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John George Lambton,1er comte de Durham

mieux connu sous le nom de Lord Durham [1792-1840]


Homme politique et administrateur colonial britannique
Gouverneur général de l'Amérique du Nord britannique

(1839)

Le Rapport Durham
Titre original :
Rapport sur les affaires de l'Amérique du Nord britannique

traduit en français
par Denis Bertrand et Albert Desbiens
1969

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 2

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Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 3

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 4

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi
Courriel: classiques.sc.soc@gmail.com
Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/
à partir du texte de :

John George Lambton,1er comte de Durham


mieux connu sous le nom de Lord Durham (1839)

Le Rapport Durham.

Titre original :
Rapport sur les affaires de l'Amérique du Nord britannique

Traduit en français par Denis Bertrand et Albert Desbiens. Montréal :


Les Éditions Sainte-Marie, 1969, LVIII pp + 156 pp.

Police de caractères utilisés :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 22 juin 2021 à Chicoutimi, Québec.


Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 5

John George Lambton,1er comte de Durham


mieux connu sous le nom de Lord Durham [1792-1840]
Homme politique et administrateur colonial britannique
Gouverneur général de l'Amérique du Nord britannique

Le Rapport Durham.
Titre original :
Rapport sur les affaires de l'Amérique du Nord britannique

Traduit en français par Denis Bertrand et Albert Desbiens.


Montréal : Les Éditions Sainte-Marie, 1969, LVIII pp + 156 pp.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 6

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets []


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Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier


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Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 7

[i]

Les Éditions Sainte-Marie

Directeur : Robert Lahaise


Conseillers : Noël Audet
Renald Bérubé
Ernest Gagnon, s.j.
Maximilien Laroche
Jean Messier
Yvan Patry

Toute reproduction interdite


Chaque auteur assume la responsabilité de son texte
Les Cahiers Sainte-Marie relèvent du Secrétaire général du Collège : François
Leclair, Ph.D.
Les Cahiers Sainte-Marie sont distribués par
les Editions HMH, 380 Craig ouest,
Montréal, 849-6381.

[ii]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 8

[iii]

Le Rapport
DURHAM
(1838)

Traduction : Denis Bertrand et Albert Desbiens


Introduction et appareil didactique : Denis Bertrand et André Lavallée

Les Éditions Sainte-Marie


1969
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 9

[iv]

CANADA 1760- 867. ILLUSTRATIONS.


Collection Vallerand. Recueil de diapositives. (Images de
l'Office National du Film — Centre de Psychologie et de
Pédagogie).

Les auteurs tiennent à rendre hommage à Monsieur Marcel-


Pierre Hamel qui éditait lui-même le rapport Durham en
1949.

COPYRIGHT 1969,
Les Éditions Sainte-Marie, Montréal, février 1969.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 10

[V]

Le Rapport Durham

Remarques préliminaires

Retour à la table des matières

Destinée, à l’origine, aux étudiants en histoire du Canada, cette


nouvelle traduction du Rapport Durham s’adresse maintenant au grand
public désireux de mieux comprendre ce monde canadien et québécois
dans lequel nous vivons. Nous avons voulu en faire un instrument
pédagogique et un ouvrage de vulgarisation permettant de retracer les
lignes de force de notre histoire et les causes principales des divers
problèmes avec lesquels nous sommes encore confrontés.
Très élaborée, la table des matières pourra aussi bien servir de
résumé que suppléer à l’absence d’un index idéologique. Délibérément,
nous avons laissé de côté divers passages du Rapport, nous avons
fractionné certaines phrases et entrecoupé le texte de nombreux titres et
sous-titres pour faciliter la compréhension de ce précieux document.
Toutefois, nous croyons n’avoir rien abandonné d’essentiel et avoir
respecté fidèlement la pensée de Durham, préférant même, à l’occasion,
une traduction mot à mot à une phrase plus élégante qui aurait pu nous
entraîner dans des interprétations très discutables.
Puisse cet ouvrage fournir une meilleure compréhension de
l’histoire à tous ceux qui, de près ou de loin, s’intéressent toujours à
l’avenir du peuple québécois.
DENIS BERTRAND
ALBERT DESBIENS
ANDRÉ LAVALLÉE
Professeurs au Collège Sainte-Marie,
mars 1969.
[vi]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 11

[VII]

Le Rapport Durham

Table des matières

INTRODUCTION [XXV]

Une évolution ethnique, constitutionnelle et économique très paradoxale [XXV]

- Une Proclamation royale peu réaliste [XXV]


- Le compromis de Murray et de Carleton [XXVI]
- La Révolution américaine et l’Acte de Québec [XXVI]
- Le grand schisme anglo-saxon [XXVII]
- L’Acte constitutionnel de 1791 [XXVII]
A. Une dangereuse séparation géographique [XXVIII]
B. Un incroyable partage du pouvoir [XXIX]
C. Une tentative inefficace d’assimilation [XXX]

De drôles de rébellions [XXXII]


Un libéral peu orthodoxe [XXXV]
Des préparatifs de mauvais augure [XXXVIII]
Une enquête bien expéditive [XL]
Un désaveu intempestif [XLII]
Un rapport fort judicieux [XLIV]
Un ouvrage bien controversé XLIX]

TABLE DES ÉVÉNEMENTS [LII]


Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 12

r
[viii]

LE RAPPORT DURHAM
INTRODUCTION [1]

I. Les principales fonctions de Durham [1]


II. La portée et la limite géographiques de l’enquête [1]
III. La gravité et l’urgence de la situation [2]
IV. Les principaux objectifs de Durham [3]
V. Les perspectives historiques envisagées [3]
- en fonction des possibilités démographiques, géographiques et
économiques de l’Amérique du Nord britannique [3]
- en fonction des intérêts de l’Empire [4]

Chapitre I.
LES MAUX DU BAS-CANADA [5]

I. Les causes essentielles des maux selon Durham [5]


• avant et au moment de son arrivée au Canada : conflit constitutionnel et
politique [5]
• au moment et à la suite de son enquête [6]
1. Conflit constitutionnel, politique et administratif [6]
2. Conflit national suscité par la haine et la coexistence de deux nations
distinctes vivant au sein d’un même État [6]
II. Le développement de la crise [7]
1. Opinion unanime des Canadiens anglais du Bas-Canada [7]
2. Division des Canadiens français et position de « l’establishment » [8]
III. Les paradoxes d’un conflit à la fois politique et social [8]
1. L’impact des moyens préconisés [8]
2. L’impact des fins ultimes poursuivies [9]

[ix]

3. Les principaux antagonistes en présence [10]


A. La population canadienne-française et ses principaux chefs [10]
B. Les différentes factions de la population anglaise [10]

IV. Principales différences entre les deux races et supériorité incontestée des
« British Canadians » [10]

1. Origine et mentalité [11]


A. Apathie congénitale de la société canadienne-française [11]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 13

a) Sous le Régime français [11]


b) Sous le Régime anglais [12]
• Signification de la Conquête [12]
• Situation en 1837 [13]
B. Importance et prodigieux développement de la société canadienne-
anglaise [14]
• dans le fonctionnariat, la justice et l’armée [14]
• dans le commerce et l’industrie [14]
• dans l’agriculture [15]
2. Capital et main-d’œuvre [16]
3. Fierté et intolérance [16]
4. Religion [17]
5. Education [17]
6. Langue et culture [17]
7. Journaux [18]
8. Affaires et occupations [18]
9 Loisirs et vie sociale [19]
10. Activité politique [20]
11. Affaires publiques et philanthropiques [20]
12. Système judiciaire [21]

V. L’affrontement des antagonismes [21]

1. Montée inévitable des tensions [21]


2. Déclenchement de la crise [22]
A. Avant 1822 : crise coloniale [22]
[x]
B. Après 1822 : crise coloniale, politique et nationale [22]
C. Après 1828 : crise nationale, sociale, économique, politique et
coloniale [23]
a) Objectifs des Britanniques [23]
b) Opposition des Canadiens français de l’Assemblée [23]
c) Réactions ultimes des Britanniques [24]
• Appréhension [24]
• Étrange alliance des factions [24]
• Choc et recours aux armes [25]

VI. Les principales conséquences de la rébellion de 1837 [25]

1. Conséquences nationales pour la collectivité canadienne-française [26]


2. Conséquences nationales pour la collectivité canadienne-anglaise [26]
3. Conséquences politiques, administratives et militaires [27]
4. Conséquences judiciaires [27]
5. Conséquences économiques et démographiques [27]
6. Conséquences psychologiques et idéologiques [28]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 14

A. pour la collectivité canadienne-française [28]


B. pour la collectivité canadienne-anglaise [29]

VII. Les lacunes de la politique coloniale anglaise [31]

1. Le malentendu géographico-national [31]


A. Normes d’interprétation de Durham [31]
B. Condamnation globale des méthodes de colonisation de la Grande-
Bretagne [32]
C. Historique de la question [32]
a. Les objectifs de 1763-1764, fonction de la seconde méthode [32]
b. Les tergiversations de 1764-1791, fonction de la première
méthode [32]
c. L’Acte de 1791, association hétéroclite des deux méthodes [33]
d. Cause principale et développement de la crise [35]
[xi]

2. La confusion politico-nationale [35]

A. Conflit entre l’exécutif et les représentants du peuple [35]


a. Complexité du problème [35]
b. Interdépendance des causes politiques et nationales [36]
c. Traits communs des conflits politiques dans les colonies anglaises
de l’Amérique du Nord [36]
d. Principales phases du conflit dans le Bas-Canada [37]
• Vers 1805 [37]
• La crise de 1809-1810 [38]
• La crise des subsides : 1818-1832 [38]
• Après 1832 : lutte en faveur de l’établissement de la
responsabilité ministérielle [38]
1. Le principe [39]
2. Le régime [39]
3. La condamnation de la politique et des mobiles anglais
[40]
e. Principales conséquences d’un régime représentatif, mais non
responsable [41]
• Opposition de l’Assemblée populaire [41]
• Désorganisation économique [41]
• Irresponsabilité politique [41]

B. Conflit entre le Conseil législatif et les représentants du peuple [42]


a. Composition de ce Conseil [42]
b. Utilité et lacunes du Conseil législatif [42]
c. Caractère inéluctable de la lutte [43]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 15

C. Principales conséquences de cette double crise [43]


a. L’usage de méthodes inconstitutionnelles par la Chambre
d’Assemblée [43
b. Le désordre dans l’exercice courant de la législation [43]
• Promulgation de lois provisoires [44
• Un seul vote pour une série de lois [44]
[xii]
• Multiplication de lois relatives à des travaux purement locaux
[44]
• Importance accrue du « patronage » [44]
• Lacunes de la législation scolaire [45]
• Absence de toute loi de sécurité sociale [46]
c. La perte d’influence de l’Eglise et l’anéantissement de la milice
[46]
d. L’absence d’institutions municipales [46]
e. La carence des institutions juridiques [46]
f. La déficience des moyens de communication [46]

3. Les lacunes des institutions coloniales [47]


A. Institutions administratives [47]
a. Manque de pouvoir du Gouverneur [47]
b. Éloignement et carence du « Colonial Office » [47]
c. L’irresponsabilité et l’inefficacité des fonctionnaires [48]
d. Les défaillances du Conseil exécutif [49]
e. L’absence de fonctionnaires locaux [49]

B. Institutions municipales [50]


C. Institutions juridiques [50]
D. Institutions policières [52]
E. Institutions éducationnelles [52]
F. Institutions philanthropiques et sociales [53]
G. Institutions religieuses [54]
a. La tolérance [54]
b. Chez les Canadiens français [54]
c. Chez les Canadiens anglais [55]
H. Institutions économiques et financières [55]
a. Les maux du système bancaire et monétaire [56]
b. Les principales lacunes du système fiscal [56]
• Les droits de douanes [56]
1. Les revenus perçus [56]
2. Leur mauvais usage dans le Bas-Canada [56]
[xiii]
3. Le conflit entre le Bas et le Haut-Canada [56]
• L’impôt sur le timbre [57]
• La taxation directe [57]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 16

Chapitre II.
LES MALAISES DU HAUT-CANADA [59]

I. Les caractéristiques essentielles de cette partie du Rapport [59]


1. Nature spécifique de l’enquête de Durham dans le Haut-Canada [59]
2. Objectif de Durham [59]
3. Difficultés particulières à saisir l’ensemble du problème [59]
A. à cause de sa complexité [59]
B. à cause du morcellement régional [60]

II. L’étude analytique des principaux malaises [60]

1. Les maux politiques [60]


A. Nature générale [60]
B. Oppositions du « family compact » et des réformistes [60]
C. Différences et ressemblances primordiales des luttes du Haut et du
Bas-Canada [62]
a. Sur le plan constitutionnel [62]
b. Par rapport au bien commun et au développement économique
[63]
c. Au point de vue impérial et national [64]
D. Déclenchement de la crise [64]
a. Infructueux essai de Sir F. Head de gouverner grâce à un cabinet
d’union [64]
b. Ingérence du Gouverneur dans les élections de 1836 [65]
c. Vaine tentative de gouverner sans l’appui d’aucun parti [66]
d. Conséquences de la politique de Sir F. Head [66]
[xiv]
• Influence accrue du « family compact » [66]
• Carence de l’exécutif et lacunes des institutions politiques [67]
• Exaspération et désespoir [67]
e. Loi inconstitutionnelle de 1837 prorogeant l’existence de
l’Assemblée [67]
f. Révolte de novembre et de décembre 1837 [68]
E. Nature et importance du mouvement insurrectionnel [68]
F. Principales conséquences de la politique gouvernementale et du
mouvement insurrectionnel [69]
a. Méfiance, peur et mécontentement [69]
b. Affaiblissement provisoire du parti réformiste [69]
c. Morcellement politique du Haut-Canada [70]

2. Les plaintes réitérées des émigrants britanniques [70]


A. d’être considérés comme de simples étrangers [70]
B. d’être assujettis à des lois oppressives [71]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 17

C. d’être soumis à un mauvais régime de concessions des terres [71]

3. Les difficultés religieuses [72]


A. causées par les réserves du clergé [72]
a. Historique de la question [72]
b. Arguments contre le maintien d’une Eglise anglicane établie [73]
c. Solution préconisée par Durham [74]
B. suscitées par l’intolérance envers les catholiques romains [74]

4. Les lacunes de l’économie et des services administratifs, juridiques,


culturels et sociaux [75]
5. L’aberration des lois commerciales anglaises [77]
6. L’insuffisance des moyens de communications [77]
A. à cause de l’absence de collaboration avec les États-Unis [77]
[xv]
B. à cause du refus de la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada de
compléter le réseau de canalisation du Saint-Laurent [78]
7. L’état déplorable des finances publiques [78]

III. Les principales solutions déjà envisagées [79]

1. Annexion de Montréal au Haut-Canada [79]


2. Union des diverses provinces [79]
3. Union du Haut-Canada aux États-Unis [80]
4. Une politique efficace et ferme, établie au Canada en fonction du Canada
[80]

IV. Conclusion [80]

Chapitre III.
LES DIFFICULTÉS PARTICULIÈRES
DES PROVINCES DE L'EST ET DE TERRE-NEUVE [81]

I. La portée restrictive de l’enquête et des conclusions de Durham à ce sujet [81]


II. Les provinces de l’Est [82]
1. Avantages et lacunes des institutions politiques [82]
A. Progrès du parlementarisme au Nouveau-Brunswick [82]
B. Conflits constitutionnels en Nouvelle-Écosse [82]
C. Stagnation de l’Ile du Prince-Edouard [83]
2. Loyalisme de ces colonies [83]
3. Déficiences économiques par rapport aux États américains limitrophes
[83]
III. La colonie de Terre-Neuve [84]

[xvi]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 18

Chapitre IV.
LES EFFETS D'UN MAUVAIS SYSTÈME
DE CONCESSIONS DES TERRES [86]

I. L’importance d’une bonne méthode de concessions des terres pour les jeunes
États peu peuplés [86]
II. L’évolution de la pensée de Durham à ce propos [87]
III. L’étude comparée des méthodes de concessions des terres aux États-Unis et
en Amérique du Nord britannique [88]
IV. Les principales conséquences de l’usage de ces deux méthodes opposées de
concessions des terres [90]

1. La non rentabilité des services des terres publiques en Amérique du


Nord britannique [90]
2. Un contraste saisissant : l’activité américaine et la torpeur de
l’Amérique du Nord britannique [90]
3. Le phénomène de réémigration au profit des États-Unis [91]
4. Le manque de terres au coeur de l’immensité encore inhabitée de
l’Amérique du Nord britannique [92]
5. Les grandes concessions et la spéculation [93]
6. Le « patronage » [95]
7. Les essais infructueux de réformes [96]
8. Les interminables querelles privées et publiques [96]
9. Les lenteurs administratives [97]
10. Les difficultés de colonisation de File du Prince-Edouard [97]

V. Conclusion [98]

[xvii]

Chapitre V.
LE GRAVE PROBLÈME DE L'ÉMIGRATION [99]

I. L’importance du mouvement d’immigration au Canada au cours des dix


dernières années [99]
II. Les témoignages sur l’état des émigrants au moment de leur arrivée au port
de Québec [100]
1. malades et contagieux, selon les docteurs Morrin et Skey [100]
2. pauvres, affamés et exploités par d’ignobles armateurs, selon le
percepteur de douanes, Jessopp [100]
III. Les tentatives infructueuses du passé pour corriger le système [101]
1. par le gouvernement impérial [101]
2. par le gouvernement colonial [101]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 19

IV. Les difficultés auxquelles se heurtent les immigrés déjà entrés au Canada
[102]
1. Défectuosités des services de réception [102]
2. Manque d’argent, d’ardeur, de préparation et d’aptitudes [103]
V. Conclusion : condamnation du système actuel d’émigration britannique [104]

CONCLUSION [105]

I. La synthèse des principales données [105]

1. Les redoutables maux du Bas-Canada [105]


2. Les graves malaises du Haut-Canada [106]
3. Les difficultés des autres colonies [107]
4. Les nouvelles assises de l’Empire britannique [107]
[xviii]
5. Les conséquences historiques et sociologiques du voisinage américain [108]
A. Incompatibilité des sociétés américaine et canadienne-française [108]
B. Sympathie mutuelle des sociétés américaine et canadienne-anglaise
[109]
C. Conséquences de la rébellion sur les relations canado-américaines [110]
D. Divergences des intérêts américains et « canado-anglais » [111]
6. L’acuité des problèmes démographiques et économiques [111]
A. dans le Bas-Canada [112]
B. dans le Haut-Canada [112]

II. Les principaux remèdes préconisés par Durham [113]

1. Aux malaises de toutes les colonies, y compris le Bas-Canada [113]


A. L’octroi du gouvernement responsable [113]
a. Conformément à l'existence d'un régime représentatif et à la nature
même des institutions britanniques éprouvées [114]
b. Sans rompre l'unité de l'Empire [115]
B. Un nouveau partage des pouvoirs fiscaux entre la Couronne et
l’Assemblée représentative [117]
C. La création constitutionnelle d’institutions municipales [117]
D. L’établissement d’une régie des terres et d’une politique de peuplement
[118]

2. Aux maux particuliers du Bas-Canada [118]

A. Le remède social : la lente assimilation des Canadiens français [118]


a. Arguments contre l'assimilation [119]
b. Arguments en faveur de l'assimilation [119]
• Permettre le futur développement démographique et
économique de l’Amérique du Nord britannique [119]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 20

• Affermir la supériorité des Canadiens anglais du Bas-Canada


[120]
[xix]
• Assurer le bien-être des Canadiens français eux-mêmes [121]
1. Au profit de l'élite [122]
2. Au profit de la classe populaire [122]
3. En tenant compte de leur infériorité matérielle, actuelle et
inéluctable [122]
4. En tenant compte de leur infériorité culturelle, actuelle et
inéluctable [123]
• Assurer à la population anglaise le contrôle politique du Bas-
Canada [124]
c. Moyens préconisés par Durham [125]
• Rejet de tout régime arbitraire et non démocratique pour les raisons
suivantes [125]
1. Désapprobation unanime des Américains [125]
2. Expérience constitutionnelle des Canadiens des deux nations
[125]
3. Défauts essentiels et caractère inévitablement temporaire
d'un tel régime [126]
4. Critiques éventuelles de l'opinion publique mondiale [126]
• Proposition en faveur d'une mise en minorité graduelle, comme
les Américains sont alors en train de le faire en Louisiane [126]
1. Par le respect de la loi de la majorité locale et l'octroi d'un
district, puis d'un État jouissant des mêmes pouvoirs et de la
même autonomie que les autres États de l'Union [127]
2. Par la reconnaissance officielle des lois françaises et
l'inéluctable voie d'une législation mixte à la fois française
et anglaise [127]
3. Par l'établissement d'une quasi-égalité juridique des deux
langues [128]
4. Avec l'aide de l'immigration et du développement des
grandes affaires commerciales [128]
[xx]
5. Par le jeu de la libre concurrence et le guêpier de l’émulation
[129]
6. Grâce à une presse bilingue entièrement dévouée aux partis
politiques nationaux [129]
7. Par la mise en minorité politique et la force d’attraction
naturelle de la grande scène fédérale [130]
8. Grâce à la loi de l’intérêt économique, social et politique
pressant les élites à abandonner leur langue et à renier leur
nationalité [130]
9. Par la mutation des conflits raciaux en querelles politiques
[130]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 21

• Conclusion [131]

B. Le remède politique : l’union législative ou fédérative du Bas-Canada


avec une ou plusieurs autres colonies de l’Amérique du Nord
britannique [131]

a. Définition des termes [131]


b. Possibilités éventuelles envisagées successivement par Durham
[131]
• Une union fédérale des colonies anglaises d’Amérique du Nord
[131]
1. Objections de principes d’ordre colonial et fiscal [132]
2. Avantages d’un tel régime, en tant que moyen de transition
vers une union législative [132]
3. Entraves d’ordre national et politique [132]
• Une union législative du Bas et du Haut-Canada permettant
d’atteindre les fins suivantes [133]
1. Mise en minorité des Canadiens français [133]
2. Lente assimilation des Canadiens français [133]
3. Dénouement des différends fiscaux entre le Bas et le Haut-
Canada [134]
4. Respect par le Haut-Canada de ses obligations financières, à
même les revenus du Bas-Canada [134]
5. Rentabilité des travaux de canalisation et accès à la mer
garanti pour le Haut-Canada [134]
[xxi]
6. Épargnes et meilleure efficacité politique et administrative
[134]
7. Plus grand respect du principe de la responsabilité
ministérielle [135]
• Une union législative de toutes les colonies anglaises de
l’Amérique du Nord [135]

I. Arguments en faveur [135]

1. Trancher la question raciale [135]


2. Former un peuple canadien, grand et puissant,
jouissant pleinement du gouvernement responsable
[135]
3. Resserrer les liens entre les coloniaux et la Grande-
Bretagne [136]
4. Résister à la prépondérance envahissante des États-
Unis [136]
5. Alimenter l’ambition des hommes actifs et compétents
[137]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 22

6. Tenir compte enfin des intérêts communs et des liens


naturels rapprochant les diverses colonies anglaises de
l’Amérique du Nord [138]
7. Assurer la défense de l’Amérique du Nord britannique
[138]
8. Établir une politique commune de concessions des
terres et une seule entité économique [138]
9. Faire des économies et atteindre une meilleure
efficacité administrative [139]
10. Etablir des institutions judiciaires communes et une
cour mutuelle d’appel [139]
11. Assurer le développement futur de l’Amérique du
Nord britannique en fonction des techniques modernes
[139]
12. Faciliter de grands « travaux communs » : routes,
chemins de fer, etc. [140]
[xxii]
13. Faire d’Halifax le grand port de commerce de
l’Amérique du Nord britannique et assurer le contrôle
des voies maritimes et terrestres qui y conduisent [141]
14. Permettre à l’Ile du Prince-Edouard et à Terre-Neuve
de résoudre leurs difficultés intérieures et extérieures
[141]

II. Les objections [142]

1. Traditions autonomistes des provinces maritimes [142]


2. Absence actuelle d’institutions municipales [142]
3. Difficultés pratiques de mise en application et nécessité
de régler rapidement les problèmes du Bas-Canada [142]

c. Le choix final de Durham : une union législative immédiate du Haut


et du Bas-Canada [143]
1. Par l’abolition, par le parlement impérial, de l’Acte de 1791,
divisant le Canada en deux parties [143]
2. Par une loi prévoyant l’entrée éventuelle d’une ou de plusieurs
colonies au sein de cette union législative [143]
3. Suivie de l’établissement d’une nouvelle carte électorale basée
sur le principe de la représentation proportionnelle [144]
4. Dans laquelle le Gouverneur aurait le pouvoir de priver les
circonscriptions électorales « rebelles » des droits électoraux
[144]
5. Au sein de laquelle existeraient des gouvernements municipaux
essentiellement autonomes [144]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 23

6. Au-dessus de laquelle devrait exister un « exécutif général » et


une cour suprême d’appel, communs à toutes les colonies
anglaises de l’Amérique du Nord [145]
[xxiii]
7. Chargée elle-même de veiller à la modification des institutions
et des lois des deux anciennes colonies [145]
8. Accompagnée d’une modification de la constitution du Conseil
législatif [145]
9. À laquelle échapperait, toutefois, l’administration de la régie des
terres publiques [146]
10. Au sein de laquelle la législature contrôlerait les revenus de la
Couronne, sauf « une liste civile suffisante » [146]
11. Au sein de laquelle serait appliqué le régime de la responsabilité
ministérielle [146]
12. Au sein de laquelle l’indépendance des juges serait assurée [147]
13. Au sein de laquelle la Couronne aurait seule le pouvoir de
proposer des votes relatifs aux crédits [147]

C. Le remède démographique : l’immigration anglaise [147]

III. Les remarques finales de Durham sur les exigences, la portée et les
conséquences de ses recommandations [148]

1. Des efforts qu’exigeront de la Grande-Bretagne les mesures recommandées


[148]
2. Optimisme de Durham, face à l’ampleur des maux et à la nature des remèdes
proposés [149]
3. Interdépendance des solutions proposées [149]
4. Responsabilité de la Grande-Bretagne envers ses colonies [149]
5. Intérêt de la Grande-Bretagne à conserver et à développer ses colonies [149]
6. Urgence d’un remède prompt et efficace [150]
7. Hommage de Durham [150]

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE [152]


INDEX DES NOMS PROPRES [153]

[xxiv]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 24

[XXV]

Le Rapport Durham

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Œuvre d’un libéral britannique peu orthodoxe, fruit d’une enquête


bien expéditive, le Rapport Durham constitue néanmoins un véritable
rond-point sur la grande route de l’histoire britannique, canadienne et
québécoise. Elaboré à la suite de la double insurrection ayant éclaté
dans les provinces du Haut et du Bas-Canada à cause d’impératifs
ethniques, culturels, géographiques, économiques et politiques, ce
Rapport annonçait aussi bien l’Union de 1840, la conquête du
gouvernement responsable (1846-1848), la révolte des tories (1849), la
Confédération de 1867 et le mouvement « Canada First », que le Statut
de Westminster, les conflits fédéraux-provinciaux du dernier siècle, les
pénibles constatations du Rapport B.B. (sur le bilinguisme et le
biculturalisme) et la naissance du M.I.S. (Mouvement pour
l’Intégration Scolaire) et du Parti Québécois.

Une évolution ethnique, constitutionnelle


et économique très paradoxale

Une Proclamation royale peu réaliste

Au lendemain du traité de Paris, maîtres d’un immense territoire


partiellement occupé par une population de culture et de langue
françaises — jeune monstre hybride d’une colonisation d’exploitation
de la fourrure et d’un essai infructueux de colonisation de peuplement
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 25

— et peu au courant de la situation démographique, juridique et sociale


de l'ancienne colonie française, les dirigeants anglais promulguent la
Proclamation royale de 1763 et une série de documents connexes
destinés à mettre fin au régime militaire, à favoriser l’établissement au
pays d’émigrants anglo-saxons et à intégrer au sein de l’Empire les
populations et les territoires conquis. Trois instruments doivent leur
permettre d’atteindre ces buts : l’abrogation des lois civiles et
criminelles françaises [XXVI] au profit des lois anglaises,
l’établissement de l’Eglise anglicane en tant que seule Eglise établie, et
l’imposition du Serment du Test à tous ceux qui désirent occuper une
charge quelconque dans les domaines politiques, juridiques et
administratifs. Mais cette politique ne sera pas accompagnée de la
grande vague escomptée d’émigration complémentaire. En plus des
70,000 sujets de langue française déjà établis et des forces géographico-
économiques qui ont tellement nui au développement démographique
sous le Régime français, l’absence au Canada d’une Chambre
d’Assemblée représentative encouragera nécessairement les
Britanniques à émigrer de préférence vers les colonies anglo-
américaines.

Le compromis de Murray et de Carleton

Entre 1763 et 1774, Murray et Carleton se gardent bien d’appliquer


à la lettre la Proclamation royale. Selon eux, elle renverserait les
fondements juridiques, économiques et sociaux de la collectivité
canadienne-française et assujettirait l’immense majorité de la
population québécoise à une poignée de Britanniques désireux
d’exploiter sans vergogne « leur » dernière conquête. Ils estiment, en
outre, que l’Angleterre doit compter sur l’appui et la confiance des
Canadiens français en face des premiers soubresauts d’émancipation
des colonies anglo-américaines. Sous leur gouvernement, l’Angleterre
autorise un usage restreint du droit civil français et permet à l’abbé
Briand d’aller en France recevoir la consécration épiscopale, à la
condition expresse qu’il se contente du titre de Surintendant de l’Eglise
canadienne.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 26

La Révolution américaine et l'Acte de Québec

À cause de la révolte ouverte de ses colonies du sud et par suite de


l’échec de sa politique d’assimilation, l’Angleterre doit abroger la
Proclamation royale et réviser, une première fois, sa politique coloniale,
selon les principes de Carleton. Ce dernier croit que ce territoire
britannique est condamné à n’être habité que par une majorité
d’habitants de culture et de langue françaises, et que l’Angleterre doit
compter sur ses enfants adoptifs afin de résister à la crise d’adolescence
de ses propres fils anglo-américains. Cette théorie de la colonie-
garnison incite la métropole à promulguer l’Acte de Québec. Destinée
à gagner à la cause britannique l’« establishment » canadien-français,
cette Constitution implique une certaine reconnaissance du droit des
Canadiens français de vivre, en tant que collectivité distincte, au coeur
de l’Amérique du Nord britannique. [XXVII] Si l’Angleterre s’assure
ainsi la gratitude d’une partie de ses nouveaux sujets et un pied à terre
en Amérique, elle reconnaît et encourage malgré elle la survie et le
développement de la nationalité et du nationalisme canadien-français.
Par la suite, toujours plus attachés à leurs traditions, les Canadiens se
considéreront comme des membres loyaux et de plein droit de l’Empire
britannique.

Le grand schisme anglo-saxon

La guerre de l’indépendance et le traité de Paris consacrent


l’existence du premier mouvement séparatiste anglo-américain.
L’Amérique anglaise se scinde en deux : la partie sud acquiert la pleine
souveraineté et prend le nom d’États-Unis d’Amérique ; la partie nord
reste sous la tutelle de la Grande-Bretagne et se compose de plusieurs
colonies dont la plus grande est toujours habitée par une majorité de
sujets d’origine française, protégée par l’Acte de Québec.
Ce premier grand schisme du monde anglais annonce déjà, à coup
sûr, la naissance d’un Canada biethnique et biculturel. D’une part, la
venue immédiate des loyalistes et l’éventuelle immigration des
Britanniques désireux de quitter l’Angleterre tout en continuant de
demeurer au sein de l’Empire assurent au Canada anglais un
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 27

développement que Carleton n’avait pas su prévoir ; d’autre part, ce


schisme encouragera la survivance des Canadiens français qui ont eu la
chance de demeurer dans la plus pauvre, la moins peuplée et la moins
évoluée des deux Amériques anglo-saxonnes. Mais une évolution aussi
rapide suffit à remettre en question la philosophie et les assises même
de l’Acte de Québec. Elle oblige l’Angleterre à modifier une seconde
fois sa politique coloniale dans l’espoir de réconcilier l’esprit de cette
loi constitutionnelle qu’elle ne peut ni ne veut renier, avec son désir de
conserver une entière autorité sur les colonies qui lui restent, et son
intention de répondre aussi bien aux pétitions des marchands anglais du
Bas-Canada qui demandent une Chambre d’Assemblée qu’aux voeux
des loyalistes de l’Ouest qui refusent d’être soumis aux lois civiles
françaises et d’être assujettis à une majorité de papistes conquis.

- L'Acte constitutionnel de 1791

Fruit d’un compromis essentiellement aristocratique et anti-


canadien-français, l’Acte de 1791 contenait en lui-même les principaux
germes des querelles qu’allaient connaître le Haut et le Bas-Canada
durant près d’un demi-siècle. Les dirigeants métropolitains croient
atteindre ainsi, d’un même coup, [XXVIII] trois objectifs : séparer le
Canada en deux provinces distinctes afin de mieux le tenir en tutelle,
tout en permettant aux deux collectivités nationales d’y vivre
temporairement selon leur génie propre ; gagner la confiance de ceux
qui réclament une Chambre d’Assemblée, tout en s’assurant du contrôle
effectif des colonies ; et permettre, à longue échéance, la pénétration de
l’émigration anglaise au coeur même du Bas-Canada et l’assimilation
lente de la population étrangère de langue et de culture françaises. De
par leur nature et leurs contradictions, ces trois objectifs susciteront des
crises économiques, constitutionnelles, politiques, sociales et
nationales qui aboutiront à la double rébellion de 1837.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 28

A. Une dangereuse séparation géographique

La nouvelle Constitution coloniale sépare dangereusement en deux


colonies distinctes ce qui reste du territoire de la province de Québec
par suite du traité de 1783 : le Haut-Canada correspondant à la partie
ouest et le Bas-Canada, à la partie est. Ainsi, le Haut-Canada, peuplé
surtout de loyalistes venus des États-Unis, et le Bas-Canada dont
l’élément français constitue plus des quatorze quinzièmes de la
population auront chacun, désormais, non seulement leurs institutions
juridiques et administratives, leurs Conseils exécutif et législatif et leur
Chambre d’Assemblée, mais encore leurs propres législations
économiques et leurs propres systèmes d’imposition. Véritable
paradoxe, ce fractionnement permet aux Canadiens français de
s’assurer un certain contrôle de leur province et de paralyser
dangereusement le développement commercial du Bas et du Haut-
Canada, laissant entrevoir de multiples querelles provinciales,
interprovinciales, et internationales.
Bien malgré eux, les marchands du Haut-Canada comprirent la
précarité du développement commercial de leur province, tandis qu’au
Québec, minoritaires à la Chambre d’Assemblée, les marchands anglais
se trouvèrent incapables de faire accepter les mesures indispensables au
développement économique et commercial du Bas-Canada. En somme,
de par sa nature même, l’Acte de 1791 annonçait la « querelle des
prisons » qui allait éclater en 1805 entre les députés de la majorité
canadienne-française, opposés à une taxe sur les terres, et les
représentants de la minorité canadienne-anglaise refusant toute taxe sur
le commerce.
Les conflits suscités par le partage des droits de douanes entre les
deux Canadas et les problèmes inhérents à la construction des canaux
entre Montréal [XXIX]et les Grands Lacs démontrent aussi les
mauvais calculs qui ont amené la division territoriale de 1791. En moins
de quelques années, ces deux sources de litiges allaient entraver le
développement du Haut-Canada, et laisser les deux Canadas incultes et
pauvres, incapables de concurrencer le prodigieux voisin du sud. Le
Haut-Canada est situé à la tête des Grands Lacs. Pour effectuer leurs
importations et leurs exportations, les marchands haut-canadiens sont
donc obligés d’emprunter le Saint-Laurent, corridor qui traverse le Bas-
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 29

Canada. Ils se trouvent à la merci de la majorité canadienne-française


du Bas-Canada qui refuse de compléter les travaux de canalisation entre
Montréal et la frontière du Haut-Canada, et qui leur impose ses propres
tarifs douaniers. Jamais résolu, le problème des canaux se posera avec
une acuité toute particulière au moment et au lendemain de la rébellion
de 1837. Quant aux arrangements douaniers de 1794, 1797, 1817 et
1819, ils ne pourront satisfaire le Haut-Canada. Ce problème non réglé
sera responsable, en grande partie, du projet d’union de 1822. Le
« Canada Trade Act » voté à Londres, cette année-là, ne permettra pas
davantage aux deux provinces de s’équiper adéquatement pour drainer
vers le Saint-Laurent les produits de l’interland, au moment même où
les Américains s’élancent dans la construction d’importants canaux
fluviaux destinés à attirer vers New-York les produits de l’Ouest. Ainsi,
à la suite de l’Acte de 1791, une grave crise politique et économique
perce à l’horizon dans les deux Canadas. Seule l’union peut alors
neutraliser l’action nuisible des Canadiens français. Bien que proposée
à plusieurs reprises, cette politique de correction ne sera mise en
application qu’après les troubles de 1837.

B. Un incroyable partage du pouvoir

À cause de la malencontreuse expérience qu’il venait de connaître


avec ses colonies anglo-américaines, expérience qui s’était soldée par
la Révolution et l’indépendance des États-Unis, le gouvernement
britannique ne voulut pas courir le risque d’une seconde révolution en
accordant à chacun des deux Canadas un régime démocratique. A plus
forte raison, refusa-t-il d’accorder le « self goverment ». Il préféra
mettre sur pied un système aristocratique dans lequel l’élément
populaire se trouva à la merci d’un Gouverneur et de deux Conseils
autocratiques.
Si les Chambres d’Assemblée des deux Canadas étaient élues par le
peuple, le Gouverneur et les conseillers législatifs et exécutifs étaient
nommés par la Couronne et n’avaient aucun compte à rendre à la
population. Le Gouverneur [XXX] n’était redevable qu’au
gouvernement impérial qu’il représentait dans la colonie. Une
ordonnance royale précisait, en 1792, qu’il serait assisté, dans ses
fonctions, d’un Conseil exécutif. Ainsi, l’Assemblée n’était pas le
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 30

gouvernement et ne constituait qu’une partie du parlement. L’initiative


d’une loi pouvait venir aussi bien de Londres, du Gouverneur, du
Conseil législatif que de l’Assemblée législative. Si un projet de loi était
accepté par une majorité de députés, il devait ensuite être présenté au
Conseil législatif qui pouvait l’accepter, le modifier, ou le rejeter. Dans
ce dernier cas, l’on faisait bon marché de la volonté des représentants
du peuple. Par ailleurs, même si le Conseil législatif acceptait le projet
de loi, celui-ci devait être soumis au Gouverneur pour obtenir sa
sanction. Mais considérant que ce processus n’était pas suffisamment
filtrant, le gouvernement métropolitain se réservait en outre un droit de
veto lui permettant de désavouer tous les efforts des hommes qui
avaient concouru à l’entreprise législative coloniale. Le Gouverneur et
les conseillers exécutifs et législatifs composaient donc une aristocratie
chargée de défendre le « british System », c’est-à-dire : les politiques
impériales et les intérêts canadiens-anglais, face à une Assemblée
populaire dont la seule existence pouvait faire croire à un gouvernement
démocratique.
Un tel système devait inévitablement engendrer, tôt ou tard, une
dispute entre les divers pouvoirs. Désireux de s’assurer le plein contrôle
du gouvernement, les Canadiens français revendiquèrent un Conseil
législatif électif et un Conseil exécutif responsable. Pour leur part,
mieux initiés au régime démocratique et au parlementarisme
britannique, les réformistes du Haut-Canada insistèrent bien plus sur la
responsabilité ministérielle, tandis qu’une minorité, les extrémistes de
Mackenzie, exigèrent aussi l’élection des conseillers législatifs.
Ainsi, le même conflit colonial, constitutionnel et politique devait
éclater en 1837 dans les deux Canadas. Maîtres de la Chambre
d’Assemblée, les Canadiens français du Bas-Canada allaient s’appuyer,
en outre, sur une majorité de race pour réclamer leurs pleins droits de
sujets britanniques, et un statut particulier, en tant que sujets d’origine,
de langue et de culture françaises.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 31

C. Une tentative inefficace d’assimilation

Pourtant, les dirigeants métropolitains s’étaient naïvement imaginés


que l’esprit séparatiste de l’Acte de 1791 entraînerait lentement, sans
que cela ne brusquât personne, l’assimilation des Canadiens français.
Au cours des débats, [XXXI] aux Communes, le 8 avril 1791, appuyant
une mesure à l’effet de renvoyer le projet devant le comité
parlementaire, Fox, chef de l’opposition, attaqua particulièrement la
division prévue de la province de Québec :

« Ce qui frappe le plus dans cette mesure, disait-il, c’est la division de


la province du Canada. On a prétendu que, par ce moyen, on pourrait séparer
les habitants anglais et français, on pourrait faire la distinction de ceux qui
étaient d’origine française et de ceux qui étaient d’origine anglaise. Mais
cela est-il réalisable ? Ne devrait-on pas plutôt l’éviter ? Cela est-il
conforme à la convenance politique ? Ce qui serait plus à souhaiter ce serait
que les habitants anglais et français du Canada s’unissent et se combinent
comme en un seul corps et que les distinctions nationales puissent
disparaître pour toujours. »

À cet argument, le premier ministre, Pitt, répondit :

« Quant à la division de la province, elle est dans une grande mesure la


partie fondamentale du Bill. Comme l’a dit le très honorable monsieur, il
serait extrêmement désirable que les habitants du Canada fussent unis et
induits universellement à préférer les lois et la constitution anglaises. La
division de la province est probablement le meilleur moyen d’atteindre cet
objet. Les sujets français se convaincront ainsi que le gouvernement
britannique n’a aucune intention de leur imposer les lois anglaises. Et alors,
ils considéreront d’un esprit plus libre l’opération et les effets de ces lois,
les comparant avec l’opération et les effets des leurs. Ainsi, avec le temps,
ils adopteront peut-être les nôtres par conviction. Ceci arrivera beaucoup
plus probablement que si le gouvernement entreprenait soudain de
soumettre tous les habitants du Canada à la constitution et aux lois de ce
pays. Ce sera l’expérience qui devra leur enseigner que les lois anglaises
sont les meilleures. Mais ce qu’il faut admettre, c’est qu’ils doivent être
gouvernés à leur satisfaction. »
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 32

Fruit de cette philosophie pseudo-libérale, l’Acte de 1791 ne remet


pas en question les quelques droits acquis par les Canadiens en vertu de
l’Acte de Québec. Ainsi, le droit civil français et le droit criminel
anglais restent en vigueur, et, si l’on ne reconnaît pas encore la pleine
liberté religieuse aux catholiques romains, on laisse au clergé le droit
de percevoir la dîme légalement et [XXXII] à l’évêque son titre de
Surintendant de l’Eglise canadienne. À l’exception de l’article XXIX
qui permet aux députés et aux conseillers du Bas-Canada de prêter le
serment d’allégeance en anglais ou en français, rien n’est prévu
concernant la langue officielle de cette province. Dans les articles
XXXV, XXXVI et XXXVII, des mesures sont prévues pour assurer le
développement de l’Eglise protestante à même les fonds amassés par
l’Eglise catholique, et le Gouverneur est autorisé à nommer des
personnes qui percevront les dîmes des protestants. Par l’article XLIII,
l’on décide de la tenure des terres « à l’anglaise » pour le Haut-Canada,
tandis que l’on précise : « Dans tous les cas où les terres seront
dorénavant concédées dans ladite province de Bas-Canada et où le
concessionnaire en désirera la concession en franc et commun socage,
elles seront concédées suivant cette mesure. » La volonté de faire du
Bas-Canada, à longue échéance, à l’instar du Haut-Canada, une
province de plus en plus anglo-saxonne paraît évidente.
En somme, la Constitution de 1791 encourageait les émigrants
britanniques à s’établir au sein de cette province que les Canadiens
français, à cause de leur majorité démographique, devaient
partiellement contrôler. Une telle politique allait inévitablement
opposer les chefs des Canadiens, maîtres de la Chambre d’Assemblée,
à l’élite anglaise du Bas-Canada, seule apte à assurer le développement
commercial et industriel de la colonie.
Tour à tour, entre 1791 et 1837, Milnes, Craig, Dalhousie, Sewell,
Ryland et Adam Thom demandèrent à Londres une nouvelle révision
de la Constitution canadienne. Aux prises avec de multiples difficultés
de politiques interne et externe, peu convaincus de la gravité de la
situation, les dirigeants anglais multiplièrent les politiques d’expédients
sans aborder de front l’ensemble du problème canadien. La double
rébellion de 1837 allait tout remettre en question.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 33

De drôles de rébellions

Retour à la table des matières

Bien que la tentative d’insurrection des réformistes du Haut-Canada


était l’aboutissement logique d’une grave crise constitutionnelle,
politique et sociale [XXXIII] dont les forces avaient été trop longtemps
contenues, et bien que la triple révolte du Bas-Canada était la
conséquence inévitable d’une crise constitutionnelle, politique, sociale
et raciale insoluble, sans une transformation majeure de la Constitution,
du climat économique et des mentalités, leur trop grande célérité, le
manque d’organisation des rebelles et l’absence d’une aide extérieure
bien orchestrée donnèrent aux rébellions des deux provinces, au cours
de l’automne 1837, une allure de feu de paille. Francis Bond Head
doutait tellement du génie de Mackenzie à semer la révolte et croyait si
peu à l’éclatement des troubles dans le Bas-Canada qu’en réponse à
Colborne qui lui demandait du secours pour écraser une éventuelle
rébellion dans la province voisine, il ordonna tout simplement aux
troupes régulières cantonnées à Toronto de se rendre à Kingston,
laissant aussi bien Montréal que sa propre capitale sans défense
suffisante.
Sa mission terminée, de retour à Londres, Gosford déposa son
rapport dans lequel il rejeta presque toutes les réformes exigées par les
radicaux des deux Chambres d’Assemblée, telles la responsabilité de
l’exécutif, l’élection des conseillers législatifs et le contrôle de la liste
civile par les députés. Quelques jours plus tard, Russell présenta au
parlement anglais ses Dix Résolutions qui allaient déclencher la crise
autant dans le Bas que dans le Haut-Canada.
Désireux d’empêcher le gouvernement de se procurer des ressources
sans le consentement des représentants du peuple, les chefs de la
Chambre d’Assemblée du Bas-Canada décidèrent de tarir la principale
source du revenu, en prêchant l’achat des seuls produits fabriqués au
pays et en encourageant la contrebande. Symbole vivant du
nationalisme canadien-français de cette époque, Papineau se trouva
bientôt dépassé par les événements qui se précipitèrent. Au cours des
assemblées populaires tenues à Saint-Ours et à Saint-Laurent, il fit
signer des déclarations qui s’apparentaient curieusement à la
Déclaration des Droits qui avait été le prélude à la Révolution
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 34

américaine, il cita en exemple les Américains qui avaient secoué le joug


anglais et il répéta les paroles incendiaires que Brougham avait
prononcées lors des débats sur les Résolutions Russel : « Oui ! Si vous
prétendez consommer votre œuvre d’iniquité, c’est pour les Canadiens
une obligation morale de vous résister. Oui ! Si le même sang coulait
dans leurs veines que celui qui a produit les Washington, les Franklin,
les Jefferson, ils vous chasseraient de leur pays comme vous avez été
justement chassés des anciennes colonies. » Il ajouta pourtant qu’il était
opposé à une [XXXIV] rébellion par les armes, et qu’il préconisait une
simple résistance économique et constitutionnelle. C’était trop de
confusion, trop d’indécision, c’était en outre passer sous silence le fait
que la résistance constitutionnelle était une tactique presque aussi
vieille que la Constitution elle-même. À Saint-Charles, Wolfred Nelson
le lui fit comprendre lorsqu’il l’interrompit, au milieu d’un discours,
pour déclarer que le temps était venu de passer à l’action.
Tandis que le Doric Club et les Fils de la liberté en venaient aux
prises, des modérés, tels Etienne Parent et les membres du haut clergé,
multiplièrent les appels à la soumission. Dans les régions des Deux
Montagnes et du Richelieu, les patriotes se moquèrent des mandements
des évêques et manifestèrent ouvertement leur anticléricalisme. Le 23
novembre, le feu s’ouvrait à Saint-Denis ; Papineau et O’Callaghan
s’enfuirent, laissant derrière eux les patriotes qu’ils avaient enflammés.
Armés de fourches, de haches et de quelques fusils, ces derniers
pouvaient bien profiter de l’effet de surprise pour gagner une première
bataille, mais ils ne pouvaient pas tenir longtemps en respect les
miliciens et les soldats du gouvernement. Après l’éphémère victoire de
Saint-Denis, à l’exemple de Papineau et d’O’Callaghan, les principaux
leaders prirent la fuite vers les États-Unis. A Saint-Eustache, le 13
décembre, Colborne écrasait les derniers rebelles réfugiés dans une
église.
Dans le Haut-Canada, au début de l’automne, Mackenzie et ses
lieutenants avaient commencé à organiser l’entraînement militaire
secret de petits groupes d’hommes piteusement armés de vieux
mousquets, de pistolets, de couteaux et de piques. Lorsqu’il apprit que
le Gouverneur avait retiré presque tous les soldats qui gardaient la
capitale, Mackenzie prépara un vaste plan destiné à le rendre maître de
la ville et du gouvernement. Mais les tergiversations furent telles que le
mouvement se trouva arrêté avant d’avoir pu s’organiser sérieusement.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 35

Lorsque la fusillade commença, les insurgés sortirent de la taverne


Montgomery où ils s’étaient réunis. Plusieurs parmi eux en possession
d’un fusil, n’eurent même pas le temps de s’en servir. Ils prirent leurs
jambes à leur cou et s’enfuirent à Niagara où ils comptaient bien obtenir
un appui américain. Leur espoir fut vain. A peine amorcée, la rébellion
s’estompait.
Sauvés par cette double « insurrection mort-née », le « family
compact » du Haut-Canada et la minorité canadienne-anglaise du Bas-
Canada se rapprochèrent des délégués de la métropole et en appelèrent
à Londres afin d’écraser une fois pour toutes leurs irréductibles
adversaires réformistes et nationalistes. [XXXV] Les autorités
coloniales décrétèrent la loi martiale et le parlement impérial suspendit
la Constitution du Bas-Canada jusqu’au 1er novembre 1840. Mais
quelle serait désormais la politique de l’Angleterre ? Réformes ou
nouvelles enquêtes ? Melbourne hésita, puis choisit la deuxième voie,
faisant appel à un homme qui avait fait ses preuves, à un libéral notoire
et à un diplomate averti : Lord Durham.

UN LIBÉRAL PEU ORTHODOXE

Retour à la table des matières

Le triple soulèvement des patriotes du Bas-Canada et la rébellion


des radicaux, à Toronto, obligèrent les Britanniques à reposer la
question déjà bien connue des contemporains de 1837 : « What does
British North America want ? » Sa personnalité marquante, son rang
social élevé, sa double expérience parlementaire et diplomatique, et un
concours de circonstances complexes faisaient de lord Durham
l’homme tout désigné pour répondre à une interrogation aussi tragique.
Son milieu familial, la situation politique, économique et sociale de
l’Angleterre et l’expansion des forces libérales et nationales à travers
l’Europe et le monde sont autant de facteurs importants qui
contribuèrent à la formation de sa personnalité et qui l’amenèrent à
remplir des fonctions d’une extrême importance.
Le 12 avril 1792, lorsque naquit John George Lambton, futur lord
Durham, Louis XVI et la nouvelle Assemblée nationale de France
s’apprêtaient à déclarer une guerre qui allait permettre de propager à
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 36

travers l’Europe le nouvel évangile libéral. Son père, un radical qui


avait fondé la société des « Friends of the People », n’eut guère le temps
d’exercer sur lui une influence idéologique, car il mourut, emporté par
la tuberculose, alors que son fils n’avait que cinq ans. Ce fut son père
adoptif, le docteur Thomas Beddoes, plus radical encore, qui marqua
profondément son caractère d’enfant et d’adolescent. Lorsqu’il atteignit
sa majorité, John George était déjà marié à une demoiselle Henrietta
Chomondeley qu’il avait enlevée, le premier de l’an 1812. Quelques
mois plus tard, il héritait de terres immenses, d’un château, à Newcastle,
et d’une exploitation de houille si importante qu’on le surnomma « le
roi du charbon ».
En 1813, il était élu député pour représenter le comté de Durham.
Millionnaire, il commençait sa carrière politique en se portant à la
défense des classes déshéritées et des peuples subjugués. Un événement
tragique vint le [XXXVI] surprendre qui nous permet de reconnaître
chez lui une très grande sensibilité en même temps qu’une rapidité de
décision fort surprenante. En effet, en 1815, alors qu’il se trouvait à la
Chambre des Communes, il apprit la mort de sa femme, emportée par
la tuberculose. Découragé, il accepta, néanmoins, sur le conseil amical
de Brougham de faire un voyage sur le continent et de reprendre plus
tard sa place au parlement. De retour en Angleterre, il aida un dénommé
Humphry Davy, ancien collaborateur de son père adoptif, à poursuivre
des recherches pour enrayer les catastrophes qu’entraînaient trop
souvent les coups de grisou dans les mines de charbon, contribuant ainsi
à l’invention de la lampe de sécurité Davy qui se propagea dans toutes
les mines du monde. Il rencontra ensuite Lady Louisa, fille de lord
Grey, qu’il épousa avant la fin de l’année.
Revenu en Chambre, il commença à parler d’un projet de réforme
électorale pour lequel, pendant plus de seize ans, il lui fallut patienter,
lutter et perdre quelques amis intimes. Elevé à la pairie et créé baron de
Durham, en 1828, il pouvait tenter de faire triompher ses idées de
réformes tant aux Communes qu’à la Chambre des lords. Après l’échec
du ministère de Wellington, Guillaume IV fit appel à lord Grey pour
former un cabinet whig. Ce fut le seul ministère dont fit partie lord
Durham, à titre de lord du Sceau privé. Son beau-père lui accordait ce
poste d’une importance secondaire, mais il lui réservait la tâche de
préparer, en compagnie de deux amis de son âge, Russell et Graham, et
du frère de Lady Grey, le vieux Duncannon, le texte du bill de réforme.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 37

Au cours des débats orageux sur ce projet capital, Durham rencontra


l’opposition farouche des tories, de la majorité des lords et d’une grande
partie des membres de sa propre formation politique. Entre deux débats,
il se retira momentanément de la Chambre et, sur le conseil de
Brougham, il répondit à l’invitation de Léopold, roi des Belges, et se
rendit à Bruxelles. Ce voyage s’avéra fructueux. Grâce aux conseils de
Durham, Léopold réussit à conserver son trône malgré les menaces que
constituaient l’invasion de son territoire par le roi de Hollande et la
présence des troupes françaises accourues à son secours. À la suite de
cette expérience diplomatique, il rentra à Londres où il parvint à tout
mettre en œuvre pour faire triompher son projet de réforme électorale.
Néanmoins, la colère qu’il fit, chez lord Althorp qui avait invité les
ministres à dîner, ne fut jamais oubliée ni par ses compagnons ni par
son beau-père qu’il avait violemment insulté. C’était là, en effet, un des
traits les plus [XXXVII] évidents de son caractère. Autant il était
sensible, autant il pouvait se laisser emporter dans des colères les plus
violentes. A la suite de cet incident, bien que son nom resta attaché à la
réforme électorale de 1832, malgré ses succès diplomatiques, aussi
admiré fut-il des masses populaires, jamais il ne fut appelé à faire partie
d’un autre cabinet.
Au cours de l’année 1832, lord Palmerston, secrétaire au Foreign
Office, lui confia une mission délicate en Russie. Il devait y remplacer
temporairement l’ambassadeur britannique. Entre le milieu du mois de
juillet et le milieu du mois de septembre, Durham parvint à liquider les
questions belge, polonaise et rhénane qui envenimaient alors les
relations internationales. Mais de retour en Angleterre, il différa
tellement d’opinion avec ses collègues, sur la question irlandaise, qu’il
finit par donner sa démission, le 12 mars 1833, lorsque la Chambre vota
le bill de coercition.
à partir de ce moment-là, plusieurs commencèrent à le considérer
comme le futur premier ministre. Le bruit circula qu’il s’apprêtait à
fonder un nouveau parti politique composé de libéraux et de radicaux.
L’année suivante, l’amitié de Durham et de Brougham fut rompue à la
suite du bruit que firent circuler les tories à l’effet que ce dernier avait
manœuvré pour amener la démission de lord Grey à la tête du
gouvernement. Lors des élections de 1833, les whigs obtinrent une
faible majorité. Même si Durham et Brougham étaient les seuls
hommes qui avaient assez la confiance du peuple pour former un
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 38

gouvernement, le roi préféra se tourner du côté de Melbourne qui évita


d’appeler l’un et l’autre dans son cabinet. Plus radical et plus gênant
que jamais, revendiquant maintenant le droit de vote pour tous les
propriétaires et tous les locataires sans exception, le vote secret et un
mandat parlementaire de cinq ans, Durham fut éloigné par Melbourne
qui lui confia une seconde mission en Russie. Au cours de ce voyage
qui lui permit de régler définitivement la crise russo-turque, il fut
accompagné, jusqu’à Constantinople, par Edward Ellice, oncle de sa
femme, dont le père avait fait fortune au Canada. Ellice qui possédait
la seigneurie de Beauharnois, achetée de Lotbinière, pratiquait toujours
un commerce florissant au Canada. Avec de bonnes entrées à Londres,
il protégeait les intérêts des marchands de Montréal. En 1822, il avait
présenté le bill d’union devant le parlement impérial. Auprès de
Durham dont la mission et le Rapport allaient bientôt chambarder
l’histoire canadienne, Edward Ellice dut jouer un rôle d’informateur
précieux, mais certainement partial.
[XXXVIII]
Au mois de juin 1837, sa mission achevée, Durham retrouva son
pays plus embourbé que jamais. La division au sein du parti whig était
invraisemblable. Ainsi, lors de la présentation des Dix Résolutions
Russell, les radicaux avaient voté contre leur propre parti et leurs
leaders, Roebuck et Hume, soutenant les patriotes canadiens, avaient
dénoncé la politique de Russell et le pouvoir arbitraire qu’il voulait
accorder au gouvernement du Canada de s’approprier tous les fonds
nécessaires à l’administration civile. Au comble de la division,
Roebuck se mit à encourager la révolte des coloniaux et à exiger leur
émancipation. Après des élections précipitées, le premier ministre
Melbourne chercha une fois de plus à éloigner Durham tout en lui
permettant d’accomplir un travail utile. Il lui demanda d’accepter le
poste de Gouverneur général du Canada, en lui signalant toutefois que
la perte de ces colonies ne changerait rien à la prospérité de
l’Angleterre. Selon lui, le pays ne subirait tout au plus qu’une perte de
prestige. Enfin, il avouait qu’une seule grave conséquence pouvait
s’ensuivre : la défaite des whigs. Durham refusa catégoriquement. Il
venait de connaître l’expérience de l’hiver russe et il ne tenait pas à faire
l’expérience de l’hiver canadien. Mais vers la fin de l’année, le 22
décembre 1837, la nouvelle de la rébellion canadienne parvenait à
Londres. Melbourne fit de nouveau appel à Durham et lui proposa le
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 39

poste de Gouverneur général de toutes les colonies britanniques de


l’Amérique du Nord, investi de pouvoirs discrétionnaires. Cette fois, la
proposition fut acceptée.

