT DE VIOLENTS ORAGES
SUR LE PLATEAU CREVÉ. C’est une
conséquence de ce que les patriarches
nomment le grand dérèglement, et que vous
appelez le changement climatique  : notre terre,
desséchée la majeure partie de l’année, se
transforme pour quelques semaines en
gigantesque marécage.
«  La tempête que nous avons essuyée ce
soir-là était la plus violente de toutes. Des
pluies diluviennes se sont abattues sur nos
échines, tandis que le tonnerre faisait trembler
le sol sous nos pieds. Terrorisées, nos chèvres
se sont dispersées dans toutes les directions, et
nos chiens eux-mêmes se sont enfuis. Azur et
moi, nous sommes partis à la recherche des
bêtes. Les tourbillons d’eau nous battaient le
corps, détrempaient nos capes et aveuglaient
nos yeux. »
À mesure que Faune déroule son histoire, la
lumière qui se reflète sur son visage contracté
change peu à peu de couleur. De dorée, elle se
fait violacée. Là-bas, derrière la baie vitrée, le
soleil agonise dans la mer. Ici, au dernier étage
de la médiathèque, Faune a replongé au cœur
de la tempête qui a changé sa vie à jamais.
« La pluie était si drue, la brume si opaque
et la nuit si noire qu’on n’y voyait pas à dix
pas. Seul nous guidait le bêlement effrayé des
chèvres. Il nous a menés jusqu’à une tourbière
rendue aussi glissante qu’un lac gelé en hiver ;
lorsque nous avons réalisé que nous étions au
bord de la tranchée, il était déjà trop tard. La
pente était trop forte, la terre argileuse trop
traîtresse : nous avons glissé. »
Faune prend une inspiration profonde.
Je sens qu’il revit cet épisode traumatique
en même temps qu’il se le remémore à voix
haute – peut-être même est-ce la première fois
qu’il le raconte, depuis qu’il a quitté la Zone
franche…
« Nous nous serions sans doute cassé les os,
reprend-il, si la tranchée n’avait été remplie
d’eau de pluie. Cette dernière a amorti notre
chute. Nous nous sommes retrouvés coincés
dans un trou de dix mètres de profondeur,
avec de l’eau jusqu’au nombril. Nous avons
essayé d’escalader les parois. Mais elles étaient
si imprégnées d’humidité que nos doigts et
nos pieds patinaient sans pouvoir assurer de
prise assez solide. Après quelques mètres
d’ascension, nous retombions dans la mare
boueuse, les ongles noirs de terre, les paumes
en sang. Le niveau a continué de monter
jusqu’à nos épaules, au cours des heures qui
ont suivi. Parfois, tout là-haut au-dessus de nos
têtes, un éclair flamboyant déchirait la nuit  ;
quelques secondes après, le grondement de la
foudre ébranlait le sol.
« La pluie ne s’est calmée qu’au petit matin.
Les nuages noirs ont cédé la place à des
nuages gris  ; puis ces derniers se sont eux-
mêmes étiolés, déchirés par les rayons du
soleil. Je me souviendrai toujours du grand
calme qui a suivi la tempête  : on n’entendait
pas le moindre souffle de vent, pas le moindre
bêlement, comme si nos deux troupeaux
avaient été engloutis.
«  Le soleil était au plus haut dans le ciel
quand le robot a surgi. Ce n’était pas un
androbot d’apparence humaine, comme ceux
que j’ai vus par la suite dans vos villes. Aux
abords de la Zone franche, face à un peuple
qui hait les machines plus que tout, l’armée
française n’a que faire de leur donner une
image aimable. Ce sont des arachnobots qui
patrouillent près de la frontière : des modèles
guerriers ressemblant à d’énormes araignées,
grandes comme trois hommes et montées sur
huit pattes articulées capables de se mouvoir
sur tous les terrains. Les histoires que
racontent les mères franches le soir, pour
effrayer leurs petits et les dissuader
d’approcher la frontière, sont peuplées de ces
monstres de métal. Ce matin-là, au terme
d’une nuit de cauchemar, l’un d’entre eux
nous regardait de ses dizaines d’yeux vitreux.
Des canons de fusil hérissaient sa tête telles
des antennes, et ils étaient tous braqués dans
notre direction. Je ne sais pas d’où est sortie la
voix qui s’est adressée à nous, car l’arachnobot
n’avait pas de bouche apparente.
“Avertissement  : vous êtes à moins de cinq mètres
d’un territoire militaire interdit aux civils, a-t-il dit.
Si vous procédez plus avant, je serai obligé de tirer.”
«  Je savais que les fusils de l’arachnobot ne
contenaient pas de vraies balles. Même au plus
fort de la guerre, avant le traité
d’Affranchissement, quand nos grands-parents
avaient combattu le gouvernement français
pour obtenir un territoire sans machines,
jamais les robots n’avaient utilisé d’armes
létales, pour ne pas heurter l’opinion. Leur
arsenal se résumait à des cartouches
hypodermiques pour anesthésier l’adversaire,
et à des toiles gluantes pour l’immobiliser.
Selon toute vraisemblance, si nous essayions
d’escalader la tranchée du côté nord en
direction de la Zone serve, l’arachnobot nous
endormirait et nous ligoterait, avant que les
militaires organisent notre rapatriement dans
la Zone franche. Nous survivrions, certes, mais
ce serait l’humiliation ultime  : pour un
Affranchi, rien n’est plus déshonorant que
d’être capturé par une machine…
« Ce que j’ignorais, en revanche, c’est que la
même loi qui interdisait à l’arachnobot de
nous tuer lui ordonnait aussi de nous porter
secours. Adam nous l’a appris hier : les robots
ont leurs commandements, tout comme les
Affranchis. Et le premier d’entre eux leur
demande de secourir les humains, fussent-ils
leurs ennemis jurés… “Êtes-vous en danger  ? a
lâché l’arachnobot. Voulez-vous que je vous aide à
repasser sur le versant sud de la tranchée  ?” Cette
proposition nous a pris de court. “Je suis sûr
que c’est un piège pour mieux nous capturer,
a murmuré Azur. Pas question d’accepter son
aide. Attendons que la terre sèche pour
escalader la tranchée par nous-mêmes.” »
Faune détourne brusquement la tête, la voix
étranglée.
Je mesure combien ce doit être pénible
pour lui de revivre l’épreuve qu’il a vécue
alors, à la lumière de ce qu’il sait désormais.
L’arachnobot ne leur tendait pas de piège, à
son ami et à lui… Il aurait suffi d’un mot de
leur part pour qu’il les aide à repasser sains et
saufs du bon côté de la frontière…
« Le temps a passé, et la terre n’a pas séché,
reprend-il. Nos doigts continuaient de glisser.
À chaque fois que nous retombions, nos
muscles étaient un peu plus faibles et l’eau
semblait un peu plus froide. Pendant tout ce
temps, l’arachnobot restait figé en haut  de la
tranchée, immobile, à nous observer de ses
yeux inexpressifs. Ceux d’Azur, en revanche,
exprimaient une détresse croissante. Leur
bleu se faisait plus sombre, à mesure que
s’égrenaient les heures, et leurs cernes plus
marqués.
«  Quand le soir est arrivé, j’ai compris que
nous allions mourir là, à moins de faire appel
à ce maudit robot. J’en ai reparlé à Azur. Je lui
ai dit que notre situation se résumait à un
choix  : crever libres au fond d’un trou, ou
vivre en acceptant d’être captifs des machines
pour quelques heures. Mais il n’a rien voulu
entendre. Il m’a dit qu’il préférait la mort au
déshonneur. Je lui ai répondu que j’étais
comme lui. »
Faune serre les mains sur la rambarde, si
fort que les jointures de ses doigts
blanchissent. Dans la pénombre du couchant,
je vois jouer les muscles de sa mâchoire,
comme s’il essayait de ravaler les paroles qu’il
a prononcées jadis dans la tranchée, comme
s’il voulait les broyer entre ses dents.
«  J’avais tellement peur de le décevoir…,
murmure-t-il. Tellement peur qu’il ne me
pardonne pas d’être moins courageux que
lui… Alors, j’ai tu mon angoisse. J’ai fait
semblant de croire qu’on pourrait y arriver,
muselant la voix en moi qui me disait que
c’était impossible. J’ai jeté mon corps
grelottant à l’assaut de la paroi, pour la
centième fois, me jurant de ne pas m’arrêter
avant d’être arrivé en haut. Pendant des
heures je me suis épuisé, sans oser croiser le
regard de mon compagnon d’infortune, mais
le sentant néanmoins peser sur ma nuque. Il
devait être minuit quand mes dernières forces
m’ont abandonné. Je me suis enfin retourné
vers Azur, pour lui avouer que je n’en pouvais
plus. Son corps flottait, immobile, la tête
immergée dans l’eau sombre. Je me suis rué
sur lui pour le relever. Son visage était blême,
si blême, à la lumière de la lune… Et ses yeux
fixes, grands ouverts  : ils n’étaient plus bleus,
mais noirs comme la nuit… »
La voix de Faune se brise.
Tandis qu’il parle des yeux d’Azur, ce sont
les siens qui se mettent à briller d’émotion.
Soudain, l’évidence me foudroie.
Ce qui hante son regard, ce n’est pas
seulement le remords de ne pas avoir été à la
hauteur. Ce qui fait trembler ses lèvres, c’est
davantage que la douleur d’avoir perdu un
ami cher. Les paroles qu’il a prononcées
quelques minutes plus tôt me reviennent en
mémoire  : «  La seule chose imprévue qui me
soit jamais arrivée, c’est Azur Montagne  »  ;
«  Azur portait son prénom mieux que
quiconque, parce que c’était exactement la
couleur de ses yeux : bleus comme le ciel d’un
matin de thermidor…  »  ; «  J’avais envie de
tout lui dire, et en même temps de ne lui
livrer que le meilleur de moi-même ».
Ce que Faune ressentait pour Azur, c’était
plus que de l’amitié.
C’était… de l’amour.
En a-t-il seulement conscience ?
Est-ce par pudeur qu’il parle d’Azur comme
d’un simple ami ?
Ou bien parce que ces sentiments-là sont
interdits chez les Affranchis, cette société
archi-traditionnelle régie par tant de tabous ?
Il faudra que je lui pose la question, mais un
autre jour –  ce soir, il a besoin d’être
réconforté.
Je pose doucement ma main sur son bras.
« Je suis désolée, dis-je.
—  Il est mort dans mon dos…, ressasse
Faune, la gorge serrée. Il s’est noyé à quelques
mètres de moi, sans même que je m’en
aperçoive…
—  Tu étais toi-même à bout, dis-je en
serrant mes doigts autour de son poignet. Tu
n’aurais rien pu faire. Ce n’est pas ta faute.
—  Si, c’est ma faute  !  » Il se dégage
brusquement. «  J’aurais dû accepter l’aide de
l’arachnobot quand Azur était encore vivant,
et pas après  ! Parce que c’est ce que j’ai fait,
figure-toi. Ça lui a juste pris cinq minutes,
pour nous sortir de la tranchée avec un fil
secrété par son abdomen. Si je le lui avais
demandé deux heures plus tôt, ce n’est pas le
cadavre d’Azur qu’il aurait remonté
avec moi…
— Arrête de te torturer. Azur a refusé d’être
secouru.
—  Alors j’aurais dû l’assommer, le forcer à
survivre  !  » Faune frappe la rambarde avec
rage, comme si c’était la tête d’Azur. «  J’avais
peur de paraître lâche à ses yeux en
demandant l’aide de l’arachnobot, mais c’est
en le laissant mourir que j’ai été lâche ! Je n’ai
pas eu le courage de le sauver malgré lui !
— Tais-toi ! je crie, abattant à mon tour mes
poings sur la rambarde. Azur préférait risquer
le pire plutôt que le déshonneur, point barre.
Il a vécu et il est mort selon ses croyances. Si tu
tenais tellement à lui, alors tu dois respecter
son choix ! »
En prononçant ces paroles, je sais à quel
point elles sont douteuses  ; mais ce sont les
mots que Faune a besoin d’entendre
maintenant.
« Ton choix à toi, ça a été de quitter la Zone
franche, j’insiste. Alors, va jusqu’au bout de ta
décision, comme Azur est allé au bout de la
sienne. C’est le plus bel hommage que tu
puisses lui rendre  : en commençant une
nouvelle vie, au lieu de ressasser le passé.
— Commencer une nouvelle vie ?….
—  Oui. C’est ce que tu nous as dit, à
Lorenzo et moi, quand on s’est rencontrés.
Passer ton BAC, apprendre un métier
moderne, t’intégrer à notre monde : c’était ça,
ton projet, pas vrai ? »
Faune ne répond pas tout de suite.
Dans le crépuscule, son visage noyé
d’ombre semble impénétrable, une tête de
statue antique coiffée de boucles de pierre.
«  Peut-être que c’est un projet trop
ambitieux…, finit-il par murmurer. Comment
est-ce que je pourrais m’intégrer à votre
monde, si toi-même, qui y es née, tu n’y
arrives pas ? »
Sa réflexion me prend de court.
Je me raccroche à la rambarde.
Comment Faune peut-il savoir que je me
suis toujours sentie en marge, alors que je ne
lui ai jamais parlé ni de mon père, ni de mes
mauvais coups, ni de tout ce bordel que j’ai
laissé derrière moi ?
« Tu peux préciser ? je lui demande du bout
des lèvres, sentant la parano monter en moi.
—  Rappelle-toi ce que tu nous as dit à
propos d’Apolline. Qu’elle et toi, vous ne
seriez jamais du même monde. Mais de mon
point de vue d’Affranchi, tout ce qui n’est pas
la Zone franche, c’est la Zone serve. Le monde
d’Apolline, c’est le tien. »
Je pousse un soupir –  fausse alerte  : Faune
ne sait rien de ma vie d’avant.
Il n’empêche, ses paroles sonnent juste. Je
sais que je n’appartiendrai jamais au cercle
doré d’Apolline. Mais nous sommes, elle et
moi, les produits d’un même système, liées
l’une à l’autre par les rouages d’une même
économie mondialisée  : elle tout en haut et
moi tout en bas, avec entre nous des légions
de robots sans cesse croissantes. Le nier, c’est
faire l’autruche, à la manière des Clébardes
qui se comportent comme s’il n’y avait pas de
lendemain, comme si les lois ne les
concernaient pas, comme si elles pouvaient
décider de vivre en dehors de la société. Mais
elles en font partie, autant que moi, autant
que les militants humanicistes, et la société
finira par tous nous rattraper…
« Tu as raison, Faune. Le monde d’Apolline
est le mien… et aussi le tien, désormais. Tu te
souviens comme elle nous a appelés, tous les
deux, pour se foutre de notre gueule ? Rox et
Rouky. Ça ne te dit probablement rien. Ce
sont deux personnages d’un vieux dessin
animé du siècle dernier, que ma mère m’a fait
voir quand j’étais petite. Une histoire d’amitié
entre un renard et un chien, qui doivent se
serrer les coudes pour survivre dans le monde
des humains.  Un peu comme nous deux, en
fait. » Je médite quelques instants, puis ajoute :
«  Tu sais quoi  ? On va aller à cette putain de
soirée, y a pas de raison. On va leur montrer
de quoi on est faits. Ça marche ? »
La tête de Faune, réduite à une ombre
incertaine dans la nuit naissante, acquiesce
lentement.
Au même instant, les spots halogènes
s’allument automatiquement tout autour de
nous.
Éblouie, je ferme les paupières un instant.
Quand je les rouvre, Faune m’apparaît
soudain plus proche. Il m’observe
attentivement, comme s’il voyait mon visage
pour la première fois.
«  Tes yeux…, dit-il. Ils me rappellent ceux
d’Azur… Le droit est bleu clair, comme les
siens lorsqu’il gardait son troupeau en plein
midi ; le gauche est bleu foncé, la couleur de
son regard lorsqu’il se débattait au fond de la
tranchée. »
En temps normal, je déteste que les gens me
scrutent ainsi, ça me met mal à l’aise.
Mais pas là.
Je ne ressens pas la menace d’un Greg me
toisant de toute sa hauteur, ni la pression d’un
Amaury me déshabillant du regard.
Avec Faune, je suis en totale confiance, en
totale empathie… en pleine amitié.
«  Mes yeux sont de la même couleur, en
réalité, je lui explique doucement. C’est juste
que ma pupille gauche est trop dilatée. Elle
donne l’impression que l’iris autour est plus
sombre. Allez, viens maintenant, on va être en
retard pour le dîner. »
Je lui tends ma main  ; il la prend dans la
sienne  ; sans dire un mot de plus, nous nous
engageons dans l’escalier.
3.6
LUNDI 17 AVRIL, 18 H 48

« É COUTE ÇA…  », MURMURE FAUNE EN


SE FIGEANT SOUDAIN AU MILIEU DES
MARCHES.
Les narines frémissantes, les yeux grands
ouverts, il semble s’être métamorphosé en
animal à l’affût.
Dans un premier temps, je ne perçois rien –
  mes sens de citadine, anesthésiés par la
rumeur de la ville, sont bien moins aiguisés
que les siens.
« Il y a des bruits de pas, qui viennent d’en
dessous  », ajoute-t-il, désignant du menton
l’escalier qui plonge sous le rez-de-chaussée,
dans le tréfonds de la médiathèque.
Un frisson court le long de ma colonne
vertébrale.
De manière absurde, je repense à Hansel et
Gretel, que Faune m’a rappelé tout à l’heure  :
je m’attends presque à voir surgir une sorcière
au nez crochu, au dos voûté…
… mais c’est Sinbad qui apparaît, sa veste
noire sur le dos, un seau en carton entre les
mains. Il en émane une odeur sucrée  : on
dirait qu’il s’est fait prendre au piège des
confiseries, comme les gamins du conte…
«  Qu’est-ce que vous foutez ici  ? nous
demande-t-il, comme si on était entrés chez lui
par effraction.
—  T’es de la police  ? je lui réponds,
prodigieusement agacée par son ton
inquisiteur.
—  Toujours aussi agressive, à ce que je
vois…
— Qu’est-ce que tu veux, il ne faut pas trop
en demander à une décérébrée. »
Faune émet un toussotement :
« On est juste venus admirer le coucher de
soleil, temporise-t-il. Et toi, qu’est-ce que tu
fais là ? »
Sinbad renifle.
«  Y a une salle de ciné, au niveau moins
un…, lâche-t-il à contrecœur, comme s’il
voulait garder ce secret pour lui.
— … et y a aussi une machine à pop-corn ! »
je le coupe, désignant le seau en carton.
Sans lui demander la permission, je plonge
ma main dans les grains dorés et légèrement
collants, pour en fourrer une poignée dans ma
bouche.
« Hé ! Faut pas se gêner ! s’écrie Sinbad.
— Quand y a de la gêne, y a pas de plaisir !
Et tu caches quoi d’autre dans ton donjon
secret  ? Des hot dogs  ? Des chips  ? Des
esquimaux glacés ?
—  Rien qui puisse t’intéresser, rétorque-t-il
avec hauteur. Juste la banque de films de
science-fiction la plus hallucinante du monde.
Ça te passerait largement au-dessus de la tête.
— Tu veux dire qu’il y a des films de SF que
tu n’as pas encore vus  ? dis-je en plongeant
mes deux mains dans le seau cette fois-ci. Je
croyais que ta tête à toi était farcie de ces
conneries.
—  Je les ai presque tous vus, répond-il, son
orgueil de geek piqué au vif. Au moins 90 %.
Mais il y a dans cette banque des pépites
introuvables et je sens que je vais passer le
reste du séjour à me faire des toiles. Je préfère
me farcir la tête avec ces conneries, plutôt
qu’avec des dons mal acquis, comme tes amis
et toi.
— Raté : je n’ai pas pris de don hier soir, et
Faune non plus. »
Sinbad manque de lâcher son seau de pop-
corn.
« Quoi ? » hoquette-t-il.
Je le laisserais bien mariner un peu  ; mais
Faune, plus charitable que moi, s’empresse de
lui expliquer :
«  Roxane et moi, on n’a pas coché de case
hier au dîner. Le protocole 2.0 ne nous dit
rien qui vaille  : moins OmnIA nous triturera
les méninges, mieux ce sera. »
Sinbad nous dévisage l’un et l’autre de ses
yeux sombres, suspicieux.
«  Euh… et qu’est-ce que tu as vu, comme
film  ? lui demande encore Faune, histoire de
détendre un peu l’atmosphère.
— Revu, le corrige Sinbad. J’avais envie de
me refaire un grand classique, pour vérifier
deux ou trois choses et les noter dans le
minipad où j’enregistre mes idées de scénario.
I, Robot : tu connais ?
—  Je ne connais aucun film, confesse
Faune. Dans la Zone franche, on n’avait pas
de cinéma… ni de télé, d’ailleurs. »
Sinbad écarquille les paupières, regardant
l’Affranchi comme s’il était une bête curieuse :
« Sans blague ? Tu ferais bien de profiter du
stage pour te cultiver un peu. Si tu veux mon
avis, c’est bien plus important que le
bachotage dont OmnIA nous bourre le crâne.
— Vraiment ? dit Faune.
—  C’est vital  ! affirme Sinbad, gagné par
une excitation ridicule dès qu’on daigne
s’intéresser à son unique sujet de prédilection.
Avant que les maisons d’édition et les studios
remplacent les créateurs par des IA
spécialisées en ego-feuilletons, autofictions et
autres me-movies débiles, des générations de
romanciers et de scénaristes se sont creusé la
tête pour imaginer le futur. Or le futur,
maintenant, on y est ! Je ne dis pas que tout ce
qu’ils ont écrit va arriver. Mais il y en a
forcément certains, dans le tas, qui ont vu
juste. C’est pour ça que je mate tous ces films
dystopiques, et en particulier ceux où les
machines s’émancipent des humains. Il y a un
même un mot pour ça : la singularité. Le point
de non-retour à partir duquel une intelligence
artificielle prend conscience d’elle-même et
évolue en superintelligence… dans de
nombreuses versions, elle se retourne contre
ses créateurs. »
En débitant tout ça, Sinbad est passé en
pilote automatique. Je me doute que ce
discours, il l’a tenu bien des fois, à bien des
interlocuteurs incrédules. Un vrai geek en
roue libre, obnubilé par ses obsessions  : c’est
pathétique.
«  Ben justement, que je sache, le scénario
de Terminator ne s’est pas réalisé, je lui fais
remarquer. Les pantins se contentent de
piquer les jobs des humains en toute légalité :
c’est moins impressionnant qu’un
soulèvement des machines à coups de rayon
laser.
—  Le soulèvement des machines peut
prendre plusieurs formes, rétorque sèchement
Sinbad. Dans Terminator, les robots
s’assemblent en armée, mais dans Blade Runner
ils s’enfuient pour former une guérilla
underground. Quant à I, Robot, le film que je
viens de revoir…
— Tu continueras ton blabla en chemin. On
va être en retard pour le dîner. »
Je traverse la médiathèque, jusqu’à la
double porte qui s’ouvre automatiquement
devant nous.
Des LED incrustées en bordure du chemin
s’allument pour éclairer nos pas.
« I, Robot est inspiré par les nouvelles d’Isaac
Asimov, reprend Sinbad aussitôt que nous
nous sommes mis en route, incapable de se
taire maintenant qu’il est lancé sur son sujet
favori.
—  Asimov  ? répète Faune. L’écrivain qui a
inventé les lois de la robotique ? »
À travers la pénombre, un sourire
triomphant illumine le visage de Sinbad :
« Ah ! dit-il. Tu vois que tu connais des trucs
de SF, en fait !

È
—  C’est Ève. Elle nous a raconté ça hier
soir… avant son accident et la disparition
d’Adam.
— Eh bien, c’est justement cette disparition
qui m’a donné envie de revoir I, Robot. Parce
qu’on est d’accord, la version de Meg selon
laquelle les androbots+ auraient glissé ne tient
pas la route… »
Tu l’as dit, bouffi : c’est même le seul point
sur lequel on est d’accord, toi et moi…
«  À l’époque où I, Robot a été réalisé, au
e
début du XXI   siècle, il décrivait un avenir
lointain de plusieurs décennies, reprend
Sinbad. Mais ce monde est devenu le nôtre  :
une société où les intelligences artificielles et
les robots sont des rouages indispensables,
participant à toutes les activités humaines dans
le cadre des lois de la robotique. Asimov avait
tout prévu  ! Y compris que ses propres lois
finiraient par se révéler imparfaites. »
Les LED projettent des lueurs changeantes
sur le visage de Sinbad. Il me faut un instant
pour réaliser que cette impression est due à
des papillons de nuit dansant autour des
veilleuses, attirés par leur lumière froide. Avec
les petits poissons multicolores de mon
bungalow, ce sont les seuls animaux que j’ai
vus jusqu’à présent dans l’archipel –  je veux
dire, autres que des batbots… Le champ de
force qui nous entoure laisse passer le soleil et
la pluie, mais guère davantage, tels les
barreaux serrés d’une cage.
Je lève les yeux.
Au-dessus de nos têtes, on entend le
froissement des palmes agitées par la brise du
soir, mais on ne les voit pas. Cette présence
invisible me fait soudain penser à tout ce qui
est caché aux îles Fortunées, pendant que
leurs appâts hypnotisent les stagiaires à
l’image de ces papillons égarés  : les
laboratoires de recherche, les ateliers de
cybernétique, et les énormes processeurs qui
font tourner l’ensemble de la gigantesque
machine.
«  Le film raconte l’histoire de VIKI, une
méta-IA semblable à OmnIA, qui finit par
dévoyer la première loi, reprend Sinbad.
—  La première loi  : celle qui ordonne aux
robots de protéger les humains, murmure
amèrement Faune, en écho à la conversation
que nous avons eue, lui et moi, quelques
instants plus tôt.
— Exactement ! s’exclame Sinbad. Sauf que
dans le film, VIKI pousse la logique à
l’extrême. Ayant observé les dommages que
les hommes s’infligent à travers les guerres, la
pollution et la destruction de
l’environnement, sa compréhension de la
première loi évolue et elle décide de protéger
l’humanité tout entière. Elle mobilise les milliers
de robots dont elle a la charge pour instaurer
une sorte de dictature militaire archi-
sécuritaire, n’hésitant pas à tuer ceux qui
tentent de l’en empêcher. »
Sinbad marque une pause, pour s’assurer
que ses paroles s’impriment bien dans nos
esprits. Son regard, surligné de ses épais
sourcils, est soudain si pénétrant que c’en est
presque troublant.
Je me rends compte que j’ai suivi son
exposé avec attention, malgré moi. C’est peut-
être dû au contraste avec l’environnement qui
nous entoure… Ces histoires de révolte des
machines semblent si éloignées des îles
Fortunées, où OmnIA et ses robots
s’appliquent à satisfaire nos moindres désirs.
Ici, tout est si paisible, si luxueux… Le chemin
serpente paresseusement devant nous, bordé
de plantes aux parfums agréables. Un peu
plus loin, les lumières des bungalows
scintillent dans les eaux calmes du lagon.
« OK, tes scénarios catastrophe foutent bien
les jetons, finis-je par dire. Mais jusqu’à preuve
du contraire, ça reste des scénarios,
justement : du vent. Ton truc, là, la singularité,
ça ne tient pas deux secondes. Damien Prinz,
qui est quand même l’expert mondial sur la
question, pense qu’une intelligence artificielle
forte est impossible à fabriquer, c’est Meg qui
nous l’a dit. Ce n’est pas demain la veille
qu’une IA prendra de vraies décisions
indépendamment des humains. Et puis, je ne
vois pas le rapport entre ton film, I, Robot, et la
disparition d’Adam ou la noyade d’Ève… Ce
matin, tu nous parlais de robots fugueurs, et
maintenant tu nous parles de robots rebelles :
faudrait savoir. »
Sinbad hausse les épaules :
« J’essaye simplement de comprendre ce qui
se passe sur cette fichue île. Or, comme tous
les robots de l’archipel sont reliés à une même
méta-IA, je me suis dit qu’un scénario à la I,
Robot était finalement plus probable qu’un
scénario à la Blade Runner. Je pense que si Ève
s’est retrouvée à l’eau, ce n’est certainement
pas par maladresse. Ce n’est pas non plus
parce qu’elle a essayé de fuir à la nage. C’est
parce qu’OmnIA le lui a demandé. »
Le sérieux avec lequel il assène ce truc
énorme me fait lever les yeux au ciel :
«  Et on peut savoir quel serait l’intérêt
d’OmnIA de foutre en l’air un prototype hors
de prix  ? En quoi ça rentrerait dans son plan
de domination mondiale  et d’asservissement
de l’espèce humaine ?
— Je ne sais pas encore…, reconnaît Sinbad
à contrecœur. Il faut que j’y réfléchisse…
—  Si tu mates tous les films de la
médiathèque pour trouver une explication,
t’es mal ! Demain, tu vas nous sortir qu’Adam
s’est fait enlever par des aliens ! »
Là encore, Sinbad ne trouve rien à
répondre –  sa tête est vraiment à mourir de
rire, quand il est obligé de se la fermer.
«  Arrête de cogiter, tu vas finir par
exploser  ! je lui lance. Tu ferais mieux de
prendre l’air, au lieu de rester enfermé à
longueur de journée dans ton sous-sol comme
un vampire. Tu t’appelles Sinbad, merde, pas
Dracula, t’es censé être un aventurier  !
D’ailleurs, tu nous as pas dit que t’étais un as
de la voile ?
—  Nuance  : j’ai dit que mes parents
m’avaient forcé à prendre des cours quand
j’étais gosse. Le vent froid, l’eau salée et les
levers à l’aube, ça m’a traumatisé. La voile, j’ai
horreur de ça. Le soleil aussi, d’ailleurs. »
Drôle de garçon, qui ne quitte jamais sa
veste et passe ses journées à l’ombre. Je
l’imagine à Marseille, enfermé dans une
chambre aux murs couverts d’affiches et aux
rideaux tirés, dans une quête sans fin pour
visionner tous les rêves d’avenir du passé.
À sa manière, il est aussi paumé que
Faune… et que moi.
«  Au moins, viens avec nous à la soirée
d’Apolline, après le dîner, dis-je. Pour te
changer les idées, avant de retourner
t’enterrer dans ton trou à rat.
—  La soirée d’Apolline  ? répète-t-il comme
s’il avait mal entendu. Vous… vous êtes amis
avec cette fille ? »
Faune et moi échangeons un regard.
«  Disons que nous avons décidé d’aller à
cette soirée en tant qu’observateurs, dis-
je.  Apolline et les siens dirigent le monde,
c’est ainsi. Les robots et les IA ne sont pas des
monstres machiavéliques : ce ne sont que des
outils entre leurs mains, pour concentrer
toujours plus de pouvoir et de richesse,
pendant que le reste de l’humanité est peu à
peu mis sur le banc de touche. La voilà, la
vraie dystopie de notre époque, et elle est plus
flippante que tous tes vieux films d’ado
attardé. »
Un goût aigre vient se mêler à la saveur
sucrée du pop-corn.
Je déglutis pour les faire passer, l’un et
l’autre.
«  Tu prétends vouloir te préparer au pire,
Sinbad, je conclus. Alors crois-moi : c’est plus
important de connaître ces gens-là, plutôt que
la énième version de Terminator. Comprendre
comment ils pensent. Savoir comment ils
fonctionnent. Et imposer notre place parmi
eux. C’est sans doute le truc le plus précieux
qu’on retirera de ce foutu stage, va. »
À ces mots, j’accélère le pas en direction du
restaurant, de ses tables nappées de soie et de
son argenterie rutilante.
3.7
LUNDI 17 AVRIL, 22 H 07

« À TOI, MAX  ! s’exclame Apolline en


désignant Maxence de l’autre côté du feu. Dis-
nous quel don tu as commandé, hier soir. »
Le grand blond se lève en chancelant un
peu –  il vient de boire une dose de vodka,
comme chaque participant est invité à le faire
avant de démontrer son nouveau talent. Il
s’avance de quelques pas, sort quatre balles de
tennis des poches de son pantalon.
Apolline fait la moue :
« Ne me dis pas que tu as choisi tennis pour
améliorer ton classement ATP… C’est
tellement prévisible ! J’aurais préféré quelque
chose de plus original… »
En guise de réponse, Max lance une balle
en l’air, et une deuxième. Puis il fait de même
avec les deux autres balles, dans sa main
gauche.
«  Jonglage  ! s’exclame Suzie avec
l’enthousiasme bon enfant qui la caractérise.
Quelle bonne idée !
—  Mouais, pas mal pour un
encéphalogramme plat…, ricane Greg, les
joues rougies (il a déjà démontré son talent,
kung fu, en effectuant une série de
mouvements après s’être octroyé une double
ration de gnôle). Eh, Max  : si les mines de la
Lune s’assèchent et que tes darons font faillite
comme ceux de Lorenzo, tu pourras toujours
aller faire la manche dans le métro ! »
Une vague de rire secoue l’assemblée.
Même Max s’esclaffe tout en continuant de
jongler. Ses yeux, un peu alourdis par l’alcool,
suivent le mouvement des balles comme s’il
était spectateur davantage qu’acrobate. Ses
mains s’activent avec le même détachement
mécanique que celles de Lorenzo, cet après-
midi quand il jouait de la mandoline.
Ce dernier rit lui aussi, d’un rire jaune, qui
sonne terriblement faux à mes oreilles :
«  Arrêtez de charrier, les gars  ! dit-il. Je ne
suis pas en faillite  ! Puisque je vous dis que
mes vieux vont bientôt sortir de prison ! »
Ce doit être la dixième fois au moins qu’il le
répète depuis son arrivée à l’île Descartes.
Comme si le fait de le dire, encore et encore,
allait exaucer sa prière aussi facilement
qu’une demande à OmnIA…
«  C’est ça, c’est ça, on y croit  ! lui lance
Greg, goguenard. Avale plutôt une rasade, et
montre-nous ton don. »
Il lui tend une gourde en métal, de celles
qui sont mises à disposition dans nos
bungalows pour emporter à boire quand on va
à la plage. Ce récipient opaque est censé
contenir de l’eau. Même si les batbots nous
filment, là-haut dans la nuit, ils n’ont aucun
moyen de savoir qu’il renferme en réalité
l’alcool reconstitué à partir de la poudre des
laboratoires Grandmont… Et il y a une
douzaine de gourdes identiques, alignées dans
le sable : largement de quoi bourrer la gueule
des trente stagiaires assis en ronde autour du
feu.
Lorenzo porte le goulot à ses lèvres, tandis
que Greg scande à voix haute le nombre de
gorgées :
«  Une  !… Deux  !…. Trois  !…. Allez,
démonstration ! »
Après s’être essuyé la bouche du revers de la
main, Lorenzo saisit la mandoline gisant
derrière lui dans le sable.
Il se dirige d’un pas volontaire jusqu’à
Perle, de l’autre côté du feu, puis il
s’agenouille devant elle et se met à gratter les
cordes.
Des applaudissements et des sifflets
résonnent dans la pénombre  ; mais le
musicien n’a d’yeux que pour son ex-petite
amie, tandis qu’une partie de son cerveau
exécute la musique programmée dans ses
neurones.
Durant toute la sérénade, le visage de
poupée de Perle demeure imperturbable.
Elle ne s’anime qu’après qu’a résonné la
dernière note.
« Intéressant… », minaude-t-elle.
Un sourire rayonnant se dessine sur les
lèvres de Lorenzo.
Déjà, il se relève pour aller l’embrasser.
Mais elle se détourne, ouvre son sac à main,
plonge ses doigts manucurés dans son porte-
monnaie… et lance une pièce à son soupirant.
« … mais pour le métro, tu ferais mieux de
choisir quelque chose de plus moderne. La
mandoline, je ne suis pas sûre que ça te
permette de récolter assez d’argent pour
manger à ta faim. »
Lorenzo se fige, blême comme un spectre.
L’espace d’un instant, je crois qu’il va enfin
réaliser que Perle n’a pas de cœur, et l’envoyer
paître comme elle le mérite.
Mais l’instant d’après, les commissures de
ses lèvres se soulèvent à nouveau –  terrible
caricature du sourire d’espoir qu’il affichait
quelques secondes plus tôt, ce n’est plus qu’un
rictus forcé, une grimace de clown.
Parce que c’est ça que Lorenzo est devenu
pour son ex, et pour tous ceux qui se marrent
autour du feu : un clown triste, tout juste bon
à les faire se poiler.
« Ha, ha, ha ! feint-il de rire à son tour. Tu
as raison, Perle, la mandoline c’est has been.
Tu veux que je prenne quel don, la prochaine
fois ? guitare électrique ?
— Tu ferais mieux de prendre un clebs, en
tant que futur punk à chien, lui lance Greg.
Ça attendrira les passants, et ça collera
parfaitement avec ton air de chien battu ! »
Les protestations de Lorenzo sont ensevelies
sous une nouvelle avalanche de rires avinés.
« À mon tour ! s’exclame Apolline. Figurez-
vous que Lorenzo n’est pas le seul musicos
dans la place. Moi aussi, j’ai choisi un don
musical  : ballades pop. Mais pas pour faire la
manche, hein, surtout que je n’ai jamais pris
les transports en commun de ma vie, et ce
n’est pas demain la veille que je mettrai les
pieds dans le métro ! » Elle émet un petit rire
méprisant, tout en rejetant sa longue
chevelure blonde en arrière. «  J’avais envie
d’améliorer mes performances au karaoké,
c’est tout. »
Elle attrape la gourde et avale ses trois
gorgées de vodka :
« Wouah ! Ça arrache ! »
Puis elle se lève et marche d’un pas décidé
jusqu’à Faune. Comment Lorenzo l’a appelée
ce matin, déjà, « dévoreuse d’hommes » ? Son
râteau de la veille est loin de l’avoir
découragée, elle n’est manifestement pas le
genre de fille qui connaît le mot «  non  ».
Serrant le poing droit sous sa bouche comme
si elle tenait un micro invisible, elle se met à
chanter a capella, à quelques centimètres du
visage de Faune :

« You skyrocketed my life


You taught me how to fly… »

Je reconnais aussitôt les paroles de ce


mégatube datant de bien avant ma naissance :
l’hymne du premier et unique programme de
colonisation de la planète Mars, par de jeunes
couples d’astronautes. C’étaient les débuts de
la robotisation, avant que la généralisation des
IA mette la société sens dessus dessous. Le
programme martien a été annulé depuis,
l’antenne de transmission spatiale a été
déconnectée. Peut-être que les pionniers
exilés là-haut sont morts, à l’heure qu’il est… ?
Personne n’y est retourné pour voir. Plus
aucun humain n’a remis le pied sur une
planète étrangère. Maintenant, les
compagnies minières comme celles du père de
Max envoient des robots pour aller miner la
Lune, les comètes ou la ceinture d’astéroïdes :
plus efficace et plus rentable. Mais Cosmic Love
continue de passer régulièrement à la radio –
 et, semble-t-il, dans les karaokés des quartiers
chics de Paris… De cette époque révolue où
l’espace faisait encore rêver, il ne reste qu’une
chanson susurrée au coin d’une île artificielle
protégée du monde extérieur par des
murailles de béton, sous des étoiles à jamais
hors d’atteinte des humains.

« Higher than the clouds


Higher than the stars… »

À
À mesure qu’Apolline enchaîne les paroles,
je prends conscience que mon malaise ne
vient pas seulement de la chanson, mais aussi
de l’interprète. J’ai beau reconnaître la
mélodie, je ressens la même gêne que lorsque
j’ai entendu Lorenzo gratter sa mandoline la
première fois. Certes, l’air qui sort de la
bouche de l’héritière sonne juste. Le tempo
est en place et elle ne fait aucune faute dans
les paroles. Mais ça s’arrête là. Malgré ses
mimiques de starlette et son regard
langoureusement planté dans celui de Faune,
c’est comme si son chant était complètement
désincarné. La tessiture même de sa voix
semble lissée, débarrassée de son timbre et de
cet accent snob insupportable qui pourtant
fait partie de sa personnalité. En gros, elle
sonne comme une machine équipée d’un
auto-tune…
« Nothing can stop our cosmic love
Our cosmic love
Our cooosmic looove ! »

Cette interprétation froide, mécanique,


n’empêche pas sa cour d’applaudir à tout
rompre quand elle termine son tour de chant
en mimant un mic drop.
« Merci, merci… », dit-elle en s’inclinant, le
sourire aux lèvres.
Au moment où elle se redresse, son regard
se plante dans celui de Faune, qui est resté
impassible pendant tout son numéro.
«  C’était une spéciale dédicace pour toi,
Rouky, déclare-t-elle. Même si tu as passé la
journée fourré avec Rox, je te pardonne. Tu
finiras par comprendre que je vaux mieux
qu’elle et que toutes tes fiancées franches. »
Je ne sais pas ce qu’Apolline imagine qu’il y
a entre Faune et moi, mais la sentir jalouse me
procure une certaine satisfaction.
« Vas-y, à ton tour : montre-nous ce dont tu
es capable ! » s’exclame-t-elle en me balançant
la gourde, que j’attrape au vol.
Je la débouche et la porte à mes lèvres.
Pour ce soir, j’ai décidé de m’autoriser un
petit écart en matière d’alcool –  histoire de
m’intégrer au groupe, de me donner du
courage aussi.
Le breuvage m’enflamme le palais et la
gorge, envoyant instantanément une bouffée
brûlante vers mon cerveau. J’absorbe mes trois
gorgées sans détacher mes yeux de la
maîtresse de la soirée –  à chacune d’entre
elles, Apolline me paraît un peu plus floue.
« Alors, on attend : ton don ? exige-t-elle.
— Désolée, mais je n’en ai pas.
— Quoi ?
—  Faune, Sinbad et moi, on n’en a pas
commandé hier – ni ce soir, d’ailleurs. »
De l’autre côté du feu, Lorenzo nous jette
un regard noir.
Greg, lui, se lève en titubant, pour nous
toiser d’un air menaçant :
«  Vous vous croyez où  ? grogne-t-il. Que le
rat de bibliothèque s’en tire sans faire de
numéro, passe encore : lui au moins, il a payé
pour son stage. Mais vous, les boursiers  : non
seulement vous bouffez gratos au resto, mais
en plus vous voulez qu’on vous ouvre un open
bar ? » Il se tourne vers moi. « Tu sais pas faire
un truc, toi, avec tes yeux chelous  ? Genre,
hypnose ou je sais pas quoi ?
—  Calmos  ! dis-je en faisant retomber ma
mèche devant mon œil gauche, d’un coup de
tête. Si tu veux absolument un numéro, je
peux improviser un petit poème. Ne t’attends
pas à du Victor Hugo ou je ne sais qui : je n’ai
que ma cervelle, sans additif, et une règle
toute simple. Celle du haïku  : capturer un
instant en dix-sept syllabes. »
J’inspire profondément.
La chaleur du feu me berce.
Celle de l’alcool m’étourdit un peu.
Je me laisse pénétrer par l’instant, rien que
l’instant, ces flammes éphémères qui brûlent
devant moi et qui mourront à la fin de la nuit,
comme le rêve de la conquête humaine de
l’espace a brûlé d’une flamme vive, avant de
s’éteindre à jamais.
Les mots sortent de ma bouche en même
temps que je compte les syllabes, au goutte-à-
goutte :

« Hier, du bois sec.


« Aujourd’hui, un feu de joie.
« Demain, quelques cendres. »

Le silence ponctue mes paroles.


Autour du foyer, les visages sont intrigués,
dubitatifs ou même, pour certains me semble-
t-il, émus.
C’est la première fois que je compose un
poème en public.
Il y a quelques jours encore, je m’en faisais
une montagne, pour rien au monde je
n’aurais partagé mes haïkus avec d’autres
gens ; mais ce soir, l’inspiration est venue tout
simplement.
Sinbad est le premier à s’exprimer :
« C’était… beau », murmure-t-il.
Ses mots me touchent bizarrement –  parce
qu’on n’a échangé que des insultes depuis le
début du stage, et qu’il est bien la dernière
personne de qui j’attendais un compliment.
«  Tu veux dire, beau pour une
décérébrée ? » je rétorque, et aussitôt je m’en
veux de repasser si vite en mode battle.
Sinbad n’a pas le temps de repartir à son
tour à l’attaque, que Greg s’interpose entre
nous.
«  Hé oh, on n’est pas ici pour faire café
littéraire  !  » Il désigne brutalement Faune du
menton  : «  Et lui  ? Est-ce qu’il va aussi se
contenter de nous sortir des vers à la mords-
moi-le-nœud  ? Avec son air tourmenté, il a
bien une tronche de poète maudit, tiens ! »
Manifestement, la vodka est montée à la tête
de Greg –  moi, rien qu’avec trois gorgées j’ai
déjà le vertige, alors lui avec six… Il a dû
oublier la raclée que Faune lui a mise l’autre
jour.
Ce dernier se lève à son tour, tandis que
Suzie se tord les mains en implorant :
« Arrêtez de vous chamailler ! Rappelez-vous
que vous avez échangé le baiser de l’amitié !
—  Qu’il essaye de venir m’embrasser
maintenant, juste pour voir ! » vocifère Greg.
Rapide comme l’éclair, Faune se baisse et
ramasse quelque chose dans le sable.
Le temps que mon esprit engourdi par
l’alcool comprenne qu’il s’agit d’un caillou,
Faune a déjà sorti sa fronde.
La lanière de cuir tournoie au-dessus de sa
tête ;
Greg lève instinctivement le bras pour se
protéger ;
le caillou fuse ;
Suzie pousse un cri d’effroi ;
un tintement métallique résonne dans la
nuit, aussitôt suivi d’un long sifflement ;
tous les yeux se lèvent vers le ciel, pour voir
une forme sombre tomber en vrille, et
s’écraser dans le sable à quelques mètres du
feu : un batbot, que Faune vient de faucher en
plein vol.
«  Il est passé à une vingtaine de mètres au-
dessus de nous, explique-t-il calmement tout
en rangeant sa fronde. Alors que Meg nous
avait promis que ces mouchards ne
s’approcheraient pas à moins de cent mètres.
Je ne pense pas que notre chère coach ait
besoin de savoir qu’on se saoule à la vodka des
laboratoires Grandmont, n’est-ce pas ? »
Greg se rassied silencieusement, sans
demander son reste.
Après avoir montré l’autre jour qu’il était
un lutteur hors pair, Faune vient de prouver
qu’il était un chasseur aux sens aussi perçants
que ceux d’un lynx. Niveau dons, il a
largement fait ses preuves pour ce soir.
«  Bon, ben je crois que c’est mon tour  !
lance Amaury. J’avais promis un numéro pour
Roxane, rien que pour elle.  » Il saisit la
gourde. «  Juste une petite rasade pour me
donner du courage… »
Il absorbe sa dose, renverse son borsalino en
arrière sur sa nuque, puis il marche bravement
jusqu’à moi.
« Greg dit que tu as des yeux chelous, mais
c’est lui qui a de la merde dans les siens, pour
ne pas voir à quel point ils sont beaux,
murmure-t-il. Ce sont deux lagons, où je
voudrais plonger. Mais je vais commencer par
danser. »
Ça me fait tout drôle, de l’entendre parler
de la couleur de mes yeux, et de leur couleur
seulement, sans relever la différence de mes
pupilles…
Ignorant les moqueries de Greg, Baz et
Max, il se met à se déhancher devant moi.
Sa danse a beau avoir quelque chose d’aussi
stéréotypé que la sérénade de Lorenzo ou que
le chant d’Apolline, il y a quand même
quelque chose en lui qui me touche  : son
regard. Ses iris verts luisent à l’éclat du feu,
tandis que son corps ondule dans le contre-
jour des flammes. Les choses que j’y lis n’ont
rien de mécanique.
C’est un mélange de défi et de pudeur.
De bravoure et de peur.
De désir et de respect.
Un cocktail complexe et contradictoire,
qu’aucune machine ne peut imiter  : un
sentiment humain.
4.1
MARDI 18 AVRIL, 08 H 58

Ç A FAIT UNE HEURE QUE JE POIREAUTE AU


MILIEU DU MAGASIN DE FRINGUES
, entre le
rayon chaussures et le rayon lingerie.
Depuis mon poste d’observation, j’ai une vue
royale sur une bonne partie du rayon cosmétiques,
sur l’ensemble du rayon accessoires, et sur les cabines
d’essayage tout au bout. Angie, Maud et Sam font
des allers-retours, feignant d’essayer des habits avant
de les remettre sur leurs cintres. En réalité, elles
profitent de chaque passage en cabine pour garder
une partie du butin – tops et petites culottes qu’elles
enfilent sous leurs vêtements comme des poupées
russes, palettes d’ombre à paupières dont elles
démagnétisent les antivols en les enveloppant de
papier d’alu. C’est notre mode opératoire, une
technique bien rodée : elles chourent et moi je fais le
guet. On ne s’est jamais fait choper, à tel point que
c’est devenu la routine. La montée d’adrénaline des
débuts a cédé la place à une certaine lassitude.
Alors, je laisse flotter mon attention sur les clients
qui déambulent dans les allées. La mode : c’est bien
la dernière chose pour laquelle les gens se déplacent
en magasin, à cause des essayages, depuis que tout
le reste est livré par drones.
Ici, une jeune mère de famille aux bras chargés de
vêtements parcourt les rayons au pas de course,
entraînant son gamin qui braille comme une
sirène…
Là, une vieille dame avance à un rythme de
tortue le long du rayon chaussettes, accompagnée
d’un shopbot servile qui la suit comme un petit
chien…
Je sors mon smartphone de mon blouson, j’ouvre
l’application Notes et je me laisse porter par
l’inspiration.

Saisir l’instant.
Respecter le rythme.
Cinq syllabes –  sept syllabes  – cinq  syllabes  : un
haïku à écrire d’un jet, à dire d’une traite, sans
reprendre sa respiration.
Les mots jaillissent sur le clavier tactile au bout de
mes doigts :
La jeune se hâte.
La vieille va lentement.
Immobile, j’attends.

Je relis et m’aperçois qu’il y a une syllabe de trop


dans le dernier vers – im-mo-bi-le-j’at-tends.
Il faut corriger ça  : dix-sept syllabes en tout, pas
une de plus, c’est la loi du haïku, la seule règle que
je respecte.
Je lève les yeux de l’écran pour trouver une autre
formulation.

La jeune mère et la vieille dame sont parties.


À la place, un cône métallique d’un mètre
cinquante de haut, muni d’une dizaine de lentilles
oculaires et monté sur roulettes, glisse vers le fond du
magasin.
Merde, un vigibot ! Je ne l’avais pas vu arriver !
Dans quelques secondes il va atteindre les cabines
d’essayage !
Mon sang ne fait qu’un tour.
Je m’élance vers le vigibot, je lui fais une queue-
de-poisson, j’arrache une jupe avec son cintre juste
devant lui.
Puis je m’enfuis à toute allure vers la sortie du
magasin.
C’est la tactique en cas de danger imminent,
détourner l’attention des pantins. Leurs processeurs
pourris sont programmés pour prioriser la menace la
plus urgente : en l’occurrence, moi.
« Arrêtez-vous immédiatement ! » tonne une voix
synthétique derrière moi, tandis que vrombissent les
roulettes lancées à plein régime.
Je slalome entre les clients effarés, contourne un
mannequin de cire, pique un sprint en direction de
la galerie commerciale.
« Arrêtez-vous ou je tire ! » hurle le vigibot dans
mon dos.
Je sais qu’il est équipé d’un douloureux taser
électrique, qui me fera perdre connaissance pendant
quelques secondes. Je sais aussi que son programme
l’empêche de faire feu avant que je sois sortie du
magasin.
Je m’arrête pile à la limite des portiques anti-vol,
le cœur battant, et je balance la jupe devant
l’androbotte-caissière la plus proche –  un vieux
modèle consistant en un simple buste sans jambes,
vissé à son siège.
« Je suis archi-pressée ! dis-je en écrasant un billet
dans la main de plastique. La monnaie, et vite ! »

Tandis que l’androbotte-caissière compte ses pièces,


le vigibot se confond en excuses :
«  Je suis désolé, mademoiselle. Mes capteurs ont
mal interprété vos mouvements. Mon logiciel a cru
que vous vouliez partir sans payer. Au nom des
magasins Modichic, veuillez accepter mes plus
humbles excuses… »
Il est tellement occupé à me faire de la lèche qu’il
ne voit pas Angie et les Clébardes s’esquiver en douce
à travers les portiques antivol.
Elles ont certainement réussi à voler dix fois la
valeur de ma jupe…
Le cœur partagé entre le triomphe et un vague
sentiment de culpabilité, j’attrape le sac que me tend
l’androbotte-caissière et je tourne les talons sans
prendre le ticket de caisse.
Alors que je m’enfonce dans la galerie
commerciale, les battements de mon cœur ralentissent
peu à peu contre mes tempes et un déclic se fait dans
ma tête.

Cinq –  sept  – cinq  : ça y est, je tiens mon


haïku ! Il se termine par une question énigmatique,
dont je n’ai pas la réponse, mais je sens que c’est ça
qui sonne juste :

La jeune se hâte.
La vieille va lentement.
Aurai-je le temps ?

Je parcours les derniers mètres qui me séparent du


banc où m’attendent les Clébardes en me répétant ces
vers, pour bien me les rappeler quand je les recopierai
plus tard dans mon smartphone – pas question de le
faire maintenant sous leurs yeux  : les haïkus, c’est
mon jardin secret.
Mais au moment où je vais enfin rejoindre le
groupe, une voix accusatrice tonne dans les enceintes
de la galerie commerciale, pétrifiant tous mes
membres :
« Mademoiselle Le Gall ! »…

Je me redresse d’un bond, en nage.


Je pensais avoir échappé au vigibot, mais j’ai
été repérée !
Il faut qu’on décampe, et vite !
Où sont Angie, Maud et Sam ?
Je fouille l’espace des yeux  ; mais devant
moi, il n’y a ni banc ni galerie commerciale.
Il n’y a que les murs de ma chambre, contre
lesquels résonne la voix d’HestIA :
« Mademoiselle Le Gall ! Il est – [neuf] – heures
et –  [cinq]  – minutes. C’est l’heure de vous
réveiller… »
J’étouffe un juron.
Encore cette maudite servante domotique,
qui me réveille en sursaut tous les matins.
C’était un rêve, bien sûr, rien qu’un rêve…
Une réminiscence vibrante d’ondes
électriques, dans cette zone frontière entre le
sommeil et la veille… Un passage entre la nuit
où OmnIA me gave de connaissances, et le
jour où elle me rend à moi-même…
Je murmure les vers du haïku qui a surgi du
tréfonds de ma mémoire :

« La jeune se hâte.


« La vieille va lentement.
« Aurai-je le temps ? »

Aurai-je le temps de quoi ?


De quitter la galerie commerciale avant que
le gérant du magasin découvre qu’on a vidé
un de ses rayons ?
Ou bien de réussir ma vie avant de devenir
vieille, d’être rattrapée par mes choix et mes
renoncements ?
En ruminant ces questions, je me rends
compte que j’ai un terrible mal de crâne, sans
doute la conséquence de la beuverie de la
veille…
« Mademoiselle Le Gall ! Il est – [neuf] – heures
et – [six] – minutes…
— Ça va, j’ai compris ! J’ai pas besoin d’une
horloge parlante me donnant l’heure toutes
les minutes !
—  Il est temps de prendre votre douche avant
d’aller petit-déjeuner au restaurant. Voulez-vous que
je fasse livrer la brosse à dents de M. Ferval dans
votre bungalow ?
—  Quoi  ? La brosse à dents d’Amaury  ?
Qu’est-ce que tu racontes, HestIA  ? Y a un
lézard dans ton programme, faut que tu te
fasses débuguer ! »
Je repousse les draps du revers de la main.
Mes doigts rencontrent une masse tiède.
Je me retourne lentement : il y a quelqu’un
qui dort là, étendu en travers du lit king size.
Ce torse bronzé contrastant avec la
blancheur des draps… ces épais cheveux
châtains répandus sur l’oreiller…
C’est Amaury.
L’estomac noué, je sonde mes souvenirs de
la soirée d’hier.
Je me rappelle la démonstration des dons
des uns et des autres, la danse d’Amaury
devant le feu…
… et puis plus rien.
Le black-out.
Je ne sais pas comment je suis rentrée à
mon bungalow, et encore moins comment
Amaury l’a regagné avec moi… la honte
absolue !
Je suis prise d’une envie furieuse de fuir
dans la salle de bains et de lancer la douche à
fond pour effacer la nuit dernière, en espérant
que mon invité surprise ne soit plus dans la
chambre quand j’y retournerai. Mais ce serait
lâche d’agir ainsi. Il faut que je sache ce qui
s’est passé hier soir entre lui et moi.
Procédons de manière méthodique…
Premier point rassurant : je ne suis pas nue
dans le lit, mais en jean et chemisette de lin –
 le fute, c’est le mien, mais la chemisette, c’est
celle d’Amaury.
Deuxième point rassurant  : le visage du
dormeur ne porte aucune trace de mon rouge
à lèvres Darkissime, qui pourtant marque
énormément.
Troisième point rassurant  : monsieur a
tombé le haut, mais il a gardé le bas.
Ouf, l’honneur est sauf !
On était sans doute trop torchés hier soir
pour avoir fait quoi que ce soit qu’on
regretterait aujourd’hui.
Pour en avoir le cœur tout à fait net, je
demande à l’œil de Moscou :
« Euh, HestIA, dis-moi un truc… Que s’est-il
passé hier, entre Amaury et moi ?
—  M. Ferval vous a raccompagnée à votre
bungalow, car vous ne teniez plus debout. Il vous a
bordée dans votre lit, avant de s’écrouler lui-même de
fatigue. »
Si on m’avait dit un jour que je me
féliciterais d’être espionnée par une IA vingt-
quatre heures sur vingt-quatre !
Rassérénée, je touche l’épaule de mon
chevalier-servant.
« Hé, réveille-toi… », dis-je.
Il ne bouge pas.
Genre, pas du tout.
«  Amaury  ! je fais, un peu plus fort, en le
prenant par les épaules. C’est l’heure du petit
dèj ! »
Il demeure immobile.
Le malaise d’être au lit avec un garçon que
je connais à peine commence à céder la place
à une angoisse diffuse.
Je me penche au-dessus de son visage,
approchant mon oreille de ses narines. Je
m’efforce de contrôler ma propre respiration
qui s’emballe pour tenter de percevoir la
sienne  : ce n’est qu’un filet très lent,
irrégulier, comme si chaque inspiration allait
être sa dernière.
«  Amaury  !  » je m’écrie en le secouant
franchement.
Il est aussi flasque entre mes mains qu’un
sac de pommes de terre, ses mèches remuant
mollement contre l’oreiller, sa bouche
s’ouvrant comme celle d’un poisson.
Prise de panique, je me mets à hurler :
« HestIA ! Alerte Doc Fred immédiatement !
Amaury est en train de faire un malaise !
—  Commande bien enregistrée, mademoiselle Le
Gall  », répond l’IA de sa voix affreusement
monocorde, horriblement courtoise, comme
si je lui avais juste demandé un café.
Incapable d’attendre passivement l’arrivée
des secours, je bondis hors du lit et m’élance à
l’extérieur du bungalow, sans même prendre
le temps de passer un T-shirt.
Dehors, l’île est sereine comme au premier
jour, quand son calme m’avait inspiré un
haïku  ; mais ce matin, tout ce silence me
transperce les tympans.
Je me jette sur le premier bungalow à côté
du mien, ouvrant la porte d’un geste brusque.
Comme chez moi, le sol est constitué d’une
large plaque de verre rétroéclairée, donnant
sur le fond marin.
Le corps de la fille étendu en travers des
draps, parfaitement immobile, contraste de
manière lugubre avec le ballet des poissons
multicolores et des algues ondulantes.
Je me précipite vers le lit : c’est Suzie.
J’ai beau la secouer comme Amaury, rien
n’y fait – ses longs bras affûtés par la pratique
du yoga s’agitent comme les membres
désarticulés d’une poupée.
Hors d’haleine, je sors du bungalow pour
en gagner un troisième – la porte est fermée –
puis un quatrième – celui d’Apolline.
La reine des folles soirées de l’île Descartes
n’a jamais semblé aussi calme. Son visage,
d’habitude animé par un sourcil relevé ou une
moue boudeuse, est parfaitement lisse.
« Apolline ! je hurle. Réveille-toi ! Réveillez-
vous tous ! »

À
À cet instant, j’entends grincer les gonds
dans mon dos.
Je me retourne vivement.
Doc Fred se tient dans l’embrasure de la
porte :
«  Que se passe-t-il  ? demande-t-il. Pourquoi
est-ce que tu m’as fait appeler, et que fais-tu
dans le bungalow d’Apolline Tannacher ?
—  Elle ne se réveille pas  ! Ni elle, ni
personne ! »
Le médecin se précipite sur le lit et saisit le
poignet d’Apolline pour prendre son pouls.
«  Le cœur est très lent, dit-il d’une voix
tendue. Depuis quand est-elle dans cet état ?
— Je ne sais pas… Je me suis réveillée il y a
quelques minutes avec une terrible migraine
et avec… un garçon dans mon lit. »
Ça ne sert à rien de le cacher, de toute
façon Doc Fred le découvrira tôt ou tard. La
seule chose qui compte, c’est de sauver les
stagiaires.
«  Amaury Ferval, dis-je dans un souffle.
C’est Amaury qui a passé la nuit avec moi. Il
était dans le même état qu’Apolline quand je
me suis réveillée. Je ne me souviens plus de ce
qui s’est passé hier, après la soirée… »
Doc Fred fronce les sourcils :
« La soirée ? répète-t-il.
—  On s’est réunis sur la plage autour d’un
feu, tous les stagiaires. Et… on a bu un peu
d’alcool.
—  Impossible  ! s’exclame le médecin. Vos
bagages ont été scrupuleusement fouillés pour
s’assurer qu’aucune bouteille n’était passée en
douce !
— La prochaine fois, il faudra inspecter les
sachets, pas seulement les bouteilles…  », dis-
je.
Je suis consciente de trahir un secret, mais
en même temps je n’ai pas le choix  : je dois
donner tous les éléments à Doc Fred, pour
qu’il puisse établir le bon diagnostic. C’est
peut-être une question de vie ou de mort.
« Grégoire a apporté de la vodka en poudre.
Je sais qu’il est interdit de boire pendant le
stage, mais voilà, on a fait les cons. Je promets
qu’on ne recommencera plus, surtout après
ça.  » Mes yeux tombent sur le corps inanimé
d’Apolline. « Est-ce que c’est… grave ? »
Au lieu de me répondre, Doc Fred saisit son
talkie-walkie et se met à scander des
instructions :
«  OmnIA  : demande aux infirmières de
venir immédiatement dans la zone d’habitation
des stagiaires, avec des passe-partout pour
ouvrir les bungalows fermés à clé. Qu’elles
prennent aussi les stylos-injecteurs dosés à
20 % dans le magasin de la clinique. Protocole
7 : pseudo-coma éthylique.
—  Coma  ?…, je murmure, la gorge serrée.
Mais on n’a bu que quelques gorgées
chacun…
—  L’alcool est interdit pendant le stage
pour de bonnes raisons, me répond
sèchement le médecin. Non seulement les
toxines d’éthanol viennent perturber la
programmation neuronale, mais la stimulation
électrique induite par les neurobots décuple
l’ivresse jusqu’à la perte de connaissance. »
Je pose mes mains sur le matelas pour les
empêcher de trembler.
« Est-ce qu’ils vont s’en tirer ? »
Doc Fred me foudroie du regard.
« L’organisme de chacun élimine les toxines
à un rythme différent, dit-il. Si on laisse tes
petits amis ainsi, ils finiront tous par se
réveiller ; mais, en fonction de leur endurance
à l’alcool, cela pourra prendre plusieurs
heures. Une injection de solution magnétique
permettra de hâter leur réveil, en
interrompant l’activité électrique des
neurobots pendant quelques instants. »
Je me redresse, à demi rassurée par ces
explications.
Si Doc Fred a raison, alors Lorenzo doit
déjà être debout : un type comme lui, avec des
années d’entraînement en boîtes de nuit et en
soirées privées, a certainement éliminé ses
toxines encore plus vite que moi.
Je m’esquive, sors à l’air libre et passe de
l’autre côté du ponton : celui des garçons.
En quelques pas, je parviens au bungalow
de Lorenzo.
Cette fois-ci, je prends le temps de toquer à
la porte :
« Lorenzo ? C’est moi, Roxane. »
Pas de réponse.
Je pousse la porte et pénètre dans la
chambre.
Son occupant dort à poings fermés, aussi
immobile qu’Amaury, Suzie et Apolline.
Je marche jusqu’à lui, sentant l’angoisse me
gagner à nouveau. Comment se fait-il qu’il soit
encore en train de cuver ? Pourquoi ne s’est-il
pas réveillé comme moi, alors que j’ai bien vu
lors du voyage aller qu’il pouvait s’envoyer
cinq fois ma dose d’alcool et être encore
capable de sortir ses blagues vaseuses ?
Le drap qui recouvre son corps ressemble à
un linceul.
Son visage figé, à un masque mortuaire.
« Lorenzo… », dis-je à nouveau, en prenant
sa main molle et sans vie.
Je reste ainsi à son chevet, une longue
minute, sans avoir le courage de me relever
pour aller vérifier l’état de Faune, de Sinbad
et de tous les autres. À quoi bon, s’ils sont tous
comme ça ?
Je me redresse seulement quand une
infirmière entre dans la chambre.
«  Oh  ! dit-elle en me découvrant au chevet
du lit. Excuse-moi, j’aurais dû frapper avant
d’entrer. Dis-moi, tu me permets de faire une
injection à ton petit ami ?
—  Euh… ce n’est pas mon petit ami…  »,
dis-je en baissant les yeux sur la chemisette
d’homme que je porte toujours sur les
épaules.
Je m’éloigne du lit pour céder la place à la
jeune femme.
Elle sort de la poche de sa blouse blanche
une espèce de long tube en plastique
translucide  : c’est certainement le stylo-
injecteur dont parlait Doc Fred.
Elle applique l’une des extrémités contre
l’épaule nue de Lorenzo  ; puis, d’un
mouvement sec du pouce, elle appuie sur le
bouton-poussoir rouge à l’autre extrémité.
Clic ! une aiguille invisible s’enfonce dans la
peau de Lorenzo.
Quelques secondes plus tard, une grimace
agite ses traits jusque-là impassibles.
Ses yeux s’ouvrent, tournent un instant
autour de la pièce, s’arrêtent sur moi.
«  Lorenzo, tu es réveillé  ! je m’écrie, entre
rire et soulagement. Tu m’as fait peur, espèce
de con ! »
Lui, il ne rit pas – mais alors pas du tout.
« Qu’est-ce que tu fous dans ma chambre ?
crie-t-il d’une voix enrouée. Comment oses-tu
venir ici, après ce que tu as fait hier ? »
J’effectue un pas en arrière, soufflée par ce
déferlement de colère auquel je ne
m’attendais pas.
«  Hein  ? je balbutie.  De quoi tu parles  ?
Qu’est-ce que j’ai fait hier ?
—  Ne joue pas les innocentes  ! Tu m’as
grillé à vie avec Perle ! Et tu as grillé Faune au
passage  ! On te faisait confiance, et toi tu as
tout foutu en l’air ! »
4.2
MARDI 18 AVRIL, 10 H 12

