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Le Vecteur XX1

Emmanuel Quaireau
Feuille de Personnage

Formation :

sportive (Ϫ) □  littéraire (Ж) □  scientifique (∞) □ 

Latence :

Codes
Notes
Comme pour toute aventure interactive, vous devrez lire celle-ci en respectant
les renvois chiffrés qui suivront vos décisions et non pas lire les pages dans
l’ordre classique. Vous incarnez l’héroïne d’une histoire qui va évoluer en
fonction de vos choix et préférences.
Il vous faudra souvent faire preuve de perspicacité pour éviter un destin
tragique au personnage que vous allez interpréter. Vous tenez en effet entre
les mains un livre-jeu impliquant des notions de réussite, d’échec et d’objectif
à atteindre. Peut-être le récit s’achèvera-t-il brutalement par une section sans
aucun renvoi. Dans un tel cas, vous pourrez réitérer l’expérience à partir de la
section 1, et en profiter pour vous aventurer sur de nouveaux chemins. Mais si
le destin vous est favorable, vous parviendrez alors à l’Épilogue, la meilleure
fin que vous puissiez obtenir.

Règles de jeu
Formation
Le personnage dont vous tenez le rôle a suivi un cursus d’études supérieures
bien précis. C’est vous qui en déterminez la nature exacte et vous avez le
choix entre les trois options suivantes :

Sportive (Ϫ) : notre héroïne a suivi un programme en STAPS qui s’est clôturé


par l’obtention d’un master en activité physique adaptée. Elle se voyait bien
devenir éducatrice spécialisée, mais son besoin d’expériences fortes l’a
finalement dissuadé de persister dans cette idée. Elle a néanmoins acquis de
bonnes notions en anatomie humaine ainsi qu’en secourisme. Si elle est loin
d’être une athlète professionnelle, sa condition physique reste enviable et ses
performances très notables en escalade et natation.

Littéraire (Ж)  : une enfance à s’évader dans les livres lui a par ricochet
inoculé le virus des voyages et le goût de l’exotisme. C’est tout naturellement
qu’elle s’est passionnée pour l’anglais et le mandarin au collège, avant de
découvrir de nouveaux horizons avec l’apprentissage du russe et de l’allemand.
Doublant le sérieux de ses études par de nombreux stages à l’étranger, elle a
obtenu une licence dans chacune de ces langues. Mais ces diplômes ne
donnent qu’une très mince idée de ses connaissances théoriques ; elle s’est
forgée sans le vouloir une érudition rare pour une personne de son âge.

Scientifique (∞) : studieuse et sans vision très précise de son avenir


professionnel, elle s’est concentrée sur la matière phare des mathématiques
avant d’opter pour un BUT science et génie des matériaux. Première de
promotion sans passion, un profond sentiment de vacuité l’a étreinte le jour où
lui fut remis le si précieux diplôme. Bien qu’elle cherche à présent une tout
autre voie, ses connaissances en physique, chimie ou informatique sont un
socle qui peut lui permettre de rebondir dans bien des domaines. La biologie
est la seule science fondamentale qu’elle n’a pas perfectionnée depuis le lycée.
Éternel regret ou nouvelle désillusion ?

Au cours de l’aventure, des symboles en rapport avec ces trois formations


apparaîtront de temps à autre dans le texte ou au terme d’une section. Si
vous avez choisi la formation concernée par ce symbole, vous pouvez
alors consulter les sections jumelles situées en fin d’ouvrage et lire le passage
portant le même numéro de section que celui d’où vous venez, précédé du
symbole idoine.
Exemple : vous arrivez à la section 35 qui propose à son terme deux
possibilités pour continuer. Mais le symbole (Ϫ) est noté derrière ces choix.
Votre personnage a justement suivi une formation sportive et vous devez en
conséquence ignorer les choix proposés pour consulter la section spéciale.
Vous y poursuivez la lecture et des instructions vous ramèneront
ultérieurement dans le récit principal.

Latence
Il s’agit d’une valeur chiffrée qui va augmenter au fil de l’aventure. Elle
démarre à zéro et vous noterez ici les points gagnés quand le texte vous y
invitera. Inutile d’en savoir plus pour l’instant à ce sujet. Cette notion abstraite
est inconnue de l’héroïne que vous incarnez.

Codes
Vous écrirez ici certains mots bien précis lorsque cela vous sera expressément
stipulé dans le texte. Ils sont toujours écrits en lettres majuscules et
représentent des actions ou des évènements qui ont une incidence sur le
déroulement de l’histoire. Cette case est également vierge au début.
On doit pouvoir s’épanouir à tout envoyer enfin en l’air

NOIR DÉSIR

Un grand merci Ama, pour ses suggestions pertinentes et son regard avisé.

Toute ma reconnaissance également à Fred et Guillaume qui m’ont sorti du


piège tendu par les hyperliens hostiles.
Le rapport de la commission Hyade sur le déplacement de l’anticyclone des Açores est sans
appel : dans moins d’une décennie, 40 % du territoire français subira des périodes de
sécheresse comparables à celles qui touchent l’Espagne. La hausse des températures
moyennes dépasse les prévisions du Grenelle IV et ne connaîtra pas de ralentissement
notable d’ici l’horizon 2050.
Conséquemment, et en accord avec l’Article 22 de la Constitution du 19 septembre 2027
instituant la VIe République, les restrictions d’eau permanentes sont incluses dans l’arsenal
législatif pour la sauvegarde de l’environnement. L’application est immédiate et non uniforme.
Toutes les régions ne seront pas impactées de la même manière par…

Face à une moitié de la planète qui souffre de déshydratation et l’autre de


dépression nerveuse, une entreprise coréenne propose désormais un
substitut pour une vie meilleure : le KKUMAX. Le contrat est à durée
variable, à votre choix. Pendant cette période, votre corps est mis en stase
artificielle, maintenu en vie par des médecins hautement qualifiés. Quant à
votre esprit, il gambade joyeusement dans un monde virtuel que vous avez
vous-même choisi, réaliste ou fantastique, avec vos proches ou bien de
nouveaux amis, votre historique ou une vie montée de toutes pièces.
L’initiative peut faire peur, rire ou pleurer. Il n’empêche qu’elle intéresse déjà
grand…

- Ils étaient au moins vingt. Tous armés, sans masques, sans


cagoules et en plein jour. C’est eux qu’ont tabassé les gosses à la
sortie du collège , j ’les ai vus  ! C’est eux qu’ont tué le p’tit
Mathis  !
- Attends, on le saurait. Ils ont dit que c’était un règlement de
comptes avec deux autres gamins…
- J’te jure que j ’y étais  ! Même que j ’ai croisé un groupe de flics
quand j ’me suis barrée et qu’ils osaient rien faire . Ils
attendaient quoi  ? Des renforts  ? Le pire dans tout ça, c’est
qu’il y avait de tout, pas que des reubeus en jogging. Des jeunes,
des vieux. Des femmes aussi , au moins trois ou quatre . Et
même des mecs habillés smart, avec shoes dégravitées, polo
varicolor…

DANOBIOME - Vous avez banni les graisses et sucres qui


empoisonnaient votre existence. Mais pensez-vous vraiment que
votre corps vous remerciera pour des nutriments de synthèse  ? Ce
dont il a besoin, c’est d’un vrai retour aux sources. De retrouver
l’essence originelle. Il a besoin de DANOBIOME. Avec 41 végétaux
bruts à haute valeur nutritive, le sachet de DANOBIOME remplace
un repas complet. Le jus de fruits et légumes directement
récupérés sur l’exploitation agricole est instantanément placé à
basse température pour lyophilisation. En plus de régénérer vos
tissus, DANOBIOME vous permet d’économiser sur votre crédit
H2O. Une prise équivaut à cinq heures trente d’hydratation, calcul
effectué sous couvert d’un...

Le coup de filet à Dreux était une belle réussite, mais


le stock récupéré ne représente que la partie immergée de
l’iceberg. Je sais que la période n’est pas favorable à
l’ajout d’effectifs avec cette nouvelle bande qui s’est
déclarée à Chartres. Cela dit, si je pouvais mobiliser
cinquante moblos de plus dans la semaine, c’est tout le
réseau qui serait démantelé. Ils sont coriaces et bien
équipés, mais ils laissent aussi beaucoup de traces. Leur
chef voit un peu trop grand et ça pourrait les perdre :
Aphrogathes, Hallucinox, Guns intégrés, ils importent le
pire et le plus coûteux de ce qui se fait sur le marché
des implants illicites. Donc extrêmement repérables.
Cinquante hommes et vingt jours, c’est tout ce qu’il me
faudrait pour...
L’Attente

Il observe à la dérobée les trois autres assis à sa droite. Avec celui qui vient de
passer la porte noire bien flippante, ils sont donc cinq candidats pour le poste.
Seulement cinq ! 20 % de chances s’il ne se vautre pas dans les grandes
largeurs. Lui qui n’était venu qu’à reculons, juste par peur de trop décevoir
Chloé, il tire à présent sur sa manchette gauche puis active le miroir de son
strapphone.
Col de chemise : RAS. Juste relevé de manière à cacher son dernier tatouage,
sans que ça fasse le daron de quarante ans bon pour le vide-ordures. Mascara
hyper léger. Être tendance dans cette branche, c’est bien ; mais il suffirait que
le chasseur de têtes soit du genre vieille France pour être catalogué d’entrée
de jeu…
Légèrement rassuré, il se remet à détailler la concurrence.
Le gars deux sièges plus loin a opté pour le style décontracté. Cheveux teints
en bleu-noir et redressés par E-lectrizer, jean tout juste sorti du magasin et
baskets brésiliennes, en bref la classe pour tout démolir. Ou pas. Les yeux
fermés, les lèvres étirées en un vague sourire, les mains sur les genoux, il a la
même attitude que sa meuf en pleine séance de yoga.
Derrière mister je-viens-chercher-du-taf-mais-je-suis-déjà-pété-de-thune, une
blonde aux cheveux filasse qui ne laissent rien voir de son profil. Entre les
bottines sorties du siècle dernier, le pantalon trop large et le pull informe, elle
semble déjà hors course. 25 % de chances !
Doucement, ne pas s’emballer. Pas d’excès de confiance, comme dirait Chloé.
Juste zen, bien respirer, sûr de ses forces, mais attentif, et l’esprit ouvert.
Voilà, respirer...
Quant à la grande en tailleur rouge deux-pièces qui est assise tout au bout,
c’est clair qu’elle a de la prestance. Chaussures compensées et sac à main
assortis, chignon strict avec des baguettes japan style, elle fait penser à une
pub pour parfum. Mais on ne la lui fait pas. Même d’ici, il repère les traces de
chirurgie qui lui ont enlevé ses pattes d’oie et raffermi les joues. Elle a passé la
date de péremption ! Et si lui a pu le remarquer, le recruteur n’y manquera pas
non plus. Obsolète comme ils disent.
La porte ténébreuse coulisse soudain dans son renfoncement. La mine
déconfite, le type passé en premier franchit de nouveau l’ouverture pour se
diriger à grands pas vers l’ascenseur de sortie. Wow, ça n’a pas traîné…
Ses entrailles se resserrent et commencent à le torturer sérieusement. S’il
n’est pas appelé tout de suite, il va devoir rechercher l’emplacement des
toilettes à cet étage.
L’écran digital incrusté au-dessus de la porte béante clignote pour indiquer une
nouvelle lettre : le C. La blonde habillée comme un sac se lève alors de son
siège, sous les regards durs et froids des deux autres. Ses mains sont crispées
sur le porte-documents abimé qu’elle serre contre son ventre. Elle ferait
presque peine. On sent sa souffrance de se retrouver comme ça au centre de
l’attention. Malgré quelques taches de rousseur sur ses joues pâlotes, il lui
trouve le visage plutôt attirant. Elle pourrait même être canon si elle se mettait
un minimum en valeur. Sa poitrine est bien visible en dépit du pull de teenager.
Quant à son fute, il arrive finalement à souligner des courbes bien agréables à
l’œil.
Un désir pour cette inconnue l’étreint sans prévenir. Mais la sensation ne dure
guère, aussitôt remplacée par une pensée coupable envers Chloé. C’est normal
ça, après moins d’un an de relation, de mater toutes les autres filles ? Il n’en
sait rien, mais ce n’est sans doute pas bon pour son karma. Pas étonnant
après s’il se fait recaler...
1
- Nom : Liaigre, prénom : Hélèna, née à Nantes le huit octobre 2014. Ah
oui, c’est vous… Je suis désolé de commencer par ça, mais il manque une pièce
à votre dossier.
L’air me manque. Niaisement, je ne peux éviter d’ouvrir la bouche
d’étonnement.
- Nous n’avons pas votre certificat d’immunité I3. C’est le seuil minimal,
nous n’embauchons pas d’I1 ou d’I2. Pour ce poste, vous êtes en contact
permanent avec les clients. Notre société ne peut se permettre le moindre
risque que l’un d’eux attrape un virus et qu’il prouve ensuite que le porteur
venait de chez nous.
- Je… Je ne l’ai pas vu sur la liste. Je suis I4.
Le recruteur attrape d’une main ses lunettes aux montures vert anis, si fines
qu’il pourrait les tordre entre deux doigts, souffle brièvement sur chacun des
verres puis entreprend de les essuyer avec un mouchoir jetable. De la sueur
perle à son front et graisse ses doigts malgré le climatiseur en marche forcée.
Moi-même commence déjà à me sentir indisposée par l’ardeur du soleil qui
baigne la trop large baie vitrée. Il finit par hausser les épaules.
- D’accord. Ce n’est pas le plus important. Par contre, l’un des atouts
majeurs pour ce profil est de donner une image sérieuse, compétente et
professionnelle. Je pensais que vous en auriez tenu compte avant de vous
présenter…
Je fronce les sourcils et esquisse une moue faussement surprise même si je
n’en mène pas large.
- Mmm… Cela non plus ce n’était pas sur l’annonce. Il ne me semblait
pas qu’il s’agissait d’un travail de commercial.
- Voyons, commence-t-il à s’agacer. Sociable est suffisamment clair,
non ? Et, quel que soit le job, une tenue vestimentaire correcte coule de
source. C’est une des nombreuses différences entre le monde universitaire et
celui du travail.
Son regard s’abaisse ostensiblement sur mon pull-over bordeaux à capuche.
J’hésite à faire amende honorable (rendez-vous au 20), m’indigner (rendez-
vous au 64) ou clore l’entretien (rendez-vous au 98).

2
Même si je me rapproche dangereusement du brasier, la fumée s’avère un peu
moins dense à proximité de la paroi. Je peux même distinguer les formes à
plusieurs mètres devant moi et j’aperçois rapidement l’étroit encadrement du
local à chicha. Ou plutôt du bocal à chicha, le réduit réservé aux fumeurs étant
séparé de la salle principale par deux parois vitrées perpendiculaires. La fumée
qui s’y condense me fait penser à une parodie de celle qui y règne déjà en
temps normal.
J’y pénètre en bousculant l’un des narguilés abandonnés dans la précipitation.
Agenouillé devant l’un des murs pleins, l’homme que j’ai suivi est en train
d’alterner toussotements et jurons. Je me rapproche et il sursaute quand je me
penche par-dessus son épaule.
- C’est la merde, ce boîtier est coincé ! Le coupe-circuit est juste là. Si on
arrivait à l’actionner, je suis sûr que la porte s’ouvrirait !
Les doigts en sang à force de tirer en vain sur une molette récalcitrante, il finit
par taper comme un forcené sur le carré de PVC qui lui résiste. Sa voix se brise
en sanglots d’impuissance.
- Merde, merde et merde ! Putain, je veux pas crever !
- Attendez, je vais essayer.
Je secoue à mon tour la poignée et comprends aussitôt l’inanité de mon geste.
L’ouverture est bien mécanique. Quelque chose semble coincé. La force brute
pourrait le débloquer, mais si le barman n’y est pas parvenu, comment puis-je
espérer un quelconque résultat ?
J’essuie la sueur qui me coule jusque dans l’œil puis examine la molette ronde
et crantée. Mon trépas imminent semble activer des rouages inconnus de mon
cerveau. Je songe un bref instant à cette étude qui prétend que nous n’en
utilisons qu’une infime portion, que l’être humain serait capable de prodiges s’il
parvenait à déverrouiller les portions obscures de son cortex… Pour l’instant,
c’est surtout ce maudit panneau que je souhaite débloquer. À force de me
concentrer dessus, j’entrevois les composantes du mécanisme, son dispositif
se dévoile. Un pêne magnétique, censé pouvoir faire un demi-tour. Je n’y
connais pas grand-chose, mais, intuitivement, comprends très bien comment
le mouvoir. Il suffirait de tirer sur cette languette de métal qui obstrue l’espace
autour de son moyeu…
À peine y ai-je songé qu’une vive chaleur envahit l’extrémité de mes doigts
toujours rivés à la molette. Cela n’a rien à voir avec la température ambiante.
La sensation est localisée. Elle se diffuse à présent à l’intérieur du panneau,
atteint le petit carré de métal obstructeur… et le pousse jusqu’à libérer le
pêne ! Ce dernier s’enclenche, effectue son demi-tour. Je n’ai plus qu’à tirer
doucement pour révéler un assemblage de machins électroniques : le coupe-
circuit.
Augmentez de 2 points votre Latence et rendez-vous au 53.

3
Ma première impression est celle d’un homme grand et mince, voire presque
maigre. Son visage est cependant très agréable avec des pommettes hautes,
des yeux aussi sombres que ses cheveux lissés à l’avant, des traits
particulièrement anguleux. Sa mâchoire décidée se termine en un menton
marqué d’une petite fossette verticale. Le front est large, les joues rasées de
près. Cette absence de pilosité et ses fins sourcils le font paraître un peu plus
jeune que ses vingt-huit ans.
Il porte des vêtements classiques dans le genre chic et décontracté :
chaussures en toile vert pâle assorties à un polo varicolor, veste et jean noirs.
Une tenue sobre comparée à la moyenne des garçons de mon âge. La seule
concession à la tendance du moment est ce t-shirt qui change de teinte en
fonction de l’éclairage. Et encore, il reste dans des tons pastel guère agressifs.
Il pourrait passer pour le beau brun ténébreux de service si son expression
n’était pas aussi bienveillante. Son regard et son sourire brillent d’une
gentillesse simple, que j’espère sincère.
Si vous avez le code VALENTIN, rendez-vous au 92. Sinon, rendez-vous au
33.

4
Je m’engouffre dans la traboule, sans courir pour autant. Comme je le ferais
avec un animal sauvage, je ne souhaite pas montrer ma peur à ce rôdeur
nocturne. Mais lorsque je ralentis le pas dix mètres plus loin, j’entends
distinctement les siens qui se rapprochent derrière moi. Terrorisée, je détale
cette fois à toutes jambes dans le passage. (rendez-vous au 57)

5
Une fois passées les portes de l’ascenseur, je dégaine le phonosaurus (comme
ma colocatrice aime appeler mon vieux Vivo) et le déverrouille. Quelqu’un
vient juste de m’appeler alors que le smartphone était en sourdine. Je songe
immédiatement à Juliette, mais non, c’est ma mère. Les bras m’en tombent
tellement que je franchis le portique de sécurité et me retrouve dans la rue
sans même m’en rendre compte.
Immobile entre la voie pour piétons et celle réservée aux véhicules individuels,
je risque de me faire percuter par l’un des passants en Dragonfly. Ils sont
nombreux dans ce quartier à filer ainsi vers leur pause méridienne dans un
bourdonnement électrique. Je me colle donc sagement à la paroi de l’édifice et
vérifie si elle n’a pas parlé au répondeur.
Non, aucun message. J’ai dû l’appeler il y a plus d’un mois, comme je
m’efforce régulièrement de le faire en cherchant toujours après coup l’origine
de ma motivation. C’est pour une fois elle qui en prend l’initiative. Quoique son
sursaut d’instinct maternel ne l’ait quand même pas conduite à laisser une
autre trace de son passage dans ma journée. Sans doute une erreur de
destinataire…
Je peux quand même la rappeler (rendez-vous au 82) ou ranger le smartphone
(rendez-vous au 16).

6
Depuis ce midi, je n’ose parler à Juliette de ce qui me préoccupe vraiment. Si
je ne me livre pas maintenant, nous partirons sur autre chose et ensuite, ce
sera trop tard. Je baisse soudain la tête et pousse un profond soupir, inquiète à
l’idée de sa réaction.
- Oh là. Ça va pas, toi.
Elle vient s’asseoir à mon côté et me passe un bras sur les épaules.
- Vas-y, Léna. Accouche. Je vois bien que t’es dans le bad.
- Il m’est arrivé un truc ce matin.
Ma voix n’est qu’un murmure chevrotant. J’ai réalisé que son amitié était ce
que j’avais de plus précieux au monde. Et j’ai trop peur de la perdre.
- Pendant mon entretien. Quand le recruteur parlait, je pouvais deviner
ce qu’il allait dire. Je le savais déjà. Un peu comme... comme si je voyais dans
son esprit.
- Ah, mais ça t’est déjà arrivé ! Une sensation de déjà-vu ? Comme ce
que t’avais raconté au psy la dernière fois ?
- Non, non, non. C’était pire, je te jure. Je voyais la scène avec au moins
dix secondes d’avance. C’était plus que de la prémonition. Plutôt... Comme si
j’étais quelqu’un d’autre. Je sais, ça paraît dingue, j’ai du mal à expliquer. Une
chose est sûre, c’est que ce n’est pas naturel du tout.
- Un peu comme Harry Potter ? s’exclame-t-elle, prise d’une illumination.
Je ne me rappelle plus dans quel épisode, ça fait trop longtemps que je les ai
vus. Mais ils parlent de divination à un moment...
Le ton badin de Juliette est révélateur : elle s’inquiète que mes crises
d’angoisse, comme elles les appellent, reviennent en force. Je dois sembler
consternée par sa dernière remarque, car elle me prend les mains pour
s’excuser.
- Demain je vais avec toi à l’hôpital et on attendra ensemble pour que
t’en reparles avec le docteur Dufresne. C’est lui qui avait été le plus sympa, si
je me souviens bien ?
Je hoche la tête sans mot dire pour retenir des larmes.
- Mais ce soir, tu dois vivre. En profiter un peu. Si t’es mieux dans ta
tête, ce sera plus facile pour en discuter demain avec lui. OK ?
Elle a raison, bien sûr. Donc, soit j’ai le courage de me préparer pour
rencontrer cet instituteur de Valentin (rendez-vous au 97), soit je vais au bar
avec Juliette et sa bande (rendez-vous au 28).

7
Je reçois un coup dans l’omoplate qui m’envoie rebondir sur l’épaule d’un
grand échalas. Mes bras se positionnent par réflexe devant mon visage tandis
que la bousculade se généralise dans un concert de protestations, de
suppliques et de hurlements d’effroi ou de douleur. Quelques voix éparses
appellent au calme ou lancent des consignes, proprement ignorées par la foule
éperdue.
À force de rester prostrée sans véritablement bouger, le vide se crée autour de
moi et je me redresse pour évaluer la situation. Le feu est tout proche et
commence à envahir la grande salle. Sur ma droite, le comptoir est vidé de ses
barmen qui ont déserté leur poste pour suivre l’immense majorité des clients.
Cette marée humaine joue des coudes afin de gagner la seule issue que je
connais au Barberousse, le bref corridor et les quelques marches qui mènent à
la porte extérieure. Je remarque cependant que certains quittent la foule
agglutinée pour courir au contraire vers le fond de la pièce. Qu’y a-t-il là-bas,
hormis la piste de danse où je n’ai jamais mis les pieds ?
L’obscurité s’abat tout à coup sans prévenir, déclenchant dans un bel ensemble
les plaintes émises par des dizaines de gorges angoissées. L’incendie a fini par
avoir raison de l’alimentation électrique. Entre les flammes qui s’immiscent
depuis les toilettes et la multitude de strapphones qui viennent de s’allumer
sur presque tous les poignets, je distingue encore assez bien l’apocalypse. Il
me faut vite prendre une décision avant de périr brûlée ou asphyxiée.
J’ai le choix entre imiter les personnes à contre-courant (rendez-vous au 100),
suivre le mouvement vers la sortie (rendez-vous au 49) ou me réfugier
derrière le bar pour m’y rouler en boule (rendez-vous au 78). (∞)

8
J’ai perdu mon temps en venant ici. J’aurais dû m’en tenir à mon idée première
et foncer chez mon père. Mais il n’est peut-être pas encore trop tard.
Je sors le phonosaurus : 11H40. Une consultation des horaires de train
m’apprend que le prochain pour Pornic part à 12H23. C’est jouable !
Je claque la porte derrière moi puis bondis dans l’escalier pour regagner la
sortie. Un quasi-sexagénaire rondouillard affublé d’une moustache aux pointes
relevées pénètre au même moment dans l’immeuble. J’évite de très peu la
collision, mais mon réflexe n’est récompensé que par un reproche courroucé.
Rendez-vous au 45 si vous avez le code NATHALIE, au 76 si vous avez le code
MOUSTACHE ou au 112 dans les autres cas.

9
Je sais jouer le tout pour le tout, être prise au piège si l’un d’eux a la même
idée que moi. Mais mes forces m’abandonnent, jamais je ne pourrai distancer
les loups urbains.
Immobile, n’osant plus respirer et encore moins regarder en catimini par-delà
le mur de ferraille, j’entends des pas de course qui dépassent ma cachette et la
voix haletante de la femme :
- Plus vite, on est en train de la perdre !
Un deuxième la suit de près en soufflant bruyamment. Plus qu’un à passer et
je ressortirai pour revenir sur mes pas, avant de m’enfuir dans la direction
opposée. Pourquoi ne pas remonter jusqu’à l’amphithéâtre où ils ne me
trouveront jamais. Le troisième de mes poursuivants s’engouffre dans la
ruelle… et sa course s’arrête subitement. À mon niveau. De l’autre côté des
scooters en pièces détachées. Ma vessie m’a abandonné, mais la sensation de
ma culotte trempée est reléguée loin derrière la peur qui me paralyse.
Non ! Surtout ne pas attendre l’inéluctable. Il faut prendre l’initiative !
Je peux faire tomber sur lui l’amas métallique avant de déguerpir (rendez-vous
au 60) ou le frapper à la tête dès qu’il regardera derrière l’obstacle (rendez-
vous au 86).
Mais si vous avez le code SHOCKER, qu’il soit V6 ou V-B, rendez-vous au 31.
10
Je ne peux pas me sentir fatiguée si tôt dans la journée et après une longue
nuit de sommeil. Ce qui m’est arrivé hier a cependant ébranlé mon équilibre
psychique. Mes nerfs sont toujours à fleur de peau. Le moindre mouvement
brusque m’alerte, un simple éclat de voix deux rangs plus loin m’agite le
palpitant. J’essaie donc de trouver une position confortable pour me vider la
tête et contrôler ma respiration. Le ronronnement de la capsule lancée à
presque mille kilomètres à l’heure agit comme une berceuse et j’en viens
rapidement à gagner un état de somnolence régénérateur.
Je sais ne pas vraiment dormir. Pourtant, je fais un rêve. Chose rarissime, je
n’y prends aucune part. Comme une VIP qui s’est vue offrir un pass en bulle
flottante au concert d’une pop star internationale, je domine une scène à
environ quinze mètres de hauteur, sans perdre pour autant une miette du
spectacle en contrebas.
L’intérieur d’un grand appartement, la nuit. Mon regard traverse les planchers
comme s’ils n’existaient pas, si bien que je peux embrasser du regard une
chambre à coucher, les pièces attenantes et même le couloir central de
l’immeuble. Deux formes sont étendues sur le lit tandis que trois silhouettes
cagoulées de noir pénètrent subrepticement dans le studio. L’une d’elles se
cogne contre une étagère et les cambrioleurs s’immobilisent. Le choc a réveillé
l’un des dormeurs. Une femme se lève et je la reconnais : Nathalie. Ma mère.
Tandis que son compagnon ronfle avec force, elle se dirige à tâtons vers
l’origine du bruit, inconsciente du danger. Les intrus sont prêts à la recevoir,
des armes variées entre les mains. Tout se passe alors très vite : les halogènes
connectés de la cuisine qui se mettent à luire faiblement, le cri de ma mère en
apercevant les hommes masqués, l’autre dormeur, au visage indistinct, qui
tombe du lit lorsqu’il essaie de s’en extraire, le coup porté par une matraque,
Nathalie qui s’effondre, son compagnon qui appelle à l’aide, les agresseurs qui
s’emparent du corps avant de vider les lieux…
Je reprends alors pied dans la réalité. Ma respiration haletante intrigue un
instant mon voisin qui reprend cependant sa lecture, mine de rien. Ça s’est
vraiment passé ? Ou bien est-ce une vision de l’avenir ? J’aimerais imputer ce
songe éveillé à mon imagination ou à une quelconque pathologie. Mais si je
suis en ce moment même dans cet hyperloop, c’est justement parce que je
n’en crois plus rien. Mon problème s’aggrave. Mes crises sont de plus en plus
fréquentes. Pire encore, ma mère est peut-être en danger. Que faire ? Vérifier
qu’elle va bien ? Lui faire part de mes craintes serait cependant inutile, elle ne
me prendrait jamais au sérieux. Dois-je donc plutôt m’ouvrir à mon père qui
saura sans doute prendre les mesures qui s’imposent ? Mille questions me
rongent les sangs jusqu’à notre arrivée à Nantes.
Notez le code OVOGONIE et augmentez votre Latence de 1 point.
Je décide finalement de me rendre chez Nathalie (rendez-vous au 63) ou
plutôt de voir ça avec mon père (rendez-vous au 104 si vous avez le code
MATRICE ou au 32 avec le code GÉNITEUR).
11
Manon travaille comme soignante dans la même maison de repos que Juliette.
Un peu plus âgée que nous vu qu’elle a fêté le mois dernier son quart de
siècle, elle n’en vit pas moins chez ses parents. C’est là-bas que nous la
retrouvons, devant une baraque vétuste et coincée entre deux immeubles
modernes du cinquième arrondissement.
Plantée sur le trottoir, elle nous fait soudain de grands signes des bras puis
accourt à notre rencontre malgré la chaleur et sa corpulence. Non pas qu’elle
soit adipeuse, mais avec son mètre quatre-vingt bien charpenté, je ne
l’imagine guère tenir la distance à s’agiter ainsi sous un tel cagniard.
J’aime bien Manon pour sa jovialité et son humour caustique. Mais je ne suis
pas sûre que ce soit réciproque. Elle ne me bat jamais froid, mais, depuis le
temps que je la connais, nos relations restent toujours très superficielles. Alors
que d’un autre côté, elle n’hésite à pas à se confier avec une sincérité
touchante à ma colocatrice qui, elle, n’a guère de scrupules à me raconter les
états d’âme de notre aînée. C’est peut-être un peu de ma faute. Même si
personne ne me l’a clairement expliqué, je sais ne pas être d’un naturel très
liant…
- Salut les filles ! Ça vous dirait d’aller au Mall ? Je n’en peux plus de mes
vieux, ils me soûlent d’une force en ce moment !
- OK, répond Juliette. Mais t’as de la thune à dépenser ? Parce que moi,
je suis à sec.
Ma meilleure amie se tourne vers moi et j’esquisse une moue d’excuse pour
confirmer que ma situation financière n’est pas plus brillante.
- Vous inquiétez pas, il en reste pas mal de mon anniv’. Si vous voyez
des trucs qui vous plaisent, vous me le dites.
- Bah non, ça me gêne, fais-je, mais Juliette me coupe avec
enthousiasme.
- D’ac, à charge de revanche !
- Génial. On prend le métro. Au moins c’est climatisé.
Nous voici donc trente minutes plus tard à déambuler dans les galeries
aseptisées du Mall, le nouveau complexe commercial géant bâti en bordure du
parc de la Tête d’Or. Même si je n’étais pas encore arrivée à Lyon à l’époque, je
me souviens que le projet initial devait l’installer à la place du zoo désaffecté.
Mais devant les manifestations violentes des Enfants de Gaïa conjuguées à
l’indignation des électeurs traditionalistes, les investisseurs avaient consenti à
faire surgir de terre leur géant de métal et de plexiglas de l’autre côté du
boulevard.
Je ne serais jamais venue ici toute seule. L’endroit est perpétuellement occupé
par une jeunesse clinquante, des congénères bien trop apprêtés pour de
simples achats. Les filles en particulier semblent avoir passé la matinée à se
maquiller, même si la plupart des garçons ne sont pas en reste. Je note avec
un certain mépris qu’une sur deux porte les mêmes collants blancs striés de
diagonales noires sous leurs jupes courtes à volants, ces dernières ne se
distinguant les unes des autres que par leur coloris. J’évite soigneusement les
regards masculins. Ils ne doivent s’attarder que sur Juliette, la seule d’entre
nous à se mettre en valeur et à être vraiment jolie, tout simplement.
Au bout d’un trop long moment, je déclare forfait et Manon propose de nous
offrir des glaces dans le Parc. Nous convenons de nous rendre au préalable
dans les toilettes gratuites du Mall.
Je finis par m’asseoir sur un trône et ferme les yeux, goûtant le silence relatif
de ma cabine. La voix criarde du nouveau chanteur hollandais dont les stations
du monde entier ne cessent de nous rebattre les oreilles depuis un mois ne me
parvient qu’indistinctement. Dieu merci, les transmetteurs connectés doivent
être coupés dans les toilettes pour compenser les lumières et la sono des
magasins.
Mon instant de détente est alors fracassé par une puissante sensation de
terreur, aussi soudaine qu’inexplicable. J’aspire fortement pour me calmer,
mais l’angoisse est paralysante. J’ai un pressentiment. Quelque chose de
terrible nous attend au-dehors. Il ne faut surtout pas sortir.
Je rouvre les paupières, prends une longue respiration puis expire jusqu’à vider
mes poumons. Ça va déjà mieux. La peur absurde reflue peu à peu. Elle me
laisse quand même un souvenir désagréable et lancinant. Comme si j’avais
brutalement coupé l’alarme matinale du phonosaurus, mais qu’il continuait à
vibrer doucement pour me tirer du lit. Quand je sors des toilettes, les filles
m’attendent pour passer le sas de sortie.
- Ça va, Léna ? s’inquiète Juliette. T’es tout en sueur.
- Je peux acheter un tube d’eau, propose gentiment Manon.
Le service d’eau courante par tuyauterie a en effet été supprimé voici trois ans
dans toute l’Union européenne, pour pallier à la crise hydraulique. Se
désaltérer aux toilettes n’est désormais plus qu’un heureux souvenir.
Vais-je leur parler de ce qui vient de m’arriver (rendez-vous au 47) ou les
rassurer (rendez-vous au 88) ?

12
L’entrée est déserte et ne présente rien de particulier. Idem dans le salon, les
chambres, le dressing et la salle de bains : chaque chose semble à sa place,
même si je ne peux le garantir puisque je ne suis pas venu ici depuis au moins
deux ans. Tout est tellement bien rangé que c’en est même suspect. Ma mère
est plutôt du genre bordélique.
J’obtiens très rapidement l’explication de ce mystère en découvrant dans une
penderie un lot de vêtements masculins. Sans doute son compagnon du
moment… Quoique je sois étonnée qu’elle l’ait invité à venir vivre chez elle
plutôt que l’inverse.
La porte-fenêtre ouverte du balcon laisse penser qu’elle s’est simplement
absentée, mais quelque chose ne va pas. Même si la matinée est presque
terminée, je ne l’ai jamais connue sortir avant l’après-midi vu qu’elle bulle
généralement pendant des heures après son réveil. Aucune trace de son
strapphone ni d’un sac à main rempli d’affaires personnelles.
Je remarque alors une paire de lunettes solaires connectées abandonnée sur
l’une des étagères de l’entrée. D’ordinaire, ma mère en porte même par temps
nuageux…
Rendez-vous au 74 si vous avez le code OVOGONIE ou au 43 dans le cas
contraire.

13
Au moment où je me réjouis intérieurement de capter l’attention de mon père
et non pas qu’il considère mes aveux comme des élucubrations, un curieux
souvenir me revient en mémoire. Une dispute entre mes parents à mon sujet.
J’étais très jeune. Sept ou huit ans peut-être. Ma mère était mécontente et lui
ne voulait rien savoir. Je crois qu’il a eu gain de cause.
Vais-je me concentrer sur cette soudaine réminiscence (rendez-vous au 36) ou
parler à mon père de mes difficultés plus récentes et plus inquiétantes
(rendez-vous au 68) ?

14
Moi qui venais pour trouver un remède à mes troubles intérieurs, je m’en suis
rajouté des tout aussi inquiétants en découvrant la nouvelle obsession de mon
père. Ce qui pourrait n’être qu’une lubie, un fantasme susceptible d’affecter à
tout moment n’importe quel homme de science, m’apparaît au cas présent
beaucoup plus inquiétant.
Il est un homme dur. Exigeant envers les autres, dix fois plus envers lui-même.
S’il croit vraiment à ces idées, l’aperçu que j’ai eu de son cortex enfiévré m’en
donne la certitude, alors rien ne le fera dévier des objectifs qu’il s’est fixés.
Mieux vaut saisir la main qu’il me tend, au moins jusqu’à ce que je comprenne
la nature de son problème.
- Pour un choc !... Oui, c’est le mot juste. Je m’attendais à tout sauf à
ça…
- Je ne pouvais pas te prévenir ou t’y préparer. Ça aurait biaisé ta
perception des choses. Peut-être même ralenti ton développement. Le
développement de tes capacités, je veux dire. Mon idée de départ était quand
même de t’en parler plus tôt que ça. Mais ils me l’ont déconseillé. Ils
préféraient attendre le bon moment.
- Tu peux donc communiquer avec eux ?
Un mélange de fierté et de frustration se peint sur son visage. Il est beaucoup
plus expressif quand il parle de ses nouveaux amis. À croire qu’a besoin de
parler d’aliens pour se montrer plus humain…
- À certains moments seulement. Pas très souvent parce qu’ils ne veulent
pas encore qu’on sache qu’ils sont là. Ils me contactent donc deux fois par an,
uniquement quand la Terre, le Soleil et leur nouvelle colonie sont à peu près
dans le même alignement. Quand nos satellites ne risquent pas de capter leurs
messages. Pour que ces signaux traversent le vide spatial, ils utilisent
forcément un type d’onde électromagnétique. Mais d’une nature différente de
celles que l’on connaît.
- Attends… Tu veux dire qu’ils se trouvent dans le système solaire ? Je
croyais qu’ils venaient de... Canopus, dis-je après avoir consulté le nom écrit
en petites lettres sous l’étoile bleue.
- Oui, leur maison principale est là-bas. Mais ils songent à déménager
une partie de leur population et notre planète les intéresse. C’est pour ça qu’ils
ont envoyé une mission de surveillance et qu’ils ont lâché plusieurs sphères
comme celle que j’ai trouvée.
Il m’observe alors de haut. Je lui retrouve le même air qu’à l’époque où il
vérifiait encore de temps à autre mon travail scolaire, au début du collège.
- Tu es intelligente, ma fille. À ton avis, quand ils ont atteint notre soleil,
quelle planète ils ont choisie pour y établir un avant-poste ?
Derrière les lunettes austères, ses yeux glacés m’observent avec attention. Un
peu d’espoir aussi que je ne le déçoive pas.
Rendez-vous au 105 si vous avez le code APHRODITE ou au 56 dans le cas
contraire.

15
Il avait cessé de diriger mon existence lorsque j’avais commencé à
m’émanciper. Sans doute déçu que je ne continue pas dans la voie qu’il m’avait
tracée, que je ne corresponde pas aux attentes placées en moi et que je ne
suive pas ses exigences à la lettre, il s’était brutalement désintéressé de mon
sort aux alentours de mes quinze ans. J’avais cru y voir à l’époque une certaine
prise de conscience, une marque d’assouplissement. Je me leurrai. Ses
manipulations n’ont simplement été que plus discrètes.
Je ne sais plus désormais comment avoir la moindre confiance en mon père.
Pourtant, dans le tissu d’élucubrations effrayantes qu’il m’a servies aujourd’hui
en réponse à mes confidences, je vois au moins un moment où il s’est montré
sincère. Lorsqu’il m’assurait que je pouvais transcender le physique par mon
psychique, qu’il l’avait toujours su et qu’il ne niait pas cette réalité. Il paraissait
plus calme à cet instant. Plus à l’écoute aussi.
Le moment est donc idéal pour mettre ces capacités hors du commun en
pratique.
Je pose une main contre le battant verrouillé et ferme les paupières, ne
sachant trop comment procéder. Rien de spécial ne survient. Mon doigt se loge
sur le cercle à reconnaissance d’empreinte. La dernière fois, je me trouvais
dans un état aigu de stress. Comme les fois précédentes d’ailleurs. Je laisse
l’angoisse investir mes pensées. Mon père rigide à l’extrême, impossible à
raisonner. Que va-t-il advenir de moi s’il me considère plus comme un sujet
d’étude à même de corroborer ses idées folles, s’il m’incarcère pour que je
devienne son cobaye ? La colère afflue également. A-t-il donc totalement
oublié que je suis sa fille ?
Un crépitement et une cuisante sensation remontant le long de mes phalanges
m’incitent à rouvrir les yeux. De minuscules étincelles sont visibles derrière le
verre concave, mais surtout, les cinq doigts de ma main droite ont pris la
teinte d’un crustacé au sortir du bouillon. Effrayée, je recule brusquement
jusqu’à mon lit sur lequel je me recroqueville. La sensation de brûlure disparaît
par bonheur rapidement. Mais la tête me tourne, j’éprouve de grandes
difficultés à respirer. Mes pensées finissent par sombrer dans le néant.
Augmentez de 2 points votre Latence puis rendez-vous au 107.
16
Même si nous sommes déjà en mai et qu’il faut se préparer à la supporter
plusieurs mois, la chaleur est pénible dans les avenues étroites du centre-ville
avec ce soleil au zénith. Trente-trois degrés, annonce de sa voix féminine
désincarnée un quicknews en survol automatique à deux mètres au-dessus des
têtes. Hydratez-vous de manière raisonnée. Si votre crédit H2O est déjà
dépassé, remplissez le formulaire B14 sur aqua.gouv.fr où votre demande sera
examinée dans les plus brefs…
Je bifurque dans une traboule déserte de ma connaissance pour échapper à la
logorrhée ministérielle. Je me rallonge ainsi de deux bonnes minutes, mais le
brouhaha urbain éprouve encore plus mon esprit, déjà alourdi par l’humiliation
de cet entretien d’embauche. Les effluves nauséabonds des vide-ordures qui
débordent parachèvent mon calvaire et je finis par dégobiller mon petit-
déjeuner sur le cadavre d’un rat éventré.
Quand je rentre enfin dans le studio mansardé qui nous tient lieu de
colocation, la vision de Juliette en tablier de cuisine m’arrache un sourire. Elle
a les bras poudrés de farine jusqu’aux coudes, occupée à préparer un clafoutis,
l’un de mes desserts préférés. Pressentant certainement l’issue de mon
épreuve, ma meilleure amie aura cherché un moyen de me consoler.
- Alors, ça s’est passé comment ? Oh, mais t’es toute blanche !
- Ça va, t’inquiète. Je vais juste prendre un verre d’eau. Aucun problème
si j’allume la clim’ ?
- Non, vas-y, j’ai presque rien tiré ce matin. Le four pour le gâteau va
prendre pas mal de jus, mais je l’arrêterai au bout de vingt minutes. Comme
ça te dérange pas de le manger moins cuit… Alors, raconte !
Une fois désaltérée et le goût âcre parti de ma bouche, je m’affale sur un des
deux sièges pliants et décontracte mes épaules nouées. Juliette se concentre
de nouveau sur le pétrissage de la pâte. Elle arrive à rester jolie même en
pyjama défraîchi et affublée de cet accessoire de grand-mère. Pour moi qui n’ai
même pas besoin d’être malade pour avoir un teint livide, j’envie
particulièrement le hâle perpétuel de sa peau qui se marie si bien avec ses
longues boucles brunes.
- Recalée. Je ne présente pas assez bien.
- Hein ? Ils t’ont dit ça comme ça ?
- C’était tout comme. Et même sans parler, juste la façon dont le
recruteur me regardait… Je sentais que je n’étais pas habillée comme il aurait
voulu.
- Ouais, en clair, t’es tombée sur un vieux dégueu. Putain, à croire qu’ils
sont tout comme ça ! Non, mais pour qui ils se prennent ? C’est aussi bien
qu’ils t’aient pas engagée. Tu trouveras forcément mieux ailleurs.
Je ne rajoute rien même si son accès colérique réchauffe mon amour-propre.
Après un instant de réflexion, Juliette me prend les mains.
- Il reste de la salade et de la pizza dans le frigo si tu veux. On se mange
un morceau et après, on sort ? Ça te changera les idées.
Je peux lui dire oui (rendez-vous au 39) ou proposer plutôt ce soir (rendez-
vous au 80).

17
La compagnie ferroviaire de l’ouest n’ayant guère plus de réussite que les
autres, ses trains régionaux sont d’un archaïsme qui détonne après la capsule
de l’hyperloop. Toujours les mêmes voitures rectangulaires aux couleurs bleues
et roses délavées, composées en grande partie d’un plexiglas terni par l’âge et
donc plus vraiment transparent. Un air soi-disant conditionné que dément la
température intérieure, à vous laisser en sueur au bout de cinq minutes.
L’habitacle spartiate conçu pour entasser un maximum de passager en position
debout lorsque le nombre de sièges disponibles se retrouvait épuisé…
Une telle vétusté va de pair avec une popularité déclinante. Il faut dire aussi
que les gens se déplacent moins qu’avant, tout simplement. C’est pourquoi
nous nous retrouvons à trois seulement dans le wagon où j’ai tout loisir
d’observer dans un calme bienvenu la campagne au sud de la Loire : une
étendue plane et marécageuse coupée par des haies bocagères, des bosquets
et des lotissements composés de maisons calquées sur le même modèle.
L’arrivée en gare de Pornic est toujours aussi enchanteresse. Des habitations
anciennes serrées les unes contre les autres ceignent l’anse portuaire. Celle-ci
s’évase ensuite en de basses corniches coiffées de chênes verts, jusqu’à
l’océan qui scintille comme de l’argent sous le soleil. Les cris des mouettes et
le puissant parfum de l’iode me rappellent combien l’air marin m’avait manqué.
Mes arrières grands-parents ont vécu ici autrefois et je suppose que mon père
a choisi d’y acheter une résidence par nostalgie.
Le voici d’ailleurs qui m’attend sur le parking. J’aperçois sa haute silhouette
longiligne à proximité d’une Maserati couleur prune qui attire bien des regards.
Toujours habillé d’un ensemble pantalon-veste-chemise, même pour le week-
end. Toujours la même façon de saluer discrètement, en levant son bras à une
hauteur mesurée. Je note juste que derrière ses lunettes ovales dernier cri, ses
yeux sont rougis et légèrement vitreux, comme s’il avait attrapé une fièvre.
Pour le reste, il n’a pas changé depuis la dernière fois. La constance de mon
père est une vraie valeur refuge, à l’opposé de ma mère. Quand on y réfléchit,
ils étaient aussi dissemblables que le feu et la glace.
- Salut, papa.
- Bonjour, Hélèna. Je suis content de te voir.
- Moi aussi. C’est vrai que ça fait un bail !
- Février l’année dernière. Je me suis dit que tout allait bien si je n’avais
pas de nouvelles. Allez monte, tu vas me raconter tout ça.
Il lance la conduite automatique pour discuter en toute sécurité. Mais il
m’écoute distraitement, occupé dans le même temps à programmer à distance
ses équipements de cuisine pour le déjeuner, son hub comme il l’appelle. Je lui
résume ma vie lyonnaise pendant le quart d’heure de route qui nous sépare de
sa villa en front de mer. Il me relance par quelques questions générales, mais
sur ce plan-là non plus il n’a pas changé. Ses marques d’intérêt fleurent le
factice à plein nez.
La résidence secondaire n’a pas non plus subi de modifications. Le parc, la
cour, l’intérieur moderne et ultra-spacieux, tout est parfaitement propre, rangé
et ordonné, sans la moindre marque de fantaisie ou de laisser-aller. Aucune
trace d’une tierce personne, mais j’imagine que les employés au nettoyage et
au jardinage ne chôment pas dans la semaine.
Une fois que nous sommes installés devant un appétissant plat de lasagnes
méditerranéennes, je me lance à aborder la raison de ma venue. Les
nombreuses rides qui sillonnent le visage allongé de mon père ne tressaillent
pas tout le long de mon récit.
Rendez-vous au 95 si vous avez noté le code FLAMMES. Sinon, rendez-vous
au 124 avec le code OVOGONIE ou au 73 si vous ne disposez d’aucun d’eux.

18
Ma mère est en danger. Même si aucune explication logique ne peut l’étayer, ce
que j’ai vu quand j’étais dans la capsule n’était pas une hallucination. C’est
sans doute déjà arrivé !
Je tapote deux codes d’ouverture sans y croire : sa date de naissance puis la
mienne. En vain. Je n’ai pas le droit à une troisième erreur ou la milice du
quartier sera immédiatement alertée. Une envie folle, mais irrépressible de
destruction m’envahit. Une colère grandissante devant mon impuissance me
pousse à endommager directement le système de sécurité. Je sais que je peux
le forcer. Sans même déclencher la moindre alarme.
Vais-je céder à cette pulsion (rendez-vous au 69) ou reprendre mes esprits et
questionner les voisins (rendez-vous au 40) ?

19
Je reste en planque dans le sas à l’observer de loin pendant qu’il traverse
l’esplanade arborée. Bien m’en prend parce qu’il jette des regards en arrière à
plusieurs reprises, très inquiet à l’idée que je le poursuive. Cette nouvelle
preuve de culpabilité m’incite à le prendre en chasse pour de bon avant qu’il
trouve le moyen de disparaître.
Mais j’ai à peine couru sur dix mètres au-dehors que je le vois faire signe à un
Dragonfly. J’accélère encore l’allure, mais trop tard, le voilà déjà installé
debout derrière le taxi qui fait partir sur-le-champ son engin biplace à
suspenseurs.
Inutile de pester. Avec la vidéo du répondeur, mon père n’aura aucune difficulté
à l’identifier grâce aux moyens techniques professionnels dont il dispose. Dans
l’immédiat, je dois plutôt foncer à la gare. (rendez-vous au 112)

20
Mon sourire contrit est, je l’espère, plutôt bien simulé.
- Je suis navrée. Inconsciemment, j’ai dû penser que tous les employés
portaient à terme le même uniforme. Le bleu et jaune avec le logo de la boîte.
Ses yeux un peu trop rapprochés me scrutent, guettant des traces de lard ou
de cochon. Mon expression innocente semble le convaincre, car il pousse
soudain un jappement teinté de mépris, sans doute sa manière de ricaner.
- Madame Liaigre. Je pense qu’il vaut mieux éviter de nous faire perdre
trop de temps, aussi bien à vous qu’à moi. Nous demandons entre autres des
qualités de perspicacité et d’initiative. Désolé d’être franc, mais vous me
semblez un peu trop… tendre pour ce genre de travail.
Une bouffée de chaleur m’envahit et je vois alors en un instant la manière dont
il me perçoit. La sensation est pure, d’une acuité folle, comme si je regardais
par ses yeux, au-delà même de ses lunettes ridicules : une gamine bien
coincée, peut-être même encore vierge, qui cache sa peur de grandir derrière
un style à mi-chemin entre la geek asociale et l’anarchiste écolo.
La tête me tourne. Mes paupières se ferment et de multiples points blancs
dansent alors la sarabande sur un fond orangé. Je me ressaisis rapidement et
affronte de nouveau le regard de mon interlocuteur intrigué. Il hésite à
rajouter quelque chose. Je ne lui en laisse pas le temps. Déjà levée, j’incline
légèrement la tête en guise d’adieu.
- Je m’excuse pour le dérangement. Au revoir.
La dignité de mon départ volontaire en prend cependant un coup quand je me
retrouve coincée devant la porte teinte en noir marbré. Juste avant qu’il
consente à la débloquer, l’antipathique m’apostrophe une dernière fois.
- Vous devriez essayer chez Bornett. Leur siège administratif est dans la
rue, sur la gauche quand vous sortez. Juste cinq ou six immeubles plus loin. Je
sais qu’ils recrutent pas mal de jeunes en ce moment, même sans expérience.
Normalement il faut passer par la boîte d’intérim, mais je suis sûr qu’ils vous
recevront.
Je m’engouffre dans l’ouverture sans répondre, ignore les trois candidats
restants dans la salle d’attente puis gagne à grands pas l’ascenseur.
Notez le code BORNETT puis rendez-vous au 5.

21
Je m’assois sur le carrelage, agrippe une étagère scellée pour prendre appui,
puis donne un violent coup de pied dans la partie basse et vitrée de la porte.
Loin de se fêler, le panneau transparent se gondole légèrement sous l’impact.
Je crispe les mâchoires quand le Dong bruyant résonne quelques instants dans
toute la remise. J’aurais dû me douter que les vitres et fenêtres étaient
composées d’un alliage résistant, peut-être l’équivalent domestique du
réflexiglas, et non pas d’un verre standard. Cela dit, j’ai bien cru sur l’instant
que le choc allait faire sortir le panneau de son cadre. Si j’y mets plus de force,
je pourrais obtenir ce résultat et me faufiler par l’ouverture. Ma deuxième
frappe n’a pas plus de réussite, mais j’ai bien l’impression qu’il n’en faut guère
plus. (Ϫ)
Je frappe encore une fois. Puis une autre. Les vibrations sonores semblent se
propager dans toute la maison. La panique s’allie au découragement pour me
faire reconsidérer ma tentative de fuite par vandalisme. Le bruit ne va-t-il pas
finir par le réveiller ? Dans mon souvenir, mon père a le sommeil léger. Encore
une dernière tentative et j’abandonne…
Je frappe une nouvelle fois. Les muscles de ma jambe commencent à m’être
douloureux, mais le panneau, lui, résiste. Inutile d’insister. Une boule
d’angoisse au fond de la gorge, je retourne dans la salle à manger.
Rendez-vous au 114 si vous avez le code PSYCHOTROPE ou au 52 si tel n’est
pas le cas.