Des préparatifs de mauvais augure

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L’ampleur de la tâche et la gravité des obstacles qu’il lui fallut


surmonter n’eurent d’égal que l’étendue des pouvoirs et la
magnificence des titres qui furent accordés à lord Durham. Melbourne
acquiesça à toutes ses demandes. En plus d’assurer Durham de l’appui
indéfectible de tous les membres de son gouvernement, il lui accorda
les pleins pouvoirs, le droit de nommer lui-même les hommes de sa
commission, tous les fonds nécessaires à l’accomplissement de celle-ci
et les titres de Capitaine général, de Gouverneur de Québec, de
Gouverneur général des colonies britanniques de l’Amérique du Nord,
et de Haut-Commissaire de sa Majesté chargé d’enquêter sur les
affaires des provinces du Bas-Canada, du Haut-Canada, du Nouveau-
Brunswick, de l’Île du Prince-Edouard, de la Nouvelle-Écosse et de
Terre-Neuve.
[XXXIX]
Mais lors des débats au parlement anglais sur les affaires
canadiennes, des interventions en provenance de tous les coins de la
Chambre basse et des déclarations fracassantes proférées à la Chambre
des lords démontrèrent l’ignorance la plus complète des hommes
politiques anglais concernant l’importance et les affaires du Canada.
Aux Communes, on ne sembla s’accorder que pour reconnaître que
l’indépendance du Canada viendrait à plus ou moins brève échéance.
Par sympathie pour Durham, les radicaux finirent par voter en faveur
du bill, mais seulement après l’avoir âprement critiqué. A la Chambre
des lords, Brougham proposa l’abandon du Canada avant que
l’Angleterre n’y fût trop détestée.
Au cours de l’hiver, Durham s’efforça de découvrir le plus de
renseignements possible sur le Canada. Il examina des piles de
journaux, de requêtes et de lettres, puis il s’informa auprès des gens
intéressés aux affaires des colonies et, particulièrement, auprès de
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 40

Roebuck, Moffat, Badley et Ellice. Afin de connaître l’opinion des


patriotes, il convoqua Roebuck, ce présumé agent de l’Assemblée
législative du Bas-Canada, qui n’osait même pas se présenter de lui-
même. Ce dernier préconisa entre autre la fédération des colonies
britanniques de l’Amérique du Nord, la création d’une Chambre
d’Assemblée fédérale comprenant tous les membres de chacune des
Chambres provinciales et l’abolition du Conseil législatif. Dans le
mémoire qu’ils soumirent à Durham, Moffatt et Badley, deux
marchands de Montréal qui défendaient à Londres les intérêts de leur
parti, recommandèrent une liste civile fixe, une nouvelle composition
des Conseils, l’indépendance des cours de justice, un système
d’instruction primaire, l’érection de Montréal et de Québec en
municipalités, l’amélioration de la voie navigable du Saint-Laurent et
surtout, l’union du Haut et du Bas-Canada. Ils déclarèrent que le but
premier de cette union législative était de noyer la population
canadienne-française dans une mer anglo-saxonne. Réfugié en France,
Louis-Hypolite Lafontaine écrivait deux lettres à Ellice, qui, après avoir
réclamé l’union en 1822, appuyait maintenant le plan de Roebuck.
Ellice les montra à Durham. Lafontaine y demandait une amnistie
générale pour les prisonniers rebelles et avertissait le Gouverneur-
enquêteur que les hauts fonctionnaires de Québec allaient tenter par
tous les moyens de le dominer dès son arrivée dans la colonie. Il
recommandait aussi la formation d’un nouveau conseil dans lequel
Canadiens français et Canadiens anglais seraient traités sur un pied
d’égalité.
[XL]
Entre-temps, les ennemis de Durham s’en donnaient à coeur joie.
Négligeant de signaler que quatre des principaux acolytes de Durham
étaient à sa solde et que plusieurs assistants étaient nécessaires pour
effectuer une enquête d’aussi grande envergure, lord Chandos, appuyé
par les tories, proposa aux Communes, le 2 avril 1838, de limiter les
dépenses du nouveau Gouverneur à celles de son prédécesseur, lord
Gosford, qui n’avait enquêté que sur le Bas-Canada. La critique fut
encore plus violente lorsque furent connus les noms de certains
individus susceptibles de faire partie de l’équipe de Durham, messieurs
Edward Gibbon Wakefield et Thomas Turton dont la réputation était
alors peu enviable en Angleterre.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 41

Pour Durham aussi bien que pour son enquête, ces préliminaires
étaient de mauvais augure.

Une enquête bien expéditive

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À Portsmouth, le 24 avril 1838, Durham s’embarquait sur le


Hastings qui devait le conduire en Amérique. Tout au long de son
voyage, en compagnie de Wakefield et de Buller, il continua l’étude
des documents qu’il avait accumulés et prépara la mise en scène de son
débarquement. Il arriva à Québec le 27 mai ; mais il ne quitta son bateau
que deux jours plus tard, après avoir reçu à bord quelques notables
anglais et pris connaissance des derniers articles de journaux de la
colonie. Durham se rendit en grande pompe au château. Contrairement
à la coutume qui voulait qu’au cours de la cérémonie de son
assermentation, le nouveau Gouverneur procédât à l’assermentation du
Conseil exécutif composé des anciens membres, il demanda plutôt une
liste des prisonniers rebelles et exigea la publication immédiate d’une
proclamation qu’il avait soigneusement préparée :

« Ceux qui veulent sincèrement et consciencieusement la réforme et le


perfectionnement d’institutions vicieuses recevront de moi, sans distinction
de parti, de race ou de politique, l’assistance et l’encouragement que leur
patriotisme est en droit de commander de la part de ceux qui désirent
fortifier et consolider l’union entre l’État métropolitain et ces importantes
colonies ; mais les perturbateurs du repos public, les violateurs [XLI] des
lois, les ennemis de la Couronne et de l’Empire britannique trouveront en
moi un adversaire inflexible, déterminé à employer contre eux tous les
pouvoirs civils et militaires dont je suis investi... J’appelle donc de votre
part les communications les plus franches, les moins réservées. Je vous prie
de me considérer comme un ami et comme un arbitre, toujours prêt à écouter
vos vœux, vos plaintes et vos griefs et bien déterminé à agir avec la plus
stricte impartialité ... »

Durant les cinq mois qu’il passa en Amérique du Nord, il ne séjourna


que cinq jours dans le Haut-Canada. Il passa la plus grande partie de
son temps à Québec et ne se rendit même pas dans les Maritimes et à
Terre-Neuve. A la fin de sa mission, des émissaires de la Nouvelle-
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 42

Ecosse, du Nouveau-Brunswick et de l’Ile du Prince-Edouard allaient


venir le rencontrer.
Durham sut d’abord se gagner la confiance des Canadiens français
et le journaliste Etienne Parent le saluait comme « ... un nouveau
Messie (qui) vient... effacer un nouveau péché originel... » Mais
plusieurs Canadiens français furent désappointés lorsqu’ils apprirent la
composition du conseil spécial : aucun des leurs n’en faisait partie. On
y trouvait les trois secrétaires de la commission, Buller, Turton et le
colonel Couper, ainsi que Routh, commissaire général, et Daly, le seul
dont Lafontaine avait recommandé la nomination dans ses lettres à
Ellice. D’ailleurs, Durham ne courut pas au devant des Canadiens
français et ceux-ci vinrent peu nombreux à son bureau. S’il apprit
quelque chose à leur sujet, il le dut bien plus à ses rencontres avec les
deux Ellice, à Charles Buller qui en invita quelques-uns à dîner chez
lui, à Adam Thom et à Derbishire, ce correspondant spécial qui l’avait
précédé en Amérique.
Par contre, les Canadiens anglais déambulèrent presque à la file
indienne devant lui et furent reçus en grand nombre à des dîners
fastueux. Durham vint à Montréal, à trois reprises : du 4 au 10 juillet,
au cours de la troisième semaine du même mois, puis du 18 au 22 août.
Les marchands purent le rencontrer et lui expliquer le pétrin dans lequel
ils étaient plongés à cause des Canadiens français. Dans une entrevue
toute confidentielle, le Commissaire leur dévoila son projet de
fédération. Ce plan les indigna. Durham sut les calmer une première
fois, en insistant sur les intérêts de l’Empire ; mais lors de sa deuxième
visite, il se fâcha et les rabroua vertement parce qu’ils lui présentèrent
une pétition s’opposant aux termes proposés par Buller pour le rachat
des droits seigneuriaux des Sulpiciens. La troisième fois qu’il vint à
Montréal, il s’intéressa surtout aux courses de chevaux.
[XLII]
Bien qu’il fut de courte durée, son voyage dans le Haut-Canada fut
très fructueux. Il prononça des discours à Cornwall et à Kingston. En
plus de se déclarer favorable à l’achèvement du réseau de canalisation
grâce à des investissements britanniques, il dévoila, pour la première
fois en public, son idée de fédération. A Niagara, il profita de son
passage pour visiter le canal Welland encore inachevé et surtout, pour
éblouir les Américains et gagner l’amitié de la République. Après un
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 43

déploiement militaire selon tout l’apparat traditionnel de l’armée


britannique, il traversa la frontière sans prévenir ses gardes, se promena
comme un touriste sur le sol américain et porta un toast à Van Buren,
président des États-Unis. Il put voir le contraste saisissant entre les
États-Unis et le Canada, et dut penser à l’importance que pourrait
prendre le commerce de l’Amérique du Nord britannique si la
canalisation du Saint-Laurent était réalisée entre Montréal et les Grands
Lacs. Toronto lui réserva une réception éblouissante ; mais il ne
demeura que deux jours dans cette ville. Une conversation de vingt
minutes avec les deux Baldwin l’intéressa au plus haut point. Ceux-ci
lui firent part de leur idée d’un gouvernement responsable et Durham
leur demanda de lui exposer leur projet par écrit. Au cours de la semaine
du 23 août, il reçut les lettres de ces messieurs, au moment où il se
trouvait dans les plus grands embarras.

Un désaveu intempestif

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Durham aurait dû se souvenir dans quel esprit Melbourne lui avait


proposé cette mission, ainsi que les manifestations qui avaient éclaté
aux Communes et à la Chambre des lords avant même qu’il n’eût quitté
l’Angleterre. Trois jours à peine après son départ, les discussions
reprirent de plus belle. Pressé de questions, Melbourne fut bien obligé
de déclarer que le dénommé Turton dont il était fait mention parmi les
candidats susceptibles de faire partie de la mission d’enquête, était bien
l’individu à la réputation louche dont parlaient certains lords. Mais il
déclara que jamais le Gouverneur ne lui accorderait un poste au sein de
son équipe. Glenelg, secrétaire des colonies, imita le premier ministre
en faisant parvenir une lettre à Durham, l’avertissant que « Messieurs
T.T. et G.W. » constituaient de la dynamite pour le gouvernement whig
et qu’il fallait les éloigner de la commission.
[XLIII]
À cette dynamite, Durham ajouta une mèche que les politiciens
britanniques allumèrent sans hésitation. Embarrassé par la difficulté de
trouver un moyen régulier pour régler le sort des prisonniers rebelles,
dont soixante-douze sur cent soixante et un, au dire de Colborne, étaient
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 44

gravement compromis, Durham crut trouver une occasion merveilleuse


à l’occasion du couronnement de Victoria. Il accorda l’amnistie à tous
les prisonniers, à l’exception de huit qui avaient déjà signé un aveu de
culpabilité et réclamé sa clémence. Sans procès, il exila ces derniers
aux Bermudes, territoire britannique sur lequel il n’avait même pas
juridiction. Il lui fallut cependant une attitude ferme pour empêcher le
lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, George Arthur, de faire
exécuter tous les prisonniers. Toutefois, une telle politique devait
soulever une tempête de protestations chez le peuple, les députés, les
ministres et les lords d’Angleterre, obsédés par l’idée de légalité et peu
au courant des conditions canadiennes.
Au cours du mois d’août, lorsque la nomination officielle de Turton
fut connue, en Angleterre, Melbourne ne voulut pas jouer son poste sur
cette question. Il écrivit une lettre de blâme à Durham, et ne voulut rien
entendre de ses explications. Peu après avoir rédigé sa dépêche du 9
août qui constituait un long exposé sur l’état de la colonie, Durham
apprit le désaveu de sa mission, non pas par une lettre officielle de son
gouvernement, mais par les journaux américains. Le 25 septembre,
dégoûté de la conduite de Melbourne et de Glenelg, il écrivait sa lettre
de démission, quatre jours avant de recevoir l’avis officiel de désaveu.
Mais comme son mandat ne devait prendre fin qu’à son départ, il en
profita pour critiquer publiquement le gouvernement métropolitain.
Cette harangue devait lui valoir, de la part du Times de Londres, le titre
de « Lord High Seditioner ». Quelques jours avant son départ, à la fin
du mois d’octobre, il créa des bureaux d’enregistrement des
hypothèques et servitudes, conclut une entente avec les Sulpiciens pour
l’émancipation de la tenure seigneuriale, accorda aux squatters le droit
d’acheter les lots sur lesquels ils s’étaient établis illégalement et insulta
les Canadiens français en nommant James Stuart juge en chef du
Québec.
Le 1er novembre, malade et découragé, Durham s’embarquait sur
l’Inconstant, amenant avec lui Adam Thom. un précieux conseiller pour
les questions canadiennes-françaises. En cours de route, il allait mettre
en ordre tous les documents accumulés. Rentré à Londres, il ne lui
resterait plus qu’à rédiger son Rapport.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 45

[XLIV]

Un rapport fort judicieux

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Le Rapport Durham se compose essentiellement d’une brève


introduction, de cinq chapitres d’importance inégale et d’une longue
conclusion qui permettent à son auteur de faire un diagnostic et de
proposer divers remèdes aux maux multiples et complexes dont
souffrent alors les colonies britanniques de l’Amérique du Nord.
Dans sa brève introduction, Durham rappelle d’abord la nature
exacte de sa mission, la gravité des problèmes auxquels il dut faire face
et l’urgence de solutions promptes et efficaces. Précisant
immédiatement sa perspective de travail, il affirme que ses pronostics
et ses remèdes tiendront compte des grandes possibilités
géographiques, démographiques et économiques des territoires
coloniaux, et des intérêts supérieurs de la Grande-Bretagne et de
l’Empire britannique.
Le premier chapitre est consacré aux maux du Bas-Canada. Ces
derniers, au dire de Durham, émergent moins de causes
constitutionnelles, politiques et administratives, que de la coexistence
et de la haine entre deux nations distinctes vivant au sein d’un même
État. Tous les autres conflits, ajoute-t-il, ne sont que des facettes de
cette même lutte nationale.
De par leur origine, leur mentalité, leur culture, leur religion et leurs
activités politiques, économiques et sociales, Canadiens français et
Canadiens anglais du Bas-Canada constituent encore deux sociétés tout
à fait différentes, poursuivant des objectifs nationaux diamétralement
opposés. En outre, la supériorité des Canadiens anglais dans tous ces
domaines est ou devient de plus en plus complète et incontestable. La
querelle politique en fournit le plus bel exemple. Si les Canadiens
soutiennent les principes libéraux et démocratiques, et condamnent les
abus véritables du gouvernement, des Conseils et des gens en place, ils
se servent, toutefois, de leur majorité de race pour empêcher la
colonisation anglaise et les progrès économiques et sociaux. Au
contraire, condamnés par leur statut de minorité à se rapprocher du
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 46

Gouverneur et des fonctionnaires, et à s’opposer à la politique


paralysante de la majorité, les Britanniques désirent jouir pleinement
des institutions libérales anglaises et assurer, par leur labeur et leurs
initiatives, le développement démographique, économique et social de
la colonie.
Après avoir retracé les grandes étapes de la crise, Durham dégage
les principales conséquences de la rébellion : il tient surtout à signaler
la haine [XLV] qui sépare maintenant les deux nations. À ses yeux, les
Canadiens français rêvent de prendre un jour leur revanche, alors que
les Britanniques, toujours minoritaires « au milieu d’un peuple hostile
et organisé » sont fermement décidés de ne plus jamais supporter
« l’autorité d’une Chambre d’Assemblée dans laquelle les Français
posséderont une majorité ou s’en approcheront ». Si Durham affirme
que les « Canadians » attendent toujours de la Grande-Bretagne une
solution prompte et efficace de leurs problèmes, il déclare, toutefois,
sans mettre en doute leur loyauté indéfectible, qu’ils ont déjà
commencé à « supputer » les conséquences probables d’une séparation,
suivie d’une annexion aux États-Unis qui leur permettrait d’échapper
une fois pour toute à la contrainte d’une majorité canadienne-française.
Durham analyse ensuite les lacunes de la politique coloniale, afin de
dégager les graves maux qui en résultent : malentendu géographico-
national, confusion politico-nationale et carences des institutions
coloniales.
Grâce à une distinction entre les politiques à suivre pour un
conquérant face à un « pays déjà colonisé » et à un « pays à coloniser »,
Durham appuie les objectifs de la Proclamation royale, puis condamne
aussi bien la politique de tergiversation de 1764 à 1791, que l’Acte
constitutionnel de 1791 qui a permis aux Canadiens français de
contrôler et de paralyser le Bas-Canada. Sous-estimant les difficultés
auxquelles s’est heurtée l’Angleterre à la veille et à l’époque de la
Révolution américaine, Durham accuse les dirigeants britanniques
d’avoir perpétué la division raciale et encouragé l’existence et le
développement du nationalisme canadien-français.
Quant à la confusion politico-nationale, il soutient qu’elle émerge
d’abord du ridicule partage des pouvoirs de 1791. Ce dernier, dit-il, ne
pouvait qu’accentuer le conflit de race en cours, et lui donner une
nouvelle portée politique, en opposant les Canadiens français, maîtres
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 47

de l’Assemblée populaire, au Gouverneur, aux Conseils exécutif et


législatif, et aux fonctionnaires en place. Mais Durham accuse aussi la
Chambre d’Assemblée et les principaux chefs canadiens-français
d’avoir « perverti » leurs prérogatives, perturbé la marche de la
Constitution, refusé l’octroi des subsides et sacrifié, à une lutte de race,
de principe et de faction, le progrès de la colonie et le bien-être de la
population.
Passant ensuite à l’étude des principales institutions coloniales,
Durham regrette particulièrement l’inefficacité administrative,
l’absence de gouvernements [XLVI] municipaux et les lacunes des
organismes juridiques, policiers, philanthropiques et sociaux. Il termine
en rappelant aussi bien les multiples inconvénients suscités par le
conflit douanier qui a opposé les deux Canadas, que les innombrables
avantages que le Bas-Canada aurait pu tirer de l’emploi de la taxation
directe.
Dans son second chapitre, Durham étudie les principaux malaises
du Haut-Canada. Après avoir signalé les difficultés auxquelles il s’est
heurté au cours de son enquête, à ce sujet, il analyse et déplore les
phénomènes suivants :

- les maux politiques suscités par l’inefficace partage des pouvoirs


de 1791, la rivalité entre le « family compact » et les réformistes,
les erreurs psychologiques et stratégiques de Sir F. Head et le
mouvement insurrectionnel de 1837 ;
- les problèmes des immigrants, accueillis comme de simples
étrangers, assujettis à des lois oppressives, et soumis à un
mauvais système de concessions des terres ;
- les conflits religieux suscités par l’existence d’une Eglise
anglicane officielle, pourvue de grandes réserves territoriales, et
par l’intolérance des orangistes envers les catholiques romains ;
- les lacunes des services administratifs, juridiques, culturels et
sociaux ;
- les graves difficultés économiques et financières suscitées autant
par les lois mercantiles anglaises et la rigueur des tarifs douaniers
américains, que par le patronage éhonté des « Canadians » et le
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 48

refus des « Canadiens » de la Chambre d’Assemblée du Bas-


Canada de compléter le réseau de canalisation du Saint-Laurent.

Durham termine cette étude en rappelant différentes solutions déjà


envisagées par divers groupes de pressions : annexion de Montréal au
Haut-Canada, union des colonies, annexion aux États-Unis, et
intervention prompte, continue, ferme et efficace de la métropole en
fonction des besoins et des conditions spécifiques de la colonie.
Le troisième chapitre traite, de façon bien expéditive, des difficultés
des provinces de l’Atlantique. Durham décrit les conflits
constitutionnels qui ont opposé au Nouveau-Brunswick et qui opposent
encore, en Nouvelle-Ecosse, à File du Prince-Edouard et à Terre-
Neuve, les élus du peuple aux Gouverneurs et aux membres de leurs
Conseils. Il rappelle aussi la stagnation économique [XLVII] de ces
provinces en face du dynamisme culturel et matériel et de l’infiltration
démographique et commerciale de leurs voisins américains. Il conclut
en faisant le vœu « d’incorporer » bientôt Terre-Neuve, dans une
« agglomération » politique plus grande.
Grâce à une étude comparée de la nature et des conséquences des
méthodes de concessions des terres en usage aux États-Unis et dans les
colonies anglaises de l’Amérique du Nord, Durham démontre
l’importance de cette question pour les jeunes États à coloniser ; il
condamne ensuite la politique anglaise à cet égard et demande « un
remède total, efficace et appliqué à toutes les colonies ».
Les problèmes qui se posent aux émigrants britanniques venant
s’établir au Canada sont soigneusement analysés dans le dernier
chapitre. Après avoir rappelé les dernières statistiques d’immigration,
Durham multiplie les témoignages relatifs aux conditions des nouveaux
venus : ils arrivent habituellement dans les colonies, pauvres, malades,
affamés, mal adaptés au climat et aux durs labeurs de la colonisation. Il
regrette aussi que les tentatives de correction du système de la part du
gouvernement impérial, des autorités coloniales et des entreprises
privées n’aient pas donné tous les résultats escomptés et rappelle aux
dirigeants anglais qu’il est du devoir de la métropole « d’assurer » aux
gens « disposés à émigrer toutes les facilités et l’assistance possible ».
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 49

La conclusion est de beaucoup la partie la plus longue, la plus


importante et la mieux rédigée du Rapport. Durham y ramasse les
données fondamentales analysées précédemment, puis il propose divers
remèdes aux maux coloniaux, constitutionnels, politiques,
administratifs, nationaux et économiques dont souffrent les colonies
anglaises de l’Amérique du Nord.
Abordant en premier lieu les problèmes coloniaux, constitutionnels,
politiques et administratifs de toutes les colonies, y compris le Bas-
Canada. Durham propose à la Grande-Bretagne de chambarder
complètement l’une des principales assises idéologiques de sa politique
coloniale, en établissant dans les colonies le régime de la responsabilité
ministérielle. Il demande à l’Angleterre de « suivre d’une façon
conséquente les principes de la Constitution britannique », de « se
soumettre aux conséquences nécessaires des institutions
représentatives », de « faire fonctionner le gouvernement de concert
avec un corps représentatif », et de confier l’administration des colonies
« à des hommes qui commandent la majorité de la Chambre
populaire ». Il admet qu’un tel régime [XLVIII] placera inévitablement
« la politique intérieure de la colonie dans les mains des colons eux-
mêmes ». Il affirme cependant que nécessité fait loi et qu’une telle
politique favorisera somme toute les coloniaux, l’Angleterre et l’unité
impériale. Les coloniaux revendiqueront enfin leurs responsabilités et
pourront, par leurs initiatives, assurer le développement du Canada.
L’Angleterre, pour sa part, conservera toujours des privilèges
exclusifs : donner une constitution aux colonies, assurer la concession
des terres, réglementer les relations internationales et contrôler le
commerce extérieur. Quant à l’unité impériale, elle sera amplement
garantie, affirme Durham, autant par le contentement que suscitera dans
les colonies l’établissement de la responsabilité ministérielle que par
des impératifs permanents, tels : la protection militaire et les nombreux
avantages économiques offerts par la métropole, la supériorité
incontestée des institutions politiques et administratives de l’Empire, et
le profond sentiment national qui rattache intimement les coloniaux à
la mère-patrie.
Durham propose en outre un nouveau partage des pouvoirs fiscaux
entre la Couronne et l’Assemblée, la création d’institutions
municipales, l’établissement d’une régie des terres et l’élaboration
d’une saine politique de peuplement.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 50

À propos des problèmes spécifiques du Bas-Canada, il propose deux


remèdes complémentaires : la lente assimilation des Canadiens
français, l’union législative ou fédérative du Bas-Canada avec une ou
plusieurs autres colonies anglaises de l’Amérique du Nord. Selon lui,
ces remèdes devaient détruire les maux nationaux et économiques, et
servir d’antidote aux nouveaux troubles que l’établissement d’un
régime de responsabilité ministérielle doit inévitablement y provoquer.
Après avoir analysé les principaux arguments qui militent contre ou
en faveur du maintien d’une collectivité canadienne-française, Durham
rejette catégoriquement toute méthode de contrainte, pour appuyer une
politique de lente assimilation, par la force naturelle des choses, grâce
à la mise en minorité et aux autres moyens d’intégration déjà en usage
en Louisiane, par le camouflage de l’égalité des droits, le mythe de
l’autonomie locale, le guêpier de la législature mixte et du bilinguisme,
les querelles de partis et l’émulation. L’immigration massive, la force
normale d’attraction de la scène fédérale et les contraintes de
l’économie auront tôt fait, ajoute-t-il, de vaincre une résistance autant
désuète qu’inutile.
[XLIX]
Dans l’examen des problèmes politiques, Durham analyse tour à
tour les avantages et les inconvénients de trois régimes différents : —
une union fédérale de toutes les colonies anglaises de l’Amérique du
Nord ; — une union législative du Bas et du Haut-Canada ; — une
union législative de toutes les colonies de l’Amérique du Nord
britannique. Sans rejeter définitivement les deux autres, Durham opte
finalement pour l’union législative du Haut et du Bas-Canada, à cause
de l’absence de gouvernements municipaux, de la tradition autonomiste
des provinces et de la nécessité de résoudre rapidement les graves
problèmes du Bas-Canada. À ses yeux, une telle union législative
permettra non seulement de mettre les Canadiens français en minorité
et d’accorder au Canada-Uni le gouvernement responsable, mais
favorisera aussi, à longue échéance, la lente intégration des
« Canadiens » à la collectivité « canadian ». À deux reprises, Durham
tient à préciser que la Grande-Bretagne doit respecter la loi de la
majorité et établir une nouvelle carte électorale essentiellement basée
sur la représentation proportionnelle. Durham est convaincu que la
population du Canada-Uni serait déjà bel et bien majoritairement
anglaise. S’il en était autrement, ajoute-t-il, l’Angleterre pourrait
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 51

modifier en quelques mois la carte démographique et politique par


l’envoi de quelques milliers d’émigrants.
Enfin, dans ces dernières remarques, Durham rappelle la gravité de
la situation et l’acuité de la crise, mais il se dit néanmoins fort optimiste.
Il estime qu’une politique ferme et habile, qui tiendra compte de
l’interdépendance des diverses solutions proposées, permettra « de voir
perpétué et raffermi le lien entre l’Empire et les colonies de l’Amérique
du Nord ».

Un ouvrage bien controversé

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Le 31 janvier 1839, Durham signa le Rapport et quatre jours plus


tard, il le déposa au ministère. Pendant plusieurs jours, le gouvernement
refusa de soumettre au parlement cette étude de trois cents pages. Il
fallut un coup de théâtre pour l’y obliger. Le 8 janvier, le Times qui
avait déjà baptisé le commissaire de « Radical Jack » publia, en
primeur, de larges extraits du Rapport, promettant en outre à ses
lecteurs une suite intéressante. Devant les discussions soulevées, le
ministère ne pouvait plus tarder à soumettre la question aux Chambres.
D’ailleurs, certains hommes politiques influents avaient déjà demandé
à Durham de profiter des circonstances pour former un parti libéral à la
tête duquel il pourrait bien se retrouver premier ministre. Ce dernier
avait rejeté [L] leur invitation, sacrifiant son intérêt personnel à la
défense de son Rapport et aux intérêts supérieurs de l’Empire.
De par ses principales recommandations et l’identité même de son
auteur, ce Rapport devait, dès sa parution, susciter d’amères critiques
et de graves discussions, autant en Angleterre que dans les colonies.
Les membres du gouvernement et du parlement anglais rejetèrent
partiellement le diagnostic de Durham et refusèrent de considérer dans
leur complémentarité les divers remèdes qu’il préconisait. Ne
conservant de son plan que le projet d’union du Haut et du Bas-Canada,
ils refusèrent de concéder la responsabilité ministérielle et rejetèrent
son importante recommandation au sujet de la représentation
proportionnelle. Si l’Union de 1840 allait entraîner la mise en minorité
des Canadiens français et permettre aux « Canadians » d’assurer le
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 52

développement géographique, démographique et économique de la


colonie, elle permettrait toutefois aux « Canadiens » du Bas-Canada de
survivre longtemps en tant que nation sociologique, de constituer au
pays une minorité extrêmement importante et de conserver, même au
sein de l’Union, puis de la Confédération, le contrôle de certains
pouvoirs bien spécifiques, en tant que majorité au sein de l’État du
Québec.
Au Canada, le Rapport Durham fut connu vers la mi-avril 1839. La
recommandation en faveur de l’établissement d’un gouvernement
responsable réjouit tous les réformistes des deux Canadas et de la
Nouvelle-Ecosse. Cependant, un comité du Conseil législatif haut-
canadien reprocha au Commissaire de n’avoir passé que cinq jours dans
la province et d’avoir « confié la tâche de recueillir ses renseignements
à quelqu’un qui — quelle que soit cette personne — s’est acquitté de
cette mission avec l’intention d’exalter, du moins aux yeux du Haut-
Commissaire, ceux qui professent de maintenir l’influence britannique
et les liens avec l’Angleterre ». Le projet d’union législative allait
révolter Etienne Parent qui en montra les dangers dans Le Canadien du
27 janvier 1840 :

« L’injustice des conditions de l’Union, telle même que semblent vouloir


nous la donner les ministres de sa Majesté, est trop palpable.. . Comment
pourrons-nous espérer de l’harmonie, de la confiance, de la coopération de
la part de ceux qui n’ont pas trouvé un mot de sympathie pour nous, qui
n’ont montré pour nous que du mépris, qui n’ont vu dans notre Union qu’un
vil objet de spéculation et d’intérêt sectionnaire, [LI] et qui, non contents de
nous piller, de nous faire payer leur dette, poussent l’injustice jusqu’à
vouloir proscrire notre langue... ».

Entre-temps, certains hommes politiques avaient entrepris de mettre


en question la paternité même du fameux Rapport. Lord Brougham,
l’ennemi politique personnel le plus acharné de Durham, confia à un
ami, après avoir fait l’éloge du Rapport en Chambre : « Le fond vient
d’un filou (Wakefield), le style est d’un petit maître (Buller) et le
dictateur n’a fourni que six lettres : DURHAM ». Si l’on tient compte
de ce que le grand Commissaire ne passa que cinq jours dans le Haut-
Canada, qu’il ne se rendit ni dans les Maritimes ni à Terre-Neuve, qu’il
ne rencontra personnellement que très peu de Canadiens français, qu’il
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 53

se fia à Wakefield pour l’étude des questions économiques, qu’il confia


à Buller l’étude de la question seigneuriale, et qu’il chargea Adam
Thom d’examiner les problèmes municipaux, il paraît évident qu’il ne
fut pas le seul responsable du compte-rendu de tous les détails, de toutes
les observations et de toutes les recommandations du Rapport. Il faut
cependant reconnaître qu’il sut, tout au moins, faire la synthèse des
principales données, prévoir les grandes lignes de l’évolution future de
l’Empire et du Canada, et fournir à l’histoire un des documents les plus
importants sur l’état du Québec et des autres colonies de l’Amérique du
Nord, à la veille et à la suite des rébellions de 1837.
Le 28 juillet 1840, cinq jours seulement après que le bill d’Union
n’eut reçu la sanction royale, Lord Durham mourait, emporté par la
tuberculose, comme son père, sa première femme et quatre de ses
enfants.
Il laissait cependant à la postérité un double plan général d’action
politique, sujet, encore aujourd’hui, à d’interminables discussions : le
premier, se rapportant aux relations inter-impériales, annonçait la
conquête du gouvernement responsable et la naissance du
Commonwealth britannique ; le second, relatifs aux rapports entre
Canadiens français et Canadiens anglais, laissait déjà entrevoir la
Confédération et fixait, dans ces grandes lignes, la stratégie du dialogue
et de la collaboration qu’allaient suivre pendant plus d’un siècle les
principaux chefs du Canada anglais.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 54

[LII]

TABLE DES ÉVÉNEMENTS

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1760 (8 septembre) Vaudreuil abandonne le Canada à Amherst.


1763 (10 février) Traité de Paris.
(7 octobre) Proclamation royale.
1767 Concession des terres de l’Ile du Prince-Edouard à des
propriétaires absents.
1773 Réunion de la première législature de l’Ile du Prince-Edouard.
« Boston Tea Party ».
1774 L’Acte de Québec.
1775-76 Invasion de la province de Québec et expulsion des troupes
américaines.
1776 Déclaration d’indépendance américaine.
1778 Traité d’alliance franco-américaine.
1783 Traité de Paris.
Plan de « confédération » du colonel Morse.
1784 La Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick deviennent deux
provinces distinctes.
1790 Plan de « confédération » Smith-Dorchester.
1791 L’Acte de 1791.
1791 Réunion de la première législature dans le Haut et dans le Bas-
Canada. (12 avril) Naissance de John George Lambton (Durham).
1794 Le Traité Jay.
Fondation de la ville d’York (Toronto).
Entente relative au partage des droits de douanes entre le Haut et
le Bas-Canada.
1796 York, capitale du Haut-Canada.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 55

Abandon, par les sujets britanniques, des postes situés au-delà des
Grands Lacs.
1797 Entente relative au partage des droits de douanes entre le Haut et
le Bas-Canada.
1800-1811 Plans de Milnes, de Sewell, de John Black, des marchands, de
Craig et de Ryland en vue d’assimiler les Canadiens français.
LIII
1805 La « querelle des prisons » dans le Bas-Canada.
Fondation du journal radical canadien-anglais, le « Québec
Mercury ».
1805-1808 Weekes, Wyatt, Thorpe et Wilcocks tentent en vain de renverser
le régime du « family compact » dans le Haut-Canada. Lambton
(Durham) fait ses études à Eton.
1806 Fondation du journal radical canadien-français, « Le Canadien ».
1810 La Chambre d'Assemblée du Bas-Canada s'offre à payer toutes les
dépenses de la province.
Saisie des presses du journal « Le Canadien » et emprisonnement,
sur l'ordre de Craig, des rédacteurs de ce journal.
1812 Lambton (Durham) épouse Henrietta Chomondeley.
(18juin) Les États-Unis déclarent la guerre à l'Angleterre.
1812-1814 Invasion du Haut et du Bas-Canada et expulsion des troupes
américaines.
1813 Lambton (Durham) est élu député whig pour représenter le comté
de Durham.
1814 Projet voté par la Chambre d'Assemblée du Bas-Canada à l'effet
d'envoyer un agent représentatif (Pierre Bédard) à Londres ; mais
refus du Conseil législatif.
1815 (9 mars) Paix de Gand.
Lambton (Durham) perd sa première épouse, Henrietta
Chomondeley.
1816 Voyage de Lambton en France.
Mariage de Lambton et de Lady Louisa, fille de lord Grey.
1817 Papineau refuse d'entrer au Conseil exécutif.
Lambton se prononce ouvertement en faveur d'une réforme
électorale en Angleterre.
1817-1819 L'affaire Gourlay, dans le Haut-Canada.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 56

1818 Début de la grande querelle des subsides dans le Bas-Canada.


1819 Entente relative au partage des droits de douanes entre le Haut et
le Bas-Canada.
1820 Mort de George III; George IV monte sur le trône d'Angleterre.
1820 Lambton présente un projet de réforme électorale en Angleterre;
le parlement rejette ce projet et Durham abandonne la scène
politique jusqu'en 1826.
[LIV]
1822 Projet d’union du Haut et du Bas-Canada présenté à Londres.
Le « Canada Trade Act » voté à Londres.
1823 Papineau, Nelson, Viger et Cuvillier vont à Londres s’opposer au
projet d’union.
1825 Burton laisse la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada voter tous
les crédits de la province comme elle l’entend.
1826 Destruction de l’imprimerie du « Colonial Advocate » de
Mackenzie, dans le Haut-Canada.
Lambton (Durham) réélu député du comté de Durham.
1827 Dalhousie refuse de reconnaître Papineau comme président de la
Chambre d’Assemblée du Bas-Canada.
1828 Enquête et rapport du parlement britannique (Canada Committee)
sur le Canada.
Les Réformistes du Haut-Canada obtiennent la majorité des sièges
à l’Assemblée lors des élections.
W.L. Mackenzie est élu député réformiste dans le Haut-Canada.
Série d’enquêtes déclenchées par Mackenzie.
Lambton est élevé à la pairie et créé baron de Durham.
1830 Mort de George IV ; Guillaume IV monte sur le trône.
Lord Durham entre dans le cabinet whig de lord Grey.
Les réformistes du Haut-Canada perdent leur majorité à
l’Assemblée lors des élections.
La Chambre d’Assemblée du Bas-Canada demande que le Conseil
législatif soit électif.
1831 Les propositions Goderich.
Le « bill des Notables » dans le Bas-Canada.
Revendications radicales de Mackenzie dans le Haut-Canada.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 57

Début d’une série d’expulsions de Mackenzie de la Chambre


d’Assemblée du Haut-Canada.
Durham accomplit une mission importante auprès de Léopold de
Belgique.
1832 Élection partielle orageuse à Montréal.
Vote de censure de l’Assemblée du Bas-Canada contre le
gouverneur Aylmer.
[LV]
Pétition que Mackenzie fait parvenir à Londres.
Mackenzie se rend à Londres.
Organisation de la « British American Land Co. » à Londres.
Le projet de réforme électorale est voté en Angleterre.
Durham envoyé en Russie comme ambassadeur.
Durham rencontre Ellice.
1834 Le désaccord se manifeste chez les réformistes du Haut-Canada.
Majorité réformiste élue dans le Haut-Canada.
Papineau fait élire la majorité de ses supporteurs dans le Bas-
Canada.
Présentation des 92 résolutions dans le Bas-Canada.
Fondation de la Société Saint-Jean-Baptiste.
(12 mars) Durham démissionne du cabinet Grey.
1835 Début de l’enquête Gosford.
Formation de « The Constitutional Association » de Québec et de
Montréal.
Publication du « Seventh Report on Grievances » dans le Haut-
Canada ;
Mackenzie exige un exécutif responsable et un Conseil législatif
électif.
Durham est nommé ambassadeur en Russie.
1836 Vote de non-confiance de la Chambre d’Assemblée du Haut-
Canada contre l’exécutif.
Les tories obtiennent la majorité aux élections du Haut-Canada.
Ultimatum de la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada à Glenelg.
Guillaume IV confère à Durham la croix de l’Ordre du Bain.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 58

Nicolas 1er honore Durham de la croix de Saint-André.


1837 Mort de Guillaume IV ; Victoria monte sur le trône.
(6 mars) Le rapport Gosford remis à Londres.
Melbourne offre une première fois à Durham le poste de
Gouverneur général du Canada.
(mai) Début des assemblées publiques dans les deux Canadas.
(fin juillet) Entente des radicaux du Haut-Canada sur leurs
revendications.
(26 août) Gosford dissout la Chambre d’Assemblée du Bas-
Canada.
(23 novembre) Début de la rébellion dans le Bas-Canada.
[LVI]
(5 décembre) Début de la rébellion dans le Haut-Canada.
(22 décembre) Londres reçoit la nouvelle de la rébellion.
Melbourne offre à Durham d'accomplir une grande mission en
Amérique du Nord britannique; Durham accepte.
Suspension de la Constitution du Bas-Canada par le parlement
britannique.
1838 (24 avril) Départ de Durham pour le Canada.
(27 mai) Arrivée de Durham dans le port de Québec.
(29 mai) Débarquement de Durham à Québec et lecture de sa
proclamation.
L' « affaire Sir Robert Peel ».
(2 juin) La nouvelle de cette « affaire » parvient à Québec.
Durham envoie le colonel Grey, son beau-frère, à Washington.
(28 juin) Couronnement de Victoria.
Durham amnistie les prisonniers.
Durham envoie une lettre explicative à la reine Victoria.
(2 juillet) Déportation des prisonniers aux Bermudes, sur
le Vestal.
(3 juillet) Durham quitte Québec pour Montréal.
(4-10 juillet) Séjour de Durham à Montréal.
(10 juillet) Départ de Montréal pour le Haut-Canada.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 59

Durham s'arrête à Cornwall et à Kingston.


Durham se rend à Niagara.
(15 juillet) Durham effectue une visite en territoire
américain et boit à la santé du président Van
Buren.
(16-17 juillet) Visite de Durham à Toronto.
Rencontre de 20 minutes avec les deux Baldwin.
(17 juillet) Départ de Durham du Haut-Canada.
(18-20 juillet) Durham séjourne au domaine d'Ellice à
Beauharnois.
(21 juillet) Durham s'arrête à Montréal où il sera exacerbé
par les marchands anglais.
[LVII] (fin juillet) Durham retourne à Québec.
(début août) Melbourne blâme Durham d'avoir nommé
Turton parmi les membres de sa Commission.
(9 août) Dépêche importante de Durham à Melbourne.
(18-22 août) Durham assiste aux courses de chevaux à
Montréal.
(23 août) Durham désigne W. Kennedy, Etienne Taché et
Adam Thom pour enquêter sur les affaires
municipales ; Taché refuse d'accepter sa
nomination.
(19 septembre) Durham apprend par les journaux américains
que son ordonnance du 28 juin est désavoué par
le cabinet Melbourne.
Durham confie à Buller qu'il résignera sa
charge dès la réception officielle du désaveu.
Durham reçoit les délégués des Maritimes.
(25 septembre) Durham écrit sa lettre de démission à Glenelg.
(29 septembre) Durham reçoit l'avis officiel du désaveu.
(9 octobre) Durham lance une proclamation énergique
contre les décisions du cabinet Melbourne.
(1er novembre) Départ de Durham.
(26 novembre) Arrivée de Durham à Plymouth.
(30 novembre) Déparquement de Durham
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 60

1839 (31 janvier) Durham signe son Rapport.


(4 février) Durham remet son Rapport au ministère.
(8 février) Le Times de Londres publie des extraits du
Rapport.
(début de mai) Présentation d’un bill d’Union à Londres ; mais
retard des discussions à cause des troubles qui
éclatent en Jamaïque.
Thomson est envoyé au Canada pour imposer l’Union.

1840 (23 juillet) Le bill d’Union reçoit la sanction royale.


(28 juillet) Mort de Durham.

[LVIII]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 61

LE RAPPORT
DURHAM

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Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 62

THE REPORT
AND
DESPATCHES
OF
THE EARL OF DURHAM,

HER MAJESTY’S HIGH COMMISSIONER


AND
GOVERNOR-GENERAL
OF
BRITISH NORTH AMERICA.

_____________________

LONDON :
RIDGWAYS, PICCADILLY.
UDCCÇXXX1X.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 63

[1]

Le Rapport Durham

Introduction

À sa très Excellente Majesté


la Reine

I. LES PRINCIPALES FONCTIONS


DE DURHAM *

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Votre Majesté a bien voulu en me confiant le gouvernement de la


province du Bas-Canada durant la période critique où fut suspendue la
Constitution, m’imposer, en même temps, une tâche non moins difficile
et beaucoup plus conséquente, en me désignant « Haut Commissaire
pour régler certaines questions primordiales au sujet des provinces du
Bas et du Haut-Canada relativement à la structure et au gouvernement
éventuel des dites provinces ». Pour me permettre de remplir cette
charge le plus efficacement possible, je fus revêtu non seulement du
titre, mais aussi de tous les pouvoirs de Gouverneur général de toutes
les provinces nord-américaines de votre Majesté. (...)

* La table des matières du Rapport Durham se ramenait en tout et partout à six


rubriques :
Preliminary Remarks
Lower Canada
Upper Canada
Eastern Provinces and Newfoundland
Disposal of Public Lands — Emigration
Conclusion
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 64

II. LA PORTÉE
ET LA LIMITE GÉOGRAPHIQUES
DE L’ENQUÊTE
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La partie de ma mission ayant trait au règlement des problèmes


relatifs à « la structure et à l’administration mêmes du gouvernement
civil », fut restreinte naturellement aux deux provinces dans lesquelles
la solution des difficultés [2] tés était plus urgente à cause des
événements qui, dans l’une, avaient sérieusement mis en danger la
Constitution actuelle, et dans l’autre en avaient provoqué la suspension.
Quoique cette nécessité ne s’appliquait qu’à ces deux provinces, mon
autorité s’étendit à toutes les provinces britanniques de l’Amérique du
Nord, dans le but évident de me permettre de résoudre plus
efficacement les problèmes (...) Je trouvai dans toutes ces provinces une
forme de gouvernement si identique — des institutions en général si
semblables et à l’occasion si liées — des intérêts, des sentiments, des
coutumes si pareilles, qu’il m’apparut évident, au premier abord, que
j’en viendrais à des conclusions sans avoir à me servir des moyens mis
à ma disposition, à moins que mon enquête ne fût aussi étendue que
mes attributions le permettaient. Quel lien inséparable d’intérêts je
trouvai dans les provinces nord-américaines de votre Majesté, et à quel
degré se ressemblent les maux que j’y rencontrai et qui exigent les
mêmes remèdes, c’est là un sujet essentiel qu’il sera de mon devoir
d’examiner à fond avant de terminer ce Rapport. (...)

III. LA GRAVITÉ ET L’URGENCE


DE LA SITUATION

Il n’a pas été nécessaire de me livrer à une étude personnelle pour


me convaincre que les maux que j’avais à soigner sont des maux
qu’aucune société policée ne peut longtemps tolérer. Il n’est ni une
classe ni un groupe de sujets de votre Majesté, dans chacun des deux
Canadas, qui ne souffre à la fois du désordre actuel et de l’incertitude
qui plane quant à la forme et à la politique éventuelles du
gouvernement. Si on laisse persister cet état de choses, les présents
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 65

habitants de ces provinces n’auront aucune sécurité pour leurs


personnes et pour leurs biens ; ils ne jouiront pas de ce qu’ils possèdent,
ils n’auront aucun attrait pour l’industrie. L’exploitation des vastes
ressources de ces immenses territoires est arrêtée. La population qui
devrait y être attirée pour les occuper et les exploiter est poussée vers
des États étrangers. Chaque jour perdu repousse l’échéance d’une
solution finale et stable, la condition des colonies s’aggrave, les esprits
s’exaspèrent davantage et le succès de tout plan d’ajustement s’affirme
plus précaire. (...)
Avant de quitter l’Angleterre, j’assurai les ministres de votre
Majesté que le plan que je suggérerais pour le gouvernement futur des
Canadas serait prêt au début de la session suivante. (...)
[3]

IV. LES PRINCIPAUX OBJECTIFS


DE DURHAM
Retour à la table des matières

C’est dans ces circonstances défavorables que ce Rapport fut


préparé. Il se peut donc que je ne présente pas une argumentation aussi
complète que je la voudrais en faveur des mesures d’une importance
capitale et à longue portée que le parlement trouvera nécessaires
d’adopter. Il embrassera cependant l’ensemble des matières que votre
Majesté doit avoir sous les yeux ; il démontrera que je ne me suis pas
contenté d’explorer à fond les maux qui sont à la racine des désordres
dans les provinces de l’Amérique du Nord. Il proposera en même temps
les remèdes qui, au mieux de mon jugement, produiront une cure
efficace. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 66

4 V. LES PERSPECTIVES HISTORIQUES


ENVISAGÉES

...En fonction des possibilités démographiques, géographiques


et économiques de l’Amérique du nord britannique

Les intérêts en cause ont une portée exceptionnelle. De la conduite


que votre Majesté et son parlement adopteront à l’endroit des colonies
de l’Amérique du Nord dépendra l’avenir non seulement d’un million
et demi de sujets de votre Majesté, qui habitent actuellement ces
provinces, mais de la vaste population que ces immenses et fertiles
territoires sont propres et destinés à contenir un jour. Aucune partie du
continent américain ne possède de plus grandes ressources naturelles
pour subvenir aux besoins de grandes et florissantes collectivités. Une
étendue presque illimitée d’un sol extrêmement riche reste encore
inexploitée et peut être aménagée au profit de l’agriculture. On a à peine
entamé la richesse des inépuisables forêts. (...) Tout le long de la côte
de l’océan, autour de chaque île, dans chaque rivière, on trouve les
pêcheries les plus grandes et les plus riches du globe. Le meilleur
combustible et la plus abondante force hydraulique sont à la disposition
des fabriques de produits usuels, qui trouveront aussi un marché facile
et sûr. Un grand nombre de ports spacieux et sûrs favorisent le
commerce avec les autres continents. Des rivières longues, profondes
et multiples, de vastes mers intérieures facilitent les échanges. La
géographie du pays offre aussi en général la plus grande facilité de
communication par terre. Il y a là à profusion des matières premières
pour les occupations agricole, commerciale et manufacturière.
[4]

…En fonction des intérêts de l’empire

Il incombe au parlement impérial de déterminer au profit de qui ces


ressources seront rendues disponibles. La nation qui a fondé et
maintenu ces colonies au prix de beaucoup de sang et d’argent a le droit
de s’attendre en retour à ce que ces ressources inexploitées servent au
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 67

profit de sa population surabondante ; elles sont le patrimoine légitime


du peuple anglais, le magnifique apanage que Dieu et la nature ont
réservé au coeur du Nouveau Monde pour ceux à qui le sort n’a donné
qu’un héritage insuffisant dans l’Ancien. Ces grands avantages peuvent
encore être assurés aux sujets de votre Majesté au moyen d’institutions
sages et libres. Un attachement fortifié par le lien d’une origine
commune et par des bénéfices réciproques peut continuer d’unir à
l’Empire britannique les vastes territoires des provinces nord-
américaines et la population nombreuse et prospère qui ne manquera
pas de les remplir.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 68

LOUIS-JOSEPH PAPINEAU
(Toronto Public Library)

« Il y a quatre abus dont il faut s’affranchir :


1) Du gouvernement anglais.
2) De l’exécutif.
2) Du Conseil.
4) Du clergé ; corps composé de sujets extrêmement minces et qui pour
la plupart ne sont distingués que par la coupe de leur habit ».

(Papineau à l’assemblée de l'Acadie. Le Canadien 4 août 1837).


Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 69

MONSEIGNEUR JEAN-JACQUES LARTIGUE


(Château de Ramezay)

« ... les pasteurs doivent faire tous les efforts pour rétablir la charité et l’union
parmi leurs ouailles ; ils devraient représenter à leurs paroissiens qu’il n’est pas
permis de se révolter contre l’autorité légitime, ni de transgresser les lois du pays ;
qu’ils ne doivent point absoudre dans le tribunal de la pénitence quiconque enseigne
ou qu’il est permis de se révolter contre le gouvernement sous lequel nous avons le
bonheur de vivre, ou qu’il est permis de violer les lois du pays particulièrement
celle qui défend la contrebande, bien moins encore est-il permis d’absoudre ceux
qui violent ces lois ou enseignent de les violer ».

(Allocution de Mgr Lartigue, le 25 juillet 1837, à l’occasion du sacre de Mgr


Bourget).
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 70

[5]

Le Rapport Durham

Chapitre I
Les maux du Bas-Canada

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Le sujet de préoccupation de toute première importance qu’ont été


pour la législature impériale depuis quelques années les dissensions du
Bas-Canada, l’état alarmant du mal révélé ou occasionné par
l’insurrection récente, la nécessité absolue d’appliquer mes premiers
efforts au rétablissement d’un gouvernement libre et régulier dans cette
colonie particulière où il était tout à fait suspendu, tout cela orienta
nécessairement mes premières recherches vers la province dont le
gouvernement local reposait entre mes mains. La suspension de la
Constitution me procura dans mes enquêtes un avantage essentiel sur
mes prédécesseurs. (...) Sans égard aux représentations des factions, je
m’appliquai à connaître parfaitement la condition du peuple et les
causes réelles de mécontentement et de souffrance. (...)

