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UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES

FACULTÉ DE LETTRES, TRADUCTION ET COMMUNICATION

Alexandra Badea
Dramaturge et metteuse en scène d’origine roumaine de langue française
« Pulvérisés » (2012)

DURAY Lucie ROMA-B-380


Ecrivains roumains d’expression française
Professeure Cristina Alice TOMA
Professeure de linguistique à l’Université de
Bucarest et lectrice de langue, littérature, culture
et civilisation roumaine de l’Institut de la Langue
Romaine à l’Université libre de Bruxelles

Année académique 2021-2022


Introduction

Contexte de l’œuvre d’Alexandra Badea


1. Biographie de l’auteure, langue d’écriture et naturalisation

C’est en 1980 que naît Alexandra Badea en Roumanie. Elle a suivi une formation de metteur
en scène à l’Université nationale d’art théâtral et cinématographique Ion Luca Caragiale à la capitale.
L’auteure, metteure en scène et réalisatrice a écrit deux romans et des scénarios destinés au domaine
du cinéma, elle a réalisé également des courts métrages et ses pièces sont publiées depuis 2009 chez
l’Arche éditeur. Il s’agit donc d’une dramaturge roumaine du XXI ème siècle, née, formée et active en
Roumanie qui est pourtant bien ancrée également dans le panorama théâtral contemporain de France.
La dramaturge a suivi un cursus à destination de l’activité de mise en scène et non d’écriture à
proprement parler. Alexandra Badea a ainsi dépassé et étayé sa polyvalence en sortant de son confort
pour fixer son écriture en prise directe avec l’actualité du monde. Après avoir mis en scène en
Roumanie et en France plusieurs auteurs dramatiques de sa génération, cette auteure a commencé à
écrire un théâtre engagé et remonté afin d’y placer sa vérité. Il est à noter que cette dramaturge
française d’origine roumaine fait ainsi partie de la génération de théâtre roumain des trente dernières
années, c’est à dire qu’elle n’a pas oublié ses origines en conservant ses racines dans son voyage, en
allant travailler à l’étranger, à l’instar d’Eugen Jebeleanu par exemple.

En 2002, elle collabore à la mise en scène de Radu Penciulescu pour son spectacle « L’Autre
Cioran » au Théâtre National de Timisoara. Puis elle s’installe en 2003 à Paris et la même année, lui
sont décernés le prix du Meilleur Spectacle au Festival de Pietra Neamt, à l’occasion de son travail de
mise en scène de « Lebensraum » de Israël Horowitz, ainsi que le prix pour Virtuosité dans l’Expression
d’une Idée Contemporaine au Festival des Jeunes Metteurs en Scène de Buzau en Roumanie.

Dès lors, elle travaille entre la Roumanie et la France avec des comédiens français, roumains
et polonais. En tant que metteure en scène, elle crée une quinzaine de spectacles en France et en
Roumanie. Alexandra Badea voit le partage comme auxiliaire de sa profession artistique et accorde
donc une place importante dans son parcours professionnel à la transmission. Ainsi, elle a été
formatrice à l’AFDAS1, elle est une intervenante régulière au sein de plusieurs écoles nationales de
France de théâtre (telle que notamment l’Ecole de la Comédie de Saint Etienne) et elle s’est également
déjà rendue dans des lycées, des centres sociaux et dans des ateliers d’écriture de centres de
détention.

C’est en se confrontant à la culture et à la langue de l'autre, qu’elle a été amenée à toucher à


la globalité de la condition humaine au travers de ses créations. Assez rapidement, elle développe une
écriture scénique incisive qui conjugue risque et clairvoyance. Elle fournit un nouvel espace
d’apparitions où vont s’articuler des ramifications propre à la conscience, au domaine politique et à
l’intime.

1
L'Afdas est opérateur de compétences (OPCO) des secteurs de la culture, des industries créatives, des médias, de la
communication, des télécommunications, du sport, du tourisme, des loisirs et du divertissement. Il est organisme gestionnaire
du fonds de formation des artistes-auteurs.