22
Il est déjà tard quand je m’extirpe du sommeil. Les voisins du dessous sont en
train de s’engueuler. Ce sont leurs braillements qui dont du me réveiller. À part
ça, l’appartement est silencieux. Juliette doit être partie faire un tour.
Je reste encore au moins une heure dans le lit, à ressasser froidement le
drame d’hier. Tout mon corps est douloureux, mais ce n’est pas ça qui me
tourmente. Face au danger imminent, le dos au mur, j’ai d’une certaine
manière, violente et inattendue, changé le cours des évènements. J’en ai eu la
possibilité, je l’ai fait. Je peux toujours ergoter, supposer que mon imagination
m’a joué des tours, force m’est d’admettre que ce n’est pas la première fois
que ça m’arrive, loin de là. Mais pas d’une manière aussi brutale. Cela dit,
jamais je n’avais eu aussi peur de ma vie.
Je ne suis pas normale. Je suis anormale. Maudite, malade ou une anomalie de
l’espèce humaine. La seule chose dont je suis certaine, c’est qu’il me faut y
faire face pour ne pas perdre complètement la boule. Ma résolution est prise.
Je ne ruinerai pas mon temps à chercher des réponses auprès d’un médecin ou
d’une amie. Il me faut savoir depuis quand j’ai ça en moi et seules deux
personnes au monde sont susceptibles de m’aiguiller sur le sujet.
Lorsque j’entends la mélodie d’ouverture puis le glissement de la porte
d’entrée qui coulisse, je me précipite vers la salle de bains pour commencer
mes préparatifs. Une fois débarbouillée, j’ai le temps de remplir de fringues
mon vieux sac à dos d’aventurière avant que ma colocatrice vienne s’enquérir
de mon état.
- Mais… qu’est-ce que tu fous ?
- Je pars pour le week-end. Je serai revenue lundi. Mardi au pire, je te
tiens au courant.
- Hein ? Comme ça, sur un coup de tête ?
Elle me suit dans la cuisine où je fais main basse sur mon tube d’eau quotidien
et un paquet de plaquettes nutritives. Je crois que je n’oublie rien…
- Dis-moi au moins où tu vas !
Sa voix est si prégnante de sollicitude que je consens à lui donner un semblant
d’explication, au risque qu’elle me fasse fléchir. Je lui réponds donc que je vais
donner signe de vie à mon père (rendez-vous au 84) ou à ma mère (rendez-
vous au 55).

23
Cette cuisine ultra moderne propose des tiroirs et placards qui s'ouvrent sans
le moindre bruit, non pas montés sur charnières, mais mus par des roulements
magnétiques. C'est donc sans crainte d'être entendue que j'active et referme
successivement tous les rangements disponibles. Mon père n'acceptant chez lui
aucune compagnie, à mon exception, ceux-ci s'avèrent plutôt vides. J'ai vite
fait de tous les vérifier.
Une soudaine impulsion m'incite à m'accroupir pour tâter le bloc épais qui
constitue l'imposant pied de la table sur laquelle nous avions déjeuné. Oui !
Elle renferme un battant quasi invisible qui s'ouvre d'une simple pression de la
main sur le côté. Dans l'espace aménagé à l’intérieur, je distingue un panneau
transparent émaillé de symboles lumineux. À la lumière du phonosaurus, je
repère du premier coup celui qui indique le déverrouillage extérieur. Espérant
ne pas me tromper, je le presse de l'index et le voyant passe au vert.
Respirant un peu plus fort, je m'avance jusqu'à la porte d'entrée... Elle
coulisse ! L'air frais de la nuit étoilée sur mon visage me conforte dans mon
idée de fugue et je m'élance pour traverser le parc en courant. Une fois
parvenue au portail, je jette un œil par-dessus mon épaule... La maison vient
de s'illuminer ! Sans attendre d'en voir plus, j'escalade l'obstacle et saute sur
le tarmac de l'autre côté. Mais je ne vais pas suivre la route. La nuit n'est pas
trop sombre et j'en profite pour m'enfuir à travers champs, direction Pornic.
(rendez-vous au 70)

24
La salle suivante semble consacrée à un thème plus intimiste, car des
personnages récurrents ont cette fois été captés par l’objectif. Chacune des
photos, qu’elles soient réduites ou en plan large, y est partiellement occupée
par un homme ou une femme qui fait la pause. Ce sont toujours les mêmes :
un vieillard au visage large et à la peau burinée aux allures d’Amérindien, une
madone sans artifice, quoique sensuelle avec sa chevelure brune et lisse qui lui
tombe jusqu’à la taille. Pas un seul cliché cependant ne les représente
ensemble. Peut-être des amis ou des membres de la famille de l’artiste ? Cette
absence permanente de légende m’agace prodigieusement.
- Ils sont flippants à ne jamais sourire, chuchote Juliette à côté de moi.
On avance ?
Nous suivons un court corridor avant d’entrer dans une grande pièce
hémisphérique d’où rayonnent trois autres couloirs, dont deux interdits au
public. Ici, aucune œuvre imprimée. Les écrans couvrent les murs incurvés
jusqu’au sommet, dans une troublante mosaïque de paysages figés.
Mon œil d’amatrice m’attire immédiatement vers une image incongrue : celle
d’un horizon lointain dont les deux tiers supérieurs représentent un ciel couvert
de bas et sombres nuages. La campagne en dessous est nimbée d’une curieuse
lumière qui ne semble pourtant pas artificielle. J’y distingue péniblement un
désert rocheux de couleur brunâtre parsemé dans le lointain de monticules
rougeoyants qui m’évoquent des volcans miniatures. Dans quelle région faut-il
aller pour contempler un décor aussi apocalyptique ? (rendez-vous au 75) (Ж
/ ∞)
25
Il devait s’attendre à ma réaction, car sa bourrade me repousse au fond du
siège. Il presse le petit boîtier qu’il gardait dans sa main droite et une sangle
surgit d’une ouverture invisible pour s’enrouler d’elle-même en travers de mon
torse. Je veux aussitôt l’arracher, mais elle se rigidifie dans l’instant. Incrédule,
je me retrouve prise dans un carcan qui me meurtrit la poitrine quand j’essaie
de m’en extraire.
Un tel accès de violence me stupéfie en même temps qu’il instille en moi une
surprenante bouffée de haine, complètement irrationnelle.
Augmentez de 1 point votre Latence.
Mon père soulève mes jambes pour les aligner dans l’axe. Une nouvelle lanière
intelligente apparaît et s’enroule fermement au niveau des chevilles. Mes deux
bras subissent ensuite le même traitement. Seule ma tête conserve encore un
minimum de mobilité.
- Arrête, papa.
Je le supplie, des larmes plein les yeux.
- Je n’ai rien fait de mal. Je t’en prie, arrête ça...
- Je ne te demande pas de tout comprendre. Juste d’être un peu plus
coopérative. Tout ça fait partie d’un plan qui nous dépasse comme je te l’ai
expliqué. Nous ne sommes que des instruments. À nous de faire en sorte que
nos maîtres nous gardent toujours en bon état et encore dignes de leur être
utiles. Je n’ai aucune colère si c’est ça qui te fait peur. Tu es ma fille. Mais ça
ne change rien à ce que nous devons faire.
La tondeuse à main entame alors son vrombissement.
Rendez-vous au 148 si vous avez noté le code FLAMMES ou au 120 dans le
cas contraire.

26
Le crédicompte alimenté par mon père me permet d’utiliser l’hyperloop en
aller-retour une fois par mois, sans avoir rien à débourser par moi-même. Je
ne vais donc pas m’en priver. La ligne Lyon–Paris-Nantes va me faire gagner
ma ville natale en moins de deux heures, malgré les cinquante minutes de
battement requises à l’arrêt parisien pour le changement de passagers et la
dépressurisation du tube. Autre avantage par rapport à l’avion ou au train
classique : les capsules partant en service continu toutes les cinq minutes, je
peux valider mon ticket sur place. Je ne réserve plus rien par le net depuis que
mon dernier PC a trépassé, vaincu par l’invasion de traqueurs commerciaux un
peu trop agressifs.
Une navette m’emmène en banlieue où se situe la station d’hyperloop nord-
ouest. Bien que cette dernière soit la plus fréquentée de l’agglomération
lyonnaise, elle n’occupe qu’un tiers de la surface d’une gare traditionnelle telle
que la Part Dieu. J’avance dans l’un des douze sas individuels qui permettent
d’accéder à l’intérieur du bâtiment aux murs en réflexiglas puis, pendant la
vingtaine de secondes requises pour la reconnaissance faciale et le bilan
sanitaire, tapote les parois connectées à la recherche des prochains départs.
La prochaine capsule pour la capitale part dans moins d’un quart d’heure, juste
le temps de réserver une place. Je constate avec satisfaction qu’il en reste
encore quelques-unes sur les vingt-huit réglementaires. Le samedi est un jour
d’affluence, mais il est encore tôt. Et depuis l’ouverture de la nouvelle galerie
commerciale grand standing dans le centre-ville à noël dernier, les accros au
shopping de luxe ont moins besoin de voyager pour se faire plaisir. Quant aux
autres, c’est-à-dire l’immense majorité, ils se rabattent généralement sur des
moyens de transport plus abordables. J’ai parfois du mal à me souvenir que je
dois me considérer chanceuse d’avoir un père riche...
La capsule oblongue de couleur magenta est déjà en place. Immanquablement,
la vision me rappelle la fois où Juliette avait comparé l’hyperloop à un sex toy
de grand-mère. Tous les passagers se sont bien alignés par groupes de trois,
afin de pénétrer dans le tube puis dans l’habitacle, selon un strict protocole. La
lente chorégraphie est réglée à la seconde près pour éviter les pertes de
pression lors de l’ouverture des portes successives.
Ma place se situe côté fenêtre. Je suis presque obligée de passer sur les
genoux de l’homme chauve et corpulent qui s’est un peu trop tôt carré dans le
siège du milieu. Pas grave, il descendra sûrement à Paris dans une grosse
demi-heure. Le chuintement continu de la dépressurisation à l’intérieur du tube
laisse place à un claquement bref et sonore en provenance de l’avant : le
champ magnétique pour la propulsion se met en place.
Je vérifie inutilement que mon harnais est bien verrouillé, juste un instant
avant que notre capsule soit catapultée vers la clarté extérieure. Il me faudra
bien des trajets avant que je parvienne un jour à m’habituer à cette sensation
digne d’une attraction de fête foraine.
Rendez-vous au 87 si vous avez le code MANON.
Si tel n’est pas le cas, rendez-vous au 58 si vous disposez du code GÉNITEUR
ou au 109 avec le code MATRICE.

27
- Tu sais papa, je préférerais qu’on en reparle un plus tard, réponds-je
avec le ton le plus diplomate possible. Je suis surtout morte d’inquiétude pour
Nathalie. Je pense qu’il ne faut pas perdre une minute. Dans ton travail, dans
l’armée, il doit y avoir des services spécialisés dans le renseignement ou contre
les terroristes… Ou alors juste prévenir la police ?
Il me laisse parler, mais, pour la première fois, son visage exprime une
quelconque émotion. De l’irritation. Ses narines sont dilatées, son souffle est
plus rapide, une veine palpite sur son front... Autant de détails que je
remarque et analyse avec une acuité surprenante.
Sa voix prend un accent polaire quand il me répond. Un ton sans répliques qui
me ramène plusieurs années en arrière, à l’époque douloureuse où je vivais
encore chez mes parents.
- J’ai dit que j’en parlerai à qui de droit cet après-midi et je le ferai. Ne
reprends pas tes mauvaises habitudes de me manquer de respect, Hélèna.
Je me souviens alors pourquoi je le déteste tellement. Cette haine que j’ai dû
taire, cacher, même à ma meilleure amie. Ces sentiments mêlés de colère et
de honte à les éprouver contre celui qui m’a engendré, ils affluent avec une
virulence qui emporte mes sens. L’air que je respire bouillonne, les ombres
s’épaississent dans mon champ de vision, les sons me parviennent décuplés,
en particulier cet agaçant tintement métallique.
Je baisse les yeux sur la petite cuillère plongée dans mon mug. Elle trépigne,
s’agite, sa queue frappe avec une cadence folle contre le rebord, projetant tout
autour des gouttelettes lactées. Soudain la tasse explose, m’arrachant un cri
effrayé tandis que mon père recule sa chaise par réflexe.
Combien de temps observons-nous le spectacle de ces fragments de céramique
qui jonchent par dizaines la surface anthracite de la table en partie inondée ?
Je ne saurais le dire. Lorsque je reporte à nouveau mon attention sur mon
géniteur, celui-ci esquisse un léger sourire puis hoche la tête d’un air entendu.
- Je crois que tu as vraiment besoin d’aide. Tu ferais mieux de tout me
dire.
J’acquiesce, refoulant difficilement les sanglots qui me montent à la gorge.
Augmentez de 2 points votre Latence puis rendez-vous au 68.

28
Le soir, la température reste assez chaude pour permettre à Juliette le port
d’une robe longue, terriblement sexy avec son dos nu jusqu’au creux du
bassin. Son chéri de Raphaël ne serait pas vraiment réjoui de la savoir sortir
habillée de la sorte en son absence... Comme il s’agit cependant de ma
meilleure amie, je m’abstiens de toute réflexion.
Situé dans une petite rue du quartier qui surplombe la mairie, le Barberousse
est un bar sorti d’une autre époque avec ses boiseries qui imitent l’intérieur
d’un galion et sa collection de bonbonnes de rhum pour coller au thème pirate.
Ce côté rétro attire paradoxalement une clientèle plutôt jeune, surtout séduite
par la possibilité de boire des alcools vraiment forts à des prix pas trop
exagérés. Un endroit underground en somme.
Après un quart d’heure d’attente au-dehors, nous obtenons des vigiles la
possibilité de pénétrer dans ce repaire quasi souterrain, bas de plafonds et qui
résonne en conséquence douloureusement des conversations à tue-tête pour
couvrir la musique. Je reconnais un morceau rock à succès des années 2000,
du genre qu’auraient pu autrefois écouter mes parents s’ils avaient eu un
minimum de folie dans leur existence.
Nous sommes un groupe de dix au total. Sept garçons pour seulement trois
filles, Manon n’ayant finalement pas voulu venir. Je comprends très vite que
ma colocatrice m’a caché quelque chose. Ce qui est, je crois, une première.
Depuis que nous avons rejoint ses anciens camarades à la sortie du métro, elle
ne cesse de coller Quentin, le plus charmant du lot. Lequel semble d’ailleurs
tout aussi captivé. Je me souviens de son excitation quand elle m’avait
annoncé le mois dernier qu’il avait rompu avec sa petite amie. Même si je n’y
avais pas prêté plus attention que ça sur le coup, Juliette étant censée être
casée… Je ne suis pas vraiment peinée pour son officiel en passe d’être trahi,
juste meurtrie dans mon amour-propre. Si elle n’a pas osé confier à moi ce
nouveau coup de cœur, est-ce parce qu’elle redoutait mon jugement ?
L’autre fille m’étant antipathique, je me retrouve coincée au bar avec les
mâles restants du groupe. Et comme l’avait prophétisé Juliette, le frère de
Nolan essaie de me faire boire. J’accepte le minuscule verre rempli d’un liquide
ambré, mais le sirote au lieu de l’avaler d’un trait comme il vient de le faire.
Très sucré avec un fort goût d’épices, le breuvage me plaît. Tout l’inverse de la
conversation que je suis obligée de subir.
Au moins, ses manières et sa façon de penser sont en accord avec son
apparence : superficielles au possible et terriblement égocentrées. Tandis que
j’observe ses fascinants cheveux aux reflets mercure en me demandant s’il
s’agit d’une teinture provisoire ou d’un traitement génétique, il me confie ses
aspirations liées à l’architecture virtuelle. Il me parle de cet art méconnu, de
raffinement, de quête de la perfection, de lignes harmonieuses... Qu’est-ce qui
peut bien l’attirer chez une fille comme moi, aussi éloignée de ses critères
esthétiques ? Ça l’exciterait de me voir succomber à son éclat, de plier le
genou devant l’incontestable aura d’une beauté artificielle ? Comme une sorte
de délire mégalomane ?
- Tu sais, t’es vraiment différente des autres meufs.
- Tu trouves ?
J’avais complètement décroché, aussi suis-je déstabilisé par la soudaine
approche frontale.
- Carrément. T’as une vraie beauté naturelle. Un potentiel de taré. T’es
un peu comme un diamant qui n’attendrait que d’être taillé pour éblouir tout le
monde.
- Désolé, faut que j’aille aux toilettes.
Je plante là le chantre du raffinement pour me frayer un passage dans la foule.
Bien qu’exigus et ne comportant que deux cabinets, les sanitaires sont vides.
Peut-être parce que le bar n’est ouvert que depuis peu. D’ailleurs, je n’ai moi-
même aucun besoin de les utiliser, seule la nécessité impérieuse d’échapper au
bellâtre m’a conduit jusqu’ici.
J’allais poser ma main sur le voyant d’ouverture du réduit réservé aux femmes
afin de m’y cloîtrer quelques minutes, quand une odeur de plastique brûlé
attire mon attention sur la troisième porte. Celle-ci porte deux inscriptions :
Personnel au centre en évidence et Nobody is perfect except the captain tout
en haut, dans une fausse plaque de cuivre. Sans doute pour rappeler au jeune
soiffard qu’il se trouve à bord d’un galion espagnol, non pas dans un simple
lieu de débauche. Mon regard se baisse alors jusqu’au sol, où une épaisse
fumée noire commence à s’infiltrer en passant par-dessous le battant en simili
bois.
Vais-je appuyer sur le voyant qui ouvre cette porte (rendez-vous au 83) ou
sortir des toilettes pour alerter un barman (rendez-vous au 44) ?

29
Je réalise alors qu’il n’a toujours pas pris de mesures pour retrouver trace de
Nathalie. Il avait dit qu’il s’en occuperait dans l’après-midi, mais nous n’en
avons pas reparlé et il ne fait pas mine d’y penser. J’hésite à le lui rappeler tout
de suite. Il avance d’un pas tellement résolu et semble si empressé de me
dévoiler ses mystères…
Nous verrons cela après. Moi, je n’oublierai pas. (rendez-vous au 90) (Ж)

30
Nerveuse, je commence à siroter mon verre quand un message apparaît sur
l’écran du smartphone. C’est mon rendez-vous qui dit avoir été retardé, mais
qui sera là dans une dizaine de minutes.
J’oscille à présent entre le soulagement et l’inquiétude. S’il ne m’a pas posé de
lapin, je le trouve beaucoup moins délicat que lors de nos échanges textuels.
Heureusement que j’ai toujours la possibilité de prévenir Juliette pour
m’extraire d’une soirée mortelle en mauvaise compagnie…
La porte du restaurant s’ouvre et je lève aussitôt la tête. Ce n’est qu’un couple
d’octogénaires qui attirent à eux deux membres du personnel, pressés de les
libérer de leurs vestes antédiluviennes. Sans doute des habitués. Le battant
s’est à peine refermé derrière eux qu’un homme bien plus jeune le pousse à
son tour pour pénétrer dans la salle. Son regard balaie les lieux, se pose sur
moi et il s’avance alors pour me rejoindre avec un sourire penaud.
Notez le code VALENTIN puis rendez-vous au 3.

31
La terreur ne m’a pas fait oublier mon achat de l’après-midi. Combien j’ai été
inspirée !
Mes doigts crispés sur la lampe tubulaire, je décide d’attaquer avant qu’il
appelle ses comparses. Il faut viser les yeux. Aucun problème, car mon
poursuivant les écarquille en me voyant surgir comme une diablesse de ma
cachette. La grande lame dans sa main ne me fait pas hésiter, je dirige le
rayon lumineux sur son visage et l’effet ne se fait pas attendre. Il se fige puis
bascule sur le côté, aussi raide qu’une statue. Sa tête émet un bruit mat en
percutant le sol, mais c’est bien le cadet de mes soucis. Au bout de la venelle,
les deux autres se sont retournées. L’effet de surprise ne va cependant guère
durer. Je décampe en même temps qu’ils s’élancent pour remonter tout le
passage.
Une fois revenue sur la petite place, je n’hésite qu’un instant avant de
finalement opter pour le chemin par où je suis venue, confiante à l’idée de
regagner la sécurité du boulevard. J’ai presque atteint la ruelle qui y mène
quand un projectile m’atteint violemment à l’épaule. L’attaque me déséquilibre
en pleine course, mes genoux et mes coudes encaissant le gros de la chute. La
douleur est terrible, mais la balle en caoutchouc que je vois rouler et
disparaître dans les ombres m’informe que je suis peut-être en état de
poursuivre. Cet espoir s’envole quand je me retourne vers mes assaillants.
La femme est celle qui m’a tiré dessus avec un flash-ball. Elle est suivie par
son autre acolyte, un grand échalas armé d’un tonfa qui a dû connaître une
première vie dans les mains d’un policier. Il n’est plus qu’à quelques mètres et
semble prêt à me briser le crâne si je fais mine de reprendre la fuite.
Si vous aviez un SHOCKER S6, il a déjà perdu toute sa charge électrique.
Effacez alors le code homonyme. Dans tous les cas, rendez-vous au 102.

32
Contrairement aux deux stations hyperloop lyonnaises qui n’ont été tolérées
qu’à la seule condition de se retrouver excentrées, celle de Nantes a été bâtie
juste à côté de la gare ferroviaire. C’est très pratique puisque deux petites
minutes suffisent pour s’y rendre. Le prochain train pour Pornic part à 12H23.
Il est actuellement 10H58 : j’ai largement le temps de commander un billet
auprès d’un de ces guichetiers-robots que la compagnie de l’Ouest a jugés à la
fois amusants et rentables pour le service de sa clientèle. Pour ma part, je
trouve ces têtes sur bustes anthropomorphes effrayants avec leurs yeux
toujours écarquillés et leurs grands sourires figés.
Une fois la réservation bien au chaud dans mon smartphone, j’envoie comme
convenu à mon père l’heure d’arrivée supposée en gare de Pornic : 13H15. Il
ne me reste à présent pas mal de temps à tuer avant de pouvoir m’installer
dans le train.
J’hésite entre me trouver un coin tranquille sur le quai et reprendre la lecture
de mon roman en cours (rendez-vous au 65) ou sortir de la gare pour
déambuler dans le tout proche Jardin des Plantes (rendez-vous au 96).

33
- Hello, me fait-il en s'approchant et en tendant un petit tube en un geste
d'invite. Je ne savais pas si t'avais eu l'occasion de te désaltérer pendant le
trajet, alors je t'ai pris ça.
Trop hagarde pour avoir réalisé à quel point j'étais desséchée, je l'ouvre et
prends une longue gorgée, indifférente aux convenances.
- Merci, je finis par répondre sous son regard inquiet.
- Tu n'as vraiment pas l'air en forme... On n'a qu'à aller direct au parc, il
y fait plus frais.
C'est vrai qu'après la relative douceur atlantique, la chaleur s'avère écrasante
une fois sortis du hall de gare à l'air conditionné. Tout en marchant aux côtés
du jeune instituteur qui respecte mon mutisme sans chercher à monologuer
sur des banalités, je me demande si je suis vraiment capable de m'ouvrir à ce
quasi-inconnu. Après tout, ce sera un test. Si lui se montre favorable à un
détour par l'hôpital psychiatrique, ça augurera tout simplement de la réaction
de la police à mon histoire.
Valentin brise une fois le silence en affirmant que le parc du Vallon est tout
proche. Nous marchons quand même longtemps avant d'atteindre la zone
verte. Une partie de moi voudrait s'efforcer d'amorcer une conversation
normale, pour mettre mon compagnon de marche un minimum à l'aise. Mais je
n'en suis pas encore capable et il ne semble pas s'en offusquer. De temps en
temps, il glisse une remarque sur tel arbre ou tel ancien bâtiment dont il
apprécie la présence.
Je ne suis jamais venue me promener dans ce vaste coin de nature préservée
au milieu des immeubles. Nous longeons un ruisseau presque à sec avant de
nous arrêter pour nous asseoir sur un agglomérat de très vieilles pierres, un
ancien lavoir d'après l'enseignant. Sentant que le moment est venu, ne
souhaitant désormais plus reculer, je lui parle de mes tourments. Je résume
d'abord mes relations difficiles avec mes parents, si distants. Puis j'évoque ma
mère injoignable, mon arrivée chez mon père et la manière dont il a voulu me
retenir chez lui. Ses élucubrations sur des aliens pour justifier l'expérience
scientifique à laquelle il voulait me soumettre. Comment je me suis enfuie de
chez lui et mon désarroi actuel, ainsi que la terreur à l'idée qu'il pourrait user
de sa position pour me retrouver. Je n'hésite sur aucun détail à une lourde
exception près : jamais je n'évoque les phénomènes surnaturels auxquels j'ai
été confrontée, les nouvelles capacités de mon cortex évoquées par mon
géniteur. Une fois mon récit achevé, Valentin se rend bien compte qu'il y
manque un élément essentiel.
- Mmm, en effet, je comprends que tu sois démolie.
Il se lève du muret et s'avance de quelques pas pour contempler la pente en
contrebas. Au sommet des arbres les plus proches, des corneilles se lancent
dans un concert de croassements. Je commence à m'inquiéter de son dos
tourné quand il pivote pour m'adresser un regard soucieux.
- Si j’ai bien compris, tu lui as fait une visite surprise. Mais pourquoi,
justement ? T'avais le mal du pays ?
- Oui, un peu de ça. Je culpabilisais d'être resté plus d'un an sans aller le
voir, ça m'a pris sur un coup de tête.
Je m'en veux de lui mentir. Mais il semble si concerné, si prévenant. Il veut
vraiment m'aider ! Je ne veux pas perdre ça en lui parlant de choses encore
plus incroyables. Valentin hoche la tête, toujours aussi songeur. J'ai vaguement
conscience qu'en une période plus légère, j'aurais été séduite par cette
expression à la fois réfléchie et un brin rêveuse.
- D'accord. C'est quand même un peu dément. Après autant de temps,
sans savoir que tu allais passer le voir, ton père te séquestre et cherche à te
faire du mal. Tu as eu raison de t'enfuir, il est vraiment malade !
- Tu penses que je dois aller toute de suite prévenir police ? je lui
demande, soulagée par sa réaction. J'ai l'impression que c'est plus dans sa tête
qu'il y a un problème. Je n'aimerais pas trop qu'il soit condamné à de la
prison...
Valentin réplique d'un ton ferme, que je ne lui avais pas encore vu.
- Ce qui compte maintenant, c'est ta sécurité. Les experts verront plus
tard s'il a besoin d'être soigné ou pas. Mais l’important maintenant, c'est que
tu restes loin de lui.
- Alors... Faut que j'aille voir la police ?
- Je ne vois pas trop d'autre solution. Ce qui m'inquiète un peu, c'est que
c’est un officier, super pro d'après ce que tu m'as dit, et du genre
manipulateur. Peut-être qu'il faudrait d’abord voir un avocat ou quelqu'un dans
ce genre. J'avoue que je n'ai pas l'expérience de ça.
Son sincère désappointement parvient à m'arracher un sourire.
- T'inquiète pas. C'est déjà gentil de ta part d'écouter mes petits
problèmes alors que tu me connais à peine.
- Petits problèmes ? Je ne dirais pas ça comme ça ! Écoute, si t'es
d'accord, je peux t'accompagner. Pour témoigner ou t'aider à faire les
démarches. Il vaut mieux s'en occuper maintenant plutôt que d'attendre.
Sinon, tu risques de minimiser avec le temps, de laisser tomber. Et alors, ça
pourrait se reproduire.
Si vous avez le code MANON, rendez-vous au 118. Autrement, rendez-vous au
141. (Ж)

34
Mon instinct de survie faiblit et je m’abandonne à la sublime sensation
d’épanouissement. Des fleurs multicolores jaillissent et emplissent tout mon
champ de vision. Leurs innombrables pétales s’étirent et explosent en un
démentiel spectacle pyrotechnique, chaque déflagration m’électrisant jusque
dans la moelle de mes os les plus infimes, chaque nouvelle fleur inoculant dans
mon âme un bonheur ineffable. Mes cinq sens ont disparu, remplacés par
l’omniscience et l’omnipotence du maître de ses propres fantasmagories. Je
peux tout deviner, mais préfère l’innocence. Rien ne m’est impossible, mais j’ai
perdu tout désir. Mon esprit s’enfuit vers des sphères lointaines, inaccessibles
aux êtres de chair et de sang. J’abandonne derrière moi une coquille, une
dépouille, un corps dont les fonctions vitales n’auront plus jamais besoin d’être
entretenues.

35
- T’aurais pas une clope ?
Ce ne pourrait être qu’un simple SDF, un des quelque trente milles recensés à
Lyon d’après les associations non officielles. Mais deux détails m’inquiètent
quant à l’anodinité du personnage.
Premièrement, les cigarettes sont illégales depuis au moins cinq ans en France.
La probabilité qu’un quidam en détienne et en offre approche du néant. Mais
surtout, c’est le ton faussement aviné de sa voix qui me met la puce à l’oreille.
Quand je m’arrête, il n’est plus qu’à trois pas de moi. Il n’empeste pas l’alcool,
plutôt une désagréable odeur huileuse et un peu âcre. Je crois qu’il s’agit de
pétrole, comme celui encore utilisé par certains véhicules de campagne, mais
je ne pourrais le certifier. Mon regard est irrésistiblement attiré par l’objet
argenté greffé sur le côté de son visage couvert de scarifications. Comme une
longue barrette à cheveux fichée dans ses chairs depuis la tempe droite
jusqu’à la naissance de sa mâchoire. Un implant. Une de ces nouvelles drogues
qui envoient directement au cerveau des sensations, des images ou même des
rêves fabriqués. Un gadget de luxe prohibé et disponible uniquement sur le
Darknet.
L’étincelle de convoitise dans ses yeux injectés de sang m’alerte avant même
qu’il tende la main pour m’agripper.
Soit je fuis par la venelle qui s’ouvre derrière moi (rendez-vous au 57), soit je
l’esquive pour me ruer vers le boulevard (rendez-vous au 86). (Ϫ)

36
- Avec tout le fric qu’on a, on peut bien l’emmener voir les meilleurs
spécialistes ! J’ai leurs références, là : American Hospital of Paris. La prochaine
fois que t’y montes, tu emmènes la petite et on sera fixés.
- Ce sont des neurologues. Ils s’occupent des handicapés ou des
tumeurs, pas des troubles psychiques.
- D’accord, d’accord. Je suis une gourde alors que toi tu sais tout. Dans
ce cas, que propose monsieur pour sauver sa fille ?
- Tu as entendu ce qu’a dit Jaillant ? Son bilan santé est excellent, elle ne
craint rien. Il faut attendre de voir si ça évolue.
- Et si la prochaine fois que ça arrive, il n’y a personne avec elle ?
T’imagines ?
Le ton hystérique de Nathalie forme un contrepoids harmonieux avec les
réponses monocordes de mon père. Pratiquement une mélodie. Je me laisse
bercer par leur querelle et réalise, un peu tard, que je suis en train d’en perdre
le fil. Je me concentre de nouveau sur mon souvenir et la voix paternelle
reprend, bien que moins distincte.
- Hélèna… Hélèna… Tu m’entends ?
Quelque chose s’agite derrière mes paupières. Je les rouvre et mets du temps
à réaliser qu’il s’agit d’un verre d’eau qui passe et repasse devant mon nez. Je
m’en saisis, un peu tremblante, puis le vide sous le regard de mon père, plus
intrigué qu’inquiet si j’en juge ses gestes mesurés.
- Je vois que tu es vraiment perturbée. Tu ferais mieux de tout me dire.
J’acquiesce, refoulant difficilement les sanglots qui me montent à la gorge. Je
comprends mieux pourquoi il n’est pas plus surpris que ça. Mes crises ne
semblent pas dater d’hier...
Augmentez de 1 point votre Latence puis rendez-vous au 68.

37
Sensibilisée dès la maternelle à la sauvegarde de l’environnement au sens
large, j’éprouve de la culpabilité à faire couler l’eau à gros bouillons. Dans une
vasque assez large pour trois personnes de surcroît. Également un brin de
satisfaction nihiliste si je suis sincère. Mais ce n’est pas cette unique fois qui va
changer la face du monde.
Après quelques minutes à goûter béatement à la sensation de mon corps
immergé dans l’eau cuisante, je rouvre les paupières et laisse promener mon
regard sur la pièce au sol et aux murs en véritable teck, douillettement éclairée
par de multiples et minuscules appliques. Tout est parfaitement rangé, bien
entendu. Les serviettes sont suspendues sur le porte-serviettes, les
instruments épilatoires et bucco-dentaires à portée de main, dans un ordre
précis, les portes et tiroirs bien fermés, à l’exception des battants de la
douche. Eux sont toujours espacés de cinq centimètres pour seconder
naturellement la ventilation thermorégulée...
La vapeur parfumée laisse cependant entrevoir trois boîtes de médicaments à
proximité du lavabo le plus proche. Pensant y trouver là un début d’explication
au comportement névrotique de mon père, je me soulève et tends le bras pour
saisir celle du dessus, non sans avoir mémorisé au préalable sa position
initiale.
Trichlorodiazépam. Cela ressemble en effet au nom d’un anxiolytique. Si l’on
m’avait dit ce matin que mon père consentait à prendre des relaxants
chimiques, je ne l’aurais jamais cru. À la lumière de ce qu’il m’a raconté
depuis, l’étonnement n’est plus de mise. Je lis la composition. Pour un non-
initié, c’est aussi compréhensible qu’un résultat d’analyse médical. (∞)
Après avoir soigneusement reposé la boîte comme elle se trouvait juste avant,
par-dessus les autres, je replonge dans mon bain, l’esprit à nouveau envahi de
questions sans réponses et de sourdes inquiétudes. Celles-ci devenant de plus
en plus oppressantes, j’abandonne mon petit lagon artificiel pour me sécher et
me vêtir d’un peignoir bien douillet. (rendez-vous au 130)

38
Je ne suis plus qu’à deux enjambées d’atteindre la ruelle transversale quand
un projectile m’atteint violemment à l’épaule. L’attaque m’envoie rouler sur le
bitume, mes genoux et mes coudes encaissant le gros de la chute. La douleur
est terrible, mais la balle en caoutchouc que je vois rouler et disparaître dans
les ombres m’informe que je suis peut-être en état de poursuivre.
Je serre les dents pour me relever. Mes poursuivants accourent, ils sont tout
près. Un coup d’œil en arrière me confirme qu’il est trop tard. La femme est
celle qui m’a tiré dessus avec un flash-ball. Elle vient de laisser passer ses
deux acolytes masculins, l’un armé d’un couteau de combat, l’autre d’un tonfa
qui a dû connaître une première vie dans les mains d’un policier. Ils ne sont
plus qu’à quelques mètres et semblent prêts à s’en servir si je fais mine de
reprendre la fuite.
Je suis perdue. (rendez-vous au 102)

39
Le repas simple me remet d’aplomb, tout comme le babil positif de
Juliette. Elle s’essaie une fois de plus à jouer la psychologue, y renonce devant
ma mauvaise volonté, puis entreprend de me livrer ses propres doutes à
l’égard de sa relation amoureuse. Sept mois qu’elle fréquente ce Raphaël,
champion en e-sport de son état, particulièrement doux et gentil du peu que je
l’ai aperçu la seule fois où il était monté ici. Mais elle se fatigue déjà de son
manque d’initiative. C’est toujours elle qui programme leurs rendez-vous et
leurs soirées en tête à tête. Pas une seule fois il n’a suggéré de quitter son
domicile parental pour qu’ils se trouvent un nid d’amour (j’avoue ressentir un
soulagement coupable tant m’effraie l’idée de perdre la compagnie de
Juliette)... Dans sa tête, c’est désormais quand et comment qui ont remplacé
peut-être que je devrais le quitter.
- À propos, c’est bien ce soir que tu as un date ? s’écrie-t-elle. C’était
bien prévu pour ce vendredi ?
- Euh… Oui, mais avec le rendez-vous de ce matin, je ne suis plus en
état. Faut que je pense à l’annuler.
- Ah non, ma cocotte ! Pas de ça, avec moi ! Il a vraiment l’air bien en
plus, d’après ce que tu m’as dit.
Devant ma mine renfrognée, elle me tapote la main et sourit avec
bienveillance.
- Ne t’inquiète pas. Si au bout de cinq minutes tu ne le sens vraiment
pas, tu m’envoies discretos un message et je te rappelle aussitôt. Comme ça,
tu pourras prétexter une urgence et te barrer sans problème. Ça marche ?
- Oh, t’es chiante !
Mais son insistance m’amuse plus qu’autre chose. Elle arriverait presque à me
convaincre… Juliette débarrasse la table puis m’invite à choisir notre activité
entre les deux que nous avions peu avant évoquées. Allons-nous passer
prendre sa collègue Manon pour se faire une virée à trois (rendez-vous au 11)
ou visiter ensemble l’expo photos que nous nous sommes promis d’aller voir et
dont c’est aujourd’hui le dernier jour (rendez-vous au 62) ?

40
J’essaie en premier les deux portes qui jouxtent l’appartement de ma mère,
mais personne ne répond. J’appuie sur les autres interphones. Au bout de la
quatrième tentative, j’entends un bruit de pas à l’intérieur. Comme les
œilletons sont sans doute équipés de microcams, j’essaie de me donner une
contenance rassurante, de ne pas manifester mon émoi. J’attends docilement,
mais l’occupant reste coi, sans doute rivé devant son écran à m’observer.
- S’il vous plaît !
Aucune réaction. Je teste une autre porte. La dernière du palier donne un
meilleur résultat. Une voix masculine et chevrotante m’interpèle enfin depuis
l’autre côté du battant, étouffée, mais audible.
- Vous êtes qui ?
- Je suis la fille de Madame Liaigre-Poitevin, votre voisine du 105. Je
m’inquiète parce que je n’ai plus de nouvelles depuis longtemps. Est-ce que
vous l’auriez vue, Monsieur ?
- Ah oui, je vois qui c’est… Non désolé, je ne sors pas beaucoup. J’ai été
classé en immunité I1. Vous savez ce que c’est…
L’ancien semble attendre une réponse de ma part, mais je ne renchéris pas,
n’ayant aucune envie de bavasser devant une porte close.
- Vous devriez plutôt contacter la société qui gère l’immeuble. Leurs
coordonnées sont affichées devant l’entrée.
- D’accord. Merci.
Rendez-vous au 8 si vous disposez du code GÉNITEUR ou au 101 avec le code
MATRICE.
41
J’émerge sans trop comprendre où je me trouve. Ma bouche est
désagréablement pâteuse.
Pas possible ! Je me suis endormie sur mon livre !
Je cherche l’heure sur le phonosaurus : 2H48. Ça explique pourquoi je me sens
si épuisée, avec pour principale envie celle de me déshabiller, d’éteindre et de
me glisser sous la couette. Même si c’est une forte envie d’uriner qui m’a
réveillée et que je vais d’abord devoir y remédier avant de replonger dans les
bras de Morphée.
Tandis que je me redresse lentement, tous mes souvenirs se rassemblent avec
force. Une inquiétude m’obsède désormais : Juliette. Toujours aucune nouvelle,
pas la trace du moindre message. A-t-elle bien reçu le mien, au moins ?
Rendez-vous au 113 si vous avez le code DIVERGENTE ou au 134 si tel n’est
pas le cas.

42
D’un côté, je suis très soulagée de voir que mon père ne balaie pas d’un revers
de main mon histoire surnaturelle. S’il me croit un peu cinglée, du moins a-t-il
la délicatesse de n’en rien montrer. De l’autre, je m’irrite qu’il ne s’inquiète pas
plus pour son ex-femme qui, j’en reste persuadée, court un grave danger.
Je peux remettre en avant ce sujet (rendez-vous au 27) ou voir ça un peu plus
tard et lui répondre le plus précisément possible (rendez-vous au 68).

43
Ma main n’est plus qu’à quelques centimètres de l’objet quand un vertige me
prend, m’obligeant à me retenir soudainement à l’étagère pour ne pas choir.
Les lunettes vacillent et tombent au sol. Je n’y prête aucune attention, car un
rideau est tombé devant mes yeux, occultant mon champ de vision. J’ai
vaguement conscience que mes paupières se sont fermées. Devant moi se
profile l’intérieur de l’appartement en vue plongeante, comme par le biais
d’une cam fixée à une hauteur supérieure à celle du plafond réel. Je peux
pratiquement voir l’ensemble des pièces, même si l’éclairage est très faible. Et
pour cause : la nuit règne.
Cette image ne peut correspondre à la situation présente, car deux dormeurs
occupent le lit tandis que trois silhouettes cagoulées de noir se tiennent dans le
hall d’entrée. L’un des cambrioleurs avance et se cogne contre l’étagère sur
laquelle sont posées les lunettes. Le choc a réveillé ma mère qui se redresse
péniblement. Alors que son compagnon ronfle avec force, elle se dirige à
tâtons vers l’origine du bruit, inconsciente du danger. Les intrus sont prêts à la
recevoir, des armes variées entre les mains. Tout se passe alors très vite : les
halogènes connectés de la cuisine qui se mettent à luire faiblement, le cri de
Nathalie en apercevant les hommes masqués, l’autre dormeur, au visage
indistinct, qui tombe du lit lorsqu’il essaie de s’en extraire, le coup porté par
une matraque, ma mère qui s’effondre, son compagnon qui appelle à l’aide, les
agresseurs qui s’emparent du corps avant de vider les lieux…
Je rouvre alors les yeux. Tout mon corps tremble, je dois me cramponner à
l’étagère pour ne pas défaillir. Je veux hurler, éclater en sanglots, casser tout
ce qui peut passer à portée de mes mains. Mon vœu immédiat le plus cher est
d’être droguée ou qu’on me lave le cerveau. Et ma mère ? Qu’est-elle
devenue ?
Augmentez de 1 point votre Latence puis rendez-vous au 74.

44
Le vacarme me frappe les oreilles de plein fouet quand je repasse la porte
séparant les toilettes de l’espace-bar et dancing. Les rires explosent, les verres
se vident, des corps se trémoussent déjà en dépit du manque d’espace. Une
image terrifiante s’impose soudain à mon esprit : cette foule incinérée vive au
sein d’un brasier infernal.
Je me ressaisis et bouscule des clients qui patientaient pour se faire servir au
comptoir. Ignorant leurs protestations rendues criardes par l’ivresse, je hèle
l’un des deux serveurs à plusieurs reprises avant qu’il daigne s’approcher, sa
main collée à l’oreille pour mieux m’entendre.
- Tu veux quoi ?
- Il y a quelque chose qui brûle derrière ! Dans votre local !
- Un rhum coca ?
- Mais non ! Il y a le feu près des chiottes !!
Je me retourne pour indiquer du doigt l’endroit en question, mais stoppe mon
geste en voyant une fille appuyer justement sur le bouton d’ouverture. La
porte coulisse et dévoile le sas des toilettes rougeoyant de flammes.
- Putain de merde !
L’exclamation du barman derrière moi est suivie par le cri de la malheureuse
qui essaie de refermer la porte. Mais elle a beau appuyer du pouce comme une
forcenée, le système de fermeture ne répond plus. Toutes les conversations se
taisent pendant un instant irréel où résonne seulement le solo endiablé d’une
guitare électrique, fugace accalmie avant le chaos à venir. (rendez-vous au 7)

45
- Attendez !
Je l’interpèle alors qu’il pose le pied sur la première marche. Il se retourne,
l’air fort mécontent.
- Monsieur… Cerdan ? C’est ça ? Je vous ai vu sur une vidéo, avec ma
mère.
Ses yeux s’écarquillent pendant quelques instants, laissant transparaître une
véritable frousse. Mais il se ressaisit très vite et adopte un ton indigné. Ses
mains tressautant de nervosité ne l’aident pas vraiment à bien jouer la
comédie.
- Hein ? Non, vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre. Bonne
journée.
La lumière se fraie alors un chemin dans mon esprit.
- Vous êtes son nouveau copain, c’est ça ? Elle habite ici. Et comme par
hasard, je vous retrouve.
- Mais non, je viens juste voir un ami. Vous délirez !
Sa voix criarde rivalise maintenant de ridicule avec sa moustache. La colère
monte en moi devant ce vieil hypocrite dégoulinant de lâcheté. Je hausse la
voix tandis qu’il amorce de nouveau l’ascension de l’escalier.
- Je ne sais pas où est passée ma mère. Elle est introuvable, elle ne
donne plus signe de vie. Je pense que je vais devoir prévenir la police. Je leur
dirai que le président de l’association Légumes d’antan était la dernière
personne à l’avoir vue…
Il s’arrête net, effectue un lent demi-tour. Son visage livide se décompose
jusqu’à ce qu’il fonde soudain en larmes. Un bien piteux spectacle. Je reste
cependant inflexible, attendant qu’il passe aux aveux. (rendez-vous au 77)

46
Malgré la foule qui s’y presse, la température dans la salle-bar et dancing
semble presque fraîche par rapport à celle des toilettes. Je presse le bouton qui
commande la fermeture de la porte, souhaitant bien sûr limiter la propagation
des flammes au cas où celles-ci s’étendraient jusque dans le sas des sanitaires.
Mais rien n’y fait, le panneau reste encastré dans le mur !
J’appuie une dizaine de fois en pure perte. J’avais vu juste à propos du tableau
embrasé, il doit bien commander toute la connectivité du bâtiment en plus du
système électrique.
Une langue de feu jaillit soudain de l’intérieur du petit couloir et vient embraser
un produit ménager glissé sous le sèche-mains. Il en résulte un flash lumineux
qui me pousse à reculer précipitamment tout en battant des paupières. Des
mains m’empêchent de basculer en arrière.
- Regardez !
Le cri d’alarme poussé par un voisin fait taire toutes les conversations. Je
rouvre les yeux pour voir l’incendie envahir les sanitaires où je me trouvais
quelques instants plus tôt. Tout le monde s’est tu pendant un instant
surnaturel, seulement troublé par les accords de guitares électriques, fugace
accalmie avant le chaos à venir. (rendez-vous au 7)

47
J’ai du mal à trouver les mots pour décrire rationnellement ma crise
d’angoisse. Plus je bredouille, plus ma peur initiale laisse place à celle d’être
prise pour une folle. Je jette l’éponge après une demi-douzaine de phrases
contradictoires. Elles ont seulement dû comprendre qu’une sorte de sixième
sens me prévenait d’un danger imminent, qui nous concernait toutes les trois.
Le regard qu’elles échangent trahit leur inquiétude. Ma colocatrice a déjà vécu
ce genre d’excentricités de ma part et, bavarde comme elle est, en a sans
doute déjà fait part à Manon. Cette dernière m’excuse avec sympathie.
- On est toutes les trois un peu déshydratées. Moi aussi je meurs de soif,
en fait. Je vais prendre un grand tube avec les glaces.
- T’inquiète, Léna, me rassure Juliette. T’es juste un peu agoraphobe.
C’est de notre faute, on est resté trop longtemps à l’intérieur.
Elle me frotte affectueusement l’épaule, puis place sa paume de main contre
mon front. Ne trouvant aucun signe de fièvre, elle hausse les épaules et glisse
avec complicité son bras sous le mien, tandis que Manon provoque l’ouverture
du sas en avançant sous le détecteur.
Ma réaction première est d’insister en me dégageant de Juliette (rendez-vous
au 139) ou de suivre le mouvement (rendez-vous au 88).

48
La porte vitrée du sas ne s’est pas encore refermée quand je lance ma
menace. L’effet est immédiat : il pile et reste ainsi immobile quelques
secondes, comme paralysé. Enfin il se retourne, une expression hagarde sur
son visage baigné de sueur. J’enfonce alors le clou :
- Vous savez que c’est vrai. Nathalie vous a sûrement parlé du métier de
son ex…
L’homme se décompose alors et éclate pratiquement en sanglots, se cachant
derrière ses mains jointes. Un bien piteux spectacle. Je reste cependant
inflexible, attendant qu’il passe aux aveux. (rendez-vous au 77)

49
Il semble que l’issue vers la rue soit dégagée, car le flot progresse. Trop
lentement certes, surtout pour ceux qui comme moi se trouvent à l’arrière, au
plus près du brasier. Mais je vois bien des gens réussir à passer l’angle du sas
qui donne sur les marches menant à l’extérieur. Arriverai-je jusque-là avant
d’être intoxiquée ?
Entraînée par l’appel d’air, la fumée gagne en densité de seconde en seconde.
Chacun se protège le visage comme il peut, ce qui a au moins le mérite de
diminuer les coups échangés dans la bousculade. La meilleure solution semble
être de se courber, les vapeurs étant moins présentes près du sol.
Lorsque je finis par atteindre le début du sas, à moitié suffoquée, la majeure
partie de la salle est envahie par les flammes. J’entrevois un instant la rue qui
se profile en haut de l’étroit escalier, quand la porte principale à son extrémité
se met soudain à coulisser. Le battant va se verrouiller, sans doute mû par
quelque système automatisé antieffraction, perturbé par la destruction du
panneau de contrôle.
La foule crie de plus belle. Certains réussissent à passer avant l’inéluctable,
d’autres tentent vainement de retenir la poussée mécanique. L’un de ceux-là
voit son avant-bras écrasé entre le battant et le renfoncement prévu pour
l’accueillir. Je crois un instant que cet obstacle va empêcher la fermeture
complète. Cet espoir laisse place à l’horreur quand la lourde porte se fige avec
un bruit mat, laissant le malheureux hurler en continu.
La foule est un instant tétanisée par le spectacle. Mais comme l’incendie ne
laisse aucun répit, les plaintes et les suppliques reprennent, toujours plus
éperdues.
- Viens avec moi !
Je me tourne vers l’homme qui a lancé cette injonction en criant pour couvrir
le tumulte. Il s’agit d’un des barmen, un quadragénaire qui semble encore
maître de lui-même malgré son visage rougi et ruisselant de sueur. Il ne
s’adresse pas à moi, mais à l’un de ses voisins.
- Il y a un coupe-circuit dans le local à chicha. Ça va forcément
débloquer la porte !
- Dans le…
Le regard que l’autre lance vers le coin indiqué est éloquent et je le
comprends : l’employé du bar a l’intention de retourner en direction du feu.
- T’es dingue ! J’ai appelé les secours. Ils vont arriver d’un instant à
l’autre !
Le serveur peste, se couvre la bouche et le nez avec le haut de son t-shirt puis
part courageusement longer le mur en sens inverse de la foule. Il disparaît à
l’intérieur d’un nuage fuligineux.
Vais-je le suivre pour lui prêter assistance (rendez-vous au 2) ou me coller aux
autres pour atteindre l’intérieur du sas (rendez-vous au 91) ?

50
- Manooon !!!
Mais il est trop tard. Quand mon cri d’effroi l’incite à se retourner, elle a déjà
une jambe engagée sur le tarmac.
Un miracle survient lorsque le bolide effectue un brusque écart sur la gauche,
dans un crissement suraigu de freins martyrisés et de pneus brûlés. Au lieu de
subir un choc frontal, mon amie est frappée par l’arrière de la voiture et
valdingue sur plusieurs mètres sous mes yeux hallucinés. Une seconde plus
tard, l’engin de malheur s’écrase contre l’un des platanes artificiels qui
jalonnent le boulevard.
Le concert de hurlements et d’alarmes sonores qui s’ensuit ne me tire pas
d’une pensée obsédante : c’est moi qui ai fait ça. Non pas que je me sente
responsable de l’accident. Mais cette manœuvre d’évitement au dernier
moment n’était pas le fait du conducteur. C’est moi qui ai dévié la trajectoire
de la voiture. Parce que je l’ai désiré. Parce que j’ai eu très peur. Je me
souviens même de l’expression du chauffard au moment de l’impact : il était
tétanisé et n’avait pas le temps de toucher aux commandes. D’ailleurs…
Comment ai-je pu voir son visage à travers les vitres teintées ?
Je perds connaissance.
Quand la lumière revient, un médecin est penché sur moi. Son visage laisse
place à celui de Juliette. Une ambulance nous raccompagne chez nous. Je ne
souffre pas physiquement et mon état ne mérite pas d’inquiétude. Quand je
demande des nouvelles de Manon, mon amie m’assure qu’elle est en vie,
contrairement au conducteur de la voiture. Elle est gravement blessée et se
trouve à l’hôpital, mais son état est stable. Elle va s’en sortir.
Juliette voit bien que je suis encore en état de choc. Quand elle m’interroge, je
me borne à des réponses évasives. Désemparée, ma colocatrice s’occupe du
dîner puis m’installe devant la colonne connectée. Quel film ? Quelle série ? Je
ne saurais le dire, car les premières images me plongent dans le sommeil.
Notez le code MANON, augmentez votre Latence de 2 points et rendez-vous au
22.

51
Il me faut d’abord reprendre mon calme, mettre en sourdine les sentiments
violents qui m’agitent au fur et à mesure qu’il me lance au visage ses
révélations à l’emporte-pièce. J’essaie tant bien que mal de ne pas me montrer
accusatrice.
- C’est… C’est trop gros pour moi. Déjà, comment pouvais-tu me
surveiller, suivre mon évolution comme tu dis, alors que nous étions presque
toujours séparés ? Je veux dire… Toi avec ton travail important, moi avec mes
études…
- Allons, Hélèna. Tu te doutes bien qu’avec mon métier justement et ma
position, j’avais tout ce qu’il fallait pour me tenir au courant de ton bien-être.
Aussi bien mental que physique.
Il embrasse du regard l’équipement technologique qui envahit la pièce et
poursuit :
- Même quand tu as déménagé à Lyon, je suis resté bien informé. Je
savais entre autres que tu étais allée voir un psychologue. J’attendais donc que
tu te décides à venir m’en parler.
Autant de froideur ne devrait plus me surprendre. Pourtant, je dois enfoncer
les ongles dans mes paumes pour ne pas lâcher les rênes de mon indignation.
La confrontation directe avec mon père ne m’a jamais rapporté une seule
victoire.
- Mais si j’ai bien compris, tu dis que tout ça, tout ce qui m’arrive, ce
serait à cause de… ça aurait une origine... extra-terrestre ? Canopus n’est
peut-être pas très loin, c’est possible. Mais j’ai toujours entendu dire que, si
des aliens existaient dans le système solaire ou même, dans notre galaxie, on
les aurait repérés depuis longtemps ! Et sinon, eh bien… que c’était tout
simplement trop loin. Que même avec une science super avancée, ce n’est pas
vraiment faisable de se déplacer entre les galaxies… ou d’envoyer un objet
jusqu’à nous. Ou alors il faut maîtriser des trucs comme l’espace-temps, les
autres dimensions. Mais je n’ai jamais lu un article scientifique sérieux qui
pensait que c’était possible !
J’ai de nouveau droit au faciès monolithique. Envolée l’exaltation. Place à la
déception et au mépris à peine dissimulés.
- Tu ne me crois pas.
- ...
- Dans ce cas, nous en reparlerons demain. Avec ce que je te montrerai,
tu seras bien forcée de voir la réalité en face. Tu n’aurais pas le choix, de toute
façon !
Mécontent, il éteint l’écran géant puis se dirige vers une console au fond du
sous-sol.
- Je n’ai pas très faim, lance-t-il. Pour ce soir, tu trouveras près du
broyeur deux cartons de nouilles chinoises. Tu as juste à les poser sur le hub et
il lancera le programme. En attendant, tu m’excuseras, mais j’ai des choses à
terminer…
Le cœur lourd, je remonte et suis ses instructions près de la cuisine connectée.
Mes gestes sont lents, ma démarche incertaine. Le moral au plus bas, je me
dirige vers la pièce qui constitue ma chambre lors de mes rares séjours ici. Elle
non plus n’a pas changé. Incapable de remettre de l’ordre dans mes idées
nébuleuses, je manipule distraitement quelques bibelots de mon enfance. J’en
avais laissé là pour y donner un semblant d’âme.
Au bout d’un moment, je vais dans la cuisine pour manger un morceau. Seule
comme prévu et sans grand appétit. Mon smartphone n’affiche aucune
nouvelle de Lyon. J’envisage de contacter Juliette, mais n’en suis pas encore
capable. Plutôt tout à l’heure, avant de dormir.
J’hésite à me détendre par un véritable bain, luxe suprême dont j’ai oublié le
plaisir. Plus raisonnablement, je peux aussi m’adonner au plaisir de compulser
les beaux livres que renferme la bibliothèque à l’ancienne du salon. Leur odeur
de vieux papier, leurs couvertures en tissu, leur épaisseur d’une autre époque,
tous ces détails m’ont à chaque fois rempli d’aise par le passé. Malgré mon
accablement, l’idée me vient aussi de descendre discrètement voir ce que
fabrique mon siphonné de père malgré son injonction. Après tout, de son côté,
il a bien avoué m’avoir espionné pendant toutes ces années...
Je vais donc me diriger vers le sous-sol aménagé (rendez-vous au 79), le
salon (rendez-vous au 108) ou la salle d’eau (rendez-vous au 37).
Quel que soit votre choix, notez par ailleurs le code DIVERGENTE.

