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Stacey

Lynn

Rien qu’une chanson


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Élodie Coello

Milady Romance
Chapitre premier

Face au miroir, je fronce les sourcils en dévisageant cette fille aux yeux d’un bleu sombre. Il fut
un temps où mon regard brillait de vitalité. Mais maintenant… il est terne, presque inerte. Tous les
efforts déployés ces quinze derniers mois pour surmonter mon deuil et commencer une nouvelle vie
sont restés sans effet. J’ai laissé passer les jours et fini par capituler. Passivement, j’ai observé la
fatigue tirer peu à peu les traits de mon visage.
Mais, ce soir, c’est différent. J’en ai assez de ces cernes sombres à peine recouverts de fond de
teint, de cette lassitude qui pèse trop lourd sur mes épaules.
Lentement, je penche la tête d’un côté, de l’autre, je plisse les yeux, comme pour voir le monde
sous plusieurs angles. Mais ce n’est qu’une illusion : j’ai toujours cet air triste et fatigué. Pourquoi ne
pas ajouter du mascara ? Peut-être que plusieurs couches de triple volume noir m’aideront à voir les
choses différemment. J’essaie, pour voir. Non, ça ne change rien.
En reposant brusquement le tube, je souffle d’un air décidé et m’adresse d’une voix grave à cette
étrangère enfermée dans un miroir :
— J’en ai assez de tout ça.
La fille en face de moi, avec sa moue boudeuse soulignée au rouge à lèvres et ses cheveux
marron chocolat, ressemble à un mirage de celle que j’étais avant, et cette image quotidienne finit par
me lasser. Je la hais, je hais cette enveloppe physique de mon ancien « moi » qui porte sa dépression
en étendard. Un désespoir qui se lit sur ces joues creusées, sur ce sourire triste que j’arbore telle une
médaille et qui me répugne. Allez savoir pourquoi, j’en suis même venue à compter les jours qui me
séparent de la date fatidique de l’accident, je marque des croix sur un calendrier imaginaire pour me
rappeler que j’ai survécu encore un jour de plus dans cet enfer.
J’ai décidé d’arrêter de compter, il y a vingt-huit jours de cela, pour reprendre une vie normale.
Seulement, mes efforts se sont limités à quelques tentatives misérables de me changer les idées. Ce
soir, comme chaque semaine, je retrouve ma meilleure amie Mia pour un dîner en ville. Alors que je
suis là à me préparer, je me rends compte que j’en ai marre. Il est temps de tourner la page, de
recommencer à vivre.
J’ignore encore ce que ça veut dire exactement, mais une chose en moi se réveille, au fin fond de
mon âme. Cette chose plante de petites graines d’espoir qui, peu à peu, se transforment en une envie
nouvelle qui se sent à l’étroit dans cette coquille inerte.
Sans réfléchir plus longtemps, je saisis mon téléphone et envoie un texto à Mia.

Changement de plan. Ce soir, rendez-vous au Jack’s Bar.

La réaction de Mia, je la vois d’ici : bouche bée et sourcils levés, elle décrypte mon message, ses
yeux bleu ciel écarquillés d’étonnement. Elle doit se dire que j’ai perdu la tête. Lorsqu’elle viendra
me chercher, j’aurai droit à un interrogatoire en règle dès qu’elle aura franchi le seuil. Mais je sais ce
que je fais et ma détermination l’emportera.
Mia me demande par texto :

Tu es sûre de toi ?

Je réponds aussitôt.

Ramène tes fesses avant que je m’énerve.

Et Mia de renchérir :

Alors tu es vraiment de retour, ma belle ? Je n’y croyais plus !

De retour… Je ne suis pas sûre de pouvoir un jour redevenir celle que j’étais avant. Mais je
compte bien étouffer ces braises tristes qui rougeoient au fond de moi et menacent encore de prendre
feu, ne serait-ce que le temps d’un soir.
En levant encore une fois les yeux vers la jeune femme dans le miroir, je perçois dans son regard
comme une lueur d’espoir.
Je quitte la salle de bains et referme vite la porte derrière moi en priant pour que la fille du miroir
ne me suive pas. Je veux être moi, l’espace de quelques heures. Retrouver celle que j’étais, celle qui
aime danser, écouter de la musique, rire… Bref, croquer la vie à pleines dents.

Alors que Mia et moi entrons dans notre bon vieux bar préféré, je me prends les pieds dans le
tapis et trébuche. La première chose que je remarque, c’est la scène. Pour l’instant, elle est vide, mais
il est encore tôt et on est mercredi. Très vite, un groupe local prendra possession des lieux. Je caresse
vaguement l’espoir de finir de dîner avant le début du concert pour vite décamper avant d’entendre
les premiers accords.
Et puis je me ravise.
Si je suis venue, c’est dans l’espoir de retrouver progressivement mon ancien rythme de vie, y
faire face plutôt que de fuir sans arrêt. Au fond de moi, je sens ce désir s’éveiller au souvenir de
toutes les soirées passées à jouer sur cette scène. Je me suis employée pendant quinze mois à oublier
cette partie de moi, de mon passé. Je l’ai déracinée et l’ai jetée aux encombrants dès le jour de leur
enterrement, parce que je renonçais à tout ce qui pouvait m’apporter une once de bonheur. À
l’époque, j’avais l’impression qu’être heureuse revenait à les trahir. Je ne pouvais pas continuer de
vivre comme si de rien n’était, en passant du bon temps, en me consacrant à mes passions, alors qu’ils
n’étaient plus là.
Ce qui est fait est fait, mais ce soir je me demande si j’ai eu raison. Pour avoir la réponse, je dois
franchir cette étape. Il le faut. Tout en suivant Mia jusqu’à la petite table haute, je me persuade que
c’est juste pour un soir. La table à laquelle nous nous installons se situe contre une rambarde du bar
surplombant la piste de danse et offre une vue directe sur la scène.
C’est notre table.
J’adresse à mon amie un sourire gêné en m’asseyant. Elle s’est montrée très patiente ces vingt
dernières minutes, passant tout le trajet depuis chez moi à me raconter les rebondissements de son
dernier déplacement professionnel à Los Angeles pour Callie’s, le grand magasin branché pour
lequel elle travaille. Mais je sais que l’heure tourne et qu’elle ne tardera pas à me réclamer une
explication.
Mia et moi sommes amies depuis l’école primaire, quand ma famille a emménagé dans la maison
voisine de la sienne. Alors que les déménageurs étaient occupés à vider le camion, elle est arrivée en
courant sur notre pelouse parce que son frère Elijah la poursuivait, une couleuvre à la main. Affolée,
elle m’a tirée par le bras. Nous sommes inséparables depuis ce jour.
Mais, ce soir, la situation me gêne. Je suis assise là en face d’elle, les mains moites, à la même
place que celle que j’occupais, étudiante, pendant mes heures de révision, dans ce même bar où nous
venons chaque semaine depuis que nous avons nos diplômes en poche. J’ai vécu des milliers de
choses au Jack’s Bar, mais cet endroit a beau me rappeler d’heureux souvenirs, ces bribes de vie
passée sont autant de bombes à retardement menaçant d’exploser en moi à tout instant.
Je peux y arriver, il le faut. Au moins ce soir.
Je me répète ces mots inlassablement pour apaiser mes angoisses, mais c’est peine perdue. Je sens
que je suis à deux doigts de me ruer dehors pour ne plus jamais revenir, j’en suis capable. Le
problème, c’est que si je n’affronte pas le Jack’s, je n’arriverai jamais à avancer.
Sous le regard inquisiteur de Mia, je balbutie ma commande à la jeune serveuse en jetant autour
de moi un regard circulaire. Ce bar était notre chez-nous, loin de chez nous. À part le personnel, ou
les noms des groupes dont les affiches ornent les murs près des billards, rien n’a changé.
L’arrivée des bières sonne le glas : il est temps de parler. Je positionne le verre bien en face de
moi sur la table et prends une profonde inspiration.
— J’en ai marre d’être tout le temps triste. Si j’ai voulu venir ce soir, c’est pour me souvenir… et
passer une bonne soirée, ça fait trop longtemps.
Le sourire qui se dessine sur le visage de Mia doit faire la taille du Canada. Depuis des mois, elle
n’attend que ça : que j’accepte de m’amuser. Jusqu’à ce jour, je n’ai fait que traîner les pieds et piquer
des colères furieuses. Après tout, c’est bien elle qui a débarqué dans mon ancien chez-moi un
mercredi soir où je ruminais mes idées noires, affublée d’un pantalon de yoga et d’un vieux tee-shirt
usé. Ce jour-là, elle m’a secouée par les épaules et m’a obligée à dîner avec elle une fois par semaine.
Une boule dans le ventre, je me racle la gorge.
— Je… je me dis que peut-être… qu’il est temps de tourner la page… de recommencer à vivre.
Enfin, je crois.
Ma propre maladresse me hérisse le poil.
Mia me regarde d’un air songeur et compatissant, mais je sais qu’elle essaie de décrypter ce que
je lui raconte puisque, à voir la tête qu’elle fait, je n’ai pas été très claire.
— Mais ça fait plus d’un an, maintenant. Depuis, tu as déménagé et tu as monté ta propre boîte.
Elle a raison. Et, dit comme ça, on pourrait effectivement croire que j’avance, que je me remets.
Mais je ne parlais pas de ça.
— Non, Mia. Je parlais de ma vie sur le plan… sentimental.
Je déteste cette pointe de timidité avec laquelle je prononce ces mots, ça me donne envie de me
cacher sous la table ou de rentrer chez moi en courant pour me plonger dans mes travaux photo. Le
problème, c’est qu’une telle réaction reviendrait à fuir, or c’est exactement ce que je veux combattre.
L’idée de recommencer à fréquenter des hommes ne m’a pas traversé l’esprit de toute la soirée, pas
même lorsque je me préparais en songeant à la coquille vide qu’était ma vie ces derniers temps.
Pourtant, je mentirais si je te disais que je n’y ai pas pensé quelquefois ces derniers mois.
Mia est ma meilleure amie et je vois mes parents régulièrement, mais, à part eux…, j’ai été très
seule.
En comprenant enfin de quoi je parle, Mia reste bouche bée.
— Tu veux sortir ? Avec des hommes ?
Je hoche la tête et me passe la main dans les cheveux, plus vulnérable que jamais.
— Pas forcément tout de suite, mais… ça me manque de…
Je ne sais pas comment terminer ma phrase, ni quels mots choisir pour lui dire ce que je ressens.
Ce qui me manque, c’est Marc et Andrew. La vérité est là. Ils me manquent à chaque seconde de
chaque jour, mais, ces derniers mois, j’ai fini par accepter leur absence. Depuis, j’ai pris conscience
que la vie à deux me manque aussi, cette proximité et cette intimité que partagent deux personnes en
couple, le fait de passer ses journées ensemble, de rire pendant le dîner, de savoir que l’autre ressent
pour soi une affection qui va bien au-delà de la simple amitié, au-delà de l’amour familial. Je veux
connaître encore ce sentiment-là.
Ou savoir que c’est encore possible.
Je n’ai pas fini ma phrase, mais Mia a déjà tout compris. Comme toujours, elle me comprend sans
que j’aie besoin de parler. Dans mes yeux rêveurs, elle devine que je caresse vaguement l’idée de
rencontrer un homme.
— Contente d’apprendre que tu y songes sérieusement.
Sa voix est douce et calme, mais je vois bien que son visage s’illumine. Son sourire me rappelle
celui d’Andrew qui, en descendant l’escalier le matin de Noël, éclatait de joie en découvrant tous les
cadeaux entassés sous le sapin. Parler d’une éventuelle rencontre amoureuse suffit à rendre Mia folle
de joie.
Mais elle est aussi très dangereuse dans cet état, parce que, mis à part la mode, les deux choses
qu’elle préfère au monde sont : séduire et jouer les entremetteuses. La drague, c’est son domaine.
Tous les types d’hommes l’intéressent. Là, je m’aperçois que, en effleurant cette idée, je l’ai poussée
à parcourir mentalement son carnet d’adresses de mecs qu’elle pourrait me présenter – ce qu’elle a
l’intention de faire incessamment sous peu. Mais je ne peux pas lui en vouloir, elle est très douée pour
jouer les entremetteuses.
Alors que j’observe l’excitation prendre possession de son visage, je me rends compte qu’on est
amies depuis vraiment longtemps. Depuis toujours, nos personnalités sont aussi opposées que
complémentaires. Mia est du genre à saisir chaque opportunité que lui tend le destin, toujours avec
enthousiasme, comme si le monde lui appartenait. Elle fonce tête baissée, alors que moi je me
contente de prendre des risques uniquement si on me lance un défi. Pendant toutes ces années
d’amitié, elle planifiait nos aventures et je la suivais à reculons, mais seulement après qu’elle m’eut
lancé sa phrase fétiche : « Cap ou pas cap ? » Après coup, j’étais toujours heureuse de l’avoir suivie.
Comme cette fois où, armées de papier toilette, nous nous sommes amusées à saccager les pelouses
de toutes les pom-pom girls du lycée, ou le jour où elle a échangé l’album photo de sa confrérie
contre celui de la confrérie de son petit ami de l’époque. Il y a eu aussi son envie soudaine de sauter
en parachute, ou encore… mon souvenir préféré : le jour où elle m’a lancé le défi d’aller draguer
Marc.
Les yeux bleu ciel de Mia scintillent d’excitation alors qu’elle réfléchit encore à celui qu’elle me
réserve. Son plan machiavélique prend forme dans son regard.
— Tu es sérieuse, pas vrai ? me demande-t-elle.
Je hoche la tête.
— J’en ai vraiment besoin, ce soir.
— Parfait !
Elle me tape dans les mains comme si nous venions de convenir d’un arrangement – ce dont je
doute –, et j’ai comme l’impression qu’elle me donnera un gage un peu délirant avant la fin de la
soirée. Cette pensée me fait sourire ; finalement, je n’ai pas aussi peur que je le croyais.
Je lui lance un regard suspicieux : qu’est-ce qu’elle mijote ? Notre commande arrive et me tire de
mes interrogations. Je me sens un peu nerveuse à l’idée qu’elle manigance quelque chose. Si
seulement je pouvais repousser l’échéance… Pour l’instant, je me jette sur mon hamburger pour
oublier mon angoisse.
Finalement, l’éclair de malice disparaît peu à peu de ses yeux et nous nous remettons à papoter de
choses et d’autres. Je me mets à lui parler des familles que j’ai photographiées cette semaine. Pendant
un certain temps, Mia a insisté pour que je fasse quelque chose de mes dix doigts et de tout mon temps
libre ; puisque la photo a toujours été ma passion, j’ai fini par monter ma propre entreprise. Ce n’était
pas difficile : j’ai commencé par prendre mes amis en photo, en particulier ceux de mon ancien
quartier, ravis de servir de cobayes, puis ils ont parlé de moi autour d’eux et les affaires se sont
développées grâce au bouche à oreille.
Mia lève les yeux vers moi : ça y est, je suis dans de beaux draps.
— Revenons à nos moutons. Je veux que tu dragues quelqu’un ce soir.
Stupéfaite, je recrache ma gorgée de bière. Quelle horreur, j’en ai mis partout sur la table ! Rouge
comme une pivoine, je mets ma main devant la bouche. En face de moi, Mia pouffe de rire.
Je secoue la tête pour manifester mon refus, mais je vois dans ses yeux qu’elle ne me laisse pas le
choix.
En réponse, je lui jette un regard noir ; c’est comme si nous nous disputions sans prononcer un
mot. Pas besoin de parler : elle me défie de le faire, aucun doute là-dessus. Même sa phrase fétiche
brille dans ses yeux sans qu’elle ait besoin de la prononcer. La dernière fois qu’elle m’a regardée
comme ça remonte à deux ans, lorsqu’elle me défiait de me baigner nue dans le lac près de la maison
de campagne de mes parents. C’était en plein jour, dans un lac bondé de jet-skis et de skieurs
nautiques.
C’est la toute première fois qu’elle me lance un défi depuis l’accident, justement le soir où je
décide de reprendre une vie normale : l’association des deux fait naître en moi une petite étincelle
d’excitation.
— Hors de question ! Je suis venue passer une soirée tranquille à écouter un peu de musique. Je ne
pense pas…
Ma voix s’éraille. Je n’ai pas flirté depuis tellement longtemps, je ne suis même pas sûre de me
rappeler comment on fait. Et puis, lorsque Mia est dans cet état de jubilation, ce n’est même pas la
peine d’envisager de discuter. Elle promène son regard sur les autres clients du bar et mon estomac se
noue. Bon sang, elle va vraiment me pousser à le faire !
— Mia…
Impossible de négocier, elle me coupe la parole en levant la main et fronce les sourcils.
— Cap ou pas cap ?
Et merde. La dernière fois que j’ai refusé de relever un défi, j’avais treize ans. L’idée – même
vague – de me dégonfler ce soir me provoque des douleurs dans chaque fibre de mon enveloppe
corporelle. Les yeux rivés sur ma meilleure amie, je la regarde faire voler ses longs cheveux blonds
dans un mouvement théâtral et arborer un grand sourire comme si elle venait de remporter le jackpot.
C’est le cas : malgré ma crainte d’échouer misérablement, je ne peux pas refuser et elle le sait très
bien.
— Bon, d’accord. Qu’est-ce que je dois faire ?
Avant de répondre, elle passe en revue les clients qui nous entourent et mon pouls s’accélère
dangereusement à chaque seconde. Je n’arrive pas à croire que j’entre dans son jeu. Tout ce que je
voulais, c’était passer une bonne soirée dans l’endroit que je préfère au monde et boire quelques
verres en écoutant un concert pour la première fois depuis quinze mois. Il n’en faut pas beaucoup
pour me convaincre de faire n’importe quoi.
— C’est facile. Je te défie d’aller flirter avec la personne de mon choix, et, pour pimenter un peu
la chose… (Son sourire s’élargit jusqu’aux oreilles, mes sourcils se crispent et la curiosité me
ronge.) Si tu convaincs le mec de te payer un coup à boire, je t’offre une nouvelle paire d’escarpins.
— Tu plaisantes ?
— Non. Je vais même te simplifier la tâche.
En penchant sa bière en direction du comptoir, elle m’indique l’angle où deux hommes discutent.
Un des deux, un grand blond, parle à l’autre en faisant de grands gestes avec les bras. De loin,
j’observe qu’ils ont à peu près notre âge, peut-être un peu plus. La beauté du blond est presque
scandaleuse, mais je ne vois pas très bien l’autre : il est tapi dans l’ombre et sa casquette de base-ball
est tellement enfoncée sur sa tête qu’elle lui couvre les yeux.
Je me retourne vers Mia en poussant un grognement.
— Ils sont dans le coin au comptoir. Typiquement l’endroit où on se réfugie pour faire passer le
message : « Fichez-moi la paix », tu le sais très bien.
— Ouais, mais ils sont deux, et seul l’un d’eux doit te payer à boire. Je suis sûre qu’en minaudant
tu obtiendras une bière. Alors remonte un peu ta jupe histoire de montrer tes jambes de rêve et fais en
sorte de mériter tes futurs nouveaux escarpins.
En poussant un soupir, je regarde ma jupe noire déjà quelques centimètres au-dessus du genou et
je lève les yeux vers Mia. Mes jambes de rêve ? Longues et toniques, peut-être. Mais si l’une de nous a
un corps de danseuse sans jamais faire le moindre effort, c’est bien Mia. C’est elle qui a des jambes
de rêve.
Une partie de moi veut prendre la poudre d’escampette, et l’autre partie – celle que je commence à
retrouver – a très envie d’une nouvelle paire d’escarpins sublimes et hors de prix.
— Bon, d’accord.
Je me dirige nerveusement vers le comptoir, les jambes en coton. Mon corps entier est pris de
tremblements de peur, d’énervement et d’excitation, puis une pensée me foudroie : « Qu’est-ce que je
fiche ici ? » Quand j’arrive près du bar, le grand blond me décoche un sourire en coin et se tourne
vers son ami. Je n’ai même pas essayé de flirter et déjà le sentiment d’échec me glace le sang.
Jetant un regard à Mia par-dessus mon épaule, je l’aperçois qui me sourit et me fait un petit signe
de la main pour m’encourager. Je pose les verres vides sur le comptoir et attire l’attention du barman.
Lorsque celui-ci se retourne, toutes mes craintes et mes intentions de drague s’envolent en une
fraction de seconde.

