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Sylvain Grandserre

confiné

avoir à

Licence eden-1931-UWB9oYaA6R2BZf9K-L7m8w2gxC7zAo29a accordée le


05 mai 2020 à Raphael Laiginhas
© 2020, ESF Sciences humaines
SAS Cognitia
3, rue Geoffroy-Marie - 75009 Paris

www.esf-scienceshumaines.fr

ISBN : 978-2-7101-4273-7

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e


a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du
copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les
courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou
reproduction inté-grale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou ses ayants
droit, ou ayants cause, est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par
quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles
L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
UN INSTIT CONFINÉ NE DEVRAIT PAS
AVOIR À DIRE ÇA !

SYLVAIN GRANDSERRE
NOTE DE L’ÉDITEUR

Sylvain Grandserre est l’auteur du livre coup de poing Un instit ne devrait pas avoir à dire ça !.
Passionné par son métier d’enseignant, il y dénonce les disfonctionnements, incohérences et
gestions ministérielles hasardeuses qui, depuis plusieurs années, génèrent toujours plus de
mal-être dans le corps enseignant.

Face aux événements liés au Covid-19, il a souhaité prolonger sa réflexion et son coup de
gueule avec ce livre numérique gratuit.

Un instit ne devrait pas avoir à dire ça ! est disponible à la vente dans toutes les librairies et sur
notre site, en version papier et numérique.

Résumé d’Un instit ne devrait pas avoir à dire ça !

École, silence. On tourne... pas rond ! De jour en jour, on coule et croule : sous les injonctions
ministérielles, la dérive paperassière, le dirigisme bureaucratique... Dépossédés de leur métier,
infantilisés comme jamais, culpabilisés par l'infaisabilité de ce qui leur est demandé, beaucoup
d'enseignants se sont tus. Mais qui peut encore croire que ça va aller mieux quand tant
d'enfants et d'enseignants vont si mal ? Comment faire avancer un système qui change de cap
à chaque nouveau ministre ? À l'heure où quelques professeurs osent encore témoigner sous
couvert d'anonymat, il fallait une voix forte pour dire le mal qui est fait à l'École. Il fallait aussi
l'expérience professionnelle et militante solide d'un enseignant pour qui le pire serait de ne
rien dire. Alternant analyses percutantes et anecdotes croustillantes, Sylvain Grandserre livre

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05 mai 2020 à Raphael Laiginhas
un témoignage entre rire et larmes dont nul ne sortira indifférent. Après ça, on ne pourra plus
dire qu'on ne savait pas.
SOMMAIRE
Table des matières
Sommaire ..............................................................................................................................................................4
Par ici la sortie ! ....................................................................................................................................................5
« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » ..................................................................................................7
Y A-T-IL UN PILOTE DANS L’AVION ? ......................................................................................................... 11
Du déconfinement à la déconfiture .....................................................................................................................17
LE RIDICULE NE TUE PAS, LUI.....................................................................................................................22
SORTIE DE CRISE… DE FOI...........................................................................................................................31
On fait quoi maintenant ? ....................................................................................................................................33
Extrait de Un instit ne devrait pas avoir à dire ça ...............................................................................................36
PAR ICI LA SORTIE !
Il y avait vraiment peu de risques que cela arrive. Et pourtant… Un instit ne devrait pas avoir à
dire ça !, mon livre coup de poing dénonçant la technocratie et la lente déshumanisation dans
l’Éducation nationale, est sorti en librairie pile le 12 mars, le jour même de l’annonce historique
de la fermeture des établissements scolaires et universitaires. Quant à la première rencontre
publique de lancement, organisée par une grande librairie de Rouen, elle avait été fixée le
17 mars, soit précisément la date du début du confinement général. Autant dire que toutes les
sollicitations prévues ensuite ont été annulées ou reportées. Les livres n’ayant pas été jugés de
« première nécessité », les libraires ont dû éteindre les lumières, baisser le rideau et quitter la
scène pour d’interminables semaines d’attente, partagées à distance avec tout le monde de
l’édition ainsi mis brutalement à l’arrêt.

Depuis, tout en cherchant à virer le virus, la vie sociale et économique reprend peu à peu ses
droits. Mais, après avoir jeté tant de masques, gants, lingettes et blouses, faut-il envoyer au
recyclage un ouvrage écrit juste avant l’épidémie ? Après tout, en quoi, un constat du système
scolaire, même mordant et décapant, serait-il encore pertinent après une pandémie mondiale ?
La réponse est pourtant simple.

Tout ce qui était dénoncé avant a été confirmé… en pire !


La gestion de cette crise sanitaire par la hiérarchie de l’Éducation nationale a été pensée avec
le même logiciel obsolète, dirigiste et rigide que d’habitude, pour une situation totalement
inhabituelle. Pour répondre aux menaces du Covid-19, le disque dur de la bureaucratie n’avait
pas d’antivirus. Alors, les bugs se sont multipliés jusqu’à l’incompréhensible, l’insensé,
l’ubuesque ! Jamais nous n’avions vu un discours officiel à ce point déconnecté de notre réalité.
Nous en aurions bien ri si dans le même temps un tel drame humain n’avait eu lieu. Par chance,
le ridicule, lui, ne tue pas. Mais il laisse de graves séquelles dans une profession déjà fortement
éprouvée. Au moment de rouvrir nos écoles, nous retrouverons tous ces problèmes laissés en
classe dont les fantômes nous ont si souvent hantés pendant le télétravail.

Tout ce qui allait bien s’est arrêté, tout ce qui allait mal a
continué.
On m’objectera que si la critique est aisée, l’art est difficile. Et, effectivement, je ne voudrais
pas ressembler ici à l’un de ces nouveaux snipers médiatiques qui depuis le bunker de son
studio dézingue à tout-va tout ce qui ne va pas. Inscrit par mon métier dans la complexité de
la réalité, je sais ce qu’est d’être exposé aux jugements hâtifs, aux idées toute faites et à la
vindicte populaire. Chez les rois du « y a qu’à » on trouve beaucoup de vrais et « faut qu’on ».
Je mesure la chance que nous avons d’avoir des dirigeants qui ne se retrouvent pas en
réanimation pour avoir pris le virus à la légère comme Boris Johnson, qui ne prônent pas

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l’absorption d’eau de Javel comme Donald Trump, et ne vont pas manifester contre les règles
de confinement de leur propre pays comme le président brésilien Jair Bolsonaro ! Pour autant,
nous aurons eu droit à un lot inhabituel de revirements et de couacs, de petits arrangements
et de gros mensonges, d’erreurs, de contradictions et de fautes, jusqu’à la publication le 30 avril
d’une carte de France du déconfinement erronée !

Mais inutile d’ériger dans l’urgence un tribunal populaire, la Cour de Justice de la République –
seule juridiction habilitée à juger les actes commis par les membres du gouvernement dans
l’exercice de leurs fonctions – a déjà été saisie. Mon projet ici est de démontrer que toute la
gestion de cette phase de suspension d’école liée au confinement, s’est faite avec la même
approche détestable qui prévaut toute l’année. Du début à la fin de ce cycle, les enseignants
auront été mis à l’écart, oubliés, ignorés, méprisés, considérés comme de simples exécutants
avant d’être soudainement appelés à trouver des solutions une fois la situation devenue
totalement inextricable. Ce gouvernement prétend « libérer les énergies » mais épuise les
nôtres par une gestion des ressources inhumaines qui mène au dégoût, à la déprime et parfois
même au suicide.

Durant toute cette période, je me suis astreint à l’écriture des faits, persuadé qu’il serait
important de garder la trace des événements de ne pas perdre le fil de leur déroulement. Plus
que jamais, on verra comment école et société sont indissociables, entremêlées, et font
finalement route commune. Voilà pourquoi vous retrouverez ici nombre d’éléments dont la
présence pourrait surprendre s’agissant d’éducation mais qu’il m’a semblé indispensable
d’articuler avec ma vie d’instit pour donner à ce récit tout son contexte, toute sa cohérence et
sa cohésion. Confiné chez moi, loin des collègues, de mes élèves et de leurs parents, tour à tour
effrayé, agacé, amusé, énervé ou surpris, j’ai continué d’écrire tout ce qu’un instit ne devrait
pas avoir à dire ! Alors, bonne lecture et rassurez-vous : tout ce qui suit est vrai ! Ce qui est
plutôt inquiétant…
« ANNE, MA SŒUR ANNE, NE VOIS-TU
RIEN VENIR ? »
Vendredi 24 janvier, parlant du coronavirus, la ministre de la Santé déclare à la sortie du Conseil
des ministres : « Le risque d’importation depuis Wuhan est pratiquement nul » et « le risque de
propagation est très faible. » Elle précise, à la manière du « p’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non »
normand, que « cela peut évidemment évoluer dans les prochains jours ». Agnès Buzyn aurait
même pu dire « dans les prochaines heures » ! Car c’est le temps qui s’écoulera avant que son
propre ministère annonce officiellement la présence de trois premiers cas de coronavirus en
France, soit les premiers au sein de l’Union européenne. Le même jour, les chercheurs de
l’INSERM publient « un modèle pour estimer le risque d’importation de l’épidémie en Europe ».
Pour eux, cette menace s’étendrait de 5 % à 13 %, un niveau plutôt faible de diffusion dans le
pays. Un peu comme l’était, en 1940, le risque que des panzers franchissent les Ardennes.
Visiblement, nous n’avions pas encore compris que « nous sommes en guerre » comme le
déclarera le Président de la République 52 jours plus tard.

Pour l’heure, un raz-de-marée viral emportant dans la tombe des centaines de milliers
d’individus à travers le monde n’est pas du tout envisagé. C’est donc sous la menace d’une
simple vaguelette que la ministre de la Santé – contrairement à d’autres membres du
gouvernement candidats aux élections municipales comme Édouard Philippe ou Gérald
Darmanin – démissionne le dimanche 16 février pour remplacer au pied levé Benjamin
Griveaux, touché et coulé par une vidéo intime. Cela suscite essentiellement ironie et moquerie
surtout qu’Agnès Buzyn affirmait deux jours plus tôt : « Je ne pourrai pas être candidate aux
municipales : j’avais déjà un agenda très chargé [...] et s’est rajouté un surcroît de travail avec
la crise du coronavirus qui aujourd’hui m’occupe énormément1. » Cette épidémie l’occupe mais
ne la préoccupe pas suffisamment pour renoncer à l’investiture du parti présidentiel dans la
capitale. Mais soyons tolérants, pareille faiblesse est bien humaine et l’hôtel de ville une
attirante destination.

Notre jugement aurait sans doute été bien plus sévère si la


ministre de la Santé avait alors exprimé ce qu’elle avouera bien
trop tard !
Ainsi, confie-t-elle au Monde : « Je pense que j’ai vu la première ce qui se passait en Chine : le
20 décembre, un blog anglophone détaillait des pneumopathies étranges. J’ai alerté le directeur
général de la santé. Le 11 janvier, j’ai envoyé un message au Président sur la situation. Le
30 janvier, j’ai averti Édouard Philippe que les élections ne pourraient sans doute pas se tenir2. »
Elle reconnaît que, si elle a tant pleuré en quittant son ministère, c’est parce qu’elle savait « que
1
France Inter, 14 février 2020.
2
Le Monde, 17 mars 2020.
la vague du tsunami était devant nous ». Courage, fuyons et rendez-vous peut-être un jour au
tribunal. Car dès mars, un collectif de plus de 600 médecins a porté plainte contre l’ancienne
ministre de la Santé et le Premier ministre pour « mensonge d’État ». Il pourrait leur être
reproché de n’avoir pas respecté l’article 223-7, passible de deux ans de prison et 30 000 euros
d’amende qui vise « quiconque s’abstient volontairement de prendre des mesures permettant
de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour les personnes3 ».

Du côté de notre administration, la surface de l’océan ne laisse apparaître que de faibles


oscillations. Fin janvier, nous avons été destinataires d’un courriel « Infection à nv-Corona-Virus
2019 » rappelant quelques principes élémentaires d’hygiène des mains et de respiration.
Visiblement, l’heure n’était pas à l’affolement : ces documents de « précautions standards » de
2017 n’étaient en rien adaptés à l’école puisqu’on y parlait des règles de contacts avec les
« patients ». On nous invitait à « faire porter un masque à toute personne présentant des
symptômes respiratoires ». Il était aussi indiqué que « la désinfection par friction avec un
produit hydroalcoolique est la technique de référence dans toutes les indications d’hygiène des
mains ». Patients, masques, gel hydroalcoolique ? N’y aurait-il pas eu une erreur de
destinataire ?

Samedi 15 février, dès notre premier jour des congés d’hiver en zone B, un touriste chinois de
80 ans meurt à Paris après avoir été hospitalisé fin janvier. « Il s’agit là du premier décès par le
coronavirus en dehors de l’Asie » précise Agnès Buzyn, pour son dernier jour complet comme
ministre de la santé avant de céder sa place à Olivier Véran. Mais pas de panique : le mardi
24 février, on se félicite, après quelques cas déclarés, que plus personne ne semble atteint :
« Ce soir, il n’y a plus aucun malade hospitalisé en France […] il n’y a ce soir pas de circulation
du virus sur le territoire national », indique le tout nouveau ministre de la Santé, lors d’une
conférence de presse rassurante 4 . Pourtant, dans la nuit, c’est un enseignant de Crépy-en-
Valois dans l’Oise, qui décède à son tour à 61 ans. Faut-il s’en inquiéter ?

Deux jours après, pendant nos congés, nous recevons, sur la messagerie électronique de l’école,
un nouveau courriel en lien avec l’épidémie. À quatre jours de la reprise, il s’agit cette fois
d’annuler tous les voyages scolaires vers les zones à risque (Chine, Singapour, Corée du Sud,
provinces italiennes de Lombardie et Vénétie) et d’identifier les personnes – personnels ou
élèves – qui pourraient en revenir. Il leur est désormais interdit d’aller en cours pendant les 14
jours qui suivent leur retour. Début du premier casse-tête pour les directeurs d’école en quête
de ces informations à recueillir auprès des parents avant la reprise.