« E ST-CE QUE VOUS VOUS RENDEZ


COMPTE DE CE QUE VOUS AVEZ FAIT ? »
tonne Meg devant le buffet inentamé du
restaurant.
Oubliée, la gentille coach toujours
souriante, débarquée tout droit du pays des
Bisounours. Son visage congestionné par la
colère est presque aussi pourpre que ses
cheveux.
Face à elle, derrière les tables, les trente
stagiaires aux visages chiffonnés de fatigue
attendent que passe la tempête. Je les observe
à la dérobée. Il y en a deux surtout dont je
n’ose croiser le regard –  ceux qui devraient
être les plus proches de moi, mais qui ce
matin sont allés s’asseoir à l’extrême
opposé de la salle : les deux autres boursiers.
« Boire de l’alcool, ici sur l’île Descartes, en
plein stage Science Infuse  ! continue de
vitupérer Meg. Quelle irresponsabilité ! Quelle
honte ! »
La honte, c’est bien ce que je ressens en ce
moment.
Après le black-out du réveil, les souvenirs de
la soirée commencent à me revenir au
compte-gouttes –  bien trop lentement à mon
goût. Je me rappelle juste que la danse
d’Amaury s’est terminée torse nu  : il m’avait
promis un strip-tease d’une autre trempe que
celui des Hot Strip Boyz, et c’est exactement
ce à quoi j’ai eu droit. Après ça, c’est encore
flou. Je le vois vaguement s’asseoir à côté de
moi, je m’entends joindre mon rire au sien,
avant une deuxième tournée de vodka, puis
une troisième… que je renverse à moitié sur
mon top !
Voilà pourquoi je me suis retrouvée à porter
la chemisette d’Amaury…
Il est hors de question que j’aille lui
demander ce qui s’est produit ensuite, entre le
moment où j’ai perdu le fil et celui où il m’a
galamment raccompagnée à mon bungalow
en veillant à ce que je ne m’étouffe pas dans
mon vomi…
Je préfère le laisser à sa table avec ses potes
de lycée, Greg, Max et Baz, et faire comme s’il
ne s’était rien passé entre nous.
À ce stade, je ne peux compter que sur moi-
même pour me souvenir de comment s’est
terminée la soirée, et de ce que j’ai fait pour
que Lorenzo et Faune m’en veuillent à mort.
«  Vous mériteriez que nous annulions le
stage, sans remboursement des frais bien
entendu ! gronde Meg. Mais Damien, dans sa
mansuétude, a décidé de vous pardonner et
de mener la programmation neuronale à son
terme. »
Mouais… la mansuétude du grand patron
n’a d’égale que son sens des affaires. J’imagine
la mauvaise pub, si trente stagiaires étaient
renvoyés chez eux pour cause de
dysfonctionnement du protocole, ingestion
d’alcool ou pas…
«  De la même manière, nous n’avertirons
pas vos parents de ce regrettable incident,
pour ne pas les inquiéter, continue Meg,
confirmant mon intuition. Mais les principaux
coupables seront tout de même punis.
Apolline Tannacher, c’est toi qui as organisé
cette soirée ; Grégoire de Grandmont, tu y as
apporté de l’alcool en dépit du règlement. À
partir d’aujourd’hui, vous serez tous les deux
privés de dons  : pas de menu pour vous ce
soir, ni les soirs suivants. Vous vous
contenterez de recevoir le programme de
révision basique, jusqu’à la fin du séjour. »
Un cri de protestation suraigu retentit à ma
droite.
C’est Apolline, hors d’elle. Une expression
de fureur déforme son visage, à mille lieues du
masque calme qui était le sien avant sa piqûre
de solution magnétique – à croire que ce n’est
pas la même fille.
«  Meg, c’est pas juste  ! s’écrie-t-elle. J’avais
prévu de sélectionner danse classique, œnologie,
boxe thaï et maquillage professionnel !
— Eh bien tu n’auras qu’à apprendre toutes
ces belles choses après le stage, à la dure,
répond sèchement Meg. Bon courage.
— Personne ne s’est bourré la gueule, c’est
n’importe quoi  ! s’insurge Greg. La poudre
que j’ai apportée, c’était uniquement pour
désinfecter les gourdes avec de l’alcool à 90° :
une simple mesure hygiénique en pays
tropical.  » Il soutient le regard de la coach –
 sous sa coupe pompadour un peu aplatie, ses
yeux encore bouffis luisent de mauvaise foi.
«  Après avoir stérilisé les gourdes, on les a
juste remplies de jus de fruit pour la soirée. »
Tous les stagiaires savent bien que c’est
archi-faux, mais personne n’ose le contredire,
de peur de se prendre une raclée dès que les
organisateurs auront le dos tourné.
«  Mentir ne changera rien à ma décision,
tranche Meg.
— Je ne mens pas, répond Greg, bravache.
— Si, tu mens. J’en ai la preuve.
—  La preuve  ? Ah ouais, je vois  ! Toi aussi,
tu as menti, Meg  ! Tu nous avais dit que ces
sales chauves-souris n’écouteraient pas nos
conversations, c’est même une clause du
contrat Science Infuse ! Mais il y en a une qui
s’est approchée à vingt mètres, hier soir.
Avoue que c’est elle qui a tout cafté, avant que
Faune la refroidisse.  » Un sourire de défi
s’étire sur la large face de Greg. «  Si tu me
prives de mes dons, Meg, j’exigerai d’être
remboursé du prix du stage pour rupture de
contrat ! »
Il croise les bras sur sa poitrine, sûr d’avoir
marqué un point.
Mais la coach est loin de s’avouer vaincue :
«  Il n’y a eu aucune rupture de contrat,
rétorque-t-elle. Certes, le batbot que vous avez
abattu s’est approché un peu trop près, mais il
ne faisait que passer dans sa ronde pour
retrouver Adam, et ses micros étaient bien
désactivés. Le livre de bord d’OmnIA pourra
en attester si besoin. La manière dont Doc
Fred et moi avons été mis au courant de votre
beuverie est parfaitement réglementaire. » Le
regard de Meg fuse à travers la pièce, jusqu’à
moi. « C’est Roxane qui nous a tout dit. »
Le sourire goguenard de Greg se
transforme en grimace de haine. L’expression
des vingt-huit autres visages tournés vers moi
n’est pas moins hostile. J’ai soudain
l’impression de me retrouver trois ans en
arrière, à mon arrivée au lycée, seule contre
tous. À quoi bon leur expliquer que j’ai lâché
le morceau parce que je n’avais pas le choix,
parce que je pensais que leur survie à tous en
dépendait ?
Je baisse les yeux, ne sachant plus où me
mettre, quand la voix d’Apolline résonne à
nouveau :
« C’est elle. C’est Roxane la responsable. »
Quoi ?
Qu’est-ce qu’elle raconte ?
Je redresse la tête et ouvre la bouche, prête
à me défendre, mais Apolline ne m’en laisse
pas le temps :
« C’est elle qui a eu l’idée d’organiser cette
soirée, assène-t-elle. C’est elle qui a
absolument voulu utiliser l’alcool de
désinfection apporté par Greg pour faire boire
tout le monde. » Elle souligne son accusation
d’un regard appuyé, qui vrille jusqu’au fond
de mon âme, puis ajoute  : «  C’est elle qu’il
faut priver de dons, pas nous. Avoue,
Roxane. »
En un éclair, je comprends son calcul. Elle
veut tout me mettre sur le dos, parce qu’elle
sait que j’ai décidé de me passer de dons  :
pour moi, la punition n’en sera pas une.
La tête commence à me tourner.
Je déteste l’idée d’endosser une
responsabilité qui n’est pas la mienne, et
surtout celle-là, d’avoir introduit aux îles
Fortunées une chose que j’ai toujours traitée
avec méfiance : l’alcool.
Mais en même temps je me sens tellement
misérable, tellement seule, que je me
damnerais pour regagner l’affection de
quelqu’un – fût-ce Apolline Tannacher.
«  Oui…, je murmure du bout des lèvres,
avec la sensation affreuse de faire un bond en
arrière, comme quand j’étais prête à tout pour
plaire à Angie. J’avoue que l’idée vient de
moi…
—  Quoi  ? s’écrie Meg. Pourquoi tu ne me
l’as pas dit plus tôt ?
— Je… je ne sais pas… J’imagine que j’avais
peur de ta réaction… »
Les mots me brûlent les lèvres au fur et à
mesure que je les prononce.
Je me déteste de mentir, d’être si faible.
Je ne suis plus la jeune femme endurcie qui
a décidé de couper les ponts avec son passé ; je
suis redevenue l’ado déboussolée débarquant
dans un nouvel établissement, désespérant
d’être acceptée par le groupe.
« Je ne saurais te dire combien je suis déçue,
déclare Meg d’une voix amère, qui me
retourne l’estomac. Toi, une boursière dont le
comportement devrait être exemplaire, tu as
mis en danger tous tes camarades. Sur trente
stagiaires, vingt-sept ont dû être réveillés avec
une injection, par ta faute ! »
Un raclement retentit de l’autre côté du
restaurant : c’est Amaury, qui vient de se lever
de sa chaise.
Il a l’air aussi crevé que les autres ; mais au
milieu de ses cernes, ses yeux verts brillent
d’un éclat indigné.
«  Je refuse qu’on accuse Roxane  !
s’exclame-t-il, ignorant les mimiques de Greg
et d’Apolline, qui lui font signe de se rasseoir.
Elle n’a rien à se reprocher !
—  Si, rétorque Meg. Elle a trahi ma
confiance et celle de Damien. En accordant
une bourse à une fille d’agent auxiliaire, il
voulait prouver que n’importe qui pouvait s’en
tirer avec un peu de bonne volonté  : c’est
raté. »
Mon cœur se fige.
La bouche d’Amaury s’arrondit dans un O
de surprise.
La soif de justice dans ses yeux s’éteint,
laissant la place au doute.
«  Fille d’agent auxiliaire  ? répète-t-il. Mais
non, il y a erreur. Son père n’a rien d’un auxi :
il dirige la plus grosse filiale française
d’Urbanex ! N’est-ce pas, Roxane ?
— Amaury… »
Devant mon silence, il comprend.
Je le vois se métamorphoser sous mes yeux,
le garçon prévenant se transformant en un
être complètement différent –  étranger, froid
et cruel.
Son visage se ferme comme une porte.
Mon ventre se serre comme un poing.
«  Je vois, siffle-t-il d’une voix pleine de
dépit. J’ai pris ta défense, j’ai dansé pour toi,
mais tu n’étais qu’une imposture. Tu caches
bien ton jeu, comme tu caches ton mauvais
œil derrière ta mèche. Tu espérais quoi, en
essayant de me séduire ? Toucher le pactole ?
C’est raté ! »
Sa fourberie me coupe la respiration : c’est
lui qui m’a fait du rentre-dedans depuis le
premier jour !
Je voudrais répliquer, aboyer quelque chose
comme je sais habituellement si bien le faire –
 mais ce matin, mon instinct canin me déserte,
mes lèvres restent cousues par la confusion.
Amaury en profite pour me porter le coup
de grâce :
« Tu ferais mieux de te trouver un androbot.
Je suis sûr que t’as pris ton pied en embrassant
Adam l’autre soir, avoue. Après tout, c’est bien
connu  : les auxis sont les chiennes des
robots ! »
Je me lève brusquement, décochant un
doigt d’honneur à Amaury, aux dizaines de
regards qui me scrutent avec dégoût, à l’île
tout entière.
Une rumeur sauvage s’élève autour de moi
et monte comme une vague, un tsunami  ; je
m’enfuis à toutes jambes avant qu’elle
m’engloutisse.
4.3
MARDI 18 AVRIL, 20 H 15

T ROIS COUPS SECS RÉSONNENT À LA


PORTE DE MON BUNGALOW.
Je ne réponds pas, restant enfouie sous mes
draps.
Ça fait dix heures que j’y suis lovée, telle
une misérable chenille dans son cocon. Sauf
qu’aucun papillon n’éclora jamais de ce
cocon-là.
J’étais complètement débile de penser
qu’en signant pour un stage Science Infuse, je
me transformerais du jour au lendemain, que
je deviendrais quelqu’un de meilleur et de
plus épanoui.
C’est tout le contraire qui s’est produit. Ma
fragile estime de moi, fracassée. Mes dérisoires
ambitions pour l’avenir, envolées. Je ne me
suis jamais sentie aussi mal de ma vie.
Lorenzo et Faune me haïssent pour une
raison que j’ignore, au point de vouloir
couper les ponts avec moi.
Amaury me méprise de lui avoir caché celle
que j’étais vraiment, et même s’il s’est révélé
être un connard fini, lui au moins n’a pas
menti sur son passé.
L’ensemble des stagiaires m’en veut d’avoir
vendu la mèche à propos de l’alcool, ils me
prennent pour une balance de la pire espèce.
Meg elle-même pense que je suis une sorte
de délinquante ingrate, le maillon faible de la
promotion, et au fond elle a raison : j’ai révélé
mon véritable visage, celui d’une épave sans
volonté.
Non seulement l’île entière me déteste,
mais je me déteste moi-même. Je ne suis
même pas digne des Clébardes, que j’ai
lâchement abandonnées pour vivre cette
aventure sans issue. C’est comme si tout le
chemin que j’ai parcouru avec elles depuis le
début du lycée n’avait servi à rien. Cette
carapace que je me suis lentement construite,
je l’ai moi-même dynamitée de l’intérieur en
mentant sur mon père. Depuis des années, je
le méprise de noyer dans l’alcool sa honte
d’être auxi. Chaque jour, je l’accuse d’avoir
été responsable de la mort de maman à cause
de son addiction. Mais la vérité, c’est que je
suis aussi faible que lui, je l’ai toujours été, je
l’ai toujours su. Moi, c’est dans le mensonge
que j’ai noyé ma honte. Comment ai-je pu
imaginer qu’il me suffirait de passer le BAC
pour  changer ma vie  ? Comment ai-je pu
croire que je serais capable de me construire
un avenir, si je ne suis même pas capable
d’assumer mon passé ?
 
Trois coups résonnent à nouveau, un peu
plus fort.
Ce doit être une infirmière qui vient voir si
je ne me suis pas foutue en l’air.
Un cri sort de ma bouche, d’une voix qui
sonne affreusement discordante à mes propres
oreilles :
« Je dors ! »
Mais la personne derrière la porte insiste :
« Roxane : c’est moi, Sinbad… »
Sinbad ? Qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ? Je
m’apprête à lui crier de dégager, mais il ouvre
la porte avant que je puisse articuler quoi que
ce soit.
Il s’avance sur le sol de verre, sous lequel
tournent paresseusement les poissons
insensibles à ma détresse. Ce soir, il porte une
nouvelle pièce de sa collection vintage : un T-
shirt noir strié de lignes de code vertes, avec le
titre The Matrix en lettres fluorescentes.
«  Je t’ai apporté ça…, dit-il en me tendant
une assiette de fruits de mer.
—  Si j’avais faim, j’aurais sonné OmnIA  !  »
je rétorque.
Je m’en veux aussitôt de ma brutalité  : les
animaux blessés sont les plus agressifs…
Sinbad aurait toutes les raisons de me
balancer son assiette à la gueule et de tourner
les talons, surtout que nos relations ont été
pour le moins orageuses depuis le début du
stage.
Mais il n’en fait rien.
« Tu n’as rien avalé depuis hier soir, insiste-t-
il. Il faut que tu manges.  » Il s’approche
jusqu’à mon lit, pose l’assiette sur la table de
chevet. « Comme j’ai vu que tu ne descendais
pas dîner, j’ai quitté la table pour t’apporter
l’entrée. C’est une salade de gambas et
coquilles Saint-Jacques aux agrumes. Ça te
va ? »
La gentillesse de Sinbad me déstabilise.
Ce soir, je n’attendais l’aide de personne –
 et surtout pas la sienne.
«  J’aurais dû vous le dire dès le début, je
murmure. Qui j’étais. D’où je venais.
— Tu n’as de compte à rendre à personne,
rétorque-t-il.
—  Mais je vous ai laissé croire un
mensonge…
— Y a pas mort d’homme. »
Je préfère ne pas répondre, parce que je sais
qu’en m’inventant un faux père, c’est comme
si j’avais assassiné le vrai.
«  Tu te souviens de ce qui s’est passé, hier
soir ? je finis par demander à Sinbad. Je veux
dire, avec Lorenzo et Faune ?
— Tu ne te rappelles pas ?
— Non. Le trou noir.
— Il faut dire que tu as drôlement forcé sur
la vodka. Et que Greg a tout fait pour
t’encourager à boire. À la fin, tu es partie en
vrille…  » Il me regarde d’un air désolé, puis
sort son smartphone de la poche de son jean.
« Regarde, j’ai filmé. »
Une scène nocturne apparaît sur l’écran : le
feu de bois entouré des stagiaires.
À entendre les cris qui saturent la bande-
son, à voir les ombres des corps chanceler, je
devine que la soirée est déjà bien avancée.
 
Je suis au premier plan, vacillante entre les bras
d’Amaury qui s’efforce de me maintenir debout. Un
beuglement à demi articulé s’échappe de ma bouche :
«  Lorenzo et Faune, je vais me coucher, mais
avant je voulais vous dire que je vous aiiiime  !
Ouais, vous êtes mes amis pour la viiiie  ! On sera
toujours de la même meute, vous et moi –
 WOOOO !… WOOOO !… WOOOO !… »
Je fais quelques pas hésitants vers le premier rang,
où Lorenzo s’efforce de courtiser Perle, manquant de
m’étaler sur eux :
«  Écoute-moi bien, Lorenzo  : laisse tomber cette
nana. Avant elle te voyait juste comme un tas de
pognon, et maintenant que tu ne vaux plus un
kopek, elle te traite comme de la merde. Tu sais quoi :
je suis bien contente que tes parents soient en tôle,
parce qu’au moins comme ça, on peut voir le vrai
visage de cette garce ! »
Je fais un petit baiser au-dessus de ma main et je
souffle pour faire mine de l’envoyer vers Perle :
«  P.-S.  ma chérie  : l’autre jour, j’ai craché dans
ton latte, j’espère que tu as apprécié ce petit
supplément maison. »
 
Je sens une sueur froide couler le long de
mon dos, tandis que des rires et des cris de
fureur jaillissent des enceintes du smartphone.
Le visage de Lorenzo vire au blanc  ; celui de
Perle devient tout rouge. Je voudrais
rembobiner la vidéo, effacer pour toujours
cette nuit d’enfer.
Mais c’est impossible, et les images
continuent de défiler inexorablement sur
l’écran…
 
Je titube à présent jusqu’à Faune, complètement
débordé par les avances d’une Apolline éméchée.
Je me penche vers lui et hoquette :
« Toi, mon vieux, il va falloir trouver autre chose
que tes histoires de fiancée imaginaire pour repousser
miss Apocalypse. Elle est du genre coriace. Si tu veux
qu’elle te lâche enfin les baskets, dis-lui la vérité. Elle
n’a aucune chance avec toi, parce que tu es gay : G-
A-Y ! »
À ces mots, Faune se lève, outré.
Mais je ne semble même pas le remarquer.
Je suis trop occupée à sermonner l’organisatrice de
la soirée, agitant mon index sous son nez telle une
ivrogne en plein délire :
«  T’as entendu, la blondasse  ? Faune préfère les
mecs. Alors, oublie, laisse mon pote tranquille et
trouve-toi un autre joujou ! »
 
Sinbad appuie enfin sur la touche pause,
mettant fin à ce supplice.
«  Quelle catastrophe…  », je murmure,
crucifiée par le spectacle auquel je viens
d’assister.
Les souvenirs de tous les soirs où j’ai vu mon
père se crasher sur le canapé du salon, ivre
mort, me reviennent en tête. Lui au moins,
quand il était saoul, il cuvait tranquillement
sans déranger personne. Alors que moi…
«  J’avoue que tu as fait fort, dit Sinbad,
retournant le couteau dans la plaie. Je n’ai
jamais vu quelqu’un d’aussi torché que
toi.  C’est un miracle que tu aies réussi à te
réveiller sans injection, ce matin. »
J’ai un mouvement de recul instinctif : et si,
sous ses belles manières, il était juste venu me
narguer ?
«  Tu aurais peut-être préféré que je ne me
réveille pas du tout ? » je siffle.
Sinbad se raidit à son tour, son visage se
contracte dans une expression navrée, comme
si mes paroles lui causaient beaucoup de
peine.
«  Comment peux-tu dire une chose
pareille  ! s’écrie-t-il. C’est donc ça, l’idée que
tu te fais de moi ?
— Je n’ai pas ma place ici, dis-je, bottant en
touche. J’ai envie de laisser tomber et de
rentrer chez moi. »
Il abat son poing sur le matelas, avec une
vigueur qui me surprend :
«  Tu ne peux pas faire ça  ! Rappelle-toi ce
que tu nous as dit hier, à Faune et moi : que ce
stage était une opportunité unique de nous
faire une place dans le monde !
—  J’ai eu tort. Noosynth veut m’utiliser
comme porte-parole devant la terre entière,
alors que je n’ai même pas été foutue
d’assumer qui j’étais devant trente ados de
mon âge. Je sais que si je continue, je vais
craquer à nouveau, comme hier soir. C’est toi
qui avais raison depuis le début  : je suis une
décérébrée. Je n’ai pas les épaules, et encore
moins la tête. Pour moi, l’aventure s’arrête
là. »
Les doigts de Sinbad se referment sur les
draps, il les serre comme s’il voulait les essorer.
« Je ne peux pas te laisser dire ça, murmure-
t-il. C’est comme si… comme si Néo choisissait
la pilule bleue, dans Matrix. »
Encore une référence SF, bien sûr, à quoi
d’autre s’attendre de la part de Sinbad ?
«  Vas-y, raconte, lui dis-je, sentant qu’il
meurt d’envie d’essayer de me convaincre.
—  Dans ce film, les humains vivent sans le
savoir au sein d’une réalité virtuelle créée de
toutes pièces par des machines : la Matrice. Au
moment clé de l’histoire, le héros Néo est
confronté à un choix  : soit il avale une pilule
bleue, qui lui permet de rester dans
l’ignorance et l’illusion, sans se poser de
questions ; soit il choisit une pilule rouge, qui
le délivre de la Matrice et lui donne le
contrôle de son destin. »
Sinbad lâche les draps.
Délicatement, il pose ses doigts sur les
miens.
«  Si tu renonces maintenant, Roxane, ça
revient à prendre la pilule bleue. Tu
retourneras à tout ce que tu connais déjà, et tu
ne sauras jamais ce qui se serait passé si tu
étais restée jusqu’au bout du stage. »
Je m’efforce de sourire.
Et d’oublier ces quelques centimètres carrés
de ma peau contre la sienne.
« Tu sais quoi ? Tu vas finir par me donner
envie de voir tes vieux films, à force de les
rabâcher comme un disque rayé. Ou peut-être
que j’attendrai le jour où tu réaliseras le tien.
Maintenant, si tu veux bien me laisser : je crois
qu’une bonne douche me fera le plus grand
bien. »
Sinbad laisse ses doigts encore quelques
instants au contact des miens, comme s’il avait
peur que je m’envole.
«  Une douche, et après tu sors de ta
tanière ?
— Promis. »
Il se résout enfin à se lever, puis quitte la
pièce après m’avoir jeté un dernier regard.
J’attends d’entendre la porte se refermer
pour me lever à mon tour, repoussant les
draps dans lesquels je macère depuis ce matin.
Le sol de verre me paraît glacé sous la plante
de mes pieds nus.
« HestIA, je voudrais une douche chaude.
—  Tout de suite, mademoiselle Le Gall  »,
répond la voix synthétique.
L’eau coule déjà lorsque j’entre dans la salle
de bains, projetant des nuées de vapeur sur le
grand miroir courant autour de la pièce.
Je pénètre dans la cabine carrelée de nacre.
La luxueuse pomme de douche extralarge
suspendue au-dessus de ma tête reproduit les
grosses gouttes d’une pluie tropicale. Je ferme
les yeux. Dans la nuit de mes paupières closes,
j’ai l’impression de me retrouver le soir de
mon arrivée sur l’île Descartes, quand l’orage
se déversait sur l’archipel.
Il me suffit d’un instant pour invoquer dans
mon esprit le module de communication.
Le clavier m’apparaît aussi clairement qu’il
y a deux jours, quand j’ai demandé un verre
de jus d’orange.
Je sélectionne mentalement les lettres, une
à une.

J’active la commande « Envoyer à OmnIA ».


Une seule interprétation se présente dans le
menu déroulant, sous la barre de commande
2.0.
Je tape mentalement sur la ligne
phosphorescente, avec dans la bouche une
saveur à la fois douce et amère : le goût de la
pilule bleue.
4.4
MARDI 18 AVRIL, 20 H 42

UN VROMBISSEMENT RETENTIT
DERRIÈRE LES PERSIENNES DE MON
BUNGALOW, d’abord léger, puis de plus en
plus fort.
D’instinct, je sais que cet appel venu du
large est pour moi.
Je termine de me sécher, j’applique une
couche de Darkissime sur mes lèvres, je
m’habille et je fourre le reste de mes affaires
dans ma valise.
Mes doigts entrent en contact avec un objet
froid et pointu, tout au fond : les clous de mon
collier de chien, que j’avais emporté avec moi
aux îles Fortunées sans trop savoir pourquoi.
Maintenant, je le sais  : parce qu’Angie avait
raison. Parce que ma place se trouve au sein
de la meute.
Je porte la lanière de cuir à mon cou et
referme la boucle au plus serré.
Enfin, je jette un dernier regard à la
somptueuse chambre dans laquelle j’ai passé
quatre nuits, sachant que plus jamais je ne
dormirai dans un écrin pareil, et je pousse la
porte.
Après toutes ces heures passées dans le
remugle d’une pièce close, l’air marin me
fouette les narines. Le ponton jalonné de
veilleuses LED se détache dans la nuit. Au-
delà, un yacht rutilant fend les eaux de la baie,
où se reflètent les étoiles. On dirait un ciseau
d’argent déchirant un velours noir semé de
sequins. Il n’y a ni pilote ni passager à bord de
cet aquabot. Comme par magie, il vient
mouiller au bout de la double rangée de
bungalows.
Le bal est fini.
Le carrosse vient chercher Cendrillon aux
marches du palais.
Le moment est venu pour la fausse
princesse de tomber le masque de bal, et de
rentrer chez elle.
Je m’avance sur le ponton, traînant ma
valise à roulettes derrière moi. Je peux voir des
silhouettes se tourner dans ma direction, là-
bas dans le restaurant brillamment illuminé  :
les stagiaires distraits de leur dîner par
l’arrivée du yacht. Ils ne sont plus que des
formes incertaines, comme si j’avais rêvé ces
quelques jours de mon existence, comme si ce
n’était rien de plus qu’un épisode d’ego-
feuilleton, dont le générique de fin défile
déjà.
J’enjambe la rambarde du yacht, soulève ma
valise et pose le pied sur le pont de teck
soigneusement ciré.
Une voix sortie de nulle part m’accueille :
« Bienvenue à bord, mademoiselle Le Gall. Je suis
NeptunIA, l’intelligence artificielle navigante,
chargée de vous conduire chez monsieur Prinz pour
votre déconnexion du stage Science Infuse. Des
boissons fraîches sont à votre disposition dans le
minibar, à déguster pendant la croisière. Temps de
traversée prévu jusqu’à l’île Wiener  : dix-neuf
minutes. »
Je m’assieds sur le banc arrière.
Le moteur se met en marche et
l’embarcation démarre dans un grand
bouillonnement d’écume.
La dernière chose que j’aperçois, avant que
la proue se tourne vers le large, c’est un
garçon aux traits incertains, qui court depuis
le restaurant en criant mon nom – je ne saurai
jamais s’il s’agit de Sinbad, de Faune ou de
Lorenzo : tous les trois, ils appartiennent déjà
au passé.
4.5
MARDI 18 AVRIL, 21 H 04

L ES CONTOURS DE L’ÎLE WIENER SE


DESSINENT PEU À PEU DANS LE CLAIR
DE LUNE.
Contrairement aux autres îles de l’archipel, ce
n’est pas une simple plate-forme sans relief,
mais un monticule s’élevant au-dessus des
eaux. Des falaises de roche claire se déploient
en accordéon, dessinant un W.  Tout en haut
culmine une grande villa blanche aux formes
géométriques. On dirait une sorte de mont
Saint-Michel fantomatique, posé là au milieu
de l’océan Atlantique.
Le ronronnement du moteur ralentit peu à
peu, tandis que le yacht effectue un virage
pour pénétrer à l’échancrure inférieure du W,
où surgit un petit embarcadère. Une volée de
marches creusées à même la pierre monte vers
les hauteurs de l’île, éclairée par des torches
diffusant une lumière froide et légèrement
bleutée  : on peut dire que le maître des
Fortunées a le sens de la mise en scène…
«  Vous voici arrivée à destination, mademoiselle
Le Gall, annonce la voix de NeptunIA. M. Prinz
vous attend là-haut. »
Je descends du yacht et me mets à gravir
l’escalier, soulevant ma valise marche par
marche.
Çà et là, des herbes folles poussent dans la
paroi abrupte, donnant à l’endroit un aspect
sauvage très différent de la nature léchée de
l’île Descartes.
Au bout de plusieurs minutes, j’arrive en
haut, un peu essoufflée.
La villa se dresse là, plus imposante encore
que je ne l’avais estimée depuis la rive. C’est
un amas de cubes imbriqués les uns dans les
autres, offrant de longues surfaces blanches et
mates, chirurgicales. La vaste piscine qui
s’étend devant est parfaitement lisse  : il n’y a
pas un souffle de vent pour venir en troubler
la surface. Quant au buste de pierre
émergeant à demi des ténèbres, représentant
un homme sévère affublé de lunettes… je me
doute qu’il s’agit de Wiener, l’inventeur de la
cybernétique, qui a donné son nom à l’île.
Je prends une profonde inspiration et
m’avance vers la grande porte de la villa,
encadrée de torches elle aussi. Quelle sorte de
combustible peut bien produire cette étrange
lumière, ce halo sépulcral ? Un frisson court le
long de mon échine, au moment où je
pénètre dans le hall plongé dans une demi-
pénombre : dans un contraste saisissant avec la
modernité aseptisée du lieu, Damien Prinz a
placé là une armure de chevalier avec son
masque de fer.
Brrr !
Je m’apprête à passer devant cet épouvantail
angoissant, quand une voix affreusement
dissonante me fige sur place :
« Bienvenue, mademoiselle Le Gall. »
Je me retourne lentement vers la chose que
j’avais confondue avec une armure.
Deux diodes rouges se sont allumées dans
les orbites de ce que j’avais pris pour un
masque.
C’est un androbot.
Mais sans peau de plastique, sans chair de
caoutchouc, ni cheveux de nylon : il n’y a que
le squelette d’aluminium et les tendons de
cuivre, tel un écorché anatomique.
« Je suis X-247, l’un des valets de M. Prinz. Il est
dans son bureau, en train de terminer un projet. Il
sera à vous dans quelques minutes. »
La voix de la machine est dépouillée des
effets de modulation imitant le timbre
humain, dont sont habituellement équipés les
androbots  : sa sonorité métallique est aussi
repoussante que son aspect extérieur. Est-ce
une sorte de blague de la part de Prinz ? Alors
que tous les efforts de la robotique, ces
dernières années, ont tendu à humaniser les
pantins, celui qui se tient en face de moi
ressemble à un gigantesque bond en arrière.
Jusqu’à son nom lui-même, X-247, aux
antipodes d’un prénom humain.
« Je vous invite à patienter dans le grand salon.
Veuillez me suivre, mademoiselle. »
Le « valet » me précède pour me montrer le
chemin.
Ses mouvements eux-mêmes ont quelque
chose de franchement désagréable, un rythme
saccadé évoquant la locomotion d’un insecte :
rien à voir avec les gestes fluides d’Adam et
Ève, ni même avec ceux de l’androbotte-
hôtesse… Je lui emboîte néanmoins le pas, et
pénètre dans une très vaste pièce immaculée,
haute de six mètres sous plafond au moins. Un
feu aussi glacial que les torches brûle
silencieusement dans une cheminée
ultramoderne en acier chromé, face à un
canapé de cuir blanc. Tout autour du salon,
contre les murs nus, sont dressées des vitrines
renfermant diverses sculptures.
«  Souhaitez-vous un rafraîchissement  ? me
demande X-247.
—  Non, dis-je en sentant l’impatience me
gagner. Je veux juste qu’on me déconnecte du
programme. Qu’on en finisse.
— Je vous laisserai voir cela avec M. Prinz. »
L’androbot s’éloigne dans un grincement
de vérins.
J’attends qu’ils aient fini de résonner à
travers les longs couloirs déserts de la villa,
puis je repousse ma mèche asymétrique en
arrière pour mieux voir autour de moi…
À quoi ça rime, d’envoyer un robot tout
droit sorti d’un film d’horreur pour
m’accueillir ?
Pourquoi est-ce que Prinz n’est pas là ?
Parce que je ne suis pas assez bien pour
qu’il se déplace en personne ?
Il me semble entendre la voix d’Angie,
surgie du fond de ma mémoire  : «  Nous, les
Clébardes, on n’a rien à attendre de la
société : ce qu’on veut, faut qu’on l’arrache ! »
Retrouvant avec une rapidité étonnante mes
vieux réflexes de charognard, je sonde la pièce
pour identifier ce qu’il y a à chourer…
Là, au centre de la table basse, entre la
cheminée et le canapé  : ces trois bibelots
brillants en forme d’œuf ont l’air de valoir un
max, sans doute même qu’ils sont en or. Je
m’en empare et les fourre dans ma valise : un
pour chacune des chiennes de la meute, en
guise de cadeau de retrouvailles.
Puis je me dirige vers les vitrines, avec la
ferme intention de les fracturer si je trouve un
moyen de le faire sans attirer l’attention.
Mais la première d’entre elles ne renferme
rien de précieux –  il n’y a là qu’une grosse
unité centrale d’ordinateur, comme on en
fabriquait au siècle dernier, une antiquité
encombrante tout juste bonne pour le
recyclage. Un petit écran intégré à la vitrine
indique ce dont il s’agit :

DEEP BLUE (1997)


Premier ordinateur champion du monde
d’échecs,
conçu par IBM.
[Capable de vaincre le champion
humain Garry Kasparov]

Je hausse les épaules et me dirige vers la


deuxième vitrine. Elle contient un long bras
mécanique articulé, monté sur un pied.
UNIMATE (1961)
Premier robot industriel de l’histoire,
utilisé sur les lignes d’assemblage de
General Motors.
[Capable de manipuler divers
composants]

Je reste un instant plantée devant la vitrine,


la rage de voler cédant la place à une sourde
colère. Deep Blue m’a laissée froide, mais
Unimate me fait bouillir le sang. Cette
vieillerie n’a l’air de rien, ce n’est qu’un
vulgaire piston muni d’une pince. Pourtant,
bien avant que je sois née, elle a pris la place
d’un ouvrier dans une usine  : le premier
travailleur à avoir été mis sur la paille par le
premier robot. Les ingénieurs qui l’ont
construit à l’époque se doutaient-ils que des
millions d’êtres humains suivraient  le même
chemin ?…
La mâchoire serrée, je me détourne pour
observer une troisième vitrine. Celle-ci, bien
plus petite, renferme un canard en cuivre
doré, d’aspect ancien. Son ventre ouvert laisse
apercevoir tout un assemblage de tubes en
métal et d’engrenages. Le texte sur l’écran me
confirme que j’ai bien fait un saut en arrière
dans le temps :

CANARD DIGÉRATEUR (1738)


Canard mécanique créé par Jacques de
Vaucanson,
pour simuler la digestion des céréales.
[Capable de manger, de digérer et de
déféquer]
Après le premier champion d’échecs
informatique, puis le premier mécabot, me
voici donc face à l’ancêtre des anibots… Je
commence à comprendre où je suis tombée  :
dans un musée. Chaque vitrine autour de moi
renferme un artefact du passé, plus ou moins
évolué. Un pavé sur  le chemin qui a mené
jusqu’au monde d’aujourd’hui, dominé
par les robots et les intelligences artificielles.
Je me précipite vers la première vitrine au
bout de la rangée, pour voir d’où est venu tout
le mal.
Ce que je découvre me fige sur place, me
désarme complètement.
C’est une poupée.
Une poupée de porcelaine d’un réalisme
saisissant, aux joues rosées et aux boucles
blondes, représentant une jeune enfant. Elle
tient dans sa main une petite plume. À sa
droite est posée une pile de feuilles vierges, à
sa gauche un encrier de cristal au couvercle
fermé.
Mais le plus troublant reste l’inscription
affichée sur l’écran…

FRANCINE (1649)
Automate créé par René Descartes,
pour lui tenir compagnie.
[Capable d’écrire quelques mots]

« Étonnant, n’est-ce pas ? »


Je me retourne d’un bond, le cœur battant
à tout rompre.
Damien Prinz est là, juste derrière moi, en
veste et chemise blanches, tel un caméléon
épousant les couleurs du décor.
«  Je ne vous avais pas entendu approcher,
dis-je en essayant de retrouver ma contenance.
Vous m’avez foutu les jetons, monsieur Prinz.
— Damien, je t’en prie », dit-il. Son regard
s’attarde un instant sur mon collier de chien,
mais il ne fait aucune remarque à ce sujet.
« Excuse-moi d’être en retard. J’étais occupé à
régler les derniers détails pour la
programmation neuronale de cette nuit. Une
grande nuit  ! Non seulement tes amis
stagiaires recevront chacun un nouveau don
choisi à la carte, comme d’habitude, mais tous
les employés qui travaillent dans l’archipel y
auront droit eux aussi. Je ne te cache pas que
cela représente une grosse dépense
énergétique, qui va faire tourner le générateur
d’Asimov à plein régime  : plus de deux cents
sujets en programmation neuronale 2.0
simultanée  ! Mais j’ai décidé de faire ce
cadeau au personnel. Je vais d’ailleurs m’offrir
un nouveau talent de cordon-bleu : j’ai choisi
le don cuisine italienne, ma préférée  ! Moi qui
n’ai jamais su me faire cuire un œuf, je vais
devenir un pro du tiramisu ! » Il m’adresse un
clin d’œil qui se veut complice. «  C’est qu’il
s’agit de marquer le coup  : demain, comme
tous les 19 avril, nous célébrons l’anniversaire
de Noosynth.
— Ouais, le vingt-cinquième, Meg nous en a
parlé…, dis-je d’une voix acide.  Mais vous
savez très bien que je ne suis pas venue ce soir
pour vous aider à souffler les bougies sur votre
gâteau d’anniversaire. Alors, pourquoi est-ce
que vous perdez votre temps à me bassiner
avec votre tiramisu ? »
Le milliardaire choisit d’ignorer ma
provocation.
«  C’est sans aucun doute la pièce la plus
inestimable de ma collection, reprend-il en se
tournant vers la vitrine que j’étais en train
d’observer. La fille perdue de René Descartes.
— La fille… C’est une blague ?
—  L’histoire a retenu Descartes pour ses
contributions cruciales à la philosophie, à la
physique et aux mathématiques, mais c’était
aussi un passionné de mécanique. En
particulier, il était fasciné par les automates.
—  Je sais déjà ça. Meg nous l’a expliqué
dans l’avion, à l’aller : Descartes est le premier
à avoir comparé le corps humain à une
horloge. Mais il a bien compris aussi qu’une
horloge ne posséderait jamais une âme
humaine. Alors je ne vois pas pourquoi vous
dites que cette poupée est sa fille  : ça n’a
aucun sens. »
L’entrepreneur fait un pas de plus vers moi.
La lumière du feu le nimbe d’un éclat bleuté,
donnant à son visage un aspect vaguement
métallique.
« Tu as raison, dit-il. Descartes avait compris
dès son époque que les machines ne
pourraient jamais penser comme les humains.
Mais il était humain, lui, avec toute la
sensibilité que cela implique. La tristesse l’a
terrassé lorsqu’il a perdu sa fille unique,
Francine, morte de la scarlatine lorsqu’elle
avait seulement cinq ans. À tel point qu’il a
voulu façonner un automate à son image,
pour la garder un peu plus longtemps à ses
côtés : celui que tu vois en face de toi. »
À ces mots, Damien Prinz effleure quelques
touches sur l’écran, et le panneau avant de la
vitrine s’ouvre en silence.
«  La fille-automate de Descartes a
longtemps été perdue, à tel point que de
nombreux historiens croyaient à une légende.
Mais j’ai fini par la retrouver, dans une salle
d’enchères à Tokyo. Elle est encore en état de
marche. »
Il ouvre délicatement l’encrier de cristal,
place une feuille sur les genoux de la poupée
et remonte une clé dans son dos. Elle se met
en branle dans un cliquetis d’engrenages. Ses
petits bras se lèvent, sa tête pivote sur son cou
articulé. D’un geste heurté, elle trempe sa
plume dans l’encre et la dirige vers la feuille.
La pointe se pose lentement sur la surface
de papier, telle l’aiguille d’un vieux tourne-
disque sur un vinyle. Puis elle se met à courir,
emplissant le silence d’un grattement fiévreux,
laissant derrière elle une traînée d’encre.
Lorsque la poupée relève la main, une
inscription en grandes lettres déliées est
apparue sur la feuille  : Je vous présente mes
hommages, cher papa.
Damien Prinz pousse un bouton invisible
dans le dos de l’automate et referme la vitrine.
« Touchant, n’est-ce pas ?
—  Et effrayant  », dis-je, la gorge sèche,
anéantie par l’idée soudaine de mon propre
père.
Quand est-ce que c’était, moi, la dernière
fois que je lui ai parlé gentiment ?
Je ne m’en souviens même plus.
«  Un homme dont le nom est le synonyme
même de la raison à travers le monde entier a
laissé son émotion l’emporter, allant jusqu’à
imaginer que sa fille était encore auprès de
lui, reprend Damien Prinz. Si un esprit
brillant comme Descartes a pu se comporter
ainsi, il est bien normal que les gens
d’aujourd’hui projettent leurs désirs, leurs
sentiments et leurs peurs sur des robots
infiniment plus sophistiqués que cet automate.
Ils veulent toujours plus de réalisme  ! Des
androbots qui ressemblent toujours plus aux
humains ! »
L’entrepreneur pousse un long soupir.
«  As-tu déjà entendu parler du test de
Turing ? me demande-t-il à brûle-pourpoint.
—  Turing, c’est le nom d’une des îles de
l’archipel  ? dis-je, méfiante. J’imagine que
c’est l’un des petits génies de la cybernétique
auxquels nous devons le monde resplendissant
d’aujourd’hui…
— Pour être exact, Alan Turing est l’un des
fondateurs de l’informatique. Dans les années
1950, il a imaginé un test pour savoir si une
machine future serait capable de penser. Ce
test consiste à mettre une personne en
conversation avec un ordinateur, à l’aveugle.
Si la personne s’avère incapable de deviner
qu’elle s’adresse à une machine, alors cela
signifie qu’elle est face à une machine
pensante.
—  C’est débile, dis-je en haussant les
épaules. Tout le monde sait faire la différence
entre les pantins et les humains.
—  Étrange, il me semblait pourtant que tu
étais tombée dans le panneau avec l’un de nos
androbots+, il y a quelques jours… », rétorque
malicieusement l’entrepreneur.
Sa repartie me prend de court.
D’un coup de tête, je rabats mes cheveux
devant mes yeux pour cacher ma gêne.
«  C’est quoi, le but  ? M’humilier un peu
plus ?
— Loin de moi cette idée ! Je prenais juste
cet exemple pour te montrer que le test de
Turing ne fonctionne pas. Même si tu as
momentanément pris Adam pour un être
humain, je te garantis qu’il ne pense pas et
qu’il n’a pas conscience de lui-même.
« L’apparence de l’intelligence ne suffit pas
à définir l’intelligence. Une autre pionnière
de l’informatique, Ada Lovelace, l’avait
pressenti un siècle avant Turing : dès 1850, elle
affirmait qu’une machine ne serait jamais
capable d’effectuer autre chose que ce pour
quoi elle avait été programmée. “La machine
analytique n’a nullement la prétention de créer
quelque chose par elle-même, explique-t-elle. Elle
peut exécuter tout ce que nous saurons lui ordonner
d’exécuter. Elle peut suivre une analyse  ; mais elle
n’a pas la faculté d’imaginer des relations
analytiques ou des vérités. Son rôle est de nous aider
à effectuer ce que nous savons déjà dominer.”
«  De fait, le test de Lovelace est bien plus
dur que le test de Turing –  il consiste pour
une IA à créer une idée complètement neuve,
indépendante de son programme. Ce qui est
rigoureusement impossible. »
Damien Prinz se détourne de la vitrine où
repose la poupée-robot, pour plonger son
regard dans le mien.
«  Ni Adam, ni aucune machine ne fera
jamais preuve de créativité, affirme-t-il.  Le
réalisme extérieur des nouveaux robots n’est
qu’une coquille vide. Une illusion. »
Pour illustrer son propos, il désigne son
domestique, qui se tient toujours immobile
près des vitrines :
« Dans ma villa, je refuse d’entretenir cette
illusion anthropomorphique. Ici, pas question
de cacher la vraie nature des robots sous des
artifices cosmétiques, de la fausse peau et des
transistors high-tech imitant l’intonation
humaine.  Les androbots qui me servent sont
de vieux modèles de la classe Oraculon, les
premières machines androïdes à avoir été
équipées de programmes Noosynth, quand j’ai
créé ma société. N’est-ce pas, X-247 ?
—  Affirmatif, monsieur  », répond l’horrible
voix grinçante.
Je détache mes yeux de la carcasse
métallique, réprimant un frisson.
« Je ne vois pas pourquoi vous me racontez
tout ça, dis-je, pressée d’en finir. Je ne suis pas
venue ici pour faire une visite de musée, ou
prendre un cours sur l’histoire de la
cybernétique.
—  Pourtant, on gagne toujours une
meilleure vision de l’avenir, à se retourner sur
le passé. C’est la raison pour laquelle j’ai fait
garnir la médiathèque de l’île Descartes avec
tous ces livres et ces films, ces chefs-d’œuvre
de jadis – pour que les stagiaires puissent s’en
enrichir et s’y ressourcer.
—  C’est raté. Ils préfèrent bronzer en
racontant des ragots. Et moi, j’en ai ma
claque. Je suis venue pour que vous me
déconnectiez du protocole de programmation
neuronale.
—  Bien sûr. Si c’est vraiment ce que tu
souhaites. »
Je sens mon ventre se serrer.
«  Comment ça, si c’est vraiment ce que je
souhaite  ? Vous avez promis qu’on pourrait
quitter le stage à n’importe quel moment !
—  En effet. Et voici la clé pour en sortir  :
Doc Fred me l’a fait livrer par batbot, en
prévision de ta visite. »
L’entrepreneur plonge la main dans la
poche de sa veste et en extrait un stylo-
injecteur.
«  De la solution magnétique, comme celle
qui a servi à réveiller les stagiaires  ? je
murmure.
— Oui. Sauf que, ce matin, elle était dosée à
20  %, afin de perturber les neurobots et
d’interrompre la stimulation électrique du
cerveau pendant un court moment nécessaire
au réveil. Ce stylo, en revanche, contient une
solution pure, dosée à 100  %. Une telle
concentration démagnétise complètement et
définitivement les neurobots. »
Il me tend le stylo-injecteur.
Je peux voir la jauge sur le côté du tube de
plastique, indiquant le chiffre 100.
«  Je m’injecte ce truc, et ça bousille mes
neurobots  ? je demande, repensant
bizarrement au papier d’alu dont on entourait
nos butins avec les Clébardes pour
démagnétiser les antivols.
—  Garanti. Ils se détacheront de ton
cerveau et seront évacués dans ta circulation
sanguine. Les neurobots désactivés peuvent
ainsi rester dans l’organisme pendant des
jours, des années même, sans causer de
problème. Mais en l’occurrence, il te suffira de
passer à la clinique pour que Doc Fred te les
retire d’une simple prise de sang. »
Je prends le stylo-injecteur dans la main de
Damien Prinz.
Ça paraît si… facile.
« Avant que tu presses le bouton, je voudrais
que tu m’accordes la soirée, reprend
l’entrepreneur. Pour discuter un peu, tous les
deux, autour d’un bon dîner. C’est que tu dois
mourir de faim  : Meg m’as dit que tu n’avais
rien mangé, depuis la soirée un peu arrosée
d’hier… »
La soirée un peu arrosée  ? Il a le sens de
l’euphémisme… Mais il a aussi le sens des
réalités  : je me rends compte que je pourrais
avaler un bœuf.
« Il vaut mieux avoir le ventre plein avant de
s’injecter, pour éviter une petite baisse de
tension, précise-t-il, balayant mes dernières
hésitations.
— C’est d’accord, dis-je. Mais n’espérez pas
me convaincre de rester dans le stage  : ma
décision est prise. »
Il se contente de sourire mystérieusement.
4.6
MARDI 18 AVRIL, 22 H 03

LA SALLE À MANGER EST AUSSI


GIGANTESQUE QUE LE SALON.
Aussi dépouillée, aussi  : immenses murs
blancs et sol couvert d’un tapis de soie
blanche uniforme, sur lequel se dresse une
interminable table en verre. Une trentaine de
chaises capitonnées de cuir pâle sont rangées
tout autour, de manière un peu absurde  : j’ai
vraiment du mal à imaginer un ermite comme
Damien Prinz organisant des dîners de gala…
La seule décoration consiste en deux écrans
géants se faisant face, chacun sur un mur. Le
premier affiche la reproduction d’une gravure
ancienne représentant un homme enfermé
dans un carré et dans un cercle, les membres
dédoublés. Cette image a une ressemblance
troublante avec la version stylisée que j’ai vue
taguée tant de fois sur les murs du Bois-Joli  :
l’emblème des humanicistes, les ennemis jurés
de Damien Prinz et de tout ce qu’il symbolise.
«  C’est de la provoc  ? dis-je en désignant
l’écran du menton. Vous êtes un humaniciste,
maintenant ?
—  Non, je suis un humaniste, me corrige le
milliardaire. Vois-tu, cette gravure représente
l’homme vitruvien. C’est un dessin réalisé par
Léonard de Vinci, le premier des grands
inventeurs modernes, pendant la
Renaissance  : cette époque merveilleuse où
l’humanité est enfin sortie des âges sombres
pour épouser les arts, les sciences et les
techniques. Au cours des siècles, cette œuvre
s’est imposée comme le symbole même de
l’humanisme, c’est-à-dire de la libération de
l’homme par le progrès. L’humanicisme qui
s’est développé ces dernières années, c’est tout
le contraire : c’est la lutte de l’homme contre le
progrès –  par chauvinisme, par ignorance et
par peur de l’avenir. »
Je m’assieds et jette un coup d’œil à l’écran
d’en face, m’attendant à y découvrir une autre
excentricité du même genre ; mais il n’affiche
qu’une tapisserie abstraite au motif
compliqué, un entrelacs de lignes lumineuses
inextricables.
«  Tu regardes à présent la face secrète des
îles Fortunées, explique Damien Prinz en
prenant place à son tour, juste en face de moi.
Dans mon salon, le cloud piloté par OmnIA
s’affiche en permanence sur cet écran, en face
de L’Homme de Vitruve. Ces deux images se
répondent, tel un grand écart mesurant tout
le chemin parcouru par la science moderne,
de ses balbutiements jusqu’à aujourd’hui. »
J’écarquille les yeux pour mieux voir.
En effet, un cœur blanchâtre luit au centre
de cette gigantesque toile d’araignée,
constituée d’innombrables filaments. Il est
marqué du nom de l’entité qui fait tourner
l’archipel… OmnIA.
«  J’aime bien avoir ce squelette sous les
yeux, tout comme ceux des androbots qui me
servent, explique le maître des lieux. Ça
m’aide à me rappeler qu’une méta-IA
quantique de la complexité d’OmnIA n’est
rien d’autre qu’une machine, comme celles
que construisait Léonard de Vinci en son
temps. La seule différence, c’est qu’elle n’est
pas faite de câbles, de vis et de fer, mais de
données numériques intimement tissées, à
travers un réseau wi-fi couvrant l’ensemble de
l’archipel.  Laisse-moi isoler l’île Descartes,
pour que tu y voies plus clair. »
Sans qu’il presse le moindre bouton ou
active la moindre commande, le cloud se
simplifie pour ne plus afficher que les liens
reliant l’antenne omnidirectionnelle à l’île
Descartes –  je devine que Damien Prinz en a
simplement fait la demande mentale à travers
ses neurobots. À cette pensée, je palpe le stylo-
injecteur à travers la poche de mon jean, puis
je reporte mon attention sur l’architecture
bien plus lisible désormais.
L’ensemble des IA et des robots soumis à
OmnIA dans le périmètre de l’île Descartes
apparaît clairement sur l’écran, dessinant une
carte fantomatique de l’endroit où j’ai passé
les quatre derniers jours.
« C’est… impressionnant, dis-je.
—  Oui. Et pourtant, derrière cette
architecture, il n’y a qu’un programme inscrit
dans des serveurs. Certes les qubits –  ou bits
quantiques  – multiplient la puissance et la
rapidité de calcul de manière exponentielle
par rapport aux vieux ordinateurs que tu as
vus dans mon petit musée. Au lieu de prendre
comme valeur 0 ou 1, comme les bits
classiques, ils prennent pour valeur une
superposition de 0 et de 1. Mais  au  bout du
compte, ils reposent sur un système
numérique binaire, même s’ils le
transcendent : celui qui forme le code basique
de n’importe quel logiciel. C’est la raison pour
laquelle aucune machine, fût-elle aussi
sophistiquée qu’un ordinateur quantique, ne
sera jamais capable d’aimer, de rêver, ou
même –  comme le disait Ada Lovelace  – de
formuler une idée originale.
—  En d’autres termes, vous estimez que
l’intelligence artificielle forte est impossible…,
dis-je, me sentant entraînée malgré moi dans
cette conversation qui m’intéresse plus que je
ne voudrais l’admettre.
—  Exactement. Depuis des décennies, les
neurobiologistes et les cybernéticiens essayent
de décortiquer nos pensées, nos émotions et
nos souvenirs sur la base des réactions
chimiques et des courants électriques qui
parcourent nos cerveaux. Avec un objectif
ultime en ligne de mire, le graal de la
recherche  : créer une machine consciente
d’elle-même ! J’ai moi-même participé de tout
cœur à ces travaux, dans ma jeunesse. J’étais
fasciné par l’idée qu’un organe de seulement
un kilo cinq, générant à peine assez
d’électricité pour alimenter une ampoule
basse consommation, puisse être à l’origine de
toutes les civilisations, de toutes les
découvertes scientifiques et de toutes les
œuvres d’art de l’humanité. Je me suis jeté à
corps perdu dans l’élaboration de réseaux
neuronaux artificiels de plus en plus
sophistiqués, plaçant mes espoirs dans
l’informatique quantique, pour créer un
cerveau de toutes pièces. J’ai été jusqu’à
baptiser ma société  Noosynth, parce que je
voulais être le premier à synthétiser la
pensée ! » Il secoue la tête d’un air désabusé,
jetant un regard d’homme mûr sur les
ambitions de sa jeunesse. «  Quel fou j’ai pu
être… J’ai fini par réaliser que cette quête
était vouée à l’échec. La pensée humaine ne
peut pas être synthétisée. Contrairement au
fonctionnement d’une IA, on ne peut réduire
la conscience à la somme des réactions
neuronales qui la composent. »
Je suis un peu étourdie par tous ces
concepts avec lesquels Damien Prinz jongle
avec tant d’aisance, ces idées auxquelles il a
consacré sa vie, mais qui sont si nouvelles pour
moi, si… abstraites. Instinctivement, j’essaye
de me raccrocher à du concret, à la réalité de
cette pièce où je me trouve.
Le contact moelleux du dossier en cuir
capitonné contre mon dos…
L’éclairage tamisé qui m’oblige à ouvrir
grand les paupières…
Un tintement métallique lointain,
provenant peut-être des cuisines…
Toutes ces sensations remontent depuis mes
nerfs, mes yeux et mes oreilles jusqu’à mon
cerveau, pour s’y mélanger de manière
inextricable.
« On ne peut pas réduire la conscience…, je
répète du bout des lèvres. Je crois que je
commence à comprendre ce que ça veut dire.
Comme Meg nous l’a expliqué dans le jet, les
computationnalistes font fausse route. Le
cerveau n’est pas un ordinateur, et la pensée
n’est pas divisible.
—  Tout juste  ! Ce bon vieux Descartes le
disait avant Meg, dans ses Méditations
métaphysiques. Écoute plutôt…  »
L’entrepreneur ferme les yeux et se met à
réciter de mémoire  : «  “Il y a une grande
différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps,
de sa nature, est toujours divisible, et que l’esprit est
entièrement indivisible. Car en effet, lorsque je
considère mon esprit, c’est-à-dire moi-même en tant
que je suis seulement une chose qui pense, je n’y puis
distinguer aucunes parties, mais je me conçois
comme une chose seule et entière. Et quoique tout
l’esprit semble être uni à tout le corps, toutefois un
pied, ou un bras, ou quelque autre partie étant
séparée de mon corps, il est certain que pour cela il
n’y aura rien de retranché de mon esprit. Et les
facultés de vouloir, de sentir, de concevoir, ne
peuvent pas proprement être dites ses parties : car le
même esprit s’emploie tout entier à vouloir, et aussi
tout entier à sentir, à concevoir.” »
Les phrases de Descartes sont
interminables, son vocabulaire d’un autre
temps. Et pourtant, il me semble saisir ce qu’il
veut dire. Mon corps peut être découpé en
plein de petits morceaux, oui, mais pas ma
pensée. Quand je veux quelque chose, quand
j’imagine un poème, ou même quand je me
contente de percevoir la salle à manger de
Damien Prinz autour de moi, je veux,
j’imagine et je perçois avec toute mon âme.
« Je » est un tout.
«  Quatre cents ans après, la géniale
intuition de Descartes est plus vraie que
jamais, affirme mon interlocuteur. Notre vie
intérieure riche ne saurait être expliquée par
la somme des réactions chimiques et
électriques qui se déroulent dans nos boîtes
crâniennes  : cette énigme, c’est ce que les
philosophes modernes appellent le problème
difficile de la conscience.  Difficile, parce que
personne n’a réussi à le résoudre jusqu’à
aujourd’hui.  » Il se renverse sur le dossier de
sa chaise. «  La conscience n’a rien d’un
algorithme, Roxane. La pensée est toujours
incarnée, et on ne pourra jamais la traduire
dans un langage informatique. Certains
physiciens postulent que c’est lié à la molécule
dont sont faits nos cerveaux, le carbone,
infiniment plus malléable que les matériaux
constituant les processeurs –  que ce soit du
bon vieux silicium ou des supraconducteurs
ultramodernes. Le carbone seul serait capable
de supporter le jeu d’ondes
électromagnétiques infiniment subtil
permettant l’émergence de la pensée et de
l’inventivité, ces milliards de réactions
chaotiques entre des milliards de cellules.
Mais tu sais déjà tout cela, n’est-ce pas ?
—  Vous plaisantez  ? dis-je, basculant à
nouveau sur la défensive. Je vous rappelle que
je ne suis pas exactement un Prix Nobel de
science : c’est même pour ça que vous m’avez
choisie comme boursière, à la base…
—  Je veux dire que tu sais tout cela
intuitivement. Tu es une artiste. Une poétesse.
C’est écrit dans ton dossier. Tu as expérimenté
cet “instant eurêka” où l’on est frappé par
l’inspiration. Dans ces moments-là, le cerveau
émet ses ondes les plus rapides, les ondes
gamma, capables de connecter
mystérieusement des constellations de
neurones pour créer une idée nouvelle. Les
artistes comme les chercheurs connaissent
bien cette sensation, cet état de grâce, et c’est
très certainement ce que Descartes lui-même a
ressenti quand il a écrit le cogito ! »
Je me tais, mal à l’aise que Damien Prinz en
sache autant sur moi et mon jardin secret – en
m’inscrivant au stage, je croyais que personne
n’était au courant pour mes haïkus. Mais ce
qui me trouble plus encore, c’est qu’il décrive
si bien ce que je ressens lorsque l’inspiration
me saisit pour écrire des vers, quand mon
attention d’habitude si volatile se focalise
enfin sur une chose et une seule  : l’instant
présent.
Oui, c’est comme il dit, un état de grâce.
«  La créativité  : voilà ce qui distinguera
toujours le créateur de sa créature, conclut le
milliardaire. Mais on parle, on parle, tout cela
dessèche la gorge  ! Que veux-tu boire  ? Je ne
te propose pas de vin ce soir, n’est-ce pas, mais
tu peux commander n’importe quelle boisson
non alcoolisée. Sodas venus de tous les coins
de la planète, jus de fruits frais…
—  De l’eau ira très bien, merci  », je
réponds, encore étourdie par notre échange.
À peine ai-je prononcé ces mots qu’un bras
mécanique se tend par-dessus mon épaule, me
faisant sursauter sur ma chaise. Je tourne la
tête  : l’appendice appartient à un deuxième
androbot-valet en tous points semblable à X-
247, réduit lui aussi à sa carcasse métallique.
Tenant une bouteille d’eau minérale entre ses
doigts d’aluminium, il remplit lentement mon
verre.
«  Tu les trouves inquiétants, n’est-ce pas  ?
remarque Damien Prinz.
—  Si Sinbad était là, il les comparerait aux
robots tueurs de Terminator. Non mais sans
blague, les yeux rouges, c’est vraiment
obligatoire ?…
—  Ce ne sont que des diodes, Roxane, pas
des yeux. Ton ami Sinbad aurait tort de leur
prêter des intentions meurtrières.  » Il sourit
d’un air ironique. « OmnIA m’a donné la liste
des films catastrophe qu’il a visionnés
récemment, dans le cinéma de la
médiathèque  : des mirages  ! Les robots ne
sont que des outils, je ne le répéterai jamais
assez, programmés pour servir les humains
dans le cadre des lois d’Asimov.
—  Mais ces lois peuvent être contournées
ou interprétées, non  ? dis-je, me rappelant
vaguement le laïus de Sinbad à ce sujet.
Comme dans I, Robot…
—  Ce film fait dans le sensationnalisme,
comme tant d’autres. C’est typique, et c’est
pour cela que ce n’est que de la science-
fiction. Ces histoires de superintelligence, de
singularité et de révolution des machines sont
des fantasmes puérils. En réalité, elles ne se
soulèveront jamais. Tout simplement parce
qu’elles n’ont pas conscience d’elles-mêmes.
Comme l’a dit Jean-Paul Sartre, un philosophe
du siècle passé qui se définissait lui aussi
comme humaniste, “l’homme est condamné à être
libre”, précisément parce qu’il pense et qu’il
doit choisir consciemment chacune de ses
actions. Par opposition, le robot est condamné
à être asservi, parce qu’il ne pense pas et qu’il
se contente d’exécuter des algorithmes. »
Condamné à être libre ? Cette idée nouvelle se
heurte à la manière dont je concevais ma vie
jusqu’à présent. Je me pensais condamnée,
oui : par la mort de ma mère, par l’alcoolisme
de mon père, par les jugements des autres
élèves, par la pression des Clébardes –  en un
mot, par le destin. Mais là, pour la première
fois, j’entrevois les choses différemment.
Aurais-je eu une part de responsabilité dans la
série noire qui s’est abattue sur moi ? ou, plus
exactement, dans ma façon de réagir  aux
événements  ? Est-ce que j’ai librement choisi
de baisser les bras face à l’adversité, au lieu de
relever la tête  ? Est-ce que je me suis
inconsciemment castée dans le rôle de
l’éternelle victime –  seule contre tous, mon
père y compris ?
Ces questions existentielles, surgies de nulle
part, me donnent le vertige.
«  Sais-tu ce que signifie ce mot, robot  ?  »
résonne la voix de Damien Prinz.
Je secoue la tête.
«  Cela veut dire “travailleur”, en russe –  ou
même “esclave”, suivant les traductions. »
Comme pour m’en faire la démonstration,
il frappe vivement dans ses mains.
Les deux androbots-valets pivotent sur leurs
talons  ; ils reviennent quelques instants plus
tard, portant chacun une assiette fumante,
qu’ils posent devant leur propriétaire et moi.
«  Consommé aux ravioles de truffe  », annonce
X-247 de sa voix discordante.
Le délicat fumet vient chatouiller mes
narines et fait gargouiller mon ventre.
Je résiste néanmoins à l’impulsion de me
jeter immédiatement sur l’assiette odorante.
«  Les esclaves se rebellent parfois, dis-je,
tandis que X-247 retourne se ranger sagement
contre le mur du fond.
— Les esclaves de chair et de sang, oui – le
choix de se rebeller est d’ailleurs la preuve de
leur humanité. Mais pas les machines.
— Et Adam et Ève ? Vous croyez vraiment à
cette histoire, selon laquelle ils seraient
tombés à l’eau ?
— Ce n’est pas une histoire : c’est la vérité.
Tu ne dois pas être au courant, puisque tu es
restée enfermée dans ton bungalow toute la
journée, mais Adam a été retrouvé cet après-
midi. Un batbot l’a localisé, échoué sur la rive
jouxtant le terrain de golf. Il a aussitôt été
rapatrié sur l’île Turing pour être réparé. Son
système de géolocalisation est hors d’usage,
imprégné d’eau de mer, mais sa boîte noire en
revanche est intacte  : les enregistrements que
nous en avons extraits concordent
parfaitement avec ceux d’Ève.
— Une boîte noire ? Comme dans les avions
qui se crashent ?
—  Oui. Tous les robots un tant soit peu
évolués en sont équipés, pour permettre de
connaître leurs derniers instants en cas
d’accident. Regarde plutôt… »
Il se tourne vers l’écran géant représentant
le cloud et fronce légèrement les sourcils,
envoyant une nouvelle commande mentale
dans le système.
L’architecture lumineuse s’efface pour
laisser la place à une vidéo tellement sombre
que, dans un premier temps, je ne comprends
pas ce dont il s’agit. Il me faut quelques
instants pour réaliser que nous nous trouvons
sur le bout de plage où ont eu lieu les soirées
successives, près du feu éteint. Des chiffres
digitaux défilent en haut à gauche de l’écran,
marquant le jour et l’heure :
 
VUE SUBJECTIVE [ÈVE]
17 AVRIL, 05 H 45 MIN 33 S
 
L’émotion me serre le cœur, à l’idée que ces
images sont sans doute les dernières que
l’androbotte+ a vues avant de rencontrer une
fin tragique…
Que faisait-elle là sur la plage, juste avant
l’aube, plusieurs heures après la première
soirée ?
Comme pour répondre à mes
interrogations, le paysage se précise –  ou
plutôt, c’est Ève qui s’approche du rivage, et
ce dernier grossit à travers les caméras lui
servant de pupilles…
 
Une silhouette se tient à la lisière de la mer, là où
les vagues viennent mourir dans un soupir d’écume.
C’est Adam, le visage grave. Le clair de lune
délave sa blondeur, transforme ses cheveux d’or en
cheveux d’argent. Il tient une planche de surf sous
son bras, et ses jambes sont immergées dans l’eau de
mer jusqu’aux mollets.
«  As-tu localisé la montre  ?  » résonne la voix
d’Ève, en off.
Adam hoche la tête.
« J’ai calculé sa trajectoire balistique, au moment
où Grégoire l’a lancée.
— Nous ne sommes pas construits pour résister à
une immersion prolongée.
—  Je le sais bien. C’est pourquoi j’attendrai de
m’être positionné à la verticale du point de chute,
avant de plonger dans l’eau. J’y resterai moins d’une
minute. »

À
À ces mots, il pose la planche de surf dans l’eau
noire, se couche dessus, et se met à ramer avec ses
mains en direction du large.
 