I. LES CAUSES ESSENTIELLES


DES MAUX SELON DURHAM

Avant et au moment de son arrivée au canada :


conflit constitutionnel et politique

Les débats prolongés et multiples qui, quelques années durant,


avaient opposé les partis dans la colonie, et les bruits qui avaient couru
sur eux dans la métropole avaient produit dans mon esprit, comme dans
la plupart des esprits, en Angleterre, une opinion très erronée des partis
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 71

en désaccord au Bas-Canada. La querelle qu’on m’envoyait apaiser


avait été une querelle entre le pouvoir exécutif et la branche populaire
de la législature. Celle-ci, en apparence, avait lutté pour les droits du
peuple et pour un gouvernement libre. L’exécutif, d’autre part, avait
défendu la prérogative de la Couronne et les institutions qui,
conformément aux principes de la Constitution britannique, avaient été
établies [6] comme un contre-poids à l’exercice sans frein du pouvoir
populaire. Bien que dans le cours du conflit, certains indices eussent
mis en relief l’existence de dissensions encore plus profondes et plus
redoutables que celles qui auraient pu être suscitées par de simples
causes politiques, je m’étais figuré, avec la plupart de mes compatriotes
anglais, que la source originelle et constante du mal était dans les vices
des institutions politiques des provinces. (...) Je considérai ce conflit
comme une de ces querelles auxquelles, en Europe, nous ont habitués
l’histoire et la connaissance des hommes : une querelle entre un peuple
qui demande un accroissement des privilèges populaires et un exécutif
qui défend les prérogatives qu’il estime nécessaires au maintien de
l’ordre. (...)

Au moment et à la suite de son enquête

1. Conflit constitutionnel, politique et administratif

Je reconnaissais (dans ma dépêche du 9 août) que mon séjour dans


la province avait modifié du tout au tout mes idées sur l’influence
relative des causes qu’on avait reconnues aux maux présents. Je n’en
suis pas venu à croire, il est vrai, que les institutions du Bas-Canada
étaient moins défectueuses que je les avais supposées d’abord. Par suite
des circonstances spéciales où je me trouvai, j’ai pu faire un examen
assez efficace pour me convaincre qu’il avait existé dans la Constitution
de la province, dans l’équilibre des pouvoirs politiques, dans l’esprit et
dans la pratique administrative de chaque service du gouvernement, des
défauts très suffisants pour expliquer en grande partie la mauvaise
administration et le mécontentement.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 72

2. Conflit national suscité par la haine et la coexistence


de deux nations distinctes vivant au sein d’un même État

Le même examen m’a aussi convaincu qu’il existait une cause


beaucoup plus profonde et plus efficiente des dissensions particulières
et désastreuses de cette province — une cause qui brisait la surface de
ses institutions politiques pour s’enraciner dans son contexte social —
une cause que ne pourraient corriger ni réformes constitutionnelles ni
lois qui ne changeraient en rien les éléments de la société. Cette cause,
il faut la faire disparaître avant d’attendre un succès quelconque de
toute autre tentative pour remédier aux maux de cette malheureuse
province. Je m’attendais à trouver un conflit entre le gouvernement [7]
et le peuple ; je trouvai deux nations en guerre au sein d’un même État ;
je trouvai une lutte, non de principe, mais de race. Et je m’aperçus qu’il
serait vain d’essayer d’améliorer les lois ou les institutions avant que
d’avoir réussi à exterminer la haine mortelle qui, maintenant, sépare les
habitants du Bas-Canada en deux groupes hostiles : Français et Anglais.
Il serait vaniteux de ma part d’espérer, par une description, pouvoir
donner à votre Majesté une idée des haines de race que m’a forcé de
reconnaître mon expérience personnelle au Bas-Canada. L’heureuse
absence chez nous de toute hostilité nationale nous permet difficilement
de comprendre l’intensité de la haine que la différence de langage, de
lois et de coutumes suscite entre les habitants d’un même village ou les
citoyens d’un même pays. Nous sommes portés à croire que le vrai
motif de la querelle est autre chose, et que la différence raciale a
seulement légèrement et occasionnellement accentué les rivalités
attribuées à une autre cause plus habituelle. L’expérience d’une société
aussi malheureusement divisée que celle du Bas-Canada conduit à une
opinion exactement contraire. La haine des nationalités tombe sous les
sens mêmes, d’une manière irrésistible et palpable, comme l’origine ou
l’essence de toute la querelle qui divise la société. On s’aperçoit vite
que les rivalités qui paraissent avoir une autre origine ne sont que les
modalités de cette perpétuelle et envahissante querelle et que toute
dispute est à l’origine entre Français et Anglais ou le devient avant
d’avoir touché son terme. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 73

II. LE DÉVELOPPEMENT DE LA CRISE


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L’hostilité entre les races n’a acquis son influence permanente que
depuis quelques années et elle ne s’est pas montrée partout à la fois. (...)
D’un autre côté, d’année en année, en dépit des diverses influences
qu’un gouvernement peut exercer, et qu’aucun peuple au monde n’est
plus susceptible de trouver détestables que les Canadiens français, (...)
le nombre des Canadiens français sur qui pouvait compter le
gouvernement a diminué à cause de ces associations qui les ont
entraînés dans le camp de leurs compatriotes. Le soulèvement de 1837
a complété la division. Depuis le recours aux armes, les deux races se
sont distinctement et complètement dressées l’une contre l’autre.

1. Opinion unanime des Canadiens anglais du Bas-Canada

Aucune section de la population anglaise n’a hésité à prendre les


armes pour la défense du gouvernement. (...) L’exaspération ainsi
engendrée s’est [8] étendue à l’ensemble de chaque race. Les plus justes
et les plus sensés des Anglais, ceux dont la politique avait toujours été
des plus libérales, ceux qui avaient toujours favorisé la modération dans
les disputes provinciales semblent, depuis ce moment, avoir pris parti
contre les Français, avec autant de fermeté, sinon de férocité, que le
reste de leurs compatriotes et avoir agréé à la résolution de ne plus
jamais se soumettre de nouveau à une majorité française. Quelques
exceptions confirment l’existence de la règle générale de l’hostilité
nationale plutôt qu’elles ne militent contre elle.

2. Division des Canadiens français


et position de « l’establishment »

Un noyau de Français, remarquables par leurs vues larges et


modérées, condamnent encore les étroits préjugés de race et la violence
ruineuse de leurs compatriotes ; mais ils combattent avec la même force
ce qu’ils considèrent comme prétentions injustes et violentes de la
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 74

minorité ; ils s’efforcent de former un parti de centre entre les extrêmes.


Une grande partie du clergé catholique, quelques-uns des principaux
propriétaires parmi les familles seigneuriales et quelques autres
subissant l’influence des anciennes alliances de parti appuient le
gouvernement contre la violence révolutionnaire. (...)

III. LES PARADOXES D’UN CONFLIT


À LA FOIS POLITIQUE ET SOCIAL

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Une querelle fondée sur la simple raison d’animosité nationale


paraît si révoltante aux idées de bon sens et de charité qui règnent dans
le monde civilisé que les partis, qui éprouvent une telle passion avec le
plus de force et s’y livrent le plus ouvertement, prennent bien soin de
se classer sous toutes autres dénominations que celles qui définiraient
correctement leurs buts et leurs sentiments.

1. L’impact des moyens préconisés

Les Canadiens français ont essayé de dissimuler leur hostilité aux


conséquences de l’immigration britannique et à l’introduction des
institutions anglaises sous les apparences d’une guerre contre le
gouvernement et contre ceux qui l’appuyaient. Ils représentaient ces
derniers comme une coterie de protégés corrompus et insolents.
Majoritaires, ils ont invoqué les principes du contrôle populaire et de la
démocratie ; ils en ont appelé aussi avec assez de succès à la sympathie
des hommes politiques libéraux de toutes les parties du monde.
[9]
Les Anglais, voyant leurs adversaires heurter le gouvernement, ont
\and le cri de la loyauté et de l’attachement au lien britannique. Ils
dénoncèrent aussi les dispositions républicaines des Français, qu’ils
désignent ou plutôt qu’il/ avaient coutume de désigner sous le nom de
radicaux.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 75

Ainsi l’on considéra les Français comme un parti démocratique qui


combattait en faveur de la réforme et les Anglais, comme les
représentants de 11 minorité conservatrice qui protégeait le lien menacé
de la Couronne britannique et l’autorité suprême de l’Empire. Cette
idée contient une part de vérité dans la mesure où cela concerne les
moyens par lesquels chaque parti tentait de faire valoir ses propres idées
de gouvernement. La majorité française soutenait les doctrines les plus
démocratiques sur les droits d’une majorité numérique. La minorité
anglaise profitait de la protection des privilèges et se prévalait de toutes
celles des institutions coloniales qui permettaient au petit nombre de
résister à la volonté du plus grand nombre.

2. L’impact des fins ultimes poursuivies

Mais si l’on examine les objectifs de chaque parti, l’analogie avec


notre propre politique semble perdue, sinon complètement renversée.
Les Français paraissent avoir employé leurs armes démocratiques pour
des fins conservatrices plutôt qu’en faveur d’un mouvement libéral et
éclairé. Les sympathies des amis de la réforme se portaient
naturellement du côté de la saine amélioration que la minorité anglaise
essaya en vain d’introduire dans les lois désuètes de la province.
Toutefois, même sur les problèmes qui, récemment, avaient été les
sujets principaux de dispute entre les deux partis, il est difficile de croire
que l’hostilité des races était l’effet, et non la cause de l’entêtement avec
lequel on soutenait ou l’on combattait les réformes désirées. Les
Anglais se plaignaient du refus de l’Assemblée d’établir des bureaux
d’enregistrement et d’abolir la tenure féodale. (...)
Il y a tout lieu de croire qu’un grand nombre de paysans, qui
combattirent à Saint-Denis et à Saint-Charles, s’imaginèrent que le
principal résultat du succès serait l’abolition des dîmes et obligations
féodales ; (...) que l’Assemblée s’opposa à ces changements parce que
les Anglais les désiraient et que, par ailleurs, la résistance rencontrée
chez les Français stimula l’ardeur des Anglais à les demander. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 76

[10]

3. Les principaux antagonistes en présence

A. La population canadienne-française
et ses principaux chefs

Une population sans éducation aucune et singulièrement amorphe,


obéissant aveuglément à des chefs qui la gouvernent au moyen d’une
confiance aveugle et d’étroits préjugés nationaux, voilà des caractères
qui ressemblaient bien peu à la vigoureuse démocratie issue de la
Révolution américaine avec laquelle on avait voulu établir des
comparaisons.

B. Les différentes factions de la population anglaise

Encore moins ai-je pu découvrir chez la population anglaise ces


serviles instruments d’une petite clique officielle, ou ces marchands
fiers de leur fortune, tels que les avaient décrits leurs adversaires. J’ai
trouvé que la masse de la population anglaise, composée de vigoureux
fermiers et d’humbles artisans, formait une démocratie très
indépendante, pas très maniable, et quelquefois plutôt tumultueuse.
Bien qu’ils fissent profession constante d’ultra-loyalisme et des
doctrines de « haute prérogative », je les trouvai très résolus à maintenir
en eux-mêmes un grand respect des droits populaires, et singulièrement
disposés à appuyer l’accomplissement de leurs désirs par les méthodes
les plus fortes de pression constitutionnelle sur le gouvernement. Je
trouvai la plus grande hostilité entre eux et les Canadiens. (...)
Et il faut avouer en toute justice pour ce groupe de fonctionnaires
tant assaillis comme les ennemis du peuple canadien que, — sans
excuser l’influence malfaisante de ce système d’administration qu’il
était appelé à mettre à exécution, — les membres des familles
officielles les plus anciennes et les plus puissantes furent, de tous les
Anglais du pays, ceux chez qui je trouvai, en général, le plus de
sympathie et de bienveillance envers la population française. Je ne pus
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 77

donc croire que cette animosité était seulement celle qui subsistait entre
une oligarchie officielle et un peuple. Davantage, j’en vins à la
conviction que la lutte qui a été représentée comme une lutte de classes
était, en réalité, une lutte de race. (...)

IV. PRINCIPALES DIFFÉRENCES


ENTRE LES DEUX RACES ET SUPÉRIORITÉ
INCONTESTÉE DES « BRITISH CANADIANS »

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Il est à peine possible de concevoir les descendants d’aucune des


grandes nations de l’Europe aussi différents les uns des autres en
caractère et en tempérament, plus totalement séparés les uns des autres
par la langue, les lois [11] et les coutumes ou placés dans ces
circonstances plus propices à produire mésintelligence, jalousie et
haine réciproques. Pour comprendre l’incompatibilité des deux races au
Canada, il ne suffit pas de nous représenter une société composée à part
égale de Français et d’Anglais. Il faut aussi avoir en tête quelle sorte de
Français et d’Anglais viennent en contact et dans quelle proportion ils
se rencontrent.

1. Origine et mentalité

A. Apathie congénitale
de la société canadienne-française

a. Sous le Régime français

Les institutions de France durant la période de colonisation du


Canada étaient, peut-être plus que celles de n’importe quelle autre
nation d’Europe, propres à étouffer l’intelligence et la liberté de la
grande masse du peuple. Ces institutions traversèrent l’Atlantique avec
le colon canadien. Le même despotisme centralisateur, incompétent,
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 78

stationnaire et répressif s’imposa à lui. Non seulement on ne lui donna


aucune voix dans le gouvernement de sa province ou dans le choix de
ses dirigeants, mais il ne lui fut même pas permis de s’associer avec ses
voisins pour la régie de ses affaires municipales que l’autorité centrale
négligeait sous prétexte de les diriger. Il obtenait sa terre d’après une
tenure singulièrement propre à promouvoir son bien-être immédiat,
mais qui entravait son désir d’améliorer son sort ; il était aussitôt placé
à la fois dans une vie de travail constant et uniforme, dans une très
grande aisance et dans la dépendance seigneuriale. L’autorité
ecclésiastique à laquelle il s’était habitué établit ses institutions autour
de lui, et le prêtre continua à exercer sur lui son ancienne influence. On
ne prit aucune mesure générale en faveur de l’éducation et comme la
nécessité n’en était pas ressentie, le colon ne fit aucun effort pour
réparer cette négligence du gouvernement. Nous ne devons donc pas
nous étonner que, dans de telles circonstances, ces hommes habitués
aux travaux incessants d’une agriculture primitive et difficile,
habituellement friands de réjouissances populaires, se réunirent en
communautés rurales, occupant des portions d’un sol tout entier
disponible et suffisant pour pourvoir chaque famille de biens matériels
bien au-delà de leurs anciens moyens ou presque au-delà de leurs
désirs ; qu’ils ne firent guère de progrès au-delà de l’aisance que la
fertilité du sol leur imposait ; qu’ils demeurèrent sous les mêmes
institutions [12] le même peuple ignare, apathique et rétrograde. Le
long des rives alluviales du Saint-Laurent et de ses tributaires, ils ont
défriché deux ou trois bandes de terre ; ils les ont cultivées d’après les
plus mauvaises méthodes de petite culture. (...) Toute l’énergie qui
existait parmi la population fut employée au commerce des pelleteries
et à la chasse qu’eux et leurs descendants poussèrent au-delà des
Montagnes Rocheuses et qu’ils monopolisent encore, en grande partie,
dans toute la vallée du Mississipi. La masse de la société montra dans
le Nouveau Monde les caractéristiques des paysans d’Europe. La
société était dense et même les besoins et la pauvreté qui accompagnent
le trop-plein démographique du Vieux Monde ne furent pas tout à fait
inconnus ici. Ces gens s’accrochèrent aux anciens préjugés, aux
anciennes coutumes, aux anciennes lois, non à cause d’un fort
sentiment de leurs heureux effets, mais avec cette ténacité irrationnelle
d’un peuple mal éduqué et stationnaire. Ils n’étaient pas non plus
dépourvus des vertus d’une vie simple et industrieuse, ni de celles que,
d’un commun accord, les hommes attribuent à la nation dont ils sortent.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 79

Les tentations qui, dans les autres États, conduisent aux délits contre la
propriété et les passions qui provoquent la violence étaient peu connues
parmi eux. Ils sont doux et accueillants, frugaux, ingénieux et honnêtes,
très sociables, gais et hospitaliers ; ils se distinguent par une courtoisie
et une vraie politesse qui pénètrent toutes les classes de leur société.

b. Sous le Régime anglais

• Signification de la Conquête

La Conquête les a transformés, mais très peu. Les classes plus


élevées et les citadins ont adopté quelques coutumes et quelques
sentiments anglais. Néanmoins, la négligence continuelle du
gouvernement britannique laissa la masse du peuple sans aucune des
institutions qui l’eussent élevée à la liberté et à la civilisation. Il les a
laissé sans l’instruction et sans les organismes du gouvernement
responsable local, qui auraient permis d’assimiler leur caractère et leurs
coutumes, facilement et avantageusement, au profit d’un Empire dont
ils devenaient une partie. Ils demeurent une société vieillie et
retardataire dans un monde neuf et progressif. Essentiellement, ils sont
encore Français, mais des Français qui ne ressemblent pas du tout à
ceux de France. Ils ressemblent plutôt aux provinciaux français de
l’Ancien Régime.
[13]

• Situation en 1837

Je ne peux traiter ce sujet sans attirer l’attention sur une particularité


sociale de ce peuple dont on n’a pas bien estimé le rôle dans les
soulèvements du Bas-Canada. Un pays nouveau et non colonisé,
l’application du droit français sur les successions et l’absence de tout
moyen d’accumuler des richesses par le commerce ou l’industrie ont
amené une égalité remarquable de fortunes et de conditions. Seules
quelques familles seigneuriales possèdent de grandes propriétés,
quoique pas toujours de grande valeur ; la classe qui dépend tout à fait
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 80

des gages est très infime. La masse de la population est formée de petits
propriétaires fonciers laborieux des districts ruraux, communément
appelés « habitants », et de leurs parents engagés dans d’autres
occupations. Il est impossible d’exagérer leur manque d’instruction ;
aucun moyen d’instruction n’a jamais été prévu pour eux et ils sont
presque tous dépourvus au point qu’ils ne savent ni lire ni écrire. (...)
La piété et la bonté des premiers possesseurs du pays permirent la
fondation, dans les séminaires qui existent en différents endroits de la
province, des institutions dont les fonds et l’activité sont depuis
longtemps consacrés au progrès de l’instruction. Ces institutions
établirent également des séminaires et des collèges dans les villes et
dans d’autres centres. L’enseignement donné dans ces maisons
ressemble beaucoup à celui des écoles publiques anglaises, bien que le
programme soit plus varié. Il est totalement entre les mains du clergé
catholique. On estime à environ un millier le nombre d’élèves dans ces
établissements et, autant que j’ai pu m’en assurer, entre deux et trois
cents jeunes gens ainsi formés en sortent chaque année. Presque tous
appartiennent à la famille de quelque habitant. (...) Quelques-uns
deviennent prêtres ; mais comme les carrières militaires et navales sont
fermées aux colons, la plupart ne peuvent trouver de situation
convenant à l’idée qu’ils se font de leurs propres qualifications ailleurs
que dans les « savantes » professions d’avocat, de notaire, et de
médecin. Il résulte de ce phénomène que ces professions sont très
encombrées. On trouve dans chaque village du Bas-Canada une
abondance de notaires et de médecins qui ont peu de clientèle pour
s’occuper et qui vivent parmi leurs propres familles, ou en tout cas au
milieu de la même classe. (...) La plus parfaite égalité règne toujours
dans leurs relations ; celui qui est supérieur par l’instruction n’est
séparé du paysan singulièrement ignare qui le coudoie par aucune
barrière d’usages, de fierté ou d’intérêts distincts. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 81

[14]

B. Importance et prodigieux développement


de la société canadienne-anglaise

Au sein de ce peuple, le progrès de l’immigration a introduit,


récemment, une population anglaise affichant les caractéristiques
familières des plus entreprenants de chaque classe de nos concitoyens.

… Dans le fonctionnariat, la justice et l’armée

Les circonstances du début de l’administration coloniale écartèrent


du pouvoir les natifs canadiens et mirent tous les emplois de confiance
et rémunérateurs aux mains d’étrangers d’origine anglaise. Les plus
hautes fonctions juridiques furent également confiées au même groupe.
Les fonctionnaires du gouvernement civil, ainsi que les officiers de
l’armée, composèrent une sorte de classe privilégiée, occupant les
premiers rangs de la société d’où était exclue l’élite même des
autochtones, comme elle l’était d’ailleurs du gouvernement de son
propre pays.
Ce n’est que depuis très peu d’années, ainsi que l’ont affirmé
plusieurs personnes qui connaissent bien le pays, que ce groupement de
fonctionnaires civils et militaires a cessé d’afficher, vis-à-vis de la
classe la plus distinguée des Canadiens, un air d’exclusivité et de dédain
qui était encore plus révoltant pour un peuple sensible et poli que le
monopole du pouvoir et du profit ; et ce favoritisme national n’a pris
fin qu’après des plaintes fréquentes et un combat haineux qui avaient
allumé des passions que les concessions ne pouvaient apaiser. Déjà les
races étaient ennemies, quand une justice trop tardive a été extorquée.
(...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 82

… Dans le commerce et l’industrie

Ce fut peu de temps après la Conquête qu’une autre classe plus


nombreuse de colons anglais commença à pénétrer dans la province.
Les capitaux anglais furent attirés au Canada par la grande quantité des
produits d’exportation de valeur et par les facilités commerciales
qu’offraient les voies naturelles d’échanges intérieurs. On développa
sur une échelle plus grande et plus profitable l’ancien commerce du
pays. On exploita de nouveaux secteurs industriels. Les habitudes
régulières et dynamiques des hommes d’affaires anglais éliminèrent de
toutes les branches les plus lucratives de l’industrie leurs concurrents
inactifs et insouciants de race française ; mais par rapport à la plus
grande partie du commerce et des manufactures du pays (presque la
totalité), on ne peut pas dire que les Anglais aient empiété sur les
Français ; de fait ils ont créé des [15] occupations et des profits
inconnus jusqu’alors. Un petit nombre cependant des anciens colons
ont souffert des pertes occasionnées par le succès de la concurrence
anglaise. Mais tous ont ressenti plus vivement l’accroissement
progressif d’une classe d’étrangers qui paraissaient devoir concentrer
entre leurs mains les richesses du pays, et dont le faste et l’influence
éclipsaient ceux de la classe qui avait occupé jusqu’ici le premier rang.

… Dans l'agriculture

L’intrusion des Anglais ne s’est pas limitée au commerce. Par


degrés, ils ont acquis de grandes étendues de terre ; ils ne se sont pas
bornés à la région non-colonisée et lointaine des « townships ». Le riche
capitaliste a investi son argent dans l’achat de propriétés seigneuriales,
et l’on estime aujourd’hui que la bonne moitié des meilleures
seigneuries appartiennent à des propriétaires anglais. La tenure
seigneuriale est si contraire à nos notions de droit de propriété que le
nouveau seigneur, sans le vouloir et sans prendre conscience de
l’injustice qu’il pouvait commettre, a exercé ses droits en plusieurs
circonstances d’une manière qui paraîtrait tout à fait juste dans ce pays-
ci, mais que l’habitant canadien considère avec raison comme
oppressive. L’acquéreur anglais trouve également une raison juste et
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 83

inattendue de se plaindre de l’incertitude des lois qui rendaient


précaires ses droits de propriétaire, et des implications de la tenure qui
rendent difficiles les aliénations et les améliorations. Mais une cause
d’irritation, plus grande que celle suscitée par le transfert des grandes
propriétés, est née de la concurrence entre cultivateurs anglais et
français. Le cultivateur d’Angleterre a emporté avec lui l’expérience et
les méthodes d’agriculture les plus perfectionnées au monde. Il s’établit
dans les cantons voisins des seigneuries et, grâce à des terres neuves et
à des procédés agricoles améliorés, il entra en compétition avec
l’exploitation épuisée et négligente de l’habitant. Souvent même il prit
la ferme que le colon canadien avait abandonnée et, par une gestion
supérieure, il a transformé en une source de profit ce qui n’avait
qu’appauvri son prédécesseur. L’ascendant qu’un injuste favoritisme
avait contribué à donner à la race anglaise dans le gouvernement et dans
les carrières de la magistrature, elle se l’est assuré par sa propre énergie
supérieure, par son adresse et par ses capitaux dans toutes les branches
de l’industrie. Elle a développé les ressources du pays, elle a construit
ou amélioré les moyens de communication, elle a créé le commerce
intérieur et extérieur. Le commerce en gros dans sa totalité, une grande
partie du commerce de détail de la province [16] et les fermes les plus
avantageuses et les plus florissantes sont maintenant entre les mains de
la minorité. (...)

2. Capital et main-d’œuvre

La grande masse de la population ouvrière est d’origine française,


mais elle est à l’emploi de capitalistes anglais. La classe la plus
expérimentée d’artisans se compose en général d’Anglais. Mais au sein
des occupations les plus pénibles, les Canadiens français tiennent bon
devant la rivalité anglaise. (...) Je ne pense pas que l’animosité qui
sépare les classes ouvrières des deux origines soit la conséquence
nécessaire de l’opposition des intérêts ou de la jalousie qu’excitent les
succès supérieurs de la main-d’oeuvre britannique. Mais les préjugés
nationaux exercent naturellement la plus forte influence sur les plus
illettrés ; la disparité du langage est un obstacle plus difficilement
surmonté ; les différences dans les usages et dans les manières sont
moins bien tolérées. Les ouvriers que l’émigration a introduits au pays
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 84

comptaient parmi eux nombre d’ignorants, d’agitateurs et de dépravés.


Leur conduite et leurs manières révoltaient les autochtones de la même
classe, plus disciplinés et plus courtois. Les ouvriers se rangèrent
naturellement du côté des riches et des hommes instruits parmi leurs
propres compatriotes. Une fois engagées dans le conflit, leurs passions
furent moins retenues par l’instruction et par la prudence. Maintenant
l’hostilité nationale fait s’affronter avec une fureur inouïe ceux dont les
intérêts s’opposent le moins.

3. Fierté et intolérance

Les deux races, aussi distinctes, se sont trouvées dans une même
société et dans des circonstances où tout rapport devait inévitablement
produire un affrontement. D’abord, dès le départ, la différence de la
langue les tenait à distance l’une de l’autre. Ce n’est nulle part une vertu
de la race anglaise de tolérer toutes manières, coutumes, ou lois qui lui
apparaissent étrangères. Habituellement conscients de leur propre
supériorité, les Anglais ne prennent pas la peine de cacher aux autres le
mépris et l’aversion qu’ils portent à leurs usages. Les Anglais ont
trouvé, chez les Canadiens français, une somme égale de fierté
nationale ; fierté ombrageuse, mais inactive qui dispose ce peuple
moins à ressentir une insulte qu’à se tenir éloigné de ceux qui
voudraient le tenir dans l’abaissement. Les Français ne pouvaient pas
ne pas ressentir la supériorité de [17] l’esprit d’entreprise des Anglais ;
ils ne pouvaient pas se cacher leur succès dans tout ce qu’ils
entreprenaient, ni l’accroissement constant de leur supériorité. Ils
regardèrent leurs rivaux avec alarme, avec jalousie et enfin avec haine.
Les Anglais le leur rendirent par une morgue qui revêtit bientôt la même
forme de haine. Les Français se plaignaient de l’arrogance et de
l’injustice des Anglais ; les Anglais reprochaient aux Français les vices
d’un peuple faible et conquis et les accusaient de bassesse et de perfidie.
(...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 85

4. Religion

La religion ne représentait aucun lien de rapprochement ou d’union.


C’est, en effet, un admirable trait de la société canadienne d’être tout à
fait dépourvue de toute dissension religieuse. Non seulement
l’intolérance sectaire n’est pas admise, mais elle semble à peine avoir
influencé les sentiments de l’homme. Quoique la prudence et la
libéralité des deux groupes aient empêché ce germe fertile d’animosité
d’envenimer leurs querelles, leur différence de religion les éloigne
cependant les uns des autres. Ils ont eu des clergés différents et jamais
ils ne se sont rencontrés dans la même église.

5. Éducation

Aucune instruction commune n’a servi à supprimer ou à diminuer


les disparités d’origine et de langue. Les associations de jeunesse, les
jeux de l’enfance et les études qui modifient le caractère de l’âge adulte,
tout cela est distinct et diffère totalement chez les uns et chez les autres.
A Montréal et à Québec, il y a des écoles anglaises et des écoles
françaises. Les élèves s’y habituent à combattre nation contre nation, et
les querelles de rue, entre les garçons, présentent habituellement cette
division : d’un côté les Anglais, de l’autre les Français.

6. Langue et culture

Comme ils sont instruits séparément, ainsi leurs études sont-elles


différentes. La littérature familière aux uns et aux autres est celle de
leur langue respective. Toutes les idées que les hommes puisent dans
les livres leur viennent de sources parfaitement différentes. À cet égard,
la différence de langue produit des effets bien différents de ceux qu’elle
a dans les simples relations entre les deux races. Ceux qui ont réfléchi
sur la puissante influence de la langue [18] sur la pensée peuvent
concevoir comment les hommes qui parlent un langage différent sont
enclins à penser différemment. Ceux qui connaissent la littérature
française savent que la même idée exprimée par un auteur anglais et par
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 86

un auteur français contemporains est non seulement différente dans les


termes, mais davantage dans le style, dénotant une manière de penser
tout à fait différente. Cette disparité frappe beaucoup au Bas-Canada ;
elle n’existe pas uniquement dans les livres les plus réputés qui sont
évidemment les ouvrages des grands écrivains de France et
d’Angleterre, qui forment les esprits des races respectives. On peut
l’observer encore dans les écrits actuels de la presse coloniale. Les
articles des journaux de l’une ou de l’autre race sont écrits dans un style
aussi différent que celui des journalistes de France et d’Angleterre
actuellement et les arguments qui forcent la conviction des uns
paraissent absolument inintelligibles aux autres. (...)

8. Journaux

La représentation erronée des faits politiques est une des


conséquences de la liberté de la presse dans tout pays libre. Toutefois,
dans une nation où tous parlent une même langue, ceux qui reçoivent
le mensonge d’un côté peuvent habituellement apprendre la vérité de
l’autre. Dans le Bas-Canada, où les journaux anglais et français
représentent des opinions adverses et où peu de personnes peuvent lire
facilement les deux langues, ceux qui reçoivent de faux exposés sont
rarement en état de les corriger. Il est difficile d’imaginer la perversité
avec laquelle on fausse habituellement la vérité et quelles erreurs
grossières ont cours parmi le peuple. (...)

9. Affaires et occupations

Les affaires et les occupations des deux races ne les rapprochent pas
dans l’amitié et la coopération ; elles les placent plutôt
occasionnellement en rivalité l’une contre l’autre. Un esprit
d’émulation louable a induit plus tard les Français à se lancer dans les
carrières occupées jusqu’ici par les Anglais et à essayer de leur faire
concurrence dans le commerce. On doit cependant regretter beaucoup
que cet effort ait eu lieu seulement lorsque l’animosité nationale eut
atteint son maximum d’intensité et que la concurrence eut été conduite
de manière à envenimer les différences déjà existantes. La fondation de
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 87

la « Banque du Peuple » par des capitalistes français est un événement


qui [19] peut être regardé comme un indice satisfaisant du réveil de
l’énergie commerciale de la population française ; aussi faut-il
beaucoup regretter que le succès de cette entreprise nouvelle ait été
uniformément répandu au moyen d’appels directs et mesquins aux
sentiments nationaux de la race.
Certains Français ont établi dernièrement une ligne de bateaux à
vapeur pour lutter contre un monopole dont un groupe de financiers
anglais profitaient sur le Saint-Laurent. Si petits et si peu confortables
que fussent ces bateaux, on les regarda d’un bon œil à cause de leur
supériorité en ce qui a trait aux qualités essentielles de sécurité et de
vitesse. Toutefois, on ne considérait pas cela comme suffisant à leur
succès. On faisait des appels constants aux sentiments nationaux de la
population française en faveur de la préférence exclusive de la « ligne
française ». Je me rappelle un journal français qui annonçait avec
contentement que, le jour précédent, les bateaux à vapeur de Québec et
de La Prairie étaient arrivés à Montréal avec un grand nombre de
passagers, tandis que les bateaux anglais en avaient peu. Par ailleurs,
les Anglais en appelaient aux mêmes préjugés ; ils avaient l’habitude
d’appliquer aux bateaux français les épithètes de « Le Radical », « Le
Rebelle » et « Le Déloyal ».
L’introduction de cette espèce de préférence nationale, dans le
domaine des affaires, produisit un effet singulièrement pernicieux, en
autant qu’il isola davantage les deux races dans les rares occasions où
elles pouvaient antérieurement se rencontrer. On ne se réunit à peu près
jamais dans les auberges des villes. Les principaux hôtels n’ont que des
hôtes anglais ou des voyageurs étrangers. Les Français, pour la plupart,
se voient d’ordinaire les uns chez les autres ou dans des pensions où ils
ne rencontrent que peu d’Anglais.

9. Loisirs et vie sociale

Leurs loisirs ne les mettent pas davantage en contact. Les relations


mondaines entre les deux races n’ont jamais existé, si ce n’est dans les
hautes classes ; elles sont maintenant presque détruites. Je n’ai entendu
parler que d’une maison à Québec où les deux races se rencontraient
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 88

dans des conditions assez bonnes d’égalité et d’amitié : on faisait


mention de cela comme d’un grand exemple de bon sens du
propriétaire. (...) En effet, la différence d’usages des deux races rend
presque impossibles des relations sociales générales.
Un exemple d’incompatibilité nationale vint à ma connaissance à
l’occasion d’une tentative que je fis pour promouvoir une affaire à
laquelle, disait-on, les Français s’intéressaient beaucoup. J’acceptai la
présidence de la Société [20] d’Agriculture du district de Québec et
j’assistai au comice agricole qui précédait la distribution des prix. Je
découvris que même sur ce terrain neutre les cultivateurs français ne
voulaient pas concourir avec les Anglais. Il fallut accorder des prix
séparément dans presque toutes les sections, et les concours nationaux
de labour se poursuivirent dans deux champs distincts et même
éloignés.
Leurs relations sociales étant telles, on ne doit pas s’attendre à ce
que les liens domestiques adoucissent l’animosité des deux races.
Durant la première période de possession de la colonie par les Anglais,
les mariages inter-raciaux étaient courants. Maintenant ils sont
extrêmement rares. (...)
Les différends de ce genre ne se produisent qu’entre gens de basses
classes du peuple et dégénèrent rarement en actes de violence. Quant
aux autres classes, leurs relations sociales sont restreintes à tel point que
les plus farouches adversaires ne se rencontrent jamais dans le même
salon. (...)

10. Activité politique

Par conséquent, il n’y a entre eux aucune controverse politique


personnelle, Les occasions ordinaires de querelles ne surviennent
jamais. Pour se quereller, il faut le faire si publiquement ou de propos
si délibéré que la prudence empêche les gens de déclencher
individuellement ce qui finirait probablement par des combats
généralisés où le sang coulerait. La crainte mutuelle prévient les
disputes et les émeutes même parmi les basses classes. Dans les villes,
les Français connaissent et redoutent la force physique supérieure des
Anglais, et les Anglais des villes évitent d’employer la force par crainte
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 89

des représailles qui pourraient être exercées contre leurs compatriotes


dispersés dans les paroisses rurales.
Ce sentiment de ménagement réciproque va si loin qu’il produit un
calme apparent dans les affaires publiques qui est propre à embrouiller
un étranger qui a beaucoup entendu parler des haines qui règnent dans
la province. On n’en perçoit aucune trace dans les assemblées
populaires. (...) Par conséquent, le parti anglais a ses assemblées et le
parti français les siennes. (...)

11. Affaires publiques et philanthropiques

Les deux partis ne s’unissent pour aucune affaire publique ; ils ne


peuvent même pas s’accorder pour les œuvres de charité.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 90

Sir John Colborne


(Archives Publiques du Canada)
Commandant en chef des troupes britanniques,
Colborne devait se mériter le titre de « vieux brûlot ».
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 91

Docteur André Chénier


(Archives Publiques du Canada)
Chef réformiste dont la tête fut mise à prix, Chénier mourut, frappé de deux
balles, quelques instants après avoir quitté l’église de Saint-Eustache en flamme.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 92

LA BATAILLE DE SAINT-EUSTACHE

« Le 13 au matin, nos forces quittèrent Montréal pour Saint-Eustache sous le


commandement immédiat de Sir John Colborne. (...) Le 14, elles traversèrent la
rivière Ottawa, de l’Isle Jésus à la terre ferme, à environ trois milles au-dessous de
Saint-Eustache. Après avoir essuyé quelque feu durant leur approche, elles firent
l’investissement du village vers midi. Un grand nombre de rebelles se sauvèrent à
la vue des troupes, mais les autres, environ quatre cents, sous le commandement du
Dr Chénier, se défendirent obstinément dans l’église et les maisons environnantes,
qu’ils avaient barricadées, et d’où, après la destruction des retranchements par
l’artillerie, ils furent délogés en l’espace d’une heure. L’église et les bâtiments
prirent feu et furent consumés, ainsi que plusieurs maisons du village appartenant
à des rebelles notoires. Leurs pertes s’élèvent à cent morts pour le moins, et cent
vingt qui furent faits prisonniers. Les troupes comptent un mort et trois ou quatre
blessés ».
(Gosford à Glenelg, 23 décembre 1837)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 93

[21]

12. Système judiciaire

La seule circonstance où ils entrent publiquement en contact, c’est


dans le banc du jury, et ils ne le font que pour obstruer complètement
l’exercice de la justice. (...)

V. L’AFFRONTEMENT
DES ANTAGONISMES

1. Montée inévitable des tensions

Retour à la table des matières

Il était inévitable que de tels sentiments sociaux se terminent par une


lutte à mort sur le plan politique. Les Français voyaient avec jalousie
l’influence politique d’une classe d’étrangers s’accroître de jour en
jour ; ils n’éprouvaient pour eux que de l’aversion et ils les redoutaient.
Les Anglais fortunés s’irritaient de ce que leurs biens ne leur donnaient
aucune influence sur leurs dépendants français qui agissaient sous la
direction des chefs de leur propre race. Les cultivateurs et les
commerçants d’origine britannique ne tardèrent pas à se fatiguer de leur
complète nullité politique au milieu d’une population majoritaire dont
ils méprisaient l’ignorance et dont les vues et la conduite politique
semblaient totalement en désaccord avec leurs propres conceptions des
principes et de l’exercice du gouvernement responsable. On ne peut pas
un seul instant contester aux Anglais la supériorité de leur sagesse
politique et pratique. La grande masse de la population canadienne,
incapable de lire et d’écrire, et n’ayant trouvé dans très peu des
institutions du pays, les éléments mêmes de l’éducation politique, était
décidément inférieure aux colons anglais. Ceux-ci, pour la plupart,
avaient reçu une somme considérable d’instruction et avaient été
entraînés, dans leur propre pays, à participer aux affaires publiques
d’une nature ou de l’autre.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 94

Par rapport aux classes plus instruites, la supériorité des Anglais


n’est pas si apparente et si généralisée. En effet, d’après les
renseignements que j’ai pu recueillir, je suis porté à croire que la plus
grande partie du raffinement de la pensée spéculative et de la
connaissance acquise par la lecture, sauf quelques brillantes exceptions,
doit se trouver du côté des Français. Mais, je n’hésite pas à affirmer,
avec encore plus de force, que les circonstances où se sont trouvés , les
Anglais au Bas-Canada, lesquels se servaient à bon escient de leur
éducation politique originelle, ont donné à leurs chefs une grande
sagacité pratique, le tact et l’énergie dans la politique. Ces qualités, je
dois l’avouer, manquaient [22] d’une manière déplorable aux leaders
français, à cause des mauvaises institutions de la colonie. Il était
impossible qu’une race qui se sentait supérieure en sagesse et en adresse
politique supportât patiemment le joug d’une majorité qu’elle ne
pouvait respecter.

2. Déclenchement de la crise

Il est difficile de dire, quand et par quelle cause particulière,


l’hostilité qui devait nécessairement éclater tôt ou tard entre cette
majorité et cette minorité devint réellement d’une importance
primordiale.

A. Avant 1822 : crise coloniale

L’hostilité entre l’Assemblée et le gouvernement britannique avait


créé depuis longtemps chez les leaders du peuple, une tendance à s’en
prendre à la nation à laquelle appartenait ce gouvernement.

B. Après 1822 : crise coloniale, politique et nationale

On dit que les appels à la fierté nationale des Français et à leur haine
prirent un caractère plus généralisé et plus direct lors de la tentative
avortée d’union du Haut et du Bas-Canada de 1822. Les leaders de
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 95

l’Assemblée regardèrent et représentèrent cette tentative comme un


coup direct contre les institutions de leur province. La colère des
Anglais s’envenima par les accusations qu’après cette époque ils
entendirent constamment sur leur compte. Sans doute éprouvaient-ils
quelque sympathie pour les membres du gouvernement provincial de
leur propre race. Leur attachement n’en fut que plus fort en faveur du
lien colonial avec la Grande-Bretagne, lien que l’attitude de
l’Assemblée semblait mettre en danger. Par ailleurs, les abus existant
dans le gouvernement de la province justifiaient tellement une
opposition que les députés des deux races continuèrent longtemps à agir
ensemble contre lui. Et comme la masse de la population anglaise,
établie dans les « townships » et sur les bords de l’Outaouais, avait très
peu de contact avec les Français, cette situation, je suis porté à le croire
en tout cas, aurait pu durer encore plus longtemps avant que les
querelles de race ne prennent une importance supérieure à toutes les
autres, si l’Assemblée n’était entrée en conflit avec l’entière population
anglaise par sa politique à l’égard des améliorations intérieures et par
l’application de lois désuètes et défectueuses qui servaient de frein à
l’aliénation des terres et à la formation de sociétés pour des fins
commerciales.
[23]

C. Après 1828 :
crise nationale, sociale, économique, politique et coloniale

a. Objectifs des Britanniques

La population anglaise, composée d’immigrants entreprenants,


regardait les provinces de l’Amérique comme un vaste champ de
colonisation et de spéculation. Et dans le même esprit que tous les
Anglo-Saxons du continent, elle pensait que c’était la tâche primordiale
du gouvernement de promouvoir, par tous les moyens législatifs et
administratifs, la croissance de la population et l’accroissement de la
propriété. Cette population trouva les lois sur la propriété foncière
extrêmement gênantes pour l’aliénation facile du sol, aliénation qui est
dans un pays neuf absolument nécessaire à son établissement et à son
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 96

amélioration. Elle trouva aussi les communications intérieures très


insuffisantes, et l’absence totale d’institutions municipales l’obligea à
s’adresser à l’Assemblée pour chaque chemin, chaque pont ou autre
ouvrage public dont on avait besoin. Ces gens désiraient former eux-
mêmes des compagnies pour établir des banques, construire des
chemins de fer et des canaux, et pour obtenir les pouvoirs
indispensables à l’achèvement de ces entreprises avec leurs propres
capitaux. Et comme première condition à la mise en valeur du pays, ils
désiraient qu’une grande partie des revenus servît à compléter ce grand
ensemble de travaux publics au moyen desquels le Saint-Laurent et
l’Outaouais deviendraient navigables sur tout leur cours.

b. Opposition des Canadiens français de l’Assemblée

Sans aller jusqu’à accuser l’Assemblée du dessein prémédité de


faire échec au peuplement et au progrès du Bas-Canada, on ne peut nier
qu’elle regardait, avec beaucoup d’aversion et de jalousie,
l’augmentation et la prospérité d’une race qu’elle considérait comme
étrangère et ennemie. Elle voyait dans la province le patrimoine de sa
propre race ; elle la jugeait non comme un pays à coloniser, mais
comme un pays déjà colonisé. Et au lieu de légiférer selon une mentalité
américaine et de pourvoir d’abord à la population future de la province,
son premier soin fut, conformément à l’esprit de la législation qui
prévaut dans l’Ancien Monde, de protéger les intérêts et les sentiments
de la race actuelle des habitants à laquelle elle considérait les nouveaux
venus comme subordonnés. Elle refusa d’accroître le fardeau du pays
en imposant des taxes pour subvenir aux dépenses requises pour les
améliorations ; elle refusa aussi d’appliquer à cette fin aucun des fonds
déjà destinés à d’autres buts. Les [24] travaux d’amélioration du port
de Montréal furent suspendus par suite d’une rancune politique contre
un marchand anglais influent qui avait été le plus actif des commissaires
et grâce auquel le travail avait été dirigé avec le plus admirable succès.
Mais, il est juste de dire que quelques-uns des travaux autorisés et
encouragés par l’Assemblée furent entrepris sur une échelle justement
modérée, terminés et mis en opération d’une manière satisfaisante.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 97

Quant aux autres travaux, surtout les grandes voies de


communications dont j’ai parlé plus haut, l’Assemblée montra une
grande répugnance à les promouvoir et même à les permettre. Il est vrai
qu’il y avait matière à des objections bien fondées contre le plan d’après
lequel l’Assemblée du Haut-Canada avait commencé quelques-uns de
ces travaux et contre la manière dont elle les avait continués. Toutefois,
les Anglais se plaignaient de ce que l’Assemblée, au lieu de profiter de
l’expérience qu’elle aurait pu en tirer, ne semblait profiter de ces
objections que comme d’un prétexte pour ne rien faire. Les requêtes
pour établir des banques, des chemins de fer et des canaux furent mises
de côté jusqu’à ce qu’on adoptât des mesures générales au sujet de ces
entreprises. Mais les mesures générales ainsi promises ne furent jamais
votées et les entreprises particulières en question ne virent jamais le
jour. On refusa d’établir des bureaux d’enregistrement sous prétexte de
leur incompatibilité avec les institutions françaises de la province. (...)
On conserva la tenure féodale comme un moyen facile et juste de
coloniser un nouveau pays. (...)

c. Réactions ultimes des Britanniques

• Appréhension

Dans toutes ces décisions de l’Assemblée, dans ses débats et dans


les raisons apparentes de sa conduite, la population anglaise décelait
des preuves d’un désir de réprimer l’envahissement et le succès de sa
race. (...) Les habitants anglais regardèrent généralement la politique de
l’Assemblée comme un plan d’opposition à toute nouvelle
immigration, comme un effort pour arrêter la croissance de la richesse
anglaise, comme une tentative pour rendre précaires leurs
investissements ou les biens acquis dans le Bas-Canada.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 98

• Étrange alliance des factions

L’Assemblée, dont ils se plaignaient ainsi, et sur le compte de


laquelle ils entretenaient de sérieuses appréhensions était en même
temps en opposition [25] avec l’exécutif. Le parti au pouvoir, qui, par
le Conseil législatif, tenait F Ai semblée en échec, se prêta avec joie au
mécontentement de cette puissante et énergique minorité pour lui offrir
sa protection et se charger de l’avancement de ses vues. Ainsi pour des
mobiles et des objectifs bien différents fut cimentée l’étrange alliance
de la population anglaise et des fonctionnaires de la colonie contre un
ennemi commun. Les Anglais réclamaient des réformes et des mesures
libérales à l’Assemblée, qui les leur refusait, tandis qu’elle insistait
auprès de l’exécutif pour obtenir d’autres mesures et réformes libérales.
L’Assemblée se plaignait d’un abus de pouvoir insupportable de la part
de l’exécutif ; de leur côté, les Anglais se plaignaient de ce qu’étant
minoritaires, ils souffraient de l’usage oppressif du pouvoir utilisé par
la majorité française. Ainsi une démocratie audacieuse et intelligente
était forcée, par son besoin de mesures libérales, joint à ses antipathies
nationales, de faire cause commune avec un gouvernement aux prises
avec la majorité au sujet des droits populaires.

• Choc et recours aux armes

Le présent conflit commença par un affrontement entre l’exécutif et


la majorité française. Etant donné le ralliement de la population
anglaise autour du gouvernement et l’appellation loyaliste qu’elle se
donna, on estima les causes de la dispute beaucoup plus simples
qu’elles ne l’étaient réellement. La profondeur de la division qui existait
entre les habitants du Bas-Canada, le nombre et la nature des
combattants rangés en ordre de bataille de chaque côté, la nature d’un
conflit irrémédiable, tout cela échappa à l’observation publique.
La déloyale tentative du parti français de réaliser ses fins politiques
grâce à un appel aux armes a eu pour effet d’opposer ces deux races
hostiles dans un conflit général et armé.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 99

VI. LES PRINCIPALES CONSÉQUENCES


DE LA RÉBELLION DE 1837

Retour à la table des matières

Je ne m’attarderai pas sur les tristes scènes auxquelles la lutte donna


lieu, ni sur les passions féroces qui se déchaînèrent sans entrave durant
l’insurrection et immédiatement après sa répression. On peut
facilement concevoir combien la guerre civile a aggravé les maux que
j’ai décrits comme existant auparavant ; combien la terreur et la
vengeance ont nourri, dans chacun des deux peuples, une haine
invétérée et irréconciliable pour l’autre et pour les institutions du pays.
[26]

1. Conséquences nationales
pour la collectivité canadienne-française

La population française qui, par la Chambre d’Assemblée, avait


exercé depuis quelque temps un pouvoir considérable et croissant vit
soudain toutes ses espérances réduites inopinément à néant. La force
physique qu’elle avait prônée, fut mise à l’épreuve et s’avéra totalement
inefficace. Elle a presque perdu l’espérance de voir renaître sa
prépondérance antérieure sous une constitution semblable à celle qui a
été suspendue. Privés de toute participation réelle au gouvernement de
leur pays, les colons français méditent en silence sur la mémoire de
leurs compatriotes tombés dans les batailles, sur leurs villages
incendiés, sur leurs propriétés ruinées, sur leur suprématie perdue, sur
leur nationalité humiliée. Ils attribuent leurs malheurs au gouvernement
et aux Anglais, ils nourrissent contre les deux une haine aveugle et
éternelle.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 100

2. Conséquences nationales
pour la collectivité canadienne-anglaise

Dans leur triomphe, d’autre part, les Anglais n’ont pas oublié non
plus la terreur qui les saisit lorsqu’ils se virent soudainement environnés
d’une majorité insurgée ; non plus les incidents qui ont semblé seuls les
sauver de l’absolue domination de leurs adversaires. Ils se trouvent
encore en minorité au milieu d’un peuple hostile et organisé ; la crainte
de conspirations secrètes et de desseins sanguinaires les hante
constamment. Leur seule espérance de sécurité paraît reposer dans un
plan systématique qui consiste à terroriser et à paralyser les Français, à
empêcher une majorité de cette race de ne jamais être encore
prédominante dans quelque partie de la législature de la province. C’est
en termes énergiques que je décris les sentiments qui m’ont paru animer
chaque groupe de la population. Le tableau que je dessine ressemble si
peu à l’état de chose si familier au peuple de notre pays que plusieurs
croiront probablement que mes propos sont le fruit de la pure
imagination. Mais je suis confiant que tous ceux qui ont connu la
situation au Bas-Canada durant la dernière année reconnaîtront
l’exactitude et la modération de ma description. De même je n’exagère
pas plus la durée inévitable que l’intensité de ce conflit. Jamais plus la
présente génération de Canadiens français ne consentira à se soumettre
loyalement à un gouvernement britannique ; jamais plus les Anglais ne
supporteront l’autorité d’une Chambre d’Assemblée dans laquelle les
Français posséderont une majorité ou même s’en approcheront.
[27]

3. Conséquences politiques, administratives et militaires

Ce n’est pas seulement le fonctionnement du régime représentatif


qui est devenu impossible par les présentes dispositions des deux races.
Chaque institution, dont l’efficacité exige la confiance de la masse du
peuple ou la coopération des classes, est en pratique suspendue au Bas-
Canada. La milice sur laquelle ont reposé jusqu’à présent la principale
défense de la province contre les ennemis de l’extérieur et
l’accomplissement d’un bon nombre de fonctions de police à
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 101

l’intérieur, est dans un état de désorganisation complète. Son


rassemblement serait, dans plusieurs districts, l’occasion de querelles
entre les races. Et dans la plus grande partie du pays une tentative pour
l’armer ou l’employer serait simplement armer les ennemis du
gouvernement.

4. Conséquences judiciaires

L’exercice de la justice est entièrement gêné pour la même raison.


Impossible de compter sur une décision juste dans aucun procès
politique ; même la magistrature est, dans l’opinion des deux races,
divisée en deux sections nationales hostiles dont la masse du parti
adverse n’attend aucune justice. La partialité du grand et du petit jury
est un fait certain. Chaque race compte sur le vote de ses compatriotes
pour échapper à la justice et le mode de récusation favorise une telle
exclusion de la partie adverse que le malfaiteur français peut s’assurer
d’un jury favorable et l’Anglais espérer en avoir un ; par conséquent
l’acquittement est de règle pour l’un et pour l’autre. (...)
Par suite d’un tel état d’esprit, la marche du gouvernement civil est
suspendue sans espoir. Il ne peut exister aucune confiance dans la
stabilité des institutions existantes, ni aucune sécurité pour les
personnes et leurs biens.

5. Conséquences économiques et démographiques

On ne doit pas s’étonner que soient détruits le bonheur et la paix


dans les familles, que la valeur des propriétés soit dépréciée et qu’on
ait dû retarder l’amélioration et la colonisation du pays. Quelques-uns
des principaux propriétaires de la province m’ont démontré la baisse
alarmante dans la valeur des biens-fonds. La diminution continuelle et
progressive des revenus, quoiqu’on puisse jusqu’à un certain point
l’attribuer à d’autres causes, indique un fléchissement dans la richesse
du pays. Le principal produit d’exportation de la province, le bois, n’a
pas souffert ; mais au lieu d’exporter du grain, la province est
maintenant obligée d’en importer pour sa propre consommation.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 102

[28]
L’affluence d’émigrants, si forte jadis, a très fortement diminué. En
1832, le nombre des émigrés qui débarquèrent au port de Québec était
de 52.000 ; en 1837, il était tombé à un peu plus de 22.000, et en 1838,
il ne s’élevait pas à 5.000. Les habitants loyaux des seigneuries
commencent à ressentir l’insécurité : beaucoup d’entre eux sont forcés
par la crainte ou par le besoin d’abandonner leurs occupations et de
chercher refuge à la ville. Si la situation actuelle persiste, les hommes
d’affaires les plus entreprenants et les plus riches de la province seront
ainsi en peu de temps chassés des lieux de leur présente activité.

6. Conséquences psychologiques et idéologiques

A. Pour la collectivité canadienne-française

Il ne paraît pas non plus y avoir la moindre chance de mettre fin à


cette haine durant la présente génération. Impossible d’éteindre
rapidement des passions avivées pendant si longtemps. L’état de
l’instruction, je l’ai mentionné, qui laisse les paysans entièrement à la
merci des agitateurs, l’absence totale de toute classe de personnes ou
de toute organisation en autorité organisée capables de contrecarrer
cette influence nuisible, le sérieux affaiblissement de l’influence du
clergé dans la région de Montréal, tout cela concourt à mettre le
gouvernement dans l’impossibilité absolue de ramener la population
française à de meilleurs sentiments. Impossible même d’imprimer sur
un peuple placé dans cette situation la crainte salutaire de la puissance
de la Grande-Bretagne que la présence d’une grande force militaire
devrait produire. (...) C’est une population que l’autorité ne peut ni
approcher ni convaincre. Il est même difficile de s’assurer quel est
encore le degré d’influence des anciens meneurs du parti français. Le
nom de M. Papineau est toujours chéri dans le peuple. L’idée circule
qu’un jour il reviendra au Canada à la tête d’une immense armée et qu’il
rétablira « La Nation Canadienne ». (...) Leurs objectifs et leurs espoirs
ultimes sont également inintelligibles. Quelque vague espoir
d’indépendance absolue paraît encore les séduire. L’orgueil national,
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 103

qui est un élément remarquable de leur psychologie, en induit beaucoup


à se flatter de l’idée d’une république canadienne.
L’information plus sérieuse des autres leur montre qu’une
séparation de la Grande-Bretagne devrait être suivie d’une réunion à la
grande confédération à leur frontière du sud. Ils semblent, toutefois, ne
pas s’inquiéter du tout des conséquences de cette politique, pourvu
qu’ils se vengent des Anglais. Il [29] n’y a aucun autre peuple contre
lequel les premiers contacts historiques et tout ce qu’on peut imaginer
de différences, de coutumes et d’opinions, ont imprimé dans l’âme des
Canadiens une antipathie nationale plus ancienne et plus enracinée que
celle qu’ils ressentent contre le peuple des États-Unis. Les plus
perspicaces de leurs chefs prévoient que la chance de conserver leur
nationalité serait grandement diminuée par une incorporation aux États-
Unis. Bien connus de la population canadienne, les indices récents
d’anti-catholicisme dans la Nouvelle-Angleterre ont répandu l’idée
générale que leurs voisins — ils ne se plaignent pas de cela contre les
Anglais — respecteraient peu leur religion. Cependant, aucune de ces
considérations n’a actuellement de poids contre leur haine obsédante
des Anglais. Et je suis persuadé qu’ils achèteraient la vengeance et un
triomphe momentané grâce à un appel à n’importe quels ennemis et par
la soumission à n’importe quel joug. (...) Une armée américaine
envahissant le pays pourrait compter sur la collaboration de presque
tous les Français du Bas-Canada.