Chapitre 2

— Pete !
Ma voix trahit ma joie de découvrir mon barman préféré, mais aussi mon ancien patron et
propriétaire du Jack’s. Soit dit en passant, la raison pour laquelle son bar s’appelle le Jack’s et pas le
Pete’s reste un mystère pour moi. Un grand sourire se dessine sur mon visage, chassant toute
l’anxiété que générait l’idée d’aller draguer les deux mecs accoudés au comptoir juste à côté de moi.
Pete n’est pas seulement un ancien patron, c’est un ami que les drames que j’ai traversés m’ont
presque fait oublier. C’est si bon de le revoir…
En posant les yeux sur moi, il se fige de surprise et son air effaré me fait sourire de plus belle.
Lentement, il cligne des yeux une fois, puis deux, comme s’il voyait un fantôme.
Je hoche la tête en réponse à ses questions silencieuses.
— Nicky ?! Mais ça fait un bail, ma puce !
Je n’ai pas le temps de réagir, ses grandes mains me soulèvent déjà presque par-dessus le
comptoir et il m’enveloppe de ses gros bras d’ours pour me serrer si fort que c’en est presque
douloureux. Le bord du comptoir s’enfonce dans mes hanches et je n’ai qu’un souci en tête : est-ce
que ma jupe n’est pas remontée trop haut ?
Il me serre encore et me balance de haut en bas ; lorsqu’il en a fini avec moi, je m’aperçois que
j’ai les larmes aux yeux. Il m’a tellement manqué !
D’un vif coup d’œil, il regarde autour de nous comme pour vérifier que personne ne nous prête
attention – ou s’assurer qu’aucun client n’a besoin de lui – et il pose sa main sur la mienne pour la
saisir fermement. Son regard me transperce et m’empêche de tourner la tête ailleurs.
— Comment vas-tu ?
Du revers de la main, je chasse la larme solitaire qui roule sur ma joue en lui adressant un triste
sourire.
— Ça va… C’est pas facile. Mais je crois que je vais mieux.
Je marque une pause et désigne le bar d’un mouvement de la main.
— C’est bon de revenir ici.
Il hoche la tête et prend un air grave.
— Tant mieux. Tu es ici chez toi, Nic.
À l’autre bout du comptoir, un client l’appelle et Pete se dirige vers lui sans me quitter des yeux.
— N’oublie jamais ça, tu m’entends ? ajoute-t-il.
— J’en déduis que tu viens souvent ici ?
En me retournant, je vois le grand blond m’adresser un sourire particulièrement chaleureux. On
ne dirait pas qu’il me fait du gringue, mais qu’est-ce que j’en sais, finalement ? Je n’ai pas le souvenir
de m’être déjà fait draguer dans un bar, il n’y a jamais eu que Marc.
Je souris poliment, consciente que Mia ne perd pas une miette de notre échange, et résiste à la
tentation de me tourner vers elle.
— Je travaillais ici pendant mes études. Il y a bien longtemps…
Tout en parlant, j’examine l’inconnu de plus près. Il est grand, très grand. Mince, tout en étant
musclé. En revanche, sa coiffure laisse à penser qu’il est là un peu par hasard : ses longs cheveux
blonds lui donnent l’air d’un surfeur venu tout droit de la côte californienne, mal à l’aise dans ce bar
mal famé au cœur du Mid-Ouest.
Il hoche la tête : ma réponse lui convient. Ne sachant pas trop quoi lui dire d’autre, je lui tends
alors une main maladroite.
— Je m’appelle Nicky.
Il me serre la main.
— Jake. Et voici mon ami Zach.
Un haut-le-cœur se coince dans ma gorge lorsque mes yeux se posent sur le type à la casquette de
base-ball, apparemment baptisé Zach. Ses yeux sont d’un vert si clair qu’on les croirait presque
transparents. Leur pouvoir hypnotique me paralyse. À la simple vue de cette couleur si limpide,
j’oublie pourquoi je suis là en face de lui.
Zach me sourit à peine et hoche la tête.
— Enchanté !
Il n’a pas l’air enchanté du tout. J’aimerais détacher mes yeux de lui, mais je n’y arrive pas. Le ton
de sa voix trahit une certaine méfiance à mon égard et je le surprends à jeter de brefs coups d’œil
autour de lui comme s’il ne voulait pas être vu en train de me parler. Je fronce les sourcils ; j’oubliais
que ces types sont installés à l’angle du comptoir et ne tiennent pas à être dérangés.
Le petit rire étouffé de Jake interrompt mes pensées. Si je ne flirte pas avec ces gars-là tout de
suite, adieu les nouvelles chaussures. C’est bon, j’abandonne. Je ne suis pas encore en état de draguer
pour arranger ma vie. En revanche, peut-être qu’une pointe d’honnêteté peut marcher, au risque de
paraître pathétique.
J’esquisse un sourire et repousse mes cheveux derrière mes épaules en regardant Jake. Il a
toujours l’air de s’amuser et son regard alterne entre Zach et moi.
Allez, je me lance.
— Je me disais que vous pourriez peut-être me donner un coup de main.
Le visage de Jake s’illumine alors que celui de Zach s’assombrit.
— Pour faire quoi ? me demande-t-il, plus méfiant que jamais.
Il est évident qu’il ne compte pas me faciliter la tâche ; je prends alors une profonde inspiration et
me tourne vers Jake le Bienheureux.
— Mon amie vient de me lancer le défi de draguer quelqu’un ce soir. Si je parviens à me faire
payer une bière, elle m’offre une nouvelle paire de pompes. Et puisque les jeux de séduction, c’est pas
ma tasse de thé…
Je suis parfaitement consciente que ce charabia doit leur paraître insensé. À chaque seconde, mes
nerfs se crispent de plus belle tandis que leurs visages restent figés. Mais je ne dois pas me
décourager.
— Si vous faites signe à Pete et lui commandez à boire pour moi, il ne vous fera sûrement pas
payer, ça ne vous coûtera pas un cent.
Je me mords la langue et souris nerveusement. À cette seconde précise, j’ai une folle envie de me
cogner la tête contre le comptoir pour oublier combien j’ai l’air ridicule : ça ne marchera jamais.
Une seconde passe dans un silence pesant, puis Jake éclate de rire. Zach s’adosse à son siège et
promène son regard le long de mes jambes avant de se fixer sur mes escarpins rouges. Mes genoux
se mettent à trembler sous la chaleur que me procure ce regard posé sur moi. Je suis complètement
désarçonnée, c’est la première fois que quelqu’un me regarde comme ça depuis presque un an et
demi. J’aimerais me détourner de lui parce que Jake est beaucoup plus rassurant, mais les yeux de
Zach quittent mes pieds pour revenir à mon visage, et il me décoche un grand sourire.
Il est sexy. Je n’arrive pas à croire que je sois capable de remarquer une chose pareille, mais, bon
sang, il est vraiment sexy ! Avec ce sourire, ce type doit se faire draguer à longueur de journée, et
moi je suis là, à bafouiller des inepties sur ma médiocrité en tant que séductrice et sur de nouveaux
escarpins qui me font rêver. Génial…
— Tu n’as pas l’air d’avoir besoin de nouvelles chaussures.
Sa voix traînante me donne des frissons dans le dos. Mais qu’est-ce qui m’arrive ?
Je regarde de l’autre côté du bar parce qu’il me faut absolument détourner les yeux de cet homme.
Soudain, je comprends que cette remarque était plutôt une question et qu’il attend une réponse.
— Je suis une fille. Les filles ont toujours besoin de nouvelles chaussures.
Jake semble réprimer un fou rire en me fixant et je me demande alors si ce type est toujours aussi
gai.
— Si j’ai bien compris, tu flirtes avec nous, on t’offre un verre – qui ne nous coûtera rien – et tu
gagnes une nouvelle paire de pompes. Mais tu n’attends rien d’autre de nous ? De Zach, en
particulier ?
Je penche la tête sur le côté en regardant le vide quelque part entre eux deux. Je suis un peu
confuse.
— Je devrais attendre autre chose ?
Le rire de Jake se libère et il assène une vigoureuse tape dans le dos de Zach. Mes joues
rougissent à me brûler ; je passe pour une idiote et je n’ai vraiment pas envie de regarder Zach,
pourtant je ne peux pas m’en empêcher.
Ce dernier sourit et secoue la tête comme s’il n’arrivait pas à croire ce que je viens de dire.
D’ailleurs, moi non plus, mais j’ai l’impression qu’il y a autre chose qui m’échappe complètement.
— Non, pas du tout, me répond-il enfin. Je t’offre un verre si tu réponds à une question.
Je hausse un sourcil, pendue à ses lèvres.
— Pourquoi ton amie nous a choisis ? dit-il. Et pourquoi te lance-t-elle le défi d’aller draguer
quelqu’un ?
Son sourire me procure des sensations que je n’avais pas éprouvées depuis des années, ce qui me
trouble encore plus que ce qu’il vient de dire.
— Ça fait deux questions, fais-je remarquer.
Je glisse mes doigts dans mes cheveux en espérant qu’il ne remarque pas que mes mains tremblent
légèrement.
Il boit une gorgée de sa bière et je me surprends à poser les yeux sur le tissu de sa chemise grise
tendue contre son torse, puis sur sa pomme d’Adam qui bouge lentement. Soudain, un flot de
sensations totalement incohérentes me parcourt ; je déglutis et cligne des yeux pour redescendre
rapidement sur terre. Je dois avoir un sérieux problème, parce que je n’arrive pas à détourner le
regard de cet homme. Ce soir, j’étais censée passer un moment agréable, pas baver sur le premier
type sexy que je rencontre.
— C’est vrai.
Dans un haussement d’épaules nonchalant, il pose un coude sur le comptoir et… me regarde.
Bon sang. Je me mordille la lèvre et cherche à attirer le regard de Pete en souhaitant qu’il
remarque mon verre vide : et si c’était lui qui m’en offrait un ? Et zut, au diable ces foutues
chaussures, je peux m’en acheter une paire moi-même ! La présence de Zach provoque des choses
étranges en moi, je ferais mieux de prendre mes distances une bonne fois pour toutes.
Mais je n’y arrive pas, parce que je n’ai pas encore remporté le défi lancé par Mia et que ma fierté
n’admettra jamais que je retourne à ma table sans un verre à la main.
En espérant que cette réponse lui suffira, je murmure :
— Mia me déteste, voilà pourquoi.
Lentement, je tourne la tête vers Zach et il opine du chef, comme si tout s’expliquait. Sauf que,
évidemment, ça n’explique rien du tout, mais il n’a pas l’air de s’en soucier.
Quoi qu’il en soit, il jette un regard complice à Jake et lui fait un clin d’œil. Tous les deux
attendent quelque chose de moi, je ne sais pas quoi. Cette situation commence à me mettre mal à
l’aise, je n’y comprends plus rien.
— Ton amie s’appelle Mia ? me demande Jake.
Je confirme d’un hochement de tête.
— Pourquoi tu ne lui dis pas de nous rejoindre pour boire un verre ? propose-t-il.
Ouf ! Je soupire de soulagement en me retournant vers Mia et lui adresse un sourire triomphant.
Elle m’aperçoit alors que je lui fais signe d’approcher et je devine qu’elle est fière de moi. Sauf
qu’en réalité je n’ai pas vraiment flirté ; j’espère qu’elle m’offrira quand même les chaussures. De
toute manière, j’avoue être fière de parler à deux hommes et je passe un bon moment, ce qui était le
but premier de cette soirée. Pour la première fois depuis quinze mois, j’ai vraiment l’impression de
retrouver l’ancien « moi », alors que la fille coincée dans le miroir en début de soirée disparaît peu à
peu, je le sens. C’est à la fois grisant et effrayant.
— Tiens, vos boissons, me lance Zach en poussant deux verres de bière vers moi.
J’en saisis un et me retourne pour le tendre à Mia.
Lorsqu’elle arrive à deux mètres de moi, elle me sourit avant de poser le regard sur Zach et Jake.
Soudain, ses yeux s’agrandissent de surprise et ses pieds butent l’un contre l’autre. Son bras se
balance pour retrouver l’équilibre mais elle trébuche sur moi, renversant au passage un peu de bière
sur mon chemisier.
— Mais qu’est-ce qui te prend ?!
Je lui lance un regard noir alors qu’elle se retourne vers Zach. Instantanément, le sourire de ce
dernier disparaît pour laisser place à une mâchoire crispée. Quant à Jake, il lance un rapide coup
d’œil aux autres clients du bar. Certains tournent la tête pour observer le spectacle, mais ils
reprennent très vite leur conversation, alors Jake se détend.
— J’y crois pas ! s’exclame Mia en posant une main sur sa bouche et l’autre sur le comptoir pour
ne pas s’effondrer de stupéfaction.
Ses yeux s’illuminent comme si elle voyait une apparition et elle trépigne comme si ses pieds
étaient montés sur ressorts.
— Je rêve, c’est Zach Walters !
La mâchoire du jeune homme se décrispe légèrement pour se muer en un sourire plus… comment
dire – forcé et arrogant, voire prétentieux.
— Tu le connais ?
Interloquée, je les regarde tour à tour sans comprendre ce qui se passe. Ma réaction déclenche un
nouvel éclat de rire de Jake. Qu’est-ce qu’il y a de si amusant ? Pourquoi Zach semble soudain irrité ?
Pourquoi mon amie – habituellement décontractée et réfléchie – a-t-elle soudain l’air si excitée qu’on
croirait qu’elle va faire pipi dans sa culotte ?
Bouche bée, Mia se tourne vers moi et secoue la tête ; manifestement, je viens de poser la question
la plus idiote au monde.
— Zach Walters ! me répète-t-elle en articulant chaque syllabe, comme si me parler comme à un
bébé allait m’aider à comprendre.
Chose étrange, ça fonctionne. Zach Walters. La rock star ultime que Mia rêve d’attirer dans son lit.
C’est officiel, je suis complètement stupide.
J’essaie de concentrer mon attention sur Mia ; ma meilleure amie, dont le travail consiste à
fréquenter des top-models et des célébrités toute la journée, est en train de perdre les pédales et ça
m’amuse beaucoup. Je ne crois pas l’avoir déjà vue aussi surexcitée.
Pourtant, je ne peux pas m’empêcher de remarquer que toute cette attention autour de Zach le met
mal à l’aise. Je prends le temps de l’observer et me rends à l’évidence : Mia a raison, c’est bien lui.
Mais puisque, contrairement à elle, je ne suis pas du genre à épier les blogs en quête des dernières
rumeurs sur la vie des stars, je ne l’aurais sûrement jamais reconnu, même sans sa casquette de base-
ball.
— Enchanté, marmonne Zach en tendant la main par-dessus le comptoir.
Sa voix prend ce même ton froid qu’avec moi tout à l’heure : il n’a pas l’air enchanté. Sauf que
maintenant je comprends mieux : il espérait sans doute boire un verre incognito avec son ami.
Après un bref silence pendant lequel Jake sourit poliment à Mia, je fais les présentations.
Zach prend un air surpris et me regarde en penchant la tête sur le côté.
— Tu ne savais pas qui j’étais ? Pour de bon ?
Je secoue la tête à la fois pour lui répondre et pour chasser toutes ces pensées étranges que sa voix