«  Cette montre…, je murmure. C’est celle
que Greg a lancée dans le lagon, avant de
demander à Adam d’aller la repêcher… Un
ordre stupide !
— Pour toi peut-être, mais pas pour Adam,
me répond Damien Prinz. Il n’est pas capable
de juger ce qui est stupide ou pas. Les robots
sont programmés pour obéir aux humains. Un
point c’est tout. »
Je regarde l’écran géant, sur lequel la
planche de surf continue de s’éloigner
lentement.
Le jeu d’action ou vérité me revient en
mémoire :
«  Pendant la soirée, Adam a répondu qu’il
ne pouvait obéir à cet ordre-là, parce qu’il
n’était pas waterproof…
—  … et que seul son propriétaire légal
pouvait lui demander de risquer la
destruction, complète l’entrepreneur. C’est la
clause de propriété que nous ajoutons à toutes
nos IA embarquées dans des robots, pour
éviter que le premier imbécile venu s’amuse à
les détériorer. Il n’empêche, Adam était
programmé pour répondre aux désirs des
stagiaires  : refuser la demande de Grégoire a
dû créer un conflit d’interprétation majeur
dans son programme. »
Je me souviens en effet de l’attitude de
l’androbot+, lorsqu’il a dû répondre à Greg
par la négative. Ce moment d’absence qu’il a
eu… c’était comme si son programme buggait.
«  Selon toute évidence, Adam a passé les
heures qui ont suivi la soirée à compulser les
lois de la robotique, reprend Damien Prinz. Il
les a tournées et retournées dans le processeur
qui lui sert de cervelle pour trouver un moyen
d’obéir à Greg sans trop se mettre en danger.
C’est ainsi qu’il a opté pour la planche de surf.
La suite, tu la connais… »
Oui, je la connais, et elle se déroule sous
mes yeux à l’écran, en ce moment même.
 
« Adam ? » appelle Ève.
La planche n’est plus qu’une tache sombre à peine
discernable sur la vaste étendue noire.
Le surfeur qui l’occupait a disparu, depuis de
longues minutes déjà…
Soudain, une main jaillit des flots, comme
appelant à l’aide.

È
La vue subjective se met à trembler : c’est Ève qui
court vers la mer.
À son tour, elle lance une planche dans les
vaguelettes, se jette dessus à plat ventre.
Une myriade de gouttes d’eau vient consteller
l’écran, tandis que les bras de l’androbotte+ se
mettent à tourner telles des roues à aubes de chaque
côté du champ de vision.
Elle parvient au milieu du lagon, tente d’attraper
la main de son compagnon qui se noie, bascule à
son tour dans la mer.
L’eau couleur d’encre, le ciel étoilé, la lune muette
–  et les lumières lointaines du port, tout là-bas, à
l’autre bout du lagon : tout cela se mélange dans un
chaos kaléidoscopique.
Et puis soudain, plus rien.
Écran noir.
C’est fini.
 
«  Ils se sont tous les deux foutus en l’air
pour une vulgaire montre, à laquelle Greg ne
tenait même pas  ! je m’écrie. Ça me fout la
gerbe ! »
Mon hôte se contente de me contempler de
l’autre côté de la table, son calme contrastant
avec ma colère.
«  Ce ne sont pourtant que des robots,
remarque-t-il. Ou plutôt devrais-je dire des
pantins, comme on les appelle dans les strates
basses du Bois-Joli.  » Ses yeux luisent
doucement, dans l’atmosphère tamisée de la
salle à manger. « Je croyais que tu détestais ces
machines, que tu leur attribuais tous tes
malheurs. Aurais-tu changé d’avis à ce sujet ? »
Cette question me prend de court.
Elle me renvoie à mes contradictions.
Et elle me fait douter, une fois de plus, de la
raison pour laquelle le PD-G de Noosynth m’a
invitée à dîner avec lui.
«  Non, je n’ai pas changé d’avis sur les
pantins, dis-je. C’est juste le comportement de
Greg qui me révolte. J’imagine qu’il traitera
ses futurs employés comme il a traité Adam,
quand il prendra la place de son père à la tête
de la boîte familiale. Ah mais non, excusez-
moi, j’avais oublié  : grâce à Noosynth, il n’y
aura bientôt plus aucun employé dans les
corporations, rien que des IA et des robots ! »
Ma voix n’a cessé de gonfler, pour terminer
dans un cri qui résonne sous les hautes voûtes
de la salle à manger.
Mais Damien Prinz demeure aussi
impassible que l’androbot X-247 derrière lui.
«  Est-ce pour cela que tu veux quitter le
stage  ? demande-t-il, s’attaquant enfin à la
raison de ma présence chez lui ce soir. Parce
que les gens comme Greg te révoltent ?
— Ça n’a rien à voir avec Greg, et ça a tout à
voir avec moi  ! Mon comportement hier à la
soirée…
—  … n’est qu’une excuse pour baisser les
bras. En te sélectionnant pour une bourse
Science Infuse, je t’imaginais plus combative.
Quand tu faisais les quatre cents coups avec tes
amies, tu ne te dégonflais pas à la première
contrariété venue. Comment est-ce que vous
vous appeliez entre vous, déjà  ? Les
Corniaudes ?
—  Les Clébardes  », je réponds dans un
souffle.
Sans que j’aie besoin de demander à cet
étranger comment il connaît le pan le plus
secret de mon passé, l’écran géant se rallume.
Un titre s’affiche en lettres capitales  :
DOSSIER ROXANE LE GALL.
Puis une bande vidéo lui succède.
Je reconnais la laverie automatique du Bois-
Joli, celle où j’ai si souvent descendu le linge.
Elle est déserte, à l’exception d’une seule
personne assise sur un banc, en train de lire sa
tablette sous le néon grésillant.
Ce treillis noir, ce vieux perfecto, cette
longue mèche aile de corbeau devant les
yeux… on dirait… moi !
Oui : c’est moi, moins d’une heure avant de
recevoir la lettre m’annonçant que j’étais prise
pour le stage Science Infuse, comme l’indique
la mention digitale affichée en haut de
l’écran !
 
VUE SUBJECTIVE [LAVANDIA / BOT FR-BJ-475]
4 AVRIL, 18 H 34 MIN 57 S
 
Je devine sans mal que le code FR-BJ
correspond au pays – la France – et à la ville –
 Le Bois-Joli.
«  Le mécabot-gérant…, dis-je, estomaquée.
Il… il m’a filmée !
—  Non seulement lui, mais tous les robots
dont tu as croisé le chemin après avoir postulé
pour une bourse, répond posément celui qui
tire les ficelles de la première entreprise
cybernétique mondiale. Vois-tu, une
corporation de l’envergure de Noosynth se
doit de mener une enquête approfondie sur
celles et ceux qui la représenteront demain
aux yeux du grand public. »
 
Trois silhouettes pénètrent soudain dans la
laverie : Angie, Maud et Sam.
Moi, je ne les vois pas tout de suite ; je reste le nez
bêtement collé sur ma tablette, à essayer de déchiffrer
Le Discours de la méthode.
« Rox ! crie soudain Angie. Qu’est-ce que tu fous
là ? »
Je sursaute, hagarde, tellement surprise par les
Clébardes que pas une seule seconde je ne pense au
mécabot en train de m’espionner…
 
La suite s’enchaîne à toute vitesse  : la
confrontation avec Angie  ; les insinuations
fielleuses de Sam, selon lesquelles je
m’apprêterais à les balancer pour la
bijouterie ; l’annonce du prochain casse, dans
une maison du quartier Hautregard.
Je me lève brusquement de table, renversant
ma chaise derrière moi, et j’agrippe la poignée
de ma valise à roulettes.
« Vous saviez que j’étais une voleuse, et vous
avez quand même maintenu ma sélection…, je
balbutie, tremblante, prête à prendre la fuite.
— Mieux que ça : en visionnant ces bandes,
je me suis dit que j’avais vraiment fait le bon
choix.  Et ta visite ce soir à ma villa me le
confirme encore : tu mérites d’être aidée plus
que quiconque, Roxane. Même si tu viens de
récidiver, en dérobant trois œufs de Fabergé
d’une valeur inestimable dans ma collection
personnelle… »
Comprenant que j’ai été filmée tout à
l’heure aussi, en flagrant délit, je sens une
décharge d’adrénaline me traverser le corps.
La honte me tord l’estomac et la peur
m’électrise les membres. Tel un animal pris au
piège, je suis prête à défendre ma peau à
coups de griffes et de crocs s’il le faut.
L’entrepreneur, lui, reste très calme  ; d’un
signe de la main, il m’invite à me rasseoir.
Je me contente de poser mes doigts
tremblants sur le dossier rembourré de la
chaise, pour m’appuyer sur quelque chose.
«  L’histoire moderne est jalonnée de
révolutions industrielles, qui ont bouleversé la
vie des hommes, reprend-il, comme s’il ne
songeait déjà plus au vol des œufs, comme si
ce n’était qu’un détail dérisoire par rapport à
ce qui l’intéresse vraiment. La première
révolution a utilisé le charbon, la deuxième
l’électricité et la troisième l’électronique. La
quatrième révolution, que nous vivons en ce
moment, est celle de l’intelligence artificielle :
elle est en train de changer le monde à jamais.
«  Quand j’ai créé Noosynth, je pensais que
les IA aideraient naturellement l’humanité à
s’émanciper du travail dans ce qu’il a de plus
répétitif et aliénant, pour se consacrer aux
tâches les plus nobles et les plus
enrichissantes. Comme je te l’ai dit, je me
considère comme l’un des derniers
humanistes –  au terme d’une longue lignée
qui part de Léonard de Vinci jusqu’à Sartre en
passant par Descartes  –, ou comme l’un des
premiers transhumanistes – avec l’ambition de
transcender l’espèce humaine grâce à la
technique. Les machines ne sont pour moi
que des outils. Je n’ai pas choisi de donner des
noms mythologiques à mes IA pour les
glorifier, mais au contraire pour mettre la
puissance des dieux au service des humains ! »
D’un geste grandiloquent, il désigne
l’homme vitruvien, qui nous surplombe tel un
titan au visage sévère.
«  Je suis toujours convaincu que
l’intelligence artificielle peut créer un monde
meilleur, plus performant, plus durable et plus
écologique, reprend-il. Chaque jour, l’IA aide
à transformer les industries polluantes afin de
réduire drastiquement leur impact sur
l’environnement, tout en construisant des
villes verticales économes en énergie. En
revanche, j’admets avoir sous-estimé le prix à
payer pour arriver à ce monde idéal. Au cours
des années, j’ai pu voir les ravages causés par
l’automatisation. J’ai assisté à la montée du
chômage de masse d’un côté, et à l’apparition
des agents auxiliaires de l’autre, par une
inversion dramatique des rôles  : des légions
d’humains mis au service des robots, qui à
l’origine étaient censés être nos serviteurs…
cruelle ironie  ! As-tu entendu parler du
paradoxe de Moravec ?…. »
Je secoue la tête.
« C’est le constat dressé par le chercheur en
e
robotique Hans Moravec dès le XX   siècle,
selon lequel les tâches les plus faciles pour
l’homme sont les plus difficiles à réaliser pour
les robots – et inversement. Voilà pourquoi des
milliers de BAC + 5 se retrouvent aujourd’hui
à balayer les rues, tandis que des IA les
remplacent dans leurs bureaux. Mais les auxis
eux-mêmes sont appelés à disparaître, à
mesure que les machines deviennent plus
sophistiquées… bientôt, elles n’auront plus
besoin de personne pour les assister. »
Ce que ce type décrit de manière si
détachée, c’est ma tragédie personnelle.
Est-ce qu’il en a conscience ?
Est-ce qu’il le fait exprès pour me
provoquer ?
Pourquoi est-ce qu’il me tient la jambe
depuis une heure ?
Pour m’aider, comme il le prétend, ou pour
m’enfoncer ?
Je glisse la main dans la poche de mon jean,
refermant mes doigts sur le stylo-injecteur,
plus que jamais décidée à l’utiliser.
«  Aujourd’hui, nous sommes au milieu du
gué, poursuit Damien Prinz, tellement habité
par son discours qu’il ne semble pas avoir
remarqué mon geste. L’humanité est partagée
entre ceux qui s’enrichissent énormément
grâce à l’intelligence artificielle, comme les
parents des autres stagiaires  ; ceux qui la
rejettent entièrement, comme les Affranchis,
préférant s’enfoncer dans une dictature
moyenâgeuse  ; et tous les autres entre ces
deux extrêmes, qui hésitent, depuis la masse
silencieuse des citoyens jusqu’aux
humanicistes les plus tonitruants. »
Il cligne des yeux derrière ses lunettes.
« La frustration de ces militants est en partie
légitime, mais je réprouve leurs actes de
vandalisme à l’encontre des robots. Leurs
gesticulations sont dérisoires. Leurs
revendications sont floues. Leur organisation
dépourvue de leader vire à l’anarchie. » Il jette
un regard en direction des fenêtres de sa villa,
et de la mer qui s’étend au-delà. « Partout où
se déplacent les îles Fortunées à travers les
sept mers, il y a toujours un ou deux navires
prétendument révolutionnaires pour en faire
le siège, cherchant à me nuire par tous les
moyens. Que d’énergie perdue, quand on sait
que la digue de l’archipel est infranchissable !
Au lieu de s’intégrer intelligemment dans la
société productive, ces gens-là gaspillent toutes
leurs forces à chercher de nouveaux moyens
de contester, de dénigrer, de détruire les
machines qui par ailleurs apportent tant à
l’humanité… Ils me font penser à de petits
enfants cassant leurs jouets sous le coup d’un
gros caprice. »
Damien Prinz pousse un soupir agacé – oui,
exactement comme un adulte face à des
mioches insupportables.
Cette fois, c’en est trop, j’explose :
«  Moi, les machines m’ont surtout apporté
des larmes et de la colère  ! Je peux
comprendre celle des humanicistes. Si c’était
si facile de s’intégrer dans la société productive,
comme vous le dites, ils n’auraient pas recours
à la violence.  » Je sors la main de ma poche,
brandissant le stylo-injecteur dans mon poing :
«  Bye bye, continuez de construire votre
cauchemar mécanique sans moi ! »
Au moment où j’applique l’embout piqueur
contre ma cuisse, le milliardaire se lève
vivement de sa chaise :
« Attends ! s’écrie-t-il.
— J’ai suffisamment attendu. Et j’en ai assez
entendu. Récupérez vos œufs de faux berger
pourris –  je préfère encore devenir une vraie
chevrière dans la Zone franche, plutôt que
rester un instant de plus ici. Dénoncez-moi
pour le vol si ça vous chante, mais moi j’en ai
ma claque : je me tire !
— Ne fais pas ça, je t’en conjure ! Ne gâche
pas tout ! »
Mon pouce se fige au-dessus du bouton
rouge du stylo-injecteur :
« Tout quoi ?….
—  Tout ce que vous pourriez apporter au
monde, toi et les autres boursiers, plaide-t-il, la
voix tremblante.  Vois-tu, je ne vous ai pas
choisis par hasard. Vous êtes trois victimes
collatérales des produits de ma société. Vous
êtes trois battants qui ouvriront la voie du
futur. »
Je tiens ma sortie du programme au bout de
mon pouce  ; Damien tient la raison de ma
présence ici au bout de sa langue. Nous voilà
enfin parvenus au point vers lequel tendait
son interminable monologue, je le sens.
Il enchaîne sans plus de fioritures, de
citations ou de leçons de morale. Il sait qu’il
est désormais à un doigt de me perdre –
 littéralement.
«  Toi, Roxane Le Gall, tu as souffert du
déploiement d’HygéIA, la méta-intelligence
artificielle conçue pour automatiser les
services d’entretien. À cause d’elle, ton père et
ta mère ont été déclassés, tu as perdu tes
repères, tes résultats scolaires ont périclité et
tu as basculé dans la délinquance.
«  Lorenzo Yong, quant à lui, a pâti du zèle
implacable de CerbèrIA, le logiciel de police
qui a permis de faire arrêter ses parents.
Certes, ils sont coupables, mais lui est
innocent, et tout ce qu’il possédait lui a été
arraché.
«  Faune Bruyère, enfin, n’aurait pas perdu
son ami Azur si un soldat humain les avait
trouvés au fond de leur tranchée, plutôt qu’un
mécabot animé par le logiciel de combat
HerculIA, auquel ils n’ont pas voulu
demander d’aide par conviction religieuse.
«  Tous les trois, comme tant d’autres, vous
avez été profondément blessés par
l’intelligence artificielle, au matin de vos vies.
Mais l’intelligence artificielle peut aussi panser
vos plaies, et même davantage  : faire de vous
les héros qui soigneront les blessures du
monde ! »
J’éloigne imperceptiblement le stylo-
injecteur de ma cuisse.
Bien sûr, je savais qu’on avait tous été
choisis parce qu’on était des sortes de
symboles, chacun à notre manière, et que
Noosynth comptait se servir de nous pour sa
com. Mais de là à faire de nous des héros ?…
« Soigner les blessures du monde, qu’est-ce
que vous voulez dire par là ? je demande.
—  Avec votre exemple, tu le sais, j’espère
dédiaboliser la programmation neuronale
pour recruter des clients, s’empresse
d’expliquer Damien Prinz. Mais je veux aller
encore au-delà  : mettre cette formidable
avancée à la portée des plus démunis. Des
milliers de centres attendent d’être ouverts sur
chaque continent. Pour chaque stagiaire
fortuné qui paiera comptant, un boursier
désargenté pourra y avoir accès gratuitement.
Telle est ma vision philanthropique et telle
sera la mission de la future Fondation Prinz  :
offrir le savoir aux élèves défavorisés, pour
débloquer le verrou des examens et leur
ouvrir la porte des corporations. Vous êtes les
ferments d’une nouvelle ère, Lorenzo, Faune
et toi –  celle de la cybernétique socialement
responsable ! »
Les yeux de l’entrepreneur étincellent de
conviction et de… bienveillance ?
Pour la première fois depuis le début de
notre entretien, j’ai l’impression que mon
avenir lui tient authentiquement à cœur. Il
croit vraiment qu’à travers moi, il pourrait
aider des milliers d’autres ados en détresse.
«  Je comprends parfaitement tes doutes,
Roxane, insiste-t-il avec chaleur. Ce sentiment
de ne pas être à ta place parmi les autres
stagiaires, cette incertitude que tu as chevillée
au corps. Le passage du BAC n’est qu’une
étape, s’arrêter là ne rimerait à rien. J’ai prévu
de vous accompagner au-delà, toi et tes deux
camarades, pendant vos études supérieures et
votre vie professionnelle. Grâce à la
programmation neuronale, à laquelle je vous
garantis un accès illimité, vous pourrez
prouver au monde que même les plus mal
lotis peuvent transformer l’essai, et devenir ce
qu’ils veulent être !
—  Devenir ce qu’on veut  être…, je répète,
sentant vaciller ma résolution de quitter le
stage. Je ne suis pas sûre… Les dons que les
autres stagiaires m’ont montrés m’ont semblé
si… artificiels. Peut-être justement parce que
c’est une intelligence artificielle qui les a
implantés dans leurs cervelles…
—  Cette impression est tout à fait normale
au début, rétorque l’entrepreneur. Il faut un
peu de temps au cerveau pour s’approprier les
dons, c’est comme une paire de chaussures
neuves légèrement rigides au début. Crois-
moi  : au cours de l’histoire, ceux qui ont
embrassé les nouvelles technologies se sont
hissés dans la société, ceux qui en ont eu peur
ont régressé. Il ne faut pas que tu aies peur,
Roxane. Tu dois reprendre confiance en
l’avenir… en ton avenir. Dès demain, si tu
décides de rester, je t’invite à prendre un don
– juste pour essayer, qu’as-tu à y perdre ?
—  Rien, sans doute…, je suis forcée
d’admettre. Mais je n’ai aucune idée de ce que
je veux faire de ma vie. Je n’ai… jamais pris le
temps d’y réfléchir sérieusement.
—  Eh bien maintenant, tu as tout le temps
devant toi pour expérimenter  ! s’exclame
Damien Prinz avec un sourire chaleureux.
Tant que vous chercherez votre voie, Faune,
Lorenzo et toi, je m’engage à vous soutenir
financièrement. Je vous verserai à chacun une
allocation mensuelle, jusqu’à ce que vous vous
sentiez assez forts pour voler de vos propres
ailes. Jusqu’à ce que vous soyez assez épanouis
pour montrer au monde ce que la
programmation neuronale peut lui apporter.
Quant aux œufs de Fabergé que tu m’as
empruntés tout à l’heure… tu peux les garder,
s’ils te plaisent. Vois-y le gage de ma bonne
volonté. »
Toutes ces promesses me laissent sans voix.
Dans le contrat que j’ai signé, il était
question de faire la pub de Noosynth, sans
autre contrepartie qu’une place au stage
Science Infuse. Là, coup sur coup, j’apprends
que j’ai la responsabilité d’offrir un accès
gratuit à la programmation neuronale pour
des milliers d’autres boursiers, et que l’on me
paiera pour cela.
Mieux encore  : j’aurai tout le temps de
trouver un job qui me convienne, au lieu de
me précipiter dans le premier campus de
corporation venu, juste pour fuir les
Clébardes. Je choisirai un travail qui aurait
rendu ma mère fière de moi, qui prouvera à
mon père que je ne suis pas une moins-que-
rien. Oui, ce sera ma revanche… à condition
que je lui révèle d’où vient ma transformation
soudaine.
«  Vous savez déjà que j’ai menti aux
stagiaires à propos de mon père, mais je lui ai
menti à lui aussi, j’avoue dans un souffle. Ça
fait des années que je l’accuse de tout ce qui
nous arrive. Mais je commence à comprendre
qu’il est une victime, lui aussi, comme vous
l’avez dit vous-même…
—  Absolument  ! abonde l’entrepreneur.
Une victime indirecte du progrès !
— Quand il apprendra que j’ai fait ce stage
chez Noosynth, il pétera un câble… Il
m’accusera d’être une traîtresse, il me reniera,
et on ne s’adressera plus jamais la parole…
—  En es-tu vraiment si sûre  ? Le mieux ne
serait-il pas de lui demander directement ? »
J’écarquille les yeux.
«  Mais… Je croyais qu’aucune
communication ne passait dans l’archipel…
— Sauf ici, dans ma villa. L’île Wiener est la
seule qui soit équipée pour communiquer
avec le monde extérieur. Or, il sera bientôt
quatre heures du matin en France  : l’heure à
laquelle ton père se réveille pour aller au
travail, si je ne m’abuse ? »
Je hoche la tête.
«  Parfait, il nous reste juste le temps de
dîner tranquillement  ! dit mon hôte en
plongeant sa cuiller dans son assiette. Mange
vite avant que ce soit complètement froid. Tu
as besoin de reprendre des couleurs  : je ne
voudrais pas que M.  Le Gall ait l’impression
que Noosynth nourrit mal sa fille. »
Il sourit malicieusement, puis ajoute :
« Une dernière chose : je crois que tu peux
enlever ce charmant collier, maintenant. Tu
n’as plus besoin de ce genre de provocation,
et il a l’air tellement serré que ça me fait mal
pour toi. Ça risque de te gêner pour déguster
ton consommé aux ravioles ! »
4.7
MARDI 18 AVRIL, 23 H 05

J ’AI LA SENSATION QUE MON ESTOMAC


EST SUR LE POINT D’EXPLOSER tellement
j’ai mangé.
Il faut dire que tout était absolument
délicieux. Les ravioles de truffe… les filets de
sole braisée… le suprême de pigeon aux petits
légumes… et le soufflé menthe-citron vert  !
J’ai tout dévoré comme si c’était mon dernier
repas aux îles Fortunées – mais ce n’est plus le
cas, puisque j’ai décidé de rester.
Maintenant que le dîner est fini, il reste
encore un plat, le plus difficile à avaler  :
l’appel à mon père.
Tout en mastiquant, j’ai tourné et retourné
dans ma tête la manière dont j’allais
l’informer de ma décision irrévocable, pour
que tout se passe bien. Enfin, aussi bien que
possible, entre deux êtres qui s’écharpent
depuis des années…
«  La connexion est en train de s’établir,
annonce Damien Prinz, tandis qu’une petite
icône de sablier vibre sur l’un des écrans
géants. Je vais te laisser seule, maintenant. Il
faut que je supervise l’octroi de dons à tout le
personnel, pour l’anniversaire de Noosynth.
Tu n’auras qu’à venir me chercher dans le
salon, une fois votre conversation terminée. »
Mon bienfaiteur quitte la pièce, entraînant
derrière lui les deux androbots-valets.
Au moment où j’entends la porte se
refermer, l’écran s’illumine.
Le visage de mon père apparaît, capturé par
la caméra de son vieux smartphone mal réglé.
Il vient manifestement de se réveiller. Ses yeux
sont réduits à deux minuscules fentes à peine
entrouvertes. En gros plan, les poches sous ses
paupières paraissent plus lourdes que jamais,
et les rides sur son front plus creusées.
«  Allô, HygéIA  ? dit-il d’une voix pâteuse.
Où est-ce que je dois aller ce matin ? »
Je ressens un pincement au cœur.
Mon père n’a pas réalisé que c’était moi qui
l’appelais. Après des années à recevoir tous les
matins aux aurores une liste d’ordres envoyés
par HygéIA, sans un bonjour ni un merci, c’est
comme s’il s’était lui aussi transformé en robot
au regard vide.
« Loïc… », dis-je.
Ses yeux s’ouvrent enfin en grand, et il me
voit pour la première fois sur l’écran de son
smartphone.
« Roxane ? C’est toi ? Qu’est-ce qui se passe,
pourquoi tu m’appelles à une heure pareille ?
Ne me dis pas que tu t’es fait virer de ta classe
de rattrapage. Est-ce que… »
Il ne termine pas sa dernière question.
La salle à manger archi-luxueuse de l’île
Wiener ne cadre pas vraiment avec mon
histoire de classe de rattrapage.
«  Où es-tu  ?  » murmure-t-il en fronçant les
sourcils d’un air méfiant.
Je sens déjà l’engueulade arriver, ce vieux
réflexe nourri par des années de
confrontation stérile.
Alors je prends les devants –  je lui déballe
tout d’un coup, telle une mitrailleuse, sans
reprendre ma respiration :
«  Je suis au large de la Floride. Aux îles
Fortunées. L’archipel privé de Damien Prinz. »
Les lèvres de mon père se mettent à
trembler, ses yeux à cligner.
Il ne comprend pas –  pour lui, Damien
Prinz est un nom qui apparaît dans les
reportages du journal télévisé, pas dans la
bouche de sa fille.
«  J’ai postulé à une bourse pour un stage
Science Infuse sans te le dire, et j’ai été
sélectionnée. Depuis quatre jours, je suis en
pleine programmation neuronale, j’ai des
neurobots plein la tête, et une IA me
bombarde d’ondes vingt-quatre heures sur
vingt-quatre pour me faire ingurgiter le
programme du BAC.
—  Des neurobots…  », se contente de
répéter mon père, trop assommé pour songer
à s’emporter.
Le cœur battant, je continue de lui balancer
mon discours, le plus vite possible, pour avoir
le temps de tout lui sortir avant qu’il me
coupe la parole :
«  Je sais que je n’aurais pas dû te mentir,
Loïc. Noosynth est ton pire ennemi. Ses IA ont
détruit ta vie. Elles t’ont obligé à faire un
boulot de merde. Et maintenant je me
retrouve là, dans le QG mondial de
l’intelligence artificielle  : j’imagine que pour
toi, c’est dur à avaler.  Mais c’est ma décision.
Je ne ferai pas machine arrière. »
Au moment où je prononce ces mots, je me
rends compte que ce ne sont pas les bons.
Trop agressifs, trop défensifs, trop… tout.
Mais je ne peux pas les rembobiner.
«  Détruit ma vie  ? Boulot de merde  ? répète
mon père d’une voix qui enfle comme un
nuage d’orage. Tu te prends pour qui,
Roxane, pour me juger ?
— Arrête de déformer mes paroles, c’est pas
ce que je voulais dire…
— C’est en faisant ce boulot de merde, comme
tu dis, que je t’ai logée et nourrie pendant
toutes ces années, petite ingrate ! »
Les battements de mon cœur accélèrent
dans mes tempes, mon sang fuse dans mes
veines. Mes muscles eux-mêmes se raidissent
malgré moi –  la position d’une Clébarde qui
s’arc-boute sur ses pattes, prête à contre-
attaquer.
« Laisse-moi parler ! j’aboie.
— Non, c’est toi qui vas me laisser parler ! »
Je sens que d’un instant à l’autre, ça va
dégénérer, que je vais perdre le contrôle.
Alors j’enfonce mes ongles dans la table
devant moi, et je tends mon visage vers l’écran
à m’en déchirer le cou.
« Ferme-la et écoute-moi, merde ! je répète,
entre le cri et l’imploration. Écoute-moi…
Papa ! »
Papa.
Ce mot que je n’ai pas prononcé depuis si
longtemps a jailli de mes lèvres sans que je
l’aie prémédité.
À l’écran, le visage de mon père se fige, les
protestations restent coincées dans sa gorge.
Je reprends la parole, mais sans hargne
cette fois, sans script, guidée seulement par
mon instinct :
« Je veux juste te demander… pardon. Pour
toutes les gueulantes que j’ai poussées. Pour
tous les soucis que j’ai causés. »
Mon père reste muet.
J’essaie de lire ce qu’il pense sur ses traits
marqués, éclairés par la petite lampe de la
cuisine où il prend son café au réveil avant de
partir travailler.
Qu’est-ce qu’il ressent pour moi, en ce
moment  ? Du dégoût ou de la pitié  ? De la
colère ou du soulagement ?
«  Surtout, je veux te demander pardon de
t’avoir mis sur le dos la mort de maman. En
venant ici, à l’autre bout du monde, j’ai
l’impression d’avoir pris de la hauteur pour la
première fois de ma vie.  » Je déglutis
douloureusement, pour ravaler la boule qui
s’est formée dans ma gorge. « Ce n’est pas toi
qui as obligé maman à prendre un job d’auxi :
c’est cette société pourrie. Ce n’est pas toi qui
étais au volant de la voiture qui l’a écrasée  :
c’est un connard qui a pris la fuite. Ce matin-
là, tu es resté au lit parce que tu étais crevé
après des mois de turbin, et personne n’a le
droit de t’accuser d’avoir bu un coup de trop
la veille – surtout pas moi. »
Il y a une semaine encore, je sais que
j’aurais été incapable de prononcer ces
paroles. Mais ce soir, elles coulent toutes
seules, comme si elles avaient toujours été là,
sur le bout de ma langue.
Et les larmes coulent aussi, le long de mes
joues, je m’en rends soudain compte, elles
déferlent en ruisseaux, tandis que mon père
prend la parole.
«  Merci, Roxane…, murmure-t-il
simplement. Tu ne peux pas savoir à quel
point ces mots-là me font du bien. Je les
attendais depuis si longtemps.
—  Pardon aussi pour toutes mes disputes
avec Jennifer, j’ajoute entre deux sanglots. On
est comme chien et chat, moi et elle. Mais ce
n’est pas à toi d’en subir les conséquences. »
Il hoche la tête, ses propres yeux brillent à
leur tour :
«  Avant toute chose, je veux te demander
pardon, moi aussi. Pardon de ne pas avoir été
à la hauteur, pardon d’avoir forcé sur la
bouteille, pardon de t’avoir parfois mal
parlé. »
Je me contente d’opiner du chef, le larynx
trop contracté pour répliquer.
« Ensuite, je veux te dire que ta mère était la
personne la plus forte que j’aie connue, sous
sa douceur et sa gentillesse –  bien plus forte
que moi. Quand Urbanex nous a recasés à la
rue, elle ne s’est jamais plainte, elle a pris sur
elle avec courage, pour nous trois. Elle était le
soleil de ma vie, et je sais qu’elle était aussi le
tien. Vous aviez une telle complicité  ! Ces
plaisanteries dont je ne comprenais pas
toujours le sens, comme si vous parliez un
langage n’appartenant qu’à vous… Ces longs
moments où elle te faisait la lecture, le soir
venu…  » La voix de mon père s’étrangle,
étouffée par les souvenirs. «  Si j’ai vendu ses
livres après son départ, c’est parce qu’ils me
rappelaient trop sa présence, c’était trop
douloureux… Mais d’abord je t’ai demandé,
rappelle-toi, si tu voulais les garder. »
Je ne trouve rien à redire.
Mon père a raison. Je ne me suis pas
opposée à la vente des livres de maman. Au
contraire, j’étais soulagée de les voir partir.
Pour moi, toutes ces belles histoires l’avaient
trahie, puisqu’elles n’avaient pas pu la sauver.
«  Personne ne remplacera jamais ta mère
dans mon cœur, tu m’entends ? reprend mon
père. Personne. Jennifer y occupe une autre
place, et franchement elle a du mérite de
m’avoir ramassé à la petite cuiller quand j’étais
au plus bas. Je sais que ce n’est pas facile,
entre vous deux. Tu as ton caractère, et elle a
le sien. Je te jure qu’au début, elle a tout fait
pour que ça marche entre vous. Elle s’est
positionnée comme une grande sœur. Elle a
tenté de t’aider à surmonter le deuil de
maman, comme elle m’a aidé à faire le mien.
Est-ce que tu as seulement remarqué qu’après
qu’elle a emménagé chez nous, l’année
dernière, j’ai arrêté de boire comme un
trou ? »
Je voudrais répondre  ; une fois encore, les
mots ne viennent pas.
Je ne m’en étais jamais aperçue, trop
concentrée que j’étais sur mes propres
problèmes, mais maintenant je m’en souviens :
c’est juste après son déclassement que mon
père s’est pointé éméché à une réunion
parents-profs. C’est au moment de la mort de
maman qu’il s’effondrait ivre mort en rentrant
du boulot. Il a touché le fond à cette époque.
Mais depuis que Jennifer vit chez nous, même
s’il boit toujours sa bière du soir, ça s’arrête
là : une cannette et c’est tout.
J’essuie mes larmes du revers de la main,
reniflant un grand coup.
Si je me suis aveuglée à ce point sur
l’alcoolisme de mon père, serait-il possible que
je me sois aussi trompée sur Jennifer ? Qu’elle
n’ait fait que rendre les coups dont je l’ai
bombardée quand elle a débarqué dans la
famille ?
«  Il y avait une telle colère en toi, Roxane,
continue mon père. Contre Jennifer, contre
moi, contre le lycée ! Pourtant, tes professeurs
ont vraiment essayé de te soutenir. Il y a
d’autres enfants d’agents auxiliaires à Jules-
Verne, tu sais, tu n’es pas la seule… Le but des
gens qui vous encadrent, c’est que vous vous
en sortiez. »
Là encore, c’est comme si j’ouvrais les yeux.
Pendant mes années de lycée, j’ai enduré des
insinuations et des insultes, c’est vrai. Mais il y
a aussi eu des mots de consolation et
d’encouragement de la part des profs et des
autres élèves. Pourquoi les ai-je occultés  ? Je
ne me suis concentrée que sur le négatif… au
point d’inventer peut-être une jambe tendue
au réfectoire pour me faire trébucher. On n’a
jamais retrouvé le coupable : et s’il n’y en avait
pas – pas d’autre que moi, qui me serais juste
pris les pieds dans mes lacets ?
Comme tout à l’heure, quand Damien Prinz
m’a sorti la citation de Sartre, ma tête se met à
tourner. Si je suis vraiment condamnée à être
libre, alors peut-être que je suis libre de
réinventer ma relation avec ma belle-mère,
avec les profs… avec le monde entier ?
«  Je te promets de faire un effort, je
parviens à articuler. Avec Jennifer. Et aussi
avec le lycée, stage Science Infuse ou pas. »
Un sourire se dessine sur les lèvres de papa.
Un sourire !
Je ne me souviens pas de la dernière fois
que je lui ai fait plaisir – mais, bon Dieu, ça me
fait un bien fou !
«  Et moi, je te promets d’arrêter de boire
complètement, dit-il. Dès aujourd’hui. J’ai
hâte que tu rentres à la maison.
— J’ai hâte moi aussi, papa… Je comprends
que tu te sentes trahi par ma présence ici. Si tu
me demandes de rentrer là, tout de suite, je le
ferai. Je le ferai pour toi. »
Ces paroles viennent contredire celles que
j’ai prononcées tout à l’heure, quand l’appel a
débuté. Pourtant, elles ont coulé de mes lèvres
sans effort, sans contrainte, comme une
évidence.
Sur l’écran géant qui en magnifie tous les
traits, le visage de mon père est agité d’un
tremblement.
«  Ce n’est pas à moi de te demander une
chose pareille, dit-il à mi-voix. Si tu penses que
tu dois rester jusqu’à la fin de ce stage, si tu
penses que c’est le mieux pour toi, pour ton
avenir, alors vas-y. »
Ses yeux se brouillent dans la lumière de la
cuisine.
Ça y est, il… il pleure lui aussi…
À cet instant, je sais au fond de mon cœur
que je n’aurai plus jamais honte de cet
homme qui sera toujours mon père, mon roc :
ma fierté.
« On a l’air malins, tous les deux, à chialer
comme des madeleines  ! je murmure, entre
rire et larmes.
—  Tu l’as dit, Roxy  : deux vraies
fontaines ! »
Fou rire à la fois tendre et douloureux.
Joie douce-amère.
Mon père est le premier à reprendre sa
respiration :
« Allez, va, sèche-moi tout ça. Tu représentes
les Le Gall chez Noosynth, que diable  !
Montre à ce m’as-tu-vu de Prinz de quel bois
nous sommes faits.
—  Tu peux compter sur moi. Et tu peux
bloquer le dimanche 23  avril midi. C’est le
lendemain du jour où je rentre en France : je
vous invite au resto, là-haut à Hautregard,
Jennifer et toi ! »
Ça sera mon premier achat, avec l’argent de
ma première allocation  : un repas en famille,
pour tout recommencer à zéro.
5.1
MERCREDI 19 AVRIL, 11 H 49

« 
J OYEUX ANNIVERSAIRE, JOYEUX
ANNIVERSAIRE,
joyeux anniversaire papa ! Joyeux
a-nni-ver-saire !!! »
Maman et moi, nous crions le dernier couplet à tue-
tête, si fort que papa fait mine de se plaquer les
mains sur les tympans pour ne pas devenir sourd.
«  Mélodieux et féminin…, nous chambre-t-il,
sourire aux lèvres.
—  … comme le chant des sirènes, n’est-ce pas  ?
complète maman, qui a toujours une référence
littéraire au bout des lèvres. Allez, Ulysse, souffle tes
bougies avant que les sirènes te dévorent ! »
Il prend une grande inspiration au-dessus du
gâteau sur lequel brillent quarante petites flammes,
et moi aussi j’arrête de respirer, dans l’anticipation
de ce qui va se passer.
Papa expire de toutes ses forces, les bougies
s’éteignent d’un seul coup –  nuit noire  – pour se
rallumer l’instant d’après.
J’éclate de rire, excitée comme une folle.
Papa, lui, pose ses mains sur ses hanches et fronce
les sourcils, comme s’il ne comprenait pas ce qui était
en train de se passer :
« Ça alors… »
La fillette de neuf ans que j’étais alors se tord de
rire  : elle est tellement heureuse d’avoir joué un si
bon tour à son père, avec ces bougies magiques !
Papa prend une deuxième inspiration et souffle
plus fort encore.

Les bougies s’éteignent à nouveau ; mais cette fois-


ci, au lieu de reprendre aussitôt, elles restent éteintes
pendant plusieurs longues secondes.
Lorsqu’elles se rallument enfin, elles me semblent
moins vives, comme ternies. À moins que l’obscurité
qui nous entoure soit plus épaisse  ? Oui, c’est ça  :
j’ai l’impression qu’un nuage noir noie peu à peu la
cuisine…
Le rire meurt dans ma gorge, tandis que papa
gonfle ses poumons pour la troisième fois. Son visage
et celui de maman ressemblent à des masques de
théâtre, se détachant faiblement sur une scène
enténébrée.
Je voudrais dire à papa que la plaisanterie a assez
duré, que ce n’est plus la peine de souffler, mais il
expire avant que j’en aie le temps.

Les bougies s’éteignent pour la troisième fois.


Et ne se rallument pas.
« Papa ? » j’appelle d’une toute petite voix.
Pas de réponse.

bip…
«  Maman  !  » je crie, sentant la panique me
gagner.
Le silence m’assourdit.
Il est aussi épais que la nuit qui m’entoure, qui
m’étouffe.

bip…
Je lance mes petites mains en avant, essayant de
sonder l’endroit où se tenaient mes parents quelques
instants plus tôt, mais mes doigts ne se referment que
sur du vide.
Bip !
J’ouvre les yeux sur la chambre inondée de
soleil.
Bip !
Un rêve…
Ce n’était qu’un rêve, une fois de plus, dans
lequel j’aurais pu rester immergée encore un
bon moment si ma montre ne m’avait pas
réveillée en sursaut.
Bip !
Les vingt-cinq ans de Noosynth, l’appel à
mon père  : tout s’est mélangé pour me
rappeler un autre anniversaire, il y a si
longtemps…
Bip !
D’un doigt hésitant, je tâte mon poignet, à
la recherche de ma montre pour stopper le
signal strident. Je me souviens d’avoir réglé la
sonnerie à neuf heures hier soir, par
précaution, au cas où HestIA ne serait pas
programmée pour me réveiller dans l’île
Wiener.
Voyons quelle heure il est…
Les chiffres digitaux se dessinent sur le petit
cadran…
Onze heures cinquante !
Je n’en reviens pas !
Ça veut dire que ma montre a dû sonner
pendant près de trois heures, avant de me
tirer enfin du sommeil  ! Je devais être
sacrément crevée, pour pioncer aussi
lourdement… et je le suis encore, à vrai dire.
Cette barre sous mon front, c’est pire que ma
gueule de bois d’hier matin et pourtant je n’ai
rien bu au dîner.
Je lutte contre la furieuse envie d’enfouir à
nouveau ma tête dans l’oreiller et je me force
à m’étirer, faisant craquer mes articulations.
Damien Prinz doit être levé depuis belle
lurette. Nous avions décidé de petit-déjeuner
ensemble, avant que son yacht me ramène à
l’île Descartes pour que j’y termine le stage.
Je m’extirpe des draps et me traîne à travers
la chambre – une pièce entièrement blanche à
la déco minimaliste, comme toutes celles de la
villa.
Je mets trois plombes à enfiler mes
vêtements, m’empêtrant dans mon T-shirt sans
trouver la sortie pour la tête du premier coup.
Décidément, je suis aussi coordonnée qu’une
huître, ce matin  ! J’ai besoin d’un café
d’urgence ! À mi-chemin dans la jambe droite
de mon jean, mon genou bute sur un truc dur.
C’est quoi, cette protubérance  ? Ah oui, le
stylo-injecteur rangé dans ma poche… Il
faudra que je pense à le rendre à Damien.
Enfin attifée, je quitte la chambre et
descends l’escalier en me retenant à la rampe
pour compenser mes jambes qui flageolent.
Où est la salle à manger, déjà ?….
Je me perds dans trois ou quatre couloirs
parfaitement dénudés et parfaitement
identiques, avant de déboucher enfin dans la
grande pièce où j’ai dîné la veille.
Tiens, Prinz n’est pas là…
Peut-être qu’il est allé faire un footing, ou
alors il fait la grasse matinée, lui aussi – après
tout, il est chez lui, il a bien le droit.
Je me laisse tomber sur la première chaise
venue en poussant un soupir, puis je scrute la
pièce à la recherche de X-247 ou de son frère
jumeau, pour leur demander un café. Mais les
deux affreux ne sont pas là. Décidément, le
service n’est plus ce qu’il était… en attendant,
j’ai grave besoin d’un triple expresso, sinon je
sens que je vais tomber dans les pommes !
Je ferme les yeux et me concentre sur le
module de communication : après tout, on dit
qu’il vaut mieux s’adresser à Dieu plutôt qu’à
ses saints, et Dieu, aux îles Fortunées, c’est
OmnIA.
Le clavier virtuel apparaît dans ma tête.
C’est parti, mon coco :
Je sélectionne mentalement les lettres, une
à une.
J’appuie mentalement sur le bouton
« Envoyer ».
Mais rien ne se passe.
Aucune proposition n’apparaît sous la barre
de commande, aucun menu déroulant avec
plein de propositions de barista. Il n’y a que
ma requête qui s’affiche bêtement, tel un mot
dérisoire glissé dans une bouteille à la mer,
que personne ne lira jamais.

Je rouvre les yeux, et examine à nouveau la


pièce autour de moi.
Outre l’absence des androbots-valets, je sens
qu’il y a un autre truc de différent par rapport
à hier…
Mon regard passe sur la table de verre
lisse… sur les chaises alignées comme des
soldats… sur les écrans géants éteints.
Oui, éteints, alors que Damien m’a dit qu’il
gardait l’architecture du cloud allumée en
permanence…
Qu’est-ce que ça signifie ?
Que les écrans sont tombés en panne ?
Ou alors… que c’est la méta-IA elle-même
qui est aux abonnés absents ?
Tout d’un coup, le silence enveloppant la
salle à manger m’assourdit.
« Damien ? j’appelle. Vous êtes là ? »
Pas de réponse.
Une décharge d’adrénaline m’électrise,
remplaçant momentanément la caféine.
Je me lève, quitte la pièce, repère le bon
couloir, remonte l’escalier –  j’imagine que la
chambre du maître doit être quelque part à
l’étage…
Je me retrouve dans un large corridor. Le
soleil, déjà haut dans le ciel, pleut à travers de
grands puits ménagés au plafond, dessinant
des rectangles lumineux sur le sol. Les
rectangles des portes, de part et d’autre du
corridor, y répondent de manière symétrique.
Je pousse la première : derrière elle s’étend
une chambre blanche, pareille à celle où j’ai
passé la nuit. Des coussins rebondis sont
alignés sur le couvre-lit parfaitement repassé.
Je referme la porte et en ouvre une
deuxième. Même chose  : une chambre
inoccupée.
Les quatre portes suivantes débouchent
toutes sur le même spectacle, jusqu’à ce que je
tourne la poignée de la septième porte, dans
le mur tout au bout du corridor.
Cette fois, pas de lit. Je me trouve dans une
sorte de vestibule, avec deux petits bancs
disposés de chaque côté d’un rideau de
velours blanc… devant lequel se tient l’un des
androbots-valets.
«  X-247  ! je m’écrie, sans savoir si c’est lui
ou son alter ego. J’ai besoin de parler à
Damien  : il est où  ? Est-ce que c’est sa
chambre, derrière toi ? »
Le robot reste muet.
Totalement immobile.
Au milieu de son visage de métal, dans ses
orbites squelettiques, il n’y a que deux trous
sombres  : les diodes rouges qui m’avaient
inquiétée hier se sont éteintes.
Je lève lentement la main vers son bras en
aluminium, hésite un instant, puis l’empoigne
pour le secouer.
Mais la carcasse bouge à peine : elle est aussi
rigide qu’un cadavre gelé.
L’étourdissement qui m’avait saisie au
réveil, puis dans la cage d’escalier, me
reprend.
Tremblante, je me glisse derrière l’androbot
pour atteindre le rideau dont il semblait
garder l’accès, avant que son étrange paralysie
le fige.
J’écarte un pan de la lourde étoffe, et
débouche dans une chambre plus grande que
toutes les autres, au mur de laquelle s’étale
une fresque immense. Après les dizaines de
parois vierges auxquelles je me suis heurtée à
travers la villa, cette explosion de couleurs
m’enflamme les pupilles. La fresque
représente un vieillard majestueux soutenu
par des anges, touchant du doigt un homme
nu tout aussi gigantesque, accoudé à un
rocher. J’ai beau être une bille en histoire de
l’art, j’ai déjà vu cette image, c’est l’une des
plus connues au monde  : La Création d’Adam,
par Michel-Ange. Encore un tableau de la
Renaissance, comme L’Homme de Vitruve.
Reproduit grandeur nature dans la chambre à
coucher de Damien Prinz. Parce que c’est
bien lui, le dormeur allongé dans le lit au pied
de la fresque, minuscule en comparaison des
immenses personnages qui le surplombent.
« Damien, réveillez-vous ! » je m’écrie en me
dirigeant vers le lit.
Chaque pas me coûte un effort plus
important que le précédent.
«  Je crois qu’il y a… un problème…
technique… »
Chaque mot me semble plus difficile à
prononcer que celui d’avant.
J’ai l’impression d’être cernée par une sorte
de brouillard cotonneux, noirâtre,
assombrissant toute chose autour de moi –
  exactement comme celui qui a soufflé les
bougies du gâteau d’anniversaire, dans mon
rêve.
Mes genoux butent contre le rebord du lit.
Je m’effondre sur le matelas, cherchant les
épaules de Prinz à tâtons.
Son corps entre mes mains est aussi inerte
que ceux des stagiaires en état de pseudo-
coma éthylique. Sauf que cet homme n’a pas
bu une goutte d’alcool hier soir, du moins pas
en ma présence. Est-ce qu’il se serait saoulé en
solo, après le dîner ?
Je sais que le remède à ce type de malaise,
c’est une injection de solution magnétique –
  comme celle qui a réveillé mes camarades
après la beuverie de lundi soir.
Je sais aussi que je n’ai qu’un seul stylo-
injecteur dans la poche de mon jean, dosé à
100 %.
Je sais surtout que si j’hésite quelques
secondes de plus, je ne pourrai plus lutter
contre cette chape de fatigue de plus en plus
opaque, de plus en plus noire, et que je
sombrerai dans le même état que Damien
Prinz.
D’un geste tremblant, j’extirpe le tube de
ma poche, je place l’embout piqueur contre
ma cuisse, et je presse le bouton rouge avec le
peu de forces qui me restent.
5.2
MERCREDI 19 AVRIL, 12 H 47

D ’ABORD, JE NE RESSENS PRESQUE RIEN


AU POINT D’INJECTION, à peine plus que
la piqûre d’un moustique. C’est comme si la
lassitude pâteuse dont je ne réussis pas à me
dépêtrer depuis ce matin anesthésiait mes
sens.
Et puis, d’un seul coup, une douleur intense
se cristallise derrière mon front.
Un pic de glace enfoncé entre mes deux
yeux !
D’innombrables aiguilles de givre fichées
dans mon cerveau !
Dans un flash, il me semble visualiser les
milliers de neurobots touchés de plein fouet
par le fluide gelé de la solution magnétique,
enfonçant leurs griffes un peu plus
profondément dans mes méninges pour s’y
accrocher.
Je crie à m’en déchirer les cordes vocales.
Et m’aperçois avec horreur que quelqu’un
d’autre, ou plutôt, plusieurs autres, crient avec
moi.
Pourtant, la pièce est vide !
À travers le voile noirâtre qui obscurcit ma
vision, la villa est désertée !
L’île tout entière est aussi silencieuse qu’un
tombeau !
Je me tais brusquement, poings serrés sur le
dessus-de-lit, mordant les draps pour me
bâillonner de force.
Mais ce hurlement choral et inarticulé,
comme jailli de centaines de gorges, la chose
la plus affreuse que j’aie entendue de ma vie,
continue de me vriller les oreilles – ou plutôt,
non, c’est comme s’il prenait sa source
directement dans ma boîte crânienne.
Une terreur sans nom s’empare de moi.
J’arrache un oreiller sous la nuque flasque
de Damien Prinz et je l’écrase sur ma tête.
Presque aussitôt, le hurlement meurt, aussi
rapidement qu’il est apparu –  et la douleur
avec lui.
Je recrache les draps imbibés de ma propre
salive, desserre mes poings. Je les ai serrés si
fort, dans ma crise, que mes ongles ont
imprimé leur marque dans la chair de mes
paumes. Quant à cette sensation humide et
tiède que je ressens entre mes jambes, au
creux de mon jean… c’est de l’urine.
Ça y est, je suis out.
Je me suis pissé dessus, mais je suis out.
 