B. Pour la collectivité canadienne-anglaise

Dans la dépêche ci-dessus mentionnée (celle du 9 août), j’ai aussi


décrit la nature des sentiments qui animent la population anglaise. Je ne
peux pas non plus entretenir l’espoir que cette partie de la société soit
en aucune manière portée davantage à accepter dans la présente
querelle, aucun arrangement qui laisserait quelque part de pouvoir à la
race ennemie. Les circonstances ayant jeté les Anglais du côté du
gouvernement, et leurs adversaires, dans leur folie, s’étant précipités,
par ailleurs, dans un état de conflit continuel avec lui, les premiers
possèdent l’avantage, dans la présente phase de la lutte, d’avoir pour
eux la puissance de l’État et l’autorité de la loi. Leurs efforts durant les
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 104

derniers troubles ont contribué à maintenir la suprématie de la loi et le


lien avec la Grande-Bretagne.
Mais, à mon avis, il serait fort dangereux de se fier à la durée de cet
état d’esprit qui domine maintenant chez eux, si le gouvernement
impérial adoptait une autre politique. En effet, le sentiment qui prévaut
parmi eux, envers la politique appliquée depuis longtemps à l’égard du
Bas-Canada par les Communes et l’exécutif britanniques, est tout sauf
de la satisfaction. (...) Ils se plaignent bruyamment et amèrement de
toute la politique du gouvernement impérial dans la querelle des deux
races ; elle serait fondée, selon eux, sur une ignorance totale ou sur une
entière indifférence à l’égard de la vraie question en jeu ; elle aurait
nourri les prétentions pernicieuses de la nationalité [30] française et
aurait, par son hésitation et son inconsistance, découragé la loyauté et
fomenté la rébellion. Ils regardent avec jalousie toute mesure de
clémence ou même de justice envers leurs adversaires, laquelle, à leurs
yeux, implique une tendance à cette politique de conciliation qui est
pour eux un amer souvenir. Ils sentent, en effet, qu’étant en minorité,
tout retour au système normal d’un gouvernement constitutionnel les
soumettrait de nouveau à une majorité française ; et je suis convaincu
qu’ils ne s’y soumettraient jamais paisiblement. Ils n’hésitent pas à dire
qu’ils ne toléreront pas plus longtemps d’être le jouet des partis dans la
mère-patrie, et que, si celle-ci oublie la reconnaissance due aux
hommes loyaux et entreprenants de sa propre race, ils devront se
protéger eux-mêmes. Dans le langage significatif d’un de leurs plus
habiles défenseurs, ils disent : « Le Bas-Canada doit être anglais, au
prix, si nécessaire, de n’être pas britannique ». (...)
Sans abandonner leur attachement à la mère-patrie, ils ont
commencé, comme les hommes en proie à l’insécurité le font
ordinairement, à supputer les conséquences probables d’une séparation,
si par malheur elle se réalisait et qu’elle fût suivie d’une incorporation
aux États-Unis. En dépit du choc qu’ils ressentiraient, ils croient avec
certitude qu’ils trouveraient alors une certaine compensation dans
l’avancement de leurs intérêts. Par le déferlement de l’émigration
américaine, la race anglaise, pensent-ils, serait vite en majorité. Ils
parlent souvent et bruyamment de ce qui est survenu en Louisiane, où,
par des moyens qu’ils dénaturent complètement, on a réussi néanmoins
à assurer sans aucun doute la suprématie anglaise sur une population
française. Ils affirment avec beaucoup d’assurance que les Américains
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 105

régleraient bien vite et de façon décisive les prétentions des Français et


ils croient qu’une fois passée la première secousse d’un nouveau régime
politique eux et leur postérité partageraient l’étonnant progrès et la
grande prospérité matérielle que leur expérience de chaque jour leur
montre comme étant le partage du peuple des États-Unis. Je ne pense
pas que ce sentiment ait déjà sapé les fondements de leur allégeance à
l’Empire britannique, loyauté appuyée sur un attachement profond
envers les institutions anglaises jugées distinctes des institutions
françaises. Et s’ils trouvent que l’autorité qu’ils ont maintenue contre
leurs anciens adversaires doit être exercée de façon à les assujettir de
nouveau à ce qu’ils appellent une domination française, je suis
parfaitement convaincu qu’ils s’efforceront d’éviter ce résultat, en
cherchant, à n’importe quel prix, une union avec un peuple anglo-
saxon.
[31]
Telle est la situation lamentable et périlleuse produite par le conflit
de race qui a depuis si longtemps divisé la province du Bas-Canada et
qui a pris le caractère formidable et implacable que j’ai dépeint. (...)

VII. LES LACUNES DE LA POLITIQUE


COLONIALE ANGLAISE

Retour à la table des matières

La jalousie entre deux races habituées depuis si longtemps à se


considérer comme ennemies héréditaires, si différentes dans leurs
coutumes, leur langage et leurs lois, aurait été inévitable sous toute
espèce de gouvernement. Que des institutions libérales et une politique
prudente auraient pu modifier le caractère du conflit, je n’en ai aucun
doute. Toutefois, elles n’auraient pu le prévenir ; elles n’auraient pu
qu’en adoucir l’âpreté et l’amener plus rapidement à une conclusion
plus décisive et plus paisible. Par malheur, cependant, le régime
gouvernemental du Bas-Canada a pris pour base une politique propre à
perpétuer cette même division des races et à encourager ces idées
mêmes d’oppositions nationales que le gouvernement aurait dû avoir
comme premier et principal soin d’arrêter et d’exterminer. De la
Conquête à nos jours, la conduite du gouvernement a aggravé le mal, et
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 106

on peut attribuer l’origine de l’extrême désordre actuel aux institutions


qui ont formé le caractère de la colonie.

1. Le malentendu géographico-national

A. Normes d’interprétation de durham

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Il y a deux manières pour un gouvernement de traiter un territoire


conquis. La première est de respecter les droits et la nationalité des
premiers occupants, reconnaître les lois en vigueur, conserver les
institutions établies, ne donner aucun encouragement quelconque à
l’immigration du peuple conquérant, et, sans tenter de modifier aucun
élément de la société, incorporer simplement la province sous l’autorité
générale du gouvernement central. La seconde, c’est de traiter le
territoire conquis comme un pays ouvert aux conquérants, d’encourager
l’immigration de ces derniers, de regarder la race conquise comme
entièrement subordonnée et de s’efforcer aussi promptement que
possible d’assimiler la mentalité et les institutions des nouveaux sujets
à ceux de la grande masse de l’Empire.
Dans le cas d’un vieux pays depuis longtemps établi, où les terres
sont entièrement concédées, où il ne reste que peu d’espace à coloniser,
où la race des occupants actuels doit continuer à former la masse de la
population future [32] de la province, la politique aussi bien que
l’humanité font du bien-être du peuple conquis le premier devoir d’un
gouvernement juste et commandent l’adoption de la première méthode.
Mais dans un pays nouveau, non encore colonisé, un législateur
prévoyant devrait avoir pour objet immédiat non seulement les intérêts
des quelques personnes qui occupent pour le moment une partie du sol,
mais aussi les intérêts de ceux qui, comme on peut raisonnablement
l’espérer, viendront s’y établir en grand nombre. Il dresserait ses plans
pour attirer et accroître cette population future et il établirait, par
conséquent, des institutions qui seraient les plus acceptables à la race
avec laquelle il espère coloniser le pays.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 107

B. Condamnation globale des méthodes


de colonisation de la Grande-Bretagne

La méthode que j’ai décrite comme étant la plus convenable pour un


vieux pays déjà colonisé aurait été impossible sur le continent
américain, à moins que l’État conquérant n’eût voulu renoncer à
l’utilisation immédiate des terres incultes de la province. Et dans ce cas,
une telle ligne de conduite n’aurait pas été recommandable à moins que
le gouvernement britannique ne fût prêt à abandonner à la population
française insuffisante du Bas-Canada non seulement la possession dans
la province d’un sol vaste et fertile, mais aussi l’embouchure du Saint-
Laurent et toutes les facilités de commerce que commande l’entrée de
ce grand fleuve.

C. Historique de la question

a. Les objectifs de 1763-1764,


fonction de la seconde méthode

Dans les premiers règlements adoptés par le gouvernement


britannique pour l’établissement des Canadas, dans la Proclamation de
1763 et dans la Commission du Gouverneur en chef de la province de
Québec, dans les offres aux officiers et aux soldats de l’armée, de même
qu’aux colons des autres provinces de l’Amérique du Nord qui les
invitaient à accepter des concessions de terre, dans les Canadas, il y a
les signes manifestes d’une intention d’adopter la seconde et la plus
sage des deux méthodes.

b. Les tergiversations de 1764-1791,


fonction de la première méthode

Malheureusement, toutefois, la Conquête du Canada fut presque


aussitôt suivie par le début de ces mécontentements qui se terminèrent
par l’indépendance des Provinces-Unies d’Amérique. Depuis cette
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 108

époque, la politique coloniale [33] de la Grande-Bretagne semble s’être


modifiée du tout au tout. Prévenir un nouveau démembrement de
l’Empire devint le premier objectif de nos hommes d’État. On montra
un empressement tout particulier à adopter tous les expédients qui
paraissaient de nature à empêcher le reste des colonies nord-
américaines de suivre l’exemple d’une révolte couronnée de succès.
Par malheur, le caractère national distinct des Français du Canada et
leur vieille hostilité à l’égard du peuple de la Nouvelle-Angleterre
présentèrent la plus facile et la plus évidente ligne de démarcation.
Isoler les habitants des colonies anglaises de ceux des colonies
révoltées devint la politique du gouvernement. C’est pourquoi on
cultiva la nationalité canadienne-française comme un moyen de la
séparer à perpétuité et complètement de ses voisins. Il semble aussi que
la politique du gouvernement britannique ait été de gouverner ses
colonies au moyen de divisions et de les morceler, autant que possible,
en de petites communautés isolées, incapables de s’unir, et ne possédant
pas les forces suffisantes pour résister individuellement à l’Empire. On
trouve des indices de tels desseins dans plusieurs lois du gouvernement
britannique à l’égard de ses colonies de l’Amérique du Nord. En 1775,
on reçut d’Angleterre des instructions, ordonnant que toutes les
concessions de terres dans la province de Québec, qui comprenait alors
le Haut et le Bas-Canada, fussent faites en fiefs et en seigneuries. (...)
Ce fut une partie de la même politique de séparer les Français du
Canada des émigrés britanniques et de se concilier les premiers par la
conservation de leur langue, de leurs lois et de leurs institutions
religieuses.

c. L’Acte de 1791,
association hétéroclite des deux méthodes

À cette fin, on divisa ensuite le Canada en deux provinces : la partie


habitée fut accordée aux Français, la partie inhabitée fut destinée à
devenir le centre de la colonisation anglaise. De la sorte, au lieu de
profiter des avantages que donnaient l’étendue et la nature de la
province pour introduire graduellement une population anglaise dans
les différentes parties du pays, population qui aurait pu facilement
mettre les Français en minorité, le gouvernement constitua
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 109

délibérément les Français en une majorité, reconnut et raffermit leur


caractère national distinct. Si l’on eût adopté, dès le commencement, la
politique plus sage de rendre anglaise la province dans toutes ses
institutions, et si l’on y avait persévéré fermement, les Français eussent
probablement été en peu de temps surpassés en nombre, et l’heureux
fonctionnement des libres institutions d’Angleterre n’aurait jamais été
entravé par les animosités d’origine.
[34]
Non seulement, cependant, le gouvernement adopta-t-il la conduite
peu sage de diviser le Canada et de réunir dans une de ses parties une
communauté française, qui parlait la langue française et conservait ses
institutions françaises, mais il ne mit même pas ce plan à exécution
d’une façon logique ; car dans le même temps, il prit des mesures pour
encourager l’immigration anglaise dans la province même soi-disant
assignée aux Français. Même les institutions françaises ne s’étendirent
pas à tout le Bas-Canada. Le droit civil de France, considéré comme un
tout, et les revenus légaux du clergé catholique furent limités à la
portion du pays alors habitée par les Français et comprise dans les
seigneuries. Quoiqu’on prît des mesures en vue d’ériger de nouvelles
seigneuries, presque toute la partie alors inhabitée de la province fut
formée en « townships » dans lesquels les lois anglaises furent
partiellement établies et la religion protestante seule dotée.
Ainsi l’on juxtaposa sous un gouvernement commun, mais avec des
institutions différentes, deux populations d’origine hostile et de
caractères différents. On apprit à chacune à chérir sa propre langue, ses
lois, et ses usages. En même temps, s’il arrivait à l’une d’elles
d’outrepasser ses limites originelles, elle était soumise à des institutions
différentes et associée à un peuple différent. Le caractère peu
entreprenant de la population française, et, par dessus tout, son
attachement à son Eglise (à l’expansion de laquelle des mesures bien
insuffisantes furent prises en proportion de l’augmentation ou de la
diffusion de la population catholique) ont eu pour effet de la maintenir
dans ses anciennes limites. Mais les Anglais furent attirés vers les
seigneuries et principalement vers les villes, par les facilités de
commerce qu’offraient les grands cours d’eau. Si l’on avait voulu, de
façon efficace, maintenir les institutions françaises et la population
française au Bas-Canada avec quelque chance de succès, on aurait dû
n’y tolérer aucune autre institution, ni encourager d’autres races à s’y
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 110

établir. La province aurait dû être mise à part de manière à être tout à


fait française, si elle ne devait pas devenir entièrement anglaise. La
tentative faite pour favoriser l’immigration anglaise au milieu d’un
peuple dont le caractère français devait être encore préservé, fut une
erreur qui a semé les germes d’une rivalité de race dans la constitution
même de la colonie.
Ce fut une erreur, dis-je, même en supposant qu’il eût été possible
d’exclure la race anglaise du Canada français. Mais il était tout à fait
impossible de l’exclure d’une partie quelconque du continent de
l’Amérique du Nord. Quiconque a observé le progrès de la colonisation
anglo-saxonne en Amérique [35] reconnaîtra que tôt ou tard la race
anglaise devait nécessairement prédominer, dans le Bas-Canada, même
numériquement, comme elle le fait déjà par ses connaissances
supérieures, sa volonté, son esprit d’entreprise et ses richesses
supérieures.

d. Cause principale et développement de la crise

L’erreur, donc, à laquelle le présent conflit doit être attribué repose


sur de vains efforts pour assurer l’existence d’une nationalité
canadienne-française au milieu de colonies et d’États anglo-américains.
Le conflit a surgi graduellement. Le très petit nombre d’Anglais qui
s’établirent dans le Bas-Canada, durant la première période de notre
possession, met hors de question toute idée de rivalité entre les races.
En effet, jusqu’à ce que les principes populaires des institutions
anglaises fussent effectivement mis en opération, l’autorité souveraine
du gouvernement se prêta peu à la querelle, si ce n’est parmi les rares
personnes qui briguaient ses faveurs. Ce ne fut pas avant que les
Anglais eussent institué un vaste commerce et accumulé des richesses
considérables, avant qu’une grande partie des biens-fonds de la
province ne fussent passés entre leurs mains, avant qu’ils ne se fussent
installés en nombre considérable dans les villes et propagés dans les
campagnes pour former les considérables établissements des
« townships » ; et avant que l’usage du gouvernement représentatif
n’eût placé un pouvoir réel entre les mains du peuple, que ce peuple se
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 111

trouva divisé en deux races, dressées l’une contre l’autre par une haine
intense et durable.

2. La confusion politico-nationale

A. Conflit entre l’exécutif et les représentants du peuple

Retour à la table des matières

Les fautes du gouvernement ne se limitèrent pas à l’erreur à laquelle


j’attribue l’origine de cette animosité. Les vices de la constitution
coloniale amenèrent nécessairement l’exécutif à se heurter au peuple ;
et les conflits entre le gouvernement et le peuple déclenchèrent les
querelles de race.

a. Complexité du problème

La politique gouvernementale n’a pas non plus évité les maux


inhérents à la constitution de la colonie et à la composition de la société.
Elle n’a rien fait pour réparer son erreur première en rendant la province
anglaise. Occupés [36] par un continuel conflit avec l’Assemblée, les
Gouverneurs et leurs Conseils, les uns après les autres, ont fermé les
yeux, en grande partie, sur l’importance véritable du conflit racial. Le
gouvernement impérial, incapable, à cause de la distance, d’observer
personnellement la condition particulière de la société, a conçu sa
politique de manière à aggraver le désordre. En quelques circonstances,
il a même admis les prétentions nuisibles de nationalité pour mieux
éviter les requêtes populaires ; par exemple en essayant de diviser
également le Conseil législatif et le patronage gouvernemental entre
personnes des deux races, de manière à éluder les réclamations en
faveur d’un Conseil électif et d’un exécutif responsable. Quelques fois,
il a suivi, pendant un certain temps, une politique contraire. Une
politique fondée sur des renseignements inexacts et manœuvrée par des
mains qui changent continuellement a donné naissance dans la colonie
à un régime d’hésitations, qui, de fait, était l’absence de tout système.
Les concessions consenties tour à tour aux races ennemies n’ont fait
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 112

que les irriter toutes les deux, ont affaibli l’autorité du gouvernement
et, en entretenant les espérances d’une nationalité canadienne-
française, ont contrecarré une évolution qui aurait pu, avant les
événements actuels, amener le conflit à son terme naturel et nécessaire.

b. Interdépendance des causes politiques et nationales

Il est impossible de déterminer avec précision les effets respectifs


des causes sociales et politiques. La lutte entre le gouvernement et
l’Assemblée a aggravé les animosités de race, et les animosités de race
ont rendu le différend politique insoluble. Aucun remède ne peut être
efficace s’il ne s’attaque pas à l’un et l’autre de ces maux. A la racine
du désordre du Bas-Canada, on trouve le conflit des deux races qui
composent sa population. Jusqu’à ce que ce problème soit résolu, aucun
bon gouvernement n’est possible, car, que les institutions politiques
soient réformées ou demeurent inchangées, que les pouvoirs du
gouvernement soient confiés à la majorité ou à la minorité, nous
pouvons être assurés que, tant que durera l’hostilité entre les races,
quelle que soit celle qui soit revêtue du pouvoir, cette race se servira de
ce pouvoir pour des fins partiales.

c. Traits communs des conflits politiques


dans les colonies anglaises de l’Amérique du Nord

J’ai décrit avec minutie le conflit entre les races française et anglaise
[37] du Bas-Canada. (...) J’ai précisé, entre autres, les vices de la
Constitution et les erreurs provenant du système de gouvernement. (...)
L’hostilité des races est manifestement insuffisante pour expliquer tous
les maux du Bas-Canada, vu que les résultats ont été à peu près les
mêmes parmi la population homogène des autres provinces. Il n’est que
trop évident que le Bas-Canada, ou les deux Canadas, n’ont pas été les
seuls à présenter des conflits répétés entre l’exécutif et les branches
populaires de la législature. Avant la dernière élection, l’Assemblée
représentative du Haut-Canada était hostile à la politique du
gouvernement. Ce n’est que tout récemment que se sont apaisés les
mécontentements les plus graves dans l’Ile du Prince-Edouard et au
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 113

Nouveau-Brunswick. Le gouvernement est encore en minorité, je crois,


à la Chambre de la Nouvelle-Ecosse, et les dissensions de Terre-Neuve
ne sont guère moins violentes que celles des Canadas. On peut dire,
avec raison, que l’état naturel du gouvernement dans toutes ces colonies
en est un d’affrontement entre l’exécutif et l’Assemblée représentative.
(...)
Un état de disputes fréquentes et permanentes apparaît presque
identique à un état de bouleversement et d’anarchie ; et son existence
dans n’importe quel pays est propre à nous rendre perplexes sur la façon
dont un gouvernement peut y être conduit sans se soustraire entièrement
à l’autorité du peuple. Mais lorsque nous examinons le régime
gouvernemental dans ces colonies, il paraîtrait presque, que l’intention
de ceux qui l’ont établi aurait été de combiner des institutions en
apparence populaires avec une absence absolue de toute autorité
efficace du peuple sur ses gouvernants. Des Assemblées représentatives
furent créées d’après le principe d’un suffrage très étendu, et, en
certains cas. presque universel. La réunion annuelle de ces corps était
assurée par une disposition formelle, et leurs attributions apparentes
étaient localement presque aussi étendues que celles de la Chambre des
Communes britanniques. En même temps, la Couronne comptait
presque entièrement sur ses ressources territoriales et sur les droits
imposés par les actes impériaux, avant l’introduction du système
représentatif, pour faire fonctionner le gouvernement, sans s’assurer
l’assentiment du corps représentatif, soit pour sa politique, soit pour les
personnes par lesquelles cette politique devait être administrée.

d. Principales phases du conflit dans le Bas-Canada

• Vers 1805

Ce ne fut que quelques années après le début du siècle que la


population du Bas-Canada commença à comprendre le système
représentatif qui lui avait [38] été accordé et que l’Assemblée montra
quelque inclination à se servir de ses pouvoirs. Toutefois,
immédiatement après avoir voulu tenter l’expérience, elle s’aperçut
combien ses pouvoirs étaient restreints, et elle commença une lutte pour
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 114

obtenir l’autorité que l’analogie lui montrait comme inhérente à la


nature d’une assemblée représentative.

• La crise de 1809-1810

Sa liberté de parole l’a mise aussitôt en conflit avec le Gouverneur,


et le fonctionnement pratique de l’Assemblée commença par
l’incarcération de ses principaux leaders.

• La crise des subsides : 1818-1832

Mais avec le temps, le gouvernement fut amené, par ses besoins, à


accepter l’offre de l’Assemblée de percevoir un revenu additionnel
grâce à de nouvelles taxes. L’Assemblée acquit de la sorte une certaine
autorité sur la levée et sur l’affectation d’une partie du revenu public.
A partir de ce moment jusqu’à l’abandon final, en 1832, de toute partie
du revenu réservé, à l’exception des fonds casuels et territoriaux, il y
eut contestation continuelle durant laquelle l’Assemblée, se servant de
chaque pouvoir conquis pour en gagner davantage, acquit pas à pas
l’autorité entière sur tout le revenu du pays.
Je passe ainsi rapidement sur les événements qui ont été jusqu’ici
considérés comme les principales caractéristiques de la controverse
canadienne, parce que, le conflit s’étant terminé par l’acceptation des
revendications financières de l’Assemblée et par l’aveu du
gouvernement de l’inconvenance d’essayer de soustraire toute partie
des revenus publics à l’autorité de l’Assemblée, cette lutte peut être
maintenant considérée comme sans importance, sauf pour expliquer
l’exaspération et la méfiance qui lui ont survécu. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 115

• Après 1832 : lutte en faveur de l’établissement


de la responsabilité ministérielle

Une cause substantielle de disputes restait encore. Après avoir


obtenu la maîtrise entière des revenus publics, l’Assemblée se trouvait
encore privée de toute voix dans le choix, voire même dans la
nomination des personnes à qui elle pouvait faire confiance pour
l’administration de ses affaires. Tout le pouvoir administratif du
gouvernement demeurait en entier hors de son influence ; et quoique
M. Papineau paraisse, par sa propre conduite, s’être privé lui-même de
cette influence qu’il eût pu acquérir dans le gouvernement, il me [39]
faut attribuer le refus de la liste civile à la détermination de l’Assemblée
de ne pas renoncer au seul moyen de soumettre les fonctionnaires du
gouvernement à quelque responsabilité.

1. Le principe

Les pouvoirs pour lesquels l’Assemblée luttait, dans les deux cas,
paraissent être d’une nature telle qu’elle était parfaitement justifiable
de les réclamer. Il est difficile de concevoir quelle aurait pu être la
philosophie politique de ceux qui s’imaginent que, dans toute colonie
de l’Angleterre, un corps possédant le nom et le caractère d’une
Assemblée représentative pût être privé d’un seul de ces pouvoirs qui,
dans l’opinion des Anglais, sont inhérents à une législature issue du
peuple. C’était une vaine illusion de s’imaginer que, par de simples
restrictions dans la loi constitutionnelle ou par un système exclusif de
gouvernement, un corps, fort de la conscience de commander l’opinion
de la majorité, pourrait considérer certaines portions des revenus
provinciaux comme sacrées et hors de son emprise, pourrait se
contenter de la simple besogne de fabriquer des lois, et être un
spectateur passif ou indifférent, pendant que ces lois étaient mises en
opération ou éludées, et que toutes les affaires du pays étaient conduites
par des hommes dans les intentions ou dans la capacité desquels il
n’avait pas la moindre confiance.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 116

2. Le régime

Cependant, telle était la restriction imposée à l’autorité de


l’Assemblée au Bas-Canada. Elle pouvait rejeter ou adopter des lois,
voter ou refuser les subsides ; elle ne pouvait cependant exercer aucune
influence sur la nomination d’un seul serviteur de la Couronne. Le
Conseil exécutif, les conseillers juridiques et tous les chefs des services
administratifs connus de la province étaient mis en place sans aucun
égard aux désirs du peuple ou de ses représentants. (...) Quelle que fût
la fermeté de l’Assemblée à blâmer la politique du gouvernement, les
personnes qui avaient conseillé cette politique conservaient leurs
emplois et leur pouvoir de donner des mauvais conseils. Si une loi était
adoptée après des conflits répétés, elle devait être mise à exécution par
ceux qui s’y étaient le plus énergiquement opposés. La sagesse
d’adopter le vrai principe du gouvernement représentatif et de faciliter
d’administration des affaires publiques, en la confiant à ceux qui
avaient la confiance du corps représentatif, n’a [40] jamais été reconnue
dans le gouvernement des colonies de l’Amérique du Nord. Tous les
fonctionnaires du gouvernement étaient indépendants de l’Assemblée.
(...)
Dès son arrivée dans une colonie dont il ignore presque
invariablement la condition des partis tout autant que le caractère des
hommes, le Gouverneur est forcé de se jeter presque entièrement entre
les mains de ceux qu’il trouve placés dans la position de ses conseillers
officiels. Ses premiers actes doivent nécessairement être posés et ses
premières nominations nécessairement faites d’après leurs suggestions.
Comme ces premiers gestes impriment un caractère à sa politique, il se
trouve généralement ainsi à entrer en conflit immédiat avec les autres
partis du pays et à se jeter dans une plus complète dépendance vis-à-vis
du parti en place et de ses amis. C’est ainsi qu’un Gouverneur du Bas-
Canada a presque toujours été amené à entrer en conflit avec
l’Assemblée que ses conseillers regardaient comme leur ennemie. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 117

3. La condamnation de la politique
et des mobiles anglais

La séparation complète des pouvoirs législatifs et exécutifs d’un


État est l’erreur naturelle des gouvernements qui désirent s’affranchir
du contrôle des institutions représentatives. (...) L’usage de faire
fonctionner un gouvernement représentatif d’après un principe
différent paraît être l’écueil sur lequel se sont invariablement brisées les
imitations continentales de la Constitution britannique. (...) On
comprend difficilement que des hommes d’État anglais aient pu
s’imaginer qu’un gouvernement à la fois représentatif et irresponsable
puisse fonctionner avec succès. L’idée paraît en effet exister que le
caractère des institutions représentatives doit être ainsi modifié dans les
colonies ; que c’est une mesure occasionnée par la dépendance
coloniale que les fonctionnaires du gouvernement soient désignés par
la Couronne sans aucun égard pour les désirs de la société dont les
intérêts sont confiés à leur garde. On n’a jamais bien clairement
déterminé quels sont les intérêts impériaux qui requièrent cette
complète annulation du gouvernement représentatif. Mais s’il existe
une pareille nécessité, il est parfaitement clair qu’un gouvernement
représentatif dans une colonie ne peut être qu’un objet de dérision et
une source de confusion. (...) S’imaginer qu’un pareil régime puisse
bien y fonctionner suppose que l’on croit que les Canadiens français
ont joui des institutions représentatives [41] durant un demi-siècle, sans
acquérir aucun des traits caractéristiques d’un peuple libre ; que les
Anglais renoncent à toute opinion et à tout sentiment politique en
émigrant dans une colonie, ou bien que l’esprit de liberté anglo-saxon
est tout à fait changé et affaibli chez ceux qui sont transplantés au delà
de l’Atlantique.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 118

e. Principales conséquences
d'un régime représentatif mais non responsable

• Opposition de l’Assemblée populaire

Il apparaît donc que l’opposition de l’Assemblée au gouvernement


était la conséquence inévitable d’un régime qui arrachait à l’Assemblée
du peuple les privilèges nécessaires à un corps représentatif ; elle
provoqua ainsi une longue suite de tentatives de la part de ce corps pour
acquérir la maîtrise de l’administration de la province. Je dis tout ceci
sans faire référence au but ultime de l’Assemblée, but que j’ai défini
auparavant comme étant le maintien d’une nationalité canadienne
contre l’intrusion progressive de la race anglaise. (...)

• Désorganisation économique

Lorsque rien ne pouvait lui permettre de modifier la politique ou la


composition du gouvernement colonial, elle avait recours à cette
« ultima ratio » du pouvoir représentatif, ce à quoi la plus prudente
modération de la Couronne n’a jamais conduit la Chambre des
Communes en Angleterre et elle s’efforçait d’enrayer toute la machine
gouvernementale par un refus général des subsides.

• Irresponsabilité politique

Ce fut une conséquence malheureuse du régime que j’ai décrit de


décharger les chefs populaires de toute responsabilité oppositionniste.
En notre pays un membre de l’opposition agit et parle avec la
perspective constante devant les yeux de devenir ministre : il sent alors
la nécessité de ne proposer aucune ligne de conduite et de ne formuler
aucun principe grâce auxquels il ne serait pas préparé à conduire le
gouvernement, si on le lui offrait immédiatement. Mais le démagogue
colonial renchérit, en vue de sa popularité, sans crainte d’être démasqué
plus tard. Exclu sans espérance du pouvoir, il exprime les idées les plus
folles, en appelle aux plus funestes passions du peuple, sans souci aucun
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 119

de voir sa sincérité ou sa prudence mises à l’épreuve, s’il était jamais


mis en situation d’appliquer ses vues. (...)
[42]

B. Conflit entre le conseil législatif


et les représentants du peuple

Le choc avec le gouvernement exécutif en amena nécessairement un


autre avec le Conseil législatif.

a. Composition de ce Conseil

La composition de ce corps, qui a été le sujet de tant de discussions


en Angleterre et dans la colonie n’était certainement pas, admettons-le,
de nature à lui donner du prestige auprès du peuple ou auprès du corps
représentatif, auquel il était destiné à servir de frein. Sa majorité fut
toujours composée de membres du parti qui dirigeait le gouvernement
exécutif. Les greffiers de chaque Conseil faisaient partie de l’autre. De
fait, dans la pratique le Conseil législatif n’était guère qu’un veto entre
les mains des fonctionnaires publics sur tous les actes de cette branche
élective de la législature dans laquelle ils furent sans cesse en minorité.
Ils utilisèrent ce veto sans trop de scrupules.

b. Utilité et lacunes du Conseil législatif

Je suis loin d’appuyer la censure que l’Assemblée et ses défenseurs


ont tenté de jeter sur les actes du Conseil législatif. Je n’ai aucune
hésitation à le dire : plusieurs des projets de loi qu’on lui reproche
d’avoir bloqués étaient des décrets qu’il ne pouvait accepter sans
manquer à son devoir envers la Constitution, envers le lien avec la
Grande-Bretagne, envers toute la population anglaise de la colonie.
S’il y a un blâme quelconque à jeter sur sa conduite générale, ce
serait de s’être limité aux devoirs purement négatifs et défensifs d’un
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 120

corps législatif ; il s’est trop fréquemment contenté de faire avorter sans


plus de façon des méthodes répréhensibles employées à des fins
désirables, sans compléter son travail en proposant des mesures qui
auraient procuré le bien souhaité sans qu’il s’y mêle d’inconvénients.
Les animosités nationales qui dominaient la législation de l’Assemblée,
et son absence totale d’habileté législative ou de respect pour les
principes constitutionnels rendaient presque tous ses projets de loi
sujets aux objections du Conseil législatif. Les maux graves qui eussent
résulté de leur adoption me convainquent de ceci : la colonie a raison
de se féliciter de l’existence d’une institution qui possédait et exerçait
le pouvoir d’entraver une législation qui, si elle avait prévalu, aurait
sacrifié tous les intérêts britanniques et renversé toute sauvegarde de
l’ordre et de la liberté nationale.
[43]

c. Caractère inéluctable de la lutte

Il n’est pas difficile pour nous de juger ainsi avec calme les mérites
respectifs de ces partis éloignés. Mais il eut fallu un grand et très
profond respect de la Constitution et de la composition du Conseil
législatif pour persuader les représentants d’une grande majorité
d’endurer avec patience les entraves que quelques individus plaçaient
sur leur chemin. (...)

C. Principales conséquences de cette double crise

Donc, depuis le commencement jusqu’à la fin des disputes qui


jalonnent toute l’histoire parlementaire du Bas-Canada, je considère la
conduite de l’Assemblée comme une guerre perpétuelle avec l’exécutif
pour obtenir les pouvoirs propres à un corps représentatif selon la nature
même du gouvernement représentatif.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 121

a. L'usage de méthodes inconstitutionnelles


par la Chambre d'Assemblée

Ce fut pour parvenir à cette fin qu’elle utilisa tous les pouvoirs mis
à sa disposition. Mais elle doit être blâmée pour avoir, dans la poursuite
de cet objectif, perverti ses prérogatives législatives et perturbé la
marche de la Constitution. Elle subordonna la tâche de légiférer et
l’amélioration pratique du pays à sa lutte pour le pouvoir. Se voyant
alors frustrée de ses privilèges légitimes, elle s’efforça d’étendre son
autorité par des voies tout à fait incompatibles avec les principes de la
liberté constitutionnelle.
Une tentative éclatante faite directement et ouvertement pour
renverser la Constitution du pays fut l’adoption d’un projet de loi
destiné à révoquer, d’une façon formelle, les articles de la 31e année de
Georges III, chapitre 31, communément appelés Acte constitutionnel,
sur lesquels la constitution et les pouvoirs du Conseil législatif étaient
fondés. (...)

b. Le désordre dans l'exercice courant de la législation

Mais les maux résultant de pareilles tentatives flagrantes de se


passer de la Constitution étaient peu de chose en comparaison du
désordre qui régnait dans l’exercice normal de la législation par suite
de l’abus systématique des formes constitutionnelles destinées à priver
les autres branches de la législature de toute autorité législative réelle.
[44]

• Promulgation de lois provisoires


La coutume d’adopter les lois les plus importantes sous une forme
temporaire est un défaut ancien et étendu de la législation des colonies
nord-américaines, défaut autorisé en partie par les instructions royales
aux Gouverneurs, mais jamais sanctionné par la législature impériale,
jusqu’à ce que ce mode fût établi au Bas-Canada par la 1ère Victoria,
chap. 9. Il restait cependant à l’Assemblée du Bas-Canada d’en réduire
la pratique à un système méthodique, afin d’avoir périodiquement à sa
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 122

merci les institutions les plus importantes de la province et de se servir


des besoins du gouvernement et de la société pour arracher la
concession de n’importe quelle revendication qu’elle choisirait de faire.

• Un seul vote pour une série de lois

Inadmissible en lui-même, à raison de l’incertitude et des


changements continuels qu’il tendait à introduire dans la législation, ce
système de lois temporaires était encore plus répréhensible parce qu’il
encourageait la pratique de joindre ensemble diverses mesures
législatives. (...)

• Multiplication des lois relatives


à des travaux purement locaux

Mais en décrivant les moyens par lesquels l’Assemblée obtint et


essaya de consolider son pouvoir, je ne dois pas omettre d’appeler une
attention particulière sur (...) la pratique de donner des subventions
parlementaires pour des ouvrages locaux. (...) La grande préoccupation
de l’Assemblée est littéralement une affaire de paroisse, la construction
des chemins et des ponts de paroisse. Dans aucune de ces provinces
(toutes les provinces de l’Amérique du Nord britannique), il n’y a de
corps qui possède l’autorité d’imposer des cotisations locales pour la
gestion des affaires locales. C’est là le propre de l’Assemblée. Le souci
principal de chaque député, c’est d’inciter l’Assemblée à s’occuper des
intérêts de son comté d’abord. (...) A la clôture du parlement, le député
qui a réussi à s’assurer la plus forte part de patronage rend un compte
facile de son mandat avec la pleine assurance d’être réélu. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 123

• Importance accrue du « patronage »

Non seulement les leaders de l’Assemblée du Bas-Canada


profitèrent-ils du patronage ainsi fourni par l’excédent considérable du
revenu de la province, mais ils tirèrent encore plus profit de ce système
en l’utilisant pour acquérir de l’influence sur les circonscriptions. Dans
une lutte politique furieuse, comme [45] celle qui persistait dans le Bas-
Canada, il était naturel qu’un corps maniant, sans presque aucune
responsabilité, ce pouvoir direct de promouvoir les intérêts immédiats
de chaque comté accordât un traitement de faveur à ceux qui
partageaient ses opinions politiques et marquât son déplaisir envers
ceux qui résistaient obstinément à la majorité. Mais la majorité des
membres de l’Assemblée du Bas-Canada est accusée par ses
adversaires d’avoir employé ce moyen de corruption sur les corps
électoraux de la manière la plus systématique et la plus tenace. Les
partisans de M. Papineau, dit-on, ont été prodigues en promesses sur
les avantages qu’ils pourraient obtenir de l’Assemblée pour le comté
dont ils sollicitaient le vote. On prétend que de telles prétentions
assurèrent, en plusieurs cas, l’élection de membres de la politique
d’opposition. (...)

• Lacunes de la législation scolaire

Il y apparaît que toute la direction et tout le patronage de ces écoles


avaient été confiés, par la loi expirée, aux députés des comtés et qu’il
leur avait été permis d’administrer les fonds sans même l’apparence
d’une responsabilité suffisante. (...) Comme il n’existait pas dans la
province un nombre suffisant de maîtres et de maîtresses d’écoles
compétents, ils remplirent néanmoins immédiatement les places avec
des personnes qui étaient évidemment complètement incompétentes.
Une grande partie des instituteurs ne savaient ni lire ni écrire. (...) Ces
instituteurs ignorants ne pouvaient communiquer aucune connaissance
utile à leurs élèves ; le plus qu’ils pouvaient leur montrer c’était de
réciter le catéchisme par coeur. (...) Dans son ensemble, le système
consistait en un abus politique grossier et même s’il nous faut louer les
efforts des gens qui travaillèrent réellement à soulager leur pays de la
honte d’être le plus dépourvu d’instruction de tous les pays de
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 124

l’Amérique du Nord, il faut flétrir la conduite de ceux qui ont sacrifié


cette noble fin et perverti d’amples moyens financiers pour servir
l’intérêt d’un parti. (...)

• Absence de toute loi de sécurité sociale

Aucune politique générale pour le soulagement de l’indigence, pas


la moindre loi sur l’assistance publique, alors que les besoins du pays
l’exigeaient avec acuité. (...)
Il est triste de penser au nombre d’occasions de faire de bonnes lois
qui furent sacrifiées dans une pure contestation du pouvoir. Il n’y a
jamais eu de pays au monde qui ne demandât d’un gouvernement
paternel ou de représentants patriotes plus de réformes incessantes et
vigoureuses, à la fois dans ses lois et dans son système administratif.
[46]

c. La perte d’influence de l’Église


et l’anéantissement de la milice

Le Bas-Canada, lorsque nous le reçûmes à la Conquête, possédait


deux institutions qui seules conservèrent l’apparence de l’ordre et de la
civilisation dans la société : l’Eglise catholique et la milice ; cette
dernière était constituée et employée de manière à suppléer
partiellement au manque de meilleures institutions civiles. L’influence
heureuse de l’Eglise catholique a été limitée et affaiblie. La milice est
maintenant anéantie. Il devra s’écouler des années avant qu’elle puisse
reprendre vie et servir à des fins utiles.

d. L’absence d’institutions municipales

Le Bas-Canada demeure sans institutions municipales de « self-


government » local, qui sont le fondement de la liberté et de la
civilisation anglo-saxonnes. Cette absence n’est d’ailleurs compensée
par rien qui ressemble à la centralisation de la France.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 125

e. La carence des institutions juridiques

Les institutions judiciaires les plus défectueuses subsistent sans


avoir été réformées. Seul parmi les nations qui sont issues des Français,
le Bas-Canada demeure sous le droit civil inchangé de l’ancienne
France. (...)

f. La déficience des moyens de communication

Tandis que l’Assemblée gaspillait l’excédent du revenu de la


province en créant des emplois pour augmenter son patronage et dans
de petites mesquineries d’affaires paroissiales, elle laissait intacts ces
vastes et faciles moyens de communication qui méritaient qu’on y
appliquât les revenus provinciaux et qui auraient remboursé ces
dépenses. (...)
Le temps qui aurait dû être consacré à une sage législation fut perdu
dans une lutte pour le pouvoir entre l’exécutif et le peuple, lutte qu’un
exécutif sage aurait pu arrêter dès son origine, en se soumettant à une
responsabilité légitime, et qu’un peuple sage aurait cessé de poursuivre
après avoir atteint virtuellement son but. Ce heurt et les défauts de la
Constitution, de concert avec les querelles de race, furent les causes des
maux que j’ai étudiés en détail. Ce sera, j’espère, un sujet de félicitation
permanente que la dispute ait fini par provoquer la ruine de
l’impraticable Constitution, qui causa le conflit. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 126

[47]

3. Les lacunes des institutions coloniales

Retour à la table des matières

Le résultat inévitable des haines de race et du choc constant décrit


entre les divers pouvoirs de l’État fut une désorganisation complète des
institutions et du système administratif du pays. Je ne pense pas jeter
nécessairement le blâme sur mes prédécesseurs à la tête de
l’administration du Bas-Canada, ni mettre en doute les bonnes
intentions constantes du gouvernement impérial à l’endroit de toutes les
classes et races de la colonie, lorsque j’affirme que le pays, agité par
ces dissensions sociales et politiques, a souffert d’une très mauvaise
administration. Le blâme ne repose pas sur des personnes, mais sur le
système vicieux qui a engendré les multiples abus profondément
enracinés qui règnent dans chaque département du service public, et qui
constituent les vrais griefs de la colonie. Ces griefs sont communs à
toute la population du Bas-Canada. Ce n’est pas une race ni un parti
seulement qui en souffrent. Ils ont arrêté la prospérité du pays et
compromis la sécurité de tous ; quoique ce sont, sans aucun doute, les
intérêts anglais que la mauvaise administration a le plus entravés. (...)

A. Institutions administratives

Depuis les plus élevés jusqu’aux plus humbles fonctionnaires du


gouvernement exécutif, aucun département important n’est organisé de
manière à agir vigoureusement et pleinement à travers toute la province.
(...)

a. Manque de pouvoir du Gouverneur

Le système défectueux d’administration dans le Bas-Canada


commence à la source même du pouvoir et l’efficacité du service public
est partout affaiblie par suite du manque total, dans la colonie, d’une
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 127

administration vigoureuse de la prérogative de la Couronne. C’est que,


d’après le système actuel, il n’y a pas de véritable représentant de la
Couronne dans la province ; il n’y a pas, à proprement parler, de
pouvoir qui engendre et conduit le gouvernement exécutif. (...) Au lieu
de choisir un Gouverneur et d’avoir une entière confiance dans son
habileté (...) le Département colonial opta pour la politique suivante :
non seulement il lui fit parvenir, au début de son mandat, des
instructions sur la politique générale qu’il devait mettre en exécution,
mais il le dirigea, de temps à autres, par des instructions parfois très
précises, au sujet de la marche qu’il devait poursuivre à l’égard de
chaque détail important de son administration.
[48]
Irresponsable en théorie devant l’Assemblée de la colonie, le
Gouverneur était, en réalité, le seul fonctionnaire de la colonie qui était
de toute façon responsable, étant donné que l’Assemblée, en
concentrant ses attaques contre lui et en le désignant comme la cause
unique des difficultés gouvernementales, pouvait lui occasionner tant
de vexations et le représenter sous un jour si défavorable en Angleterre
qu’elle réussissait souvent à l’obliger à démissionner ou à imposer son
rappel au ministre des colonies. Pour fuir cette responsabilité, ce fut
inévitablement, et je dois dire de façon très justifiable, la politique des
Gouverneurs d’alléger le plus possible la double responsabilité, de
s’efforcer de la rejeter, autant que possible, sur le gouvernement
impérial et d’entreprendre le moins possible sans consulter au préalable
le ministre des Colonies en Angleterre et avoir reçu ses instructions.
(...)
Mais la vraie vigueur de l’exécutif a été essentiellement affaiblie. La
distance et les délais ont amoindri la force de ses décisions. Et la
colonie, à chaque crise dangereuse et presque à propos de chaque détail
d’administration locale, a senti l’inconvénient de voir son autorité
exécutive exercée de l’autre côté de l’Atlantique. (...)

b. Éloignement et carence du « Colonial Office »

S’en remettre au parlement ou à l’opinion publique de la Grande-


Bretagne, sauf en de rares et grandes occasions, serait une tactique
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 128

certainement nuisible, sinon impossible. (...) A part même cette


primordiale carence du système, la pression d’affaires multiples qui
tombaient ainsi sur le « Colonial Office » et les changements répétés de
ses administrateurs apparents ont produit dans les affaires publiques un
désordre qui a occasionné des maux graves et une forte irritation. (...)
Un des plus grands de tous les maux provenant de ce système de
gouvernement non responsable fut le mystère par lequel les motifs et
les intentions véritables de leurs dirigeants furent cachés aux colons
eux-mêmes. Les affaires les plus importantes de l’État étaient traitées,
non dans des débats ouverts ou par des manifestations publiques, mais
par correspondance secrète entre le Gouverneur et le Secrétaire d’État.
(...)

c. L’irresponsabilité et l’inefficacité des fonctionnaires

Le Gouverneur, si peu chargé de responsabilité et pourvu de charges


si mal définies, se retrouvait à la tête d’un système dans lequel tous ses
conseillers et ses subalternes possédaient encore moins de
responsabilité et de devoirs définis. [49] (...) Dans aucun pays donc
n’existait plus grande urgence de démarquer la besogne de chaque
fonctionnaire public et d’accorder à chacun une plus grande
responsabilité. Maintenant, je n’exagère pas du tout la situation en
prétendant qu’il n’y a pas de direction dans aucun des services les plus
importants des affaires publiques de la colonie. (...)

d. Les défaillances du Conseil exécutif

Le véritable conseiller du Gouverneur a été de fait le Conseil


exécutif. On peut difficilement imaginer un organisme mieux calculé
pour empêcher la responsabilité des actes du gouvernement de se porter
sur qui que ce soit. C’est un organisme dont la constitution ressemble
un peu à celle du Conseil Privé. Il est lié au secret par un serment
semblable ; il remplit de la même manière certaines fonctions
judiciaires irrégulières. (...) Mais sous d’autres aspects, il offre plus de
ressemblance avec un cabinet, le Gouverneur étant habitué de prendre
son avis sur la plupart des questions importantes de sa politique. Mais
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 129

comme il n’existe pas de divisions départementales dans le Conseil, il


n’y a aucune responsabilité ni aucune autorité personnelles. (...) Le
huis-clos des procédures ajoute à l’irresponsabilité du corps. (...) Les
réformateurs du Haut-Canada, et en certaines circonstances ceux de la
province inférieure, ont constamment réclamé la responsabilité du
Conseil exécutif. Mais on peut difficilement concevoir le moyen
d’obtenir une responsabilité avantageuse, si ce n’est en changeant le
mécanisme de cette machine embarrassante et en plaçant les affaires
des divers bureaux administratifs entre les mains de fonctionnaires
publics compétents. (...)

e. L’absence de fonctionnaires locaux

De fait, au-delà des murs de Québec, toute administration régulière


du pays paraissait cesser ; il y avait à peine, littéralement parlant, un
seul fonctionnaire public, à l’exception de Montréal et des Trois-
Rivières, auquel on put transmettre un ordre. Le solliciteur général
réside d’ordinaire à Montréal, et dans chaque arrondissement il y a un
shérif. Dans le reste de la province, il n’y a ni shérif, ni maire, ni
constable, ni aucune sorte de fonctionnaires supérieurs de
l’administration. Il n’y a ni officiers de comté, ni officiers municipaux,
ni officiers paroissiaux, soit nommés par la Couronne, soit élus par le
peuple. (...)
[50]

B. Institutions municipales

On peut considérer comme une des causes principales de l’insuccès


du gouvernement représentatif et de la mauvaise administration du pays
l’absence totale d’institutions municipales qui donneraient au peuple
une certaine autorité sur ses affaires régionales. Si le sage exemple de
ces pays où seul le gouvernement représentatif unique et libre a bien
fonctionné avait été suivi à tous égards, dans le Bas-Canada, on aurait
pris soin en même temps qu’on y introduisait le régime parlementaire
fondé sur un suffrage très étendu, d’investir le peuple de l’autorité
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 130

complète sur ses propres affaires locales et de l’initier à participer à la


politique de la province, grâce à l’expérience acquise dans
l’administration de ses affaires locales qui l’intéresse le plus et qu’il sait
le mieux comprendre. Par malheur, les habitants du Bas-Canada furent
initiés au gouvernement responsable justement par le mauvais bout ;
des gens à qui on ne confiait pas le gouvernement d’une paroisse purent
par leurs votes influencer les destinées d’un État. Pendant mon séjour
dans la province, je nommai une commission pour enquêter sur ses
institutions municipales et sur la possibilité d’introduire un système
efficace et libre d’administration régionale. (...)
Les Cantons de l’Est offrent, dans l’administration des affaires
locales, un contraste déplorable avec l’État voisin du Vermont, où, dit-
on, les institutions municipales sont les plus complètes qui existent en
Nouvelle-Angleterre.
(...)
Mais c’est à Québec et à Montréal que s’est fait et se fait encore
sentir de la manière la plus remarquable l’absence d’institutions
municipales. Une loi provinciale temporaire, qu’on refusa de proroger,
en 1836, incorpora ces villes il y a quelques années. Depuis lors, elles
n’ont joui d’aucun gouvernement municipal. Le mauvais état des rues
et le manque total d’éclairage en sont les conséquences qui retiennent
l’attention de tous et y affectent sérieusement le confort et la sécurité
des citadins. (...)

C. Institutions juridiques

Le droit de la province et l’administration de la justice sont, de fait,


un rafistolage des résultats de l’intervention, à diverses époques, de
différents pouvoirs législatifs, chacun procédant d’après des vues
extrêmement diverses et la plupart du temps incomplètes, sans aucun
égard les uns pour les autres. Le droit lui-même est une masse de lois
incohérentes et contradictoires, en partie françaises, [51] en partie
anglaises, avec, entre chacune, une ligne de démarcation très
confusément tracée. Ainsi les lois criminelles sont celles d’Angleterre
telles qu’elles furent introduites en 1774 avec, en plus, les changements
que l’Assemblée provinciale y a opérés depuis. (...) Le droit civil est
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 131

l’ancien droit civil, malheureusement modifié sous très peu de rapports.


La loi française de la preuve prévaut dans toutes les matières civiles,
exception faite des causes « commerciales », où l’on suivra le droit
anglais ; mais impossible de trouver deux avocats qui s’accordent sur
la définition du mot « commerce ».
Pour les fins de la justice, la province est divisée en quatre districts
supérieurs possédant une juridiction souveraine et sans limite de
première instance, et un district inférieur avec juridiction restreinte. Les
quatre districts supérieurs sont ceux de Québec, de Montréal, des Trois-
Rivières et de Saint-François ; le district inférieur est celui de Gaspé.
(...)
Dans toutes les matières civiles, ces cours ont juridiction de
première instance pour un montant illimité. (...)
On se plaint que les honoraires soient exorbitants dans les cours de
Montréal et de Québec. La distribution du patronage judiciaire est un
sujet de graves griefs, mais il n’est pas facile de dire jusqu’à quel point
ce grief est justifié. (...)
Les litiges de moindre importance dans ces trois districts se règlent
dans les cours des commissaires pour les petites causes. (...) Elles ont
juridiction sur toutes les dettes n’excédant pas 25 dollars, soit 6 livres
5 shillings de notre monnaie. Le Gouverneur, sur recommandation des
requérants, désigne les commissaires ; ce sont des personnes
domiciliées dans la paroisse et qui ne connaissent rien du droit.
Substantiellement, la nature de ces cours n’est, de fait, rien d’autre
qu’un corps judiciaire électif, élu de la façon la plus irrégulière, la plus
frauduleuse et la plus absurde qu’on puisse imaginer. (...)
Il me faut maintenant passer du plus bas au plus haut tribunal civil
de la province. (...) Mais la juridiction d’appel dans le Bas-Canada
réside dans le Conseil exécutif, corps établi pour des fins politiques
seulement et composé de personnes ne possédant généralement aucune
qualification juridique. (...)
L’appel au Conseil Privé permis dans les causes dont la valeur
dépasse 500 livres est rarement employé à cause des délais et des frais
considérables. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 132

[52]
Mais le mal le plus grave de l’administration de la justice criminelle
résulte de la perversion totale de l’institution du jury par les préjugés
politiques et nationaux du peuple. (...)
C’est un fait déplorable, qui ne doit pas être caché : le peuple de ce
pays n’a pas la moindre confiance dans l’exercice de la justice
criminelle. (...)

D. Institutions policières

La police de la province a toujours été lamentablement déficiente.


Aucune ville autant que Québec, à cause de l’indiscipline et de la
méchanceté d’une grande partie de sa population, n’a besoin d’une
police vigilante. Une loi expirée depuis et non prorogée, réglait
jusqu’en mai 1836 la surveillance de la ville. (...) La police fut portée à
75 hommes en octobre dernier, et l’inspecteur de police me signala que
ce nombre suffisait à peine.
À Montréal, où l’on n’avait pas tenté d’établir un système général
de police, je requis M. Leclerc, nommé juge d’un tribunal de police par
lord Gosford, d’organiser une gendarmerie comme à Québec. Ses
effectifs sont maintenant, je pense, de cent hommes.
Dans le reste de la province, où la milice avait coutume de remplir
la fonction de police, ces corps étant maintenant désaffectés, il n’y a
plus de service policier. (...)