provoque en moi.
— Je n’en avais pas la moindre idée.
Cet aveu me fait rougir, je dois bien être la seule nana des États-Unis à ne pas reconnaître une star
comme Zach Walters. D’après un magazine de Mia, il a été élu « célibataire le plus sexy de l’année »,
et je sais qu’il fait de la très bonne musique. Seulement, je n’en ai pas écouté beaucoup depuis
l’accident, et la sienne m’a complètement échappé.
— Désolée…
Zach éclate de rire et secoue la tête une fois encore.
— Ne sois pas désolée, c’est plutôt… flatteur.
— Et pourquoi ça ?
Les mots sont sortis de ma bouche sur un ton plus sec que je ne l’espérais, ce qui provoque un
grognement de la part de Mia.
Il hausse les épaules et Jake se remet à pouffer. Incroyable, ce type est l’homme le plus heureux du
monde !
— Disons que c’est la première fois qu’une fille me demande de lui offrir un verre uniquement
pour gagner une paire de pompes.
Mia s’étrangle dans sa protestation :
— Eh, tu leur as dit ?! Ça ne compte pas, tu triches !
Je la regarde d’un air désolé et me mords la lèvre. En même temps, une question me taraude.
— Pardon, Mia. N’empêche, est-ce que tu savais que c’était lui quand tu m’as mise au défi d’aller
lui parler ?
Mon amie rougit. Ses joues deviennent si écarlates que je réprime un fou rire. Dans un
haussement d’épaules, elle relève son minois honteux vers Zach ; il est évident qu’elle a encore du
mal à croire que c’est bien lui.
— De loin et avec la casquette, tout ça, je n’étais pas sûre…
Je lève mon pouce vers elle avant de me retourner vers Zach pour apaiser les tensions. Pourquoi
est-ce que j’éprouve ce besoin de détendre l’atmosphère ? Je n’en ai pas la moindre idée.
— Chez elle, Mia a accroché un poster de toi grandeur nature sur le plafond au-dessus de son lit.
Jake se met à rire de plus belle, alors que Mia me lance un regard noir et me chuchote :
— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est une petite affiche au-dessus de ma commode !
À ces mots, Zach rougit légèrement, mais Jake se penche vers nous, le regard espiègle.
— Alors tu l’as vu, son poster ?
Je secoue la tête.
— Non, je ne suis pas souvent allongée sur son lit à regarder le plafond.
Dans la seconde, je me rends compte de mon propre sous-entendu et mes joues me brûlent. Je
croise les doigts pour qu’ils ne relèvent pas l’allusion.
Raté.
— Alors tu préfères être dessus, plutôt que dessous, c’est ça ?
Je m’étrangle à ses mots. Zach lui assène une tape derrière la tête.
— Fais pas le con !
J’éclate de rire.
— Je… Non, enfin…
Inutile de terminer ma phrase : je bégaie et ça ne fait qu’aggraver les choses. Je ne sais plus où me
mettre et ils se moquent de moi, riant à gorge déployée. D’accord, je veux bien reconnaître que je ne
me suis pas autant amusée depuis très longtemps. C’est presque comme avant, je suis heureuse de voir
que j’en suis capable… et en même temps, ça m’attriste : j’ai l’impression de trahir Marc.
Dans un soupir, je détourne le regard vers la scène. Le groupe qui joue ce soir commence à faire
les balances. À cet instant, je prends conscience que l’étape est importante et j’avoue passer une bonne
soirée, mais suis-je vraiment capable de faire comme avant et d’apprécier les bons moments sans les
encouragements de mes deux plus fervents défenseurs ? Marc me pousserait à aller de l’avant, je le
sens. Mais je ne suis pas sûre d’y arriver sans lui, je ne suis même pas sûre d’en avoir envie. C’est un
peu comme si j’étais coincée dans un jeu de flipper grandeur nature. Comme la boule, je suis tiraillée
entre des désirs opposés : revenir à ma vie d’avant, tourner la page, retrouver le doux sentiment
d’être heureuse, ou me raccrocher à toutes ces choses du passé, même si je sais que c’est impossible.
— Nic ?
La voix de Mia me fait sursauter alors qu’elle me donne un petit coup de coude. Je me tourne
brusquement vers elle.
— Où étais-tu passée ? me demande-t-elle.
Je secoue la tête. J’étais dans une autre vie, mais les mots se coincent dans ma gorge et
m’empêchent de le dire à voix haute devant tout le monde. Je regarde Zach et Jake, tous deux
m’observent d’un air étonné.
En m’efforçant de penser à autre chose, je lui réponds :
— Nulle part. J’ai manqué quelque chose ?
— Oui, Mia nous racontait son travail à Callie’s… et je t’ai demandé où tu travailles.
— Je suis photographe.
Le sourire de Zach s’efface aussitôt pour laisser place à une méfiance évidente.
Une photographe qui se retrouve comme par hasard dans le même bar-restaurant où il a décidé de
sortir ce soir, et qui se présente à lui spontanément et sans raison particulière. Des photographes
comme ça, il doit en croiser souvent. D’un geste vif, je secoue la main pour chasser tout malentendu
parce que je le sens sur ses gardes.
— Je ne suis pas ce genre de photographe.
Soudain, j’ai très envie de me justifier en précisant en quoi consiste mon travail pour mettre Zach
à l’aise, mais je refuse d’admettre ce qui me pousse à le faire.
— Je suis spécialisée dans les portraits de famille.
— Et pourquoi la photo, comment t’est venue cette vocation ?
Il parle sur un ton très réservé, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi j’ai tant envie de le
détendre, de le pousser à me faire confiance.
Je hausse les épaules d’une manière que je veux nonchalante, mais en vain, je le sais bien puisque
je n’arrive même pas à le regarder en face.
— J’estime qu’il est essentiel de capter les moments de complicité que partagent ces familles.
Cette généralité ne répond pas à sa question et je vois dans son regard interrogateur qu’il devine
l’ampleur de la partie immergée de l’iceberg.
— Tu caches quelque chose, déclare-t-il, soudain plus joyeux.
Ouf, je suis rassurée de voir qu’il comprend que je ne passerai pas la nuit à diffuser des photos de
lui sur tous les blogs de fans.
Je lui lance avec un petit sourire satisfait :
— Quelle curiosité ! Alors comme ça, tu es journaliste à tes heures perdues ?
Avant de reprendre, je sirote une gorgée de bière pour me laisser le temps de trouver le meilleur
moyen de formuler mon explication.
— Les parents regardent leur enfant avec un regard très particulier, et vice versa. Si je parviens à
capter ce regard, on y lira un sentiment très fort, quelque chose comme : « Mon cœur t’appartient, tu
es ma vie et mon bonheur. » Je suis prête à attendre des heures avec mes clients pour capter ce regard-
là. Parfois, on le décèle alors qu’ils marchent sur les feuilles mortes un après-midi d’automne, ou sur
un pont lorsqu’ils cherchent ensemble des poissons dans le lac qui dort sous leurs pieds. Parfois, il
apparaît quand l’enfant est dans les airs, près de retomber dans les bras de son père, ou pendant une
grosse colère parce que ses chaussures sont trop petites, ou trop roses, ou je ne sais quoi. Ma séance
ne se termine pas tant que je ne suis pas parvenue à capter cet instant magique pour la famille
présente. Je tiens à ce qu’ils conservent ce souvenir pour toujours.
— Dit comme ça, c’est un travail très enrichissant.
— En effet, ça l’est, dis-je en souriant humblement.
Mon explication le satisfait, il n’en demande pas plus et je lui en suis reconnaissante ; il ne tient
pas à connaître tout mon passé, or je n’ai vraiment pas envie d’en parler. Peu après la mort de Marc et
Andrew, j’ai appris à mes dépens que le regard des gens change lorsqu’ils comprennent que je suis
une jeune femme de vingt-six ans déjà veuve et mère d’un enfant défunt.
— Sinon, qu’est-ce que vous faites de beau par ici ?
Je pose ma question pour changer à tout prix de sujet. Nouvel éclat de rire général. Je ne vois pas
ce qu’il y a de si hilarant.
Mia secoue la tête, se moquant gentiment de moi.
— Tu es tordante, Nic, vraiment, déclare-t-elle avant d’agiter la main vers les garçons. Ils ont un
concert prévu ici demain soir.
Oh, ça explique tout. Au risque de passer pour plus bête que je ne le suis déjà, je me tourne vers
Jake.
— J’en déduis que tu joues dans le groupe de Zach ?
Il incline la tête, puis son corps est pris de secousses tant son fou rire devient incontrôlable.
J’aurais dû m’en douter.
Zach marmonne encore quelque chose au sujet de cette situation absolument désopilante, puis un
dégradé de rouge me brûle les joues lorsque je comprends que je suis le dindon de la farce.
Il lève la main.
— Ne sois pas mal à l’aise, c’est tordant, point.
Mon ignorance l’amuse. Formidable…
Tout en doutant de mon envie de connaître la réponse à cette question, je lui demande :
— Et pourquoi ça ?
Il hoche simplement la tête avec un petit sourire, puis désigne Jake d’un geste du menton.
— Oui, Jake est mon bassiste. Et, pour répondre à ta question, je ris parce qu’il y avait trop
longtemps qu’une ravissante jeune femme n’avait pas cherché à flirter avec moi sans rien savoir de
ce que la presse people raconte sur ma vie.
Je serre les dents très fort pour empêcher ma mâchoire de tomber au sol. Est-ce que j’ai bien
entendu ? J’ai dû mal comprendre, ou bien il devait parler de Mia, parce que, de nous deux, c’est elle
la créature de rêve. Elle a un corps de danseuse sans faire le moindre effort, alors que je suis mince
parce que je cours de temps en temps, et… je suis peut-être jolie, à la rigueur. J’ai un air de jeune fille
innocente, c’est possible. Mais « ravissante » ? Je crois que personne à part Marc n’a employé cet
adjectif pour me désigner, ça me fait bizarre de l’entendre dans la bouche de quelqu’un d’autre.
Stupéfaite, je tourne les yeux vers Mia, mais elle a l’air ravie.
Bon sang, qu’est-ce que je peux répondre à ça ?
Facile : rien du tout. À la place, j’attire l’attention de Pete pour lui faire comprendre que mon
verre est vide ; j’ai la bouche sèche et je n’arrive plus à articuler un mot, alors il n’est pas question de
penser raisonnablement pour le moment.
Lorsque je parviens enfin à rassembler le courage nécessaire pour regarder Zach, il se contente
de hausser les sourcils.
— Ce n’est quand même pas la première fois que tu entends ce genre de compliment ?
Confuse, je secoue la tête, trop gênée pour répondre, et rougis encore.
Jake regarde sa montre et repose sa bière.
— Je suis désolé de casser l’ambiance, mais on va devoir y aller.
Dans un froncement de sourcils, Zach me regarde, puis il observe Mia, puis Jake, et hoche la tête
en reposant sa bière à son tour. Il laisse de la monnaie sur le comptoir où il appuie une main comme
pour se donner une impulsion pour se lever, mais il marque une pause et se retourne.
— On doit se rendre à la salle du Target Center pour des balances de dernière minute avant le
concert de demain. Vous voulez nous accompagner ? propose-t-il en se tournant vers Mia. Je vous
présenterai aux autres musiciens et je pourrai vous donner des places pour le concert.
— Oui !
— Je ne peux pas.
Le regard de Zach passe de l’une à l’autre : l’expression enchantée de Mia contraste avec mon
air… effrayé, peut-être ?
Le visage de Mia se transforme pour me sourire tendrement, et je me sens idiote de rester plantée
là sans rien dire. Venir au Jack’s Bar est une chose, mais aller voir Zach Walters en concert ? C’est
beaucoup trop d’un coup.
Elle se penche vers moi pour me chuchoter à l’oreille :
— Tu te souviens de ta bonne résolution de ce soir ?
Zach est en droit d’afficher cet air déconcerté. Je peste intérieurement alors que Mia me supplie
du regard d’accepter l’invitation. Je suis incapable de lui refuser quoi que ce soit.
Avec un sourire timide et une voix aussi faible que celle de Mia à l’instant, je lève le menton vers
Zach.
— Avec plaisir. Merci, c’est très gentil.
— Parfait ! lance-t-il avec une petite étincelle dans les yeux.
Après avoir donné à Jake une bourrade à l’épaule, il ajoute :
— Notre chauffeur, Darren, nous attend dehors, mais vous n’aurez qu’à vous garer à l’entrée sud
du Target Center dans dix minutes et il viendra vous chercher.
Il se rapproche de quelques pas puis se fige juste devant moi. Mes doigts se crispent sur ma bière
alors qu’il tend la main pour toucher délicatement mes cheveux bouclés. Son regard s’adoucit et,
soudain, je ne peux rien faire d’autre que me perdre dans ce vert clair qui s’assombrit légèrement. Ses
lèvres se plissent discrètement pour esquisser un sourire. Quelque chose me dit que ce même sourire
pousse des milliers de filles à hurler son nom pendant ses concerts. En tout cas, Mia peut le
confirmer : elle en sait plus que moi. Mais je comprends cette folie, parce que je sens mon estomac se
nouer dès qu’il pose les yeux sur moi. Qu’est-ce que je raconte, ce n’est pas un nœud ! C’est une
boule de nerfs enchevêtrés qui se serre jusqu’à me couper le souffle ! Ce sentiment m’angoisse
comme jamais, pourtant, je n’ai pas l’intention de prendre mes jambes à mon cou. C’est une angoisse
plutôt grisante qui me donne envie de m’approcher de cet homme pour me blottir contre lui.
— À dans dix minutes, alors ? demande-t-il d’une voix à la fois si douce et rauque que j’ai du mal
à l’entendre à cause du brouhaha qui nous entoure.
Je suis paralysée et n’arrive plus à articuler, je hoche alors la tête. C’est du moins ce que j’espère ;
je ne suis pas sûre d’esquisser le moindre mouvement.
Il relâche mes cheveux et laisse échapper un éclat de rire – moins adressé à moi qu’à lui-même –,
puis lève la main vers Mia en souriant généreusement.
— À plus, lui lance-t-il.
Je le regarde s’éloigner, pétrifiée.
— J’y crois pas, murmure Mia. C’était chaud bouillant !
Bouche bée, je pose sur elle mon regard stupéfait. Elle éclate de rire.
— Ne me dis pas que tu n’as pas remarqué comme il te draguait ! Je sais que ça fait longtemps
pour toi, mais il te dévorait littéralement du regard !
Je lève les yeux au ciel et secoue la tête pour me remettre les idées en place après ce qui vient de
se passer.
Bras dessus bras dessous, nous nous dirigeons vers la porte pour les rejoindre. Je suis encore
sonnée ; pas seulement parce que Zach Walters vient de me draguer – vraiment ?! –, mais surtout
parce qu’un homme vient de poser la main sur moi et que, à ma grande surprise, je ne suis ni mal à
l’aise ni terrifiée.
En fait, j’ai même trouvé ça agréable.