Arrive le lendemain (28/02) un message du Rectorat qui apporte une précision bien plus
surprenante : « En cas de sollicitation des médias, je vous remercie de bien vouloir
systématiquement renvoyer les demandes vers la cellule communication du rectorat ou vers le
cabinet de madame la Rectrice et de n’accepter aucun reportage sur le traitement de la crise
sanitaire du Coronavirus dans vos établissements. » Habituellement, les autorités ne sont pas

3
Libération, « Le gouvernement face à une épidémie de plaintes au pénal », 29 mars 2020.
4
Le Parisien, 24 février 2020.
contre un peu de médiatisation de nos efforts d’adaptation sanitaire et sécuritaire comme lors
de l’exercice annuel de simulation de catastrophe prévu par le Plan particulier de mise en
sûreté. Serions-nous soudain moins sûrs de nos procédures ? Qu’a-t-on à cacher aux médias
que fréquente tant notre ministre ? Après l’affaire Lubrizol (incendie d’une usine de produits
chimiques classée Seveso le 26/09/2019 à Rouen), y aurait-il un nouveau souci de
transparence ?

À propos de transparence, dès le lendemain, samedi 29 février, le Conseil des ministres est
rassemblé de manière exceptionnelle pour faire face au Covid-19. Et que va-t-il en sortir ?
Quelles mesures vont donc être prises contre un mal qui va faire près de 25 000 morts dans les
deux mois qui suivent ? Vite, on attend des mesures phares pour nous éclairer.

Réuni pour lutter contre l’épidémie, le gouvernement dégaine le


49-3 pour faire passer en force son projet de retraite contesté
dans la rue depuis début décembre !
Voilà quelle était l’urgence pour les autorités à ce moment-là : casser coûte que coûte la plus
longue grève jamais vue. Parmi les manifestants, tout le monde a repéré ces personnels
soignants entrés en conflit dans leur secteur un an plus tôt. Ceux qu’on applaudira bientôt
chaque soir aux fenêtres et aux balcons sont bien les mêmes qui avaient démarré leur
mouvement de grève le 18 mars 2019. L’auteure Annie Ernaux 5 rappellera ce slogan
prémonitoire d’une banderole en novembre dernier : « L’état compte ses sous, on comptera
les morts. » On ignore alors que notre pays, qui ne manque visiblement ni de gaz lacrymogène
ni de LBD, va partir en guerre sans les armes élémentaires que sont les masques, les tests, le
gel, les gants, les surblouses. À chacun ses priorités dans la sécurité. Comme lancer un appel
d’offres pour l’achat de 650 drones (coût : 4 millions d’euros) au moment même où les forces
de l’ordre ont de plus en plus recours à ce matériel pour contrôler le respect des mesures de
confinement6.

Bref, lundi 2 mars, au moment de reprendre la classe, côté contamination, on retient surtout
qu’on a tous chopé… le 49-3 ! Car l’actualité dans bien des établissements à ce moment, c’est
encore la lutte contre le projet de retraite à points qui risque d’en laisser pas mal à poil,
notamment chez les profs, ces fameux « grands perdants » pour reprendre le terme utilisé à
notre égard dans les médias. Même si ce coup de force du gouvernement est un coup dans le
dos, l’heure est à la reprise du travail. Attentifs aux recommandations qui circulent, nous
convenons dans mon école de ne plus nous faire la bise entre adultes. Dans ma classe de 29
CM1/CM2, c’est l’heure des retrouvailles après deux semaines de congé. Pas besoin d’aspirine
pour obtenir une joyeuse effervescence. Visiblement, chacun sait désormais prononcer
correctement le nouveau mot à la mode : co-ro-na-vi-rus. D’ailleurs, le début de matinée est
consacré à l’avancée de l’épidémie et au rappel des gestes barrières. Ces enfants, âgés de 9 à

5
Dans une lettre lue sur France Inter le 30 mars 2020.
6
Libération, 15 avril 2020.

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05 mai 2020 à Raphael Laiginhas
12 ans, connaissent déjà mille détails mais éparpillés façon puzzle. Une chose est sûre : nous
n’allons tout de même pas nous inquiéter d’une épidémie qui – croyait-on – ne frappe
généralement que des personnes âgées déjà malades et bien loin d’ici !

Or, juste après « coronavirus », nous apprenons d’autres mots comme « clusters », ces zones
de forte concentration de cas de Covid-19. Le jour de la rentrée, un collègue revenant de
Bretagne, consulte, pendant la récréation, la mise à jour de la liste officielle et découvre qu’y
figure désormais son lieu de séjour des dernières vacances. S’en inquiétant auprès de
l’inspection, on lui enjoint de rentrer chez lui, un remplaçant venant prendre le relais l’après-
midi. Mais, visiblement, la mécanique a des couacs, car, le lendemain, faute de moyens
humains, les élèves, avec lesquels il a été en contact toute la matinée, seront répartis dans les
autres classes du regroupement ! Le virus aurait adoré. Heureusement, mon collègue n’était
pas souffrant mais la lutte contre l’épidémie s’annonçait déjà délicate puisque son épouse, elle-
même enseignante, ne recevra pas les mêmes consignes de la part de son propre inspecteur !

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Y A-T-IL UN PILOTE DANS L’AVION ?
Alors que nous observons avec une inquiétude croissante l’évolution de la situation en Chine
et en Italie, certains commencent à se demander si, tôt ou tard, on n’ira pas vers une fermeture
des écoles. Pour la première fois, j’évoque cette possibilité avec une collègue. Mais la chose est
peu probable. Lundi 9 mars, le ministre de l’Éducation explique très clairement (RMC/BFM-TV)
que la fermeture générale : « Pour l’instant ce n’est pas prévu, mais même dans tous les
scénarios que nous avons, ce n’est pas prévu. » Vous avez bien lu !

Personne au ministère ne prévoit donc la fermeture historique qui


sera pourtant annoncée trois jours plus tard.
Le jeudi 12 mars, Jean-Michel Blanquer est – comme souvent – dans les médias. Et il explique,
le matin sur France Info, pourquoi il est totalement opposé à une éventuelle fermeture : « Nous
n’avons jamais envisagé la fermeture totale parce qu’elle nous semble contre-productive.
Quand vous fermez les écoles de tout un pays, cela signifie que vous paralysez en bonne partie
ce pays. » Il précise que cela « n’est pas notre modèle » et même que les autres pays sont dans
une stratégie comparable à la nôtre. Dans l’après-midi, à quatre heures de l’allocution
présidentielle, le ministre est de retour sur BFM-TV, en direct depuis le CNED, à Poitiers. Il
indique, à ceux qui n’auraient toujours pas bien compris son propos, qu’une fermeture
généralisée des écoles n’est « pas la stratégie adoptée » et insiste encore : « Il n’y aura pas de
fermeture généralisée des écoles en France comme on a pu le voir dans d’autres pays
d’Europe. » C’est pourtant clair ! Apparemment, pendant qu’on règle les micros et l’éclairage à
l’Élysée, le ministre n’est toujours pas dans la confidence de ce qui va être annoncé par le
Président. Peut-être aura-t-on la bonté de l’avertir pendant le maquillage ?

En effet, les propos tenus à 20 heures par Emmanuel Macron vont totalement contredire Jean-
Michel Blanquer. Le ministre trouvait que pareille fermeture serait contre-productive ? Pas
dans notre culture ? Paralysante ? Et même qu’elle n’avait jamais été étudiée ? Le désaveu
présidentiel est cinglant : « Dès lundi et jusqu’à nouvel ordre, les crèches, les écoles, les collèges,
les lycées et les universités seront fermés pour une raison simple : nos enfants et nos plus jeunes,
selon les scientifiques toujours, sont celles et ceux qui propagent, semble-t-il, le plus rapidement
le virus, même si, pour les enfants, ils n’ont parfois pas de symptômes et, heureusement, ne
semblent pas aujourd’hui souffrir de formes aiguës de la maladie. C’est à la fois pour les
protéger et pour réduire la dissémination du virus à travers notre territoire. » Visiblement,
aucun de ces éléments sanitaires et scientifiques n’avait atteint la direction du ministère de
l’Éducation. On verra aussi comment tous ces arguments, exposés avec la plus grande gravité,
s’envoleront par la suite lors de l’annonce du 13 avril. En politique, les discours, comme les
promesses, n’engagent que ceux qui y croient.

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Mais restons au 12 mars. Juste après l’allocution du Président, Jean-Michel Blanquer revient
face caméra pour assurer que « depuis le début de la crise, nous sommes organisés pour faire
face à toute éventualité » alors qu’il affirmait le contraire quelques jours plus tôt en indiquant
que ça n’était dans aucun « scénario ». Il ajoute que « l’ensemble des recteurs de France, et
tous ceux qui travaillent avec eux, sont préparés pour accompagner les établissements et les
écoles dans la gestion de cette nouvelle phase ».

Donc personne n’est au courant, mais tout le monde est déjà


prêt ?
Magique ! Ce ministère, c’est Poudlard ! On comprend qu’il s’agit de rassurer les Français,
notamment les parents, considérés alors comme des enfants apeurés, mais tant de mensonges
au sommet de l’État commence au contraire à inquiéter. Et encore, à ce moment-là, on ignore
les détails calamiteux de la pénurie de masques7. Soudain, tout s’accélère. Le samedi 14 mars
au soir, Édouard Philippe annonce subitement que les restaurants, les bars, les discothèques,
tous les commerces jugés « non essentiels » doivent fermer à minuit. Comme il sera dit plus
tard par France Info, « une intervention de moins de dix minutes un samedi soir sur les chaînes
d’info pour fermer la France ». Ça sent l’urgence et un peu la panique. Pour autant, le premier
tour des élections municipales qui doit se tenir le lendemain (dimanche 15 mars) est bien
maintenu, ce qui ne sera pas sans conséquences sur la santé de nombre d’élus qui tiendront
les bureaux de vote et assureront le dépouillement. Tout ça pour que les élections qui ne se
sont pas jouées en un tour soient finalement reportées… Le concours de la plus grosse
incohérence est ouvert et il va y avoir de la concurrence avec la suite des décisions.

Le lundi 16 mars, c’est parti pour les enseignants. Nous entamons, mi-inquiets, mi-curieux,
notre premier jour de tentative de « continuité pédagogique ». Assis face à mon ordinateur, je
démarre une terrible partie de ping-pong face à 29 élèves ! Seul mon CAP dactylo, obtenu du
temps de mes errances scolaires, me permet de tenir la cadence. J’essaie d’avoir des nouvelles
de chacun, de transmettre collectivement quelques idées de travail ou d’activités mais avec
l’immense difficulté d’ignorer trop souvent la situation exacte des élèves. Où sont-ils ? Avec qui
pour les aider ? De quel matériel dispose-t-il ? Et comment différencier entre tant de profils
différents dont des reconnaissances de handicap ? Avec le recul, je me dis que l’urgence, bien
au contraire, aurait dû être de s’accorder une semaine de battement pour réfléchir à la
conception de cette forme totalement inédite de travail. Pendant le week-end, cherchant à y
voir clair, j’ai sollicité les enseignants de ma circonscription et du groupe Freinet du
département pour effectuer une mise en commun des ressources numériques que chacun
utilise déjà. Dans notre métier, nous sommes passés, avec Internet, d’une pénurie de
ressources à une abondance assez ingérable. L’ensemble, très riche, est mis en ligne par
l’infatigable Philippe Meirieu sur son site. Mais cette inauguration du travail à distance, une
première dans notre histoire éducative, est aussitôt balayée par un autre événement. Ce soir-

7
Enquête de Médiapart « Les preuves d’un mensonge d’État », 2 avril 2020.
là, le Président de la République prend à nouveau la parole. Il adresse ses félicitations aux
électeurs : « Je veux aussi saluer chaleureusement les Françaises et les Français qui, malgré le
contexte, se sont rendus aux urnes. » Il n’oublie pas les élus : « Je veux aussi ce soir adresser
mes félicitations républicaines aux candidats élus au premier tour. » Mais il sermonne aussitôt
ceux qui ont eu l’outrecuidance d’aller se promener. Car le Président – qui était encore au
théâtre quelques jours plus tôt parce que « la vie continue » et qu’il « n’y a aucune raison […]
de modifier nos habitudes de sortie » – a vu « du monde se rassembler dans les parcs, des
marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture ». Il
précise que « personne n’est invulnérable, y compris les plus jeunes ». Remarque intéressante
quand on sait que quatre semaines plus tard, ces « plus jeunes » seront désignés pour
reprendre en premier, bien avant les collégiens et surtout les lycéens.

Emmanuel Macron annonce alors la mise en œuvre du confinement général dès le lendemain
midi (mardi 17 mars) pour quinze jours au moins. Après l’annonce de fermeture de tous les
commerces « non essentiels », voilà deux fois en deux jours que le pouvoir ne laisse même pas
24 heures aux Français pour s’organiser. Les motifs de sortie et de déplacement se voient
extrêmement réduits. Des sanctions sont promises aux contrevenants. Certains seront
d’ailleurs sanctionnés, ici en voulant enterrer un proche, là juste en essayant d’aller faire un
geste de la main à un parent âgé isolé derrière sa vitre d’Ehpad. « Nous sommes en guerre »
répétera six fois le Président qui n’a jamais fait son service militaire. Christophe Castaner, le
ministre de l’Intérieur, annonce le déploiement des forces de l’ordre en adoptant le même ton
et les mêmes allures martiales que s’il s’agissait de terrorisme. Ne jamais oublier que si l’État
doit nous protéger, il faut aussi savoir se protéger de l’État…

Bref, désormais, il faut sortir travailler et « en même temps », rester chez soi. Début de mille
imbroglios quand ici est autorisé ce qui là-bas est sanctionné. Des magasins restent légalement
ouverts, mais s’y rendre n’est pas toujours considéré comme un achat légitime par la nouvelle
police de la diététique. Nombre de personnes contrôlées racontent le règne de l’arbitraire qui
semble si peu déranger le pouvoir. Chacun aura eu le sentiment d’une distribution de PV bien
plus large que celle des masques. En Haute-Savoie, pour surveiller le bon respect des règles de
confinement, le préfet a même recours au contrôle par hélicoptère en montagne8 ! L’ambiance
ainsi instaurée est des plus délétères. Même le syndicat Alternative Police s’en inquiète et
alerte sur France Info : « La délation représente jusqu’à 70 % des appels dans certaines grandes
agglomérations9. » Le syndicaliste affirme qu’après 16 heures, les dénonciations représentent
même 90 % des appels à la police de Bordeaux. On veut combattre un virus, on se retrouve à
chasser les corbeaux !