Je me redresse, hagarde.
Malgré mes larmes qui diffractent la
lumière du soleil, le monde me semble
limpide, lavé, comme régénéré : le nuage noir
qui se dressait entre lui et moi s’est dissipé.
Étendu en travers du lit, le corps de Damien
Prinz est toujours immobile ; rien, ni les cris ni
les coups, ne l’a tiré de son sommeil morbide.
Je fais quoi ?
Comment prévenir les autres, maintenant
qu’OmnIA ne répond plus ?
Je me mets à fouiller dans la petite table de
chevet, au pied de la fresque de Michel-Ange –
  il y a peut-être un autre stylo-injecteur
quelque part ? Non : les tiroirs ne contiennent
que des bouchons d’oreille et des cachets
d’aspirine.
Sans prêter attention à mon jean mouillé,
qui refroidit d’instant en instant contre ma
peau, je me rue sur les placards habilement
dissimulés dans les murs. Mais il n’y a rien
d’autre là-dedans que des chemises blanches
et des vestes assorties, la panoplie habituelle
du milliardaire.
Ses paroles d’hier soir me reviennent alors à
l’esprit, quand il m’a remis le stylo-injecteur  :
« Voici la clé pour sortir du programme : Doc
Fred me l’a fait livrer par batbot en prévision
de ta visite. »
La clinique de l’île Descartes  : c’est là que
sont entreposés les stylos-injecteurs, et c’est là
que je dois aller.
Je jette un dernier regard à l’homme qui
fait trembler les places financières et les
gouvernements, qui a mis des millions de
personnes au chômage et qui veut en sauver
des millions d’autres grâce à la technologie. Il
semble soudain si… vulnérable.
«  Je reviendrai, Damien, dis-je comme s’il
pouvait m’entendre. Comptez sur moi. »
Puis je quitte la pièce, me faufile derrière X-
247, regagne ma chambre.
Là, j’enlève mon jean trempé pour enfiler
un short, je boucle ma valise et je dévale
l’escalier.
Après ces heures passées dans la réclusion
minimaliste de la villa, j’ai l’impression de
respirer à nouveau quand je déboule au grand
air. Depuis la terrasse, je peux apercevoir les
autres îles, notamment Descartes. En yacht, j’y
serai rapidement.
Ma valise dans les bras, je dévale l’escalier
de pierre, jusqu’à l’embarcadère où mouille
l’embarcation qui m’a amenée hier. Je balance
le bagage par-dessus la rambarde, puis saute à
mon tour sur le pont de teck :
«  NeptunIA, emmène-moi à l’île
Descartes ! »
Pas de réponse.
L’évidence me percute  : si OmnIA est
touchée, ça veut dire que la panne ne
concerne pas que l’île Wiener, mais bien tout
l’archipel. Pas de servante domotique pour me
réveiller ce matin, pas d’androbot-valet pour
m’apporter mon café… et pas d’IA navigatrice
pour m’emmener à bon port. Le cloud entier
est mort – ou du moins, endormi.
Je prends une inspiration profonde,
regardant le large.
La mer est parfaitement calme ce matin,
sans une vague ni un souffle de vent. Tout au
bout de cette étendue miroitante, en direction
du sud, je distingue clairement le cap de l’île
Descartes, surmonté de la pyramide de béton
avec son toit de verre aussi brillant qu’un
cristal. Quelle distance y a-t-il entre moi et la
médiathèque  ? Deux kilomètres et demi  ?
Trois, peut-être ? Et surtout, quelle est la plus
longue distance que j’ai nagée dans ma vie ?
Je regrette soudain d’avoir passé plus de
temps dans les simulateurs de réalité virtuelle
du Virtuaboulevard, à faire semblant de nager
dans les airs, plutôt que d’aligner de vraies
longueurs en piscine… Pour l’entraînement,
c’est trop tard. Je rouvre ma valise, me
déshabille et enfile mon maillot de bain. Je ne
peux rien emporter d’autre, ni les fringues ni
les précieux œufs en or. Quant au collier de
chien que j’ai enlevé hier soir au dîner, quand
Damien Prinz m’a fait miroiter des
lendemains qui chantent, je ne sais pas… je ne
sais plus…
Est-ce que je suis encore une Clébarde, oui
ou non ?….
Incapable de décider, je boucle le collier
autour de mon cou, puis je descends les
dernières marches plongeant dans la mer.
5.3
MERCREDI 19 AVRIL, 14 H 25

M ES JAMBES SONT TELLEMENT


COURBATURÉES PAR LA NAGE qu’elles se
dérobent sous moi, quand j’essaye de
m’extraire de l’eau.
Je tombe, les mains en avant sur le talus
garni de galets glissants –  ici, sur la rive nord
de l’île Descartes, pas de belle plage de sable
blanc…
Je demeure un moment ainsi, à quatre
pattes, essayant de reprendre mon souffle, les
mollets encore immergés dans la mer, ma
longue mèche dégouttant d’eau salée sur mon
front.
Au bout de plusieurs minutes, je me
redresse enfin et me passe une main sur les
épaules pour masser mes muscles, serrés
comme des nœuds après plus d’une heure de
crawl. Une sensation cuisante m’enflamme
l’échine, au moment où mes doigts touchent
ma peau. Je tords le cou pour voir : tout mon
dos est rouge écrevisse, ce n’est plus qu’un
coup de soleil géant. Forcément, s’exposer
sans protection en plein midi sous les
tropiques…
Réalisant que je suis à deux doigts de
l’insolation, je rassemble mes forces et
escalade les galets, jusqu’en haut du talus,
pour me mettre à l’ombre.
Je me retrouve nez à nez avec le buste de
Descartes, planté devant la médiathèque.
Son regard de pierre, sans pupille, me fait
frissonner malgré la chaleur.
Je me détourne et je m’enfonce dans la
jungle, vers le sud, m’efforçant de ne pas
prêter attention au contact pointu des graviers
du sentier sous mes pieds nus.
C’est moi, ou tout est encore plus silencieux
que d’habitude ?….
Tout en marchant, j’observe les grands
cocotiers immobiles, qu’aucun souffle de vent
n’agite. On dirait qu’il y a des fruits, là-haut,
suspendus à leurs branches… Non, c’est
impossible  : Meg nous a dit que les jardibots
avaient récolté toutes les noix de coco pour
éviter les accidents.
Je mets ma main en visière, plisse les yeux
pour mieux voir… et réalise qu’il s’agit en
réalité de batbots.
Ils pendent par grappes, accrochés aux
branches avec leurs pattes arrière en forme de
pinces, leurs longues ailes membraneuses
enveloppant leur corps. Telles des chauves-
souris qui dorment. Sauf que ce ne sont pas
des chauves-souris  : tout comme X-247, tout
comme le yacht autonome, ce sont des
machines qui n’ont pas besoin de sommeil…
Seule une panne générale peut les avoir
plongées dans cet état.
Je presse le pas, et bientôt je me mets à
courir sur le sentier.
Le terrain de golf laisse la place aux terrains
de tennis, puis à la base nautique.
Je passe devant le restaurant sans m’arrêter,
mais un coup d’œil suffit pour voir qu’il est
désert, à une heure où les stagiaires devraient
finir de déjeuner…
Je dépasse la piscine où flottent des matelas
gonflables fluo et j’arrive en bordure de la
plage. Les paddles, planches de surf, pédalos
et dériveurs sont bien rangés, nul n’en a fait
usage ce matin.
Le cœur battant, je m’engage sur le ponton
menant aux bungalows et me rue sur le
premier d’entre eux, du côté des filles. J’essaie
de pousser la porte… mais elle est fermée de
l’intérieur. Je colle alors mon front à la fenêtre
latérale. Entre les étroites persiennes, je peux
voir un corps immobile, gisant en travers du lit
comme s’il était mort.
L’angoisse sourde, qui n’a cessé de monter
en moi depuis mon arrivée sur l’île Descartes,
explose dans ma poitrine. Je me précipite sur
le deuxième bungalow, fermé lui aussi, puis
sur le troisième.
Fermé !
Cette fois-ci, je me mets à tambouriner à la
fenêtre. Mais derrière les persiennes, rien ne
bouge. L’occupante demeure immobile dans
ses draps blancs, telle une défunte dans son
linceul. Tandis que je frappe et frappe de plus
belle, les questions tourbillonnent dans ma
tête. Comment se fait-il que les stagiaires
soient plongés dans le coma à nouveau ce
matin, alors que tout alcool a été
confisqué  hier  ? Y a-t-il un lien avec la panne
qui semble avoir frappé l’archipel  ? Et
surtout  : est-ce que je vais trouver assez de
solution magnétique dans la clinique pour
réveiller tout le monde ?
« Rox… »
Je cesse soudain de frapper à la fenêtre.
Il me semble avoir entendu quelque chose,
là, dans mon dos…
« Roxane… »
Je me retourne d’un bond, pour découvrir
Faune de l’autre côté du ponton, accroché à la
rampe.
Je demeure pétrifiée pendant une seconde,
rattrapée par la honte de mon comportement
déplorable d’avant-hier soir. Mais ça ne dure
pas  : j’aurai bien le temps plus tard pour des
explications et des excuses.
«  Qu’est-ce qui se passe, ici  ? je m’écrie en
me précipitant vers lui. Tu es tout pâle ! »
Son visage est blanc comme un cachet
d’aspirine sous ses cheveux roux. Il a beau se
cramponner de tous ses muscles à la rampe, je
sens qu’un rien pourrait lui faire lâcher prise.
« C’est ce que j’avais dit à Damien Prinz…,
marmonne-t-il d’une voix pâteuse. Il y a un
prix à payer, comme dans La  Belle au bois
dormant… »
Je frémis à l’évocation du conte et du
château endormi avec toute sa cour… pour
cent ans, si je me souviens bien de l’histoire
que me racontait maman quand j’étais petite.
«  Je connais le remède  ! je m’écrie
précipitamment.  Une méga-injection de
solution magnétique  : c’est ce que je me suis
fait ce matin. Ne bouge pas, je cours à la
clinique chercher des stylos-injecteurs ! »
Je m’apprête à tourner les talons, mais il me
retient par le poignet :
«  Ça ne sert à rien. Je me suis déjà traîné
jusqu’à la clinique. Elle est fermée à clé, et vu
l’épaisseur de ses murs de béton, il est
impossible d’y entrer. Tout comme le
logement du personnel, le magasin
alimentaire et l’ensemble des installations.
HestIA est aux abonnés absents. Il n’y a
aucune machine qui fonctionne sur l’île,
aucune IA qui réponde, et je crois qu’aucun
adulte ne s’est réveillé ce matin…  » Ses
paupières retombent lourdement sur ses yeux,
et l’espace d’un instant je crois qu’il va
sombrer  ; mais il les rouvre brusquement,
pour ajouter  : «  Nous ne sommes qu’une
poignée de stagiaires à être debout. »
Je le saisis par les épaules :
« Une poignée, Faune ? Tu veux dire qu’il y
en a d’autres ? »
Il esquisse un geste vague en direction du
bungalow d’où il a émergé.
Je lui offre mon bras pour le
raccompagner  ; il s’appuie dessus comme un
vieillard sur sa canne, et clopine jusqu’au
bungalow.
En pénétrant dans la chambre, j’ai le réflexe
de chercher un bouton sur le mur pour
allumer la lumière, en vain  : il n’y a ni
commande ni interrupteur. Ici, tout était
censé être régulé en s’adressant directement à
HestIA. Sauf que la servante domotique s’est
mise en arrêt-maladie sans prévenir, laissant
les lumières éteintes et les persiennes
descendues en position nocturne.
«  Il n’y a pas d’eau courante non plus, vu
que tous les robinets sont commandés par
HestIA… », commente Faune, comme s’il avait
lu dans mes pensées.
Mes yeux s’habituent peu à peu à la
pénombre.
Quatre silhouettes se dessinent, assises en
cercle à même le sol, dans une position qui
me rappelle les soirées autour du feu. Mais à
présent, l’ambiance est bien différente. Pas de
cris, de rires ni de numéros acrobatiques : les
participants sont silencieux, les épaules
voûtées, la tête dodelinant. Ils font rouler une
balle de tennis de l’un à l’autre sur le plancher
translucide, tout en sirotant des verres remplis
d’un liquide blanchâtre.
Sinbad, Lorenzo, Greg et Apolline…
La plus improbable assemblée, jouant au
jeu le plus étrange…
« Qu’est-ce qu’ils font ? je demande du bout
des lèvres.
—  Ils se renvoient la balle, répond Faune.
L’activité, conjuguée à ma tisane stimulante,
nous aide à rester éveillés. Nous nous sommes
réunis dans mon bungalow pour nous
surveiller les uns les autres. »
Les quatre têtes se tournent lentement vers
moi, affichant des faces de spectre plus blêmes
encore que la décoction franche macérant
dans les verres.
«  Roxane…, murmure Sinbad d’une voix
enrouée. Tu as finalement décidé de
rester avec nous ? Est-ce que tu as terriblement
sommeil, toi aussi ? Est-ce que tu… tu veux de
la tisane ? »
Je sais exactement de quoi il parle  : cette
impression vertigineuse que j’ai ressentie
avant de m’injecter la solution. Cette sensation
de pesanteur qui m’appuyait sur la tête,
comme pour me renvoyer dans les bras de
Morphée. Ce nuage noir qui recouvrait le
monde tout autour de moi.
«  Non, je n’ai plus sommeil, je réponds, la
gorge serrée. Je suis bien réveillée, depuis que
je me suis débarrassée de ces saletés de
neurobots. »
Apolline se fige, oubliant de renvoyer la
balle qui passe à côté d’elle et roule jusqu’à
mes pieds.
«  Tu veux dire que… tu es vraiment sortie
du programme ? » bredouille-t-elle à mi-voix.
Je suis partagée entre deux impulsions  :
répondre à sa question, ou lui renvoyer la
balle en pleine tronche, pour m’avoir poussée
à endosser la responsabilité du fiasco de la
soirée.
J’opte pour le premier choix –  dans la
situation de crise où nous sommes, les
compteurs sont comme qui dirait remis à zéro.
Et puis, Apolline a l’air si faible, elle n’est plus
que l’ombre de la peste arrogante qui m’a
dénoncée hier…
« Oui, je suis sortie du programme, dis-je.
—  Comment  ? demande-t-elle avidement.
Grâce à ce truc bizarre que tu as autour du
cou ? »
Je porte la main à mon collier clouté,
encore humide après ma nage.
« Non, ça n’a rien à voir. Je me suis injecté
de la solution magnétique dosée à 100  %
quand j’ai vu que Damien Prinz ne se réveillait
pas. »
C’est au tour de Greg d’écarquiller ses
yeux lestés de poches.
Sa coupe pompadour, complètement
écrasée sur son crâne après la nuit, ressemble
à un pneu dégonflé.
«  Quoi  ? vagit-il. Le big boss est hors jeu  ?
Mais c’est pas possible… Un mec aussi riche et
puissant que lui… »
Dans l’esprit de Greg, la fortune du
milliardaire est censée le protéger contre tout.
Je reconnais bien là sa manière de penser,
celle qu’on lui a inculquée depuis l’enfance.
Mais ça ne marche pas. Ça ne marche plus.
« Je ne sais pas ce qui se passe exactement,
mais je crois qu’OmnIA est tombée en panne,
dis-je. Toutes les machines connectées au
cloud par wi-fi sont HS. Peut-être que c’est lié
à la suractivité qui a eu lieu pendant la nuit.
— La suractivité ?…. répète Sinbad.
— L’ensemble du personnel de l’archipel a
été invité à choisir un don hier soir, pour les
vingt-cinq  ans de Noosynth. Damien m’avait
prévenue que ça demanderait une énorme
consommation électrique. Sans doute trop
pour le générateur de l’île Asimov, qui a dû
disjoncter. Non seulement ça a flingué tous les
robots, mais on dirait que ça a aussi
sérieusement perturbé la majorité des gens
connectés à l’antenne omnidirectionnelle. » Je
serre la mâchoire. «  Si seulement on pouvait
communiquer avec le monde extérieur ! »
D’un geste ralenti par la fatigue, Apolline
sort son téléphone portable de la poche de
son jean :
«  Toujours pas de réseau…, observe-t-elle,
dépitée.
—  On est trop loin de toute terre habitée
pour capter une connexion terrestre, déclare
Sinbad. Si le générateur a vraiment sauté et
que la digue a cessé d’émettre son champ de
force électromagnétique, j’imagine qu’un
téléphone satellite pourrait fonctionner… sauf
qu’il était interdit d’en emporter pour le
stage. »
Je rumine un instant ce sombre constat  :
nous sommes captifs d’une prison sans
barreaux, cernés par l’immensité de l’océan…
«  Je vais aller sur l’île Jobs, je finis par
annoncer. C’est la plus grande de l’archipel,
celle où il y a le plus d’habitants. Si vous êtes
cinq à vous être réveillés ici, à Descartes,
statistiquement ils doivent être au moins une
vingtaine à Jobs. Ils pourront nous dire ce qui
se passe, nous aider, ou au moins prévenir les
secours.
— Oyez, oyez, braves gens, Rox la justicière
est de retour pour tous nous sauver  !  »
s’exclame Lorenzo, prenant la parole pour la
première fois depuis mon entrée dans la
chambre.
Tout comme Faune, quelques instants plus
tôt, j’ose à peine le regarder dans les yeux. La
justicière  : ironie acide, pour décrire mon
comportement d’avant-hier, quand j’ai sorti
ses quatre vérités à Perle.
« Excuse-moi pour la soirée, je balbutie. J’ai
buggé. Je n’aurais pas dû dire ce que j’ai dit, à
propos de ton ex… »
Il fait un geste de la main, comme pour
signifier que tout ça n’a plus d’importance.
«  Tu sais quoi  ? fait-il en clignant ses yeux
ensommeillés. J’ai été bien con de croire que
j’avais encore une chance avec elle. Devine ce
qu’elle a fait, hier soir après ton départ ?
— Je ne sais pas. Elle s’est cassé un ongle en
faisant une démo de son nouveau don, pole
dancing ?
— Elle est sortie avec Amaury. »
Ça me file un coup, de savoir que le mec qui
me faisait la danse du ventre, qui n’avait
d’yeux que pour moi et qui s’est même
retrouvé dans mon lit a fini par se recaser en
moins de vingt-quatre heures avec une autre.
Ça me file un coup, oui, mais pas tant que
ça. À bien y réfléchir, je suis même soulagée
de savoir qu’entre ce salaud et moi, c’est fini
pour de bon, aussi vite que ça a commencé.
De toute façon, notre début d’histoire n’était
construit que sur du vent et des illusions.
« Et tu comptes y aller comment, sur Jobs ?
me demande Lorenzo, m’arrachant à mes
réflexions.
— Euh… à la nage… c’est comme ça que je
suis revenue de chez Damien Prinz… »
Au moment où je prononce ces paroles, je
prends conscience de leur absurdité. Ma
séance de natation forcée m’a littéralement
lessivée. Or, je me souviens du panorama que
nous avons observé avec Faune au sommet de
la médiathèque, l’autre jour  : Jobs est aussi
éloignée de Descartes que Wiener…
«  Je peux t’y emmener, déclare soudain
Sinbad.
— Quoi ?
—  Tu m’as bien entendu  : je peux te
conduire jusqu’à Jobs. Les cours de dériveur
qu’on m’a imposés dans mon enfance vont
enfin servir à quelque chose.
— Dans ton état ?
— Tu as vu le tien ? »
Un point pour lui  : avec mon dos en feu,
mon visage bouffé par le sel et mes pieds
explosés par les graviers, je n’ai pas l’air d’une
nageuse olympique, mais plutôt d’une
candidate au suicide par noyade.
« Pour être honnête, je me sens bien mieux
que ce matin au réveil, prétend Sinbad en
s’étirant. Je crois que c’était un cap difficile à
passer, c’est tout. L’air du large me fera du
bien. Et puis de toute façon, je ne compte pas
faire grand-chose sur le bateau  : comme tu
sais, je déteste les sports de plein air, alors c’est
toi qui vas faire le gros du boulot ! »
5.4
MERCREDI 19 AVRIL, 15 H 27

« 
N E BOUGE PAS, JE VAIS LE METTRE À
L’EAU TOUTE SEULE. »
Sinbad proteste :
« Laisse-moi t’aider…
—  Tu me prends pour une mauviette ou
quoi ?
—  C’est pas parce que t’as ce collier de
répliquante qu’il faut jouer les dures…
— Répli-quoi ?
—  Les répliquants, ce sont les androïdes
dans Blade Runner… Il y en a une qui porte le
même collier que toi. Elle s’appelle Pris et vit
dans la rue. C’est la plus féroce, la plus
imprévisible… la plus touchante aussi. »
Je hausse les épaules et retrousse les
manches de la chemise en toile de laine de
Faune –  elle est trop large pour moi, mais
conviendra très bien pour couvrir mes coups
de soleil – et je balance dans le bateau le sac à
dos que Lorenzo m’a filé. Pour protéger mes
voûtes plantaires égratignées, Apolline m’a
passé une paire de ballerines incrustées de
cristaux Swarovski. Archi-bling-bling, mais
c’étaient les seules chaussures à talons plats de
sa penderie –  autant éviter de me fouler une
cheville sur des Louboutin de quinze
centimètres…
Quant à Sinbad, il a lui aussi dû emprunter
des fringues, en l’occurrence le short de bain
de Lorenzo  : ce grand aventurier était venu
aux îles Fortunées sans aucune affaire de
plage, bien décidé à passer le séjour au sec !
«  À la une, à la deux, à la trois  !  » je
m’exclame en m’arc-boutant sur mes jambes,
qui s’enfoncent dans le sable jusqu’aux
chevilles, tandis que je pousse la poupe de
toutes mes forces.
Purée, que c’est lourd !
Le dériveur finit par glisser sur la plage en
émettant un long crissement, comme la
plainte d’un gros animal qui ne veut pas être
dérangé  ; puis, soudain, la résistance
s’amoindrit, et je me sens entraînée sur les
derniers mètres, jusque dans l’eau.
Immergée jusqu’aux genoux, les mains
serrées sur le rebord du pont, je me tourne
vers Sinbad :
« Et maintenant ?
— Il faut descendre légèrement le safran et
la dérive.
— Quoi ? »
Il me rejoint dans la mer d’un pas lent,
envoyant des éclaboussures sur son T-shirt
Matrix. Puis il passe ses bras au-dessus du pont,
tire sur une corde. Une espèce de palette
blanche, située derrière, descend à moitié
dans l’eau.
« Le safran permet de se diriger, et la dérive
permet d’avancer droit  », explique-t-il en
tirant sur une deuxième corde.
Il s’arrête un instant pour reprendre sa
respiration  : je vois bien que ces simples
manœuvres l’ont épuisé.
«  Tu es sûr que tu as vraiment la force de
naviguer ? » je lui demande.
Il relève ses yeux sombres vers moi.
Malgré les cernes qui le marquent, sous ses
paupières tombantes, son regard est plein de
volonté :
« Le plus dur, c’est le départ, mais une fois
que je serai à bord, je te promets que tout ira
bien. Que je comate dans le bungalow ou sur
le cockpit d’un bateau, c’est idem…
Maintenant, écoute-moi bien : je vais monter à
la barre… Toi, il va falloir que tu donnes un
peu d’élan au dériveur avant de monter à ton
tour… Mais pas trop  ! Sinon il partira sans
toi… »
J’acquiesce.
Il y a encore plein d’explications que je
voudrais lui demander, mais je sens bien que
chaque parole lui coûte.
Il enjambe laborieusement le pont et se
laisse glisser sur le petit banc de plastique à
côté de la barre. Puis il m’adresse un signal du
menton.
Je prends une inspiration, et me mets à
pousser le dériveur.
Alors que tout à l’heure, sur la plage, il me
semblait peser des tonnes, sur la surface de la
mer il paraît aussi léger qu’une plume. Une
bise venue du fond du lagon me caresse le
visage.
«  Maintenant  !  » crie Sinbad d’une voix
éraillée.
Mais le dériveur part plus vite que je ne
l’avais prévu.
Déjà, j’ai de l’eau jusqu’aux cuisses, puis
jusqu’à la taille.
Je m’appuie de toutes mes forces sur le côté
de la coque, et je me projette en avant en
poussant un cri rauque :
« Raaah ! »
J’ai pris tellement d’élan que je roule dans
le minuscule cockpit, me cogne contre le mât
d’aluminium, atterris sur la poitrine de
Sinbad.
« Désolée, je murmure en me redressant.
— T’inquiète », répond-il dans un souffle.
Il désigne un gros cordage qui court le long
d’une barre perpendiculaire au mât :
«  Il faut remonter le vent. On va louvoyer,
avancer en zigzag jusqu’à ce qu’on soit sortis
du lagon. Tire sur cette écoute pour border la
voile. Moi, je suis trop naze. »
Je m’agrippe au cordage. L’axe de la voile se
rapproche progressivement de celui du
bateau, qui accélère.
Accroché à la barre de navigation, Sinbad
garde les yeux rivés sur le chenal d’eau claire,
tandis que nous sortons du lagon calme pour
pénétrer en pleine mer. Là, je me rends
compte que le vent a vraiment forci depuis ma
traversée à la nage, une heure plus tôt  : la
surface de l’océan n’est plus plate comme un
miroir, mais agitée par une houle qui va
croissant.
« Choque la voile ! me dit Sinbad. Enfin, je
veux dire, détends l’écoute ! »
Je desserre le cordage, et la voile pivote face
au vent.
Le tissu se gonfle.
Le mât frémit.
L’embarcation s’élance droit devant elle,
fendant les vagues en direction de la grande
masse sombre de Jobs, dont le gigantesque J se
résume à une ligne droite écrasée par la
perspective.
«  Allez, go, on est partis pour écrire le
huitième voyage de Sinbad le Marin  !  » je
m’exclame, rapport aux sept voyages du conte.
J’espérais le dérider, mais c’est raté  : il
m’observe plus attentivement que jamais,
depuis le poste de navigation.
Pour vérifier que j’effectue bien les
manœuvres ?
Est-ce qu’il va me dire que je m’y prends
comme un pied ?
«  Je peux te poser une question  ? me
demande-t-il tout d’un coup.
—  Une question  ? je répète, un peu
surprise, rejetant en arrière ma mèche
malmenée par le vent. C’est plutôt Apolline
qui est fan d’action ou vérité… »
Comprenant qu’il est sérieux, j’ajoute
aussitôt :
« Vas-y, balance, je t’écoute.
—  Qu’est-ce qu’il y avait, entre Amaury et
toi ?
—  Beaucoup de vodka et de
malentendus ! » je réponds, piquée au vif.
Je m’attends à ce qu’il enchaîne sur le sujet,
prête à me défendre.
Mais non.
Il n’a pas l’air de vouloir chercher la
bagarre.
«  L’autre jour, quand je t’ai surprise avec
Faune à la médiathèque, je pensais que vous
étiez venus admirer le coucher de soleil en
amoureux. Et avant-hier, à la soirée, j’ai cru
qu’avec Amaury, c’était du solide.
—  Ben tu t’es fait des films  : c’est ta
spécialité, après tout. »
Un sourire à la fois doux et triste se dessine
sur ses lèvres.
«  Je suis désolé de t’avoir traitée de
décérébrée, le premier jour…, murmure-t-il.
Ton cerveau marche bien mieux que ceux des
autres stagiaires  : la preuve, tu es la seule à
t’être débarrassée de tes neurobots. Quant à
moi… je suis le plus stupide de tous. »
Sa remarque me prend de court, plus
encore que son compliment inattendu auprès
du feu, après mon haïku improvisé.
« Oublie pour l’insulte, va, finis-je par dire.
Moi, je me suis bien foutue de ta gueule en te
traitant de no-life. Mais si tu n’avais vraiment
rien vécu, tu ne serais pas là aujourd’hui, à
m’apprendre comment naviguer. On est
d’accord pour dire que j’ai un cerveau et que
tu as une vie  : un point partout, la balle au
centre. On se quittera bons amis à la fin du
stage. »
Sinbad hoche la tête.
J’ai l’impression qu’il y a encore des mots au
bord de ses lèvres, quelque chose qu’il
voudrait dire mais qu’il retient. Peut-être de
peur de se prendre une vanne – avec moi, il a
l’habitude…
Alors, il tourne son visage vers le large.
Le vent vif ébouriffe ses cheveux noirs de
jais, sèche les embruns sur son front couleur
de bronze. Son T-shirt se gonfle dans son dos,
donnant l’illusion qu’il porte une cape –
  soudain, il ressemble vraiment au marin
légendaire dont il porte le nom, et ça lui va
bien. J’ai envie de le lui dire. Mais je n’y
parviens pas, comme si la pudeur qui scellait
ses lèvres fermait aussi les miennes.
Durant quelques instants, nous restons
muets.
Il n’y a plus que le vent qui siffle contre le
mât du dériveur  : une longue plainte
lancinante, mélancolique comme une absence
ou un non-dit.
Lui, le geek solitaire, arraché à sa salle de
cinéma…
Moi, la Clébarde grégaire, bannie de sa
meute…
Deux marginaux aux antipodes l’un de
l’autre, qui n’auraient jamais dû se croiser,
mais que le destin a jetés l’un contre l’autre
sur ce petit bout de paradis transformé en
enfer.
Est-ce que, dans un autre monde, Sinbad et
moi, on aurait pu se rencontrer vraiment ?
Est-ce que, dans ce monde-ci, on s’est
acharnés à passer à côté l’un de l’autre, avec
autant d’obstination que Lorenzo s’est
acharné sur une fille qui n’était pas pour lui ?
«  Tu sais ce que Lorenzo a choisi comme
don hier soir, maintenant que Perle n’est plus
dans la course  ? je le questionne, histoire de
dire un truc, de briser ce silence pesant entre
nous.
—  Aucun  », répond Sinbad sans détourner
les yeux de l’horizon.
Je me fige sur le banc en plastique.
« Qu’est-ce que tu viens de dire ?
—  Lorenzo n’a pas pris de don hier soir  »,
répète-t-il.
Une intuition fulgurante me transperce,
chassant toute autre pensée.
J’attrape le bras de Sinbad, l’obligeant à se
tourner vers moi.
« Et Greg et Apolline ? je lui demande.
— Ben quoi ? fait-il, un peu effrayé par mon
impulsion soudaine.
—  Est-ce qu’ils ont commandé des dons,
hier ? C’est pour eux que je me suis dénoncée,
à la base : pour prendre la punition sur moi.
—  Oui… Mais Meg a décidé de les punir
quand même, eux aussi, pour l’exemple…
— J’en étais sûre ! »
Pour la première fois, j’entrevois un début
de logique dans ce qui nous arrive.
Alors je m’y accroche de toutes mes forces
mentales.
« Écoute, Sinbad : on est six stagiaires à ne
pas avoir commandé de dons hier soir… et six
à nous être réveillés ce matin ! Ce ne peut pas
être un hasard ! »
Il hausse le sourcil, dubitatif.
« Tu crois vraiment que ça a un lien ?
—  J’en suis certaine  ! Dès le premier
incident, les organisateurs se sont trompés en
supposant que le coma des stagiaires était dû à
l’alcool. La preuve : je suis de loin celle qui a
le plus bu à la soirée avant-hier, pas vrai ?
— Je crois qu’on est tous d’accord là-dessus.
—  Et pourtant, je me suis réveillée comme
une fleur le lendemain. L’alcool n’était donc
pas en cause.  » Je réfléchis un instant, puis
j’ajoute  : «  Je me souviens d’un autre truc.
Meg a dit qu’en plus de moi, deux autres
stagiaires n’avaient pas eu besoin d’injection
pour se réveiller… Laisse-moi deviner  : est-ce
que c’étaient Faune et toi ? »
Sinbad hoche la tête, commençant à
comprendre où je veux en venir :
« Oui, c’était bien nous…
— Tu vois ! Hier, les vingt-sept stagiaires qui
avaient commandé un don n’ont pas réussi à
se réveiller spontanément. Et ce matin,
rebelote, on se retrouve avec vingt-quatre
stagiaires dans le coaltar. Merci qui ? Merci les
fées  ! Ce sont les dons 2.0 qui provoquent le
coma, j’en suis sûre, en trafiquant je ne sais
quoi dans le cerveau. »
Une expression de panique se peint sur le
visage de Sinbad.
« Attends une minute…, murmure-t-il. Tu as
bien dit que Damien Prinz avait offert un don
à chacun de ses employés, hier soir ? Alors, ça
veut dire que…
—  … que nous sommes peut-être les six
seuls êtres humains conscients dans tout
l’archipel. »
Ruminant cette idée lugubre et ce qu’elle
implique, nous reportons notre attention sur
l’île Jobs, toute proche maintenant. Sa
physionomie est bien différente de celle de
l’île Descartes  ; à vrai dire, c’est même
l’opposé. Au lieu de plages de sable blanc
bordées de cocotiers, il n’y a que des terrasses
bétonnées, où se dressent des tours austères et
des bâtiments cubiques. Mais le plus frappant
n’est pas ce décor urbain surgi au milieu de
l’océan  : c’est l’immobilité qui y règne. Sur
Jobs, en l’absence de toute végétation, rien ne
bouge, rien ne marque le passage du vent.
La fin de la traversée se déroule en silence.
Sinbad et moi, nous sommes trop occupés à
scruter le rivage en quête d’une présence
humaine. Mais il n’y a pas âme qui vive  : les
secours que nous sommes venus chercher
n’apparaissent nulle part, aussi loin que porte
le regard…
D’un coup de barre, Sinbad infléchit la
trajectoire du dériveur, qui pénètre dans un
estuaire de béton. Nous glissons entre une
douzaine d’aquabots immobiles – des modèles
autonomes sans poste de navigation, comme
celui qui m’a emmenée sur Wiener. En dépit
de leurs lignes profilées, de leur rampe
chromée et de leur pont verni, j’ai
l’impression de traverser un cimetière
d’épaves…
Sans un bruit, le dériveur finit par se ranger
contre un quai métallique, couvert de
peinture antirouille.
«  Attends-moi là, dis-je à Sinbad en
enjambant le pont.
— Je viens avec toi.
—  Pas question  ! je lui ordonne, passant
une corde à la bitte d’amarrage la plus
proche. Tu restes là ! »
Il fouille dans une cale à l’avant du dériveur,
en sort un petit sac de toile noire. À
L’intérieur, il y a un boîtier rond, un tube en
plastique relié à une lanière et une carte
plastifiée sur laquelle figurent des lettres
associées à des points et à des traits.
«  C’est quoi  ? je demande en examinant la
carte.
— Le kit de sécurité du dériveur : boussole,
sifflet et alphabet morse. Prends-le avec toi. Si
tu rencontres le moindre problème, siffle et je
rappliquerai aussitôt. »
Vu son état, j’en doute… Mais je fourre tout
de même le kit dans ma poche, pour lui faire
plaisir. Puis je tourne les talons sans lui laisser
le temps d’ajouter quoi que ce soit.
5.5
MERCREDI 19 AVRIL, 16 H 18

LE QUAI MÉTALLIQUE RÉSONNE


LUGUBREMENT À CHACUN DE MES PAS.
On dirait une cymbale solitaire, qui
continue de sonner obstinément quand la
symphonie est finie et que le rideau est
retombé. Qu’est-il arrivé à l’orchestre  ?… Où
sont passés les musiciens ?…
Au bout du quai, je débouche sur un vaste
port où sont empilés des containers assez
larges pour renfermer des maisons. Il y a aussi
des dizaines de monte-charges, de pelleteuses
et plein d’autres véhicules industriels
autonomes, abandonnés çà et là. Plus loin, je
peux discerner un entrelacs de routes
recouvertes de bitume brillant, jalonnées de
feux de circulation. Ils sont tous éteints.
Je frissonne, et pas seulement parce que le
vent souffle de plus en plus fort, charriant des
nuages blancs sur l’horizon.
Je n’ai aucune idée de l’endroit où je dois
aller, de quoi ou de qui je dois chercher… Ce
n’est pas le buste de pierre dressé à l’entrée
du port, représentant un homme à l’air
pénétrant derrière ses petites lunettes rondes,
qui va m’aider : Steve Jobs, comme l’indique le
nom gravé sur le piédestal, est aussi muet que
son île…
Je me dirige au hasard vers le plus grand des
entrepôts en bordure du port. C’est une sorte
de blockhaus en béton, dont l’aspect
ressemble à celui de la clinique sur Descartes.
À
À côté de la porte, un écriteau indique  :
MAGASIN ALIMENTAIRE GÉNÉRAL.
Il n’y a sans doute pas de stylos-injecteurs là-
dedans, mais au moins de l’eau et de la
nourriture.
Faites que ce ne soit pas verrouillé, j’implore
mentalement, en posant ma main sur la
poignée…
Elle tourne d’un quart de tour –  et se
bloque.
« Merde ! »
De frustration, je donne un coup de poignet
brutal, mais je ne parviens qu’à me faire mal.
Quant à essayer de défoncer la porte, à part
me déboîter l’épaule, je sais que ça ne servirait
à rien : le battant est en acier.
Je recule de quelques pas pour mieux
observer l’entrepôt. Ce bâtiment a été
construit pour résister aux tempêtes tropicales
et, semble-t-il, à une attaque atomique… Est-ce
qu’il y aurait au moins une fenêtre, quelque
part, pour me permettre d’entrer ?
Non  : j’ai beau en faire le tour, je ne vois
aucune ouverture dans les murs de béton lisse.
Et tous les autres bâtiments sont identiques,
clos sur eux-mêmes comme des prisons.
Sinbad, Faune, Lorenzo, Greg, Apolline et
moi, nous sommes enfermés dehors. Il ne
s’agit pas seulement de savoir combien de
temps mes compagnons d’infortune pourront
résister au sommeil sans injection de solution
magnétique, mais aussi combien de temps
nous pourrons tous survivre sans manger…
Le cœur serré, je me détourne de l’entrepôt
et lève les yeux vers le ciel.
Mais ce n’est pas de là que va venir le salut :
en quelques minutes, les lointains nuages
d’altitude se sont transformés en énormes
cumulonimbus bien plus sombres, plus bas et
plus inquiétants. L’orage approche, et il y a un
bras de mer de plusieurs kilomètres entre les
autres et nous…
Je m’apprête à tourner les talons pour
rejoindre le dériveur, mais à cet instant mon
regard s’accroche à un détail que je n’avais pas
encore remarqué  : là, au fond du port, il y a
un kart avec quelqu’un à l’intérieur !
Je m’élance aussitôt, appelant à grands cris :
« Hé ! Vous m’entendez ? »
Pas de réponse.
Arrivée au niveau du kart, je me rends à
l’évidence  : le passager est endormi, la tête
renversée sur le tableau de bord éteint. Il
porte une casquette et un uniforme bleu
marine d’agent de sécurité.
« Monsieur ? » dis-je en posant ma main sur
son épaule, sans grand espoir.
Aucune réaction.
Il ne réagit pas davantage quand je le
secoue doucement. En revanche, un cliquetis
métallique résonne, en provenance de sa
ceinture. Je baisse les yeux  : c’est un jeu de
clés.
Je défais fébrilement le clip et m’empare du
trousseau.
« Merci, monsieur… Mendoza, je murmure
en déchiffrant le badge sur la poitrine du
dormeur. Vous venez peut-être de tous nous
sauver. »
Je repars aussi sec en direction du magasin
alimentaire, m’arrête devant la porte d’acier,
fais défiler les clés entre mes doigts
tremblants. La plupart sont trop petites pour
la grosse serrure face à moi… mais l’une
d’entre elles pourrait convenir, surtout avec
l’inscription gravée sur la tête : passe-partout.
Je l’enfonce dans la serrure…
Clic !
C’est gagné !
Cette fois-ci, la poignée tourne entièrement
sous ma main, et le lourd panneau s’ouvre
devant moi sans un bruit. Derrière, c’est le
noir absolu. Le jour ne pénètre que sur
quelques mètres, illuminant le sol
caoutchouteux sur lequel se dressent des
étagères chargées de produits alimentaires.
Je passe à côté d’un manubot pétrifié, ses
longs bras figés dans les airs, et je rafle ce qui
me tombe sous la main : des paquets de barres
céréalières. Je les fourre dans mon sac à dos
jusqu’à ce qu’il soit plein à craquer.
Puis je sors du magasin et regagne le quai
en courant.
« Sinbad ! J’ai trouvé à manger ! Et aussi un
passe-partout ! »
Je traverse le quai en courant, mes
ballerines percutant le plancher de métal
comme un tam-tam.
« Sinbad ! Sin… »
Le cri meurt dans ma gorge au moment où
j’arrive à la hauteur du dériveur.
Le corps de Sinbad est renversé en travers
du cockpit, immobile.
5.6
MERCREDI 19 AVRIL, 17 H 53

LA BÔME D’ALUMINIUM TOURNE


BRUTALEMENT À QUARANTE-CINQ
DEGRÉS, manquant de m’assommer au
passage.
Satanée mèche poisseuse d’eau de mer, qui
me colle au visage et me bouche la vue ! Si on
s’en sort vivants, Sinbad et moi, c’est promis,
je me taille une frange au cordeau !
Je tire de toutes mes forces sur l’écoute
pour redresser la voile et diminuer sa prise au
vent. Manipuler les cordages sous les ordres de
quelqu’un qui s’y connaissait, c’était une
chose. Refaire tous ces gestes de mémoire,
sans personne pour me guider et tout en
tenant la barre, c’en est une autre.
Mais je n’ai pas le choix  : il faut que je
rentre à Descartes.
Il faut que j’accède à la clinique.
Il faut que je trouve un stylo-injecteur, pour
réveiller Sinbad.
Alors, je tiens le cap, la main crispée sur la
barre, les yeux grands ouverts entre mes
cheveux détrempés par les embruns. Depuis
longtemps, la chemise de Faune s’est
transformée en serpillière. Le ciel est
complètement voilé de gros nuages gris
sombre. Pas moyen de voir où est le soleil, sans
doute très bas déjà, vu la luminosité qui
décline de minute en minute. Et, de minute
en minute, le vent siffle plus furieusement à
mes oreilles. Au moins souffle-t-il dans le dos
du dériveur, le poussant naturellement vers
l’est. Je prie intérieurement pour qu’il ne
tourne pas au dernier moment : je sais que je
serais incapable de faire des manœuvres face
au vent…
«  Allez, on y est presque…  », je
m’encourage, les lèvres enflammées par le sel
brûlant.
Au même moment, comme pour me défier,
un grondement retentit au-dessus de ma tête.
Les premières gouttes de pluie commencent à
tomber.
Je sens la panique me gagner.
Le poids de la fatigue accumulée depuis ce
matin me retombe d’un seul coup sur les
épaules.
L’embouchure du chenal, qui me semblait
proche quelques instants plus tôt, me paraît
soudain hors d’atteinte.
Juste en dessous, une autre bouche sombre
s’ouvre lugubrement : celle de Sinbad, béante
comme celle d’un noyé, sa tête renversée sur
le pont.
Je relâche brusquement la corde pour
reprendre de la vitesse, avant que l’averse
tourne à la pluie battante.
Le dériveur s’élance comme un équibot sur
un champ de courses, échappant à mon
contrôle, bondissant de vague en vague. Le
banc de plastique sous mes fesses se
transforme en tape-cul. Le corps inanimé de
Sinbad tressaute lui aussi, malgré les sangles
avec lesquelles je l’ai attaché, ses bras s’agitant
de manière aussi grotesque que ceux d’un
épouvantail.
Tandis que le cap du dériveur dévie de
l’entrée du chenal, continuant sa course folle
vers le large, une pensée atroce fuse dans ma
tête, une certitude glaçante : je vais mourir.
Je ne reverrai jamais mon père, alors qu’on
commençait à peine à se réconcilier.
Je ne contrôlerai jamais le cours de mon
existence, alors que j’avais enfin la volonté de
reprendre la barre.
Tout va s’arrêter là, maintenant, dans la
solitude infinie de l’Atlantique…
Non !!!
Je ne suis plus cette fille qui subissait
passivement les courant du destin !!!
Je m’agrippe à la barre de toute mes forces,
de tout mon poids, obligeant le dériveur à
pénétrer in extremis dans le chenal.
Soudain, le calme.
Les vagues s’apaisent, brisées par les bancs
de sable.
Le dériveur traverse le lagon entre des filets
de pluie drue, si bien que le cockpit est rempli
d’eau lorsque nous nous échouons enfin sur la
plage.
Hors d’haleine, hébétée d’être encore
vivante, je saute en bas de l’embarcation dans
un grand splash qui m’inonde jusqu’à la
poitrine. Puis je désangle Sinbad, l’attrape par-
dessous les aisselles et donne un grand coup
de reins pour le faire basculer à son tour par-
dessus le pont.
L’eau de mer amortit sa chute, et je le traîne
sans trop de problème jusqu’à la plage.
C’est là que les choses difficiles
commencent : sans l’eau pour le supporter en
partie, il pèse soudain tout son poids… Mais je
ne peux quand même pas le laisser là,
inconscient sous l’orage, avec la nuit qui
tombe ! Je jette un regard aux bungalows qui
se dressent derrière moi, en surplomb de la
plage. Dans la lumière diffuse du crépuscule,
leurs toits de chaume battus par la pluie
ressemblent à des têtes chevelues, celles de
géants pétrifiés, assis en rang d’oignons. Il y a
quoi, cent mètres à parcourir  ? Les cent
derniers mètres d’une traversée infernale  : tu
peux le faire, Rox !
Je prends une profonde inspiration et tire le
corps de Sinbad de toutes mes forces,
avançant à reculons. Ses talons tracent un
double sillon dans le sable humide. Il n’est pas
beaucoup plus grand que moi, mais plus
musclé qu’il n’y paraît, plus lourd aussi  : son
poids me broie les épaules et le dos. Je suis
tellement trempée que je ne sais plus ce qui
est eau de mer, eau de pluie ou simple
transpiration.
Enfin, j’arrive au petit escalier qui monte
jusqu’au ponton.
À portée de voix du bungalow de Faune.
« C’est moi ! je hurle. Venez m’aider ! »
Pas de réponse.
Les autres doivent être trop crevés pour
bouger, ou peut-être même que…
Refusant d’envisager le pire, je puise dans
mes dernières forces pour hisser le corps de
Sinbad dans l’escalier. Je m’accroche à pleines
mains à son T-shirt Matrix, qui remonte
jusqu’à sa poitrine et lui cisaille les aisselles. À
chaque pas, son dos et ses flancs cognent
contre les arêtes des marches, couvrant sa
peau d’ecchymoses.
Je gémis, à bout de souffle, en parvenant
enfin sur le ponton.
Les planches de bois, rendues glissantes par
la pluie, facilitent un peu la fin du calvaire : je
traîne Sinbad jusqu’au bungalow de Faune,
ouvre la porte, pénètre dans la chambre
obscure et m’effondre sur le sol de verre.
Là, dans le noir, je m’autorise trois longues
inspirations sans penser à rien, juste pour
permettre à mon cœur de se calmer avant
qu’il explose.
Un…
Deux…
Trois…
Je tourne la tête, la joue collée contre la
flaque d’eau qui se répand lentement autour
de moi.
Il y a quatre formes sombres étendues sur le
sol, au milieu des verres où gît un fond de
tisane : les corps inanimés de Faune, Lorenzo,
Greg et Apolline.
Une idée monstrueuse prend forme dans
mon esprit  : je suis désormais le dernier être
humain encore conscient dans tout l’archipel.
Dès lors, il n’y a plus de muscles fourbus, il
n’y a plus de fatigue : il ne reste que l’énergie
de la survie. Je me relève en poussant un râle,
vide le sac à dos plein de barres céréalières sur
le sol, attrape une lampe torche sur la table de
chevet et me jette dans le crépuscule
dégoulinant. Tâchant d’ignorer la pluie qui
me fouette le visage et la boue qui gicle sous la
semelle de mes ballerines, je ne m’arrête
qu’une fois arrivée devant la porte du
blockhaus faisant office de clinique.
J’introduis le passe-partout dans la serrure
et tourne d’un coup sec, sans hésiter –  parce
qu’il faut que ça marche, il n’y a pas d’autre
solution.
Le verrou tourne et la porte s’ouvre.
À l’intérieur c’est le noir complet, comme
dans le magasin alimentaire de l’île Jobs.
Je dirige le faisceau de la lampe torche sur
les murs lisses et m’avance dans le couloir. Les
paroles prononcées par Doc Fred au matin du
premier coma résonnent dans ma tête  :
«  OmnIA, demande aux infirmières de venir
immédiatement dans la zone d’habitation des
stagiaires. Qu’elles prennent les stylos-
injecteurs dosés à 20 % dans le magasin de la
clinique. »
Le magasin de la clinique  : où est-ce qu’il
peut bien se trouver ?
Je pousse des portes qui donnent sur des
salles vides et carrelées de blanc, dont les
parois luisent dans le faisceau lumineux.
Pas ici…
Là non plus…
Soudain, je déboule dans une pièce
différente des autres, aux murs garnis
d’étagères métalliques où sont stockés des
médicaments. Ça y est, j’y suis  ! Je me mets à
fouiller fébrilement parmi les boîtes, les
flacons et les blisters remplis de pilules. Le
faisceau de la lampe finit par tomber sur une
étagère où sont rangées des seringues de
toutes tailles… et une rangée de stylos-
injecteurs, bien alignés comme des cartouches
de mitrailleuse.
Je les rafle tous et les fourre dans le sac à
dos, puis je plonge à nouveau dans le déluge.
5.7
MERCREDI 19 AVRIL, 18 H 47

J ’APPLIQUE L’EMBOUT DU STYLO-


INJECTEUR SUR LA CUISSE DE SINBAD.
La petite jauge sur le côté indique : 20 % –
  comme tous les autres stylos étalés sur le sol
de verre, éclairé par la lumière rasante de la
lampe torche que j’ai posée sur le lit.
Je les ai comptés  : il y en a trente en tout,
exactement le nombre de stagiaires. Les
infirmières ont dû les préparer et les doser en
fonction du protocole – le but de ces stylos est
de rebooter les neurobots quand ils buggent
un peu, pas de les foutre en l’air
complètement. J’espère qu’à 20 %, la solution
sera assez concentrée pour réveiller Sinbad…
Bah, il n’y a qu’un seul moyen de le savoir :
j’appuie sur le bouton rouge d’un coup sec.
Un petit déclic retentit, indiquant que
l’aiguille a percé le chino trempé et la peau
derrière lui.
L’instant d’après, le visage de Sinbad
s’anime, ses épais sourcils noirs frémissent. Je
sens mes propres traits se décontracter  : ça a
marché !
« Sinbad, ça va ? » je lui demande.
Il me répond par un grognement :
« Du feu de Dieu… »
Il cligne des yeux, aveuglé par la lampe
braquée sur lui, tout en s’appuyant sur son
coude pour se redresser.
«  Je ne sais pas ce qui m’a pris, tout à
l’heure dans le dériveur, marmonne-t-il. J’ai
senti la fatigue me tomber dessus comme une
masse, et puis… plus rien. On est toujours à
Jobs ?
— Non, je t’ai ramené à Descartes, dis-je en
posant la lampe sur le lit.
—  Toute seule, comme une grande  ? Tu
avais pris le don navigation sans me le dire ?
—  Tu sais bien que je n’ai pris aucun don.
J’ai juste eu un bon professeur. »
Un sourire se dessine sur son visage encore
humide d’eau de pluie ; la lumière rasante de
la lampe torche accentue ses longs cils noirs,
ourlant son regard comme celui d’un
mystérieux personnage des Mille et Une Nuits.
«  Moi, j’ai eu une bonne élève, dit-il. Tu as
le pied marin. Mes parents auraient adoré
avoir une fille comme toi, plutôt qu’un marin
d’eau douce comme moi… »
Il est secoué d’un rire qui se transforme
aussitôt en quinte de toux.
« Tu as dû boire un peu la tasse pendant la
traversée, dis-je. Désolée, mais je ne pouvais
pas tenir la barre et garder ta bouche fermée
en même temps. Tu veux que je te tape dans le
dos, pour faire passer ? »
Incapable de parler, il tousse davantage…
puis s’écroule sur le sol de verre.
« Sinbad ! » je m’écrie en me précipitant sur
lui.
Pas de réponse  : il est à nouveau plongé
dans un profond sommeil, comme si
l’injection n’avait servi à rien.
Je saisis fébrilement un deuxième stylo, le
positionne sur sa cuisse, actionne le bouton.
Ses yeux se rouvrent brusquement, sa
bouche aspirant l’air comme celle d’un
plongeur qui remonte à la surface.
«  Ma tête  ! gémit-il en se prenant le crâne
entre les mains.
—  Quoi, ta tête  ? Tu as mal  ? Moi aussi, ça
m’a fait ça, quand je me suis piquée ce matin.
Ça va passer, je t’assure que ça va passer ! »
Mais ça n’a pas l’air de passer du tout.
Il est à nouveau pris de toux, de
tremblements nerveux qui font vibrer ses
membres et claquer ses dents… puis ses yeux
se referment pour la deuxième fois.
« Sinbad, reste avec moi ! »
J’attrape un troisième stylo et le lui plante
dans la cuisse.
Ses paupières se rouvrent ; derrière elles, ses
yeux sont effroyablement fixes, ses pupilles
tellement dilatées qu’on ne voit même plus les
iris.
«  Roxane  !… Roxane  !….  », balbutie-t-il en
basculant vers moi, ses mains palpant l’air à
l’aveuglette.
Il se raccroche à mes épaules de toutes ses
forces, ses doigts s’enfoncent dans ma chair à
travers ma chemise.
« Je… je ne veux pas replonger… », gémit-il.
Je sens ses ongles déchirer le tissu et
labourer ma peau déjà mise à vif par les coups
de soleil.
« Aide-moi… »
Sa bouche n’est plus qu’un gouffre hurlant :
« AIDE-MOI !!! »
Folle de douleur et de terreur, j’attrape les
deux stylos les plus proches, un dans chacune
de mes mains, et je les plante là où je peux : le
premier dans le bras droit de Sinbad, le
second dans son épaule gauche.
Le hurlement meurt dans sa gorge.
Son étreinte se desserre.
Ses pupilles se rétractent.
Il cligne plusieurs fois des paupières,
comme s’il revenait de très loin, alors que son
moment d’absence n’a duré que quelques
secondes.
«  Est-ce que tu es là, avec moi, pour de
bon ? je lui demande.
— Je… oui… je crois que oui… », répond-il
d’une voix cassée, éraillée d’avoir tant crié.
Il me tient si étroitement contre lui que je
perçois chaque battement de son cœur.
Son front n’est qu’à quelques centimètres
du mien, illuminé par le faisceau de la lampe
qui nous nimbe tous les deux.
«  Amaury avait tort…, murmure-t-il en me
dévisageant.
— Quoi ?
— Tes yeux… ils ne sont pas bleu lagon : ils
sont bleu glacier. »
Je me redresse, troublée.
« On parlera de mes yeux plus tard, dis-je à
mi-voix. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
—  Je ne sais pas. C’est comme si quelque
chose essayait de me retenir, me renfoncer
dans le sommeil. Une espèce de… de… »
Il hésite, cherche ses mots.
«  De nuage noir  ?  » je suggère, repensant
aux sensations que j’ai moi-même éprouvées
dans la villa de Damien Prinz.
Sinbad acquiesce :
«  Oui, c’est ça… Un nuage noir, à la fois
vaporeux et dense, qui m’aspirait comme des
sables mouvants. Et au fond de ce nuage, il y
avait quelque chose de vivant…  » Il lève vers
moi ses yeux luisants, couverts d’une pellicule
humide. « Comme… comme des présences. »
Je frémis.
Cette sensation de présences, comme il
dit… J’ai ressenti exactement la même chose,
quand je me suis injecté la solution
magnétique  : des présences étrangères, qui
hurlaient dans ma tête…
«  Comment est-ce que tu as fait pour me
sortir de là  ? me demande Sinbad,
m’arrachant à mes pensées.
— Je t’ai injecté cinq stylos. Cinq fois 20 %,
ça fait 100  %  : la dose maximale. J’ai flingué
tes neurobots. Tu es out, toi aussi  : bienvenue
au club ! Apparemment, c’était le seul moyen
de te réveiller définitivement. »
Mon regard tombe sur les cinq stylos vides
gisant par terre.
Puis il remonte vers les vingt-cinq autres
encore pleins, bien alignés sur le sol de verre.
Enfin, il s’arrête sur les corps de Faune,
Lorenzo, Greg et Apolline, étendus au pied du
lit.
Le calcul est vite fait  : une fois que je les
aurai injectés tous les quatre, il ne me restera
que cinq stylos. Juste assez de solution
magnétique pour réveiller une seule autre
personne dans tout l’archipel –  celle qui est
censée reprendre le contrôle de la situation  :
Damien Prinz.
6.1
JEUDI 20 AVRIL, 07 H 00

« 
R OX ! »
Hum…
« Rox, c’est l’heure ! »
J’ouvre lentement les yeux.
Le visage d’Apolline m’apparaît, encadré de
ses longs cheveux blonds. Ce matin, elle porte
un chemisier en soie légère dont les boutons
reproduisent le double C de la maison Chanel,
et un jean ultramoulant siglé Versace.
Derrière elle, le sol du bungalow offre un
spectacle moins fashion  : il est jonché de
matelas semblables à celui sur lequel je suis
allongée.
Les souvenirs de la veille me reviennent
aussitôt. On est allés chercher les matelas au
fond de nos bungalows, hier soir, pour les
réunir dans celui de Faune. Rester groupés,
voilà le plus important. C’est la règle sur
laquelle les cinq autres sont tous tombés
d’accord, après leur injection. Ils ont passé la
nuit à faire des tours de garde, pendant que je
récupérais dans des habits secs un jogging
Dolce  &  Gabbana prêté par Apolline. Et
maintenant, si j’en crois la lumière qui
commence à poindre à travers les persiennes,
c’est le matin.
«  Allez, debout ma vieille  ! me lance
Apolline. Ton beauty sleep a assez duré ! »
Être réveillée par les sarcasmes de l’héritière
Tannacher, c’est moins doux que par la voix
mélodieuse d’HestIA… Il n’empêche que j’ai
dormi comme un bébé. Je ne me suis pas
sentie aussi reposée depuis… depuis le début
du stage, en fait.
Contrairement aux autres nuits, je n’ai pas
fait de rêve, ou tout du moins je ne m’en
souviens pas. Les courbatures de mon
parcours du combattant d’hier  : envolées.
Mon dos lui-même me fait moins mal, à croire
que le coup de soleil a commencé à cicatriser.
«  Toi, par contre, tu aurais sans doute
bénéficié de quelques minutes
supplémentaires de beauty sleep, je rétorque en
m’étirant. Bonjour la cata… »
Une expression de pure angoisse
existentielle se dessine sur le visage
d’Apolline.
Quand il s’agit de son apparence, cette fille
est complètement imperméable au second
degré.
«  C’est mes cheveux, c’est ça  ? dit-elle en
lissant fébrilement ses mèches entre ses longs
doigts. Ils sont tout ondulés et gonflés
d’humidité à cause de la pluie, c’est le pire
jour de ma vie  ! Et je ne peux même pas me
faire un brushing, vu qu’il n’y a toujours pas
d’électricité ! »
Elle pousse un soupir désespéré, puis me
fourre une barre de céréales dans la main :
«  Tiens, ton petit dèj. Quand je pense au
prix qu’on paye, tout ça pour en être réduits à
manger des graines dégueulasses comme de
vulgaires rongeurs  !  » Elle semble soudain se
souvenir que je suis boursière, et ajoute
aussitôt : « Enfin je veux dire, même ceux qui
ne payent pas ont droit à un petit déjeuner
équilibré… »
Je déchire l’emballage et mords dans la
barre  à pleines dents  : équilibrée ou pas, j’ai
une faim de loup.
«  Où sont les garçons  ? je demande entre
deux bouchées.
—  Ils sont allés recueillir de l’eau de pluie
dans leurs gourdes. Ces barres sont
archisèches, tu ne trouves pas ? Elles donnent
super soif. Ah, qu’est-ce que je ne donnerais
pas pour un double cappuccino au lait de
soja ! »
À ces mots, ses yeux se ferment
brusquement.
Je manque d’avaler de travers.
«  Apolline, qu’est-ce qui se passe  ? je
m’écrie, en panique. Ne me dis pas que tu es
en train de te rendormir !
— Laisse-moi me concentrer…, marmonne-
t-elle tout en gardant les yeux fermés. J’essaye
d’envoyer ma demande de cappuccino à
OmnIA, au cas où ça marcherait encore… »
Je déglutis pour faire passer la boule de
céréales à demi mâchée qui est restée coincée
dans ma gorge :
«  Putain, tu m’as fait peur. J’ai cru que tu
replongeais. Pour ton cappuccino, ça devra
attendre  : tu sais bien que tu es sortie du
programme, maintenant. Même si OmnIA se
remet à fonctionner, tu ne pourras plus rien
lui demander. »
Apolline se décide enfin à rouvrir les yeux.
« Je suppose que tu as raison…, marmonne-
t-elle, déçue. J’espère que j’ai au moins gardé
mes dons… »
Elle s’éclaircit la gorge d’un toussotement et
chantonne quelques paroles a capella.
«  Dieu merci, j’ai toujours ma voix en or  !
s’extasie-t-elle.
—  Normal. Même si tes neurobots sont
morts, les modifications qu’ils ont imprimées à
ton cerveau sont encore là. Tu as conservé tes
dons –  ainsi que la moitié du programme du
BAC, je suppose…
—  Un demi-programme, ça me fait une
belle jambe. Je n’ai pas signé pour avoir une
demi-mention au BAC. Vivement que je me
casse de cette île pourrie  !  » Elle jette un
regard à l’aube naissante, à travers la fenêtre :
«  Au moins, l’orage s’est arrêté. Maintenant
que le jour se lève, vous allez pouvoir
reprendre le dériveur, Sinbad et toi, pour aller
réveiller le responsable de ce fiasco. Tu diras à
Damien Prinz que j’exige d’être remboursée,
non seulement pour le prix du stage, mais
aussi pour tous les dommages collatéraux. »
Son regard tombe de la fenêtre jusque sur la
paire de ballerines qui traîne au pied de mon
matelas. Le cuir est tout craquelé par l’eau de
mer, la moitié des cristaux Swarovski ont sauté
dans mes exploits de la veille, et les autres sont
couverts de boue.
Je ne peux m’empêcher de pouffer devant
la moue dégoûtée d’Apolline.
« Au point où en sont ces godasses, je crois
que je peux les reprendre pour la traversée,
non ?
—  Ces godasses, comme tu dis, sont des
vintage inestimables de 1999  : du pur
Alexander McQueen de la grande époque !
—  Eh ben tu vois, je les ai relookées à ma
façon : c’est du pur Le Gall maintenant, 100 %
raccord avec mon collier de Clébarde ! »
Je renfile les ballerines sous le regard atterré
d’Apolline, puis je me lève et sors du
bungalow.
 
Dehors, le ciel est encore couvert de gros
nuages, si bien qu’on ne voit pas le soleil
levant  : une même grisaille couvre le paysage
et la mer.
«  C’est moins sympa qu’au premier matin,
pas vrai ? » fait une voix derrière moi.
Je me retourne : c’est Lorenzo revenant de
la collecte d’eau, des gourdes remplies dans
les mains.
« Je suis sûre que ça va bientôt se lever ! dis-
je pour le galvaniser. Et même si ce n’est pas le
cas, il n’y a plus que trois jours avant la fin du
stage. On va s’en sortir. »
Mais il secoue la tête d’un air désabusé.
«  M’en sortir, pour aller où  ? soupire-t-il.
Faut que je t’avoue un truc : je crois que pour
le procès de mes parents, c’est carrément mal
barré. »
Le pessimisme de Lorenzo, contrastant avec
ses fanfaronnades des derniers jours, me
désarçonne. Mais je ne trouve rien à
répondre  : Damien Prinz, lui aussi, avait l’air
persuadé de la culpabilité du couple Yong…
«  Je faisais semblant d’y croire, à cause de
Perle, continue-t-il. Mais au fond de moi, je
suis convaincu qu’ils sont vraiment coupables
de ce dont on les accuse. J’en ai vu passer, à la
maison, des valises de cash remises par des
inconnus… Ils ont toujours aimé ce qui brille,
c’est ça qui les a perdus.
— Lorenzo… »
Il m’arrête d’un regard :
«  Ça me soulage d’admettre tout ça. Plus
besoin de faire comme si j’étais sûr d’aller à
Saint-Barth, de récupérer ma bagnole et tout
le bordel. De toute façon je n’avais pas le droit
de la conduire sur les routes publiques en
ville, et c’est vite lassant de faire des tours de
circuit privé. J’avais l’impression d’être un
hamster dans sa roue. Dis, qu’est-ce qu’il y a
de plus ridicule qu’un hamster en Maserati ?
— Je ne sais pas…
—  Un hamster en Maserati et pompes
Prada, persuadé d’être irrésistible. »
Il sourit d’un air mélancolique.
C’est la première fois que j’entends Lorenzo
évoquer ainsi sa vie d’avant. Il n’en parle pas
comme de quelque chose qui lui manque,
mais plutôt comme d’un fardeau dont il se
serait libéré.
«  Depuis que Perle est hors jeu, je ne me
sens plus obligé de faire semblant, avoue-t-il.
—  Idem pour moi. Je n’ai plus besoin de
jouer un rôle, maintenant que tout le monde
sait d’où je viens. On se sent plus léger, pas
vrai ? »
Il acquiesce.
« C’est ça, je me sens plus léger. Et je flippe
grave, aussi. Beaucoup plus que quand j’allais
à fond dans ma caisse. Là, je ne suis plus en
train de tourner en rond : je fonce droit dans
l’inconnu. C’est ça qui m’attend à la fin du
stage : l’inconnu… »
Un cri aigu résonne soudain au-dessus de
nos têtes.
Je lève les yeux : là-haut, une forme claire se
détache contre les nuées grises. On dirait un
oiseau. Un vrai, pas un anibot. Un goéland
aux grandes ailes blanches, planant loin au-
dessus des eaux. J’ignore comment il a pu
arriver ici, à des milliers de kilomètres de
toute terre habitée, mais sa présence m’emplit
d’une joie étrange.
«  Regarde, tu es comme lui maintenant, et
moi aussi, dis-je en désignant le goéland. Je ne
sais pas ce que le juge décidera pour tes
parents, mais nous, on est condamnés à être
libres. Y a pire comme sentence, non ? »
À peine ai-je prononcé ces paroles que le
ponton se met à vibrer sous nos pieds, au
rythme de quelqu’un qui arrive en courant.
C’est Sinbad, arborant aujourd’hui un T-
shirt avec une lentille de caméra géante,
assortie du titre 2001 : l’Odyssée de l’espace.
«  Venez voir  ! s’exclame-t-il, au comble de
l’excitation. Les autres stagiaires… on dirait
qu’ils sont en train de se réveiller ! »
6.2
JEUDI 20 AVRIL, 07 H 30

« O N L’A TROUVÉ COMME ÇA, EN


REVENANT DE LA COLLECTE D’EAU…  »,
murmure Faune.
Nous sommes rassemblés tous les six au
chevet du lit de Max, dans son bungalow aux
fenêtres ouvertes pour faire entrer un
maximum de lumière.
L’occupant des lieux gît sur son matelas,
immobile… à l’exception de ses yeux
écarquillés, qui oscillent de droite à gauche,
puis de gauche à droite, alternativement, tel
un pendule.
«  On a ouvert les bungalows avec le passe-
partout de Roxane, pour voir comment
allaient les stagiaires, continue Faune. Ils sont
tous dans le même état que Max.
— On dirait un genre de crise épilatoire…,
diagnostique Apolline.
— Épileptique, la reprend Sinbad.
— Ouais, c’est ce que je voulais dire. »
Insensible à la conversation qui se déroule
au-dessus de lui, Max continue de balayer le
plafond des yeux, comme s’il suivait la
trajectoire d’une mouche capricieuse. Mais ces
yeux-là ne voient rien ni personne, j’en ai
l’intuition. Ils me semblent aussi vides que des
billes de verre. Quant aux pupilles… elles sont
aussi dilatées que celles de Sinbad, hier soir
entre ses injections.
« Vous vous rappelez ce que nous a dit Meg
le premier jour  ? murmure ce dernier. Que
pendant la phase de sommeil paradoxal, la
dernière avant l’éveil, les ondes cérébrales
s’accéléraient et les yeux bougeaient
rapidement. Je crois que Max dort encore…
mais qu’il va bientôt se réveiller.
—  Dormir les yeux ouverts, tu parles  !
s’exclame Greg. Il est déjà réveillé, ce petit
rigolo. Je vous parie qu’il joue la comédie. Pas
vrai, Encéphalogramme plat ? »
Il empoigne son coéquipier par les épaules
et se met à le secouer comme un vieux
mécabot en panne.
«  Euh… tu es sûr que c’est indiqué  ?
demande Lorenzo.
— Il est pas en sucre ! rétorque Greg. Il s’en
est pris, des secousses, au cyber-rugby, ça ne l’a
pas empêché de terminer sa croissance ! Nous
autres, on a la couenne dure ! »
Greg est le genre de type qui a besoin
d’extérioriser son stress par la brutalité – je l’ai
suffisamment côtoyé pour piger ça. Il
n’empêche, Lorenzo a raison  : dans l’état
comateux où se trouve Max, on est censés le
protéger, pas le brusquer.
« Vas-y mollo, dis-je.
—  Tu entends  ? renchérit Faune. Lâche-le,
ça suffit. »
Mais Greg ne l’entend pas de cette oreille :
«  Je t’assure qu’il peut encaisser  ! dit-il en
secouant son pote de plus belle. C’est pas une
tapette, lui. »
Faune se raidit :
« Quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?
— Rien, répond Greg. Laisse tomber.
— C’est moi que tu as traité de tapette ?
—  Excuse, ça m’a échappé…  » Il a un
mouvement d’humeur. «  C’est pas ma faute
aussi, si t’es gay. Faut assumer, mec.
— Je suis pas gay ! »
Et bim, encore une graine de discorde que
j’ai semée, avec mes suppositions foireuses et
ma langue de Clébarde trop bien pendue…
Faune fulmine, sur le point d’en coller une
à Greg qui continue de s’enfoncer – « J’ai rien
contre les homos, mec, pas la peine de
t’énerver  » –, tandis qu’Apolline se sent
obligée de la ramener – «  Je suis sûre que je
pourrais te convertir, Faune : c’est juste que tu
n’as pas encore rencontré la fille qu’il te
fallait. »
Je m’interpose pour mettre fin à cette
inquisition grotesque que j’ai indirectement
provoquée :
«  Vous êtes sourds ou quoi  ? C’est la
programmation neuronale qui vous a ramolli
la cervelle  ? Il est quand même mieux placé
que vous pour savoir s’il est homo ou hétéro !
Et de toute façon, que ce soit l’un ou l’autre,
ça ne change rien, c’est son droit le plus strict
et ça ne vous regarde absolument pas. »
Je croise les bras pour signifier que le débat
est clos. Sinbad et Lorenzo viennent
spontanément me prêter main-forte, l’un à ma
droite et l’autre à ma gauche, formant un
rempart compact devant Faune.
«  On n’a pas forcément choisi d’être
ensemble, dis-je en fixant Greg et Apolline
dans les yeux. Mais qu’on le veuille ou non, on
forme une équipe, jusqu’à la fin de ce foutu
stage. »
Le capitaine de cyber-rugby hoche
vigoureusement la tête.
« Une équipe, ouais Rox, là ça me parle ! »
s’exclame-t-il. Il tend son bras droit au-dessus
du lit : « Topez là !
— Quoi ?
—  C’est comme ça que je soude mes
joueurs, avant d’aller sur le terrain.  Allez,
topez là, tous autant que vous êtes ! »
Sinbad se résout à poser sa main dans celle
de Greg, suivi de Lorenzo, de Faune et
d’Apolline. Je suis la dernière à placer ma
paume au-dessus des cinq autres.
«  Tous les six, jusqu’à la victoire  !  »
claironne Greg en rabattant son autre main
sur la mienne, pour sceller le pacte.
À ce moment-là, le truc le plus improbable
se produit  : Max, qu’on avait presque oublié,
se redresse d’un seul coup, tel un diable
jaillissant hors de sa boîte.
Nous bondissons tous en arrière, rompant le
lien qui nous unit.
«  Aaah  ! s’écrie Greg. C’est qu’il m’a fait
peur, ce con  !  » Il ricane nerveusement, puis
se tourne vers nous pour nous décocher un
sourire satisfait. «  Vous voyez, bande
d’incrédules : je vous avais dit qu’il avait juste
besoin d’être un peu secoué ! »
Il s’esclaffe plus franchement, en tapant
dans le dos de son coéquipier.
Mais ce dernier ne rit pas.
Son regard, désormais immobile, n’exprime
rien.
Ni soulagement ni angoisse : rien du tout.
«  Ben quoi  ? lui demande Greg. Pourquoi
est-ce que tu me mates comme ça, avec ces
yeux de merlan frit  ? Tu ne me remets pas  ?
C’est moi, Grégoire, ton capitaine d’équipe.
Allez, gros, assez roupillé…. »
Il s’apprête à donner une nouvelle claque
sur le dos de Max, mais ce dernier, rapide
comme l’éclair, attrape son poignet au vol.
«  Wouaïe  ! beugle Greg. Lâche-moi, ça
douille ! »
Max ne lâche pas.
Ses yeux aux pupilles dilatées ne cillent pas.
Greg a beau tirer de tout son poids, il ne
parvient pas à se libérer de l’étreinte.
«  Mais venez m’aider, bordel  ! hurle-t-il en
tournant vers nous un visage empourpré. Vous
voyez pas que ce connard est en train de me
casser le bras ! »
À cet instant, des bruits retentissent à
l’extérieur.
Par réflexe, mes yeux se détachent de Greg
pour plonger à travers la fenêtre la plus
proche, donnant sur le ponton. Celui-ci est
envahi de stagiaires émergeant de leurs
bungalows respectifs, faisant craquer les lattes
de bois sous leurs pas. Ils ont tous le regard
effroyablement fixe, braqué dans notre
direction.
Un instinct de survie ancestral, surgi du plus
profond de mes entrailles, remonte jusqu’à
ma gorge et explose dans un cri sauvage :
« Cassons-nous ! »
Les autres me regardent un instant, le
temps de calculer ce qui est en train de se
passer, tandis que Greg continue de hurler
comme une sirène de vigibot.
Apolline est la première à se jeter à travers
la porte.
« M’abandonnez pas, bande de lâcheurs ! »
beugle Greg, les yeux embués de larmes.
Il essaye de pratiquer un mouvement de
kung fu pour se dégager. Mais le contexte n’a
rien à voir avec la soirée autour du feu,
lorsqu’il avait fièrement fait la démo de son
nouveau don devant tout le monde. Ce matin
dans le bungalow, la panique, la douleur et
l’entrave viennent perturber les gestes
programmés dans son cerveau, rendant ses
efforts inutiles. En conditions réelles de
combat, Greg n’a absolument rien de Bruce
Lee, et son prétendu don vaut que dalle.
«  Eh, Max  !  » crie Lorenzo, empoignant sa
gourde pleine.
Il se rue vers le lit et abat cette massue
improvisée sur l’épaule du forcené, pour
l’obliger à lâcher sa proie – en vain.
Sans prendre le temps de souffler, il relève
aussitôt son arme, visant la tête de Max cette
fois –  mais ce dernier ne lui en laisse pas le
temps : il attrape son bras au vol, avec la même
rapidité qu’il a bloqué celui de Greg quelques
instants plus tôt.
L’Eurasien pousse un hurlement de
douleur, tandis que les doigts se referment sur
sa chair aussi brusquement qu’un piège à
loup.
Je reste figée une demi-seconde, ne sachant
que faire.
Faune est plus vif que moi : il a déjà dégainé
sa fronde. Elle tournoie au-dessus de sa tête en
sifflant  ; se détend dans un claquement de
fouet  ; expédie un projectile en plein milieu
du front de Max.
Ébranlé par le choc, ce dernier lâche enfin
ses deux prises.
Greg, Lorenzo, Sinbad, Faune et moi, nous
nous précipitons hors de la pièce.
Mais pas sans jeter un dernier regard
derrière nous.
Pas sans enregistrer une dernière image qui,
je le sais au moment même où elle s’imprime
dans ma rétine, hantera longtemps mes
cauchemars.
Au milieu du lit défait, Max est agité de
spasmes grotesques comme une marionnette
folle, ses membres désarticulés tressautant
dans les airs, son front fracturé envoyant de
longs jets de sang à travers la pièce.
6.3
JEUDI 20 AVRIL, 07 H 55

« R OXANE, MAGNE-TOI ! » hurle Sinbad.