1
Depuis 2005, elle est artiste associée à la Compagnie Europ’artes à Paris et durant l’été 2007,
elle parvient à participer à la Mission Pépinière à Projets qui réunit dix-huit artistes et créateurs de
l’ensemble de la Francophonie en Avignon.

En mars et avril 2008, elle travaille sur deux projets : « 69 » du Suisse Igor Bauersima au
Théâtre national de Timisoara ainsi que « Le Complexe Roumanie » au Théâtre national Ion Luca
Cargiale de Mihaela Michailov, une auteure dramatique roumaine.

Un an plus tard, elle collaborera à nouveau avec cette dernière pour créer respectivement
« Comment Barbie traverse la crise économique ». Une pièce composée de sept monologues traitant
de la question de la maternité et de la transmission entre générations au travers des portraits de
femmes aux différents parcours de vie.

Tout en poursuivant sa carrière de metteure en scène, en septembre 2009, sont publiés au


sein d’un même livre ses trois premiers textes : « Mode d’emploi », « Contrôle d’identité » et
« Burnout ». Alexandra Badea y aborde les contradictions d’un système obsolète avec un regard lucide.
Au travers de cette première pièce, c’est de façon satirique qu’Alexandra Badea s’oppose à l’ensemble
des règles qui accablent l’individu qui chancèle jusqu’à la démence. Remarquée, « Mode d’emploi » a
été primée aux Journées des Auteurs de Théâtre de Lyon. En ce qui concerne « Contrôle d’identité »,
elle y confronte un réfugié politique au système manichéen et froid d’une administration qui ne tolère
aucune intrusion. Quant à la troisième, l’auteure illustre dans « Burnout » une société de rentabilité et
de productivité, dans laquelle l’être humain n’est désormais plus qu’un pion, défini par sa fonction.

En octobre 2012, Alexandra Badea publie un deuxième livre : « Pulvérisés ». Une pièce qu’elle
écrit au Théâtre national de Strasbourg et pour laquelle elle jouit de la contribution pour la mise en
voix du Centre Dramatique National d’Aubervilliers (Aurélia Guillet, Jacques Nichet) ainsi que de France
Culture (Alexandre Plank). En outre, le texte a par la suite été traduit en différentes langues, ce qui
notamment a permis sa sélection au Festival Theatertreffen de Berlin ainsi qu’en plus de l’Allemagne,
des présentations en Roumanie, en Autriche, en Grande Bretagne, en Suisse, en Belgique, en Grèce,
en République Tchèque, au Portugal, en Italie, ou encore au Taiwan. En effet, Alexandra Badea a été
lauréate du Grand Prix de littérature dramatique 2013 pour sa pièce « Pulvérisés ».

En 2013, intéressée par les thématiques européennes, elle crée le texte « Europe connexion »,
commandé par France Culture. La diffusion de cette fiction radiophonique se fit dans le cadre de
l’émission Micro fictions avant d’être créée pour Théâtre Ouvert (Paris) et pour le Taïpei Arts Festival
par Matthieu Roy. La pièce raconte la trajectoire de lobbyiste d’un assistant parlementaire ainsi que
les prémisses corollaires de son burnout.

Ainsi, elle publie son troisième recueil de pièces : « Je te regarde », « Europe connexion » et
« Extrêmophile » en mai 2015. La même année, France Culture lui fait passer commande pour un
nouveau texte : « Red Line ». Alexandra Badea publie son premier roman « Zone d’amour prioritaire »
en 2014. L’auteure s’est assurée de l’adapter pour qu’il puisse être représenté au Festival d’Avignon.
En 2018, elle publie un nouveau recueil : « A la trace », « Celle qui regarde le monde » et réalise son
premier texte écrit en roumain originellement, « Perfectul compus »

Depuis quelques années, Alexandra Badea développe une série de performances d’écriture
en direct Mondes, présentés à Théâtre Ouvert, au Théâtre de la Cité Internationale (Paris), au Théâtre
National de Bruxelles, au Festival de Correspondance de Grignan et adaptée à la diffusion

2
radiophonique par France Culture. Ce projet illustre une correspondance entre une femme et l’homme
qu’elle a aimé, mettant ainsi en avant des questionnements tels que « comment avaler la cruauté du
monde et surtout comment la transmettre ? », « comment réagir à la violence médiatique ? »,
« comment résister, où trouver l’amour et la force de l’imaginaire pour inventer des espaces d’évasion
du réel ? ».