Dans le même temps, les professeurs poursuivent la bataille et tentent comme ils peuvent de
sauver ce qui peut l’être. Les discours ministériels assurés en novlangue nous abreuvent de
« continuité pédagogique » et autre « classe à la maison ». Le ministère met immédiatement
la pression sur les enseignants en prétendant que tout est prêt et essaie de faire croire que les

8
France Bleu, 28 mars 2020.
9
France Info, 14 avril 2020.
apprentissages vont se poursuivre comme s’il y avait toujours cours. De la maternelle au lycée,
chacun se lance dans un enseignement à distance le plus souvent nouveau mais loin d’être
évident, même quand les élèves sont des étudiants majeurs, comme l’attestent des professeurs
à l’université.

Dans ma classe comme partout ailleurs, on (re)découvre la


béance de la fracture numérique avec nombre de familles dans
l’incapacité d’accéder aux ressources envoyées.
J’adresse aux parents un petit sondage pour savoir dans quelles conditions, matérielles et
humaines, ils vont s’emparer du travail et des activités que je leur propose. Beaucoup me
signalent des problèmes de connexion, de débit, d’ouverture de fichiers, de partage du matériel,
d’impression. Même équipés, les parents ne sont pas pour autant disponibles puisqu’ils sont
nombreux à devoir gérer la fratrie et travailler (notamment sur l’ordinateur familial auquel
doivent aussi accéder leurs enfants). Dans bien des familles c’est la crise pour tenter de faire
les exercices envoyés, surtout quand, parfois, dans le secondaire, des devoirs sont notés. Dès
le 23 mars, sur le Café pédagogique, est publiée la tribune : « Continuité pédagogique ou
rupture d’égalité ? » dont je suis signataire avec d’autres enseignants, comme Grégory
Chambat, Véronique Decker, Matthieu Billière, Catherine Chabrun, ou encore Laurence De Cock,
Philippe Meirieu ou Sylvain Wagnon, tous très inquiets de cette mascarade mise en scène par
le pouvoir. Je sens bien que l’enseignement à distance va surtout mettre à distance de
l’enseignement les plus fragiles. Me recentrant sur la situation du primaire, je publie ma propre
tribune le 26 mars pour dénoncer cette « Continuité démagogique ». Je reviendrai même à la
charge le 15 avril avec une autre contribution, plus sarcastique : « Pardon les enfants ! » En
effet, dans la précipitation que tente d’imposer le ministère, certains professeurs voulant
sûrement trop bien faire assomment parents et élèves de devoirs sans avoir bien conscience
des situations familiales. Du coup, cela peut donner l’impression que les enseignants
méconnaîtraient les conditions réelles de vie de leurs élèves. Il faut bien comprendre qu’au
primaire, en envoyant des exercices, on ne donne pas seulement du travail aux enfants mais
aussi à leurs parents ! Je profite de cette tribune pour esquisser les contours de ce que pourrait
être la pédagogie de l’école d’après.

Le 25 mars, voilà déjà douze jours que les professeurs font au mieux depuis chez eux, souvent
en gardant leurs propres enfants, travaillant avec leur matériel personnel, leurs forfaits et
connexions, supportant la contrainte inhabituelle de devoir téléphoner aux parents en utilisant
leur propre ligne. Ceux qui les accusent d’immobilisme et de conservatisme se font soudain
bien silencieux. On voit que le café du commerce est fermé ! De son côté, la porte-parole du
gouvernement, Sibeth Ndiaye, relaie l’encouragement du ministre de l’Agriculture à aller aider
aux champs quand on se retrouve sans activités du fait de la crise. Elle croit alors bon de
préciser : « Nous n’entendons pas demander à un enseignant qui aujourd’hui ne travaille pas,
compte tenu de la fermeture des écoles, de traverser la France entière pour aller récolter des
fraises gariguette. » Boulette pour celle qui avait déjà expliqué le 20 mars que le masque n’était

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05 mai 2020 à Raphael Laiginhas
pas utile et qu’elle-même serait incapable de l’utiliser correctement. Deux mois plus tard, ne
pas en porter dans le train coûtera 135 euros. On aimerait plutôt qu’elle ramène sa fraise pour
répondre aux questions récurrentes sur le manque criant de masques, de tests et même de
surblouses (rappelé encore par le Directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris,
Martin Hirsch, sur France Info le 17 avril, deux mois après le premier décès sur le territoire
national).

Pour en revenir au confinement de quinze jours, s’il commence le 17 mars, voilà qui nous
amène forcément à la fin du mois. Pourtant, très rapidement, dès le dimanche 22 mars, Jean-
Michel Blanquer donne une première date de reprise possible des cours : le lundi 4 mai10. C’est
alors le « scénario privilégié » pour reprendre sa formule. Donc, cinq jours seulement après le
début du confinement, le ministre fait déjà état de son estimation.

Il faut laisser, entre le confinement et le retour en classe, un délai


de précaution de 5 semaines.
Là encore, la suite sera bien différente et le renoncement sidérant. Dès le vendredi 27 mars,
Édouard Philippe annonce, à l’issue du Conseil des ministres, que le confinement sera prolongé
au moins jusqu’au 15 avril, soit deux semaines supplémentaires. Si on applique le même report
pour la reprise de l’école, on imagine alors que la date de retour en classe ne pourra pas se
faire avant le 18 mai. Logique. Les jours passent, le bilan de la pandémie – à l’échelle nationale
comme internationale – devient dramatique. Il faudra tout de même plusieurs jours pour qu’on
découvre qu’en France, les premières comptabilisations de décès ne prenaient pas en compte
ceux survenus à domicile ou en Ehpad alors que ces derniers représentent plus du tiers des
victimes ! Et on ne saura qu’en juin le bilan des morts à domicile d’après le ministre de la santé.

Côté classe, je reçois un vrai coup sur la tête le 30 mars. On découvre par mail qu’aucune sortie
scolaire ne sera autorisée jusqu’à fin mai. On comprend déjà clairement qu’il en sera ainsi
jusqu’à l’été, comme ce sera malheureusement confirmé le 16 avril. Passent alors à la trappe
nombre de nos projets : sortie au cinéma, visite à la ferme, accueil des correspondants, grands
concerts de fin d’année avec des chorales de collégiens et d’adultes, rencontre au centre
départemental pour adultes handicapés, fête de la musique, accueil au collège, olympiades,
spectacle en anglais, sortie en train à Dieppe… Tout ce que j’avais patiemment mis sur pied
tombe à l’eau, c’est ballot. Des heures à tout caler, à tout mettre au point, à réserver, à échanger,
des dizaines et des dizaines de mails et d’appels, sans parler de tous les documents nécessaires
à remplir. Nous commençons alors à comprendre que s’il doit y avoir un retour prochain en
classe, ça ne sera pas pour la retrouver telle que nous l’avions laissée. Il s’agira d’autre chose,
mais nous n’imaginons pas quoi. Tous ces projets qui unissent et réunissent les élèves, qui les
motivent et mobilisent, sont désormais barrés d’une croix rouge. Tout un symbole raccord avec
l’actualité médicale. Dans ce contexte, on ne croit plus guère à un « déconfinement » le 15 avril.

10
Le Parisien, 22 mars 2020.

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05 mai 2020 à Raphael Laiginhas
De toute façon, pour la zone B ce sont les vacances de printemps le 10 avril au soir. Je termine
ces quatre premières semaines non-stop d’enseignement à distance exténué. Avec le télétravail,
sont gommées les limites habituelles des soirées ou du week-end. Par crainte d’être débordé,
je réponds au plus vite, générant forcément de nouvelles réponses ! J’ai la tête farcie, le dos
meurtri et les yeux rougis après avoir répondu individuellement aux centaines de messages
provenant des parents comme des enfants. Après l’excitation du début, j’ai bien vu le lien
s’effilocher, les retours devenir moins nombreux au point même de devoir faire un rappel juste
avant les congés. J’ai corrigé et mis en page plein de textes, fait des montages de tous les beaux
dessins reçus et toutes les jolies photos envoyées. J’ai aidé puis fourni les réponses aux
exercices, tenté le dépannage à distance des problèmes : ici un enfant en maths, là un adulte
en informatique. Point positif : bien des relations, jusqu’ici aimables et polies, sont devenues
franchement cordiales. Les images et vidéos humoristiques s’échangent sur les messageries.

Cette distance crée finalement une autre forme de proximité.


Le 9 avril, à la veille de nos congés, le Président de la République doit s’exprimer, mais
bizarrement, son intervention est reportée au lundi 13, soit deux jours avant la fin du
confinement. Il se murmure qu’une reprise de la classe avant l’été devient impossible. D’ailleurs,
le 4 avril, le JDD a titré : « École : mai ou septembre, les scénarios de la reprise ». On vient
même d’annuler les traditionnelles épreuves du brevet des collèges et du baccalauréat. Tous
les concours sont repoussés. Les annulations et reports d’événements sportifs et culturels,
même parmi les plus prestigieux, se multiplient, que ce soit Roland-Garros ou les Francofolies,
le Tour de France ou les Jeux olympiques. Le Covid ne respecte rien et engloutit les calendriers.
Avant qu’Emmanuel Macron parle, le suspense est à son comble après une chasse aux œufs de
Pâques en confinement. Preuve en est, ce soir-là, l’allocution présidentielle va battre tous les
records d’audimat avec 36 millions de téléspectateurs devant leur écran. Du jamais vu. « Tout
le monde au poste », aurait dit Castaner !
DU DÉCONFINEMENT À LA
DÉCONFITURE
Certes, il y a bien l’annonce attendue d’une prolongation du confinement de quatre semaines
jusqu’au lundi 11 mai. À cette date, le Covid-19 a déjà emporté 15 000 de nos concitoyens.
Mais Emmanuel Macron crée surprise et incompréhension en décidant la réouverture
progressive, à partir de cette même date, de tous les établissements scolaires, à l’exception des
universités. C’est le principe de précipitation !

Initialement, il y avait donc un délai de 5 semaines entre la fin du


confinement et le retour en classe des élèves : désormais ce délai
de précaution tombe à zéro jour !
Décision à la fois contraire à tous les discours d’appel à la prudence, mais surtout contradictoire
si on se réfère à ce qui a motivé la fermeture globale. Si le locataire de l’Élysée avait pris soin,
jusqu’ici, de justifier ses décisions en s’appuyant sur le Conseil scientifique qu’il avait installé, il
ne s’embarrasse plus d’aucun argument de la sorte. Pourtant, nous tous – professeurs, parents
et citoyens – serions en capacité de comprendre qu’il peut y avoir débat sur la réalité du
potentiel de propagation par les enfants puisqu’il n’y a pas unanimité comme le montre encore
France Info 11 « Coronavirus : les enfants sont-ils moins vecteurs de la maladie qu’on ne le
pensait ? ». Et, en démocratie, il serait bon que le pouvoir explique comment il prend ses
décisions. Mais pour le Président de la République, s’il faut renvoyer en classe 12 millions
d’élèves, ce n’est pas parce que les risques auraient disparu ou qu’il n’y aurait plus rien à
craindre pour notre santé. Non, c’est parce que « trop d’enfants, notamment dans les quartiers
populaires et dans nos campagnes, sont privés d’école sans avoir accès au numérique et ne
peuvent être aidés de la même manière par les parents. Dans cette période, les inégalités de
logement, les inégalités entre familles sont encore plus marquées. C’est pourquoi nos enfants
doivent pouvoir retrouver le chemin des classes ». La macronie aurait-elle enfin découvert la
sociologie ?

Les motivations sanitaires de la fermeture ont disparu… en même


temps que le Conseil scientifique !
Une autre logique est clairement exprimée par le Président : « Le 11 mai, il s’agira aussi de
permettre au plus grand nombre de retourner travailler, redémarrer notre industrie, nos
commerces et nos services. » Peut-on être plus clair ? D’autant plus qu’au même moment les
autres occasions de se réunir restent formellement interdites : « Les lieux rassemblant du
public, restaurants, cafés et hôtels, cinémas, théâtres, salles de spectacles et musées, resteront
11
Le 18 avril 2020.

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05 mai 2020 à Raphael Laiginhas
en revanche fermés. » Étonnant, non ? Un seul restaurant ouvert, le restaurant scolaire ! Dès
le lendemain, le sondage Odoxa pour France Info et Le Figaro montre que les Français ne sont
pas dupes : 54 % d’entre eux trouvent que cette réouverture précoce des écoles est une
mauvaise décision alors qu’ils plébiscitent le très contraignant confinement. Ils ont bien
compris que le gouvernement peinait à rester sourd aux injonctions patronales réclamant un
retour au travail le plus rapide possible. Encore faut-il pour cela libérer les parents de la garde
de leurs enfants. Argument qui a sa logique puisque la crise économique majeure dans laquelle
s’enfonce le pays et tout le continent s’annonce épouvantable et durable. Elle aussi fera des
victimes, sûrement en priorité parmi les plus faibles. Même quand on fait passer la santé
d’abord, ça n’empêche pas que d’autres éléments sont pris en compte ensuite. Autrement, on
ne prendrait jamais la voiture ou l’avion par peur des accidents. Mais la décision se prend ici
sur quelles bases ? Dans quel rapport bénéfice/risque ? Ce soudain changement de logique
imposé par un seul homme (où est passée l’Assemblée nationale ?) sans donner plus
d’explications pose un réel problème de conception démocratique. On verra plus loin pourquoi
le Conseil scientifique n’est alors pas cité par le Président cachottier. Tout comme Jean-Michel
Blanquer, Emmanuel Macron s’appuie sur la science quand ça l’arrange.

En attendant, l’argumentaire présidentiel est un désaveu monumental de la politique de


« continuité pédagogique » de son ministre de l’Éducation.