E. Institutions éducationnelles

Au cours du précédent compte rendu, j’ai déjà fourni, en passant,


plusieurs détails importants sur les dispositions prises pour assurer
l’instruction au Bas-Canada. J’ai décrit l’ignorance générale du peuple
et la tentative infructueuse qui a été faite ou plutôt qu’on a prétendu
faire pour l’établissement d’un système général d’instruction publique ;
j’ai décrit la singulière abondance d’un enseignement quelque peu
défectueux qui existe pour les hautes classes et qui est uniquement entre
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 133

les mains du clergé catholique. Il ne me reste plus qu’à ajouter ceci :


bien que les adultes qui sont venus du Vieux Pays soient en général plus
ou moins instruits, les Anglais ne sont guère mieux pourvus que les
Français en fait de moyens d’éducation pour leurs enfants et, à la vérité,
ils en possèdent à peine, si ce n’est dans les villes.
Les protestants ne possèdent actuellement aucun moyen
d’instruction secondaire dans la province, et tous les ans le désir
d’obtenir de l’instruction générale et plus encore professionnelle attire
un grand nombre de jeunes gens aux États-Unis. (...)
[53]
Ce n’est pas que le peuple lui-même soit indifférent ou opposé à un
tel plan (en faveur d’un système général et solide d’instruction). Je fus
heureux de constater qu’il existait parmi la population française une
prise de conscience générale et profonde de la carence qui existe dans
ce domaine et un vif désir de procurer à ses enfants les avantages de
l’éducation qui lui avaient été refusés. Les anglais nourrissaient le
même désir. Je crois que la population de chaque origine accepterait de
se soumettre à des taxes locales pour cette fin. (...)
C’est pourquoi, il est bien regrettable qu’il paraisse exister des
obstacles à l’établissement d’un système général d’instruction qui
répondrait aux besoins, et, je crois, aux vœux de toute la population. Le
clergé catholique aux efforts duquel les populations française et
irlandaise du Bas-Canada doivent tous les moyens d’éducation qu’elles
n’aient jamais possédés, semble être très peu disposé à ce que l’État lui
enlève, de quelque façon, l’instruction de la jeunesse. (...)
Je regrette d’être obligé de faire remarquer que le gouvernement
britannique, depuis qu’il possède cette province, n’a rien fait ou n’a rien
tenté pour promouvoir l’instruction générale. En effet, la seule
circonstance où il s’y est intéressé ne lui fait pas honneur. Il a appliqué
les revenus des biens des Jésuites, dont une partie était destinée à
l’instruction, à approvisionner une espèce de fonds pour service secret
et il a conduit durant plusieurs années une lutte opiniâtre contre
l’Assemblée pour perpétuer ce détournement.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 134

F. Institutions philanthropiques et sociales

Quant aux hôpitaux, prisons et institutions de charité du Bas-


Canada, je vous référé aux informations précieuses recueillies sous ma
direction par sir John Doratt, durant son exercice d’inspecteur général
des hôpitaux et des institutions littéraires et charitables. (...) Je veux
mentionner (toutefois) l’absence d’asiles pour recevoir les aliénés dans
le Haut et le Bas-Canada, le mauvais état des prisons en général, surtout
de la prison de Québec, les défectuosités de la station de quarantaine à
la Grosse-Île, l’ignorance et le ravalement de la profession médicale à
la campagne, la nécessité d’un changement dans le système de
protection des malades mentaux, des invalides pauvres et des enfants
trouvés, en votant à ces fins des subventions aux communautés de
femmes. Il est évident que de graves abus règnent dans l’administration
des œuvres philanthropiques. (...)
[54]

G. Institutions religieuses

a. La tolérance

C’est un fait dont il faut se féliciter que les différences de religion


aient à peine agi comme une cause additionnelle de dissensions au Bas-
Canada et qu’il ait existé dans la colonie, de la Conquête à ce jour, un
degré de tolérance pratique, connu dans bien peu de sociétés.

b. Chez les Canadiens français

Les Canadiens français sont tous catholiques et leur Eglise a


conservé la possession des dotations qu’elle possédait au moment de la
Conquête. Les prêtres jouissent du droit de dîme. Mais comme celui-ci
est limité, par la loi, aux terres dont le propriétaire est un catholique, le
prêtre perd sa dîme du moment qu’une propriété, par vente ou
autrement, passe aux mains d’un protestant. Cette disposition, contraire
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 135

au véritable esprit des dotations nationales pour fins religieuses, tend


tout naturellement à rendre le clergé peu favorable à l’établissement de
protestants dans les seigneuries.
Mais le clergé catholique de cette province a su se concilier à un
degré très remarquable la bonne volonté des personnes de toutes
croyances. Je ne connais pas au monde de clergé paroissial dont la
pratique de toutes les vertus chrétiennes et l’observance scrupuleuse
des devoirs d’état soient plus universellement reconnus et aient produit
plus de bien. Pourvu d’un revenu suffisant et même considérable par
rapport aux idées du pays, ayant l’avantage de l’instruction, il a vécu
sur un pied d’égalité et de bienveillance avec les plus humbles et les
moins instruits de ses paroissiens des districts ruraux. Connaissant
intimement les besoins et la mentalité de leurs voisins, ils ont été les
promoteurs et les dispensateurs de la charité et les gardiens efficaces
des moeurs du peuple. En l’absence générale d’institutions civiles
permanentes, l’Eglise catholique a présenté presque l’unique apparence
de stabilité et d’organisation, et a fourni le seul soutien efficace à la
civilisation et à l’ordre. Le clergé catholique du Bas-Canada a droit à
ce témoignage de mon estime, non seulement parce que tout ceci est
vrai, mais aussi en reconnaissance des services éminents qu’il a rendus
par son opposition aux menées des mécontents. Ce témoignage lui est
spécialement dû de la part de celui qui a administré le gouvernement de
la province dans ces temps troublés.
[55]
Tandis qu’il limitait l’application des réserves du clergé dans les
« townships » à un clergé protestant, l’Acte constitutionnel n’a prévu
aucune disposition pour l’extension de l’institution du clergé
catholique, au cas où la population française s’établirait au-delà des
limites des seigneuries. (...) Cette absence de moyens d’instruction
religieuse, j’en suis convaincu, a été la cause principale de l’aversion
des Français à chercher de nouveaux établissements à mesure que leur
accroissement en nombre épuisait leurs ressources. Avec justesse, on a
observé que les devoirs religieux des Canadiens français sont tellement
liés à toutes leurs affaires, à tous leurs loisirs, que le prêtre et l’église
sont pour eux, plus que pour tout autre peuple, le centre de leurs
groupements. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 136

c. Chez les Canadiens anglais

Dernièrement, la population protestante du Bas-Canada s’est


beaucoup agitée sur la question des réserves du clergé. (...) À cause du
nombre restreint des Anglais, de la dotation de l’Eglise catholique dans
les lieux les plus peuplés et importants du Bas-Canada, à cause surtout
des dissensions formidables et profondes de la province, les difficultés
entre les diverses sectes protestantes pour les réserves du clergé n’ont
pas pris le caractère de gravité de celles du Haut-Canada. (...) Je dois
(donc) recommander très fortement qu’on applique au Bas-Canada le
plan qu’on suivra pour régler le problème des réserves du clergé du
Haut-Canada. (...) La loyauté qu’en général les colons irlandais des
Canadas ont manifestée l’hiver dernier et la nécessité de maintenir cette
loyauté pour faire face à d’éventuelles difficultés demandent que le
gouvernement accorde en toute circonstance toutes les considérations
requises aux intérêts et aux sentiments du clergé et de la population
catholique.

H. Institutions économiques et financières

Laissant de côté l’administration des terres domaniales et des


revenus qui en proviennent — j’en traiterai à fond ailleurs — il n’est
pas nécessaire que j’entre pour le moment dans les détails des finances
du Bas-Canada, mon intention étant seulement d’indiquer le
fonctionnement du système général du gouvernement dans la mesure
où il a provoqué la crise que traverse aujourd’hui la province. Je n’ai
pas heu d’examiner si les opérations du fisc, de la monnaie et du
commerce sont conformes aux meilleures principes de l’économie
politique. Mais j’ai raison de penser que des améliorations dans la
manière de lever et de dépenser le revenu provincial pourraient être
réalisées.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 137

[56]

a. Les maux du système bancaire et monétaire

Durant mon séjour au Canada, les maux du système bancaire et


monétaire de la province ont retenu d’eux-mêmes mon attention. Je
n’incline pas pourtant à penser que ces maux aient contribué d’une
manière quelconque à causer les récents désordres. (...)

b. Les principales lacunes du système fiscal

• Les droits de douanes

À l’exception d’une somme peu considérable provenant des fonds


des terres et du casuel, le revenu public du Bas-Canada provient des
droits imposés en partie par des lois impériales et en partie par des lois
provinciales. Les droits sont imposés en grande partie sur des articles
importés de la Grande-Bretagne et des pays étrangers. Les officiers des
douanes impériales en font la perception aux ports principaux.

1. Les revenus perçus


Durant les quatre dernières années le revenu a diminué de 150,000
livres à un peu plus de 100,000 livres par année. (...)

2. Leur mauvais usage dans le Bas-Canada


Néanmoins, comme les dépenses permanentes du gouvernement
civil ne s’élèvent seulement qu’à environ 60,000 livres par année, il
reste encore un excédent considérable à écouler pour des besoins
locaux, de la manière pernicieuse que j’ai décrite dans les pages
précédentes. Un gouvernement vigoureux et efficace trouverait dans
tout ce revenu à peine de quoi subvenir à ses besoins. Dans la situation
présente, l’existence et l’appropriation de cet excédent du revenu, est,
à mon sens, si nuisible, que je serais porté à recommander, comme le
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 138

moindre de deux maux, une réduction des droits, si cela était possible
sans diminuer en même temps les revenus du Haut-Canada qui ne peut
de toute façon se le permettre.

3. Le conflit entre le Bas et le Haut-Canada


Les relations financières entre les deux provinces sont une source de
grandes et de croissantes querelles. Comme la plus grande partie et
même presque [57] la totalité des importations du Haut-Canada entrent
par les ports du Bas-Canada, la province supérieure a réclamé et établi
son droit à une proportion des droits perçus sur ces importations. Cette
proportion est déterminée, de temps à autre, par des commissaires
nommés par chaque province. Le Bas-Canada touche aujourd’hui
environ les trois cinquièmes et le Haut-Canada environ les deux
cinquièmes du montant global. Mais ce n’est pas là, la plus grande
cause de dissensions et de mécontentement. Le revenu actuel du Haut-
Canada étant absolument insuffisant pour faire face à ses dépenses, le
seul moyen qui reste à cette province de payer les intérêts de sa dette,
c’est de hausser le tarif des douanes. Mais comme presque toutes celles-
ci sont perçues dans le Bas-Canada, l’opération ne peut s’effectuer sans
élever également le tarif pour les habitants de cette province, laquelle
possède déjà un excédent considérable de revenu. C’était pour régler
ces points de disputes que fut proposée, en 1822, l’union des deux
Canadas. Le même sentiment compte pour une grande part dans le désir
manifesté maintenant à l’égard de cette mesure par une partie du peuple
du Haut-Canada.

• L’impôt sur le timbre


On perçoit un revenu considérable dans toutes les provinces par
l’intermédiaire du service des postes commun à toutes et subordonné
au bureau général des postes en Angleterre. L’excédent budgétaire de
ce service qui s’élève à pas moins de 10,000 livres par année d’après
un rapport à la Chambre d’Assemblée est expédié en Angleterre.
L’Assemblée a formulé à ce sujet des plaintes graves. (...) Forcément,
je dois avouer que la plainte est fondée, et je suis fortement d’avis que
si l’on adopte un régime quelconque de gouvernement fédéral pour les
provinces, on devrait laisser à la colonie le contrôle et les revenus des
postes.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 139

• La taxation directe
Pour les raisons que j’ai déjà expliquées, c’est à peine s’il existe au
Bas-Canada l’apparence d’une taxe directe pour des fins générales et
locales. Cette exemption de taxes a été parfois évoquée comme un
grand privilège du peuple du Bas-Canada et comme une grande preuve
de la justice et de la bienveillance de son gouvernement. La description
que j’ai faite des dispositions singulièrement défectueuses prises pour
l’accomplissement des devoirs les plus essentiels du gouvernement
local et général, montrera, je pense, une chose : c’est que l’épargne
apparente pour les goussets des contribuables n’est due qu’à l’absence
[58] de nombreuses institutions que toute société civilisée s’honore de
posséder. Un peuple ne peut guère être félicité de s’être procuré à peu
de frais une administration de la justice rudimentaire et imparfaite, un
semblant de police, aucune mesure publique pour l’instruction, aucun
éclairage, et de mauvais pavages dans ses villes, des moyens de
communications si imparfaits que la perte de temps et la détérioration
provoquées par le transport de quelque article vers le marché peuvent
probablement être estimées dix fois supérieures à la dépense pour la
construction de bons chemins. Si les habitants du Bas-Canada avaient
été soumis, ou plutôt avaient appris à se soumettre eux-mêmes à un
fardeau plus onéreux de taxation, aujourd’hui ils seraient probablement
un peuple beaucoup plus riche, beaucoup mieux gouverné, beaucoup
plus civilisé et beaucoup plus satisfait.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 140

[59]

Le Rapport Durham

Chapitre II
Les malaises du Haut-Canada

I. LES CARACTÉRISTIQUES ESSENTIELLES


DE CETTE PARTIE DU RAPPORT

1. Nature spécifique de l’enquête de Durham


dans le Haut-Canada

Retour à la table des matières

L’information que j’ai à transmettre à propos de l’état du Haut-


Canada n’ayant pas été acquise au cours de l’administration, comme
celle de cette province, sera nécessairement beaucoup moins abondante
et détaillée que celle que j’ai soumise à votre Majesté à propos du Bas-
Canada.

2. Objectif de Durham

Mon but sera de signaler les causes principales auxquelles, après une
observation générale de la province, je suis porté à attribuer les
discordes récentes. Et même cette tâche sera ( .. ) remplie avec plus de
facilité et de brièveté (...) puisque je peux renvoyer aux détails que j’ai
donnés et aux principes que j’ai posés en décrivant les institutions de la
province inférieure.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 141

3. Difficultés particulières
à saisir l’ensemble du problème

A. À cause de sa complexité

De prime abord, il semble beaucoup plus difficile de se former une


idée juste de l’état du Haut que du Bas-Canada. La ligne évidente et
large de démarcation qui sépare les partis selon les caractères distinctifs
de race n’existe heureusement pas dans le Haut-Canada. La querelle est
celle d’une population entièrement anglaise, sinon britannique. Comme
toutes les querelles de ce genre, elle a, en fait, donné naissance non pas
à deux, mais à plusieurs partis (...) Ces partis diffèrent sur un point et
s’accordent sur un autre ; les groupes qui s’unissent un jour s’opposent
fortement le jour suivant. (...)
[60]

B. À cause du morcellement régional

Les caractéristiques géographiques spéciales de la province


augmentent de beaucoup la difficulté d’obtenir sur elle des
renseignements très précis. Ses habitants, dispersés le long d’une
frontière étendue, avec des moyens de communication très imparfaits
et un commerce limité et partiel, ne possèdent en apparence aucune
unité d’intérêts ou d’opinions. La province ne possède aucun grand
centre avec lequel toutes les parties séparées seraient liées. (...) Il
n’existe pas non plus ces relations habituelles entre les habitants des
diverses régions du pays qui (...) font un peuple un et uni, en dépit de
l’étendue du territoire et de la dispersion de la population. Au lieu de
cela, il y a plusieurs centres régionaux insignifiants, dont les sentiments
et les intérêts (ou du moins ce qu’on s’imagine comme tels) sont
distincts et peut-être opposés. (...) En conséquence, un étranger qui
visite l’un quelconque de ces centres régionaux ou qui ne visite pas
l’ensemble ignore presque nécessairement des choses dont la
connaissance exacte est essentielle à la compréhension juste de la
position réelle des partis et des perspectives politiques du pays.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 142

II. L’ÉTUDE ANALYTIQUE


DES PRINCIPAUX MALAISES

1. Les maux politiques

A. Nature générale

Retour à la table des matières

La lutte politique qui a été menée depuis si longtemps à l’Assemblée


et dans la presse, paraît avoir présenté dans toute sa marche les traits
caractéristiques de la partie purement politique de la lutte dans le Bas-
Canada. Comme elle, elle commence à la suite d’une répartition
malavisée du pouvoir dans le système constitutionnel de la province.
Les disputes au sujet des finances publiques, qui ont si longtemps
accaparé les partis en lutte dans le Bas-Canada, furent réglées avec
beaucoup plus de sagesse et d’aisance dans la province supérieure ; et
la lutte, tout en portant sur une mosaïque de problèmes plus ou moins
importants, reposait franchement et clairement sur la revendication de
la responsabilité de l’exécutif.

B. Oppositions du « family compact » et des réformistes

Dans le rapport précédent sur ce fonctionnement du système


constitutionnel dans le Bas-Canada, j’ai décrit l’effet que l’absence de
responsabilité [61] des vrais conseillers du Gouverneur produisait en
plaçant l’autorité permanente entre les mains d’un parti puissant, uni
ensemble non seulement par de communs intérêts de parti, mais par des
liens personnels. Cependant, dans aucune des provinces nord-
américaines, ce système n’a sévi pendant une si longue période ni à un
tel degré que dans le Haut-Canada. Celui-ci a été depuis longtemps
gouverné entièrement par un parti communément désigné à travers
toute la province sous le nom de « family compact », un nom qui n’est
pas plus approprié que ne le sont d’habitude les étiquettes de parti, vu
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 143

qu’il y a, en vérité, très peu de liens de famille parmi les personnes ainsi
unies. (...)
Les Gouverneurs qui se succédaient tour à tour, s’y sont, dit-on, ou
tranquilement soumis, ou bien, après une opposition courte et vaine, ont
cédé à ce parti bien organisé la conduite réelle des affaires. Le banc, la
magistrature, les hautes fonctions de l’Église épiscopale, une grande
partie de la profession légale sont occupés par les membres de ce parti.
Au moyen d’octrois ou d’achats, ils ont acquis presque toutes les terres
incultes de la province ; ils sont tout puissants dans les banques à charte,
et jusqu’à ces derniers temps, ils ont partagé presque exclusivement
entre eux tous les postes de confiance et rémunérateurs. L’ensemble de
ce parti se compose principalement de gens nés dans la colonie ou
d’émigrés qui s’y sont établis avant la dernière guerre avec les États-
Unis. Ses principaux membres appartiennent à l’Église d’Angleterre et
la défense des prérogatives de cette Église a toujours été une des
marques distinctives de ce parti.
Un monopole de pouvoir aussi étendu et aussi durable ne pouvait
pas manquer, à la longue, d’exciter l’envie, de créer le mécontentement,
et, en dernier lieu, de provoquer des attaques. Conséquemment, une
opposition s’éleva dans l’Assemblée qui assaillit le parti dominant, en
invoquant les droits populaires de gouvernement, en dénonçant le
prétendu agiotage et la prodigalité de l’équipe en place, et en conduisant
des enquêtes sur les abus dans le dessein de susciter la réforme et tout
particulièrement de faire mettre en application un régime d’économie.
(...)
Les réformistes, en agitant avec succès cette affaire ainsi que
diverses questions économiques, obtinrent la majorité. Mais comme
presque tous les partis populaires dans les colonies, ils manquèrent de
discrétion et d’habileté, ils offensèrent un grand nombre de leurs
électeurs. Ils étaient déjà frustrés dans leurs calculs par le Conseil
législatif, et contrecarrés résolument par toute [62] l’influence officielle
et personnelle de l’équipe en place, lorsqu’une dissolution de
l’Assemblée les mit de nouveau en minorité. Ce revers de fortune ne se
limita pas à un seul cas. Depuis quelque temps, en effet, ni l’un ni
l’autre des partis n’a possédé la majorité dans deux parlements
successifs. La Chambre actuelle est la cinquième de ces Chambres
d’Assemblée où la majorité alterne.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 144

Les réformistes, toutefois, découvrirent à la fin que leurs succès


électoraux leur rapportaient très peu de bénéfices pratiques. Le parti
officiel, en effet, qui n’était pas renvoyé après avoir cessé d’être en
majorité à l’Assemblée, continuait toujours d’exercer tous les pouvoirs
du gouvernement exécutif, de se renforcer à l’aide du patronage et
d’influencer la politique du Gouverneur et du Département colonial de
la métropole. (...) De la sorte, les réformistes trouvaient que leurs
triomphes électoraux ne favorisaient en rien le progrès de leur cause
politique, tant que le gouvernement demeurait toujours aux mains de
leurs adversaires. (...)

C. Différences et ressemblances primordiales


des luttes du haut et du Bas-Canada

Je ne puis m’empêcher d’opposer le bon sens pratique des


réformistes anglais du Haut-Canada avec la ligne de conduite moins
prudente de la majorité française à l’Assemblée du Bas-Canada, ainsi
qu’il apparaît dans les diverses demandes de changements
constitutionnels faites avec le plus d’ardeur par les uns et par les autres.
De fait, les deux partis désiraient la même chose, c’est-à-dire un
accroissement d’influence « populaire » dans le gouvernement.

a. Sur le plan constitutionnel

L’Assemblée du Bas-Canada attaqua le Conseil législatif. C’est un


corps dont la constitution se prêtait certainement, en théorie, à la
critique de tous les partisans des institutions populaires ; mais pour la
même raison, ce corps était certain de trouver de puissants défenseurs
dans la mère-patrie. Les réformistes du Haut-Canada firent peu de cas
de la composition du Conseil législatif ; ils dirigèrent leurs efforts vers
l’obtention d’une transformation du Conseil exécutif, telle qu’elle
pourrait être accordée, sans briser en rien l’équilibre constitutionnel du
pouvoir. Mais ils savaient bien, qu’une fois qu’ils auraient obtenu le
contrôle du Conseil exécutif et des hauts emplois de la province, le
Conseil législatif ne pourrait plus bientôt offrir de résistance effective
contre leurs projets de réformes.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 145

[63]
C’est sur cette affaire de la responsabilité du Conseil exécutif que la
grande contestation s’est poursuivie longtemps entre le parti officiel et
les réformistes. (...)
Les idées de la grande masse des réformistes paraissent s’être
limitées, suivant leur expression favorite, à faire de la Constitution
coloniale, « une copie fidèle de celle de la Grande-Bretagne ». Ils
désiraient seulement que la Couronne, dans le Haut-Canada comme en
Angleterre, confiât l’administration des affaires à des hommes
possédant la confiance de l’Assemblée. On ne peut douter, toutefois,
qu’il y avait parmi eux beaucoup de gens qui voulaient modeler les
institutions de la province plutôt sur celles des États-Unis que sur celles
de la mère-patrie. (...)

b. Par rapport au bien commun


et au développement économique

Chaque parti, quand il possédait la prépondérance, fut accusé par ses


adversaires d’avoir abusé de son emprise pour jouer avec les fonds
publics au profit de telle ou telle région. (...) Dans le Haut-Canada,
cependant, les moyens de réaliser cette politique ne furent jamais aussi
étendus que dans la province inférieure. Les grands travaux que la
province a commencés sur une vaste échelle et a exécutés dans un esprit
de grande négligence et de profusion ont laissé si peu d’excédent de
revenu que cette province seule, parmi les colonies nord-américaines, a
été forcée, heureusement pour elle, d’établir un système d’imposition
régionale et de laisser les travaux régionaux, dans une grande mesure,
à l’énergie et aux ressources des localités elles-mêmes. On assure,
cependant, que la nature de ces grands travaux et la manière dont ils ont
été exécutés témoignent tout bonnement d’une attention pour des
intérêts régionaux et d’une disposition à consolider l’influence du parti.
Les habitants des districts les moins densément peuplés se plaignaient
de ce que les revenus de la province étaient employés à des travaux dont
seule bénéficierait la population logée le long de la frontière. L’argent
absorbé par des entreprises qu’ils décrivaient comme disproportionnées
aux ressources et aux besoins de la province aurait suffi, disaient-ils, à
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 146

établir des moyens pratiques de communication à travers tout le pays.


(...) On se plaignait de la négligence et de la profusion qui marquait
l’exécution de ces travaux, dont l’administration était confiée surtout à
des membres du parti dominant, et qui étaient supposés être prémédités
et être permis, sinon encouragés, afin d’enrichir quelques individus aux
dépens de la collectivité. (...)
[64]
Mais, à quelque point qu’on ait poussé ces pratiques, le cours de la
contestation parlementaire dans le Haut-Canada n’a pas été marqué de
la singulière négligence des premiers devoirs d’un corps législatif que
j’ai remarquée dans les délibérations du parlement du Bas-Canada. Les
statuts du Haut-Canada abondent en bonnes et utiles mesures de
réformes ; ils présentent un contraste honorable avec celui de la
province inférieure. (...)

c. Au point de vue impérial et national

J’ai dit qu’il n’y avait pas d’animosités raciales dans le Haut-
Canada. Il existe néanmoins une distinction quant au lieu d’origine qui
a exercé une influence très importante dans la composition des partis ;
elle promet aussi vraisemblablement de devenir, tôt ou tard, un élément
prééminent et fascinant de divisions politiques. (...) Mais il restait
encore une grande différence d’opinion entre chacun des deux partis
canadiens et le groupe des Anglais qui agirent quelque temps de concert
avec eux. Chaque parti canadien, tout en différant d’avis avec l’autre
sur la nature du pouvoir politique dans la colonie, désirait presque le
même degré d’indépendance pratique à l’égard de la mère-patrie ;
chacun ressentait et chacun manifestait dans sa conduite de la jalousie
envers les émigrés et la volonté de maintenir le pouvoir officiel et les
revenus des professions aux mains de personnes nées ou domiciliées
depuis longtemps dans la colonie. Les Britanniques, au contraire, à
quelque parti qu’ils appartiennent, semblent s’accorder pour resserrer
davantage le lien avec la mère-patrie. Ils diffèrent très peu les uns des
autres, je pense, en désirant un changement quelconque qui rendrait le
gouvernement du Haut-Canada, dans l’esprit comme dans la forme,
semblable à celui de l’Angleterre, en conservant un exécutif assez fort
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 147

pour réprimer les excès populaires et en accordant à la majorité du


peuple, ou à ceux à qui les moins libéraux confieraient des droits
politiques, quelque autorité sur l’administration des affaires. Mais le
grand objectif commun était et est encore la disparition des incapacités
auxquelles sont astreints les émigrés anglais, de manière à ce qu’ils
puissent se sentir citoyens au lieu d’étrangers dans leur pays d’adoption.

D. Déclenchement de la crise

a. Infructueux essai de Sir F. Head


de gouverner grâce à un cabinet d'union

Tel était l’état des partis, quand Sir F. (Francis) Head, en assurant le
gouvernement de la colonie, renvoya du Conseil exécutif quelques-uns
des [65] membres qui étaient les plus antipathiques à la Chambre
d’Assemblée et invita trois personnes à leur succéder. Deux de ces
personnes, le docteur Rolph et M.R. Baldwin, étaient liées au parti
réformiste, et le troisième, M. Dunn, était un Anglais qui avait rempli
la place de receveur général durant 14 ans et s’était, jusqu’à ce temps,
abstenu de toute intervention dans les affaires publiques. (...) Parmi les
premiers gestes du Gouverneur, après la nomination de ce Conseil, se
trouva, cependant, la nomination à quelques postes vacants de
personnes qui furent choisies parmi l’ancien parti « officiel », et ceci
sans aucune consultation avec son Conseil. (...) Ils (les 3 nouveaux)
n’eurent d’autre choix que de démissionner. (...)

b. Ingérence du Gouverneur dans les élections de 1836

La lutte ainsi commencée au sujet de la responsabilité du Conseil


exécutif fut décidée sur un tout autre terrain. Sir F. Head, qui semble
avoir pensé que le maintien du lien avec la Grande-Bretagne dépendait
de son triomphe sur la majorité de l’Assemblée, s’engagea dans la lutte
déterminé à employer toute son influence pour triompher. De fait, il
réussit à présenter le désaccord d’une telle manière à la province qu’une
grande partie du peuple s’imagina réellement qu’on en appelait à lui
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 148

pour régler la question de la séparation d’avec l’Angleterre par son


suffrage. La rupture sur laquelle sir Francis misait, lorsqu’il eut préparé
à point l’opinion publique, répondit pleinement à ses espérances. Les
Britanniques, en particulier, furent soulevés d’indignation quand ils
connurent le danger que courait leur attachement à la mère-patrie. Ils
s’indignèrent de la conduite et des discours de certains députés de
l’ancienne majorité, lesquels affichaient une préférence marquée pour
les institutions américaines sur les institutions britanniques. Ils
s’irritèrent de l’hostilité manifestée envers l’émigration anglaise à la
suite de procédés récents employés ou qu’ils crurent employés par
l’Assemblée. Par-dessus tout, non seulement eux, mais beaucoup
d’autres avaient vu avec envie les travaux extraordinaires qui
produisaient dans l’État limitrophe de New-York un accroissement
merveilleux de la population et de la richesse ; ils reprochaient à
l’Assemblée, comme une économie de bouts de chandelles, son
opposition à entreprendre ou à parachever des travaux similaires qui
eussent causé, comme ils le croyaient, une mise en valeur semblable
des ressources naturelles du Haut-Canada. L’appui général des
Britanniques favorisa les élections du côté du gouvernement. (...)
[66]

c. Vaine tentative de gouverner


sans l’appui d’aucun parti

Il est plutôt étonnant, toutefois, que le résultat que sir F. Head


semble vraiment avoir visé ne fut en aucune façon assuré par ce
triomphe apparent. Dans toutes ses mesures antérieures et dans la
nomination des conseillers exécutifs par lesquels il remplaça les
membres qui s’étaient retirés, son intention fut évidemment de faire du
Conseil un moyen d’assurer l’indépendance administrative du
Gouverneur. (...) Le résultat des élections devait lui donner, ainsi qu’il
s’imaginait, une Chambre d’Assemblée qui s’était engagée à l’appuyer,
comme Gouverneur, dans l’exercice de l’autorité indépendante qu’il
avait réclamée. Cependant, à la toute première occasion, où il essaya de
protéger un fonctionnaire du gouvernement, sans lien avec le vieux
parti « officiel », contre des accusations qui, bien ou mal fondées,
étaient évidemment mises de l’avant pour des raisons personnelles, il
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 149

découvrit que la nouvelle Chambre était encore plus déterminée que la


précédente à affirmer son droit d’exercer un pouvoir substantiel sur le
gouvernement. Il découvrit aussi qu’à moins qu’il fût disposé à risquer
d’entrer en conflit avec les deux branches de la législature (alors
composées d’éléments semblables et virtuellement sous une même
influence), il devait céder. Ne voulant pas courir ce risque, à un moment
où il savait très bien ne pouvoir compter sur l’appui d'aucun parti (...),
il céda sur ce point. (...) A partir de cette époque, il ne tenta jamais de
revendiquer l’indépendance que la nouvelle Chambre d’Assemblée
devait protéger.

d. Conséquences de la politique de Sir F. Head

• Influence accrue du « family compact »


En conséquence, le gouvernement revint au parti qu’il avait trouvé
lorsqu’il avait occupé son poste de Gouverneur et qu’il avait voulu
déposséder dans un de ses premiers gestes. Le pouvoir est encore aux
mains de ce parti et je dois dire que c’est l’opinion générale que jamais
la puissance du « family compact » n’a été si répandue ni si totale
depuis la première séance du présent parlement jusqu’à ce jour.
On peut, en effet, affirmer sans crainte d’erreur que le résultat
définitif de la politique de sir Francis Head fut de renforcer cette même
influence administrative des leaders de la majorité dans l’Assemblée,
qu’il avait voulu si obstinément contester. (...)
[67]

• Carence de l’exécutif et lacunes des institutions politiques


Tandis que le gouvernement nominal ne possède aucune autorité
quelconque, la Chambre, dont les leaders détiennent le pouvoir réel, ne
commande sous aucun rapport la confiance du peuple autant qu’elle
devrait le faire. (...)
J’avance cela sans imputer quoi que ce soit sur le compte des
députés de l’Assemblée. En vérité, les circonstances dans lesquelles ils
ont été élus sont telles qu’elles en ont fait des objets de soupçon et de
reproche pour nombre de leurs compatriotes. On les accuse d’avoir
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 150

violé leurs promesses électorales. Plusieurs d’entre eux, dit-on,


briguèrent les suffrages et furent élus comme étant de vrais réformistes,
bien qu’opposés à toute revendication de souveraineté coloniale qui pût
impliquer une séparation de la mère-patrie. Dans plusieurs endroits où
les tories réussirent, les électeurs, cela ne semble pas faire de doute,
désiraient uniquement réélire des députés qui ne risqueraient pas de
lutte contre l’Angleterre. (...) En beaucoup d’autres occasions aussi, les
élections furent gagnées grâce à l’influence peu scrupuleuse du
gouvernement et par un déploiement de violence chez les tories qui
s’étaient enhardis de l’appui des autorités. (...)

• Exaspération et désespoir
Il n’y a pas lieu de s’étonner que de pareils faits et impressions aient
provoqué dans le pays l’exaspération et la perte de tout espoir dans un
gouvernement meilleur. (...) Plusieurs même parmi ceux qui avaient
appuyé des candidats victorieux furent déçus dans les espérances qu’ils
avaient placées dans la future politique de leurs nouveaux députés. On
n’introduisit aucune réforme économique. L’Assemblée, au lieu
d’appuyer le Gouverneur, le força à se soumettre à elle et ne produisit
aucun changement dans l’administration des affaires, excepté celui de
réinstaller au pouvoir le « family compact ».
Sur certains points à propos desquels les sentiments du peuple
étaient profondément engagés, comme par exemple les réserves du
clergé, l’Assemblée est accusée d’avoir montré une tendance à
provoquer directement les sentiments connus d’une grande majorité de
ses électeurs.

e. Loi « inconstitutionnelle » de 1837


prorogeant l’existence de l’Assemblée

Une loi introduite au mépris de tous les droits constitutionnels porta


la fureur déjà existante à son comble : elle prolongeait le mandat d’une
majorité [68] qui, du moins on le supposait, comptait être incapable de
le conserver après un nouvel appel au peuple. Ce fut la loi destinée à
empêcher la dissolution de la Chambre actuelle et de n’importe quelle
Assemblée future au moment de la transmission de la Couronne. Cette
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 151

loi fut adoptée en prévision du décès imminent de feu sa Majesté ; elle


a prolongé de fait le mandat de l’Assemblée actuelle d’une année à
quatre. On dit que la démarche est justifiée par l’exemple des autres
colonies de l’Amérique du Nord. Mais il est certain qu’elle causa,
néanmoins, un grand mécontentement et fut regardée comme une
usurpation inconvenante du pouvoir.

f. Révolte de novembre et de décembre 1837

L’influence du mécontentement général provoqué par cette loi


encouragea les auteurs de l’insurrection dans une tentative que l’on peut
qualifier d’aussi folle et mal organisée que méchante et traîtresse. Ce
soulèvement que la prudence ordinaire et une bonne administration
auraient dû prévenir, fut promptement réprimé grâce à l’ardeur avec
laquelle le peuple, particulièrement sa portion britannique, se rallia au
gouvernement. La proximité de la frontière américaine, la géographie
du pays, le tempérament sauvage et audacieux d’une partie de la
population et son chômage périodique, tout cela permit
malheureusement à quelques exilés poussés à bout de continuer à agiter
le pays au moyen de bandes de pillards qui de temps à autre
envahissaient et pillaient la province sous prétexte d’y fomenter la
révolution. Mais la loyauté générale du peuple a été démontrée par son
peu d’empressement à accepter l’offre d’aide des réfugiés et des
envahisseurs étrangers et par l’unanimité avec laquelle il a pris les
armes pour défendre son pays.

E. Nature et importance du mouvement insurrectionnel

On n’a pas pu calculer exactement quelle proportion des habitants


du Haut-Canada était disposée à se joindre à Mackenzie dans son
entreprise traîtresse ou aurait été disposée à le suivre, s’il eut obtenu
quelque succès provisoire, comme cela lui a été possible pendant
quelques jours. Même si j’étais convaincu qu’une grande proportion de
la population se fût prêtée, en toute circonstance, à ses projets, je ne
pourrais attribuer une telle disposition à rien d’autre qu’à l’irritation due
aux causes temporaires de mécontentement contre le gouvernement de
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 152

la province. (...) J’incline à considérer les mouvements insurrectionnels


qui ont eu lieu, comme n’indiquant aucun mécontentement
profondément enraciné et à croire que le parti presque entier des
réformistes [69] de cette province chercha seulement à obtenir par les
moyens constitutionnels ces objectifs pour lesquels il avait combattu si
longtemps d’une manière pacifique, avant les malheureux troubles
causés par la violence d’une poignée d’aventuriers sans principes et par
l’enthousiasme de quelques têtes chaudes.

F. Principales conséquences de la politique gouvernementale


et du mouvement insurrectionnel

On ne peut nier, toutefois, que les événements de l’an dernier aient


fortement augmenté la difficulté de régler les maux du Haut-Canada.
(...)

a. Méfiance, peur et mécontentement

On a trop eu l’impression que le gouvernement avait machiné exprès


la révolte et que les malheureux qui y avaient participé, avaient été
délibérément attirés dans un piège par ceux qui ensuite les ont punis
avec sévérité de leur erreur. Il a semblé aussi que le parti dominant avait
profité de la culpabilité reconnue de quelques agitateurs désespérés et
imprudents pour persécuter et ruiner le parti entier de ses adversaires
politiques. Plusieurs individus parfaitement innocents furent jetés en
prison et souffrirent dans leur personne, leurs biens et leur honneur. Le
parti réformiste en entier devint un objet de défiance et fut soumis à des
procédures harassantes de la part de magistrats dont les penchants
politiques lui étaient notoirement opposés. (...)
Les deux personnes qui subirent l’extrême peine de la loi (la peine
de mort) attirèrent malheureusement une grande part de la sympathie
du public. Leur grâce fut sollicitée par des pétitions signées, affirme-t-
on généralement, par pas moins de 30,000 de leurs compatriotes. (...)

b. Affaiblissement provisoire du parti réformiste


Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 153

Le parti entier des réformateurs, très considérable à mon avis, et qui


a commandé des majorités substantielles dans plusieurs Chambres
d’Assemblée, s’est certainement considéré comme la victime de cette
politique. Il voit tout les rouages du gouvernement aux mains de ses
ennemis ; il croit percevoir aussi chez eux une intention de se servir
inflexiblement de cet avantage contre les réformes qui lui tiennent à
coeur. Les blessures personnelles et la défaite de la politique publique
du parti s’unissent pour propager une irritation sérieuse. Mais je ne
pense pas que les sentiments soient portés à un point qui fasse craindre
[70] un recours à la violence pour obtenir des redressements. Les
réformateurs petit à petit ont repris confiance ; ils espèrent regagner leur
ascendant par les moyens constitutionnels. (...)

c. Morcellement politique du Haut-Canada

Dans un ouvrage très élaboré qui fut publié à Toronto durant mon
séjour au Canada on a essayé de diviser les partis sous six bannières.
(...) Mais il est clair, selon les dires de tous les partis, que le
gouvernement nominal, c’est-à-dire la majorité du Conseil exécutif, ne
commande la confiance d’aucun parti important ; et que le parti appelé
« family compact », qui possède la majorité dans les deux Chambres de
la législature, ne reçoit maintenant l’appui d’à peu près personne dans
chaque parti. Personne n’est plus hostile à ce parti que la grande et
valeureuse population née britannique. (...) Elle voit avec indignation
qu’un monopole de pouvoir et de profit est encore aux mains d’un petit
groupe d’hommes qui semblent tendre à exclure toute participation des
émigrés britanniques. Ayant coopéré ardemment avec le parti qui
dominait pour combattre la trahison et pour repousser l’invasion
étrangère, cette population britannique néanmoins les déteste ; et bien
que des émigrés britanniques de marque aient toujours agi et agissent
encore invariablement en opposition aux réformateurs et ne partagent
pas leurs idées sur le gouvernement responsable, ils désirent vraiment,
j’incline à le penser, un gouvernement responsable suffisant pour
détruire le monopole actuel du pouvoir et de l’influence.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 154

2. Les plaintes réitérées des émigrants britanniques

Retour à la table des matières

Outre les motifs de plaintes qui sont communs à toute la colonie, les
colons venant des Iles britanniques en ont plusieurs qui leur sont
propres. Les émigrés qui se sont établis dans le pays depuis les dix
dernières années représentent vraisemblablement la moitié de la
population. Ils se plaignent de ce que les Canadiens, tout en désirant
l’introduction du capital et du travail britannique dans la colonie grâce
auxquels leurs champs sont cultivés et la valeur de leurs possessions
incultes accrue, refusent de rendre la colonie vraiment intéressante à la
main-d’oeuvre et aux capitalistes britanniques.

A. D’être considérés comme de simples étrangers

Ils disent qu’un Anglais émigrant au Haut-Canada est en pratique


aussi étranger dans cette colonie britannique qu’il le serait s’il devait
émigrer aux États-Unis. Il peut aussi bien acheter et posséder des terres
ou investir son capital [71] dans le commerce dans un pays comme dans
l’autre, et il peut dans l’un ou l’autre exercer n’importe quel métier
d’ouvrier et accomplir toute sorte de travail manuel. C’est là,
cependant, la limite de ses privilèges ; ses titres d’Anglais ne lui servent
que peu ou pas du tout.

B. D’être assujettis à des lois oppressives

Il ne peut, s’il est médecin et autorisé à pratiquer en Angleterre,


pratiquer ici sans un permis du Bureau des examinateurs de la province.
S’il est procureur, il doit se soumettre à un apprentissage de cinq ans
avant d’être admis à pratiquer. S’il est avocat, il est privé de la partie
profitable de sa profession ; et quoique admis à pratiquer au barreau, la
permission qui lui est ainsi accordée ne lui sert à rien en pratique dans
un pays où, neuf procureurs sur dix étant aussi avocats, il ne peut y
avoir d’affaires pour un simple avocat. Ainsi une personne qui a été
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 155

admise au barreau anglais est forcée de faire un stage de trois ans chez
un avocat de la province.
Par une loi adoptée lors de la dernière session, on a rendu difficile
le placement des capitaux dans les banques ; cette loi tend à conserver
le monopole possédé par les banques à charte de la colonie dans
lesquelles le parti « canadian » domine et dont l’influence, dit-on, est
employée directement comme un instrument pour soutenir la
suprématie politique du parti.

C. D'être soumis à un mauvais régime


de concessions des terres

Aussi, d’après le système de vente des terres suivi par le


gouvernement, un individu n’acquiert pas un titre pour sa terre avant
d’avoir payé tout le prix (d’achat), une période de quatre à dix ans, selon
que son acquisition est un lot de la Couronne ou du clergé ; et jusqu’à
l’émission du titre, il n’a pas le droit de vote. Dans quelques-uns des
nouveaux États de l’Amérique, au contraire, spécialement dans
l’Illinois, un individu peut pratiquer comme médecin ou avocat,
presque immédiatement après son arrivée dans le pays, et il possède
tous les droits de la citoyenneté, après six mois de séjour dans l’État.
Un Anglais est donc, de fait, plus chez lui dans un pays étranger que
dans un pays qui fait partie de l’Empire britannique.
Tels sont aujourd’hui pour un Anglais les avantages supérieurs des
États-Unis. Le sentiment seul peut l’entraîner à s’établir au Canada de
préférence à un pays où il habite avec un peuple de même origine que
la sienne, sous les mêmes lois et dans une société dont les usages sont
semblables à ceux [72] auxquels il a été habitué. Si au Canada il est
privé de droits qu’il obtient aux États-Unis, tout en demeurant un
étranger, on ne doit pas s’étonner que dans bien des cas il donne la
préférence au pays qui le traite le plus comme un citoyen. (...) Les
Canadiens natifs, toutefois, quel que soit leur parti, désirent à
1’unanimité conserver leurs privilèges exclusifs. Depuis que le flot de
l’émigration s’est porté avec force sur le pays, que la propriété a pris de
la valeur, que les ressources de la province se sont développées
rapidement et profitablement (au bénéfice des anciens habitants), la
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 156

législation n’a fait que séparer davantage les deux classes au lieu
d’effacer les distinctions antérieures. La loi qui empêche les avocats
anglais de pratiquer est récente. (...) Et plusieurs personnes qui
pourraient émigrer demeurent en Angleterre, ou encore s’en vont dans
une colonie où de pareilles restrictions ne leur nuisent pas. (...)

3. Les difficultés religieuses

A. Causées par les réserves du clergé

Mais la grande question pratique, au sujet de laquelle ces divers


partis ont pendant longtemps été en désaccord et qui est devenue de
nouveau depuis quelques mois la principale matière de discussion est
celle des réserves du clergé. Sa solution rapide et satisfaisante est
essentielle à la pacification du Canada.

a. Historique de la question

En vertu de l’Acte constitutionnel (de 1791), une certaine partie des


terres dans chaque « township » fut mise de côté pour le soutien d’un
« clergé protestant ». (...) À cause de l’expression « clergé protestant »,
le clergé de l’Église d’Angleterre a toujours prétendu à la jouissance
exclusive de ces fonds. Les membres de l’Église d’Ecosse ont exigé
d’être placés complètement sur le même pied que l’Église d’Angleterre
et ont réclamé que ces fonds soient également partagés entre les deux
Églises. Les diverses confessions de dissidents protestants ont affirmé
que le terme les inclut et demandent que l’on fournisse également à
même ce fonds tous les chrétiens qui n’appartiennent pas à l’Église de
Rome. Mais une grande partie de toutes les confessions protestantes et
les nombreux catholiques qui habitent la province ont prétendu qu’une
telle partialité à l’égard de l’une quelconque ou même de toutes les
sectes protestantes serait très peu sage. (...)
[73]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 157

Les partisans de ces différents projets s’étant longtemps disputés


dans cette province et ayant grandement embarrassé le gouvernement
impérial par des appels constants à ses décisions, le Secrétaire d’État
pour les colonies proposa alors de laisser la décision de l’affaire à la
législature provinciale, engageant le gouvernement impérial à faire tout
son possible pour obtenir la sanction parlementaire à toute ligne de
conduite qu’elle adopterait. Deux projets de loi, en conséquence, furent
votés par la Chambre d’Assemblée dans laquelle les réformistes avaient
la prépondérance, projets appliquant ces fonds à l’instruction ; mais le
Conseil législatif les rejeta tous deux.
Durant tout ce temps, toutefois, quoique beaucoup d’irritation ait été
causée par les prétentions exclusives de l’Église d’Angleterre et par le
favoritisme manifesté par le gouvernement à l’égard d’une seule et
toute petite communauté religieuse, le clergé de cette Église, bien
qu’étant un clergé doté, ne prédominait pas. (...) Mais le dernier geste
public de sir John Colborne, avant d’abandonner le gouvernement de la
province en 1835, fut l’établissement de cinquante-sept rectorats, ce qui
changea complètement l’aspect de la question. (...) De l’avis de
plusieurs, ceci fut la cause principale qui a prédisposé à l’insurrection
récente et demeure une cause soutenue de mécontentement.

b. Arguments contre le maintien


d'une Église anglicane établie

Il n’y a là rien de surprenant. L’Église d’Angleterre dans le Haut-


Canada, en comptant dans ses rangs tous ceux qui n’appartiennent pas
à une autre secte, se représente comme étant plus nombreuse qu’aucune
autre confession de chrétiens dans le pays. Même (...) en donnant à cette
Église crédit pour tout ce qu’elle réclame ainsi, ses effectifs ne
s’élèveraient pas à un tiers, probablement pas à un quart de la
population. On ne doit donc pas s’attendre à ce que les autres sectes,
dont trois au moins, les méthodistes, les presbytériens et les catholiques
qui prétendent chacune grouper plus de gens que l’Église d’Angleterre,
se soumettent paisiblement à la suprématie accordée à cette dernière.
Toute décision de la part du gouvernement britannique ou de
l’Assemblée de donner la suprématie à une secte quelconque aurait
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 158

pour résultat, c’est à craindre, non pas d’aider une secte favorisée, mais
de risquer la perte de la colonie, et en justifiant les prétentions
exclusives de l’Église d’Angleterre, de risquer de perdre une des plus
belles possessions de la Couronne britannique.
[74]
Je dois dire, en effet, qu’une unanimité règne à propos des
établissements ecclésiastiques dans la partie septentrionale du continent
d’Amérique et qu’il serait prudent de ne pas l’oublier dans le règlement
de cette question. (...)
L’Église que l’on propose de faire rétribuer par l’État, à l’exclusion
des autres, est l’Église des citoyens riches. Elle peut le mieux subvenir
à ses besoins et possède le moins de pauvres à qui elle doit donner
gratuitement l’instruction religieuse. (...)
Il existe une objection plus forte contre la création d’une Église
établie au pays. Non seulement les membres de l’Église d’Angleterre
ne sont-ils actuellement qu’une faible minorité, mais la disproportion
devrait augmenter au lieu de diminuer pour autant que la majorité des
émigrés n’appartiennent pas à cette Église. (...)

c. Solution préconisée par Durham

Il est essentiel que cette question soit réglée, et de manière à


satisfaire la majorité du peuple des deux Canadas, qu’elle regarde à part
égale. Je ne sais pas d’autre façon d’y réussir que d’abroger les
dispositions des lois impériales concernant l’application des réserves
du clergé et de leurs revenus, en laissant les Assemblées locales
disposer de ces revenus et en approuvant les mesures quelconques
qu’elles pourront adopter. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 159

B. Suscitées par l’intolérance envers les catholiques romains

Je crois aussi de mon devoir, ici comme dans la province inférieure,


d’attirer une attention particulière sur la ligne de conduite qui a été et
devrait être respectée envers la nombreuse population catholique de la
province. A ce sujet, j’ai reçu des plaintes contre un sentiment général
d’intolérance et de défaveur à l’égard de toutes les personnes de cette
croyance. (...)
Les catholiques représentent au moins un cinquième de toute la
population du Haut-Canada. Leur loyauté s’est exprimée partout et sans
équivoque lors de la récente rébellion. Néanmoins, on dit qu’ils sont
totalement exclus de toute participation au gouvernement du pays et au
patronage dont celui-ci dispose. (...)
Les Irlandais catholiques se plaignent beaucoup et avec raison de
l’orangisme. Ils sont indignés avec raison de voir leurs sentiments
bafoués par les symboles et les processions de cette société dans une
province que leur bravoure et leur loyauté a, de fait, substantiellement
contribué à sauver.
[75]
Il est assez difficile de saisir le caractère plutôt anormal de
l’orangisme du Haut-Canada. Ses membres font profession de défendre
la religion protestante. Ils prétendent ne pas nourrir cette intolérance à
l’égard de leurs compatriotes catholiques, ce qui est la marque
distinctive des orangistes irlandais. Ils disent que leur premier but,
auquel l’appui à l’Église d’Angleterre est subordonné, c’est la
conservation du lien avec la Grande-Bretagne. Ils ont assermenté, dit-
on, plusieurs catholiques ignorants. A leurs dîners, après avoir bu à « la
pieuse, glorieuse et immortelle mémoire », avec l’accompagnement
ordinaire d’injures contre les catholiques, ils proposent un toast à la
santé de l’évêque catholique McDonnell. Il semblerait que leur grand
dessein a été d’introduire les mécanismes plutôt que les maximes de
l’orangisme. Les chefs espèrent probablement se servir de cette espèce
de conspiration permanente et d’organisation illégale pour acquérir le
pouvoir politique. (...)
Il s’agit d’une société irlandaise tory dont la portée est plus politique
que religieuse. (...) On prétend qu’à la dernière élection générale les
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 160

tories ont réussi à gagner plus d’un siège par la violence des bandes
organisées de cette société. Ce n’est pas durant la dernière élection
seulement qu’on lui attribue le succès du candidat du gouvernement.
Aux élections précédentes, dans le comté de Leeds en particulier, on
assure que les réélections du député-grand-maître et du procureur
général d’alors, son collègue, sont dues à un rassemblement séditieux
d’orangistes qui empêchèrent les votants adversaires de participer au
scrutin. (...)

4. Les lacunes de l’économie et des services administratifs,


juridiques, culturels et sociaux

Outre l’irritation qu’engendre la position des partis, les querelles


particulières auxquelles j’ai fait allusion, les caractéristiques du
gouvernement colonial empêchant le peuple de résoudre les problèmes
qui agitent profondément le pays et de redresser les abus des institutions
ou de l’administration provinciale, il y a encore des causes permanentes
de mécontentement. Elles résultent de l’opposition acharnée au progrès
industriel de la province. La province ne dispose d’aucun de ces
moyens qui permettent de développer les ressources naturelles du pays
et qui assurent la civilisation d’un peuple.
L’administration de la justice, il est vrai, paraît être meilleure dans
le Haut-Canada que dans le Bas-Canada. (...) Mais on se plaint partout
du cumul des fonctions politiques et judiciaires dans la personne du
juge en chef.
[76]
Ce n’est pas qu’on mette en question l’exercice de la justice par ce
juge, mais plutôt le patronage qui décide de la nomination de ses
subalternes et le parti pris qu’on lui attribue. On formule encore des
plaintes, semblables à celles mentionnées dans le Bas-Canada, contre
la façon de nommer les shérifs. (...)
Une partie très considérable de la province n’a ni chemins, ni
bureaux de poste, ni moulins, ni écoles, ni églises. Les gens peuvent
récolter assez pour leur propre subsistance, et jouir même d’une
abondance grossière et sans confort, mais ils peuvent rarement acquérir
la fortune. Même les riches propriétaires terriens ne peuvent empêcher
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 161

leurs enfants de grandir dans l’ignorance et dans la rusticité, et


d’occuper une condition morale, intellectuelle et sociale de beaucoup
inférieure à la leur. Les moyens de communications entre eux ou avec
les villes principales de la province sont limités et incertains. À
l’exception de la classe ouvrière, presque tous les émigrés qui sont
établis depuis dix ans sont plus pauvres aujourd’hui qu’ils ne l’étaient
au moment de leur arrivée dans la province.
Il n’y a pas de système suffisant de cotisations locales pour faire
progresser les moyens de communications, et les fonds votés de temps
à autre à cette fin, d’après le système actuel, sont répartis par une
Chambre d’Assemblée qui représente spécialement les intérêts des
régions les plus peuplées et qui, prétend-on, se servit de ces octrois pour
consolider l’influence de ses membres auprès de leurs commettants. En
conséquence, les fonds ont presque tous été employés dans cette partie
du pays où le besoin était le moindre. Trop souvent, ils ont été dépensés
sans avantage perceptible. (...) Même dans les régions les plus
populeuses, on compte trop peu d’écoles, et d’une qualité très
inférieure ; quant aux établissements éloignés, ils en manquent presque
totalement.
Dans des conditions semblables, il y a bien peu d’encouragement à
l’industrie ou à l’esprit d’entreprise. Le contraste frappant qu’offre dans
cette province la lisière des États-Unis, où tout est vie et activité,
aggrave le mal. (...) Ceux qui sont le plus satisfaits de la politique
actuelle de la province et qui sont le moins disposés à mettre sur le
compte du gouvernement les déficiences économiques et sociales,
sentent et admettent qu’il doit y avoir quelque chose de mauvais pour
produire une différence si frappante de richesse et de progrès entre le
Haut-Canada et les États limitrophes de l’Union. Je ferai aussi
remarquer que les maux touchent principalement la population
d’émigrés britanniques, qui n’a été pour rien dans cet état de choses.
Les Canadiens natifs, du fait [77] qu’ils habitent les régions les plus
populeuses de la province, sont propriétaires de presque toutes les terres
incultes. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 162

5. L’aberration des lois commerciales anglaises

Cependant, il semble être nécessaire de parler ici du commerce du


pays, car aussi longtemps que les Américains jouiront d’avantages aussi
extraordinaires à même l’incurie de notre gouvernement, il y en aura
toujours qui désireront ardemment voir s’effectuer des changements
politiques. Il existe des lois qui réglementent ou plutôt prohibent
l’importation de certains articles, en particulier le thé, sauf s’ils
viennent d’Angleterre. Ces lois votées à l’origine pour protéger les
privilèges de monopoles sont restées en vigueur dans la province, même
après la disparition du monopole anglais. Ces lois ne contribuent pas à
hausser le prix des articles, car tout le thé entre en contrebande par la
frontière. Mais elles sont préjudiciables au commerçant honnête. (...)
C’est probablement par inadvertance que la loi actuelle continue
d’opérer. Si c’est le cas, ce n’est pas une preuve très satisfaisante de la
compétence du gouvernement impérial qui ressent si peu la tyrannie des
lois auxquelles il assujettit ses colonies.