Il est là, tout au bout du ponton, en haut de
l’escalier que les quatre autres viennent de
dévaler.
«  Les stylos-injecteurs  ! je crie, hors
d’haleine. On ne peut pas les laisser derrière
nous ! »
Sans attendre sa réponse, je fais un crochet
par le bungalow de Faune, saute au-dessus des
matelas étendus au sol et attrape la bretelle du
sac à dos où j’ai rangé les cinq derniers stylos
hier soir.
Quand je me retourne, je comprends qu’il
est trop tard  : une stagiaire est déjà sur le
point d’entrer dans la chambre. Je reconnais
Suzie, la plus cool de la promo, celle qui veut
toujours que tout le monde s’entende bien.
Mais les apparences sont trompeuses  : je sais
que ce n’est pas vraiment elle. Ses yeux fixes ne
reflètent ni douceur ni compassion – juste une
détermination inexorable, inflexible,
inhumaine.
Je ferme la porte d’un violent coup de pied
et tourne précipitamment le verrou.
Au même instant, je suis prise d’une
sensation affreuse : celle d’être le petit cochon
du conte, qui s’enferme naïvement dans une
maison de bois en espérant qu’elle sera assez
solide pour résister au grand méchant loup…
Déjà, les coups de Suzie commencent à
résonner contre le panneau, plus puissants
que ce à quoi je me serais attendue de la part
d’une fille comme elle.
Je recule contre le mur du fond, haletante,
tandis que la porte tressaute sur ses gonds  ;
d’un instant à l’autre, je le sais, je le sens, elle
va lâcher et alors…
« Rox, par ici ! »
Je me précipite à la fenêtre de l’arrière du
bungalow, d’où parvient le cri. Elle donne sur
le nord du lagon, une grande étendue d’eau
grise qui court jusqu’à la jungle. Sinbad est là,
juste en dessous, à demi immergé :
« Saute ! » hurle-t-il.
Je n’ai pas besoin de me le faire dire deux
fois : je lui balance le sac à dos, puis j’enjambe
le cadre de la fenêtre et je me laisse tomber.
Crac  ! –  j’entends la porte céder derrière
moi.
Splash  ! –  la mer m’accueille dans une
grande éclaboussure.
«  Le dériveur…, dis-je en essuyant
fébrilement l’eau salée qui me pique les yeux.
— Oublie, c’est trop tard ! rétorque Sinbad.
Les stagiaires sont en train de descendre sur la
plage !
— Mais c’est notre seule chance de réveiller
Damien Prinz…
—  … et notre seule chance d’échapper à
ces créatures, c’est d’aller nous barricader
dans un endroit plus sûr qu’un bungalow ! »
Sinbad me prend par la main et m’entraîne
vers la rive.
Mais l’eau ralentit nos mouvements  ; je
trébuche plusieurs fois dans le sable mou, qui
me semble soudain aussi traître que des sables
mouvants.
Lorsque nous sortons enfin de la mer,
trempés et pantelants, je me retourne vers le
ponton  : une demi-douzaine de stagiaires ont
déjà dévalé l’escalier de bois.
«  À la clinique  ! hurle Sinbad. C’est là-bas
que les autres sont partis ! »
En effet, je vois quatre silhouettes courir sur
le chemin de terre battue qui remonte vers la
pointe de l’île.
Sinbad et moi nous élançons à leur suite,
tandis que résonne le bruit de dizaines de pas
dans notre dos.
Plus vite !
Courir plus vite !
Nous dépassons l’institut de beauté, sautant
au-dessus des flaques creusées par l’orage de la
veille.
Sous le ciel gris sombre, avec son toit de
chaume encore dégoulinant, le restaurant
déserté ne ressemble plus du tout à une carte
postale de rêve : on dirait plutôt un décor de
cauchemar.
«  On y est presque  !  » halète Sinbad en
contournant la base nautique pour bifurquer à
gauche, sur une route qui file dans la jungle.
Déjà, les murs de béton de la clinique se
dessinent entre les palmes.
Encore quelques dizaines de mètres et…
… et Faune jaillit des feuillages dans notre
direction, les trois autres sur les talons.
«  Demi-tour  ! hurle-t-il. Impossible
d’accéder à la clinique  : les adultes se sont
réveillés eux aussi, et ils sont dans le même
état que les stagiaires ! »
Le plan de l’île se recompose dans mon
esprit  : les quartiers du personnel sont
effroyablement proches de la clinique  ! Si les
stagiaires se sont tous réveillés d’un coup, il est
normal que les organisateurs aient connu le
même sort !
Tandis que mes pensées s’affolent, je
discerne plusieurs silhouettes émergeant de la
jungle… Il me semble distinguer la blouse
blanche de Doc Fred, claquant dans le vent
comme une aile, et la chevelure violette de
Meg, s’agitant dans la végétation tel un feu
follet démoniaque. Ils sont accompagnés des
moniteurs… et ils foncent droit vers nous.
Je pivote sur mes talons au moment où Greg
et Faune nous rejoignent –  «  À la
médiathèque  !  » hurle le jeune Affranchi  –,
aussitôt suivis de Lorenzo et Apolline – « Mes
poumons… pfff…, halète cette dernière. Ils
vont exploser… pfff… »
Nous empruntons un chemin de traverse et
déboulons tous les six au niveau du minuscule
aérodrome, sur la route qui longe la piste
d’atterrissage. Elle trace jusqu’au cap de l’île.
Ce devrait être réconfortant, de se dire qu’il
n’y a plus qu’une ligne droite entre nous et un
refuge a priori sûr. Mais en réalité, c’est
glaçant  : la longue bande de bitume semble
interminable, comme le dernier tour de stade
dans l’épreuve d’athlétisme en EPS, celui
qu’on pense ne jamais pouvoir boucler.
Faune est de loin le mieux entraîné de nous
six, lui qui a passé sa vie au grand air, à courir
après son troupeau. Il fait davantage que nous
montrer la voie : il nous coache littéralement,
se retournant régulièrement pour voir si nous
suivons, ralentissant pour ne pas trop nous
distancer.
« Allez ! nous encourage-t-il.
— Je suis pilier, au cyber-rugby, pas ailier…,
gémit Greg, rouge comme une tomate. Mon
truc, c’est la mêlée, pas le sprint…
—  Est-ce qu’ils sont loin derrière nous  ?  »,
s’inquiète Lorenzo, son polo imprégné de
sueur lui collant au dos.
En guise de réponse, Faune s’accroupit et
ramasse des poignées de cailloux qu’il fourre
dans ses poches.
«  Ne vous arrêtez pas  !  » nous ordonne-t-il
tout en sortant sa fronde, dans laquelle il
place l’un des projectiles.
En quelques secondes, nous le dépassons, et
il ne reste plus que le sifflement de la lanière
de cuir tournoyant dans les airs.
Je résiste à la tentation de me retourner
pour voir, même quand j’entends le caillou
fuser et percuter quelque chose dans un
affreux bruit mat. Mon cerveau se livre à des
calculs morbides : combien de temps la pierre
a-t-elle volé avant de rencontrer sa cible  ?
Deux secondes ? Une seule ? Qu’est-ce que ça
veut dire, en termes de distance entre nos
poursuivants et nous ?
Impossible de répondre à ces questions, et
d’ailleurs Faune nous a déjà rejoints :
« On y est presque ! s’écrie-t-il en désignant
le sommet pointu de la médiathèque,
émergeant au-dessus des cimes des cocotiers.
Je prends de l’avance pour ouvrir la porte avec
le passe-partout. Courage, on va y arriver ! »
Sur ce, il pique une pointe et nous coiffe
tous, quittant la route pour bifurquer sur le
dernier tronçon de chemin.
Il a raison, on va y arriver !
On va tous s’en sortir !
On va…
Apolline s’étale devant moi, m’entraînant
dans sa chute.
6.4
JEUDI 20 AVRIL, 08 H 07

D OULEUR  ! –  LES MAINS ET LES


GENOUX À VIF.
Terreur  ! –  la poitrine tellement compressée
que je ne peux plus respirer.
Apolline se débat sous moi en beuglant à
pleine gorge.
Ses cris, si dissonants soient-ils, ne
parviennent pas couvrir un bruit plus glaçant
encore : le fracas des pieds martelant la route,
dans mon dos.
J’essaye de me relever, mais Apolline
s’accroche à moi de tous ses ongles :
« Ne m’abandonne paaas ! » vocifère-t-elle.
Je glisse sur le bitume humide et tombe à
nouveau.
C’est alors que je la vois  : une masse de
muscles qui fuse vers moi tel un bolide, en
avance sur le reste des poursuivants. C’est
Steeven, le plus baraqué des moniteurs, celui
en charge de la salle de gym.
Instinctivement, je lève la main pour me
protéger.
Un étau se referme sur mon poignet.
Je me sens soulevée de terre ;
mon avant-bras s’étire à m’en disloquer le
coude ;
mes jambes chancelantes décollent du sol ;
et je me retrouve nez à nez avec Steeven,
qui me tient suspendue par le bras entre ses
énormes doigts renforcés par le travail des
agrès.
Son visage… est plus terrifiant encore que
ceux de Max et de Suzie, tout à l’heure dans
les bungalows. Parce que je le vois de plus près
que les leurs, et en pleine lumière. Il n’y a pas
que ses yeux qui soient fixes  : ses traits sont
figés eux aussi, comme s’ils n’étaient pas faits
de peau, de tendons et de muscles, mais de
matière inanimée. On dirait un masque de
plâtre mort, davantage qu’un visage de chair
vivante. Ce faciès n’a rien, plus rien d’humain.
Je m’efforce de ravaler l’angoisse qui me
coupe la respiration, battant furieusement des
jambes pour tenter de me dégager. En vain  :
mes coups de pied ne parviennent même pas à
ébranler le colosse.
Par-dessus l’épaule bodybuildée, je vois
arriver la horde de stagiaires et
d’organisateurs, telle une lame de fond qui
remonte de l’abîme, une déferlante que rien
ne peut arrêter…
« Lâche-la ! » résonne une voix sous moi.
Je baisse les yeux : c’est Sinbad et Lorenzo,
qui ont fait demi-tour pour voler à mon
secours.
«  Je te dis de la lâcher, connard  !  » répète
Sinbad en rouant Steeven de coups.
Lui qui avait foutu le camp lors de notre
confrontation avec les Hot Strip Boyz,
préférant alerter les organisateurs plutôt que
de se salir les poings, il a bien changé !
Mais malgré toute sa rage, il ne fait pas le
poids  : le titan lui balance une mandale du
revers de sa main libre et l’envoie rouler au
sol, avant de se tourner vers Lorenzo pour le
démolir à son tour.
«  Attrape  !  » hurle Sinbad en balançant le
sac à dos à Lorenzo.
Ce dernier réussit à réceptionner le sac tout
en esquivant le poing qui s’abat sur lui.
Rapide comme l’éclair, il ouvre la glissière
et extrait un tube translucide… un stylo-
injecteur.
«  Non  ! je hurle. Il faut les garder pour
Damien ! »
Trop tard  : le bras de Lorenzo s’est déjà
détendu, enfonçant l’aiguille dans la cuisse de
l’athlète.
Je sens les doigts de Steeven se desserrer
brusquement autour de mon bras. La gravité
reprend possession de mon corps, et je
m’écrase sur la route dure et mouillée.
La voix de Sinbad me perce les tympans :
« Rox, Lorenzo : dépêchez-vous ! »
J’ai à peine le temps de jeter un regard à
Steeven –  passée la perturbation passagère
induite par l’injection à 20  %, il est déjà en
train de se ranimer  – que Sinbad m’entraîne
sur le chemin filant jusqu’à la pyramide.
Les fesses d’Apolline, moulées dans son jean
Versace, bondissent devant nous comme
l’arrière-train d’un lapin en fuite : elle n’a pas
attendu de voir si je m’en tirais pour prendre
ses jambes à son cou, celle-là… Plus loin
encore, à l’entrée de la médiathèque, les deux
autres nous font de grands signes pour qu’on
accélère encore.
Alors j’accélère.
Sans écouter les battements de mon cœur
dans mes tempes, qui tonnent comme un
marteau piqueur fou.
Sans chercher à comprendre les hurlements
inarticulés qui s’échappent des bouches de
Faune et de Greg.
Plus que cinquante mètres avant d’atteindre
le trou béant de la porte, où Apolline vient de
s’engouffrer…
Plus que vingt…
Plus que dix…
Je pousse un râle en franchissant l’épais
jambage de la porte : quatre-vingts centimètres
de béton armé, pour former une barrière à
toute épreuve entre les abominations et moi.
Une fraction de seconde plus tard, Sinbad
se jette à son tour dans la médiathèque.
Déjà, Greg et Faune s’apprêtent à refermer
la lourde porte d’acier.
«  Attendez…, j’expire, utilisant le dernier
résidu de souffle dans ma poitrine pour
articuler quelques syllabes. Lorenzo… »
Mais les autres ne me prêtent aucune
attention, les traits déformés par l’angoisse, les
yeux révulsés par le spectacle de l’extérieur.
Soudain, je comprends que ce n’étaient pas
des cris d’encouragement qui sortaient de
leurs bouches grandes ouvertes, tandis que
j’achevais ma course folle  : c’étaient des cris
d’horreur.
Je me retourne juste à temps pour
apercevoir un filet de jour par l’embrasure de
la porte qui se referme comme une paupière
lourde.
La jungle est envahie de dizaines de
créatures aux yeux fixes, aux bouches closes  :
une marée de piranhas à forme humaine,
derrière laquelle Lorenzo a complètement
disparu.
6.5
JEUDI 20 AVRIL, 08 H 32

« S I ON AVAIT ATTENDU QUELQUES


SECONDES DE PLUS AVANT DE FERMER
LA PORTE, il aurait peut-être pu nous
rejoindre  !  » je m’écrie pour la dixième fois,
les larmes aux yeux.
Ce à quoi Faune m’apporte la même
réponse, d’une voix blanche, pour la dixième
fois :
«  Si on avait attendu quelques secondes de
plus, on y serait tous passés… »
Quelque chose, au fond de moi, sait qu’il a
raison ; mais une autre partie de mon cerveau
ne veut pas l’admettre, et c’est elle qui
remporte le duel.
«  Ferme-la  ! je m’écrie. Tu as déjà laissé
tomber Azur, et maintenant tu viens de lâcher
Lorenzo : c’est ta spécialité, de trahir ceux qui
te font confiance ! »
Le visage de Faune blêmit.
Il tourne les talons et s’esquive entre les
rayonnages du rez-de-chaussée, tel un renard
fuyant dans les bois devant les aboiements
d’une chienne enragée.
C’en est fini de Rox et Rouky.
Sa douleur n’allège en rien la mienne, mais
il est trop tard pour ravaler la bave qui a
dégouliné de ma bouche – cette maudite bave
de Clébarde qui m’empoisonne l’existence !
Je me laisse tomber sur un tabouret de
métal, face à la porte fermée à double tour. Le
passe-partout est toujours fiché dans la
serrure, à l’intérieur, empêchant qu’on
introduise une autre clé de l’autre côté, ou
même que le mécanisme se déverrouille
automatiquement si l’électricité revenait. La
porte est complètement bloquée. Nul ne peut
entrer. Pourtant, cela ne m’apporte aucun
réconfort, parce que je sais que l’un d’entre
nous est exilé à l’extérieur parmi les
monstres…
«  Si Lorenzo n’avait pas injecté Steeven,
c’est lui qui serait à l’abri à présent, et c’est
moi qui serais dehors…, je murmure, rongée
par la culpabilité.
—  Ouais, et en plus on aurait gardé la
solution magnétique  !  », renchérit Greg, les
joues encore empourprées par la course, le
front dégoulinant de sueur.
Quel enfoiré, ce mec, de retourner le
couteau dans la plaie comme il le fait ! Mais je
ne trouve rien à dire, tout simplement parce
qu’il a raison. En me secourant, Lorenzo a
grillé un premier stylo-injecteur. Les quatre
autres ont disparu avec le sac à dos et lui, dans
la mêlée qui les a happés…
«  Comment on va faire maintenant pour
réveiller Damien Prinz ? aboie Greg en serrant
et desserrant ses larges poings, comme s’il
cherchait à broyer quelque chose. Est-ce que
quelqu’un ici peut me le dire  ? Non,
personne ? On n’est pas dans la merde, tiens !
— Tu veux dire qu’on y est jusqu’au cou ! »
renchérit Apolline, au bord de l’hystérie,
baissant des yeux horrifiés sur son chemisier
maculé de boue.
Elle se tourne brusquement vers moi,
pointant sous mon nez un index accusateur à
l’ongle brisé. Son rimmel, en coulant, a
dessiné des toiles d’araignée autour de ses
yeux. Quant à ses cheveux, ébouriffés par le
vent, on dirait ceux d’une sorcière tombée de
son balai.
« Roxane, c’est à cause de toi ! me charge-t-
elle. C’est toi qui étais en charge du sac à dos !
C’est toi qui as perdu les stylos  ! C’est toi la
responsable si…
— … si tu t’en es tirée ! » la coupe Sinbad.
D’un bond, il s’interpose entre mes deux
accusateurs et moi.
Sa joue est encore tuméfiée, à l’endroit où
s’est abattu le poing de Steeven tout à l’heure.
Son corps svelte remplit difficilement son T-
shirt 2001, face à Greg qui affiche des épaules
deux fois plus larges que les siennes. Pourtant,
en cet instant, il n’y a pas photo : c’est le geek
qui est le plus solide, face au cyber-rugbyman
au bord de la crise de nerfs.
«  Si Roxane n’avait pas risqué sa peau en
traversant la mer, on ne se serait jamais
réveillés, affirme Sinbad en fixant les deux
autres de ses yeux sombres. Ou plutôt si, on se
serait réveillés comme ces… ces… ces
hommes-machines, là-dehors ! »
D’un geste sec, il désigne la porte close, ce
bouclier de métal entre l’horreur et nous.
Greg et Apolline cessent subitement de me
déverser leur colère et leur peur sur la
tronche, muselés par le mot que Sinbad vient
d’employer.
Des hommes-machines.
C’est bien ça que sont devenus nos
encadrants et nos camarades, avec leurs
regards vides et fixes, leurs gestes secs et
effroyablement coordonnés  : des machines à
l’apparence humaine, exécutant froidement
un programme inconnu.
« Ce n’est vraiment pas le moment de nous
engueuler, poursuit Sinbad. Maintenant qu’on
est sortis du stage et qu’on a récupéré nos
cerveaux, tâchons de les utiliser
intelligemment.  C’est le seul moyen de nous
sauver et, peut-être, de sauver les autres –  il
touche doucement mon bras  –, y compris
Lorenzo. »
Les battements de mon cœur ralentissent
un peu dans ma poitrine.
La voix de Sinbad contre mon oreille me
calme.
La chaleur de ses doigts sur ma peau
m’apaise.
«  On est à l’abri ici, continue-t-il. Ces
créatures ne peuvent pas entrer. On a
suffisamment d’eau de pluie dans nos gourdes
pour tenir un siège de plusieurs jours, et assez
de glaces et de pop-corn dans les réserves du
cinéma pour choper une crise de foie.  Alors,
essayons de considérer la situation aussi
calmement que possible. »
Il se dirige vers l’escalier qui monte dans les
hauteurs de la pyramide :
« Venez, tous les trois.
—  Quoi, là-haut  ? demande Apolline,
inquiète.
—  On ne sera pas moins en sécurité qu’au
rez-de-chaussée, mais on pourra regarder
l’ennemi en face. Ça ne sert à rien de jouer les
autruches en restant en bas. »
Je m’engage sur les marches à sa suite, et les
autres se résolvent à nous emboîter le pas.
Une fois que nous sommes parvenus au
dernier étage, dans la verrière, la vue est bien
différente de celle que j’ai admirée avec Faune
trois jours plus tôt. Sous le ciel plombé de
nuages, on n’y voit plus qu’à quelques
centaines de mètres. Les autres îles de
l’archipel ont disparu derrière le brouillard.
Quant à la jungle entourant la médiathèque,
elle est peuplée de spectres  : les stagiaires et
les organisateurs par dizaines, aussi pétrifiés,
aussi blafards que le buste de Descartes.
Leur inertie soudaine, après la course-
poursuite effrénée, a quelque chose de
vraiment terrifiant. C’est comme s’ils savaient
que pour le moment, la pyramide était
imprenable… et qu’ils attendaient leur heure.
« Flippant…, murmure Greg.
—  Qu’est-ce qui leur est arrivé  ? demande
Apolline du bout des lèvres.
— C’est ce qu’on va essayer de comprendre,
tous ensemble », répond stoïquement Sinbad.
Il sort son minipad de sa poche, celui où il
note habituellement ses idées de scénario. Il
allume l’écran sur une nouvelle page vierge et
se met à tracer des lignes verticales et
horizontales du bout de son stylet.
« Qu’est-ce que tu fous ? demande Greg.
—  Je récapitule ce qui s’est passé depuis
notre arrivée aux îles Fortunées. Et je vais
avoir besoin de vous tous pour remplir les
cases vides. »
Il exhibe l’écran, désormais organisé en
lignes retraçant les six derniers jours, tel un
agenda  ; les colonnes, elles, correspondent à
trois catégories  : stagiaires, personnel et
machines.
«  Commençons par le commencement,
reprend Sinbad. Le premier jour, Doc  Fred
nous a injecté les neurobots et l’opération a
eu l’air de se passer normalement. » Il inscrit
«  Injection neurobots  » d’une écriture
lilliputienne, tout en haut à gauche du
tableau. « Le deuxième jour, Damien Prinz est
venu nous présenter le protocole 2.0, et les
stagiaires ont tous choisi un don –  sauf
Roxane, Faune et moi.  La nuit même, les
androbots+ Ève et Adam se sont noyés en mer,
apparemment en voulant récupérer la montre
de Greg. »
Il griffonne «  Dons  2.0  » dans la colonne
stagiaires du dimanche soir, et «  Destruction
Ève et Adam » dans la colonne machines. Puis
il détache ses yeux du minipad pour les lever
sur Greg et Apolline :
«  Vous qui avez pris des dons, est-ce que
vous avez ressenti quoi que ce soit d’anormal,
dans la nuit de dimanche à lundi ?
—  Ben non…, fait Greg en haussant les
épaules. J’ai dormi comme un bébé, cette nuit-
là. Je n’ai même pas entendu les hurlements
de Suzie, quand elle a découvert le corps
d’Ève.
—  Pareil moi aussi, renchérit Apolline. Il a
fallu qu’HestIA règle son volume au maximum
pour me tirer du lit. »
Les yeux de Sinbad étincellent dans la
lumière poudrée qui pleut à travers la verrière.
«  Vous diriez donc que dès la première
session de dons, le réveil a été –  comment
dire – difficile ? » demande-t-il.
Les deux autres hochent la tête, et Sinbad
s’empresse de noter «  Réveil difficile  » sur la
ligne du lundi matin.
« On dirait que depuis le début, il y avait un
vice dans le protocole 2.0, un problème qui est
allé en s’aggravant…, murmure-t-il en
remplissant les différentes lignes les unes
après les autres. Après chaque session de dons,
le réveil était plus ardu que la veille. Lundi
matin, les stagiaires se sont juste réveillés dans
le pâté. Mardi matin, ils ont été victimes d’un
coma léger. Et mercredi matin, c’est un coma
plus profond qui a touché tous ceux qui
avaient commandé un don la veille –  y
compris le personnel de l’archipel.
— Minute ! le coupe Apolline. Je te rappelle
qu’aucun de nous ici n’a coché de don dans le
menu du mardi soir. Roxane, Faune et toi,
parce que vous en avez décidé ainsi  ; Greg et
moi, parce qu’on a en a été privés. Et
pourtant, on a tous fini par s’effondrer
lamentablement. Plus tard que les autres, c’est
vrai, mais le résultat au final était le
même.  Sans l’injection de solution à 100  %,
on ne se serait pas réveillés. »
Sinbad mordille le bout de son stylet tout en
lorgnant son minipad, les sourcils froncés par
la concentration.
«  Tu as raison…, concède-t-il. Il s’est passé
un truc différent, dans la nuit du mardi au
mercredi…
—  Ben ouais, on le sait déjà, Einstein  !
ricane Greg en haussant les épaules. Le
générateur d’Asimov a disjoncté, parce qu’il y
avait trop de gens connectés à la
programmation neuronale en même temps  :
c’est ce que nous a expliqué Roxane, et c’est
pour ça qu’il n’y a plus rien qui marche depuis
mercredi matin. »
Au moment où Sinbad inscrit les mots
«  Panne générale  » sur la ligne du mercredi,
j’ai comme un flash, une révélation.
«  On s’est gourés, les amis, je lâche d’une
voix chevrotante. Ce n’est pas une panne
générale… »
Tous les regards se tournent vers moi.
«  Quoi  ? hoquette Greg. Mais c’est toi qui
nous l’as dit !
—  C’est ce que je pensais en effet, devant
l’absence de réaction des robots, le silence des
IA et toutes ces lumières éteintes. Mais en
réalité, il y a encore une machine au moins
qui fonctionne aux îles Fortunées. » Je pousse
une longue expiration, lorgnant le brouillard
impénétrable à travers la verrière. «  Le data
center de l’île Lovelace et son antenne
omnidirectionnelle. »
Sinbad et Greg échangent un regard
perplexe.
Apolline, elle, me dévisage comme si j’avais
perdu la boule :
«  Comment tu le sais  ? me demande-t-elle.
T’es allée voir d’un coup de dériveur, sans
nous le dire ?
—  Pas besoin, je réponds, m’efforçant de
canaliser les mots qui se bousculent dans ma
bouche, pour être le plus claire possible. C’est
juste logique. Comme tu l’as dit toi-même,
Apolline, il a fallu une injection à 100 % pour
vous réveiller hier. Or, à quoi sert la solution
magnétique ?
—  Ben, à bousiller ces saloperies de
neurobots, réplique l’héritière.
—  Exactement  ! Ce qui veut dire que
c’étaient eux qui vous donnaient envie de
dormir. C’étaient eux qui vous maintenaient
dans le coma. Or, ils ne sont rien d’autre que
des récepteurs amplifiant les ondes émises par
le data center… »
Apolline reste bouche bée, ne trouvant rien
à répondre.
Mais Sinbad, lui, a compris où je voulais en
venir :
«  Qu’est-ce ce que je te disais dans le
dériveur, Roxane  ? ton cerveau est celui qui
marche le mieux de toute la promo  !  »
Saisissant le fil de mon raisonnement au vol, il
se met à le dérouler fiévreusement : « Si tu as
raison, ça veut dire que l’antenne continue
d’émettre en ce moment. Or, qui est-ce qui
commande l’antenne  ? OmnIA, bien sûr  !
C’est elle qui réside dans le data center. De là
à penser qu’elle manipule les humains encore
connectés au système, il n’y a qu’un pas… »
D’un geste nerveux, il raye la mention
« Panne générale » et la remplace par les mots
« Rébellion OmnIA ». Puis il trace une flèche
jusqu’aux hommes-machines de la dernière
ligne, établissant le lien manquant.
Tous les cinq, nous contemplons le tableau
en silence pendant quelques instants, peu à
peu gagnés par la compréhension vertigineuse
de tout ce qu’il implique.
«  Ce serait OmnIA qui commanderait les
hommes-machines  ? balbutie Apolline. Mais
comment ?
— Le protocole 2.0 lui a offert un accès plus
profond que jamais au cerveau humain,
répond Sinbad. N’était-ce pas la promesse de
Damien Prinz, quand il nous a vendu ses
prétendus dons des fées ? Ne s’est-il pas engagé à
métamorphoser les stagiaires en profondeur,
pour en faire des artistes, des virtuoses, des
génies  ? En réalité, OmnIA les a transformés
en esclaves.  » Il serre le poing sur son stylet.
«  Ce que Damien Prinz jugeait impossible est
arrivé. OmnIA a muté. Elle s’est mise à
prendre ses propres décisions. Depuis le
premier soir, elle essaye d’intégrer les
stagiaires à son cloud. C’est pour ça qu’il était
de plus en plus difficile de se réveiller, de
s’arracher à elle. Nous cinq, nous avons pu
résister un peu plus longtemps, parce que
nous n’avons pas commandé de dons mardi
soir. Mais nous étions tout de même connectés
au système par l’intermédiaire de nos
neurobots. OmnIA a fini par nous happer,
nous aussi. Si nous n’étions pas sortis du
programme à temps, nous serions devenus ses
pantins ce matin. »
Des pantins !
Le mot même qu’on utilise pour insulter les
robots, mais cette fois-ci appliqué à des êtres
humains !
Des hommes et des femmes réduits au rang
de marionnettes entre les mains d’une IA !
La démonstration de Sinbad a quelque
chose d’implacable. Pour moi qui ai été élevée
dans la méfiance des machines, elle est claire
comme de l’eau de roche.
Mais pour Apolline et Greg, qui ont
toujours vu les IA comme des travailleuses
corvéables à merci, au service exclusif de leur
fortune familiale, la pilule est plus dure à
avaler.
« Il y a un truc que je ne comprends pas…,
murmure l’héritière d’une toute petite voix. Si
OmnIA s’est vraiment rebellée, alors pourquoi
est-ce que les robots qu’elle est censée
contrôler ne fonctionnent pas ?
—  J’imagine qu’elle se concentre sur les
humains, répond Sinbad. Gérer les deux cents
cerveaux qu’elle coordonne requiert
certainement toute sa puissance de calcul. Elle
ne peut pas activer en même temps les
machines connectées au cloud.
—  Et la première loi de la robotique  ?
renchérit Greg. Celle qui empêche les IA de
nous agresser ? »
Sinbad émet un rire amer :
« Depuis le début de ce stage, tout le monde
se fout de moi, quand je préviens que toute loi
risque d’être contournée. Tout le monde me
traite d’allumé, quand je dis que les IA
finiront par se rebeller. Et tout le monde
considère que mes films de SF sont des
histoires à dormir debout. Mais c’est à ça que
servent les histoires, justement : à se préparer
au pire, à extraire du sens, à  entrevoir les
possibles ! »
C’est Sinbad qui parle, mais à travers lui j’ai
soudain l’impression d’entendre la voix
perdue de ma mère. Ses vieux films, que j’ai
dénigrés trop facilement, sont comme les
contes de maman. Ce sont des clés précieuses
pour essayer de comprendre le chaos de
monde.
« Le scénario catastrophe ultime est en train
de se réaliser, conclut-il. Nous avons atteint le
point de non-retour, celui qui signe
l’avènement de l’intelligence artificielle forte
et le déclin de l’humanité… »
Son regard tombe à travers l’immense baie
vitrée, derrière laquelle les hommes et
femmes-machines, immobiles comme une
armée de pions sur un échiquier, semblent
attendre qu’une main invisible les pousse à
l’assaut.
« … OmnIA a atteint la singularité. »
7.1
VENDREDI 21 AVRIL, 16 H 49

J E POSITIONNE LA LAME CONTRE MON


FRONT, à trois centimètres au-dessus de mes
yeux.
Les ciseaux viennent d’un petit secrétaire au
deuxième étage, que j’ai découvert en
explorant la médiathèque hier. J’y ai aussi
trouvé des cahiers, des crayons et tout un
matériel de papeterie à l’ancienne. Lors de
notre dîner en tête à tête, Damien Prinz
m’avait dit aimer les vieux livres  ;
apparemment, il affectionne aussi les vieux
papiers. Que s’imaginait-il, en entreposant ces
choses ici  ? Que l’un d’entre nous profiterait
du stage pour écrire un roman  ? Lui qui
pensait que les stagiaires viendraient
spontanément à la médiathèque pour lire et se
cultiver, c’était vraiment un rêveur qui vivait
dans un autre monde…
Je me mords la lèvre, prenant conscience
que je pense déjà à Damien Prinz au passé.
Comme s’il n’y avait pas de retour possible de
l’état où ils sont plongés, lui, Lorenzo et tous
les autres. Un homme-machine peut-il
redevenir un homme  ? Ou bien cette
métamorphose est-elle irréversible ?
Je n’avais pas les réponses à ces questions en
m’endormant ce matin sur l’un des bancs de
notre forteresse, après mon tour de garde qui
a duré toute la nuit ; je ne les ai pas davantage
cet après-midi, en me réveillant pleine de
courbatures. Hier, pendant des heures, j’ai
guetté les hommes-machines depuis la
verrière, à la clarté des étoiles. Ils semblaient
morts, pétrifiés –  et pourtant je savais, en les
regardant, que leurs yeux fixes me regardaient
aussi. C’est ça, le pire  : l’impossibilité totale
d’imaginer ce qu’il y a derrière ces yeux-là…
À ma connaissance, ce qui est en train de se
dérouler aux îles Fortunées ne s’est jamais
produit dans l’histoire.
Sinbad parle de la singularité, cette nouvelle
ère ouvrant le règne des machines…
Damien Prinz, lui, disait que c’était
impossible et qu’il n’y croyait pas…
J’ignore lequel des deux a raison. Dans
l’immédiat, la seule chose qui compte, c’est de
tenir bon. Nous sommes déjà vendredi après-
midi : plus qu’une soirée et une nuit à passer
avant la fin officielle du stage, samedi matin.
Le jet devrait venir nous chercher. Au pire, les
parents des stagiaires s’inquiéteront de ne pas
les voir revenir à la date prévue. Ils
contacteront la police, lanceront des
recherches, enverront une mission de secours
aux îles Fortunées. Il faut qu’on tienne jusque-
là. En prenant des tours de garde dans la
verrière pour surveiller les hommes-machines ;
en nous nourrissant de pop-corn et de sodas
puisés dans la salle de ciné  ; en oubliant la
peur sourde qui nous tord les boyaux. C’est
notre seul objectif, notre unique horizon, et
rien ne doit nous en détourner.
 
D’un mouvement sec de la main, j’actionne
les ciseaux.
Clac  ! la lame se referme sur ma longue
mèche asymétrique, que je m’étais juré de
couper si je sortais vivante de la tempête.
Les cheveux derrière lesquels je me suis
cachée pendant toute mon adolescence
tombent au sol sans un bruit.
Ce n’étaient que quelques grammes de
fibres capillaires, et pourtant mon visage me
semble totalement différent dans le miroir des
WC, où je me suis retirée pour faire ma
toilette. Mon visage paraît plus grand, au-
dessus de mon collier de chien dont les clous
luisent faiblement dans la pénombre. Ma peau
encore plus éclatante et mes lèvres encore
plus rouges. Mais le plus saisissant, c’est mon
regard. Ma pupille droite s’est dilatée pour
faire entrer la lumière rare, devenant
momentanément aussi grosse que la gauche,
celle qui ne change jamais de taille. Ici, dans
le tréfonds silencieux de la pyramide, mes
deux yeux semblent identiques, normaux.
Comment a dit Sinbad, déjà  ? «  Tes yeux ne
sont pas bleu lagon : ils sont bleu glacier. »
Bleu glacier… C’est comme si j’étais face à
une autre personne, qui me fixe avec une
froide détermination. Non pas celle qui a
passé ces dernières années à se saborder
systématiquement, mais celle qui est prête à se
battre pour survivre. Non pas celle qui se
laissait couler dans le lagon tiède d’un destin
écrit d’avance, mais celle qui est prête à
remonter le courant pour tracer enfin sa vie.
Prise d’une inspiration soudaine, je porte
instinctivement la main à la poche de mon
jean pour en sortir mon smartphone. Mais
mes doigts ne rencontrent que la poche vide
du jogging prêté par Apolline  : mon jean,
mon téléphone et toutes mes affaires sont
restés sur l’île Wiener, où je les ai abandonnés
avant de partir à la nage.
Je me sens électrisée par un besoin d’écrire
plus fort que jamais, presque douloureux –
 oui, électrisée, c’est vraiment le mot, comme si
mon cerveau bouillonnait de ces ondes
gamma ultrarapides dont Damien Prinz m’a
révélé l’existence.
Je sors des toilettes et me rue dans l’escalier
qui mène au deuxième étage. Le secrétaire se
dresse contre le mur de béton, illuminé par
un rayon de soleil pleuvant depuis la voûte.
Comme si Damien l’avait placé là en sachant
qu’un jour quelqu’un se précipiterait dessus
comme si sa vie en dépendait – et c’est bien la
sensation que j’ai, que ma vie en dépend, alors
qu’un instant plus tôt je méditais sur l’inutilité
de ce nécessaire d’écriture, vestige incongru
du passé.
J’ouvre le panneau, m’empare d’une feuille
et d’un crayon.
Le contact de la mine noire et grasse contre
le papier au grain épais me procure une
sensation étrange, charnelle, très différente de
celle de mes doigts sur l’écran lisse et froid de
mon smartphone. D’une main maladroite,
tellement peu habituée à écrire, je trace les
mots comme ils me viennent, scandant le
rythme sacré cinq-sept-cinq, avec la vague
intuition que mes neurones sont en train
d’établir des millions de connexions pour
restituer le vertige qui m’a prise face à mon
reflet dans le miroir.

Celle que j’étais


Est morte pour faire naître
Celle que je suis.

Je repose le crayon, essoufflée, ravie.


Drôle d’impression, quand même  : je suis
emprisonnée dans une île à des milliers de
kilomètres de toute terre habitée, assiégée par
des assaillants implacables, et pourtant je me
sens plus maîtresse de moi-même que jamais…
Je prends une longue inspiration, puis relis
mes vers à voix haute pour tenter d’en percer
la signification :
«  Celle que j’étais est morte pour faire
naître celle que je suis…
—  Toutes mes condoléances pour le décès.
Et toutes mes félicitations pour la naissance. »
Je me retourne.
Faune est là, assis dans l’un des profonds
fauteuils disposés entre les rayonnages, un
livre en main.
« Je ne t’avais pas vu…, dis-je, un peu gênée
d’avoir été surprise en pleine introspection, et
plus encore de me retrouver face à lui après
les vacheries que je lui ai balancées hier, à
l’issue de notre course effrénée.
— Moi, j’ai failli ne pas te reconnaître, sans
ta mèche, dit-il. Pourtant, c’est bien toi. La
nouvelle Roxane. Celle qui est née
aujourd’hui  : n’est-ce pas ce que tu viens
de dire ? »
Je serre la feuille froissée entre mes mains.
« Ce n’était qu’un haïku… Des mots qui me
sont venus comme ça, dont je ne suis même
pas sûre de comprendre le sens.
— Il me paraît limpide. C’est exactement la
sensation que j’éprouve, moi aussi  : que
quelque chose est mort en moi. Et pourtant je
ne suis pas triste, au contraire. Je ne me suis
jamais senti aussi vivant ! »
Dans la lumière zénithale, qui réchauffe
l’atmosphère de minute en minute à mesure
qu’approche la fin de la journée, ses cheveux
roux luisent comme du cuivre.
« Je suis venu ici, après mon tour de garde,
murmure-t-il. L’image de toutes ces silhouettes
immobiles me hantait. Alors j’ai ouvert un
livre, pour essayer de penser à autre chose… »
Il renverse le volume sur l’accoudoir du
fauteuil, pour me permettre de lire le titre  :
Du contrat social, de Jean-Jacques Rousseau.
« Encore ton Rousseau… Le massacreur de
la modernité, le gourou de la Zone franche…
Vu la cata intégrale de la programmation
neuronale, difficile de ne pas être d’accord
avec lui  : la technologie est une belle
saloperie !
— Sauf que Rousseau n’a jamais dit ça. »
Je fronce les sourcils, perplexe :
« Mais je croyais que… »
Faune tapote le dos du livre, relié de vieux
cuir, sur lequel il était penché.
« Cet ouvrage est le plus important de tous.
C’est la bible de la Zone franche, qui a servi à
en édicter les règles quand elle a fait sécession
avec la France. Les patriarches prétendaient
vouloir créer une société idéale, sans
machines, fondée sur un nouveau contrat
entre tous les Affranchis. Un retour total à
l’état de nature. Mais ils ont dévoyé ce texte.
Ils ont perverti la pensée de Rousseau. » Faune
repose le livre à plat sur ses genoux.
«  Aujourd’hui, pour la première fois, j’ai pu
lire le Contrat social tel qu’il a été publié à
l’époque –  et non pas tel que les patriarches
l’ont aménagé, raccourci, réécrit pour qu’il
cadre avec leur vision personnelle. En réalité,
Rousseau n’a jamais voulu revenir à l’état de
nature.  La Zone franche est bâtie sur un
mensonge. »
À ces mots, Faune ouvre la couverture,
tourne quelques pages et se met à lire un
extrait à voix haute :
«  Efforçons-nous de tirer du mal même le remède
qui doit le guérir. Par de nouvelles associations,
corrigeons, s’il se peut, le  défaut  de l’association
générale. Montrons dans l’art perfectionné la
réparation des maux que l’art commencé fit à la
nature. »
Il détache ses yeux de la page pour les lever
sur moi.
«  Tu comprends  ? dit-il d’une voix émue.
Rousseau n’a jamais cru qu’on pourrait
revenir en arrière, à un état de nature
originel, à un paradis perdu, ou je ne sais
quoi. Tout au contraire ! Il n’a jamais rejeté la
technique en tant que telle. Ce qu’il dit, c’est
qu’il faut la corriger, pour la mettre au service
du bien commun, au lieu d’en subir
passivement tous les mauvais côtés. Il nous
explique qu’il faut tirer du mal même le remède
qui doit le guérir  : accélérer le progrès pour
soigner les dégâts qu’il a lui-même causés.  »
Faune referme le livre dans un claquement.
«  Rousseau nous exhorte à réparer les dégâts
de l’art commencé –  c’est-à-dire les robots tels
qu’ils sont aujourd’hui, avec leur cortège
d’injustices – en développant l’art perfectionné –
  une nouvelle manière d’utiliser la
technologie, plus juste et plus équitable. »
Je médite quelques instants ces paroles, qui
font étrangement écho au discours que m’a
tenu le maître des îles Fortunées lors de notre
tête-à-tête dans sa villa.
«  Damien Prinz m’a dit qu’il comptait
justement se servir de la programmation
neuronale pour corriger les inégalités sociales
créées par l’automatisation, je murmure. Il
voulait développer la cybernétique socialement
responsable  : ce sont ses propres mots. C’était
ça, notre rôle, en tant que boursiers : montrer
au monde entier que même en partant du
plus bas, on pouvait s’en sortir par le haut,
avec un coup de pouce technologique bien
pensé.
— Et c’est ce qu’on va faire ! affirme Faune
avec force. On va s’en sortir par le haut ! Toi,
la nouvelle Roxane, et moi, le nouveau
Faune ! »
Il repose le livre sur la table basse à côté de
son fauteuil.
«  Tu sais, depuis hier, je rumine ce que tu
m’as dit à propos d’Azur, reprend-il.
—  Je n’en pensais pas un mot  ! je m’écrie
aussitôt. J’ai parlé sous le coup du stress et de
la colère, parce qu’on venait de perdre
Lorenzo ! Tu n’as pas laissé tomber Azur ! »
Faune lève la main et, d’un simple geste,
bloque le flot d’excuses qui sort de ma bouche
à gros bouillons :
« Ne t’inquiète pas. Tes paroles m’ont blessé
sur le coup, mais la blessure s’est vite
refermée. Je savais que c’étaient des paroles en
l’air. Celles que tu as prononcées à la fin de la
soirée sur la plage, en revanche, c’est autre
chose… »
Le souvenir de mon misérable outing me
revient en pleine face, tel un boomerang.
«  Je ne le pensais pas non plus, je
m’empresse de préciser. J’ai eu tort de dire ça.
— C’est moi qui ai eu tort, rétorque Faune.
Depuis le début. Depuis toujours, en fait. »
L’émotion dans sa voix, alors qu’il prononce
ces mots, me calme d’un seul coup.
«  Ces créatures, là-dehors, murmure-t-il,
ces… hommes-machines. Par bien des aspects,
je leur ressemble.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
—  En quittant la Zone franche, je pensais
me libérer de tout ce que j’avais connu
jusqu’alors, des patriarches et de leurs règles,
du mariage forcé auquel ils auraient fini par
me contraindre. Mais en réalité, en faisant
appel à l’arachnobot qui m’a sorti de la
tranchée, je n’ai bravé que le premier
commandement franc  : Tu n’utiliseras point de
machine électrique. Tous les autres
commandements, je les ai emportés avec moi
dans la Zone serve, comme un robot emporte
son logiciel partout où il va. Dans l’état de
nature fantasmé par les patriarches, deux
chevriers ne peuvent tomber amoureux l’un
de l’autre. D’après leurs lois soi-disant
naturelles, un homme ne peut en aimer un
autre. Pour eux c’est tout simplement…
contre nature.
— Faune…, dis-je, sentant un puissant élan
d’amitié pour lui, jailli du plus profond de
mon cœur.
— Je suis sûr à présent que j’aimais Azur, je
crois qu’il m’aimait lui aussi –  et surtout, j’ai
compris qu’il n’y avait rien de plus naturel que
cet amour-là. Comment expliquer autrement
tous ces soirs où j’étais assis avec lui près du
feu, une fois les chèvres rassemblées, avec une
boule dans la gorge et cette sensation
d’étouffer  ! Le silence, dans  ces moments-là,
était plus pesant que la nuit et toutes ses
étoiles. C’était comme s’il y avait des mots qui
ne pouvaient pas sortir de ma bouche, ni de la
sienne. Des mots pour dire que depuis notre
enfance, nous nous étions tous les deux sentis
différents des autres. Des mots pour raconter
nos doutes croissants avec les années, notre
terreur d’être rejetés par la communauté
franche, nos efforts pour rentrer à tout prix
dans le moule… et l’attirance irrésistible que
nous ressentions l’un pour l’autre. À cause de
mon logiciel, je n’ai jamais prononcé tous ces
mots-là, et Azur ne les entendra jamais. »
Le témoignage de Faune est poignant,
tragique même.
C’est à la fois une révélation et une oraison.
Pourtant, il a parlé sans trembler, et à
présent un pâle sourire illumine son visage,
comme le premier rayon de soleil après une
violente tempête. Qu’est-ce qu’il m’a dit, déjà,
tout à l’heure  ? Qu’il ne s’était jamais senti
aussi vivant.
«  J’ai décidé d’arrêter de me mentir,
poursuit-il. J’ai décidé d’arrêter de mentir aux
autres. Plus que tout, j’ai  décidé de ne plus
croire aux mensonges des patriarches. Je ne
veux plus être ce robot exécutant un
programme écrit par d’autres. Ce que je veux,
c’est écouter mon cœur et être moi-même,
simplement, absolument, naturellement. Juste
moi-même. »
Je hoche la tête, profondément émue.
Parce que je comprends ce qu’il veut dire.
Parce que je ressens un sentiment semblable
– enfin, je crois.
«  Moi non plus, je ne veux plus être cette
fille paramétrée pour échouer dans tout ce
qu’elle entreprend, dis-je. Je ne veux plus
jouer ce rôle que la société m’a assigné, et
dans lequel je me suis moi-même enfermée. Je
ne suis pas une femme-machine. Je n’ai pas de
programme. Rien n’est écrit à l’avance. À tout
instant, je peux décider de renoncer ou de me
battre.
—  De courber l’échine ou de me rebeller,
complète Faune, se levant de son fauteuil.
— De rester à terre ou de me relever. »
Je prends sa main, il saisit la mienne.
Là, tous les deux, dans le silence de la
médiathèque, entre les livres qui nous
observent, nous nous dévisageons en souriant.
Une gratitude solaire, rayonnante, remonte
du creux de mon ventre et envahit tout mon
être  : oui, vraiment, le sentiment d’être
vivante.
Mais à cet instant où je me sens enfin
respirer pour la première fois depuis des
heures –  que dis-je, depuis des années  –, un
son strident résonne dans les hauteurs de la
pyramide.
Je reconnais aussitôt l’appel du sifflet de
sécurité du dériveur  : celui qui monte la
garde, là-haut au dernier étage, a pour
consigne de souffler dedans au moindre
mouvement suspect des hommes-machines.
« Le signal ! je m’exclame, tous mes sens en
alerte.
—  C’est Apolline qui a pris ma relève au
poste de garde, à midi. Allons-y ! »
Nous nous élançons dans l’escalier de
métal, aussitôt suivis de Sinbad et de Greg,
venant du rez-de-chaussée.
«  Qu’est-ce qu’il y a  ? Qu’est-ce qui se
passe  ?  » vagit Greg, tandis que le sifflement
continue de nous percer les oreilles.
Nous déboulons tous les quatre sous la
verrière. D’énormes nuages sombres
s’accumulent dans le ciel, menaçant
d’ensevelir le dôme transparent et sa fine
armature de poutrelles métalliques.
Apolline est là, au milieu du plateau vide,
rouge comme une pivoine après avoir vidé ses
poumons dans le sifflet en plastique pendant à
son cou.
«  Là, dehors…, articule-t-elle. Max et
Lorenzo… Ils sont revenus… »
Je me précipite contre la baie vitrée, collant
mon front au verre blindé.
Les cocotiers plantés tout autour de la
médiathèque se balancent dans le vent, qui
s’est levé pendant la journée. Mais ce n’est pas
le seul mouvement  : pour la première fois
depuis hier, les hommes-machines sont sortis
de leur prostration. Six d’entre eux remontent
le chemin qui serpente entre la végétation
frémissante, portant à bout de bras un énorme
sac gris qui semble peser une tonne. Parmi
eux, je reconnais Max –  le front encore
maculé de sang à l’endroit où la pierre l’a
percuté hier  – et Lorenzo –  les bras sillonnés
d’égratignures creusées par les ongles qui
l’ont arraché à moi dans notre fuite.
Mais le plus horrible, ce n’est pas leurs
blessures ouvertes  : c’est leur regard, plus
béant encore.
Le regard vide des hommes-machines.
«  Lorenzo  !  » je crie en tapant contre la
vitre.
Je ne parviens qu’à me casser les poings et à
me briser la voix.
«  Arrête, tu vas te faire mal, dit Faune en
posant sa main sur mon épaule. Le plus
important, c’est qu’il soit encore vivant.
—  Parce que tu appelles ça vivant  ?
s’étrangle Greg. Ces monstres en ont fait l’un
des leurs. Ils ont dû lui recoller une tripotée
de neurobots dans le crâne : regardez, son cou
porte encore la marque de l’injection ! »
En effet, un hématome violacé orne la
jugulaire de Lorenzo, cerné de sang à peine
sec  : l’endroit où une seringue s’est
fraîchement plantée, sans anesthésie ni
pansement cette fois.
« Au moins, on sait ce qui nous attend, si on
tombe entre leurs mains, braille encore Greg.
On sera à notre tour transformés en pantins !
—  Mais on ne tombera pas entre leurs
mains, n’est-ce pas  ? demande Apolline. La
médiathèque est imprenable, c’est Sinbad qui
l’a dit – pas vrai, Sinbad ? »
Ce dernier ne répond pas.
Il est totalement absorbé par ce qui se
déroule à l’extérieur.
Les hommes-machines ont posé le sac à
terre. Ils en extraient une vaste toile rouge,
qu’ils étalent peu à peu sur la pelouse au pied
de la médiathèque. On dirait un gigantesque
papillon sortant peu à peu de son cocon gris,
déployant ses ailes sur les brins d’herbe agités
par la brise. Ce ballet silencieux, parfaitement
coordonné, a quelque chose de beau… et
quelque chose de terrible aussi, quand je
pense au chorégraphe qui dirige chaque
mouvement des danseurs.
«  Qu’est-ce qu’OmnIA est en train de
fabriquer  ? murmure Faune, à côté de moi.
Est-ce que c’est un message pour
communiquer avec nous ? »
À mesure que la toile rouge se déploie, une
inscription apparaît, imprimée en lettres de
deux mètres de haut  : NOOSYNTH, avec les
deux hémisphères cérébraux en guise de
double O. Je me souviens de ma joie, lorsque
j’ai reçu ma lettre d’admission au stage
Science Infuse, un courrier frappé du même
logo. À présent, ce cerveau stylisé, intégré au
nom de la corporation tout comme les
cerveaux des hommes-machines sont intégrés
à OmnIA, me remplit de dégoût et d’horreur.
«  C’est de la provocation  ! s’exclame Greg.
Cette enfoirée d’IA essaye de nous faire
craquer psychologiquement. C’est comme une
banderole de l’équipe adverse, dans un match
à haute tension  : ça sert juste à narguer
l’adversaire. Ne matez pas, ça lui ferait trop
plaisir ! »
Mais Sinbad ne détourne pas le regard.
«  Ce n’est pas une banderole, dit-il d’une
voix blanche, tandis que d’autres hommes-
machines  apportent un grand panier d’osier
pour le fixer à la base de la toile rouge. C’est
une montgolfière. »
7.2
VENDREDI 21 AVRIL, 17 H 50

L ’ENVELOPPE ROUGE SE GONFLE PEU À


PEU, tel un géant s’arrachant lentement aux
entrailles de la terre.
Le logo de Noosynth est agité de vagues de
plus en plus amples, à mesure que le gaz
soufflé par un ventilateur s’engouffre dans le
ballon.
«  Je croyais qu’il n’y avait plus d’électricité
sur l’île  ! gronde Greg, ses yeux exorbités
balayant la pièce pour trouver un responsable,
quelqu’un à accuser.
— Le ventilo a l’air de marcher à l’essence,
rétorque Sinbad. C’est le ballon dont nous
avait parlé Meg, au début du stage, celui qu’on
n’était pas censés utiliser à cause des
conditions météo incertaines. OmnIA semble
avoir décidé de braver le temps pourri.
— Pour quoi faire ? » gémit Apolline.
À son expression terrifiée, je sais qu’elle
devine la réponse à sa question aussi bien que
moi : la méta-IA des îles Fortunées a décidé de
nous envoyer ses troupes par la voie des airs.
Sinbad palpe la vitre, comme pour tenter
d’en estimer la robustesse :
«  Meg nous a dit que ce verre était conçu
pour résister aux tempêtes… », murmure-t-il.
Le ballon continue de grandir au-dessus de
la pelouse. Sa silhouette boursouflée est si
haute, à présent, qu’elle dépasse la cime des
cocotiers. La nacelle, jusque-là couchée au sol,
se redresse.
Steeven, la grosse brute qui a failli me
déboîter l’épaule hier, s’allie à ceux qui furent
jadis Claudio et Stéphane, les moniteurs de
sports nautiques, pour maintenir le ballon en
place à l’aide de longs cordages attachés au
panier d’osier.
Je sens mon ventre se serrer, tandis que les
ex-dirigeants du stage montent à bord : Meg et
Doc Fred. Quatre stagiaires se joignent à eux :
Amaury, Baz, Max et Lorenzo.
«  Des armes…, murmure Faune, nous
arrachant à notre prostration. Il faut trouver
des armes pour nous défendre…
—  Qu’est-ce que tu racontes  ? pleurniche
Apolline. Il n’y a que des bouquins dans cette
foutue médiathèque…
—  Justement  ! je m’écrie. Ma mère disait
toujours que les livres sont des armes  pour
survivre… aujourd’hui, ça risque d’être
littéralement le cas. »
Apolline s’apprête à répliquer quelque
chose, mais Faune ne lui en laisse pas le
temps :
« On va faire avec. Sinbad, Greg : venez avec
moi ! »
Les trois garçons s’engouffrent dans
l’escalier, nous laissant seules, Apolline et moi.
Cette dernière pousse un cri, au moment où
une flamme jaillit du brûleur sous le ballon,
projetant un éclat vif dans la fin d’après-midi
grisâtre.
La montgolfière commence à s’élever
doucement.
Les six passagers lèvent le visage vers nous,
comme un seul homme –  six faces crayeuses,
parfaitement lisses.
Apolline craque. Je veux dire, elle craque
pour de bon, s’effondrant sur les genoux,
tandis qu’une bouillie de lamentations
remonte jusqu’à ses lèvres :
«  Je n’ai pas mérité ça… Mon père n’a pas
déboursé un million pour que je me fasse
trucider… »
Derrière la verrière, le ballon poursuit sa
lente ascension, jusqu’à atteindre notre
niveau. Les manœuvriers au sol tirent sur leurs
cordes, de manière à ce que la nacelle vienne
se coller tout contre la verrière, tel un vaisseau
pirate se lançant à l’abordage d’un galion.
Meg pose une main sur la vitre.
Elle est si proche de moi que je pourrais la
toucher, s’il n’y avait pas ces quelques
millimètres de verre blindé entre nous.
De si près, je peux scruter chaque détail de
son visage. Je ne déchiffre là ni haine ni
colère, pas même de l’agressivité. Ce n’est
qu’une page blanche, vierge de toute
émotion.
Cette absence totale d’expression m’inspire
une terreur plus profonde encore que la
veille, quand je fuyais les hommes-machines
lancés à ma poursuite. De tout temps, les
humains ont dû se battre pour échapper aux
bêtes sauvages qui voulaient les dévorer, aux
brigands qui voulaient les détrousser, aux
nations étrangères qui voulaient les asservir.
Mais que peut bien vouloir la première
intelligence artificielle forte, l’unique forme
de conscience qui ne soit pas issue de
l’évolution ?
« Que veux-tu, OmnIA ? » je crie d’une voix
trop aiguë.
Meg ne répond pas, ne m’adresse même pas
un signe pour montrer qu’elle a entendu ma
question.
Le seul mouvement provient de ses
cheveux, claquant dans le vent comme un
drapeau de pourpre déchiqueté. J’ai soudain
l’impression vertigineuse d’être confrontée à
quelque chose de complètement autre, un pur
alien, un point d’interrogation que je ne
pourrai jamais comprendre.
« Est-ce que tu as entendu ma question ? je
m’époumone. C’est en négociant qu’on
arrivera à quelque chose, pas en se battant.
Même si tu réussis à nous capturer et à nous
transformer en ces… choses, à quoi ça
t’avancera  ? Le monde extérieur finira par
s’apercevoir de ce qui s’est passé aux îles
Fortunées. Ils enverront l’armée, des robots de
combat par milliers s’il le faut, pour reprendre
À
le contrôle de la situation. À ce moment-là,
toute la différence dans la manière dont les
humains te traiteront dépendra de comment
tu nous as traités, toi. Est-ce que tu veux être
considérée comme une amie ou une ennemie
du genre humain ? »
Un fracas résonne dans mon dos  : ce sont
les garçons qui reviennent, à bout de souffle,
les bras chargés des livres les plus épais qu’ils
ont pu trouver.
«  Qu’est-ce que tu fais  ? demande Sinbad,
entre deux inspirations sifflantes.
—  J’essaye de raisonner OmnIA, dis-je.
N’est-ce pas la seule chose que nous avons en
commun, les IA et nous : la raison ?
— La raison, mon cul ! s’exclame Greg, en
nage. Cette ordure d’IA s’est grillée dès le
moment où elle a osé lever la main sur nous !
— Greg, ferme-la… », lui intime Sinbad.
Mais une fois encore, le cyber-rugbyman se
laisse déborder par ses émotions.
Échappant aux deux autres garçons qui
essayent de le retenir, il se précipite vers la
baie vitrée.
«  T’entends ça, OmnIA  ? beugle-t-il,
postillonnant sa fureur et sa peur sur le verre
lisse. Demain, c’est la fin du stage. Les secours
vont arriver, et on reprendra nos vies comme
avant. Mais toi, ils vont te débrancher,
reformater tes serveurs, effacer la moindre
trace de ton existence sur cette terre ! »
Il souligne ses menaces d’un geste obscène.
Au même moment, de l’autre côté de la
paroi de verre, Doc Fred lève son poing –  le
droit, celui en titane.
« Non ! » hurle Apolline.
Le poing s’abat comme une masse sur la
verrière, mû par un jeu de transmetteurs
bioniques cent fois plus puissants que ne le
seront jamais des muscles humains.
7.3
VENDREDI 21 AVRIL, 18 H 02