Envoyer du travail aux parents pour de la sous-traitance


pédagogique, ça ne marche pas. C’est d’ailleurs pour cela que
les devoirs écrits sont interdits depuis 1956.
Le ministre, dès son arrivée, n’avait-il pas promu des dispositifs d’aide aux devoirs justement
parce que tout renvoi du travail vers la maison est un risque d’accroître les inégalités sociales ?
« Le ministre de l’Éducation nationale veut mettre fin aux devoirs à la maison » titraient même
Les Échos12 quand Jean-Michel Blanquer affirmait vouloir apporter de la « tranquillité » aux
familles en leur accordant du « temps heureux ». Dès le départ, le ministre ne pouvait ignorer
combien son dispositif de continuité ne pourrait être qu’un médiocre pis-aller.

Mais le Président Macron donne le coup de grâce en précisant que : « Le Gouvernement, dans
la concertation, aura à aménager des règles particulières : organiser différemment le temps et
l’espace, bien protéger nos enseignants et nos enfants, avec le matériel nécessaire. » Traduit en
langage clair, pour les ministères, et tout particulièrement pour celui de l’Éducation nationale,
c’est « débrouillez-vous ! ». Et encore, je suis poli. Décidément, le Président de la République
semble avoir prolongé la mise en quarantaine de son ministre de l’Éducation ! En effet, dans le
cadre des décisions de fermeture puis de réouverture de tous les établissements scolaires
français, Jean-Michel Blanquer à l’air de découvrir les revirements de l’Élysée en même temps
que parents, élus locaux, enseignants et élèves. Voilà qui pose la question de savoir ce que
pèsent réellement les enjeux éducatifs dans les décisions économiques et sanitaires prises en
12
Article du 26 mai 2017.
haut lieu. Comme le dit Francette Popineau, la secrétaire générale du SNUipp-FSU : « On ne
comprend plus rien : on a un discours de prudence sur tout, sauf sur l’école. » Visiblement, avec
ce ministre, nous n’avons pas un très bon avocat pour défendre notre cause.

La preuve est apportée dès le lendemain de l’annonce surprise du Président, quand le ministre
de l’Éducation nationale, qui semble avoir peu ou mal dormi, est invité aux « 4 vérités » sur
France 2 (14/04). Dès le départ, s’agissant de la réouverture le 11 mai, le ministre insiste sur la
notion de progressivité puisqu’il est « évident que tout ne va pas se passer du jour au
lendemain ». S’ensuit tout un tas de formules pour tenter de se donner le temps que
l’impréparation n’a pas accordé au ministre : « Nous avons à définir », « nous avons deux
semaines devant nous », cela « permettra, à partir du 11 mai, de voir par quelles étapes nous
passons ». Les critères retenus ? « Tous les points sont légitimes et à prendre en considération ».
« La façon de faire va s’élaborer au cours des deux prochaines semaines. » Sur le calendrier ?
« On va entrer en dialogue avec les familles. » « On pourra commencer à envisager comment
ça se passe ». « On va élaborer toute une méthodologie. » L’organisation ? « Personne ne peut
imaginer qu’en mai-juin ce sera exactement comme avant, pas du tout. Ce sera autre chose. »
Le port du masque ? « C’est fort possible mais ça, ça fait partie des choses qu’on va définir au
cours des deux prochaines semaines. » L’obligation de ces masques ? « D’ici deux semaines, on
va décider ». « C’est typiquement ce qui va se définir au cours des deux prochaines semaines. »
Les programmes qui ne seront pas bouclés ? « J’ai confiance dans le professionnalisme des
professeurs », le ministre invoquant même le travail « par cycle » sur trois années, tellement
contraire à ses attendus annuels. Les grands groupes ? « Il est hors de question d’avoir des
classes bondées dans la situation actuelle » (parce que le reste de l’année c’est bien d’avoir des
classes surchargées ?). S’agissant du respect des gestes barrières chez les plus petits, le ministre,
à bout d’arguments, invoque même le « civisme » des élèves ! Ne pas bien se laver les mains
deviendrait une incivilité ? Il y en a, comme ça, pendant un quart d’heure comme avec un
candidat qui jouerait au « ni oui, ni non » en trouvant le temps long. Et nous avec.

Mercredi 15 avril, c’est au tour de la sénatrice communiste Céline Brulin d’interpeller le


ministre. Elle aimerait simplement savoir quel avis scientifique justifierait une réouverture des
établissements scolaires le 11 mai. Le ministre ne lui répond pas sur l’aspect sanitaire mais
invoque des motifs sociaux devenus soudain sa principale préoccupation. Pourtant, les fonds
sociaux, destinés à faire face aux situations difficiles que peuvent connaître familles et élèves
pour les dépenses de scolarité, ont été divisés par deux en 2020. Pour le ministre, la santé n’est
plus la question. Étonnant quand on sait que l’Ordre des médecins s’oppose à une réouverture
précoce des écoles13, un choix qui « révèle un manque absolu de logique » dit le docteur Patrick
Bouet pour qui il était normal de fermer en tout premier les structures scolaires puisque « les
enfants sont des vecteurs potentiels » et qu’il est « très difficile en milieu scolaire de faire
respecter les gestes barrières ». Enfin, quand il répond aux questions d’Élizabeth Martichoux
(LCI) et que la journaliste lui reproche l’absence de réponses précises avec une date du 11 mai
qui semble avoir été lancée sans plan concret, Jean-Michel Blanquer s’emporte : « Non, c’est

13
Le Figaro, 14 avril 2020.
faux de dire ça. Je ne peux pas vous laisser dire ça. C’est trop facile de dire ça Madame
Martichoux ! Non, non. Quand vous dites qu’il n’y a pas de réponse, c’est très faux. Vous essayez
d’installer l’idée que… Je trouve que ce n’est pas très honnête de répliquer cela. [...] vous ne
pouvez pas, comme ça, injurier le travail des gens, ce n’est pas possible. »

On est visiblement passé de « l’école de la confiance » à celle de


la panique !
Dimanche 19 avril, le Premier ministre, qui n’a visiblement rien à annoncer, reprend la parole
lors d’une interminable conférence de presse de plus de deux heures. À ce moment, la France
commence à mesurer un léger ralentissement de l’épidémie mais celle-ci a déjà été redoutable :
on atteint les 20 000 morts (19 718 exactement ce jour-là), on compte encore 30 610
personnes hospitalisées, et 5 744 patients dans un état grave sont en réanimation. Et pourtant,
il ne reste que trois semaines avant la reprise progressive de l’école. Six jours après l’annonce
choc d’Emmanuel Macron, on imagine que Monsieur Philippe va enfin pouvoir traduire en acte
l’insondable pensée présidentielle. On apprend au passage que les forces de l’ordre ont réalisé
13,5 millions de contrôles et constaté plus de 800 000 infractions. L’État se montre bien plus
précis que pour gérer le manque toujours cruel et criant de matériel pour les soignants. Malgré
ce délai conséquent de près d’une semaine, le Premier ministre n’est guère plus avancé que
son ministre de l’Éducation. Il faudra attendre la toute fin de son intervention pour qu’enfin la
question éducative soit abordée. Faute d’envoyer des signes lisibles, il se convertit à la
prudence de Jean-Michel Blanquer : « Les écoles n’ouvriront pas partout le 11 mai, et pas dans
les conditions antérieures au confinement. » Merci pour le scoop ! Sans éléments tangibles, il
s’en tient à des hypothèses qui semblent être autant d’os à ronger pour patienter :
réouvertures par moitié de classe, une semaine sur deux, ou bien par zones géographiques.
Faites vos jeux, ça vous occupera pendant le confinement !

Cette impréparation suscite la plus grande méfiance, voire la réticence, des représentants
syndicaux mais aussi des acteurs locaux qui sentent bien qu’on va leur demander l’infaisable.
Dès mercredi 15 avril, l’Association des maires de France (AMF) demandait « un plan de
déconfinement précis » et faisait part de ses exigences : « Concernant les écoles primaires, dont
la gestion est de la responsabilité des communes, il convient d’établir un calendrier et des
modalités de mise en œuvre suffisamment détaillées pour garantir la sécurité de tous les élèves
et personnels. » Mais plusieurs jours après, rien ne permet de comprendre ce qui va pouvoir
être fait de la décision du Président ou des déclarations creuses que répète à l’envi le ministre
de l’Éducation dans les médias.

Face au vent de panique, celui-ci – jusqu’alors incapable de fournir la moindre réponse dans
les interviews ou au Sénat – finit par lâcher quelques indications en audition à l’Assemblée
(21/04) : pas plus de 15 élèves et reprise en trois vagues successives par tranches d’âge les 11,
18 et 25 mai. On ne comprend pas bien si ça sera obligatoire, et visiblement lui non plus ! Les
syndicats sont furieux et parlent de forcing car tout cela se prépare sans dialogue ou
concertation contrairement à ce qui avait été promis. On est loin de l’unité nationale ! Une fois
encore, chacun est mis devant le fait accompli… Même le Premier ministre qui n’apprécie guère
de ne pas avoir eu la primeur des trouvailles de son brillant ministre pour les annoncer lui-
même en exclusivité dans sa présentation du plan de déconfinement. Finalement, Emmanuel
Macron, à l’origine de ce pataquès inextricable, tranche et indique que le retour en classe se
fera sur la base du volontariat : « Ce sont les parents au final qui décideront » et devront donc
assumer la responsabilité d’un éventuel retour à l’école (23/04) mais sans même connaître les
conditions d’accueil.

Suivant les consignes sanitaires, le Président, maintenant, s’en


lave les mains !
Aux parents de se débrouiller avec ça ! Pour autant, les sondages montrent une défiance
considérable des familles. Ainsi, Le Figaro14 titre : « Après le 11 mai, deux Français sur trois
n’enverront pas leurs enfants en cours ». Le désaveu est cinglant. Pire, un élément fondamental
vient contredire le choix présidentiel : « Plus les parents sont modestes, moins ils comptent
faire retourner leur progéniture à l’école [...] ce choix concerne 17 % des parents les plus
modestes (moins de 1 500 € nets mensuels par foyer), contre 36 % de ceux aux revenus moyens
(entre 1 500 et 3 500 €) et 48 % des plus aisés (plus de 3 500 €). » La décision de l’Élysée
provoque donc l’exact inverse de ce qui prétendait la justifier. La blague fait moyennement rire
les sénateurs chargés d’étudier les modalités de retour des élèves en classe. « Une impression
d’impréparation et d’improvisation plus de dix jours après l’annonce de cette réouverture »,
lâche le président du groupe de travail, Jacques Grosperrin (LR). Comme quoi le gouvernement
déçoit désormais « en même temps » la gauche et la droite.

14
Le 23 avril 2020.
LE RIDICULE NE TUE PAS, LUI
Alors, se multiplient des avis pour expliquer comment faire reprendre le chemin de l’école en
respectant distances sociales, gestes barrières et autres mesures d’hygiène dignes d’un hôpital.

On se noie dans le « comment » quand il faudrait s’entêter à


demander « pourquoi ».
Car, à moins de leur couler les pieds dans le béton, on voit mal nos élèves rester toute la journée,
assis à un mètre les uns des autres, eux déjà en grand manque d’activités et de relations
amicales. La liste des préconisations devient délirante et comme d’habitude, personne dans
notre hiérarchie ne semble vouloir poser la question de la faisabilité. Prendre son repas en
classe à sa table ? Ne pas se regrouper en récré ? Se laver les mains en arrivant à l’école, puis
avant la classe, avant et après la récréation, avant et après le repas, puis avant la classe, avant
et après la récréation et avant la sortie ? Sérieusement ? On fait comment par exemple avec
deux lavabos pour mes 29 élèves ? Comment aider un élève ou corriger son travail ? Qui peut
croire que les enfants apprendront quelque chose dans pareilles conditions ? Que pourrons-
nous enseigner, entièrement occupés à surveiller le respect des règles sanitaires ? Comment
pourra-t-on travailler à la fois en présentiel avec les élèves en classe et à distance avec ceux
restés chez eux ? L’école c’est justement l’exact opposé du confinement.

L’école est, tôt ou tard, une affaire de proximité, pas de


distanciation.
Il faut lire la tribune de Fanny Le Nevez sur Médiapart15 « Maîtresse en maternelle, sans moi le
11 mai ! ». Elle explique ce qu’est l’école à hauteur d’enfant : « Quand on a 4 ans, parfois on a
très peur, parfois on est très triste. Souvent, les mots sont inutiles, parce qu’on ne sait pas
toujours les dire ou les comprendre, c’est déjà difficile pour les grandes personnes alors quand
on n’a que 4 ans… C’est le contact qui rassure. Une main sur la joue qui sèche une larme, un
câlin qui réconforte quand papa s’en va. Parfois aussi, c’est le contact qui protège. Qui arrête
une main qui va donner un coup ou qui retient un enfant qui se met en danger sans s’en
apercevoir. » Eh oui, c’est ça l’école, un espace parfois étroit où on vient pour travailler
ensemble, coopérer, s’entraider. On parle, on prête, on bouge, on partage, on échange. Faut-il
un Conseil pédagogique autour du Président pour lui expliquer cette évidence ? Sinon,
reprenons aussi les compétitions de judo, de boxe ou de rugby en imposant aux joueurs la
« distanciation sociale » !

Mais le coup de grâce est porté par le Conseil scientifique dans un avis du 16 avril, transmis aux
autorités le 20, mais seulement accessible depuis le 25 avril au soir. On y trouve – page 16 - la

15
Le 28 avril 2020.

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05 mai 2020 à Raphael Laiginhas
recommandation médicale inverse du choix du Président : « […] le risque de transmission est
important dans les lieux de regroupement massif que sont les écoles et les universités, avec des
mesures barrières particulièrement difficiles à mettre en œuvre chez les plus jeunes. En
conséquence, le Conseil scientifique propose de maintenir les crèches, les écoles, les collèges,
les lycées et les universités fermés jusqu’au mois de septembre. » Désavoué, « le Conseil
scientifique prend acte […] décision politique », mais fournit tout de même la liste des consignes
à suivre. Mis sur la touche par cette « décision politique », les membres du Conseil scientifique
montrent alors qu’ils ont raison en établissant la liste des mesures qu’il faudrait prendre pour
rouvrir les écoles contre leur avis. C’est une démonstration par l’absurde : puisque vous ne
nous écoutez pas quand on vous dit que c’est impossible en mai, on va vous le prouver avec
des indications dont la mise en œuvre est infaisable. Si leurs préconisations pouvaient
réellement être suivies, pourquoi les scientifiques auraient-ils réclamé une reprise en
septembre comme en Italie ?