Chapitre 3

Les basses provoquent des vibrations au sol que nous percevons avant même que les portes de la
salle s’ouvrent devant nous. J’essuie mes mains moites sur ma jupe et serre les poings en espérant que
la douleur de mes ongles s’enfonçant dans la chair de mes paumes m’aidera à faire abstraction de ma
gorge nouée. Je ferme très fort les yeux, comme un enfant effrayé, et je prends une profonde
inspiration.
Mia me saisit fermement le coude ; je tourne alors vers elle un regard qui trahit ma terreur : elle
sait que je n’ai pas écouté de musique depuis plus d’un an, depuis la veille de l’accident. Mais j’en ai
assez, je suis fatiguée de cette peur continuelle. Je dois absolument franchir cette étape ! S’il y a en
moi la moindre trace de volonté de changer, alors je dois passer le pas de cette porte.
— Tu peux y arriver, me chuchote-t-elle en me serrant le bras d’une main et en poussant le battant
de l’autre.
D’un mouvement de tête timide, j’acquiesce. J’espère qu’elle a raison, parce que c’est ce que je
veux.
Une fois dans la salle, je m’immobilise. Lorsque Marc et moi allions à un concert, j’étais grisée
par toute l’énergie dégagée par le public nombreux plongé dans l’attente du spectacle. Mais là, c’est
différent : il n’y a personne.
Je m’avance dans l’immense salle de concert. La scène est à l’extrémité opposée, mais, même à
cette distance, l’aura qui se dégage de cet endroit désert me fascine. Je regarde les rangées de sièges
autour de moi – des centaines de places vides – et, devant nous, l’activité fourmillante des techniciens
qui déplacent le lourd matériel dans des flight-cases à roulettes et qui tirent les câbles reliant tous les
éclairages à la console installée à côté de nous. J’en ai des frissons d’excitation.
Le synthé a été mon instrument de prédilection pendant des années, j’ai d’ailleurs étudié la
musique à l’université du Minnesota. Il m’est arrivé de donner des concerts, de me produire devant un
public. Mais mes plus grosses scènes se limitaient à des salles de cinq cents personnes, une broutille
comparé à l’envergure du Target Center. J’essaie d’imaginer ce que peut ressentir un musicien sur
une scène immense face à une salle vide comme celle-ci, entouré d’une équipe de techniciens comme
celle qui s’affaire devant moi. Que ressent-il en se disant que, dans moins de vingt-quatre heures, cette
immense salle sera remplie de milliers de fans en transe qui hurleront sur sa musique, celle dans
laquelle il a mis tout son cœur et son âme ? Malgré ma bonne volonté, je n’arrive pas à le concevoir.
Cet endroit éveille en moi l’exaltation de souvenirs de concerts – ceux auxquels j’ai assisté, mais
aussi ceux que j’ai donnés –, et je sens bouillonner cette zone caverneuse de ma mémoire qui cherche
à embrumer toute trace du passé.
Lorsque, enfin, je détourne le regard des centaines de sièges vides, je me rends compte que
l’expression de Mia est un miroir de ma propre réaction.
— C’est incroyable, non ? me chuchote-t-elle d’un ton calme avant de tourner les yeux vers la
scène, où quelques hommes, penchés sur toutes sortes d’instruments, sont occupés à accorder des
guitares ou à régler la caisse claire de la batterie.
Je suppose qu’il y a là un mélange de musiciens et de techniciens.
— Je ne sais pas comment te remercier, Nic.
— Ouais…
Ma voix s’éraille. Je suis tellement impressionnée que je dois encore essuyer mes mains moites
sur ma jupe. C’est à la fois excitant et angoissant.
Je n’arrive pas à croire que j’aie accepté de venir.
Nous nous approchons de la scène, très peu discrètes à cause des talons de Mia qui claquent sur le
sol, et j’aperçois Zach qui attrape un autre homme par l’épaule. Il ne porte plus sa casquette de base-
ball. Même s’il est de profil, je vois qu’il fronce les sourcils en hochant la tête. Puis il lâche l’épaule
de l’autre pour se passer la main dans les cheveux en soupirant. Une fois ses mains retournées dans
ses poches, il arbore cette coiffure parfaitement ébouriffée et typiquement masculine. En tournant le
dos à l’autre, il nous aperçoit et se fige sur place.
Ses lèvres se soulèvent en un petit sourire en coin ; il nous fait signe d’approcher.
— Eh ! Vous avez pu venir, finalement ?
— On n’aurait manqué ça pour rien au monde, merci de nous avoir invitées ! jubile Mia.
Je sens qu’elle peine à se retenir de pousser des cris aigus comme toute bonne fan qui se respecte.
Après un moment d’hésitation, j’esquisse un sourire timide ; encore cette fichue angoisse qui me
saisit même si je me montre courageuse en m’efforçant de l’affronter. Zach s’adresse à quelques-uns
des hommes sur scène, je ne comprends pas ce qu’il leur dit, puis ces derniers lèvent les yeux vers
nous en s’approchant. Pour ma part, je n’arrive pas à décrocher mon regard de lui, de la façon dont
ses muscles se tendent sur ses avant-bras lorsqu’il se passe la main dans les cheveux. Ce que je
redoute, c’est ma réaction lorsque j’entendrai de la musique. Mais je soupçonne Zach d’être aussi la
source de mes craintes.
Sans me laisser le temps de comprendre le cours de mes propres pensées, Zach saute de la scène,
suivi de près par Jake et deux autres musiciens. Il les désigne de la main pour faire les présentations.
— Voici mes musiciens. Mia, Nicky… (Il marque une pause pour me sourire.) Je vous présente
Chase et Garrett, respectivement à la batterie et la guitare électrique.
Chase avance d’un pas : ses épaules plus larges que celles d’un rugbyman lui donnent un air
imposant, voire intimidant, et son crâne rasé coiffé d’un bandana accentue cette impression. Si je le
croisais dans la rue, je changerais sûrement de trottoir. D’ailleurs, lorsqu’il me tend la main, j’ai
presque envie de faire un pas en arrière. Mais son grand sourire me détend aussitôt.
— Chase, enchanté. Nicky, c’est bien ça ? me demande-t-il avec curiosité.
J’acquiesce et lui serre la main.
— Ravie de te rencontrer.
— J’ai beaucoup entendu parler de toi, annonce-t-il fièrement.
— La ferme, marmonne Zach d’une toute petite voix en lui donnant un coup sur l’épaule.
À côté de moi, j’entends Mia glousser. Génial… La théorie délirante de Mia selon laquelle je ne
laisserais pas Zach indifférent vient de se confirmer. Je reste plantée là sans savoir quoi dire ni quoi
faire devant tous ces inconnus, ils doivent me prendre pour une idiote.
Près de Zach, j’entends Chase étouffer un petit rire avant de se tourner vers Mia pour se présenter
à elle. Heureusement, Jake nous présente à Garrett et je profite de ce moment de répit pour reprendre
un peu mon souffle. Garrett nous salue avec chaleur et simplicité, il me plaît déjà. Nous nous serrons
la main. Puis Zach se racle la gorge et jette un œil à la scène. Il ne reste plus qu’un homme, occupé à
faire sonner quelques accords sur son synthé.
— Et lui, c’est Ethan, aux claviers.
Ledit Ethan lui répond quelque chose en bougonnant et me lance un regard noir qui me donne la
chair de poule. Ses cheveux d’un noir de jais lui retombent dans les yeux. D’ailleurs, s’il y a une
chose chez lui qui me fait froid dans le dos, c’est bien ce regard ; même à cette distance, il semble
féroce. Cet air malsain me procure un sentiment désagréable et je m’efforce de ne pas faire la
grimace.
— Il est un peu… caractériel, admet Zach, sans cacher son air renfrogné.
La tension que je perçois en lui m’avertit du malaise qui oppose les deux hommes.
Instinctivement, je pose la main sur son avant-bras.
Soudain prise d’une bouffée de chaleur, je la retire aussitôt, mais ça n’empêche pas Zach de
sourire en dirigeant toute son attention vers moi.
— Tu as pu te libérer, alors ?
Je repousse une mèche de cheveux de mon visage et le regarde d’un air interrogateur. Il
s’explique :
— Tout à l’heure, tu as dit que tu ne pouvais pas venir.
Je hoche la tête et esquisse un vague mouvement de la main en faisant la moue, puis détourne le
regard vers la scène.
— Oui, je sais… Ce n’est pas facile, pour moi.
Ma réponse le laisse perplexe ; il ouvre la bouche mais la referme sans souffler mot. Je n’arrive
pas à croire que j’aie frôlé ce sujet délicat, même s’il ne peut pas comprendre de quoi je parle. De
toute façon, je n’y tiens pas forcément.
— Mais ça va, je t’assure. Mia se régale, c’est vraiment gentil de nous avoir invitées. Tu viens
d’exaucer son plus grand rêve.
— Sincèrement, je suis ravi de t’avoir rencontrée, Nicky. On a rarement l’occasion de croiser de
nouvelles personnes avec lesquelles on peut rester nous-mêmes, sans se poser de questions.
Avec un sourire charmeur, il tend délicatement la main vers mon visage et repousse une mèche de
cheveux derrière mon oreille en laissant son pouce frôler ma joue. Sous son contact, mon souffle
devient saccadé et des frissons de plaisir me parcourent l’échine.
Je reste plantée là, les yeux grands ouverts alors que les siens s’illuminent de curiosité, puis il me
sourit. Je ne sais pas si je dois faire un pas en avant ou en arrière, impossible de me décider ;
finalement, il retire sa main de ma joue et la fourre dans sa poche. J’ai une sensation de froid sur ma
peau là où son pouce était posé, comme s’il me manquait déjà. Perdue dans mes pensées, je fronce les
sourcils : est-ce que c’est une bonne chose ? Soudain, un homme apparaît, vêtu de noir de la tête aux
pieds.
— Eh ! Au travail, les gars ! Mike et Scott ne sont pas là ce soir et il nous reste une bonne dizaine
de guitares à accorder.
J’écarquille les yeux. Une dizaine ? Mais de combien de guitares a-t-il besoin, au juste ? Zach
acquiesce puis se tourne vers moi.
— Nicky, voici Grey. Il fait partie de notre équipe technique.
Je lui serre la main en souriant, puis il tourne les talons. Apparemment, pour ce type, le travail
passe d’abord.
— Besoin d’un coup de main ? propose Mia en bondissant d’excitation.
Ses doigts sont agités de tics à l’idée de se poser sur l’une des guitares de Zach Walters.
Il hausse un sourcil.
— Un coup de main pour quoi ?
— Pour l’accordage.
— Tu sais comment on fait ?!
Je ne peux pas m’empêcher de pouffer de rire.
— Mia joue de la guitare depuis l’âge de neuf ans.
L’autre sourcil de Zach rejoint le premier tandis qu’il nous regarde avec surprise.
— Ah bon ?
— Ouais, mais ce n’est rien comparé à Nic ! s’emporte mon amie. Si tu l’entendais jouer du…
— Mia !
Malgré tout, je sais que je l’ai un peu cherché. L’euphorie se lit dans son regard, je sais qu’elle ne
va pas tarder à cracher le morceau. Si elle pense vraiment que Zach ressent quelque chose pour moi,
elle voudra lui dire que je suis bonne musicienne pour titiller encore les sentiments de la rock star.
— Tu joues du… ? me demande Zach.
La curiosité se lit dans son regard. Il veut que je termine la phrase que Mia a commencée. Mais je
n’y compte pas, alors je hausse les épaules.
— Je ne joue rien du tout, ça fait trop longtemps. Viens, Mia. Je vais t’aider avec les guitares. (Je
prends mon amie par le bras pour l’amener vers la scène, mais, au dernier moment, je me tourne vers
Zach et lui adresse un sourire timide.) Enfin, si ça ne te dérange pas…
La réponse ne se fait pas attendre : il s’avance vers moi, l’air sombre, et me déshabille du regard
pendant une bonne minute. J’en viens à me demander si quelqu’un a monté le chauffage, parce que la
température de mon corps vient de grimper de dix bons degrés. L’idée qu’il puisse avoir cette
emprise sur moi est terrifiante. Ce qui est encore plus troublant, c’est que je ne prends pas mes jambes
à mon cou. Enfin, pas encore.
— Très intéressant, murmure-t-il d’une voix rauque.
Avant de prononcer le moindre mot, je prends le temps de déglutir et de reprendre mon calme.
Lorsqu’il pose ce regard sur moi, mon cœur s’emballe et je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Ce
qui est sûr, c’est que ça n’a plus rien à voir avec la crainte d’écouter de la musique.
— Quoi donc ?
Il plonge son regard dans le mien et fronce les sourcils, comme s’il cherchait à déceler ce qui se
cache en moi, ce que je suggère tout en choisissant soigneusement mes mots, il veut dévoiler le
mystère de la femme qui se tient devant lui. Et ça fonctionne, son regard me donne l’impression
qu’aucun mystère en moi ne peut lui résister.
Un petit sourire en coin apparaît sur son visage.
— Toi.
Il me lance un clin d’œil taquin puis désigne d’un geste ample le rack installé sur le côté droit de
la scène. Il doit y avoir dessus une bonne trentaine de guitares électriques et acoustiques alignées les
unes derrière les autres. Je n’arrive pas à y croire ; a-t-il vraiment besoin d’autant de guitares pour un
seul concert ?
— Faites-vous plaisir. Nous, on doit finir les balances.
Mia me tire par la manche en direction du rack, mais je ne suis pas encore prête à faire le moindre
mouvement, Zach ne me quittant pas du regard. Je deviens rouge comme une pivoine.
— Ferme la bouche, me murmure Mia discrètement.
Je m’empresse de la refermer et lui lance un regard noir ; je ne m’étais pas aperçue que j’avais la
bouche ouverte.
— Qu’est-ce que tu me fais faire, franchement ?
— Je te l’avais dit : tu l’intéresses ! Il te veut, c’est sûr.
Sa voix enjouée me fait grincer des dents.
— Tais-toi et va plutôt accorder les guitares.
En m’approchant du rack, je découvre une rangée complète de Stratocaster et de Martin
acoustiques. Elles sont si belles que j’hésite à les décrocher de leur stand, alors que Mia ne se fait pas
prier. Elle jette un œil aux guitares comme si elle en cherchait une en particulier, puis, avec un sourire
sournois, se décide pour une Martin OM au pickguard bleu et noir.
Devant ma mine perplexe, elle me tend l’instrument en m’expliquant :
— Pour l’émission que The Morning Show 1 leur a consacrée il y a quelques mois, Zach jouait sur
cette guitare.
Je lève les yeux au ciel.
— Comment peux-tu savoir une chose pareille ?
— Grâce à actudesstars.com.
J’éclate de rire : comment fait-elle pour se souvenir d’un détail aussi insignifiant sur sa rock star
préférée alors qu’elle oublie toujours de payer ses tickets de parking ?
Nous nous attelons à l’accordage de toutes ces guitares. Peu importe s’il les utilisera toutes ou
non, l’ambiance est grisante et je profite de chaque instant. Je nous revois, Mia et moi, il y a quelques
années ; je m’asseyais à côté d’elle pendant qu’elle s’accordait, en attendant de pouvoir
l’accompagner au synthé. C’était une scène banale à cette époque.
Du coin de l’œil, j’observe Zach qui gratte quelques accords avec les autres pour régler les
retours et le volume de la façade.
Soudain, j’entends les premières notes d’une chanson qui m’est familière. Je lève les yeux vers
Zach, pétrifiée. Les yeux baissés sur ses mains, la bouche contre le micro, il se met à fredonner les
mots de ce couplet qui m’a hantée pendant les quinze derniers mois. « Where were you when… »
Un flash de souvenir me transperce, je les vois juste devant moi.
« Maman, danse avec nous ! »
Andrew pose sa petite main contre mon front fiévreux. Je renifle et lui souffle d’une voix faible et
éraillée : « Pas aujourd’hui, maman est malade, mon chéri. »
La guitare devient brûlante et s’échappe de mes mains tremblantes. J’ai des fourmis jusqu’au bout
des doigts, ça me pique comme si des centaines d’épines s’enfonçaient dans ma peau. La douleur me
remonte jusqu’aux bras, je ne peux que serrer les poings en essayant de reprendre ma respiration.
Cette chanson n’aura pas raison de moi, je peux la vaincre et l’écouter sans perdre mon sang-
froid ! Je desserre les poings et me frotte les mains contre les cuisses pour en chasser les
fourmillements.
En vain…

Je suis de retour dans le salon de mon ancienne maison, avec ma famille. Marc fait tourner
Andrew sur lui-même au rythme de la chanson qui passe à la radio. Je le regarde. Ses cheveux volent
autour de son visage souriant et ses yeux brillent d’amour alors que nous rions d’Andrew qui suit le
tempo comme il peut en remuant les fesses. Sa tignasse ébouriffée s’élève puis retombe lorsque Marc
le lance dans les airs avant de le rattraper dans ses bras.
« … it’s all for you… forever and all of my days. Your soft skin… »
Je pousse un grognement las.
— Si je n’étais pas si malade, je t’embrasserais.
Marc dépose avec amour un doux baiser sur mes lèvres.
— Même fiévreuse, tu es irrésistible.
— Allez, papa, on danse !
Andrew tire son père par la manche, mettant fin au regard que nous échangions. Toutes ces années
passées depuis notre mariage n’ont pas altéré ce regard qu’il pose sur moi comme après notre
premier baiser. Il me fait croire que je suis le plus beau cadeau qui lui ait été donné au monde.
Marc se penche sur moi et m’embrasse encore une fois avant de se retourner vers Andrew pour le
lancer dans les airs, si haut que j’ai peur que la tête de l’enfant ne touche le plafond. Allongée sur le
canapé, sous ma couverture, je les observe. Je transpire de fièvre. Il n’y a rien de plus énervant que
d’avoir un rhume en plein mois de juin. Je tremble de fièvre, mais continue de regarder les deux
hommes de ma vie danser sur la nouvelle chanson préférée de Marc.
Lorsqu’elle se termine, Marc envoie Andrew chercher ses chaussures à crampons pour le match
de base-ball.
En l’attendant, il se penche vers moi pour un dernier baiser.
— Dors. Je te rapporterai de la glace tout à l’heure, ça te fera du bien. Je t’aime.
Il me fait un clin d’œil, parce qu’il connaît mon péché mignon : le sundae au caramel. Il me
connaît par cœur, et j’adore ses petites attentions.
— Faites attention à vous et amusez-vous bien.
Je leur fais signe avec le peu de force qu’il me reste.
Marc dépose encore un baiser sur mon front, et à mon tour j’embrasse mon fils.
— Donne le meilleur de toi-même, mon petit batteur. Éclate-toi !
— Je t’aime, maman.
La porte se referme derrière eux, mais je l’entends à peine car, déjà, je glisse dans un sommeil
comateux.

Haletante, je reste assise là à tourner et retourner la scène dans ma tête. La salle de concert
immense devient étroite, les murs se resserrent sur moi. J’étouffe.
Sans rien dire à Mia, je me précipite dans le couloir de l’aile principale jusqu’à la porte de service
par laquelle nous sommes entrées tout à l’heure et me rue dehors pour prendre une grande bouffée
d’air frais. Les mains sur les genoux, j’essaie de ne pas perdre connaissance et jette des regards
furtifs autour de moi. L’image de Marc et Andrew reste imprimée sur ma rétine, je vois leur sourire
et leurs yeux brillants même lorsque je ferme les miens pour respirer calmement. Cette chose, la plus
importante au monde, que j’ai oublié de leur dire avant leur mort me hante chaque jour et encore à cet
instant précis.
Je ne réagis pas en sentant une main se poser sur mon épaule, mais j’entends la voix de Mia
murmurer à mon oreille :
— Tout va bien, Nic. Je suis là.
Elle passe sa main sur ma joue pour chasser une larme et répète ces mots encore et encore, tout en
me redressant pour me serrer contre elle. Je me laisse envelopper par ses bras rassurants et
affectueux, mais aucun son ne sort de ma bouche.
L’air me manque encore et j’essaie malgré tout de m’expliquer.
— Je ne leur ai jamais dit que je les aimais…
— Oh, ma chérie ! Je suis tellement désolée…
Sa présence réconfortante m’apaise peu à peu.
— Mais ils le savaient, Nic. Ils savaient que tu les aimais plus que tout au monde.
Le temps semble s’arrêter et nous restons ainsi enlacées jusqu’à ce que les forces me reviennent et
que je sois enfin capable de me libérer de son étreinte. Dans un hochement de tête, je lève sur elle un
regard fatigué, le dos légèrement courbé et les bras serrés autour de ma poitrine pour me réconforter.
— J’ai honte d’être sortie en trombe comme ça.
Derrière nous, une porte se referme et le bruit me fait sursauter.
Zach. Je me sens profondément humiliée maintenant qu’il est là, adossé au mur. Impossible de
décrypter ce qui se cache dans son regard. Je me retourne vers Mia.
— Les toilettes. J’ai besoin d’aller aux toilettes.
Il a dû m’entendre parce qu’il répond :
— Au fond du couloir, deuxième porte à gauche.
Mia me tend mon sac à main. Sans regarder Zach, je le remercie d’un hochement de tête et me
précipite dans le couloir.
À la vue de mon reflet dans le miroir, je réprime un haut-le-cœur. Quelle horreur ! Mes cheveux
partent dans tous les sens, mon mascara s’est fait la malle, laissant des traînées noires sur mes joues,
et mes yeux sont rouges et gonflés. J’ai le teint pâle. Je ne ressemble à rien. Mon cœur se serre.
Je peine à essuyer le mascara en me passant de l’eau fraîche sur le visage, avant de me nouer les
cheveux en queue-de-cheval avec mes doigts mouillés. Un soupir d’épuisement m’échappe, mes
mains se crispent sur le bord du lavabo. Je n’aurais pas dû venir, je le savais.

Lorsque je retrouve Zach et Mia dehors, ils se retournent en même temps. Le spectacle que je
viens d’infliger à Zach est trop humiliant pour que je puisse le regarder dans les yeux. Voilà pourquoi
je préfère désormais éviter les concerts et tout ce qui touche à la musique. Il doit mieux comprendre
tout ce que j’ai sous-entendu dans la soirée, maintenant.
Il a beau avoir l’air troublé, il parle d’une voix calme. Mes yeux sont irrésistiblement attirés par
les siens ; l’inquiétude que je décèle alors dans son regard me donne envie de disparaître sous terre.
— Bon, murmure-t-il. Si vous êtes toujours intéressées, j’ai des entrées gratuites pour le concert
de demain et des passes pour les coulisses.
Mia penche la tête d’un côté, puis hausse les épaules en me regardant pour me faire comprendre
que la décision m’appartient. C’était son idée de venir ici, or je déteste l’expression de culpabilité qui
se lit sur son visage. Je m’en veux d’avoir paniqué : je me suis ridiculisée, mais, surtout, j’ai gâché la
soirée dont rêvait ma meilleure amie. Accepter d’aller à ce concert serait le plus beau cadeau que je
puisse lui faire. Elle pourrait appeler l’une de ses nombreuses amies pour l’accompagner à ma place,
mais je sais que je dois y aller. C’est le meilleur moyen de surmonter ma peur panique, de reprendre
courage. Je ne peux pas vivre le restant de mes jours dans la terreur. Je dois y arriver, pour mon bien
mais aussi pour celui de Mia : j’en ai assez de savoir qu’elle reste sur le qui-vive, prête à me
remonter le moral dès que j’en ai besoin.
Un sourire timide se dessine sur mes lèvres, et disparaît aussitôt lorsque je me redresse et plonge
mon regard dans celui de Zach.
— On sera là, compte sur nous.
Si la fatigue ne pesait pas si lourd sur mes épaules, le grand sourire qu’il nous adresse serait très
vite contagieux. Mais je suis épuisée, alors je l’observe se balancer sur ses talons, les mains
enfoncées dans les poches.
— Je suis content que vous ayez pu passer un peu de temps avec nous, même si ça finit comme ça.
Un grognement m’échappe lorsque je saisis le sous-entendu.
— Quelle phrase cliché ! s’exclame Mia en riant.
Il hausse les épaules, l’air de dire qu’il s’assume.
— Je suis musicien, pas comédien. Venez, je vous raccompagne à votre voiture. La soirée a été
longue.

En arrivant chez moi, j’entre dans mon appartement et me dirige droit vers la cuisine sans prendre
la peine d’allumer les lumières. Une fois la cafetière programmée pour le lendemain, je me brosse
les dents et enfile le vieux tee-shirt de Marc qui me sert de pyjama avant de me glisser dans ce lit
beaucoup trop grand pour moi toute seule. Blottie sous la couverture, je pense à Marc. Nous adorions
écouter de la musique ensemble. Depuis des années, il m’emmenait voir tous les concerts des petits
groupes qui passaient dans le coin. Alors que ses goûts le portaient plutôt vers le métal, les miens se
sont rapidement forgés autour des jeunes talents de rock alternatif plus tempéré. Dès qu’une tête
d’affiche passait par Minneapolis, nous allions la voir et j’en garde de très bons souvenirs. Après
l’accident, la musique m’a parfois apporté un mélange de réconfort et d’espoir, mais elle ne me
procure plus ce bien-être depuis longtemps. Au lieu de cela, chaque chanson accentue mon sentiment
de solitude. Je me doutais bien que j’allais devoir affronter de vieux démons ce soir, mais je ne
m’attendais pas à ce que ce soit si dur.

Le souvenir des grands yeux verts de Zach reste gravé dans mon esprit, ainsi que ses clins d’œil,
son air inquiet à mon retour des toilettes, ou encore son sourire en apprenant que j’acceptais son
invitation pour le concert de demain. Je me sens ridicule. Il y a à peine quelques heures, je confiais à
Mia mon envie de recommencer à fréquenter des hommes et voilà que j’ai le béguin pour un regard
de braise et un sourire taquin. Je prends une profonde inspiration et ferme les yeux. Je m’en veux de
m’être comportée comme une idiote.
Dans quelques jours, Zach Walters quittera la ville et je ne le reverrai plus jamais. Je ne vois
même pas pourquoi je persiste à penser à lui. Le sommeil m’emporte et j’ai les yeux humides en
repensant à tout ce que j’ai perdu sans savoir si je parviendrai un jour à tourner la page.