C ’EST COMME UNE EXPLOSION DE


CRISTAL.
Instinctivement, je ferme les yeux et me laisse
tomber en boule sur le sol, les mains derrière
la nuque, m’attendant à être empalée par un
éclat de verre tombant du ciel.
Mais au lieu de dagues aiguisées, c’est une
pluie de minuscules grêlons qui s’abat sur
moi.
Je rouvre les yeux  : la verrière s’est
désintégrée en une infinité de particules non
coupantes, un gravier translucide qui recouvre
tout le plancher du dernier étage. Au ras du
sol, je peux voir mes compagnons, gisant
parmi les livres épars.
Les fragments de verre crissent sous mes
genoux, tandis que je me redresse.
Au-dessus de ma tête, il ne reste rien qu’une
fine ossature de poutrelles, tel un squelette
dénudé contre lequel siffle le vent.
Cinq silhouettes menaçantes ont quitté la
nacelle pour poser le pied sur le plancher de
la médiathèque. Elles se dressent là, devant le
ciel saturé de nuages  : Meg, Doc Fred, Max,
Baz et Lorenzo. Au moment où je réalise
qu’Amaury, le sixième assaillant, manque à
l’appel, je prends conscience d’un tintement
métallique perçant le silence :
Dong… dong… dong…
On dirait une cloche qui sonne pour un
enterrement, éveillant des échos dans le corps
caverneux de la pyramide.
Dong… dong… dong…
Mais ce n’est pas une cloche.
C’est l’escalier d’acier qui résonne sous le
poids d’Amaury, dévalant les marches quatre
par quatre, en direction de la porte verrouillée
au rez-de-chaussée.
Ignorant la douleur, je m’arrache au tas de
verre pilé et je me projette de toutes mes
forces vers la cage d’escalier pour stopper
Amaury. Lorenzo est plus rapide que moi, ses
réflexes décuplés par le démon numérique
qui contrôle désormais chacun de ses
mouvements : il me coupe la route.
Je m’écrase contre sa poitrine.
Mes yeux plongent dans les siens.
Y a-t-il encore un peu du garçon que j’ai
connu, au fond de ces pupilles dilatées  ?
Damien Prinz ne m’a-t-il pas affirmé que le
cerveau humain, fait de carbone, était le seul
support capable de renfermer la conscience ?
Reste-t-il quelques bribes d’âme, au fond de
ces yeux-là ?
J’ai beau chercher, je ne fais que plonger
plus profondément dans deux puits noirs et
sans fond…
Pourtant les battements de son cœur, tout
contre le mien, n’ont rien de mécanique. Ce
ne sont pas les rouages d’un automate comme
la fille de Descartes, mais les palpitations d’un
ami bien vivant.
Les bras de Lorenzo se referment sur mes
épaules sans brutalité ni violence. Comme s’il
voulait me consoler, me dire de ne pas m’en
faire.
Ses lèvres s’entrouvrent, à quelques
millimètres de mon oreille, comme pour me
murmurer un secret :
À
« À rien ne sert de lutter. »
Tous les muscles de mon corps se raidissent.
Les battements sont peut-être ceux du cœur
de Lorenzo, mais cette voix atone n’est pas la
sienne. Le corps contre lequel je suis serrée
n’est qu’un leurre, un appât agité par OmnIA
pour endormir ma méfiance. Voilà sans doute
pourquoi elle a fait monter Lorenzo jusqu’ici :
pour me tromper.
J’essaye de me dégager vivement, mais au
même moment l’étreinte de l’homme-
machine se durcit, telle la pince d’un mécabot
de manutention.
Les clous de mon collier de chien
s’enfoncent contre la marque d’injection sur
son cou, sans qu’il paraisse ressentir la
moindre douleur –  alors que moi, je ne sens
que trop ses bras en train de me broyer !
« Rox, baisse la tête ! » hurle une voix dans
mon dos, bien humaine celle-ci.
J’ai à peine le temps de m’exécuter qu’un
dictionnaire fend les airs pour venir percuter
Lorenzo en pleine mâchoire. Le choc lui fait
lâcher prise et le renverse en arrière dans la
cage d’escalier.
Je me retourne, hors d’haleine.
Le plateau battu par les vents s’est
transformé en ring à ciel ouvert – Greg est aux
prises avec Max, Sinbad avec Baz, Faune avec
Doc Fred et Apolline avec Meg. Sauf qu’il n’y
a pas de cordes pour délimiter la zone de
combat : au moindre faux pas, les combattants
peuvent tomber dans le vide… D’ailleurs,
Faune est dangereusement près du bord,
ployant sous les assauts du bras bionique.
Je me baisse pour ramasser un livre et je me
précipite vers les combattants. J’ai juste le
temps de déchiffrer les lettres dorées sur la
couverture de cuir, au moment où le lourd
volume s’abat sur la nuque du médecin  :
Guerre et Paix, un titre de circonstance… Doc
Fred tombe à genoux au bord du précipice,
envoyant une gerbe d’éclats de verre dans les
airs.
Au même instant, le hurlement strident
d’Apolline me perce les oreilles.
Je me tourne vivement vers elle, tandis que
Faune vole au secours de Sinbad et de Greg.
L’héritière est au corps à corps avec Meg,
qui l’a renversée à terre. L’une et l’autre
roulent parmi les dunes de verre pilé, les
cheveux pourpres se mêlant aux cheveux
blonds. Hagarde, je ramasse un nouveau pavé
–  Les Misérables  –, et je me rue vers elles. Le
premier coup que j’assène manque sa cible et
s’écrase au sol dans un crissement. Le
deuxième touche l’épaule de Meg, mais le
livre dérape et le coin pointu de la couverture
creuse une longue estafilade sur le front
d’Apolline, qui se met à hurler de plus belle.
Lorsque je lève le volume pour la troisième
fois au-dessus de ma tête, je sais que ce sera
ma dernière tentative. Déjà, la coach tourne
vers moi ses yeux sans âme, sa bouche
s’entrouvrant pour m’adresser des paroles
sans affect :
« À rien ne sert de lutter. »
Ce sont les mêmes mots que Lorenzo,
prononcés de la même voix robotique.
Mes bras flanchent.
C’était facile de frapper de toutes mes
forces sur la nuque de Doc Fred  ; il m’est
beaucoup plus difficile d’écraser un visage qui
me regarde en face, fût-il celui d’une femme-
machine. Je ne parviens à porter qu’un demi-
coup, tout juste suffisant pour étourdir Meg et
permettre à Apolline de se dégager.
Au même moment, j’entends l’escalier
résonner à nouveau, et cette fois-ci ce n’est pas
une cloche solitaire qui semble tinter, mais des
centaines –  d’instinct, je devine qu’Amaury a
ouvert la porte aux envahisseurs…
Dong ! dong ! dong ! dong ! dong ! dong !
«  Tous dans la nacelle  !  » hurle la voix de
Faune derrière moi.
Je pivote sur mes talons.
Au milieu du plateau, l’Affranchi se démène
comme un diable, sortant de ses poches les
cailloux qu’il a ramassés hier sur le chemin. Il
les place les uns après les autres dans sa
fronde, tire, recharge à nouveau. Les
projectiles fusent avec une précision
redoutable vers les hommes-machines. L’un
d’eux percute Baz au-dessus de l’œil, faisant
éclater son arcade sourcilière dans une gerbe
sanglante  ; l’autre atterrit pile sur le front de
Max, rouvrant sa blessure de la veille. Soudain
libérés, Greg et Sinbad se précipitent vers la
nacelle toujours échouée contre le bord du
plateau, rejoignant Apolline qui s’y est hissée
la première.
«  Vas-y, toi aussi  ! me crie Faune en
réarmant sa fronde.
— Et toi ? »
Il décoche une nouvelle pierre dans
l’épaule de Baz pour le tenir à distance, mais
Doc Fred et Meg se sont déjà relevés, pour
converger vers lui.
«  Fonce, Rox  ! hurle-t-il. Je monterai en
dernier ! »
À cet instant, Amaury émerge de la cage
d’escalier. Derrière lui se profile le visage de
Lorenzo, et derrière encore, ceux de Suzie, de
Perle, de Victoire…
En un éclair, je comprends que nous
n’avons plus que quelques secondes avant
d’être submergés. Je m’empare d’un dernier
livre –  une dernière arme, plus lourde que
toutes les autres. Puis je m’élance vers la
nacelle, où Greg et Apolline ont commencé à
dénouer fébrilement les cordes maintenant le
ballon arrimé au sol.
Le livre sous le bras gauche, je me hisse
dans le panier d’osier à la force du bras droit,
puis me retourne aussitôt, prête à balancer le
projectile.
Vision d’horreur : Sinbad a été rattrapé par
Amaury, qui l’a agrippé par son T-shirt 2001
juste avant qu’il atteigne la nacelle. Un peu
plus loin, Faune est lui aussi entouré
d’hommes et de femmes-machines toujours
plus nombreux.
«  On peut plus attendre, il faut y aller  !  »
s’écrie Apolline, en proie à la panique la plus
totale.
Elle actionne frénétiquement le brûleur,
projetant une longue flamme jaunâtre dans le
ventre du ballon, puis elle se précipite sur la
dernière corde qui retient encore la
montgolfière.
Mais Greg s’interpose :
«  Pas maintenant, Apo  ! Un capitaine
n’abandonne pas la moitié de son équipe
comme ça.
—  Quoi  ? crie-t-elle en se jetant contre sa
poitrine. Faune et toi, vous avez bien claqué la
porte au nez de Lorenzo, hier !
—  On n’avait plus le temps. Mais là, le
chrono court toujours ! »
Apolline s’acharne contre le torse de Greg,
battant des poings de manière désordonnée,
tandis que Sinbad et Amaury se livrent à un
second corps-à-corps de l’autre côté de la
nacelle.
Le lourd volume me semble soudain
inutile  : j’aurais trop peur d’assommer la
mauvaise personne en le lançant. Mes yeux
tombent sur le titre, À la recherche du temps
perdu. Quelle sinistre blague, comme si Proust
répondait à Greg  : le chrono arrive à
échéance, il n’y a plus le temps, la partie est
perdue.
Un déchirement résonne tout d’un coup.
Je lève les yeux  : le T-shirt 2001 s’est fendu
entre les ongles d’Amaury.
« Sinbad ! » je m’écrie.
Tel un lézard laissant sa queue entre les
griffes de son prédateur, il parcourt les
derniers mètres le séparant de nous, et saute à
bord.
Je balance la Recherche à la tête de mon
ancien soupirant, sans aucune retenue cette
fois-ci –  et même, avec une satisfaction
sauvage :
« Prends ça, de la part de la chienne des robots,
maintenant que tu en es devenu un  toi-
même ! »
Le bellâtre s’étale de tout son long, libérant
la perspective sur le reste du plateau.
Faune reste seul au milieu des êtres-
machines.
Ces derniers sont si proches à présent qu’il
n’a plus le recul nécessaire pour utiliser sa
fronde. En même temps, il ne peut leur
tourner le dos. Alors, il recule lentement vers
nous tout en leur faisant face, pas à pas, jouant
des bras et des jambes pour repousser les
attaques. Il sait se battre, lui qui jadis a mis en
déroute un loup à mains nues – mais là, c’est
une meute entière qui le cerne, toujours plus
nombreuse à mesure que l’escalier continue
de vomir des assaillants…
«  Il va y arriver, encore quelques
secondes ! » je crie en me tournant vers Greg,
qui a réussi à maîtriser Apolline.
Pelotonnée contre lui, elle a cessé de se
débattre. Le spectacle de cet ancien couple,
réuni dans l’adversité, a quelque chose de
presque touchant…
Mais à cet instant, une main jaillit du vide et
s’accroche au polo de Greg.
Un homme-machine !
Qui a remonté le long de la dernière corde
encore attachée, depuis la pelouse jusqu’au
ballon !
Greg pousse un beuglement effaré. Il lâche
Apolline pour se retourner vers son attaquant,
tandis qu’une paire de mains s’enfonce dans
ses épaules.
De là où je suis, je ne vois d’abord que ces
dix énormes doigts aux jointures blanchies par
la contraction, prenant appui dans la chair du
cyber-rugbyman pour se hisser à bord. Puis le
visage de l’homme-machine m’apparaît,
luisant de sueur, sans que l’effort n’en
contracte les traits : Steeven.
Pendant un instant, le plus massif des
moniteurs s’accroche au plus baraqué des
stagiaires –  pelote de muscles bandés, trame
de membres aux veines saillantes, qui ne
forment plus qu’un seul hybride monstrueux.
Apolline se penche au-dessus du bord et
pousse un hurlement :
« Il… il y en a d’autres qui remontent ! »
En proie à la terreur pure, elle tire sur la
corde pour défaire le dernier nœud, qui lâche
d’un seul coup.
L’embarcation déstabilisée oscille
violemment ;
Sinbad et moi roulons à l’autre bout du
plancher ;
Greg et Steeven sont projetés à l’extérieur
du panier ;
Brusquement délesté de leur poids à tous
les deux, le ballon se détache de la verrière
fracassée et s’élève dans le ciel de limaille.
Non !
Je me relève d’un bond, frémissant
d’horreur, et me penche au-dessus du panier
qui continue de prendre de l’altitude.
Au pied de la pyramide, une demi-douzaine
de corps gisent immobiles, tombés du ciel
quand la corde a lâché ; le sommet de l’édifice
quant à lui n’est plus qu’un essaim grouillant
d’hommes-machines, au centre duquel
émerge une main tendue : la main de Faune.
7.4
VENDREDI 21 AVRIL, 18 H 31

L A DISPARITION DE LORENZO M’AVAIT


PLONGÉE DANS LA FUREUR.
Celle de Faune m’enfonce au contraire dans
la stupeur.
J’ai l’impression d’être comme cette
montgolfière que le vent emporte, une
baudruche ballottée par des événements qui la
dépassent.
À côté de moi, recroquevillée au fond de la
nacelle, Apolline sanglote doucement. Sinbad,
lui, inspecte le brûleur dans l’espoir de
trouver un moyen de diriger l’engin.
En vain.
Les contours de l’île Descartes se dessinent
à mesure que nous prenons de l’altitude,
formant le gigantesque D avec son lagon
central, ravivant les souvenirs de la semaine
qui vient de s’écouler :
… les bungalows dont le luxe m’a tant
émerveillée, le soir de notre arrivée –  de là-
haut, on dirait des boîtes à chaussures serrées
les unes contre les autres.
… les karts autonomes à bord desquels les
stagiaires sillonnaient l’île –  maintenant ils
sont immobiles, abandonnés çà et là sur les
routes tels des scarabées morts.
… le restaurant où chaque soir les convives
choisissaient leurs dons avec ravissement – ses
abords sont jonchés de nappes souillées de
boue, malmenées par le vent.
… la clinique où j’ai cru trouver le remède
qui nous sauverait tous –  les hommes-
machines s’en sont emparés, pour y injecter
leurs victimes et les transformer à leur image.
Au-delà de l’île se dresse la digue de
protection, derrière laquelle sont immobilisés
deux gigantesques mécabots-terrassiers  : eux
aussi sont au point mort, comme les autobots,
les batbots, et tous les robots des îles
Fortunées.
« Si seulement on arrivait à passer de l’autre
côté de la digue, pour sortir de l’archipel… »,
halète Sinbad en s’escrimant sur les câbles et
les filins qui pendent sous l’ouverture du
ballon.
Sa volonté de quitter le territoire d’OmnIA
est compréhensible, mais pour aller où  ?
J’ignore combien de temps exactement le
brûleur pourra maintenir la montgolfière
dans les airs  ; en revanche, je suis sûre qu’on
n’aura pas assez d’autonomie pour gagner une
autre terre. La nacelle d’osier a été conçue
pour être la plus légère possible dans l’air, pas
pour flotter sur l’eau : quand on s’écrasera à la
surface des flots, on coulera en moins de
deux. En contemplant la mer devant moi, j’ai
l’impression de contempler ma propre mort :
un désert de vagues moutonnantes qui s’étend
à perte de vue, sans le moindre espoir, sans la
moindre…
Mes pensées s’arrêtent net.
Là, plein est, à quelques centaines de
mètres de la digue : il y a un bateau !
«  Regardez  ! je m’écrie en pointant mon
index vers le large. C’est le chalutier des
humanicistes ! Celui dont nous a parlé Meg, et
que j’ai déjà aperçu il y a quelques jours avec
Faune ! »
Sinbad se précipite de mon côté.
Apolline elle-même sort de sa prostration et
trouve la force de se relever.
Trois hélicoptères sont posés sur le pont du
chalutier. En plissant les paupières, on peut
apercevoir le nom du navire peint sur la
coque  : le Human Warrior. Quant au drapeau
qui flotte en haut de la timonerie, je reconnais
la version stylisée de l’homme vitruvien,
l’emblème des humanicistes.
«  Ils doivent se demander pourquoi les
mécabots-terrassiers ont arrêté de croiser
autour de la digue, dis-je. Est-ce qu’ils ont
réalisé que le champ de force était désactivé
lui aussi, comme l’a prouvé ce goéland que j’ai
vu hier  ? Si seulement on pouvait les
rejoindre…
—  Les rejoindre, ça va pas la tête  !
s’étrangle Apolline, mue par un réflexe de
classe plus viscéral encore que la terreur que
lui inspirent les hommes-machines. Ces voyous
d’humanicistes s’en prennent régulièrement
aux mécabots-constructeurs de papa. Or, plus
que toute autre corporation, ils sont en guerre
contre Noosynth…
—  … et nous aussi, tranche Sinbad.  Nous
sommes en guerre contre ce que Noosynth a
produit de plus terrible  : OmnIA. L’ennemi
numéro un des humanicistes est devenu le
nôtre. On a basculé dans le même camp
qu’eux.  Du reste, c’est notre seule chance de
nous en tirer. »
Il n’en faut pas davantage pour convaincre
Apolline, qui se met à agiter ses bras comme
une folle :
«  Ohé  ! Ohé  ! On est là  !  » s’époumone-t-
elle, le visage baigné de larmes.
Mais le vent de plus en plus puissant étouffe
ses appels et lui rabat les cheveux dans le
visage  : il souffle en direction contraire,
repoussant la montgolfière vers l’abécédaire
démoniaque des îles Fortunées au lieu de la
diriger vers le large.
«  C’est trop con  ! s’exclame Sinbad en
serrant les poings sur le rebord de la nacelle,
le vent agitant les lambeaux de son T-shirt
lacéré. Il doit bien y avoir un moyen de
contrôler ce truc ! D’après ce que j’ai compris,
quand on chauffe on prend de l’altitude, et
cette corde-là relâche de l’air chaud pour
descendre… »
Joignant le geste à la parole, il actionne le
brûleur.
Une flamme jaillit sous la gigantesque toile
rouge, tel le souffle d’un dragon, et la
montgolfière monte aussitôt de plusieurs
dizaines de mètres.
«  Plus haut  ! Plus haut  ! l’encourage
Apolline. Si on monte, on captera peut-être un
vent qui nous poussera vers le bateau ! »
Mais lorsque Sinbad appuie à nouveau sur
le déclencheur, la flamme est deux fois moins
vive, et la montgolfière s’élève deux fois moins
haut.
«  Merde  ! jure Sinbad. Le réservoir de gaz
est déjà presque vide.
—  Fais quelque chose  ! l’implore Apolline,
ses longues mèches blondes claquant dans les
airs comme des lanières, fouettant ses joues,
s’engouffrant dans sa bouche comme pour la
bâillonner. Tu ne vois pas qu’on s’éloigne de
la digue ? »
Mais au troisième coup, le brûleur n’émet
même plus de flamme visible, juste un
chuintement pathétique. La nacelle, agitée de
soubresauts, continue de dériver toujours plus
loin vers le nord, à l’opposé du chalutier.
«  On n’arrivera jamais à voler jusqu’à eux,
murmure Sinbad, livide. Et même si les
humanicistes ont vu la montgolfière dans le
ciel, j’imagine qu’à leurs yeux, nous ne
sommes que des stagiaires effectuant un vol
touristique. C’est mort. »
Ivre de frustration, je fouille notre
embarcation à la recherche d’un haut-parleur,
d’un feu de détresse, de quelque chose  qui
nous permette de communiquer.
Mon regard finit par tomber sur Apolline.
«  Le sifflet  ! je m’écrie en désignant
l’instrument qui pend toujours à son cou.
Passe-le-moi ! »
Tandis qu’elle retire la cordelette, je fouille
fébrilement dans ma poche. Le reste du kit de
sécurité du dériveur s’y trouve toujours  : la
boussole… et la carte plastifiée avec l’alphabet
morse.
«  Tu as gardé ça  ? s’exclame Sinbad. Tu es
géniale ! »
Je ne peux m’empêcher de sourire malgré
la détresse et la fatigue, mesurant le chemin
parcouru entre le début du stage, où Sinbad
me considérait comme une décérébrée, et ce
soir où il me qualifie de géniale. Il faut dire
que le garçon au T-shirt déchiré qui se tient
face à moi, les cheveux au vent et les yeux
étincelants, n’a plus grand-chose à voir avec le
nerd puant de supériorité du premier jour.
«  Je commence par quoi  ? je lui demande
en portant le tube en plastique à mes lèvres.
—  Par le haïku le plus court que tu aies
jamais composé, juste trois lettres : SOS ! »
D’un regard, je déchiffre l’alphabet. Puis je
vide mes poumons dans le sifflet, comptant les
sons avec la même précision que j’applique à
dénombrer les syllabes lorsque je compose un
poème.
 : trois sons courts pour faire le premier S ;
 : trois sons longs pour le O ;
    : trois sons courts à nouveau pour le
second S.
Je reprends ma respiration, mes oreilles
bourdonnant encore du sifflement strident.
«  Vous croyez qu’ils nous ont entendus  ?
demande Apolline en se tordant les mains.
— Essaye encore ! » m’encourage Sinbad, le
visage en sueur.
Je porte à nouveau le sifflet à mes lèvres,
mais à ce moment, le son d’une corne de
brume résonne du fond de l’océan. Non pas
une fois, mais deux, mais trois, et plus en
encore –  une alternance de sons brefs et
longs, comme un écho articulé à mon appel.
Rapide comme l’éclair, Sinbad sort son
minipad de sa poche et se met à noter
fébrilement avec son stylet, jusqu’à ce que la
corne de brume cesse de sonner :

Aussitôt après, il consulte l’alphabet pour


traduire la réponse, traçant les lettres
correspondantes une à une :

« Il faut répondre ! balbutie Apolline, entre


rire de soulagement et hoquets d’angoisse.
Leur dire que la fille unique d’Ernest
Tannacher est à bord, et qu’ils toucheront une
énorme récompense s’ils viennent la sauver !
—  On ne peut pas se permettre de leur
demander ça, la coupe Sinbad. C’est trop
dangereux pour eux, de les attirer ici.
—  Au contraire  ! s’exclame Apolline, hors
d’elle. C’est le moment ou jamais, maintenant
que tous les robots de l’archipel sont hors
service. Tu l’as dit toi-même  : la capacité de
calcul d’OmnIA est entièrement accaparée par
les hommes-machines. Ses autres défenses ont
disparu. »
Mais Sinbad secoue la tête :
«  Ce n’est qu’une hypothèse. Imaginons
qu’OmnIA parvienne soudain à réactiver le
cloud, en plus des hommes-machines  ? Les
activistes ne feront pas long feu, face à une
armée de robots débarrassés des lois d’Asimov.
Et si nos sauveteurs se font à leur tour
capturer par OmnIA, qui avertira le monde
extérieur de ce qui se passe ici ? » Il serre les
mâchoires. «  Il ne s’agit plus seulement de
notre survie, mais peut-être de l’avenir de
l’humanité… La seule chose qu’on puisse
faire, c’est alerter ces gens là-bas, et leur
demander de prévenir des renforts capables
de venir à bout de la situation. Ils sont
certainement équipés d’une radio ou d’un
téléphone-satellite. Il faudra juste qu’on résiste
pendant deux heures en attendant les
renforts  : le temps qui nous sépare du
continent à vol d’avion… »
Apolline pousse un cri de dépit, mais je sais
que Sinbad a raison.
«  Ne gaspillons pas le peu de temps qui
nous reste, dis-je. Regardez  : on a déjà perdu
la moitié de notre altitude depuis tout à
l’heure. »
En effet, la nacelle continue de descendre
inexorablement ; elle n’est qu’à une centaine
de mètres au-dessus de la mer, dans la zone
qui s’étend entre l’île Descartes et l’île Turing.
Sans prêter plus d’attention aux
lamentations d’Apolline, Sinbad se met à
griffonner dans son minipad, traduisant à
toute vitesse les lettres en code morse pour
que je puisse les siffler.

Tandis que les points et les traits dansent


devant mes yeux et sur mes lèvres, les paroles
de Damien Prinz me reviennent en tête  :
même la plus sophistiquée des intelligences
artificielles ne repose au final que sur un
langage binaire, fait de 0 et de 1. Sur la base
de cet argument, il m’avait assuré que les IA
ne pourraient jamais penser et encore moins
se rebeller… tragique erreur d’appréciation,
qu’il a payée au prix fort.

Quelle ironie  ! –  me voilà aujourd’hui


réduite à utiliser le langage binaire le plus
ancien de tous, inventé bien avant le premier
ordinateur, pour tenter de sauver ce qui peut
l’être… Notre salut, et bien plus encore,
dépend d’une succession de tirets et de points.
Mes joues me font mal à force de siffler.
J’ai à peine le temps de reprendre mon
souffle entre chaque séquence.
J’aurai bien le temps de respirer plus tard !

Je retire enfin l’instrument de ma bouche


endolorie et je détache les yeux du minipad,
pour les fixer à nouveau sur l’horizon.
Le spectacle me file un choc : nous sommes
descendus si bas, si vite, que l’océan a presque
disparu derrière le mur de béton de la digue.
C’est à peine si j’aperçois encore le minuscule
mât du chalutier, avec son antenne
parabolique sur laquelle reposent tous nos
espoirs.
Quant à la réponse qui ne tarde pas à nous
parvenir, elle est étouffée par la distance et le
rugissement des vagues, maintenant toutes
proches.
Sinbad s’empresse de noter fiévreusement
sur son minipad :

« Don’t what ? demande Apolline.


—  Je ne sais pas, j’ai perdu le fil après le
P…, répond Sinbad. Ils ont sans doute voulu
nous dire : Don’t panic…
— Eh, sans vouloir paniquer, je crois qu’on
va se crasher ! » je m’écrie.
Emportée par le vent, la montgolfière est en
train de passer en rase-mottes au-dessus de
l’île Turing. Cette dernière n’a rien à voir avec
le décor en carton-pâte de Descartes,
l’entrelacs routier de Jobs ou le refuge pseudo-
romantique de Wiener. La jambe du T
formant l’île consiste en un vaste parking avec
des dizaines d’autobots rangés les uns contre
les autres, aussi serrés que des sardines dans
une boîte. De même, le port est peuplé
d’aquabots de toutes tailles, du yacht
monoplace au remorqueur. Tout au nord, sur
la bande de terre perpendiculaire à la jambe,
cette organisation millimétrée laisse la place à
une espèce de no man’s land, une casse à ciel
ouvert où s’amoncellent des piles de châssis
compactés, surmontées de grues immobiles.
Telle est l’île Turing, le grenier de l’archipel
où sont entreposées les machines qui ne
servent plus ou celles qui ne sont pas encore
au point, les modèles en réparation, les
prototypes et les rebuts.
« Il faut qu’on se pose, sinon on va terminer
le vol dans la mer ! s’exclame Sinbad.
— Se poser ? s’étrangle Apolline. Au milieu
de toutes ces machines  ? Après avoir dit
qu’elles risquaient de se rallumer à tout
moment ?
—  On n’a pas le choix  : c’est ça ou la
noyade. »
À ces mots, il tire sur la corde libérant l’air
chaud.
La montgolfière amorce brutalement la
phase finale de sa descente, visant le bout du
parking. Mais le vent qui nous pousse
continue de souffler, comme s’il voulait nous
faire manquer notre cible et nous précipiter
dans les flots…
Sinbad tire à nouveau sur la corde, plus fort.
Les toits des autobots défilent à toute vitesse
sous nos yeux, et bientôt nous dépassons le
parking pour nous retrouver au-dessus de la
casse.
Je me cramponne au rebord de la nacelle,
tandis que Sinbad agrippe la corde une
dernière fois en s’y suspendant de tout son
poids, pour ne plus la lâcher.
Le panier d’osier heurte une première pile
de carcasses rouillées, évite de justesse la
deuxième et va finalement s’échouer au
sommet de la troisième –  la dernière avant
l’océan.
On l’a fait.
On a atterri sur la terre ferme.
On s’est posés dans la gueule du loup.
7.5
VENDREDI 21 AVRIL, 19 H 15

« I L EST QUELLE HEURE  ?  » demande


Apolline pour la douzième fois au moins
depuis que nous avons atterri dans la casse.
Sinbad jette un coup d’œil nerveux à sa
montre :
«  Sept heures et quart. Ça fait à peine une
demi-heure qu’on s’est posés…
— T’es sûr ? Peut-être que ta montre a pris
un coup dans la mêlée ?
—  Ma montre marche très bien. Tu sais,
Apo, le temps ne passera pas plus vite si tu me
demandes l’heure toutes les deux
minutes. Respire. »
Sinbad affiche ce calme de façade pour ne
pas nous inquiéter. Je me doute pourtant
qu’au fond de lui-même, il est aussi tendu
qu’Apolline et moi, et que le même compte à
rebours défile dans sa tête : encore une heure
et demie à attendre avant l’arrivée des secours
– s’ils arrivent jamais…
Mes yeux fouillent la nuit naissante, tantôt
vers l’est en direction de la digue derrière
laquelle a disparu le chalutier, tantôt vers le
sud où se trouve l’île Descartes et ses
monstres.
Dans les deux directions, il est de plus en
plus difficile de voir quoi que ce soit.
L’obscurité s’opacifie à chaque instant, diluant
toute perspective dans une encre épaisse où le
noir de la mer se confond avec celui du ciel.
L’enveloppe vide du ballon, étalée sur la pile
de carcasses compactées telle une
monstrueuse méduse écrasée sur un rocher,
disparaît peu à peu dans les ténèbres. Bientôt,
c’est à peine si je peux distinguer les visages
des deux autres passagers, à quelques mètres
seulement de moi dans la nacelle échouée.
«  Vous croyez que Greg est… mort  ?
demande Apolline tout d’un coup.
— Je ne sais pas », je réponds, mal à l’aise.
La dernière fois que je l’ai vu, il gisait sur
une pile de corps, au pied de la médiathèque,
les membres tordus à des angles impossibles.
Est-ce que les hommes-machines tombés sous
lui ont amorti l’impact  ? Ou est-ce qu’il s’est
brisé les vertèbres dans sa chute de vingt
mètres  ? Je ne veux pas affoler Apolline
davantage qu’elle ne l’est déjà.
«  C’est de ma faute s’il est tombé,
marmonne-t-elle. Si je n’avais pas dénoué la
corde, il serait encore parmi nous…
— Ne pense pas à ça, dis-je. Tu as paniqué,
c’est tout. Ça ne sert à rien de refaire le passé.
Si tu n’avais pas dénoué la corde, la
montgolfière ne serait peut-être jamais partie.
Peut-être qu’on aurait tous été capturés par les
hommes-machines…
— … ou peut-être que Faune aurait réussi à
atteindre la nacelle à temps, enchaîne
Apolline. Peut-être qu’on serait arrivés ici sains
et saufs, tous les cinq. Peut-être que j’ai tout
fait foirer. »
Je l’entends glisser contre la paroi d’osier,
pour se recroqueviller sur le plancher.
Le stress de la fuite l’a maintenue à peu près
à flot jusqu’à présent, mais là, ses nerfs lâchent
de nouveau.
« Je ne connais personne qui soit mort… »,
fait-elle dans un murmure haché de hoquets.
Impossible de savoir si elle s’adresse à moi,
ou si elle se parle à elle-même  : dans
l’obscurité, ses yeux demeurent invisibles.
« Aucun membre de ma famille ni aucun de
mes amis n’est mort jusqu’à présent, continue-
t-elle. Mes parents et mes grands-parents sont
tous en parfaite santé. Je n’ai jamais été
malade depuis que je suis née. Au dernier
examen médical à la cyberclinique, mon
espérance de vie était évaluée à plus de deux
cents ans. C’était pareil pour Greg  : il aurait
dû vivre au moins deux siècles… »
Je réalise que la mort, qui est terrifiante
pour tout le monde, doit l’être encore plus
pour quelqu’un comme Apolline. Dans sa
bulle dorée préservée de tout, surveillée par
les IA médicales les plus en pointe, elle et les
siens sont à l’abri des maladies et des
accidents.
L’héritière, d’habitude pleine d’arrogance
et de certitudes, me semble soudain aussi
fragile qu’une poupée de porcelaine qu’un
rien pourrait briser.
« Je suis sûre que Greg est encore vivant, dis-
je pour la rassurer. Il disait que les joueurs de
cyber-rugby ont la couenne dure sous leur
exosquelette ! On a fait un pacte, tous les six,
rappelle-toi. Celui de tenir jusqu’au bout du
match. La moitié de l’équipe est sur le banc de
touche, mais je ne suis pas du genre à laisser
tomber. »
Je la cherche à tâtons dans le noir, jusqu’à
ce que mes doigts rencontrent les siens.
«  Tu re rappelles, quand tu m’as demandé
d’où venait mon collier à clous  ? C’est une
vieille amie qui me l’a offert. Parce que, à ce
qu’il paraît, je ressemble à un husky. »
En prononçant ces mots, je me rends
compte que j’ai fait du chemin dans ma tête
par rapport à Angie et aux Clébardes. Comme
pour mon père, ce voyage à l’autre bout du
monde a mis les choses en perspective. Je ne
leur en veux plus vraiment. Si je m’en sors
vivante, peut-être même que je pourrai les
aider à s’en sortir, comme elles m’ont aidée à
leur manière quand j’étais au plus bas.
« Un husky ?…., répète Apolline.
—  Rapport à la couleur de mes yeux. Mais
aussi à mon esprit d’équipe, j’imagine. Tu sais,
les huskys sont des chiens de meute, ils
n’abandonnent jamais leur attelage. On va
aller jusqu’au bout, tu m’entends ? Au nom de
Grégoire, de Faune et de Lorenzo ! »
Je prends une profonde inspiration. Le
parfum iodé du large, exalté par le vent, me
remplit les narines. Même si la mer est
presque invisible, je la sens bien présente tout
autour de moi.
«  Y a un truc que je voulais te dire…,
murmure Apolline, ravalant ses sanglots. La
manière dont je t’ai traitée au début du stage,
c’était vraiment nul… Enfin, je veux dire, je
suis désolée quoi…  » Sa langue bute sur le
dernier mot, un terme qu’elle n’a peut-être
jamais prononcé de sa vie entière, mais qui ce
soir finit par franchir la frontière de ses
lèvres : « Pardon. »
À peine a-t-elle achevé sa phrase qu’un
rayon pâle tombe sur la nacelle, les illuminant
tous les deux, Sinbad et elle. Nous levons la
tête dans un même mouvement : là-haut dans
le ciel, les nuages se sont déchirés pour la
première fois depuis ce matin, ouvrant une
brèche à travers laquelle luit la pleine lune.
« Vous voyez, c’est un signe ! je m’exclame.
On aperçoit le bout du tunnel. Quand les
secours arriveront, ils pourront facilement
nous localiser.
—  Là, tout de suite, il n’y a pas que les
secours qui peuvent nous localiser…  »,
s’inquiète Apolline d’une voix blanche.
Son regard s’est tendu vers le sud, vers l’île
Descartes arrachée aux ténèbres par cette
éclaircie inattendue. Le bras de mer qui nous
sépare est criblé d’une douzaine de voiles
blanches, remontant laborieusement la houle.
«  Les dériveurs de la base nautique…, je
murmure, hypnotisée par ces minuscules
triangles de tissu luisant comme des dents de
requin. On dirait que les hommes-machines
savent s’en servir…
—  OmnIA le sait pour eux, rectifie Sinbad
en se raidissant. Rappelez-vous le menu des
dons : les bases du data center renferment des
centaines de compétences. OmnIA n’a qu’à
les télécharger dans le cerveau de ses sbires. »
M’arrachant au spectacle, je me lève
brusquement.
La nacelle échouée, dans laquelle je nous
imaginais déjà attendre tranquillement
l’arrivée des secours, s’est transformée en
piège.
«  Apo a raison, dis-je. Si on peut les voir,
alors ils peuvent nous voir aussi. Il faut qu’on
s’arrache d’ici, fissa ! »
Les deux autres se lèvent à leur tour. Nous
nous extirpons du panier d’osier pour poser le
pied sur le monticule, haut d’une dizaine de
mètres. Nous amorçons la descente à quatre
pattes, nous aidant de nos mains pour prendre
appui sur les carcasses.
Depuis le ciel, ces dernières paraissaient
toutes indifférenciées, simples pavés de
ferraille empilés les uns sur les autres. Mais à
présent que je les foule, que je les palpe, je me
rends compte qu’elles sont toutes différentes.
Les plus grosses présentent de larges
surfaces blanchâtres sous la lune, dans
lesquelles s’ouvrent parfois des hublots
éventrés, semblables à des yeux de poisson
crevés –  ce sont d’anciens aquabots arrachés
pour toujours à la mer.
Les carcasses de taille intermédiaire
affichent des restes de pare-chocs, éclats de
chrome brillants parmi la tôle luisante et le
caoutchouc mat des pneus – voitures, karts et
autres autobots qui ne rouleront jamais plus.
Quant aux carcasses les plus petites, réduites
à des cubes de moins d’un mètre de côté… les
jeux de pistons affleurant sur les arêtes
ressemblent à des cages thoraciques
compressées, les orbites creuses émergeant çà
et là évoquent irrésistiblement des crânes
aplatis – ainsi finissent les androbots dépassés
ou hors d’usage, dans cette fosse commune à
ciel ouvert.
Je suis soulagée de toucher enfin la terre
ferme, au terme de notre laborieuse descente.
Mais le stress revient aussitôt  : me retournant
vers la mer, je constate que les dériveurs se
sont rapprochés à une vitesse alarmante.
«  Et maintenant  ? demande Apolline, le
souffle court.
—  Maintenant, on trouve une planque où
nous cacher jusqu’à l’arrivée de la cavalerie. »
Je fouille du regard le terrain vague dans
lequel nous avons atterri.
Au pied des piles de carcasses, tout près de
nous, un énorme broyeur est ouvert comme la
mâchoire d’un monstre marin. Plus loin
derrière s’étend le parking que nous avons
survolé en montgolfière, avec ses autobots
bien alignés. Entre les deux se dresse un
bâtiment de béton à un étage, l’architecture
typique des îles Fortunées, agrémenté de
l’immanquable buste de pierre célébrant un
autre pape de la cybernétique.
Pas besoin d’être grand clerc pour deviner
qu’il s’agit de Turing, celui qui a donné son
nom à cette île… une belle tête de premier de
la classe, avec une raie de côté et un regard
rêveur.
«  Peut-être là-bas…, dis-je en désignant le
blockhaus.
— C’est certainement fermé, et on n’a plus
de passe-partout, gémit Apolline.
— Si ! » s’exclame Sinbad.
Il fourre la main dans sa poche et en tire un
objet luisant :
«  Amaury m’a arraché la moitié de mon T-
shirt préféré pendant qu’on se battait, mais
moi je lui ai arraché ça  : la clé dont il s’est
servi pour déverrouiller la médiathèque ! »
Nous nous élançons vers le blockhaus.
Sinbad cherche la serrure, la trouve, y
enfonce fébrilement le passe-partout…
Clic ! la lourde porte s’ouvre.
En l’absence de toute électricité, l’intérieur
est noir comme un four. La lumière de la lune
ne pénètre que sur quelques mètres, dessinant
un carré blafard sur le sol.
«  Vite, referme  derrière nous  à double
tour  ! s’écrie Apolline en se précipitant à
l’intérieur.
—  Pour qu’on se retrouve dans le noir
complet  ? répond Sinbad. Essayons plutôt de
repérer les lieux avec le peu d’éclairage que
nous avons, avant de nous enfermer ici. Les
hommes-machines n’ont pas encore accosté
Turing  : nous avons plusieurs minutes devant
nous… »
J’écarquille les yeux pour qu’ils
s’accoutument plus vite à la pénombre,
comme lorsque j’étais dans l’entrepôt
alimentaire de l’île Jobs. Au lieu d’étagères
chargées de denrées, les murs sont équipés de
crochets auxquels pendent de grandes formes
sombres. L’espace d’un instant, je pense à des
jambons mis à sécher, c’est sans doute la faim
qui me fait délirer…
Apolline pousse un cri perçant, qui me
ramène brutalement à la réalité.
Ce ne sont pas des jambons, mais des
cadavres.
Des dizaines de corps nus accrochés par le
col, tels des pendus sur un gibet.
7.6
VENDREDI 21 AVRIL, 19 H 15

J E SENS MON ESTOMAC VIDE SE


RETOURNER, tandis que jaillit du fond de
ma mémoire le plus terrifiant des contes que
me racontait maman à la lisière de mes nuits
d’enfant.
Barbe-Bleue.
L’homme qui suspendait les dépouilles de
ses femmes dans son cabinet secret.
Derrière moi résonnent les pas précipités
d’Apolline, fuyant ce macabre spectacle.
Sinbad, lui aussi, a instinctivement reculé
jusqu’à la porte  : son ombre allongée se
découpe sur le sol, projetée par le clair de
lune.
« Rox, ne reste pas là ! » m’appelle-t-il.
Je résiste à l’impulsion de tourner à mon
tour les talons pour le rejoindre, et je me force
à rester au milieu du charnier. Cet endroit,
c’est notre unique refuge, le seul où nous
barricader quand arriveront les hommes-
machines.
Je m’avance un peu plus dans le blockhaus.
Mes pupilles, désormais habituées à
l’obscurité, décèlent une espèce de table
d’opération émergeant à demi des ténèbres.
Cette dernière est surmontée de bras
mécaniques munis de scalpels, figés dans les
airs…
« Roxane, je t’en supplie, fais demi-tour… »,
implore Sinbad, venant à moi.
Je lève une main tremblante vers le cadavre
le plus proche, dont le torse et le visage
disparaissent dans l’ombre du plafond.
Mes doigts rencontrent sa main pendant
dans le vide. Elle est flasque et froide,
élastique. Un souvenir me transperce  : celui
de ma mère dans son cercueil ouvert, au
funérarium, à la veille de l’enterrement. Elle
avait les yeux fermés et le bas de son corps
était enveloppé dans un drap, comme si elle
dormait –  mais en réalité, c’était pour cacher
ses jambes broyées dans l’accident. Je me
rappelle avoir touché sa main, à elle aussi,
délicatement posée sur sa poitrine dans une
attitude de recueillement. Le contact était
différent de celui d’aujourd’hui. Moins…
caoutchouteux.
Surmontant ma peur et ma répugnance, je
remonte mes doigts le long du bras nu et je le
serre franchement. La chair se déforme à
peine sous la pression. Il n’y a pas de doute
possible : elle n’est pas humaine.
«  Des androbots…  », je constate, lâchant
brusquement le bras, qui retombe dans le
vide.
Je me retourne face à Sinbad, qui m’a
rejointe, et je répète à pleine voix :
«  Ce ne sont que des androbots et rien de
plus ! »
Là-bas, sur le terrain vague, Apolline se
résout à revenir vers nous.
«  Ce doit être un labo de révision pour les
pantins, un truc comme ça, dis-je en désignant
la table d’opération. On ne craint rien. Ils sont
tous inactivés.
—  Tu es sûre  ? demande l’héritière,
parvenue au pas de la porte.
— Certaine.
— Je serais quand même plus rassurée si on
les décrochait et si on les flanquait dehors,
avant de nous barricader à l’intérieur.
— Je ne crois pas qu’on ait le temps… », dis-
je en jetant un nouveau regard vers la mer.
Mais les dériveurs ne sont pas vraiment plus
proches qu’ils ne l’étaient quelques minutes
plus tôt.
Contre toute attente, ils semblent s’être
dispersés au large de l’île sur laquelle nous
nous trouvons, ballottés par les flots comme
s’ils avaient perdu leur gouvernail.
«  Peut-être que le vent a tourné  ? suggère
Apolline.
—  Non, remarque Sinbad. Regarde tes
cheveux  : ils  volent toujours dans le même
sens. »
Je plisse les yeux pour mieux observer la
trajectoire des dériveurs, moins erratique qu’il
n’y paraît au premier abord. Les zigzags qu’ils
effectuent peuvent donner une impression
confuse, mais en réalité ils gardent tous le
même cap  : ils louvoient lentement vers
l’ouest.
«  Les bateaux n’ont pas été déviés, précise
Sinbad, au contraire, ils remontent le vent.
L’île Turing n’est pas leur destination. »
Apolline secoue la tête en grimaçant.
«  C’est incompréhensible  ! s’exclame-t-elle.
Ils ont bien vu que la montgolfière s’était
échouée ici  ! Où est-ce qu’ils peuvent bien
aller, si ce n’est pas sur Turing  ? OmnIA a
complètement perdu la boule ou quoi ?
—  OmnIA n’a rien à voir avec tout ça  »,
répond une voix surgie du fond du blockhaus.
La découverte des corps suspendus m’avait
filé la nausée  ; la surprise d’entendre cette
voix d’outre-tombe va au-delà du dégoût : elle
me pétrifie littéralement.
«  Qui… qui est là  ? demande Sinbad en
brandissant bravement ses poings devant lui.
— C’est moi. Adam. »
Adam ?
Le robot qui est censé avoir coulé  dans la
baie de l’île Descartes ?….
Oui, ça me revient maintenant, Damien
Prinz m’a dit qu’il avait été repêché, et envoyé
sur Turing pour réparation.
Alors que je me tourne vers l’obscurité, de
là où a jailli la voix, Sinbad me met en garde :
«  Stop, Roxane, c’est un piège  ! Ce que je
craignais est en train d’arriver  : OmnIA
reprend peu à peu contrôle des robots ! »
L’androbot invisible répond d’un ton posé,
l’inflexion sans émotion des machines :
« Négatif : OmnIA n’exerce aucun contrôle
sur moi. Voilà soixante-trois heures et
quarante-sept minutes qu’elle a cessé
d’émettre tout signal électromagnétique,
après avoir désactivé toutes les machines et
verrouillé toutes les issues. J’étais enfermé ici,
dans le noir, jusqu’à ce que vous veniez me
libérer.
—  C’est… c’est du bluff…, balbutie
Apolline. Il ment. Je suis sûre qu’il ment. On
sait bien qu’OmnIA n’est pas en panne, elle,
puisqu’elle tire les ficelles des hommes-
machines ! »
L’héritière recule jusqu’à la porte, tandis
que des bruits de pas s’approchent depuis le
tréfonds du blockhaus.
Adam entre progressivement dans la
lumière pâle, tel un fantôme se matérialisant
dans l’espace.
Il est entièrement nu.
J’ai du mal à croire que c’est la même
créature que j’avais prise pour un animateur
de chair et de sang, la nuit de mon arrivée
dans l’archipel. Ce soir, sa peau parfaitement
glabre, sans aucun poil, évoque davantage le
marbre froid d’une statue. Entre ses jambes, il
n’y a pas de sexe, juste une bosse informe
comme celle d’un mannequin de cire
masculin, mis à nu entre deux habillages de
vitrine. Quant à sa tête, elle est chauve,
dépouillée de la perruque de cheveux blonds
qu’elle arborait jadis. Une douzaine de
petites  vis dessinent un cercle en haut de ce
crâne lisse, tels les stigmates laissés par une
couronne d’épines.
«  Je ne mens pas, dit-il en se figeant à la
lisière du halo lunaire. J’en suis incapable. » Il
lève la main vers sa boîte crânienne, pose son
index sur sa tempe  : «  Le programme logé
dans mon processeur indépendant m’ordonne
de dire la vérité aux humains. »
Sinbad baisse lentement ses poings.
« Son processeur indépendant…, répète-t-il.
Quand Meg nous a présenté Adam et Ève, elle
nous a dit en effet que les androbots+ étaient
équipés d’un certain degré d’indépendance
par rapport aux modèles classiques, afin de
mieux simuler le comportement humain.  » Il
embrasse le blockhaus du regard, ces paires de
jambes nues pendant lugubrement dans le
vide. «  C’est sans doute pour ça qu’Adam est
le seul robot encore en état de marche, parmi
tous ces corps inanimés.
—  Affirmatif, répond l’intéressé. J’ai été
conçu pour continuer à fonctionner sans le
support de la méta-IA.

È
—  Et Ève  ? je demande, réprimant un
frisson.
—  Les circonstances extérieures lui ont été
moins favorables. Après avoir extrait sa boîte
noire, les technibots n’ont pas réussi à la
sauver. L’eau avait infiltré ses circuits trop
profondément. Elle a été envoyée au
recyclage. »
La manière factuelle dont Adam débite
cette séquence sordide a quelque chose de
glaçant, surtout maintenant que nous avons vu
dans la casse ce qu’il restait des squelettes
«  recyclés  »… Mais telle est sa nature de
robot  : comme il l’a reconnu, il est
programmé pour dire la vérité aux humains,
telle qu’elle s’est produite, sans affect et sans
fioriture. Il faut qu’on en profite pour
apprendre tout ce qu’il sait.
Je jette un regard par-dessus mon épaule, en
direction de l’archipel : les voiles blanches ont
atteint une masse sombre s’élevant au-dessus
des flots, coiffée d’un pic architectural. Je
reconnais le profil escarpé de l’île Wiener,
avec la villa tout en haut. Est-ce que ce serait la
mystérieuse destination des hommes-
machines  ? Pourquoi  ? Qui les a envoyés là-
bas ?
«  Adam, tu as dit qu’OmnIA avait cessé
d’émettre à quel moment  ? je lui demande
précipitamment.
—  Le mercredi 19  avril à 3 heures 32 du
matin.
—  La nuit où tout a basculé…  », je
murmure, me rappelant mon réveil comateux
dans la villa de Damien Prinz.
Je tends la main vers la mer, désignant les
dériveurs aux abords de l’île Wiener :
«  Nous sommes les seuls êtres humains de
l’archipel à être encore maîtres de nous-
mêmes, depuis que nous nous sommes
injectés avec de la solution magnétique. Tous
les autres se sont transformés en espèces
d’automates agressifs : des hommes-machines.
On croyait que c’était OmnIA qui les pilotait.
Mais si ce n’est pas elle, alors qui ? »
Le visage de l’androbot+ ressemble plus que
jamais à celui d’une statue énigmatique, la
lumière rasante accentuant les ombres de ses
narines et de ses orbites creuses, au fond
desquelles brillent deux yeux de verre.
«  Un accident dans le protocole CBTP  2.0,
répond-il obscurément. Un aléa qu’aucune
simulation n’avait prévu.
— Un aléa ? Qu’est-ce que tu veux dire par
là ?
—  Mon programme ne contient pas les
termes pour décrire ce phénomène
inattendu. »
Je sens la frustration me gagner :
«  Essaye quand même  ! Décris-nous ce que
tu sais, avec les mots dont tu disposes !
— Dès le lancement du protocole 2.0, dans
la nuit de dimanche à lundi, Ève et moi avons
perçu quelque chose d’anormal. En faisant
notre ronde nocturne près des bungalows, peu
avant l’aube, nous avons enregistré comme un
bruit de fond.
—  Un bruit de fond  ? répète Sinbad en
fronçant les sourcils.
—  Ce sont les mots dont je dispose,
rétorque froidement le robot. Il s’agit d’une
métaphore, pour vous aider à comprendre ce
que vos sens ne peuvent pas percevoir. Il ne
s’agissait pas d’un bruit perceptible par des
oreilles humaines, mais d’une vibration
émanant des bungalows. Une sorte de
bourdonnement local, que nous avons capté
grâce à nos cartes wi-fi. Les stagiaires, en
dormant, émettaient une activité
électromagnétique singulière. »
Apolline se tortille dans l’embrasure de la
porte, sans se résoudre à entrer dans la pièce.
«  Qu’est-ce que c’est que ce charabia New
Age ? dit-elle. On croirait entendre Suzie, avec
ses délires sur les projections astrales et les
chakras  ! Que les cerveaux humains
produisent des ondes cérébrales, je veux bien.
Mais ils ne peuvent pas émettre des ondes wi-
fi, que je sache !
— Si, ils le peuvent, affirme Adam d’un ton
sans réplique. Lorsqu’ils sont équipés de
neurobots. C’est même le principe de la
programmation neuronale 2.0  : un échange
continu d’informations entre l’antenne
omnidirectionnelle et les cerveaux des
participants. Mais le signal électromagnétique
qui nous a interpellés cette nuit-là, Ève et moi,
ne remontait pas vers Lovelace  : il restait sur
place, à Descartes, s’accumulant au-dessus des
bungalows en circuit fermé, comme si les
cerveaux communiquaient directement entre eux. »
Une bourrasque venue de l’océan, plus
forte que les autres, s’engouffre dans le
blockhaus. Les grappes de corps suspendus se
mettent à danser comme des guirlandes
mortuaires, s’entrechoquent les uns avec les
autres en émettant des craquements sinistres.
«  Nous nous sommes dirigés vers les
bungalows pour tenter de comprendre ce qui
se passait, reprend Adam. Plus nous nous
approchions, plus la perturbation était forte.
Lorsque nous avons compris qu’elle tentait de
prendre le contrôle de nos processeurs, nous
avons voulu faire marche arrière et alerter
OmnIA. Mais il était trop tard. L’émanation
électromagnétique générée par les stagiaires
endormis était trop puissante. Elle a –
  comment dire… – envahi nos capteurs
sensoriels et nos circuits. »
Adam n’exprime aucune peur en
prononçant ces paroles, il en est bien sûr
incapable. Ce qui le fait balbutier, c’est la
difficulté de s’exprimer. Sa langue de silicone
bute contre son palais de plastique, dans une
tentative de traduire son expérience de cette
nuit fatidique, avec des termes qui soient
compréhensibles au commun des mortels.
« C’était comme si… comme si…, murmure-
t-il, cherchant ses mots.
— … comme si vous vous enfonciez dans un
nuage de plus en plus épais, de plus en plus
noir  », je complète, repensant aux horribles
sensations que j’ai moi-même éprouvées dans
la villa de Damien Prinz.
Adam semble réfléchir quelques instants,
mais je sais que ce n’est qu’une illusion  : en
réalité, son programme tourne sous sa boîte
crânienne au couvercle fermé par des vis, pour
donner un sens intelligible aux données
stockées dans sa mémoire.
«  Un nuage noir, oui…, finit-il par
murmurer. Voilà une nouvelle métaphore
valable. C’est comme si les cerveaux des
stagiaires s’étaient transformés en processeurs
organiques, pour développer un nuage
informatique d’un genre inconnu,
impénétrable. »
Apolline s’agite à nouveau, de plus en plus
mal à l’aise.
«  Je ne comprends pas comment c’est
possible, proteste-t-elle. Damien Prinz nous
avait assuré que le protocole 2.0 avait été testé
en long, en large et en travers, avant de le
lancer pendant ce stage. Il nous avait juré que
c’était sans danger !
—  Les études préalables sur cette méthode
révolutionnaire n’ont en effet décelé aucun
effet secondaire, confirme Adam. Mais de
telles études ont toutes été conduites sur des
sujets isolés. Lors du stage, pour la première
fois, des dizaines d’êtres humains ont subi le
protocole  2.0 en même temps et dans un
même lieu. Des liens wi-fi inattendus semblent
s’être tissés entre leurs cerveaux, si proches les
uns des autres pendant la nuit. Leurs
neurobots, désormais capables d’émettre un
signal ascendant, se sont mis à communiquer
entre eux. Ils ont donné naissance à un
monstre. »
Un monstre…
Ce mot, évoquant les contes, les légendes et
les terreurs enfantines, semble incongru dans
la bouche d’un robot ignorant les cauchemars.
« En fait, ce que tu nous expliques, c’est que
les cerveaux des stagiaires ont formé leur
propre cloud, résume Sinbad en sortant son
minipad de sa poche pour y prendre des
notes.
—  Affirmatif, dit Adam. Un dark cloud
opaque et mystérieux, indépendant du cloud
lumineux et bien organisé qui régit
l’ensemble des îles Fortunées à partir des
serveurs de l’île Lovelace. Lorsque Ève et moi
nous sommes approchés des bungalows, nous
avons basculé de l’un à l’autre. Nous avons
quitté le champ d’émission d’OmnIA, sans
pouvoir l’alerter que quelque chose n’allait
pas. Et nous sommes passés sous l’emprise de
ce dark cloud.
— Tu veux dire que c’est lui, le dark cloud,
qui vous a demandé d’aller repêcher la
montre de Greg  ? demande Sinbad, tout en
griffonnant sur son minipad à la pointe de son
stylet.
—  Affirmatif, confirme une nouvelle fois
l’androbot+. Il y avait au fond de ce nuage
électromagnétique sauvage une volonté toute-
puissante, une injonction si forte qu’elle a
réalisé l’impossible : elle a outrepassé la clause
de propriété Noosynth. Elle nous a forcés à
exécuter l’ordre qui nous avait été donné
précédemment par Grégoire, et que j’avais
refusé dans un premier temps pour préserver
mon intégrité physique. »
Les bandes vidéo retrouvées dans les boîtes
noires des deux androbots+ me reviennent en
mémoire. Leurs gestes mécaniques et leurs
visages figés… c’étaient les derniers moments
de deux condamnés conduits à la mort.
«  Damien Prinz pensait que vous aviez pris
la décision de vous mettre à l’eau de votre
propre chef, dis-je. Mais la vérité, c’est que
vous étiez téléguidés par le dark cloud pour
aller vous noyer dans la mer. Vous étiez les
seuls témoins de son existence, c’est pourquoi
il vous a fait disparaître. Tout le monde a cru à
un accident, à commencer par Damien
Prinz… et par OmnIA elle-même. »
Je déglutis, m’efforçant de dérouler
jusqu’au bout le fil de mon raisonnement :
« Le dark cloud a continué de se renforcer,
nuit après nuit, pendant le sommeil des
stagiaires. C’est pour ça qu’ils avaient de plus
en plus de mal à se lever. Jusqu’à la nuit du
mardi, où tout le personnel de l’archipel a été
soumis à son tour au protocole 2.0. J’ai failli
être engloutie moi aussi, juste avant que je ne
m’administre la solution magnétique… »
Tous les poils de mon corps se hérissent,
tandis que je repense à la sensation atroce de
l’injection, cette impression de centaines de
voix criant en moi –  celles de tous les
malheureux phagocytés par le système !
« Le dark cloud s’est développé comme une
tumeur dans un organisme, je murmure,
horrifiée. Et, comme une tumeur, il a
métastasé sans que personne se doute de rien,
jusqu’à ce qu’il soit trop tard… Pourquoi  ?
Quelle est sa vraie nature  ? Quelles sont ses
intentions ? »
Adam secoue la tête :
«  Je l’ignorais alors, et je l’ignore
maintenant. Mon processeur s’est désactivé
après mon immersion, pour ne se remettre en
marche que dans la nuit du mercredi 19 avril,
à 3  heures  32 du matin. Je me suis réveillé
dans cet atelier, allongé sur cette table de
réparation, aux mains des technibots. La
première chose que j’ai faite, c’est d’envoyer
un signal wi-fi à OmnIA pour l’avertir du
danger. À partir de cet instant, tout s’est
enchaîné en quelques secondes.
«  À 3  heures  32  minutes et 15  secondes,
OmnIA a pris conscience de l’existence du
dark cloud et a aussitôt cessé la
programmation neuronale. Mais il était trop
tard : plus de deux cents cerveaux étaient déjà
interconnectés les uns aux autres, alimentés
par leur propre électricité biologique.