6. L’insuffisance des moyens de communications

A. À cause de l’absence de collaboration


avec les États-Unis

Un autre problème, et encore plus difficile à résoudre, c’est le désir


de cette province de se voir permettre l’utilisation de New-York comme
port d’entrée. Les impôts sur les marchandises en provenance des États-
Unis, quelle que soit leur nature et d’où qu’elles viennent, sont
actuellement tels que les importateurs sont obligés de faire commerce
par la voie du Saint-Laurent. La navigation n’y est ouverte
généralement que plusieurs semaines après le temps requis pour
recevoir les marchandises dans toute la partie du Haut-Canada qui
avoisine le lac Ontario, par Oswégo. Le commerçant doit donc se
soumettre à un délai nuisible ou se procurer en automne ses
marchandises, et laisser ainsi dormir son capital pendant six mois de
l’année. (...) Si les marchandises pouvaient être expédiées d’Angleterre,
débarquées à New-York en transit, et admises au Haut-Canada libres
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 163

d’impôts sur la présentation d’un certificat du préposé aux douanes du


port anglais où elles auraient été embarquées, on obvierait au mal. Le
peuple de la province profiterait alors du lien avec l’Angleterre à cause
du bon marché des marchandises et sans être limité dans ses échanges
comme il l’est maintenant.
[78]

B. À cause du refus de la chambre d'assemblée du Bas-Canada


de compléter le réseau de canalisation du Saint-Laurent

Dans mon rapport sur le Bas-Canada, j’ai déjà fait allusion aux
difficultés et aux querelles engendrées par les relations financières entre
les deux provinces. Toutefois, la situation qui a causé ces querelles est
d’un préjudice beaucoup plus considérable au Haut-Canada.
La province conçut il y a quelques années le très noble projet
d’enlever ou d’éviter tous les obstacles naturels à la navigation du
Saint-Laurent. Le plan était d’exécuter ces travaux sur une échelle
proportionnée à la largeur et à la profondeur du fleuve, de façon à ce
que les vaisseaux océaniques pussent naviguer sur tout son cours
jusqu’au lac Huron. Le plan était peut-être trop vaste, du moins pour le
premier effort d’un pays si petit et si pauvre. Mais la hardiesse avec
laquelle le peuple entreprit les travaux et les immenses sacrifices que
demanda leur achèvement sont des preuves de l’esprit d’entreprise qui
devrait faire du Haut-Canada un pays aussi prospère que n’importe quel
État de l’Union américaine. À cette fin, la Chambre d’Assemblée acquit
une grande partie des actions du canal Welland commencé par des
particuliers entreprenants. On entreprit alors le grand canal Cornwall,
afin de permettre aux vaisseaux à fort tirant d’eau d’éviter les rapides
du Long-Sault. Les travaux furent presque complétés, mais avec des
frais immenses.
On dit qu’il y eut beaucoup de mauvaise administration et peut-être
beaucoup de « tripotage » dans le maniement des fonds et dans
l’exécution des travaux. Mais la plus grande erreur fut d’entreprendre
les travaux dans le Haut-Canada sans s’assurer de leur continuation
dans le Bas. Car l’ensemble des travaux du Haut-Canada, une fois
achevé, aurait été relativement, sinon tout à fait inutile, sans l’exécution
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 164

de travaux semblables dans la partie du Saint-Laurent qui s’étend entre


la frontière de la province et Montréal. La Chambre d’Assemblée du
Bas-Canada refusa ou négligea d’y apporter sa collaboration : les
travaux du canal Cornwall sont aujourd’hui presque suspendus, parce
qu’il semble inutile de les compléter.

7. L’état déplorable des finances publiques

Les dépenses nécessaires à ces grandes entreprises furent très


considérables. La prodigalité qui s’y ajouta les augmenta à un point tel
que cette province est maintenant grevée d’une dette de plus d’un
million de livres. Son [79] revenu total, qui est d’environ 60,000 livres,
suffit à peine à acquitter l’intérêt. Par bonheur, elle a pu rejeter sur les
localités l’achèvement des travaux régionaux commencés dans
différentes parties de la province.
Mais il est clair toutefois qu’elle devra bientôt recourir aux taxes
directes pour faire face aux dépenses ordinaires. On ne peut, en effet,
augmenter le tarif douanier sans le consentement du Bas-Canada ; et ce
consentement, il est inutile de l’attendre de toute Chambre choisie
d’après la Constitution suspendue. Les canaux, dont le péage, s’ils
étaient terminés, transformerait probablement le déficit en excédent,
sont arrêtés presque sans espoir : le canal Cornwall n’est pas terminé et
ce qui est fait tombe en ruine. Le canal Welland, qui a été une source
de grands profits commerciaux, menace maintenant de devenir inutile,
faute d’argent pour effectuer les réparations nécessaires. Après tous les
espoirs soulevés et tous les sacrifices qu’il s’est imposé pour les
réaliser, le Haut-Canada se trouve maintenant chargé d’une dette
énorme, à laquelle on lui refuse de faire face au moyen d’une
augmentation de la taxe indirecte. On le raille à cause de ces travaux
inachevés dont de modestes efforts conjugués pourraient tirer une
source de richesse et de prospérité, mais qui sont maintenant une source
de dépenses inutiles et un amer sujet de dépit.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 165

III. LES PRINCIPALES SOLUTIONS


DÉJÀ ENVISAGÉES

Retour à la table des matières

On imagine volontiers que la partie de la population la plus


entreprenante et la plus loyale de la province ne supporte pas cet état de
chose de gaieté de coeur.

1. Annexion de Montréal au Haut-Canada

C’est un fait bien connu que le désir de surmonter ces difficultés a


conduit plusieurs personnes de cette province à défendre cette
surprenante prétention d’arracher une partie suffisante du Bas-Canada
afin de l’annexer au Haut-Canada.

2. Union des diverses provinces

Le même désir en poussa plusieurs à souhaiter une union des


provinces comme étant le seul moyen efficace de régler toutes ces
disputes sur une base juste et permanente.
[80]

3. Union du Haut-Canada aux États-Unis

Mais on ne doit pas se surprendre si plusieurs des colons les plus


entreprenants du Haut-Canada, désespérant d’obtenir du gouvernement
impérial une quelconque solution adéquate, tournent leurs regards vers
ce pays voisin dans lequel aucune grande entreprise ne se sent négligée
ou ruinée. (...)

4. Une politique efficace et ferme,


établie au Canada en fonction du Canada
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 166

Ceux qui admirent le plus la forme du système actuel veulent le voir


administré d’une manière très différente. Des hommes de tous les partis
sentent que les circonstances actuelles de la colonie sont telles qu’elles
exigent l’adoption de mesures qui diffèrent grandement de toutes celles
qui jusqu’ici ont été employées à leur égard. (...) Ils demandent plus de
fermeté chez leurs dirigeants, plus de décision et de constance dans la
politique du gouvernement ; une conduite, en un mot, qui fera
comprendre à tous les partis qu’un ordre a été établi auquel tous doivent
se soumettre et qui ne subira pas quelque interruption soudaine et
imprévue, provoquée par quelque mouvement imprévisible dans le jeu
politique anglais.

IV. CONCLUSION

Retour à la table des matières

Jusqu’à présent, la politique du gouvernement anglais envers le


Haut-Canada s’est entièrement rapportée aux partis de l’Angleterre
plutôt qu’aux besoins et à la condition de la province. Pas un parti ne
pouvait espérer un heureux résultat de la lutte électorale, car bien qu’il
pût connaître sa puissance dans la colonie, il ignorait toujours si au
« Colonial Office » de Londres quelque ressort secret ne jouerait pas
contre lui pour anéantir ses plans les meilleurs et rendre stériles des
années de patience et d’efforts.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 167

[81]

Le Rapport Durham

Chapitre III
Les difficultés particulières
des provinces de l’Est
et de Terre-Neuve

I. LA PORTÉE RESTRICTIVE DE L’ENQUÊTE


ET DES CONCLUSIONS DE DURHAM
À CE SUJET

Retour à la table des matières

J’ai dit ailleurs que mes recherches auraient été très incomplètes si
elles s’étaient bornées aux deux Canadas ; à plus forte raison les
renseignements que je peux donner sur les autres colonies de
l’Amérique du Nord sont nécessairement très restreints. Comme il n’y
a pas dans ces provinces, à l’exception de Terre-Neuve, de sujets de
mécontentements de nature à menacer la tranquillité publique, je n’ai
pas vu la nécessité d’y instituer des enquêtes minutieuses sur les
particularités des divers services gouvernementaux. Il me suffit de vous
faire part de mon impression sur le travail général du gouvernement de
ces colonies de sorte que, s’il advenait que des institutions similaires à
celle des provinces en révolte occasionnassent ici des résultats
semblables, on pourrait appliquer un remède identique.
À ce sujet, j’ai pu obtenir nombre de renseignements utiles grâce
aux relations que j’ai établies avec les lieutenants-gouverneurs de ces
colonies, ainsi qu’avec les particuliers qui leur étaient liés, mais par-
dessus tout à la suite d’entretiens prolongés et fréquents avec les
députations qui me furent envoyées, l’automne dernier, de chacune des
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 168

trois provinces de l’Est pour étudier les principes et les détails d’un
projet de gouvernement unique pour toutes les colonies de l’Amérique
britannique du Nord. Il est malheureux que des événements d’une
importance provisoire, mais pressants, m’aient obligé à m’embarquer
pour l’Angleterre. (...)
[82]

II. LES PROVINCES DE L’EST

1. Avantages et lacunes des institutions politiques

Retour à la table des matières

Il n’est pas nécessaire, cependant, d’entrer dans un long exposé sur


la nature ou le fonctionnement de la forme de gouvernement établie
dans ces provinces. Dans mon exposé sur le Bas-Canada, j’ai déjà décrit
les caractéristiques générales du système commun à toutes et j’ai cité
l’exemple de ces provinces pour illustrer les défauts de leur système
commun. Dans toutes ces provinces, on rencontre un gouvernement
représentatif associé à un exécutif non responsable. On trouve aussi le
même conflit constant entre les branches du gouvernement, le même
abus de pouvoir de la part des corps représentatifs, à cause de
l’anomalie de leur position, accrue par l’absence de bonnes institutions
municipales et la même intervention constante de l’administration
impériale dans des matières qui devraient être laissées entièrement aux
gouvernements provinciaux. Et si dans ces provinces, il y a un
mécontentement moins formidable et moins d’obstruction à la marche
régulière du gouvernement, c’est parce que, chez elles, on s’est
récemment considérablement écarté de la marche ordinaire du système
colonial et qu’on s’est approché de plus près d’une saine pratique
constitutionnelle.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 169

A. Progrès du parlementarisme au Nouveau-Brunswick

C’est notamment le cas du Nouveau-Brunswick, une province qui,


jusqu’à tout récemment, était constamment secouée par des conflits
entre les pouvoirs exécutif et législatif. L’abandon de tous les revenus
de la province à l’Assemblée régla en partie la querelle. (...) La pratique
constitutionnelle a été, en effet, pleinement mise en application dans
cette province. Le gouvernement a été arraché des mains de ceux qui
ne pouvaient obtenir l’assentiment de la majorité de l’Assemblée et
confié à ceux qui possédaient sa confiance. Le résultat, c’est que le
gouvernement du Nouveau-Brunswick, qui tout récemment encore était
l’un des plus difficiles, est aujourd’hui le plus facile et le plus pacifique
de tous.

B. Conflits constitutionnels en Nouvelle-Écosse

En Nouvelle-Ecosse, on s’est approché un peu, mais pas


complètement, de cette politique judicieuse. Le gouvernement est en
minorité à la Chambre d’Assemblée, et l’Assemblée et le Conseil
législatif ne s’entendent pas très bien.
[83]
Les questions qui divisent les partis aujourd’hui ne sont pas à vrai
dire d’une gravité exceptionnelle. Tous sont unis et zélés sur le point
capital du maintien du lien avec la Grande-Bretagne. (...)

C. Stagnation de l’île du Prince-Edouard

L’histoire politique de l’Ile du Prince-Edouard est contenue dans le


système adopté quant à son établissement et à l’appropriation de ses
terres, et qui est complètement exposé en détail dans le mémoire qui
suit sur ce service gouvernemental dans les colonies de l’Amérique du
Nord. Les maux passés et présents de Bile ne sont que les tristes
résultats de la fatale erreur qui étouffa sa prospérité au berceau même
de son existence en la livrant entièrement à une poignée de propriétaires
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 170

lointains. Une petite population impuissante a lutté en vain durant des


années contre ce système. Quelques propriétaires actifs et influents ont
pu étouffer à Londres les protestations et briser la réaction d’une petite
province éloignée ; car la rareté de sa population et l’aire restreinte de
son territoire ont aggravé à l’égard de l’Ile du Prince-Edouard les maux
ordinaires de l’éloignement. (...) Personne ne peut se méprendre sur la
cause de ce gaspillage déplorable des richesses nationales. C’est la
possession de presque tout le sol de l’Ile par des propriétaires
absentéistes qui n’encouragent ni ne permettent la culture, avec en plus
un gouvernement défectueux qui causa le mal d’abord et Fa perpétué
depuis. (...)

2. Loyalisme de ces colonies

La condition de ces colonies ne présente aucun des traits alarmants


de celle des deux Canadas. Les habitants sont animés par des sentiments
chaleureux et universels de loyauté et d’attachement à la mère-patrie.

3. Déficiences économiques par rapport


aux États américains limitrophes

Mais on ne tire guère profit de leurs ressources multiples et variées.


Leur population clairsemée montre presque partout la pauvreté, le recul
et la stagnation. Partout où l’on découvre de meilleures conditions, le
progrès est attribuable à l’immigration des colons ou des hommes
d’affaires américains. (...)
C’est une particularité bien pénible de ces provinces que des
ressources, qui profitent si peu à la Grande-Bretagne, sont exploitées
avec plus de succès par des hommes entreprenants des États-Unis.
Alors que l’émigration est considérable [84] et constante, les fermiers
aventureux de la Nouvelle-Angleterre traversent la frontière et y
viennent occuper les meilleures terres. Leurs pêcheurs pénètrent dans
nos baies et dans nos rivières. En certains cas, ils monopolisent les
occupations de nos propres compatriotes qui restent sans emploi, et une
grande partie du commerce de Saint-Jean est entre leurs mains. Ce ne
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 171

sont pas seulement les citoyens d’une nation étrangère qui agissent
ainsi, mais encore ces derniers le font avec des capitaux britanniques.
Le major Head rapporte qu’un marchand américain lui avoua que le
capital, avec lequel ses compatriotes poursuivaient leurs entreprises
dans les environs de Saint-Jean, venait surtout de la Grande-Bretagne.
Et il ajoute, comme il le sait personnellement, que les riches financiers
d’Halifax, désireux de placer leur argent, préféraient le prêter aux États-
Unis plutôt que de spéculer au Nouveau-Brunswick ou de le prêter à
leurs propres compatriotes de la province.
Je regrette de le dire : le major Head note encore une différence entre
les provinces et l’État limitrophe du Maine. De l’autre côté de la
frontière, de bons chemins, de bonnes écoles et des fermes florissantes
présentent un contraste accablant avec la condition lamentable dans
laquelle un sujet britannique trouve les possessions voisines de la
Couronne.

III. LA COLONIE DE TERRE-NEUVE

Retour à la table des matières

Quant à la colonie de Terre-Neuve, je n’ai pu en tirer aucun


renseignement, sauf des sources ouvertes au public en général.
L’Assemblée de l’île manifeste son intention d’en appeler à moi au
sujet des difficultés avec le Gouverneur dont l’origine immédiate se
trouve dans une dispute avec un juge. A cause probablement de la
lenteur et de l’insécurité des communications entre Québec et l’île,
aucune information ne m’est venue sur cette affaire, non plus que sur
d’autres jusqu’après mon retour en Angleterre, alors que je reçus un
message exprimant le regret de mon départ.
Je ne connais donc rien de Terre-Neuve, sauf qu’il y existe depuis
longtemps le conflit ordinaire entre le corps représentatif d’un côté et
l’exécutif de l’autre ; que les députés n’ont aucune influence ni sur la
composition ni sur les décisions du gouvernement exécutif ; que la
querelle continue maintenant comme au Canada par des accusations
parlementaires contre divers fonctionnaires publics d’un côté, de
l’autre, par des ajournements de la Chambre. Je suis porté à penser qu’il
faut chercher la cause des désordres dans les mêmes [85] défauts
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 172

constitutionnels que j’ai signalés dans le reste des colonies de


l’Amérique du Nord. S’il est vrai qu’il existe dans l’île un clan qui porte
à déconseiller de laisser entièrement aux mains des citoyens le
gouvernement de l’endroit, je crois qu’il vaudrait mieux incorporer la
colonie dans une agglomération plus grande plutôt que de continuer
l’essai actuel d’un gouvernement au milieu d’un conflit constant des
pouvoirs constitutionnels.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 173

[86]

Le Rapport Durham

Chapitre IV
Les effets d’un mauvais système
de concession des terres

Retour à la table des matières

(...) Mais dans de telles sociétés et spécialement dans celles où une


faible portion des terres est occupée, il y a encore un sujet plus
important d’intérêt public. Je fais allusion à une fonction du
gouvernement qui exerce une influence souveraine sur le bonheur des
individus et sur la marche de la société vers la richesse et la grandeur.
Je veux parler de la concession par le gouvernement des terres d’un
nouveau pays.

I. L’IMPORTANCE D’UNE BONNE MÉTHODE


DE CONCESSIONS DES TERRES POUR
LES JEUNES ÉTATS PEU PEUPLÉS

Dans de vieux pays, un pareil sujet n’accapare jamais l’attention


publique. Dans de nouvelles colonies, établies sur un territoire fertile et
étendu, c’est un objet du plus haut intérêt pour tous et la préoccupation
première du gouvernement. On peut presque dire que tout le reste
dépend de la façon dont on règle cette question.
Si l’on n’accorde pas généreusement des terres aux habitants et aux
nouveaux venus, la société subit les maux d’un vieil État surpeuplé,
avec les inconvénients supplémentaires qui appartiennent à un pays
sauvage. Les gens sont à l’étroit au milieu des immensités désertiques.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 174

Ils ne peuvent choisir les sols les plus fertiles et les lieux les plus
favorables. On les prive de cultiver cette étendue de sol considérable
proportionnellement au nombre de travailleurs disponibles. Ce serait
pourtant le seul moyen de compenser, par la quantité des produits, la
rude nature de l’industrie agricole en pays inculte.
[87]
Si, d’autre part, on accorde la terre avec une profusion négligente, il
en résulte des maux profonds d’une autre nature. De vastes espaces
deviennent la propriété d’individus qui laissent leurs terres inhabitées
et incultes. Des régions inhabitées coupent les uns des autres les colons
industrieux ; les difficultés naturelles de communication sont
grandement accrues ; les habitants ne sont pas seulement disséminés
sur une vaste étendue de pays, mais ils sont séparés les uns des autres
par d’infranchissables régions incultes. Le cultivateur est coupé ou est
très éloigné du marché où il pourrait disposer de l’excédent de ses
produits et se procurer d’autres articles. Les plus grands obstacles se
posent aussi alors à l’entraide dans le travail, aux échanges, à la division
du travail, à l’union pour des fins municipales ou autres de caractère
public, à la croissance de villes, au culte public, à l’instruction régulière,
à la diffusion des nouvelles, à l’acquisition des connaissances usuelles
et même à l’influence civilisatrice des simples réunions de plaisir.
En vérité, la condition des gens condamnés à vivre continuellement
séparés les uns des autres est monotone et stagnante. (...) Si
l’acquisition des terres, en quelque quantité que ce soit, est difficile,
incommode, ou prête à des incertitudes et délais inutiles, les requérants
s’irritent, l’établissement du pays est gêné, l’immigration dans la
colonie est découragée et l’émigration favorisée. (...) Il serait facile de
citer de nombreux exemples de l’influence du gouvernement en la
matière. Je n’en mentionnerai qu’un ici. Si la concession des terres
publiques est administrée d’une façon partiale, en faveur de certaines
personnes ou classes particulières, le résultat certain d’une telle
politique sera le courroux de tous ceux qui ne bénéficient pas de ce
favoritisme, (c’est le plus grand nombre, bien entendu) et par voie de
conséquence l’impopularité générale du gouvernement. (...)
Par suite de dispositions contraires, on obtiendra les meilleurs effets
au lieu des pires. (...) Quel contraste offrent les deux tableaux ! Ni l’un
ni l’autre ne sont forcés en couleurs ! Un simple coup d’œil jeté sur l’un
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 175

et l’autre suffit pour montrer que dans les colonies nord-américaines de


l’Angleterre, comme aux États-Unis, la fonction de l’autorité la plus
lourde de conséquences bonnes ou mauvaises a été la concession des
terres publiques.

II. L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE


DE DURHAM À CE PROPOS

Retour à la table des matières

Avant mon départ d’Angleterre, j’étais conscient de la grande


importance de ce sujet et je nourrissais l’espoir, fondé sur le succès très
remarquable [88] d’une nouvelle méthode de concéder les terres
publiques dans les colonies australiennes de votre Majesté, de pouvoir
être en mesure de recommander des réformes avantageuses pour les
provinces nord-américaines.
J’eus soin d’instituer une enquête tout à fait efficace sur le sujet en
général et sur des points particuliers. Je fus d’autant plus disposé à le
faire que je savais que lors d’une enquête menée par un Comité spécial
de la Chambre des Communes, en 1836, pour recueillir des
renseignements abondants sur le sujet en ce qui concerne la plupart des
parties de l’Empire colonial de votre Majesté, les provinces nord-
américaines avaient été spécifiquement exclues. (...)
Peu de temps après mon arrivée au Canada, l’opportunité d’une
enquête approfondie sur le sujet m’apparut plus évidente que jamais.
(...) Pendant mon séjour dans les Canadas, il ne s’écoula pas un jour
sans que je reçusse quelque demande ou représentation relative au
service des terres de la Couronne. (...) J’instituai cette commission au
nom de votre Majesté et l’étendis à toutes les provinces.
Le procès verbal des témoignages donnés devant les commissaires
est annexé au présent Rapport avec un mémoire séparé contenant
l’esquisse d’un plan pour l’administration future de ce service très
influent de l’État. Si votre Majesté et le parlement impérial acceptent
ce système, ou tout autre fondé sur des principes semblables, je crois
fermement qu’un élan de prospérité sera donné aux possessions nord-
américaines de votre Majesté. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 176

III. L’ÉTUDE COMPARÉE DES MÉTHODES


DE CONCESSIONS DES TERRES
AUX ÉTATS-UNIS ET EN AMÉRIQUE
DU NORD BRITANNIQUE

Retour à la table des matières

Aux États-Unis, depuis l’année 1796, la concession des terres


publiques, non encore appropriées aux États particuliers, a été
strictement réglée par une loi du Congrès ; non par différentes lois pour
les diverses parties du pays, mais par une seule loi pour la totalité des
terres publiques, et une loi que nous pouvons juger favorable à la
prospérité du peuple, à la fois par ses bons effets évidents et par son
maintien presque incontesté pendant de si nombreuses années.
Dans les colonies britanniques nord-américaines, à une exception
(partielle) près, il n’y a jamais eu, jusqu’à tout récemment, de loi
quelconque à ce sujet. (...) Toutes les terres publiques furent jugées
propriété de la Couronne [89] et toute l’administration qui eut à en
disposer en faveur des particuliers désireux de s’établir fut faite par des
fonctionnaires de la Couronne sur les instructions de la Trésorerie ou
du « Colonial Office » d’Angleterre. Les Assemblées provinciales, sauf
très récemment au Nouveau-Brunswick et dans le Haut-Canada, n’ont
jamais eu de voix au chapitre à ce sujet ; et l’autorité du peuple, dans
ces deux cas, n’est guère plus que nominale. Le parlement impérial
n’est intervenu qu’une fois, lorsque, laissant de côté tout le reste, il créa
le système malheureux des « réserves du clergé ». (...)
Le système américain semble réunir toutes les conditions
essentielles de la plus grande efficacité. Il est uniforme à travers la vaste
fédération ; il est inaltérable sauf par le Congrès et n’a jamais été
considérablement modifié ; il facilite l’acquisition de terres nouvelles,
mais restreint, toutefois, par le moyen d’un prix d’achat les concessions
aux besoins actuels du colon ; il est si simple qu’on le comprend
facilement ; il pourvoit à des relevés précis des propriétés et prévient
les délais inutiles ; il donne sur-le-champ un titre sûr ; il n’admet aucun
favoritisme, mais distribue la propriété publique sur un pied d’égalité
entre toutes les classes et personnes. Ce système a encouragé une vague
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 177

d’immigration et de colonisation dont l’histoire du monde n’offre


aucun autre exemple ; il a procuré aux États-Unis un revenu annuel
moyen d’environ un demi-million de livres sterling, lequel s’est haussé
une fois à quatre millions de livres, en douze mois, soit plus que toutes
les dépenses du gouvernement fédéral.
Dans les colonies nord-américaines, il n’y a jamais eu de système
quelconque. Plusieurs méthodes différentes ont été utilisées, et ceci non
seulement dans les différentes colonies, mais dans chaque colonie selon
les époques, et à l’intérieur d’une même colonie en même temps. (...)
Partout, la plus grande profusion a régné, de sorte que dans toutes les
colonies, et presque dans chaque partie de chaque colonie, le
gouvernement a aliéné plus et beaucoup plus de terres que les
concessionnaires n’avaient alors ou n’ont maintenant les moyens de
défricher. Néanmoins, dans toutes les colonies jusqu’à tout récemment,
et encore maintenant dans quelques-unes, il est très difficile ou bien
presque impossible à une personne sans influence d’obtenir une part
quelconque des terres publiques. (...) Partout des délais inutiles ont
harassé et exaspéré les requérants ; et partout, je suis désolé mais forcé
de l’ajouter, un favoritisme grossier a plus ou moins prévalu dans la
concession des terres publiques.
Je n’ai mentionné qu’une partie des maux, griefs et abus dont les
sujets de votre Majesté dans les colonies ont raison de se plaindre, par
suite de la [90] mauvaise administration dans ce service. Ces maux
restent entièrement sans remède ; la plupart de ces griefs ne sont pas
redressés et beaucoup de ces abus ne sont pas encore réformés. (...) S’ils
avaient cessé, j’y aurais à peine fait allusion. Si j’avais eu quelque
espoir de les voir disparaître autrement qu’en leur donnant une publicité
digne de foi, j’aurais hésité à en parler comme je l’ai fait. Les choses
étant telles, je remplirais mal la mission qu’il a plu à votre Majesté de
me confier, si je ne les décrivais pas dans les termes les plus directs.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 178

IV. LES PRINCIPALES CONSÉQUENCES


DE L’USAGE DE CES DEUX MÉTHODES
OPPOSÉES DE CONCESSIONS DES TERRES

Retour à la table des matières

Une personne informée aurait pu prévoir les résultats de la mauvaise


administration prolongée de ce service.

1. La non rentabilité des services des terres publiques


en Amérique du Nord britannique

L’administration des terres publiques, au lieu de toujours rapporter


un revenu, coûta pendant longtemps plus qu’elle ne rapportait. Mais
c’est là, j’ose le penser, un aspect négligeable en comparaison des
autres.

2. Un contraste saisissant : l’activité américaine


et la torpeur de l’Amérique du Nord britannique

Il y a un aspect, en particulier, qui a frappé tout observateur qui


parcourt ces régions : il s’agit d’un sujet dont on se targue constamment
dans les États voisins de nos colonies et dont on se plaint violemment à
l’intérieur des colonies. Je fais allusion au contraste frappant que
présentent les côtés américains et britanniques de la frontière en ce qui
a trait aux manifestations de la production industrielle, de
l’augmentation de la richesse et du progrès de la civilisation. (...)
Aux États-Unis, tout est activité et mouvement. La forêt a été
largement défrichée. Chaque année, de nombreux établissements
apparaissent, des milliers de fermes surgissent à même les régions
incultes. Le pays est traversé de chemins publics. Les canaux et les
chemins de fer sont terminés, ou en voie de l’être. Les voies de
communication et de transport regorgent de voyageurs et de
nombreuses voitures, et de grands bateaux à vapeur y mettent de
l’animation. L’observateur est étonné du nombre des ports sur les lacs
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 179

et du nombre de vaisseaux qui y mouillent. Pendant ce temps, des ponts,


des débarcadères [91] et des quais commodes s’érigent dans toutes les
directions aussitôt que le besoin s’en fait sentir. Des maisons solides,
des magasins, des moulins, des auberges, des villages, des villes et
même des grandes cités, tout cela semble presque surgir de la forêt.
Chaque village possède son école et son église. Chaque ville possède
plusieurs écoles et églises, ses édifices cantonaux, ses bibliothèques et
probablement une ou deux banques et ses journaux. Les cités seraient
admirées dans n’importe quelle partie du Vieux Monde à cause de leurs
belles églises, leurs grands hôtels, leurs Bourses, leur Palais de justice,
leurs édifices municipaux de pierre ou de marbre, si frais, si neufs qu’ils
rappellent la forêt qui existait récemment sur leur emplacement.
Du côté britannique de la frontière, à l’exception de quelques
endroits favorisés, où l’on devine quelque chose approchant la
prospérité américaine, tout semble désert et dépeuplé. Il n’y a qu’un
chemin de fer dans toute l’Amérique britannique et cette voie, allant du
Saint-Laurent au lac Champlain, n’a que 15 milles de longueur. La
vieille ville de Montréal, par sa nature, capitale commerciale des
Canadas, ne peut souffrir la moindre comparaison avec Buffalo qui ne
fut créé qu’hier. Mais ce n’est pas en comparant les plus grandes villes
des deux côtés de la frontière que l’on trouvera la meilleure preuve de
notre propre infériorité. Cette pénible, mais incontestable réalité est
plus manifeste dans les campagnes que la ligne de démarcation
nationale traverse sur 1000 milles. Là, du côté des deux Canadas et
aussi du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Ecosse, la population
est largement espacée, pauvre et en apparence dépourvue d’esprit
d’entreprise, bien qu’énergique et industrieuse. Les gens sont séparés
les uns des autres par des espaces de forêts, sans villes ni marchés,
presque sans chemins, habitant des maisons misérables, ne tirant guère
plus d’un sol mal exploité qu’une grossière subsistance et incapables
apparemment d’améliorer leur sort. Le contraste entre cette situation et
celle des voisins dynamiques et prospères du côté américain est des plus
instructifs. (...)
Il (un spécialiste, M. Kerr) affirme que le prix des terres incultes
dans le Vermont et dans le New-Hampshire, près de la frontière, est de
cinq dollars l’acre et d’un dollar seulement dans les cantons
britanniques limitrophes. De ce côté-ci de la frontière, une très grande
étendue de terres ne trouvent aucun acheteur, même à ce bas prix ; de
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 180

l’autre côté, les terres changent continuellement de mains. (...) Des gens
qui ne connaissent pas la nature du pays de frontière pourraient
supposer que le sol est d’une fertilité bien supérieure du [92] côté
américain. On m’a assuré que ce n’est nullement le cas. Au contraire,
le territoire britannique serait doué d’une fertilité naturelle supérieure.
(...)

3. Le phénomène de réémigration
au profit des États-Unis

Encore moins peut-on attribuer à pareilles causes une autre situation


qui, jusqu’à un certain point, explique la différence de la valeur de la
propriété et qui est étroitement liée à la question des terres publiques.
Je veux dire la réémigration considérable qui se fait des colonies
britanniques vers les États limitrophes américains.
C’est un fait notoire, personne ne le nie. Presque chaque colon le
déplore. Il serait très difficile de s’assurer de façon précise quelle est la
proportion des émigrés du Royaume-Uni, qui aussitôt après leur arrivée
passent aux États-Unis. M. Bell Forsyth, de Québec, a beaucoup étudié
le problème ; il a pu faire des observations exactes dans les deux
Canadas ; il estime cette proportion à soixante pour cent du total. (...)
La population entière du Haut-Canada devrait être maintenant de
500.000 âmes, alors qu’en réalité elle ne dépasse pas 400.000, d’après
les estimations les plus dignes de confiance. (...) M. Baillie, le
commissaire des terres domaniales au Nouveau-Brunswick dit pour sa
part : « Beaucoup d’émigrés arrivent dans la province, mais en général,
ils traversent aux États-Unis parce qu’il n’y a pas suffisamment
d’encouragement pour eux ici ». (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 181

4. Le manque de terres au cœur de l’immensité


encore inhabitée de l’Amérique du Nord britannique

J’ai déjà fait remarquer que presque toutes les différentes méthodes
suivies par le gouvernement avaient eu une mauvaise tendance en
particulier, celle de contribuer à placer une vaste étendue de terre hors
de l’autorité du gouvernement et à les laisser cependant dans un état
inculte. Ce mal sévit également dans toutes les colonies. A quel degré
et avec quelles conséquences néfastes ? Nous le démontrerons grâce
aux explications suivantes.
D’après les relevés officiels qui accompagnent ce Rapport, il appert
que sur environ 17,000,000 d’acres comprises dans les districts
arpentés du Haut-Canada, moins de 1,600,000 ne sont pas encore
concédées. Le chiffre des terres non concédées englobe 450,000 acres
de réserve pour les chemins, laissant moins de 1,200,000 acres
susceptibles d’être concédées. Parmi celles-ci, 500,000 [93] acres sont
nécessaires pour satisfaire aux réclamations d’octrois fondés sur des
promesses du gouvernement. De l’avis de M. Radenhurst, qui est de fait
l’arpenteur général, les 700,000 acres qui restent consistent, pour la plus
grande partie, en terres de moins bonne qualité ou mal situées. On peut
donc presque dire, par conséquent, que la totalité des terres publiques
du Haut-Canada a été aliénée par le gouvernement. Dans le Bas-
Canada, sur 6,169,963 acres dans les « townships » arpentés, environ
4,000,000 d’acres ont été concédées ou vendues ; et il y a des
réclamations non satisfaites, mais indiscutables d’octrois pour environ
500,000 acres. En Nouvelle-Ecosse, on a concédé environ 6,000,000
d’acres. De l’avis de l’arpenteur général, seulement environ un
huitième des terres qui restent à la Couronne, ou 300,000 acres, est
disponible pour fin de colonisation. La totalité de l’Ile du Prince-
Edouard, soit environ 1,400,000 acres, fut aliénée en un seul jour. Au
Nouveau-Brunswick, on a concédé ou vendu 4,400,000 acres, laissant
à la Couronne environ 11,000,000 dont 5,500,000 acres sont
considérées comme propres à un établissement immédiat.
Des terres octroyées dans le Haut et le Bas-Canada, plus de
3,000,000 d’acres consistent en « réserves du clergé », pour la plupart
des lots de 200 acres chacun, répartis à des intervalles réguliers sur toute
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 182

l’étendue des « townships ». Ces réserves restent, encore, à peu


d’exceptions près, entièrement incultes. (...)
Le système des réserves du clergé fut établi par la Loi de 1791,
communément appelée Loi constitutionnelle. Elle ordonnait que dans
toutes les concessions de la Couronne on réservât pour le clergé une
portion égale à un septième des terres concédées. (...)
La grande objection aux réserves du clergé est que ceux pour qui les
terres sont réservées, n’ont jamais essayé et n’ont jamais pu tenter avec
succès de cultiver ou de coloniser ce domaine, et aussi que, par cette
appropriation spéciale, on interdit trop de terres aux colons pour les
conserver à l’état inculte, au grand détriment de tous les colons du
voisinage.

5. Les grandes concessions et la spéculation

Mais ce serait une grande erreur de supposer que ceci est la seule
pratique par laquelle un tel dommage a été et est encore infligé aux
véritables colons. Dans les deux Canadas surtout, la coutume de
récompenser ou de tenter de récompenser les gens pour services rendus
à l’État par des octrois de terres publiques a produit et produit encore
pour les véritables colons de tels dommages [94] qu’il est difficile de
les imaginer sans en avoir été témoin. Le principe même de ces
concessions est mauvais, vu que, dans n’importe quelles circonstances,
il entraîne inévitablement une somme d’appropriations bien au-delà des
besoins de la société et très au-delà des moyens du propriétaire de
cultiver et de s’établir. Dans les deux Canadas, non seulement ce
principe a été suivi avec une profusion téméraire, mais les
gouvernements exécutifs locaux ont procédé, en violant ou en éludant
les instructions qu’ils recevaient du Secrétaire d’État, de manière à
ajouter, d’une façon incalculable, aux inconvénients qui de toutes
manières en auraient résulté.
Dans le Haut-Canada, on a concédé 3,200,000 acres aux réfugiés
loyalistes et à leurs enfants venus des États-Unis pour s’établir dans la
province avant 1787 : 730,000 acres aux miliciens, 450,000 acres à des
soldats et matelots licenciés, 255,000 acres à des magistrats et à des
avocats, 136,000 acres à des conseillers exécutifs et à leurs familles,
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 183

50,000 acres à cinq conseillers législatifs et à leurs familles, 36,900


acres comme propriété privée à des ecclésiastiques, 264,000 acres à des
personnes qui s’engageaient à faire de l’arpentage, 92,526 acres à des
officiers de l’armée et de la marine, 500,000 acres pour doter les écoles,
48,520 acres au colonel Talbot, 12,000 acres aux héritiers du général
Brock et 12,000 acres au docteur Mountain, un ancien évêque de
Québec ; soit en tout, avec les réserves du clergé, près de la moitié de
toutes les terres arpentées de la province.
Dans le Bas-Canada, outre les octrois aux réfugiés loyalistes, octrois
sur la quantité desquels le Département des Terres de la Couronne ne
put me donner de renseignements, on a concédé 450,000 acres à des
miliciens, 72,000 aux conseillers exécutifs, environ 48,000 acres au
gouverneur Milnes, plus de 100,000 acres à M. Cushing et à un autre
(comme récompense pour avoir donné des renseignements dans un cas
de haute trahison), 200,000 acres à des officiers et à des soldats, et
1,457,209 acres à des « chefs de townships » ; soit en tout, avec les
réserves du clergé, un peu plus que la moitié des terres arpentées
originairement à la disposition de la Couronne.
Dans le Haut-Canada, une très petite proportion (peut-être moins
d’un dixième) des terres ainsi concédées a été occupée par des colons ;
encore moindre est la partie défrichée et cultivée. Dans le Bas-Canada,
à l’exception de quelques « townships » voisins de la frontière
américaine qui ont été relativement bien colonisés, malgré les
propriétaires, par des squatters américains, on [95] peut dire que les dix-
neuf vingtièmes de ces concessions sont encore non colonisés et dans
un parfait état sauvage.
On ne pouvait attendre rien d’autre de la part de cette classe de gens
auxquels avaient été faites les concessions. Leur condition sociale les
empêchait d’aller s’établir au coeur de la nature sauvage. (...) Ils gardent
les terres dans leur état actuel, espérant qu’elles acquerront de la valeur
un jour ou l’autre, lorsque la demande sera plus forte à cause de
l’accroissement de la population.
Une bonne portion de ces concessions furent accordées à des jeunes
filles qui s’en défirent volontiers pour une bagatelle, souvent pour 2
livres ou 5 livres par lot de 200 acres. Les concessions aux jeunes gens
furent souvent troquées pour des riens. (...) Je ne pense pas qu’un
dixième des terres accordées aux loyalistes des États-Unis aient été
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 184

occupées par les personnes qui les avaient reçues, et dans la généralité
des cas, elles n’ont pas été occupées du tout. (...)

6. Le « patronage »

Dans le Bas-Canada, les concessions aux « leaders et à leurs


associés » furent faites en passant outre aux instructions ; ce qui mérite
une description détaillée. Les instructions à l’exécutif local
immédiatement après l’adoption de l’Acte constitutionnel, précisaient :
« parce que de grands inconvénients ont résulté, dans plusieurs des
colonies d’Amérique, de la concession de quantités excessives de terres
à des particuliers qui ne les ont jamais cultivées, ni colonisées, et qui
ont par là empêché d’autres personnes plus industrieuses d’améliorer
de telles terres, en conséquence, pour prévenir de pareils inconvénients
à l’avenir, aucun lot de ferme ne sera concédé à toute personne, étant
maître ou maîtresse de famille, dans tout « townships » à être délimité,
lot qui contiendrait plus de 200 acres. » Les instructions alors
investissent le Gouverneur du pouvoir discrétionnaire d’octroyer des
quantités supplémentaires dans certains cas, sans excéder cependant
1,000 acres. Selon ces instructions, 200 acres auraient dû être la
quantité commune, 1,200 le maximum, dans des cas spéciaux, à
concéder à un particulier.
Cependant, la plus grande partie des terres (1,457,209) fut concédée,
de fait, à des individus à raison de 10,000 à 50,000 acres par personne.
Le moyen d’éluder les règlements fut le suivant : une pétition, signée
par quelque 10, 40 ou 50 personnes, était présentée au Conseil exécutif,
lesquelles demandaient un octroi de 1,200 acres pour chaque personne
et promettant de [96] coloniser les terres ainsi demandées. On se rendait
toujours, ainsi qu’on m’en informe, à de pareilles requêtes. Le Conseil
savait très bien que, d’après une entente préalable entre les requérants
(entente dont la formule avait été préparée par celui qui était alors
procureur général et qui se vendait publiquement chez les « libraires
des lois » à Québec) les cinq sixièmes des terres devaient être transmis
à l’un d’eux, appelé le « leader », grâce à qui la concession était
obtenue. Dans la plupart des cas, le « leader » obtenait la totalité des
terres qui avaient été nominalement demandées par 50 personnes. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 185

7. Les essais infructueux de réformes

Quant au Haut-Canada, des instructions datées de juillet 1827


établirent comme règle générale pour la concession future des terres
publiques que les concessions gratuites seraient discontinuées, et qu’on
exigerait un prix pour les terres aliénées par la Couronne. La quantité
de terres dont on a disposé par vente depuis ces instructions est de
100,317 acres. La quantité dont on a disposé pendant la même période,
par octroi gratuit, se rapportant entièrement à des réclamations
antérieures, est d’environ 2,000,000 d’acres, soit environ 19 fois plus
que la quantité dont on a disposé d’après le nouveau règlement. (...)
Dans le Bas-Canada, à la suite d’instructions de la Trésorerie, en
date de novembre 1826, confirmées et davantage mises en vigueur par
lord Goderich. en 1831 — ce dernier avait manifestement l’intention de
substituer à l’ancien système des concessions gratuites, un système
uniforme de vente, — on vendit 450.469 acres et on disposa de 641.039
acres à titre gratuit par suite des réclamations antérieures. (...)

8. Les interminables querelles privées et publiques

Par suite de l’inexactitude des arpentages, les mêmes difficultés qui


pouvaient surgir dans le règlement d’une question de titre entre la
Couronne et un squatter quelconque, ne peuvent que s’étendre à toutes
les concessions et ventes de la Couronne. (...) C’est une observation
générale que de pareils relevés de la Couronne ne peuvent qu’être une
source de procès interminables. Il est impossible de prévoir combien de
cas de double concession de la même terre, sous diverses désignations,
par suite de la défectuosité des mesurages, pourront se présenter à
l’avenir. (...)
Je peux ajouter que j’ai trouvé le service de l’arpentage du Bas-
Canada si inefficace dans son organisation qu’il n’est susceptible
d’aucune amélioration [97] avantageuse. En conséquence, je me suis
abstenu de m’y mêler, et j’espère que toute la régie future des terres
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 186

publiques sera placée sur une nouvelle base de manière à remédier à ce


mal comme à tous les autres du système actuel.

9. Les lenteurs administratives

Un autre de ces maux mérite d’être mentionné ici. Aux États-Unis,


le titre d’une terre achetée du gouvernement s’obtient immédiatement
et sûrement en payant le prix d’achat. Dans toutes les colonies
britanniques, il y a plus ou moins de formalités inutiles à remplir,
conséquemment beaucoup de délais à souffrir avant de se procurer un
titre complet sur une terre acquittée. (...)
La perte totale de plusieurs renseignements et de dossiers s’y
rapportant, voilà quelle a été la conséquence d’avoir eu à s’adresser à
tant de personnes d’un bureau à l’autre. Il y a des cas où l’on s’en est
rapporté trois fois à moi, à propos de la même affaire, tous les
documents ayant été perdus deux fois de suite. (...) La période la plus
courte pour livrer un titre est, à ma connaissance, d’à peu près six
semaines. La plus longue est de huit ans environ. (...) Je suis persuadé
que ce système nuit beaucoup au progrès du pays. (...)

10. Les difficultés de colonisation


de l’Île du Prince-Edouard

C’est dans l’Ile du Prince-Edouard qu’on trouve un des exemples


les plus remarquables des maux résultant de concessions excessives de
terres. Presque la totalité de l’Ile (environ 1.400,000 acres) fut aliénée
en un jour, en des concessions très étendues, principalement à des
absentéistes et à des conditions qui ont été complètement ignorées.
L’extrême imprévoyance qui a dicté ces concessions est manifeste
de même que la négligence du gouvernement à faire exécuter les
conditions de la concession en dépit des efforts du peuple et de
l’Assemblée pour appeler l’attention de l’État sur le mal qui découlerait
d’un système pareil. La majeure partie de l’Ile est encore actuellement
la propriété d’absentéistes qui la possèdent comme une espèce
d’héritage, lequel ne requiert pas une attention immédiate, mais qui
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 187

peut acquérir une grande valeur dans l’avenir par suite des besoins
grandissants des insulaires. (...)
[98]

V. CONCLUSION

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Dans l’énumération des faits ci-haut mentionnés, je ne prétends pas


avoir épuisé le long catalogue des maux et des abus qui sont venus à
ma connaissance. Mais j’en ai dit assez, je pense, pour prouver la
proposition émise, à savoir que la concession des terres domaniales
dans un pays nouveau a plus d’influence sur la prospérité du peuple que
n’importe quel autre service du gouvernement et pour rendre évident le
fait que les maux suscités par la mauvaise administration de ce service
sont si généralisés qu’ils exigent un remède total, effectif et appliqué à
toutes les colonies avant de pouvoir espérer le succès d’une quelconque
réforme purement politique.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 188

[99]

Le Rapport Durham

Chapitre V
Le grave problème
de l’émigration

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Je passe maintenant à un autre sujet qui, bien qu’intimement lié à la


colonisation et à l’amélioration des provinces, doit cependant être
considéré séparément, car c’est un sujet pour lequel non seulement la
population coloniale mais aussi le peuple du Royaume-Uni trouve un
intérêt profond et immédiat. Je fais allusion à la manière dont on a
organisé jusqu’à aujourd’hui l’émigration des classes pauvres de
Grande-Bretagne et d’Irlande vers les colonies nord-américaines.

I. L’IMPORTANCE DU MOUVEMENT
D’IMMIGRATION AU CANADA AU COURS
DES DIX DERNIÈRES ANNÉES

Il y a environ neuf ans, des mesures ont été prises pour la première
fois pour s’assurer du nombre d’immigrants arrivant à Québec par mer.
Leur nombre, durant ces neuf années, a été de 263,089 ; dans une seule
année (1832), il y en a eu autant que 51,746. L’année précédente, le
nombre fut de 50,254 ; en 1833, 21,752 ; en 1834, 30,935 ; en 1835,
12,527 ; en 1836, 27,728 ; en 1837, 22,500 ; et en 1838, seulement
4,992. Je crois que la grande diminution de 1838 fut causée uniquement
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 189

par les vagues craintes entretenues en Angleterre sur les dangers que
présentait l’état anarchique des colonies.
Je suis vraiment surpris, cependant, que l’émigration des classes
pauvres aux Canadas n’ait pas entièrement cessé depuis quelques
années. Il ne peut, je pense, exister aucun doute sérieux : cela se serait
produit, si les faits que je vais rapporter avaient été généralement
connus dans le Royaume-Uni.
[100]

II. LES TÉMOIGNAGES SUR L’ÉTAT


DES ÉMIGRANTS AU MOMENT DE
LEUR ARRIVÉE AU PORT DE QUÉBEC

1. malades et contagieux, selon les docteurs Morrin et Skey

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Le docteur Morrin, un gentilhomme d’une haute réputation


personnelle et professionnelle, médecin inspecteur du port de Québec
et commissaire de l’hôpital de la marine et des émigrants, déclare : « Je
manque presque de mots pour décrire l’état dans lequel arrivaient
fréquemment les émigrants. A peu d’exceptions près, la condition des
vaisseaux était tout à fait abominable. La situation était telle que les
bateliers du maître du havre n’avaient aucune difficulté, à la distance
d’une portée de fusil, à distinguer par la seule odeur, lorsque le vent
était favorable, ou par calme plat, un vaisseau bondé d’émigrants. J’ai
eu connaissance dans certains cas, que jusqu’à 30 ou 40 mortalités
soient survenues à cause de la fièvre typhoïde, au cours d’un voyage à
bord d’un vaisseau qui contenait 500 ou 600 passagers. Moins de six
semaines après l’arrivée de quelques vaisseaux et le débarquement des
passagers à Québec, l’hôpital a reçu parmi ces groupes d’émigrants plus
de cent malades, à diverses reprises. En une occasion, j’ai vu près de
400 malades en même temps dans l’hôpital des émigrants de Québec. »
(...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 190

Le résultat fut que la contagion se répandit parmi les habitants de la


ville, en particulier dans les quartiers où ces infortunés s’étaient établis.
Ceux qui n’étaient pas tout à fait dépourvus d’argent logeaient dans des
tavernes et des auberges de troisième ordre, dans des caves où entassés
en grand nombre ils n’étaient pas mieux qu’à bord des vaisseaux. Cette
situation dura à ma connaissance de 1826 à 1832, et probablement
plusieurs années avant cette époque.
Le docteur Skey, inspecteur général suppléant des hôpitaux et
président, à Québec, de la Société des émigrants corrobore le
témoignage du docteur Morrin. Ce monsieur déclare : « A l’arrivée des
émigrés dans le fleuve un grand nombre débarquent malades. Une
importation régulière de maladies contagieuses a lieu tous les ans au
pays. La maladie s’est déclarée à bord d’un vaisseau ; elle est causée
par le manque de soins, le mauvais équipage, la surcharge des
passagers, la mauvaise qualité des provisions et l’absence d’aération.
(...)

2. pauvres, affamés et exploités par d’ignobles armateurs,


selon le percepteur des douanes, Jessopp

M. Jessopp, percepteur des douanes au port de Québec, parlant de


l’émigration au temps où la loi des émigrants était en vigueur,
s’exprime ainsi : [101] « Souvent il arrive que les émigrés pauvres
n’ont pas de provisions en quantité suffisante pour entreprendre le
voyage. (...) Souvent, j’ai eu connaissance de cas où les émigrants ont
été laissés à la générosité du capitaine et à la charité de leurs
compagnons de route à cause de l’insuffisance de leurs provisions.
(...) Des personnes dont le seul but est de faire de l’argent affrètent
des vaisseaux pour l’émigration et elles se font un jeu de contourner les
dispositions de la loi. C’est le cas, en particulier, des vaisseaux qui
viennent d’Irlande. » (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 191

III. LES TENTATIVES INFRUCTUEUSES


DU PASSÉ POUR CORRIGER LE SYSTÈME

1. par le gouvernement impérial

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D’après ce témoignage et d’autres, il apparaîtrait que la seule loi des


passagers, telle que modifiée (en 1835), comme on l’a mise à exécution
jusqu’ici, n’aurait apporté aucun remède efficace aux maux terribles
qu’ont décrits les docteurs Morrin et Skey.

2. par le gouvernement colonial

Deux mesures du gouvernement provincial les ont néanmoins


beaucoup adoucis : premièrement, l’imposition d’une taxe pour les
émigrants venant du Royaume-Uni pour leur procurer l’abri, les soins
médicaux, et les moyens pour ceux qui sont sans le sou de se transporter
plus loin ; en deuxième lieu, l’établissement d’une station de
quarantaine à la Grosse-Ile, une île déserte à quelques milles en aval de
Québec où sont retenus tous les vaisseaux qui arrivent avec des
maladies contagieuses à bord. Les malades sont conduits à l’hôpital et
les émigrants en santé sont débarqués et soumis à une espèce de
discipline dans un but de propreté. (...)
Je me réjouis de tout coeur de ces améliorations, mais je ferai
remarquer que les moyens employés pour faire le bien démontrent la
grandeur du mal qui existe encore. La nécessité d’un établissement de
quarantaine pour prévenir l’exportation des maladies contagieuses de
la Grande-Bretagne à ses colonies, comme si les émigrants avaient
quitté un de ces pays d’Orient qui sont le berceau de la peste, montre
de toute évidence que notre système d’émigration est très défectueux
ou bien qu’il est administré avec la plus grande négligence. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 192

[102]

IV. LES DIFFICULTÉS AUXQUELLES


SE HEURTENT LES IMMIGRÉS
DÉJÀ ENTRÉS AU CANADA

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Le rapport que l’agent général a déposé l’an dernier devant le


parlement ne mentionne même pas une autre caractéristique de
l’émigration sur laquelle je dois ajouter quelques remarques. Si
défectueux que soient les préparatifs en vue de la traversée des
émigrants, ils ne le sont pas plus que les moyens que l’on emploie pour
voir à leur confort et à leur prospérité après leur arrivée dans la colonie.

1. Défectuosités des services de réception

En vérité, on pourrait dire que rien n’a été fait dans ce sens. On verra
dans le maigre témoignage de l’agent des émigrants à Québec que ce
dernier occupe un emploi à peu près inutile. Je ne jette pas le blâme sur
lui ; je veux dire simplement qu’il ne possède aucun pouvoir et n’a
presque pas de devoirs à remplir. Presque tout ce qui se fait dans
l’intérêt des émigrants pauvres, après leur passage au lazarret, l’est par
l’intermédiaire des Sociétés des émigrants de Québec et de Montréal.
Ce sont des associations de bienfaisance dont je dois parler dans les
termes les plus élogieux. (...)
Dans le rapport sur l’émigration auquel j’ai déjà fait allusion, on
recommande le principe de remettre en partie la conduite de
l’émigration de préférence aux mains des « sociétés de bienfaisances »,
plutôt qu’à un service ordinaire du gouvernement. Je me crois tenu
d’exprimer mon désaccord complet avec cette idée. Je ne peux pas
imaginer qu’il existe un devoir plus propre au gouvernement que celui
de prévenir une mauvaise sélection des émigrants et d’assurer aux
pauvres gens disposés à émigrer toutes les facilités et l’assistance
possibles, à compter du jour où ils se décident à quitter leur pays jusqu’à
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 193

celui où ils se sont installés confortablement dans la colonie.