52
La voix de mon père déchire le silence, aussi cruellement qu’un couperet sur
ma nuque innocente.
- Je ne supporte pas que tu cherches à fuir tes responsabilités.
Sa haute et mince silhouette se détache des ombres du couloir qui mène aux
chambres. Un petit objet indistinct dépasse de sa main droite.
- C’est juste que j’ai trop chaud. Je voulais prendre l’air ! Pourquoi tout
est fermé ?
- Ça suffit ! crache-t-il avec rage. Tu te comportes comme une gamine
alors que nous n’avons pas le droit à l’erreur. Puisque je ne peux pas te faire
confiance, tu ne me laisses pas le choix.
Il s’avance d’un pas en pointant l’objet sur ma personne. Cette espèce de
baguette grise munie d’un boîtier lumineux en son milieu, est-ce une arme ?
Jamais je n’ai encore vu ce genre de truc, ni en vrai ni en vidéo ou dans un
article. Mais il le tend d’une manière menaçante. Derrière la peur commence à
m’envahir un sentiment croissant de fureur. Ce n’est pas seulement une image,
je sens une vague de chaleur se diffuser depuis mes entrailles jusqu’au reste
de mon corps. Si je lâche la bride à cette émotion, cela va une fois encore
provoquer un phénomène violent et surnaturel. Mais je sens que cette fois, ce
sera explosif, incontrôlable et très dangereux. Pour mon père assurément,
mais également pour moi.
- Va dans ta chambre ! m’ordonne-t-il avec un geste sec de son
inquiétant bidule, en s’écartant du passage.
Augmentez votre Latence de 2 points.
Je respire à fond puis finis par obéir (rendez-vous au 107) ou laisse libre cours
à l’afflux d’énergie qui m’envahit (rendez-vous au 146).

53
- Hein ! Mais comment t’as fait ?
Le barman n’attend pas vraiment de réponse, que je serais d’ailleurs bien en
peine de lui donner. Dans un état second, je le vois appuyer sur un carré
lumineux puis dresser l’oreille. Des exclamations en provenance de l’entrée
confirment qu’il s’est bien produit quelque chose.
Me voyant hagarde, il m’entraîne à sa suite, un bras passé sous mon aisselle.
Des flammes nous lèchent, sans toutefois enflammer mes cheveux ou
vêtements. Je l’entends sacrer pour m’inciter à bouger, mais, devant mon
inertie, il me traîne sur les marches comme le mannequin de piscine qui peuple
les souvenirs de mes huit ans, à l’époque où ce loisir était encore accessible
aux familles et aux scolaires. L’air frais de la nuit après la fournaise du dessous
me réanime à peine. Tout juste ai-je conscience que Juliette a surgi couverte
de larmes. Le soulagement éraille son timbre de voix.
- Elle est là !
Je sens confusément que je devrais également être délestée d’un poids à la
voir saine et sauve. Mais je ne suis pas plus capable de ressentir quelque
émotion que de prononcer la moindre parole. Les évènements des dernières
minutes refluent vers ma conscience, je dois lutter contre un sentiment
croissant de terreur à mesure que je réalise l’énormité de ce que j’ai fait.
Des soignants m’examinent en pleine rue, au même titre que les dizaines
d’autres rescapés de dernière minute. Un peu plus loin, des équipes de secours
urbaines se chargent de neutraliser l’incendie du Barberousse. Personne ne
semble juger indispensable de m’emmener vers un hôpital aussi ma colocataire
et moi regagnons par ambulance notre domicile. Une fois que nous sommes
revenues à l’appartement, Juliette m’aide à me déshabiller. Pour exorciser les
cauchemars à venir, nous partagerons la même couette. (rendez-vous au 22)

54
Le conseil du recruteur me revient alors en tête. L’ayant pris pour un
sarcasme, je l’avais ignoré pour l’oublier au plus vite. Mais je peux en fait très
bien prétexter cette offre d’emploi chez Bornett pour que Juliette cesse
d’insister. C’est une façon diplomate de réclamer un peu de solitude pour cet
après-midi et après tout, peut-être ne se fichait-il pas de moi ? Je sais que
c’est une firme spécialisée dans la vente d’armes individuelles non létales. Il
me semble aussi qu’elle est en expansion constante depuis sa création.
Comme la violence urbaine explose depuis quelques années et que le
gouvernement refuse toujours la légalisation du port d’armes à feu, les
gadgets d'autodéfense sont le nouveau cadeau de Noël à la mode.
Je peux sérieusement envisager d’aller cet après-midi chez Bornett (rendez-
vous au 85), dire à Juliette que je vais rester tranquille à l’appart’ (rendez-
vous au 103) ou accepter de sortir (rendez-vous au 39).

55
- Ta mère ? Il lui est arrivé quelque chose ?
Je ne vais pas risquer de remettre sur le tapis le chapitre des hallucinations. Si
elle comprend que mon départ précipité est lié à mes troubles psychiques
bénins, comme les a qualifiés une fois le médecin de l’infirmerie universitaire,
elle ne me laissera pas partir si facilement. D’un autre côté, je ne peux pas me
résoudre à lui mentir.
- Non, j’ai juste besoin de changer d’air.
- Je peux comprendre. Mais… Ce ne serait pas plus simple que tu me
parles d’abord de ce qui te met dans le bad comme ça ? C’est depuis hier,
forcément…
Je détourne ostensiblement le visage avec une expression fermée, lui signifiant
ainsi mon refus d’en parler. Heureusement que Juliette n’est pas d’un naturel
susceptible.
- OK, OK. Fais comme tu veux. J’ai juste peur que tu le regrettes au bout
de cinq minutes avec elle.
- C’est clair, admets-je avec un pâle sourire.
- Tu me tiens au courant, d’accord ?
- Bien sûr. Merci, Juliette. Je… Je ne mérite pas une copine comme toi.
Nous nous enlaçons pendant quelques secondes puis je finis par la laisser seule
dans l’appartement.
Notez le code MATRICE puis rendez-vous au 26.

56
Quelle question ! Si je réponds une planète au hasard, les probabilités pour un
succès ne sont pas vraiment de mon côté. Par expérience, je sais que mon
père est plus irrité par une erreur que par un aveu d’ignorance.
J’essaie quand même de déduire la réponse par la logique : sans doute pas
trop éloignée comme Uranus ou Neptune. Peut-être Jupiter, si énorme qu’il
serait difficile d’y repérer des intrus. Mais quelle importance en fait ? Je veux
juste donner le change pour qu’il ne voie pas tout de suite à quel point son
délire me fait peur.
- Je n’en ai aucune idée, réponds-je en hochant la tête d’un air contrit. Je
n’ai jamais été forte en astronomie…
Comme je le craignais, il esquisse une moue contrariée devant mon ignorance.
Il ne s’appesantit cependant guère dessus, balayant l’air d’un mouvement
rapide de la main.
- Peu importe en fait. Tu n’as pas à te préoccuper de ça. Pour eux, nous
avons tous les deux un rôle à jouer. Une mission plutôt. Très, très importante.
Que l’on doit accomplir par tous les moyens. Tu sais Hélèna, nous ne sommes
que des grains de poussière. Des microbes pour eux. Nous avons beaucoup de
chance toi et moi, d’avoir été choisis parmi les milliards d’êtres humains qui
étaient à disposition…
Il m’est difficile de conserver mon masque d’auditrice attentive alors que
l’expression de son visage me paraît de plus en plus hallucinée. (rendez-vous
au 122)

57
La venelle débouche dans une rue transversale guère moins étroite. Des
sifflements retentissent et mon pouls bat un nouveau record quand j’aperçois
une deuxième personne accourir en provenance de la droite.
Privée de choix, je détale dans la direction opposée avec à l’esprit mille
pensées fiévreuses. Je songe aux drones aériens de surveillance qui ne
quadrillent que les quartiers des plus nantis, à ma bêtise d’avoir ignoré la
réputation de la Croix-Rousse, au fait que je m’éloigne de la bouche de métro
salvatrice…
- À l’aide ! Au secours !
Mes cris remontent le long des façades décrépies, sans aucun effet notable. Je
cesse de m’époumoner en pure perte, sentant déjà la naissance d’un point de
côté. Une voix railleuse me hèle par-derrière, peu inquiète d’alerter à son tour
le voisinage.
- Arrête-toi, on va pas te faire de mal !
Je débouche sur une petite place circulaire, sans doute pittoresque une fois
débarrassée des sacs poubelles éventrés et de la vermine à poil ras qui y
furète en nombre. Des halogènes blafards dévoilent trois autres issues et une
silhouette féminine qui s’approche en vitesse depuis celle située la plus à ma
gauche. Ses intentions sont évidentes : elle fait partie de la bande.
Aiguillonnée par l’instinct de survie, je n’hésite pas un seul instant pour choisir
une nouvelle ruelle. Celle-ci effectue un angle droit. Au sortir du coude, je
remarque à la fois un porche en partie masqué par un empilement de vieux
scooters désossés et un nouvel embranchement en T, moins d’une dizaine de
mètres plus loin. Si mon sens de l’orientation ne m’égare pas, je dois prendre
à droite pour me rapprocher du boulevard de nouveau.
Vais-je plonger derrière les déchets métalliques afin de m’y dissimuler (rendez-
vous au 9) ou foncer vers la ruelle suivante (rendez-vous au 38) ?

58
Mon père détestant les surprises, aussi bien les bonnes que les mauvaises, je
me charge de préparer le terrain en lui écrivant un message.

Salut papa. Je viens faire un saut à Nantes ce week-end. Il y a


moyen de se voir ou tu es pris ?

J’hésite à rajouter sinon pas grave, ce sera pour une autre fois, histoire de ne
pas lui mettre de pression. Mais je l’envoie finalement tel quel. Il ne doit pas
s’imaginer que je suis encore sous sa coupe. Comme je m’y attendais, la
réponse fuse dans la minute qui vient, mais en enregistrement vocal.

- Bonjour Hélèna. Aucun problème, mais je suis à Pornic. Tu viens pour


midi ou ce soir ? 

Mon père n’est pas vieux jeu niveau technologies. La méthode la plus rapide
aura toujours ses faveurs. Comme mon voisin ne semble pas contrariant, je lui
réponds de la même manière.

- Ce midi si ça ne te dérange pas...


(...)
- Tu m’enverras ton horaire et j’irai te chercher à la gare. On déjeune
ensemble.
(...)
- Merci, à tout à l’heure.

Je suis soulagée, il n’a pas l’air irrité de ma visite au débotté. La station


balnéaire de Pornic est à moins d’une heure de train de Nantes, je n’aurai pas
de difficulté pour m’y rendre. Mon père y dispose d’une villa en front de mer,
avec parc arboré et piscine chauffée. Même si les restrictions d’eau sont moins
sévères dans ce département qu’en agglomération lyonnaise, ce genre
d’agrément immobilier est devenu rarissime. Autant préciser tout de suite que
je ne me souviens pas l’avoir vu une seule fois s’y baigner… Au départ, cette
résidence secondaire était destinée aux week-ends de détente. Mais il a très
rapidement fait aménager le sous-sol en un espace rempli d’appareils de
communication militaires qui lui permettent de coordonner ses subalternes à
tout instant du jour et de la nuit.
Comme l’idée de le revoir commence à m’angoisser, je songe à ce que je vais
faire pour occuper les minutes suivantes. Mon imposant voisin s’est extrait de
son assoupissement pour lire quelque chose sur sa tablette. Je remarque que
l’écriture est en cyrillique. (Ж)
Vais-je fermer les yeux et me détendre (rendez-vous au 10) ou gagner l’avant
pour me prendre quelque chose à boire ou manger au distributeur (rendez-
vous au 81) ?

59
J’attends que le serveur qui m’a accueilli ait le dos tourné pour ressortir et
revenir au trot vers la bouche de métro. J’envoie un message à ma colocatrice
pour lui demander où elle en est et elle m’appelle aussitôt.
- Ça va pas ?
- Si, c’est juste qu’il n’est pas venu. Tu es encore à l’appart’ ?
- Oh, bébé… Oui, je t’attends. À tout de suite. Je t’aime fort.
Nous avons à peine coupé la communication qu’un message de Valentin
s’inscrit sur l’écran.

Désolé j’ai été retardé. J’arrive dans 10 mn

Je me trouve juste devant les marches qui descendent dans le réseau


souterrain. L’idée de revenir sur mes pas m’attire un très bref instant. Mais
j’imagine le regard du serveur devant mon aller-retour. Les excuses de mon
prétendant sont aussi un peu désinvoltes, surtout comparées à l’affection
démonstrative de Juliette… Mes doigts pianotent à toute vitesse.

Pas grave, on remet ça à une autre fois.

Je dévale les marches, m’engouffre dans le premier métro et une fois assise,
reçois une réponse.

Je comprends. Excuse-moi. Je te reproposerai une autre date

Blessée dans mon amour-propre, je clôture l’échange par un OK lapidaire,


encore plus motivée qu'avant pour accompagner ma copine à sa soirée festive.
(rendez-vous au 28)

60
Malgré l’imminence du danger, j’avais noté une pile de la hauteur d’un homme
et moins équilibrée que les autres. Je la pousse des deux mains. Les plaques
en métal et plastique vacillent avant de s’effondrer sur le sinistre individu. Pas
de quoi le blesser, même si sa surprise me permet de m’enfuir par l’ouverture
ainsi créée, accompagnée d’un vacarme infernal qui résonne dans le réseau
labyrinthique du quartier.
Des fenêtres s’éclairent cette fois. Peut-être que certaines s’ouvrent pour
laisser passer un visage inquiet, mais je suis trop occupée à courir pour attirer
leur attention. D’autant plus que des bruits de course tout proches m’informent
que le chasseur s’est trop vite remis de son émotion. Quand je parviens de
nouveau sur la petite place, j’hésite un instant entre filer sur la gauche par la
ruelle d’où j’étais venue ou grimper vers l’amphithéâtre. Je me décide enfin
pour regagner le boulevard illuminé. Mon indécision s’avère fatale.
Un poursuivant me percute dans le dos et nous boulons tous les deux au sol.
Je me dégage vivement, recule sur les coudes en même temps que l’autre se
redresse. Ses deux comparses accourent au même moment, la femme tenant
une étrange arme à feu. Peut-être un flash-ball. Le deuxième homme est lui
équipé d’un tonfa qui a dû connaître une première vie entre les mains d’un
policier.
Ils sont déjà sur moi. (rendez-vous au 102)

61
Je m'habille hâtivement, cale mon sac sur mes épaules puis me faufile en
silence dans la pièce de vie. Derrière les vastes baies vitrées, la demi-lune
déverse un halo grisâtre sur les ombres nocturnes du jardin. Dans le ciel
particulièrement dégagé, les satellites éclipsent l'éclat délicat des étoiles par
leurs vifs clignotements.
Le cadran de verrouillage près de la porte se repère dans l'obscurité par son
contour rougeoyant, signe que la fermeture généralisée est activée. Je ne vais
pas risquer de l'activer manuellement, de peur de déclencher quelque système
d'alerte. Par acquit de conscience, je me rends jusqu'à la réserve et à sa porte
secondaire menant sur l'extérieur. Rouge également. Il me faut trouver la
commande qui désactiverait le verrouillage sans alerter mon père.
Ou alors, je peux tenter la manière forte. La maison est vaste, les cloisons et
les battants bien isolés. Dans cette pièce éloignée des chambres, je pourrais
me servir d'un objet pesant, comme ce robot ménager par exemple, et briser
le bas vitré de la petite porte extérieure. Même si ça déclenche une alarme, je
pourrais m'enfuir dans la nature, gagner Pornic et mettre le plus de distance
possible avec mon père. J'ai la terrifiante intuition d'un danger mortel si je
reste plus longtemps chez lui !
Je mets ce plan musclé à exécution (rendez-vous au 21) ou je pars en quête
du système de déverrouillage (rendez-vous au 138).

62
L’exposition est située dans le Musée des Confluences, à l’autre bout du
deuxième arrondissement. Juliette propose d’y aller en métro, mais ma récente
nausée ne me donne pas envie de descendre dans les souterrains bondés. De
son côté, s’y rendre à pied sous ce ciel sans nuages ne l’enchante guère. La
perspective d’arriver en sueur au musée n’a en effet rien de réjouissant. Aussi
coupons-nous la poire en deux en louant des Dragonflys en bas de l’immeuble,
mon amie ayant des réductions pour ces services puisqu’elle habite Lyon
depuis plus de deux ans. Je n’aime pas trop ces trottinettes en lévitation
autopilotées. Mais comme elles ne demandent aucun effort physique et qu’elles
nous emmèneront à destination en trois fois moins de temps, c’est en effet la
solution la plus raisonnable.
Une fois parvenues sur place, j’ai à peine bloqué l’engin dans un emplacement
prévu à cet effet qu’un gamin me l’arrache des mains sous les molles
protestations de sa mère.
- Quel petit con ! lance alors Juliette assez fort pour être entendue.
J’entraîne ma copine à l’intérieur du musée avant que l’incident prenne de
l’ampleur inutilement.
De l’extérieur, le grand bâtiment de verre, de béton et d’inox à la configuration
improbable semblait quelque peu ridicule. L’intérieur vieillissant n’est pas plus
reluisant, mais il est bien ventilé. Nous allons prendre notre temps pour passer
l’après-midi au frais…
L’abonnement urbain de Juliette nous donne droit à une entrée gratuite,
agrémentée d’un verre d’eau, certes trop vite bu, mais terriblement agréable.
L’exposition qui nous intéresse est située dans une aile réduite et éloignée du
bâtiment. En fait, c’est surtout moi qui adore la photographie. Quand il était
plus facile de voyager, j’immortalisais sans arrêt mes expéditions. Je pouvais
passer des journées entières à retoucher mes prises.
La galerie du moment, les œuvres d’un certain Max Droniev, me déçoit un
chouia. Qu’elles soient physiquement reproduites et accrochées un peu partout
dans les salles, ou numériques à défiler sur les murs connectés, les
photographies montrent essentiellement des extérieurs, vides ou artificiels :
bâtiments, vues aériennes, quartiers désaffectés. Moi qui aime les portraits, la
nature ou les instantanés du quotidien, j’en reste frustrée. Juliette de son côté
ne semble pas s’ennuyer et commente avec humour les clichés les plus
étranges. Cependant, son bon cœur ne l’incitera pas à montrer de lassitude
dans une activité que j’affectionne.
Comme nous déambulons déjà depuis une bonne heure, je peux lui proposer
de partir (rendez-vous au 93). Sinon, nous poursuivons notre visite (rendez-
vous au 24).

63
La station d’hyperloop se situant en centre-ville, je serai chez Nathalie dans
moins d’une demi-heure à pied. Son appartement de cent-vingt mètres carrés
dans un quartier enviable coûte en loyer un œil et la moitié d’un bras tous les
mois. Elle n’a pourtant comme revenus que les suites du divorce, mais… c’est
ma mère. On ne la refera pas.
J’essaie de la joindre tout en remontant le boulevard. Peine perdue. Et toujours
cette absence de répondeur. Je lui renvoie sans espoir messages écrits et
vocaux. Certes, elle m’a habituée à ne jamais prendre de nouvelles et à
répondre tardivement à mes tentatives de contact, quand elle ne les zappe pas
purement. Mais la connaissant accro à toutes les fenêtres possibles ouvertes
sur son intimité, je l’imagine mal rester une heure loin de son strapphone. Et là
c’est différent. Elle ne peut pas simplement m’ignorer vu que je débarque chez
elle.
Une fois parvenue à destination, je me retrouve coincée devant l’entrée
sécurisée. Nathalie n’a jamais enregistré mon identification faciale et le
système ne peut donc pas me reconnaître. Comme elle n’est qu’au premier
étage, je contourne le bloc pour avoir vue sur son balcon-terrasse. La porte-
fenêtre étant largement entrouverte, je crie son nom à plusieurs reprises. Mais
j’abandonne après m’être attiré les regards indignés d’un groupe de passants,
d’autant plus qu’un jeune transporteur encombré d’un lourd carton s’apprête à
franchir l’entrée. Saisissant l’occasion au vol, je l’aide à bloquer la porte et
pénètre à sa suite dans le hall. Une fois parvenue devant la porte en faux
acajou au bout de l’aile gauche du couloir, me voilà à presser l’interphone.
Rien.
- Nathalie ! Nathalie, c’est moi : Hélèna !
Je tambourine du poing contre le battant tellement épais qu’il ne renvoie qu’un
son mat.
- Maman ?
Un très mauvais pressentiment me saisit. Que faire à part me renseigner
auprès des voisins de palier ? (rendez-vous au 40) (Ϫ)
Quoique si vous avez le code OVOGONIE, rendez-vous au 18.

64
- Si je me suis présentée, c’est parce que votre annonce insistait sur des
qualités qui me parlaient : sens de l’organisation, volontaire, bonne expression
orale et écrite… travail d’analyse aussi, il me semble. L’apparence n’a jamais
été évoquée.
- Je viens de vous le dire : ça coule de source.
Son expression presque méprisante commence à me faire bouillir. Mon ton
devient venimeux.
- Alors comment est-ce que j’aurais dû m’habiller pour que ça
convienne ? Éclairez-moi s’il vous plaît : qu’est-ce que je devais porter pour
mettre plus de chances de mon côté ?
- Mais je ne sais pas, moi ! Quelque chose de plus…
Ses mains papillonnent avec nervosité tandis qu’il jauge de nouveau le reste de
ma personne, tel un marchand d’esclaves de la Grèce antique en pleine
transaction. Je sais que je n’exagère pas. C’est à peine s’il se retient de
m’adresser des reproches pour ne pas profiter un peu plus de ma silhouette
athlétique. Je le lis sur sa bouche moite, sur son front trempé, dans son
cerveau calculateur. Il déborde d’une concupiscence qui me donne la nausée.
Ma première impulsion est de riposter, mais j’observe alors la scène telle
qu’elle va se dérouler dans la prochaine minute.
Comme sortie de mon enveloppe corporelle, je flotte en spectatrice éthérée.
Du plafond, je vois ma silhouette assise qui fait face à celle du recruteur. Il
s’agite derrière le bureau juste utile à poser ses bras et à mettre une distance
physique avec les victimes de son jugement. J’assène une phrase cinglante,
mais indistincte. L’homme s’emporte, vocifère, le visage congestionné. Je me
lève précipitamment pour quitter la pièce, mais il continue de m’agonir. Ses
mots sont sans doute extrêmement blessants, car je me vois me boucher les
oreilles pour courir devant les trois autres concurrents stupéfaits…
Quand je reprends mes esprits, le recruteur m’observe sans aménité, mais
quelque peu inquiet.
- Eh, oh ! Il y a un problème ?
Je m’efforce d’esquiver son regard tout en me levant.
- Vous avez raison. Je n’aurais pas dû venir ici.
La porte de sortie coulisse et nous nous quittons sans un mot de plus. Le
sourire amical que m’adresse l’un des garçons dans la salle d’attente ne
réchauffe pas mon âme meurtrie par l’épisode.
Augmentez votre Latence de 1 point et rendez-vous au 5.

65
Même s’il résiste aux salissures, graffitis, chewing-gums et autres gravures par
couteau, le nouveau matériau dans lequel sont moulés tous les sièges
extérieurs depuis quelques années présente un défaut gênant : son absence
d’endothermie. Donc glacé en hiver et trop chaud quand il s’expose au soleil.
J’en repère un de libre et surtout, encore à l’ombre. En cette matinée qui
approche déjà de la troisième dizaine sur une échelle Celsius, mon fessier y
sera bien au frais.
Je fourre la main dans la poche extérieure de mon sac dos pour en retirer ma
liseuse puis me plonge dans la dernière dystopie de mon écrivaine préférée,
Arundathi Purnaiya. J’ai beau régulièrement m’astreindre à d’autres styles
littéraires, j’en reviens toujours à mes amours d’adolescence. L’histoire me
captive tellement que je sursaute quand le train à destination de Pornic arrive
en gare. Mon écran toujours en main, je m’engouffre dans un wagon à la
recherche d’une bonne place pour continuer ma lecture. (rendez-vous au 17)

66
Après un passage très raisonnable sous la douchette (cinquante-huit secondes
d’après le compteur mural, l’éclairage n’a même pas eu le temps de passer à
l’orange), je sors de la salle de bain pour trouver Juliette avachie devant la
colonne connectée, en plein bavardage. Les trois visages superposés ne me
sont pas inconnus, deux garçons et une fille, mais je m’esquive vers le coin
cuisine, peu désireuse d’être vue en peignoir ni de m’incruster dans la
conversation. J’entreprends d’y couper quelques carottes crues en plus des
traditionnels dés de soja pour notre apéritif du vendredi soir. Ce dernier risque
d’être bref d’après ce que j’entends, une soirée festive dans le centre-ville
semblant se préparer.
Quand Juliette finit par raccrocher, ses yeux noisette pétillent d’excitation.
- On a rendez-vous au Barberousse avec les potes de promo à neuf
heures. Je suis trop contente, ça fait tellement longtemps qu’on s’est pas fait
une sortie ! Tout le monde invite qui il veut. Je vais proposer à Manon, elle sera
peut-être dispo. C’est con que tu aies ton date prévu ce soir. Tu veux pas lui
proposer de repousser à demain ?
- De toute façon, je n’ai pas vraiment de quoi m’offrir des consos…
Elle roule des yeux comme à chaque fois que je l’exaspère.
- Tu sais bien que les mecs vont se battre pour nous payer à boire ! En
plus il y aura le frère de Nolan. Tu l’as déjà vu une fois. Tu sais, celui qui a les
cheveux argent.
- Et qui empeste tout le temps le parfum ? Je vois qui c’est, en effet...
- N’empêche qu’il avait flashé sur toi. C’est au moins trois verres
d’assurés, rigole-t-elle.
Pour détourner l’attention, je m’enquiers de son amoureux bien que leur
relation batte de l’aile.
- Et Raphaël… Il sera là ?
- Non, il a un match important ce soir. Je ne sais plus sur quel jeu, mais
je crois qu’il est en demi-finale ou quelque chose comme ça… Alors, tu décides
quoi ? Perso, j’aimerais vraiment que tu viennes. Mais après, je veux pas te
compliquer les choses. Faudrait pas que tu passes à côté de l’amour de ta
vie...
- Mort de rire.
Si votre valeur de Latence est positive, rendez-vous au 6. Dans le cas où elle
est encore nulle, vous devez choisir entre l’invitation au restaurant (rendez-
vous au 97) ou d’accompagner Juliette et ses amis (rendez-vous au 28).

67
Même si la forme endormie ne remue pas d'un pouce, le courage me manque
complètement à l'idée d'avancer plus avant. Comment réussir à passer à un
mètre de lui sans l'alerter ? C'est impossible !
Toujours immobile, je finis par discerner le dessus des tablettes murales
installées de part et d'autre du grand lit. Il ne semble pas y avoir posé son
strapphone. Découragée, je referme prudemment le battant.
Vais-je finalement fouiller la cuisine - salle à manger (rendez-vous au 23) ou
renoncer et envisager de m'enfuir plutôt demain dans la journée (rendez-vous
au 99) ?

68
Parler de rêves éveillés ou de prémonitions ultra-réalistes est une chose.
Aborder un sujet tel que la manipulation d’objets par la pensée s’avère un
exercice autrement plus délicat. Même si ce concept a été abordé depuis
longtemps dans la littérature, puis au cinéma et dans les séries, avec des noms
bien Greco-techniques tels que psychokinèse ou télékinésie, cette idée relève
de la pseudoscience. Autant dire, de la soupe immonde pour mon cartésien de
père.
Je dresse quand même la liste chronologique des moments où j’ai senti qu’il se
passait quelque chose de pas du tout naturel. Quand j’arrive enfin à l’épisode
d’hier soir, je trébuche sur mes mots en réalisant à quel point j’ai manqué d’y
perdre la vie. Mon explication quant à la façon dont je m’en suis sortie laisse
mon père de marbre. Il s’ensuit un silence pesant, que je lui laisse le soin de
briser.
- C’est uniquement par ta volonté que tu as pu faire ça ? Pas d’agent
extérieur ? Dans l’urgence, tu as voulu qu’il se passe quelque chose et ça s’est
produit ?
Ni ironie ni sarcasme. Juste des compléments d’information.
- Oui… En fait, j’ai ressenti pile à ce moment comme un… sursaut
d’énergie. Je sais pas comment dire… Comme si j’avais été électrocutée, mais
sans la douleur. Et c’est ça qui…
- Qui t’a permis de projeter ta volonté vers l’extérieur, de lui donner une
réalité physique.
J’en reste sans voix. Les bras m’en tombent quand un vrai sourire éclaire ses
traits austères.
- Tu… Tu me crois ?
- Bien sûr. Pourquoi tu me raconterais des histoires ?
- T’es au courant ! je m’exclame soudain. Tu sais de quoi il s’agit ! Hein,
papa ? C’est arrivé à d’autres ? Tu sais comment on peut me soigner ?
Son expression satisfaite s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue. Je retrouve
la sévérité coutumière de l’ingénieur principal militaire Liaigre.
- Du calme, Hélèna. Tu n’as pas d’abord envie de savoir ce qui te rend si
spéciale ?
Non, pas vraiment pour l’instant. Refroidie par son manque d’empathie, même
envers moi, j’attends quand même sans protester qu’il poursuive.
- Je n’étais pas vraiment au courant. Mais je savais que tu pourrais être
affectée par ce genre de phénomène. Maintenant qu’on en est sûr, on va
pouvoir agir, en effet. Allons en bas, j’ai des choses à te montrer. Je
débarrasserai plus tard, ajoute-t-il en désignant les reliefs du déjeuner.
Il se lève et je le suis en direction du large escalier tournant qui mène au sous-
sol. La luminosité a baissé. Je me rends compte que notre discussion a duré
tout l’après-midi.
Rendez-vous au 29 si vous avez noté le code FLAMMES ou au 90 dans le cas
contraire.

69
Je pose la paume de ma main contre la surface froide de l’écran tactile. En
temps normal, cette légère pression aurait suffi à verrouiller le système, mais
je sais au fond de moi qu’il n’en sera rien. Je n’anticipe cependant pas la suite
des évènements.
Ma chair s’embrase soudain d’un feu intérieur. Le carré sombre prend la même
teinte rougeoyante qu’une plaque de cuisson à induction poussée au
maximum. Quelque chose semble d’ailleurs crépiter un bref instant à l’intérieur
du mécanisme. Puis le battant coulisse dans un chuintement.
Je rattrape in extremis ma raison vacillante puis m’engouffre à l’intérieur de
l’appartement.
Augmentez de 2 points votre Latence puis rendez-vous au 12.

70
Même si la lune et les étoiles font tomber un halo bleuté sur la campagne
environnante, je ne discerne que la pente et les formes des obstacles au fil de
ma course échevelée. Un trou de rongeur finit par me faire trébucher et je
m'étale dans l'herbe fraîche, face en avant. Je me relève en tenant mon nez
meurtri. Est-il cassé ? La douleur est supportable. J'aurais sans doute plus mal
si tel était le cas. Aussi reprends-je ma descente vers les quelques lumières de
la ville en contrebas.
Quand je parviens aux premières habitations une vingtaine de minutes plus
tard, l'aube rosit déjà le ciel sur ma gauche. Les mouettes criardes remplacent
ici les coqs de basse-cour pour annoncer la naissance d'une nouvelle journée.
Dimanche. Tout le monde dort encore. Je n'aurai pas beaucoup de choix pour
les horaires de train. Ma seule pensée est de rejoindre Lyon, loin de mon père
et en terrain connu. Je veux retrouver Juliette, savoir pourquoi elle ne donne
plus de nouvelles. Là-bas j'irai voir la police ou une autre administration pour
raconter mon problème avec les idées claires et qu'on prenne des mesures
pour me protéger de lui. Mais en attendant, je dois filer en vitesse.
Une voiture tourne soudain à l'angle d'une rue adjacente. Je saute par-dessus
l'insignifiant muret du jardin proche de moi, quoique trop tardivement. À mon
grand soulagement, elle poursuit sa route sans ralentir. Le même genre de
modèle récent au moteur quasiment silencieux, mais ce n'était pas lui. Le
chauffeur a dû avoir peur de me voir déguerpir comme une voleuse à cette
heure indue.
Étonnamment, pas mal de gens s’activent déjà autour de la gare. Le marché
dominical est en train de s'installer, les commerçants matinaux s'interpèlent et
plaisantent bruyamment. Cette bonne humeur, ces éclats de rire m'électrisent
l'échine et me font monter les larmes aux yeux. Avant d'être submergée par
l'émotion, je me dépêche de passer la main sur la borne extérieure qui permet
d'acheter les billets de train. 9H09. Même si ça coïncide avec un départ
d'hyperloop de Nantes à Lyon pour 10H45, c'est trop tard pour moi. Mon père
aura cent fois le temps de me retrouver ici !
Cette pensée m'incite à me soustraire aux regards dans un abri pour
Dragonflys complètement désert. J'y pianote frénétiquement sur mon
smartphone à la recherche d'un covoit de dernière minute. Depuis que la
voiture personnelle est devenue un luxe réservé à une élite, ce système a
évolué en un service de taxis qui ne dit pas son nom. Mais j'ai de quoi payer
un trajet et c'est le seul moyen qui me vient à l'esprit en alternative au train.
Miracle ! « Rond-point de la Chaussée à 7H30, pour Nantes, par T-Ju, soixante
bitcoins (euros et animaux refusés), sourire gratuit ». L'annonce en elle-même
ne brille ni par son intelligence (qui a les moyens de s'offrir un chat dispose
généralement de son propre véhicule) ni par sa philanthropie. Mais il n’y en a
pas d’autres et je vois que c'est à une demi-heure à pied si je ne traîne pas.
Je file donc le long de l'avenue qui s'éloigne du centre-ville (rendez-vous au
131) ou je prends un ticket et reste dissimulée en attendant le départ du train
(rendez-vous au 159).

71
Je ressors du bâtiment et le contourne de nouveau. L’allée est pour l’instant
déserte. Les cams de surveillance mobiles sont inactives en plein jour. Quant
aux autres, elles ne pointent que sur les entrées. Un œil vers le ciel me
confirme l’absence de drone. Seul un résident épiant à sa fenêtre serait
susceptible de me voir, c’est pourquoi je rase de près la façade sur une dizaine
de mètres avant d’atteindre le niveau de l’appartement.
Bien que me sentant aussi coupable qu’un criminel, une certaine exaltation me
saisit quand je m’élance sur la première corniche accessible. Les
décrochements sont plus nombreux que je l’avais craint au premier abord et je
me hisse sur le balcon une vingtaine de secondes plus tard. Personne ne
m’interpèle au-dehors. Ma violation de domicile passe apparemment inaperçue.
Comme le calme règne dans le salon attenant, je m’y introduis en silence, tous
les sens aux aguets. (rendez-vous au 12)

72
- Salut.
- Mon cœur ! Je ne te vois pas, c’est normal ?
De mon côté, je n’ai aucun problème pour détailler le visage apprêté et rajeuni
de ma génitrice. Avec son opération de l’an dernier et les substances qu’elle
ingère, un quidam pourrait aisément la prendre pour ma sœur. Son timbre de
voix grandiloquent me vrille les tympans et je diminue derechef le volume de
l’appareil.
- La visio de mon smartphone ne marche plus.
- Tu devrais demander à ton père de t’en acheter un nouveau, ma chérie.
J’ai une nouvelle fantastique à t’annoncer. Tu ne vas pas me croire ! Tout le
monde ici ne parle que de ça, mais comme tu n’es pas sur les réseaux, je me
suis dit que tu avais pu louper l’info. Je t’envoie une vidéo, tu vas tout de suite
comprendre. Attends…
Elle se mord la lèvre supérieure comme à chaque fois qu’elle se concentre, puis
ses traits s’illuminent à nouveau d’une joie enfantine.
- Ça y est ! Tu l’as acceptée ?
- Oui, ça commence.
- Alors je te laisse en profiter. N’hésite pas à me dire ce que tu en
penses, ma puce. Je t’envoie des tonnes de bisous !
Elle coupe la communication et sa tête laisse place aux informations locales en
continu du Grand Ouest. Sur le quai d’une large rivière, des badauds sont
filmés devant des étalages de plantes. Comme une scène de marché ordinaire
si ce n’est son emplacement incongru. Puis le reportage fait place à l’interview
d’un homme dégarni affublé d’une moustache aux pointes relevées. Derrière
lui, à l’arrière-plan, s’agite une femme qui pointe la cam du doigt d’un air
extatique : ma mère. Une légende au bas de l’écran précise Olivier Cerdan –
Président de Légumes d’antan.
Je coupe alors la vidéo et range le smartphone. Elle est la vice-présidente de
cette association si je me souviens bien. Je ne l’ai jamais vue éplucher la
moindre pomme de terre, ni couper un morceau de concombre et encore
moins fouler un potager. Mais une de ses copines l’a attirée là-dedans il y a
quelques années. Comme les légumes sont devenus un luxe depuis les
restrictions d’eau, ce rassemblement de vieux bourgeois collait parfaitement
avec les aspirations mondaines de l’ex-Madame Liaigre, au train de vie bien
plus compliqué depuis son divorce.
Je m’en veux d’y avoir cru pendant un instant. J’ai vraiment pensé que ma
mère s’inquiétait pour moi ! Quelle conne… Et quelle conne moi aussi de
m’accrocher à mes rêves de gamine.
Notez le code NATHALIE et rendez-vous au 16.

73
- Ça a commencé quand, exactement ?
J’ai cette fois toute l’attention de mon père même s’il ne montre aucune
émotion.
- La première fois, c’était il y a trois ans, pendant l’été. J’étais chez une
copine et j’ai vu à l’avance ses parents qui rentraient dans la chambre, pour la
prévenir que son chat venait de mourir. Et c’est ce qui est arrivé une heure
plus tard. Sur le coup, j’ai pensé à une simple sensation de déjà-vu. Mais après
ça, j’ai eu d’autres pressentiments, de plus en plus marquants.
- Je ne me souviens pas que tu m’en aies déjà parlé.
- Non, ça paraissait dingue donc je n’ai rien dit, et à Nathalie non plus.
- Tu t’es confiée à d’autres ?
- Oui. À Juliette d’abord. C’est ma coloc’ de Lyon. Je la connais depuis…
- Tu m’as raconté, me coupe-t-il avec un soupçon d’impatience. Et à des
médecins ?
- Euh… Celui du campus au début. Après j’ai vu deux psys différents sur
Lyon, mais pour rien. Ils pensent que ça vient de moi. Enfin… Bien sûr que ça
vient de moi, mais ils pensaient à un trouble psychologique, une forme de
paranoïa hallucinatoire.
- C’est ce qu’ils ont dit ?
- Non. J’ai juste compris entre les lignes.
Je me passe une main découragée sur mes yeux et mon père se lève pour
nous servir du café, court et serré pour lui, préparation crémeuse et sucrée
façon Cappuccino pour moi.
- Il faudrait que tu me racontes plus précisément la forme que prennent
ces… crises. Ce sont toujours des visions éveillées ou ça s’est manifesté
autrement ? Tu disais que c’était de plus en plus fort…
Rendez-vous au 42 si vous avez le code OVOGONIE ou au 13 dans le cas
contraire.

74
J’essayais auparavant de me ranger à l’avis de Juliette ou des psychologues
dans le but de me rassurer sur ma normalité. Ma motivation est désormais
différente. J’aimerais croire que ces films dans ma tête sont dus à une
imagination trop fertile et savoir ainsi ma mère en sécurité. Mais je ne peux
pas me leurrer. Ce rapt est vraiment arrivé. Des hommes violents se sont
emparés d’elle. Mais pour quelle raison ? Qu’a pu faire l’innocente Nathalie
Liaigre-Poitevin, aux plaisirs superficiels, artificiels, mais guère coupables, pour
mériter tel traitement ? Et surtout, est-elle encore saine et sauve ?
Je songe à l’homme qui dormait à ses côtés. Celui qui visiblement partage sa
vie et pas seulement ses nuits. Il a normalement été témoin de cette scène. À
moins que je nage en plein délire ? Dois-je vraiment croire à tout ça ? C’est
tellement gros, tellement improbable…
Rendez-vous au 8 si vous disposez du code GÉNITEUR ou plutôt au 101 avec
le code MATRICE.

75
Alors que nous déambulons dans les dernières salles de la galerie, ma
compagne remet mon rendez-vous du soir sur le tapis.
- Comment il s’appelle déjà, ton date ? Je crois que c’est facile à retenir
pourtant…
- Valentin.
- Ah oui, Valentin ! Ça peut être que le bon numéro avec un nom pareil,
tu crois pas ?
- Ah ah. Il s’appelait pas Valentin ton plan de l’année dernière ? Celui qui
avait organisé une bringue dans la baraque de ses parents et qui s’était barré
avec ses potes au beau milieu de la soirée ?
- Mais non, c’était Corentin. Pas Valentin ! Allez, commence pas à faire
du boudin. C’est bien lui qui est plus vieux que toi ?
- Vingt-huit. C’est pas mon père non plus...
- Six ans quand même ! Remarque, vu comment t’es sérieuse, c’est sans
doute ce qu’il te faut.
Elle continue de m’asticoter ainsi sur tout le trajet du retour. L’après-midi se
meurt quand nous regagnons l’appartement. (rendez-vous au 66)

76
- Attendez !
Je l’interpèle alors qu’il pose le pied sur la première marche. Il se retourne,
l’air fort mécontent.
- Je suis la fille de Nathalie : Hélèna. J’habite à Lyon maintenant. Vous
êtes bien son compagnon ?
Ses yeux s’écarquillent de surprise, mais aussi d’angoisse. J’en suis sûre. Il
secoue la tête en signe dénégation et tente de feindre l’amusement.
- Désolé mademoiselle, mais vous faites erreur. Je ne connais pas de….
Nathalie.
- Alors pourquoi je vous vois avec elle sur son répondeur ? Vous pouvez
m’expliquer ?
J’ai brandi le phonosaurus pour appuyer mes aboiements à son encontre. La
panique qui m’étreint en pensant à ma mère, conjuguée à sa mauvaise foi, me
fait sortir de mes gonds. Il revient alors sur ses pas pour me faire face, l’air
faussement indigné.
- Puisque je vous dis que vous vous trompez ! Vous me confondez avec
quelqu’un d’autre, c’est tout ! Laissez-moi tranquille, maintenant.
- Ma mère ne répond plus à mes appels et elle n’est pas chez elle. Je suis
morte d’inquiétude. Dites-moi au moins où je peux la trouver. Ou ce qui lui est
arrivé.
- Mais c’est du délire ! Ça suffit maintenant. Je vais dire à la milice du
quartier que vous me harcelez.
Et en effet, il regagne le sas pour ressortir. L’envie insensée de le frapper qui
monte en moi est difficile à contenir. Soit je lui assure que je vais le signaler à
mon officier militaire de père (rendez-vous au 48), soit je le suis discrètement
au-dehors (rendez-vous au 19).

77
Rongé par la honte et la culpabilité, le préretraité ne parvient pas à se calmer.
Son récit est si entrecoupé de sanglots et de reniflements que j’ai du mal à
tout saisir, d’autant plus qu’une fois les vannes ouvertes, son débit de paroles
est d’une rapidité étourdissante. Par chance, personne d’autre ne passe dans le
hall tandis qu’il s’épanche sans retenue.
De sa logorrhée lacrymale, je parviens à retirer qu’il est effectivement en
ménage avec ma mère, depuis bientôt trois mois. Il est venu vivre avec elle
parce que son épouse a eu vent de cette liaison adultérine et l’a viré de chez
lui. Cette nuit, il a été réveillé en sursaut et Nathalie n’était pas dans le lit. Il a
entendu du bruit près de la porte. Il s’est levé, mais dans l’entrée l’attendait
un spectacle effrayant : trois hommes cagoulés qui avaient réussi à pénétrer
dans l’appartement, Dieu sait comment. Ils s’apprêtaient à sortir en emportant
ma mère qui semblait inerte dans leurs bras. L’un d’eux l’a menacé d’une arme
à feu en lui disant de la boucler, de ne prévenir personne s’il ne voulait pas finir
avec une balle dans la tête un de ces jours, ce qu’il a en effet promis sous la
menace. Enfin, ils sont partis, le laissant tout seul, vivant, mais terrorisé.
Depuis, il erre sans savoir que faire. Il n’a en parlé à quiconque et encore
moins à la police, persuadé que ces truands mettraient leur menace à
exécution. Ils semblaient si bien équipés, durs, aguerris et résolus… Comme
des tueurs à gages.
Une fois son récit achevé, mon beau-père du moment fond de nouveau en
larmes en me suppliant de lui pardonner. Il se sent tellement misérable,
tellement méprisable ! Je me garde bien de le contredire, mais le ramène à des
considérations plus urgentes.
- Est-ce que vous auriez vu quelque chose qui permette de les identifier ?
Je ne sais pas… Un détail, un vêtement, une façon de parler… Ils étaient tous
habillés pareil ?
- Je n’ai pas fait attention à leurs vêtements, juste qu’ils portaient tous
les trois des cagoules noires. Et des gants aussi. Noirs, en latex… Par contre, le
pistolet qu’ils ont pointé sur moi était spécial. C’était une arme très moderne,
avec un rayon vert qui partait du canon. Peut-être pour éclairer et viser à la
fois. Et avec cette lumière, je pouvais voir une plaque argentée sur le canon
avec un symbole gravé dessus. Ça représentait deux flammes croisées dans un
cercle. Enfin plutôt des torches allumées, comme celles des Jeux olympiques.
Je ne sais pas du tout ce que ça signifie. Peut-être la marque du pistolet, tout
simplement…
- Rien d’autre ?
- Non… Pardon. Je suis tellement désolé… Je ne pouvais rien faire…
Je ne l’écoute plus. Même si la situation est critique, je dois garder la tête
froide. D’abord, prévenir mon père qui saura prendre les bonnes mesures. Je
regarde mon smartphone : à peine une demi-heure pour retourner à la gare,
prendre un billet et sauter dans le train pour Pornic. Plus le temps pour la
colère, l’empathie ou la politesse, je le plante là et quitte l’immeuble en
trombe.
Notez le code FLAMMES puis rendez-vous au 112. (Ж)

78
Comme je l’espérais, il existe entre deux fûts de bière un espace suffisant pour
que je puisse m’y asseoir les genoux repliés. Recroquevillée entre les deux
cylindres en inox et la tête protégée par le plateau du comptoir, je pense
disposer ainsi d’une poche d’air qui devrait me permettre de tenir bon d’ici
l’arrivée des secours. Il me semble bien avoir lu que, depuis la multiplication
des incendies criminels dans certains quartiers, les brigades d’intervention
urbaines disposaient de nouveaux composés chimiques capables de neutraliser
un feu d’importance en quelques minutes.
Les hurlements de la foule ne faiblissent pas, un signe patent que peu de gens
parviennent à gagner facilement l’extérieur. Sur le verre des bonbonnes
remplies d’alcool qui me font face se réfléchissent des flammes dansantes.
Elles aussi gagnent en intensité si j’en juge la progression des lumières le long
des récipients ventrus.
Ce spectacle pyrotechnique d’un nouveau genre m’hypnotise. Selon la teinte
du breuvage contenu, la surface de chaque récipient miroite d’un reflet
différent allant du vert malsain au violet en passant par des nuances de jaunes
ou de rouges inédites. Quand les flammes atteignent la bonbonne la plus
proche du brasier, l’explosion est suivie par une vingtaine d’autres
consécutives. Un kaléidoscope de couleurs éclatantes s’imprime sur ma rétine,
un bref instant avant que je sois brûlée vive.

79
Le revêtement sombre sur les marches métalliques atténue le bruit de mes pas
tandis que je descends vers le sous-sol à l’allure d’une cambrioleuse. De toute
manière, avec l’étrange et constant bourdonnement qui en émane, mon père
n’a aucune chance de m’entendre approcher.
Je me retrouve bientôt au seuil de la salle de travail, désormais presque
exclusivement éclairée par les multiples écrans. Un caisson vertical aux
dimensions d’un imposant réfrigérateur et situé vers le centre attire tout de
suite mon attention. Il est agité par des trépidations, infimes, mais suffisantes
pour provoquer ce ronronnement sourd et agaçant. Par contre, aucune trace
de mon père. J’ai beau embrasser du regard presque l’ensemble du sous-sol
depuis ma position, je ne le vois affairé nulle part.
Circonspecte, j’avance d’un pas pour avoir vue sur les angles morts à droite
puis à gauche, là où s’affiche l’écran géant sur lequel il m’a tantôt montré la
carte galactique. Je sursaute alors quand une silhouette se redresse
brusquement de derrière une haute console, les avant-bras couverts de
gantelets tactiles et la moitié du visage dissimulée par un masque VR. Mon
père est aussi surpris que moi, mais réagit bien plus vite.
- Qu’est-ce que tu fais là ? Je t’avais dit de pas me déranger !
- Désolée, je ne me trouve plus mon smartphone. Je me demandais si je
ne l’avais pas laissé ici…
Il relève son masque, l’air prodigieusement agacé, mais regarde néanmoins
quelques instants dans le coin où il m’avait exposé ses théories tout à l’heure.
- Non il n’est pas là. Cherche mieux en haut et ne viens plus me
déranger ! D’accord ?
- D’accord, papa. Pardon.
Je file sans demander mon reste pour gagner ma chambre, soulagée qu’il n’ait
pas remarqué la légère déformation de ma poche de jean, là où je glisse
comme toujours le phonosaurus.
Si vous ne disposez pas du code COMPATIBLE, alors inscrivez le code
DIVERGENTE. Dans l’un ou l’autre cas, rendez-vous au 130.

80
Elle ne semble guère convaincue par cette alternative.
- Je sais que tu vas ruminer cet entretien tout l’après-midi si tu ne
t’occupes pas l’esprit. Après ça, va te stresser et tu ne seras plus d’attaque
pour t’amuser ce soir. Je te connais !
J’adore Juliette. Je me suis souvent demandé pour quelle raison elle appréciait
ma compagnie alors qu’elle est si solaire et a tant d’autres amies. Mais son
empathie et sa prévenance sont parfois fatigantes…
Mon cœur balance entre confirmer mon besoin d’être seule quelques heures
pour mieux profiter d’elle une fois reposée (rendez-vous au 103) ou céder
(rendez-vous au 39).
Mais si vous avez noté le code BORNETT, rendez-vous plutôt au 54.

81
Une fois la capsule lancée, il est possible de s’y mouvoir de manière aussi
stable que dans un avion… mais avec les mêmes difficultés liées à l’étroitesse
du passage entre les sièges. Mes deux voisins de rangée ne protestent pas
quand je les enjambe. Une fois parvenue devant le distributeur alimentaire, je
me mets à détailler les articles à disposition, le phonosaurus déjà dégainé et
réglé sur mon crédicompte.
Pendant mon adolescence, les politiques ont réussi à bannir les confiseries et
boissons sucrées traditionnelles, auparavant si populaires mais jugées trop
néfastes pour la santé publique. Les industries du secteur avaient cependant
anticipé la décision. Elles ont progressivement remplacé bonbons gélatineux,
barres chocolatées et sodas fluorescents par de nouveaux produits soi-disant
safe, mais tout aussi addictifs. Comme l’obésité galopante sur l’ensemble du
globe ne s’est au final jamais enrayée, les nutritionnistes en ont récemment
conclu que le manque d’exercice physique était à incriminer en premier lieu.
De nouvelles mesures se sont alors imposées telles que les salles de sport
obligatoires...
Je ne suis pas particulièrement nostalgique des sucreries à l’ancienne. Mes
parents refusaient que je touche à ces « cochonneries pour cas sociaux », dixit
ma chère mère. Il n’empêche, rien ne remplacera vraiment l’explosion
gustative du Mars hebdomadaire que je m’octroyais une fois libérée du carcan
familial. Les emballages brillants et bigarrés défilent sous mes yeux : Haribo
corny, Rowntrees, Vegi Yes ! Soj-Aero… Les briquettes à boire sont tout aussi
attirantes, visuellement parlant : Acido Fanta, Stevia Bubble, Fuze Tea. Le plus
sobrement nommé jus de poire pétillant m’évoque un éclat de soleil capturé
sur la surface d’un miroir.
Un sixième sens m’avertit alors que l’on patiente derrière moi. La petite mamie
coiffée d’un béret très chic n’avait pourtant fait aucun bruit. Son sourire affable
a beau exprimer le contraire, je sais pertinemment qu’elle trépigne
d’impatience et se courrouce contre cette jeunesse oisive incapable de prendre
la moindre décision dans sa vie. Comment le sais-je ? Je ne veux pas
m’appesantir sur la question. M’emparant au hasard d’un simple Mokka bien
frais, après l’avoir scanné pour le libérer du distributeur, je m’empresse de
regagner ma place et regarde le paysage défiler en sirotant la boisson
faussement lactée. Mon corpulent voisin ne descend finalement pas à mi-
chemin et nous arrivons à Nantes peu après.
Rendez-vous au 63 si vous avez le code MATRICE ou au 32 avec le code
GÉNITEUR.