Il faut donc désormais qu’on applique les conseils infaisables de


réouverture dictés par ceux-là mêmes qui ne veulent pas qu’on
rouvre !
La situation devient totalement abracadabrantesque ! Nous, enseignants, nous retrouvons à
devoir mettre en place, pour la réouverture, des mesures rédigées par des spécialistes qui sont
contre ! Emmanuel Macron avait pourtant déclaré le 12 mars : « Un principe nous guide pour
définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise puis pour la gérer
depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire : c’est la confiance dans la science. C’est
d’écouter celles et ceux qui savent. » Mais visiblement le président n’écoute plus. L’état
(sanitaire), c’est lui et lui seul ! Tant d’amnésie surprend chez un si jeune président.

C’est dans ce grand bazar, où bien des principes sont bradés, qu’il nous faut reprendre l’école
à distance le lundi 27 avril. Le vendredi d’avant, j’ai recontacté mes parents d’élèves par
courriel pour avoir de leurs nouvelles, mais aussi connaître leur ressenti et leurs intentions en
cas de réouverture le 11 mai. Nul ne sait où on va et, en trois jours, je n’obtiens qu’un tiers de
réponses. Quand les autres courriels arrivent enfin, c’est pour former une immense majorité
de parents en attente, partagés entre nécessité d’aller en classe et craintes de l’épidémie.
Pratiquement aucune famille n’est confiante à l’image d’un sondage Opinionway qui
comptabilisait 3 % de personnes pensant que les écoles seraient tout à fait prêtes. Ce jour-là,
j’entends sur France Info, Christophe Bouillon, président de l’association des petites villes de
France, affirmer que « les maires étaient très impatients de connaître le plan
de déconfinement », car « le temps presse » et qu’« il reste six jours ouvrables » pour qu’ils
organisent la rentrée. Pour ceux qui l’auraient oublié : « On n’ouvre pas une école en un
claquement de doigts. » Ni d’un coup de baguette magique !

L’administration lance sa propre enquête et arrive dans mon école le 27 avril, un questionnaire
d’intention parentale à retourner dès le lendemain, le 28 avril ! Un comble puisque les familles
doivent répondre à l’aveuglette alors que le plan de déconfinement va enfin être dévoilé le 28
dans l’après-midi. Souvenez-vous de la petite phrase de Jean-Michel Blanquer sur France 2 le
14 avril : « On va entrer en dialogue avec les familles. » Eh bien c’est cela pour la technocratie
« dialoguer avec les familles » ! C’est juste leur envoyer par mail un document à retourner sous
24 heures sans avoir le moindre élément pour y répondre !

Il reste alors une dernière chance à ce gouvernement de sauver les oripeaux et l’apparence
d’une prétendue école de la confiance. Mardi 28 avril, à 15 heures, le Premier ministre monte
donc à la tribune de l’Assemblée nationale pour présenter son plan de déconfinement. Il a été
validé la veille par le Président et présenté le matin même en Conseil des ministres. S’agissant
de l’école, les médias se font de plus en plus l’écho de l’impossibilité de respecter les mesures
édictées d’ici le 11 mai, surtout avec un si faible délai. Mais dans son allocution, Édouard
Philippe aggrave encore la situation ! Il n’est plus question de tranches d’âge et de rentrée en
deux vagues les 11 et 18 mai pour reprendre en maternelle et en élémentaire. Non, à l’écouter,
ce sont bien désormais 6 700 000 élèves du premier degré qui sont invités à revenir en une
fois mais toujours « progressivement » ! Dans le même temps pourtant, on en reste au seuil
de 15 élèves maximum par groupe, quels que soient le niveau de classe et la taille des locaux.
Comme l’avait déjà indiqué Jean-Michel Blanquer la semaine précédente, les élèves devront
se répartir entre travail en classe, travail à distance, élèves en étude et activités périscolaires.
Autant de propositions qui donnent l’impression que le pouvoir sort peu de Paris et met plus
rarement encore les pieds à l’école ! D’où sortent ces salles d’étude et ces activités
périscolaires que plusieurs années de réforme des rythmes scolaires n’avaient pas réussi à faire
apparaître en bien des endroits ? En vérité, le ministère compte sur la méfiance de nombreuses
familles pour ne pas saturer les écoles. On notera aussi le port du masque pour les professeurs
dans les moments où ils ne peuvent pas respecter la bonne distanciation. Enfin, on retiendra
cette souplesse soudainement accordée aux acteurs de terrain. Car désormais, Édouard
Philippe sait que « les directeurs d’école, les parents d’élèves, les collectivités locales trouveront
ensemble, avec pragmatisme, les meilleures solutions ». Pour résoudre les problèmes que le
pouvoir a lui-même créés, il leur fait confiance. L’inverse est-il vrai ? J’en doute. Bref, tout ça
me fait penser à l’histoire d’un gars qui emboutit sa voiture puis dit à sa femme : « Chérie,
puisque tu voulais conduire, tu peux porter la voiture au garage ? ».

Mais comme à chaque fois, les réponses gouvernementales génèrent de nouvelles


interrogations. Un document me parvient par courriel faisant état de toutes les questions
légitimes à se poser dans le cadre des procédures de réouverture. Je dénombre 130 questions
pratiques sur le gel, les masques, le savon, les gestes barrières, l’entrée et la sortie, la cantine,
le dortoir, les récréations, le matériel, l’accès aux toilettes, aux lavabos, l’enseignement, les
parents ! J’y ajoute ici mes propres interrogations. Dites-nous, Monsieur le Premier ministre,
s’il n’y a plus aucun problème sanitaire, pourquoi attendre le 18 mai pour rouvrir uniquement
certaines classes, seulement dans certains collèges, ceux situés dans les départements où la
circulation du virus est très faible ? S’il n’y a plus aucun risque de contamination grâce aux
gestes barrières, pourquoi attendre fin mai pour décider de la reprise des cours pour les élèves
de 4e et 3e et d’une éventuelle réouverture des lycées ? Vous justifiez la reprise au plus vite
pour les écoliers au nom de la justice sociale, mais alors pourquoi ce principe ne s’applique-t-il
pas aux élèves du secondaire ? Pourquoi faire reprendre en premier les élèves les moins
capables de respecter les gestes barrières et les mesures d’hygiène comme vous l’a pourtant
rappelé le Conseil scientifique ? Quid de la responsabilité juridique des élus et des enseignants
en cas de contamination ? Que fait-on d’un élève qui ne respecte pas les mesures sanitaires ?
On appelle BFM-TV pour montrer en direct le tout premier puni de l’histoire du Covid-19 ? On
lui fait copier 200 fois le mot chloroquine ?

Sérieusement, que pense le ministre de toute cette gigantesque pagaille ? D’une école qui ne
sait même plus à qui se fier ni qui croire ? Bien des professeurs – tous ceux au primaire, et une
partie au secondaire – enseignent pourtant les sciences…

Les enseignants doivent-ils aller à l’encontre d’une


recommandation scientifique pour honorer une « décision
politique » ?
Jean-Michel Blanquer est invité le soir même au journal télévisé de TF1. On imagine que sa
journée a été fatigante donc on se contentera d’une interview en charentaises au coin du feu.
La première chaîne de France n’a visiblement pas été informée des recommandations du
Conseil scientifique de reprendre en septembre. Donc, on n’en parlera pas. Le ministre profite
qu’on n’ait rien à lui demander pour placer des expressions censées marquer les cerveaux
disponibles : « souplesse locale », « protocole sanitaire », « personnalisation », « cran par
cran », « adaptations locales ». Si c’est aussi tranquille que cela, il faut absolument maintenir
les oraux des examens pour partager de tels moments de sérénité ! Visiblement, le ministre n’a
pas été informé des difficultés du suivi du travail à domicile puisqu’il promet pour les lycéens
que « l’enseignement à distance va prendre encore plus d’intensité » ! Le décrochage scolaire
aussi… Jean-Michel Blanquer ne profite même pas d’être dans le journal télévisé – réputé le
plus regardé d’Europe – pour faire passer un message de mobilisation. Il réussit l’exploit de ne
jamais chercher à démontrer aux parents la nécessité de remettre leurs enfants en classe.
Heureusement, personne ne remarque rien…

Je dénonce toute cette politique précipitée et dangereuse dans une nouvelle tribune : « École
le 11 mai : une date de dingue ! » et explique à quel point l’école, c’est exactement l’opposé de
la distanciation16. Ce mercredi-là, se tient justement – à distance – la réunion des directeurs de
ma circonscription. Il s’agit pour l’IEN (inspecteur de l’Éducation nationale) de donner les
consignes d’application voulues par le ministère et ses conseillers. Démarre alors, un peu
partout, le concours Lépine de l’idée la plus saugrenue

Jamais les technocrates hors-sol n’auront à ce point tenté


d’imposer leurs visions bureaucratiques aux enseignants de
16
Mis en ligne sur le Café pédagogique le 29 avril 2020.
terrain.
Sur le problème de travailler en présence des élèves volontaires et en même temps à distance
avec ceux restés chez eux, la solution est trouvée ! Il suffit de s’occuper des enfants présents la
première partie de la matinée, puis des élèves restés à domicile la deuxième partie. C’est
tellement simple, comment ne pas y avoir pensé avant ?! Forcément, vous vous demandez que
faire des élèves venus en classe pendant que la maîtresse reste concentrée face à l’ordinateur.
Eh bien, on doit les laisser en autonomie tout en leur faisant – bien sûr – respecter strictement
les gestes barrières ! Moi, sans cage, je sens que je ne vais pas y arriver ! Aux enseignants
continuant le télétravail pour raisons de santé, il est demandé de prendre en charge les autres
élèves des autres classes restés à leur domicile. Bah oui, c’est tellement facile de faire travailler
des enfants qu’on ne connaît pas et d’un niveau où on n’enseigne pas ! S’agissant de
l’obéissance des élèves à toutes ces contraintes, il est conseillé de refixer les règles, un peu
comme en septembre. Souvenez-vous, le ministre parlait déjà de « civisme » le 14 avril ! Le bon
patriote éternue dans son coude ! Mais, les élèves risquent de se prêter les jeux, non ? Alors,
matériel individuel et que chacun apporte son jouet pour les récréations distanciées ! Attention,
il ne faut pas donner de priorité entre les élèves volontaires tout en ne dépassant pas le seuil
fatidique de 15 enfants. Clairement, le ministère compte sur la méfiance élevée des parents
pour qu’ils soient suffisamment nombreux à éviter de saturer le dispositif. Nous voilà revenus
au même problème qu’aux urgences ! En échangeant avec des collègues d’autres secteurs, on
s’aperçoit que le cadre posé n’est déjà plus le même partout. Normal.

C’est parce que la hiérarchie nous a mis dans une situation


insoluble qu’elle nous accorde soudain toute la liberté nécessaire
pour nous débrouiller !
C’est comme si on nous invitait à sortir d’un immeuble par une fenêtre du quinzième étage en
nous disant « j’ai confiance en vous pour trouver une solution » ! Le pire c’est de voir tant de
collègues chercher s’il y a moyen de descendre par la paroi ou de se laisser glisser le long de la
gouttière. Comme je l’ai souvent constaté, face à un ordre infaisable, le premier réflexe de
beaucoup est de culpabiliser. Pourtant, l’incompétence émane clairement de celui qui donne
une indication irréalisable. Le jour où tous les enseignants en seront enfin conscients et
convaincus, les choses pourront grandement changer.

Bref, seize jours après l’annonce présidentielle d’une réouverture, on ne voit toujours pas
comment faire, mais, au moins, sait-on qu’on ne pourra compter que sur nous-mêmes pour
gérer l’impossible. On perçoit bien le mécanisme d’application des décisions totalement
vertical et pyramidal. Intervention du Président le 13 avril, indications du ministre de
l’Éducation le 21, allocution du Premier ministre le 28, interview de Jean-Michel Blanquer sur
TF1 au 20-heures puis le lendemain matin sur BFM-TV, instructions aux directeurs le 29… Pour
gendarmer, le gouvernement a sa tactique ! L’instruction venue d’en haut rebondit de palier en

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palier sur chaque avant-toit de la pagode « Éducation nationale ». Parfois, dans sa chute, l’ordre
mute en contre-ordre puisque les consignes pour mon secteur sont finalement de faire
reprendre d’abord les élèves de Grande Section, CP et CM2, ce que n’indiquait pas le Premier
ministre la veille à l’Assemblée. D’ailleurs, le ministre de la Santé proclame maintenant que
« les enseignants porteront un masque lorsqu’ils feront cours », quand la veille encore, cette
obligation était limitée aux moments de la journée où la distanciation n’était pas possible17.
Cette instruction sera à nouveau modifiée par la suite dans le protocole dévoilé le 3 mai !
L’enseignant qui ne suit rien de l’actualité éducative finit par être presque autant au courant
que l’accro aux news.