L’obligation en est d’autant plus grande pour le gouvernement qui,
comme c’est le cas actuellement, invite chaque année les pauvres à
émigrer par centaines de milliers. En vérité, il serait malheureux que le
gouvernement prive les émigrants de leur confiance en eux-mêmes, en
entreprenant tout pour eux ; mais quand l’État met un grand nombre de
gens en situation de ne rien faire sans son assistance, alors commence
pour lui l’obligation de les aider. (...)
M. Forsyth déclare : « L’émigration s’est améliorée ces dernières
années, quant aux malades pauvres et à ceux qui sont complètement
démunis, grâce [103] à la Société des émigrants et au fonds levé par la
taxe des émigrants. Pourtant, en ce qui a trait à la masse principale des
émigrants, les mauvais résultats d’une absence totale de système restent
toujours aussi manifestes. Les maux graves qui ont existé jusqu’ici
provinrent d’un défaut de système et spécialement de l’absence de tous
moyens suffisants de renseignements, de conseils et de protection. Ce
manque de renseignements donne nécessairement un caractère de
vagabondage aux déplacements des émigrants. Incapables d’obtenir des
renseignements sur la meilleure manière de diriger leurs pas dans cette
province, ils vont vers Toronto où ils trouvent la même absence de
renseignements ; ils deviennent dégoûtés et quittent la province en
grand nombre, pour devenir citoyens de l’Union américaine. Mes
observations sur le sujet m’amènent à estimer la proportion des
émigrants de Grande-Bretagne qui se dirigent vers les États-Unis à
soixante pour cent durant les dernières années. » (...)
M. Jessopp déclare : (...) « Ces émigrants n’ont été utiles ni à eux-
mêmes ni au pays. La chose est naturelle, car si l’on en juge par leur
classe, le premier soin (de l’Angleterre) a dû être de s’en débarrasser et
non de les avantager eux-mêmes ou la colonie. » (...)
Toutefois l’exemple le plus frappant du manque de système et de
prévoyance de la part du gouvernement est celui des vieux soldats
appelés les « Commuted Pensioners » (militaires qui avaient le
privilège d’échanger leur pension contre les bénéfices de l’émigration)
dont près de 3000 gagnèrent la colonie en 1832 et 1833. (...) Plusieurs
n’essayèrent jamais de s’établir sur les terres qui leur avaient été
concédées. Parmi ceux qui tentèrent l’expérience, plusieurs furent
incapables de retrouver dans la forêt l’emplacement de leurs lots.
Plusieurs vendirent leurs titres pour une bagatelle ; quelques semaines
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 194

après leur arrivée, ils étaient dans le dénuement complet. Sur tout le
groupe qui vint dans la colonie, il n’y en eut probablement pas un sur
trois qui essaya de s’établir lui-même sur ses terres, et pas un sur six
n’y demeure établi actuellement. Le reste erra dans les environs des
villes principales s’efforçant d’arracher sa subsistance par la mendicité
et par le travail occasionnel. (...)

2. Manque d’argent, d’ardeur,


de préparation et d’aptitudes

Le docteur Skey déclare : « Un émigré pauvre à son arrivée dans la


province possède en poche ou rien ou une petite somme d’argent. Il
entretient les idées les plus fausses sur son avenir dans le pays. Il
s’attend à trouver un emploi tout de suite et toujours avec un gros
salaire. Il ignore tout à fait le pays, [104] les endroits où le travail est
plus en demande et les meilleurs moyens d’obtenir quelque chose. Il est
à peine descendu du vaisseau que dans son indifférence et son manque
de courage, il flâne sur les quais et attend qu’on lui offre de l’ouvrage.
S’il obtient un emploi, il estime qu’il y est en permanence et se trouve
soudain à pied et sans le sou pour traverser l’hiver canadien, saison où
il n’y a pas ou peu de travail dans cette partie du pays. De cette façon,
les émigrés se sont accumulés à Québec à la fin des étés ; ils ont
encombré la ville de pauvres et sont devenus une charge onéreuse pour
la charité publique. »
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 195

V. CONCLUSION :
CONDAMNATION DU SYSTÈME ACTUEL
D’ÉMIGRATION BRITANNIQUE

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Loin de moi l’intention, en soumettant ces faits à votre Majesté, de


décourager l’émigration vers vos colonies de l’Amérique du Nord. Au
contraire, j’ai la satisfaction de croire que la valeur essentielle de ces
colonies pour la mère-patrie consiste en ce qu’elles offrent un débouché
immense même à des millions d’hommes qui souffrent dans la
métropole et qui pourraient s’y établir dans l’abondance et le bonheur.
Tous les messieurs dont je viens de citer les témoignages sont de chauds
partisans d’une émigration systématique. D’accord avec eux, je
m’oppose seulement à l’émigration comme on la conduit maintenant
— sans prévoyance, sans préparation, sans méthode ou système
quelconques.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 196

[105]

Le Rapport Durham

CONCLUSION

À sa très Excellente Majesté


la Reine

I. LA SYNTHÈSE
DES PRINCIPALES DONNÉES

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J’ai maintenant passé en revue les traits les plus distinctifs de la


situation et des institutions des colonies britanniques en Amérique du
Nord. Ce fut pour moi une tâche pénible que d’exposer un état de
choses qui ne pourra que chagriner tous ceux qui tiennent au bien-être
de nos compatriotes coloniaux et à l’intégrité de l’Empire britannique.
J’ai décrit la conjonction de ces causes de dissensions qui existent
dans la structure même de la société, le désordre qui résulte d’un
système constitutionnel mal conçu, la mauvaise administration que les
insuffisances fondamentales du gouvernement ont introduite dans
chacun de ses services.
Il n’est pas nécessaire que je m’évertue à démontrer que la situation
ne peut ni ne doit durer. Ni la vie politique, ni la vie sociale de n’importe
quelle société ne peuvent tolérer beaucoup plus longtemps l’action de
ces causes.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 197

1. Les redoutables maux du Bas-Canada

Elles ont déjà amené dans le Bas-Canada une longue cessation de la


marche régulière du gouvernement constitutionnel ; elles ont causé la
violation et nécessité la suspension absolue de la Constitution
provinciale ; elles ont provoqué deux insurrections, deux substitutions
de la loi martiale à la loi civile, deux périodes de suspension de droits
qui sont regardés comme essentiels à la protection d’un sujet
britannique. J’ai déjà décrit les sentiments qui prévalent chez chacun
des partis en conflit, ou plutôt des races : leur envahissante et
irréconciliable haine l’une contre l’autre, la désaffection entière et
irrémédiable de toute la population française, aussi bien que la méfiance
des Anglais à l’égard du gouvernement impérial, et la volonté de tous
les Français, jointe à la tendance des Anglais à chercher remède à leurs
maux intolérables dans les risques d’une séparation de la Grande-
Bretagne. Les désordres du Bas-Canada [106] n’admettent point de
délai. La forme actuelle du gouvernement n’est qu’un assujettissement
temporaire et forcé. La dernière Constitution en est une dont ni l’un ni
l’autre des partis ne pourrait tolérer le rétablissement ; elle a si mal
fonctionné que nul ami de la liberté et de l’ordre ne saurait désirer voir
la province soumise de nouveau à son influence pernicieuse. Quelle que
soit la difficulté de trouver un remède, l’urgence en est certaine et
évidente.

2. Les graves malaises du Haut-Canada

Je ne crois pas non plus que la nécessité d’adopter quelque large et


décisive mesure pour pacifier le Haut-Canada soit moins impérieuse.
L’exposé que j’ai fait des difficultés de la province montrera que je ne
les considère nullement irrémédiables ou même non susceptibles d’un
remède qui effectuera un changement organique dans la Constitution.
On ne peut nier, en vérité, que la persistance d’un grand nombre de
griefs concrets (...), l’irritation causée par la récente insurrection et
surtout le refus tenace de la métropole d’accorder aux coloniaux un
gouvernement responsable qui donnerait au peuple une véritable
autorité sur ses propres destinées, ont amené une grande partie de la
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 198

population à regarder avec envie la prospérité matérielle de leurs


voisins des États-Unis, sous un gouvernement parfaitement libre et
éminemment responsable.
Désespérant d’obtenir de tels avantages sous ses institutions
actuelles, la population se mit à désirer une constitution républicaine ou
même une incorporation à l’Union américaine. Mais, je suis porté à
penser que ces sentiments n’ont pas fait de progrès extraordinaires et
irréparables. Au contraire, je crois que tous les partis mécontents,
surtout les réformistes du Haut-Canada, attendent avec beaucoup de
confiance les résultats de ma mission. (...) Ils sont maintenant
tranquilles et, je crois, loyaux, déterminés à accepter la décision du
gouvernement impérial et à défendre leurs biens et leur pays contre la
rébellion et l’invasion.
Mais, je ne peux m’empêcher de le dire : c’est là la limite extrême
de leur patience presque épuisée. La déception de leur attente, en
l’occurrence, détruira pour toujours leur espérance de voir découler de
bons résultats du lien britannique. Je ne veux pas dire qu’ils
recommenceront la rébellion, encore moins qu’ils joindront leurs forces
pour arracher le gouvernement du pays des mains du grand pouvoir
militaire que la Grande-Bretagne peut utiliser contre eux. S’ils sont
maintenant frustrés dans leurs espoirs et assujettis sans [107] espérance
à des chefs irresponsables devant le peuple, ils se contenteront au
mieux, dans une morne prudence, d’attendre les événements qui feront
dépendre la conservation de la province de la loyauté de la grande
masse de sa population.

3. Les difficultés des autres colonies

À l’égard des autres provinces nord-américaines, je ne dirai pas que


ces maux sont éminents, parce que je crois fermement que, quel que
soit leur mécontentement, aucune irritation capable de diminuer leur
attachement à la Couronne et à l’Empire britannique ne subsiste.
En vérité, à travers l’ensemble des provinces de l’Amérique du
Nord, il règne dans la population britannique une affection pour la
mère-patrie et une préférence pour ses institutions dont une politique
sage et ferme du gouvernement impérial peut faire la base d’un lien sûr,
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 199

honorable et durable. Cependant, même ce sentiment peut s’altérer et


je dois avertir ceux qui disposent de leur destinée de ne pas trop se fier
sur une loyauté aveugle, permanente de leurs compatriotes. Il n’est pas
de bonne politique de gêner et de paralyser leurs ressources et de laisser
l’état arriéré des provinces britanniques offrir partout un triste contraste
avec le progrès et la prospérité des États-Unis. (...)
Ce n’est pas de la véritable loyauté que de cacher à la connaissance
de votre Majesté l’existence d’un mal qu’il est au pouvoir de votre
Majesté de guérir comme c’est le bon plaisir de votre Majesté de le
faire. L’attachement fervent et patient des sujets anglais de votre
Majesté à leur allégeance et à leur mère-patrie offre dans toutes ces
provinces de grandes possibilités de réformes. Une calme réflexion et
une confiance loyale ont maintenu ces sentiments intacts, même en
dépit du redoutable inconvénient de l’opinion générale soutenant que la
propriété de chacun a moins de valeur du côté britannique que du côté
opposé de la frontière.

4. Les nouvelles assises de l’Empire britannique

Il est temps de récompenser cette noble confiance en montrant que


les hommes n’ont pas nourri en vain l’espoir de croire qu’il y avait dans
les institutions britanniques une capacité de corriger les maux présents
et de produire à leur place un bien-être qu’aucun autre pouvoir ne
saurait donner. Ce n’est pas dans les terreurs de la loi ni dans la
puissance de nos armées qu’il faut [108] chercher un lien de
rapprochement sûr et honorable. Ce lien existe dans le fonctionnement
bienfaisant des institutions britanniques qui unissent le plus grand
développement de la liberté et de la civilisation avec l’autorité stable de
la monarchie héréditaire. (...)
Mais, tandis que je compte ainsi avec confiance sur la possibilité
d’une conservation permanente et avantageuse de notre lien avec ces
importantes colonies, je ne dois pas dissimuler le mal et le danger qu’il
y a de les maintenir dans leur actuel état de désordre. Je considère que
les chances d’une rébellion réussie sont le moindre danger que l’on ait
à redouter. (...) Je crois, qu’il (le gouvernement britannique) a les
moyens de mobiliser une partie de la population contre l’autre et de
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 200

placer dans les Canadas des garnisons de troupes régulières suffisantes


pour tenir en respect tous les ennemis de l’intérieur. Mais, même cela
ne pourra se faire sans occasionner des frais élevés et des grands
risques. (...) À moins d’un changement dans notre système de
gouvernement, l’irritation, qui prévaut aujourd’hui, se répandra et
progressera. À mesure qu’augmenteront les frais pour conserver ces
colonies, leur valeur décroîtra rapidement. Et si la nation britannique se
contente de pareils moyens pour conserver une souveraineté stérile et
nuisible, elle ne fera qu’encourager l’agression étrangère, en exposant
continuellement à un voisin fort et ambitieux une dépendance éloignée,
dans laquelle un envahisseur ne rencontrerait pas de résistance, mais où
il pourrait plutôt compter sur la collaboration active d’une partie de la
population qui y est établie. (...)

5. Les conséquences historiques et sociologiques


du voisinage américain

Malgré l’importance que j’accorde aux relations étrangères dans


l’étude de cette question, je ne crois pas qu’il y ait maintenant un danger
très prochain de conflit avec les États-Unis, par suite du désir de cette
puissance de tirer avantage de l’état agité des Canadas. Dans la dépêche
du 9 août, j’ai donné mon impression sur les sentiments qui ont existé
aux États-Unis à l’égard de l’insurrection du Bas-Canada. (...) J’ai
décrit l’influence qui a sans doute été exercée par la sympathie politique
erronée envers les insurgés du Bas-Canada, sympathie que les citoyens
des États-Unis furent portés à entretenir.

A. Incompatibilité des sociétés américaine


et canadienne-française

Il n’y a pas de peuple au monde moins vraisemblablement capable


de sympathiser avec les sentiments réels et la politique véritable des
Canadiens [109] français que celui des États-Unis ; aucun peuple si peu
enclin à partager leur désir de préserver des lois anciennes et barbares,
d’enrayer l’industrie et de paralyser l’amélioration de leur pays afin de
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 201

flatter quelque inutile et étroite idée d’une nationalité insignifiante et


chimérique.
Les Américains qui ont visité le Bas-Canada savent parfaitement de
quel côté est la vérité ; ils voient que le conflit est un conflit de race et
ils montrent certes peu d’inclination à prendre partie pour les Canadiens
français et pour leurs institutions. Sur le grand nombre de voyageurs
américains venant de toutes les parties de l’Union et qui visitèrent
Québec durant mon séjour (...), pas un ne nous exprima jamais (...) une
quelconque approbation de ce qui pourrait être appelé les objectifs
nationaux des Canadiens français, tandis que plusieurs ne cachèrent pas
la forte aversion qu’ils leur portaient. (...)
Mais la masse du peuple américain avait jugé la querelle à distance.
(...) Ces gens croyaient que c’était la lutte d’une colonie contre l’Empire
dont la mauvaise administration avait entraîné le détachement de leur
propre pays. (...) Nous ne devons pas nous étonner (...) que l’analogie
entre l’insurrection canadienne et la guerre d’indépendance ait été
considérée comme prouvée de façon suffisante, et qu’un peuple libre et
ardent ait manifesté passionnément sa sympathie pour ceux qui, à ses
yeux, essayaient de faire triompher, avec des moyens insuffisants, la
cause glorieuse que leurs propres pères avaient triomphalement
soutenue.

B. Sympathie mutuelle des sociétés américaine


et canadienne-anglaise

Dans le cas du Haut-Canada, la sympathie a été, je crois, beaucoup


plus forte et durable. Quoique le sujet de la lutte fut moins marqué en
apparence, je ne doute pas que cela fut plus que compensé par la
similitude du langage et des manières qui permit aux rebelles de la
province supérieure de défendre leur point de vue plus facilement et
avec plus de force auprès de ceux dont ils cherchaient l’assistance et la
sympathie. (...) Et je n’ai aucun doute que, si la lutte interne reprend, la
sympathie du dehors retrouvera tôt ou tard sa vigueur première.
Car il faut se rappeler la force particulière des liens naturels de
sympathie entre la population anglaise des Canadas et les habitants des
États limitrophes de l’Union. Non seulement, parlent-ils la même
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 202

langue, vivent-ils sous des lois d’une même origine et conservent-ils les
mêmes coutumes et usages, mais il y a une vraie alternance, si je puis
m’exprimer ainsi, entre les populations des [110] deux pays. Tandis que
de grandes étendues du territoire britannique sont peuplées de citoyens
américains, qui entretiennent encore des relations constantes avec leurs
parents et amis, les États avoisinants sont remplis d’émigrés de la
Grande-Bretagne dont certains ont quitté le Canada après
d’incalculables efforts pour retirer un profit suffisant de leurs capitaux
et de leur travail. Un grand nombre d’entre eux se sont établis aux États-
Unis, tandis que d’autres membres de leurs familles et des compagnons
de jeunesse se sont fixés de l’autre côté de la frontière. (...) Les relations
entre ces deux sections de ce qui est en fait une population identique
sont constantes et générales. (...) Les occupations quotidiennes de
chaque homme le mettent en contact avec ses voisins d’outre-frontière.
La production d’un pays supplée aux besoins de l’autre. La population
de chacun dépend jusqu’à un certain point du commerce et des
demandes de l’autre. De pareils besoins communs engendrent un intérêt
dans la politique de chaque pays parmi les citoyens de l’autre. En
certains endroits, les journaux circulent presque de façon égale des deux
côtés de la frontière. Et les gens découvrent que leur prospérité dépend
autant de la situation politique de leurs voisins que de celle de leurs
propres compatriotes. (...)

C. Conséquences de la rébellion
sur les relations canado-américaines

Les événements de l’année dernière et des informations plus exactes


sur les causes véritables de la dispute ont apparemment très
heureusement empêché l’avance ou le maintien de cette espèce de
sympathie envers les insurgés. J’ai d’ailleurs de bonnes raisons de
croire que la politique suivie sous mon administration a beaucoup
contribué à la faire disparaître. L’unanimité presque complète de la
presse américaine de même que les certitudes de personnes qui
connaissent l’opinion publique du pays m’ont convaincu d’une chose :
c’est que mes mesures rencontrèrent une approbation qui retourna
complètement l’opinion en faveur du gouvernement britannique. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 203

À peine quelques Américains ont participé aux troubles récents du


Bas-Canada. L’année dernière, l’insurrection fut le signal de
nombreuses assemblées publiques dans toutes les grandes villes des
États limitrophes, depuis Buffalo jusqu’à New York. Dans ces
assemblées, on proclama ouvertement la plus entière sympathie pour
les insurgés ; on fit des souscriptions considérables et on invita les
volontaires à joindre les rangs des insurgés. Depuis le dernier
soulèvement, il n’y a pas eu de manifestations semblables. Les
assemblées que les Nelson et autres ont essayé de faire à New-York, à
Philadelphie, à Washington et ailleurs, se sont terminées par un échec
complet. À l’heure présente, [111] il n’existe pas le plus léger indice
d’une quelconque sympathie en faveur des objectifs des insurgés bas-
canadiens ou d’aucun désir de collaborer avec eux pour des fins
politiques. (...)
Quoique les États-Unis, je pense, s’imaginent moins aujourd’hui
qu’à toute autre époque pouvoir retirer quelque intérêt d’une guerre
avec l’Angleterre, on ne peut douter cependant que l’agitation des
Canadas nuit beaucoup à la prospérité d’une grande partie de l’Union.
Au lieu d’offrir un champ supplémentaire d’exploitation à leur
entreprise commerciale, les provinces, dans leur désordre actuel, sont
plutôt une barrière à leur énergie industrielle. La situation occasionne
aussi de grandes dépenses au gouvernement fédéral américain qui s’est
trouvé obligé d’augmenter sa petite armée, à cause, principalement, des
désordres du Canada.

D. Divergences des intérêts américains


et « canado-anglais »

N’oublions pas non plus ceci : quelque assurance et preuve d’amitié


que nous puissions recevoir du gouvernement des États-Unis, si forts
que soient les intérêts mutuels en faveur de la paix, il y a des sujets de
dispute qui peuvent modifier ces sentiments amicaux. Il existe
maintenant entre nous des questions d’intérêts nationaux dont toutes les
considérations politiques exigent la solution immédiate. Ces intérêts,
on ne peut les défendre avec la vigueur nécessaire, quand la
désaffection dans une partie très importante de nos possessions nord-
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 204

américaines paraît donner à un ennemi certains moyens de blesser et


d’humilier l’Empire.

6. L’acuité des problèmes démographiques et économiques

Mais les chances de rébellion ou d’invasion étrangère ne sont pas, à


mon avis, les défis éventuels les plus dangereux auxquels nous ayons à
faire face. (...) Je crains bien plus l’achèvement de la triste œuvre de
dépeuplement et d’appauvrissement qui se poursuit rapidement. Le mal
actuel, ce n’est pas seulement que les améliorations soient arrêtées et
que la richesse et le peuplement de ces colonies n’augmentent pas selon
le rythme rapide des progrès américains. L’émigration ne grossit pas la
population et les capitaux ne gagnent pas le pays. Au contraire, les
capitaux et les hommes semblent quitter ces provinces bouleversées.
[112]

A. Dans le Bas-Canada

Depuis longtemps, chaque année, des jeunes gens de la partie


française du Bas-Canada émigrent en grand nombre vers les États du
Nord de l’Union américaine, où ils sont hautement estimés comme
manœuvres, où ils gagnent de bons salaires et reviennent en général à
la maison quelques mois ou quelques années plus tard avec leurs
épargnes. (...) Dans la province, l’utilisation des capitaux britanniques
n’est pas essentiellement entravée dans l’activité principale du
commerce. Les maux les plus graves sont le retrait des capitalistes
anglais entreprenants de la partie française du pays, une diminution de
l’emploi des capitaux placés actuellement dans la province et l’arrêt
total de l’augmentation de la population au moyen de l’immigration.

B. Dans le Haut-Canada

Mais dans le Haut-Canada, la fuite des capitaux et des hommes a été


très forte. (...) Un groupe du parti réformiste a manifesté, de la manière
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 205

la plus ouverte, son intention d’émigrer pour des raisons politiques et


ces gens ont invité publiquement tous ceux qui pourraient être
influencés par de semblables sentiments à se joindre à leur entreprise.
À cette fin, on a formé la Société d’Emigration du Mississipi. (...)
Le nombre de personnes qui ont ainsi émigré n’est pas, cependant,
j’ai lieu de le croire, aussi considérable qu’on l’a souvent prétendu.
Plusieurs qui seraient disposés à poser ce geste ne peuvent vendre leurs
fermes à des conditions acceptables. (...) Mais les cas qui sont venus à
ma connaissance me portent à attacher encore plus d’importance à la
classe qu’au prétendu nombre des émigrants.
Je ne peux absolument pas partager l’opinion de quelques membres
du parti dominant qui prétendent que les gens qui quittent ainsi le pays
sont des sujets mal disposés dont l’éloignement est en définitive d’un
grand avantage pour les personnes loyales et paisibles. Dans un pays
comme le Haut-Canada où l’introduction de population et de capitaux
constitue une condition essentielle de sa prospérité et presque de son
existence, il serait plus prudent, plus juste aussi, plus de l’intérêt aussi
bien que du devoir du gouvernement, d’écarter les causes du
mécontentement plutôt que les mécontents eux-mêmes. Il n’y a pas de
raison de prétendre que tous les réformistes qui ont quitté le pays sont
des hommes déloyaux et turbulents ; il n’est pas non plus, en fait, très
évident qu’ils [113] soient tous des réformistes et que l’insécurité
croissante pour leur personne et pour leurs biens n’a pas obligé, sans
distinction politique, quelques-uns des plus précieux colons de la
province à s’éloigner. (...)

II. LES PRINCIPAUX REMÈDES


PRÉCONISÉS PAR DURHAM

Retour à la table des matières

Tels sont les effets lamentables des maux politiques et sociaux qui
ont si longtemps bouleversé les Canadas ; et leur condition est telle qu’à
l’heure actuelle il nous faut prendre des précautions immédiates contre
des éventualités aussi graves que l’insurrection, l’invasion étrangère,
l’épuisement total et le dépeuplement. Lorsque je considère les causes
diverses et profondes du mal dont la dernière enquête a révélé
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 206

l’existence dans chaque institution, dans les constitutions et dans la


composition même de la société à travers une grande partie de ces
provinces, je recule presque devant l’idée, en apparence
présomptueuse, de m’attaquer à ces gigantesques difficultés.
Je n’essaierai pas de le faire en détail. Je compte sur l’efficacité de
la réforme du système constitutionnel qui régit les colonies pour
redresser tous les abus que des institutions défectueuses ont engendrés.
(...)

1. Aux malaises de toutes les colonies,


y compris le Bas-Canada

A. L’octroi du gouvernement responsable

Ce n’est pas en affaiblissant, mais en affermissant l’influence du


peuple sur son gouvernement, en imposant des cadres beaucoup plus
étroits que ceux qu’on a laissés au gouvernement jusqu’à présent et non
en étendant l’intervention des autorités impériales aux détails des
affaires coloniales, qu’il sera possible, je crois, de rétablir la concorde
là où si longtemps la discorde a régné et d’introduire une régularité et
une vigueur jusqu’ici inconnues dans l’administration des provinces. Il
n’est pas nécessaire de changer les principes de gouvernement ni
d’inventer une nouvelle théorie constitutionnelle pour appliquer les
remèdes qui, à mon avis, guériraient tous les maux politiques de
l’heure. Il suffit de suivre d’une manière conséquente les principes de
la Constitution britannique et d’introduire dans le gouvernement de ces
grandes colonies ces sages dispositions, qui seules peuvent faire
fonctionner dans l’harmonie et l’efficacité le régime représentatif de
n’importe quel pays.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 207

[114]

a. Conformément à l’existence d'un régime représentatif et


à la nature même des institutions britanniques éprouvées

Nous n’en sommes pas maintenant à discuter l’éventualité de


l’établissement d’un gouvernement représentatif dans les colonies
nord-américaines. Un tel système a été établi d’une manière
irrévocable, et il ne faut pas penser à tenter l’expérience de priver le
peuple de son pouvoir constitutionnel actuel. Conduire maintenant le
gouvernement dans l’harmonie, en accord avec ses principes établis,
telle est maintenant la besogne de ses dirigeants. J’ignore comment il
est possible d’assurer cette harmonie d’une autre manière qu’en
administrant le gouvernement d’après ces principes qui se sont révélés
parfaitement efficaces en Grande-Bretagne. Je ne voudrais pas altérer
une seule prérogative de la Couronne. (...) Mais, d’autre part, la
Couronne doit se soumettre aux conséquences nécessaires des
institutions représentatives et, si elle doit faire fonctionner le
gouvernement de concert avec un corps représentatif, il faut qu’elle
consente à agir, par l’intermédiaire de ceux en qui ce corps représentatif
a confiance.
En Angleterre, ce principe a été depuis si longtemps considéré
comme une partie incontestable et essentielle de notre Constitution,
qu’il a à peine jamais été nécessaire de s’enquérir des moyens de le faire
respecter. Lorsque sur les grandes questions politiques, un ministère
cesse de posséder la majorité au parlement, son sort est immédiatement
scellé et il nous paraîtrait aussi étrange d’essayer de faire fonctionner,
pendant quelque temps, un gouvernement par l’intermédiaire de
ministres continuellement en minorité que d’adopter des lois avec une
majorité de votes contre elles. Les anciens recours constitutionnels,
comme la mise en accusation et le refus des subsides, n’ont jamais été
employés pour écarter un ministère, depuis le règne de Guillaume III.
Ils n’ont jamais été utilisés, parce que, de fait, les ministres ont plutôt
eu l’habitude de prévenir un vote d’hostilité absolue et de démissionner
quand une minorité trop faible ou incertaine les appuyait. Si les
législatures coloniales ont souvent bloqué les subsides et harassé les
serviteurs publics d’accusations injustes et vexatoires, c’était parce que
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 208

le renversement d’une administration impopulaire ne pouvait être


réalisé par ces indices plus doux d’un manque de confiance, indices qui
ont toujours suffi pour atteindre cette fin dans la mère-patrie. (...)
Un Conseil exécutif électif ne serait pas seulement tout à fait
incompatible avec un gouvernement monarchique, mais priverait
réellement, sous [115] l’autorité nominale de la Couronne, la société de
l’un des plus grands avantages d’une monarchie héréditaire.
Toute intention d’assurer l’autorité du peuple pourrait s’allier à tous
les avantages de confier à la Couronne le choix immédiat des
conseillers, si le Gouverneur colonial recevait instruction d’obtenir la
collaboration de l’Assemblée à sa politique, en confiant son
administration à des hommes qui détiendraient la majorité, et si on lui
laissait comprendre qu’il ne doit compter sur aucune aide de
l’Angleterre dans toute dispute avec l’Assemblée qui ne concernerait
pas directement les relations entre la mère-patrie et la colonie. Ce
changement pourrait s’effectuer par une simple dépêche renfermant de
telles instructions. (...) S’il désirait retenir des conseillers ne possédant
pas la confiance de l’Assemblée en fonction, le Gouverneur pourrait
toujours compter sur un appel au peuple. S’il échouait toutefois, il
pourrait être contraint de céder par un refus des subsides, ou ses
conseillers pourraient être effrayés par la perspective d’une mise en
accusation. (...)

b. Sans rompre l’unité de l’Empire

Je sais qu’on a prétendu, que les principes qui produisent l’harmonie


et le bon gouvernement dans la mère-patrie ne sont nullement
applicables à une dépendance coloniale. On dit qu’il est nécessaire que
l’administration d’une colonie soit dirigée par des personnes désignées
sans aucun égard aux désirs du peuple ; que ces personnes doivent
appliquer la politique, non des colons, mais des autorités impériales, et
qu’une colonie qui désignerait tous ses propres fonctionnaires cesserait
de fait d’être dépendante.
J’admets que le régime que je propose placerait de fait le
gouvernement interne de la colonie entre les mains des colons eux-
mêmes ; que ce serait leur laisser l’exécution des lois, dont nous leur
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 209

avons confié exclusivement l’adoption depuis longtemps. Parfaitement


conscient de la valeur de nos possessions coloniales et fortement
pénétré de la nécessité de maintenir notre lien avec elles, je ne sais sous
quel rapport il serait désirable pour nous d’intervenir dans leur
législation intérieure à propos de matières qui ne touchent pas leurs
relations avec la mère-patrie.
Les affaires qui nous concernent sont très peu nombreuses. La
constitution de la forme du gouvernement, la réglementation des
relations extérieures et du commerce avec la mère-patrie, avec les
autres colonies britanniques et avec les nations étrangères, et la
concession des terres publiques, voilà [116] les seuls points que la
mère-patrie a besoin de contrôler. Ce contrôle est actuellement
suffisamment assuré par l’autorité de la législature impériale, par la
protection que la colonie retire de nous contre les ennemis du dehors,
par les conditions avantageuses que nos lois procurent à son commerce
et par sa participation aux avantages réciproques que conférerait un
régime sage de colonisation. Une parfaite soumission de la colonie sur
ces points est assurée par les avantages qu’elle trouve au maintien du
lien impérial. Une ingérence vexatoire du gouvernement impérial dans
l’adoption des lois pour régler les affaires intérieures de la colonie ou
pour déterminer le choix des personnes chargées de les exécuter, ne
raffermit certainement pas le lien colonial ; elle l’affaiblit plutôt
grandement. (...)
Mais ce ne peut être assurément ni le devoir ni l’intérêt de la Grande-
Bretagne de maintenir une occupation militaire très coûteuse dans ces
colonies pour permettre au Gouverneur ou au Secrétaire d’État de faire
les nominations coloniales dans une classe de personnes plutôt que dans
une autre, car ceci est vraiment le seul point en question. La plus légère
connaissance de ces colonies prouve la fausseté de l’idée commune,
qu’une part considérable du patronage y est distribuée parmi des
étrangers venus de la mère-patrie. (...)
Je sais très bien, que nombre de personnes, tant dans les colonies
qu’en Angleterre, envisagent avec beaucoup d’alarmes le régime que je
propose ; elles se défient des desseins de ceux qui l’ont d’abord
proposé ; elles soupçonnent ces gens d’en pousser l’adoption dans la
seule intention de se rendre aptes à renverser plus facilement les
institutions monarchiques ou à proclamer l’indépendance de la colonie.
Je crois toutefois qu’on a beaucoup exagéré l’importance de ces
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 210

desseins. Nous ne devons pas considérer toute expression précipitée de


dépit comme un indice d’une aversion définitive à l’égard de la
Constitution actuelle. Mes propres observations me convainquent que
le sentiment prédominant de toute la population anglaise des colonies
de l’Amérique du Nord est celui d’un attachement profond envers la
mère-patrie. (...) L’attachement que le peuple de ces provinces a
constamment manifesté envers la Couronne et l’Empire britannique
porte tous les traits d’un fort sentiment national. (...) Nous pouvons
nous fier au peuple britannique des colonies de l’Amérique du Nord ;
nous ne devons pas lui donner le pouvoir à contrecœur. Car ce n’est pas
à ceux qui ont réclamé des changements en faisant le plus de tapage que
je propose de céder la responsabilité de l’administration coloniale, mais
au peuple lui-même. Et je ne peux pas concevoir qu’aucun peuple ou
[117] qu’aucune partie considérable d’un peuple quelconque, regarde
avec mécontentement un changement qui se résumerait simplement à
ceci : à l’avenir, la Couronne consultera le désir du peuple dans le choix
de ses serviteurs. (...)
Je crois que la plus grande partie du mécontentement du Haut-
Canada, qui n’a aucun rapport avec l’irritation personnelle causée par
les troubles récents, céderait devant l’assurance que le gouvernement
de la colonie serait à l’avenir administré conformément aux vues de la
majorité de l’Assemblée. Mais je pense que pour le bien-être des
colonies et la sécurité de la mère-patrie, il est nécessaire que le
changement ait une base plus permanente que celle que lui donnerait
une conscience momentanée des difficultés de l’heure. (...)

B. Un nouveau partage des pouvoirs fiscaux


entre la couronne et l’assemblée représentative

Il me faut aussi recommander ce qui me paraît être une limitation


essentielle des pouvoirs actuels des corps représentatifs de ces colonies.
Je considère qu’il est impossible d’avoir un bon gouvernement tant que
les pouvoirs actuellement illimités de voter les deniers publics et de
régir les dépenses locales demeureront entre les mains d’une
Assemblée. (...) La prérogative de la Couronne, qui est constamment
exercée en Grande-Bretagne pour la vraie protection du peuple, n’aurait
jamais dû être délaissée dans les colonies ; et si l’on y introduisait le
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 211

règlement du parlement impérial, selon lequel on ne peut soumettre


aucun vote d’argent sans le consentement préalable de la Couronne, on
pourrait sagement l’appliquer à protéger l’intérêt public, souvent
sacrifié maintenant à la mêlée pour la répartition des fonds locaux qui
sert surtout à donner une influence indue à certains individus ou partis.

C. La création constitutionnelle
d’institutions municipales

L’établissement d’un bon système d’institutions municipales dans


toutes ces provinces est un sujet d’une importance capitale. Une
législature générale, qui régit les affaires privées de chaque paroisse, en
plus des affaires communes du pays, détient un pouvoir que pas un seul
corps ne devrait posséder, si démocratique soit-il dans sa constitution.
(...) Le vrai principe de limitation du pouvoir populaire, c’est de le
répartir entre plusieurs dépositaires différents, comme on l’a fait dans
les États les plus libres et les plus stables de l’Union. Au lieu de confier
au seul corps représentatif la perception et la distribution entières de
tous les revenus d’un pays pour fins générales et locales, il faudrait
[118] confier à une administration locale le pouvoir d’imposer des taxes
locales et de manipuler les fonds qui en proviennent* On espérerait en
vain d’un corps représentatif le sacrifice volontaire de ce pouvoir.
L’établissement d’institutions municipales à travers tout le pays devrait
faire partie de chaque constitution coloniale. (...)

D. L'établissement d’une régie des terres


et d’une politique de peuplement

L’établissement d’un système sain et général pour la régie des terres


et le peuplement des colonies est une partie nécessaire de tout système
de gouvernement bon et durable. Le plan que je recommande à cette fin
sera développé au long dans un rapport annexé en appendice.

2. Aux maux particuliers du Bas-Canada


Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 212

Ces principes généraux, toutefois, s’appliquent seulement à ces


changements de régime nécessaires pour remédier aux désordres
communs à toutes les colonies de l’Amérique du Nord ; mais ils ne
peuvent pas du tout corriger les maux actuels du Bas-Canada, qui
requièrent le remède le plus immédiat. Les funestes dissensions
d’origine, qui sont la cause du dommage le plus étendu, s’aggraveraient
au moment présent s’il survenait un changement qui donnerait à la
majorité plus de pouvoir qu’elle n’en a possédé jusqu’ici. Tout plan par
lequel on se proposerait d’assurer la tranquillité du gouvernement du
Bas-Canada doit renfermer en lui-même les moyens de mettre fin à
l’agitation des querelles nationales au sein de la législature, en
établissant une fois pour toutes le caractère national de la province.

A. Le remède social :
la lente assimilation des canadiens français

Je n’entretiens aucun doute au sujet du caractère national qui doit


être donné au Bas-Canada : ce doit être celui de l’Empire britannique,
celui de la majorité de la population de l’Amérique britannique, celui
de la grande race qui doit, à une époque prochaine, être prédominante
sur tout le continent de l’Amérique du Nord. Sans opérer le changement
ni trop rapidement ni trop rudement pour ne pas froisser les sentiments
et ne pas sacrifier le bien-être de la génération actuelle, l’intention
première et ferme du gouvernement britannique doit à l’avenir consister
à établir dans la province une population anglaise avec les lois et la
langue anglaises, et à ne confier le gouvernement de cette province qu’à
une Assemblée décidément anglaise.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 213

[119]

a. Arguments contre l’assimilation

On peut dire que c’est une mesure sévère pour un peuple conquis ;
que les Français au début composaient la population entière du Bas-
Canada et qu’ils en constituent encore la masse ; que les Anglais sont
de nouveaux venus, n’ayant aucun droit de réclamer la disparition de la
nationalité d’un peuple au milieu duquel les ont attirés leurs aptitudes
commerciales. On peut dire encore que si les Français ne sont pas une
race aussi civilisée, aussi énergique, aussi apte à s’enrichir que celle qui
les environne, ils sont par ailleurs un peuple aimable, vertueux et
satisfait, possédant tout l’essentiel du confort matériel. On peut ajouter
qu’on ne doit pas les mépriser ou les maltraiter, parce qu’ils cherchent
à jouir de ce qu’ils ont sans partager l’esprit de lucre qui anime leurs
voisins. Après tout, leur nationalité est un héritage. On ne doit pas les
punir trop sévèrement parce qu’ils ont rêvé de maintenir sur les rives
lointaines du Saint-Laurent et de transmettre à leur postérité la langue,
les usages et les institutions de cette grande nation qui pendant deux
siècles donna le ton de la pensée au continent européen. Si les querelles
des deux races sont irréconciliables, on peut rétorquer que la justice
exige la soumission de la minorité à la suprématie des anciens et plus
nombreux occupants de la province, et non que la minorité prétende
forcer la majorité à prendre ses institutions et ses coutumes.

b. Arguments en faveur de l'assimilation

• Permettre le futur développement démographique et


économique de l’Amérique du Nord britannique

Mais avant de décider laquelle des deux nations doit maintenant être
placée en état de suprématie, il n’est que prudent de chercher laquelle
des deux finira par prédominer à la fin ; car il n’est pas sage d’affermir
aujourd’hui ce qui demain, après une dure lutte, doit être renversé. Les
prétentions des Canadiens français, à la possession exclusive du Bas-
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 214

Canada, fermeraient aux Anglais, déjà plus nombreux du Haut-Canada


et des Cantons de l’Est, l’accès, par le grand canal naturel, de ce
commerce qu’eux seuls ont créé et continuent encore. La maîtrise de
l’embouchure du Saint-Laurent regarde non seulement ceux qui se sont
établis jadis le long de l’étroite ligne qui le borde, mais encore tous ceux
qui habitent maintenant et qui habiteront plus tard dans l’immense
bassin du fleuve. Car il ne faut pas regarder que le présent. La question
est celle-ci : quelle race vraisemblablement convertira par la suite en un
pays [120] habitable et florissant la zone inculte qui couvre aujourd’hui
les riches et vastes régions qui entourent les contrées comparativement
petites et resserrées où vivent les Canadiens français ?
Si cela doit s’accomplir dans les possessions britanniques, comme
dans le reste de l’Amérique du Nord, par quelque procédé plus rapide
que la croissance naturelle de la population, ce doit être au moyen de
l’immigration des Iles britanniques ou des États-Unis : ce sont les seuls
pays qui fournissent les colons qui sont entrés ou entreront en grand
nombre dans les Canadas. On ne peut empêcher l’immigration ni de
passer par le Bas-Canada, ni même de s’y fixer. Tout l’intérieur des
possessions britanniques doit avant longtemps se remplir d’une
population anglaise, qui augmentera rapidement chaque année sa
supériorité numérique sur les Français. Est-il juste que la prospérité de
cette grande majorité et de cette vaste étendue du pays soit pour
toujours, ou même pour un temps, entravée par l’obstacle artificiel que
la civilisation et les lois rétrogrades d’une partie et d’une partie
seulement du Bas-Canada élèveraient entre elles et l’océan ? Peut-on
supposer qu’une telle population anglaise se soumette jamais à un pareil
sacrifice de ses intérêts ?

• Affermir la supériorité des Canadiens anglais


du Bas-Canada

Je ne dois pas présumer, toutefois, qu’il soit possible que le


gouvernement anglais n’adopte la politique d’entraver, ni de laisser
entraver l’immigration anglaise au Bas-Canada, ni de paralyser ou de
laisser paralyser l’emploi profitable des capitaux qui y sont déjà
investis. Les Anglais détiennent déjà la majorité des plus grands biens
du pays ; ils ont pour eux l’incontestable supériorité de l’intelligence ;
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 215

ils ont la certitude que la colonisation du pays va leur donner la majorité


démographique ; ils appartiennent à la race qui détient le gouvernement
impérial et qui domine sur le continent américain. Si nous les laissons
maintenant en minorité, ils n’abandonneront jamais leur espoir de
devenir une majorité par la suite ; ils ne cesseront jamais de poursuivre
le conflit actuel avec toute la fureur avec laquelle il fait rage
aujourd’hui. Dans un tel conflit, ils compteront sur la sympathie de
leurs compatriotes d’Angleterre ; si elle leur est refusée, ils se sentent
très confiants de pouvoir éveiller celle de leurs voisins de même
origine. Ils sentent que si le gouvernement britannique entend maintenir
son autorité sur les Canadas, il ne doit compter que sur la seule
population anglaise ; que s’il délaisse ses possessions coloniales, elles
deviendront [121] nécessairement une partie de la grande Union qui y
lancera rapidement ses essaims de colons qui, par la force du nombre et
de l’activité, domineront bientôt toute autre race.
Les Canadiens français, d’autre part, ne sont que le résidu d’une
colonisation ancienne et ils sont et devront toujours être isolés au milieu
d’un monde anglo-saxon. Quoiqu’il puisse arriver que le gouvernement
établi au-dessus d’eux soit britannique ou américain, ils ne peuvent
espérer aucunement pour leur nationalité. Ils ne peuvent se séparer de
l’Empire britannique qu’en attendant que quelque cause générale de
mécontentement les en détache, eux et les colonies environnantes, et les
laisse partie d’une confédération anglaise, ou encore, s’ils en sont
capables, en effectuant seuls une séparation pour se fondre à l’Union
américaine ou maintenir pendant quelques années un simulacre
misérable de faible indépendance, qui les exposerait plus que jamais à
l’intrusion de la population environnante.
Je suis loin de désirer encourager indistinctement ces prétentions à
la supériorité de la part d’aucune race en particulier. Mais tant que la
plus grande partie de chaque région du continent américain ne sera ni
défrichée, ni occupée, tant que les Anglais manifesteront une activité si
constante et si marquée pour la colonisation, il faut penser qu’il n’y aura
pas un coin quelconque de ce continent où cette race ne pénétrera pas
et où elle ne prédominera pas, lorsqu’elle y aura pénétré. Ce n’est
qu’une question de temps et de manière : il s’agit simplement de
décider si le petit nombre de Français qui habitent présentement le Bas-
Canada seront anglicisés sous un gouvernement qui peut les protéger ;
ou bien si l’on remettra à plus tard le procédé, jusqu’à ce qu’un plus
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 216

grand nombre d’entre eux, par suite de la violence de leurs rivaux, aient
à subir l’anéantissement d’une nationalité que sa survivance prolongée
aura renforcée et aigrie.

• Assurer le bien-être
des Canadiens français eux-mêmes

Et cette nationalité canadienne-française, en est-elle une que nous


devrions chercher à perpétuer pour le seul avantage de ce peuple, même
si nous le pouvions ? Je ne connais pas de distinctions nationales qui
indiquent et entraînent une infériorité plus irrémédiable. La langue, les
lois et le caractère du continent nord-américain sont anglais. Toute autre
race que la race anglaise (j’applique ce mot à tous ceux qui parlent la
langue anglaise) y apparaît dans un état d’infériorité. C’est pour les tirer
de cette infériorité que je veux donner aux Canadiens notre caractère
anglais.
[122]

1. Au profit de l’élite

Je le désire dans l’intérêt des classes instruites que les distinctions


de langue et de manières tiennent séparées du vaste Empire auquel elles
appartiennent. Au mieux, le sort du colon instruit et ambitieux n’offre
aujourd’hui que peu d’espoir et peu de champs d’activité ; mais le
Canadien français est rejeté encore plus loin dans l’ombre à cause d’une
langue et des habitudes étrangères à celles du gouvernement impérial.
Un esprit d’exclusion a fermé les professions les plus élevées aux
classes instruites des Canadiens français, plus peut-être qu’il n’était
absolument nécessaire ; mais il est impossible, même avec la plus
grande libéralité, que le gouvernement britannique puisse donner à ceux
qui parlent une langue étrangère une position égale au milieu de la
concurrence générale de sa vaste population.

2. Au profit de la classe populaire


Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 217

Je désire encore plus l’assimilation dans l’intérêt des classes


inférieures. Leur aisance rudimentaire et égale se détériore vite sous la
poussée de la population à l’intérieur des étroites limites dans lesquelles
elles sont renfermées. Si ces gens essaient d’améliorer leur condition,
en s’étendant sur le pays environnant, ils se trouveront nécessairement
de plus en plus mêlés à une population anglaise ; s’ils préfèrent
demeurer sur place, ils deviendront pour la plupart des manœuvres à
l’emploi des capitalistes anglais. De toute façon, il semblerait que la
grande masse des Canadiens français soit condamnée, jusqu’à un
certain point, à occuper une position inférieure et à dépendre des
Anglais pour se procurer un emploi. Les maux de la pauvreté et de la
dépendance ne seraient que décuplés par un esprit de jalousie et de
rancune nationales qui sépareraient la classe ouvrière de celle des
possesseurs de la richesse et des employeurs.

3. En tenant compte de leur infériorité matérielle,


actuelle et inéluctable

Je ne m’attarderai pas ici à décrire les effets de la manière de vivre


et de la division de la propriété parmi les Canadiens français, pas plus
que leurs effets sur le bonheur du peuple. Pour l’instant, j’admettrai que
ces choses leur procurent autant de bien-être que le prétendent leurs
admirateurs. Mais bonnes ou mauvaises, le temps n’est plus où elles
peuvent être mises en pratique.
[123]
Il ne reste pas assez de terres inoccupées dans cette partie du pays
où les Anglais ne sont pas déjà établis, pour permettre à la population
canadienne-française actuelle de posséder assez de fermes pour lui
fournir, avec son système de culture, le confort qu’elle possède
aujourd’hui. Aucune autre population ne s’est accrue davantage,
simplement par les naissances, que les Canadiens français depuis la
Conquête. A cette époque, on évaluait leur nombre à 60,000. Ce chiffre,
on le suppose sept fois plus élevé maintenant. Il n’y a pas eu
d’augmentation proportionnelle ni dans la mise en culture du sol, ni
dans la production des terres déjà cultivées. On a en grande partie fait
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 218

face à l’accroissement de la population par la simple subdivision


répétée des propriétés. Dans un rapport d’un comité de l’Assemblée de
1826, que présidait M. Andrew Stuart, on dit que, depuis 1784, la
population des seigneuries avait quadruplé, tandis que le nombre des
bestiaux avait doublé seulement et que la quantité des terres en culture
n’avait augmenté que d’un tiers. Les plaintes de détresse sont
constantes. De tous côtés, on admet la détérioration des conditions de
vie d’une grande partie de la population. Un peuple placé dans une
pareille situation doit changer son mode de vie.
Si les Canadiens français veulent garder la même sorte d’existence
agricole primitive, mais bien pourvue, ils ne le peuvent qu’à la
condition de déménager dans les régions où les Anglais sont établis ;
ou bien s’ils s’accrochent à leur résidence actuelle, ils ne peuvent
gagner leur vie qu’en abandonnant leur présente occupation, pour
travailler à gages sur des terres ou dans des entreprises commerciales
appartenant à des capitalistes anglais. Mais aucun arrangement
politique ne saurait perpétuer leur état actuel de propriétaires inactifs.
Si les Canadiens français étaient mis à l’abri de l’affluence de toute
autre population, en peu d’années leur condition serait semblable à celle
des paysans les plus pauvres d’Irlande.

4. En tenant compte de leur infériorité culturelle,


actuelle et inéluctable

On ne peut guère concevoir de nationalité plus dépourvue de tout ce


qui peut vivifier et élever un peuple que celle des descendants des
Français dans le Bas-Canada, du fait qu’ils ont conservé leur langue et
leurs coutumes particulières. C’est un peuple sans histoire et sans
littérature. La littérature d’Angleterre est écrite dans une langue qui
n’est pas la leur et la seule littérature [124] que leur langue leur rend
familière est celle d’une nation dont ils ont été séparés par quatre-vingts
ans de domination étrangère, et davantage par ces transformations que
la Révolution française et ses suites ont opérées dans tout l’état
politique, moral et social de la France. Toutefois, c’est de cette nation
dont les séparent l’histoire récente, les moeurs et la mentalité que les
Canadiens français dépendent complètement en ce qui concerne la
presque totalité de l’instruction et les joies que procurent les livres.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 219

C’est de cette littérature entièrement étrangère, qui traite d’événements,


d’idées et de moeurs tout à fait étrangers et inintelligibles pour eux,
qu’ils doivent dépendre. La plupart de leurs journaux sont écrits par des
natifs de France qui, ou bien sont venus chercher fortune au pays, ou
bien y sont attirés par les chefs des partis pour suppléer au manque de
talents littéraires disponibles dans la presse politique. De la même
manière, leur nationalité joue contre eux pour les priver des joies et de
l’influence civilisatrice des arts. Bien qu’issue du peuple qui goûte
généralement le plus l’art dramatique et qui l’a cultivé avec le plus de
succès, et quoiqu’elle habite un continent où presque chaque ville,
grande ou petite, possède un théâtre anglais, la population française du
Bas-Canada, isolée de tout peuple qui parle sa langue, ne peut
subventionner un théâtre national.
En vérité, je serais étonné si, dans les circonstances, les plus
réfléchis des Canadiens français entretenaient à présent l’espoir de
continuer à préserver leur nationalité. Quels que soient leurs efforts, il
est évident que le processus d’assimilation aux usages anglais est déjà
commencé. La langue anglaise gagne du terrain comme le fera
naturellement la langue des riches et des employeurs. H apparut, par
quelques-unes des rares réponses que reçut le commissaire de l’Enquête
sur l’Instruction, qu’il y a environ, à Québec, dix fois plus d’enfants
français qui apprennent l’anglais, que d’enfants anglais qui apprennent
le français. Il doit s’écouler beaucoup de temps, bien entendu, avant que
le changement de langue puisse s’étendre à tout un peuple. La justice et
la saine politique l’une comme l’autre demandent que tant que le peuple
continuera à faire usage de la langue française, le gouvernement ne
prenne pas, pour lui imposer la langue anglaise, des moyens qui, de fait,
priveraient la grande masse du peuple de la protection des lois.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 220

• Assurer à la population anglaise


le contrôle politique du Bas-Canada

Mais je répète qu’il faudrait entreprendre immédiatement de


changer le caractère de la province, et poursuivre cette fin avec vigueur,
mais non sans ménagement ; je réaffirme aussi que le premier objectif
de tout plan qui sera [125] adopté pour le gouvernement futur du Bas-
Canada doit être d’en faire une province anglaise et qu’à cet effet il doit
voir à ce que l’influence dominante ne soit jamais de nouveau placée
en d’autres mains que celles d’une population anglaise. En vérité, c’est
une nécessité évidente à l’heure actuelle. Dans l’état d’esprit où se
trouve la population canadienne-française, état que j’ai décrit comme
étant non seulement maintenant, mais pouvant aussi vraisemblablement
durer longtemps, lui confier l’entière autorité de cette province ne serait
de fait que faciliter la rébellion. Le Bas-Canada doit être gouverné
maintenant, comme il doit l’être à l’avenir, par une population anglaise.
Ainsi la politique que les exigences de l’heure nous imposent est
conforme à celle que suggère une perspective du progrès éventuel et
durable de la province.

c. Moyens préconisés par Durham

La plupart des plans qui ont été proposés pour le gouvernement futur
du Bas-Canada suggèrent, soit comme mesure permanente, soit comme
mesure temporaire et transitoire, que le gouvernement de cette province
soit constitué sur une base tout à fait despotique ou sur une base qui le
mettrait entièrement entre les mains de la minorité britannique. On
propose de placer l’autorité législative entre les mains d’un Gouverneur
entouré d’un conseil composé des chefs du parti britannique ou bien
d’imaginer encore quelque système de représentation permettant, tout
en maintenant les formes représentatives, de priver la majorité de toute
voix dans la régie de ses propres affaires.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 221

• Rejet de tout régime arbitraire


ou non démocratique pour les raisons suivantes :

1. Désapprobation unanime des Américains

On ne pourra jamais maintenir longtemps un pareil gouvernement


absolu dans une partie quelconque de l’Amérique du Nord, sans éveiller
aux États-Unis un ressentiment unanime contre un pouvoir dont
l’existence serait assurée par des moyens aussi odieux au peuple. (...)

2. Expérience constitutionnelle des Canadiens


des deux nations

L’influence d’une telle opinion agirait non seulement avec beaucoup


de force sur toute la population française et maintiendrait chez elle la
conscience d’une injustice et la volonté de résister au gouvernement,
mais provoquerait [126] encore un mécontentement tout aussi profond
chez les Anglais. Dans leur état actuel d’irritation, ces derniers
pourraient tolérer quelque temps une solution qui leur permettrait de
triompher des Français, mais j’ai très mal compris leur caractère s’ils
supportaient longtemps un gouvernement dans lequel ils ne
posséderaient aucune voix directe. (...)

3. Défauts essentiels et caractère inévitablement


temporaire d’un tel régime

L’expérience que nous avons eue d’un gouvernement irresponsable


envers le peuple dans ces colonies ne nous donne pas le droit de croire
qu’il serait bien administré. (...)
Mais la grande objection à tout gouvernement de type absolu est
qu’il doit être évidemment d’une nature temporaire. (...) Il serait alors
dépourvu de cette stabilité qui est une condition essentielle de
gouvernement, aux époques de désordre. Il y a tout lieu de croire qu’un
gouvernement ouvertement irresponsable serait le plus faible qui puisse
être imaginé. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 222

4. Critiques éventuelles de l’opinion publique mondiale

Quant à chacun de ces plans qui proposent de transformer la


minorité anglaise en majorité électorale au moyen d’un mode de scrutin
bizarre et nouveau ou par des divisions injustes du pays, je ne dirai que
ceci : s’il faut priver les Canadiens du gouvernement représentatif,
mieux vaut le faire franchement plutôt que de chercher à établir un
régime permanent de gouvernement sur une base que le monde entier
regarderait comme une simple fraude électorale. Ce n’est pas en
Amérique du Nord qu’on peut tromper les gens sur une fausse
apparence de gouvernement représentatif ou qu’on peut les persuader
qu’ils sont mis en minorité lorsque, de fait, ils perdent leur droit de vote.