La dramaturge développe une trilogie sur les récits manquants de l’Histoire récente de la
France, dont le premier volet, « Points de non-retour : Thiaroye » a été créé en 2018 au Théâtre
National de la Colline et le deuxième « Points de non-retour : Quais de Seine » a été créé au Festival
d’Avignon en 2019. Alexandra Badea a obtenu la nationalité française en 2016, treize ans après son
arrivée en France. Lors de la cérémonie de naturalisation, une phrase l’a interpelée : « A partir
d’aujourd’hui, vous devez assumer l’Histoire de ce pays avec ses moments de gloire et ses coins
d’ombre ». De-là, au sein de cette trilogie, elle se sentit investie par le fait d’aborder la colonisation et
à la postcolonisation par le massacre des tirailleurs sénégalais du 1er décembre 1944, ou, les drames
oubliés de la répression meurtrière par la police française de centaines d’Algériens, en 1961. Pourquoi
avoir fait le choix du français comme langue d’écriture ?

« C’est venu parce que je ne pouvais pas écrire en roumain. Parce que c’est la langue de la
dictature. C’est la langue de l’éducation un peu forcée. C’est la langue dans laquelle on m’a dit que je
n’étais pas suffisamment douée pour écrire. Il y a un blocage avec ma langue maternelle. Le français est
la langue qui m'a aidée à me reconstruire, à m’inventer et à devenir celle que je suis aujourd’hui »2.

En effet, Alexandra Badea juge que le français est la « langue de sa colère et de sa liberté »3,
dans laquelle il est possible d’exprimer tous les maux et toutes les joies de façon profonde. A contrario
du roumain, dont l’idiome offre des possibilités davantage réduites pour servir la notion de nécessité
pure. L’inventaire linguistique du roumain lui a semblé insuffisant, trop rudimentaire vis-à-vis de ce
qu’elle a à dire. L’auteure aime jouer avec le rythme dans ses productions, ce qui ne lui semblait pas
aisé en maniant la langue roumaine. Le français propose un étalage de synonymes ou de tournures
propices à cette exaltation du son, quasi similaire à la versification.

Cette trilogie débute par ces moments de l’Histoire où le politique a interféré dans l’intime en
détruisant tout lien possible et y sont aussi bien évoqués des problématiques de non-dits familiaux
qu’attenants à la grande Histoire. L’enjeu est de montrer comment ces non-dits se transmettent d’une
génération à l’autre jusqu’à aujourd’hui et de mettre en évidence notre capacité à réparer par le devoir
de mémoire afin de réinventer au mieux notre identité. Ces trois volets se relient grâce à « Nora », et
le cheminement de pensée de cette protagoniste centrale. Alexandra Badea et ses acteurs donnent la
parole à ceux que l’on n’entend pas dans « Points de non-retour » et y évoquent avec sagesse, adresse
et dans le respect de chacun, la question de l’Algérie dans un monde qui essuie les séquelles de la
seconde guerre mondiale.

2
Confiait-elle au média TV5MONDE Info dans une interview en l’honneur de la représentation de « Points de
non-retour : Quais de Seine » à Avignon, en 2019.
3
« Pulvérisés » par JOSEPH Jean-Philippe, N.V.O. (Nouvelle Vie ouvrière) Magazine, avril 2014.

3
Plus récemment, en 2021, Alexandra Badea a fait paraître un nouveau roman d’apprentissage,
« Tu marches au bord du monde », un ouvrage se penchant sur l’affirmation de soi. L’auteure roumaine
a décidé de suivre l’évolution d’une femme en fuite, qui se confronte aux vices du capitalisme en
échappant à l’histoire de ses parents et ses origines. L’auteure initie dans son parcours par cet ouvrage
la poursuite vers la quête du genre et de la féminité, elle y exploite cependant de nouveau cette idée
de terres porteuses de séquelles historiques. Ainsi, Alexandra Badea, fidèle à elle-même, se charge
d’étoffer son récit de politique autant que de poétique.