Le même matin, Jean-Michel Blanquer est l’invité de Jean-Jacques Bourdin sur BFM-TV pour
passer l’interview la plus tranquille de son existence. En 20 minutes, pas une seule question
sur les contradictions et l’infaisabilité des consignes. Le « meilleur intervieweur 2010 » se
contente de demander au ministre de bien vouloir répéter pendant vingt minutes, point par
point, niveau par niveau, semaine par semaine, ce qu’il a prévu. Comme la veille sur TF1,
aucune allusion n’est faite sur la recommandation du Conseil scientifique de reprendre en
septembre ! Pire, c’est même le ministre, trop content qu’on le cajole à ce point, qui finit par
parler lui-même du s’appuyer sur le Conseil scientifique pour justifier les recommandations sur
le port du masque ! Quel culot ! On est au summum de la novlangue avec la répétition
d’éléments de langage : « souplesse », « dialogue », « personnalisation », « pragmatisme »,
« bienveillance », « bon sens », « feuille de route pour chaque élève de France », « vacances
apprenantes », « modules de soutien ». Sa volonté, exprimée la semaine précédente devant
l’Assemblée, de ne faire reprendre que certains niveaux ? Bah, c’était juste « indicatif ». Comme
c’est creux, ça résonne bien. Mais les silences du ministre sont aussi parlants que ses mots. À
nouveau, pas une seule fois, il n’essaiera de convaincre les parents de remettre leurs enfants
en classe. Au contraire, il présente le travail à la maison comme un des quatre espaces possibles
avec la classe, la salle d’étude et le périscolaire. Si on le suit et qu’on divise par quatre les huit
semaines avant l’été, on ne s’étonnera pas, comme je l’ai observé, que soit proposé finalement
aux élèves deux semaines de travail en classe ! Tout ça pour ça : huit jours d’école, 48 heures
entrecoupées par les intempestives et répétitives séances individuelles de lavage des mains !
Il n’aura pas un seul mot en deux interviews pour persuader quiconque de revenir, et pour
cause : nous serions sacrément embêtés pour tous les accueillir ! Comment ferait-on pour ne
pas dépasser 15 élèves avec ma classe rurale de 29 enfants ? Merci de votre aide Monsieur le
ministre… même si vous avez insinué qu’à la campagne ça sera facile car beaucoup de classes
fonctionnent déjà habituellement à moins de 15 élèves ! On peut avoir la liste ? Vous
indiquerez plus tard18 que cela concerne seulement 60 000 élèves sur 6 700 000, soit moins de
1 % ! Vous faites le même coup, en évoquant les classes de CP et de CE1 en REP et REP+ (réseau
d’éducation prioritaire) qui « vont pouvoir rouvrir très vite, car les classes sont de 12 élèves ».
On a l’impression qu’on parle de millions d’élèves quand il s’agit de 300 000 enfants qui ne
représentent qu’un peu plus de 4 % des écoliers. Bref, en cumulant petites classes de campagne

17
France Info, 29 avril 2020.
18
Le Figaro, 1er mai 2020.
et demi-classes de banlieue, on a réglé le problème des effectifs de 5 % du total. Il reste à
trouver des solutions pour les 95 % qui restent. Mais là vous comptez sur « l’intelligence
locale » !

Pourtant, nous n’étions pas au bout de nos surprises. Jeudi 30 avril, le protocole officiel de
réouverture des écoles maternelles et élémentaires sort dans la presse et sur Internet (Le
Monde, Le Café pédagogique). Ce document est largement inspiré des recommandations du
Conseil scientifique opposé à la reprise en mai, mais favorable à une réouverture en septembre,
comme en Italie. Du coup, des centaines de milliers d’enseignants se retrouvent dans la
position délicate de devoir choisir entre « choix politique » et indications médicales. Pour moi
qui enseigne les sciences, le choix est vite fait entre obéissance aveugle et conscience
professionnelle lucide.

En tant que maître d’école, après étude attentive des 63 pages de ce protocole, j’affirme
qu’aucune école sur le territoire ne sera en mesure de l’appliquer. Ceux, enseignants ou élus,
qui prétendent en être capables mentent ou bien se trompent. Car nul ne peut présager de
l’attitude des élèves de 3 à 11 ans revenant à l’école dans de telles conditions.

Ce qui compte, n’est pas de savoir si professeurs, personnels et


élus vont respecter le cadre posé par ce protocole, mais de savoir
si les enfants, eux, en seront capables !
Même en parvenant à les y contraindre, ce serait en contradiction avec plusieurs points de la
Convention internationale des Droits de l’Enfant : le droit d’avoir une alimentation suffisante
et équilibrée (repas froid tous les jours assis à son bureau) ; le droit d’être protégé de la
maltraitance (car la stricte application du protocole est brutale pour de jeunes enfants) ; le
droit de jouer et d’avoir des loisirs (clairement, sont bannies toutes les formes habituellement
d’amusement) ; le droit à la liberté de participation (aucune marge de manœuvre pour nos
réunions de vie de classe) ; et enfin, le droit d’être entouré et aimé (impossible de sentir ainsi
avec une distanciation permanente d’un mètre minimum).

Si la technocratie n’était pas si prétentieuse, si notre hiérarchie n’était pas si aveugle et sourde,
on aurait au moins pu s’appuyer sur le retour d’expérience des enseignants qui se sont portés
volontaires pour l’accueil des enfants du personnel soignant. Il était facile de les interroger, de
s’inquiéter de ce qui fonctionnait ou pas. Mais dans le cerveau malade de notre structure, il
n’est pas possible de penser que quelque chose d’utile puisse venir de la base. Décidément,
c’est maladif, il faut que ça tombe d’en haut, jamais que ça remonte du terrain ! Ce sentiment
de supériorité écrase tout. Aucune écoute de ces « premiers de corvée » qui se sont dévoués
non sans risques. Dans le compte rendu du CHSCT du 22 avril, le SNUipp 31 (Haute-Garonne)
indique par exemple que « 32 cas de Covid-19 ont été recensés chez des enseignants volontaires
du dispositif d’accueil » (1er et 2d degrés). Près de Montargis, une école accueillant les enfants
du personnel soignant a même dû fermer après suspicion de Covid-19. Les cinq enseignantes
tombées malades n’avaient pas de masques. Le 20 mars, Jean-Michel Blanquer, citant les
autorités sanitaires, maintenait sur BFM-TV que le masque n’est pas utile. Il sera annoncé
comme devenant obligatoire cinq semaines plus tard, sans doute le temps d’en obtenir enfin !
Et dire qu’au départ, le jour de carence était maintenu assurant aux premiers malades une
double peine ! Il n’a été suspendu que le 21 mars…

Les collègues volontaires que j’ai pu interroger sont formels : même avec quelques rares élèves,
les règles sanitaires même allégées sont soit inapplicables, soit intenables sur la durée.

Ce qui est désormais exigé révèle la totale ignorance de ce que


sont une école, un apprentissage et des élèves !
Ainsi, est-il demandé de les maintenir en permanence à plus d’un mètre les uns des autres.
Comment expliquer cela avec un masque à un petit de 4 ans ? Comment le rassure-t-on,
comment allons-nous le consoler et peut-être même le soigner s’il tombe ou bien se cogne ?
S’il veut un câlin parce que ses parents lui manquent, on le chasse à coups de pied ? Parmi tout
le matériel que les collectivités territoriales doivent fournir, est-il prévu du sable et du ciment,
pour leur couler les pieds dans le mortier ? Nous devons, par exemple, organiser le lavage des
mains de nos élèves à leur arrivée, avant de rentrer en classe, avant et après la récréation du
matin, avant et après le repas, avant et après être allé aux toilettes, avant de retourner en
classe, après s’être mouchés, après avoir toussé, après avoir éternué, avant et après la
récréation de l’après-midi, après avoir manipulé des objets possiblement contaminés, et enfin,
avant la sortie de l’école. Je sens que je vais finir « dame pipi » !

À lui seul, cet exemple illustre la teneur de l’ensemble du document. Toutes les
recommandations sont aussi déconnectées du lieu et du public auxquels elles s’appliquent. Je
ne résiste pas au plaisir de donner d’autres exemples tant un tel condensé d’absurdité est rare.
Il est demandé un sens de circulation dans l’école, mais aussi au sein de chaque classe. Il est
interdit de se croiser dans un couloir, de se prêter quoi que ce soit, de jouer à la balle, de faire
un jeu de société. Chacun ses affaires et ses jouets. Un livre emprunté en bibliothèque doit
ensuite être laissé cinq jours au repos ! Il faut retirer des chaises, des tables, tout plein de
matériel, tous les jeux où les enfants pourraient être à plusieurs. Si les règles sanitaires ne
peuvent pas être respectées en récréation, il faudra rester en classe. Dans ce cas, la journée
d’un enfant sera première partie de la matinée en classe, puis récréation en classe, deuxième
partie de la matinée en classe. Vient l’heure du repas en classe, puis pause en classe, ensuite,
première partie de l’après-midi en classe, récréation en classe et dernière partie de la journée
en classe. Tout ça, sans bouger, en restant assis loin des autres, avec pour seule occasion de se
dégourdir les jambes les séances répétées de lavage des mains. Côté ménage et hygiène, on
risque de manquer de bras car il faudra nettoyer et désinfecter plusieurs fois par jour, dans les
espaces utilisés, les zones fréquemment touchées. Il en sera ainsi pour les sanitaires (toilettes,
lavabos, robinets, chasses d’eau, loquets, interrupteurs, douches), tous les points de contact
(poignées de porte et de fenêtre, interrupteurs, rampes d’escalier, télécommandes, claviers,

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écrans, souris) et le matériel utilisé (supports pédagogiques, aires de jeux et équipements
sportifs). À Neufchâtel-en-Bray, commune de 5 000 habitants, le maire volontaire prévoit dix-
sept agents répartis dans ses deux écoles pour ces seules missions ! Il est même écrit noir sur
blanc que les adultes doivent éviter de parler fort en face des collègues et se placer côte à côte
pour discuter. Dingue ! Tout est prévu.

Manque juste le choix de la position des hommes pour uriner (assis ou debout ?) et, tout de
même, un léger oubli, allez, rien qu’un tout petit détail… la question des élèves en situation de
handicap ! Quinze ans après la loi sur le handicap, ça va faire rire jaune. Comme il n’y a pas de
solution, j’imagine qu’on va encore nous dire qu’on nous fait confiance ! On parle tout de
même de plus de 340 000 élèves en France. C’est à ce genre de détails qu’on voit qu’on est loin
des élections. Rappelons que le 3 mai 2017, lors du débat du second tour des élections
présidentielles qui l’a opposé à Marine Le Pen, le futur Président avait choisi comme thème
pour sa carte blanche, la question du handicap. De toute façon, vu ce qui les attend, les enfants
sont certainement mieux chez eux.

Ce qui est ici prévu pour un enfant, c’est de la torture. Cette


maltraitance imposée par le protocole est contraire au droit.
Ce cadre de réouverture des écoles ne respecte pas la Convention Internationale des Droits de
l’Enfant de 1989 dont la France est signataire. Ceux qui pensent que les enfants défavorisés
seront mieux à l’école n’ont toujours pas compris que la classe est remplacée par une sorte de
garderie militaire où tout est régi par des interdictions strictes et des impératifs rigides. La
version officielle du protocole définitif a été dévoilée le 3 mai avec deux jours de retard. On
s’agacera de voir qu’à nouveau les indications sur le port du masque ont été modifiées comme
le relève le Café pédagogique. Mais ça ne change rien. Le ministre a indiqué qu’une école qui
ne peut pas respecter le protocole ne peut pas ouvrir. Dès lors, je tente d’alerter mes collègues
et les syndicats pour que soit adoptée une motion signalant qu’après étude du protocole,
l’école est au regret d’informer qu’elle ne pourra pas respecter les recommandations et qu’elle
restera donc fermée. Je rédige même, en vue d’une publication pour une large diffusion, une
tribune pour expliquer « Pourquoi nos écoles ne doivent pas rouvrir le 11 mai ». Face à tant
d’absurdité, de renoncements imposés, de déni de mon métier, je me sens désormais dans le
même état d’esprit qu’au temps du mouvement de désobéissance des années Sarkozy. À la
différence que les enseignants n’avaient pas massivement voté pour lui !

Partant du principe que les premiers concernés sont les parents, je leur transmets les éléments
du protocole puisqu’il leur reviendra de choisir si leur enfant reviendra à l’école ou pas. Les
informer me semble une évidence, c’est même une obligation du fonctionnaire ! De plus,
partant du principe qu’ils me font généralement confiance, ce serait leur mentir et les trahir
que de leur faire croire que les 63 pages du protocole seront appliquées. C’est nous qui allons
mettre concrètement en œuvre ces mesures théoriques. Nous sommes finalement les seuls
vrais professionnels du dispositif. Voilà qui nous engage. Reste à oser le dire tout haut !

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SORTIE DE CRISE… DE FOI
Au moment de terminer mon journal d’instit confiné, nombre d’inconnues subsistent. La
situation sanitaire va-t-elle s’améliorer durablement ? Connaîtra-t-on une deuxième vague du
Covid-19 ou d’autres complications touchant les enfants ? De leur côté, les enseignants vont-
ils suivre leurs syndicats ? L’UNSA parle d’une reprise le 11 mai « impossible et inacceptable ».
Pour le SNUipp, « Le 11 mai, c’est non ! ». Et la CGT juge qu’il s’agit d’un « pari risqué qu’elle ne
veut pas prendre ».

Peut-être l’issue viendra-t-elle des élus locaux, sollicités très tardivement dans le processus de
réouverture alors que celle-ci va engager leur responsabilité, notamment vis-à-vis de leurs
personnels (cantine, car, garderie, ménage, activités périscolaires). Ainsi, le maire de
Courcelles-lès-Gisors dans l’Oise décide rapidement de maintenir son école fermée jusqu’au
31 août19. Martine Aubry à Lille comme Yvon Robert à Rouen ou Johanna Rolland à Nantes,
font part de leurs plus grandes réserves. Azzedine Taïbi, le maire de Stains (93) dresse un
constat clair : « Il n’est pas du tout question d’ouvrir l’ensemble des écoles de la ville dans deux
semaines. Il y a trop d’incertitude. Je ne peux pas mettre les enfants, les enseignants et le
personnel municipal en danger. » À Montpellier, le maire Philippe Saurel20, également docteur
en chirurgie dentaire, trouve ce projet du 11 mai « dangereux » et « pas raisonnable », surtout
pour le peu de jours de classe à effectuer. À en croire RTL, L’Obs, France 3 ou encore le Midi
Libre, ils sont ainsi nombreux ces élus locaux qui n’apprécient guère l’ordre injustifié venu d’en
haut. Tout près de mon école, un élu local, vice-président en charge de la jeunesse et de
l’éducation, refuse la réouverture des écoles de sa commune car elle serait motivée par un
« argument économique ». Et de poser la question qui fâche : « Comment un gouvernement
peut-il s’appuyer sur l’avis du Conseil scientifique pour maintenir le premier tour des élections
municipales le 15 mars 2020 et ne pas le faire pour la réouverture des écoles ? » Avant de
conclure : « Je fais plus confiance aux scientifiques qu’aux politiques. Et je suis un homme
politique 21 . » La mairie de Paris annonce qu’elle ouvrira ses classes mais à un « public
prioritaire » (élèves décrocheurs et selon la profession des parents). Le président du Conseil
départemental du Bas-Rhin demande à sa population de ne pas renvoyer les enfants en classe
avant le 25 mai.