1 The Morning Show est une émission de radio publique célèbre dans l’État du Minnesota. (NdT.)
Chapitre 4

En découvrant les places que Zach nous a offertes, Mia était au bord de l’évanouissement ; ce sont
les meilleures : juste devant la scène, au premier rang et un peu sur la droite. Les Samson Brothers
montent sur scène pour assurer la première partie. Il m’est difficile de ne pas sortir de la frénésie
dans laquelle nous étions plongées jusqu’à présent. Je veux profiter de la soirée, me laisser emporter
par la folie de la foule qui m’entoure et par les basses de la musique. Et pourtant, je n’arrive pas à
détourner mes pensées de Marc.
Ensemble, nous dansions comme des fous en mettant la radio à fond pour qu’elle résonne dans
toute la maison. Je souris en me replongeant dans tous ces souvenirs qui émergent dans mon esprit.
C’est ce qu’il voudrait pour moi, il voudrait que je sois ici. Cette idée me révolte, mais c’est pourtant
la vérité. Marc croquait la vie à pleines dents, il était de très bonne compagnie. Pour lui, il n’y avait
rien de plus triste que de s’apitoyer sur son sort. Parfois, n’y tenant plus, je lui demandais :
« Comment fais-tu pour garder le sourire même dans les mauvais jours ? »
Marc me répondait alors, plus paisible que jamais :
« La vie est courte, il faut savoir rester optimiste. »
Aujourd’hui, je comprends enfin.
Il trouverait sans doute normal que sa perte m’attriste, mais pas au prix de mon bonheur. Pas en
passant une année de tristesse et de désespoir comme celle qui vient de s’écouler. Il serait
profondément déçu s’il l’apprenait.
Lors de notre premier concert, Marc avait ce petit air coquin qui me fait chaud au cœur chaque
fois que j’y repense. Il aimerait que je continue à vivre comme nous l’avons toujours fait : avec
passion. D’ailleurs, au fond de moi, c’est ce que je veux aussi. Je veux recommencer à rire, à danser,
sans le poids écrasant du deuil qui m’oppresse tellement qu’il m’empêche de respirer.
En fermant les paupières, j’essaie de me représenter son visage. J’imagine ses mots,
minutieusement choisis pour me pousser à prendre mon courage à deux mains et à arrêter de compter
les jours de tristesse pour me tourner vers l’avenir, vers ce que la vie me réserve. Soudain, au lieu de
ses yeux marron, je vois des yeux verts m’adresser un clin d’œil taquin. C’est plus fort que moi,
j’esquisse un petit sourire en coin.
Les premières notes d’une chanson qui m’est inconnue me ramènent sur terre, mais l’énergie de
la foule est si grisante qu’un sentiment de liberté m’apporte une bouffée d’air frais : Marc voudrait
me savoir ici, menant la même vie que celle que nous partagions. La musique m’emporte très vite et
je me laisse envahir par l’euphorie du public, me surprenant à danser pour la première fois depuis
quinze mois. Stupéfaite, Mia me décoche un sourire rayonnant.
La première partie libère la scène qui se fond dans la lumière tamisée. Mon amie en profite pour
exulter à côté de moi, tapant dans ses mains et sautillant sur place.
— C’est génial, Nic ! Tu imagines, je suis en plein rêve éveillé ! Et on est au premier rang !
Soudain, le sol commence à trembler sous nos pieds au rythme sourd des coups frappés à la
batterie. L’obscurité est totale, mais je sais que Chase est là, derrière ses fûts au fond de la scène, le
bandana sur la tête, et je l’imagine martelant le beat soutenu sur la pédale de sa grosse caisse. Une
vague assourdissante d’acclamations hystériques s’élève de la foule. Sur la scène, je devine la
silhouette de Zach et le reste du groupe ; chacun prend position tandis que les lumières s’allument
progressivement.
Entre la réaction presque sauvage des spectateurs quand la rock star fait son apparition et le
vacarme ambiant, je suis pétrifiée, incapable du moindre mouvement. Mes pieds sont fixés au sol
comme des blocs de béton.
Zach s’approche du micro, sa guitare dans les mains, et lève les bras, le sourire jusqu’aux
oreilles.
— Bonsoir, Minneapolis ! Alors, vous êtes chauds ? lance-t-il dans le micro pour conquérir son
public.
Le charme opère : la foule en délire frappe le sol des deux pieds pour répondre à son appel.
Accrochée à mon bras, Mia saute et hurle en cœur avec les autres. Quant à moi, je suis incapable de
faire le moindre mouvement. Je ne peux détacher mes yeux de l’homme qui se dresse sur le devant de
la scène.
Il est terriblement séduisant. Son jean délavé et son vieux tee-shirt noir à l’effigie des Rolling
Stones épousent si parfaitement les formes de son corps que je n’ai aucun mal à l’imaginer nu…
Dès qu’il agite les doigts, les contours du tatouage au creux de son bras droit dansent au rythme
des accords grattés sur la guitare. À cette distance, je peux apercevoir le scintillement de la sueur qui
perle déjà sur son front, à peine monté sur scène. Hier soir, Zach était un homme accessible, voire
même puéril par moments. Mais, ce soir, son aura masculine et son charme viril n’échappent à
personne. Oserais-je admettre que son sex-appeal me coupe le souffle ? Je comprends mieux
pourquoi Mia a placardé son portrait sur le mur à côté de son lit depuis plusieurs années. Elle a beau
me donner des coups de coude en riant, je garde les yeux braqués sur le chanteur.
Zach affiche un petit sourire, sans doute amusé par le vacarme de la foule. Pourtant, son regard
est rivé au mien, plongeant au travers de mon âme. J’y lirais presque l’avertissement d’un séducteur
avéré, une sorte de : « Fuis-moi tant qu’il en est encore temps. » Mais je ne peux pas, l’intensité de ce
regard me fige sur place.
C’est un peu comme s’il n’y avait plus que lui et moi dans cette immense salle. J’ai la gorge sèche.
Ses yeux se tournent brièvement vers la foule puis reviennent sur moi. Est-ce qu’il ressent la même
chose que moi ? L’intensité dans notre regard, la puissance de ce qu’il évoque… Il cligne des yeux
une fois, deux fois, pour finalement me ramener à la foule de milliers de groupies, toutes pendues à
ses lèvres.
Les coups sourds de la grosse caisse résonnent dans la salle au rythme de mes propres pulsations.
J’entends à peine Mia qui me hurle dans les oreilles quelque chose comme : « Je te l’avais dit, ce
type te veut ! » J’ai dû mal distinguer ses mots avec l’écho tonnant de cette immense salle de concerts.
Armée de courage, je m’agrippe à son bras tandis qu’elle danse et chante sur les paroles qui
résonnent dans les enceintes. Le volume est écrasant, mais le rythme lent et enivrant. C’est un savant
mélange de rock alternatif et de folk, exactement ce que j’aime.
Je m’amuse enfin, pour la première fois depuis un an et trois mois, et ça fait du bien. Je me sens
libre. À cette pensée, je me laisse porter par l’ambiance comme les milliers de fans autour de moi.
Après leur second rappel, les musiciens quittent la scène et Mia me prend dans ses bras.
— C’était génial ! Merci mille fois d’avoir accepté de venir ! Ça t’a plu ? Zach te veut, je te l’avais
dit, il ne t’a pas quittée des yeux de tout le concert. Franchement, qu’est-ce que tu en penses ?
Ses suppositions me font lever les yeux au ciel, mais elle me communique sa joie débordante.
— C’était du bonheur à l’état pur ! Je ne me suis pas autant amusée depuis des lustres !
Quelqu’un me tapote l’épaule ; je me retourne et me trouve nez à nez avec un homme à la carrure
imposante et au tee-shirt jaune fluo. L’homme me sourit et je lis : « SÉCURITÉ » écrit en lettres
capitales sur son torse de rugbyman.
— C’est Zach qui m’envoie. Il souhaite vous faire accéder aux coulisses. Pour l’instant, il se
change dans les loges mais vous le retrouverez dans la grande salle commune tout à l’heure.
Sans plus d’explications, il nous soulève par-dessus les barrières sous un déferlement de
protestations de jaloux derrière nous qui hurlent à l’injustice. Nous suivons ensuite le vigile dans un
couloir étroit derrière la scène. Mia me prend brusquement la main ; cette fois, je crois que nous
sommes aussi hystériques l’une que l’autre.
— Alors, ça vous a plu ? nous demande Jake en nous rejoignant dans le couloir.
Il vient de se doucher. L’idée de lui demander où sont les autres me traverse brièvement l’esprit,
mais je me contente de lui répondre en souriant.
— C’était vraiment génial ! Vous nous avez offert du grand spectacle.
— Venez, je vous emmène à la salle commune.
— Qu’est-ce que c’est, la salle commune ? s’enquiert Mia.
— C’est une grande pièce où on se retrouve après les concerts. Certains fans ont des badges pour
y accéder et nous rencontrer. Il y a aussi des journalistes pour nous interviewer. Autant dire qu’après
les concerts la fête n’est pas terminée.
— Waouh !
Que pourrais-je dire d’autre ? À chaque concert auquel j’ai assisté – et ils sont nombreux –, je
n’ai jamais osé espérer accéder aux coulisses pour rencontrer le groupe. Pincez-moi, je dois rêver !
Mia jubile au moins autant que moi.
Nous suivons Jake jusqu’à la salle commune et nous figeons de surprise sur le seuil. Une dizaine
de filles – ou plutôt de groupies – à moitié nues dansent langoureusement sur la musique d’une chaîne
hi-fi en attendant leurs idoles. Derrière elles s’entasse un petit groupe de journalistes agrippés à leurs
carnets et leurs caméras. Lorsque nous entrons, ils tendent le cou mais retournent vite à leur
conversation en s’apercevant que nous sommes totalement insignifiantes à leurs yeux. Les autres
invités semblent un peu interloqués et vaguement mal à l’aise, tout comme Mia et moi, d’ailleurs. Ce
sont sans doute de simples fans impatients de rencontrer leur musicien préféré. Une étrange sensation
m’envahit ; tous ces gens sont réunis dans cette pièce en l’honneur de l’homme avec qui j’ai passé la
soirée d’hier à papoter, un type humble et normal lorsqu’il n’est pas sur scène.
Je me tourne vers Jake pour lui demander d’un air surpris :
— C’est comme ça tous les soirs ?
Quelques femmes remarquent alors sa présence et s’approchent de lui comme de l’objet tant
convoité. Dans un petit rire, il se passe la main dans les cheveux.
— Oui, plus ou moins. Mais, parfois, il y a beaucoup plus de monde.
J’attrape une bouteille d’eau posée sur le bar et me tourne vers Mia qui me sourit avec ce même
air coquin qu’elle arborait hier soir. Méfiante, je m’enquiers :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu le sais très bien ! Zach Walters est dingue de toi, combien de fois vais-je devoir te le
répéter ?
— Si tu le dis…
Je promène mon regard sur ces personnes trépignant d’impatience à l’idée de rencontrer Zach. Je
me demande si leurs mains sont moites et si leur cœur bat aussi fort que le mien.
— Bon, écoute. Je sais que tu as perdu la main pour les flirts et les rendez-vous galants, et je sais
que ça fait des années que tu n’y as même pas pensé. Mais je t’assure qu’il ne t’a pas quittée des yeux
de tout le concert !
Soudain, les cris stridents des groupies s’élèvent derrière nous. Je n’ai pas besoin de me retourner
pour comprendre que Zach vient d’entrer dans la pièce. J’aurais préféré ne pas assister à la scène de
toutes ces fans en délire qui sautillent avec le nombril à l’air et s’égosillent pour attirer son attention.
Serais-je jalouse ? Impossible. Mais je secoue la tête pour chasser cette idée et me retourne vers la
porte.
À ma grande surprise, Zach a les yeux posés sur moi. Il jette ensuite un bref coup d’œil vers les
groupies qui se trouvent sur son chemin, les remerciant d’être venues, tout en s’approchant de moi en
les poussant poliment sur le côté. Il ne s’arrête que pour signer quelques autographes et répondre aux
questions des journalistes. Après dix bonnes minutes, il parvient enfin à se frayer un chemin vers
nous. Pendant ce laps de temps, mes yeux ne le quittent pas un seul instant.
En arrivant à notre hauteur, il lance un regard noir à Jake qui se tient derrière Mia.
— Arrête de jouer au con, lui reproche-t-il d’un ton sec.
Je me retourne vers Jake qui lève les mains comme pour s’innocenter.
— Premier arrivé, premier servi, lui répond Jake avec un clin d’œil avant d’éclater de rire.
La moue boudeuse, Zach secoue la tête, puis insiste en esquissant ce sourire irrésistible dont il a le
secret.
— Non, ça ne fonctionne pas comme ça.
J’aimerais savoir de quoi ils parlent.
— Alors ? Qu’est-ce que tu en as pensé ? me sonde Zach.
— Je me suis régalée !
Souriant timidement, je bois une gorgée d’eau en le regardant se gratter la nuque nerveusement et
jeter des regards furtifs autour de lui. Finalement, il se reprend et affiche un sourire fier, presque
narquois.
— Je savais que ça te plairait.
— Tu es un peu prétentieux, non ?
— Prétentieux, non. Confiant, oui.
J’éclate de rire. Pas de doute, il est prétentieux, confiant et beaucoup d’autres choses encore.
Après tout, il a bien raison ; tous les regards sont sur lui lorsqu’il est sur scène et son talent de
musicien est indéniable.
— C’était vraiment génial. J’ai passé une très bonne soirée, merci beaucoup.
— On va s’asseoir ?
Je lui emboîte le pas jusqu’à un canapé de cuir installé au fond de la pièce. Jake et Garrett sont
assis sur un autre canapé juste à côté, alors que, dans un coin isolé, Mia et Chase sont déjà plongés
dans une conversation à voix basse.
Nous discutons de ma chanson préférée du concert, lorsque Aaron – le manager de Zach – surgit
de nulle part.
Une fois les présentations faites, Aaron se tourne vers son poulain.
— La fille d’un représentant politique local voudrait un autographe. Assure-toi de ne pas l’oublier
avant la fin de la soirée.
Mes mains se crispent sur la bouteille d’eau avec une telle force que je manque de la faire éclater.
Je baisse les yeux et m’aperçois qu’elles sont d’une pâleur inquiétante et tremblent comme des
feuilles.
Impossible, elle ne peut pas être ici. Pas ce soir, alors que je commence enfin à voir le bout du
tunnel ! Je ferme les yeux et prends une profonde inspiration. Je dois garder le contrôle ; ma petite
scène d’hier ne doit pas se reproduire ce soir. Deux petits yeux marron apparaissent sur mes
paupières fermées, mais je m’empresse de les rouvrir.
Aaron est toujours occupé à discuter avec Zach. Heureusement, ils n’ont pas remarqué que je suis
au bord des larmes. Je soupire de soulagement. C’est ridicule… Quelle preuve de faiblesse ! À mon
grand désarroi, je constate que, en dépit de tous les efforts que je déploie pour surmonter cette
épreuve, le passé sera toujours là pour me hanter.
— Qui est cette fille ?
Ma voix complètement éraillée finit par se briser ; une autre bouteille d’eau ne serait pas du luxe.
Ma question surprend le manager qui me regarde d’un air méfiant. Je ne la vois pas, or je la
reconnaîtrais quel que soit le contexte. Enfin, j’aperçois dans un coin de la pièce un groupe de jeunes
adolescentes qui gloussent en pointant Zach du doigt.
Je pousse un soupir. Ce n’est pas elle. En réalité, je me fiche de savoir qui elle est, pourvu qu’il ne
s’agisse pas de Sarah.
— La fille du maire de Saint Paul est ici pour fêter ses treize ans.
Je hoche la tête et esquisse un sourire gêné.
— Toi non plus, tu n’es pas très attirée par la politique ? me demande Zach, avec une pointe
d’humour.
— C’est le moins qu’on puisse dire, confirmé-je.
Puis je m’excuse et me dirige vers le bar pour réclamer une autre bouteille d’eau et un shot de
tequila dans l’espoir d’apaiser mes nerfs. L’alcool me brûle la gorge, je déglutis alors en faisant la
grimace et vide la moitié de la bouteille d’eau pour faire passer la douleur. Je remarque soudain la
présence de Garrett juste à côté de moi.
— Tout va bien ?
Il y a quelque chose chez lui qui me met instantanément à l’aise. Ses longs cheveux noirs lui
retombent sur les oreilles et je retiens une envie soudaine de les ébouriffer comme je pourrais le
faire à un petit garçon. Les tatouages qui lui couvrent le cou et les bras lui donnent un air de rebelle,
mais je devine, à son sourire chaleureux et à ses yeux d’un bleu sombre, que j’ai affaire à un type
bien.
Je hoche la tête sans répondre, encore troublée. Heureusement, le shot de tequila a déjà dompté
ma panique.
— Ma fiancée déteste ce genre de situation, tout ce monde la met mal à l’aise, me confie-t-il en
promenant son regard dans la pièce. Tu sais, c’est difficile de rester relax face aux inconnus qu’on est
amenés à rencontrer tous les jours.
C’est adorable de sa part, mais mon problème ne vient pas de là. En réalité, j’aimerais beaucoup
oublier la présence de tous ces gens et de la bouffée de panique que je viens de surmonter. Maintenant
que je me sens mieux, c’est très embarrassant.
J’attends de reprendre le contrôle de ma voix pour lui demander d’un ton calme :
— Tu es fiancé ?
Il sourit et je ne peux m’empêcher d’en faire autant lorsque je remarque l’étincelle qui brille dans
ses yeux. Je connais ce regard : Marc avait le même dès qu’il me voyait approcher. Stupéfaite, je
découvre que je peux penser à lui, dans un endroit aussi décalé que celui-ci, sans me sentir triste. Son
souvenir m’inspire une grande tendresse, et c’est tout.
— Oui, ça fait deux ans. Avec tout ce qui nous arrive, on n’a pas encore pu fixer de date pour le
mariage, mais c’est une femme fantastique. Tu me fais un peu penser à elle.
— Ah bon ?
Je trouve son rapprochement un peu déplacé, étant donné que nous avons à peine échangé deux
mots hier soir et que nous ne nous connaissons absolument pas.
Avec la plus grande simplicité du monde, il désigne d’un geste vague les personnes présentes dans
la salle et hausse les épaules.
— Tout ça ne l’impressionne pas. À ses yeux, on est juste des mecs normaux.
— Ça tombe bien, je suis de son avis. Depuis combien de temps êtes-vous ensemble ?
Je suis tout ouïe tandis que Garrett me raconte comment Chloé et lui se sont rencontrés à la fac,
peu de temps avant que Zach le recrute pour rejoindre son groupe. L’histoire à peine terminée, Zach
s’approche de nous, accompagné de Mia. Je prends conscience à cet instant qu’il ne reste plus dans la
pièce qu’une poignée de techniciens et le reste du groupe. Il ne manque qu’Ethan.
— On devrait rentrer, me fait remarquer Mia.
Déjà ? Je suis un peu triste que la soirée se termine, mais me résous à dire au revoir à toute
l’équipe.
À ma grande surprise, Chase et Zach nous raccompagnent dehors. Devant l’entrée des artistes,
Darren est adossé à sa Mercedes berline noire, prêt à nous conduire jusqu’à notre voiture, garée à
quelques rues d’ici.
— Je veux m’assurer de votre sécurité, nous explique Zach, presque timidement. C’était un plaisir
de te rencontrer, Nicky. J’ai passé un très bon week-end.
Les mots me manquent. Je hoche la tête en souriant, comme ces petits chiens en plastique qu’on
installe sur la plage arrière des voitures.
— Je me suis beaucoup amusée.
Zach fait un pas vers moi et lève doucement la main, l’approchant tout près de ma joue.
Instinctivement, j’incline la tête vers sa paume. Au dernier moment, son regard s’attendrit et ses
doigts se referment en un poing serré qu’il fourre dans sa poche avant de se retourner pour nous
ouvrir la portière.
— Bon retour, faites attention sur la route.
Étrangement, l’envie me prend de sentir sa peau contre la mienne, de sentir ses mains courir
partout sur mon corps. J’ai la tête qui tourne et mes pensées se brouillent : l’espace d’un instant, j’ai
eu envie de lui. Désirer un homme avec une telle intensité m’effraie un peu. Je ferais mieux de monter
en voiture. C’est la meilleure chose à faire, mais aussi la plus sûre : je dois dire au revoir à Zach et
me souvenir de ces deux jours comme du premier week-end agréable que j’ai passé depuis la perte de
ma famille. Ni plus ni moins.
Je lance un dernier coup d’œil vers lui, puis monte à l’arrière de la berline grand confort, suivie
de Mia, puis Zach referme la portière.