82
La sonnerie laisse place à un message personnalisé doublé d’une vidéo qui me
laisse pantoise. Ma mère en gros plan, joue contre joue avec un homme
sévèrement dégarni et nanti d’une moustache ridicule. Tous deux l’air égrillard
avant qu’elle se mette à déclamer de sa voix haut perchée : C’est bien le
numéro de Nath’ et Oliv’, mais nous sommes absents pour le moment.
Tchâââo ! Et le grand-père de surenchérir à sa droite : Au revoir !
Elle paraît tellement jeune depuis sa dernière opération et son régime chimique
qu’on leur donnerait bien trente ans d’écart. Je suppose qu’il s’agit de sa
nouvelle conquête, même si, en fin de compte, je m’en tamponne pas mal.
L’idée me vient de montrer ça à Juliette pour en rigoler ensemble. Mais comme
je n’ai plus du tout envie que ma mère décroche, je ne vais pas en courir le
risque. Notez le code MOUSTACHE et rendez-vous au 16.

83
Le battant n’a pas fini de coulisser dans le mur qu’une bouffée de chaleur
m’est soufflée au visage en même temps que la fumée envahit le réduit.
Quand mes yeux larmoyants parviennent à se rouvrir, je distingue un étroit
couloir dont l’un des murs est occupé par un panneau couvert de voyants, de
câbles et de commutateurs. C’est lui qui a pris feu. Sa vitre protectrice n’est
plus qu’un souvenir et des flammèches dansent à sa surface dans un concert
de crépitements, tantôt rouges tantôt bleues selon le composant en train de se
consumer.
Ce tableau gère sans doute la domotique du bâtiment. C’est un miracle que
l’électricité tient encore, même si je ne connais rien à ce genre d’installation.
Deux choses sont certaines cependant : le feu prend de l’ampleur à vue d’œil
et la fumée âcre est en train de m’asphyxier. Je tousse déjà à chaque
aspiration si bien que je dois retenir mon souffle et me couvrir le nez.
Je peux néanmoins ôter mon gilet dans l’espoir d’étouffer le début d’incendie
(rendez-vous au 115) ou revenir dans la salle pour alerter un responsable
(rendez-vous au 46).

84
- Ah bon ? Je croyais que tu pouvais plus le sentir ?
Comme j’hésite à lui répondre, elle me prend les mains et secoue la tête en
signe de dissuasion.
- Léna… Tu le sais. Si t’as vraiment plus une thune, tu peux m’en parler.
J’ai de quoi…
- Non, ce n’est pas ça. Je t’expliquerai à mon retour, promis.
- Mais tu me disais qu’il était toujours pris par son taf ! Qu’on ne savait
jamais s’il était à Nantes, à Paname ou à l’étranger ! Tu l’as prévenu au
moins ?
- Pas encore, je vais le faire. En général, il est chez lui le week-end. Au
pire, j’irai voir ma mère.
- Ta mère ?
Juliette tombe des nues. Si je ne lui fournis pas plus d’éclaircissements, elle va
se faire un sang d’encre pendant mon absence, je le vois bien. C’est pourquoi
je la serre impulsivement dans mes bras en lui glissant à l’oreille :
- Ne t’inquiète pas, tout ira bien. Merci d’être là pour moi, Juliette. Je
t’aime.
Je ne l’ai pas habituée à être si démonstrative. Des larmes brillent dans ses
yeux quand je relâche mon étreinte. Sa gorge est si nouée qu’elle parvient
juste à m’arracher la promesse de lui donner des nouvelles dès ce soir avant
de me laisser partir.
Notez le code GÉNITEUR puis rendez-vous au 26.

85
Juliette est heureuse de me voir rebondir aussi vite. Nous déjeunons en vitesse
puis j’accepte de mauvaise grâce de troquer mon pull-over de lycéenne contre
un chandail plus neutre. Sur quelques ultimes conseils, ma meilleure amie
s’éclipse enfin pour rendre visite à Manon. Je lui emboîte le pas cinq minutes
après et me retrouve de nouveau sous le soleil ardent, mes yeux protégés de
son éclat par une paire de lunettes teintées.
Les véhicules non électriques ont beau être interdits en agglomération, l’air est
encore plus nauséabond que tout à l’heure. Un mélange d’ozone et de détritus
en décomposition plane dans les rues surchauffées, saisissant contraste entre
la modernité des équipements urbains qui jalonnent les riches avenues et le
cracra permanent des ruelles sordides. Retrouver le théâtre de mon échec ne
me réjouit guère et je passe sans un regard pour l’immeuble où j’ai perdu mon
temps ce matin. Le siège de la société Bornett se trouve dans le même genre
de bâtiment historique aux murs désormais recouverts de ce nouveau matériau
d’un blanc aveuglant, censé isoler des hausses thermiques. En consultant le
schéma à l’entrée, je constate que les six étages au complet sont occupés par
la firme.
Le hall est vaste, mais comble. Je suis visiblement tombée sur une journée
« portes ouvertes » et une foule de clients potentiels déambule devant des
vitrines, testant tour à tour les articles de self-défense ou suivant des
instructions animées par spots holographiques. Une hôtesse au sourire
chaleureux me confirme qu’une séance de recrutement est en cours au
deuxième étage. Elle pousse cependant la prévenance à m’avertir qu’une
quinzaine de postulants sont déjà en train de patienter… Je demeure ballante
dans le hall. À quoi bon ? Même si par miracle j’étais prise, j’ignore tout du
travail en question. Quelle est la probabilité que j’y trouve mon compte ?
Culpabilisant quand même de renoncer aussi facilement, je traîne encore un
peu sur les lieux, m’attardant devant une lampe shocker en promotion, dans
les limites de mon maigre budget. Elle n’agit même pas au contact, il suffit de
braquer le rayon lumineux dans les yeux d’un agresseur pour paralyser son
système nerveux.
Si vous l’achetez, notez le code SHOCKER S6. (∞)
Je sors enfin et retourne à l’appartement, désabusée, mais décidée à donner
tort à Juliette : je ne me laisserai pas abattre au point de m’isoler ce soir. De
plus, cela me donnera un alibi pour esquiver mon rendez-vous de ce soir. Un
professeur d’école stagiaire nouvellement arrivé dans la région lyonnaise...
Cela fait deux mois que nous nous écrivons et c’est justement parce qu’il n’a
pas brusqué les choses que j’ai accepté de le rencontrer dans un restaurant du
centre. Mais maintenant que l’échéance est tombée, ma curiosité a laissé place
à un pessimisme nourri par trop de déconvenues.
Juliette finit par rentrer elle aussi peu après dix-huit heures, sans sa copine
Manon avec qui elle devait passer l’après-midi (rendez-vous au 66)

86
L’homme s’attendait à une telle manœuvre et son poing serré me frappe sur le
côté du visage. Il n’a aucunement retenu son coup et je glisse au sol,
ressentant une douleur comme jamais je n’en avais connue. La tête me tourne
et je me sens glisser dans l’inconscience. Mon agresseur ne me laisse
cependant pas ce luxe. Il me secoue puis me traîne vers un recoin encore plus
sombre, bientôt secondé par un comparse ricanant et déjà en train de porter
les mains aux boutons de son jean.
Cette vision déclenche un incendie sous mon crâne. Une énergie aussi
soudaine qu’inexplicable naît de mes entrailles pour fourmiller dans tout mon
corps, jusqu’à la moindre de mes extrémités. Je sens que je peux utiliser cette
force pour me délivrer…
Mais d’un geste brusque, celui qui me maîtrisait m’envoie valser contre un mur,
sur lequel cogne violemment l’arrière de mon crâne. Ma vue se trouble, les
sons me parviennent plus distants. J’ai bien conscience des mains étrangères
sur mon corps, ainsi que d’une voix féminine. Qu’a-t-elle dit ? Grouillez-vous ?

En moins d’une semaine, il s’agit du troisième cadavre retrouvé


au petit matin dans ce quartier. Encore une jeune femme
agressée et dépouillée. Encore des indices qui laissent supposer
qu’ils étaient plusieurs. Ce nouveau drame aura au moins le
mérite de valider l’envoi d’une brigade spéciale sur les traces
de cette bande. À ce rythme, les médias ou le bouche-à-oreille
du Net auront vent de l’affaire. La municipalité n’a pourtant
vraiment pas besoin d’une nouvelle preuve de son impuissance
dans le domaine sécuritaire.

87
Une vibration m’invite à extraire le phonosaurus de ma poche. C’est Juliette.

J’ai des news de Manon

Je pivote un peu vers mon voisin de droite pour attirer son attention.
- Excusez-moi. Ça vous dérange si je passe un appel ?
Dans un premier temps, il ne semble pas me comprendre. Mais à mon air
interrogateur avec le smartphone près de l’oreille, il finit par me faire une
moue rassurante et replonge dans sa somnolence.
- T’es en capsule ?
- Oui, on vient juste de partir. Alors, comment elle va ?
- Pas trop mal vu qu’elle est réveillée ! Pas de complication, pas de
séquelle d’après les médecins. Pas d’amnésie ou d’autre truc chelou. Bon,
évidemment, ils vont la garder un moment sous surveillance. Mais je devrais
pouvoir lui faire un coucou là-bas dès lundi. Je dois te laisser. Tu m’écris ce
soir, d’accord ?
- Promis.
Je suis vraiment soulagée. Cette bonne nouvelle ne dissipe pas mon malaise
quand je repense à ce qui s’est passé avec la voiture. Mais je culpabilise déjà
moins de partir pour Nantes juste après l’accident. Peut-être même que je
pourrais accompagner Juliette à l’hôpital si je suis revenue après-demain.
Rendez-vous au 58 si vous disposez du code GÉNITEUR ou au 109 avec le
code MATRICE.
88
Lorsque nous sortons du centre commercial, la réverbération solaire sur les
parois vitrées nous oblige à dégainer nos lunettes teintées. Le strapphone de
Manon se met alors à hululer. Elle regarde son poignet qui pulse d’une lumière
rose et son visage s’illumine comme si elle découvrait un 90 % à un résultat
d’examen.
- Nathan ?… Salut… Non, non, tu ne me déranges pas. Je suis avec des
copines, on fait un peu de shopping… Quoi ? Attends, j’ai pas compris… Des
rimes ? Aaaah, je fais des rimes ! T’es bête !
À quelques pas derrière elle, Juliette et moi nous amusons de ses minauderies.
Je suis sincèrement contente pour elle de la voir ainsi transportée, j’entendrais
presque son coeur battre la chamade. Manon est cependant si absorbée par sa
conversation et l’écran souple qui lui tient lieu de bracelet qu’elle s’avance à
l’aveugle vers le passage pour piétons. Ma glaçante prémonition m’envahit de
nouveau, confirmée par un vrombissement électrique de plus en plus proche.
Sous les regards surpris ou indignés des passants, un bolide dévale en trombe
le boulevard. Blanc, large et bas comme une voiture de course, ce type de
véhicule est pourtant interdit en agglomération. Mais la police a d’autres soucis
plus importants que de verbaliser les jeunes mafieux capables de s’offrir de
tels caprices.
Notre amie va se faire percuter de plein fouet dans quelques secondes. Je peux
hurler pour l’avertir du danger (rendez-vous au 50) ou bondir pour la retenir
par ses vêtements (rendez-vous au 111). (Ϫ)

89
Je suis surprise que l'homme d'affaires se souvienne de moi quand je me
présente, après qu'il a décroché au bout de la troisième sonnerie. Ma
suggestion de lui rendre visite ne reçoit en retour pas la moindre marque
d'hésitation. Rassurée, je confirme à Valentin la gentillesse de monsieur
Dondukov et lui précise qu'il ne doit pas se sentir obligé de m'accompagner,
même si je lui en serais reconnaissante. L'instituteur apprécie le message et
nous nous rendons ensemble à l'arrêt de tramway le plus proche. D'ici, la ligne
est directe en passant par le tunnel de la Croix-Rousse. Un quart d’heure de
trajet en navette autoportée nous amène devant un immeuble rénové, dans un
secteur plutôt classieux de la ville. Notre hôte descend lui-même nous ouvrir
l'accès au hall. J'ai du mal à le reconnaître dans son survêtement bleu ciel
barré de l'inscription Зенит, elle-même surmontée d'une imposante étoile
jaune. Un vrai retraité du hooliganisme.
Il paraît sincèrement ravi de me revoir et non incommodé par la présence de
Valentin. Après m'avoir saluée dans sa langue natale, il passe au français par
égard pour mon compagnon. Son accent très marqué est aussi amusant que
son apparence rondouillarde et débonnaire, quoique sa maîtrise de la langue
voltairienne impose le respect. De l'ascenseur au palier jusqu'à notre
introduction dans son appartement, Nikolay – comme il insiste pour qu'on
l'appelle ainsi – fait la conversation pour trois, autant par volubilité naturelle
que pour nous mettre à l'aise. Il réside seul dans ce cinq-pièces très
confortable et est ravi de recevoir de la visite. Tandis qu'il prépare le thé aux
agrumes qu'il m'avait promis la veille au matin, j'adresse à Valentin un sourire
d'excuse. Le pauvre n'aurait jamais imaginé que notre rendez-vous prendrait
une tournure aussi insolite. Autour de nous, l'ameublement et la décoration
sont raffinés pour un résident provisoire.
Notre hôte revient avec un objet rutilant qu'il nous présente comme un
authentique samovar.
- Alors jeunes gens, vous êtes en promenade par cette belle journée ?
C'est très gentil d'avoir pensé à me faire une visite ! Comme je vous disais
Hélèna, mon travail ne me permet pas vraiment de faire des connaissances à
Lyon. Mes week-ends sont plutôt calmes !
Une vibration contre l’aine m'alerte que je viens de recevoir un message.
Vais-je discrètement sortir le phonosaurus pour voir de qui il s'agit (rendez-
vous au 164) ou m'en abstenir par politesse (rendez-vous au 145) ?

90
Le vaste sous-sol aménagé me paraît juste plus encombré que la dernière fois
où j’y suis descendue, il y a deux ou trois ans de ça. Pour le reste, il n’a pas
changé. Toujours aussi peu éclairé par des ouvertures en soupirail à proximité
du plafond. Cette odeur d’électricité qui sature en permanence l’atmosphère.
Et surtout, le regard constamment attiré par les composantes étonnantes d’un
appareillage introuvable à l’espace multimédia du coin.
Consoles luminescentes, écrans projetés, images holographiques, siège de
réalité virtuelle et bien d’autres accessoires que je ne saurais identifier. Un
quidam qui découvrirait ce temple de la technologie comprendrait en un instant
à quel échelon évolue mon père pour disposer à lui seul de telles ressources.
Sans oublier qu’il ne s’agit que d’un local de soutien, pas de son lieu de travail
habituel.
Je lui emboîte le pas jusqu’à un écran mural en deux dimensions, donc
traditionnel si l’on fait abstraction de sa taille immense. Il rivaliserait avec celui
qui était installé dans mon amphi universitaire. Mon père s’empare d’une
manette en forme de boomerang et se met à pianoter dessus tout en me
parlant.
- Quelques années avant ta naissance, j’étais en opération à Haïti. Un
séisme avait dévasté le pays et on a été envoyé là-bas pour aider à la
reconstruction, à ne pas les laisser crever de faim. Moi évidemment, j’étais
chargé de la coordination technique. Je devais gérer les moyens à notre
disposition. Je te passe les détails. Un jour on est parti dans la cambrousse,
vers un village complètement isolé. On a fait des excavations et c’est là que j’ai
découvert la sphère.
Le terme m’intrigue. J’aimerais lui en faire part, mais y renonce quand il porte
les yeux sur moi, après avoir trouvé ce qu’il voulait sur sa télécommande. Son
regard brille d’excitation, je ne lui ai jamais vu une telle expression. C’est
déstabilisant. Effrayant même.
- On a cru au début à une météorite, mais c’était bien plus que ça.
C’était un artefact, un objet fabriqué, même s’il avait une apparence minérale.
En tant que responsable de l’expédition, j’ai pu le garder avec moi et l’étudier.
Et c’est là que mon existence a basculé…
Je ne reconnais vraiment plus mon père. Sa voix a pris des accents
emphatiques qui ne lui correspondent pas du tout. À ce moment précis, son
regard flotte dans le vague, quelque part au-dessus de mon épaule. Il semble
plongé dans une agréable réminiscence.
- Et ?
Il reprend conscience de ma présence ainsi que le fil de son monologue, le ton
toujours aussi illuminé.
- Ils m’ont parlé. Ils m’ont changé. Un peu seulement, car la sphère a
plus d’emprise sur des cellules neuves que sur un sujet adulte. Ils m’ont mis
au courant de leurs projets. J’ai eu cet honneur, au même titre que quelques
autres... même si nous ne sommes pas nombreux.
- Attends, papa. Je ne te suis plus. De qui tu parles ?
Le sourire qui se dessine semble contenir toute la connaissance du monde. Il
irradie de certitude et de suffisance.
- Regarde.
L’écran géant s’allume, dévoilant un scintillement de points lumineux sur fond
bleu nuit. De pâles auras ceignent chacun de ces astres, certains reliés à
d’autres par de fines lignes droites : des constellations. J’ai sous les yeux une
carte spatiale. Mon père manipule sa manette et l’une des étoiles se met à
pulser d’une lumière jaune.
- Notre soleil se trouve ici. Eux, ils viennent de Canopus. À l’échelle de
l’univers, ce sont pratiquement nos voisins…
Un autre point distant de la moitié du mur brille alors d’un éclat bleu glace.
Confondue, je demeure bras ballants devant l’image légèrement animée. Avec
un tout autre interlocuteur, j’aurais réagi par l’hilarité ou bien par l’indignation
si j’avais compris qu’on me faisait marcher. Mais il ne s’agit pas de ça.
- C’est tombé sur moi. Sur nous, ajoute-t-il en nous désignant tous les
deux d’un geste rapide de l’index. En fait, c’est toi qui les intéresses plus
particulièrement. La fécondation est arrivée peu après mon contact avec la
sphère. Celle-ci avait amélioré mon patrimoine génétique. La plupart de tes
cellules ont reçu à la fois mon héritage et le leur. Maintenant, tu peux
comprendre d’où viennent tes facultés hors du commun…
Je tourne lentement la tête pour lui faire face. Le temps semble s’être ralenti,
ses paroles mettent un temps démesuré à se frayer un chemin dans mon
esprit.
Voilà ! Tracer une route dans l’esprit. C’est justement ce que je vais faire. Une
chose est certaine dans cette avalanche qui m’entraîne depuis hier vers un
abîme de démence, je dispose de capacités inexplicables, dont celle de voir
clair à travers les gens. Ce fait-là, je ne peux plus le nier. Je plante donc mon
regard dans le sien. J’insiste, rassemblant mes pensées affolées en un nœud
bien serré. Celles de mon père m’apparaissent alors, comme un faisceau
tentaculaire crépitant, étincelant, surchauffé. Il ne se contrôle plus. Il n’est
plus vraiment maître de lui. Il a sombré dans la folie !
- Je comprends que ça puisse te faire un choc, m’assure-t-il sur son ton
habituel, c’est-à-dire pas le moins du monde réconfortant. Mais tu n’as plus à
t’inquiéter, je suis là pour t’aider. Pour te guider. C’est ma mission d’ailleurs,
depuis que tu es née. Surveiller ton évolution. Tu es de la plus grande
importance pour eux. Leur premier vecteur féminin ! Car si tu es
exceptionnelle, ils portent des espoirs encore plus grands envers ton futur
enfant…
Vais-je le confronter aux aspects contradictoires de ses explications (rendez-
vous au 51) ou faire semblant de le croire (rendez-vous au 14) ?

91
Nous sommes encore une cinquantaine de malheureux piégés dans l’escalier
du sas, coincés entre la porte close et les flammes rugissantes. Celui au bras
écrasé a cessé de vider ses poumons, plongé dans une inconscience
miséricordieuse. D’autres autour de moi se sont également évanouis. La
chaleur est devenue infernale, l’air toujours moins respirable.
Mon esprit se libère alors de toute sensation. Le rugissement du brasier et les
cris se sont tus. Je ne sens plus l’odeur de brûlé ni la sueur de la foule
éperdue. Même le contact avec la chemise trempée du gars corpulent qui me
précède n’est qu’un vague souvenir. Par contre, j’appréhende bien mieux le
piège infernal dans lequel nous sommes coincés. Comme si je me trouvais au-
dessus de la foule, mon regard embrasse à la fois tout le périmètre incendié et
l’espace encore épargné par les flammes qui se réduit à peau de chagrin. Mon
cœur s’arrête de battre quand l’incendie se répand soudain à une vitesse
insensée, consumant la foule massée sur les marches, y compris ma silhouette
que je distingue parfaitement parmi les inconnus, brindille humaine embrasée
de la tête aux pieds, gesticulant quelques instants avant de s’écrouler sans vie.
Je recouvre brutalement mes perceptions naturelles, la chaleur insoutenable
derrière moi, les impacts de ma tête qui rebondit en rythme contre le dos de
mon prédécesseur, mes tympans martyrisés. Ni réelles ni hallucinatoires, mes
dernières images correspondaient sûrement à une vision de l’avenir tout
proche. Pour échapper à ce destin funeste, je plonge dans l’écran de fumée à
la recherche du barman.
Augmentez votre Latence de 1 point puis rendez-vous au 2.

92
Une alarme retentit aussitôt dans mon esprit : laisse tomber, il est trop bien
pour toi !
J’étais presque devenue amoureuse du dernier garçon auquel j’avais
succombé. Pendant deux semaines environ : les quelques jours qui ont
précédé celui où nous avions couché ensemble, puis la petite période à suivre
au cours de laquelle mon si séduisant partenaire s’était lassé de sa nouvelle
conquête, pourtant difficilement acquise.
J’accepte néanmoins les excuses de l’instituteur pour son retard avec bonne
grâce, d’autant plus qu’il se révèle ensuite aussi prévenant et aimable que de
prime abord. Il ne pose aucune question indiscrète, ne joue pas un rôle, ni ne
cherche à m’impressionner. Je me sens tellement en confiance qu’en allant
m’éclipser aux toilettes, je réalise avoir oublié de rassurer Juliette.
Quand l’heure vient de quitter le restaurant après un dîner galamment réglé
par Valentin, nous avons beaucoup échangé sur nos passions, nos loisirs et nos
goûts, aussi bien musicaux, littéraires, vidéos que culinaires, sans toutefois
nous être trop épanchés sur notre passé ou nos proches. C’était plaisant, mais
légèrement frustrant en fin de compte. Comme s’il se montrait encore plus
prudent que moi…
Hormis le passage intermittent de voitures aux phares aveuglants, le quartier
est sombre et très calme à cette heure crépusculaire. Pas un autre commerce
d’ouvert dans les environs. Quant au chiche éclairage public, il ne nous
empêche pas d’admirer dans le ciel les traînées pourpres et cramoisies de
lointains cirrus.
- Ça te dit d’aller faire un tour à l’amphithéâtre romain ?
- D’accord ! C’est par où ?
La proposition m’a surprise et j’ai répondu à l’instinct. Nous remontons
doucement les rues désertes, pentues et un peu misérables de ce quartier où
Valentin réside en attendant de trouver mieux. Une fois parvenus sur le site
deux fois millénaire, nous arpentons les gradins du vaste hémicycle en
devisant à voix basse. Les étoiles brillent désormais au-dessus de nos têtes,
comme un reflet atténué des feux de la cité qui s’étend en contrebas. Mon
compagnon se livre un peu plus, évoque une enfance dans la campagne
bourguignonne et j’en viens à parler moi-même de Nantes, ma ville natale.
Puis nous finissons par redescendre vers la plus proche bouche de métro.
Un pâté d’immeubles avant celle-ci, Valentin s’arrête et désigne une porte à
digicode.
- C’est là que j’habite. Mais je peux t’accompagner jusqu’à la station si tu
veux.
- Non merci, ça va aller. C’est tout près. Merci pour cette soirée.
- C’est moi qui te remercie. C’était vraiment très agréable.
Ses yeux sont plantés dans les miens. En ce très bref instant, j’aurais presque
désiré qu’il me propose de monter. Même si j’aurais refusé…
- Je n’aurais pas dit mieux, lui réponds-je en souriant à mon tour.
- On se revoit rapidement ?
- D’accord, tu me proposeras. Bonne nuit.
Et je me hisse sur la pointe des pieds pour échanger une bise avant de
reprendre mon chemin.
Mon cœur commence à papillonner et mon imagination m’emporte
rêveusement vers notre prochain rendez-vous. Mon quotidien morose de
diplômée déracinée en recherche d’emploi se retrouve soudain illuminé par le
projecteur de tous les possibles. Il me plaît vraiment ! J’ai beau y réfléchir
dans tous les sens, je ne vois pas d’anguille sous roche.
Mes pas claquent en rythme dans la rue sombre, déserte et silencieuse. À son
extrémité, environ deux cents mètres plus loin, les lampadaires du boulevard
scintillent en nombre. C’est alors que je remarque la forme assise contre un
conteneur.
Je ralentis l’allure. Mon pouls s’accélère quand la silhouette se redresse.
L’obscurité et la distance m’empêchent de bien le distinguer, mais c’est un
homme, assurément. Même s’il ne me bloque pas le passage, l’angoisse me
coupe la respiration. Ma première impulsion est de bifurquer dans la venelle
qui s’ouvre sur ma gauche.
Je peux donc changer d’itinéraire (rendez-vous au 4) ou faire preuve de
rationalité et passer devant l’individu en serrant les dents (rendez-vous au
35).

93
- Tu es sûre ? On n’en a pas vu la moitié, je pense.
- Le reste sera pareil. Je trouve ça déprimant et en plus, on ne sait pas
où l’artiste veut en venir. D’habitude il y a des messages explicatifs pour la
symbolique, tout ça… Mais là, je n’arrive vraiment pas à cerner son délire.
- Ça marche, on se casse alors.
Une fois ressorties du bâtiment, la luminosité aveuglante et la chaleur me font
regretter ma décision. Juliette tape alors dans ses mains d’excitation, me
faisant sursauter.
- Je me souviens ! Ils ont ouvert le parc naturel en VR à Gerland. C’est
juste à côté et je peux encore avoir des places gratuites. On essaie ?
J’acquiesce et nous arrivons très rapidement sur le site de l’ancien stade
transformé en un gigantesque hall, entièrement fermé. La nouvelle attraction
attire les foules et nous devons patienter une demi-heure, heureusement à
l’ombre, avant de pouvoir entrer. Le programme du jour présente une
immersion totale dans une forêt canadienne. Nous enfilons des combinaisons
sensorielles aussi souples que seyantes puis avançons sous l’immense dôme
enténébré, seulement éclairé par de multiples loupiotes. Une fois les capuches
intégrées rabattues sur nos têtes, nous nous retrouvons à déambuler au milieu
d’arbres majestueux, le visage caressé par une brise fraîche qui charrie des
effluves printaniers, à nous émerveiller devant chaque animal sauvage qui
daigne se présenter en travers de notre parcours.
Lorsque notre équipement se déconnecte et que nous revenons à notre réalité
urbaine, l’expérience m’a semblé bien trop courte. Il est pourtant dix-huit
heures quand nous regagnons notre appartement. (rendez-vous au 66)

94
Une fois à Nantes, je gagne sans détour la station hyperloop, me prends une
place pour le prochain départ vers Lyon, imminent, et achète de quoi me
sustenter. Mon crédicompte étant bientôt à sec, je jette mon dévolu sur une
ampoule de Danobiome. Ces substituts nutritifs au goût citronné ne m'inspirent
guère confiance. Je trouve aussi dommage de remplacer le plaisir de la
mastication par l'ingestion d'un liquide granuleux en trois secondes. Mais le
rapport satiété / prix est imparable et ça compensera mon manque d'eau,
n'ayant plus de quoi me désaltérer.
Une fois installée dans la grande capsule violette, je sors le phonosaurus et
constate avec surprise avoir enfin un message. J'ai espéré pendant une
fraction de seconde que ce soit Juliette, redouté dans le même temps une prise
de contact de mon père... Il n'en est rien.
Bien que le numéro soit déjà identifié, il me faut un moment avant de remettre
cette personne tant elle m'était sortie de la tête.
Rendez-vous au 135 si vous avez le code VALENTIN ou au 116 dans le cas
contraire.

95
Quand je termine de relater ma rencontre avec le nouvel ami de son ex-
épouse, mon père ne laisse pas plus transparaître d’émotion. Son esprit
calculateur et soupçonneux pouvant échafauder des hypothèses douteuses, je
m’empresse d’ajouter :
- Il avait l’air vraiment sincère. Totalement paniqué. Même si ça paraît
dément, il n’a pas pu inventer cette histoire.
- J’ai confiance en ton jugement, balaie-t-il d’un revers de la main mes
appréhensions.
- Qu’est-ce qu’on doit faire alors, papa ? Qui doit-on prévenir en
premier ?
- Du calme, Hélèna. Ça ne sert à rien de se précipiter. Je contacterai tout
à l’heure un service spécialisé dans ce genre de cas. Ils auront vite fait de
retrouver sa trace.
Il a dit ça comme on annonce acheter du pain et prendre en passant les tubes
d’eau quotidiens. Un ange passe tandis que nous nous jaugeons du regard. Il
se lève finalement pour nous chercher du café, court et serré pour lui,
préparation crémeuse et sucrée façon Cappuccino pour moi.
- Mais dis-moi, tu n’es pas venu à Nantes pour ça ? Tu ne pouvais pas
savoir ?
Sa question me déstabilise complètement.
- Euh… Non, c’est vrai. Je… Je voulais vous parler de quelque chose. J’ai
des problèmes depuis quelque temps.
Il nous sert avec dextérité puis me fixe avec attention, pour une fois.
- Vas-y, explique-moi.
- C’est difficile sans que tu me prennes pour une folle. Je fais comme des
rêves éveillés, sur des choses qui se passent réellement. La première fois
c’était il y a quatre ans, pendant l’été. J’étais chez une copine et j’ai vu à
l’avance ses parents qui rentraient dans la chambre pour la prévenir que son
chat venait de mourir. Et c’est ce qui est arrivé une heure plus tard. Sur le
coup j’ai mis ça sur le compte d’une sensation de déjà-vu. Mais après ça, j’ai
eu d’autres pressentiments, de plus en plus marquants.
- Comme des visions ?
- Oui, si on veut…
Un sentiment croissant de révolte m’empêche de me concentrer. Je lui raconte
que ma mère est aux mains de dangereux ravisseurs et il s’en tamponne le
coquillard. Ce n’est même pas qu’il doute de mon récit. Non. Même s’il ne
montre aucune émotion, je lis clairement dans ses yeux de l’indifférence. Je ne
suis même pas certaine qu’il va rapidement s’occuper du problème.
- Et c’est à quel rythme ? Constant ou de plus en plus fréquent ?
Je peux lui exposer en détail les phénomènes qui me rongent les sangs
(rendez-vous au 68) ou lui faire comprendre que ma priorité est de
retrouver ma mère (rendez-vous au 27).

96
J’apprécie particulièrement l’intemporalité de ce parc arboré. La cité a beau
subir chaque année des travaux qui modifient son visage en profondeur, le
Jardin des Plantes n’a pas changé depuis l’époque où j’y gambadais gamine.
J’aime à penser que les Nantais profitaient du même cadre verdoyant cent ans,
voire deux-cents ans auparavant.
Un élément dépareille cependant : l’imposante borne multimédia de forme
oblongue érigée à proximité du grand magnolia. Nombreux sont les
promeneurs à s’y arrêter pour en extraire un PaperTouch, gratuit ou payant
selon le contenu, afin d’y lire actualités, potins et articles, certifiés
professionnels par opposition aux montagnes d’informations hallucinées du
Net. Comme ce gros bloc argenté émet en outre l’un des plus puissants flux
d’ondes micrométriques de la ville, il fait le bonheur aussi bien des gamers,
des badauds que des travailleurs. Ils sont ainsi des centaines à profiter de
cette connexion, aussi bien allongés dans l’herbe qu’avachis dans les arbres-
sièges.
Le trajet jusqu’à Pornic est l’occasion de changer mes habitudes en m’offrant le
contenu d’un magazine. Je m’approche donc de la borne et fais défiler à sa
surface les innombrables offres de vidéos, pages lecture ou jeux actuellement
disponibles. (∞)
Les annonces tape-à-l’œil sont d’une telle profusion que je finis par retirer mon
doigt de la surface vitrifiée et le flot d’images cesse instantanément. Le
passionnant roman que je suis en train de lire me suffira amplement. Au fond
de moi, j’ai trop hâte de le poursuivre pour véritablement vouloir lui trouver un
substitut…
Comme l’heure du départ approche, il me faut repartir en direction de la gare.
(rendez-vous au 17)

97
Pas question de sortir le grand jeu, je m’habille à peine mieux qu’à l’ordinaire
et consens juste à me souligner le tour des yeux. S’il s’en vexe un peu, cela
signifie un ego boursouflé. Et si je ne lui plais pas au naturel, pas de regrets
non plus. Quand j’utilise du temps libre à discuter depuis deux mois avec
quelqu’un, c’est avec une autre ambition que l’aventure d’un soir.
Juliette m’étreint brièvement.
- Bonne chance ! Si tu vois que c’est un relou ou un psycho, tu me
préviens direct. D’accord ?
J’acquiesce, hésite un instant, puis franchis le seuil de notre logis rassurant
pour sortir vers l’inconnu. Ni l’adresse qu’il m’a envoyée, ni le nom du
restaurant ne me sont familiers. Le métro m’entraîne vers les pentes de la
Croix-Rousse, quartier historique certes, mais également l’un des plus pauvres
et moins sûrs de la ville. Est-ce parce qu’il habite ici ? J’en suis à la fois
désappointée et légèrement inquiète. Mais je ne vais pas commencer à juger
selon les apparences puisque c’est le genre de comportement qui m’exaspère
chez mes semblables…
Une fois remontée à l’air libre, j’interroge une borne d’informations sur
l’emplacement exact du restaurant. Le plan du quartier et l’itinéraire qui
apparaissent à l’écran sont explicites, j’atteins l’établissement en quelques
minutes de marche. La devanture est dans un style traditionnel, vieillot même.
J’ai six ans de moins que lui et il m’invite dans un endroit fréquenté par la
génération de mes grands-parents. Que dois-je en penser ? Cherche-t-il à
m’impressionner par une position paternaliste ?
Je pénètre dans une salle basse de plafonds, au charme désuet qui confirme
l’aspect extérieur. La moitié des tables sont déjà occupées. Le cœur battant
plus fort qu’à l’ordinaire, je cherche du regard un homme isolé, mais seuls des
groupes de préretraités occupent la place. Ils bavardent entre eux avec
animation, en couples ou en petits groupes d’amis. Un serveur dans mes âges
et vêtu d’un costume blanc et noir s’approche avec un sourire forcé.
- Bonsoir. Vous avez réservé ?
- Oui, mais ce n’est pas moi qui ai fait la réservation.
- Aucun problème. C’était pour vingt heures ? À quel nom ? ajoute-t-il
après que j’ai opiné.
- Euh… Valentin ?
Il pianote sur son strapphone avant de me faire signe de le suivre.
- Voici votre table. Installez-vous, je vous apporte un rafraîchissement.
Le verre d’eau citronnée est une piètre consolation pour me retrouver ainsi à
attendre toute seule un inconnu, au milieu d’une vingtaine d’autres inconnus.
Le phonosaurus reste désespérément muet. J’ai une pensée pour Juliette qui
se prépare pour une soirée a priori plus divertissante que la mienne. Ceci dit, il
n’est pas trop tard.
Je peux la prévenir de m’attendre et quitter le restaurant sur-le-champ
(rendez-vous au 59) ou patienter encore un peu (rendez-vous au 30).

98
- Je ne vais pas vous déranger plus longtemps.
Déjà debout, je fuis soigneusement son regard pour le dissuader de me retenir,
puis avance jusqu’à la porte noire. Trois secondes s’écoulent avant que
l’homme concède à la faire coulisser. Je la franchis sans me retourner tandis
qu’il me lance un au revoir ! tonitruant, lourd de sarcasme.
Je ne réussis pas à éviter la vision des trois autres postulants qui m’observent
avec avidité, guettant la moindre émotion sur mon visage. Le garçon le plus à
droite m’adresse un sourire bienveillant, mais je l’ignore pour poursuivre
jusqu’à l’ascenseur. Chemin faisant, je sors mon vieux Vivo (le phonosaurus
comme aime à l’appeler ma colocatrice Juliette) afin de me donner une
contenance. L’écran s’allume au même moment, sans sonnerie puisque j’avais
pris soin de le mettre en silencieux :

- appel entrant -
Nathalie
Ma mère… C’est toujours moi qui la contacte d’habitude. Je suis même surprise
qu’elle ait conservé mon numéro. J’ai déjà donné des nouvelles il y a moins
d’un mois et le premier réflexe qui me vient est de ranger le smartphone. Vais-
je y céder (rendez-vous au 16) ou finir par décrocher (rendez-vous au 72) ?

99
Les sons artificiels d’une jungle idyllique me réveillent doucement. Je n’ai
toutefois pas assez dormi, loin de là. J’aimerais me pelotonner plus
profondément sous la couette, mais tel n’est pas l’avis de la lumière croissante
qui baigne la chambre. La silhouette émaciée de mon père apparaît dans
l’embrasure de la porte.
- Bonjour. Habille-toi et rejoins-moi en bas. Je t’y attends.
- Euh, oui... J’arrive.
- Tu prendras le petit-déjeuner après.
Puis il s’esquive en refermant le panneau ouvert. Je grommelle et me lève pour
chercher dans mon sac des sous-vêtements propres. Avec lui, il est plus rapide
et plus simple de céder à ses exigences que de renâcler. J’avale quand même
un verre d’eau au passage puis descends au sous-sol, encore étourdie par le
manque de sommeil. Sa longue pièce de travail n’est que faiblement éclairée.
Il se trouve à l’autre extrémité, affairé auprès de l’appareil bizarre qui
m’évoquait un siège de dentiste la veille. La ressemblance vaut toujours. Avec
sa posture rigide et ses vêtements ternes, mon père ferait d’ailleurs un très
bon arracheur de dents. Cependant, il sourit en m’apercevant et me fait signe
de le rejoindre. Un si rare enjouement m’incite à obtempérer.
- Vas-y, installe-toi.
- Je comprends pas. Qu’est-ce que tu veux faire ?
- T’aider à surmonter les problèmes dont tu m’as parlé hier soir. Je n’ai
pas envie que tu deviennes folle.
Il paraît si confiant que je m’assois et commence à étendre les jambes.
J’interromps mon mouvement quand mon père s’empare d’un objet oblong que
je mets quelques instants à reconnaître : une tondeuse à barbe d’un modèle
luxueux, dernière génération.
- Je suis désolé, mais tes cheveux vont gêner. Ne t’inquiète pas, j’ai un
peu de Néolika en réserve. Tu les retrouveras comme avant en deux ou trois
jours.
Je tombe des nues. Le Néolika est apparu il y a trois ans en Corée, où la
chirurgie esthétique bat des records. Une injection suffit à régénérer sur la
durée le système capillaire. Autant dire qu’il a obtenu un succès monstre
auprès des grands-mères et d’une population masculine pressée d’échapper à
la calvitie. Le produit est par contre totalement illicite en Europe, rapport à un
pourcentage non négligeable d’effets secondaires létaux. Que mon père ait le
bras assez long pour s’en procurer, je n’en suis guère surprise. Bien plus par
contre qu’il ait cherché à en obtenir pour lui-même. Ou alors était-ce
spécialement pour cette occasion ?
Vais-je me relever subitement et m’écarter de mon père (rendez-vous au 25)
ou lui faire confiance et le laisser me raser le crâne (rendez-vous au 120) ?

100
En dépit de la pénombre, je note dans cette partie reculée du Barberousse la
présence d’une cabine à DJ, seulement là pour le décorum, ainsi que de
banquettes installées contre les murs. Autant de mobilier qui ne fera qu’attiser
encore plus l’incendie s’il se propage jusqu’ici.
Une porte de service s’encadre dans un recoin et c’est vers elle qu’ont
convergé une dizaine de fuyards. Ils s’y pressent à présent, essayant
désespérément de faire coulisser le battant qui ne répond plus à l’ouverture,
l’interrupteur étant sans doute bloqué depuis la combustion du système de
contrôle. La sécurité de ces nouvelles portes antieffraction sans poignée est
donc à double tranchant. Si celle donnant sur la rue est bloquée de la même
manière, elle risque de sceller notre tombeau à tous…
Un regard circulaire me confirme que j’ai perdu des secondes précieuses en
venant ici. Aucune issue viable ne s’y présente. Pendant ce temps, l’incendie
trouve un moyen de s’étendre dans la salle principale en léchant le plafond
surbaissé.
Vais-je cette fois plonger derrière le bar (rendez-vous au 78) ou me
rapprocher vaille que vaille de l’entrée principale (rendez-vous au 49) ?

101
Je n’aurais jamais pensé ça quelques heures plus tôt, mais une seule personne
peut à présent me venir en aide ou, du moins, me souffler les bonnes décisions
à prendre dans une situation aussi insensée : mon père. Il déteste être
dérangé pour rien. Mais là, c’est un cas de force majeure, et urgent en plus de
ça. Aussi je tente de l’avoir directement en ligne.
Il décroche après une sonnerie.
- Hélèna ?
L’arrière-plan est plutôt sombre, comme dans une pièce sans fenêtre. Son
visage fatigué marque un soupçon d’étonnement.
- Salut papa. Je suis vraiment désolé de t’embêter, mais j’ai un gros
problème. C’est… C’est à propos de… Nathalie. J’ai peur qu’il lui soit arrivé
quelque chose.
Ses sourcils se lèvent cette fois franchement. Je comprends sa surprise de
m’entendre parler d’elle. Le divorce a duré plusieurs années, est même devenu
une guerre judiciaire qu’il n’a pas vraiment gagnée malgré tout l’argent
dépensé en avocats de renom. Je ne décèle pourtant pas d’irritation dans sa
voix.
- Où es-tu ?
- À Nantes justement ! Je peux venir te voir, s’il te plaît ?
Il ne répond pas tout de suite, mais semble consulter un autre écran.
- Je suis à Pornic. Il y a un train qui part de Nantes à 12H23. C’est dans
quarante minutes, tu peux le prendre ?
Je réalise alors dans quel endroit il se trouve. Au sous-sol rempli d’appareils de
communication militaires qui lui permettent de coordonner ses subalternes à
tout instant du jour et de la nuit. Sa résidence secondaire sur la côte était à la
base prévue pour les week-ends de détente. Mais ce terme n’a pas encore été
validé par son dictionnaire mental... et ne le sera sans doute jamais.
- Oui. J’y cours tout de suite. Merci, papa.
- J’irai te chercher à la gare. À tout à l’heure.
Je claque la porte derrière moi puis bondis dans l’escalier pour regagner la
sortie. Un quasi-sexagénaire rondouillard affublé d’une moustache aux pointes
relevées pénètre au même moment dans l’immeuble. J’évite de très peu la
collision, mais mon réflexe n’est récompensé que par un reproche courroucé.
Rendez-vous au 45 si vous avez le code NATHALIE, au 76 si vous avez le code
MOUSTACHE ou au 112 dans les autres cas.

102
L’angoisse qui me vrillait les entrailles se répand maintenant dans tout mon
corps. Une chaleur douloureuse m’envahit, comme si mes veines charriaient du
feu liquide. Mes mains en particulier deviennent brûlantes.
Le plus proche s’apprêtait à m’agripper, sa matraque levée en cas de rébellion,
mais quelque chose dans mon expression arrête soudain son geste. Ses yeux
caves et cernés par la drogue m’apparaissent dans leurs moindres détails : les
paillettes d’or dans ses iris bleu cobalt, le gouffre de ses rétines dilatées dans
lequel je plonge pour m’immerger dans sa psyché névrosée…
Je hurle et me libère ainsi du brasier qui me consumait. Mon agresseur
s’envole alors dans les airs, comme propulsé par quelque trampoline invisible.
Il passe par-dessus sa compagne éberluée et retombe derrière elle après une
chute de quatre mètres, dans un craquement d’os bien distinct.
La femme suffoque tel un poisson sorti de l’eau. Moi-même ne parviens pas à
bouger, à en profiter pour l’abandonner sur place. Quand elle détache enfin les
yeux du corps étendu, j’y lis un effroi sans nom, à la fois la terreur que je lui
inspire, mais aussi le désespoir face à sa raison en train de vaciller. Elle finit
par se sauver dans la nuit.
La suite ne s’imprimera pas dans ma mémoire. Les illuminations aveuglantes
du boulevard après la pénombre du quartier sordide, la rame de métro
pratiquement déserte, l’appartement silencieux, la fraîcheur de mon lit.
Augmentez de 3 points votre Latence et rendez-vous au 22.
103
Elle n’insiste pas plus et je lui en suis intérieurement reconnaissante. Sa bonne
humeur me remonte tellement le moral pendant notre bref repas que l’envie
me revient presque de revenir sur ma décision. Mais quand, juste avant de
sortir, Juliette me lance une dernière perche pour l’accompagner chez Manon,
je secoue la tête en signe de dénégation.
Une fois seule dans le studio, je vaque à mes petits gestes routiniers : vérifier
que nos plantes n’ont pas trop soif (ma colocatrice ne s’en occupe jamais,
prétextant que l’eau est trop chère pour cette fantaisie), compléter la
prochaine liste de courses, aller sur le vitapoda pour un bilan physique
(« SATISFAISANT / DIGESTION RALENTIE : DÉTENDEZ-VOUS ! ») et consulter
les actualités les plus récentes. Celles-ci sont depuis trois jours phagocytées
par le récent démantèlement d’une organisation criminelle en banlieue
parisienne qui s’était spécialisée dans l’homicide de réfugiés sanitaires
africains... pour revendre leurs organes. Je finis par me lasser rapidement des
commentaires faussement horrifiés de la journaliste, dont le décolleté s’avère
aussi racoleur que son reportage. Tous mes nerfs lâchent soudain et je me
traîne jusqu’à mon lit pour m’octroyer une courte sieste.
J’avais pensé à mettre une alarme et me réveille donc quarante-cinq minutes
après, bien plus sereine. Ayant encore du temps, je me consacre alors à mon
passe-temps favori : retoucher mes derniers clichés de vacances, déjà bien
anciens. Juliette essaie régulièrement de me convaincre que je devrais
travailler dans ce domaine. Tout au moins, les mettre à vendre en ligne pour
les annonceurs. J’ignore ce qui me retient. Peut-être qu’au fond, je ne souhaite
pas voir les précieux fruits de mes voyages nourrir les publicitaires.
Penser à mon amie me rappelle qu’elle n’a pas évoqué mon rendez-vous de ce
soir. Un professeur d’école nouvellement arrivé dans la région lyonnaise... Cela
fait deux mois que nous nous écrivons et c’est justement parce qu’il n’a pas
brusqué les choses que j’ai accepté de le rencontrer dans un restaurant du
centre. Mais maintenant que l’échéance est tombée, ma curiosité a laissé place
à un pessimisme nourri par trop de déconvenues.
Juliette finit par rentrer, sans Manon, peu après dix-huit heures. (rendez-vous
au 66)

104
Je suis tellement troublée que j’envoie un message vocal à mon père, sans me
soucier d’excéder mon voisin avec mes interlocuteurs multiples.

- Bonjour papa, je suis dans l’hyperloop pour Nantes. Excuse-moi de ne


pas t’avoir prévenu plus tôt. Tu aurais un moment ce week-end pour qu’on se
voie ?

Comme je l’espérais, la réponse fuse dans la minute qui vient, en


enregistrement vocal également. Mon père n’est pas vieux jeu niveau
technologies. À ses yeux, la méthode la plus rapide aura toujours ses faveurs.
- Bonjour Hélèna. Aucun problème, mais je suis à Pornic. Tu devrais
pouvoir prendre un train en correspondance.
(…)
- Oui… Ça ne te dérange pas ?
(…)
- Au contraire. On va déjeuner ensemble. Tu m’enverras ton horaire et
j’irai te chercher à la gare.
(…)
- D’accord, on fait comme ça.

La station balnéaire de Pornic est à moins d’une heure de train de Nantes, je


n’aurai pas de difficulté pour m’y rendre. Mon père y dispose d’une villa en
front de mer, avec parc arboré et piscine chauffée. Même si les restrictions
d’eau sont moins sévères dans ce département qu’en agglomération lyonnaise,
ce genre d’agrément immobilier est devenu rarissime. Autant préciser tout de
suite que je ne me souviens pas l’avoir vu une seule fois s’y baigner… Au
départ, cette résidence secondaire était destinée aux week-ends de détente.
Mais il a très rapidement fait aménager le sous-sol en un espace rempli
d’appareils de communication militaires qui lui permettent de coordonner ses
subalternes à tout instant du jour et de la nuit.
La perspective imprévue d’affronter très bientôt mon père n’est pas pour me
rasséréner. Je fais tourner dans ma tête toutes les manières de lui parler de
mes crises. Il faudra aussi évoquer ma vision de son ex-femme agressée, et
ce, sans passer pour une hurluberlue qui lui fait perdre son temps si précieux.
Pas une mince affaire… (rendez-vous au 32)

105
Par association d’idées, je revois la photographie incongrue de l’expo au Musée
des Confluences. La coïncidence serait incroyable, inexplicable. Ou alors…
Repoussant ce questionnement parasite, je fixe mon père du regard avec à
l’esprit le nom de cette planète. Oui, c’est ça. C’est bien celui qu’il attend !
- Vénus, je dirais…
- Exactement ! s’exclame-t-il, fier de ma perspicacité. Vénus si proche...
Mais tellement brillante qu’il est du coup moins facile d’observer sa surface par
les télescopes. La cachette idéale pour nous observer, surtout quand on est
habitué aux atmosphères brûlantes.
Jouant toujours le jeu de l’intérêt partagé, je rebondis sur ce détail :
- Mais alors, pourquoi est-ce qu’ils veulent venir chez nous ? Ce ne serait
pas trop froid pour eux ?
Il chasse l’objection d’un revers désinvolte.
- Je te mentirais si je disais tout savoir. Ils ne partagent pas tout avec
moi… ni avec les autres qui sont au courant. Il faut bien que tu comprennes
que nous sommes une espèce très inférieure de leur point de vue. C’est une
chance et un grand honneur que d’avoir été choisis pour les aider dans leur
projet.
Notez le code COMPATIBLE puis rendez-vous au 122.

106
Ayant vu je ne sais plus quand la vidéo d’une contorsionniste chinoise capable
de se faufiler dans des espaces bien trop exigus pour sa morphologie, je tente
d’appliquer sa méthode à mon tour. Durcir ses muscles puis les relâcher, de
façon répétée, presque spasmodique. Mais la discipline que j’espérais exercer
sur mon corps fait long feu et je finis par me tortiller en tous sens en serrant
les dents (Ϫ).
N’est pas femme-serpent qui veut ! Essoufflée et découragée par ma vaine
tentative, je renonce. D’autant plus que la pression de la ceinture m’est encore
plus douloureuse à présent. Je ne sais trop si je dois me détendre pour
récupérer des forces et de la lucidité (rendez-vous au 158) ou envisager
d'urgence un autre moyen de me libérer (rendez-vous au 127).

107
La lumière du jour me réveille assez brutalement. La tête lourde, je constate
que la fenêtre de ma chambre vient de dévoiler un ciel matinal dégagé. La
porte s’ouvre dans l’instant suivant et je me tourne vers mon père.
- Lève-toi, Hélèna. Tu as cinq minutes pour te débarbouiller et après, on
regarde ensemble ce qu’on peut faire pour toi.
Il s’éloigne sans attendre ma réponse, me laissant désorientée et indécise. Son
ton était redevenu coutumier, d’une neutralité à toute épreuve. Plus aucune
trace d’agacement ni de ressentiment à mon égard, même si je n’en oublie pas
pour autant mon incarcération nocturne.
Ici, entre ces murs, il est tout puissant. Mieux vaut ne plus le contrarier pour
pouvoir m’esquiver ensuite au plus vite. Je renfile les mêmes effets que la
veille puis me rends directement à la cuisine, préférant avaler quelque chose
avant de passer à la salle de bain. Mais mon père ne l’entend pas de cette
oreille. Il me tend autoritairement un verre d’eau.
- Il vaut mieux être à jeun. Bois ça puis on y va.
- À jeun pour quoi ?
- Je t’explique en bas, tranche-t-il en se dirigeant déjà vers le sous-sol.
Aussi révoltée qu’impuissante, je vide le verre et le suis jusqu’à la salle de
travail. Nous la franchissons dans sa longueur pour nous retrouver devant
l’inquiétant fauteuil qui m’avait évoqué celui d’un cabinet dentaire.
- Vas-y, installe-toi.
- J’aimerais vraiment bien que tu m…
Il m’agrippe brutalement par le bras et m’oblige à m’asseoir, compensant sa
faible carrure par une poigne d’acier. Saisie de surprise et paralysée par les
souvenirs récurrents de ce genre de scène, trop souvent vécue dans mon
enfance, je ne me défends pas et me retrouve à demi allongée sur le siège.
Mon courage me revient enfin et je m’apprête à sauter sur le côté quand une
sangle sort d’une ouverture invisible pour s’enrouler d’elle-même en travers de
mon torse. Je veux aussitôt l’arracher, mais elle se rigidifie dans l’instant.
Incrédule, je me retrouve prise dans un carcan qui me meurtrit la poitrine
quand j’essaie de m’en extraire.
Mon père soulève mes jambes pour les aligner dans l’axe. Une nouvelle lanière
intelligente apparaît et s’enroule fermement au niveau des tibias. Mes deux
bras subissent ensuite le même traitement. Seule ma tête conserve encore un
minimum de mobilité.
- Arrête, papa.
Je le supplie, des larmes plein les yeux.
- Je n’ai rien fait de mal. Je t’en prie, arrête ça...
- Je ne te demande pas de tout comprendre. Juste d’être un peu plus
coopérative. Tout ça fait partie d’un plan qui nous dépasse comme je te l’ai
expliqué. Nous ne sommes que des instruments. À nous de faire en sorte que
nos maîtres nous gardent toujours en bon état et encore dignes de leur être
utiles. Je n’ai aucune colère si c’est ça qui te fait peur. Tu es ma fille. Mais ça
ne change rien à ce que nous devons faire.
Il s’empare alors d’un objet oblong que je mets quelques instants à
reconnaître : une tondeuse à barbe d’un modèle luxueux, dernière génération.
Rendez-vous au 148 si vous avez noté le code FLAMMES ou au 120 dans le
cas contraire.