2. Le Voyage et le choix du français

Si c’est à l’orée de la vingtaine qu’Alexandra Badea pose ses valises à Paris, sa première visite
sur le sol français eut lieu pourtant à l’âge de douze ans, en 1992, deux ans après l’effondrement de la
dictature communiste en Roumanie. Elle n’avait jamais quitté son pays avant ce voyage qu’elle fit avec
sa mère, pendant lequel elle traversa l’Europe en train. Après ce voyage, elle se rendit en France
chaque année pendant un mois avec son père, professeur, qui travaillait avec des universités. Mais
Alexandra Bedea admet que le choix du français comme langue d’expression dans ses écrits releva de
l’intérêt qu’elle porta à la « sonorité » de cette langue. Dès lors, elle commença à l’apprendre par
l’écoute d’abord uniquement, ce qu’elle confia dans une interview en 2020 au média TV5MONDE4.
Néanmoins, l’auteure roumaine approfondît son apprentissage de la langue à l’Institut français de
Bucarest, où elle a consulté grand nombre d’ouvrages et de films en ayant l’ambition de revenir en
France. Ainsi, en 2003, la metteure en scène pris l’initiative de s’y rendre à nouveau afin de continuer
son cursus. En outre, l'influence d’artistes francophones qu’elle a pu rencontrer lors de son parcours a
également joué un rôle dans ce choix de langue d’expression.

Aussi, dans une perspective d’écriture cette fois, Alexandra Badea a besoin de travailler en
deux temps. C’est-à-dire qu’elle effectue « un travail de déplacement »5 avant d’entamer la rédaction
de la plupart de ces textes. Une étape de son travail pendant laquelle elle se rend sur les territoires
qu’elle compte aborder afin notamment d’y rencontrer les gens et de trouver une véritable thématique
à son futur projet.

Notons que la notion de voyage peut également être considérée dans une perspective
professionnelle. En effet, Alexandra Badea est sortie de son cadre professionnel initial de la mise en
scène pour explorer des champs nouveaux, ceux de l’écriture. En tant que metteuse en scène, cette
dernière s’est penchée sur des textes traitant majoritairement de la thématique de notre monde actuel
et c’est dans un souci d’approfondissement de certains des versants de ce sujets qu’elle prit alors
l’initiative de produire elle-même du récit.

Il est ainsi à retenir que c’est ce Voyage de la Roumanie à la France, un pays qu’elle idéalisait
qui la poussa à écrire. Emergea en elle une nécessité d’exprimer cette fracture dans sa pensée à l’égard
de la réalité.

4
« En français s’il me plaît ! Pourquoi Alexandra Badea, roumaine, écrit-elle en français ? », TV5MONDE, 2020.
5
« Interview d’Alexandra Badea, lauréate du Grand Prix de littérature dramatique 2013 pour “Pulvérisés” »,
C.n.T, 2013.

4
3. Liberté

Alexandra Badea est une femme auteure dont l’enfance a été marquée par un climat de
terreur. Cette période de sa vie en Roumanie fut bridée par la langue roumaine, un outil de propagande
à cette époque, qui l’a d’ailleurs fortement « abîmée »6. Ce qui a, par conséquent, considérablement
entravé son expression en roumain. Remarquons ce manque d’aisance de son expression dans sa
langue maternelle par le faible corpus qu’elle a créé en roumain.

Lors de ces séjours français dans sa jeunesse, elle découvrit les blessures de la société
française, qu’elle n’avait de prime abord pas soupçonnées. La déception fut donc la motivation à
l’écriture d’Alexandra Badea, jeune auteure en proie à ce véritable besoin de comprendre également
son identité. Le français a été la clé de sa liberté créatrice, sans laquelle elle n’aurait pu se livrer à
l’activité d’écriture. Une liberté certes créatrice, mais sociale également, confia-t-elle dans une
interview, qui se révéla être l’élément phare de la « thérapie », dirons-nous, quant à l’usage du français
dans sa reconstruction7.