Zach

— Qu’est-ce que tu nous fais, là ? me lance Chase, tandis que la voiture de Darren disparaît au
coin de la rue.
Je n’en ai pas la moindre idée. Je n’ai pas l’habitude de flirter pendant les tournées. C’est une
leçon que j’ai fini par apprendre à mes dépens : la dernière fois, j’ai fait monter une fan dans le bus
et, quelques semaines plus tard, elle débarquait à un autre concert en clamant haut et fort être enceinte
de moi.
Quelle sale période ! J’avais pris mes précautions, il était donc idiot de croire à ses mensonges.
Pendant des semaines, mon avocat a tenu bon face à ses demandes de pension alimentaire pour
l’enfant. Tout ça pour apprendre, quelques jours plus tard, que cette histoire était un coup monté. Ce
fut la douche froide. Depuis, je me suis calmé et j’ai appris à rester professionnel.
Mais il y a quelque chose chez cette fille qui m’obsède. Ce sont peut-être ses yeux ; lorsqu’elle
sourit, de petites rides se forment à leur extrémité, mais leur bleu profond ne change jamais. Son
regard est toujours triste, voire éteint, alors que le reste de sa personne ne l’est pas, que ce soit
lorsqu’elle parle de son métier avec passion, lorsqu’elle rit avec son amie, ou encore quand elle
tolère que Jake flirte avec elle.
Il s’est dépêché de prendre sa douche pour être le premier à accueillir Nicky dans le couloir.
J’étais à deux doigts de le frapper. Jamais je ne toucherais à un cheveu de Jake, même s’il prend un
malin plaisir à me taper sur les nerfs, mais, ce soir, je l’ai très mal pris.
Ce sont peut-être ses jambes de rêve qui ont cet effet sur moi. Les escarpins rouges qu’elle portait
l’autre soir m’ont littéralement fait tourner la tête.
Elle est sexy sans avoir à se promener à moitié nue comme toutes ces nanas qui cherchent à attirer
notre attention. Ce charme naturel la rend d’autant plus désirable.
Je dois me reprendre et aller boire un verre pour oublier Nicky. Elle me met dans tous mes états
alors que je ne l’ai vue que deux fois dans ma vie.
— Tu es vraiment malade, mon gars, me charrie Chase en me tapant dans le dos.
Je pousse un grognement.
— De quoi tu parles ?
Dans un éclat de rire, il allume une cigarette et souffle de petits ronds de fumée avec cet air
parfaitement assumé d’idiot du village. Mes amis peuvent se montrer vraiment nazes, parfois.
— Tu regardais cette voiture s’éloigner comme si tu venais de perdre ta peluche préférée.
Qu’est-ce qu’il raconte, celui-là ? Je n’aime pas les peluches… Mais j’imagine qu’il n’a pas tort.
— Lâche-moi. Toi non plus, tu n’avais pas envie de laisser partir Mia.
Dans un haussement d’épaules, il expire encore un peu de fumée.
— Peut-être bien. Mais je vais la voir à Los Angeles dès qu’on aura fini la tournée.
— Tu es sérieux ?
— Ouais. Elle n’est pas du genre à s’engager, moi non plus… Je lui ai donc proposé une partie de
jambes en l’air le jour où elle passe à Los Angeles pour le boulot. Elle n’a pas dit non.
C’est peut-être de ça que j’ai besoin avec Nicky : une bonne partie de jambes en l’air pour la sortir
de mon système nerveux. Le problème, c’est que ça ne fonctionnerait pas. Dès que je m’approche
d’elle pour la toucher, elle a un mouvement de recul et me lance un regard stupéfait, comme si j’allais
la blesser. Que lui est-il arrivé pour qu’elle ait si mal aujourd’hui ?
En quoi cela peut-il m’intéresser ? Je ne sais pas. Je veux savoir, c’est tout.
Je me tourne vers Chase.
— Tu as récupéré le numéro de Mia ?
Il affiche un sourire fier et acquiesce sans faire le moindre mouvement vers son téléphone. Cet
abruti ne me donnera pas ce foutu numéro, je vais devoir le récupérer pendant son sommeil. En
passant, je lui plongerai la main dans un bol d’eau froide, ça lui fera les pieds à ce crétin.
— Tu sais, elle n’est pas comme Rachel.
Je lui lance un regard noir comme pour lui demander ce qu’il veut dire par là, mais j’ai très bien
compris : sur le plan physique, Rachel est… comment dire… de très bonne compagnie. Hélas, notre
relation s’est étiolée le jour où elle s’est mise à parler de « passer à l’étape supérieure ». Vivre
ensemble, la vie à deux, tout ça. Plutôt mourir, me suis-je dis le jour où elle s’est fichu cette idée dans
la tête.
Au lit, c’est un bon coup, mais tout ce qui l’intéresse est de voir son nom imprimé sur la
couverture des magazines, or ce genre de chose me tape sur les nerfs.
Je me passe la main dans les cheveux et réponds finalement à Chase :
— Ouais, je sais.
C’est vraiment frustrant. Pendant des années, je n’ai croisé que des nanas comme Rachel et
j’avoue que ça ne me dérangeait pas. Mais Nicky… Bon sang, cette fille ne se doutait pas du tout que
j’étais célèbre et je sais qu’elle me désirait déjà, avant même que Mia nous rejoigne au comptoir.
C’est la première fille depuis au moins dix ans qui ne cherche pas à me séduire. Elle s’est simplement
mise à rougir et à bafouiller à propos de chaussures, ou je ne sais trop quoi. Je n’ai pas très bien
écouté ce qu’elle disait, j’étais trop occupé à imaginer mes doigts courant sur sa peau, dans ses
cheveux étalés sur les draps de mon lit.
Je suis désespérant.
Je donne un coup de poing à l’épaule de Chase en ne riant qu’à moitié et le bouscule pour me
diriger vers le bus avant lui. Je dois la voir une dernière fois. Ensuite, j’arrêterai de penser à elle.
Quel mensonge ! Nicky occupera mes pensées encore longtemps, je ne dois pas me leurrer. J’ai
envie d’elle et pas seulement pour un soir. Je veux comprendre ce langage codé qu’elle utilisait pour
me parler, je veux savoir pourquoi elle s’enferme dans sa bulle en affichant cet air triste, je veux
démolir le mur derrière lequel elle se cache pour se protéger de cette chose qui l’a tant blessée.
Et, tant qu’à faire, je veux lui retirer la jupe qu’elle portait ce soir…
— Mais tu es vraiment grave, mon vieux ! s’exclame Chase lorsque je me prends la porte du bus
en pleine face.
Je lui fais un doigt d’honneur sans même le regarder et me dirige droit vers la cuisine pour me
servir à boire.
Il a raison. Je suis vraiment grave.

Chapitre 5

Nicky

Bzzz… bzzz… bzzz…


Dans mon placard ouvert, je lance une autre brassée de vêtements portés cette semaine qui vont
déjà devoir resservir, avant de me précipiter à la recherche de mon téléphone pour ne pas manquer
l’appel. Sans doute ma mère qui appelle pour les nouvelles hebdomadaires. Mais, pour une fois, j’ai
quelque chose de vraiment intéressant à lui raconter. Heureusement que ma mère était là pour
m’accompagner dans les heures sombres qui ont suivi la mort de Marc et Andrew. Elle a passé des
semaines entières à mes côtés, à me nourrir presque de force les jours où la tristesse me coupait la
faim. Pour m’épargner le côté administratif pénible qu’engendre un décès, elle a pris en main
l’organisation des obsèques et les coups de fil aux assurances, alors que je restais enfermée dans ma
chambre, dévastée par le chagrin. Six semaines ont passé avant que je trouve la force de la renvoyer à
la maison rejoindre papa. Je sais qu’elle se fait encore beaucoup de souci pour moi… J’imagine que
c’est son rôle de mère.
Ah, le voilà ! Je tends le bras pour décrocher juste à temps et me cogne le pied contre le cadre du
lit au moment de répondre.
— Allô ?
J’ai les dents serrées à cause de la douleur fulgurante qui me transperce les orteils et me donne
envie de hurler. Je ne me suis pas ratée !
— C’est toi, maman ?
— Euh… non, répond une voix d’homme.
J’ai déjà entendu cette voix, mais la douleur aux orteils mêlée à la surprise d’avoir un homme à
l’autre bout du fil m’empêche de reconnaître mon correspondant.
— Nicky ? C’est Zach.
La première chose qui me vient à l’esprit : où a-t-il eu mon numéro ? La seconde : quand vais-je
cesser de passer pour une idiote devant lui ?
— Ah, euh… Salut, Zach.
— Tout va bien ?
— Oui. Je me suis cognée. Qui t’a donné mon numéro ?
Je m’assieds sur mon lit et me masse le pied pour chasser la douleur tout en me demandant s’il a
une bonne raison pour me prendre pour une folle. À l’autre bout du fil, j’entends résonner son rire
timide.
— Zach, est-ce que tu te moques de moi ?
— Un peu, je l’avoue. C’est Mia qui me l’a donné.
— Qui t’a donné quoi ?
Son rire s’affirme un peu plus. J’aime beaucoup l’entendre rire, mais j’en ai assez d’être la cible
de ses moqueries.
— Ton numéro.
Évidemment. Je mérite de me frapper la tête contre un mur.
— Ce soir, on quitte la ville pour Chicago. Mais…
Sa voix s’éraille sur ces derniers mots comme s’il venait d’oublier ce qu’il allait dire. Je ne
prends conscience qu’à cet instant que je retiens ma respiration en attendant de connaître la raison de
son appel. J’ai le cœur qui s’emballe, je perds complètement mes moyens.
— En fait, j’espérais te revoir avant notre départ.
Mais pour quoi faire ?
— D’ailleurs, je suis en bas, dans le hall de ton immeuble. J’ai dans la main ce que Mia m’a décrit
comme étant ton plat préféré, commandé chez le restaurant thaïlandais en bas de la rue. Je
peux monter ?
Quoi ?!
Une envie soudaine me prend de poignarder Mia dans son sommeil, ou, pire encore, de brûler ses
escarpins de haute couture préférés. J’aurais dû me douter qu’elle irait jusqu’au bout de son plan dès
la seconde où j’ai émis l’idée de faire de nouvelles rencontres.
Dans le combiné, j’entends Zach se racler la gorge.
— Juste un déjeuner, s’il te plaît…
Le ton de sa voix est si doux que j’en oublie ma soif de vengeance. Ces trois derniers mots
suffisent à me convaincre.
Je soupire en signe de capitulation, mais, en même temps, mon cœur s’emballe à la seule pensée
de le revoir.
Sur un ton que je veux plus sec, je reprends :
— Monte, je suis au numéro 1012. Mais Mia te l’a sans doute déjà dit.
J’appuie sur le bouton pour lui ouvrir la porte du sas d’entrée, puis jette un rapide coup d’œil à
mon salon.
Mia a encore frappé, je la hais. En fait, non, je ne la hais pas du tout. Tout de même, je me sens
complètement perdue.
Le texto que je lui envoie est simple et efficace :

Toi, tu es morte.

Sa réponse ne se fait pas attendre.

Ne fais rien que je ne ferais pas.

Je secoue la tête : si elle était à ma place, le déjeuner qui s’annonce présagerait un tout autre
scénario. Je rougis à l’idée de me retrouver seule avec un homme.
Je repose mon téléphone, me précipite dans la chambre et fourre en vrac dans le placard tous les
vêtements éparpillés sur le lit, puis me dirige vers la cuisine et range les assiettes sales dans le lave-
vaisselle avant de passer un coup d’éponge sur le plan de travail. Enfin, je cours dans la salle de bains
et me fige devant mon reflet dans le miroir : je ne suis pas maquillée, mes cheveux sont sales et
négligemment noués en queue-de-cheval et je porte un vieux tee-shirt troué par-dessus un legging de
sport. Je ne ressemble à rien.
Pas de temps à perdre, je me passe de l’eau sur le visage et dans les cheveux pour les dompter,
puis me précipite vers mon placard à la recherche d’un tee-shirt plus présentable. Au moment où mes
bras s’emmêlent pour enfiler un débardeur rose clair, j’entends qu’on frappe à la porte.