108
Le canapé en similicuir chauffant aux coloris noirs et gris jure un peu avec les
deux bibliothèques en acajou. Une fois ce détail oublié, j’ai comme à chaque
fois l’impression d’un voyage dans le passé quand je laisse mon regard et mon
doigt glisser sur les tranches des volumes soigneusement alignés. L’immersion
devient complète à la lecture des titres : L’Esprit des Lois, Guerre et Paix, Les
Martyrs… De l’historique, du classique, du sérieux. Même en songeant à des
succès déjà un peu datés, ce n’est pas ici que je risque de trouver des Stephen
King ou la saga Harry Potter ! Les seuls ouvrages pas trop cartésiens que je
parviens à repérer sont quelques Jules Verne parmi les plus vraisemblables ou
du fantastique désuet comme Maupassant et Edgar Allan Poe.
Je saisis le pesant Vingt mille lieues sous les mers, m’assois et fais défiler les
pages à la recherche des belles illustrations qui gratifient cette édition. Elles ne
parviennent pourtant pas à véritablement capter mon attention. Je pense sans
arrêt à mon père et à ses révélations énormissimes. Ça ne colle pas. Bien sûr,
l’existence d’autres races intelligentes reste dans le domaine du possible. De
l’obligatoire même, à l’échelle de l’univers. La vie ne peut pas être qu’un
accident.
Mais que mon père croie sérieusement à leur présence sur Terre, c’est
impensable. Pas lui. Que lui est-il arrivé ? Qu’est-ce qui a provoqué le grand
chambardement dont j’ai eu un aperçu dans ses méninges ? Dois-je en parler à
un médecin, ou même au service des armées ? Il ne me le pardonnerait
jamais.
Et moi, vers qui vais-je me tourner maintenant ? (rendez-vous au 130) 
109
Ma mère n’étant pas très réactive pour répondre aux messages, je lui passe
directement un appel en me collant contre la vitre, ne voulant pas importuner
mon voisin. Après trois sonneries dans le vide, le signal est brusquement
coupé, sans même le répondeur automatique. Je réessaie dans la foulée. J’ai
cette fois une tonalité sourde, continue. Comme celle-ci persiste après une
vingtaine de secondes d’attente, je finis par raccrocher, passablement
intriguée. Elle est visiblement occupée et a bloqué l’appel. Me voilà contrainte
à lui écrire :

Je viens sur Nantes aujourd’hui pour le week-end. On peut se voir si tu


es dispo. Je t’appelle quand j’arrive

Je relis mon message après l’avoir envoyé et constate avoir oublié de la saluer.
Pas grave. Les politesses d’usage sont un concept lui étant quasiment inconnu.
Elle ne m’en tiendra pas rigueur.
Une fois mon smartphone rangé, je constate que mon imposant voisin s’est
extrait de son assoupissement pour lire quelque chose sur sa tablette.
L’écriture est intrigante. Ce sont des caractères cyrilliques. (Ж)
Vais-je fermer les yeux et me détendre (rendez-vous au 10) ou gagner l’avant
pour me prendre quelque chose à boire ou une friandise au distributeur
(rendez-vous au 81) ? 

110
J’ai toujours connu les couloirs de circulation dans les artères les plus
fréquentées de la ville, même si Juliette m’a assuré que quelques années
auparavant, il était possible de les traverser sans être gêné par les barrières de
sécurité. Résultat, les piétons n’ont normalement plus aucun risque d’être
percutés par un véhicule urbain ou un Dragonfly. En contrepartie, on s’y fait
quasiment marcher sur les pieds lors des heures d’embauche, de débauche ou
pendant le week-end, comme en ce moment. Nous approchons du pont
Bonaparte vers lequel bifurque une bonne partie du flot humain.
- Hélèna.
Je m’arrête un instant de forcer le passage pour écouter Valentin.
- T’avais raison. Je crois qu’on nous suit.
Me retournant, je suis la direction de son regard qui se porte plusieurs dizaines
de mètres en arrière.
- Le mec avec le chapeau…
Pas besoin de plus de détails. Notre suiveur avec son imitation d’un borsalino
en paille à ruban noir, à la fois rétro à bien à la mode a les yeux rivés sur nous.
Il accélère le pas en constatant que nous l’avons repéré. Athlétique, t-shirt
sombre assorti et blue-jean, barbe taillée en bouc, sa coolitude apparente ne
survit pas au regard de chasseur avec lequel il nous fixe, tout en bousculant
sans ciller ceux qui encombrent son chemin. Il est encore assez loin, mais si
nous ne bougeons pas, il nous aura vite rejoints. Et encore plus rapidement si
nous patientons dans un sas de traversée pour continuer le long du boulevard.
Il vaut mieux fuir en passant par le pont (rendez-vous au 177). Je peux aussi
m’avancer bravement pour aller à sa rencontre (rendez-vous au 206).

111
J’ai presque atteint Manon quand retentit le cri d’alerte de Juliette dans mon
dos, incitant notre amie inconsciente du danger à se retourner. Mais je sais
qu’il est trop tard. Elle s’est déjà engagée sur la chaussée et le bolide n’aura
pas le temps de freiner, il va l’écraser dans l’instant suivant. Moi-même ne vais
pas pouvoir retenir mon élan. Je me vois m’écraser contre la voiture en même
temps que son pare-chocs mettra un terme à la vie de Manon.
Mon regard se fixe sur les vitres teintées du cockpit… et l’impensable survient.
Comme s’il venait de percuter un obstacle invisible au ras du sol, l’engin
bascule en avant et s’envole dans les airs à la verticale, dans le vrombissement
infernal de son moteur électrique. Je crois pendant une fraction de seconde
qu’il va passer juste au-dessus en nous laissant indemnes. Un vœu qui ne se
réalise qu’à moitié quand Manon est violemment atteinte à l’épaule et qu’elle
s’écroule sur le tarmac sous mes yeux horrifiés. La voiture accomplit quant à
elle un tonneau à plusieurs mètres de hauteur avant de s’écrouler dans un
fracas de fin du monde, un peu plus loin sur le boulevard. Un silence surnaturel
plane alors sur le lieu du drame, brisé l’instant suivant par un concert d’appels,
de hurlements et d’alarmes sonores.
Juste avant de sombrer dans l’inconscience, j’entrevois une vérité glaçante. La
voiture a dévié parce que je l’ai voulu.
Quand mes esprits me reviennent, le visage d’un infirmier mal rasé m’observe
avec attention. Il est remplacé par celui de Juliette, dont les pleurs de
soulagement me font un drôle d’effet. Elle m’assure que le médecin ne m’a
rien trouvé, que je vais parfaitement bien. Manon est vivante. On l’a emmenée
à l’hôpital, son état est stable et elle va se tirer d’affaire. Mon amie soliloque,
me cajole, mais n’arrive pas à m’extraire de mon état de choc. L’infirmier nous
dépose à l’appartement où je m’endors devant les images de la colonne
connectée, un plateau-repas préparé par Juliette sur les genoux.
Notez le code MANON, augmentez votre Latence de 3 points et rendez-vous au
22.

112
Je frôle la catastrophe sur le boulevard quand un porte-charge automatisé sort
d’une porte cochère pour occuper tout le trottoir. Son alarme sonore et les
passants à l’arrêt auraient dû m’avertir, mais ma course folle m’a fait perdre en
lucidité. J’esquive l’obstacle d’un cheveu, perds un instant l’équilibre et finis
par me rétablir sans dommage.
Le temps de m’engouffrer dans la gare, de réserver mon billet auprès d’un de
ces affreux guichetiers-robots puis de trouver le bon quai et la voiture qui me
correspond, c’est en sueur et hors d’haleine que je parviens à mon siège.
(rendez-vous au 17)

113
Le système domotique installé par mon père est le plus moderne qui puisse
exister. Selon l’option choisie, les portes et fenêtres peuvent s’ouvrir dès qu’on
s’en approche ou bien d’un simple effleurement. Habituée à ce confort, je me
cogne presque contre le battant qui n’a pas bougé d’un iota.
Ma main glisse à plusieurs reprises dans la largeur du panneau, dans sa
hauteur… Rien n’y fait. Un certain temps m’est nécessaire pour comprendre
que la seule explication, en dehors d’un improbable dysfonctionnement, est
l’activation du verrouillage. J’appuie de l’index sur le petit cercle idoine, mais
en vain, la reconnaissance digitale ne fonctionne qu’avec le maître des lieux.
En temps ordinaire, celui-ci déteste être dérangé pour rien. Alors en pleine
nuit… Je n’ai cependant pas le choix si je veux soulager ma vessie
douloureuse. Sans compter le très mauvais pressentiment qui commence à
m’envahir.
Je vais jusqu’à l’encadrement de fenêtre masqué par la cloison nocturne. Elle
non plus ne bouge pas à mon contact.
- Papa !
J’attends un peu, mais sans résultat. Mon appel ressemblait à un gémissement
plaintif et sa chambre est relativement éloignée.
- Papa ! reprends-je bien plus haut. S’il te plaît, tu peux venir ? Je suis
enfermée !
La porte de sa chambre coulisse puis des pas s’approchent, à une allure
mesurée. Un silence mortel suit leur arrivée derrière le battant. N’y pouvant
plus, je le brise en première.
- Désolé de te réveiller, mais j’ai absolument besoin d’aller aux toilettes.
Comment ça se fait que ce soit bloqué ?
Le panneau coulisse dans un chuintement libérateur, dévoilant le couloir
sombre et la silhouette de mon père, resté en retrait pour me laisser passer.
- C’est bon, tu peux y aller.
Abasourdie, me demandant quel impair j’ai pu commettre pour mériter tant de
froideur, je passe devant lui et me dirige vers l’autre côté. Je sens presque son
regard vrillé sur mon dos jusqu’à ce que parvienne à l’extrémité sans issue du
couloir, où se trouvent en vis-à-vis les portes des toilettes et de la salle de
bain. Ma main hésitante déclenche cette fois l’ouverture de la porte. Ce n’est
qu’une fois cette dernière rabattue sur moi que j’entends mon père regagner
sa chambre.
Que se passe-t-il ? Il a peur que j’aille fureter là où il ne faut pas ?
Une fois mon affaire terminée, je ressors des toilettes, reviens vers les
chambres… et sursaute en voyant une ombre se dessiner depuis le seuil de la
suite paternelle. Il veut s’assurer que je retourne sagement me coucher !
Une angoisse pure et soudaine me vrille les entrailles. C’est trop irrationnel. Je
n’ose même plus lui demander des explications et repasse précipitamment
l’ouverture. Le battant se referme presque aussitôt derrière moi. Après une
minute d’attente pour m’assurer qu’il est cette fois bien retourné se coucher,
j’essaie de nouveau d’ouvrir la porte. J’en étais sûre : il m’a renfermée, comme
une prisonnière !
C’était une erreur de venir ici même si je ne pouvais pas deviner son état
psychiatrique. Trop tard à présent pour les regrets. Le fait est que je ne me
sens plus en sécurité entre ces murs. Tant pis pour l’heure, je vais appeler
Juliette. Et si elle ne répond pas, je contacte la police. Les conséquences seront
terribles pour mon lien familial, mais je préfère ça à…
Mes projections s’interrompent immédiatement en constatant l’absence de
réseau. J’ai beau chercher à me connecter dans tous les sens, à la maison, aux
satellites, à l’émetteur collectif que j’ai aperçu près de la gare de Pornic, rien
n’y fait. Mon vieux smartphone n’est plus bon qu’à me servir d’horloge, de
torche et d’alarme !
C’est lui. Il m’a coupé de tout. Mon père est un fou dangereux. Une part de
moi essaie de rationaliser la situation tandis que l’autre préfère céder à la
panique. Selon celle qui va l’emporter, soit je m’efforce de faire profil bas et de
grappiller encore du sommeil avant d’affronter le lendemain (rendez-vous au
136), soit je cherche par tous les moyens à trouver une issue (rendez-vous au
15).

114
Une fois revenu à l’entrée du couloir qui dessert nos chambres, je me fige dans
la pénombre, à l’affût du moindre bruit. Avec du recul, je me rends compte que
mes tentatives pour briser la porte ont forcément dû retentir jusqu’ici. Le sang
bourdonne follement à mes tempes. Mon père a dû m’entendre ! Pourquoi ne
s’est-il pas levé ?
Je songe alors aux boîtes de Trichlorodiazépam, à présent rangées dans la
poche externe de mon sac à dos. Il ne m’a pas parlé de son absence. Aurait-il
pris un anxiolytique de substitut, du genre juste bon à assommer un
insomniaque. Ce qui pourrait expliquer son sommeil profond ? Je prends sans
doute mes désirs pour une réalité. Et dort-il toujours vraiment ? L’escalier qui
mène au sous-sol est éteint. S’il s’y trouvait, il aurait perçu le vacarme… Je
prends un grand risque à provoquer sa colère. Surtout dans l’état de fragilité
psychologique dans lequel il est.
J’hésite finalement à retourner me coucher pour conserver la confiance de mon
père (rendez-vous au 99) ou à chercher le système de déverrouillage de la
porte d’entrée (rendez-vous au 138).

115
Une fois entre mes mains, le fin tissu estival me paraît dérisoire face au
panneau désormais complètement en proie aux flammes. Je m’en approche
malgré tout, essaie de le recouvrir avec le gilet, mais le feu me lèche les
avant-bras. Il se consume en brasillant dès que je le lâche.
La fumée est si épaisse que je dois reculer, la gorge de plus en plus sèche et
douloureuse. Mes neurones fonctionnent pourtant à plein régime : les murs et
le sol ne sont pas combustibles, le couloir et le sas semblent vides, le feu ne
pourra pas vraiment se propager. Mon regard se pose alors sur la bonbonne de
solution antibactérienne, à moitié dissimulée sous le sèche-mains
réglementaire. Un alcool de synthèse…
Je me penche pour l’éloigner du panneau, mais ce simple mouvement me
provoque un étourdissement. L’air ne rentre plus dans mes poumons qui se
sont comme fermés pour ne plus inhaler les vapeurs toxiques. Je tombe à
genoux, mes idées emportées par un irrépressible tourbillon.
L’inconscience m’emporte au-delà de toute sensation. Jamais je ne ressortirai
vivante du Barberousse.

116
Salut Hélèna, c'est Valentin. Je me demandais si tu avais un moment de
libre ce week-end pour se voir. Si t'avais envie de sortir...

De ma faible expérience, il est rare qu'un gars insiste après un rendez-vous


raté. En temps ordinaire, moi-même n'aurais pas été très enthousiaste à l'idée
de remettre le couvert. Une telle persévérance aurait plus suscité ma méfiance
que de la curiosité. Mais je me sens à l'heure actuelle si vulnérable et démunie
que cette attention me réconforte. Comme si l'on remontait sur mes épaules
transies de froid une couette bien épaisse.

Salut. J'aurais bien aimé, mais ça va être compliqué pour aujourd'hui. Je


rentre juste de Nantes.

J'hésite un instant, avant de lâcher un second message dans la foulée.

Je suis désolée, j'ai quelques soucis en ce moment

Sa réponse arrive très vite.

Je n'insiste pas. On peut remettre à plus tard quand ça te conviendra


mieux. J'espère que tes problèmes ne sont pas trop graves. Au cas où, si
tu as besoin d'aide, n'hésite pas !

Soit il s'agit d'une proposition à sourire commercial, d'une autre forme d'angle
d'attaque, soit il fait partie de cette rare catégorie de gens à la fibre altruiste.
Une oreille attentive. Quelqu'un qui pourrait m'écouter sans me prendre pour
une folle, même s'il ne me croirait pas. Un instituteur aurait sans doute la
maturité pour me dire quoi faire vis-à-vis de mon père. J'ai l'intention de savoir
ce qui est arrivé à ma copine et de prévenir les autorités. Mais sur ce dernier
point, je ne sais pas comment m'y prendre. Je me sens tellement perdue...
En fait oui j'ai un vrai gros problème qui vient de m'arriver. Et je n'arrive
plus à joindre ma meilleure amie, ça m'inquiète.

C'est un peu brutal de balancer ça à un inconnu, mais au moins, je serais


rapidement fixée.

Je suis complètement dispo aujourd'hui. Si tu veux m'en toucher un mot


c’est possible. On peut se voir dans un parc ce midi si tu veux

C'est que je suis encore dans l'hyperloop. J'arrive bientôt à Lyon

À quelle heure ?

13H08

Je t'attends à la station pour 13H08. Ça te va ?

D'accord. Merci Valentin

Merde, je ne le connais même pas ! Mais je me fous de la première impression


que je vais lui donner, j'ai juste besoin d'aide. S'il y a 1% de chance pour que
ce mec sache quoi faire pour me sortir la tête de l'eau, alors je tente le coup.
(rendez-vous au 157)

117
Comme Valentin se dirige vers l'ascenseur, je l'attrape par le coude pour
l'inciter à utiliser plutôt les escaliers.
- Il faut faire vite. Suis-moi !
Il obtempère et dévale à son tour les marches, non sans m'interroger avec
angoisse :
- Qu'est-ce qui se passe ?
- Le message que j'ai reçu. C'était bien le strap de ma coloc'. Mais c'est
quelqu'un d'autre qui écrivait !
Trop essoufflée, je m'arrête un instant sur un palier pour reprendre haleine,
puis montre l'écran du phonosaurus à mon compagnon. Je n'ai cependant pas
le courage de lui parler de ma vision.
- Elle n'écrit jamais comme ça d'habitude. Ce n'est pas elle.
Valentin plante son regard dans le mien. Nos souffles saccadés s'entremêlent,
je peux sentir son haleine chaude et musquée. Ça y est, c'est le moment où il
va me lâcher, me faire comprendre que je suis en train de perdre la raison ou
que je subis une crise de paranoïa...
- On fait quoi ?
- On suit ta première idée. Je vais trouver quelqu'un à la police pour
parler de mon père.
Il hoche la tête gravement. Nous sortons de l'immeuble pour trouver une
navette en direction du centre-ville. Malgré mon émoi et la panique qui liquéfie
mes entrailles, je ressens pour l'instituteur plus que de la gratitude. J'ai la
conviction que c'est une empathie hors du commun qui le pousse à m'aider, et
non pas l'envie de me séduire. L'idée me vient de pénétrer son esprit pour
m'en assurer, mais je la repousse fermement. (rendez-vous au 170)

118
Une mélodie discrète interrompt notre échange. Je l'entends si peu souvent
que je mets quelques secondes à réaliser qu'il s'agit du phonosaurus.

- appel entrant -
Manon
Je m'excuse d'une moue désolée auprès du jeune instituteur avant d'ouvrir la
communication.
- Salut Manon ! Comment vas-tu ? Je suis navrée de pas...
- T'inquiète, me coupe-t-elle dans un chuchotis nerveux. Ça va, je
pourrai sortir demain ou après-demain...
- Juliette m'avait rassuré hier matin et...
- Oui, oui, ça va ! Je t'assure ! C'est justement à propos d'elle que je
t'appelle. Je l'ai vue, elle est dans le même hosto que moi ! Elle était sur un lit
roulant, dans le couloir ! Toute blanche et endormie. J'ai même cru qu'elle était
morte ! Il y avait deux infirmières pour la conduire et derrière, un mec super
chelou en costume. L'air pas sympa du tout. C'était sûrement pas quelqu'un de
sa famille. Peut-être un policier ? Je sais pas du tout. Quand j'ai voulu leur
demander ce qui se passait, elles ont eu l'air grave gêné. T'as la jeune qui
regardait le type en costume et la plus vieille m'a obligée à retourner dans ma
chambre en me disant qu'un médecin viendrait m'expliquer si je la connaissais,
que sa santé n'était pas en danger, qu'il y avait rien de grave... Mais j'ai bien
vu que c'était pas clair du tout !
Elle marque une pause, apparemment essoufflée, tandis qu'un frisson glacé me
parcourt l'échine.
- J'aurais voulu contacter ses parents, mais je sais pas comment. Je crois
que son père est sur Insta, mais j'ai pas de compte. Toi non plus ? T'as pas
leur numéro ?
- Non. Mais t'es où exactement ? Quel hôpital ? Quel service ?
- Louis Pradel. Normalement c'est pour les problèmes de cœur, mais
comme d'hab', il y avait plus de place ailleurs. Le service c'est... attends...
rythmologie. Je sais pas ce que ça veut dire. Mince, quelqu'un arrive ! Désolée,
je dois pas encore appeler l'extérieur, je te rappelle.
Son débit de parole enfiévré laisse place au pépiement des oiseaux qui
s'excitent dans les frondaisons au-dessus de ma tête. Je reprends péniblement
pied dans la réalité, sous le regard inquiet de Valentin. Après que je lui ai
résumé l'échange, il ne semble guère plus assuré que moi sur les conclusions à
en tirer. Le silence s'éternise une minute. Enfin, il pivote pour me faire face et
me demande prudemment.
- Tu es en train de penser que ça a un lien avec ce qui vient de t'arriver  ?
Avec... ton père ?
Ce n'est pas parce qu'il me le suggère qu'il y croit lui-même. J'ai simplement
affaire à un homme doué d'une forte empathie, une expérience toute nouvelle
pour moi. Je ne lui réponds pas, tiraillée à présent entre deux idées fixes. Je
renonce pour l'instant à regagner mon chez-moi, maintenant que je sais où se
trouve Juliette et pourquoi elle ne me répond pas. De plus, si jamais mon père
veut remettre la main sur moi, il aura prévu que j'y retourne... Le plus
raisonnable est de me mettre en sécurité, d'avertir des autorités, même si je
ne sais pas vraiment comment m'y prendre.
Je demande donc à Valentin de m'accompagner dans un poste de police
(rendez-vous au 162) ou nous nous rendons directement à l'hôpital Pradel
(rendez-vous au 140).

119
Le couple assigné à la réception du service rythmologie tressaille de surprise
quand nous nous approchons d'eux, comme s'ils venaient d'être dérangés au
milieu d'une activité coupable. La petite femme se reprend vite.
- Vous désirez ?
- C'est pour une visite à Juliette Dabreteau. Nous sommes des amis.
Leur échange de regards ne m'échappe pas. À côté de moi, Valentin intervient.
- Il y a un problème ?
- Non, répond l'hôtesse. Juste que madame Dabreteau est arrivée il y a
très peu de temps et qu'il faut l'autorisation du médecin pour les premières
visites. Tu y vas, Rukmini ?
Son collègue hoche la tête et s'esquive par une pièce à l'arrière.
- Attendez ici, nous précise la femme en désignant trois sièges
rabattables derrière nous, si minuscules que nous ne les avions pas
remarqués. Ça ne devrait pas être long.
Puis nous perdons son attention tandis qu'elle se met à pianoter sur une
console connectée à pas moins de quatre écrans. Mais travaille-t-elle
vraiment ? Ses regards en biais dans notre direction sont trop fréquents et pas
assez discrets pour dissimuler sa nervosité.
- Qu'est-ce qu'on fait ? me souffle Valentin à l'oreille.
Nous patientons (rendez-vous au 180) ou nous sortons précipitamment
(rendez-vous au 151).

120
Les larmes coulent abondamment le long de mes joues jusqu'à ruisseler dans
ma bouche et à m'imposer leur saveur marine. Ce n'est pourtant pas la perte
de mes cheveux qui m'écrase de chagrin. Si je pleure, c'est sur mon enfance à
jamais disloquée, pulvérisée, annihilée. Ma mère inaccessible, mon père sans
aucun sentiment humain... J'ai l'impression d'être arrivée ici comme sortie d'un
néant primordial, un vide dénué de sens dans lequel s'achèvera également
mon existence.
La tondeuse cesse son bourdonnement. Les sangles qui me ligotent fermement
au siège infernal me coupent à moitié le souffle. Une sensation inédite
également : celle d'un léger souffle d'air sur mon crâne dénudé. Accablée
jusqu'à la léthargie, je laisse mon père poser sur ma nuque, mon occiput et
mon front des carrés soyeux, adhésifs. Il dit quelque chose, mais ses mots me
parviennent déformés et à retardement. Je ne les comprends pas. À travers
mes paupières embuées et à demi collées par le sel lacrymal, je devine une
luminosité accrue dans le sous-sol.
Un frisson me parcourt soudain l'échine. Non pas dû au froid ou à la peur, mais
un véritable influx électrique qui oblitère mes pensées. J'ai mal, la migraine est
atroce. Des échardes me transpercent les globes oculaires. Comme je ne
parviens pas à hurler, je détache ma conscience de mon réseau nerveux.
Comme ça. Parce que je n'ai pas le choix si je souhaite garder ma santé
mentale. Ce n'est pas compliqué, il suffit de le vouloir. Digne d'un élu de
Bouddha allongé sur des charbons ardents.
Mais à présent, des portes claquent bruyamment dans mon esprit. Elles
s'ouvrent et se referment tour à tour, avec violence, sans discontinuer,
m'imposant une cacophonie cérébrale propre à me faire imploser si je n'y mets
pas un terme. Je sais que je dois les laisser béantes. Toutes sans exception, au
risque qu'elles ne reprennent leur tintamarre plus tard, au moment où j'y serai
le moins préparée.
Rendez-vous au 142 si votre niveau de Latence n'excède pas 6 ou au 34 s'il a
atteint ou dépassé le seuil de 7 points.

121
Perturbé par mon manège, Valentin me retient pour demander :
- Attends ! Qu'est-ce qu'on fait ?
- On remonte. Il nous a suivis ici.
- Hein ? Qui ça, Il ? »
Trop suffoquée par la peur pour répondre, je continue de me frayer un chemin
avec le pauvre obligé de suivre mon sillage. Un nœud m'obstrue la gorge
quand une silhouette descend les marches à notre rencontre... mais c'est juste
une serveuse revenant au pas de course avec son plateau vide. Une fois qu'elle
est passée, je m'empresse de remonter sur le pont supérieur pour regagner
l'air libre, m'attendant à tout moment à être apostrophée ou agrippée par un
redoutable inconnu. Je franchis la passerelle presque en courant. De retour sur
le quai, je choisis de me fondre dans l'avenue populeuse au-dessus (rendez-
vous au 110) ou d'aller jusqu'aux jardins flottants (rendez-vous au 149).
122
Il éteint l’écran puis me désigne une sorte de long fauteuil incliné situé à
quelques mètres de nous, bien différent du siège de réalité virtuelle placé
contre le mur opposé. Celui-ci est surmonté d’excroissances compliquées qui
rappellent vaguement l’équipement d’un dentiste.
- Pour en revenir à ton cas, nous ferons des tests demain. Je t’aiderai à
comprendre et canaliser les dons qu’ils t’ont offerts. Même si c’est aussi très
mystérieux pour moi. Cela promet d’être très… intéressant. Mais d’abord, j’ai
des affaires urgentes que je dois absolument terminer ce soir. Va donc
préparer un truc léger pour le dîner. Près du broyeur, tu trouveras des nouilles
chinoises. Tu as juste à les poser sur le hub qui les programmera tout seul.
D’accord ?
J’acquiesce avec un sourire forcé puis finis par remonter pour accomplir ses
instructions au niveau de la cuisine connectée. Mes gestes sont lents, ma
démarche incertaine, le moral au plus bas depuis que j’ai réalisé à quel point
mon père a changé. Je me dirige vers la pièce qui constitue ma chambre lors
de mes rares séjours ici. Incapable de remettre de l’ordre dans mes idées
nébuleuses, je manipule distraitement quelques bibelots de mon enfance. J’en
avais laissé là pour y donner un semblant d’âme.
Au bout d’un moment, mon père vient cogner à la porte pour me proposer de
manger. Nous nous exécutons sans appétit et quasiment en silence, lui perdu
dans ses idées et moi atone. Il me laisse ensuite en marmonnant qu’il retourne
travailler, me demandant juste que je ne mette pas trop de bazar dans ses
affaires. Ce genre de réflexion lui est déjà plus familière...
Mon smartphone n’affiche aucune nouvelle de Lyon. J’envisage de contacter
Juliette, mais n’en suis pas encore capable. Plutôt tout à l’heure, avant de
dormir. J’hésite à me détendre par un véritable bain, luxe suprême et délicieux
s’il en est. Plus raisonnablement, je peux aussi m’adonner au plaisir de
compulser les beaux livres que renferme la bibliothèque à l’ancienne du salon.
L’odeur de vieux papier, les reliures en tissu, leur épaisseur d’une autre
époque, tous ces détails m’ont à chaque fois rempli d’aise par le passé. Malgré
mon accablement, l’idée me vient aussi de descendre voir ce que fabrique mon
siphonné de père.
Je vais donc me diriger vers le sous-sol aménagé (rendez-vous au 79), le
salon (rendez-vous au 108) ou la salle d’eau (rendez-vous au 37).

123
J'allais franchir l'embrasure quand mon père pousse soudain un gémissement,
sans doute dérangé par le très léger halo de lumière. La bouche sèche, je le
vois remuer un bras, puis se tourner confusément sur le côté. Je n'attends pas
plus pour actionner de nouveau la poignée et refermer le battant, toujours en
silence malgré mon début de panique. À pas de loup, je retourne dans ma
propre chambre puis me glisse dans le lit, prête à simuler le sommeil, le cœur
battant à tout rompre.
Il s'est réveillé pour de bon, je l'entends sortir de sa chambre. D'interminables
secondes passent dans le plus grand silence. Ses pas se dirigent enfin vers la
salle de bain. Il s'y affaire quelques instants. Ce n'est que lorsqu'il retourne se
coucher que j'exhale un profond soupir de soulagement. Hors de question pour
l'instant de retenter quelque chose, je trouverai bien demain un instant plus
approprié pour décamper d'ici. (rendez-vous au 99)

124
Plus je raconte la séquence de l’enlèvement et plus je me rends compte que ce
récit prend la tournure d’un cauchemar. Extrêmement détaillé certes, réaliste.
Mais comme issu de ma seule imagination et ne reposant sur rien de concret.
Le faciès qui me fait face restant toujours aussi monolithique, je m’empresse
de trouver d’autres justifications à mes inquiétudes.
- Tu sais, ce n’est pas nouveau pour moi de voir des choses comme ça,
dans mon esprit, alors que je ne dors pas. En fait, ça m’est déjà arrivé
plusieurs fois et c’est de plus en plus souvent.
Il me scrute avec intensité. (rendez-vous au 73)

125
Réinitialisez à 0 vos points de Latence.
Mon esprit en fusion retrouve progressivement une certaine stabilité. Les idées
un peu plus claires, je récupère mes perceptions naturelles, comme si mes
oreilles se débouchaient d’un coup et qu’un nimbe laiteux s’évanouissait de
mon champ de vision. Quelque chose sur ma droite attire d’ailleurs mon regard
vers le sol. Puisque je me trouve toujours solidement attachée, mon cou doit
pivoter douloureusement d’un quart de tour…
Il s’agit de mon père, allongé sur le côté, un bras tendu. Vu sa position et la
tuméfaction sur son front, il semble avoir perdu connaissance et être tombé
sur le sol. Hormis la bosse rougie, je ne repère ni sang ni autre signe de
blessure. Son épaule se soulève même légèrement au rythme de sa faible
respiration. Sans en ressentir le moindre soulagement, je regarde de nouveau
droit devant moi pour apaiser mes cervicales.
Je tente de bander mes muscles en pure perte, les sangles qui me compriment
le torse et m’entravent au-dessus des chevilles ne se desserrent pas d’un
pouce. Avec une lucidité qui me surprend, je me sens capable d’envisager ce
qui me terrifiait il y a peu : profiter de mon anormalité. Baissant les yeux sur la
lanière grise, j’examine la fente par laquelle elle disparaît dans le siège. Au-
delà se trouve le système de fixation, que je devine commandé par un
composant électronique. Je dois pouvoir agir dessus. (ψ)

126
Depuis que nous sommes descendus dans le ventre de la péniche, je n’ai cessé
d’étreindre dans ma poche le gadget obtenu chez Bornett. Je le dégaine tout
en pressant du pouce le minuscule bouton concave et le pointe sur les yeux du
balaise. Un mince faisceau bleuté apparaît, aussi rectiligne et délicat qu’un fil
d’araignée. J’ai juste le temps de le voir se refléter sur sa pupille dilatée avant
que la mâchoire de l’homme se crispe et que ses genoux le trahissent. Il
s’affaisse sur le côté en poussant un curieux grondement de gorge, puis finit
par s’immobiliser.
Bien que mon cœur cogne comme un sourd dans ma poitrine, je réussis à le
repousser du pied afin de libérer la porte, puis sors des toilettes pour percuter
Valentin. 
- Ça va ? Ce mec qui est entré derrière toi...
- Il était envoyé par mon père. Je suis sûre qu’il y en a d’autres, viens.
- Mais...
Déjà je louvoie de nouveau parmi la clientèle, l’obligeant à me suivre sans
tergiverser pour ne pas ne se faire distancer. Une serveuse m’engueule quand
je manque de lui faire renverser son plateau. Ce qui ne m’empêche pas de
franchir la passerelle au pas de course et de ne faire qu’un bref arrêt pour
repérer un éventuel autre militaire en civil. Rien, mais mon étrange sixième
sens refuse de me laisser tranquille. Quand Valentin me rejoint, je lui dis
vouloir me fondre parmi les nombreux passants dans l’avenue juste au-dessus
(rendez-vous au 110) ou entrer dans les jardins flottants (rendez-vous au
149).

127
De nombreux objets traînent sur la console d'où j'avais fait tomber la tablette
tactile. Seringues, fioles aux contenus liquides et colorés, mais aussi des
chargeurs autonomes, un tournevis magnétique et d'autres qui me sont
inconnus ou dont l'utilité m'échappe. J'entrevois alors une paire de ciseaux.
Tout simples, longs et robustes. L'idée me vient de les amener jusqu'à moi et
de les actionner pour couper une des lanières qui m'entravent. C'est quand
même un peu dément. Ça rappelle cette saga de films un peu kitsch que
j'avais vus étant gamine en compagnie de mon cousin, où les héros
manipulent les objets à distance tout en se battant avec des épées colorées.
Star Trek ou quelque chose comme ça. (ψ)
Une part de moi plus raisonnable craint que je gaspille ainsi mes forces en
vain. Peut-être devrais-je plutôt fermer les yeux, contrôler ma respiration et
faire le vide dans mon esprit (rendez-vous au 158) ou, à l'inverse, tenter de
m'extraire de la courroie maintenant qu'elle semble moins tendue (rendez-
vous au 106).

128
Épouvantée par la tournure des évènements, je dévale l’escalier avec une idée
fixe en tête : atteindre le hall d’entrée. Nos poursuivants n’oseront sans doute
pas nous faire du mal devant témoins. Emportée par mon élan à la sortie du
palier séparant le quatrième du troisième niveau, je rate soudain une marche.
Le monde bascule. J’ai le réflexe de m’agripper à la balustrade, mais mes
doigts glissent sur le métal et je m’écrase contre la porte du palier suivant
avant de m’affaler au sol.
Un peu sonnée, l’épaule terriblement meurtrie, mon crâne a miraculeusement
été épargné dans la chute. Valentin m’a déjà attrapé la main pour m’aider à
me relever. Les deux hommes viennent cependant d’apparaître au-dessus de la
rambarde, au niveau supérieur. Ils pointent sur nous les canons de deux armes
à feu. Tandis que le plus jeune descend lentement les marches en nous
gardant dans sa ligne de mire, son collègue nous intime de ne plus bouger.
J’obtempère (rendez-vous au 153) ou je reprends la fuite en entraînant
Valentin avec moi (rendez-vous au 176).

129
- Tes cheveux ? C’est ton père qui a fait ça ?
Par réflexe, je porte honteusement les mains à mes tempes entièrement
dénudées. J’opine finalement en continuant de regarder dans le vague.
- Ça au moins, ça reviendra.
- C’est sûr. En plus, ça te va pas mal du tout la casquette.
Je me tourne enfin vers Valentin pour lui rendre un pauvre sourire.
- Tu serais pas en train de te foutre de moi ?
Ses yeux s’élargissent avec l’expression de la plus parfaite innocence et il
cesse son massage timide dans mon dos, ce que je regrette fugacement.
- Non, je suis sérieux !
Se relevant, il me tend la main pour l’imiter. (rendez-vous au 198)

130
Il n’est vraiment pas tard et je suis bien trop chamboulée pour avoir une
chance de trouver le sommeil. Allongée sur le lit encore toute habillée, j’écris
un message à Juliette en me demandant pourquoi elle ne m’en a toujours pas
envoyée de son côté. Ça ne lui ressemble pas.
Aucune réponse immédiate. Samedi soir… Sans doute est-elle déjà sortie.
Je passe une bonne heure à lire tout et n’importe quoi sur le Net, désespérant
de trouver un article, une info ou un sujet qui me passionne ou, du moins, qui
parvienne à me changer réellement les idées. Je ne cesse de penser au
comportement de mon père, presque loufoque si cela concernait une tout autre
personne que lui. Agacée de ressasser toujours les mêmes questions, j’attrape
mon roman et m’efforce d’y plonger. Même cette fois, la magie opère et je
dévore les pages de mon écrivaine favorite... (rendez-vous au 41)

131
Le ciel a commencé à se couvrir de nuages en ce début de matinée. Un genre
de cumulus traître et fréquent, qui laisse tout le monde espérer en vain une
bonne averse à même de faire remonter les réserves d'eau, puis qui va
disparaître en quelques heures sans daigner lâcher la moindre goutte. Au
moins, le soleil étant pour l’instant masqué, je ne vais pas finir en nage au
bout de la marche qui doit m’amener au lieu de rendez-vous. Il n’empêche que
j’ai déjà vidé mon tube une fois à destination, j’aurais dû penser à en subtiliser
un autre chez mon père avant de partir.
Une femme isolée se tient debout au bord de la route, m’observant approcher
sans beaucoup de discrétion. Grande, mince, les cheveux courts et drapée
dans une de ces tuniques à la mode aux allures de kimono, ce n’est qu’en
arrivant à sa hauteur que je réalise qu’elle a probablement dépassé la
quarantaine. Quand elle me sourit, quelques pattes d’oie irradient de ses
paupières en amande, à l'évidence retouchées pour lui donner un air oriental.
- Pour le covoit ? Moi, c’est Zi-Yin, enchérit-elle après que j’ai
prudemment opiné.
- Euh… Hélèna. Enchantée.
Sa présentation enthousiaste me déstabilise. Bien trop éprouvée par ma nuit
difficile, je la laisse ensuite soliloquer de tout et de rien en hochant la tête aux
moments stratégiques. Quelques rares véhicules nous dépassent pendant ce
temps. Je note que la route est en bien mauvais état. Comme nombre d’axes
routiers secondaires, on n’a pas jugé bon de rénover celui-ci, faute de crédits
et d’une affluence suffisante.
Une vieille voiture rouge s’arrête soudain à notre hauteur. Plutôt basse et la
carrosserie sévèrement ternie, il s’agit d’un de ces premiers modèles
entièrement électriques et pouvant atteindre une vitesse décente. Du genre
que je voyais beaucoup étant petite, je m’étonne que ça ait encore le droit de
rouler. Au volant se tient un gars costaud en lunettes de soleil, la mâchoire
flasque et les cheveux bruns scintillants d’E-lectrizer. Encore un daron prêt à
faire croire qu’il est né au XXIe siècle. Il nous apostrophe par la vitre ouverte :
- Zi-Yin et Hélèna ? Montez, il n’y a que vous. Trop bien que vous soyez
en avance !
Je laisse la grande prendre la place du mort et me cale derrière elle, avec une
vue imprenable sur le cou plissé et baigné de sueur du conducteur. Ce dernier
nous tend sa plaque réglementaire et nous réglons tour à tour la note en
scannant notre crédicompte. Détail puéril, le strapphone de ma compagne de
route est en permanence parcouru d’étoiles clignotantes et multicolores…
Je ferme les paupières, bien décidée à laisser tchatcher ces deux-là pour
mettre un peu mon cerveau de côté. Mais ils parlent fort. Je ne pourrai jamais
m’assoupir. Ils commentent évidemment un sujet que j’abhorre : les actualités.
Tous les médias sont occupés depuis des mois à couvrir l’afflux de réfugiés
climatiques en provenance de la péninsule ibérique, sujette à une
désertification accélérée. Le courroux populaire s’est naturellement orienté
contre nos voisins. J’entends donc le transpirant cracher sur les
transpyrénéens.
- Ya que nous qui sommes emmerdés ! Ça servait à rien de s’accrocher à
l’Europe, c’est les Anglais qu’avaient tout compris. Maintenant, on peut même
plus voter de lois pour empêcher tous les Hispanos de venir débouler ici.
- C’est sûr que déjà qu’on n’a plus assez d’eau pour nous… enchérit la
rebaptisée Zi-Yin. Enfin… normalement, ils devraient quand même poser moins
de problèmes que les Géorgiens d’il y a deux ans. Les traducteurs
automatiques c’est bien beau, mais c’est quand même mieux quand ils font
l’effort d’apprendre notre langue. Et l’espagnol c’est une belle langue, ça
ressemble au français...
- Non, non, non, ça va être la cata ! J’ai mon beau-frère qu’a bossé cinq
ans à Barcelone, il dit que les Espagnols, ils ont la violence dans le sang.
Regardez leur chef qu’ils ont eu avant, à l’époque de la Deuxième Guerre
mondiale. Francky.
- Euh… Franco ?
- Ouais, c'est ça. Eh bien, c’était un fou furieux, un copain d'Hitler. Et
c’est pour ce genre de psychopathe qu’ils avaient voté à l’époque ! (rendez-
vous au 152) (Ж)

132
La chance est avec nous, les portes d'un ascenseur s'ouvrent seulement
quelques secondes après que nous l'avons appelé. La cabine étant vide, nous
nous y engouffrons sans une hésitation. Mais à peine Valentin a-t-il annoncé
« zéro » à l'attention du capteur vocal que deux individus s'engouffrent à notre
suite en nous bousculant sans ménagement. Tandis que les battants se
referment derrière eux, nous nous écartons pour faire face à leurs mines
revêches. Tous deux portent un costume avec veste, chemise et pantalon. Mais
le plus jeune, dans les mêmes âges que Valentin, l'a assorti dans des teintes
de gris et de bleu tandis que son aîné est entièrement vêtu de noir funéraire.
Mon regard glisse de leurs expressions hostiles aux objets qu'ils tiennent
chacun dans leur main droite, à hauteur de hanche.
Des pistolets.
Le vrombissement de la cabine tandis qu'elle entame sa descente, le hoquet de
stupeur de mon compagnon, le filet chaud et liquide qui coule le long de ma
cuisse, tous ces détails passent comme le vol de lointains oiseaux à l'horizon
de mes pensées.
Rendez-vous au 175 si vous possédez le code SHOCKER, qu’il soit V6 ou V-B.
Autrement, rendez-vous en 154. (Φ)

133
Si cet abruti xénophobe disait vrai, alors j’aurais sans doute moi-même des
ancêtres espagnols, la fureur me faisant à présent bouillir de l’intérieur. Le
sang me monte à la tête, mon souffle s’accélère et je ne respire plus qu’en
saccades. Mes poings se crispent. La représentation de la Tesla s’écrasant de
plein fouet contre l’une des proches éoliennes me vient à l’esprit. Dans un
ralenti cinématographique à la fois ignoble et fascinant, je vois notre chauffeur
être violemment projeté contre son harnais, sa cage thoracique se déformant,
ses côtes s’enfonçant dans ses poumons et un geyser purpurin sortir d’entre
ses lèvres grasses…
Je me souviens alors me trouver moi-même dans le véhicule. Comme
émergeant d’un rêve très réaliste, j’éprouve un vertige, estomaquée par ces
images de violence.
Augmentez de 2 points votre Latence puis rendez-vous au 152.

134
Un simple effleurement de la main et la porte de ma chambre coulisse sur le
côté dans un faible chuintement, prodige de la domotique dernier cri qui dicte
les lois mécaniques dans cette villa. Pendant le temps bref que je passe sur le
siège des toilettes, mes pensées se sont remises à bouillonner. La catastrophe
frôlée avant-hier, mes visions, l’absence de surprise de mon père quand je lui
en ai parlé, sa nouvelle lubie, le silence de Juliette… Tout s’entrechoque et
s’entremêle jusqu’à tisser un nœud étouffant au fond de ma gorge. J’essaie de
me détendre, calme ma respiration. Une fois la crise d’angoisse passée, je
ressors dans le couloir et tends l’oreille. Hormis un faible bourdonnement
électrique, tout est silencieux dans la vaste demeure.
J’effectue quelques pas de loup jusqu’à la chambre paternelle, située un peu
plus en avant. Là non plus je n’entends rien. S’il s’y trouve et n’est pas une fois
encore réfugié au sous-sol, il doit dormir profondément. Une idée à la fois folle
et évidente supplante soudain toutes les autres : je peux m’enfuir. Maintenant.
Oui il est trois heures du matin, et je ne vois pas bien ce que je pourrais faire
dehors… Mais mon père n’est pas seulement dérangé, il semble aussi
dangereux. Ou est-ce moi qui visionne trop de séries qui mettent en scène des
psychopathes ?
Je peux regagner mon lit et m’efforcer de retrouver le sommeil (rendez-vous
au 99) ou bien fuguer en pleine nuit (rendez-vous au 61).

135

Salut Hélèna. J'espère que je ne te dérange pas. Est-ce que ça te dirait


de se voir aujourd'hui si tu n'as rien de prévu ? Comme il fait beau, on
pourrait manger un morceau ensemble dehors dans un parc. Au Jardin
des Chartreux par exemple. Ou ailleurs si tu préfères, peu importe.
Désolé je m'y prends un peu au dernier moment ! Valentin

L'intention me fait plaisir, un sentiment toutefois gâché par le souvenir de cette


nuit de vendredi, difficilement oubliable. La course-poursuite, avoir frôlé le
pire, la façon dont tout s'est achevé... D'un autre côté, j'ai ici la première
personne en qui j'ai vaguement confiance depuis hier matin. J'ai besoin d'aide,
je crains le pire concernant Juliette. Pour une fois, je suis mon instinct au lieu
de trop cogiter.

Salut Valentin. Je suis dans l'hyperloop de Nantes et j'arrive sur Lyon à


13H08. Moi aussi j'aimerais bien qu'on se voie, mais j'ai eu des soucis.
Je ne sais pas si c'est une bonne idée

La réponse arrive très vite, à mon soulagement.

Au contraire, tu peux m'en parler si tu veux. Et je serais ravi de pouvoir


t'aider

Un second message dans la foulée du premier.

Je t'attends à la station pour 13H08. OK ?

D'accord. Merci

Mon cœur se serre quand j'envoie ce dernier message. L'angoisse d'une sévère
déconvenue. Pourtant, je veux lutter contre ce sentiment de renoncement qui
m'est si familier. Une personne bien, ça peut exister, non ? Il m'avait paru si
mature. Au pire, il saura prendre des gants s'il me croit folle. Car il me croira
folle, c'est sûr. Mais peut-être qu'il ne le montrera pas avant de disparaître.
(rendez-vous au 157)

136
Puisque je suis coupée du monde extérieur, à la merci d’un garde-chiourme qui
semble se déshumaniser toujours plus avec l’âge, alors autant suivre les règles
de son jeu. Je suis de son sang, il ne peut rien m’arriver de sérieux. Quand son
ego sera rasséréné par ma docilité apparente, il finira bien par me laisser
reprendre ma vie d’antan. Et alors là, il n’entendra plus parler de moi !
Quelque peu tranquillisée, je me déshabille, prépare quelques affaires en vue
du lendemain, me remémore certains souvenirs agréables en détaillant mes
bibelots de jeunesse.
Sentant le sommeil revenir, je finis par me glisser sous la couette puis par
éteindre les loupiotes murales (rendez-vous au 107).

137
Des gens passent autour de nous, sortant ou entrant dans l'hôpital en
discutant, inconscients du drame qu'est devenue mon existence. Je voudrais
fuir, me cacher dans un trou, jusqu'à ce que tout s'arrête, ou même jusqu'à la
nuit des temps s'il le faut. Pour le moment, nous nous contentons de nous
éloigner au plus vite de l'immense et menaçante barre d'immeuble. Même
Juliette s'est quasiment évanouie de mes pensées.
Je finis par gémir tandis que nous approchons d'un abri où traînent des
Dragonflys à louer aux trois quarts mal rangés, gisant sur le tarmac.
- Qu'est-ce que je vais faire ?
- Suivre notre première idée, répond Valentin. On va au commissariat
central. N'aie pas peur, je témoignerai avec toi.
Son ton n'a rien d'enthousiaste, simplement résolu. Mais c'est déjà beaucoup.
J’opine de la tête en silence. Dans le tableau de mes plus grandes craintes,
celle de passer pour une dingue vient d’être reléguée en fin de liste. (rendez-
vous au 170)

138
Depuis trois ans que mon père s’est installé dans cette résidence sortie de
terre juste pour lui, les doigts d’une main me suffisent pour compter le nombre
de fois où j’y ai moi-même séjourné. Et pour un week-end grand maximum.
Aussi n’ai-je jamais utilisé la commande domotique. J’ignore donc à quoi elle
ressemble et où je peux la trouver.
Le plus probable est que mon père dirige tout à partir d’une appli dans son
strapphone. Il me suffirait de le subtiliser, juste le temps de déverrouiller la
porte d’entrée. Problème : cela signifie s’introduire en douce dans sa chambre
et réussir à commettre mon chapardage sans le réveiller. J’en frissonne
d’avance.
Une autre option est d’ouvrir tous les placards, tiroirs et panneaux dissimulés
de la pièce de vie à la lumière du phonosaurus, en espérant tomber ainsi sur
une installation de contrôle fixe. Une fouille sans aucune garantie de succès,
avec toujours un risque de finir par alerter le maître des lieux à cause des
bruits de glissements et coulissements.
Finalement, je me décide à chercher le strapphone dans sa chambre (rendez-
vous au 161) ou à fureter dans la salle à manger (rendez-vous au 23).

139
- Non !!
Je ne voulais pas hurler. Mais le sentiment de terreur a de nouveau explosé
sous mon crâne.
La peine de s’être fait bousculer envahit les traits de Juliette. De son côté,
Manon semble choquée par ma réaction. Elle ne répond même pas à la
sonnerie de son strapphone qui vient de se déclencher. J’ai conscience d’être
au centre de l’attention, mon cri n’étant pas passé inaperçu. Mais cela m’est
égal. Je me mets à sangloter, le visage caché entre mes mains.
Les bras de Juliette m’entourent. Je l’entends vaguement évoquer l’entretien
de ce matin qui m’aurait mis sur les nerfs. Son attention me touche et me
ramène à la réalité. Je me reprends, la repousse cette fois plus délicatement et
sourit pour désamorcer l’angoisse de Manon. Afin de leur prouver que ma crise
est définitivement passée, mais aussi pour échapper aux regards intrigués des
badauds, je franchis en première le sas et les entraîne au-dehors.
Nos tympans sont martyrisés l’espace d’une seconde quand une voiture
luxueuse passe en trombe devant nous, dans un vrombissement électrique
surpuissant. Ces véhicules sont normalement prohibés en ville, mais il n’est
pas rare d’en voir entre les mains de jeunes mafieux. La délinquance urbaine
atteint un tel niveau que la police a d’autres chats à fouetter.
La température est légèrement plus clémente dans le parc de la Tête d’Or.
Évidemment, l’endroit fourmille de monde et nous devons patienter un certain
temps avant de réussir à commander nos glaces. Même si les filles bavardent
en apparence comme si de rien n’était, mon éclat a légèrement plombé
l’ambiance. Manon ayant de toute façon prévu autre chose pour le début de
soirée, nous finissons par la quitter et regagnons avec Juliette notre domicile
commun, aux alentours de dix-huit heures. (rendez-vous au 66)

140
Je n'ai jamais eu l'occasion de me rendre dans cette proche banlieue de Lyon.
L'hôpital Louis Pradel s'avère être une de ces laides antiquités architecturales
des années 60 ou 70, d'une démesure obscène. Une longue barre d'une dizaine
d'étages qui écrase de sa masse les autres bâtiments et la rare végétation des
alentours. Je fulmine en avisant la file de gens qui font la queue pour passer le
contrôle immunitaire à l'entrée principale.
Valentin m'apprend que les visiteurs I1 sont refusés dans les hôpitaux publics,
sauf par dérogation. Une mesure de sécurité nationale qui ne touche
cependant pas les cliniques et autres établissements de santé privés. L'attente
ne dure heureusement qu'une quinzaine de minutes et nous parvenons enfin
devant un bureau hémisphérique où officie un jeune agent d'accueil, suppléé
par trois hologrammes à réponses automatiques alignés sur sa droite. Comme
le plus vivant du lot semble désœuvré, nous nous dirigeons vers ce dernier.
- Bonjour, c'est pour une visite. Nous venons voir Juliette Dabreteau.
Il lève la tête, se fend d'un sourire enjôleur en me voyant, qui meurt l'instant
d'après quand il réalise que je suis accompagnée.
- Quel service ?
- Euh... Rythmologie, je crois…
- Dabreteau, vous avez dit ?
L'agent consulte quelques instants son écran avant de hocher la tête.
- Oui, c'est ça. Montez au cinquième étage et rendez-vous à l'accueil du
service pour l’enregistrement.
Nous le remercions et allons jusqu’au fond du hall où pas moins de six
ascenseurs permettent de gagner les hauteurs ou bien les niveaux souterrains.
Public et soignants masqués attendent par petits groupes que l'une des portes
s'ouvre.
Allez-vous en choisir un pour monter (rendez-vous au 171) ou franchir un
battant portant le symbole escalier (rendez-vous au 192).

141
- D'accord. Mais là, je ne ferai rien tant que je ne saurai pas ce qui est
arrivé à ma coloc'. Je dois d'abord passer à l'appart'.
- OK, on y va. Tu sais, il faut souvent chercher les explications les plus
simples. Est-ce qu'elle a un forfait tous risques ?
- Euh... Non, je crois pas.
- Donc peut-être qu'elle a juste perdu ou cassé son strap ou son
portable. Le 31 passe dans vingt minutes, ajoute-t-il en consultant son propre
bracelet connecté. Si on se dépêche, on peut l'avoir et il va direct chez toi.
J'acquiesce d'un hochement de tête et nous nous relevons pour partir d'un pas
rapide. Une fois sortis de l'enclave naturelle isolée au sein de la jungle urbaine,
nous interceptons à temps le tram en question, une navette récente,
autoportée et totalement silencieuse, mais dont les sièges et la carcasse
portent déjà les stigmates d'un vandalisme rageur. Ressentant l'inquiétude qui
me ronge et qui oblitère toutes mes autres pensées, Valentin à mon côté ne dit
rien du trajet, absorbé par la morne succession des immeubles écrasés de
soleil. Le temps que nous parvenions en vue du mien a suffi à me rendre
malade d'appréhension. J'ai un terrible pressentiment, redoute presque de voir
ce qui m'attend dans l'appartement.
À la descente du tram, une vibration familière me fait sortir par réflexe le
phonosaurus. Mon cœur bondit d'allégresse : c'est Juliette !

Salut sa va ? Dsl de pas avoir donner de news plus tot suis à l'hosto à
Pradel il m'est arriver une merde

Ivre de soulagement, je m'arrête pour lui répondre, sans prévenir Valentin qui
continue sur une bonne dizaine de mètres avant de se rendre compte que je
suis restée en arrière.

Je peux t'appeler ?