Le débat pourrait même partir sur le terrain juridique puisque « des parlementaires veulent
encadrer l’engagement de la responsabilité juridique des élus pour les protéger en cas de
plaintes pour une infection au Covid-19 », indique Libération (01/05). François Baroin,
Président de l’Association des maires de France, a averti :

les maires ne veulent pas être des « kamikazes ».

19
Courrier Picard, 25 avril 2020.
20
France Bleu, 20 avril 2020 et BFM-TV, 25 avril 2020.
21
Le Réveil, 29 avril 2020.

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C’est peut-être ce qui a, entre autres, poussé les 316 maires d’Ile-de-France – dont Anne
Hidalgo pour Paris – à réclamer le report de la réouverture tant le calendrier est intenable et
un tel désengagement de l’État « inimaginable22 ».

Du côté des fédérations de parents d’élèves, on n’est pas en reste. La PEEP, par la voix de son
président Gérard Pommier, appelle à la vigilance : « C’est la vie de nos enfants qui est en jeu23. »
Quant à la FCPE, très active sur ce dossier, son président ne mâche pas ses mots pour dénoncer
du « pipeau » et, pour qui, devoir choisir entre la scolarisation et la santé des enfants est un
« chantage insupportable24 ». Voilà donc une opposition sur le terrain qui, en se répandant,
pourrait mettre fin à tout ce cirque dans lequel les enseignants doivent veiller à ne pas être
pris pour des c… lowns. Car, eux aussi, on aimerait davantage les entendre. Ils sont le garant
moral pour les familles, l’individu en chair et en os qui incarne l’institution.

Il ne faudrait pas que la maîtresse soit traîtresse ni le professeur


un maître chanteur !
Dans ces moments inédits, il est nécessaire de repenser notre place dans la société si on veut
y jouer un rôle central. Et ça passe par un engagement public dont seraient fiers nos
prédécesseurs qui étaient loin d’être neutres !

Jean-Michel Blanquer sent bien monter la grogne. Comme cette annonce de réouverture est
une arnaque et qu’il n’a, concrètement, aucune idée de comment appliquer la doctrine, il
l’assure : « On a prévu beaucoup de souplesse locale. » Ah, Orwell ! Il glisse au Figaro25 son
estimation : « Je pense que la majorité des écoles rouvrira [le 11 mai] partout sur le territoire
ainsi que la majorité des collèges en zone verte [le 18 mai] ». Visiblement, ce ministre si pressé,
au point d’être brutal, découvre les vertus d’une progressivité qui soudain l’arrange bien.

22
France Info, 03 mai 2020.
23
Le Parisien, 1er mai 2020.
24
La République du Centre, 15 avril 2020.
25
Paru le 1er mai 2020.
ON FAIT QUOI MAINTENANT ?
On parle parfois du canard qui continue de courir alors qu’on lui a coupé la tête. On peut, au
contraire, observer ici, après la pénible expérience du confinement, ce qu’est un volatile qui
continue de cancaner et caqueter alors que le corps déplumé ne suit plus. On dit que « le
poisson pourrit par la tête ». C’est un sentiment très partagé désormais que la hiérarchie se
ridiculise à vouloir appliquer coûte que coûte, sans concertation, ni prise en compte de la
réalité, ni justification ou débat, la décision d’un seul homme. Infantilisation grotesque,
anachronique, même quand l’ordre émane du Président de la République. Comme le dit le
Président de la FCPE : « Quand j’entends ce que j’entends, j’ai en tête l’image de l’armée
napoléonienne à qui on a fixé un objectif, le 11 mai, et à qui on dit d’avancer coûte que coûte,
quelles que soient les pertes. » On a justement la confirmation que notre santé n’est pas le
souci de notre employeur et ne l’a jamais été. Comme le rappelle dans une tribune Cyril
Verlingue, président de l’association Urgence Amiante Écoles : « Pour le ministère de
l’Éducation nationale, la santé n’a jamais été une priorité26. »

Comment pourrait-il y avoir ce nécessaire sentiment de confiance et de légitimité quand sont


au pouvoir nombre de ceux qui ont misé sur le mauvais cheval lors de la primaire de la droite
de 2016. Le pire dans cette étrange partie de chaises musicales où excellent les opportunistes,
c’est que tout cela s’opère sans la moindre remise en cause ou autocritique. Ils avancent
toujours avec la même arrogance et s’appuient sur cette même logique – politique,
technocratique et libérale – en grande partie responsable des épreuves sanitaires, humaines,
économiques et sociales que nous traversons actuellement.

J’espère que personne n’oubliera que l’apparition de ce virus n’était ni une surprise ni un
hasard ! C’était une telle évidence pour les virologues que plusieurs écrivains s’en étaient
emparés pour leurs thrillers ! Aucune fatalité, juste un choix de société fait d’urbanisme, de
destruction de la nature, d’hyper-concentration des humains et des élevages. À cette violence
destructrice s’ajoute une autre brutalité qui touche à nos libertés fondamentales. Car après les
attentats de 2015, nous voici à nouveau dans un contexte spécial d’urgence sanitaire qui
restreint considérablement nos droits. Or, on sait que le pouvoir a bien du mal à ranger les lois
spéciales qu’il sort pour l’occasion. La loi sur l’état d’urgence a permis par la suite d’interdire
des manifestations des opposants à la loi Travail27. « À Toulouse, Montpellier ou Paris, la police
débarque pour des banderoles anti-Macron » nous alerte Libération28. On a vu le ministre de
l’Intérieur un peu trop heureux d’atteindre le million de PV dressés pour non-respect du
confinement. Il faudra donc bien apprendre à nos élèves à aimer la Liberté pour qu’ils ne soient
pas prêts à la brader contre le mirage d’une société entièrement sécurisée avec ses drones, ses
géolocalisations et sa reconnaissance faciale.

26
Libération, 24 avril 2020.
27
Le Monde, 16 mai 2016.
28
Paru le 1er mai 2020.
S’il doit y avoir « un avant et un après » coronavirus, dans
l’éducation et ailleurs, ce sera en inventant une suite qui ne soit
pas la continuité de telles politiques.
L’humain d’abord, voilà qui devrait guider nos choix. Or, si les maîtres et maîtresses d’école sont
si méfiants face à l’annonce de la réouverture des écoles c’est parce qu’ils savent que l’État-
employeur met leur santé dans l’angle mort des politiques conduites. Rien n’est fait face au
nombre considérable d’établissements contenant de l’amiante. Quand tout le personnel d’une
école passe en visite médicale, seuls les enseignants n’y ont pas droit ! Alors comment faire
confiance à nos supérieurs face au coronavirus ?

De la même façon, le ministère se contrefiche de l’absence totale d’adhésion à ses projets. Seuls
5 % des professeurs des écoles approuvent globalement les choix faits. Un sur vingt ! Quelle
sale note ! Qu’en pensent notre hiérarchie, nos conseillers pédagogiques, nos inspecteurs, nos
directeurs académiques et autres recteurs ? Ça ne dérange vraiment personne dans l’appareil
de savoir que nul n’adhère à ce qui est demandé ? Donc tout doit passer en force comme pour
le 49-3 ? Qui va enfin dénoncer cette mascarade de management, ce simulacre de gestion des
ressources humaines ?

On peut, comme Philippe Meirieu, craindre « que l’emballement de la “sortie” de la crise ne


nous fasse oublier les conditions dans lesquelles nous y sommes entrés et que le “retour à la
normale” soit, selon la logique de la plus forte pente, un retour à l’anormal29 ». Annie Ernaux
concluait sa lettre en affirmant que « Nous ne laisserons plus nous voler notre vie ». Quelques
jours plus tard, l’ancien Inspecteur d’Académie Marc Bablet insistait : « Ne laissons pas le
pouvoir voler le récit de l’école au temps du confinement30. » Or, pour y parvenir et échapper à
un destin tout tracé d’un retour en arrière à marche forcée, l’effort individuel et collectif,
intellectuel, moral et physique, n’aura rien à envier à celui colossal déployé pour lutter contre
la pandémie. Mais au moins, nous voici armés pour ne pas oublier ces faits tels que nous les
avons observés, subis ou vécus. Ils ont mis à nu une logique et une doctrine aussi ringardes que
dépassées. L’autoritarisme, l’obéissance aveugle, le dirigisme depuis Paris, la novlangue
permanente, la négation des faits, le mépris pour les acteurs de terrain : tout cela est devenu
insupportable à un nombre croissant de personnes dont nombre d’enseignants. Ces derniers
sauront-ils se réunir, se parler, s’organiser pour qu’il en soit autrement dans leur établissement,
dans leur village ou quartier ? Un peu comme pour contester un mariage, « si quelqu’un a
quelque chose à dire, qu’il parle maintenant, ou se taise à jamais » ! Car si on veut que ça
change, il faut, nous aussi, changer : de regard, d’attitude, de posture ! Dans une tribune
publiée en janvier31, j’avais justement lancé un « Appel pour une Éducation nationale vraiment
exemplaire » dans laquelle je demandais tout simplement : « Quand l’État ne fait pas son
travail, pourquoi continuons-nous de le faire à sa place ? » J’invitais à poser un ultimatum avant

29
Le Café pédagogique, 17 avril 2020.
30
Blog Médiapart, 2 avril 2020.
31
Le Café pédagogique, 27 janvier 2020.
une grève du zèle si notre employeur ne respecte pas les règles sur le remplacement, les heures
de travail, le choix des animations, les décharges de direction ou l’absence de RASED, par
exemple. Nous savons tous combien il serait confortable de pouvoir faire bouger les choses
sans avoir à se mouiller ! Mais on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Tout l’enjeu est
là désormais. Ne plus être des moutons qui aboient mais des louves protectrices et vigilantes
pour tous les loupiots qui nous sont confiés. Car demain, d’autres menaces viendront rôder
autour de nos écoles.

Mais un instit – déconfiné – ne devrait pas avoir à dire ça !


EXTRAIT DE UN INSTIT NE DEVRAIT
PAS AVOIR À DIRE ÇA
Une vie d’ E.N. et d’amour !
J’ai toujours préféré les vertus avérées du débat à celles
supposées de l’omerta. Après tout, ces instants démocratiques
d’expression des divergences ne sont pas étrangers à ce qui
justifie, aux yeux de la société, mon métier de professeur des
écoles : développer l’esprit critique, apprendre à s’exprimer,
mieux argumenter, penser par soi-même, nuancer son pro-
pos, écouter l’interlocuteur, chercher à comprendre, et puis
se corriger, comparer, proposer, prouver, démontrer, réfléchir,
évoluer ! Bref, autant le dire d’emblée : s’ébattre en débats ne
m’effraie pas… À condition de ne pas confondre discussions
et foires d’empoigne comme dans ces pugilats médiatiques
aux colères feintes où on s’échange des arguments comme
d’autres des coups de feu.
Dans un débat, on cherche la vérité, sur un ring le KO. S’y
superpose une autre différence, celle entre la connaissance et
l’opinion. On partage l’une comme du bon pain, on assène
l’autre comme un gourdin. Ma préférence va nettement à
la première, même si la seconde a le droit de s’exprimer et
ne s’en prive pas. C’est avec ces principes et cet espoir que
j’ai eu l’occasion ces dernières années, en même temps que
j’exerçais mon métier de professeur des écoles à plein temps,
d’intervenir dans plus de trois cents émissions de radio ou
de télévision pour parler d’éducation, mais aussi du reste de
l’actualité. C’est avec ce même souci d’ouvrir le débat que
j’ai publié plusieurs livres, diverses tribunes et contributions
dans des magazines, ou participé à des réunions publiques.
À chacun ses distractions ! Il ne devrait donc rien y avoir de
surprenant en ces temps tumultueux à me voir publier un
nouvel ouvrage. Pourtant, à vrai dire, ce n’était absolument
pas prévu.

7
Je n’aurais jamais dû avoir à écrire ce livre !

Si les choses allaient aussi bien dans l’éducation que le


prétend la version officielle, je m’amuserais à l’heure qu’il est
sur un autre clavier que celui de mon ordinateur. Peut-être y
jouerais-je Tout va très bien, madame la Marquise ! Mais en y
mettant quelques bémols, et pour cause… « Lorsqu’on vient
d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est
encore de lui », disait Sacha Guitry. Remplacez « Mozart » par
« ministre » et vous aurez une idée de ce qui se passe actuel-
lement dans les établissements scolaires. Le mutisme installé,
voire volontairement instauré, dans l’Éducation nationale
dépasse tout ce que j’ai pu observer en un quart de siècle
au sein de la profession. Jamais il n’y avait eu un tel écart
entre le désaccord profond et massif du corps professoral et sa
manifestation publique quasi nulle. Si l’on excepte bien sûr
la récente et massive contestation de la réforme des retraites,
voilà des années qu’il ne reste plus, sur des questions pure-
ment scolaires, que quelques journées de grève sporadiques,
des manifestations clairsemées, des pétitions sans consé-
quence et autres courageuses, mais désespérées, initiatives de
résistance. Vrai aussi que l’on a vu se monter un mouvement
d’opposition dit des « stylos rouges » pour contester les condi-
tions actuelles de travail. On a pu observer également les
menaces qui ont pesé sur les épreuves du baccalauréat 2019
tant la contestation de la réforme était forte dans les lycées.
Plus récemment encore, il y a eu cette poignante lettre des
enseignants du lycée d’Alembert à Aubervilliers – établis-
sement dont deux élèves sont morts assassinés en quelques
semaines –, qui ont ainsi interpellé leur hiérarchie : « Tous
les jours, nous sommes épuisés de savoir que nous échouons. Tous
les jours, nous nous remettons en question et essayons de trouver
des solutions. Mais vous ? Le savez-vous ? Reconnaissez-vous vos
responsabilités ? » Voilà une prise de parole salutaire, mais bien
isolée.
8
Pour la grande majorité des enseignants,
le plus assourdissant reste
ce « silence dans… l’errant ».