Zach est là, dans le couloir, fidèle au souvenir que j’en ai de mercredi soir. La seule différence est
le tee-shirt bleu ciel sous sa veste qui remplace la chemise qu’il portait ce soir-là. Il est tout
simplement divin ; mon rythme cardiaque passe brusquement à mach 2 en signe d’approbation.
Pourquoi suis-je soudain si nerveuse ? J’ai passé deux soirées en compagnie de cet homme, et à
aucun moment je n’ai ressenti un tel malaise.
Le sourire aux lèvres, il me tend deux sacs de contenant les plats du traiteur thaïlandais. Un
délicieux fumet me chatouille les narines.
M’effaçant sur son passage, je l’invite à entrer.
Ma cuisine est sur la droite en entrant ; un simple geste suffit à lui indiquer où poser les sacs. Je
me demande comment Zach trouve mon appartement. Ce doit être beaucoup plus petit que chez lui,
même si je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où il vit. Quelle horreur ! Mon salon ne doit pas faire
la moitié des suites que les grands hôtels lui réservent pendant ses tournées.
Soudain, je prends conscience de l’écart qui sépare nos deux modes de vie. Au moment où je
reprends le cours d’une vie simple et ordinaire, lui est au top de sa carrière et sa célébrité lui permet
de vivre dans un luxe à peine imaginable. Ayant du mal à déterminer à quel point cela me gêne, je
décide de ranger cette idée dans un coin de mon esprit pour y revenir plus tard.
— Je suis désolé de te prendre au dépourvu.
Il n’a pas l’air si désolé que ça. Au contraire, il a l’air très content de lui.
Dans ce cas, il vaut mieux mentir.
— Oui, j’imagine.
Je me dirige vers le placard pour en sortir deux assiettes pendant que Zach dépose la nourriture
sur la table installée juste avant l’accès à la cuisine. Sur la gauche, le salon semble attirer son regard ;
il s’approche de la bibliothèque où sont exposées mes photos de famille préférées.
Je rassemble les couverts et les verres d’eau, préoccupée par les questions qu’il finira par me
poser, puis le rejoins près des photos. Il ne souffle pas un mot.
Finalement, je m’installe à table pour déballer le contenu des sacs et il ne tarde pas à me rejoindre.
— Alors comme ça, Zach Walters, tu débarques chez moi à l’improviste pour me proposer mon
repas préféré ? Avoue que c’est un peu angoissant pour une femme de se sentir traquée de la sorte.
Avant de terminer ma phrase, j’attends que nous entamions notre repas.
— D’après Mia, les sites Internet s’en donnent à cœur joie pour faire circuler des rumeurs sur ta
vie privée. Est-ce que toutes ces histoires sont vraies ?
Son expression décontenancée m’indique qu’il ne voit pas de quelles rumeurs je veux parler,
alors je m’explique :
— Est-ce que tu es vraiment le séducteur invétéré qu’ils décrivent ?
Je n’espérais aucune réaction de sa part en particulier, mais une chose est sûre : je ne m’attendais
pas à ce qu’il s’étouffe avec son pad thaï. Affolée, je m’inquiète :
— Est-ce que ça va ?!
Les yeux rouges et les joues brûlantes, il boit son verre d’eau d’une traite, puis secoue la tête. Je
ne peux réprimer un éclat de rire. Se moquer de lui n’est pas gentil, j’en suis consciente, mais c’est
plus fort que moi.
Quelques minutes s’écoulent avant qu’il parvienne enfin à apaiser sa toux pendant que mon fou
rire retombe peu à peu. Une fois le calme revenu, il se penche légèrement en avant et pose les coudes
sur la table. Son sourire en coin capte toute mon attention.
— Dès l’instant où je suis devenu célèbre, de nombreux amis d’enfance m’ont tourné le dos. Et
c’est vrai que, après ça, j’ai eu du mal à faire confiance à d’autres personnes. Je ne me suis entouré
que de gens qui ne signifiaient rien pour moi, ou que mon agent me forçait à fréquenter, soi-disant
pour entretenir mon image. C’est pour ça qu’on pourrait croire… Tu sais, je n’ai pas eu envie d’une
relation sérieuse depuis très longtemps. Mes rendez-vous avec des femmes n’avaient rien de
« galants » : de simples dîners platoniques organisés par mes agents pour me montrer en compagnie
de telle ou telle fille, ou parce qu’Untel ou Unetelle voulait se montrer en ma compagnie.
Dans un profond soupir, il se redresse sur son siège et ajoute d’une voix grave, presque voilée :
— Je te l’ai déjà dit, mais j’insiste. C’était vraiment génial, l’autre soir, quand tu ne savais pas qui
j’étais. Je pouvais être moi-même, sans me poser de questions, même après que Mia m’a dénoncé.
Ces dernières années, les occasions d’éprouver ce sentiment avec quelqu’un ont été rares, voire
inexistantes. Sauf avec mes musiciens, bien sûr.
Sa manière de parler de notre rencontre me fait presque passer pour une « bonne copine »...
Pourquoi suis-je déçue ? Déstabilisée par cette question, je réponds machinalement entre deux
savoureuses bouchées :
— Vous avez l’air de vous serrer les coudes au sein du groupe.
Encore troublée par sa confession, je cherche mes mots. Toutefois, je suis soulagée d’apprendre
que ma première impression était la bonne : les journalistes dont Mia a lu les articles se trompent au
sujet de Zach. À l’entendre se confier ainsi, avec autant de sincérité, je sais qu’il dit vrai. Je sais que je
peux avoir confiance en lui.
La tête penchée au-dessus de mon assiette, je lui lance quelques regards furtifs, puis, après un
silence pesant, je reprends enfin la parole :
— Tu es originaire d’où ?
Pour toute réponse, il s’étouffe encore en mangeant. D’ailleurs, je le soupçonne de réprimer une
envie de rire.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
— Excuse-moi, mais j’ai tendance à oublier que tu ne sais rien de moi. On ne me pose pas souvent
ce genre de question. J’ai toujours vécu à Los Angeles.
Il me sourit en faisant courir sa main dans ses cheveux châtain clair. J’en ai assez de le voir
s’amuser de mes lacunes en show-biz et autres potins de stars. Manifestement, si on veut en savoir
plus sur Zach Walters, il suffit de taper son nom dans la barre de recherche de Google pour trouver
des dizaines de pages sur la toile internationale, alimentées par des fans qui y étalent tous les détails
les plus croustillants de sa vie privée.
— Et ta sœur, comment est-elle ?
Parler de sa sœur semble soudain l’amuser, ses yeux se mettent à scintiller.
— Sammy a vingt-deux ans, elle est comptable pour une entreprise à Palm Beach. Au printemps,
elle a décroché son diplôme de l’université de Californie, à Los Angeles. Elle est ma plus grande fan,
mais aussi la plus grande casse-pieds au monde. Ma célébrité n’a jamais affecté sa manière d’être
avec moi ; elle me tape toujours sur les nerfs, n’hésite pas à critiquer mes compositions et me
remonte les bretelles lorsqu’elle tombe sur des clichés sur lesquelles on me voit en train de faire
l’idiot en soirée.
Nous entrons dans les détails de son enfance ; son père a quitté sa famille alors que Zach n’avait
que dix ans, il ne l’a plus jamais revu depuis. Plus j’en apprends sur lui et plus je l’apprécie. D’autres
pourraient être obnubilés par la star qu’ils voient en lui, mais moi je ne vois qu’un homme
décontracté, avenant et particulièrement séduisant. Avec lui, je me sens… en sécurité.
Le repas touche à sa fin, il est temps de débarrasser la table.
— Tu veux du café ?
— Oui, je vais t’aider.
— Non, ça va. J’en ai pour une minute. Installe-toi dans le canapé près de la bibliothèque en
attendant. Mets-toi à l’aise, je reviens tout de suite.
J’allume la machine à café et remplis le lave-vaisselle. Lorsque le café est prêt, j’emporte deux
tasses au salon. Intérieurement, je souris en voyant Zach découvrir avec curiosité ma dernière série
de photos : la petite fille qui m’a servi de modèle a cinq ans. J’ai rarement eu le plaisir d’en
photographier de si jolies. Ses longs cheveux blonds et bouclés et ses grands yeux bleus annoncent la
magnifique jeune femme qu’elle promet de devenir. En plus d’avoir une fille jolie comme un cœur,
les parents étaient adorables et partageaient mes valeurs. De toutes les familles que j’ai
photographiées, c’est sans doute de celle-ci que j’ai le plus de clichés réussis.
J’annonce d’une voix à peine assez forte pour attirer l’attention de Zach :
— Le café est servi.
— Parfait, merci beaucoup, Nic.
Il prend sa tasse sur le plateau et je m’installe sur le canapé en face de lui.
— Ces clichés sont incroyables.
— Merci. Travailler avec cette famille a été un vrai plaisir.
Il s’empare de l’un des cadres posés sur l’étagère et me le tend avec un petit sourire. Il vient de
choisir l’une de mes préférées, je n’ai presque pas eu besoin de la retoucher. Au moment de la prise
de vue, la mère venait de saisir la main de sa fille et elles s’apprêtaient toutes les deux à s’éloigner de
moi pour marcher sur un pont de bois en direction du coucher de soleil. En arrière-plan, le père se
tient face à elles et leur sourit avec une expression d’admiration mêlée à un amour sincère. La
lumière était parfaite, et c’est à l’instant précis où la mère prend la main de la petite qu’elles ont
échangé le fameux regard que je cherche à tirer de chacune de mes séances photo : un instant
d’affection pure partagé par les membres d’une famille.
— Tout y est, murmure Zach.
Étonnée, je comprends qu’il voit ce que j’ai voulu communiquer à travers l’objectif.
— Cette photo a un magnétisme incroyable, tout est dans le regard que cette petite échange avec sa
mère. Tu as beaucoup de talent.
— De mon point de vue, je dois la qualité de ce cliché à la famille, mais merci beaucoup.
Puis je reste assise en silence pendant que Zach découvre une à une mes autres œuvres.
Enfin, il lève les yeux vers mes étagères murales et hoche la tête en direction d’une autre série de
photos.
— C’est ta famille ?
Sans attendre ma réponse, il s’approche pour les voir de plus près. Certaines me montrent avec
Mia à l’université, d’autres représentent mes parents et moi étant enfant. Mais, sur la plupart, on peut
voir Marc et Andrew. L’attente se fait longue et mes nerfs se tendent tandis qu’il les examine toutes les
unes après les autres. Quelle question posera-t-il en premier ?
Lorsqu’il en sélectionne finalement une, mes joues s’empourprent. C’est une photo de moi avec
tout l’attirail du cliché de la collégienne : lunettes et appareil dentaire. Sur celle-ci, je suis
particulièrement laide, mais j’y tiens beaucoup car elle a été prise le jour où j’ai vu ma grand-mère
pour la dernière fois avant sa mort. Zach se mord la lèvre pour se retenir de rire, mais un petit
grognement s’échappe de sa bouche comme un hoquet.
— C’est toi ?
Sa mine horrifiée me fait sourire.
— Épargne-moi tes moqueries.
Je commence vraiment à aimer sentir ses yeux brillants se poser sur moi comme à cet instant.
— Tu n’as jamais été adolescent, peut-être ?
Avant de répondre, il repose la photo puis se tourne vers moi, le regard espiègle.
— Je te rappelle que je suis une rock star. Les mecs cool comme moi ne traversent jamais ce
genre de crise identitaire.
Je lève les yeux au ciel face à cet énorme mensonge. Je préfère malgré tout garder mes
commentaires pour moi. Zach se retourne vers les photos et je sens qu’il ne va pas tarder à me
questionner au sujet d’Andrew et de Marc. L’instant fatidique approche où je finirai par devoir lui
donner une explication, et, dans ma tête, j’entends déjà les premières notes de la BO des Dents de la
mer. Avec lui, je me sens bien, mais puis-je lui faire confiance pour autant ? Après tout, est-ce
si important ?
Il désigne une autre photographie.
— J’imagine que ce sont tes parents ?
Dans un sourire crispé, j’essuie mes mains moites sur mes cuisses.
— Oui, ils sont vraiment adorables.
On dirait qu’il capte ma tension : il saisit une autre photo avant de me rejoindre sur le canapé tout
en me laissant suffisamment d’espace. Une intimité soudaine s’installe entre nous. La situation me met
presque mal à l’aise. On pourrait croire qu’il est conscient de tenir dans ses mains la raison même de
l’état pitoyable dans lequel je me trouve. Je me frotte encore les mains sur les cuisses et cligne des
yeux sans parvenir à les détourner de ce cadre.
— Qui est-ce ?
Il pose la photo entre nous deux sur le canapé et se tourne légèrement vers moi pour me faire
face.
Nous restons là, assis en silence pendant de longues minutes que je suis incapable de compter ;
toute mon attention est concentrée sur ces visages familiers immortalisés à jamais. Intérieurement, je
mène un véritable combat pour définir ce que je peux me permettre de dévoiler, quand et comment le
formuler, par où commencer… Avec la plus grande patience du monde, il attend. Je l’admire et le
remercie en silence pour sa capacité à me laisser le temps et l’espace dont j’ai besoin pour me
décider ou non à parler. Le choix m’appartient.
Mon inconscient finit par laisser échapper quelques mots étouffés :
— C’est mon mari et mon fils.
— Tu es mariée ?!
La confidence le scotche au canapé.
Je fais non de la tête et observe sa réaction : il soupire de soulagement et se penche en avant. L’une
de ses mains vient brièvement gratter sa nuque avant de se reposer sur son genou. Soudain, il se tape
dans les mains comme s’il venait d’avoir une révélation :
— Tu es divorcée, c’est ça ?
Il peut difficilement s’éloigner davantage de la vérité. Je prends une profonde inspiration pour lui
dire ce qu’il en est, pour lui dire ces mots que j’ai mis six mois à pouvoir prononcer. Zach n’est pas
prêt à les entendre parce qu’il ne s’y attend pas, alors à quoi bon arrondir les angles ?
— Non, ils sont morts.
Son corps se fige sous mes yeux. Je sens les larmes monter et me mords la lèvre pour les chasser,
sans grand espoir d’y parvenir. Une larme s’échappe et je m’essuie la joue en détournant le regard.
— Quoi ?!
— Je t’en prie, ne m’oblige pas à le répéter.
Je ne peux pas le regarder, c’est impossible. Les larmes me piquent les yeux. À côté de moi, je
sens le coussin du canapé bouger légèrement et une main vient se poser sur mon bras.
— Je suis sincèrement désolé, Nicky. Je ne savais pas… Bon sang, quel idiot ! Je me doutais qu’il
y avait quelque chose…
Lorsque je tourne vivement la tête vers lui, il s’interrompt pour s’éclaircir la voix.
La confusion se lit sur chacun des traits de mon visage.
— Comment ça ? De quoi tu te doutais au juste ?
Zach plonge son regard dans le mien avec une telle intensité que je sens des fourmis monter de
mes orteils jusqu’au bout de mes doigts. Comment puis-je désirer un homme alors que je viens de lui
dévoiler mon drame familial ? Il soupire et m’explique :
— Tu es triste, mais trop fière pour le laisser paraître. Lorsqu’une chose t’amuse, tu as beau
sourire, tes yeux ne rient jamais. À certains moments, tu sembles terrifiée, puis tu te ressaisis aussitôt.
C’est à la fois impressionnant et émouvant de t’observer.
Il marque une pause et ses lèvres esquissent un sourire en coin.
— Et puis Mia m’a prévenu qu’elle me ferait la peau si je te fais du mal parce que tu es vulnérable
en ce moment.
La menace de Mia m’agace légèrement ; je ne veux pas qu’elle dévoile quoi que ce soit de mon
passé, et elle le sait très bien. Toutefois, elle a dit vrai : elle est capable de tout sur la personne qui
osera toucher à un cheveu de quelqu’un qu’elle aime. Mais, si je rougis, ça n’a rien à voir avec Mia.
Je sens que mon sang afflue à une vitesse folle de ma gorge à mes joues. Zach vient d’admettre
qu’il a pris le temps de… m’observer avec attention.
— Dans ta bouche, j’ai l’impression d’être un puzzle.
Il rit doucement. J’aime le voir rire, même au cœur d’une situation aussi éprouvante que celle-ci.
— Peut-être que tu en es un.
Je penche la tête sur le côté en le remerciant intérieurement d’avoir si habilement changé de sujet.
— Et que se passera-t-il, une fois le puzzle résolu ?
Un large sourire de fripouille se dessine sur son visage amusé.
— Je l’encadrerai pour l’accrocher au mur et le garderai pour toujours.
Pour toujours. Je ravale mon hoquet de surprise pour m’empêcher de répondre une bêtise qui
ruinerait la magie de cet instant. Comment réagir à une telle déclaration ? Le fait d’être assise à côté
de cet homme me déstabilise et ma température grimpe d’un coup.
Depuis le soir de notre rencontre, Zach a l’art de me faire passer de la légèreté à l’angoisse. À cet
instant précis, après les révélations que je viens de lui faire et le regard triste et compatissant qu’il
pose sur moi, je dirais que l’angoisse est à son comble.
Zach baisse les yeux sur la photo avant de les relever vers moi.
— Je ne devrais peut-être pas demander, mais… Qu’est-ce qui s’est passé ?
Le regard rivé sur le petit cadre, je reste silencieuse. Le jour où cette photo a été prise, nous étions
au lac près de chez mes parents. Marc et Andrew revenaient de pêcher, on les voit poser fièrement
avec leurs prises, sur le ponton. Andrew est encore en pyjama. Plus heureux que jamais, ils tendent
vers l’objectif les fils de pêche au bout desquels pendent un loup et un poisson-lune. Marc est à
genoux à côté d’Andrew, il porte sa vieille casquette de pêcheur ridicule et son short de bain, pose un
bras autour des épaules de son fils et, de l’autre, tient une extrémité du fil de pêche. Il semble si fier.
D’un geste lent, je prends la photo des mains de Zach et caresse ces visages qui me manquent
chaque jour, avec délicatesse, comme si le seul fait de tenir le cadre risquait de le briser en morceaux.
— Là, c’est Marc. Et mon fils, Andrew. J’ai pris cette photo chez mes parents au bord du lac, deux
semaines avant l’accident.
— Ils sont magnifiques.
— Oui, c’est vrai. Enfin, ils étaient.
J’ai soudain besoin d’air et de temps pour trouver les bons mots. Je me lève et me dirige vers la
fenêtre. Quelques minutes passent alors que mon regard se perd sur les toits à perte de vue. Mon
appartement offre une vue magnifique, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je l’ai acheté. On voit
presque toute la ville, jusqu’au parc où j’aime organiser mes séances photo avec mes clients. Dès
l’instant où j’ai regardé par la fenêtre la toute première fois, je me suis sentie apaisée. C’est de cet
apaisement que j’ai besoin à cet instant. Dans l’espoir de retrouver une paix intérieure, je pose la
main sur la vitre tiède.
— J’ai rencontré Marc lors de notre année de licence, à l’université. C’est Mia qui nous a
présentés. Il a suffi d’une tasse de café un soir, très tard, pour créer ce lien qui ne s’est jamais démenti
par la suite. Nous étions inséparables. Deux semaines après la remise des diplômes, nous nous
sommes mariés, puis avons acheté une petite maison dans une jolie résidence. Andrew est né moins
d’un an plus tard. L’été dernier, Andrew était inscrit à un club de base-ball. Le soir de la finale, j’étais
enrhumée, clouée au lit avec de la fièvre, et je n’ai pas pu le voir jouer. Après le match, ils sont allés
manger une glace pour fêter ça. Sur le chemin du retour, une fourgonnette a franchi la ligne blanche
et a percuté la voiture de Marc qui est partie en tonneaux. Ils sont morts sur le coup.
Je n’entre pas dans les détails de ces photos terrifiantes que l’on m’a montrées après l’accident. Le
siège auto d’Andrew est passé à travers le pare-brise parce qu’il n’était pas correctement installé. Je
ferme les yeux pour ne pas me laisser submerger par le souvenir de l’agonie, de ce cri poussé en
tombant à genoux, quand j’ai vu leurs corps à la morgue. Ce cri, je l’entends encore aujourd’hui ;
c’était une plainte presque animale qui ne ressemblait à rien de ce qui avait quitté ma gorge jusque-là.
Je retiens mon souffle et me mords les lèvres pour garder le contrôle de mes émotions.
— Oh, merde…
Je tends le bras pour lui couper la parole, tout en gardant le visage tourné vers la fenêtre.
— Épargne-moi ta pitié, Zach.
Lorsqu’il me caresse la joue du bout des doigts, je tressaille au contact de la tiédeur de sa peau,
mais il ne retire pas sa main. D’ailleurs, je n’en ai pas envie. Avec une légère impulsion du pouce, il
tourne doucement mon visage vers le sien. Chacun de ses traits exprime une tristesse sincère. Je me
mords la joue pour tenter de retenir mes larmes, mais aussi toutes les émotions que Zach fait naître en
moi.
— Ce n’est pas de la pitié que je ressens pour toi, Nicky. Je ne peux même pas imaginer ce que tu
as dû endurer.
J’incline doucement la tête contre sa paume, heureuse qu’il ne l’ait pas retirée. C’est comme s’il
ressentait mon besoin d’être touchée, enlacée et réconfortée. Mais un contact trop rapproché me ferait
fuir. Une seconde passe avant que je recule d’un pas, et déjà sa peau me manque.
— Le soir du concert, la semaine dernière, c’était la première fois que je sortais, en dehors de
mes dîners avec Mia. Je ne voulais pas faire de scène, mais j’ai été bouleversée par la musique, elle a
fait remonter des souvenirs de Marc… Tous les deux, nous adorions assister à des concerts. La
chanson que tu chantais…
Ma phrase reste en suspens ; j’attends de voir s’il comprend de quelle chanson je parle. Celle qui
m’a poussée à me ruer dehors comme une possédée.
— Le soir de l’accident, ils dansaient sur cette chanson juste avant de partir pour le match
d’Andrew.
Je vois son regard s’assombrir : maintenant, il comprend mieux ma réaction de ce soir-là.
— C’est pour ça que tu n’écoutes plus de musique ?
J’acquiesce d’un air triste. C’est en partie pour ça, mais je n’en dévoilerai pas plus pour l’instant.
Il comprend mieux mon comportement et mes hésitations de ces derniers jours. D’autres choses
m’occupent l’esprit, mais je préfère laisser le temps faire son œuvre. Et puis, Zach va partir et
l’horloge tourne, alors je préfère garder le reste pour moi. C’est la première fois depuis l’accident
que je me confie autant à quelqu’un, je suis surprise de ne pas être plus affectée.
Peut-être que, sans que je m’en aperçoive, mes blessures cicatrisent avec le temps.
— Le soir où je suis venue te voir en concert, j’ai compris pour la première fois que c’est ce que
Marc aurait voulu : que je sorte, que je m’amuse. Je n’étais pas sortie danser avec Mia depuis leur
mort.
— Qui aurait cru qu’un concert de Zach Walters puisse avoir des vertus thérapeutiques ?
Sa remarque me fait rire, je secoue la tête. Il est loin de s’en douter, mais il a vu juste.
— C’est étrange : tu n’as pas encore pris tes jambes à ton cou. Pourtant, tu n’es pas venu ici pour
m’écouter m’apitoyer sur mon sort.
Il me répond d’une voix rauque, à peine chuchotée :
— Pourquoi fuirais-je ? Tu ne me fais pas peur. Si je suis ici, c’est parce que je tenais à te revoir.
— Mais pourquoi ?
Ma question est ridicule. Je ne peux pas m’empêcher de prendre ce ton hésitant et trop modeste.
Après tout, je ne suis pas particulièrement jolie, je n’ai rien de spécial.
Dans un haussement d’épaules, Zach affiche un sourire satisfait.
— Parce que je voulais reconstituer le puzzle.
— Vraiment ?
Il hoche la tête, puis change de sourire. Celui-ci est différent de ceux qu’il m’a adressés jusque-là.
Ce sourire-là me parcourt l’échine et me donne des frissons.
— Tu n’as pas idée, murmure-t-il.
Sans me laisser le temps de réagir, il me prend la main et me raccompagne jusqu’au canapé avec
une assurance réconfortante, comme si de me tenir la main nous permettrait à tous les deux de nous
renforcer. Je ne cherche pas à comprendre pourquoi je brûle de sentir cette main sur moi. Ce
sentiment, bien qu’effrayant, semble étrangement logique.
Les heures passent alors que nous parlons de Mia, de son meilleur ami Brian, et même de
quelques anecdotes au sujet de Marc et Andrew. L’horloge continue de tourner et, bientôt, il devra
partir pour Chicago.
— À quelle heure devez-vous partir, ce soir ?
Les mots s’arrachent de ma gorge : je ne suis pas prête à dire au revoir à Zach, pas après la
journée que nous venons de partager. J’attends plus de lui, et cette prise de conscience me fait
vivement tourner la tête. C’est de la folie de penser une chose pareille !
— Notre bus part dans quelques heures. Nous roulerons de nuit pour arriver à Chicago dans la
matinée.
Pendant le silence gêné qui suit, j’ai envie de le remercier d’être venu, de m’avoir écoutée, de ne
pas avoir fui et de m’avoir permis de m’amuser pour la première fois depuis plus d’un an. Mais rien
ne sort de ma bouche, parce que, en réalité, ma pensée pourrait se résumer en trois mots : « Ne pars
pas. »
Une bataille se livre en moi pour contenir la phrase stupide qui gâcherait cet instant. C’est alors
qu’il pose la main sur sa nuque et se gratte doucement, les yeux fermés. On croirait qu’il tente de
réfléchir à une solution pour résoudre la famine qui frappe les pays du tiers-monde.
— Je ne devrais peut-être pas dire ça…
Il me fait peur : rien de positif ne peut venir après une phrase comme celle-ci. Et puis, il a l’air
nerveux.
— Après tout ce que tu m’as dit, je ne sais plus trop…
Cet instant devait arriver, je le savais. L’instant où le poids de mon passé finirait par faire fuir
Zach. Il cherche sans doute un moyen de s’en aller de chez moi sans me blesser. Au moins, il a la
délicatesse de chercher une bonne excuse.
Mon regard se pose sur mes genoux et je me résigne à accepter qu’il se prépare à tourner les
talons. Pourquoi cette idée me torture-t-elle ? Je ne veux pas le savoir, car, après tout, je ne le connais
que depuis quelques jours. Pourtant, il a ce je-ne-sais-quoi qui rend le sourire plus facile. Et je n’y
suis pas insensible.
Il s’éclaircit la voix, mais je ne lève pas les yeux.
— Je voudrais que tu nous accompagnes pour la fin de la tournée.