Non ils veulent pas tkt c'est pas trop grave je te raconterai

Et si je viens te voir, ça marche ?

Oui sa j'ai le droit suis au service rythmologie le grand bâtiment au 3e


étage

Ok. J'arrive dans moins d'une heure.

Merci tes pas oblige, mais oui j aimerai bcp

Je vois bien à ses fautes et sa façon d'écrire qu'elle minimise, qu'elle ne doit
pas être si bien que ça et les idées pas trop claires. Mais l'excitation me gagne
à l'idée de la retrouver vivante. Je commençais à nourrir des idées de plus en
plus folles... J'explique la situation au pauvre Valentin et m'apprête à lui
proposer de rentrer chez lui s'il le souhaite. Je m'en abstiens finalement,
devinant que le formuler moi-même pourrait être quelque peu blessant. Et à
présent libérée du carcan de l'angoisse, je ressens pour le jeune homme une
immense gratitude pour sa prévenance et son écoute. De plus, le voilà déjà à
pianoter sur son écran, recherchant le plus rapide moyen pour rejoindre
l'hôpital.
- C'est à Bron. Le tram est encore le plus direct, par la ligne 6.
Son expression devient moins assurée tandis qu'il me demande prudemment :
- Tu veux que je t'accompagne ? On peut y aller et je t'attendrai dans le
hall. À moins que tu préfères que je me renseigne tout de suite sur la
procédure pour contacter la police ?
Nulle trace de duplicité au fond de ses yeux d'un brun presque noir. Au pire, de
l'empressement à m'être agréable.
- Si ça te dérange pas, je veux bien qu'on y aille ensemble.
À l'évidence, je ne pouvais pas lui faire plus plaisir. (rendez-vous au 140)

142
Mes idées s'éclaircissent peu à peu. La souffrance a disparu. Derrière, mon
père s'active toujours en manipulant les tiges métalliques au-dessus de ma
tête. Il marmonne pour lui-même, visiblement contrarié. 
J'ai quelque chose de nouveau en moi. Comme si de très vieilles réminiscences
venaient de débouler en force pour s'installer dans le centre actif de ma
mémoire. Non, pas tout à fait. Plutôt l'impression que je connais subitement un
nouveau langage. Le souvenir d'un film nanardesque du siècle dernier me
revient de manière incongrue, avec ce simplet auquel on inocule dans son
cortex le latin et la physique quantique en l'espace de quelques minutes.
La vérité me concernant est plus simple. Cette force étrange en moi. Celle qui
parfois me permet d’anticiper des évènements encore non accomplis. Ou bien
qui m'invite à voir les pensées intimes de mes interlocuteurs. Je sais comment
la retenir... ou la libérer. Je me sens en fait comme l'enfant qui vient de se
redresser pour la première fois sur ses deux jambes sans s'aider d'un soutien.
Du regard, je capte la présence d'une tablette tactile posée sur une console, à
deux mètres du siège. Construite dans un matériau entièrement transparent,
elle semble issue d'une technologie pas encore commercialisée pour le grand
public. Je me focalise dessus. Elle tremblote un instant, puis glisse jusqu'à
s'écraser sur le sol, comme si quelqu'un l'avait poussée d'un revers de main.
Désormais, lorsque vous verrez le symbole (ψ), vous aurez la possibilité (non
obligatoire) d'accomplir ce prodige en vous rendant en fin d’ouvrage, au
numéro associé à celui en cours. Pour le moment, continuez au 163 si vous
avez au moins 5 en Latence ou au 125 dans le cas contraire. 

143
L'une des cabines se referme au moment où nous parvenons dans le sas des
ascenseurs. Nous appelons les trois autres, mais les secondes s'égrènent sans
résultat. Mon cœur se met à battre la chamade. C'était une erreur de venir ici.
Un piège même. Mon père cherche à remettre la main sur moi, j'en ai la
conviction ! Un membre de l'organisation militaire pour laquelle il travaille se
trouve sans doute à cet étage, avec pour mission de m'interpeler. Quelqu'un va
débarquer ici d'un instant à l'autre...
J'attends tout de même encore un peu (rendez-vous au 167) ou j'entraîne
Valentin dans l'escalier de service (rendez-vous au 196). (ψ)

144
Un bon nombre de soignants et patients vont et viennent à cet étage sans
nous prêter attention. La pièce de réception est divisée en deux parties,
séparées par une paroi transparente en réflexiglas. Pas d'hologrammes pour
nous accueillir, mais un homme bedonnant et une femme de petite taille, tous
deux la peau foncée et les yeux très noirs typiques des personnes indiennes ou
pakistanaises. Les agents d'accueil semblent bien énervés, discutant avec
animation dans une langue étrangère au débit très rapide. Ils ne nous ont pas
encore remarqués, aussi restons-nous quelques instants sur le seuil, hésitant à
les interrompre pour signaler notre présence. (Ж)
J’hésite à m’approcher d'eux et m’enquérir de la chambre où se trouve mon
amie (rendez-vous au 119) ou partir en exploration dans le service pour la
trouver sans leurs indications (rendez-vous au 168).

145
La boisson s'avère véritablement savoureuse, aussi acidulée qu'un fruit frais et
laissant dans la bouche une trace d'épice indéfinissable.
- C'est très différent des thés que je connais !
- Vous aimez ?
- Oh oui ! J'adore. C'est délicieux.
Dans le fauteuil d'à côté, Valentin approuve avec vigueur. Les bajoues de
monsieur Dondukov s'étirent de ravissement.
- Les thés vendus en France sont recouverts d'huile, pour leur donner
plus de goût. Mais du vrai thé noir amer du Sichuan, séché et mélangé à des
écorces d'orange et de citrons verts, je ne connais rien de meilleur ! Il y a
aussi un fruit d’Italie. Comme la ville, mais je ne suis pas sûr du nom en
français… bergamate ?
- Bergamote, approuve mon compagnon.
Le jeune instituteur se montre plus érudit que moi en la matière et réclame
des détails supplémentaires. Je décroche déjà du sujet, ne pouvant
m'empêcher de tourner à nouveau mes pensées sur le message reçu. Je suis
frappé alors par deux révélations qui s'impriment simultanément dans mon
esprit : je SAIS que le message vient d'une personne inconnue, mais se
trouvant en compagnie de Juliette, dans une chambre blanche, immaculée. Je
VOIS des doigts masculins pianoter sur son strapphone à elle pour m'écrire.
Mon œil intérieur détourne le regard pour discerner l'expéditeur du message.
S’offre alors à moi le spectacle navrant de mon amie allongée dans un lit
étroit, comme profondément endormie.
Je reprends alors mes esprits, un peu déboussolée de me retrouver dans une
pièce étrangère en compagnie de deux hommes qui me regardent avec
inquiétude.
Si votre Latence est supérieure à 0, augmentez-la encore de 1 point.
Au lieu de les rassurer, mon premier réflexe est de vérifier enfin le contenu du
message reçu il y a quelques minutes. Il provient bien du strapphone de
Juliette.

Salut sa va ? Dsl de pas avoir donner de news plus tot suis à
l'hosto à Pradel il m'est arriver une merde

Qu'est-ce que ça veut dire ? À l'aune de ce qui m'est arrivé à Pornic, j'imagine
tout de suite une intervention de mon père. Mais ce n'étaient pas ses doigts à
lui. Et il ne peut raisonnablement pas se trouver ici en un délai aussi court. Ou
alors il s'agit d'un infirmier à qui Juliette a demandé de me donner des
nouvelles ? Non, ça ne colle pas. Il se passe quelque chose de grave. La voix
de Valentin attire mon attention.
- Hélèna... Ça va ?
J'ai le pressentiment que chaque seconde compte. Et pourtant j'hésite, tiraillée
entre l’envie de leur parler de ce message (rendez-vous au 166) ou celle
d'alerter les autorités au plus vite (rendez-vous au 117).

146
La vaisselle dans les placards, les sièges autour de la table, les rares bibelots
présents dans la pièce, tous les éléments non attachés se mettent à trembler
alors qu’un grondement s’élève depuis le sol. Un séisme ou le passage d’un
avion à très basse altitude pourrait-on penser. Mais le phénomène se prolonge,
s’amplifie même. Des trépidations douloureuses remontent depuis mes pieds
et je dois serrer les dents pour qu’elles ne s’entrechoquent. Les yeux
écarquillés, la bouche béante, mon père tourne la tête en tous sens.
- Non ! Ne fais pas ça !
Mais son glapissement est couvert par le vacarme ambiant tandis que les murs
eux-mêmes se mettent à trembler. Une voix intérieure me souffle qu’il me
faudrait avoir peur, mais l’avertissement n’est qu’un grain de sable aussitôt
emporté par l’irrésistible marée de ma fureur viscérale. Les appliques
d’éclairage du plafonnier s’allument toutes en même temps, brillant avec une
intensité improbable, tels des soleils miniatures, avant d’imploser dans une
pluie cristalline. Des arcs électriques surgissent de la cuisine connectée et se
mettent à danser sur toute la surface du hub, en crachotant des flammèches
bleutées. Dans un coup de tonnerre, toute la paroi vitrée s’effondre, laissant
passer la brise nocturne et ses effluves iodés, bien décidée à se joindre à la
sarabande infernale des éléments déchaînés.
Mon père réagit enfin et s’élance pour s’enfuir dans le parc. D’une simple
pensée, je l’intercepte en lui envoyant l’un des arcs électriques, serpent
crépitant soumis à ma volonté qui terrasse le fuyard avant qu’il ait pu poser le
pied dehors. Il s’agit de mon ultime vision. Mon cœur cesse soudain de battre,
vaincu par l’afflux d’énergie dans mon organisme chétif.

147
La pénombre règne en raison des panneaux qui condamnent les quelques
fenêtres, mais la porte d’entrée a été forcée depuis longtemps. Elle est
d’ailleurs entrouverte, sur une rue qui normalement se trouve à l’opposé de
mes poursuivants. Les furieux aboiements se sont tus. Comme je ne parviens
pas à déterminer si l’homme a entrepris de grimper lui aussi l’escalier
extérieur, je combats ma peur pour risquer un œil au-dehors.
Rien à gauche. Sur la droite… une silhouette tapie contre le mur ! Mon cœur a
juste le temps de bondir que je reconnais Valentin, hagard et haletant. Il
sursaute en me voyant avancer vers lui, puis porte un doigt à ses lèvres pour
m’imposer le silence. Des bruits de pas, des trottinements. La bête et son
maître sont en train de contourner l’immeuble et vont nous rejoindre d’un
instant à l’autre. Nous détalons aussitôt vers la rue opposée. (rendez-vous au
183)

148
Il suspend soudain son geste et j’en profite pour essayer à nouveau de
m’extraire du carcan. J’ai beau bander tous mes muscles dans un violent
effort, les lanières sont aussi résistantes que des câbles d’acier.
- À propos de ta mère, c’est bien moi qui l’ai fait emmener. Ils voulaient
l’étudier eux-mêmes. Au cas où son patrimoine génétique aurait une incidence
inconnue sur tes facultés supra-cognitives.
- Où ça ? Où est maman ?
Il ne me répond pas et approche de nouveau la tondeuse à barbe. L’angoisse
me fait crier.
- Est-ce qu’on lui a fait du mal ?
Son regard croise un bref instant le mien. La seule émotion que je peux y
décrypter est un certain mépris à mon égard, comme si mes questions le
décevaient. Abattue par le désespoir, je me mets à sangloter incoerciblement
(rendez-vous au 120).

149
Toutes les grandes villes ou presque se sont mises à investir dans ces parcs
artificiels à la surface des fleuves. Il existe les mêmes à Nantes en travers de
l’Erdre. Les péniches ne circulant plus et les crues ayant totalement disparu, il
s’est avéré esthétique et utile de gagner ainsi de l’espace vital au cœur des
centres urbains.
Les pontons qui permettent d’y accéder sont sécurisés par des parois
transparentes en réflexiglas difficiles à vandaliser. Malgré ma tension extrême,
je m’efforce de ne pas courir et nous passons sous une treille en forme d’arche
qui précède des couloirs de roseaux, bambous, roseraies et arbrisseaux en
rangs à l’image de haies bocagères. Sur notre gauche, une passerelle permet
de sortir immédiatement de la zone végétale pour rejoindre l’autre rive. Face à
nous, pas moins de trois sentiers zigzagants s’enfoncent dans le bosquet,
même si le plus à droite s’achève sur une cabane en planches vernies, d’aspect
plutôt minable et dotée d’une porte métallique peu harmonieuse. Sans doute
un local de maintenance.
J’hésite un instant avant de traverser pour gagner l’autre rive (rendez-vous au
203) ou continuer dans la forêt miniature (rendez-vous au 181). (∞)

150
Nous arrivons de nouveau en vue de la Saône, face à la passerelle du Palais de
Justice. Je ne cesse de lancer des regards en arrière, mais l’homme au chien
reste hors de vue. Il n’a pourtant pas pu manquer de nous surveiller de loin,
sauf si le vigile l’a retenu trop longtemps. Ne souhaitant pas trop miser là-
dessus, je continue de suivre Valentin qui a dédaigné la passerelle, préférant
visiblement que l’on emprunte le large pont plus en amont.
J’ai si soif que ma gorge en est douloureuse, mais nous ne nous arrêterons pas
avant d’avoir rejoint l’appartement de Valentin. Nous dépassons les autres
piétons d’un pas rapide en essayant de ne pas trop les bousculer, puis
bifurquons dans une avenue parallèle à la rivière une fois de l’autre côté du
pont. Le beau vieux et sa bête à crocs sont toujours invisibles. Pourtant, la
sensation de danger bouillonne toujours sous mon crâne, avec la sourde
intensité d’une alarme lancinante.
Des ruelles partent sur notre gauche à l’assaut de la colline de Fourvière. Mon
compagnon a ralenti l’allure, lui aussi montrant des signes de fatigue. Vais-je
lui proposer de passer par les artères plus étroites (rendez-vous au 191) ou
poursuivons-nous dans la même direction (rendez-vous au 172) ?

151
Mon compagnon comprend le signe de tête furtif et nous nous levons de
concert pour quitter le sas de réception sans préavis.
- Mais ?! Non, ne partez pas ! Le médecin va arriver d'un instant à
l'autre, attendez !
En entendant les cris angoissés de la réceptionniste, nous courons presque en
direction d'une issue à ce qui ressemble de plus en plus à un traquenard.
Voulez-vous chercher un escalier de service (rendez-vous au 196) ou rejoindre
directement les ascenseurs (rendez-vous au 132) ?

152
La prochaine heure risque d'être très longue. Quoique non, j'ai une solution :
mes bons vieux écouteurs. Eux aussi font sourire Juliette. Il n'empêche que
quand son implant audio super cher a cramé au bout de deux mois, elle était
bien contente que je les lui prête. Souhaitant la musique la plus relaxante
possible, je mets la bande originale d'Antarctigloom, le MMORPG qui m'a
passionnée pendant tout le lycée.
Juliette...
Inutile de psychoter, je serai fixée dans très peu de temps. Les mélodies
planantes et pleines de nostalgie produisent leur effet et, quand je rouvre les
yeux, nous avons déjà atteint la banlieue nantaise. Quelques minutes plus
tard, je sors de la voiture pour quitter sans un regret ces compagnons de route
très oubliables. (rendez-vous au 94)

153
Les pistolets pointés sur nous sont suffisamment dissuasifs pour m'ôter de
l'esprit toute velléité de résistance. Ces hommes ont probablement pour ordre
de me ramener vers mon père. D'ici là, j'aurai un peu de temps pour mieux
négocier nos retrouvailles.
Les deux descendent lentement vers nous, leurs visages ne montrant aucun
véritable signe de nervosité. À peine le plus jeune tressaille quand Valentin
s'exclame :
- Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous nous voulez ?
L'accent presque geignard avec lequel il s'est exprimé semble les rassurer sur
son compte. Ils ne daignent même pas lui répondre. L'un nous dépasse pour
nous couper toute retraite vers le bas, celui habillé de noir me fixe du regard
en grondant d'une voix enrouée.
- Ton copain reste ici bien sagement et toi, tu descends avec nous sans
te faire remarquer. Si jamais tu gueules, je serais obligé d'utiliser ça. T'as pas
vraiment envie, non ?
De sa main gauche, il sort une petite lampe de poche allongée couverte de
traits argentés que je reconnais comme étant un shocker, une arme
d'autodéfense en vente libre pouvant déclencher une décharge électrique.
Extrêmement douloureux dans tous les cas d'après ce que j'ai entendu dire.
Une pensée agressive détache soudain mon attention des yeux bruns et
hostiles rivés dans les miens. Elle ne vient pas de lui ni de son collègue, mais
de Valentin. Son stress est quasiment tangible, une vapeur chaude et humide
qui étourdit mes sens. Une nervosité grondante, rougeoyante, exhalant par
tous les pores de sa peau des remugles alcalins. Par héroïsme chevaleresque
ou craquage complet, sa peur se mue soudain en agressivité !
Je n'ai pas le temps de l'en empêcher. Mon compagnon pousse un cri enragé
en attrapant le poignet armé de l'homme en noir. Déjà le second de nos
agresseurs réagit avec les réflexes d'un homme d'action. Son arme se pointe
sur le dos de Valentin. Je m'élance sur lui pour l'empêcher de commettre
l'irréparable. Son tir est simultané. Même pas le temps pour moi de voir le
canon se relever, une flamme surgir, l'expression stupéfaite de mon meurtrier
ou d’entendre la détonation me vriller les tympans... Le projectile s'est logé
dans mon front à bout portant.
154
Valentin réagit aussitôt d’une voix qui chevrote légèrement.
- Qu’est-ce que vous nous vous...
- Ta gueule, coupe le plus vieux tout en noir. Dès que les portes
s'ouvrent, vous partez devant en direction de la sortie. Nous serons juste
derrière. Toi, tu fais pas le malin ou je te descends. On a des consignes.
La vision d’une voiture en attente juste devant l’hôpital s’impose à mon
esprit. Nous sommes piégés. Je suis condamnée.
Refusant plus que tout le destin incertain, mais à coup sûr douloureux, qui
m’attend, ma volonté s’échappe pour frapper leurs armes, les mains qui les
tiennent et leurs esprits malveillants. Une onde de choc nous renverse alors
tous les quatre sur le plancher de la cabine. Le panneau de commande explose
dans un bris de verre tandis que des étincelles bleutées en jaillissent dans un
furieux crépitement. Puis quelque chose se brise au-dessus de nos têtes et la
cabine descend en chute libre.
À peine trois niveaux. Une hauteur cependant suffisante pour que Valentin et
nos deux agresseurs périssent dans la collision avec le deuxième sous-sol. Les
secours réussissent à m’extirper des débris et me conduisent en urgence là où
l’on pourrait me sauver la vie. Bien que le trajet soit court, je finis par rendre
mon dernier souffle sur une table roulante, au milieu de cinq soignants
complètement affolés.

155
La manœuvre semble réussir. Quand elle se décide enfin à courir vers l’endroit
où elle nous a vus disparaître, nous avons déjà eu le temps de nous réfugier
dans un coin plus ténébreux, non loin de l’ouverture béante qui donne accès à
la salle adjacente. Accroupis derrière un monticule de tapis en mousse, nous
ne pouvons cette fois pas la suivre visuellement, juste comprendre au bruit de
ses pas, presque étouffés par la sirène ululante, qu’elle s’est de nouveau
arrêtée pour nous repérer à l’oreille.
Pour l’instant, une vingtaine de mètres nous séparent d’elle, moitié moins de
l’issue dans notre dos. Notre abri est précaire. Si elle entreprend de venir dans
notre direction au lieu de descendre d’un niveau, nous serons fatalement
découverts.
- Hélèna ! clame-t-elle soudain pour couvrir l’alarme. Je ne te veux
aucun mal. Cette arme n’est pas faite pour tuer, juste pour paralyser. Mais je
suis sûre qu’on peut se passer de ça si t’es prête à me suivre.
Au son de sa voix, je comprends qu’elle n’est pas tournée vers nous. Un regard
furtif me le confirme, elle guette plutôt les ombres aux alentours de la sortie
vers la rue. Comme si l’adrénaline en elle retombait, je note que son intonation
est plus calme. Moins agressive. Elle rengaine d’ailleurs le gadget
technologique dans l’étui à son côté.
- Je ne suis pas au courant des détails, reprend-elle, mais je sais que ton
père dirige une opération spéciale. S’il a demandé à ce que tu ne voies surtout
pas de médecin civil, qu’on devait te récupérer pour t’éviter ça, c’est qu’il veut
te protéger.
Valentin esquisse un léger mouvement à côté de moi. Son visage est tout
proche, ses yeux rivés aux miens, y cherchant une réponse muette, incapable
de comprendre ce qu’elle veut dire. Désemparé, il semble compter sur moi
pour nous sortir de cette situation invraisemblable. Cependant, il est hors de
question que je fasse confiance au changement d’attitude de cette femme.
Vais-je indiquer à mon compagnon de battre discrètement en retraite vers la
pièce suivante (rendez-vous au 208) ou rester immobile en priant pour qu’elle
s’éloigne (rendez-vous au 187) ?

156
- Par là !
Je ne laisse pas le choix à l’instituteur et m’engouffre dans la nouvelle allée. Un
coude à angle droit, des haies désormais plus éclaircies, j’aperçois de nouveau
les façades d’immeubles au travers. Un nouveau coude… et une grille !
Le chemin continue au-delà, jusqu’à une passerelle qui permet de regagner la
berge où marchent de nombreux badauds. Mais une simple grille en métal
rivée à deux poteaux en bois factice bloque l’accès. Valentin s’y agrippe et la
secoue comme un éperdu, mais sans résultat probant. Nous pourrions peut-
être gravir ses deux mètres de hauteur, quoique son maillage est trop serré
pour y loger nos chaussures. 
Nous ne nous trouvons pas vraiment dans une impasse. Juste sur notre droite,
un minuscule hallier d’aubépines, d’églantiers et d'autres arbrisseaux de
bocage nous sépare d’une allée parallèle à la nôtre. Je n’ai cependant pas le
temps de choisir cette nouvelle direction que déboule derrière nous un homme
affublé d’un chapeau noir. Bien décidé à franchir les quinze mètres qui nous
séparent sans ralentir un instant, il porte simultanément la main à sa poche.
Étrangement, je ressens à cet instant précis combien la sueur qui baigne mon
front est glacée.
Nous nous glissons dans la trouée et filons par l’autre chemin (rendez-vous au
207) ou, fatiguée de fuir, je vais à la rencontre de mon poursuivant (rendez-
vous au 185). (Φ)

157
Durant la fin du trajet, le phonosaurus demeure coi. J'ai beau redouter une
manifestation de mon père, espérer un signe de vie de Juliette, je n'ai aucune
nouvelle. Mes propres appels pour ma colocataire restent lettre morte.
La capsule arrive à destination. Une fois le processus de décompression achevé
et mon harnais relevé, je pose un pied prudent sur le quai, passe sans
encombre le contrôle facial et sanitaire dans le sas puis atteins le hall me
séparant de l'extérieur. Il n'y a pas foule, je repère tout de suite le jeune
homme isolé qui semble guetter mon arrivée.
Rendez-vous au 33 si vous avez le code VALENTIN ou au 3 dans le cas
contraire.

158
C'est peine perdue. Au contraire de Juliette qui semble compenser son
impulsivité et son trop-plein d'énergie permanent par des exercices de
sophrologie, je n'ai jamais réussi à me détendre façon yoga ou méditation. À
chaque fois, mes pensées papillonnent vers des sujets qui ne font qu'accroître
ma nervosité. Et là, au cas présent, ma position de rat de laboratoire ne risque
pas de me faire découvrir les joies de la zénitude. Je me focalise au contraire
sur la douleur dans ma poitrine comprimée, sur la ceinture responsable et le
mécanisme qui la maintient fermement fixée. Je le vois ce maudit processeur,
ce geôlier sans conscience. J'aimerais le pulvériser, le voir réduit en poussière
de silicium. (Φ)
Un sentiment d'urgence m'anime soudain. Je dois trouver une solution avant
que le véritable responsable de mon emprisonnement reprenne conscience.
Malgré ma nervosité croissante, je peux faire travailler mon imagination pour
trouver un moyen d'évasion (rendez-vous au 127) ou bander mes muscles et
me tortiller pour m'extraire de ce carcan (rendez-vous au 106).

159
J’observe le flux croissant de badauds qui investissent la place du marché. Une
population âgée incroyablement matinale. Tous les avenirs possibles leur sont
réservés si l’on en juge le dicton qu’ils appliquent avec ferveur. Pour tuer le
temps et minimiser les risques d’être retrouvée par mon père, je m’apprête à
les rejoindre et à déambuler moi aussi entre les étals de produits naturels. Je
repère alors un quicknews qui vient d’arriver à son tour en provenance de la
gare. La sphère noire et argent grosse comme un ballon de foot entame son
lent survol erratique de l’esplanade, à quatre mètres au-dessus du sol. Même à
cette distance je peux entendre son débit enregistré, succession d’annonces
gouvernementales, de jingles ridicules, de messages civiques et de publicités
au débit infernal.
L’idée me vient à l’esprit que, grâce à sa position, mon père peut être en lien
avec l’administration contrôlant ces drones. Si tel est le cas, il pourrait tout
aussi bien me retrouver avec la position du phonosaurus. Mais je ne peux me
résoudre à abandonner mon smartphone. Par contre, je reste sagement
planquée dans l’abri jusqu’à 8H45, heure à laquelle je décide de m’engouffrer
dans la gare. Le cœur battant, je trottine jusqu’à trouver le train pour Nantes
puis m’écroule sur le siège portant mon numéro. Chaque nouveau passager me
fait sursauter. Même après le départ, je ne peux cesser d’épier les deux issues
possibles, craignant d’y voir apparaître un visage austère bien trop familier.
À travers la vitre à ma droite, la campagne qui précède la côte océanique me
présente sa morne platitude. Mes pensées se tournent une fois encore vers
Juliette. Je l’appelle. J’envoie un message. Je consulte son activité sur le Net.
Rien depuis hier. Je crains le pire. L’ignorance m’est insupportable. Je regarde
dans mes contacts qui pourrait me renseigner à son sujet. Ses copines à elle
essentiellement, pas vraiment les miennes. Mais je redoute les questions en
retour si je soulève leur inquiétude. Je risque encore de passer pour la cheloue
de service… Pas la peine. Dans trois heures je serai fixée. (rendez-vous au 94)

160
Je ne suis pas plus courageuse que mon compagnon, mais lui n’est pas
aiguillonné par cette certitude de devoir échapper à la personne envoyée pour
me ramener au bercail. Seule sa volonté de ne pas me laisser toute seule le
pousse à me suivre dans ce tunnel vide, froid et étroit, descendant presque à
l’horizontale et propre à faire paniquer un claustrophobe.
Après avoir pris soin de refermer la porte, nous suivons les marches en nous
agrippant à l’unique rambarde fixée dans la paroi de gauche. Je constate avec
soulagement que l’escalier s’arrête sur un palier à peine une dizaine de mètres
plus bas, sans doute juste en dessous du niveau de la Saône. Un espace
cubique nous y attend, deux murs étant occupés par une machinerie
vrombissante, des écrans phosphorescents et une console affichant différentes
valeurs chiffrées. Le tout étant protégé des dégradations humaines par des
cloisons en réflexiglas densifié. Une précaution utile à en juger les déchets qui
traînent sur le sol : bris de verre, gobelets en carton écrasés… et un cadavre !
Je gémis de frayeur, avant de réaliser que le faible éclairage m’a leurrée. Le
bras arraché, la jambe pliée dans un sens improbable. Il ne s’agit que d’une
poupée de compagnie en élastomère, à moitié carbonisée et dégradée avec
une sauvagerie qui donne froid dans le dos. Une odeur rance imprègne les
lieux. En face de nous, une échelle similaire à celle que nous avons empruntée
permet de regagner la surface en un autre point. Sur notre droite, un court
tunnel donne accès à une autre pièce, apparemment plus vaste.
La voix enrouée d’un grand fumeur jaillit soudain de cette direction.
- Putain, vous êtes qui ? Qu’est-ce que vous foutez là ?
Des pas approchent. Valentin et moi nous adressons un regard éloquent, avant
de nous ruer sur l’échelle en vis-à-vis. Poursuivis par les imprécations
haineuses du squatteur, nous grimpons jusqu’à une autre porte fermée de
l’intérieur. Le loquet mécanique ne me résiste pas et nous sortons à l’air libre,
en un autre point des jardins flottants. Sous les yeux éberlués d’une famille qui
nous a vus sortir du local en trombe, nous ne nous arrêtons de courir qu’une
fois remontés sur le boulevard d’en face, au milieu de la foule rassurante.
(rendez-vous au 188)

161
Je retiens mon souffle en activant l’ouverture de sa chambre. Le battant
coulisse dans un chuintement, faible et pourtant suffisant pour augmenter mon
stress. Une fois mes yeux habitués à l’obscurité, je distingue la silhouette de
mon père allongé sous la couette.
Rendez-vous au 67 si vous avez noté le code PSYCHOTROPE ou au 123 dans
le cas contraire.

162
Quand je lui fais part de mon désir de raconter immédiatement ce qui m'est
arrivé, afin d'être protégée de mon propre père, Valentin y souscrit
immédiatement. Il se lève et me tend une main galante pour me relever. Bien
trop bouleversée, je me laisse faire et lui emboîte le pas sur le sentier qui nous
ramènera à la sortie du parc.
- On va plutôt aller au commissariat principal, dans le centre. On y
trouvera forcément quelqu'un capable de gérer ce genre de cas. Ne t'inquiète
pas, je t'accompagne.
Je le remercie du bout des lèvres, mais peine à trouver de l'allant, angoissée à
l'idée d'être prise pour une déséquilibrée ou une menteuse. Nous prenons l'un
de ces nouveaux trams de banlieue, puis descendons juste à proximité du
Rhône, non loin de la gare Perrache. Une foule rendue encore plus anonyme
par les lunettes de soleil se presse dans l'avenue surchauffée. Mon attention
est soudain détournée par la vibration de mon portable. Un message de
Juliette !

Salut sa va ? Dsl de pas avoir donner de news plus tot suis à l'hosto à
Pradel il m'est arriver une merde

J'ai du mal à respirer. Comme je reste immobile, hypnotisée par l'écran


rectangulaire, un passant me bouscule par mégarde. Je n'y prête cependant
aucune attention. Ces fautes, ces trois mots introductifs de politesse, l'absence
de ponctuation... Ce n'est pas elle. À l'aune de ce que vient de m'apprendre
Manon, quelqu'un a pris le strapphone de mon amie et s'en sert pour m'écrire,
pour m'attirer jusqu'à lui. Mon père ? Pas possible. Sans doute un des
militaires qui travaillent pour lui. Je suis mal. Très mal...
- Qu'est-ce qu’il t'arrive ?
Je jette un regard interloqué à Valentin, déglutis difficilement, ferme les yeux
et tente de respirer normalement. Sa main se pose avec une extrême légèreté
sur mon épaule, avant de se retirer aussitôt. Un contact furtif, qui a néanmoins
le mérite de me faire réagir.
- Il faut y aller. Le plus vite possible. (rendez-vous au 140)

163
Je devine que mon père s’est interrompu, alerté par le choc de la tablette sur
le carrelage sombre. Mais sa réaction m’importe peu, mon regard reste rivé sur
l’objet qui n’a pas souffert de la chute. Sa structure me fascine. Elle m’apparaît
comme un amas de polymères, de composés moléculaires, eux-mêmes
constitués d’agrégats atomiques. Particules de toutes sortes, neutrons, protons
et électrons tournoient en un ballet démentiel que mes globes oculaires ne
peuvent à eux seuls appréhender. Pourtant, toutes les forces de valence et
liaisons hydrogène qui soudent entre eux ces nucléons m’offrent un panorama
incomparable. Si je m’y aventure, il m’est très facile de les rompre, de les
interchanger, de les étirer…
Un léger bruit de rupture m’extirpe de ma transe. La surface de la tablette est
complètement fendillée, comme si l’on venait de marcher dessus. À la
différence qu’une légère brume de chaleur s’en échappe pendant quelques
instants. Cette vision est vertigineuse. Que se serait-il passé si je m’étais
attardée un peu plus sur cet objet ? Qu’adviendrait-il si je cherchais à
percevoir de la même manière la structure d’un organisme vivant?
Vous aurez la possibilité (non obligatoire) de réitérer cette poussée
destructrice quand vous verrez le symbole (Φ). Auquel cas vous irez au
numéro associé en fin d’ouvrage si tel est votre souhait. En attendant, rendez-
vous au 125.

164
J'attends quand même une dizaine de secondes le temps que Valentin alimente
un brin la conversation pour jeter un œil à mon smartphone. Juliette !

Salut sa va ? Dsl de pas avoir donner de news plus tot suis à l'hosto à
Pradel il m'est arriver une merde

Je suis littéralement inondée de soulagement. Navrée pour le si aimable


monsieur Dondukov, je ne peux pourtant m'empêcher de me lever du fauteuil
sans prévenir, manquant renverser le précieux service à thé.
- Oh, Nikolay, je suis désolée. On doit partir tout de suite ! Ma meilleure
amie vient d'avoir un accident et elle est à l'hôpital.
Éberlué, le Russe ne sait que répondre et lance un regard interrogateur à mon
compagnon. Je bénis ce dernier qui réagit immédiatement en se levant à son
tour. Je joins mes mains comme pour une prière.
- Excusez-moi. On doit vraiment y aller. Извинете! Promis, je vous
rappelle bientôt et c'est moi qui vous inviterai.
- Oui... oui... Je comprends... Aucun problème...
Nous sommes déjà sur le seuil, lui faisons nos adieux et je dévale l'escalier
pour descendre plus rapidement, Valentin sur mes talons. Hors d'haleine, je lui
explique tout de même qu'il faut se rendre à l'hôpital Pradel. Une fois en bas,
nous sautons dans un tram providentiellement arrêté devant l'immeuble au
moment où nous en sortons. J'en profite pour répondre à Juliette.

Je peux t'appeler ?

Elle répond dans la foulée.

Non ils veulent pas tkt c'est pas trop grave je te raconterai
Et si je viens te voir, ça marche ?

Oui sa j'ai le droit suis au service rythmologie le grand bâtiment au 3e


étage

Ok. Je suis déjà en route

Super. Merci

Je vois bien à ses fautes et sa façon d'écrire qu'elle minimise, qu'elle ne doit
pas être si bien que ça et les idées pas trop claires. Mais l'excitation me fait
vibrer à l'idée de la retrouver vivante. Je commençais à nourrir des idées de
plus en plus folles... Légèrement calmée, je demande à Valentin s'il sait ce
qu'est le service rythmologie.
- Non, aucune idée. Pradel c'est plutôt pour les problèmes cardiaques. Ta
copine a une faiblesse de ce genre ?
- Pas à ma connaissance. De toute façon, on va être vite fixés. J'espère
qu'il ne lui est rien arrivé de grave… (rendez-vous au 140)

165
Notre course se voit brutalement stoppée par un robot nettoyeur occupé à son
labeur de routine. La machine blanche et rectangulaire avance lentement au
milieu de la voie, comme glissant au-dessus de son incessant nuage d’air
pulvérisé. L’espace qu’elle occupe oblige les passants à se masser de part et
d’autre en un flot plus compact, ralentissant d’autant notre progression.
Nous sommes encore loin d’avoir rejoint les policières. Valentin regarde par-
dessus son épaule pour constater que notre poursuivant gagne du terrain.
Nous continuons malgré tout à nous frayer un chemin dans la foule ( rendez-
vous au 184) ou je fais demi-tour pour affronter le gars au chapeau (rendez-
vous au 206).

166
- C'est ma meilleure amie. Je viens d'apprendre qu'elle est à l'hôpital
Pradel. Il lui est arrivé quelque chose.
- Oh ! s'exclame monsieur Dondukov. Je suis désolé... Rien de trop
grave, j'espère ?
- Je n'ai pas plus de détails.
Valentin m'examine avec intensité. Nous ne savons que dire de plus sur le
moment. Compatissant, le Russe finit par ajouter :
- Si vous souhaitez aller la voir tout de suite, je comprendrais. Ne vous
inquiétez pas. Je connais bien cet endroit, car j'ai des petits problèmes
cardiaques et Pradel est spécialisé pour ça. En général, les nouveaux patients
sont reçus au service rythmologie...
- Merci, fais-je en me levant, imitée aussitôt par mon compagnon. Je
vous recontacte très vite et c'est moi qui vous inviterai cette fois.
Nous le quittons pour aller effectivement à l'hôpital Pradel (rendez-vous au
140) ou plutôt au commissariat (rendez-vous au 117).

167
Je tâche de rester calme, mais plus les secondes s'égrènent et plus je m'affole
en m'attendant à voir surgir un infirmier, un agent de sécurité ou même un
robot-vigile, m'ordonnant de le suivre sans discussion. Quand des portes
s'ouvrent dans mon dos dans un chuintement, j'en sursaute de frayeur.
Personne d'autre dans la cabine. Je lance un « zéro » sonore et nerveux, le
voyant correspondant s'illumine et l'ascenseur entame sa descente vers le rez-
de-chaussée.
- Hélèna ?
Je me tourne vers mon compagnon, au visage défait.
- Je m'excuse, je ne t'ai pas vraiment cru tout à l'heure. Quand tu me
parlais de ton père. Je veux dire... Je te croyais quand tu me disais qu'il était
fou, qu'il t'avait retenu chez lui. Mais je ne pensais vraiment pas qu'il puisse
s'acharner contre toi jusqu'ici... Et qu'il aurait assez d'influence pour ça...
Je hausse une épaule en secouant légèrement la tête pour lui signifier que tout
ça est sans importance à présent. Il ne me reste plus qu'une solution :
convaincre quelqu'un dans les forces de l'ordre qui accepte l'idée que je sois
menacée. Quand les portes du hall s'ouvrent, nous nous élançons d'un pas
rapide en direction de la sortie. (rendez-vous au 137)

168
Dans le long couloir aux murs jaune pâle et régulièrement percé de portes
épaisses, le va-et-vient permanent nous permet d'avancer sans attirer
l'attention. Valentin surveille pour vérifier qu'aucun membre du personnel
hospitalier n'est en train de me regarder tandis que je tire chaque battant à la
recherche de Juliette. Mais les trois lits que j'aperçois sont à chaque fois
occupés par des malades bien plus âgés, souvent trop léthargiques pour
s'apercevoir de ma brève irruption dans leur chambre.
Après une dizaine de portes ainsi ouvertes puis refermées, la main de mon
compagnon me retient tout à coup. Un couple en blouses blanches s'approche
en sens contraire. Je pousse un soupir de soulagement quand ils nous
dépassent sans nous interpeler. L'instant d'après, un infirmier sort
brusquement de la chambre la plus proche, que je n'avais pas encore visitée.
C'est bien trop risqué, quelqu'un va se rendre compte de notre manège !
Découragée et saisie d'un léger vertige, je m'adosse au mur et ferme les yeux.
Une nouvelle porte surgit alors, celle de mon appartement. J'entends une
mélodie reconnaissable et m'éloigne de l'espace cuisine pour accueillir notre
visiteur inattendu. La main qui s'avance pour déclore le panneau n'est pas la
mienne, mais celle de Juliette. Quant à l'homme en costume sombre qui attend
sur le seuil en brandissant quelque chose qui ressemble à une de ces bombes
de peinture aérosol, j'ignore son identité.
Mon absence prend fin lorsque Valentin me secoue doucement l'épaule. Les
battements de mon cœur s'accélèrent quand je comprends ce qui est arrivé à
ma colocatrice et pourquoi elle se trouve ici. Je suis la prochaine cible et il
serait raisonnable de m'enfuir au plus vite, bien qu'il m'en coûte de partir en la
laissant là.
Si votre Latence est supérieure à 0, augmentez-la d'un point supplémentaire.
Assez loin de notre position se trouve le symbole d'un escalier de service avec
la mention réservé au personnel. Je peux dire à l'instituteur qu'il faut partir et
l'entraîner par cette issue (rendez-vous au 196) ou rejoindre les ascenseurs
pour nous en aller d'ici (rendez-vous au 132). Il n'est cependant pas trop tard
pour demander directement à la réception dans quelle chambre se trouve mon
amie (rendez-vous au 119).

169
Le pont extérieur est à moitié couvert de chaises autour de petites tables
rondes, protégées du soleil par une immense banne en tissu écru qui donne
aux lieux un véritable cachet nautique. Toutes sans exception sont occupées
par une clientèle volubile, occupée à siroter ou déjeuner malgré l'heure
avancée. Nous nous faufilons vers la partie intérieure, également très peuplée.
L'avantage, c'est qu'aucun serveur ne vient s'enquérir de notre commande.
J'avise des marches qui descendent vers le second niveau de la péniche et
nous les suivons pour constater que les consommateurs sont encore plus
bruyants et nombreux ici. La bonne humeur ambiante n'est même pas
renforcée par les boissons, ce genre d'établissement ne risquant pas de braver
l'interdiction de vente d'alcool avant les 18H00 de rigueur. Valentin et moi ne
cessons d'observer les gens autour de nous en quête d'un individu suspect.
Mon sentiment d'être traquée ne m'a pas quittée. Je n'y aurais pas attaché
tant d'importance deux jours plus tôt. Mais à présent, je sais qu'il serait
dangereux de l'ignorer.
Ma respiration s'accélère sous l'effet de l'angoisse, dans cet espace confiné que
la clim intégrée peine à rafraîchir. Je me rends compte que nous sommes ici
pris au piège, sans autre issue que celle que nous avons empruntée. Si notre
poursuivant invisible veut me nuire, je ne pourrai pas lui échapper.
Faisons-nous le tour du bar central pour remonter ensuite à l'étage et ressortir
sur le pont supérieur (rendez-vous au 121) ou allons-nous jusqu'au fond de la
salle où se trouvent les toilettes (rendez-vous au 202) ?

170
Nous ressortons des locaux de la police deux heures et demie plus tard. Ça y
est, j’ai déposé une plainte contre mon père. Elle est soi-disant prise en
compte, mais ils ne m’ont évidemment pas crue. Jamais je ne me suis sentie
aussi humiliée.
L'officière qui m'a entendue semblait pourtant réceptive. Professionnelle en
tout point, elle n’a montré aucune marque de surprise, d’incrédulité ou de
compassion tout au long de mon récit. Et ça a duré. Elle m’a laissé parler tout
mon soûl, ses questions tombaient à certains moments en rafales. Valentin n’a
pourtant pas fait semblant de m’appuyer. Mais le fait que nous nous
connaissons depuis peu, et par le biais d’un site de rencontre, ne jouait pas
vraiment en sa faveur. Sentant le vent tourner dans la mauvaise direction, j’ai
failli aborder les détails les plus violents et les plus compromettants de ces
dernières heures. Mais je me suis mordu la langue, ne voulant pas risquer
d’être envoyée pour ma propre sécurité dans un établissement de soins
psychiatriques. Un instant, j’ai même cru que mon père m’avait devancée, qu’il
avait prévenu la police de ma fugue ou de ma mythomanie. Mais non. Une
brève incursion dans l’esprit de l’inspectrice m’a permis de voir qu’elle se
forgeait son propre jugement me concernant : fabulations vengeresses pour
une raison encore indéterminée.
J’erre à présent là où mes pas me portent. Rien ne peut plus me protéger de
lui et de sa folie. Quelqu’un risque à tout moment de poser sa main sur mon
épaule en son nom, parce qu’il l’a décidé. Parce qu’au fond, il n’a pas supporté
que je fasse comme ma mère et que je me décide à fuir son autoritarisme trois
ans plus tôt, que je m’enfuie à tire-d’aile loin de ses sermons méprisants. Sans
doute que sa totale solitude depuis cette époque a fini par le rendre cinglé.
Défaite, je n’ai toujours pas le courage de retourner à mon appartement,
silencieux et privé de la présence de Juliette. Au moins, le brouhaha de la ville
m’empêche de trop y penser.
Une mélodie toute proche m’extirpe un peu de mon abattement. J’avais
presque oublié la présence du jeune instituteur. Le voilà qui s’éloigne un peu
en parlant à son strapphone.
- Salut. Oui ça va… Euh… C’est à quelle heure déjà ? Ah non, je pourrai
pas venir, je suis pris. Non, même plus tard dans la soirée, ce sera pas
possible. Désolé, faites sans moi. Je te rappelle demain pour remettre ça, OK ?
Bye.
Je réalise que nous avons atteint les berges de la Saône, où flâne autour de
nous une faune urbaine assez courageuse pour braver le soleil ardent. Mon
estomac émet un bref gargouillis, mais l’idée d’avaler quelque chose me donne
la nausée. Je m’assois sur le bord et laisse pendre mes jambes à trois mètres
au-dessus du flot gris et agité. Valentin revient pour faire de même. Je
voudrais lui dire qu’il peut reprendre sa vie normale, qu’il a déjà fait assez pour
moi, que je n’ai besoin de rien, sinon d’être seule. Mais je me tais,
contemplant un petit tourbillon qui suit le courant en avalant puis recrachant
des débris végétaux.
C’est alors que je m’effondre. Le visage enfoui dans mes mains jointes, les
épaules secouées par des hoquets, je laisse les larmes venir et couler sans
pouvoir retenir non plus un long gémissement entrecoupé de sanglots. Valentin
me frotte doucement le dos tout en me rassurant avec des mots tout faits, de
ceux que l’on murmure à un enfant en détresse. Plus ferme qu’une caresse, le
passage de ses doigts serrés cherche à soulager mes muscles contractés. Un
va-et-vient ni sensuel ni brutal, qui finit peu à peu par dissiper mon accès de
désespoir.
Rendez-vous au 129 si votre total de Latence est nul ou au 198 s’il est positif.

171
Malgré l'inquiétude qui me taraude et l'excitation à l'idée de revoir Juliette, je
m'abstiens d'entraîner l'instituteur dans une cabine déjà à moitié pleine. Non
pas que cela soit interdit. Mais depuis la première grande crise sanitaire de
2020, la promiscuité en lieu public est devenue un manque de savoir-vivre.
Nous nous engouffrons enfin dans un ascenseur vraiment libre. Le temps
d'atteindre le cinquième, trois holopubs successives ont réussi à nous
abasourdir avec leurs animations braillardes et agressives pour les rétines.
Nous émergeons dans une salle d'attente peuplée de quelques patients en
pyjamas, avachis dans des fauteuils polymorphiques et hypnotisés par des
bornes connectées. Trois couloirs desservent le hall. Valentin me montre alors
une enseigne indiquant la réception tout près de nous. (rendez-vous au 144)

172
Nous marchons désormais à la même allure que tout le monde, mais toujours
en lançant à intervalles réguliers des coups d’œil en arrière.
- Tu le vois quelque part ? me demande Valentin, haletant légèrement.
- Non, mais ça veut pas dire qu’il nous a lâchés.
- C’est sûr, mais nous sommes bientôt arrivés. Bientôt à l’abri.
Il ne pouvait pas se tromper plus lourdement. (rendez-vous au 182)

173
Le pictogramme sur l'écusson, ce cercle avec deux flammes croisées... C'est le
symbole du S.E.A. ! Estomaquée, je me penche malgré tout par-dessus la
rambarde pour suivre la descente de l'homme en costume. En vain, il se trouve
déjà hors de mon champ de vision.
Cette fois, aucune coïncidence possible. Pas d'histoire de terroriste ayant volé
du matériel militaire. D'une manière ou d'une autre, cet individu est en lien
avec mon père. J'en suis certaine.
La cage d'escalier s'assombrit, un peu comme dans ces anciens fondus
cinématographiques. À présent, je distingue une image floue. Celle d'un lit
d'hôpital à côté duquel se tient l'homme pressé au blason du S.E.A.. Sous les
draps blancs, le visage m'est familier. Je n'ai qu'à me concentrer pour le
reconnaître : Juliette.
Si votre Latence est supérieure à 0, vous gagnez 1 point supplémentaire. 
Des doigts entourent soudain les miens et ce contact me fait sursauter. Mes
yeux ont peine à reconnaître les traits qui me dévisagent avec inquiétude.
- Tu ne te sens pas bien ?
Mes idées s'entrechoquent. Si cet homme en costume m'avait reconnu, je suis
persuadée qu'il m'aurait interpelée. Nous ne sommes pas en sécurité ici. D'un
autre côté, l'idée d'abandonner Juliette alors que je la sais toute proche m'est
insupportable.
- Non, ça va. Je suis juste essoufflée.
Nous franchissons à notre tour le battant et cherchons immédiatement la
réception du service rythmologie. (rendez-vous au 144)

174
Je ne peux pas simplement obtempérer. Malgré ses habits de civil, l'homme est
à l'évidence un militaire. Il émane de lui une résolution professionnelle et
implacable, mais qui n'est que l'écho atténué de celle qui anime son
commanditaire.
- C'est mon père qui vous envoie me chercher ?
Je connais déjà la réponse au fond de moi. Mon seul but est de gagner du
temps. Il sort de sa poche une tige grise et épaisse munie d'un boîtier à sa
base, comme une baguette de sorcier customisée à la sauce troisième
millénaire. Cette vision me frappe d'épouvante. Elle représente toute la torture
mentale et physique qui m'attend si je me laisse capturer et emmener chez
mon sinistre géniteur.
- Ouais. Et il a donné des consignes bien précises. Soi-disant qu'il faut se
méfier de toi, alors tu vas... Eh ! Non !
La terreur me change en une créature aux abois, prête à tout pour échapper à
la meute enragée. Il a dû le lire sur mon visage ou dans mes yeux embrasés,
car il active son arme étrange au moment où je m'élance sur lui.
Il ne voulait pas me tuer. Son truc n'était pas prévu pour ça. Mais la rencontre
entre la charge électrique et mon influx personnel, cette énergie surnaturelle
qui me brûle comme de l'acide si je ne la libère pas, déclenche une onde
destructrice pour nos enveloppes de chair et de sang. Nous nous affaissons
tous les deux, nos organes internes liquéfiés à la même seconde.

175
La crainte de ces armes à feu évolue en une pure terreur quand j’essaie
d’imaginer le sort qui m’est réservé si je retombe entre les pattes de mon
père. En un éclair, je réalise que les deux hommes ont surtout leur attention
braquée sur Valentin.
Ma main se porte au gadget d’autodéfense acquis dans le magasin Bornett. Je
le sors discrètement de ma poche... Sentant un mouvement de ma part, le
plus proche tourne la tête dans ma direction, juste ce qu’il faut pour que le
mince trait lumineux vienne frapper ses rétines. Il pousse alors un cri strident,
percute violemment son partenaire et bascule pour s’écrouler sur le plancher
en position fœtale. L’autre a reçu un coup de coude en pleine mâchoire. Il
vacille également, lâche son pistolet sous le choc. Dans un accès de courage,
Valentin lui lance son poing fermé en plein visage. Il le retire aussitôt en
pressant sa main avec les traits crispés de douleur. Son assaut maladroit a
cependant eu le mérite d’envoyer l’homme rejoindre à nos pieds son acolyte
inconscient. Sonné par les deux coups successifs, il gémit en tenant entre ses
mains son nez sanguinolent.
L’ascenseur s’ouvre alors face au grand hall du rez-de-chaussée. Par miracle,
personne ne se trouve sur le seuil, auquel cas nous aurions eu du mal à
justifier les deux individus prostrés près de nous. L’unique groupe de visiteurs
présent nous tourne le dos pour s’engouffrer dans une autre cabine. Pas besoin
de se concerter pour sortir en hâte et marcher côte à côte d’un pas rapide en
direction de l’issue principale. Je m’attends à chaque instant à être hélée par
quelqu’un, mais nous émergeons finalement au-dehors, sous le soleil
implacable, encore abasourdis par la tournure violente des évènements.
Si vous aviez un SHOCKER S6, il a déjà perdu toute sa charge électrique.
Effacez alors le code homonyme. Dans tous les cas, rendez-vous en 137.

176
Je sens à l’absence de résistance que mon compagnon est pris au dépourvu
par ma réaction. Je lâche alors sa main et dévale de nouveau les marches,
m’attendant à chaque instant à entendre les détonations porteuses d’une mort
certaine. Valentin me suit tandis que nos poursuivants s’égosillent tout en
descendant à notre poursuite, passé l’instant de stupeur :
- Putain, non !
- Je vais tirer ! Ne bougez plus !
Mais non il ne va pas le faire. Même si ma fuite était insensée, je me doutais
bien au fond de moi que ces hommes avaient reçu la consigne de me prendre
vivante. Nous atteignons enfin la porte du rez-de-chaussée et la franchissons
sans regarder si nos poursuivants ont gagné du terrain. De nombreux patients
et visiteurs se retournent sur notre passage tandis que nous avalons au pas de
course la cinquantaine de mètres qui nous sépare des grandes portes vitrées
donnant sur l’extérieur de l’hôpital. Une fois arrivés sur l’esplanade cuisante de
soleil, nous nous retournons un instant pour reprendre notre souffle et voir si
les deux individus armés nous talonnent.
Rien. Même après dix secondes d’attente, aucun signe d’eux. Comme s’ils
avaient renoncé à nous poursuivre au vu de tous. Valentin m’adresse un long
regard désemparé. Je ne sais quoi lui dire. (rendez-vous au 137)

177
Valentin et moi ne pouvons nous empêcher de régulièrement nous retourner
pour voir où en est notre poursuivant. La foule l’empêche de vraiment courir,
mais il gagne indubitablement du terrain. Son visage dépourvu d’expression a
quelque chose de terrifiant, presque cybernétique.
Une fois sur la berge opposée du fleuve, je réalise qu’il est possible d’atteindre
rapidement une autre entrée des jardins flottants en reprenant le quai en sens
inverse. Mon compagnon me signale alors la présence de deux policières en
faction à une centaine de mètres, au milieu du boulevard qui nous fait face.
L’inconnu au chapeau ne ralentissant pas, nous optons très rapidement pour
rejoindre les représentantes des forces de l’ordre (rendez-vous au 165) ou
pour nous engouffrer au sein de la végétation submersible (rendez-vous au
149) ?

178
L’arme aux reflets argentés qui apparaît entre ses doigts n’interrompt pas mon
élan. Au contraire, je me rue avec une énergie qui n’est pas celle du désespoir,
mais plutôt l’influx de cette force indomptable qui embrase sans prévenir
chaque fibre de mon corps. Ma main se referme sur la sienne, sans pouvoir
l’empêcher d’activer son espèce de grand stylo oblongue. Dans un ralenti
absurde et aussi long qu’une éternité, je sens les ondes magnétiques qui en
jaillissent se mêler à ma propre aura.
Alors, je les vois... Mes cellules mutées, les particules ioniques que je dégage,
celles qui imprègnent l’atmosphère devant moi comme un nuage d’or exsudé
par tous les pores exposés à l’air libre. Je comprends enfin ce que je suis. Une
révélation à la fois ultime et primordiale, soufflée par le chaos énergétique qui
vient de se créer entre moi et le militaire. Autour de nous, les badauds hurlent
d’horreur quand nous tombons dans les bras l’un de l’autre, les yeux liquéfiés
par des soleils miniatures et des humeurs en fusion jaillissant de nos oreilles
dans un flot continu.