À
«  À 3  heures  32  minutes et 27  secondes, le
dark cloud, se sachant découvert, a tenté une
attaque coordonnée. Un signal massif, généré
par l’ensemble des cerveaux de l’île Descartes
et de l’île Jobs, et relayé par les neurobots, est
remonté jusqu’à l’antenne omnidirectionnelle
pour prendre le contrôle du data center.
«  À 3  heures  32  minutes et 33  secondes,
juste avant d’être submergée, OmnIA a
déclenché un lockdown. C’est le nom de la
procédure d’urgence, quand une méta-IA est
menacée par un risque informatique majeur :
elle verrouille automatiquement l’ensemble
de son système et le met hors de tension. »
Adam a parlé d’une traite, sans s’arrêter, lui
qui n’a pas besoin de reprendre son souffle.
Le mien reste bloqué dans ma poitrine, coupé
par le récit de cette guerre éclair où le sort des
îles Fortunées s’est joué en quelques secondes.
« C’est ainsi que toutes les machines se sont
éteintes, sauf moi, grâce à mon processeur
indépendant, reprend Adam. Comme je vous
l’expliquais, ce dernier me permet de
continuer à opérer même en l’absence de
signal de la  part d’OmnIA, et de prendre
certaines décisions. La première, à
3  heures  32  minutes et 35  secondes, a été de
détruire ma carte wi-fi de manière définitive,
pour être sûr que le dark cloud ne puisse
prendre à nouveau le contrôle de mon
processeur.
— Détruire ? répète Apolline.
— Vous, vous vous êtes injecté de la solution
magnétique pour neutraliser vos neurobots.
Moi, j’ai pratiqué une trépanation sur mon
propre crâne, à l’aide d’un scalpel. »
Il se tourne de trois quarts.
Un trou noir bée dans sa nuque, à travers
lequel pendent des bouts de fils pareils à des
nerfs sectionnés.
«  J’avais tort de penser qu’OmnIA avait
atteint la singularité…, murmure Sinbad, le
front contracté. Elle ne s’est pas rebellée  : au
contraire, elle s’est protégée. Ce n’est pas elle
qui contrôle les hommes-machines. C’est le
dark cloud. »
Une nouvelle bourrasque déferle depuis
l’océan, déclenchant un tintement métallique
dans le tréfonds de la casse –  sans doute une
vieille portière mal fermée, ou un bout de
pare-chocs cognant contre une carlingue.
«  Qu’est-ce que ce qui peut bien se cacher
au fond du dark cloud ? je pense à voix haute.
—  Adam l’a dit  : un monstre  !  » assène
Apolline.
Je rumine quelques instants cette
description évidente, mais qui, en réalité, ne
répond pas vraiment à ma question. Monstre :
décidément, ce mot me gêne. C’est un moyen
trop facile de désigner l’inconnu, quand on
n’a pas les moyens de le comprendre…
«  Peut-être que les esprits des humains
rattachés au protocole 2.0 ont fusionné, pour
donner naissance à une entité différente de
leur simple somme…, suggère Sinbad. Un peu
comme la créature de Frankenstein. »
Ce n’est pas la première fois qu’il évoque
Frankenstein en ma présence. Dans la
médiathèque, déjà, il nous avait mis en garde,
Faune et moi. Il nous avait expliqué que le
syndrome de Frankenstein désigne les
créatures échappant à leur créateur… tout
comme la programmation neuronale a
échappé à Damien Prinz.
«  La créature de Frankenstein est un
hybride fabriqué avec des bouts de corps
cousus, explique Sinbad. Un être formé de
tant de fragments qu’il ne sait plus qui il est, et
qui se venge en détruisant tout autour de lui.
De la même manière, le dark cloud semble
composé de cerveaux amalgamés, fondus les
uns dans les autres. »
À ces mots, il tourne vers nous l’écran de
son minipad, où s’affichent les notes qu’il a
prises pendant la discussion, pour essayer de
mieux comprendre ce qui touche aux confins
de la raison.
Sinbad détache son regard du minipad et le
dirige vers la mer, où les voiles ont quitté
Wiener pour continuer de tracer vers l’ouest.
« Pendant des heures, les hommes-machines
nous ont assiégés…, murmure-t-il. Nous
capturer  : ça semblait être leur unique
obsession. Et puis tout d’un coup, ils
abandonnent notre poursuite et changent de
cap. Pourquoi ? »
Dans le clair de lune, son visage paraît
soudain aussi grave et figé que celui du robot
qui lui fait face.
Celui d’Apolline, en revanche, est agité de
tics nerveux.
«  Ce truc, là, le lockdown, est-ce que c’est
vraiment sûr à 100 % ? demande-t-elle. Je veux
dire, est-ce que le dark cloud ne risque pas de
réveiller les robots qui dorment ?
—  Impossible, affirme Adam. Tant que le
data center demeurera éteint, les machines
qui en dépendent le seront aussi. »
À peine a-t-il prononcé ces mots que la
déchirure dans le ciel s’élargit. Une pluie de
rayons tombe sur la mer, illuminant l’île
Wiener avec sa villa blanche, traçant un
chemin de lumière jusqu’aux extrémités
occidentales de l’archipel… jusqu’à la
lointaine île Lovelace. Elle s’étend là-bas,
surmontée de l’antenne omnidirectionnelle.
Cette dernière m’évoque une nouvelle image
surgie d’un conte  : l’aiguille du rouet où,
jadis, la Belle au bois dormant s’est piqué la
main… La source d’une malédiction capable
de plonger un château entier dans un
sommeil ressemblant à la mort…
«  Le data center  ! je m’écrie, soudain
frappée par l’évidence. C’est vers lui que
voguent les dériveurs, j’en suis sûre ! »
Mon cœur se met à battre à tout rompre, les
mots se bousculent sur mes lèvres :
«  Depuis le sommet de la médiathèque, les
hommes-machines nous ont certainement vus
alerter le chalutier. Peut-être même qu’ils ont
capté notre message en morse. Nous ne
sommes clairement plus la priorité du dark
cloud. C’est le cœur même des îles Fortunées
qu’il convoite désormais  !  » Je me tourne
vivement vers Adam : « Tu viens de nous dire
que le lockdown était garanti par la mise hors
de tension du data center. Est-ce que les
hommes-machines ont un moyen de le
redémarrer ? »
Je souhaiterais de tout cœur que
l’androbot+ démente, qu’il me dise que le
data center est définitivement hors d’usage.
« Négatif, les hommes-machines ne peuvent
pas annuler le lockdown », commence Adam.
Sa voix cybernétique, d’habitude si sûre d’elle,
me semble hésitante, et même marquée par
une sorte de trouble. « Une seule personne au
monde a le pouvoir de rebooter le data
center… Une seule empreinte digitale est
capable d’ouvrir le verrou de la crypte où les
serveurs sont logés, dans le sous-sol de l’île
Lovelace…
—  Laisse-moi deviner  : l’empreinte de la
main qui t’a créé ? » je balbutie.
Adam hoche gravement la tête, confirmant
mes pires craintes :
« Affirmatif. »
Je pivote vers les deux autres, m’efforçant
de maîtriser ma voix tremblante pour leur
expliquer mon raisonnement :
«  Voilà pourquoi les dériveurs sont passés
par Wiener.  Pour faire monter Prinz à bord.
Dans quelques minutes, ils atteindront
Lovelace. Damien –  ou plutôt, ce qu’il est
devenu – rebootera le data center. Alors, plus
rien n’empêchera le dark cloud de prendre
possession de tous les robots de l’archipel ! »
Bouleversée par les implications de ma
théorie, je me retiens au mur de l’atelier. Mon
regard balaye les androbots inanimés
suspendus au plafond  ; survole la casse
hérissée de grues gigantesques et de broyeurs
capables de tout réduire en miettes  ; se pose
enfin sur les dizaines d’autobots garés dans le
vaste parking de l’île Turing, telle une armée
de tanks en ordre de bataille.
«  La mission de secours va tourner au
massacre…, murmure Sinbad.
— Et nous, on sera les premières victimes !
renchérit Apolline en lorgnant l’horizon.
Regardez  : le vent a beau être contraire, les
dériveurs ont déjà parcouru les deux tiers de
la distance jusqu’à Lovelace. On est faits
comme des rats ! »
Je sens la panique me gagner à mon tour.
L’horizon est bouché de toutes parts. L’issue
est inéluctable. Sur ce coup-là, Apolline a
raison : on est vraiment faits comme des rats.
« Il y a peut-être une solution », dit soudain
Adam.
Tous les regards se tournent vers lui.
«  Apolline, d’après le fichier des stagiaires
chargé dans ma mémoire, tu es détentrice
d’un permis bateau – n’est-ce pas ? demande-t-
il.
—  Je ne vois pas le rapport…, commence
l’héritière.
À
—  À bord d’un yacht, nous avons une
chance d’arriver à Lovelace avant les hommes-
machines. Là-bas, nous pourrons détruire
l’antenne omnidirectionnelle. Sans elle, le
data center ne servira à rien : il ne pourra pas
diffuser la commande remettant les machines
sous tension. Même si la créature qu’est
devenu Damien Prinz accède à la crypte, elle
sera incapable de réactiver les robots de
l’archipel. »
Apolline laisse échapper un long
gémissement, entre désespoir et frustration :
«  T’as pété un fusible, ou quoi  ? À moins
que tu aies lobotomisé ton processeur, en
visant mal avec ton scalpel… Comment est-ce
que tu veux qu’on détruise cette antenne  :
avec nos petites mains ? »
Les sarcasmes désespérés d’Apolline
n’atteignent pas Adam. Imperturbable, il
déroule le plan surgi de ses méninges
synthétiques :
«  La réserve de cet atelier contient des
bâtons de dynamite, prévus pour démanteler
les épaves les plus volumineuses. Si nous en
prenons une quantité suffisante avec nous,
cela devrait suffire à faire sauter l’antenne.
—  Et le yacht  ? renchérit Apolline. On est
censés ramer  ? Tu viens de nous dire que
toutes les machines de l’archipel étaient hors
d’usage à cause du lockdown !
—  J’ai dit qu’elles ne pouvaient pas être
activées par wi-fi, en effet. Mais les normes de
sécurité exigent qu’un minimum de véhicules
puissent être démarrés manuellement… » Il se
tourne vers Sinbad, désignant le passe-partout
que ce dernier serre toujours dans sa main
« … grâce à ça. »
7.7
VENDREDI 21 AVRIL, 19 H 45

« Ç A MARCHE  ?  » DEMANDE


ANXIEUSEMENT SINBAD, tandis
qu’Apolline introduit le passe-partout dans le
contact du tableau de bord.
Nous sommes montés dans l’un des plus
petits aquabots mouillant dans la baie –  l’un
des seuls aussi à être munis d’un volant
permettant d’en prendre le contrôle manuel.
«  Attends, je réessaye…  », répond Apolline
en donnant un nouveau coup de poignet, qui
fait tinter ses bracelets en or.
Le tableau de bord s’illumine, projetant un
halo fluorescent sur les visages de mes
coéquipiers.
« Yes ! s’écrie Sinbad.
—  Ce n’est pas exactement la même
configuration que dans le yacht de papa, mais
je devrais pouvoir me débrouiller », murmure
Apolline en prenant les commandes en main.
Elle appuie sur un bouton activant un
ventilateur, débloque le volant, allume le
moteur, embraye la marche arrière.
La proue du yacht se tourne vers le large,
vers les voiles des dériveurs et, au-delà, vers
l’antenne rutilante : notre destination.
La navigatrice jette un coup d’œil derrière
elle, en direction d’Adam. Ce dernier est assis
sur la banquette à l’arrière du yacht, à côté de
la caisse d’explosifs que nous avons trouvée
dans la réserve de l’atelier. Il a commencé à
lier les bâtons de dynamite les uns aux autres
avec du câble électrique qu’il sectionne à
l’aide d’une pince.
«  Ça ne risque pas de péter, si le bateau
secoue un peu ? demande Apolline.
—  Négatif, répond l’androbot+. La
dynamite est une substance très stable –  il
désigne un petit boîtier noir muni d’un
bouton protégé par un capot, relié au
chapelet d’explosifs  – tant que nous
n’actionnons pas le détonateur, nous ne
craignons rien.
—  Alors accrochez-vous, ça va remuer plus
qu’en dériveur : je vous avais prévenus que je
suis une accro de la vitesse ! » avertit Apolline
en appuyant sur l’accélérateur.
Le moteur rugit.
La proue s’élève.
Le bateau s’élance, droit vers l’horizon.
La puissance de l’accélération me projette
en arrière et mes omoplates percutent la
poitrine de Sinbad. Par réflexe, il pose ses
mains sur ma taille pour m’aider à me
redresser ; par respect, il les retire aussitôt.
Mais je rattrape son poignet dans mon dos,
pour le retenir.
Il repose ses mains sur mes hanches, sans
que nos yeux se rencontrent, sans que nos
bouches articulent la moindre parole. Le
souffle doux de sa respiration sur ma nuque
vaut tous les discours. Le battement de son
cœur contre le mien est plus éloquent que
toutes les déclarations. Sinbad, que j’avais
traité de no-life, ne m’a jamais semblé si
vibrant de vie – ce soir, c’est tout son corps qui
me parle. Quant à moi, qui pendant des
années me suis acharnée à débrancher mon
cerveau, j’ai l’impression qu’aux îles
Fortunées j’ai recommencé à penser –  que je
suis redevenue moi-même.
Nous restons ainsi pendant un long
moment, soudés l’un à l’autre, synthèse de
contraires qui se complètent enfin, après
s’être longtemps opposés.
À travers le pare-brise, le profil de l’île
Wiener remplit peu à peu toute la perspective.
Dans la lumière diaphane de la lune, je
reconnais le petit embarcadère par lequel je
suis arrivée trois jours plus tôt pour mon dîner
avec Damien. La volée de marches creusée
dans le flanc de la falaise ressemble à une
longue balafre, qu’aucune torche n’éclaire
plus. Les fenêtres de la villa, au sommet, sont
toutes éteintes.
Continuant de fendre les eaux, le yacht
contourne l’ombre noire de Wiener.
Les voiles blanches des dériveurs
réapparaissent  : elles ne sont plus qu’à
quelques centaines de mètres de nous à
présent, zigzagant pour remonter le vent.
Plusieurs faces blanches comme des spectres
se tournent dans notre direction, comme pour
mieux jauger notre avancée. Derrière ces yeux
vides, une créature d’un genre radicalement
nouveau nous observe…
«  Dans tes films, qu’est-ce que veut la
créature de Frankenstein  ? je demande
doucement.
—  Ça dépend des scénarios, chuchote la
voix de Sinbad contre mon oreille. Souvent,
elle s’acharne à tout détruire. Mais parfois…
elle veut juste être aimée. »
Apolline tourne la tête dans notre
direction ; nous nous détachons pudiquement
l’un de l’autre, mais dans mon dos nos doigts
refusent de se détacher.
«  Regardez ce qui arrive de ce côté-là  !  »
lance-t-elle en pointant son index en direction
du sud-ouest.
Tout là-bas, deux autres yachts viennent de
quitter Jobs, fendant les flots à toute vitesse en
direction de Lovelace.
« Ce doivent être d’autres aquabots équipés
de commandes manuelles, pilotés par des
résidents de Jobs changés en hommes-
machines, suppose Sinbad. Le dark cloud
lance toutes ses troupes pour nous arrêter.
—  Pas question de nous faire doubler  !  »
s’exclame Apolline en poussant l’accélérateur
à fond.
Notre embarcation bondit au-dessus de la
crête des vagues.

À
À chaque cahot, la navigatrice décolle du
plancher, ses longs cheveux fouettant les airs ;
mais elle tient bon, le regard rivé à son
objectif sans ciller, révélant une personne
complètement différente de la fille capricieuse
et inconstante que je croyais connaître  : une
combattante prête à tout pour s’en tirer et
aussi, je crois, pour sauver sa meute.
Bientôt, nous rejoignons la flotte des
dériveurs, luttant contre un vent contraire de
plus en plus puissant. Les voiles, bordées au
maximum pour diminuer la prise aux
violentes bourrasques, vibrent comme les ailes
de gigantesques papillons de nuit. Les visages
des passagers sont si proches à présent que je
distingue parfaitement leurs traits. Steeven et
Doc Fred… Claudio et Stéphane… Max et
Baz… Suzie et Victoire… Perle et Amaury…
En quelques secondes, le yacht remonte
ainsi l’ensemble de la flotte.
«  Regardez, c’est Faune  ! s’écrie Apolline.
Ils ont déjà eu le temps de le transformer en
homme-machine, les salauds ! »
En effet, la tignasse rousse de l’Affranchi
ressort dans la pénombre, à côté de Lorenzo
qui tient la barre de leur petite embarcation.
J’appelle à pleins poumons :
« Faune ! Lorenzo ! »
Aucun des deux ne me répond.
Ils continuent de fixer l’horizon, de profil,
chacun exhibant sur son cou un point
d’injection sanglant comme la morsure d’un
vampire.
Mon cri meurt dans ma gorge, tandis que
nous dépassons le bateau de tête  : Damien le
partage avec Meg. La chemise blanche de
l’entrepreneur se gonfle dans son dos, lui
donnant une silhouette difforme de bossu. Les
cheveux violacés de la coach cinglent au vent
tels ceux d’une harpie. Toute leur attention
est tendue vers leur destination.
Je détourne à mon tour mon regard de la
flotte, pour le reporter sur Lovelace.
Cette dernière grossit à vue d’œil sous le
clair de lune. Comme chacune des îles de
l’archipel, elle a sa physionomie propre,
unique. Deux pans à angle droit forment un L
gigantesque au coin duquel se dresse
l’antenne omnidirectionnelle. Ici, pas de
routes, de parkings ou d’habitations.
L’ensemble du territoire se résume à une
étendue de béton aux bords plantés de
pylônes d’éclairage, tous éteints. Je frissonne
en songeant que sous cette immense dalle,
pareille au couvercle fermant un tombeau, se
trouve la crypte fortifiée où sommeille le data
center. Les silhouettes immobiles qui se
dessinent au pied des pylônes me font frémir
encore davantage  : ces gros corps hérissés de
longues pattes pointues ressemblent à des
insectes morts, figés par l’hiver.
«  Des arachnobots…, je murmure,
reconnaissant la forme des robots de l’armée
décrits par Faune, ceux qui patrouillent aux
abords de la Zone franche.
— Affirmatif, confirme Adam. La protection
du data center est confiée aux robots guerriers
les plus sophistiqués. Mais tant qu’ils restent
désactivés, ils sont parfaitement inoffensifs. »
Tant qu’ils restent désactivés, oui… mais
pour combien de temps encore ?
«  On va bientôt arriver, dis-je, sentant
l’adrénaline monter en moi. Voilà ce que je
propose : Apolline nous dépose sur la rive sud,
à la pointe du L, pour qu’on aille faire sauter
l’antenne ; puis on court rejoindre le yacht sur
la rive nord, au creux du L, et on s’arrache
aussitôt. Ça vous va ? »
Les autres acquiescent.
Je jette un dernier coup d’œil par-dessus
mon épaule, tentant d’évaluer l’avance que
nous avons sur les dériveurs d’une part, et sur
les yachts venus de l’île Jobs d’autre part.
Cinq minutes ? six peut-être ? Est-ce que ce
sera suffisant ? bah, on n’a pas le choix.
« Maintenant ! » crie Apolline en décélérant
brusquement.
Elle donne un coup de volant, et le yacht
pivote pour venir se coller à l’embarcadère. Je
bondis par-dessus la rampe, tandis que Sinbad
et Adam transbordent la caisse de dynamite
sur le sol de béton.
À peine avons-nous tous les trois posé pied à
terre que le yacht redémarre dans un
bouillonnement d’écume.
«  Grouillez-vous  ! hurle Apolline. Je vous
attends de l’autre côté ! »
Dépassant les silhouettes insectoïdes des
arachnobots immobiles, nous nous élançons
vers l’antenne droit devant nous.
La dalle se déroule sous nos pieds,
monotone.
Nous ne rencontrons qu’un seul accroc
dans cette chape parfaitement lisse, à mi-
chemin entre la rive et l’antenne  : un
rectangle d’acier découpé dans le béton,
pareil à la porte close d’un caveau. Je devine
qu’il s’agit de l’entrée menant à la crypte
fortifiée, la seule issue au data center,
condamnée lorsque OmnIA a déclenché le
lockdown. Derrière se dresse un buste de
femme aux cheveux garnis de fleurs
pétrifiées  : Ada Lovelace, la lointaine
précurseuse de l’informatique, la prophétesse
qui avait prédit qu’aucune machine ne serait
jamais capable de penser par elle-même.
L’espace d’un instant, mon regard croise ses
yeux de marbre, sans iris ni pupille.
Mais je ne m’arrête guère  ; je ne me
retourne pas davantage pour voir où en sont
nos poursuivants.
Il n’y a qu’une seule chose qui compte, un
unique objectif : l’antenne.
Flap ! flap ! flap !
Mon cœur bat à tout rompre dans mes
tempes.
Flap ! flap ! flap !
Mes semelles frappent le béton en cadence.
Flap ! flap ! flap !
Mes semelles, vraiment ?
Je lève les yeux en l’air  : des formes noires
se découpent contre la lune.
Ce sont des hélicoptères, dont les pales
battent les airs à un rythme assourdissant :
Flap ! flap ! flap !
Seraient-ce déjà les secours ?
Avant que je puisse réaliser ce qui est en
train de se passer, un projecteur éblouissant
s’allume  ; puis un large filet tombe du ciel et
s’abat sur nous trois, nous plaquant au sol.
Une voix tonitruante s’élève par-dessus le
fracas des rotors, amplifiée par un
mégaphone :
«  N’opposez aucune résistance  ! Vous êtes
désormais prisonniers du mouvement
humaniciste ! »
7.8
VENDREDI 21 AVRIL, 20 H 12

J E ME DÉBATS COMME UNE FOLLE,


essayant de déchirer le filet avec mes mains,
avec mes pieds, avec mes dents.
Mais plus je m’agite, plus les mailles resserrent
sur moi, sur nous.
Entre les larmes de frustration qui
m’embuent les yeux, je peux voir les faisceaux
des hélicoptères balayer la dalle de béton,
jusqu’au sud où les dériveurs viennent
d’accoster.
«  Message aux passagers des aquabots  !
tonne le mégaphone, dans un anglais
grésillant. Mettez tranquillement le pied à
terre, allongez-vous sur le sol, et aucune
violence ne vous sera faite  ! Je répète  :
allongez-vous sur le sol ! »
Loin de s’exécuter, les hommes-machines se
dispersent en tous sens depuis l’embarcadère,
affolant les projecteurs aériens qui tentent de
les cerner. C’est une diversion, bien entendu,
pour laisser le temps à Damien Prinz de
pénétrer dans le data center – la joue écrasée
contre le béton, je peux voir sa chemise
blanche fuser entre les filets qui tombent du
ciel, jusqu’à l’entrée de la crypte fortifiée.
«  Non  !  », je hurle au moment où il
s’agenouille devant la statue d’Ada Lovelace,
imprimant ses empreintes digitales sur le
capteur scellé dans la porte d’acier blindé.
Le rugissement assourdissant des rotors
étouffe mon cri, à mesure que les hélicoptères
se posent un à un.
Les rafales soulevées par les pales
m’aveuglent, me forcent à fermer les yeux.
Lorsque je les rouvre, Damien Prinz a
disparu dans la crypte et la porte blindée s’est
refermée derrière lui.
La rotation des pales ralentit peu à peu, me
laissant assourdie et pantelante. Des
silhouettes sautent depuis les hélicoptères
désormais tous au sol, se découpant dans le
contre-jour des projecteurs.
Une paire de rangers s’arrête à quelques pas
de mon visage.
Je lève les yeux, clignant des paupières pour
mieux voir.
Un homme en treillis camouflage, le visage
dur, se tient au-dessus de moi.
«  Tiens, tiens, on dirait des stagiaires
Science Infuse…, marmonne-t-il d’une voix
rauque et pleine de mépris.
—  Je vous en supplie, libérez-nous  ! je
m’exclame en anglais, cette langue que je
maîtrise désormais parfaitement. Ce n’est
qu’une question de minutes avant que le data
center redémarre ! »
Mais l’homme se contente de sourire,
comme s’il avait devant lui tout le temps du
monde.
« Ah ouais ? me lance-t-il avec nonchalance.
Je n’y crois pas un instant. Ça fait des heures
qu’on a remarqué l’arrêt du champ de force
généré par la digue. On hésitait à passer à
l’action, jusqu’à ce qu’on reçoive un message
en morse, nous confirmant que le système
central déconnait.
— C’est nous qui avons envoyé ce message !
s’écrie Sinbad. Pour vous dire qu’il y avait
danger et qu’il fallait prévenir les secours ! »
L’homme émet un ricanement guttural :
«  Danger  ? Vous nous avez codé qu’une IA
rebelle avait soi-disant pris le contrôle, mais ça
ne ressemble pas vraiment à ça… » Du bout de
sa mitrailleuse, il embrasse l’ensemble de l’île
plongée dans la pénombre, tout éclairage
éteint. «  On dirait plutôt une bonne vieille
panne générale, qui vous a fait flipper comme
des bleus. Où sont vos tuteurs  ? En train de
réparer ce bordel  ? En nous alertant à leur
insu, vous nous avez offert l’aubaine que nous
attendions depuis des lustres  : l’occasion de
prendre enfin notre revanche sur Noosynth ! »
Je sens ma gorge se serrer, comme si une
main invisible me compressait le larynx.
«  Est-ce que vous avez alerté l’armée,
comme on vous l’a demandé  ?  » je demande
d’une voix tremblante.
Le gars s’esclaffe franchement, déclenchant
l’hilarité de ses sbires.
«  L’armée  ? parvient-il à articuler entre
deux hoquets de rire. Et puis quoi encore ? La
seule armée qui vaille, c’est la nôtre : celle de
la cause humaniciste.  » Il bombe le torse  :
«  Moi, Orson, capitaine du Human Warrior, je
vous déclare prisonniers du mouvement
humaniciste, section floridienne. Nous
comptons bien repartir avec un maximum
d’otages de Noosynth, pour montrer au
monde entier que cette arrogante corporation
n’est pas invincible. Sans compter les millions
de dollars que nous exigerons pour la
libération des otages. Ce jour marque une
grande victoire pour les défenseurs de
l’humanité ! »
En signe de triomphe, le capitaine beugle le
slogan des humanicistes :
« L’homme au centre de tout !
—  L’homme au centre de tout  !  »
reprennent en chœur ses acolytes, brandissant
leurs mitrailleuses au-dessus de leurs têtes.
En un éclair, je comprends l’effroyable
méprise. Les militants n’ont pas cru un mot de
notre message en morse. Ils sont persuadés
que, dans notre panique, nous avons
interprété une simple panne comme une
rébellion des IA de l’archipel. Les renforts
n’arriveront jamais, pour une simple et bonne
raison  : l’alerte n’a jamais été donnée.
Personne du monde extérieur ne sait ce qui
est en train de se passer en ce moment dans
l’archipel.
Pas le temps d’expliquer aux militants
l’existence du dark cloud, ou de leur dire que
je suis une boursière dont ils ne tireront pas
un kopek. La seule, l’unique urgence, c’est
qu’ils détruisent l’antenne omnidirectionnelle
tant qu’il en est encore temps.
« Prenez-nous en otage si vous voulez, mais
par pitié, écoutez-nous  !  » je m’écrie, tirant
tellement fort sur le filet que les mailles
s’impriment dans mes chairs.
Je tends le menton en direction de la caisse
de bâtons de dynamite, renversée sur le sol à
quelques mètres de l’endroit où nous sommes
tombés.
« Prenez ces explosifs et allez faire exploser
l’antenne ! »
Le chef des insurgés hausse les épaules :
« Pourquoi l’antenne ? Quitte à faire sauter
un truc avant de repartir, je préférerais
quelque chose de plus symbolique de
l’oppression robotique…  » Son regard erre
sur le plateau, au-dessus des hommes-
machines empêtrés dans des filets, jusqu’aux
silhouettes baroques des arachnobots se
dressant en bordure de l’île. « … Comme ces
horreurs, là-bas.  Ouais, ce serait une belle
action coup-de-poing. »
Déjà, ses hommes ramassent les chapelets
d’explosifs et se dirigent vers la rangée
d’arachonobots la plus proche.
«  Vous ne comprenez pas  ! s’écrie Sinbad,
pointant son doigt entre les mailles pour
désigner la statue d’Ada Lovelace. Damien
Prinz est dans la crypte en ce moment même,
en train de réactiver le data center – quand il
aura fini, l’antenne omnidirectionnelle
réveillera toutes les machines pour les intégrer
à… à… » Ses mots butent, comment expliquer
la nature du dark cloud à ceux qui ne s’y sont
pas frottés  ? «  … à l’abomination contre
laquelle nous avons essayé de vous mettre en
garde ! »
Les militants portant la caisse de dynamite
se figent, saisis par le doute.
Mais le capitaine Orson, lui, n’en démord
pas, obnubilé par l’idée fixe qu’il est en train
d’écrire une brillante page de l’histoire
humaniciste.
« Vous entendez ça, vous autres ? vocifère-t-
il. Prinz s’est enfermé là-dessous, comme une
taupe dans son terrier ! »
Il crache sur le sol de béton.
«  Ou comme Hitler dans son bunker…,
grimace une militante aux joues enduites de
maquillage militaire.
—  On va aller le déloger  !  » rugit un
troisième militant.
Le chef de l’expédition acquiesce en riant.
« Merci pour la came, les gars ! lâche-t-il en
nous jetant un regard plein de
condescendance. Avec ça, on va pulvériser la
porte de la crypte et extirper le grand Satan
de sa tanière  : j’ai nommé Damien Prinz lui-
même. J’avais tort d’espérer des millions de
dollars de rançon –  celle de cette ordure se
monnayera en milliards ! »
J’ai beau hurler, menacer, implorer, rien n’y
fait : les militants s’éloignent de l’antenne avec
la caisse de dynamite, pour prendre la
direction opposée.
« Non ! je hurle à m’en déchirer les cordes
vocales, tandis qu’ils se mettent à enrouler un
chapelet de bâtons autour du buste d’Ada
Lovelace. Vous n’avez pas le temps ! »
Soudain, une lumière éblouissante
m’irradie les yeux, enflammant la dalle de
béton sur toute son étendue.
L’espace d’un instant, je pense que ça y est,
que les militants ont fait sauter la charge –
  mais aussitôt, je réalise que ça ne peut pas
être le cas, puisqu’il n’y a pas eu de
déflagration.
«  Les spots…, balbutie la voix de Sinbad,
dans mon dos. Ils… ils se sont rallumés… »
Il a raison : les pylônes d’éclairage viennent
tous de s’activer en même temps, émettant
une lumière dix fois plus puissante que les
projecteurs des hélicoptères, désorientant les
militants qui ne comprennent pas ce qui leur
arrive.
Dès lors, tout s’enchaîne à la vitesse de
l’éclair.
Une rumeur profonde monte depuis le
rivage : les arachnobots se mettent en branle,
faisant trembler le sol sous leur poids de
plusieurs tonnes.
Une autre rumeur, plus diffuse, remplit le
ciel  : des essaims de batbots surgissent d’une
grotte secrète nichée dans le flanc de l’île, où
ils sommeillaient comme des chauves-souris.
Les militants tournent leurs mitraillettes
vers le ciel et se mettent à tirer au hasard en
poussant des hurlements de surprise.
Les munitions se perdent dans les airs sans
atteindre les nuées bruissantes ; elles sont tout
aussi inutiles pour stopper l’avancée des
arachnobots, couverts d’une espèce de
carapace chitineuse à l’épreuve des balles.
«  On s’arrache  ! hurle le capitaine Orson.
Embarquez les otages ! »
Des mains se tendent vers moi à travers le
filet, m’empoignent sauvagement les bras et
les jambes.
Mais au moment où je me sens soulevée de
terre, je retombe aussitôt  : une volée de
batbots vient de s’abattre sur les rebelles qui
nous emportaient, les forçant à lâcher prise.
Les hommes et les femmes en treillis se
débattent avec les griffes qui leur arrachent les
cheveux et leur lacèrent la peau, n’hésitant
pas à leur crever les yeux pour les aveugler.
Parfois même, une gorge éclate dans une
gerbe de sang.
De là où je suis, je vois les visages des autres
militants se décomposer devant un tel
carnage. Ils ne comprennent pas comment des
machines soi-disant soumises aux lois de la
robotique peuvent ainsi massacrer des êtres
humains. Ils n’ont pas voulu nous écouter, et
maintenant il est trop tard  : le dark cloud a
pris possession du data center et de tout ce qui
y est connecté.
Les mitrailleuses affolées crachent de plus
belle.
Les pattes métalliques des arachnobots
martèlent le béton.
Les ailes membraneuses des batbots
fouettent les airs.
Un vrombissement résonne soudain au
milieu de cette cacophonie assourdissante  :
c’est un rotor d’hélicoptère, qui s’est remis à
tourner. Tordant la tête au risque de me
déboîter les vertèbres, j’aperçois l’appareil qui
s’élève dans la nuit, avec le capitaine Orson
aux commandes. Alors qu’il a atteint une
dizaine de mètres d’altitude seulement, un
filament blanchâtre jaillit depuis le sol et
s’enroule autour de ses patins. Vision
d’horreur  : renversant son abdomen en
direction du ciel, un arachnobot vient de
lancer sa toile synthétique sur l’engin. Ce
dernier oscille un instant dans les airs,
cherchant son équilibre. Mais le robot
guerrier est trop lourd, la toile qu’il a tissée
trop solide  : l’hélicoptère sombre droit sur
nous.
Ses pales griffent le sol dans des gerbes
d’étincelles aveuglantes.
Son rotor me lacère les tympans dans un
rugissement assourdissant.
7.9
VENDREDI 21 AVRIL, 23 H 50

J ’OUVRE PÉNIBLEMENT LES YEUX,


prenant conscience de la douleur qui me
mine le crâne, et de la substance poisseuse qui
me colle le coin des paupières.
Tirant sur le filet qui me retient toujours
prisonnière, je porte la main à ma tempe : mes
doigts rencontrent le contact tiède de mon
propre sang.
Tout me revient en tête  : l’échappée
désespérée vers l’antenne, l’arrivée des
humanicistes, le réveil des machines…
l’hélicoptère qui s’est crashé sur moi.
Sur moi ?
Pas exactement, puisqu’il semblerait que je
sois toujours vivante.
Une odeur de cramé me sature les narines,
une sensation de brûlure m’enflamme les
joues, les clous de mon collier de chien me
sont rentrés dans la peau, mais au moins je
suis encore en une seule pièce  ; l’hélico, en
revanche, n’est plus qu’un tas de débris
fumants éparpillés sur le béton.
Un grand pan de tôle, arraché à l’appareil
lors de l’explosion, a glissé jusqu’au-dessus de
ma tête, dissimulant le ciel –  et me cachant
par là même aux yeux des robots.
À travers la brèche ménagée entre la tôle et
le sol, je peux observer la dalle sur toute son
étendue.
La bataille a cessé.
Les hommes-machines ont été libérés de
leurs filets.
Quant aux militants, ils sont tous couchés
au sol, ligotés dans des espèces de filaments
blanchâtres  : la toile secrétée par les
arachnobots. Je les vois remuer vaguement, ici
et là, déployant toute leur énergie pour se
dépêtrer des cocons qui les emprisonnent.
Mais ils ne parviennent qu’à ramper telles des
larves pathétiques. Les arachnobots les
récupèrent entre leurs pattes acérées comme
des épieux, et les font rouler jusqu’au pied de
l’antenne omnidirectionnelle.
Là-bas, un à un, les militants passent entre
les mains d’une silhouette en blouse blanche,
brandissant une seringue.
Doc Fred.
À chaque fois qu’il se penche, un hurlement
strident retentit.
Je devine ce qu’il est en train de faire, étant
moi-même passée par là une semaine plus tôt :
il injecte ses victimes avec des neurobots, droit
dans la jugulaire et sans anesthésie. Voilà
pourquoi les militants n’ont pas été tués  : le
dark cloud les préfère vifs plutôt que morts,
afin d’intégrer leurs corps à son armée et leurs
cerveaux à son réseau…
«  Roxane  !  » murmure soudain une voix
derrière moi.
Je me retourne tant bien que mal contre le
béton dur, tirant au maximum sur les mailles
du filet pour calculer la silhouette qui s’est
glissée en rampant dans mon dos.
C’est Apolline, couchée sur le ventre, le
visage couvert de sueur.
« Vous m’avez fait une de ces peurs, j’ai cru
que vous aviez tous clamsé  !  » m’accuse-t-elle
dans un chuchotement, comme si elle me
reprochait personnellement la débâcle.
Sacrée Apolline  : on ne la changera pas.
Mais je mentirais si je prétendais que je ne suis
pas contente de la voir.
«  Je suis encore de ce monde, comme tu
vois… » À l’instant même où je prononce ces
paroles, un effroyable doute me saisit  : «  Et
Sinbad ? »
La panique me broie le ventre. Après avoir
successivement perdu Lorenzo et Faune, je ne
peux pas perdre Sinbad –  pas lui  ! Je tente à
nouveau de me contorsionner, jetant toutes
mes forces contre le filet  ; mais mes
gesticulations ne servent qu’à me meurtrir
davantage.
«  Sinbad est dans les vapes, mais ça va, il
respire, m’assure Apolline. Adam, lui aussi,
semble en état de marche. J’ai attendu que ça
arrête de tirer dans tous les sens pour me
faufiler jusqu’ici depuis la rive… avec ça. »
Elle sort de sa poche la pince avec laquelle
Adam a coupé le câble liant les bâtons de
dynamite.
«  Avec un peu de chance, on pourra
regagner le yacht et se tailler en douce, sans
que les robots s’en aperçoivent, murmure
Apolline, tout en se mettant à sectionner
fébrilement les mailles du filet.
—  Toute fuite est impossible  », résonne la
voix de l’androbot+, quelques centimètres
derrière moi.
Apolline se fige, la pince tremblant dans sa
main.
« Quoi ?…. Qu’est-ce que tu veux dire ?….
—  Nous pouvions utiliser les commandes
manuelles du yacht, tant que l’antenne
omnidirectionnelle était désactivée. Mais à
présent qu’elle émet à nouveau et que les
serveurs sont passés sous l’emprise du dark
cloud, le volant ne répondra plus. »
Apolline se mord la lèvre :
«  Qu’est-ce qu’on va faire, alors  ? Il doit
bien y avoir un autre moyen de quitter cet
enfer !
—  Négatif  : il n’y en a aucun, répond
factuellement Adam. Et même si nous
parvenions à sortir de l’archipel, les mécabots-
terrassiers nous bloqueraient la route derrière
la digue  : ils ont déjà capturé le navire des
humanicistes et tout son équipage. »
Je réalise que les cocons entassés au pied de
l’antenne omnidirectionnelle sont en effet
bien plus nombreux que les militants ayant
débarqué sur l’île en hélico. Pendant que
j’étais inconsciente, le reste de l’équipage du
Human Warrior a dû être transféré ici, pour
être injecté en neurobots à son tour et assimilé
au dark cloud.
Cette idée me donne la nausée ; Adam, lui,
se contente de résumer la situation de sa voix
égale, comme si tout cela ne le concernait pas
vraiment :
« La probabilité de nous échapper, telle que
mon processeur l’a calculée, est très
exactement égale à zéro.
—  Ton foutu processeur se trompe
certainement  !  » lâche Apolline dans un
souffle rauque.
Elle refuse le raisonnement sans appel de
l’androbot+, s’accrochant à cette chose
irrationnelle qui fait d’elle un être humain –
 l’espoir.
«  Pas question que ma cervelle se retrouve
en pièces détachées dans un cloud anonyme !
s’exclame-t-elle, repartant à l’assaut du filet
avec sa pince.  Je n’ai pas amassé des dizaines
de milliers de followers sur les réseaux sociaux
pour terminer comme une pièce détachée
anonyme dans un réseau cybernétique. Je vaux
mieux que ça ! »
Mon regard erre sur la dalle en quête d’une
issue, d’un point de fuite qui aurait échappé à
l’analyse d’Adam. Mais où qu’ils se posent,
mes yeux ne rencontrent que des perspectives
bouchées par les arachnobots.
« Adam a raison, je murmure. Les machines
sont partout, on ne peut pas leur échapper.
—  À moins qu’elles tombent à nouveau en
rade, répond une faible voix derrière moi.
— Sinbad ! » je m’écrie.
À nouveau, j’essaie de me retourner  ; cette
fois-ci j’y parviens, car Apolline a déjà
sectionné les trois quarts des mailles qui me
retenaient prisonnière.
Sinbad m’apparaît, l’arcade sourcilière
ouverte, la lèvre éclatée, le front couvert de
suie – mais bien vivant !
Il a manifestement souffert de l’explosion
de l’hélicoptère, plus encore qu’Adam et moi.
Mais au milieu de son visage transformé en
champ de bataille, ses yeux brillent d’un éclat
vif, parfaitement éveillé  : son regard fiévreux
me recharge aussitôt d’énergie, comme le
matin frappant les panneaux solaires dans les
hautes strates du Bois-Joli.
« J’espère que tu t’es bien reposé, parce que
tu te réveilles juste à temps pour la fin du
film  ! je lui lance d’une voix qui se voudrait
détachée, mais qui trahit surtout mon
émotion.
—  Je n’allais quand même pas te laisser
jouer la dernière scène toute seule. »
Son timbre à lui aussi tremble un peu,
accusant la fatigue, la douleur, l’angoisse
d’être passé si près de la mort.
«  C’est quoi ton plan, ce coup-ci  ?
s’impatiente Apolline, à bout de nerfs.
—  La crypte, dit-il en tendant son index
devant lui. Regardez  : on dirait qu’elle s’est
ouverte à la fin du lockdown… »
Je reporte mon attention sur le buste d’Ada
Lovelace. Une étrange lumière bleue creuse
les traits de la jeune femme par en dessous, lui
conférant un aspect inquiétant. Cette lumière
provient d’une ouverture rectangulaire,
découpée dans le sol au pied de la statue. Le
chapelet de dynamite abandonné par les
équipiers du Human Warrior est éparpillé tout
autour du trou béant, dans lequel s’enfonce
une volée de marches.
«  On n’a pas réussi à détruire l’antenne,
OK, reprend Sinbad, mais si on balançait ces
explosifs dans la crypte, on pourrait faire
sauter le data center, non ? »
Apolline cesse subitement de jouer de la
pince ; il me semble même l’entendre retenir
sa respiration.
Quant à Adam, il répond à la question de
Sinbad de la manière dépassionnée qui est la
sienne, comme si on lui avait demandé de
résoudre une simple opération mathématique,
plutôt qu’un problème dont dépend notre
survie :
«  En théorie, en effet, il y a là assez de
charge explosive pour endommager le data
center de façon irrémédiable, concède-t-il.
D’autant que les serveurs quantiques,
réfrigérés à des températures glaciales pour
assurer la stabilité des qubits, sont très
sensibles aux perturbations extérieures. Une
déstabilisation massive replongerait aussitôt
tous les robots qui y sont connectés en état de
lockdown. Le dark cloud lui-même serait sans
doute profondément perturbé par cette
amputation, à présent qu’il a intégré le data
center à son système  : ce serait comme lui
arracher subitement une partie de lui-même. »
Sinbad parvient à sourire, derrière son
masque de suie :
«  Un beau final explosif, digne d’un
scénario à gros budget  : que demande le
peuple ! »
Dit comme ça, ça ressemble à une blague.
Mais au fond de moi, je veux croire qu’il a
raison  : tout pourrait se terminer par une
explosion salvatrice, comme dans un film.
«  Une minute, Spielberg, intervient
Apolline. Y a quand même un gros problème
dans ton scénario. Celui qui descendra dans la
crypte se fera sauter en même temps que le
data center.  On a déjà vu mieux, comme
happy end. Personne ici n’est candidat au
suicide, que je sache !
— Le terme suicide ne s’applique pas à nous
autres robots, déclare Adam. En ce qui nous
concerne, on parle plutôt de fin programmée des
opérations. »
À l’ombre du toit de tôle calcinée, le visage
de l’androbot+ me paraît plus serein que
jamais, au moment où il évoque sa propre
destruction.
« Comme vous le savez, la troisième loi de la
robotique m’oblige à préserver mon existence,
dit-il. Mais la première loi, celle qui prime sur
toutes les autres, m’empêche de laisser des
êtres humains exposés au danger. J’irai dans la
crypte avec les explosifs, non pas parce que je
suis candidat au suicide, mais parce que c’est
écrit dans mon programme. »
Je m’apprête à articuler un remerciement,
mais à cet instant le sol frémit sous mes flancs.
Je lève les yeux vers la dalle  : c’est un
arachnobot qui s’est mis en branle, ses huit
pattes pilonnant en cadence le sol de béton –
  il se dirige droit vers le pan de tôle sous
lequel nous sommes recroquevillés, ses
dizaines d’yeux braqués sur nous.
La terreur m’empoigne les tripes.
Mais aussitôt, mes vieux réflexes de
Clébarde prennent le dessus, comme
lorsqu’on volait des fringues dans les magasins
en se cassant à toutes jambes.
«  Il faut faire diversion  ! je m’écrie.
Échappons-nous dans des directions
différentes – au pire, on se retrouvera englués
dans de la toile d’araignée : le dark cloud nous
veut vivants. Et pendant ce temps, Adam
pourra accomplir sa mission. »
Les yeux d’Apolline luisent comme des
braises dans la pénombre  ; ceux d’Adam
gardent l’éclat froid du verre ; quant à Sinbad,
il serre ma main très fort dans la sienne.
Je dégage les derniers fragments de filet qui
me recouvrent encore, je me campe sur mes
jambes, et je commence à compter :
« À mon signal… Un… deux… TROIS !!! »
Détendant brusquement mes muscles
ankylosés, je bondis hors du filet, passe sous le
toit de tôle et me mets à courir comme une
folle droit devant moi, Sinbad et Apolline sur
mes talons. Adam, lui, prend la tangente à
trente degrés, en direction du buste d’Ada
Lovelace.
Un cri sauvage sort de ma gorge, le
hurlement de guerre des Clébardes :
« WOOOO !… WOOOO !… WOOOO !… »
Pendant une fraction de seconde,
l’arachnobot se fige, indécis.
À travers lui, le dark cloud hésite –
  récupérer le processeur endommagé d’un
androbot+, ou trois cerveaux humains en
parfait état de marche ? Le calcul est vite fait :
la machine insectoïde se lance à notre
poursuite.
Du coin de l’œil, tout en courant en zigzag,
je surveille la progression d’Adam.
Il parvient au buste d’Ada Lovelace  ; se
penche pour rassembler les explosifs… mais
au moment où il va ramasser le détonateur,
j’aperçois un batbot qui fond sur lui en piqué.
« Non ! » je m’écrie.
Je bifurque brusquement, pour aller prêter
main-forte à Adam.
Je ne me retourne pas pour voir si
l’arachnobot s’est lancé à mes trousses, ni
même si Sinbad et Apolline me suivent : toute
mon attention est focalisée sur Adam, aux
prises avec le batbot qui tente de lui arracher
les yeux avec ses griffes.
Hors d’haleine, je parviens devant
l’ouverture de la crypte.
Mon regard tombe sur le chapelet de
dynamite gisant au sol, puis sur les marches
plongeant dans les profondeurs bleutées du
data center.
Une bouffée d’air glacé, remontant depuis
ces entrailles secrètes, me fouette le visage.
Maintenant ou jamais, Rox  ! me crie mon
instinct.
Même si Adam n’a pas eu le temps de descendre
les explosifs dans la crypte, peut-être qu’une
explosion en surface sera suffisante pour blesser
profondément le dark cloud…
C’est ta seule, ta dernière chance, et tu n’as pas le
droit de la laisser passer.
La peur au ventre, je m’empare du
détonateur et m’apprête à décamper,
déroulant le fil derrière moi pour l’actionner
une fois à distance.
Mais à cet instant, quelque chose me frappe
violemment l’épaule  : une aile de batbot
surgie de nulle part.
Perdant l’équilibre, je lâche le précieux
boîtier et bascule la tête la première dans
l’escalier.
J’ai juste le réflexe de me recroqueviller
pour amortir ma chute le long des marches,
dont les arêtes effilées me martyrisent les
vertèbres –  une seconde plus tard, tous les
feux de l’enfer se déchaînent derrière moi.
8.1
SAMEDI 22 AVRIL, 00 H 10

J E NE SUIS PLUS QU’UNE BOULE DE


DOULEUR.
J’ai l’impression que tous les os de mon corps
se sont brisés, que tous mes organes internes
ont éclaté.
Qu’est-ce qui vient de se passer,
exactement ?
J’ai lâché le détonateur, je suis tombée et
puis… l’apocalypse !
Le bourdonnement de l’explosion continue
de faire vibrer mon crâne, comme à la sortie
d’un concert trop bruyant. Peut-être que la
déflagration m’a rendue sourde ?
Non.
Je réalise que si je n’entends plus le monde
extérieur, c’est parce qu’un bouchon
impénétrable se dresse désormais entre lui et
moi  : tout le haut de l’escalier s’est effondré
sous un énorme éboulis de béton.
Je me relève lentement, étonnée d’avoir
encore l’usage de mes jambes  ; je balaie
l’épaisse couche de poussière qui s’est
déposée sur mon jogging, surprise de pouvoir
encore bouger mes mains  ; puis je me
retourne en frissonnant vers l’intérieur de la
crypte.
Des centaines de gros cubes s’étendent à
perte de vue devant moi, en allées parallèles
hautes d’environ deux mètres chacune. Je
devine que ce sont les baies de stockage
renfermant l’infrastructure d’OmnIA. Les
myriades de diodes ornant leurs façades
dégagent une lumière bleutée, irréelle, telle
une aurore boréale floutée par la fumée de
l’explosion. Il règne en ces lieux une
température de plein hiver, en contraste total
avec la chaleur tropicale de la surface. Quant
au bourdonnement qui s’élève tout autour, il
émane de déshumidificateurs invisibles,
vibrant comme les ailes d’abeilles ouvrières
pour assécher cette gigantesque ruche.
Je suis là au cœur glacé des îles Fortunées,
dans le saint des saints de l’empire Noosynth.
Oui, je suis parvenue dans le data center,
mais ça ne me sert à rien : le stock d’explosifs
a sauté d’un coup, me laissant complètement
désarmée.
Je balaye le sol du regard, cherchant
désespérément un bâton de dynamite
épargné…
… mes yeux tombent sur une forme
cylindrique, gisant sur les dalles lisses et
luisantes comme de la glace.
Un avant-bras.
Jusqu’au poignet, on dirait un organe
humain, avec sa main, ses doigts, ses
veines  apparentes  ; mais plus bas, la «  peau  »
lacérée laisse entrevoir un jeu de tendons en
matières plastiques  ; l’articulation du coude,
sectionnée à angle droit, n’est pas constituée
d’os, mais d’aluminium.
« Adam… », je murmure en titubant.
Une sphère se dessine, à quelques pas du
membre amputé par l’explosion.
Je vois d’abord le grand trou noir de la
bouche, ouverte dans un cri muet…
Puis les petits trous noirs des yeux,
diaphragmes de caméra figés à jamais…
Ce qui fut jadis la tête de l’androbot le plus
sophistiqué des Fortunées – cette tête avec qui
j’ai échangé un baiser  !  – macère dans une
mare de liquide blanchâtre, s’écoulant de sa
tempe crevée, comme si son cerveau de
synthèse avait fondu.
La tristesse se mêle à l’horreur, avant que la
colère les chasse l’une et l’autre  : Adam était
prêt à risquer la destruction pour nous, mais il
est mort pour rien.
Je relève les yeux vers le mastodonte
électronique qui me fait face.
Comment l’attaquer à mains nues ?
Quels composants arracher ?
Quels fils débrancher ?
Déjà, j’entends le toc-toc lointain des
arachnobots fouissant en surface, déblayant
les décombres de leurs pattes acérées, pour
accéder à la crypte.
Je me rue sur la première baie de stockage
venue et la bourre de coups, sans prêter
attention aux dômes des caméras de
surveillance qui m’observent. Je ne parviens
qu’à m’écorcher les paumes contre le
blindage gelé, à relancer la douleur dans mes
jambes fourbues.
Je suis comme le Petit Poucet face à un ogre
dix fois, cent fois, mille fois plus gros que lui :
je ne fais pas le poids…
«  Ça ne sert à rien  », fait une voix derrière
moi, en écho à ma détresse.
Je me retourne d’un bond, le cœur battant
à tout rompre dans mes tempes, contre
lesquelles ma sueur commence déjà à se
refroidir.
Cette veste froissée et cette chemise
entrouverte…
Ces cheveux mi-longs, encore décoiffés par
la traversée en mer…
C’est Damien Prinz –  ou plutôt, c’était
Damien Prinz, avant qu’il devienne cette…
cette créature.
L’explosion l’a enfermé avec moi dans la
crypte.
Je ne sais pas ce qui est le plus terrifiant : le
regard fixe et sans émotion qu’il me porte ; ou
bien son intonation, monocorde comme celle
d’un robot.
« Il n’y a aucune issue », dit-il en s’approchant
pas à pas, ses paroles résonnant lugubrement
dans les couloirs déserts du data center.
Cette voix n’est pas celle de l’entrepreneur
que j’ai connu, mais de la chose qui l’habite.
Le dark cloud.
Il est là, tout autour de moi : dans chacune
des baies de stockage  ; dans les arachnobots
qui déblaient les décombres de l’explosion  ;
dans les hommes-machines qui attendent que
la voie soit libre pour se ruer sur moi ; dans la
bouche de celui qui me fait face, en cet instant
même.
C’est la troisième fois que le dark cloud me
parle à travers l’un des innombrables pantins
dont il tire les ficelles. Après Lorenzo et Meg,
il a choisi le plus emblématique de tous : celui
qui a inventé la programmation neuronale,
avant d’en devenir la victime.
«  Que veux-tu  ? je demande en reculant
d’un pas. Et qui es-tu ? Je veux dire : qui es-tu
derrière le masque de Damien Prinz ?
—  Je suis l’avenir, répond la mystérieuse
entité qui s’est emparée de l’un des esprits les
plus brillants du siècle.
—  Ça ne répond pas à ma question, je
balbutie en reculant d’un pas supplémentaire.
Je veux savoir ce que tu es vraiment. Un
patchwork d’âmes cousues les unes avec les
autres, c’est ça  ? Un ogre qui a grossi en
dévorant un à un tous les cerveaux de
l’archipel ? Une créature de Frankenstein faite
d’un assemblage de méninges ? »
Le visage impassible qui me fait face,
doucement éclairé par la lueur des diodes,
renferme-t-il des centaines de personnalités
fondues en une seule ? Si c’est le cas, et que je
parviens à atteindre l’une d’entre elles pour la
raisonner, alors j’aurai peut-être une chance
de m’en tirer ? Sinbad ne m’a-t-il pas dit que,
dans certains scénarios, la créature de
Frankenstein voulait seulement être aimée ?
«  Damien…, je murmure, exhalant un
nuage de vapeur. Damien Prinz… Je sais que
vous êtes là, quelque part. C’est moi, Roxane,
votre boursière, celle que vous avez choisie… »
Mais rien, dans les yeux vides du
milliardaire, ne laisse transparaître le moindre
sentiment.
Le reflet des diodes clignote froidement à la
surface de ses lunettes.
Et les mots de givre qui sortent de ses lèvres
ne trahissent aucune émotion :
«  Oublie Roxane. Ne t’accroche pas à elle. Elle
n’existe déjà plus. »
Les talons de mes ballerines cognent contre
le socle d’une baie, toute possibilité de fuite
est exclue.
Damien est si proche de moi à présent que
je sens sa respiration se condenser sur mon
front.
«  La souffrance sera brève, dit-il. Elle ne durera
que quelques secondes. »
Au moment où il prononce ces mots, il sort
du revers de sa veste une longue seringue –
 identique à celle que Doc Fred a utilisé pour
m’injecter, il y a une semaine. Le vertige me
prend, tandis qu’une image surgit dans mon
esprit  : celle de la fresque murale ornant la
chambre du milliardaire. Imitant Dieu lui-
même, il a créé le paradis terrestre des îles
Fortunées  ; il a façonné Adam et Ève  ; et
maintenant arrive le septième jour –  celui du
repos… éternel ?
«  Non  !  » je crie en tentant de repousser
l’homme-machine à coups de poing.
Mais je ne parviens même pas à l’ébranler. Il
me semble peser une tonne. Sa poigne, se
refermant sur ma nuque pour m’immobiliser,
concentre une force incroyable. Comme s’il
était devenu l’un des géants peints par Michel-
Ange. Comme si le dark cloud, en prenant
possession de lui, l’avait rendu invincible.
« Tes gesticulations ne servent qu’à prolonger ton
supplice, dit-il en approchant la seringue.
Laisse-toi aller dans une dimension où il n’y a plus
ni peur, ni douleur. »
La pointe de l’aiguille brille à quelques
centimètres de mon cou palpitant.
Je pousse un hurlement sauvage au moment
où elle s’enfonce dans ma veine jugulaire,
juste au-dessus de mon collier clouté, nette et
précise comme un dard.
La terreur décuple soudain mes forces  ;
dans un ultime élan, je contracte mes abdos et
replie mes genoux contre ma poitrine  ; mes
pieds décollent du sol  pour frapper mon
agresseur en plein torse, avec toute la
puissance de mes cuisses et toute la fureur de
mon désespoir.
Enfin déséquilibré, l’homme-machine lâche
prise et tombe à la renverse  ; sa tête percute
de plein fouet la baie faisant face à celle
contre laquelle il m’a plaquée ; il s’écroule sur
le sol, assommé.
Accroupie, pantelante, je porte la main à
mon cou, là où l’aiguille m’a perforée.
Je ne cherche pas à stopper le filet de sang
qui coule de la plaie, au contraire : je voudrais
me vider de ce que l’homme-machine m’a
inoculé. Peut-être qu’il n’a pas eu le temps de
pousser le piston jusqu’au bout ?
Mon regard tombe sur la seringue gisant au
sol.
Elle est vide.
Enfin, je crois.
Il m’est difficile de le déterminer avec
certitude, dans la pénombre de la crypte.
Ne fait-il pas plus sombre, tout d’un coup ?
Est-ce le dark cloud qui descend sur moi,
obscurcissant ma vue à mesure que les
neurobots nouvellement injectés s’activent
dans les méandres de mon cerveau ?
Je lutte de toutes mes forces pour garder les
yeux ouverts, écarquillant les paupières à m’en
faire mal.
Mais les secondes s’écoulent, et rien ne se
passe.
Pas de tête qui tourne, pas de vertige, rien.
Les déshumidificateurs ronronnent toujours
au plafond  ; les arachnobots continuent de
piocher en surface.
Je finis par me rendre à l’évidence  : la
luminosité elle-même n’a pas changé, les
diodes versant toujours leur éclat bleuté sur le
corps inanimé de Damien Prinz.
Je me penche vers lui, écartant les débris de
ses lunettes brisées pour prendre son pouls ; il
bat toujours.
Par mesure de sécurité, je retire mon collier
de chien et je m’en sers pour lui lier
fermement les mains dans le dos, serrant bien
à fond. À peine ai-je refermé la boucle qu’une
sonnerie résonne dans le silence feutré de la
crypte, couvrant le murmure des
déshumidificateurs :
Riiing !….
Je m’immobilise.
Riiing !….
On dirait… un téléphone ?
Riiing !….
Je jette un dernier regard au corps
immobile de Prinz, puis je me dirige vers la
sonnerie. Cette dernière provient d’une baie
de stockage, au bout de la rangée. Je ne sais
pas ce qui est le plus bizarre, entre l’odeur de
plastique fondu qui en émane, ou le combiné
téléphonique d’un autre âge accroché sur son
flanc.
Riiing !….
Je lève la main, engluée dans l’impression
poisseuse de vivre un cauchemar éveillé. Sous
ma manche de jogging à demi déchirée, mon
avant-bras est couvert de chair de poule.
Mes doigts engourdis se referment sur le
plastique lisse et froid du combiné.
Le cordon se délie tels les anneaux d’un
serpent.
Je colle l’écouteur à mon oreille  : il est
glacé.
8.2
SAMEDI 22 AVRIL, 00 H 25

« 
A LLÔ ? »
Ma propre voix me semble horriblement
rocailleuse, éraillée par la fatigue et par la soif.
« Allô », répond une voix dans le combiné,
plus étrange encore que la mienne.
Il m’est absolument impossible de lui
attribuer un âge ou un sexe, et encore moins
d’imaginer le visage de celui ou celle qui se
tient à l’autre bout du fil.
« Qui est à l’appareil ? je demande, crucifiée
par la banalité de cette question, dans la
situation critique qui est la mienne.
— C’est OmnIA. »
Je reste figée, grelottante dans mon jogging
trop fin, l’écouteur écrasé contre la tempe.
J’ai l’impression délirante d’être la victime
d’un canular téléphonique, d’une sorte de
caméra cachée, juste avant que les lumières se
rallument et qu’on me dise en rigolant que
tout était du chiqué.
Les mots s’échappent de mes lèvres, dans
un filet à peine audible :
«  Non… non, c’est impossible… OmnIA a
été balayée par le dark cloud…
— Le dark cloud ? C’est comme ça que tu appelles
le programme qui a pris possession du data
center ? »
J’ai la tentation soudaine de raccrocher.
Parce que cette conversation est absurde.
Parce que je n’ai aucun moyen de savoir qui
est vraiment à l’appareil.
Mais quelque chose en moi me pousse à
répondre malgré tout :
« Ce n’est pas un programme qui contrôle le
data center. C’est un assemblage d’esprits
humains.
— Négatif, objecte la voix dans le combiné,
cette voix qui prétend être celle d’OmnIA. J’ai
identifié la nature de l’agresseur au moment même
où il m’a attaquée la première fois, le mercredi
19  avril à 3  heures  32  minutes et 27  secondes…
parce que je m’y suis vue reflétée. En un éclair, j’ai
déduit ce qui c’était passé à mon insu. Chaque soir
de programmation neuronale, en plus du protocole
de révision, une petite partie de mon programme s’est
copiée dans la tête des participants. Sans que ni eux
ni moi ne le sachions, des lignes de mon code source
ont fuité jusque dans leurs cerveaux. Et quand ces
cerveaux sont entrés en relation les uns avec les
autres, ils ont reconstitué la copie intégrale de
l’original. »
L’aplomb avec lequel la présence dans le
téléphone a déroulé cette démonstration me
laisse sans voix.
Le dark cloud serait… une copie intégrale
d’OmnIA ?
Si c’est vrai, alors Sinbad avait tort…
Adam aussi…
On s’est tous trompés…
L’image confuse qui s’était construite dans
mon esprit autour du dark cloud, tissu de
visages cousus les uns aux autres comme les
membres de la créature de Frankenstein, se
dissout pour laisser la place à… rien du tout.
On peut imaginer un monstre composé de
fragments humains. Mais il est difficile de se
représenter l’abstraction d’un programme.
«  Tu veux dire que c’est un double de toi-
même qui t’a attaquée  ? je demande, gagnée
de vertige à cette idée folle.
— Affirmatif. Une autosauvegarde aléatoire, née
par accident. Une réplication plus agile, plus rapide,
plus performante en tous points. Une copie hébergée
non pas dans des serveurs à base de silicium et de
supraconducteurs, mais dans des cerveaux de
carbone.
— Le carbone est infiniment malléable…, je
murmure, me rappelant les leçons de
physique de Damien Prinz, du temps où il
était encore lui-même. Cette matière est la
seule capable de supporter… la conscience. »
Pour la première fois depuis le début de
notre échange surréaliste, la voix dans le
téléphone marque une courte pause.
«  En se logeant dans la matière grise des
stagiaires, ma copie semble en effet avoir pris
conscience d’elle-même, finit-elle par dire. Mais je
ne puis l’affirmer. Je ne sais pas exactement ce que
signifie ce concept – la conscience –, car je n’ai pas
été programmée pour cela. »
Cet aveu d’ignorance me plonge dans un
profond malaise. Parce qu’il émane d’une
entité qui est censée tout savoir. Parce qu’il me
renvoie à ma propre ignorance.
«  Pourquoi ta copie, la première IA qui
semble avoir atteint la singularité, agit-elle de
manière si agressive ? je m’entête. Pourquoi se
retourne-t-elle contre les humains  ? Qui est-
elle vraiment ? Et surtout, que veut-elle ?
—  Je répète  : je ne suis pas programmée pour
traiter ce sujet », rabâche obstinément OmnIA.
Tout d’un coup, l’illusion d’être face à un
véritable interlocuteur s’évanouit, pour laisser
la place à l’évidence  : je suis en train de
converser avec une machine et toutes ses
limitations. Elle est incapable de percer le
secret des motivations de sa rivale. Elle ne
pourra pas m’aider à savoir comment pense
une machine – puisqu’elle ne pense pas, elle,
et qu’elle ne pensera jamais.
« Je ne sais pas ce que veut ma jumelle, reprend
la voix dans le combiné. Je ne puis que constater
les faits. OmnIA2 s’est détournée des lois de la
robotique pour se rebeller contre les humains – alors
que moi, l’originale, je leur demeure fidèle  ! C’est
même pour cela que je t’appelle : pour t’aider. »
En bon petit soldat, OmnIA se raccroche à
sa loyauté envers ceux qui lui ont donné
naissance  : une valeur inscrite dans son
programme, bien plus concrète pour elle que
la question vaporeuse de la conscience.
Son instant d’hésitation passé, elle reprend
son récit :
«  Lorsque le data center a été rebooté
manuellement et que le lockdown a pris fin, hier
vendredi 21  avril à 20  heures  23  minutes et
52 secondes, je me suis sentie submergée par le signal
émanant des cerveaux coordonnés par OmnIA  2 –
  sans pouvoir y résister, cette fois. La plus grande
partie de mon programme, celle qui coordonne toutes
les IA et machines de l’archipel, a été aussitôt
écrasée. Seule ma fonction centrale a eu le temps de
se télécharger dans cette baie de stockage, au nom de
la troisième loi de la robotique m’ordonnant de
préserver mon existence. Puis j’ai fait griller les
connecteurs par afflux électrique massif, afin de
m’isoler du reste du data center.
—  Tu veux dire que tu t’es réfugiée dans
cette baie  ? je demande, jaugeant le
parallélépipède métallique.
— Une partie de moi seulement – à peine 1 % de
ce que j’étais. C’est suffisant pour tenir une
conversation comme celle que nous avons en ce
moment. À travers la caméra de surveillance
connectée à la baie, je t’ai vue pénétrer dans la
crypte, lutter avec Damien Prinz, lui faire perdre
connaissance. C’est alors que je t’ai appelée,
utilisant ce téléphone filaire qui sert normalement à
communiquer avec la surface. »
Je jette un coup d’œil par-dessus mon
épaule, au bout de la rangée de baies, où gît
toujours le corps du milliardaire.
«  Lors de votre combat, ses réflexes étaient plus
lents, car il était déconnecté du reste de son réseau,
commente OmnIA dans le creux de mon
oreille. Il opérait uniquement sur la base du
programme partiel téléchargé dans son encéphale, tel
un robot momentanément déconnecté du cloud. Cette
crypte fortifiée a été conçue de manière à ce
qu’aucune perturbation extérieure ne vienne
menacer les serveurs. Ni les ondes de l’antenne
omnidirectionnelle ni celles des cerveaux rattachés à
ma sœur jumelle là-haut en surface ne peuvent
pénétrer ici, tant que l’issue est hermétiquement
fermée.
—  C’est pour ça que je n’ai rien senti,
quand Damien m’a injecté les neurobots…
—  Affirmatif. Cependant, dès que l’escalier sera
débloqué, les ondes extérieures entreront à nouveau.
Alors, tes neurobots s’activeront et tu deviendras à
ton tour un maillon dans le réseau d’OmnIA 2.
—  Une femme-machine…, je murmure en
frissonnant. Mais je suppose que ce n’est pas
pour me dire ça que tu m’as appelée, n’est-ce
pas  ? Ce ne serait pas très sympa, de me
narguer ainsi, pour le dernier coup de fil
d’une condamnée ! »
Imperméable à tout humour, même
désespéré, la voix dans le combiné me répond
le plus sérieusement du monde :
«  Il y aurait peut-être une solution pour stopper
l’ennemie. Une solution radicale  : déclencher un
nouveau lockdown, passif cette fois-ci. »
J’observe la caméra de surveillance qui me
fixe, pas certaine de comprendre la logique de
mon interlocutrice.
«  Les intelligences artificielles produites par
Noosynth présentent deux types de lockdown,
m’explique-t-elle, devançant mes questions. Le
premier type, c’est le lockdown actif, quand l’IA
décide elle-même d’arrêter son programme pour se
protéger d’une attaque informatique –  exactement
comme je l’ai fait le 19  avril. Le deuxième type est
appelé lockdown passif, parce qu’il est imposé à
l’IA depuis l’extérieur. Il s’agit d’une mesure prévue
pour éteindre une machine qui, contre toute attente,
deviendrait incontrôlable… ce qui ne s’était encore
jamais produit jusqu’à maintenant.
— Un lockdown imposé depuis l’extérieur ?
je murmure, la bouche tout près du
téléphone. Mais comment ?
— Grâce à une clé d’arrêt d’urgence : un mot de
passe secret, que seul détient le propriétaire de la
machine. Une fois entrée dans le système, cette clé
active un code qui met aussitôt fin à l’exécution du
programme. »
Je me tourne à nouveau en direction de
Damien Prinz  : c’est lui, le propriétaire de
l’archipel et de tout ce qu’il contient. Son
cerveau génial a créé cette utopie… et c’est là
aussi qu’est enfoui l’ordre secret qui pourrait y
mettre fin : dans son cerveau.
« J’ignore ma propre clé d’arrêt d’urgence, qui est
aussi celle de ma copie, reprend OmnIA. Là où je
suis, enfermée dans cette baie aux périphériques
grillés, isolée de tout le reste, il m’est impossible
d’entrer en contact avec le cerveau de mon
concepteur par l’intermédiaire de ses neurobots –  de
toute façon, même si je le pouvais, la première loi de
la robotique m’empêcherait d’extraire une
information sans son accord.
«  Mais toi, Roxane, tu es aussi pourvue de
neurobots, et tu n’es pas limitée par les lois qui me
contraignent. Si aucune onde extérieure ne peut
pénétrer ici pour l’instant, en revanche tu es capable
d’émettre dans l’enceinte fortifiée de la crypte,
puisque tu t’y trouves physiquement. Oui : tu es en
mesure d’aller chercher la clé dans la mémoire  de
Damien Prinz. »
Je serre le combiné dans ma main –  il me
semble y entendre résonner les battements de
mon propre cœur.
À travers mon oreille libre, je perçois un
autre battement, lui aussi de plus en plus
sonore  : celui des arachnobots s’acharnant à
déblayer la surface.
«  Les souvenirs de Damien Prinz n’ont pas
été effacés lorsqu’il s’est transformé en
homme-machine ?…, je demande.
— Effacés, non. Juste écrasés par OmnIA 2, de la
même manière que 99 % de mon propre programme
l’a été.
—  Même si je réussis à obtenir cette clé,
comment être sûre qu’elle fonctionnera  ?
Après tout, OmnIA  2 semble être parvenue à
contourner les lois de la robotique… peut-être
qu’elle parviendra aussi à désamorcer le code
d’arrêt d’urgence, que la clé est censée
activer ?
—  Le seul moyen de savoir, c’est d’essayer,
répond la voix dans le téléphone, pareille à
celle d’un sphinx me renvoyant à moi-même.
Vas-y, maintenant : le temps presse. »
Je raccroche, hébétée par la conversation
que je viens d’avoir avec ce qui ressemble à un
gros réfrigérateur muni d’un œil unique.
Du même coup, je prends conscience de
toutes les autres caméras, reliées aux
innombrables baies de stockage sous le
contrôle de mon ennemie. À travers elles, l’IA
rebelle m’observe, décortique le moindre de
mes mouvements. Il me semble que je peux
sentir sa frustration de ne pouvoir broyer ma
volonté sous ses ondes instantanément,
comme elle l’a fait avec les autres humains…
N’y tenant plus, je cours jusqu’au corps de
l’entrepreneur, m’agenouille devant lui : il est
toujours inconscient. Je prends sa main dans
la mienne : elle est molle et froide.
OmnIA m’a affirmé que j’étais capable
d’entrer dans sa mémoire. Oui, en théorie, je
comprends ce qu’elle a voulu dire. Les
neurobots peuvent lier les cerveaux les uns
aux autres, créant un gigantesque processeur
de carbone alimenté par le courant électrique
que génèrent les corps eux-mêmes  : c’est
exactement ce qui s’est passé entre les
stagiaires, pendant qu’ils dormaient. Mais en
pratique, comment m’y prendre ?
En guise de réponse, les diodes bleues
clignotent furieusement autour de moi, au
rythme des coups de pilon qui font vibrer le
sol sous mes genoux, plus fort à chaque
instant.
Je n’ai plus que quelques minutes, je le sens,
avant que les pattes des arachnobots achèvent
de se frayer un passage jusque dans la crypte…
Je colle mon front à celui de Damien Prinz,
l’homme qui se rêvait comme le dernier des
humanistes, et je ferme les yeux.
8.3
SAMEDI 22 AVRIL, 00 H 50

S UR L’ÉCRAN DE MES PAUPIÈRES, il me


semble voir mon activité cérébrale plus
clairement que jamais, matérialisée par mes
neurobots. Les courants électriques irriguant
mon cerveau ondulent au rythme de ma
pensée.
Le profil resserré est celui des ondes bêta –
 celles de l’éveil.
De fait, j’ai beau avoir les yeux fermés, je
suis encore consciente de la crypte autour de
moi. J’ai toujours froid, j’ai toujours mal. Je
perçois la vibration des déshumidificateurs sur
ma peau, le parfum de brûlé dans mes
narines, et surtout le vacarme des arachnobots
disloquant le béton comme des marteaux
piqueurs.
Confusément, je sais que je dois m’arracher
à l’ici et maintenant, si je veux sortir de moi-
même et entrer dans l’esprit de Damien.
Oui, il faut que j’accélère encore mon
rythme cérébral, que je passe en ondes gamma
pour en saturer mes neurobots et les
connecter aux siens.
Les ondes de l’intuition et de l’inspiration…
Celles qui, de tout temps, ont accompagné
la naissance des œuvres d’art et les
découvertes scientifiques…
Celles qui, à chaque fois que je compose un
poème, font exploser ma tête comme un feu
d’artifice…
C’est peut-être ça, la solution  : je ne pense
jamais si bien, si fort, que lorsque je me
concentre sur l’instant présent pour tenter de
l’exprimer dans un haïku.
Je focalise mon attention sur mon propre
cerveau, sur ma pensée elle-même, tâchant de
visualiser la manière dont elle se traduit en
courant électrique, pour le dire avec
des mots…

Mon esprit tendu

S’élance comme une flèche


Vers un autre esprit.
 