6
« En français s’il me plaît ! Pourquoi Alexandra Badea, roumaine, écrit-elle en français ? », op. cit..
7
Ibid..

5
Analyse de l’œuvre : « Pulvérisés »

Après avoir pointé la révolte ressentie par Alexandra Badea quant à certains faits de l’actualité
comme véritable « moteur » à sa rédaction, nous avons décidé de nous pencher sur « Pulvérisés », un
texte qu’elle a publié en 2012.

Dans cette pièce, l’auteure met en scène, durant une journée et une nuit, la mondialisation
par le biais de deux femmes et deux hommes qui vivent de façon cyclique. Ils se lèvent chaque jour,
prennent leur douche et se rendent au travail. Peu à peu, ils perdent pied, ils perdent le fil de leurs
idées et finissent par se perdre eux-mêmes. Quatre localisations désignées pour chacun de ces quatre
personnages : Shanghai, Lyon, Dakar et Bucarest. Alexandra Badea a souhaité dépeindre une réalité :
les injonctions auxquelles sont exposés ces personnages demeurent les mêmes que celles d’autres
dizaines de millions de travailleurs dans le monde. Ainsi, le destinataire fait la connaissance de
l’opératrice de fabrication, personnage féminin vivant à Shanghai, étant la cible d’humiliations
multiples ainsi que d’un superviseur de plateau, lui établi à Dakar, qui exprime et décrit la pression qu’il
subit de son supérieur, qui souhaite toujours plus de rentabilité. Le responsable assurance-qualité,
basé à Lyon, constate avec regret la relation de cohésion qu’il entretenait avec la cellule familiale se
dégrader suite à la charge de travail. Enfin, une ingénieure d’Etudes et de développement, à Bucarest,
évoque un manque de reconnaissance et de considération envers elle, une femme, au sein de son
domaine professionnel.

I. Narration

A son sens, le théâtre est un espace de reconnaissance, un espace d’identification pour le


spectateur qui a besoin de se reconnaître en l’acteur présent sur scène. La metteure en scène estime
que tant que ce besoin existe, cela signifie que « les choses ne sont pas résolues »8. Dès lors, ce corpus
liant l’entreprise et l’intimité de l’employé lui devint pertinent, où les impératifs de productivité et de
rentabilité qui dirigent l’organisation de la société aujourd’hui amèneraient, selon l’auteure, à
l’aliénation, ce qu’elle dépeint à la perfection dans « Pulvérisés ».

Si notre choix s’est porté sur « Pulvérisés », c’est également pour le caractère quelque peu
original de la narration dans sa composition de front. En effet, même si l’oscillation entre le monologue
et le dialogue est intriguante, l’auteure a sollicité un discours de type indirect libre à la deuxième
personne du singulier. L’usage du « Tu » dans les vers libres, est assez peu utilisé sur scène et peut,
d’une certaine manière, enclencher chez le spectateur/lecteur une impression de voix interne. De plus,
cela marque le fait que tous les personnages de la pièce se « désappartiennent ». En effet, chacun est
emporté dans l’engrenage qui lui est certes propre, mais qui joue son rôle dans le système métallique
et rythmique de la mondialisation. Ainsi déconnectés, isolés, possédés, les personnages se perdent
dans ce monde et ne parviennent plus à s’exprimer à la première personne du singulier. Ce « Tu » sert
instinctivement ce processus d’identification du destinataire qu’apprécie Alexandra Badea, ce
récepteur oscille entre les impressions qu’on s’adresse à lui ou qu’on parle de lui. Ajoutons à cela le
caractère anonyme de chacun des quatre personnages sur scène, qui favorise le processus de
proximité.