179
Elle semble attendre une réaction de ma part. Peut-être une preuve de
soumission. Mais un pandémonium de pensées douloureuses oblitère en moi
toute possibilité d’interagir avec elle d’une manière sociale. Quelques secondes
s’écoulent et ses sourcils finement épilés s’arquent vers l’intérieur. Une ride de
contrariété se dessine au-dessus de son arête nasale. Un léger tremblement
anime sa main dans laquelle pèse l’arme vrombissante.
Vais-je me jeter sur elle (rendez-vous au 212) ou attendre (rendez-vous au
193) ? (ψ)

180
Un homme barbu et bien portant fait son apparition. S'il avait troqué blouse
blanche et fraise bleue contre un bonnet à pompon et un pyjama rouge à
fourrure, il était réquisitionné d'office pour distraire la progéniture des badauds
devant les grands magasins, à la mi-décembre. Mais en lieu et place de
bonbons, il ne nous offre qu'un regard soupçonneux.
- Je suis le docteur Gourdon. Vous êtes des amis de madame
Dabreteau ?
J'opine vivement avant d'ajouter :
- Excusez-nous si on vient un peu trop tôt, mais je vis avec elle, c'est ma
colocatrice. S'il vous plaît, nous voulons juste la voir quelques minutes !
Ma requête impulsive ne dégèle pas vraiment le père Noël du service
rythmologie. Il s'attarde sur mon compagnon, avant de ressortir de la même
façon qu'il était entré dans le sas d'accueil. Nous n'avons cependant pas le
temps de nous interroger qu'il réapparaît dans le couloir où il nous incite à le
suivre.
- Je vais vous conduire à sa chambre. Je veux m'assurer que vous ne la
dérangerez pas plus que de raison.
Mais alors que nous commencions à lui emboîter le pas, son épaisse silhouette
nous guidant dans le long couloir immaculé, une prémonition effrayante me
fait vaciller à tel point que je dois me soutenir à l'épaule de Valentin. En
l'espace d'un instant d'une brièveté inquantifiable, je lis dans l'esprit du
médecin qu'il ne nous mène pas du tout vers Juliette, mais entre les griffes de
deux hommes à ma recherche.
Dans un souffle, je signifie au jeune instituteur mon intention de fuir d'ici. Il
me répond par un hochement de tête décidé, sentant lui aussi que les choses
ne tournent vraiment pas rond ici. D'où nous nous trouvons, seuls les
ascenseurs semblent directement accessibles, l'escalier de service se trouvant
dans la direction vers laquelle marche le docteur. Nous nous retournons pour
partir en catimini. Ses cris indignés nous préviennent que la tentative de fuite
discrète fait long feu. Notre course éperdue ne manque pas non plus d'attirer
l'attention des nombreux patients qui déambulent. (rendez-vous au 132)

181
La senteur camphrée et mentholée d’eucalyptus nous escorte tandis que nous
marchons d’un pas pressé sous leurs amples ramures. Comment arrivent-ils à
faire croître des arbres aussi imposants sur ce genre de plates-formes ? Une
énigme qui ne m’intéresse pas vraiment alors que le sentiment d’urgence
m’obsède toujours plus. Quelqu’un presse le pas derrière nous, même Valentin
le perçoit à présent.
Mon compagnon oblique brusquement dans une allée de glycines en pleine
floraison. Les lourdes grappes mauves laissent ensuite place à des ramures
ornées de fleurs jaunes qui poussent sur des buissons épineux. Dans d’autres
circonstances, j’aurais effleuré l’un des panneaux qui jalonnent le sentier pour
activer un hologramme éducatif et en découvrir le nom.
Je réalise mon erreur à nous fourvoyer dans un espace aussi isolé, sans témoin
pour nous protéger de notre poursuivant. Où peut bien se trouver la sortie plus
proche ? La haute végétation empêche pour l’instant d’en voir plus. Un
nouveau croisement en forme de fourche se présente bientôt, au milieu d’un
bosquet de roseaux où résonnent des croassements de batraciens. Vais-je
suivre Valentin qui semble s’orienter naturellement vers la branche de gauche
(rendez-vous au 207) ou l’entraîner vers l’autre, attirée par une vague
intuition (rendez-vous au 156) ?
182
Valentin s’arrête sans prévenir à la hauteur d’une rampe en béton qui descend
vers un passage souterrain. La large et sombre ouverture est entourée
d’affiches arborant des représentants du genre humain souriants, éclatants de
santé. Les anciens parkings souterrains ayant été rendus obsolètes par la
limitation de la circulation en ville, certains ont été transformés en vastes
salles de sport. Des complexes publics, gratuits et obligatoires pour ceux
n’ayant pas validé leur bilan sanitaire afin de combattre l’obésité croissante, la
chirurgie bariatrique ayant connu trop de scandales. De tels lieux sont
cependant interdits d’accès le dimanche, protégés des dégradations par une
étroite surveillance vidéo.
Mon compagnon me désigne la plus proche intersection.
- J’habite juste après. Mais il faut être sûr que personne nous surveille.
À peine a-t-il prononcé ces mots qu’un pressentiment me pousse à faire volte-
face. Quelqu’un arrive sur nous avec résolution. Non pas le propriétaire du
chien, mais une femme aux cheveux ras, de grande taille, sa silhouette
longiligne étroitement moulée dans une combinaison de sport noire. Sans se
soucier de discrétion ni cesser de marcher à grands pas, elle dégaine une arme
à feu comme je n’en ai jamais vu, dotée d’une poignée circulaire et d’un long
canon argenté qui pulse en son milieu d’une lueur d’un bleu fluorescent.
Je sais qu’elle va tirer sans sommation. L’angle de la rue est trop éloigné, aussi
j’attrape Valentin par la manche et l’entraîne avec moi vers l’ouverture du
complexe sportif en contrebas. Un vrombissement étrange nous parvient,
comme la rotation très bruyante d’une hélice brusquement interrompue. Nous
dévalons sans nous retourner la pente jusqu’à nous engouffrer dans un tunnel
faiblement illuminé par l’éclairage de sécurité. Notre intrusion dans le
complexe souterrain déclenche une alarme sonore, aussi destinée à effrayer
qu’à indiquer un signal vers une équipe de surveillance. Tant mieux. J’espère
bien que des forces de l’ordre vont faire fuir l’inconnue en intervenant sur
place. Car je l’entends qui dévale la rampe à son tour pour nous rattraper !
Dans la pénombre froide se profilent des dizaines d’équipements de remise en
forme. Rameurs, vélos scellés, cabines-fits et autres tapis de courses s’alignent
le long des parois jusqu’à remplir la périphérie de l’espace, le centre étant
occupé par une borne d’accueil, des consoles d’enregistrement et des bureaux
fermés en préfabriqué. Une autre rampe sur notre droite permet d’accéder au
niveau inférieur tandis qu’une deuxième salle s’ouvre dans le mur du fond. Les
lieux sont absolument déserts. Malgré l’alarme qui nous vrille les tympans,
nous entendons la fille au flingue futuriste courir pour nous rejoindre.
Il nous faut fuir parmi les équipements sportifs jusqu’à atteindre la salle
suivante (rendez-vous au 199) ou vers la rampe qui descend plus
profondément dans le complexe (rendez-vous au 210).

183
Le chien a cessé d’aboyer pour mieux nous rattraper. Je peux l’entendre se
rapprocher inexorablement, suivi par les claquements de talons de son maître.
Lorsque nous arrivons à une intersection en T et constatons que les ruelles
n’offrent aucun abri, aussi bien que sur la gauche ou la droite, nous savons
que la partie est perdue. Valentin se jette violemment sur une porte toute
proche. En vain, le battant lui résiste.
Je me retourne pour voir le molosse se ruer à notre rencontre, babines
retroussées et écumantes, ses grandes oreilles pointues plaquées en arrière,
une étincelle de férocité au cœur de ses larges pupilles marron. L’homme aux
cheveux poivre et sel se trouve à une bonne vingtaine de mètres et hèle son
animal pour l’empêcher d’attaquer. Tout va trop vite, mais j’ai bien peur que
l’animal n’en ait cure.
Rendez-vous au 189 si votre valeur de Latence est égale ou supérieure à 4 ou
au 200 dans le cas contraire. (Φ)

184
Quand les deux femmes en uniforme nous aperçoivent, nous ne sommes plus
qu’à environ vingt mètres de leur position. À nous voir ainsi avancer vers elles
en forçant le passage, leur réaction n’est guère favorable. L’une d’elles porte
même la main à l’étui qui orne son flanc.
Juste avant de les rejoindre, je me retourne pour chercher du regard notre
poursuivant. Comme je l’espérais, il n’a pas insisté. Même s’il va rester dans
les parages et que nous devons trouver un moyen de lui échapper pour de bon.
- Qu’est-ce qu’il vous prend ? nous lance l’une des policières d’un ton peu
amène.
Je commence par balbutier des excuses, quand Valentin m’interrompt.
- On fait un killer avec mes élèves. Vous savez, un jeu grandeur nature
où il faut attraper des cibles qu’on nous a données à l’avance. On a décidé
d’organiser ça dans le quartier…
- Vous êtes prof ?
Comme il hoche la tête, elle fronce des sourcils sombres qui jurent avec ses
boucles blond platine.
- Et ils sont d’accord pour faire ça un dimanche ? Bon, peu importe. Mais
faites attention à ne pas bousculer les gens. Et on n’a pas non plus envie de
vous ramasser à la cuillère sous une voiture. Compris ?
Nous subissons le reproche sans broncher puis nous éloignons avec beaucoup
d’humilité et des têtes basses de circonstance. (rendez-vous au 188)

185
L’objet aux reflets argentés qui apparaît entre ses doigts n’interrompt pas mon
élan. Au contraire, je me rue avec une énergie qui n’est pas celle du désespoir,
mais plutôt l’influx de cette force indomptable qui embrase sans prévenir
chaque fibre de mon corps. Il hésite, ne se décide à tirer qu’au moment où
j’arrive à son contact. Ma main se referme sur la sienne, sans pouvoir
l’empêcher d’activer son espèce de grand stylo oblongue. Dans un ralenti
absurde et aussi long qu’une éternité, je sens les ondes magnétiques qui en
jaillissent se mêler à ma propre aura.
Alors, je les vois... Mes cellules mutées, les particules ioniques que je dégage,
celles qui imprègnent l’atmosphère devant moi comme un nuage d’or exsudé
par tous les pores exposés à l’air libre. Je comprends enfin ce que je suis. Une
révélation à la fois ultime et primordiale, soufflée par le chaos énergétique qui
vient de se créer entre nous deux. Derrière, Valentin hurle d’horreur quand
mon agresseur et moi tombons en même temps parmi les buissons, les yeux
liquéfiés par des soleils miniatures et des humeurs en fusion jaillissant de nos
oreilles dans un flot continu.

186
- Arrêtez !
Son injonction ne nous dissuade pas de fuir à toutes jambes. Le trait de
lumière bleue qui me frôle en crépitant avant de s’écraser sur le mur près de
l’entrée s’avère par contre beaucoup plus dissuasif. Aucune trace d’impact ou
de brûlure sur la peinture du mur en béton. Juste une très désagréable odeur
d’ozone dans l’atmosphère. Mais exposés comme nous sommes à un nouveau
tir de cette arme sortie d’un film de SF, Valentin et moi avons le même réflexe
de dévier notre course pour nous jeter à l’abri derrière une cabine-fit.
Dans les secondes qui suivent, aucun bruit de pas ni d’une autre décharge du
même genre ne se fait entendre. Osant risquer un œil en direction de notre
poursuivante, je regrette alors que nous n’ayons pas continué de foncer
jusqu’à la rampe extérieure. La femme s’échine à tapoter quelque chose sur le
côté de son arme, comme si cette dernière était sujette à un problème
d’enrayement aussi commun que pour une vulgaire arme à feu.
Nous en profitons immédiatement pour filer de nouveau vers la sortie,
désormais toute proche (rendez-vous au 197) ou pour reculer en tapinois
parmi les ombres et les appareils de l’autre côté de la salle (rendez-vous au
155) ?

187
Elle finit par cesser d’argumenter et entreprend à nouveau de marcher d’un
pas félin autour de la salle, nous obligeant à nous plaquer contre la montagne
de tapis pour ne pas être repérés. Sa démarche est si furtive et l’alarme
tellement sonore que je ne parviens plus à savoir vers où elle se dirige.
Les secondes d’angoisse s’écoulent, de moins en moins tenables. Impossible
de rester ainsi comme des escargots dans leur coquille, elle risque de nous
tomber dessus à tout moment ! Valentin partage le même sentiment, car il
s’incline vers le rebord pour évaluer la situation. Son brusque mouvement de
recul me fait craindre le pire. L’instant d’après, la haute et fine silhouette vêtue
de noir emplit mon champ de vision, son bras tendu dans ma direction, l’arme
exotique pointée sur ma poitrine. (rendez-vous au 193)
188
Sans nous en rendre compte, nous avons franchi la limite invisible qui sépare
le Lyon populaire et ses artères un peu crasseuses du quartier Bellecour. Les
entreprises de sécurité et de nettoyage financées par les commerces du coin
font de ce secteur historique une vitrine moderne et clinquante de la cité.
Même si je suis toujours habitée par un sentiment d’urgence, les nombreux
drones de surveillance qui quadrillent le ciel me tranquillisent légèrement.
- Attends, me fait Valentin. On va où maintenant ?
Mon expression inquiète et mes regards circulaires en quête d’une présence
hostile ne lui apportent pas une réponse à même de le satisfaire.
- On ne peut pas juste continuer comme ça, insiste-t-il. Il faut qu’on se
pose quelque part, qu’on mange un truc et qu’on fasse le point sur ces gens
qui te cherchent. Sur… sur ce qui t’arrive. C’est un truc de fou ! Mais il y a
forcément une explication…
Je ne sais toujours pas quoi lui répondre. Toute ma lucidité est focalisée sur la
détection d’un ennemi.
- Tu n’as pas envie d’aller chez toi ? hasarde-t-il prudemment.
- Non, ce sera forcément surveillé…
- Alors chez moi. D’ici, on y est quart d’heure. Qu’est-ce que ?…
Mon expression figée le pousse à se retourner. De l’autre côté du boulevard,
devant la devanture d’une bijouterie de luxe, un homme tenant un chien en
laisse nous observe. D’abondants cheveux poivre et sel lissés en arrière, vêtu
d’une chemise gris pâle assortie à son pantalon anthracite. Il ne dépareillerait
pas trop dans le secteur si ce n’était son animal de compagnie, un
impressionnant berger allemand dépourvu de la muselière réglementaire.
- C’est pas vrai, souffle à mon côté l’instituteur.
L’homme s’apprête à traverser pour venir à notre rencontre quand il se fait
apostropher par le vigile du magasin. Nous en profitons pour nous éclipser.
Partons-nous vers l’appartement de mon compagnon par le plus court chemin,
en filant dans l’avenue principale (rendez-vous au 150) ou effectuons-nous
plutôt un détour par le vieux Lyon et ses ruelles tortueuses (rendez-vous au
209) ?

189
Une sensation nouvelle et extrêmement perturbante prend le pas sur la terreur
légitime d’être dévorée d’un instant à l’autre par un monstre enragé. Tous les
liquides contenus dans ma tête entrent en ébullition. Veines, artères et
vaisseaux lymphatiques glougloutent en une myriade de ruisseaux prêts à
déborder de leur lit. Cette effervescence devient douloureuse, insupportable, et
j’évacue ce trop-plein d’énergie dans un cri primordial.
Comme s’il venait de s’écraser contre un mur invisible, le berger allemand est
arrêté en plein élan dans un brisement d’os bien distinct. Il glisse sur quelques
mètres puis s’affaisse sur le côté, tout juste avant d’atteindre mes pieds. Du
sang coule de ses deux oreilles. Il gît inerte, tué sur le coup par ce que je lui ai
fait. Des taches noires dansent devant mes yeux.
C’est mon compagnon qui finit par réagir en premier. Il me prend par le coude
et me secoue pour m’inciter à fuir notre poursuivant, toujours pétrifié. La ruelle
ascendante finit bientôt par déboucher sur une voie qui longe le flanc de la
colline, plus large et aussi plus animée, où nos expressions hagardes attirent
particulièrement l’attention des passants. (rendez-vous au 182)

190
Valentin est mort.
Il est mort. Tué, assassiné, occis pour de vrai. Ce garçon à qui j’avais
apparemment plu, d’une empathie exceptionnelle, seulement concurrencée par
son sens du dévouement, a perdu la vie par ma faute. Parce que je l’ai laissé
me suivre dans la spirale infernale qu’est devenue mon existence.
Le désespoir le disputant à l’injustice du destin, je sens un tsunami brûlant
déferler dans toutes les artères de mon corps, un raz-de-marée qui me
submerge de l’intérieur à tel point que je dois hurler comme une démente pour
ne pas imploser. Les yeux remplis de larmes acides, je ne peux qu’entendre le
cataclysme qui se déchaîne autour de moi. Les équipements les plus légers
s’envolent et rebondissent contre les murs, les plus lourds raclent le parquet
dans un crissement infernal, un cri d’effroi féminin retentit puis disparaît
aussitôt, englouti par un vacarme démentiel.
Craignant que le complexe souterrain tout entier finisse par s’effondrer, je finis
par reprendre le contrôle de moi-même et par déclore les paupières. La gorge
me brûle, peut-être définitivement altérée de m’être égosillée au-delà du
supportable. Un spectacle d’apocalypse règne dans la salle, les vélos, rameurs
et cages de musculation gisant un peu partout autour de moi. Dans ce
cimetière d’objets mécaniques, deux silhouettes inertes dépareillent. Valentin
ressemble à une poupée grotesque et sanguinolente affalée contre une cloison.
Quant à la fille… elle est en train de se relever ! Bien que passablement
commotionnée, elle parvient à prendre appui sur une caisse renversée et à se
tenir sur ses jambes en vacillant.
Mes épaules s’affaissent. Un grand vide a remplacé en moi cette débauche
d’énergie. Je n’ai plus le courage d’opposer la moindre résistance à ce qui
m’attend. (rendez-vous au 213)

191
Il réfléchit un instant avant d’acquiescer.
- Oui t’as raison. On ne va pas beaucoup se rallonger en passant par là.
Ce quartier en pente exige cependant des efforts supplémentaires et je
regrette bientôt ma proposition devant les côtes qui se présentent à nous.
D’ailleurs, les quelques autres piétons, les Dragonflys et le vélo que nous
croisons descendent invariablement en sens inverse...
Alors que nous nous accordons un répit à l’ombre d’une bâtisse historique au
porche en bois sculpté, une silhouette apparaît à l’extrémité de la rue.
Animale, et immédiatement suivie par celle humaine qui lui tient la bride…
Le berger allemand pousse un unique aboiement, suivi d’un élan foudroyant
dans notre direction alors que son maître libère la laisse. Je réalise que la
ruelle est par ailleurs déserte. Ce qui ne nous empêche pas d’appeler
désespérément au secours en même temps que nous fuyons vers l’autre
extrémité du passage. (rendez-vous au 183) (ψ)

192
Rares sont les visiteurs à employer les escaliers dans un bâtiment aussi
imposant. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ils semblent aussi vétustes,
avec des murs encore recouverts d'une couche de peinture à l'ancienne qui
s'écaille et une main courante en aluminium complètement oxydée. Sacrifié sur
l'autel des restrictions budgétaires, ce passage glauque est sans aucun doute
évité lors des contrôles sanitaires et de sécurité.
Relativement sportif, Valentin grimpe les marches sans montrer de signe
d'essoufflement. Pour ma part, l'adrénaline réussit encore à me faire ignorer le
point de côté qui me tenaille sous la poitrine. Nous atteignons enfin le palier du
cinquième étage quand la porte qui le dessert s'ouvre à la volée pour laisser le
passage à un homme à la carrure imposante, vêtu d'un costume sombre.
Heureusement que nous nous trouvions côté mur plutôt que près de la
rambarde, car il dévale l'escalier comme un forcené en manquant de peu nous
bousculer. Il ne nous prête aucune attention, à se demander même s'il a
remarqué un seul instant notre présence. Pour ma part, j'ai juste eu le temps
de noter qu'il portait des gants en latex noirs, un écouteur blanc dans son
oreille droite et un écusson officiel sur l'épaule de sa veste. Déjà il disparaît
vers le rez-de-chaussée dans un claquement à répétition de talons rigides.
Si vous avez noté le code FLAMMES, rendez-vous au 173. Dans le cas
contraire, vous franchissez la porte du service rythmologie et vous dirigez vers
l'accueil, au 144.

193
Elle ne va pas tirer, elle doit seulement me capturer. Je n’ai rien fait pour que
mon père souhaite ma mort. D’un autre côté, elle n’a pas hésité à faire feu peu
avant. J’ai le temps de songer à ce paradoxe avant que mon champ de vision
soit empli d’une lumière aveuglante.
L’effet est foudroyant, j’ai l’impression d’avoir été statufiée. Pétrifiée. Ou
plutôt, comme si je n’avais plus de corps. Seules mes pensées affolées et une
vague perception auditive m’informent que je n’ai pas perdu conscience. Pour
le reste, je ne sens plus ni ne vois rien. Un choc très lointain me parvient,
peut-être celui de mon corps tombant sur le parquet. Au-delà perce le timbre
d’une voix indistincte. La femme. Ma gorgone, mon basilic. Son intonation
trahit l’incompréhension et la panique. Que dit-elle ? Seulement bloquer ses
muscles ?
Je réalise alors que mon cœur ne bat plus. Cette fois, on me met sous
l’éteignoir. La réalité me fuit et je plonge dans les ténèbres dont personne n’est
jamais revenu.

194
Lorsque j’atteins le toit-terrasse, les aboiements frénétiques résonnent dans la
rue en contrebas. Au lieu de poursuivre mon compagnon, le chien s’est arrêté
pour signaler ma disparition à son maître, sans toutefois oser me suivre par le
même chemin. Je suis évidemment la cible. Même s’il l’avait désiré, Valentin ne
pouvait espérer faire diversion.
N’attendant pas que l’homme grimpe à son tour les échelons grillagés, je
traverse l’espace à découvert transformé depuis longtemps en dépotoir, ouvre
la porte taguée pour pénétrer dans le bâtiment, puis cours au milieu d’un
appartement dévasté en quête d’une sortie alternative. L’endroit semble être
squatté depuis longtemps, même si par chance, je ne croise pour l’instant
personne.
Un escalier permet de descendre au rez-de-chaussée. Je n’ai a priori pas
d’autre alternative pour quitter les lieux, lorsque j’aperçois au dernier moment
un passage artisanal permettant d’atteindre le rooftop jumeau de l’autre côté
de la venelle. Derrière l’espace béant formé par une large fenêtre démolie,
quelqu’un a jeté en travers de la rue un panneau publicitaire récupéré Dieu sait
où. Ce chemin de fortune surplombe le vide à quatre bons mètres de hauteur,
une ruelle perpendiculaire à celle où retentissent encore les jappements
furieux, sans garde-fou ni rivets, simplement posé en équilibre des deux côtés.
Vais-je me risquer à emprunter ce raccourci (rendez-vous au 205) ou
descendre au rez-de-chaussée (rendez-vous au 147) ?

195
Je suis presque parvenue au seuil séparant le complexe sportif de la rampe
extérieure quand un vrombissement caractéristique s’élève derrière moi.
L’instant d’après, je me sens électrisée au niveau du mollet gauche et perds
aussitôt l’équilibre, tout juste capable de placer mes mains en avant pour
éviter de me fracasser au sol tête la première.
La lumière du jour qui tombe depuis les hauteurs à quelques mètres de là
semble me narguer. Je ne sens plus ma jambe. Elle pèse comme un bloc de
bois et je ne peux que ramper vers la sortie, en sachant que la militaire en noir
va m’attraper ou m’achever d’un instant à l’autre. (rendez-vous au 213)

196
L’angoisse m’incite à finalement courir pour franchir les derniers mètres me
séparant de la porte de service, talonné par Valentin. Derrière le battant se
dévoile un palier aux murs nus et dégradés, desservi par de larges marches qui
grimpent et descendent de manière assez raide. Vu l’exiguïté du passage, ce
n’est à l’évidence pas par ici qu’ils transportent du matériel. Une odeur de
poussière froide y règne, tranchant nettement avec les relents antiseptiques du
couloir.
Nous allions nous y engager quand un bruit de cavalcade en écho à la nôtre
nous alerte. Deux hommes en costumes trois-pièces foncent avec
détermination dans notre direction sans même nous héler, bousculant au
passage les malheureux patients encore sur leur chemin. Avant de plonger
comme des éperdus dans la cage d’escalier pour fuir vers le rez-de-chaussée,
je note au passage que le premier d’entre eux court avec une main glissée à
hauteur de ceinture, serrée sur un objet encore dissimulé par son pan de
veste… (rendez-vous au 128) (Ϫ)

197
J’entends derrière moi Valentin qui me suit dans ma course désespérée vers
l’extérieur, le boulevard et l’animation salvatrice de la ville. Le bref
soulagement que j’en ressens est réduit à néant par un tir de l’arme futuriste,
immédiatement suivi par le son mat d’un corps tombant lourdement. Même si
c’est forcément une erreur, je ne peux qu’interrompre ma fuite pour me
retourner.
Le jeune instituteur gît contre le parquet, les bras en croix, le visage sur le
côté, ventre à terre. Pas de fumée ni de marque de projectile. Mais ses
paupières sont closes, sa bouche ouverte. L’angle singulier formé par son cou
et le sang qui coule de ses narines me fait réaliser que le pire est survenu.
Quelques mètres plus loin, sa meurtrière braque lentement son arme sur moi,
toujours vrombissante et pulsant de cette sinistre lueur bleutée.
- Ne m’oblige pas à le faire. Tu vas coopérer maintenant. N’est-ce pas ?
Sa voix est glaciale, ne trahissant aucune émotion malgré l’acte irréparable
qu’elle vient de commettre.
Rendez-vous au 190 si votre niveau de Latence est supérieur ou égal à 5 ou
au 179 s’il est inférieur.

198
Valentin finit par m’emmener chercher avec lui de quoi nous désaltérer et nous
sustenter. J’ai effectivement la bouche sèche, mais je serais bien incapable
d’essayer d’avaler quelque chose de solide. Une centaine de mètres plus loin se
trouve l’un de ces nouveaux fast-foods safety, conformes aux directives de
santé publique. Il n’empêche que les sandwichs végétaux un peu bizarres
qu’on y sert en majorité ne sont pas donnés du tout. Pour un ado ou un
étudiant, il reste toujours plus facile de se nourrir dans les petits commerces
illicites des quartiers qui craignent un peu.
Alors que mon compagnon accélère pour prendre une place dans la file
d’attente, je le retiens subitement.
- Attends ! On est suivi.
Cette intuition s’est imposée à moi avec une telle puissance qu’il m’est
impossible de l’ignorer. Je me retourne en tous sens, cherchant la menace
invisible. Dans l’avenue qui surplombe le quai, les piétons se pressent en une
foule presque compacte pour éviter les rollers, Dragonflys et autres fonceurs
urbains qui sillonnent la voie principale. Tout près de nous, une passerelle
décorée et surmontée d’une enseigne au nom du Martin-Pêcheur mène sur une
péniche transformée en bar-restaurant. L’établissement est bondé comme tous
ceux de son espèce un dimanche après-midi. Un peu en avant, la moitié de la
large rivière est couverte par des îlots artificiels couverts d’une véritable
végétation, jardins flottants très prisés des Lyonnais, d’autant plus qu’ils sont
en accès libre et gratuit.
Je ne vois personne de remarquable, mais la sensation de danger reste rivée à
mes entrailles. Nous sommes bien trop exposés aux regards sur ce bord de
Saône.
- Hein ? Mais par qui ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demande Valentin,
inquiet de ma réaction.
- J’en suis certaine. Il faut qu'on bouge d’ici !
Bien qu’interloqué, il reste prêt à me suivre. Nous pouvons descendre à bord
de la péniche (rendez-vous au 169), suivre une rampe pour regagner l’avenue
au-dessus de nous (rendez-vous au 110) ou courir pour gagner le labyrinthe
verdoyant des jardins flottants (rendez-vous au 149) ?

199
Valentin me retient alors que je m’élançais pour filer à toutes jambes vers le
fond de la salle. Par une mimique éloquente, il me fait comprendre d’avancer
au contraire en rasant les murs, là où les machines de fitness et les pans
d’obscurité sont à même de nous soustraire aux regards. Ainsi courbés en
deux, nous avançons sur quelque distance avant de nous immobiliser quand la
fille déboule à son tour. D’où nous nous trouvons, planqués entre deux
rameurs, nous pouvons la voir scruter les ombres en quête d’un mouvement
de notre part, son arme inquiétante balayant l’espace devant elle.
Elle avance de quelques pas prudents dans notre direction… avant de se raviser
pour s’orienter vers la rampe qui mène au niveau inférieur. Sa voix retentit
alors dans le vaste complexe, bien claire et distincte malgré l’alarme sonore
qui continue de retentir.
- Viens, Hélèna ! C’est ton père qui m’envoie. Il veut seulement te
protéger. Il a dit qu’il n’y a que lui qui peut te guérir et que tu saurais de quoi il
parle.
Elle continue d’avancer lentement tout en parlant, jusqu’à s’arrêter devant la
rampe. Mon vif espoir de la voir descendre est douché quand elle reprend sa
progression pour contourner les bornes d’enregistrement et examiner le côté
opposé de la salle.
Allons-nous en profiter pour revenir en douce vers l’entrée afin de remonter
dans la rue à la première occasion (rendez-vous au 186) ou patienter encore
un peu (rendez-vous au 211) ?
200
Mon instinct de survie prend une tournure inattendue quand je renonce à
utiliser mes bras pour me protéger de la charge bestiale. Je sais que je dois
infléchir la course du chien, le neutraliser ou même le tuer, par la seule force
de ma volonté. J’en ai la capacité, cette certitude n’a plus besoin d’être
honteusement masquée par des explications rationnelles.
Mais il est déjà trop tard quand j’en prends conscience.
Le maître s’égosille en pure perte, son molosse vient de refermer ses crocs sur
ma gorge. Valentin tente vaillamment de le repousser à mains nues. Mais
maintenant qu’il me tient, l’animal n’a aucunement l’intention de lâcher prise.
Avant d’expirer, je peux lire au fond de ses yeux d’ambre toute la peur mutée
en haine que ma seule présence contre nature lui inspire.

201
La légère porte du préfabriqué n’oppose aucune résistance et je m’engouffre
dans des locaux un peu minables, étriqués et meublés sous la contrainte d’un
budget famélique : sièges repliables, tables amovibles et seulement deux
cabines de douche à entrée payante, sans doute jamais utilisées. Valentin m’a
suivie à l’intérieur. Il ne peut pas me le dire à voix haute, mais son regard
angoissé m’indique qu’il n’aurait pas cherché refuge ici. C’est en effet quitte ou
double. Si elle entre à notre suite, nous serons faits comme des rats.
Nous avançons dans la pénombre ambiante jusqu’au comptoir d’accueil où,
luxe suprême, trône un unique pouf en similicuir à proximité d’une lucarne.
Celle-ci est bien trop étroite pour que l’on puisse fuir par là, mais elle donne un
aperçu sur la sortie du complexe et la rampe qui remonte à l’extérieur. Valentin
s’avance pour y jeter un œil à droite et à gauche, des fois qu’il pourrait y
suivre la progression de notre némésis… quand la porte s’ouvre soudainement
à la volée.
Nous nous retournons pour voir avancer la fille en noir, son arme pointée
directement sur moi. La lumière d’un bleu fluorescent dans le canon s’intensifie
en même temps que s’élève un funeste bourdonnement. (rendez-vous au 193)
(Φ)

202
Un homme corpulent renverse un peu de son verre quand j'essaie de la
dépasser pour me diriger vers le fond. J'ignore ses protestations, bouscule
ensuite une trentenaire en robe à bretelles qui laisse peu de place à
l'imagination et réussit à me rapprocher du fond de la salle malgré le nombre
incroyable de clients qui forment un groupe compact. Un bref coup d'œil me
permet de réaliser que Valentin est resté à une dizaine de mètres en arrière,
n'osant pas fendre la foule avec autant de violence. Taraudée par ce sentiment
croissant d'urgence, je franchis la porte des toilettes sans l'attendre.
Deux vasques face à un immense miroir, deux cabines aux battants
entrouverts d'où émanent des relents âcres de désinfectant mêlé d'urine, et
c'est tout. Que suis-je venu me réfugier ici, telle une souris dans son trou ?
Je m'apprête finalement à m'enfermer dans l'un des réduits malgré l'odeur
quand la porte derrière moi s'ouvre brutalement. Ce n'est pas le jeune
instituteur qui m'a rejointe, mais un costaud aux cheveux d'un roux
flamboyant, aux yeux verts, vêtu d'un t-shirt blanc qui moule ses
impressionnants pectoraux. Sa main droite est enfoncée dans sa poche de
jean.
- On va sortir toi et moi. Tranquillement, sans attirer l'attention. Si tu
hurles, je bute ton petit copain, précise-t-il avec un mouvement de tête vers la
salle dans son dos. Compris ?
Rendez-vous au 126 si vous avez le mot SHOCKER, qu’il soit V6 ou V-B.
Sinon, allez au 174.

203
Une fois la Saône franchie, par ce raccourci finalement plus pratique que
l’imposant pont Bonaparte qui s’élève à peu de distance en amont, nous
grimpons une autre rampe menant sur le boulevard, tout aussi arpenté que
celui d’en face. J'avise à une cinquantaine de mètres deux policières chargées
de suppléer les drones de surveillance habituels.
La sensation d’un danger imminent ne m’a pas quittée. Aussi ne suis-je pas
surprise quand Valentin attire mon attention sur un homme qui nous a suivis
par le même itinéraire, marchant vers nous avec une froide détermination.
Athlétique, t-shirt sombre et blue-jean, barbe taillée en bouc, sa coolitude
apparente ne survit pas au regard de chasseur avec lequel il nous fixe, tout en
bousculant sans ciller ceux qui encombrent son chemin.
Mon premier réflexe est de rejoindre les représentantes des forces de l’ordre
(rendez-vous au 184). Une autre possibilité est de marcher bravement à sa
rencontre (rendez-vous au 206).

204
Douze ans fermes de réclusion, dégradé et exclu à vie de toutes
fonctions publiques et militaires, plus les indemnités pécuniaires au profit de
ses victimes. Reconnu coupable d’enlèvements, séquestrations, abus de
pouvoir et détournement de matériel militaire aussi bien que de fonds publics,
mon père n’a pas bronché à l’énoncé des sentences. Au cours de la journée
qu’a duré le procès, je n’ai pas eu l’occasion de croiser son regard, encore
moins celle de lui reparler. Le son de sa voix, je l’ai entendu quand il assurait
sa propre défense, n’ayant rien laissé à son avocat commis d’office. Loin de
plaider une perturbation mentale ou de partir dans ses délires cosmiques, il a
affirmé avoir seulement eu envie de faire peur à ses proches, de leur faire mal
même, pour les punir de ne pas lui donner assez d’amour. Un argumentaire
ubuesque, complètement décalé avec le ton froid et monocorde employé, qui
n’a sans doute pas convaincu le juge, sauf d’une chose : de la dangerosité de
l’accusé. Pour ma part, j’ai gardé sous silence la teneur de notre conversation
lors de ce samedi de sinistre mémoire, désirant uniquement qu’on l’enferme
loin de moi, et non pas dans un asile où il aurait des chances de convaincre les
médecins de le laisser sortir après quelques semaines.
Avec ma mère, nous nous sommes tombées dans les bras quand j’ai eu
l’occasion de la revoir, saine et sauve. Elle n’avait pas été maltraitée,
seulement retenue captive quelques jours par des militaires du S.E.A., le
service où officiait mon père. Les agents et sous-officiers complices de ses
exactions vont faire l’objet d’un procès à part, de même que la fille qui m’a
poursuivie dans le complexe sportif et tous les autres qui ont quasiment
attenté à ma vie.
Ce n’est pas normal. Tout comme l’absence de médias, la brièveté de
l’audience, la rapidité avec laquelle a été établie la date du jugement, les
excuses qui m’ont été servies pour ne me donner aucune information tangible
sur l’enquête en cours… J’ai redouté qu’on cherchât à protéger mon père.
D’entendre sa condamnation m’a ôté un terrible poids dans la poitrine.
Apparemment, cette affaire relève du secret défense, même si personne n’a
utilisé l’expression. Mon témoignage a été enregistré jusqu’au bout, mais j’ai
bien senti qu’on ne désirait pas vraiment que j’en rajoute. Les faits et
uniquement les faits.
Juliette était trop faible pour assister à l’audience, ses deux ravisseurs ayant
utilisé un chloroforme spécial pour l’emmener à l’hôpital Pradel. Un produit très
nocif qui l’a rendue incapable de marcher pendant des semaines entières.
L’épreuve semble surtout l’avoir profondément affectée. Sous le vernis des
vieilles blagues et la façade des effusions de joie, je perçois une béance, un
trou noir qui aspire inexorablement des pans entiers de notre histoire
commune. Elle a beau tirer des plans sur la comète, imaginer prochainement
des vacances ensemble pour oublier les violences subies, je sais qu’elle
éprouve envers moi un nouveau sentiment, trouble et inavouable. Comme de
la peur. Je sais aussi que notre amitié n’y résistera pas.
C’est bien le problème, mes capacités surnaturelles ne se sont pas estompées
avec la fin du cauchemar. En particulier, cette connaissance intime des autres,
cette perception de leurs pensées, même quand je ne le souhaite pas. Je
m’astreins quotidiennement à des exercices inspirés de la voie bouddhiste afin
de canaliser cette forme inédite de perception. Depuis quelques jours, je passe
tout mon temps à traquer sur le Net et dans des livres les références à ce
genre de pouvoir. Il doit bien exister d’autres personnes comme moi !
Rendez-vous au 215 si vous avez noté le code CÉLADON ou au 214 dans le
cas contraire.

205
Je n’ai jamais été sujette au vertige et ce ne sont finalement que trois mètres
à franchir. N’écoutant que mon courage, je pose un pied sur le panneau qui
s’avère étonnamment stable. Je finis par traverser la passerelle improvisée et,
une fois sur la terrasse, recherche un moyen de descendre. Aucun escalier
extérieur ici, il me faut passer par la lucarne ouverte et ses échelons qui
mènent à l’appartement du dessous.
À peine ai-je découvert que les lieux sont cette fois habités et vaguement
entretenus qu’une vieille aux cheveux dégarnis me tombe dessus, surgie du
salon attenant et me menaçant avec un couteau de cuisine. Précédée de
puissants relents d’alcool, elle vocifère d’une voix éraillée.
- T’es qui toi ? Qu’est-ce que tu fous chez moi ?
- Pardon, je me suis trompée. Je cherche juste à…
- Dégage, sale pute ! Dégage ! Je vais te tuer !
La lame sabre l’air devant moi, m’incitant à reculer en catastrophe jusque dans
l’entrée jonchée de vêtements et de sacs plastiques d’une autre époque. Un
chat cadavérique crache et s’enfuit du capharnaüm tandis que je me jette sur
la poignée de porte. Poursuivie de loin par une volée d’injures, je dévale
l’escalier à toutes jambes, cours jusqu’à la sortie et me précipite dans la rue
sans penser à y jeter un œil de reconnaissance. Une silhouette masculine dans
la rue me fait paniquer un instant… avant de réaliser qu’il s’agit de Valentin.
D’un geste, il me fait signe de le suivre en silence dans une direction opposée
à celle de notre poursuivant et de son allié animal. Nous nous esquivons ainsi
jusqu’à une voie qui longe le flanc de la colline, plus large et aussi plus
animée. (rendez-vous au 182)

206
Ma volte-face prend de court Valentin qui essaie au dernier moment de me
retenir. Je réussis cependant à échapper à sa prise.
Cet homme n’a sans doute pas l’autorisation de me faire du mal. Même si tel
était le cas, il lui serait compliqué d’agir ainsi au milieu de la foule. Résolue à le
prendre à partie plutôt que de fuir comme une proie facile, je réduis la distance
qui m’en sépare.
Brève satisfaction, il se montre d’abord très surpris et s’immobilise au milieu
des badauds. J’essaie de ne pas ralentir, de me montrer résolue pour le faire
douter. Mais quand je le vois chercher quelque chose dans sa poche arrière de
jean, ma belle conviction prend un coup dans l’aile. (rendez-vous au 178)
(ψ)

207
Ce passage sert d’abri à un couple pris dans une étreinte passionnée, sous le
dais odorant d’un chèvrefeuille en fleurs. Alertés par notre approche peu
discrète, les fringants quinquagénaires s’écartent subitement avec la même
expression coupable, qui aurait pu m’amuser en d’autres circonstances.
J’hésite un instant à profiter de leur présence, à m’arrêter auprès d’eux en
partant du principe qu’il ne nous arrivera rien devant témoins. Mais Valentin
me dépasse, ayant déjà réalisé que le chemin débouche sur un porche qui
marque la limite des jardins flottants.
Une fois revenue sur la berge en ciment, j’ose me retourner en m’attendant à
voir un ravisseur lancé à nos trousses. Mais personne n’émerge de la
végétation. Nous jetons des regards affolés à la ronde, mon compagnon
semblant désormais contaminé par ma propre panique. Comme rien ne nous
menace directement, nous finissons par regagner l’avenue bondée et nous
éloigner en jouant des coudes. (rendez-vous au 188)

208
Le bénéfice de la surprise ne dure guère. Notre assaillante surgit soudain avec
un cri rageur, son engin vrombissant pointé sur nous, la fantastique lumière
bleue éclairant par en dessous la sévérité de ses traits. Nos yeux sont des
organes trop rudimentaires pour voir jaillir quelque chose de l’arme lorsqu’elle
l’active. Mais Valentin se retrouve à terre l’instant suivant, tenant à deux mains
l’une de ses cuisses.
Il gémit, rampe d’abord sur les coudes dans une vaine tentative pour
s’éloigner, puis s’arrête pour masser frénétiquement ses jambes curieusement
raidies et alignées, comme si elles venaient d’être changées en bois.
- Bordel, qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
La femme en noir le contemple un instant, vaguement surprise, avant de s’en
désintéresser pour croiser mon regard. Dans le sien, je n’y lis aucune chance
de négociation ou de compromis, juste la volonté d’en finir.
Notez le code CÉLADON puis rendez-vous au 179.

209
Valentin acquiesce et nous marchons du pas le plus rapide que nous pouvons
sans courir, en direction de l’intersection la plus proche. Assez familiarisé avec
ce quartier de la ville, il nous fait bifurquer de gauche à droite, sans perdre le
cap vers les contreforts de Notre Dame de Fourvière. À Lyon comme à Nantes,
la misère côtoie l’opulence avec la même absence de retenue qu’une
centenaire outrageusement maquillée. En l’espace de deux minutes à peine,
nous sommes passés des pavés brillants de propreté au tarmac défoncé de
passages étroits, sordides et nauséabonds, jalonnés de conteneurs collectifs
qui débordent d’ordures. Personne ne transite plus par ce secteur. Quant aux
riverains, ils trompent l’ennui à cette heure trop chaude devant leurs colonnes
connectées. Résultat, les ruelles sont désertes quand retentissent à distance
les aboiements caverneux du fauve.
Mes jambes flageolent de terreur. Je me serais affaissée si mon compagnon ne
m’avait pas saisi la main pour m’entraîner de force à sa suite dans une fuite
éperdue. Le chien a cessé de japper, sans doute pour s’élancer à notre
poursuite. Il semblait déjà si proche ! Une épave humaine est échouée en
travers du passage. Elle s’agite et râle une injure tandis que nous l’enjambons
en pleine course, mon talon lui écrasant un doigt au passage. Il me semble
entendre des halètements animaux derrière nous quand j’aperçois un escalier
extérieur métallique qui grimpe jusqu’à un toit-terrasse. Il s’agit de l’un de ces
rooftops très tendance il y a une dizaine d’années et qui étaient destinés à
remplacer les bars traditionnels dans l’espoir de renforcer le tissu social urbain.
Au cas présent, j’y vois surtout une échappatoire potentielle au molosse. Mais
Valentin qui me devance a déjà bifurqué dans une traboule adjacente.
Je dois décider en une fraction de seconde entre le suivre (rendez-vous au
183) ou gravir les marches de fer (rendez-vous au 194).

210
L’alarme retentit moins fort au deuxième sous-sol. La configuration des lieux
est identique à celle du niveau supérieur, seuls les équipements diffèrent. La
salle est ici partagée en différentes sections réservées aux séances de fitness
collectives, avec en conséquence encore moins d’équipements pour nous
dissimuler. Seul le centre est cloisonné par des parois en préfabriqué, abritant
vestiaires et espaces réservés aux animateurs. Si j’espérais que notre descente
ait été couverte par les ululements du système de surveillance, j’en suis pour
mes frais. Nous entendons distinctement notre poursuivante dévaler la rampe,
elle va nous découvrir d’un moment à l’autre.
Valentin prend aussitôt l’initiative de contourner l’espace central, dédaignant la
nouvelle rampe menant au niveau -3 ou l’encadrement au fond qui conduit à
une autre salle. Il compte ainsi effectuer un discret mouvement circulaire
autour des bureaux et rejoindre la rampe dans le dos de notre ennemie
pendant que celle-ci fouille l’endroit. L’idée me semblant meilleure qu’une fuite
vers des profondeurs sans issue, je le suis en tâchant de ne rien heurter au
passage.
Nous avons presque contourné la moitié de l’espace central quand les bruits de
course s’interrompent lorsque la fille armée atteint le bas de la rampe. Nous
nous figeons sur place, incapables à présent de la voir, seulement d’écouter
vers où elle va se diriger. Elle reprend bientôt sa progression, d’un pas cette
fois mesuré. Sans doute est-elle à l’affût du moindre bruit maintenant que
l’alarme parvient jusqu’ici de manière plus étouffée. La chance ne nous sourit
pas. Elle vient directement dans notre direction !
Cette fois, c’est moi qui réagis la première. En m’élançant dans la direction
opposée avec l’intention de remonter la rampe au pas de course (rendez-vous
au 186) ou en pénétrant dans l’espace central, afin de nous dissimuler à
l’intérieur d’une pièce réservée au personnel (rendez-vous au 201).