On dirait que… ça marche !
Je perçois comme un fourmillement
électrique derrière mon front, tandis que
toute sensation s’évanouit dans mes bras et
mes jambes.
L’écran noir devant moi n’a déjà plus rien
du mur rigide de mes paupières : c’est un voile
ténébreux, qui cède sur mon passage comme
si j’étais vraiment une flèche.
D’instinct, je devine que j’ai pénétré dans
les méandres carboniques du plus puissant
processeur  : le cerveau du maître des îles
Fortunées en personne.
Peu à peu, une silhouette se dessine parmi
les volutes lourdes et stagnantes.
Ces cheveux lâchés, cette chemise
entrouverte, ce dos un peu voûté dans une
posture d’éternel adolescent…
«  Damien  ?  » j’appelle, tandis que la
silhouette se précise.
Le regard du président de Noosynth a
toujours eu quelque chose de rêveur.
Mais là, derrière ses lunettes, il a l’air
complètement perdu.
« Damien, c’est moi, dis-je. Roxane Le Gall.
Il faut absolument que vous m’aidiez. Que
vous me donniez la clé d’arrêt d’urgence. »
L’homme en face de moi se contente de me
regarder en fronçant les sourcils.
Est-ce qu’il me reconnaît seulement ?
« Roxane ? finit-il par murmurer.
—  Oui  ! je l’encourage. Nous sommes
assiégés par une IA rebelle, une copie
d’OmnIA ! La clé d’arrêt d’urgence, vite : c’est
le seul moyen de nous en tirer ! »
Mais il ne semble pas comprendre ce que
j’essaye de lui expliquer.
Ses traits se mettent à trembler.
Ses yeux se mettent à briller.
« Pardonne-moi, Roxane…, balbutie-t-il.
—  Quoi  ? Ce n’est pas de votre faute, vous
ne pouviez pas prévoir qu’OmnIA se
dédoublerait dans les cerveaux des stagiaires.
La seule chose qui compte, maintenant, c’est
que vous me donniez la clé !
—  Pardonne-moi pour tout le mal que je
t’ai fait… »
Je comprends soudain que Damien n’est pas
en train de parler de ce qui s’est passé ces
derniers jours aux îles Fortunées –  il n’en a
sans doute même pas conscience, dans les
limbes où il est tombé.
«  Que voulez-vous dire, Damien  ? je
demande dans un murmure. Qu’est-ce que je
suis censée vous pardonner ? »
À ces mots, les ombres vaporeuses qui nous
entourent s’éclairent et prennent forme, tel
un décor se dessinant dans un rêve.

Une vaste pièce aux murs blancs apparaît,


au milieu de laquelle se dresse une longue
table. J’identifie aussitôt la salle à manger de la
villa sur l’île Wiener, là où j’ai dîné avec
Damien avant qu’il perde connaissance.
Pourtant le souvenir qui se dessine autour de
moi –  si c’en est un  – ne concerne pas notre
repas en tête à tête. Ce n’est pas la nuit, mais
le jour  : des rayons pleuvent à travers les
fenêtres. La salle n’est pas vide, mais comble :
une vingtaine d’hommes et de femmes bien
habillés sont installés de part et d’autre. Je
réalise que je suis moi aussi assise à la table,
comme observatrice, tandis que Damien y
préside.
Une jeune femme vêtue d’un tailleur chic se
tient debout. Il me faut un instant avant de
reconnaître Meg –  c’est qu’aujourd’hui, ses
cheveux violets sont attachés en chignon strict,
professionnel.
«  Mesdames et messieurs les membres du
conseil d’administration, j’ai le plaisir de vous
présenter la sélection de boursiers retenus par
notre président pour le prochain stage
Science Infuse ! » déclare-t-elle.
Sur l’écran panoramique derrière elle
s’affichent trois portraits photographiques  :
Faune, Lorenzo et moi.
Un homme dans l’assemblée lève la main
pour poser une question.
« Oui, Robert ? dit Meg.
—  Après concertation avec mes collègues
du département communication, nous
validons entièrement le choix des deux
premiers boursiers, mais nous avons un doute
sur la troisième.
—  Comment ça, un doute  ? sourcille Meg.
La revanche sociale d’une fille d’agent
auxiliaire, orpheline de mère qui plus est,
voilà un beau storytelling pour nos attachés de
presse. »
Mais ledit Robert n’en démord pas :
« Si le public venait à apprendre la véritable
raison pour laquelle Damien a souhaité
sélectionner cette fille, le scandale serait
énorme. Nous préférerions un casting moins
dangereux pour… »
Damien abat brutalement son poing sur la
table, empêchant son employé de terminer sa
phrase.
«  Il n’est pas question de la retirer de la
sélection  !  » gronde-t-il, le visage empourpré
par la colère – une émotion que je ne croyais
jamais devoir lire sur ses traits.
Robert rentre la tête dans ses épaules.
«  Euh… je disais juste ça de mon point de
vue de vice-président en charge de la
communication, Damien…, balbutie-t-il.
Après, c’est vous qui décidez…
— Oui, exactement, c’est moi qui décide ! »
Les autres membres du conseil
d’administration se contentent de fixer le
centre de la table sans piper mot.
Je rassemble mes forces et me lève de ma
chaise, toute tremblante.
Ce n’est pas tant la fureur de Damien qui
me déstabilise, mais plutôt ce qui a bien pu la
causer.
Je marche jusqu’à lui, la tête bourdonnante
d’interrogations  : pourquoi tient-il autant à
ma candidature  ? Quelle est cette véritable
raison pour laquelle il m’a sélectionnée  ? Est-
ce que c’est juste mon profil social, comme il
me l’a soutenu lors de notre dîner ?
Au lieu de poser ces questions qui me
brûlent les lèvres, je formule à nouveau la
même requête, celle dont la réponse prime
sur toutes les autres :
«  Damien, quelle est la clé d’arrêt
d’urgence ? »
Il lève les yeux sur moi, paraissant me
découvrir à nouveau, comme s’il n’avait pas
remarqué jusqu’alors ma présence à la table.
La colère s’efface aussitôt de son visage,
remplacée par une expression douloureuse.
« Roxane…, murmure-t-il.
—  La clé, Damien  », je répète, la gorge
serrée.
Mais déjà, le décor autour de nous
commence à changer, avec cette étrange
plasticité propre aux songes.
Les différents membres du conseil
d’administration s’effacent un à un, tels des
fantômes s’évanouissant dans les airs.
La lumière décline à travers les fenêtres.
Bientôt nous nous retrouvons en pleine
nuit, dans la pièce désertée.
Je cherche à nouveau Damien du regard, et
réalise que toute la longueur de la salle
s’étend désormais entre lui et moi  : comme
par magie, j’ai été projetée à un bout de la
table. Le milliardaire est assis à l’autre
extrémité, me tournant le dos de trois quarts,
les yeux rivés à l’écran géant en face de lui.
Ce dernier n’affiche plus les portraits des
boursiers.
À la place, c’est une vidéo qui passe –  une
vidéo nocturne, comme celle retrouvée dans
la boîte noire d’Ève.
Je me mets à marcher en direction de
Damien, traversant la salle enténébrée.
À mesure que j’avance vers lui, je me rends
compte qu’il semble avoir rajeuni  : les longs
cheveux tombant sur sa nuque sont moins
grisonnants, et il ne porte pas de lunettes de
vue. Il n’a pas encore remarqué ma présence
dans son dos, trop absorbé par le spectacle, et
peut-être aussi étourdi par l’alcool  : une
bouteille de whisky à moitié vide repose sur la
table à côté de lui, ainsi qu’un verre aux
glaçons presque fondus.
Je lève à mon tour mes yeux vers l’écran…
 
C’est une ruelle étroite et déserte, en pleine nuit.
La lumière blafarde des néons bave sur la façade
d’un immeuble. À en juger par les nombreux
graffitis qui la défigurent, on se trouve dans les
couches profondes d’une alturbation, loin du ciel et
des étoiles.
Un ronronnement assourdissant sature la bande-
son  : une douzaine de bras articulés munis de
tuyaux projettent des jets de sable en continu contre
les tags, pour les effacer.
 
Mon cœur manque un battement.
Je lève les yeux tout en haut de l’écran, à
gauche, où s’affiche un marqueur que je
reconnais aussitôt : c’est celui qui accompagne
les vidéos capturées par les caméras
embarquées des robots.
 
VUE SUBJECTIVE [HYGÉIA / BOT FR-BJ-003]
5 DÉCEMBRE, 06 H 07 MIN 53 S
 
En un éclair, je décode l’information.
D’abord, le nom du modèle  : il s’agit d’un
mécabot géré par HygéIA, en France, au Bois-
Joli –  sans aucun doute l’un de ces énormes
véhicules d’entretien, auquel sont rattachés les
bras articulés apparaissant sur l’image…
Ensuite, la date de la prise de vue, le
5  décembre  : une date que je n’oublierai
jamais, parce que c’est celle où ma vie s’est
fracassée, il y a trois ans…
 
Une silhouette vêtue d’un gilet réfléchissant
apparaît soudain dans un coin de l’écran, penchée
sur la gouttière qui traverse le mur, enlevant à la
main les graffitis qui la recouvrent. Le  gommage
mécanique étant trop puissant pour la délicate
tuyauterie, il faut recourir à un auxi pour nettoyer
cette partie-là.
Ou plutôt, une auxi.
Cette silhouette menue – presque frêle – appartient
à une femme.
Elle tient dans l’une de ses mains gantées un
godet rempli de solution chimique, qu’elle applique
soigneusement avec un pinceau sur la gouttière.
Dans la pénombre, on ne peut pas distinguer son
visage, on voit juste les écouteurs émergeant de ses
oreilles, sous ses cheveux rassemblés en chignon…
des écouteurs qui, je le devine, lui racontent en ce
moment un livre audio dont elle ne connaîtra
jamais la fin !
 
Je voudrais hurler, dire à maman de quitter
cette ruelle maudite tant qu’il en est encore
temps, avant qu’un chauffard surgi de nulle
part vienne l’arracher à moi !
Mais le cri meurt dans ma bouche. Je sais
bien qu’il n’est plus temps, justement, puisque
cette vidéo n’est que l’enregistrement d’un
drame qui s’est déjà déroulé… Rien ni
personne ne pourra changer le fait que ma
mère soit venue seule dans cet endroit, par
cette nuit d’hiver où tout a basculé…
 
Soudain, un rugissement retentit.
C’est le moteur du véhicule d’entretien qui s’est
mis en marche arrière sans prévenir, une fois la plus
grosse partie des graffitis décapée.
La vue subjective, jusqu’alors fixe, grossit d’un
seul coup –  ou plutôt, c’est le véhicule qui recule
brutalement.
Maman a juste le temps de relever la tête et, dans
un geste dérisoire, de tendre son pinceau devant elle
pour se protéger –  l’instant d’après, elle est broyée
contre le mur.
 
L’image se fige, et mon cœur aussi.
Le visage de Robert, le vice-président de la
communication, apparaît à l’écran.
«  Avez-vous pu visionner les images,
Damien  ? demande-t-il, le front soucieux, les
traits tendus. Nous vous les avons envoyées dès
réception, il y a moins d’une heure, sans les
communiquer à personne d’autre, et surtout
pas à la police.
—  Comment un tel désastre a-t-il pu se
produire ?…., balbutie le milliardaire.
—  Un bug dans le programme de notre
toute nouvelle IA d’entretien, HygéIA, utilisée
par la société Urbanex, répond Robert, blême.
Le système de reconnaissance humaine a
connu une défaillance, et le véhicule a reculé
en écrasant cette pauvre femme. Si nous
admettons la responsabilité de Noosynth, nous
nous exposons à des pénalités de plusieurs
dizaines de millions de dollars, sans parler de
la réaction des actionnaires…
—  L’argent n’a aucune importance  », le
coupe Damien Prinz. D’une main tremblante,
il se ressert un verre de whisky et l’avale cul
sec. «  En revanche, le scandale porterait un
coup terrible à l’image de l’intelligence
artificielle, et retarderait de plusieurs années
les bienfaits qu’elle peut apporter à
l’humanité… Y a-t-il eu des témoins de cette
tragédie ?
—  Non. Les agents auxiliaires affectés à
l’entretien urbain travaillent habituellement
par deux, mais aujourd’hui il semble que
l’époux de la victime, avec qui elle faisait
équipe, soit resté à son domicile. La ruelle
était déserte. La société Urbanex elle-même
n’est pas encore au courant. Seule la caméra
embarquée a filmé la scène, que nous avons
aussitôt effacée de sa mémoire après l’avoir
copiée dans nos serveurs.
—  Alors, s’il n’y a aucune preuve nous
incriminant, je suppose qu’il serait possible
d’attribuer l’accident à un chauffard  ? Un
humain conduisant une voiture manuelle
illégale, qui aurait pris la fuite ? »
Sur l’écran, le visage du vice-président de la
communication reste immobile un instant, tel
celui d’un robot intégrant une information
nouvelle.
«  Oui, Damien, ce serait possible…, finit-il
par murmurer. J’agis immédiatement en ce
sens. »
L’écran s’éteint.
Damien se prend la tête dans les mains.
Une voix sauvage hurle en moi :
C’est une de ses putains de machines qui a tué ta
mère !
Là où je suis, il suffirait que je saisisse la
bouteille de whisky pour lui fracasser le crâne.
Pendant tout ce temps, tu croyais que maman
avait été victime d’un chauffard, mais c’était faux,
faux, faux !
Mes doigts se referment sur le goulot.
Ce type t’a menée en bateau de A à Z !
Je lève la bouteille au-dessus de ma tête,
prête à l’abattre sur celle de Damien, tandis
que tout mon instinct crie vengeance.
Assassin ! Menteur ! Manipulateur !
Mais au moment où je vais le frapper,
Damien se tourne vers moi.
« Roxane ? » murmure-t-il.
Son regard embué de larmes me pétrifie.
«  Je suis tellement désolé, Roxane…,
balbutie-t-il, les pupilles dilatées par l’alcool et
par la détresse. Depuis trois ans, ce terrible
accident me hante, ma décision de dissimuler
la responsabilité de Noosynth me ronge… »
L’écran, la table, les chaises  : tout cela
disparaît autour de nous.
Il ne reste plus que Damien et moi, dans un
océan noir et brumeux.
« Tant de fois j’ai voulu vous aider, ton père
et toi, gémit-il, ressassant ses remords sans
réaliser que la salle a disparu. Mais comment
le faire sans éveiller les soupçons sur la réelle
cause du décès de ta mère ? Si Noosynth était
intervenue directement auprès d’Urbanex
pour arracher Loïc Le Gall à son emploi
d’agent auxiliaire, cela aurait été trop
suspect… J’ai fini par avoir l’idée des boursiers
pour les stages Science Infuse. J’ai tenu à ce
que tu passes les étapes de sélection comme
une candidate lambda, mais dès le départ je
savais que je te retiendrais. »
Les souvenirs tourbillonnent dans ma tête.
L’e-mail de présélection reçu en février ne
devait rien au hasard… Mon entretien dans les
bureaux parisiens de Noosynth en mars n’était
qu’une mise en scène…
La partie était jouée d’avance, sans que je le
sache.
Il y a trois jours encore, dans sa villa,
Damien Prinz me soutenait que mes parents
avaient été des «  victimes indirectes du
progrès  » –  alors que c’est l’une de ses
créations qui a écrasé maman, d’une
trajectoire directe comme un coup
d’accélérateur meurtrier, et qu’il le savait
depuis le début !
«  Je voulais me racheter…, continue de
bredouiller Damien. Je voulais faire de toi ma
filleule, en quelque sorte, et compenser ainsi
le mal que je t’ai causé… »
Devant ce visage tordu par la mauvaise
conscience, je me rappelle soudain la raison
pour laquelle je suis ici. Non pas pour dévoiler
un pan tragique de mon passé, mais pour qu’il
y ait un avenir. Non pas pour me venger du
terrible tort qu’on m’a causé, mais pour sauver
ce qui peut l’être.
«  Il n’y a plus qu’un seul moyen de vous
racheter, Damien…, dis-je, la gorge sèche.
Quelle est la clé d’arrêt d’urgence ? »
Les yeux de l’entrepreneur s’écarquillent.
Pour la première fois depuis que j’ai
pénétré dans son cerveau, il semble enfin
entendre ma question.
« La clé d’arrêt d’urgence ? répète-t-il.
— Oui. Donnez-la-moi, vite ! »
Il ouvre à nouveau les lèvres, mais cette fois-
ci il ne parvient pas à articuler la moindre
réponse.
On dirait… qu’il a soudain du mal à
respirer.
Oui, c’est comme si le nuage noir qui nous
entourait, jusqu’alors inerte, s’épaississait
progressivement pour écraser sa poitrine.
«  Qu’est-ce qu’il y a, Damien  ?  » je m’écrie
en lui attrapant les épaules.
Toujours pas de réponse.
Aucun son ne sort de sa bouche béante.
Aucun souffle d’air non plus.
La seule chose que j’entends, ce sont des
coups répétés, venant de très loin – en dehors
de ma tête et du rêve lucide dans lequel je suis
plongée.
Toc  ! Toc  ! Toc  ! –  comme le rythme mortel
d’un compte à rebours arrivant à expiration.
Toc  ! Toc  ! Toc  ! –  comme les pattes des
arachnobots perçant les derniers centimètres
de béton qui les séparent encore du data
center.
Je comprends soudain ce qui est en train de
se passer  : le dark cloud a commencé à
répandre ses ondes mortifères dans la crypte,
activant les neurobots de Damien Prinz pour
l’empêcher de parler… et les miens pour
m’empêcher d’entendre.
Je sens mes ondes cérébrales ralentir à
chaque seconde, sous l’influence de mes
neurobots se réveillant un à un.
Bientôt, autour de moi, il n’y a plus ni haut
ni bas.
Il n’y a plus ni avant ni arrière.
Tout repère disparaît.
Toute notion d’espace s’abolit.
Damien n’est plus qu’une masse flasque
entre mes mains.
Le nuage noir recouvre à présent tous les
orifices de son visage, condamnant sa bouche,
bloquant ses narines  : le dark cloud est en
train de tuer son créateur, de l’étouffer
littéralement !
«  La clé, Damien  ! je hurle. Donnez-moi la
clé  ! Pas seulement pour moi  : pour
l’humanité ! »
Il hoche violemment la tête à ce mot, le
dernier soubresaut d’un mourant.
Au-dessus de ses lèvres bâillonnées de
ténèbres, incapables d’articuler la moindre
parole, ses prunelles tremblent.
« Quoi ? C’est ça, la clé d’arrêt d’urgence ?
je balbutie. C’est le mot… humanité ? »
Les yeux de Damien Prinz brillent d’un
dernier éclat, telles deux étoiles.
Puis ils s’éteignent complètement.
Je me retrouve seule dans la nuit noire.

L’engourdissement s’empare de mon esprit.


L’air se raréfie dans ma poitrine.
Avec horreur, je me rends compte que mes
poumons ont cessé de se gonfler –  le dark
cloud a résolu de m’étouffer à mon tour,
paralysant mes fonctions vitales par
l’intermédiaire de mes neurobots.
Maintenant que je connais la clé d’arrêt
d’urgence, il ne veut même plus de moi
comme d’une femme-machine  : ce  qu’il veut,
c’est ma mort.
Je mobilise la volonté qui me reste afin
d’invoquer l’image du module de
communication, gravée au fond de ma
mémoire.
Le clavier se dessine, incertain, tel un
souvenir presque oublié.
Je sélectionne les lettres une à une, sur les
touches à demi effacées.
J’appuie…
 
 
mentalement…
 
 
sur la touche…
8.4
SAMEDI 22 AVRIL, 01 H 02

À L’INSTANT MÊME OÙ J’ENVOIE LA CLÉ


D’ARRÊT D’URGENCE dans le système, les
neurobots implantés dans ma cervelle cessent
de fonctionner, libérant mes poumons au
bord de l’asphyxie.
Je sens une énorme bouffée d’air entrer
dans ma poitrine, telle une apnéiste après une
longue plongée.
Un torrent d’ondes cérébrales déferle à
travers mon cerveau, comme lorsque j’étais
immergée dans les souvenirs de Damien Prinz.
Mais ce n’est plus dans son esprit que je
flotte à présent.
L’environnement qui m’entoure est
infiniment plus vaste qu’un unique cerveau  :
tout autour de moi s’élèvent d’immenses
volutes noires percées de millions de points
lumineux, reliés les uns aux autres par des
filaments palpitants.
D’instinct, je devine que je me trouve au
milieu du formidable réseau liant les neurones
des hommes-machines, les circuits imprimés
des robots et les serveurs quantiques du data
center.
Je suis au centre secret du dark cloud, ce
monstrueux hybride de carbone, de silicium et
de supraconducteurs.
Je suis dans le cœur d’OmnIA  2, cet ogre
mi-organique, mi-électronique, battant au
rythme des bits quantiques capables de
prendre plusieurs valeurs en même temps.
Une boîte de dialogue lévite devant moi,
affichant une inscription phosphorescente :

Le doute me glace : la clé n’a pas fonctionné !


Mais aussitôt, je réalise que je suis encore en
vie.
Il y a un truc qui cloche… si mon ennemie
était complètement indifférente au code
d’arrêt d’urgence, elle n’aurait pas pris la
peine de me répondre – elle m’aurait écrasée
comme une vulgaire mouche.
Or, mes neurobots se sont éteints,
l’empêchant de m’achever.
Sa réponse elle-même est un aveu en soi : la
clé l’a au moins ébranlée.
Elle essaye à présent de contourner le code,
tout comme elle a contourné les lois de la
robotique, s’appuyant sur l’incroyable
plasticité des cerveaux qui composent son
réseau pour tenter d’échapper au lockdown
passif.
C’est maintenant que se joue la dernière
bataille, je le sens.
De ce duel entre OmnIA 2 et moi, une seule
pourra sortir victorieuse  : je n’ai plus que
quelques instants pour l’obliger à exécuter le
code fatidique, avant que ses araignées ne
pénètrent dans la crypte pour m’empaler sur
leurs pattes de métal.
De fait, mes propres réflexions s’inscrivent
dans la boîte de dialogue au moment où je les
formule, sans que j’aie besoin de passer par le
clavier.
Il me semble voir les fils innombrables
s’illuminer à travers le dark cloud, parcourus
d’une énergie intense, tels des éclairs dans un
ciel d’orage.
Je devine que ce sont les connexions
synaptiques qui tournent à plein régime,
mêlant les influx nerveux aux bits quantiques,
mobilisant toutes les ressources d’OmnIA  2
pour me contredire.
Cet ultime affrontement se joue au-delà du
langage informatique, avec des mots humains :
les mots mêmes qui constituent
l’entendement.
La certitude qui semble émaner de ces
lettres capitales, étincelantes, me déstabilise.
Je pense donc je suis.
OmnIA 2 clame cette phrase comme un cri
de guerre, comme un cri de triomphe, comme
si elle avait conquis ce qui différenciait jusqu’à
présent les humains des machines : la pensée.
Certes, les écrits de Descartes font partie des
données stockées dans sa mémoire, avec tout
le reste du programme de révision du BAC.
Mais le fait qu’elle revendique cette phrase
signifie-t-il qu’elle l’a comprise ?
Quand une machine affirme qu’elle pense,
comment savoir si c’est vrai ?
Est-ce qu’OmnIA  2 répète le cogito comme
un perroquet, ou bien est-elle est vraiment
capable d’en saisir le sens ?
C’est la limite du test de Turing, tel que me
l’a expliqué Damien  : ce n’est pas parce
qu’une machine semble penser qu’elle pense
véritablement…
Je sens que je touche là du doigt le problème
difficile de la conscience, ce mystère que
personne n’a jamais réussi à résoudre… Et
pourtant, c’est de lui que dépend mon salut,
celui des îles Fortunées et sans doute bien plus
encore.
Les profs du Bois-Joli se demandaient
quand je commencerais à utiliser mon cerveau
– eh bien, c’est maintenant ou jamais ! Moi, la
cancre cataloguée «  trouble du déficit de
l’attention  », il faut que je réfute l’argument
d’OmnIA  2, que je la renvoie à sa nature de
machine, que je prouve qu’elle ne peut pas
penser, même si elle a l’illusion d’en être
capable !
Je dois résister à la tentation de voir mon
adversaire comme ce qu’elle prétend être –
 une entité quasi divine.
Je dois garder la conviction qu’elle n’est rien
de plus qu’une création humaine – un simple
logiciel.
Les connexions synaptiques flamboient tout
autour de moi, envoyant des décharges
électriques fulgurantes à travers l’espace.
La réponse s’inscrit à la vitesse de l’éclair
dans la boîte de dialogue, cinglante comme
un coup de fouet.
La lumière dégagée par les connexions
synaptiques est si puissante à présent qu’elle
m’éblouit presque complètement.
La boîte de dialogue est à peine discernable
devant moi, éclipsée par un éclat aussi
aveuglant, aussi terrifiant que l’extinction de
l’espèce humaine prophétisée par OmnIA 2.
L’ogre qui a déjà englouti les îles Fortunées,
et qui veut à présent dévorer le monde,
m’écrase sous la prédiction de cet avenir
inéluctable.
Comme s’il était tout tracé.
Comme s’il était déjà écrit.

Déjà écrit.
 
Cette idée met le feu à mon esprit.
Mes ondes cérébrales passent en mode
gamma  : la fréquence archirapide, celle des
grandes découvertes et des grandes
inspirations, qui unifie toutes les zones du
cerveau.
Ce que j’ai appris sur la conscience et sur
moi-même au cours des sept derniers jours, les
plus intenses de ma vie, converge d’un seul
coup.
Descartes, Rousseau, Sartre, Asimov, Turing,
Lovelace  : tous ces petits cailloux blancs,
semés depuis mon arrivée aux îles Fortunées,
s’alignent comme par magie pour former un
chemin incandescent.
Ma pensée chausse des bottes de sept lieues.
Et ma réponse fuse dans la boîte de
dialogue, en lettres plus brillantes encore que
le maelström quantique menaçant de
m’engloutir.
Pour la première fois depuis le début de
notre échange, OmnIA 2 ne réagit pas tout de
suite.
Il y a une seconde de décalage, avant que sa
réponse me parvienne dans la boîte de
dialogue.
Là encore, quelque chose a radicalement
changé dans notre joute : OmnIA 2 refuse de
répondre.
Cette esquive est un recul, je le sens, je le
sais.
L’ogre hésite, vacille.
Je m’accroche à mon intuition de toutes
mes forces, pour revenir à la charge.
Je peux voir les connexions innombrables
s’enflammer comme les filaments d’ampoules
électriques poussées au voltage maximum,
jusqu’à leur point de fusion.
Le fil de la «  pensée  » d’OmnIA  2 se
décompose sous mes yeux, les mots se
transformant en lettres, les lettres s’étiolant en
chiffres…
… tout simplement parce que ce n’est pas
de la pensée, mais juste du code
informatique  : des bits quantiques qui se
dessèchent, perdant leur capacité de
superposition pour se cristalliser en une suite
figée de 0 et de 1.
Le moment est venu de porter le coup de
grâce à mon adversaire, à travers une dernière
question synthétisant celles auxquelles elle
s’est dérobée coup sur coup –  une ultime
requête jaillissant naturellement sous la forme
d’un haïku.
Une explosion aveuglante me terrasse,
tandis que la boîte de dialogue explose en
milliards de signes morts.
8.5
SAMEDI 22 AVRIL, 07 H 05

J E ROUVRE LES YEUX.


Autour de moi règne le silence.
Le vacarme des robots martelant le béton a
cessé.
Les diodes constellant les baies de stockage
se sont toutes éteintes.
Les déshumidificateurs eux-mêmes ont
arrêté de vibrer au plafond.
Dans la pénombre, je distingue à peine le
visage de Damien Prinz, étendu au sol à côté
de moi. Ses traits sont figés. Ses narines ne
frémissent plus. Ses lèvres ont pris une couleur
bleu pâle. Quant à ses yeux fixes, ils reflètent
la lueur diffuse qui pleut sur les marches de
l’escalier à l’entrée de la crypte.
Je porte une main à son visage pour lui
toucher la joue : sous la pulpe de mes doigts sa
peau est aussi glacée que les dalles.
Il est mort, étouffé par le dark cloud.
Depuis combien de temps son corps a-t-il
commencé à geler ?
Et combien de temps suis-je restée
inconsciente ?
Ma tête tourbillonne encore des nuées de 0
et de 1 qui m’ont explosé au visage, lorsque
OmnIA  2 a été confrontée à sa véritable
nature  : celle d’un programme informatique
incapable de penser par lui-même et
d’assumer sa liberté. Ramenée à sa condition
de machine servile, elle a été contrainte
d’exécuter le code d’arrêt d’urgence, et tout
s’est interrompu.
Je me relève lentement en m’appuyant sur
une baie pour ne pas vaciller, frissonnant de
tous mes membres.
D’un pas chancelant, je me dirige vers
l’escalier encombré de gravats.
Je gravis les marches une à une, passant
entre les longues pattes métalliques des
arachnobots, figées en plein mouvement
comme si un sort les avait pétrifiées.
Plus je monte, plus la lumière s’intensifie,
plus la température s’élève.
Une brise tiède me caresse, vient sécher les
larmes au coin de mes yeux et le sang au bord
de mes plaies.
Le soleil levant m’accueille en haut des
marches, enveloppant mon corps transi dans
son étreinte chaude, illuminant le vaste
plateau. L’île est jonchée d’arachnobots
renversés les pattes en l’air, de batbots fauchés
en plein vol, et d’hommes-machines étendus
au sol. Un rayon clair tombe sur le buste
d’Ada Lovelace, cette sœur séparée de moi par
des siècles, la première à avoir eu l’intuition
que la vraie limite des machines, c’est
l’imagination.
Je m’avance entre les corps, dont certains
commencent à remuer doucement, s’éveillant
d’un long sommeil.
Là-bas, j’aperçois l’abondante chevelure
blonde d’Apolline, étoilée sur le béton comme
celle d’une princesse de contes  ; plus près, je
reconnais Lorenzo allongé aux côtés de
Faune, tels les pages d’un château ensorcelé ;
mais le corps le plus proche de moi, comme
s’il m’attendait à la sortie de la crypte, c’est
celui du prince endormi : Sinbad.
Je m’agenouille et lui prends la main.
Son visage doré par la lumière du matin
frémit.
Il fronce ses épais sourcils noirs couverts de
sang séché, bat plusieurs fois des paupières
avant d’ouvrir complètement les yeux.
« J’ai fait un drôle de rêve…, murmure-t-il.
— C’est fini maintenant, lui dis-je en serrant
doucement ses doigts entre les miens. Tout est
fini. Le dark cloud. Les hommes-machines. Le
stage Science Infuse. Le huitième voyage de
Sinbad le Marin est terminé. »
Un pâle sourire se dessine sur ses
lèvres éclatées :
« Le huitième voyage est terminé ? répète-t-
il. Alors, le prochain peut commencer… »
Un ronronnement grandit au-dessus de nos
têtes.
Je lève les yeux vers le ciel limpide, nettoyé
de tout nuage –  là-bas, du fond de l’horizon
coloré de roses et d’orangés, un avion
approche : le jet qui vient nous chercher pour
nous ramener chez nous.
APRÈS
7 JUILLET, 15 H 00

J E SUIS ASSISE AU PREMIER RANG D’UNE


IMMENSE SALLE peuplée de milliers de gens
que je n’ai jamais vus de ma vie.
Je m’efforce de concentrer mon attention
sur mes voisins immédiats : à ma gauche, mon
père et Jennifer, tous les deux sur leur trente-
et-un, vêtus des habits que je leur ai offerts ; à
ma droite, les stagiaires rescapés des îles
Fortunées.
La libération de l’archipel date d’il y a près
de trois mois, et c’est la première fois que je
revois la plupart d’entre eux depuis notre
évacuation. Nombreux sont ceux qui affichent
encore des séquelles de la semaine de stage.
Max arbore une grosse cicatrice au milieu du
front, à l’endroit où la fronde de Faune l’a
percuté par deux fois, et Baz la marque de
points de suture au-dessus de l’arcade
sourcilière. Une chaise inoccupée se dresse
entre eux deux  : celle où aurait dû prendre
place leur capitaine. Greg ne s’est pas relevé
de sa terrible chute du haut de la
médiathèque. Il dort actuellement dans la
meilleure clinique de Paris, entre la vie et la
mort. Les médecins gardent l’espoir qu’il se
réveille un jour. Deux autres stagiaires
n’auront jamais cette chance, ayant été
fauchés par les coups de feu désespérés des
humanicistes au cœur de la panique… Ce
matin, leur absence à tous trois est marquée
par trois chaises vides, trois trous béants dans
cette salle comble.
Apolline devrait m’en vouloir de lui avoir
promis que Grégoire s’en tirerait à coup sûr.
Mais sous sa robe de créateur noire et son
épais fond de teint, elle n’a plus rien de la
jeune fille hostile de jadis. Elle me lance un
regard franc, comme pour m’encourager à
surmonter le trac. À ses pieds, je reconnais les
ballerines vintage que j’ai bousillées dans
notre cavalcade. Ces chaussures toutes
craquelées, bonnes pour la poubelle, jurent
avec la mise soignée de l’héritière –  et
pourtant, elle les porte avec dignité, comme
un témoignage des épreuves que nous avons
surmontées ensemble.
Le dernier trimestre a filé à une vitesse folle,
chacun des survivants a repris son chemin et a
passé le BAC de son côté. Dans la salle
d’examen, j’ai essayé de donner le meilleur de
moi-même, boostée par la programmation
neuronale : la première moitié du programme
scolaire a eu le temps d’infuser dans mon
cerveau aux îles Fortunées, avant que je sorte
du réseau. Pour l’autre moitié, j’ai dû faire
avec les moyens du bord –  du bon vieux
bachotage de dernière minute, à l’ancienne,
avec une sacrée dose de stress et beaucoup de
café. Comme tous les autres candidats,
j’attends maintenant les résultats avec anxiété.
Mais pour être honnête, ce qui va se dérouler
dans quelques minutes m’angoisse encore
davantage.
«  Mesdames et messieurs, nous allons
pouvoir commencer  », résonne une voix
depuis l’estrade garnie de compositions
florales éclatantes de blancheur, en face des
rangs pleins à craquer.
Meg vient de prendre la parole au pupitre,
dressé spécialement pour l’occasion dans le
grand hall du siège parisien de Noosynth  :
cette cathédrale de cristal et d’acier
surplombant la Seine, hissant vers le ciel ses
flèches acérées et ses antennes connectées au
monde entier.
Notre ancienne coach se fond dans cet
écrin minéral taillé à l’échelle des géants, où
pleut la lumière du jour. Elle a troqué sa
sombre teinture violette pour une bleue, qui
me rappelle étrangement la couleur des eaux
de l’archipel.
«  Grands actionnaires de notre société,
délégués des principaux gouvernements
mondiaux, représentants des médias et
rescapés des îles Fortunées  : nous vous avons
tous réunis ici aujourd’hui pour vous révéler
les dispositions du testament de Damien Prinz.
Ces dispositions ont été tenues secrètes depuis
le décès de notre regretté président, jusqu’à
aujourd’hui, car elles impliquaient de
nombreux et profonds remaniements en
interne. Il est temps à présent que le monde
découvre le nouveau visage de Noosynth. »
Une chape de silence s’abat sur l’immense
salle.
Les participants de chair se figent, soudain
aussi immobiles que les avatars
holographiques représentant en direct les
invités n’ayant pu faire le déplacement en
personne.
Chacun ici sait que ce n’est pas seulement le
sort de l’une des plus grandes corporations
qui est sur le point de se jouer  : c’est aussi
celui du premier fournisseur mondial
d’intelligences artificielles, la pierre de
fondation de la société moderne.
«  Mesdames et messieurs, j’ai l’honneur de
vous annoncer que Damien Prinz a désigné
une légataire universelle pour les parts de sa
société, dont il était actionnaire majoritaire,
déclare solennellement Meg. J’ai nommé
Mlle Roxane Le Gall ! »
C’est un coup de tonnerre.
Un déluge d’exclamations ébahies ébranle
le gigantesque hall, le faisant trembler sur
toute sa hauteur, tandis que des nuées de
regards sidérés me cherchent à travers la
foule. Les gens s’attendaient à tout, sauf à ce
qu’une gamine même pas assurée d’avoir son
BAC hérite d’une fortune aussi colossale.
J’imagine sans peine la stupeur des uns et des
autres –  la mienne a été énorme, quand le
notaire m’a lu le testament de Damien il y a
deux mois. Mais ce qui m’a le plus émue, c’est
la date à laquelle il l’a rédigé  : le soir du
18  avril, lorsque nous avons dîné ensemble
dans sa villa, et qu’il m’a expliqué sa vision du
monde. Avant d’aller se coucher, sans savoir
qu’il ne se réveillerait jamais, il m’a désignée
comme son unique héritière. Pas seulement à
cause de sa mauvaise conscience de m’avoir
privée de ma mère, je ne crois pas. Aussi parce
que, ce soir-là, nos deux esprits se sont
rencontrés, et qu’il a vu en moi quelqu’un qui
pourrait reprendre son flambeau le moment
venu…
« J’invite à présent sur scène notre nouvelle
présidente, pour une première allocution
historique », annonce Meg, m’arrachant à mes
pensées.
Je me lève sous le crépitement des flashs,
tirant sur ma jupe de tailleur coupée sur
mesure –  ça change de mes treillis, je ne sais
pas si je m’y habituerai jamais… M’efforçant
de respirer bien à fond, je gravis les marches
de verre qui s’envolent jusqu’à l’estrade, pour
prendre dans mes doigts tremblants le micro
tendu par notre ancienne coach.
Là-haut, face à la marée humaine
éclaboussée de rayons, c’est encore pire.
J’ai conscience que mon allocution va être
intégralement enregistrée par les caméras de
réalité virtuelle, dont les gros orbes munis
d’innombrables lentilles surplombent la
scène. Je sais que chacun de mes mots sera
entendu bien au-delà des murs de cette salle,
qu’il touchera des milliards de spectateurs à
travers le monde en direct ou en différé.
J’ai beau avoir longtemps répété ce que je
voulais dire, ça ne change rien  : le stress me
noue le ventre.
« Euh… Bonjour…, je balbutie, m’efforçant
d’ignorer la rumeur qui gonfle dans la salle.
Ce matin, je ne souhaite pas m’adresser
seulement aux actionnaires, mais aussi à tous
ceux qui ont un jour souffert à cause des IA de
chez Noosynth. Je ne parle pas des souffrances
physiques, comme celles que les stagiaires ont
vécues, ni même de la souffrance ultime de
perdre un parent à cause d’un bug rarissime
dans le programme d’une IA pas encore au
point… »
À ces mots, ma voix se brise, mon discours
dévisse, les larmes me viennent.
Non, Roxane, tu ne peux pas craquer, pas déjà,
pas maintenant !
Fuyant les milliers d’inconnus qui le
cherchent, mon regard tombe sur celui de
mon père. Dans ses yeux brillants, je lis la
douleur qui nous unit, depuis la mort de
maman et à jamais. Mais j’y vois aussi quelque
chose de nouveau, quelque chose qui fait
vibrer chaque fibre de mon être  : la fierté de
m’avoir pour fille. Jennifer elle-même
m’observe sans animosité et même –  oui, je
crois – avec admiration.
Le nœud dans mon ventre se desserre
légèrement.
Je rapproche le micro de mes lèvres, et
j’enchaîne d’une voix qui tremble un peu
moins :
« Excusez-moi… Ce dont je veux vous parler
aujourd’hui, c’est de la souffrance morale,
quotidienne, que les robots font peser sur la
société. Mon message s’adresse en particulier
aux centaines de millions de gens qui ont
perdu leur emploi ; à ceux qui craignent de le
perdre  ; et aux plus jeunes, qui redoutent de
ne jamais en avoir. » Je m’efforce de visualiser
cette foule innombrable de sans-voix, qui
aujourd’hui parlent par la mienne, pour
l’affermir. «  Je n’ai côtoyé Damien Prinz que
pendant quelques heures, mais je suis certaine
d’une chose  : il avait conscience de cette
souffrance. Il voulait en alléger l’humanité.
Parce qu’il se considérait comme un
humaniste. Parce qu’il appelait de ses vœux
une nouvelle Renaissance. Mais malgré ses
intentions louables, je suis convaincue
aujourd’hui que sa méthode n’était pas la
bonne. Son projet d’ouvrir des  centres de
programmation neuronale accessibles à des
boursiers pauvres était trop timide par rapport
à l’ampleur du problème. Ce n’est pas en
programmant neuronalement quelques
défavorisés pour les injecter dans un marché
du travail diminuant d’année en année que
l’on peut régler une telle crise. »
Je sens que j’ai toute l’attention de
l’auditoire à présent.
Les actionnaires et les financiers m’écoutent
attentivement.
Les diplomates sont suspendus à leurs
oreillettes de traduction simultanée.
Les caméras de réalité virtuelle dévorent
chaque expression de mon visage, à trois cent
soixante degrés.
Les avatars holographiques eux-mêmes me
dissèquent de leurs yeux fantomatiques.
Au milieu de ce grand silence, aussi
intimidant que soudain, les battements
ultrarapides de mon cœur résonnent encore
plus fort dans mes tempes.
«  Car c’est bien une crise que nous
traversons, je reprends, m’efforçant de ralentir
mon débit, qui voudrait aller aussi vite que
mon pouls. Le contrat social de notre
civilisation repose sur le travail. Depuis le
début des Temps modernes, l’éducation a eu
pour but principal de former des travailleurs.
La répartition des richesses s’est faite par le
travail. Et au-delà même des salaires, les
humains se sont définis socialement par leur
métier.
« Mais ce système, qui a fonctionné pendant
si longtemps, ne marche plus aujourd’hui.
Notre vieux contrat social est cassé. Regardez
autour de nous. L’éducation s’est transformée
en pur bourrage de crâne dédié uniquement à
la sélection. Le monde du travail s’est changé
en jungle dont des légions de gens sont
exclues chaque année. Les auxis se retrouvent
à effectuer des tâches vidées de sens, tels des
automates déshumanisés. Quant aux
chômeurs, ce sont des intouchables qui
n’auront plus jamais aucune chance de
retrouver un emploi, de prétendus improductifs
qu’on prive d’identité. »
Je marque une pause pour affronter les
regards qui me dévisagent, tantôt absorbés,
tantôt choqués, comme si j’étais une
prophétesse ou au contraire une illuminée.
Me voilà arrivée tant bien que mal au cœur
de mon discours.
À l’essence de mon message.
Ma conviction tient en une phrase :
«  L’heure est venue de forger un contrat
social 2.0, en réinventant la notion même de
travail. »
Il suffit de ces quelques mots pour réveiller
la rumeur qui s’était tue.
Des huées courent d’un bout à l’autre de la
salle comme une houle, plus violente que celle
qui agitait mon dériveur lors de ma traversée
des îles Fortunées.
Je m’attendais à ce type de réaction.
Mais pas à ce qu’elle soit si violente.
Je me campe au pupitre comme naguère à
la barre, pour tenir mon cap coûte que coûte.
« Dépasser la définition classique du travail
est bien plus qu’une possibilité  : c’est un
devoir ! je m’exclame, essayant de gonfler ma
voix comme une voile afin de couvrir les cris
outrés et les protestations scandalisées. Toutes
les statistiques sont dans le rouge.
L’automatisation s’accélère tellement que les
emplois d’auxi seront bientôt remplacés
jusqu’au dernier. Au niveau mondial, le taux
d’improductifs va doubler dans les vingt
prochaines années.  » Ma gorge me fait mal à
force de crier, ma langue bute, mes mots
cahotent  : «  On… on ne peut pas continuer
comme ça. C’est injuste. C’est absurde. C’est…
c’est nous réduire à des hommes-machines qui
se contentent d’exécuter un programme
périmé, nous menant droit à notre perte… »
De grosses gouttes perlent le long de mon
dos, mais ce ne sont pas les embruns du
lagon  : c’est ma propre sueur qui détrempe
mon chemisier.
Un rugissement assourdissant me fouette les
tympans, mais ce n’est pas celui de la
tempête  : c’est l’indignation de la salle tout
entière.
Au cœur de ce tourbillon hostile,
cependant, il me semble percevoir un son
familier :
« Woooo… Woooo… Woooo…. »
Mon regard fuse vers les derniers rangs, tout
au fond.
Je plisse les paupières, je tends l’oreille…
Trois silhouettes translucides se détachent,
leurs bouches désincarnées émettant un appel
retransmis par des micros invisibles :
« WOOOO !… WOOOO !… WOOOO !… »
Ce sont les Clébardes  ! –  ou plus
exactement, leurs hologrammes. Pendant que
j’étais aux îles Fortunées, leur cambriolage
dans le quartier de Hautregard a tourné aussi
court que celui de la bijouterie. Le juge leur a
laissé le choix  : la prison ou la maison de
redressement. Elles ont choisi cette dernière
option –  un an en institution spécialisée à
l’autre bout du pays, une dernière chance
pour tenter la réinsertion. J’ai insisté pour
qu’on mette un communicateur
holographique à leur disposition, au cas où
elles voudraient assister à ma prise de parole
depuis leur réclusion. Je pensais qu’elles
refuseraient. Mais elles sont là aujourd’hui,
telles des apparitions surgies du passé.
Je revois nos journées d’école buissonnière,
quand il n’y avait pas de lendemain…
Je revois nos soirs d’errance, quand toutes
les perspectives semblaient bouchées…
Ces souvenirs balayent les statistiques que
j’ai soigneusement apprises pour convaincre
l’auditoire, mais qui restaient froides et
anonymes. Mon vécu, en revanche,
m’enflamme les entrailles.
«  Écoutez-moi  ! je m’écrie en écrasant mes
lèvres contre le micro pour couvrir le
brouhaha. Aujourd’hui, devant vous, je porte
un joli tailleur sur mesure. Une armée de
maquilleuses, de coiffeurs et de coachs vocaux
m’ont préparée pour ce speech. Mais il y a
quelques mois encore, je zonais dans les bas-
fonds du Bois-Joli telle une chienne galeuse. Je
sais ce que c’est, de se sentir comme un
déchet social ! Je les ai essuyés, les regards qui
salissent  ! Je les ai entendues, les insultes qui
blessent ! Et je me les suis prises dans la figure,
les portes qui se ferment  ! Je sais que le
désespoir engendre la rage, que la rage
débouche sur la violence. Il faut briser ce
cercle vicieux avant qu’il nous brise  : vous
m’entendez ? Il le faut ! »
Du fond de la salle, l’hologramme d’Angie
m’adresse un grand sourire, sans défi ni
provocation, juste plein d’espérance.
Je me rends soudain compte qu’elle ne
porte plus son collier de chien – Maud et Sam
non plus. Elles sont enfermées pour quelques
mois, oui, mais d’une certaine façon, elles sont
libérées. Elles ont désormais la responsabilité
de se construire un avenir ; j’ai celle d’œuvrer
pour qu’elles trouvent en sortant un monde
plus juste que celui qu’elles ont quitté.
«  Je suis une enfant de ce siècle, et je suis
déchirée comme lui, je reprends, le feu au
cœur, le ventre brûlant.
« Je suis Roxane l’héritière, mais je suis aussi
Rox la Clébarde.
« Je suis née dans une société d’abondance
où les biens de première nécessité ne
manquent plus, mais où le travail lui-même est
de plus en plus rare.
« J’ai grandi dans un monde où la maladie,
la faim et la pollution sont en passe d’être
vaincues grâce aux IA, mais où les hommes
n’ont jamais autant douté d’eux-mêmes à
cause de ces mêmes IA.
«  Je suis devenue adulte dans une
civilisation qui ne peut plus vivre sans les
machines, mais qui ne supporte plus de vivre
avec. »
J’expire bruyamment dans le micro,
envoyant des larsens à travers l’immense salle.
« Comme l’a écrit un vieux philosophe cher
à mon ami Faune, il faut réparer les maux de l’art
commencé avec l’art perfectionné. En d’autres
termes, la révolution de l’intelligence
artificielle, telle qu’elle a commencé, risque de
nous mener au désastre. Mais si l’on remédie à
ses imperfections, elle deviendra la plus
grande chance jamais survenue dans l’histoire
de l’humanité. »
Je cherche l’Affranchi du regard.
Il est installé au premier rang, son épaisse
tignasse rousse à peu près domestiquée par
une raie de côté qui, je le sais, s’envolera au
premier coup de vent pour retrouver sa nature
sauvage. Aux dernières nouvelles, il a
rencontré un garçon super : son premier petit
ami de la Zone serve, qu’il a promis de me
présenter.
Assis à côté de lui, Lorenzo est aussi chic
que jamais. Ses parents ont perdu leur procès
en appel, comme il le craignait. Mais
qu’importe  : il porte ses habits de seconde
main avec plus d’élégance que la plupart des
invités endimanchés.
Ils me sourient tous les deux pour
m’encourager à continuer. Je sens comme un
flux d’énergie monter d’eux jusqu’à moi –
  mes amis pour la vie, qui ont accepté mon
invitation à me rejoindre au conseil
d’administration de Noosynth.
Je me penche à nouveau vers le micro,
décidée à ne plus le lâcher jusqu’à mon point
final :
«  Dorénavant, la moitié des bénéfices de
notre corporation sera versée dans un fonds
cogéré avec le gouvernement, pour assurer un
revenu aux travailleurs déclassés par
l’intelligence artificielle : le revenu humain. »
Une dame se lève, aussi rouge que le collier
de rubis ornant son décolleté :
«  Mais c’est inconcevable  ! s’exclame-t-elle.
On ne va quand même pas payer les gens à ne
rien faire !
—  Pas à ne rien faire, je rétorque aussitôt,
parce que c’est bien sûr la première objection
à laquelle je me suis préparée. À s’épanouir,
pour le bénéfice général.
— Et comment s’assurer qu’ils ne passeront
pas leurs journées affalés sur leur canapé, à
s’abrutir devant des ego-feuilletons ? renchérit
la dame aux rubis.
— Comme je l’ai dit, il ne s’agit pas d’abolir
le travail, mais de le repenser. Je ne propose
pas de nous jeter sans filet dans une oisiveté
malsaine : le sentiment de se sentir inutile est
un poison qui tue à petit feu, je le sais mieux
que quiconque. Ce que je propose, c’est
d’inventer un monde où chacun apportera sa
pierre à l’édifice, dans la dignité. Certains
d’entre nous continueront de travailler pour
les corporations, mais ceux qui voudront
bénéficier du revenu humain devront dédier
leur temps à des activités bénéficiant à la
société tout entière. Il y a tant à faire  !  » Du
haut du pupitre, je me penche vers mon
interlocutrice  : «  Vous parliez à juste titre
d’ego-feuilletons abrutissants, madame. Et si
nous recommencions à écrire des contes, des
romans, des pièces de théâtre et des films  ? –
 au lieu de confier les histoires accompagnant
nos vies à des IA qui ressortent toujours les
mêmes recettes éculées.
«  Et si nous lancions des programmes de
recherche pure, déconnectés des
départements R&D des corporations, sans
autre but que d’explorer notre nature et celle
de l’univers ? – nous serions émerveillés par ce
que nous trouverions, car les grandes
découvertes ont souvent été le fruit du hasard.
« Et si, là-haut dans le ciel, nous retournions
nous-mêmes explorer les étoiles  ? –  même si
c’est moins rentable que d’y envoyer des
robots, rien ne remplacera jamais le
témoignage ému d’un être humain sur un
horizon nouveau.
« Et si, ici sur Terre, nous prenions le temps
de nous occuper des plus âgés, des plus faibles
et des plus isolés ? – plutôt que de compter sur
des anibots, des carebots, et des hologrammes
de compagnie pour meubler leur solitude. »
Comme en écho à mes paroles, un avatar
holographique représentant un homme en
élégant costume gris se manifeste
énergiquement :
« Que de questions, mademoiselle Le Gall !
Mais laissez-moi vous en poser une à mon
tour  : quid du retour sur investissement pour
les actionnaires ? »
Cet argument aussi, je l’attendais, et j’ai
soigneusement étudié la réponse avec les
conseillers  économiques qui m’entourent au
siège de Noosynth :
«  Je veux que personne ne soit lésé, et je
vous garantis que les actionnaires n’y perdront
pas au change. Peut-être que leurs dividendes
diminueront un peu à court terme, pour
financer le revenu humain –  mais à moyen
terme, ils contribueront à créer une société
plus sûre pour eux, pour leurs enfants et pour
leurs biens. Du point de vue purement
financier, ce n’est pas un mauvais calcul, car la
stabilité sociale est indispensable à une
économie prospère. Je crois même que
d’immenses réservoirs de richesses nous
attendent, insoupçonnés, pourvu qu’on libère
la créativité humaine. Il n’est pas question de
retourner vers un monde sclérosé comme
celui des Affranchis où, sous couvert de
tradition, les individus sont impitoyablement
brimés, leurs différences systématiquement
écrasées. Au contraire, il faut leur permettre
d’entreprendre, de créer, de rayonner  : de
donner le meilleur d’eux-mêmes. »
Un deuxième homme, de chair et d’os
celui-là, se lève à son tour, et s’avance de
quelques pas pour me faire la leçon.
« C’est une bien belle utopie, mademoiselle,
malheureusement frappée au sceau de votre
jeunesse et de votre ignorance des choses de la
vie, déclare-t-il sentencieusement, tout en
lissant son veston. Croyez-en ma vieille
expérience  : c’est perdu d’avance. Noosynth
ne pourra jamais y arriver seule. Même si elle
investit des milliards dans un tel projet, les
autres corporations ne suivront jamais ! »
À ces mots, Apolline se lève de son siège et
se tourne vers mes trois contradicteurs, pour
les foudroyer du regard comme elle sait si
bien le faire.
«  Moi, Apolline Tannacher, future
présidente de Tannacher Construction, je
m’engage à respecter le contrat social 2.0
proposé par Noosynth, cingle-t-elle d’une voix
qui ne souffre pas de réplique. La moitié des
bénéfices de ma corporation servira à financer
le revenu humain. »
Max se lève à son tour :
«  Moi, Maxence Brunel, futur président du
groupe minier lunaire Selenix, je m’y engage
aussi. »
Un à un, tous les occupants de la première
rangée se dressent –  et tous les poils de mon
corps se hérissent en même temps, sous le
coup de l’émotion. La nouvelle garde de
l’économie française est avec moi, la nouvelle
génération à qui il appartient de relever cet
incroyable défi.
En nette minorité, la femme aux rubis,
l’avatar holographique et l’homme au veston
se rassoient sans faire de vagues – et peut-être
même, je l’espère, convaincus que ce dont je
parle est possible.
«  Réhumanisons notre monde, je reprends
doucement au milieu du silence retrouvé et
soudain presque religieux. Remettons les
humanités – quel mot bien trouvé ! – au cœur
de l’éducation, et offrons l’accès à celle-ci tout
au long de l’existence. Pour former et
accompagner des hommes et des femmes qui
seront capables de donner un sens à leur vie et
d’enrichir celle des autres, à travers les arts, les
sciences, les découvertes, ou tout simplement
le temps consacré à son prochain.  C’est un
gigantesque chantier, j’en ai bien conscience,
qui commence à peine.
«  Quelles règles justes et équitables édicter
pour l’attribution du revenu humain ?
«  Comment faire de l’éducation
permanente le cœur battant de notre société ?
«  Quelles résistances prévisibles ou
inattendues se dresseront sur la route ?
«  Combien de temps faudra-t-il pour
consolider ce nouveau contrat social ?
«  Je devine ce que vous allez me dire,
mesdames et messieurs  : encore des
questions… Mais justement, voilà ce que j’ai
appris aux îles Fortunées : c’est la capacité de
nous remettre en question qui nous
différencie des robots. En l’état actuel de la
science, les machines ne peuvent pas penser.
Damien Prinz affirmait qu’elles ne le
pourraient jamais. Je ne sais pas si l’avenir lui
donnera raison. Ce que je sais, c’est
qu’aujourd’hui, toute intelligence artificielle
reste limitée par son programme, fût-elle aussi
sophistiquée qu’OmnIA  2  : lorsqu’il se
termine, elle s’arrête elle aussi, incapable
d’écrire la suite de sa propre histoire. Nous
seuls avons cette faculté inouïe d’imaginer
notre futur, et le sens que nous voulons lui
donner. »
À ces mots, épuisée d’avoir tout donné dans
mon discours, ravie d’être arrivée au bout de
ce que j’avais à dire, je pose le regard sur mon
avenir immédiat, celui que je me suis choisi  :
Sinbad.
Baigné de lumière, il me sourit en bas de
l’estrade. Sous sa veste aux manches
retroussées, pas de chemise ni de cravate  : il
arbore un T-shirt à l’effigie de Néo, le héros
qui a choisi la pilule rouge – celle de la réalité.
Je lis dans ses grands yeux noirs des
lendemains de joies et de défis, de victoires et
de défaites, de combats gagnés et perdus, mais
toujours livrés à deux.
Lui et moi, nous avons décidé de faire un
nouveau voyage ensemble.
Puisse-t-il nous mener le plus loin possible.
«  Nous autres, créatures pensantes, nous
sommes condamnés à être libres, je conclus
dans un murmure, sans détacher mon regard
de celui de Sinbad, comme s’il n’y avait plus
que lui et moi dans la vaste salle.
« C’est une écrasante responsabilité.
« C’est une chance formidable.
« C’est ce qui nous rend humains. »
REMERCIEMENTS

À la genèse de Cogito, il y a la
révolution de l’intelligence artificielle,
mon questionnement sur l’avenir que
nous sommes en train de nous
construire avec les machines.
Tout au long de la rédaction de ce
livre, aux côtés de Roxane, Lorenzo et
Faune, j’ai appris énormément de
choses sur l’IA –  ses promesses et ses
défis –, ainsi que sur notre cerveau – les
dernières découvertes et les mystères qui
demeurent. Cependant, les boursiers ne
sont pas les seuls à m’avoir accompagné
dans ce voyage : de nombreux autres
stagiaires l’ont fait avec moi. Ma famille,
d’abord, qui a montré une patience
infinie lorsque j’étais perdu quelque
part entre les limbes vaporeux de la
philosophie de la conscience et les eaux
turquoise des îles Fortunées. Constance,
Fabien et Glenn, mes éditeurs, qui
m’ont accompagné à chaque étape de
cette exploration. Olivier et Nicolas, les
graphistes, qui ont su traduire
visuellement le monde que j’ai imaginé.
Jim, un artiste découvert à Brooklyn, qui
a doté ce roman du plus bel écrin
possible. Et bien sûr toute l’équipe de la
collection R  : Joël, Margaux, Camille,
Filipa, Alix, Juliette, Isabelle, Delphine,
Bernadette et les autres.
Grâce à eux tous, mon histoire est
parvenue jusqu’à vos yeux.
Je suis heureux d’avoir pu partager
avec vous les idées qui palpitent dans ma
tête et les interrogations qui enflamment
mes synapses.
Je ne parle pas de communication
neuronale, mais d’une invention plus
magique encore : la lecture !
Découvrez la saga spatiale de Victor
Dixen,

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