8
Interview op.cit. de TV5MONDE (2019).

6
II. Ce travail en deux « temps », une approche documentaire

Nous avons retrouvé ce pli qu’a l’auteure de se documenter et de se déplacer afin de maîtriser
son sujet lors de la rédaction au sein de « Pulvérisés », où quatre récits de vie d’apparence bien
distincts finissent par se mêler. Ce n’est pas un hasard si ces choix de localisations ont été effectués.
En effet, la Roumanie, la Chine, la France ainsi que le Sénégal sont des sièges de la sous-traitance non
négligeables aujourd’hui. Le choix de profession des personnages de Alexandra Badea, n’ont pas non
plus été laissés au hasard, dont les corps de métier sont en lien direct et parfaitement cohérents quant
au déploiement de la pièce. Ainsi, malgré le patchwork géographique contenu sur scène, tous ont en
commun la thématique et leur problématique.

III. Enjeu littéraire (et politique) d’Alexandra Badea

Intégrant le monde dans son entièreté, l’écriture d’Alexandra Badea dans « Pulvérisés » est
une écriture qui fait du bien. Venant marquer une transition quant à la tradition théâtrale, elle offre
notamment un rampe de renfort aux spectateurs/lecteurs, se sentant désormais compris. L’auteure y
place une langue parlée, parfois redondante mais toujours spontanée qui a comme ambition de
dépeindre la réalité et d’y dénoncer. Ainsi, même si chacun des quatre personnages fait son propre
portrait distinct de celui des autres, ils sont reliés à leur insu par la mondialisation, responsable de
cette version d’un système-cauchemar qu’elle est parvenue à raconter dans lequel s’immiscent les
quatre personnages de « Pulvérisés ». Alexandra Badea insère une parole dans son discours, qui n’a
pas le droit d’exister si elle émane de la bouche des personnages archétypes divers qu’elle mime, c’est
par là qu’elle se démarque et se propulse.

« Tu t’allonges sur le sable regard vers la mer


Et tu te demandes comment arrêter tout ça

Arrêter la course
Arrêter le temps
Arrêter l’argent
Arrêter l’angoisse
Arrêter tout ce qui a rendu l’être humain amer

Et là tu te rends compte que toi-même tu as perdu du goût

Tu passes ton temps dans des bureaux en PVC


Tu dors sur la moitié d’un lit moisi à côté d’un mec qui ronfle à cent à l’heure
Tu t’accroches trois heures par jour à la barre rouillée d’un car rapide – taux d’accident 60%
Tu baises deux fois par mois à 5000 francs CFA
Et surtout surtout tu fermes bien ta gueule »

7
Bibliographie

Bibliographie primaire

BADEA Alexandra, « Pulvérisés », L’Arche, coll. Scène ouverte, Paris, 2012 (96p.).

Bibliographie secondaire

Interviews consultées

« Alexandra Badea : devenir femme », France Culture, février 2021,


(https://www.youtube.com/watch?v=TTY-xwqq2zM).

« En français s’il me plaît ! Pourquoi Alexandra Badea, roumaine, écrit-elle en français ? »,


TV5MONDE, juin 2020, https://www.youtube.com/watch?v=IBwcDSPoXG0.

« Interview d’Alexandra Badea, lauréate du Grand Prix de littérature dramatique 2013 pour
“Pulvérisés” », C.n.T (Centre national du Théâtre), juillet 2013,
(https://www.dailymotion.com/video/x1aefgt).

Articles

« Pulvérisés » par JOSEPH Jean-Philippe, N.V.O. (Nouvelle Vie ouvrière) Magazine, avril 2014,
https://nvo.fr/pulvriss/, consulté le 14 juin 2022.

BALAND Robert, « Alexandra Badea, între Franţa şi România », România Liberă, avril 2010,
(https://romanialibera.ro/la-zi/international/alexandra-badea-intre-franta-si-romania-
184797/), consulté le 14 juin 2022.

PATUREAU Mirella, « Alexandra Badea, un teatru fără frontiere și câteva drumuri dus-întors »,
Studii și cercetări de istoria artei. Seria teatru, muzică, cinematografie, vol.14 (n°58), 2020,
p.101-120 (20p.).

Dossier complémentaire

La Compagnie de l’Arcade, « Dossier L’arcade : “Pulvérisés” par Alexandra Bedea », 2019


(https://www.compagnie-arcade.com/wp-content/uploads/2019/11/Dossier-
Pulv%C3%A9ris%C3%A9s-201910.pdf), consulté le 13 juin 2022.

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