211
Je sens que le jeune instituteur veut en profiter pour prendre la tangente, mais
je le retiens. L’alarme sonore est trompeuse. Dans ce vaste espace, nos bruits
de pas résonneraient en écho et elle pourrait malgré tout les percevoir. Nous
observons donc notre ennemie marcher jusqu’à atteindre l’issue qui donne sur
la salle suivante. En toute logique, elle devrait s’y engouffrer et nous laisser le
champ libre pour décaniller… Mais non ! Méthodique jusqu’au bout des ongles,
elle a visiblement l’intention de vérifier de notre côté si nous ne nous terrons
pas comme des lapins.
Elle va nous apercevoir d’un instant à l’autre et je regrette amèrement de ne
pas avoir filé une minute plus tôt. Il ne nous reste plus qu’à espérer la prendre
par surprise en bondissant vers la sortie. (rendez-vous au 186) (ψ)

212
Prenant mon adversaire de court, je la pousse violemment pour la faire chuter
en arrière. Malgré tout son entraînement, elle ne réussit pas à éviter mon
assaut maladroit, heurte un caisson de rangement et perd l’équilibre. (Ϫ)
Un court instant seulement, car mon ennemie réussit déjà à remettre la main
sur son effrayant pistolet. Je devrais faire volte-face, m’enfuir en espérant
qu’elle me rate. Mais à si courte distance, cette éventualité relève tout
simplement du domaine de l’impossible. Mes jambes flageolent quand elle
pointe de nouveau l’arme dans ma direction. (rendez-vous au 193)

213
Mon ennemie et moi partageons la même stupéfaction quand quatre policiers
en uniformes déboulent dans la salle de sport, pistolets en mains. Sans doute
appelés sur les lieux par le système d’alarme, ils semblent un instant hésitants
à la vue de deux femmes, dont une équipée d’une arme pour le moins
impressionnante. Mais leur chef a tôt fait de mettre celle-ci en joue, tandis que
les trois autres s’écartent pour nous encercler.
- Restez où vous êtes ! Toi, tu poses ça par terre. Doucement !
Mon regard éperdu passe alternativement de la militaire à ces sauveurs
providentiels. J’ai craint un instant qu’ils soient eux aussi à la solde de mon
père ou de sa division. Mais à en juger la sombre expression de ma
persécutrice, celle-ci ne travaille pas main dans la main avec les forces de
l’ordre régulières. Elle s’exécute de mauvaise grâce.
- Vous ne devriez pas intervenir. Je suis brigadier-chef du S.E.A., section
des opérations spéciales. Directement sous les ordres du colonel Wolansky.
Vous êtes en train d’interférer avec ma mission.
- S.E.A. ? Connais pas. Ni de colonel Wolansky. Vous avez une carte ou
un code à me donner ?
Agacée, mais ne disposant sans doute pas de ce qu’on lui réclame, elle me
désigne du menton.
- C’est la fille de l’ingénieur principal Liaigre, du Service des Essences des
Armées. Elle lui a volé des renseignements militaires sensibles pour les
refourguer à la section armée des Enfants de Gaïa. J’ai été chargée de
l’intercepter.
Mon explosion de protestations hystériques conduit les policiers à nous
menotter en ignorant les menaces crachées par la militaire. Ils nous escortent
à l’extérieur puis nous font entrer dans leur véhicule de patrouille, sans
vraiment attiser l’intérêt des badauds, plutôt habitués à ce genre
d’interpellation. (rendez-vous au 204)
214
Ces recherches frénétiques sont aussi un moyen d’oublier ce week-end
cauchemardesque, de cesser de tressaillir chaque fois qu’un inconnu passe
trop près de moi dans la rue. J’ai toujours peine à croire que mon père a perdu
son omnipotence. Que de sa cellule, il ne soit pas capable d’envoyer quelqu’un
d’autre pour me punir.
Ce n’est pourtant pas lui qui vient me hanter dans mes rêves, lorsque le
sommeil réussit péniblement à me prendre. Mon univers onirique n’est peuplé
que de Valentin. Il me parle, me sourit, me tient compagnie. Nous marchons
ensemble puis, invariablement, il connaît un destin funeste qui me réveille en
sursaut. Et chaque fois, l’insupportable prise de conscience. Ce retour à une
réalité où le jeune instituteur est irrémédiablement parti, sans aucune
possibilité de retour dans mon existence, sa vie envolée. Par ma faute.
Je sais bien que je ne suis pas vraiment responsable. Je n’avais même pas
insisté pour qu’il m’accompagne lors de ce dimanche sanglant. Mais il est la
principale victime de cette affaire, le dommage collatéral de la folie de mon
père. Le pire étant qu’il n’aurait pas dû mourir. L’arme paralysante mise au
point dans les laboratoires secrets du S.E.A. n’était qu’un prototype avec un
léger défaut, un risque de létalité pour les individus souffrant d’une anomalie
cardiaque. Comme Valentin. Quant à moi, j’ai toujours l’espoir de m’en
remettre un jour. Comme s’en remettront peu à peu Nathalie et Juliette.
À défaut d’être ma future ex-copine, cette dernière n’est déjà plus ma
colocatrice. C’est moi qui en ai pris l’initiative, une fois que m’est tombée
dessus la manne financière consécutive au jugement. J’ai pris en location pour
moi seule une vieille maison individuelle en banlieue lointaine, avec un jardin
accolé à un parc à l’abandon, quasiment retourné à l’état sauvage. Comme je
ne voulais pas lui mentir, j’ai concédé une demi-vérité. Que j’avais besoin de
me retrouver seule avec moi-même pour digérer ce terrible point de bascule
dans mon existence. Qu’elle pourrait venir quand elle voudrait et inversement.
Même si je n’ai pas eu le cœur de lui avouer que je voyais en elle comme dans
un livre ouvert et que ses nouveaux sentiments à mon égard m’étaient
insupportables. D’ailleurs, Juliette n’a pas trop simulé la déception. Alors nous
continuons à nous voir et à nous appeler, presque tous les jours. Pour parler de
tout, de rien. Enfin, surtout de rien.
Je me demande parfois si mon père n’est pas devenu le psychopathe que j’ai
découvert à cause du même genre de tourments. Il ne l’a pas vraiment laissé
entendre, mais avait-il lui aussi des capacités spéciales, dont ne dispose pas
normalement le genre humain ? Car à force de garder ça pour moi, de museler
coûte que coûte cette force mystérieuse, je sens que je vais devenir cinglée à
mon tour. Je cherche la paix dans mon coin de verdure, allongée au crépuscule
sur l’herbe à observer les oiseaux, le hérisson et même l’écureuil qui sortent
régulièrement du bosquet pour visiter mon jardin. Dans ces moments-là, mon
fardeau inavouable m’est un peu moins pénible à porter. (rendez-vous à
l’ÉPILOGUE)
215
Je pensais que Valentin se serait évaporé après un tel cauchemar. À sa place,
c’est sans doute ce que j’aurais fait. D’autant plus que je ne lui ai toujours
donné aucune explication sur les phénomènes inexplicables dont il a pu être
témoin. Je continue d’éluder le sujet.
Mais non, il est toujours là. Je lis trop facilement dans son cœur l’attirance et
l’attachement que je suscite en lui, encore raffermis par les dangers vécus côte
à côte. Pourquoi ? Ma conscience extra-lucide ne va pas jusqu’à m’en dévoiler
les raisons. Peut-être est-il le genre d’homme à être irrésistiblement attiré par
la rareté, l’anticonformisme ou les personnes décalées. Dans ce cas, c’est sûr
qu’il est servi avec moi… Quoi qu’il en soit, de percevoir avec autant d’acuité
ses sentiments quand il me parle, encore plus quand il me touche, me
bouleverse au plus haut point. Cette chaleur presque tangible me donne envie
de pleurer tellement c’est beau, tellement j’en ai besoin, tellement cela
m’effraie. D’ailleurs, je me retrouve très souvent à sangloter entre ses bras,
submergée par une émotion que personne jusqu’alors, pas même Juliette,
n’avait réussi à me faire partager.
Si je m’entraîne désormais à canaliser mon pouvoir, cette fantastique énergie
interne qui sommeille dans mon organisme, c’est en priorité pour lui. Quand
mes souvenirs douloureux me laissent un peu tranquille et lorsque l’angoisse
liée à ma nature hors du commun consent à me lâcher la bride, alors j’appelle
Valentin et ne désire que passer du temps à ses côtés. Je pense même lui
proposer un soir prochain de rester dormir avec moi. Dans cette société
enfiévrée où toute chose se doit d’être rapidement consommée, dans ce
monde où l’on nous propose de revivre incessamment l’attrait illusoire de la
nouveauté : nourriture, loisir, travail ou relation sexuelle, mon compagnon fait
preuve d’une patience et d’une sagesse presque anachroniques. Ce qui ne le
prive pas d’un puissant pouvoir de séduction. J’apprécie particulièrement la
fermeté de son regard, ses réparties sensibles et ses petites attentions de
chaque seconde...
Trois jours plus tôt, nous avons fait l’amour pour la première fois. Enfin, pas
complètement. C’est arrivé par surprise, sans que nous l’ayons prémédité ou
vu venir. Nous étions dans son appartement et c’est moi qui me suis jetée à
son cou pour l’embrasser avec une passion dont je ne me serais pas crue
capable. Nos baisers et ses caresses m’électrisaient plus que de raison, j’en
avais bien conscience. Ce n’était pas douloureux, mais l’impression que sa
langue allait fusionner avec la mienne était effarante et délicieuse à la fois.
Mon corps réclamait le sien, non pas pour lui soutirer son énergie, mais pour la
mêler à la mienne et transcender ainsi nos sens jusqu’à la déraison. Mais
quand il s’est retrouvé en moi, je n’ai pu le supporter plus de trois secondes.
Aucune douleur pourtant, mais la terreur de perdre mon humanité dans ce
maelstrom de sensations inédites.
Je l’ai repoussé sans prévenir. Tacitement, nous avons mis ça sur le compte de
mon traumatisme encore récent. Au fond de moi, je crains fort cependant de
ne pas réussir à surmonter ma nature différente. Alors je m’exerce à contrôler
tout ça. Je ne désespère pas…
Juliette est contente pour moi. Mais comme je l’avais prédit, nous avons cessé
la colocation et nous ne nous voyons plus que le week-end. De temps en
temps. La manne financière qui m’est tombée dessus à la suite du jugement
m’a permis de louer un vieux pavillon individuel avec jardin dans une banlieue
calme et tout près d’un parc à moitié sauvage. Un peu démesuré pour moi
toute seule, mais l’absence de contact visuel ou sonore avec des voisins me
fait un bien fou. Le silence, le hérisson qui vient me rendre parfois visite le soir
en provenance du bois, le chant des merles voraces, les heures passées au
jardin dans les bras de Valentin à contempler ce coin de verdure, cela suffit
parfois à mon bonheur. (rendez-vous à l’ÉPILOGUE)
ÉPILOGUE

Une fois de plus, je m’extrais du sommeil dans l’obscurité, comme cela


m’arrive à présent trois ou quatre fois par nuit. Fatalement, ma première
pensée est la crainte de ne pas réussir à me rendormir. Je sais que tout irait
mieux si je ne passais pas mes journées physiquement et psychiquement
épuisée. Surtout, ne pas ouvrir les yeux pour regarder l’heure. Identifier la
source du réveil, y remédier puis tâcher de faire le vide dans mon esprit avec
de longues et lentes respirations, pour espérer regagner très vite les faveurs
de Morphée.
Mais cette fois, ce n’est ni un mauvais rêve, ni la sensation d’avoir oublié
quelque chose d’urgent, ni même l’envie d’uriner qui est en cause. D’ailleurs,
je me rappelle confusément m’être levée il y a peu de temps pour un passage
à tâtons aux toilettes.
Du bruit dehors. C’est impossible, ma fenêtre donne sur l’arrière, pas sur la
rue et son maigre voisinage ! Un faisceau de lumière violette balaie les murs
de ma chambre malgré les volets et le rideau occultant. Terrorisée, je perçois
un bourdonnement qui évoque un puissant moteur au ralenti. Ils sont dans
mon jardin ! L’instant que je redoutais le plus est en train d’arriver : les sbires
de mon père viennent accomplir sa vengeance ou ses volontés psychotiques,
en passant par-derrière pour me kidnapper sans témoin. Si je ne réagis pas, je
vais finir au fond d’une cave, soumise à d’obscures expériences scientifiques.
Maudissant la justice qui ne m’a pas autorisée à conserver une arme
personnelle, je me lève, enfile une doudoune légère et glisse mes pieds nus
dans mes vieilles Converses, toujours dans le halo du projecteur braqué sur
ma fenêtre. Le son émis par le véhicule m’empêche d’entendre des bruits de
pas furtifs à l’extérieur, mais je les imagine déjà encerclant la maison pour me
couper toute issue. Sans doute est-il déjà trop tard pour passer par la porte
d’entrée et fuir dans la rue. Ils doivent m’y attendre.
Je me faufile donc jusqu’à la véranda pour voir comment mes ravisseurs ont
réussi à investir le jardin. Ma seule chance est de passer dans le parc puis de
disparaître dans la dense végétation. Une froide détermination m’envahit
également. Toutes ces semaines à canaliser mon énergie mystérieuse, à
museler cet écho de ma volonté capable d’agir sur la matière… Je suis prête
cette fois à lui lâcher la bride, à en user s’il le faut contre quiconque voudra me
faire du mal. Tout plutôt que de tomber entre leurs mains.
Lorsque je parviens face à la baie vitrée, mon cerveau éprouve des difficultés à
appréhender la forme qui se dresse au milieu de la pelouse mal tondue, à
égale distance entre la maison et la limite boisée qui clôture le fond du jardin.
Un bref instant, j’ai l’impression d’un baobab ventru, sans branches et haut
d’une dizaine de mètres, qui aurait poussé là en quelques heures. Mais la
lumière violette qui pulse en provenance de son sommet n’a rien de naturel,
tout comme les trépidations qui animent sa surface écaillée, bien plus
approchante d’une peau de reptile que d’une écorce ligneuse. Ce que j’avais
pris pour un bruit de moteur provient de ce monolithe. Je constate alors que sa
base ne repose pas sur l’herbe. Elle lévite sur un coussin d’air invisible, un peu
similaire à celui des Dragonflys, si ce n’est que la masse ici portée se mesure
en dizaine de tonnes.
Le nimbe coloré qui auréolait jusqu’alors la maison se concentre soudain en un
cône de lumière braqué sur ma personne. Alors je vois tout.
L’agencement intérieur du véhicule avec ses vingt-deux modules aux parois
fluctuantes, sa coque issue d’un minéral mou et régulièrement vitrifié, son
alimentation photonique et sa dépendance à la poudre d’aérolithe. Son
équipage de dix-neuf membres, dont trois larvaires destinés à la sustentation
plus un de l’espèce humaine. Quand je me focalise sur ce dernier, je le perçois
d’abord comme le XY2, avant de le distinguer plus en détail : Caucasien, yeux
marron, cheveux bruns, groupe O-, myope et hypermétrope, trente-six ans,
immunité I3, calvitie précoce, léger diabète. D’un effleurement de sa
conscience, je perçois son prénom : Pavel. Son sentiment prédominant aussi :
la curiosité.
Une voix emplit ma conscience. Pas celle de XY2, mais en provenance du
Navigateur.
- Viens.
C’est un ordre, une invitation et une supplique à la fois. La baie coulisse
doucement sur son rail tandis que je pousse le battant pour inspirer l’air
nocturne. Des essences olfactives inconnues me picotent le nez tandis que je
m’approche du véhicule. À sa base, une ouverture ovoïde se découpe, tout
juste assez large pour que je puisse m’y glisser. Mes doigts tressaillent au
contact de cette matière lisse et rêche qui permet au véhicule de franchir le
vide spatial. J’hésite un instant devant la perspective de tout ce que je vais
perdre en franchissant ce seuil.
Mais pas longtemps.
Juste un instant.
(∞) 7
Une chose est sûre, je n’irai pas me planquer derrière le bar, juste à côté de la
vingtaine de bonbonnes en verre rempli de rhums arrangés et de whiskies
exotiques. La chimie appliquée n’a jamais été ma matière favorite. Mais après
six années depuis le lycée à en suivre expériences pratiques ou cours
théoriques prévus dans mon cursus, le pouvoir de combustion spontané de
l’éthanol – C2H6O – me revient tout naturellement à l’esprit. À moins de
désirer une mort plus rapide, je n’ai rien de bon à espérer de ce refuge.
Vais-je en conséquence me diriger vers la sortie (rendez-vous au 49) ou suivre
ceux qui partent vers la piste de danse (rendez-vous au 100).

(Ϫ) 21
Ma troisième tentative est la bonne. Le rectangle en similiverre sort de son
renfoncement sur un côté. Une mélodie retentit l’instant d’après, depuis l’autre
côté du bâtiment. Non pas une mélodie, mais une alarme lancinante et
sinusoïdale, passant alternativement d’un sourd vrombissement à une montée
dans les aigus.
Je repousse le panneau branlant puis fais passer d’abord mon sac à dos, avant
de suivre le même chemin tête la première. L’espace est suffisant. Je me
retrouve sur la surface dure et froide du chemin en aggloméré qui coupe la
pelouse synthétique. Toutes les lumières se sont déclenchées dans le reste de
la maison. Le dos courbé, je cours vers la haie de thuyas, eux naturels et
suffisamment hauts pour décourager la curiosité des promeneurs.
Un bref regard en arrière me permet de voir la silhouette de mon père qui se
découpe dans l’éclairage de la pièce de vie. Pourvu qu’il ne m’ait pas encore
aperçue ! Je me faufile à quatre pattes sous les résineux, brise une multitude
de branches, reçois en rétorsion de nombreuses griffures aux mains et au
visage, avant de réussir enfin à traverser la barrière végétale. (rendez-vous au
70)

(Ж / ∞) 24
C’est agaçant, car je connais la réponse, mais le souvenir m’échappe. J’ai déjà
vu ce paysage. Pas dans une de ces revues numériques que je consultais sans
arrêt dans ma période des voyages à l’étranger. Non, c’est autre chose. Pas un
univers tiré d’un film fantasy ou futuriste...
Mais si, c’est ça ! Le futur, l’espace. La même image ou presque que dans
L’Astronomie, la revue de vulgarisation auquel mon père m’avait abonnée sans
me consulter quand j’étais collégienne, que je dévorais pourtant comme tous
les sujets de lecture qui pouvaient me passer sous les yeux. Il s’agit d’une vue
de la planète Vénus, prise parmi les récents rapports d’une sonde russe.
J’observe la photographie de plus près, la compare à celles d’à côté. J’aurais pu
le remarquer avant : la qualité d’image est différente, très inférieure aux
autres œuvres de l’exposition. Qu’est-ce qui a poussé ce Max Droniev à inclure
un faux cliché parmi ses œuvres ? C’est une blague ? Si oui, plutôt de l’ordre
de la private joke.
Je cherche Juliette pour lui en parler, mais elle m’attend déjà à l’autre bout de
la salle. Son expression un peu lasse m’incite à la rejoindre sans perdre plus de
temps devant l’énigme.
Notez le code APHRODITE puis rendez-vous au 75.

(Ж) 29
Comme nous descendons vers son local de travail, je pense immédiatement au
détail rapporté par son ami à propos de l’arme du ravisseur.
- Attends, papa.
Je me suis arrêté avant de l’interpeler. Il se retourne et lève la tête dans ma
direction, passablement agacé.
- Je n’ai pas pensé à te le dire sur le coup, mais l’homme qui vit avec
Nathalie a remarqué quelque chose d’important au sujet des kidnappeurs. L’un
des pistolets portait la marque du S.E.A.. Tu sais, le rond avec les deux
flammes qui se croisent dedans.
- Mmm… répond-il l’air peu convaincu. Comment peut-on être sûr de ce
qu’il a vraiment vu ? Les sigles des armes à feu se ressemblent tous plus ou
moins, qu’elles soient pour un usage militaire ou privé. Tu prends par exemple
tous les pays du Maghreb, il n’y a pas une grande différence entre leur
symbolique et la nôtre. Alors avec tout le trafic qui existe là-bas et au Moyen-
Orient, n’importe quel truand peut se procurer une arme à feu militaire, de ces
pays ou même d’un service français. On a beau les marquer et surveiller leurs
numéros de série, il en disparaît toujours un nombre conséquent dans la
nature. Mais ce n’est pas le genre de phénomène que l’armée va s’amuser à
divulguer au grand public…
Son explication rejoint celle que j’avais imaginée. Pourtant, je sais qu’il ment !
En cet instant précis, son timbre de voix, son regard ou encore les ondulations
de ses rides m’envoient tous le même message : mon père me cache la
vérité !
Cette analyse instinctive au-delà des apparences, est-ce là encore une autre de
mes capacités irrationnelles ? Une nouvelle peur m’envahit à présent.
Celle de mon propre père. (rendez-vous au 90)

(Ж) 33
Sans pouvoir deviner quel mot de la conversation ou élément du décor m'y fait
soudain songer, je repense au Russe avec qui j'ai conversé dans l'hyperloop à
l'approche de Nantes. Mes doigts retrouvent la carte de visite, qui n'a pas
bougé de ma poche arrière de jean, et la sortent pour l'examiner de nouveau.
Nikolay Dondukov... Je la tends à un Valentin interloqué pour qu'il puisse lire
l'adresse griffonnée au stylo et lui demande :
- C'est loin d'ici, à ton avis ?
Complètement désemparé, il secoue la tête avant d'examiner le rectangle.
- Avenue Maréchal Foch... Non, je connais. C'est avant la Tête d'Or. Mais
pourquoi tu me montres ça ?
Après lui avoir raconté comment je l'ai acquise, je propose d'appeler cet
homme. Si sa proposition était sincère comme je l'avais ressenti, il pourrait
m'aider, me suggérer quelles personnes contacter dans mon genre de
problème. En tant qu'étranger habitué à traiter de grosses affaires, il doit avoir
l'habitude de l'administration. Peut-être même qu'il a des relations spéciales
pour ça. J'ai peur qu'une simple visite à un commissariat ne donne pas grand-
chose...
Pour la première fois, je vois Valentin bien moins réceptif. Il m'a laissée parler
sans m'interrompre, mais son expression affiche une certaine incrédulité. Sans
compter un peu de dépit.
- Je ne remets pas en question ton jugement, Hélèna. C'est sûrement
une personne bien. Mais vous ne vous connaissez pratiquement pas, ça risque
plutôt de lui faire peur que tu lui parles tout de suite d'un problème aussi
personnel...
- Tu ne me connaissais pas beaucoup toi non plus. Pourtant, t'es prêt à
m'aider.
- Oui, mais... c'est pas pareil ! Il lève les yeux au ciel avec un sourire en
coin. Et quand tu m'en as parlé, j'étais le premier, tu étais seule. Là, si on se
ramène à deux chez lui...
- Je comptais d'abord l'appeler. Pour voir.
Il réfléchit, se mord brièvement les lèvres avec un air inquiet et détourne le
regard. Nous restons silencieux pendant une vingtaine de secondes, à
entendre le bruissement du vent dans les feuillages alentour.
- Nous sommes dimanche, finit-il par ajouter avec douceur, toujours
aussi réfractaire à mon idée. Ce n'est peut-être pas le jour idéal. Je crois
vraiment qu'on ferait mieux d'aller voir en priorité la police.
J'insiste pour appeler l'homme d'affaires afin de lui rendre visite (rendez-vous
au 89) ou j'adhère finalement à la logique de Valentin (rendez-vous au 141).

(Ϫ) 35
Même si je n’en ai plus pratiqué depuis mon déménagement à Lyon l’été
dernier, mes muscles se tendent d’instinct pour mettre à profit mes trois
années de wushu. Je prends appui sur ma jambe gauche et balance un coup de
pied tendu dans le ventre de mon agresseur. Règle d’or numéro 1 : gagner
l’effet de surprise. Règle d’or numéro 2 : neutraliser si possible l’adversaire en
une seule et unique attaque.
Il ne s’attendait clairement pas à mon initiative, car ma chaussure le frappe au
plexus solaire avant qu’il ait pu réagir. Mais il se contente de vaciller sous le
choc en lâchant un juron de douleur, sans tomber au sol. J’hésite un instant
entre enchaîner par un nouvel assaut ou lui filer cette fois sous le nez. L’affreux
en profite pour dégainer une arme, un couteau à large lame qui me rappelle
celui d’un soldat bodybuildé dans un très vieux film de guerre américain. La
vue d’un tel instrument me fait flageoler les jambes. Peut-être vaut-il mieux
me rendre et le supplier de me laisser la vie sauve ? Mais même dans un tel
cas, je n’en ressortirais pas indemne. Les séquelles me tourmenteraient
jusqu’à la fin de mes jours…
Je fais mine de vouloir m’échapper en passant devant lui et il recule au milieu
de la rue en balayant l’air de sa lame pour m’en empêcher. Exactement comme
je l’espérais. Il sourit et me lance quelques mots cruels... qui meurent sur ses
lèvres quand je m’enfuis par la traboule que je venais de dépasser. (rendez-
vous au 57)

(∞) 37
L’élément le plus présent est le diclazépam... et je n’en reviens pas. Environ
dix fois plus puissant que le diazépam, que l’on trouve dans la plupart des
somnifères ou tranquillisants, son délai d’action est également bien plus
rapide. À ce que je sais, il n’a jamais été commercialement autorisé. Du moins,
les tentatives avaient avorté parce que des sujets avaient perdu la mémoire. Si
ce n’est plus.
Ce genre de substance est réservée à la recherche scientifique. J’ignorais
complètement qu’ils en avaient produit en cachetons ! Je ne peux croire un
instant que mon père en prenne. Même un individu trois fois plus épais que lui
risquerait sa vie à ingérer du diclazépam. Mais alors, qu’est-ce que ça fait dans
la salle de bain ? Et même pas planqué dans un tiroir ? Il se shoote ?
Mon ressenti très négatif à son égard depuis que je suis arrivée ici ne s’en
accentue qu’un peu plus. Quelque chose semble s’être cassé en lui. Quelque
chose qui le conduit vers l’auto-destruction. Peut-être même qu’il pourrait
devenir dangereux. Je pense immédiatement à Nathalie. Moi-même, suis-je
vraiment à l’abri de sa folie ?
En regardant les trois boîtes, l’idée me vient de les subtiliser pour lui en priver.
Mais il me soupçonnerait tout de suite, l’impulsion n’est pas raisonnable.
Notez le code PSYCHOTROPE si vous vous en emparez. Quelle que soit votre
décision, rendez-vous au 130.

(Ж) 58
Du russe ! J’observe discrètement son profil, son allure, ses choix
vestimentaires. Le style est slave, à l’évidence. Comme à chaque fois que je
me retrouve devant l’une des langues non européennes que j’ai apprises, je
meurs d’envie de la pratiquer. Un désir si puissant qu’il surpasse même ma
timidité naturelle.
- Доброе утро. Bы русский ?
- Tы говоришь по-русски ?!
Les bajoues de l’homme s’étirent derrière un sourire ravi. À l’heure des
traducteurs vocaux automatiques, il se montre positivement surpris devant ma
maîtrise de sa langue natale. Nous devisons alors à bâtons rompus. Enfin...
Surtout lui tant il s’avère volubile une fois lancé. J’ai parfois du mal à le suivre
et son fort accent provincial de la Vologda n’arrange rien.
J’apprends ainsi qu’il travaille comme directeur de site volant dans une grosse
boîte spécialisée en recyclage de déchets industriels. Depuis la guerre en
l’Ukraine dix ans plus tôt, il fait surtout office de médiateur avec le
gouvernement français et est actuellement basé sur Lyon, d’où il coordonne les
autres antennes. Il doit regagner sa mère patrie d’ici deux mois. Là, il fait juste
un saut sur Nantes, mais accomplit le chemin en sens inverse le soir même.
Je l'impressionne assez en lui révélant que mon père est ingénieur principal
dans l’armée française. Par chance, il m’épargne les questions techniques sur
le sujet. Nonobstant mon russe trop limité pour y répondre, je n’ai jamais
porté d’intérêt à la question et on ne m’a jamais non plus encouragé à le faire.
C’est à peine si nous nous interrompons au changement de passagers à Paris.
Le temps a passé comme une flèche lorsque nous parvenons à notre
destination finale, dans la station de la cité ligérienne.
Bien qu’il soit pressé, le directeur russe sort de ses poches une carte de visite
professionnelle à son nom : Nikolay Dondukov. Un logo et le carré magnétique
à scanner habituel y occupent les trois quarts de l’espace. Avec surprise, je le
regarde griffonner l’adresse de son domicile lyonnais dans un coin, à l’aide d’un
luxueux stylo multisupport. Sa porte m’est ouverte à toute heure. Il sera
heureux de me préparer un thé aux agrumes comme je n’en ai encore jamais
goûté, m’assure-t-il.
Je le regarde s’éloigner vers la rampe automatique en se dandinant. Ce genre
d’invitation aurait pu paraître calculée et déplacée, mais son naturel était si
débonnaire que je ne lui prête pas un seul instant de mauvaise intention.
Rendez-vous au 32 si vous disposez du code GÉNITEUR ou au 63 avec le code
MATRICE.

(Ϫ) 63
Je repense à la porte-fenêtre du balcon entrouverte. Mes nombreuses années
de varappe provoquent toujours le même réflexe dès que je suis face à un
élément situé en hauteur : je cherche du regard les éventuelles prises pour y
accéder. En l’occurrence, elles n’étaient pas nombreuses, mais ça ne semblait
pas insurmontable.
Les trois mètres d’ascension ne présentent en fait aucun danger. Même en cas
d’improbable maladresse, une chute ne me coûterait pas grand-chose. Le seul
risque est d’être vue par un honnête résident qui s’empresserait alors d’alerter
la milice du quartier pour cambriolage. Je n’aime pas généraliser, mais ceux
employés par ces boîtes de sécurité privées sont souvent des brutes qui se
croient tout permis pour protéger les biens de leurs riches employeurs. J’hésite
donc à tenter le coup (rendez-vous au 71). Il est peut-être plus sage d’y
renoncer pour plutôt parler aux voisins (rendez-vous au 40)…

(Ж) 77
Tout en courant le long du boulevard, je songe au symbole qu’il a remarqué sur
le pistolet. Je le connais ! Deux flammes entrecroisées à l’intérieur d’un cercle,
il s’agit d’une section précise de l’armée française : le S.E.A.. Non pas que je
me sois une seule fois passionnée pour le domaine. D’avoir un père officier
ingénieur qui porte davantage d’intérêt à son métier qu’à sa fille m’en aurait au
contraire plutôt dégoûté. Mais étant gamine, je lisais tout ce qui pouvait passer
à portée de mes doigts, surtout les brochures ou documentations en format
papier qui se faisaient déjà rares à l’époque. Comme mon père en rapportait
parfois à la maison, j’ai ingurgité pas mal d’informations à l’utilité douteuse
dont, entre autres, le symbole du S.E.A.
Je ne me souviens plus à quoi exactement correspond l’acronyme, seulement
qu’il s’agit d’un corps militaire spécialisé dans le support technique et
logistique. D’ailleurs, en tant qu’ingénieur principal, mon père travaillait
régulièrement avec eux. Cependant, si les membres du S.E.A. sont bien des
militaires, ils n’ont rien à voir avec des forces d’intervention spéciales ou des
soldats d’élite comme les a décrits le copain de Nathalie. Est-ce encore une
nouvelle preuve que le crime organisé prend une ampleur incontrôlable dans le
pays ? Les kidnappeurs de ma mère auraient-ils réussi à se procurer des armes
originellement destinées à l’armée ? C’est malheureusement l’hypothèse la
plus probable. (rendez-vous au 17)

(∞) 85 
Je sais que ce modèle précis a un défaut récurrent et qu’il a été en
conséquence retiré des réseaux commerciaux classiques. Il ne faut pas
chercher plus loin l’origine de cette promotion. J’attends patiemment qu’une
des vendeuses aux couleurs de Bornett soit disponible et lui en fais
innocemment la remarque. Elle détecte la perfidie sous-jacente et s’empresse
de s’en excuser, à voix basse pour ne pas alerter les autres clients dans notre
périmètre.
Sans se démonter, la jeune femme m’attire devant un piédestal d’exposition où
tournoie lentement une autre lampe shocker, de taille plus réduite. Il s’agit du
tout dernier modèle. Toujours une entrée de gamme, mais son accumulateur
au vanadium-brome permet de l’utiliser une bonne dizaine de fois avant qu’il
perde tout son influx. J’ai de la chance : cet article est également soldé. Sans
doute une promotion automatique envers les clients indésirables de mon
acabit…
Notez le code SHOCKER V-B au lieu de SHOCKER S6 puis retournez au 85 afin
d’y reprendre la lecture.

(Ϫ) 88
Les neurones n’ont même pas le temps de chauffer, mes réflexes ont pris les
commandes de mon corps avec une longueur d’avance. Je rejoins Manon en
quatre foulées, agrippe le pan de son chemisier bouffant et la tire brutalement
en arrière. Son cri de surprise étranglé est alors couvert par le rugissement
mécanique du bolide qui passe sous notre nez. J’ai le temps de sentir un
puissant souffle d’air chargé d’ozone avant que nous nous écroulions toutes les
deux pêle-mêle sur le trottoir.
Sous les cris d’une Juliette désemparée, je constate que mon coude saigne un
peu et que tout mon flanc me fait mal. Mais ces contusions sont un faible prix
à payer pour avoir échappé à une bien plus grave tragédie. Manon respire par
saccades et roule des yeux affolés autour d’elle. Son état ne semble cependant
pas plus grave que le mien. Elle finit par se ressaisir quand un couple de
passants vient s’enquérir de notre santé. Se relevant avec l’aide de Juliette,
Manon m’adresse un regard éperdu.
- Si tu n’avais pas été là, je… Je crois que…
- Remercie plutôt ton chemisier d’avoir tenu le coup! C’est de la bonne
qualité, tu pourras en acheter d’autres de cette marque.
Malgré mon faible sourire, la pauvre a du mal à se remettre d’une telle
émotion. Son jean déchiré et ses bleus la convainquent de retourner chez elle
sans délai. Toujours aussi généreuse, elle nous propose quand même une glace
du bout des lèvres, mais je la rassure tout de suite : moi aussi n’ai pour seule
envie immédiate que de rentrer me réfugier à l’appartement. Juliette me
raccompagne, bien décidée à mettre ses talents de soigneuse professionnelle à
mon service. (rendez-vous au 66)

(∞) 96
La couverture animée d’un magazine scientifique me pousse à presser
doucement la borne pour le sélectionner. L’image s’étire jusqu’à former un
rectangle convexe assez imposant pour écarter toutes les autres publicités de
mon champ de vision.
L’article mis à la une de la revue est illustré par un bocal en métal scintillant
contenant une pâte grisâtre, presque translucide. Deux doigts joints en
prélèvent un échantillon et entreprennent de badigeonner diverses surfaces
inertes : un plan de travail, l’inox des toilettes, un sol en sylvoparquet… Dans
le même temps, une voix masculine répète les premières lignes de l’article qui
défilent sous les images, détaillant les utilisations de ce matériau
révolutionnaire. Le commentateur adopte un ton plus emphatique quand de
nouvelles images montrent les doigts gluants en train de frictionner la fourrure
d’un chat conciliant, puis étalant la substance sur l’égratignure d’un enfant.
Bien sûr, l’animation, le texte et la voix s’arrêtent rapidement pour reprendre
leur manège depuis le début. La finalité de la borne n’est pas que je reste
plantée devant à lire gratuitement l’article sans payer.
Ce nouveau gel désinfectant multi-usage a attiré mon attention en raison de sa
composition : il comprend des concentrés de myosine et d’alpha-pinènes. Mes
cours d’IUT ne sont pas encore totalement évaporés, j’y avais appris
l’importance de la myosine comme protéine indispensable aux activités
musculaires. Le bruit courait déjà quelques années plus tôt que les laboratoires
militaires étudiaient ses usages possibles en pharmacopée comme excitant,
pas seulement musculaire, mais aussi neuronal. Quant aux alpha-pinènes, ce
sont des molécules particulièrement utilisées comme agent antibactérien. Leur
association avec la myosine est assurément étonnante.
Mes réflexions prennent une tournure inattendue quand je m’imagine la tête
imprégnée de cette nouvelle substance. En fait, je me vois assise dans un
fauteuil hérissé d’un appareillage digne de celui utilisé par les chirurgiens-
dentistes, depuis une position surélevée, comme si je dominais la scène. Sous
cet angle je ne peux distinguer mon visage et mes cheveux ont disparu.
Pourtant je sais que c’est moi. Une sinistre gelée recouvre intégralement mon
crâne nu. Je peux même sentir son contact humide et froid.
Je m’arrache brutalement au contact de la borne et titube de deux pas vers
l’arrière. Le sang bat douloureusement à mes tempes, un marteau semble
heurter en rythme ma cervelle. Je n’en peux plus de ces hallucinations de
cinglée. Quelqu’un doit me guérir, par pitié !
11H55. L’imminence du départ vers Pornic me fait reprendre pied dans la
réalité. Je regagne la gare d’un bon pas, décidée à parler de tout ça à mon
père.
Augmentez votre Latence de 1 point puis rendez-vous au 17.

(Ϫ) 106
Enfin mon avant-bras se libère ! Je tire une fois sur la base de la sangle. Deux
fois. Un infime cliquetis se fait entendre et le ruban file se rembobiner à
l’intérieur du siège, aussi vivement qu’un serpent effrayé regagnant son trou.
Je procède de la même manière avec la seconde et m’extrais enfin de cet
instrument de torture raffiné.
J’entends alors un gémissement. Une terreur glacée coule dans mes entrailles
quand je vois mon père remuer au sol. Que faire ? Le neutraliser ? Incapable
de m’y résoudre, je finis par m’enfuir en remontant l’escalier. Le temps qu’il
reprenne complètement ses esprits, j’aurais mis de la distance entre lui et moi.
J'attrape au passage une casquette noire qui traîne sur une table et la resserre
sur mon crâne nu, avant de remonter les marches pour quitter le sous-sol. Une
fois en sécurité, j’avertirai des autorités pour qu’ils prennent les mesures
nécessaires. Mais encore faut-il que je parvienne à sortir, la porte d’entrée
étant verrouillée !
Sans même y réfléchir, je visualise là encore le mécanisme et le désactive, par
ma seule volonté. Me voici à courir dans le parc. Une fois parvenue au portail,
j'escalade l'obstacle et saute sur le tarmac de l'autre côté. Mais je ne vais pas
suivre la route. La nuit n'est pas trop sombre et j'en profite pour m'enfuir à
travers champs, direction Pornic. (rendez-vous au 70)

(Ж) 109
Du russe ! J’observe discrètement son profil, son allure, ses choix
vestimentaires. Le style est slave, à l’évidence. Comme à chaque fois que je
me retrouve devant l’une des langues non européennes que j’ai apprises, je
meurs d’envie de la pratiquer. Un désir si puissant qu’il surpasse même ma
timidité naturelle.
- Доброе утро. Bы русский ?
- Tы говоришь по-русски ?!
Les bajoues de l’homme s’étirent derrière un sourire ravi. À l’heure des
traducteurs vocaux automatiques, il se montre positivement surpris devant ma
maîtrise de sa langue natale. Nous discutons alors à bâtons rompus. Enfin...
Surtout lui tant il s’avère volubile une fois lancé. J’ai parfois du mal à le suivre
et son fort accent provincial de la Vologda n’arrange rien.
J’apprends ainsi qu’il travaille comme directeur de site volant dans une grosse
boîte spécialisée en recyclage de déchets industriels. Depuis la guerre en
l’Ukraine au début de la dernière décennie, il fait surtout office de médiateur
avec le gouvernement français et est actuellement basé sur Lyon, d’où il
coordonne les autres antennes. Il doit regagner sa mère patrie d’ici deux mois.
Là, il fait juste un saut sur Nantes, mais accomplit le chemin en sens inverse le
soir même.
Je l'impressionne assez en lui révélant que mon père est ingénieur principal
dans l’armée française. Par chance, il m’épargne les questions techniques sur
le sujet. Nonobstant mon russe trop limité pour y répondre, je n’ai jamais
porté d’intérêt à la question et on ne m’a pas non plus encouragé à le faire.
C’est à peine si nous nous interrompons au changement de passagers à Paris.
Le temps a passé comme une flèche lorsque nous parvenons à notre
destination finale, dans la station de la cité ligérienne.
Bien qu’il soit pressé, le directeur russe sort de ses poches une carte de visite
professionnelle à son nom : Nikolay Dondukov. Un logo et le carré magnétique
à scanner habituel y occupent les trois quarts de l’espace. Avec surprise, je le
regarde griffonner l’adresse de son domicile lyonnais dans un coin, à l’aide d’un
luxueux stylo multisupport. Sa porte m’est ouverte à toute heure, m’assure-t-
il. Il sera heureux de me préparer un thé aux agrumes comme je n’en ai
encore jamais goûté.
Je le regarde s’éloigner vers la rampe automatique en se dandinant. Ce genre
d’invitation aurait pu paraître calculée et déplacée, mais son naturel était si
débonnaire que je ne lui prête pas un seul instant de mauvaise intention.
Rendez-vous au 32 si vous disposez du code GÉNITEUR ou au 63 avec le code
MATRICE.

(ψ) 125
Avec une troublante facilité, je visualise le processeur miniaturisé et assimile
des concepts auxquels je ne croyais rien comprendre. Je vois sa mémoire et
son cœur superposés qui lui permettent d’atteindre le pétaflops de référence,
les multiples marqueurs qui le connectent aux mécanismes tels que le
verrouillage des ceintures, leur tension et leur élasticité, mais également qui le
lient aux capteurs du siège à même de détecter des corps étrangers et
d’enregistrer les pressions exercées sous leurs différentes formes. Afin de
libérer les courroies, il me suffit donc d’envoyer une impulsion contraire sur ces
capteurs. Impulsion électrostatique, magnétique ou même chimique ? Ou alors
ce qu’on appelle de la magie ? Je n’en sais fichtre rien. Mais ça va marcher…
Une sécurité bloque soudain le composant. Les deux courroies avaient
commencé à s’assouplir quand une fonction inconnue du système a coupé
l’ouverture forcée ! J’insiste, mais plus rien ne bouge. Le mécanisme semble
figé. Ou grillé par mon intervention exogène. Pourtant, j’y étais presque !
M’extirpant de ma transe, je constate pouvoir remuer un peu les épaules. Si
j’insiste, j’ai une chance de libérer un bras. Je crains également que la ceinture
qui m’oppresse la poitrine ne retrouve très vite sa rigidité antérieure.
Vais-je respirer un grand coup avant de déployer toutes mes forces pour me
libérer physiquement (rendez-vous au 156) ou renoncer pour réfléchir à une
autre méthode (rendez-vous au 127) ?

(ψ) 127
Je me concentre visuellement sur l'outil aux deux lames effilées, entièrement
en métal couleur inox, munies à leurs extrémités en pointe de parties coupe-
fil. À l'évidence, ils ne servent pas à découper des jolies fleurs en papier et
doivent peser leur poids une fois en main. À cette simple idée, je ressens leur
texture lisse et froide, comme si je pouvais vraiment m'en saisir. Aucune
aspérité, rien pour les ralentir. Ils glissent doucement sur la table, puis dans
l'air tandis que j'annule sans y réfléchir toute gravité sur leur passage.
Quelques secondes plus tard, la paire de ciseaux se retrouve dans mon dos, ce
qui ne m'empêche pas de distinguer précisément comment ils doivent s'ouvrir
et se glisser entre mon t-shirt et la lanière rétractable. Une pression, un léger
bruit de déchirure. Encore un coup et mon entrave glisse au sol, suivie par
l'outil tranchant.
Mon front est glacé de sueur, toute salive a disparu de ma bouche. Je me libère
toutefois en hâte de la seconde ceinture, d'autant plus que mon père semble
donner signe de vie. Il vient en effet de pousser un gémissement et commence
à remuer au sol.
Que faire ? Le neutraliser ? Incapable de m’y résoudre, je finis par m’enfuir en
remontant l’escalier. Le temps qu’il reprenne complètement ses esprits, j’aurais
mis de la distance entre nous. J'attrape au passage une casquette noire qui
traîne sur une table et la resserre sur mon crâne nu. Une fois en sécurité,
j’avertirai les autorités pour qu’ils prennent les mesures nécessaires. Mais
encore faut-il que je parvienne à sortir, la porte d’entrée étant verrouillée !
Sans même y réfléchir, je visualise là encore le mécanisme et le désactive, par
ma seule volonté. Me voici à courir dans le parc. Une fois parvenue au portail,
j'escalade l'obstacle et saute sur le tarmac de l'autre côté. Mais je ne vais pas
suivre la route. La nuit n'est pas trop sombre et j'en profite pour m'enfuir à
travers champs, direction Pornic. (rendez-vous au 70)

(Ж) 131
J’ai beau me concentrer sur le paysage, je ne parviens pas à faire abstraction
de leur conversation, pourtant inepte. Aussi, quand j’entends proférer une telle
énormité, je ne peux m’empêcher d’ouvrir la bouche. Même si je sais au fond
de moi que c’est une initiative malheureuse.
- Il n’y a pas eu d’élections. Franco a fait un coup de force pour prendre
le pouvoir. Il avait plus de soldats que la République et il a fait tuer des
centaines de milliers de civils qui s’opposaient à lui. Je ne crois pas qu’on
trouverait beaucoup d’Espagnols nostalgiques de Franco…
Passé l’instant de stupeur, mon intervention inattendue laisse un froid polaire
dans l’habitacle. T-Ju ne quitte pas la route du regard, mais une grosse veine
se met à palpiter sur sa tempe.
- Mouais… finit-il par lâcher. Ça n’empêche pas qu’on va bientôt avoir de
sérieux problèmes avec eux. Les gens du Sud, ça a le sang chaud, c’est bien
connu. Déjà que la police ne sait plus où donner de la tête, les jeunes
Françaises comme toi vont devoir bientôt raser les murs. Ça va devenir risquer
de sortir le soir, voilà ce que j’en dis. Sauf si tu veux avoir des problèmes...
Rendez-vous au 152 si vous avez 0 point en Latence ou au 133 si cette valeur
n’est pas nulle.

(Φ) 132
Ma terreur se change en un réflexe de survie. Tel un animal aux abois, je puise
dans mes dernières ressources pour échapper à mes agresseurs. Cependant,
aucune babine retroussée ni de grondement menaçant ne permet à ceux-ci
d’anticiper la menace que je représente. Leur attention est plutôt dirigée sur
Valentin. Terrible erreur.
Les ramifications en myriade de leur système nerveux m’apparaissent comme
un réseau huileux et labyrinthique, qu’une simple étincelle suffit à enflammer.
L’instant suivant, les deux hommes s’affalent et se tordent de douleur en des
convulsions si violentes que nous devons nous plaquer contre les parois pour
éviter leurs coups de pied frénétiques. Le spectacle est épouvantable, même
s'il ne dure guère. Ils s’immobilisent presque en même temps, les yeux
révulsés, de la bave écumante aux lèvres et du sang coulant de leurs oreilles.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent…
Par miracle, seul un groupe de personnes nous tourne le dos, s’engouffrant
dans la cabine qui nous fait face. La respiration haletante de Valentin à mon
côté trahit sa panique. Pourtant, c’est lui qui me pousse hors de l’ascenseur
pour nous entraîner dans le hall, sans véritablement courir afin de ne pas
attirer l’attention, en laissant les deux cadavres derrière nous. Sa présence
d’esprit est un exemple qui me sort de mon hébétude.
- Je suis désolée, je parviens à murmurer tandis que nous approchons
des portes extérieures.
- Je pense qu’ils voulaient nous tuer, répond mon compagnon pour
m’excuser. C’est même sûr.
À son timbre de voix, je sens cependant qu’il est à deux doigts de perdre pied.
Moi-même dois refouler à grand-peine la culpabilité et l’horreur qui menacent
de me laisser aller à une crise d’hystérie. Cette-ci attendra encore un peu.
(rendez-vous au 137)

(ψ) 143
Le sentiment de panique croissant me pousse à agir. Même si je déteste ce que
je suis – ce que mon père a fait de moi ? - je laisse l'étrange énergie interne
envahir mon corps et ferme les yeux pour ne plus voir les battants de couleur
anthracite, si désespérément figés. Au-delà se trouve le conduit vertical aux
murs magnétisés. La cabine se trouve en bas, au troisième niveau, et
s'apprête à descendre pour répondre à un appel plus précoce que le nôtre.
J'impose alors ma volonté aux commandes internes de l'ascenseur. Un flux
invisible parcourt le câble tracteur et fait remonter en vitesse la cabine jusqu'à
ce qu'elle atteigne notre étage.
Quand les portes s'ouvrent enfin, nous rejoignons à l'intérieur un groupe de six
personnes qui nous observent avec surprise. L'une d'elles lance une remarque
sarcastique sur l'appareil défectueux qui a pu remonter sans qu'aucun voyant
ait signalé notre appel. Pour éviter de toucher les autres, je me presse un
instant contre le dos de Valentin, ma tête presque appuyée sur son omoplate.
Ce contact, sa présence et son odeur réussissent à apaiser le sang qui
bouillonne dans mes veines. Quand les portes du hall s'ouvrent, je lui prends la
main sans prévenir et l'entraîne d'un pas rapide en direction de la sortie.
(rendez-vous au 137)

(Ж) 144
Mon désintérêt chronique pour les nouveaux gadgets technologiques m'a fait
passer pour une bête de foire pendant toutes mes années collège et lycée. Ma
seule entorse à cette philosophie fut de demander en cadeau l'un de ces
traducteurs automatiques miniatures qui peuvent se monter en bague. Même
s'il n'est pas humainement possible d'apprendre une centaine de langues
étrangères, l'idée de découvrir ainsi les rudiments d'autres dialectes m'avait
séduite. Mon père étant de plus assez fortuné pour se procurer cette
nouveauté hors de prix, j'ai soumis sans remords l’idée à mon dernier
anniversaire.
À peine l'ai-je activé d'une simple pression qu'un écran immatériel et grand
comme un livre se forme dans l'air au-dessus du faux bijou. Des mots
lumineux en français apparaissent sur la surface bleutée et ondulante à mesure
que le couple continue de palabrer. Je sais bien que la capture auditive n'est
pas toujours parfaite, mais ce que je déchiffre suffit à me glacer le sang.

Normal de passer après le protocole ? Je n'ai pas dit


ce. Mais si le docteur GOURDON -(75%)- nous dit nous
n'avons pas le choix.
Je peux appeler Amélie pour qu'elle nous CONFIRME -50%-
Sûrement pas. Si GOURBON -25%- apprend ça il nous tuera.
Tu as vu à quoi ils ressemblaient ces TYPES -75%- ? Tu as
confiance toi ?
Pas trop, mais ce n'est pas notre JEU -25%-
Et nous savons seulement que c'est une jeune femme de 23
ans qui s'appelle Hélèna LIAIK -25%-. Nous n'avons pas
beaucoup de chances de la TROUVER -50%- si elle ne vient
pas ici !

Je recule dans le couloir en poussant Valentin. Lui aussi a pu déchiffrer les


messages holographiques et son expression aussi incrédule que désemparée
me confirme que je n'ai pas rêvé. Déchirée entre l'intuition qu'il faut fuir ces
lieux et la conviction que Juliette n'est pas non plus en sécurité, je regarde
autour de moi en tâchant de refréner l'affolement qui me guette.
Je me décide enfin pour redescendre par un ascenseur (rendez-vous au 143),
fuir en dévalant l'escalier de service (rendez-vous au 196), ou chercher par
moi-même la chambre de mon amie (rendez-vous au 168).

(∞) 149
Le symbole bleu qui orne la porte du local attire mon attention : une goutte
entourée d’un cercle formé par trois flèches courbes en sens antihoraire. Je
connais cette signalisation, liée au traitement des eaux usées.
Pour parer au problème croissant de l’approvisionnement en eau potable de
l’agglomération lyonnaise, de nombreuses micro-usines d’assainissement ont
été bâties à grands frais aux abords du Rhône et de la Saône, sous leur lit
même, à grande profondeur. Entièrement automatisées, elles ne sont
normalement hantées que par le personnel d’entretien et de surveillance,
même si ceux-ci doivent de plus en plus se méfier des sans-abris et des
trafiquants qui en font parfois leur repaire.
Je m’avance, tire la poignée… La porte s’ouvre dans un grincement, révélant
une volée de marches métalliques très raides qui descendent entre des parois
parfaitement étanches. Un système d’éclairage chiche, mais fonctionnel,
s’active pour guider le chemin dans les profondeurs.
- Qu’est-ce que tu fais ? demande Valentin, ne masquant pas sa
nervosité. Tu ne veux quand même pas aller là-dedans ?
Et pourtant si, je compte bien m’aventurer dans ce complexe pour échapper à
celle ou celui que je sens sur nos talons (rendez-vous au 160). À moins que je
l’écoute pour m’enfuir au cœur des jardins (rendez-vous au 181) ou pour
suivre la passerelle vers l’autre rive (rendez-vous au 203) ?

(Φ) 156
La voie la plus directe a ma préférence. Surtout, je sais d’instinct comment me
l’ouvrir. La main posée sur le côté de la grille, je ferme les yeux pour mieux
visualiser les rivets qui la maintiennent contre le poteau de gauche. Un
sifflement tel celui produit par l’eau froide sur une poêle brûlante et une légère
odeur de calcination me confirment que les parties métalliques sont entrées en
fusion. Je force le passage d’une simple poussée d’épaule, ne lançant qu’un
bref regard derrière moi pour constater que notre poursuivant s’est arrêté en
plein élan, les yeux ronds de stupeur et que Valentin réagit heureusement plus
tôt en m’emboîtant le pas.
Nous regagnons les quais au pas de course puis montons sur l’avenue bondée.
Même si l’autre n’est plus sur nos talons, nous continuons à une bonne allure
en luttant contre le flot humain. (rendez-vous au 188).

(Φ) 158
L'intérieur du sous-sol a disparu. Seul le microprocesseur m'apparaît, sur un
fond flou et obscur. Je le fais lentement tournoyer pour l'examiner sous tous
les angles. Ou bien est-ce moi qui me déplace autour ? Comme je n'y décèle
en apparence aucun point faible, je commence à concentrer toute son énergie
interne en une masse calorifique. Il rougeoie, il se réchauffe, il brûle, il fond.
Un grésillement perturbe ma transe et je reprends conscience de mon
environnement sans transition. Mes sens opèrent de nouveau, une odeur
d'ozone plane autour de moi tandis que quelque chose crépite et chuinte dans
mon dos. Du feu ! Le minuscule composant s'est embrasé et il communique
son énergie infernale à tout ce qui l'entoure, la chaleur surnaturelle réussissant
à se propager et à consumer jusqu'aux pièces métalliques qui l'environnent. Je
hurle de souffrance quand le siège qui m'emprisonne est lui-même porté à
incandescence. Du coin de mon œil larmoyant, j'entrevois mon père qui se
relève avec peine. Mais il est trop tard, aussi bien pour lui que pour moi. Dans
une petite minute, la salle entière se sera transformée en un brasier mortuaire.

(ψ)179
Mes pensées se focalisent sur son arme, sur la sueur qui en imprègne le
manche. Cette sécrétion corporelle aide ma volonté à saper les forces de
résistances physiques. À peine l’instant d’y songer qu’elle échappe à ses mains
et glisse sur le parquet en perdant sa luminosité bleutée. Bouche bée, la
militaire fait passer son regard de l’objet à ma personne. Je peux y lire crainte
et incompréhension.
Je me rue immédiatement vers la sortie (rendez-vous au 195). À moins que je
profite de son hébétude pour la renverser au sol des deux mains avant de
prendre la fuite (rendez-vous au 212) ?

(Φ) 183
Épouvantée par la perspective de mourir, percevant dans l’esprit de la bête
qu’elle va se jeter sur moi, ses neurones transmettant déjà l’ordre à ses biceps
fémoraux de se tendre pour un bond en direction de ma gorge, je me fraie un
passage dans son cortex et y broie le premier centre névralgique que je
trouve. Le fauve s’écrase au sol en plein élan, glissant jusqu’à mes pieds pour
s’y arrêter, totalement inerte. Les quatre pattes écartées, il ne ressemble plus
qu’à une sinistre dépouille, comme en déposaient les seigneurs du Moyen Âge
devant leur cheminée. Plus loin, son maître s’est arrêté de stupeur, cloué sur
place par la tournure des évènements. Quant à moi, j’ai beau savoir que mon
assaut sur le chien fut trop foudroyant pour laisser le temps à la douleur d’être
transmise, l’horreur l’emporte sur le soulagement.
C’est mon compagnon qui finit par réagir en premier. Il me prend par le coude
et m’incite à fuir notre poursuivant toujours pétrifié. La ruelle ascendante finit
bientôt par déboucher sur une voie qui longe le flanc de la colline, plus large et
aussi plus animée, où nos expressions hagardes attirent particulièrement
l’attention des passants. (rendez-vous au 182)

(ψ)191
Nous ne pourrons pas rivaliser à la course avec un molosse déchaîné. Aussi, la
vue d’un escalier extérieur donnant accès au toit-terrasse d’une maison à deux
étages m’incite à fuir vers les hauteurs. Je dois avouer qu’en ce moment de
pure panique, le fait que Valentin poursuit sa course dans une autre direction
ne me dissuade pas un instant d’essayer cette échappatoire. Et encore moins
la porte grillagée et cadenassée censée interdire ce passage. 
Ma volonté se focalise sur le grossier verrou. Déjà bien affaibli par la rouille,
l’alliage métallique cède en trois points différents et il tombe au sol en
morceaux alors que je voulais seulement le débloquer. Rien ne m’empêche de
franchir l’obstacle pour grimper les marches étroites en courant. (rendez-vous
au 194)

(Ϫ) 196
La peur me donne les ailes suffisantes pour dévaler trois à trois les volées de
marches sans trébucher ou me tordre une cheville. J’ignore si Valentin suit le
rythme, mais je n’envisage pas un instant de me retourner pour m’en assurer.
J’arrive au palier intermédiaire entre le troisième et le deuxième étage quand
une voix rogue nous tombe dessus depuis les hauteurs.
- Putain, arrêtez ou je vous descends !
Mais l’homme qui vient de crier dévale à son tour l’escalier pour nous rattraper.
Il aurait sans doute déjà tiré avec son arme au lieu de nous avertir s’il comptait
vraiment le faire. C’est ce que je pense sans même ralentir un seul instant.
Dans la panique, j’aurais pu aisément dépasser le niveau 0 sans m’en rendre
compte et continuer vers le sous-sol. Une plaque aux caractères à moitié
effacés m’avertit heureusement que j’ai atteint mon objectif et j’ouvre à la
volée la porte pour déboucher dans le hall, suivi de près par mon compagnon.
Ignorant les regards interloqués ou indignés de la population hospitalière, nous
fonçons comme des fous furieux pour franchir la cinquantaine de mètres qui
nous séparent des larges portes vitrées menant à l’extérieur. Une fois sur le
parvis principal, nous nous retournons à bout de souffle pour repérer les deux
hommes.
Rien. Même après dix secondes d’attente, aucun signe d’eux. Comme s’ils
avaient renoncé à nous poursuivre au vu de tous. Valentin m’adresse un long
regard désemparé. Je ne sais quoi lui dire. (rendez-vous au 137)
(Φ) 201
Je sais désormais comment changer ma terreur en colère, et ma colère en une
force irrépressible. Instinctivement. Instantanément. Une bonbonne en verre
remplie de friandises prétendues vitaminées explose juste à côté de la femme,
qui pousse un cri et se replie en se protégeant des bras sous une pluie d’éclats
acérés. Dans cet ouragan de violence, une part de moi-même ne souhaite
quand même pas la mort de notre agresseuse. Aussi je dirige ma volonté
destructrice contre la mince paroi du préfabriqué, qui se fissure et se déchire
dans un vacarme assourdissant. Malgré l’aveuglant nuage de copeaux et de
poussières, j’y distingue à présent une déchirure assez large pour nous
permettre de fuir. Mais Valentin titube et tousse comme un éperdu, encore
hagard. De son côté, la femme en noir semble reprendre ses esprits.
Vais-je immédiatement bondir par l’ouverture (rendez-vous au 197) ou
d’abord attraper par le bras mon compagnon pour l’emmener à ma suite
(rendez-vous au 208) ?

(ψ)206
Je n’attends pas de détailler l’objet argenté qu’il brandit vers moi pour y
concentrer toute ma volonté. L’énergie invisible que j’y impulse doit affecter
l’homme, car celui-ci le lâche comme s’il était devenu brûlant. L’arme étrange
disparaît alors sous une forêt de jambes.
L’expression de mon poursuivant s’avère à présent bien différente. Partagé
entre l’incrédulité et la panique, il laisse finalement la porte ouverte à cette
dernière, reculant d’abord lentement avant de tourner les talons et fuir sans
demander son reste. Quand Valentin finit par me rejoindre, l’autre s’est déjà
évanoui parmi la foule. (rendez-vous au 188)

(ψ) 211
Une idée providentielle me traverse l’esprit à temps. Au centre de la salle, une
imitation de coupe à grandes oreilles identique à celle des cérémonies de
football trône sur le comptoir du box de réception. La distance est assez
grande, mais elle importe peu quand j’y envoie toute ma volonté. L’objet ne
vacille même pas. Il vole tout simplement, violemment projeté hors du pupitre
par un souffle invisible, et s’en va valdinguer dans la rampe en contrebas avant
de rouler sur le bitume dans un tintamarre métallique.
La réaction de la Catwoman punk est immédiate, elle court pour rejoindre la
rampe, passant devant notre cachette par la même occasion. Toujours sur ses
gardes, elle ralentit une fois devant l’ouverture et commence à descendre en
pointant son arme devant elle, jusqu’à disparaître de notre champ de vision.
L’occasion est belle de filer cette fois en toute sécurité vers la salle adjacente.
Quoique si elle entreprend vraiment de descendre au niveau -2 pour le fouiller,
nous aurions même la possibilité de regagner la sortie afin de remonter à l’air
libre. Valentin me montre du doigt la direction opposée à la rampe, préférant
visiblement la première option.
Allons-nous en effet nous éclipser plus loin dans les profondeurs du complexe
sportif (rendez-vous au 208) ou attendre encore un peu puis foncer vers la
sortie (rendez-vous au 197) ?

(Ϫ) 212
La fille pousse un cri de douleur quand sa tête percute la cloison du
préfabriqué. Je ne vais pas risquer de pousser plus loin mon avantage. Même
si elle n’a pas perdu conscience, de la voir ainsi gémissante et peinant à se
relever suffit à mon bonheur. Je m’empresse donc de courir vers la rampe qui
mène dans la rue. Mais mon cœur tombe au fond de ma poitrine quand
j’entends un groupe de personnes venir à ma rencontre au pas de course, en
provenance de l’extérieur… (rendez-vous au 213)

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