Le comble serait de vouloir y déceler une preuve d’adhésion


quand cette atonie est, au contraire, la marque d’un ras-le-bol
général, d’un dégoût global, d’un sentiment de mépris total.
Certains ministres auraient peine à imaginer l’écœurement
qu’ils ont pu inspirer à des enseignants tellement consternés
qu’ils en avaient perdu jusqu’à la force de s’opposer.
Le silence est d’or, la parole d’argent, mais la chape de
plomb. Pourtant, ne rien dire serait consentir. Et pas sûr
qu’on s’en tire longtemps comme ça. On me fait remarquer
qu’il est plutôt risqué ces temps-ci pour un enseignant d’ex-
primer publiquement ses désaccords, comme si devait s’im-
poser à tous et partout une certaine forme d’indifférence. Le
ministère a peut-être conservé dans sa structure quelques sni-
pers, champions du Flash-Ball disciplinaire, comme avaient
pu en faire les frais il y a dix ans certains collègues « désobéis-
seurs » durement sanctionnés pour avoir refusé d’appliquer
à la lettre les instructions ministérielles sous la présidence de
Nicolas Sarkozy (Alain Refalo1, Bastien Cazals2, Erwan Redon,
Gilles Lehmann, François Le Ménahèze…). Pour autant…

Le pire serait de ne rien dire. Si parler est osé,


se taire est encore plus risqué.

Voilà pourquoi j’ai finalement choisi de vous exposer sans


pudeur ma vie d’E.N. (Éducation nationale) et d’amour
(du métier). Je m’appuie pour cela sur vingt-cinq années de

1. Refalo Alain, En conscience je refuse d’obéir, Éditions des îlots de résistance, 2010.
2. Cazals Bastien, Je suis prof et je désobéis, Indigène Éditions, 2009.

9
pratique de classe, plusieurs dizaines de livres lus à ce sujet,
des centaines d’échanges, des milliers d’articles compulsés
et un engagement public ou médiatique parfois remarqué.
Bien sûr, cherchant à vous convaincre, j’aurais pu récolter, à
m’en épuiser et vous assommer, nombre de données, statis-
tiques et éléments probants. L’Éducation recèle de chiffres,
courbes et pourcentages en tous genres. Mais à cette tentative
de démonstration critique et dissection clinique, j’ai préféré
fournir mon témoignage vivant et mes analyses directes qui,
je l’espère du moins, devraient avoir la force de la sincérité et
la précision de l’authenticité.
En cela, j’espère prolonger l’élan donné par trois ouvrages
récents qui m’ont semblé à la fois complémentaires et incon-
tournables. Il y a d’abord eu le livre de mon ami et profes-
seur d’université Laurent Lescouarch, Construire des situations
pour apprendre3, dont la lecture m’a conforté dans mes idées
et réconforté dans mes choix pédagogiques, tout en me pous-
sant à aller encore plus loin dans l’inventivité et l’organisa-
tion de ma classe. Puis ce fut La Riposte4 de Philippe Meirieu
qui faisait suite à Pédagogie : le devoir de résister5, puissant
rappel à nos obligations morales ! C’était comme un gong
qui ramène à la réalité du combat le boxeur avachi dans son
coin sur un tabouret. Enfin, en cette rentrée 2019, est venu le
temps d’un autre livre de mon propre correspondant scolaire,
Cédric Forcadel, dont le Dessine-moi une école où il fait bon
vivre6 nous fait partager avec humour et conviction son quo-
tidien et ses observations sur l’école.
Qu’avais-je à ajouter après avoir lu ces trois-là ? Rien, me
disais-je, à moins d’assombrir terriblement les perspectives

3. Lescouarch Laurent, Construire des situations pour apprendre. Vers une pédagogie de l’étayage,
ESF Sciences humaines, 2018.
4. Meirieu Philippe, La Riposte, Éditions Autrement, 2018.
5. Meirieu Philippe, Pédagogie : le devoir de résister, ESF Sciences humaines, 2017.
6. Forcadel Cédric, Dessine-moi une école où il fait bon vivre, Vuibert, 2019.

10
qu’ils nous offraient. Car, depuis quelque temps déjà, sem-
blaient se succéder dans mon travail anecdotes et péripéties
d’où étaient rarement absentes absurdités et aberrations. Je
trouvais de plus en plus grotesques et ubuesques les injonc-
tions officielles, les revirements successifs, les obsessions pape-
rassières. Mais je sentais tout de même que mes sarcasmes
passagers cachaient mal de plus profondes inquiétudes.

L’infaisabilité manifeste de ce qui nous était réclamé


chaque jour entraînait autour de moi non pas réactions
et colères, mais culpabilisation et repli.

Il fallait vraiment détourner le regard pour feindre d’igno-


rer ces collègues silencieux en réunion, ces professeurs par-
tis au plus vite après chaque animation pédagogique, sans
parler de l’absence récurrente de réactions quand on aurait
pu ­s’attendre à davantage de contestations face aux pres-
sions exercées. Quelque chose ne tournait plus rond dans le
monde de l’éducation. J’assistais, jour après jour, à une lente
dépossession de notre travail tout entier soumis au diktat hié-
rarchique, à ses multiples procédures obligatoires et autres
impératifs répétés. Je voyais clairement combien même le
refuge que représentait jusqu’ici ma classe était devenu une
bulle fragile, capable à tout moment d’éclater.
Mais c’est ailleurs que tout a explosé. À Pantin. Le dernier
week-end avant l’automne. Il est mort le soleil, il est mort
l’été. Une collègue, directrice d’école, dynamique, solaire, n’a
plus supporté la situation qu’on lui imposait. Certes, la liste
des suicides dans la profession n’en est plus à ses premiers
feuillets. On en a vu des camarades tombés au combat. Mais
cette fois-ci, nous sommes nombreux à nous être immédia-
tement reconnus dans chacun des mots de la lettre qu’elle a
adressée aux autres directeurs de sa ville et à son inspection.
11
Tout y était : la fatigue, le découragement, l’impuissance,
l’épuisement, l’incompréhension, le sentiment d’étouffer, de
sombrer sous les tâches chronophages, de ne plus pouvoir y
arriver malgré sa volonté et toute son énergie. Une lettre avant
le drame, tel un constat implacable et accablant rappelant que
ne lui avait été accordé ni priorité ni passage protégé.
Après la stupéfaction, est venue la colère puis, aujourd’hui,
l’envie de remonter au créneau. Non pour la venger, mais
pour rétablir la vérité sur notre réalité. Son épuisement doit
nous donner la force de retourner au combat. Sa fin à elle doit
annoncer le commencement d’autre chose pour nous. Au
moment de tomber, je crois qu’elle nous a tendu, en même
temps qu’un miroir, le flambeau. Voilà pourquoi ce livre est
un pavé dans la mare, lancé pour ne pas toucher le fond et
avoir encore pied quand on croit bientôt couler.

C’est un signal d’alarme tiré à bord d’un train


qui prend de la vitesse à mesure qu’il perd ses wagons.

J’espère qu’il aidera les enseignants déstabilisés, fragilisés,


déboussolés. Depuis ce suicide, j’ai souvent repensé au scan-
dale de France Télécom, quand un management déshuma-
nisé en faveur de la réorientation de cette entreprise a poussé
en quelques mois trente-cinq salariés à se suicider. Parmi ceux
dont la présence fut remise en cause, certains ont préféré dis-
paraître définitivement. Nouvelle gestion des ressources bien
inhumaine qui vaut désormais à ses auteurs une condamna-
tion à de la prison pour harcèlement moral.
Ce livre, c’est enfin non pas un coup de gueule ou un coup
de sang, mais bien un cri du cœur sincère et sans calcul. Je
ne roule pour personne et essaie que personne ne me roule !
Alors je témoigne ici, non pas pour dire du mal de l’école,
mais pour vous parler du mal qui est fait à l’école. Et par
12
conséquent, du mal que l’école fait à tous – enfants, parents
et enseignants – quand elle fait mal son travail. Ou quand on
l’empêche, par une succession de tâches absconses, inutiles et
épuisantes, de bien le faire. Car notre système est loin d’être
exemplaire…

13
Exemplarité : un exemple ?
La loi pour l’école de la confiance du 28 juillet 2019, dont
le texte initial avait été jugé « inégal », « précipité » et « peu
abouti » par le Sénat, fait référence, dans son premier article,
à l’exemplarité des enseignants pour conforter leur autorité
dans la classe, mais aussi contribuer au lien de confiance qui
doit unir l’enfant, sa famille et le service public d’éducation.
Vue de loin, cette référence à l’exemplarité semble plutôt vague
et quelconque. Mais, à y regarder de plus près, elle apparaît
claire et menaçante. Où s’arrête l’exemplarité ? Qui décide ?
Au nom de quoi ? Avec quelles sanctions ? L’exemplarité se
limite-t-elle à l’obéissance ?
Je repense souvent à cette anecdote vécue et rapportée
par Jorge Semprún lors de son retour de déportation de
Buchenwald. Il arriva au centre de rapatriement de Longuyon
pour y subir tests médicaux et formalités administratives. La
jeune fonctionnaire affectée au remplissage des fiches d’in-
formation doit alors lui fournir une partie de sa prime de
rapatriement, soit mille francs, et des cigarettes, huit paquets
de Gauloises. Soudain, elle se rétracte et reprend tout en
constatant que Semprún a beau avoir été résistant, il n’est
pas Français, mais Espagnol. Ce n’est pas prévu par la circu-
laire qu’elle applique à la lettre. Face aux protestations d’un
camarade de Semprún, un responsable du centre intervient
et, après réflexion, l’invite à conserver les cigarettes puisque,
dit-il, « l’esprit de cette circulaire vous y autorise ». Je laisse cha-
cun juger l’attitude des différents personnages de cette affaire,
mais elle illustre parfaitement la difficulté de croire que tout
est dit une fois qu’on a parlé d’exemplarité. Est-elle dans la
méticulosité de la secrétaire ou bien le pragmatisme du chef
de service ? Dans le calme admirable de la victime ou dans
l’obstination courageuse du camarade ?
Licence eden-1931-UWB9oYaA6R2BZf9K-L7m8w2gxC7zAo29a accordée le
05 mai 2020 à Raphael Laiginhas
15
Bien entendu, il est important d’être exemplaire, surtout
dans mon métier, mais aussi pour toute autre responsabilité
publique. Nous l’avons d’ailleurs vu avec ce gouvernement
dont plusieurs ministres, en très peu de temps, ont déjà dû
démissionner faute d’avoir été jugés – à tort ou à raison – suf-
fisamment exemplaires : François de Rugy, François Bayrou,
Françoise Nyssen, Laura Flessel, Marielle de Sarnez,
Sylvie Goulard ou encore Richard Ferrand. Ce dernier nous
prouve, en étant devenu, depuis, président de l’Assemblée
nationale, combien la notion est relative et adaptable aux cir-
constances. Étaient-ils suffisamment exemplaires tous ceux
qui ont également dû démissionner, parfois peu de temps après
leur entrée en fonction : Stéphane Travert, Gérard Collomb,
Jacques Mézard, Delphine Gény-Stephann ? Ce manque-
ment à l’exemplarité a même touché un proche du pré-
sident de la République, comme on a pu le voir avec le cas
d’Alexandre Benalla, affaire d’État plutôt qu’affaire d’été. Et
puis, je n’oublie pas que dans notre pays, à ce jour, c’est Jacques
Servier qui a reçu la Légion d’honneur, pas Irène Frachon…
Mais gardons le meilleur pour la fin avec la démission rocam-
bolesque de Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire aux
retraites, qui a dû quitter le gouvernement le 16 décembre
2019 après s’être mis en infraction en omettant de déclarer à
la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique au
moins dix mandats, dont certains octroyant une rémunéra-
tion incompatible avec ses fonctions publiques. Qu’on songe
que, pour présider un think tank inconnu consacré à l’éduca-
tion, il percevait chaque mois 5 300 € ! Soit l’équivalent du
salaire mensuel de trois professeurs des écoles trentenaires !
Sans doute le traitement mérité pour avoir l’audace de réflé-
chir à l’évolution du système scolaire avec le MEDEF (dont
le slogan, il y a peu, était « Si l’école faisait son travail, j’aurais
du travail »), Danone et autres membres de business schools !
Mais pour lui aussi, par ici la sortie.

16
Bref, le plus gros problème de l’exemplarité…
c’est de trouver des exemples !

Parfois, comme ce fut le cas avec Nicolas Hulot, c’est un


ministre qui juge son gouvernement insuffisamment exem-
plaire pour y rester. Chacun mesure déjà comment, derrière la
facilité de recourir à un vocable intimidant, se cache la com-
plexité à juger les actes auxquels il se rapporte. Mais bon,
puisque c’est dans la loi, essayons – car on ne peut qu’essayer –
d’être aussi parfaits que devrait l’être notre service public. En
commençant, en toute sincérité et franchise, par lui dire ses
quatre vérités. C’est bien à ça qu’on reconnaît ses amis, pas
vrai ? Alors, on marche ou on crève… l’abcès ?

Aujourd’hui, le pire serait de ne rien dire.

Ce serait comme démissionner moralement, trahir ce


qui nous fait être là après avoir choisi ce métier, oublier que
résister est un devoir. Nous sommes clairement passés, en
quelques années, du « malaise » au « mal-être enseignant ».
Et là, croyez-moi, c’est grave docteur. On a même vu, dans
l’Hérault, en novembre 2019, un syndicat porter plainte à
ce sujet contre le ministre ! Car malgré le constat d’incon-
testables souffrances (dépressions, burn-out, suicides), il n’y
a quasiment aucune médecine du travail : un médecin pour
quinze mille agents. Même un chien trouve plus facilement
des vétérinaires pour se faire soigner.

17
Un instit ne devrait pas avoir à dire ça ! est disponible à la vente dans toutes les librairies et sur
notre site, en version papier et numérique.

Licence eden-1931-UWB9oYaA6R2BZf9K-L7m8w2gxC7zAo29a accordée le


05 mai 2020 à Raphael Laiginhas

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