• Proposition en faveur d’une mise en minorité graduelle,


comme les Américains sont alors en train de le faire en
Louisiane

La seule force capable de vaincre le mécontentement actuel et par la


suite d’effacer la nationalité canadienne-française, est celle d’une
majorité numérique d’une population anglaise et loyale. Le seul
gouvernement stable sera celui qui jouira de plus d’appuis populaires
qu’aucun de ceux qui ont existé jusqu’à ce jour dans les colonies de
l’Amérique du Nord. Dans l’histoire de [127] l’État de la Louisiane,
dont la population et les lois étaient françaises au temps de la cession à
l’Union américaine, on trouve un exemple mémorable de la manière
selon laquelle des institutions parfaitement égales et populaires peuvent
effacer les distinctions de race sans désordre ou oppression, et avec à
peine un peu plus d’animosités que dans les pays libres sujets aux
conflits habituels des partis. Et l’éminent succès de la politique adoptée
à l’égard de cet État nous montre de quelle manière on peut obtenir un
résultat identique dans le Bas-Canada.
Les Anglais du Bas-Canada qui paraissent juger des moyens par
leurs effets entretiennent et répandent les idées les plus extravagantes
sur le procédé employé dans cette circonstance. Du simple fait que dans
la constitution de la Louisiane il est prescrit que les actes publics de
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 223

l’État seront, « dans la langue dans laquelle la constitution des États-


Unis est écrite », on en a déduit que le gouvernement fédéral a
supprimé, de la manière la plus violente, l’usage de la langue et des lois
françaises et a assujetti les gens d’origine française à quelques
incapacités particulières qui les privaient, de fait, d’une voix égale dans
le gouvernement de leur État. Rien ne peut être plus contraire à la vérité.

1. Par le respect de la loi de la majorité locale et


l’octroi d’un district, puis d’un État jouissant des
mêmes pouvoirs et de la même autonomie que les
autres États de l’Union

À sa cession, la Louisiane fut gouvernée comme un « district ». (...)


En 1812, le district, possédant maintenant la population requise, fut
admis dans l’Union comme État, exactement selon les mêmes
conditions que n’importe quelle autre population l’aurait été ou l’a été.
La constitution fut conçue de manière à donner à la majorité
précisément le même pouvoir dont elle jouit dans les autres États de
l’Union.

2. Par la reconnaissance officielle des lois françaises et


l’inéluctable voie d’une législation mixte à la fois
française et anglaise

On ne fit alors aucun changement dans les lois. (...) Le code, qui est
[128] à la gloire de la Louisiane et de M. Levingston, fut plus tard rédigé
sous les auspices de la législature par suite de la confusion qui s’élevait
quotidiennement dans l’administration à cause de l’emploi des
systèmes de lois anglaises et françaises dans les mêmes cours. (...)
Les populations en lutte dans le Bas-Canada pourraient bien imiter
ces exemples. Si (...) elles tentaient une fusion des deux systèmes en un
seul, en adoptant dans chacun ce qui réellement est le meilleur, le
résultat ferait honneur à la province.

3. Par l’établissement d’une quasi-égalité juridique


des deux langues
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 224

En Louisiane, on prit toutes les dispositions pour assurer aux deux


races une participation parfaitement égale à tous les avantages du
gouvernement. Il est vrai que l’intention du gouvernement fédéral
d’encourager l’usage de la langue anglaise se manifestait dans l’article
de la Constitution à l’égard de la langue des documents publics. Mais
ceux qui réfléchiront (...) verront qu’une pareille clause ne pouvait avoir
que peu d’effets pratiques.
Mais dans tous les cas où la convenance le requiert, les différentes
parties se servent de leur langue respective dans les cours de justice et
dans les deux branches de la législature. Dans chaque procédure
judiciaire, toutes les pièces échangées entre les parties doivent être
rédigées dans les deux langues et les lois sont publiées dans les deux
langues.
À la vérité, on a recours à un moyen très remarquable pour conserver
l’égalité des deux langues au sein de l’Assemblée : les représentants
français et anglais parlent dans leur langue respective et un interprète,
comme on me l’a appris, après chaque discours, en explique le sens
dans l’autre langue.

4. Avec l’aide de l’immigration et du développement


des grandes affaires commerciales

Pendant longtemps la distinction entre les deux races suscita une


vive jalousie. Les Américains affluèrent cependant dans cet État pour
profiter de ses grandes ressources naturelles et de ses avantages
commerciaux uniques. Là, comme partout ailleurs sur le continent, leur
audace et leurs habitudes des affaires attirèrent graduellement entre
leurs mains la plus grande partie [129] du commerce du pays. Bien que
quelques-uns des plus riches marchands et la plupart des propriétaires
de plantations soient Français, je crois que les Anglais forment
cependant la masse des classes les plus riches. D’année en année, leur
nombre augmente et l’on admet d’une façon générale qu’ils constituent
maintenant la majorité numérique.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 225

5. Par le jeu de la libre concurrence


et le guêpier de l’émulation

On peut s’imaginer que les Français n’ont pas supporté cela avec
plaisir. Mais comme l’avance des Anglais était entièrement due, non à
la faveur, mais à leur supériorité dans une concurrence parfaitement
libre, cette jalousie ne pouvait pas provoquer de murmures contre le
gouvernement.
La concurrence rendit d’abord les deux races ennemies, puis elle a
peu à peu stimulé l’émulation de la race la moins active, et en a fait
deux rivales. Il fut un temps où la jalousie à la Nouvelle-Orléans était
si forte que l’Assemblée de l’État, selon le désir des Anglais qui se
plaignaient de l’inertie des Français, constitua des municipalités
séparées pour les quartiers français et anglais de la ville. Ces deux
municipalités sont maintenant animées d’un esprit d’émulation :
chacune entreprend de grands travaux publics pour l’embellissement et
la commodité de son quartier.
La distinction dure encore et cause encore beaucoup de divisions.
On dit que la société de chaque race est distincte jusqu’à un certain
point, mais n’est pas le moins du monde hostile à l’autre et certains
rapports prétendent que le mélange social est très avancé. Tous les
rapports montrent que la division des races est de moins en moins forte.

6. Grâce à une presse bilingue entièrement


dévouée aux partis politiques nationaux

Leurs journaux sont imprimés dans les deux langues sur des pages
opposées. Leur politique locale se confond entièrement avec celle de
l’Union et, au lieu de découvrir dans leurs journaux quelques vestiges
des querelles raciales, on s’aperçoit qu’ils ne contiennent qu’une
répétition des mêmes récriminations et arguments de parti qui abondent
dans toutes les autres parties de la Fédération.
[130]
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 226

7. Par la mise en minorité politique et la force


d’attraction naturelle de la grande scène fédérale

L’explication de ce fusionnement est évidente. Les Français de la


Louisiane, lorsqu’ils furent constitués en un État dans lequel ils étaient
en majorité, furent incorporés à une grande nation dont ils ne formaient
qu’une très faible partie. Le regard de tout ambitieux se tourna
naturellement vers le grand centre des affaires fédérales et vers les
hautes récompenses que promet l’ambition fédérale. Ils prirent le ton
politique de ceux qui maniaient les plus hauts pouvoirs. Dès l’origine,
la législation et le gouvernement de la Louisiane étaient choses
insignifiantes en comparaison des intérêts impliqués dans les débats de
Washington.

8. Grâce à la loi de l’intérêt économique, social et


politique pressant les élites à abandonner leur langue
et à renier leur nationalité

L’objectif de tout homme ambitieux devint d’amalgamer à l’autre


sa nationalité française et d’en adopter une complètement américaine.
Ce qui était de l’intérêt des individus l’était aussi de l’État. C’était sa
politique d’être représenté par ceux qui acquerraient du poids dans les
conseils de la Fédération. Ne parler qu’une langue étrangère à celle des
États-Unis fut en conséquence une cause d’incapacité pour tout
candidat au Sénat ou à l’Assemblée. Pour se mettre en valeur, les
Français apprirent l’anglais ou se soumirent aux avantages supérieurs
de leurs concurrents anglais.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 227

9. Par la mutation des conflits raciaux


en querelles politiques

La représentation de la Louisiane au Congrès est aujourd’hui


complètement anglaise, tandis que chacun des partis fédéraux fait une
concession au sentiment français en soutenant au niveau étatique un
candidat de cette race. Mais le résultat, c’est que jamais l’Union n’est
troublée par les querelles de ces races. La langue et les moeurs
françaises sont destinées d’ici peu à suivre leur fatalité et à disparaître
comme les particularités hollandaises de New-York.
[131]

• Conclusion

C’est seulement par des moyens identiques — par un gouvernement


du peuple dans lequel une majorité anglaise prédominera constamment
— que le Bas-Canada pourra être gouverné en paix, à condition
toutefois que l’on ne diffère pas trop longtemps la mise en application
du remède à ses désordres.

B. LE REMÈDE POLITIQUE : L'UNION LÉGISLATIVE OU


FÉDÉRATIVE DU BAS-CANADA AVEC UNE OU
PLUSIEURS AUTRES COLONIES DE L’AMÉRIQUE DU
NORD BRITANNIQUE

Pour ces raisons, je crois qu’on ne peut trouver aucun remède


permanent et efficace aux maux du Bas-Canada, sauf celui d’une fusion
du gouvernement avec celui d’une ou de plusieurs colonies limitrophes
et, comme je pense que, dans ces colonies, le plein établissement du
gouvernement responsable ne peut être assuré d’une façon permanente
qu’en leur donnant une importance plus considérable dans la politique
de l’Empire, je vois dans l’union le seul moyen de remédier
immédiatement et complètement aux deux causes principales de leur
malheureuse condition actuelle.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 228

a. Définition des termes

On a proposé deux sortes d’unions : l’une fédérale et l’autre


législative. D’après la première, la législature séparée de chaque
province conserverait sa forme actuelle ; elle retiendrait presque toutes
ses présentes attributions de législation intérieure. La législature
fédérale, quant à elle, n’exercerait aucun pouvoir sauf sur des questions
d’ordre général que les provinces constituantes lui auraient remises
expressément. Une union législative entraînerait une incorporation
complète des provinces dans l’union sous une seule législature qui
exercerait l’autorité législative universelle et unique sur elles toutes,
exactement de la même manière que le parlement légifère seul pour
l’ensemble des Iles britanniques.

b. Possibilités éventuelles envisagées successivement par


Durham

• Une union fédérale des colonies anglaises d'Amérique du


Nord

À mon arrivée au Canada, je penchais fortement en faveur du projet


d’union fédérale ; c’est avec ce plan en tête que je discutai une mesure
générale pour le gouvernement des colonies avec les députations des
provinces inférieures (Maritimes), et avec diverses personnes de qualité
et des organismes publics dans les deux Canadas.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 229

[132]

1. Objections de principes d’ordre colonial et fiscal

Je savais parfaitement qu’on pourrait objecter qu’une union fédérale


produirait, dans beaucoup de cas, un gouvernement faible et plutôt
encombrant ; qu’une fédération des colonies ne pourrait posséder de
fait que peu d’autorité ou de responsabilités légitimes, étant donné que
la plus grande partie des fonctions ordinaires d’une fédération
tomberait dans le domaine de la législature et de l’exécutif de l’Empire ;
enfin que la principale raison militant en faveur d’une fédération, c’est-
à-dire la nécessité de concilier des prétentions des États autonomes avec
leur souveraineté, ne pouvait exister dans le cas de possessions
coloniales sujettes à être façonnées selon le bon plaisir de l’autorité
suprême de la métropole.
Au cours des discussions dont j’ai fait mention, je réalisai aussi les
difficultés énormes d’ordre pratique de n’importe quel plan d’union
fédérale, en particulier celles qui surgiraient de la régie des revenus
généraux, lesquels, d’après un tel plan, devraient être de nouveau
distribués entre les provinces.

2. Avantages d’un tel régime, en tant que moyen de


transition vers une union législative

Mais les avantages d’un gouvernement uni m’impressionnèrent plus


fortement et je fus enchanté de trouver les principaux esprits des
diverses colonies fortement en faveur d’un plan général qui élèverait
leur pays à quelque chose qui ressemblât à une existence nationale. Je
pensai que ce serait la tendance d’une fédération, sanctionnée et
consolidée par un gouvernement monarchique, de se transformer
graduellement en une union législative complète. Ainsi, tout en gagnant
les Français du Bas-Canada, en leur laissant le gouvernement de leur
propre province et leur propre législation intérieure, je pourrais
pourvoir à la défense des intérêts britanniques par l’établissement d’un
gouvernement général et à la transition graduelle des provinces en une
société unie et homogène. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 230

3. Entraves d’ordre national et politique

Mais au Bas-Canada la période de transition graduelle est révolue.


Dans l’état d’esprit qui prédomine actuellement chez les Français, je ne
peux pas [133] douter que n’importe quel pouvoir qu’ils pourraient
posséder servirait contre la politique et contre l’existence même de
toute forme de gouvernement britannique. Je ne puis douter que toute
Assemblée française qui se réunirait de nouveau au Bas-Canada
utiliserait tout son pouvoir (fût-il plus ou moins restreint) pour gêner le
gouvernement dans l’exercice de ses fonctions et détruire tout ce qu’il
aurait accompli. Le temps et une loyale coopération de tous les partis
seraient nécessaires pour faciliter l’action d’une constitution fédérale.
Mais le temps manque dans la condition présente du Bas-Canada et on
ne peut s’attendre à la collaboration d’une Assemblée dont la majorité
représenterait les habitants français.
Je crois que la tranquillité ne peut être rétablie qu’à la condition
d’assujettir la province à la domination vigoureuse d’une majorité
anglaise et que le seul gouvernement efficace serait celui d’une union
législative.

• Une union législative du Bas et du Haut-Canada


permettant d’atteindre les fins suivantes :

1. Mise en minorité des Canadiens français

Si l’on estime exactement la population du Haut-Canada à 400.000


âmes, les Anglais du Bas-Canada à 150.000 et les Français à 450.000,
l’union des deux provinces ne donnerait pas seulement une majorité
anglaise absolue, mais une majorité qui s’accroîtrait annuellement par
une immigration anglaise.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 231

2. Lente assimilation des Canadiens français

Je ne doute guère que les Français, une fois placés en minorité, par
suite du cours naturel et légitime des événements et par le
fonctionnement de causes naturelles, abandonneraient leurs vaines
espérances de nationalité. Je ne veux pas dire qu’ils perdraient sur-le-
champ leur animosité actuelle ou qu’ils renonceraient tout de suite à
l’espoir d’atteindre leurs fins par des moyens violents, mais
l’expérience des deux unions des Iles britanniques peut nous enseigner,
avec quelle efficacité, le bras puissant d’une législature populaire peut
forcer l’obéissance d’une population opiniâtre. La perte irrémédiable
de tout espoir de succès atténuerait peu à peu les haines actuelles et
porterait graduellement les Canadiens français à accepter leur nouveau
statut politique. Je n’aimerais certes pas les soumettre à la domination
de cette même minorité anglaise [134] contre laquelle ils ont si
longtemps combattu. Mais je ne crois pas qu’ils puissent redouter une
oppression ou une injustice quelconque de la part d’une majorité qui
émanerait d’une source beaucoup plus étendue. En ce cas, la plus
grande partie de la majorité, n’ayant jamais eu de conflit avec eux, ne
les regarderait pas avec une animosité qui pourrait pervertir son sens
naturel de la justice. (...)

3. Dénouement des différends fiscaux entre le Bas et le


Haut-Canada

L’union des deux provinces assurerait au Haut-Canada la réalisation


de ses grands désirs actuels. Toutes les disputes relatives au partage ou
au montant des revenus cesseraient.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 232

4. Respect par le Haut-Canada de ses obligations


financières, à même les revenus du Bas-Canada

L’excédent des revenus du Bas-Canada suppléerait au déficit du


Haut-Canada. La province inférieure incapable alors de tripoter dans
l’excédent du revenu, qu’elle ne peut d’ailleurs réduire, gagnerait, je
pense, autant à cet arrangement que la province supérieure qui
trouverait ainsi le moyen d’acquitter l’intérêt de sa dette. En vérité, il
ne serait aucunement injuste de charger le Bas-Canada de cette dette,
puisque les grands travaux publics pour lesquels on l’a contractée
intéressent autant l’une et l’autre province.

5. Rentabilité des travaux de canalisation et accès à la


mer garanti pour le Haut-Canada

On ne doit pas non plus supposer que les canaux du Haut-Canada


seront toujours une source de déficit plutôt que de profit, si mauvaise
qu’ait été l’administration qui a en grande partie occasionné la dette.
L’union favoriserait l’achèvement des travaux publics projetés et
nécessaires. L’accès à la mer serait assuré au Haut-Canada.

6. Épargnes et meilleure efficacité politique et


administrative

L’épargne des deniers publics, réalisée par l’union des divers


établissements [135] dans les deux provinces, donnerait les moyens
d’administrer le gouvernement général d’une manière plus efficace
qu’auparavant.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 233

7. Plus grand respect du principe de la responsabilité


ministérielle

La responsabilité de l’exécutif serait assurée par le poids accru que


le corps représentatif des Provinces-Unies ferait peser sur le
gouvernement et sur le parlement de l’Empire.

• Une union législative de toutes les colonies anglaises de


l’Amérique du Nord

Mais tandis que je me persuade que des fins aussi désirables seraient
obtenues grâce à l’union législative des deux provinces, je suis porté à
aller plus loin et à me demander si on ne réussirait pas mieux encore à
atteindre tous ces objectifs en étendant cette union législative à toutes
les provinces britanniques de l’Amérique du Nord. Je me demande
aussi si les avantages que je prévois pour deux d’entre elles ne
pourraient pas et ne devraient pas en justice s’étendre à toutes.

I. ARGUMENTS EN FAVEUR

1. Trancher la question raciale

Une telle union trancherait sur-le-champ et une fois pour toutes la


question raciale.

2. Former un peuple canadien, grand et puissant,


jouissant pleinement du gouvernement
responsable

Elle permettrait à toutes les provinces de coopérer à tous les buts


communs et, par-dessus tout, elle formerait un peuple grand et puissant,
qui posséderait les moyens de s’assurer un bon gouvernement
responsable pour lui-même et qui, sous la protection de l’Empire
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 234

britannique, pourrait en une certaine mesure contrebalancer l’influence


prépondérante et croissante des États-Unis sur le continent américain.
[136]

3. Resserrer les liens entre les coloniaux


et la Grande-Bretagne

Je ne prévois pas qu’une législature coloniale aussi puissante et aussi


autonome désire rompre son lien avec la Grande-Bretagne. Au
contraire, je crois que la levée pratique d’une intervention indue, qui
résulterait d’un pareil changement, resserrerait le lien actuel des
sentiments et des intérêts. Le lien ne deviendrait que plus durable et
avantageux, parce qu’il y aurait plus d’égalité, de liberté, et
d’indépendance locale. Mais de toute façon, notre premier devoir est
d’assurer le bien-être de nos compatriotes des colonies et si, dans les
desseins cachés de cette Sagesse qui gouverne le monde, il est écrit que
ces colonies ne doivent pas toujours demeurer au sein de D’Empire,
nous devons à notre honneur de veiller à ce que, lorsqu’elles se
sépareront de nous, elles ne soient pas le seul pays sur le continent
américain où la race anglo-saxonne sera incapable de se gouverner elle-
même.
Je suis, en vérité, si éloigné de croire que l’accroissement de pouvoir
et de poids donné aux colonies par une telle union mettrait en danger
leur lien avec l’Empire, que je considère cette mesure comme l’unique
moyen de stimuler chez elles un sentiment national qui neutraliserait
efficacement toutes tendances qui peuvent actuellement exister vers
une séparation.

4. Résister à la prépondérance envahissante


des États-Unis

Nulle société importante d’hommes libres et intelligents ne sera


longtemps satisfaite d’un système politique qui place ces gens, en
même temps que leur pays, dans un état d’infériorité vis-à-vis de leurs
voisins.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 235

Le colon de la Grande-Bretagne est lié, il est vrai, à un puissant


Empire. Les splendeurs de son histoire, les signes évidents de sa
puissance actuelle, et la civilisation de son peuple, tout est propre à
élever et à satisfaire sa fierté nationale. Mais il sent aussi que le lien qui
l’attache à cet Empire est celui d’une dépendance éloignée. Il ne prend
conscience que d’une façon momentanée et insuffisante de la puissance
et de la prospérité de l’Empire. Il sait aussi que lui et ses compatriotes
n’ont aucune voix dans le gouvernement de l’Empire.
Tandis que son voisin d’outre-frontière se gourme d’importance à
l’idée que son vote exerce quelque influence sur les conseils et que lui-
même participe au progrès d’une nation puissante, le colon sent
l’influence étouffante de la [137] société étroite et subordonnée à
laquelle il appartient. (...) Mais l’influence des États-Unis l’encercle de
toute part et lui est toujours présente. Elle s’étend dans la mesure où la
population s’accroit et où les échanges augmentent ; elle pénètre dans
toutes les parties du continent où l’esprit aventureux de la spéculation
américaine pousse le colon ou le marchand. Elle est ressentie dans
toutes les transactions commerciales, depuis les opérations importantes
du système monétaire jusqu’aux menus détails du commerce ordinaire.
Elle imprime les traits caractéristiques de la pensée, des sentiments et
des moeurs du peuple américain sur les habitudes et les opinions des
pays voisins.
Telle est nécessairement l’influence que toute grande nation exerce
sur les petites communautés qui l’entourent. Ses idées et ses coutumes
les subjuguent, même quand elles sont nominalement indépendantes de
son autorité. Si nous désirons arrêter l’expansion de cette influence, on
ne peut le faire qu’en créant pour les colons de l’Amérique du Nord une
nationalité qui leur soit propre : on le peut encore en élevant ces petites
et insignifiantes communautés à la condition d’une société ayant
quelques objectifs d’importance nationale. On donnerait ainsi à ses
citoyens un pays qu’ils ne voudraient pas voir absorbé même dans un
autre plus puissant.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 236

5. Alimenter l’ambition des hommes


actifs et compétents

Bien que je croie que l’établissement d’un système d’ensemble de


gouvernement et d’une union efficace des diverses provinces produirait
un effet important sur les sentiments généraux de leur population, je
suis porté toutefois à attacher une très grande importance à l’effet que
cela produirait en ouvrant des horizons plus larges et en offrant des
facilités de succès à l’ambition légitime des personnes les plus actives
et les plus éminentes des colonies. Aussi longtemps que l’ambition
personnelle sera le propre de la nature humaine et que la morale de toute
société libre et civilisée favorisera ses aspirations, c’est la grande affaire
d’un gouvernement sage de pourvoir à son développement légitime.
(...) Une union législative générale élèverait et comblerait les
espérances des hommes compétents et ambitieux. Ils ne regarderaient
plus avec envie et émerveillement la vaste arène de la fédération
voisine ; ils trouveraient à satisfaire toutes leurs ambitions légitimes
dans les hauts emplois de la magistrature et dans le gouvernement de
leur propre union. (...)
[138]

6. Tenir compte enfin des intérêts communs et des


liens naturels rapprochant les diverses colonies
anglaises de l’Amérique du Nord

Quand on considère les intérêts politiques et commerciaux


communs aux provinces, on s’explique mal que ces dernières aient été
séparées par des gouvernements distincts, puisqu’elles appartenaient
toutes au même Empire, soumises à la même Couronne, gouvernées par
presque les mêmes lois et usages constitutionnels, habitées, à
l’exception d’une seule, par la même race, contigües l’une à l’autre et
bornées sur toute la frontière par le territoire d’un État puissant et rival.
Il semblerait que tous les motifs en faveur de l’union des diverses
provinces en un seul État militent aussi en faveur de leur réunion sous
une même Assemblée et sous un même exécutif. Elles ont les mêmes
relations communes avec la mère-patrie comme avec les nations
étrangères.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 237

7. Assurer la défense de l’Amérique du Nord


britannique

Lorsque l’une d’elles est en guerre, les autres le sont également et


les hostilités contre l’une affectent sérieusement le bien-être des autres.
(...) Une union pour une défense commune contre des ennemis
extérieurs est le lien naturel qui unit les grandes nations du monde ; et
la nécessité d’une telle union n’est pas plus évidente pour aucune partie
d’un royaume ou d’un État qu’elle ne l’est pour l’ensemble de ces
colonies. (...)

8. Établir une politique commune de concessions


des terres et une seule entité économique

Si grande est sur les autres provinces l’influence des arrangements


adoptés dans l’une au sujet de la concession des terres publiques et de
la colonisation qu’il est absolument essentiel que ce département
gouvernemental soit administré d’après un seul système et par une seule
autorité. Toutes les colonies ressentent fortement la nécessité d’une
réglementation commune du fisc ; et l’établissement en commun d’un
seul système douanier les délivrerait des entraves à leur commerce par
suite des droits imposés sur toutes les transactions commerciales entre
elles. Le système monétaire et bancaire est sujet à la même [139]
influence et devrait être régi par les mêmes lois. La création d’une
monnaie coloniale commune est très généralement désirée.

9. Faire des économies et atteindre


une meilleure efficacité administrative

Somme toute, je ne connais pas un seul service gouvernemental qui


n’y gagnerait pas grandement à la fois en économie et en efficacité, s’il
était placé sous une administration commune. Je ne proposerais pas de
changer au début les institutions publiques actuelles des diverses
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 238

provinces, parce qu’il vaudrait mieux laisser au gouvernement uni le


soin d’effectuer les changements nécessaires.

10. Établir des institutions judiciaires communes


et une cour mutuelle d’appel

On ne devrait pas non plus bouleverser les institutions judiciaires,


jusqu’à ce que la future législature pourvoit à leur réorganisation sur
une base uniforme et permanente. Mais même dans l’administration de
la justice, une union fournirait immédiatement un remède à l’un des
besoins les plus sérieux dont souffrent toutes les provinces, en facilitant
la création d’un tribunal général d’appel pour toutes les colonies nord-
américaines.

11. Assurer le développement futur de l’Amérique


du Nord britannique en fonction des techniques
modernes

Mais les intérêts qui sont déjà communs à toutes ces provinces sont
minimes en comparaison de ceux que les conséquences d’une pareille
union pourraient et devraient certainement faire naître. Les grandes
découvertes de la technique moderne, qui à travers le monde et nulle
part ailleurs plus qu’en Amérique, ont transformé de fond en comble
les modes et les voies de communication entre les pays éloignés,
mettront toutes les colonies nord-américaines en relations rapides et
constantes les unes avec les autres. Le succès de la grande expérience
de la navigation à vapeur dans la traversée de l’Atlantique ouvre la
perspective d’une communication rapide avec l’Europe, ce qui
affectera sensiblement la condition future de toutes les provinces.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 239

[140]

12. Faciliter de grands « travaux communs » :


routes, chemins de fer, etc.

Dans une dépêche qui parvint au Canada après mon départ, le


Secrétaire d’État m’informait de la décision du gouvernement de votre
Majesté d’établir une communication par navire à vapeur entre la
Grande-Bretagne et Halifax et me donna instruction de m’occuper de
l’ouverture d’une route entre ce port et Québec. (...)
Je ne peux montrer d’une façon plus frappante les maux qui résultent
de l’absence actuelle d’un gouvernement général de ces provinces
qu’en faisant allusion à la difficulté qui surviendrait en pratique, si l’on
tentait de mettre ce plan à l’exécution, par suite des arrangements
passés et présents des autorités à la fois exécutives et législatives des
diverses provinces. Car les diverses colonies n’ont pas plus de moyens
de se concerter les unes avec les autres pour de tels travaux communs
qu’avec les États voisins de l’Union américaine.
Elles sont les unes vis-à-vis des autres dans la position d’États
étrangers, et d’États étrangers sans relations diplomatiques. Les
Gouverneurs peuvent correspondre entre eux ; les Assemblées peuvent
adopter les lois pour faire exécuter des objectifs d’intérêt commun sous
leur juridiction respective, mais il n’existe aucun moyen par lequel les
différents détails pourraient être réglés promptement et de manière
satisfaisante grâce à la coopération des diverses parties. (...) En vérité,
les colonies n’ont pas de centre commun où une entente pourrait être
réalisée, sauf le « Colonial Office » de Londres. (...)
L’achèvement de n’importe quelle voie de communication
convenable entre Halifax et Québec aurait comme résultat d’établir un
tel rapport entre ces provinces que l’union générale deviendrait d’une
nécessité absolue. Plusieurs relevés ont démontré qu’une voie de
chemin de fer serait parfaitement praticable sur toute la longueur de la
route. En vérité, les dépenses et les difficultés relatives à la construction
d’un chemin de fer en Amérique du Nord n’entraîneraient nullement de
frais excessifs par rapport au coût ordinaire en Europe. Il semble que
c’est une opinion générale aux États-Unis, que la neige abondante et le
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 240

gel rigoureux du continent ne nuisent que bien peu et n’arrêtent pas les
voyages en chemin de fer. Si mes renseignements sont exacts, le chemin
d’Utica, dans le nord de l’État de New-York, fonctionne tout l’hiver. Si
cette opinion est fondée, un chemin de fer entre Halifax et Québec
modifierait totalement quelques-uns des traits les plus caractéristiques
des Canadas. [141] Au lieu d’être fermés à tout contact direct avec
l’Angleterre durant une moitié de l’année, ils continueraient à profiter
de communications beaucoup plus sûres et rapides en hiver qu’ils n’en
ont actuellement durant l’été.

13. Faire d’Halifax le grand port de commerce de


l’Amérique du Nord britannique et assurer le
contrôle des voies maritimes et terrestres qui y
conduisent

Le voyage d’Irlande à Québec serait l’affaire de 10 à 12 jours, et


Halifax deviendrait le grand port où se feraient une grande partie du
commerce et tout le transport des voyageurs vers toute l’Amérique du
Nord britannique. (...) Si le grand canal naturel du Saint-Laurent donne
à toutes les populations qui habitent n’importe quelle partie de son
bassin un tel intérêt dans le gouvernement de l’ensemble au point de
rendre sage l’incorporation des deux Canadas, l’ouvrage artificiel, qui
supplanterait en fait la région inférieure du Saint-Laurent comme point
de sortie d’une grande part du commerce canadien et ferait d’Halifax,
en grande partie, l’avant-port de Québec, demande certainement de la
même manière que l’union s’étende à toutes les provinces à travers
lesquelles passerait un pareil chemin.

14. Permettre à l’Île du Prince-Edouard et à Terre-


Neuve de résoudre leurs difficultés intérieures et
extérieures

À l’égard des deux colonies moins considérables, l’Île du Prince-


Edouard et Terre-Neuve, je suis d’avis non seulement que presque
toutes les raisons données pour l’union des autres s’appliqueraient à ces
dernières, mais que leur faible superficie la rend absolument nécessaire.
C’est l’unique moyen pour elles d’appeler l’attention sur leurs intérêts
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 241

et de les revêtir de la considération dont elles ont tant raison de regretter


l’absence dans toutes les querelles qui surgissent chaque année entre
leurs habitants et les citoyens des États-Unis, par rapport aux
empiétements de ces derniers sur leurs côtes et sur leurs pêcheries.
Les vues sur lesquelles je fonde mon appui en faveur d’une union
générale sont depuis longtemps caressées dans ces colonies par
plusieurs personnes dont l’opinion a droit à la plus haute considération.
(...)
[142]

II. LES OBJECTIONS

1. Traditions autonomistes des provinces


maritimes

Je ne connais qu’une seule difficulté à une telle union. Elle résulte


de l’aversion que quelques-unes des provinces inférieures (Maritimes)
pourraient ressentir à l’idée de céder les pouvoirs de leurs Assemblées
actuelles à celle de l’union. L’objection viendrait surtout, je suppose,
de ce qu’elles n’aimeraient pas abandonner l’autorité immédiate
qu’elles possèdent maintenant sur les fonds par lesquels sont défrayées
leurs dépenses locales.

2. Absence actuelle d’institutions municipales

J’ai donné un tel aperçu des inconvénients du système actuel qu’on


ne doit pas s’attendre à ce que j’admette qu’une difficulté semblable
soit une objection valable contre mon plan.
Je pense toutefois que les provinces auraient raison de se plaindre si
les pouvoirs de régie locale et le droit de dépenser pour les besoins
locaux étaient enlevés aux Assemblées provinciales pour être placés à
la disposition d’une législature générale. On devrait prendre toutes les
précautions, à mon avis, pour empêcher qu’un pareil pouvoir ne tombât,
d’une façon ou d’une autre, entre les mains de l’Assemblée de l’union.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 242

Pour prévenir ce danger, je préférerais que l’on maintienne les


Assemblées provinciales munies seulement de pouvoirs municipaux.
Mais aux points de vue économie et efficacité, il vaudrait beaucoup
mieux que ce pouvoir fût confié aux organismes municipaux, formés
de districts beaucoup plus petits. La formation de ces organismes
constituerait, à mon avis, une part essentielle de n’importe quelle union
durable et complète.

3. Difficultés pratiques de mise en application et


nécessité de régler rapidement les problèmes du
Bas-Canada

Conséquemment, je recommanderais sans hésiter l’adoption


immédiate d’une union législative générale de toutes les provinces
britanniques de l’Amérique du Nord, si le cours régulier du
gouvernement était suspendu ou mis en [143] danger dans les provinces
inférieures ; ou encore si la nécessité d’adopter promptement un plan
pour leur gouvernement, sans égard à elles, était urgente ; si enfin il
était possible de remettre l’adoption de cette mesure à l’égard des
Canadas jusqu’à ce que le projet d’une union pût être référé aux
Assemblées des provinces inférieures. Mais la situation des provinces
inférieures, bien qu’elle justifie le projet d’union, ne rendrait pas, je
pense, la mesure très agréable ou même juste de la part du parlement,
s’il la mettait à exécution sans la soumettre aux délibérations ouvertes
et au consentement du peuple de ces colonies. En outre, la condition
des deux Canadas est telle que ni les sentiments des parties en cause, ni
les intérêts de la Couronne ou des colonies elles-mêmes ne permettront
qu’une seule session ou même qu’une grande partie d’une session du
parlement se passe sans que la législature impériale prenne une décision
définie, quant à la base sur laquelle elle se propose d’établir le
gouvernement éventuel de ces colonies.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 243

c. Le choix final de Durham : une union législative


immédiate du Haut et du Bas-Canada

1. Par l’abolition, par le parlement impérial, de l’Acte de


1791, divisant le Canada en deux parties

Dans les circonstances actuelles, voici la conclusion que je tire des


considérations antérieures : il faut se hâter de proposer au parlement un
projet de loi pour abroger l’Acte de la 31e année du règne de George
III, de manière à rétablir l’union des Canadas sous une seule législature
et à les constituer en une seule et même province.

2. Par une loi prévoyant l’entrée éventuelle d’une ou de


plusieurs colonies au sein de cette union législative

Le projet de loi devrait contenir des dispositions grâce auxquelles


les autres colonies de l’Amérique du Nord, une à une ou toutes
ensemble, pourraient être admises dans l’union, sur la demande de leur
législature et avec le consentement des deux Canadas ou de leur
Chambre unie, à des conditions qui pourraient être fixées entre elles.
[144]

3. Suivie de l’établissement d’une nouvelle carte électorale


basée sur le principe de la représentation proportionnelle

Comme la simple fusion des Chambres d’Assemblée des deux


provinces ne serait pas recommandable et ne donnerait pas du tout à
chacune une juste part de la représentation, on devrait désigner une
commission parlementaire qui délimiterait les divisions électorales et
fixerait le nombre de députés à élire, autant que possible selon le
principe de la représentation proportionnelle. Je suis opposé à tous les
plans qui ont été proposés de donner un nombre égal de députés aux
deux provinces dans le but d’atteindre l’objectif temporaire de
surpasser en nombre les Français, parce qu’à mon avis il est possible
d’atteindre le même résultat sans violer aucunement les principes de la
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 244

représentation et sans aucune apparence d’injustice qui pourrait


soulever fortement l’opinion publique en Angleterre et en Amérique
contre le projet et parce que, lorsque l’émigration aura augmenté la
population anglaise de la province supérieure, l’adoption d’un tel
principe fonctionnerait de façon à détruire le but qu’il est censé viser.
Il me semble que tout arrangement électoral de ce genre, fondé sur les
divisions provinciales actuelles, tendrait à faire manquer les buts de
l’union et à perpétuer l’idée de désunion.

4. Dans laquelle le Gouverneur aurait le pouvoir de priver les


circonscriptions électorales « rebelles » des droits électoraux

En même temps, pour prévenir la confusion et le danger qui


s’ensuivraient probablement à l’occasion d’élections populaires dans
les districts qui ont été récemment le siège d’une rébellion ouverte, il
sera sage de donner au Gouverneur le pouvoir temporaire de suspendre
par proclamation, en faisant connaître explicitement les raisons de sa
décision, les brefs des circonscriptions électorales où il jugera que des
élections ne pourraient avoir lieu sans risque.

5. Au sein de laquelle existeraient des gouvernements


municipaux essentiellement autonomes

La même commission (celle qui s’occupe aussi de préparer la


nouvelle carte électorale) élaborerait un plan de gouvernement
municipal par des corps
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 245

« Je suis opposé à tous les plans qui ont été proposés de donner un nombre égal
de députés aux deux provinces dans le but d’atteindre l’objectif temporaire de
surpasser en nombre les Français, parce qu’à mon avis il est possible d’atteindre le
même résultat sans violer aucunement les principes de la représentation et sans
aucune apparence d’injustice qui pourrait soulever fortement l’opinion publique en
Angleterre et en Amérique contre le projet et parce que, lorsque l’émigration aura
augmenté la population anglaise de la province supérieure, l’adoption d’un tel
principe fonctionnerait de façon à détruire le but qu’il est censé viser. Il me semble
que tout arrangement électoral de ce genre, fondé sur les divisions provinciales
actuelles tendrait à faire manquer les buts de l’union et à perpétuer l’idée de
désunion ».
(Durham)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 246

WILLIAM LYON MACKENZIE


(Toronto Public Library)

« CANADIENS ! Aimez-vous la liberté ?... En peu de temps le pays sera


délivré de l’oppresseur ; la liberté de pensée, la paix et la tranquillité, les lois
égalitaires et le progrès du pays en seront le prix . . .
… Arrêtons-nous là, car je ne pourrais jamais énumérer tous les avantages qui
accompagneront l’indépendance !
Aux armes, valeureux Canadiens ! Préparez vos fusils et à l’ouvrage...
(Le prospectus de Mackenzie en faveur de la rébellion, le 27 novembre 1837.
Fairley, Selected writings of Mackenzie, pp. 222-24).
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 247

[145]
électifs, subordonnés à la législature générale, mais exerçant une entière
autorité sur les affaires régionales qui ne sont pas du ressort d’une
législation générale. Le plan ainsi conçu devrait devenir une loi du
parlement impérial de manière à empêcher la législature générale
d’empiéter sur les pouvoirs des corps municipaux.

6. Au-dessus de laquelle devrait exister un « exécutif général »


et une cour suprême d’appel, communs à toutes les colonies
anglaises de l’Amérique du Nord

On devrait aussi établir pour toutes les colonies de l’Amérique du


Nord un « exécutif général », selon un principe perfectionné, et une
cour suprême d’appel.

7. Chargée elle-même de veiller à la modification des


institutions et des lois des deux anciennes colonies

Les autres institutions et les lois des deux colonies ne devraient pas
être modifiées jusqu’à ce que la législature de l’union trouve à propos
de le faire. La sécurité des dotations existantes de l’Église catholique
dans le Bas-Canada devrait être garantie par la loi.

8. Accompagnée d’une modification de la constitution du


Conseil législatif

La constitution d’un deuxième corps législatif pour la législature


unie présente d’énormes difficultés. (...) L’analogie que certaines
personnes ont essayé d’établir entre la Chambre des lords et le Conseil
législatif me semble erronée. La constitution de la Chambre des lords
est en accord avec la structure de la société anglaise. Et comme la
création d’un corps exactement semblable dans un état social tel que
celui de ces colonies est impossible, il m’a toujours paru très peu sage
d’essayer de le remplacer par un autre qui n’offre aucune ressemblance
avec lui, sauf d’être un obstacle non-électif à la branche élective de la
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 248

Chambre. La tentative de revêtir d’un tel pouvoir un petit nombre de


personnes qui ne se distinguent de leurs compatriotes des colonies ni
par la [146] naissance, ni par la propriété héréditaire et qui souvent ne
sont liées que passagèrement au pays, me semble n’être qu’une mesure
propre à susciter de la jalousie et de la malveillance pour aboutir enfin
à un conflit. Lorsque la nécessité de compter sur le caractère
britannique du Conseil législatif pour réprimer au Bas-Canada les
préjugés nationaux d’une Assemblée française, aura disparu par ces
effets de l’union, peu de personnes, je pense, pourront approuver dans
la colonie la constitution actuelle des Conseils. (...) Pour compléter
n’importe quel plan stable de gouvernement, il sera donc nécessaire que
le parlement révise la constitution du Conseil législatif. (...)

9. À laquelle échapperait, toutefois,


l’administration de la régie des terres publiques

Le plan que j’ai dressé pour la régie des terres publiques étant
destiné à promouvoir l’avantage commun des colonies et de la mère-
patrie, je propose donc que son entière administration soit confiée à
l’autorité impériale. On trouvera au long, dans le rapport séparé sur les
terres et sur l’émigration, les raisons décisives qui m’ont incité à
recommander cette mesure.

10. Au sein de laquelle la législature contrôlerait les revenus


de la Couronne, sauf « une liste civile suffisante »

Tous les revenus de la Couronne, sauf ceux qui découlent des terres
et de l’émigration, devraient être immédiatement confiés à la législature
de l’union, en retour d’une liste civile suffisante.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 249

11. Au sein de laquelle serait appliqué


le régime de la responsabilité ministérielle

On devrait assurer par tous les moyens connus de la constitution


britannique la responsabilité de tous les fonctionnaires du
gouvernement vis-à-vis de l’Assemblée, à l’exception du Gouverneur
et de son secrétaire. On devrait donner instruction au Gouverneur, en
tant que représentant de la Couronne, de diriger son gouvernement par
l’intermédiaire de chefs de départements en [147] qui la législature unie
mettra sa confiance. Et on devrait aussi l’avertir qu’il ne doit attendre
aucun appui de la métropole, en cas de conflit avec la législature, sauf
sur des points qui touchent des intérêts strictement impériaux.

12. Au sein de laquelle l’indépendance


des juges serait assurée

On devrait assurer l’indépendance des juges, en les traitant, quant à


leur permanence et à leur traitement, de la même manière qu’en
Angleterre.

13. Au sein de laquelle la Couronne aurait seule


le pouvoir de proposer des votes relatifs aux crédits

On ne devrait permettre qu’aucun vote de crédit ne soit proposé sans


le consentement préalable de la Couronne. (...)

C. Le remède démographique :
l’immigration anglaise

Pour favoriser l’émigration sur la plus grande échelle possible et au


plus grand profit de tous les intéressés, j’ai recommandé ailleurs un
système de mesures qui ont été spécialement conçues à cette fin, après
enquête complète et mûre délibération.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 250

Ces mesures ne soumettraient les colonies et la mère-patrie à aucune


dépense. Jointes aux mesures suggérées pour la concession des terres
publiques et pour remédier aux inconvénients occasionnés par la
mauvaise administration antérieure dans ce département, elles forment
un plan de colonisation auquel j’attache la plus haute importance. Les
objectifs pour lesquels le plan a été conçu sont, tout au moins, les
suivants : fournir des fonds considérables pour l’émigration ; créer et
améliorer les voies de communication à travers toutes les provinces ;
protéger les émigrants de la classe ouvrière contre le risque actuel de la
traversée ; leur assurer à tous un refuge confortable et un emploi bien
rémunéré immédiatement après leur arrivée ; encourager
l’investissement de l’excédent des capitaux britanniques dans ces
colonies en le rendant aussi sûr et aussi profitable qu’aux États-Unis ;
encourager l’établissement des terres incultes et l’amélioration générale
des colonies ; augmenter la valeur de la propriété foncière de chacun ;
étendre la demande des produits manufacturés britanniques [148] et les
moyens de les payer, en proportion du nombre d’émigrants et de
l’accroissement général du peuple colonial ; augmenter les revenus
coloniaux au même degré.

III. LES REMARQUES FINALES DE DURHAM


SUR LES EXIGENCES, LA PORTÉE
ET LES CONSÉQUENCES DE
SES RECOMMANDATIONS

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Lorsqu’on examinera les détails de la mesure, et les raisons


particulières de chacun d’eux, les moyens proposés, j’espère, paraîtront
aussi simples que les fins sont grandes. (...) Ces moyens supposent sans
doute un changement considérable de système ou plutôt l’instauration
d’un système là où il n’y en a point. (...)
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 251

1. Des efforts qu’exigeront de la Grande-Bretagne


les mesures recommandées

Je ne me flatte pas que l’on puisse faire tant de bien sans efforts ;
mais pour cette suggestion comme pour les autres, j’ai supposé que le
gouvernement impérial et le parlement allaient apprécier la crise
actuelle de ces colonies et ne reculeraient pas devant aucun effort pour
les conserver à l’Empire.
Grâce à l’adoption des diverses mesures que je recommande dans ce
Rapport, j’ose espérer que les désordres de ces colonies pourront être
arrêtés, que le bien-être futur des colonies sera assuré et que leur lien
avec l’Empire britannique pourra être maintenu. Comme de raison, je
ne puis parler avec une entière confiance du résultat certain de mes
suggestions, parce qu’il me semble presque utopique d’espérer que des
maux si anciens et si étendus puissent être supprimés par l’application
tardive du remède, même le plus énergique, et parce que je sais que le
succès dépend autant de la vigueur et de la prudence toujours égales de
ceux qui auront à appliquer ce remède que du bien-fondé de la
suggestion. Il faudra une grande fermeté pour guérir les maux profonds
du Bas-Canada. Les désordres du Haut-Canada me paraissent parvenir
entièrement de simples lacunes dans le système constitutionnel. Ils
disparaîtront, je crois, si l’on adopte un plan d’administration
gouvernementale plus sain et plus logique.
[149]

2. Optimisme de Durham, face à l’ampleur des maux


et à la nature des remèdes proposés

Nous pouvons trouver une certaine assurance en nous rappelant


qu’il ne s’agit après tout que de remèdes très simples que nous
employons pour la première fois. Il n’y a pas lieu pour nous de
désespérer de gouverner un peuple qui, à la vérité, a jusqu’ici très
imparfaitement connu ce que c’est d’avoir un gouvernement.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 252

3. Interdépendance des solutions proposées

Comme remède aux maux politiques, je n’ai pas mentionné


l’émigration sur une vaste échelle, parce qu’à mon avis les émigrés
n’auront pas de tendance à aller au Canada et que peu en tout cas s’y
fixeront, jusqu’à ce que la tranquillité soit rétablie et que soit offert
l’espoir d’un gouvernement stable et libre. Mais si, par les moyens que
je préconise ou par d’autres, on parvient à ramener la paix, à créer la
confiance et à établir un gouvernement populaire et vigoureux, je
compte sur l’adoption d’un système judicieux de colonisation pour
constituer une barrière efficace contre le retour d’un grand nombre de
maux actuels. Si je m’étais trompé dans mon calcul à propos de la
proportion dans laquelle pourraient se rencontrer à la législature unie
les amis et les ennemis du lien britannique, l’émigration d’une seule
année pourrait corriger cet écart. C’est par un bon système de
colonisation que nous pouvons rendre ces vastes régions disponibles
pour l’avantage du peuple britannique.

4. Responsabilité de la Grande-Bretagne
envers ses colonies

La mauvaise administration, par laquelle les ressources de nos


colonies ont jusqu’ici été gaspillées, a produit, je le sais, dans l’opinion
publique une trop grande disposition à regarder les colonies comme une
(Simple source de corruption et de dépenses, et à entretenir avec trop
de complaisance l’idée de les abandonner comme étant inutiles. Je ne
puis partager l’idée qu’il soit prudent ou honorable d’abandonner nos
compatriotes, lorsque notre manière de les gouverner les a plongés dans
le désordre, ou de quitter un territoire, quand nous découvrons que nous
n’en avons pas tiré le parti convenable.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 253

5. Intérêt de la Grande-Bretagne à conserver


et à développer ses colonies

L’expérience de conserver nos colonies et de les bien gouverner


devrait [150] au moins être tentée, avant que nous abandonnions pour
toujours les vastes possessions qui pourraient subvenir aux besoins de
notre excédent de population, procurer des millions de consommateurs
aux produits de nos manufactures et des producteurs pour nos propres
besoins. Les admira teins les plus ardents et les adversaires les plus
irréductibles des institutions républicaines admettent ou affirment que
l’étonnante prospérité des États-Unis dépend moins de leur forme de
gouvernement que de l’abondance illimitée de terres fertiles qui
maintient les générations successives dans l’abondance inépuisable du
sol fertile. Une région aussi vaste et aussi fertile s’offre aux sujets de
votre Majesté dans les possessions américaines de votre Majesté.
L’amélioration récente des moyens de communication rendra bientôt
les terres inoccupées du Canada et du Nouveau-Brunswick d’un accès
aussi facile aux Iles Britanniques que le sont les territoires de l’Iowa et
du Wisconsin à l’émigration continuelle qui chaque année abandonne
la Nouvelle-Angleterre pour le « Far West ».
Je ne vois donc pas de raison de douter, qu’avec un bon
gouvernement et l’adoption d’un système adéquat de colonisation, les
possessions britanniques de l’Amérique du Nord ne puissent ainsi
servir de moyens d’accorder aux classes miséreuses de la mère-patrie
des bienfaits qu’on a supposé être, jusqu’à présent, particuliers à l’état
social du Nouveau Monde.

6. Urgence d’un remède prompt et efficace

En conclusion, je désire bien marquer auprès des conseillers de votre


Majesté et auprès du parlement impérial, la nécessité d’une solution
rapide et décisive à cette importante question. (...)
Je ne fais pas allusion ici aux Canadiens français, mais à la
population anglaise des deux provinces. (...) Le danger deviendra
démesurément plus grave, si de telles espérances sont frustrées encore
une fois et si le parlement impérial ne réussit pas à appliquer le remède
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 254

ultime et immédiat à tous les maux dont les sujets américains de votre
Majesté se plaignent si fort, et dont j’ai donné tant de preuves.

7. Hommage de Durham

Pour ces raisons, je sollicite la vive attention de votre Majesté sur ce


Rapport. C’est le dernier accomplissement loyal et consciencieux des
hauts devoirs [151] qui me furent imposés par la commission qu’il plût
gracieusement à votre Majesté de me confier. J’espère humblement que
votre Majesté l’accueillera favorablement et qu’elle croira qu’il a été
dicté par le sentiment le plus dévoué de loyauté et d’attachement envers
la personne et le trône de votre Majesté, par la conscience la plus forte
du devoir public, par le désir le plus ardent de voir perpétuer et raffermir
le lien entre l’Empire et les colonies de l’Amérique du Nord, qui
formeraient alors un des plus brillants joyaux de la Couronne impériale
de votre Majesté.

Le tout humblement soumis à votre Majesté.


Durham

Londres, le 31 janvier 1839.


Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 255

[152]

Le Rapport Durham

BIBLIOGRAPHIE
SOMMAIRE

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Canadian Historical Review, June, 1939, Vol. XX, No 2.


Desrosiers, L.-P., L’Accalmie, Montréal, 1937.
Hamel, M.-P., Le Rapport de Durham, Ed. du Québec, 1948.
Lucas, C.P., Lord Durham’s Report on the Affairs of British North
America, Oxford, 1912, 3 vol.
Macmechan, A., The Winning of Popular Government, Chronicles
of Canada, No 27.
New, C.W., Lord Durham. A Biography of John Lambton, First Earl
of Durham, Oxford, 1929.
Reid, S.J., Life and Letters of the first Earl of Durham, London,
1906.
Revue d’Histoire de l’Amérique Française, Vol. II, III, IV, V, VI,
VIII, IX, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX.
Viau, R., Lord Durham, Montréal, H.M.H., 1962.
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 256

[153]

Le Rapport Durham

INDEX DES NOMS PROPRES

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Althorp, lord XXXVI Derbishire XLI


Amherst, J. LI Doratt, J. 53
Arthur, G. XLIII Duncannon XXXVI
Badley, W. XXXIX Dunn. T. 65
Baillie 92 Ellice, E. XXXVII, XXXIX, XLI,
Baldwin, R. et W.W. XLII, LVI LIV, LVI
Baldwin, R. Fox, C.J. XXXI
Bédard, P. LIII Forsyth, J. 92, 102
Beddoes, T. XXXV Franklin, B. XXXIII
Black, J. LII George III LIII, 43, 143
Briand, J.-O. XXVI George IV LIII, LIV
Brock, I. 94 Glenelg, C.G. XLII, XLIII, LV
Brougham, H.P. XXXIII, XXXVI, Goderich, lord LIV, 96
XXXVII, XXXIX, LI Gosford, lord XXXIII, XL, LV, 52
Buller, C. XL, XLI, LI, LVI Gourlay, R. LIII
Burton, F. LIII Graham, J.R.G. XXXVI
Carleton, G. (Dorchester) XXVI, Grey, Lady XXXVI
XXVII, LII Grey, col. LVI
Chandos, lord XL Grey, C. XXXVI, XXXVII, LIII, LV
Chomondeley, H. XXXV, LIII Guillaume III 114
Colborne, J. XXXIII, XXXIV, XLIII, Guillaume IV XXXVI, LIV, LV
73 Head, F.B. XXXIII, XLVI, 64, 65, 66
Couper, col. XLI Head, major 84
Craig, J. XXXII, LII, LIII Hume, J. XXXVIII
Cushing, T. 94 Jefferson, T. XXXIII
Cuvillier, A. LUI Jessopp 100, 103
Dalhousie, lord XXXII, LIV Kennedy, W. LVI
Daly, J. XLI Kerr, W.W.H. 91
[154] Lafontaine, L.-H. XXXIX, XLI
Davey, H. XXXVI Leclerc 52
Lord Durham, Le Rapport Durham. (1839) [1969] 257

Léopold (roi des Belges) XXXVI Rolph, J. 65


Routh XLI
[155] Russell, J. XXXIII, XXXVI,
XXXVIII
Levingston, M. 128 Ryland, H.W. XXXII, LU
Lotbinière, M.-E.-G. XXXVII Sewell, J. XXXII, LU
Louis XVI XXXV Skey 100, 101, 103
Louisa, Lady XXXVI, LIII Smith, W. LII
Mackenzie, W.L. XXX, XXXIII,
XXXIV, LIV, LV, 68 [156]
McDonnell (évêque catholique du H.-
C.) 75 Stuart, A. 123
Melbourne, W.L. XXXV, XXXVII, Stuart, J. XLIII
XXXVIII, XLII, XLIII, LV, LVI, Taché, E. LVI
LVII Talbot, T. 94
Milnes, R.S. XXXII, LII, 94 Thom, A. XXXII, XLI, XLIII, LI,
Moffat, G. XXXIX LVI
Morrin, J. 100, 101 Thomson, C.E.P. LVII
Morse, R. LII Thorpe, R. LII
Mountain, J. 94 Turton, T. XL, XLI, XLII, XLIII, LVI
Murray, J. XXVI Van Buren, M. XLII, LVI
Nelson, W. XXXIV, LUI, 110 Vaudreuil, P. LI
Nicolas 1er. LV Victoria (reine) XLIII, LV, LVI, 44
O'Callaghan, E.B. XXXIV Viger, D.-B. LIII
Palmerston, H.J. XXXVII Wakefield, E.G. XL, LI
Papineau, L.-J. XXXIII, XXXIV, LIII, Washington, G. XXXIII
LIV, LV, 28, 38, 45 Weekes, W. LII
Parent, E. XXXIV, XLI, L Wellington, A.W. XXXVI
Pitt, W. XXXI Wilcocks LII
Radenhurst 93 Wyatt LII
Roebuck, J.A. XXXVIII, XXXIX

Fin du texte

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