Chapitre 6

Quoi ?!
Je relève brusquement la tête et écarquille les yeux. Mais il poursuit sans me laisser le temps de
répondre.
— Je ne suis pas encore prêt à te dire au revoir.
Les yeux verts de Zach me transpercent. Ses mots sortent avec une simplicité étonnante, comme
poussés par une logique implacable.
— Je veux que tu nous accompagnes pour être notre photographe de tournée.
La confusion mêlée de déception me fait froncer les sourcils. J’incline la tête sur le côté.
— Tu veux m’embaucher ?
Zach ne peut réprimer un éclat de rire. Sa langue se promène nerveusement sur ses dents et le coin
droit de sa lèvre supérieure tressaille.
— Oui… Enfin, non.
Me voilà bien avancée. Il pose sa main sur la mienne.
— Disons que je veux apprendre à te connaître. Je te trouve belle, et tu as une volonté en acier
trempé. C’est la première fois depuis des années que j’ai envie d’avoir une femme à mes côtés. Et
cette femme c’est toi. Mais peut-être que je te fais peur en te dévoilant mes sentiments comme ça.
Il a raison. Je suis pétrifiée.
Et en même temps, pas du tout.
Il me sourit et incline la tête vers moi en serrant doucement mes mains dans les siennes.
— Je me suis dit que, en te demandant d’être notre photographe, je t’aiderais à te sentir plus à
l’aise. Tu pourrais nous prendre en photo pendant la tournée et on utiliserait ensuite les clichés pour
notre site Internet, nos posters et nos couvertures d’album. J’aime beaucoup ce que tu fais et je suis
certain que tu feras du très bon travail.
Je me racle la gorge pour répondre quelque chose, n’importe quoi, ce qui me passe par la tête. Cet
homme est complètement fou. Il a vu trois photos et cela lui suffit pour penser que je suis capable
d’un tel travail sur un groupe ?
— Si je comprends bien, tu utilises mon statut de photographe comme couverture pour me
demander de voyager avec vous et pour apprendre à me connaître ?
De son regard se dégage un air de doute qui laisse très vite place à l’espoir. Il s’adosse au canapé
et pose son bras sur le haut du dossier. Il peut difficilement paraître plus à l’aise.
— Tu as plutôt bien résumé. Alors, qu’en penses-tu ?
Il y a deux heures à peine, je lui racontais le terrible accident qui a emporté mon mari et mon fils,
et maintenant il me demande de l’accompagner en tournée. C’est le retournement de situation le plus
déroutant que j’aie jamais vécu.
— Je…
À quoi je pense ? Je n’en sais rien. Je ne peux pas abandonner mes clients, j’ai des rendez-vous,
des travaux en attente. On ne peut pas juste mettre sa vie entre parenthèses pendant un mois, ce serait
irresponsable, anormal.
Mais… voyager avec un groupe ? C’était le rêve absolu de mes vingt ans. Je vois d’ici Marc me
hurler : « Vas-y ! Vas-y ! » Cette pensée me fait froid dans le dos tout en excitant ma curiosité. Et puis
je dois avouer que je n’ai pas envie non plus de lui dire au revoir.
— Je ne sais pas. J’ai besoin de temps pour y réfléchir.
Il hoche la tête comme pour m’assurer qu’il comprend la lutte intérieure qu’une telle idée peut
provoquer dans ma situation, puis il se lève.
— Je dois rejoindre les autres. Notre bus est garé sur le parking du centre, nous partons ce soir à
20 heures. Je veux vraiment que tu viennes, mais si tu n’en as pas envie je comprendrai. C’est à la fois
dingue et effrayant. Toutefois, si tu décides de refuser ma proposition, pourrais-tu venir me dire au
revoir ?
J’acquiesce comme une imbécile, ne sachant ni quoi dire ni quoi faire d’autre.
Alors que Zach se dirige vers la porte, je lui emboîte le pas, encore étourdie.
Sans prévenir, il se retourne vers moi et avance d’un pas. Sa main se pose doucement sur ma joue
et il approche son visage du mien. Mes nerfs se tendent aussitôt, puis se détendent lorsque je
m’aperçois qu’il s’arrête à quelques centimètres de moi. Ses yeux verts s’adoucissent et un sourire
discret apparaît sur ses lèvres. L’idée d’embrasser de nouveau un homme me rend nerveuse, je ne suis
pas sûre d’en avoir envie, mais si je devais embrasser quelqu’un, Zach serait le cobaye rêvé.
Je cligne des yeux en prenant conscience de mes propres pensées. D’où me viennent des idées
pareilles ?
— Ces derniers jours, j’ai passé des moments inoubliables grâce à toi. Je sais que je te prends un
peu au dépourvu, mais sache que ma proposition est sérieuse.
Sa respiration prend un rythme légèrement saccadé ; la mienne aussi, d’ailleurs. Mais, pour ma
part, je pense que cela est dû à son parfum d’une masculinité délicieuse.
— S’il te plaît, Nicky, dis oui.
Sur ces mots, il me sourit timidement en posant avec délicatesse une main derrière ma nuque et
l’autre autour de ma taille. Comme guidée par un élan tout à fait naturel, je me blottis contre son torse
et me laisse envelopper de ses bras musclés. Mon corps se réchauffe aussitôt sous la chaleur de son
contact. Je passe les bras derrière son dos pour le serrer fort contre moi, puis je hume profondément
son odeur. Il est si bon d’être dans ses bras.
Je n’ai d’ailleurs aucun mouvement de recul lorsqu’il relâche doucement son étreinte pour
déposer un rapide baiser sur mon front. Sans un mot, il tourne les talons et s’en va. Je le regarde
disparaître dans le couloir, avec une seule pensée en tête : que vient-il de se passer ?
Je dois bien avouer qu’une autre me traverse l’esprit : ce jean lui fait de très jolies fesses.

Je pousse un soupir puéril digne de ceux de Mia. Au sein de notre petit duo, elle est la rêveuse et
moi la pragmatique. Dans la situation présente, cela impliquerait que je ne dois pas monter dans ce
bus de tournée.
— Mia, j’ai des rendez-vous prévus cette semaine. Je ne peux pas tout annuler à la dernière minute
parce que l’envie me prend soudain de jouer les groupies.
En me lançant un regard en coin, elle lâche la pile de boîtes à chaussures qu’elle tient dans ses
mains, se dirige vers ma commode, prend mon téléphone et me le jette sur les genoux.
— Dans ce cas, appelle tes clients et reporte tes rendez-vous. Ou seconde solution : recommande-
leur un autre photographe.
C’est un défi qu’elle me lance et, comme toujours, elle sait pertinemment que je me sens obligée
de le relever. Levant un doigt pour m’empêcher de l’interrompre, elle poursuit :
— Si tu leur expliques la raison pour laquelle tu leur fais faux bond, je suis sûre qu’ils
comprendront.
Avec un soupir, elle vient s’asseoir à côté de moi pour redevenir la Mia que je connais. La mégère
autoritaire qui m’a cassé les pieds tout l’après-midi daigne enfin laisser place à ma meilleure amie,
celle qui sait me remonter le moral.
— Nic, c’est la chance de ta vie. Sur le plan professionnel… et personnel. Tu le sais très bien.
— Je suis complètement perdue.
L’idée de quitter mon nouvel appartement, de quitter le Minnesota, pour monter dans ce bus
bourré de la testostérone de cinq musiciens en tournée me terrifie. Avancer à l’aveugle est une chose
que Mia ferait aisément, mais pas moi. Et voilà que ma meilleure amie me pousse sur la route de la
folie.
Si j’ai peur, c’est aussi parce que mes bras gardent encore la sensation de l’étreinte de Zach, alors
que plusieurs heures se sont écoulées depuis. Je sens encore son toucher, son odeur, je vois encore
ses yeux verts me sourire lorsqu’il était sur le pas de la porte, et cela me pétrifie.
D’accord, j’admets avoir parlé à Mia de l’éventualité de sortir de nouveau avec des hommes, mais
je pensais prendre un café avec un comptable, ou encore, en poussant le vice un peu plus loin, boire
un verre en compagnie d’un charmant avocat, ou bien dîner aux chandelles avec un maçon, pourquoi
pas. Loin de moi l’idée de tout plaquer pendant un mois et de m’embarquer avec un groupe de rock et
un chanteur dont le nom fait les gros titres de tous les magazines qui l’élisent « célibataire le plus
sexy de l’année ». Ce plan sent le roussi. Comment fait Mia pour ne pas s’en apercevoir ?
— Je sais, ma chérie.
Elle me prend doucement par l’épaule et nous restons silencieuses pendant quelques secondes.
Finalement, elle relâche son étreinte et je crois lui avoir fait entendre raison. Mia comprend-elle enfin
qu’après ce que j’ai vécu partir en vadrouille serait de la folie pure et qu’elle ferait mieux de ranger
ma valise ? Non. Au lieu de cela, elle déclare solennellement :
— En tout cas, tu pars !
Aussitôt dit, aussitôt fait : les chaussures qu’elle a laissé tomber tout à l’heure trouvent leur place
dans une deuxième valise. Avec ce sourire satisfait, elle me donne envie, pour la première fois depuis
que nous sommes amies, de tirer violemment sur sa queue-de-cheval blonde jusqu’à lui faire
reprendre ses esprits.
Mais je prends vite conscience qu’elle a raison.
Participer à la tournée a beau me sembler terrifiant, l’idée de ne pas le faire l’est encore plus. Il y
a neuf mois, j’ai fait le choix de sourire de nouveau. Ce n’était pas simplement pour le plaisir de
sourire ; il s’agissait là d’une décision importante : celle de continuer à vivre malgré la perte de Marc
et Andrew qui me manquaient si fort que mon cœur se voyait transpercé d’un pieu de douleur. Ce
jour-là, j’ai décidé de vivre. Pour eux. Pour honorer tous les moments de joie qu’ils m’ont apportés.
Enfin, en théorie, cela semblait louable, mais, en pratique, je me rends compte que j’ai été minable. Si
Marc avait vu dans quel état j’étais ces derniers mois, il n’aurait pas été fier de moi.
Mia lit ma décision sur mon visage avant même que je ne la formule à voix haute et me sourit. Je
vais le faire. C’est ce que Marc voudrait. Après tout, nous parlons d’un mois de vacances à prendre un
groupe en photo et à découvrir des endroits où je n’ai encore jamais mis les pieds.
Les yeux verts de Zach me hantent littéralement, mais il va de soi que cela n’influe en rien sur ma
décision…
Je laisse Mia exulter de son côté et me dirige vers la salle de bains pour emballer mes affaires de
toilette.
Deux heures plus tard, nous nous garons sur le parking du centre, d’où Zach m’a informée que le
bus partirait. J’ai du mal à croire que j’accepte cette proposition démente, et la vue de l’immense
véhicule augmente considérablement mon degré de panique.
Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais sûrement pas à cela. J’imaginais une sorte de camping-
car, comme celui dans lequel nous partions en vacances, mes parents et moi ; mais plus gros,
puisqu’il doit contenir plus de monde. Or, ce bus-ci est énorme. Ce n’est pas un camping-car, loin de
là. C’est aussi imposant que deux semi-remorques accrochés ensemble. La hauteur de cet engin me
donne des vertiges. Je suis à la fois impressionnée et au bord de la panique.
En nous garant sur le parking, j’aperçois Zach en compagnie d’un groupe d’hommes à côté du
bus. Son explosion de joie ne m’échappe pas lorsqu’il voit le coffre de notre voiture s’ouvrir sous
l’impulsion d’un bouton actionné par Mia. Je l’observe dans le rétroviseur en souriant nerveusement
alors qu’il s’approche en appelant Chase pour lui réclamer un peu d’aide. Puisque je suis une fille, il
doit penser que je fais suivre des dizaines de bagages. À cette idée, j’étouffe un petit rire et trouve
enfin la force de stabiliser mes jambes pour ouvrir la portière et m’extirper de la voiture.
— Non, c’est sûr, tu ne l’intéresses pas du tout, ricane Mia avec ironie avant de sortir à son tour.
Zach arrive au niveau du coffre au moment où je me lève de mon siège. Dans son regard fixé sur
le mien, je décèle du soulagement, mais aucune surprise.
Son assurance arrogante me fait pousser un grognement. Ce petit malin s’attendait à me voir
accepter de le suivre dans cette aventure, ce qui est aussi agaçant que charmant.
À peine sortie de voiture, je préfère mettre les choses au clair :
— Rien n’est gagné, je peux encore faire machine arrière.
J’essaie de garder mon sérieux, mais Zach comprend la plaisanterie en me voyant peiner pour
retenir un grand sourire.
Du coin de l’œil, je remarque Chase et Mia qui discutent ensemble tout en déchargeant mes
bagages.
Je désigne du menton les deux valises en expliquant à Zach :
— J’ai préféré voyager léger, au cas où la place manquerait dans le bus.
En posant le regard sur le monstre à moteur qui me tiendra lieu de maison pour les trois semaines
à venir, on comprend vite qu’il y a peu de souci à se faire de ce côté-là.
— La place ne manquera pas. On a tous déménagé nos affaires dans l’après-midi pour te laisser
un maximum d’intimité.
Il était sûr que je viendrais… Je me moque gentiment en faisant allusion à une précédente
conversation :
— Pas prétentieux mais confiant, c’est bien ça ?
Il me sourit. Son regard m’envoûte et me donne la chair de poule. Cet homme a une réelle
emprise sur moi. En le voyant se pencher vers moi pour me chuchoter quelque chose à l’oreille, je
sens l’air me manquer.
— Je ne suis pas confiant, mais plein d’espoir.
Heureusement qu’il ne me laisse pas le temps de répondre – que pourrais-je dire après ça ? Il
tourne simplement les talons et récupère l’une de mes valises que Chase vient de sortir du coffre et la
jette sur son épaule.
Je lui emboîte le pas jusqu’au bus, puis me tourne vers Mia.
On dirait une enfant surexcitée : elle saute sur place, le sourire jusqu’aux oreilles.
— Je poserai des congés dans quinze jours pour venir te voir à Boston.
Le petit regard en coin qu’elle lance à Chase ne m’échappe pas. Je lui souris d’un air complice.
Difficile de savoir si Mia apprécie réellement un homme, ses sentiments peuvent changer du jour au
lendemain ; après le soir du concert, je la soupçonnais d’apprécier le batteur, mais j’ai changé d’avis
en me disant qu’il n’était pas son genre. Finalement, je devais me tromper.
Quoi qu’il en soit, je suis rassurée d’apprendre que je la reverrai dans deux semaines. Je la prends
dans mes bras et lui fais le plus gros câlin de l’histoire de notre amitié, et ce n’est pas peu dire.
— J’ai tellement peur…
Son étreinte se resserre encore.
— Je sais. Mais prends un maximum de photos et profite de ce moment.
Puis Mia s’écarte légèrement et plonge son regard dans le mien avant de continuer :
— C’est ce qu’on te souhaite tous.
En m’écartant à mon tour, je chasse une larme qui roule le long de ma joue : je sais exactement
qui elle implique dans ce « on ». Je déteste les adieux et Mia me connaît suffisamment bien pour le
savoir. Si elle reste plus longtemps, il faudra me ramasser à la petite cuillère.
En me retournant, j’aperçois Zach qui attend patiemment derrière moi. Une petite voix en moi me
conseille de fuir. Mais je reste.
Le bruit de la porte de l’engin massif qui s’ouvre derrière moi me fait sursauter. Jake apparaît et
se dirige vers Zach pour lui glisser des billets dans la main puis le frappe à l’épaule en riant. Le coup
propulse Zach en avant. Lorsqu’ils s’aperçoivent que je les regarde, tous les deux m’adressent un
sourire crispé comme si je les prenais la main dans le sac.
Je hausse un sourcil, mais je ne suis pas certaine de vouloir une explication ; ils semblent
s’amuser d’une blague qui ne me regarde pas.
Jake m’observe d’un air voyou et sourit généreusement comme un petit garçon fier de sa bêtise.
— J’ai parié cent dollars à Zach que tu lui poserais un lapin.
Consternée, j’écarquille les yeux. J’aimerais m’offenser de ce pari coûteux, mais ce sont des
garçons, après tout. Parfois, les garçons font des choses stupides, alors je secoue la tête d’un air
amusé et décide de m’abstenir de commentaire.
Zach a la délicatesse de prendre un air désolé, mais il semble plus déçu d’être pris en flagrant
délit que d’avoir relevé le pari.
— Bon… Je te fais visiter ? propose-t-il.
Il ouvre alors la porte du bus en faisant un large mouvement de la main pour m’inviter à entrer.
Un petit cri de surprise m’échappe. Un escalier ? Dans un bus ?
Je tourne vers Zach mon visage ébahi.
— Vous voyagez dans un bus à deux étages ?
Tout ce qui m’arrive est totalement sidérant. Pourquoi un bus de tournée suscite-t-il autant ma
curiosité ? J’ai l’impression que cette machine n’existe que dans mon imagination.
Zach me précède et me fait signe d’entrer pour découvrir ce qui s’avère être… un véritable
salon ! Le long des murs, quatre canapés trônent autour d’une télévision plus grande encore que celle
de mon appartement. Le parquet est recouvert d’un grand tapis rectangulaire. Je remarque d’ailleurs
que j’ai beau être déjà bouche bée, ma bouche peut encore s’agrandir de surprise.
— On est nombreux et la route est longue, alors j’ai voulu des pièces assez spacieuses pour que
chacun s’y sente à l’aise sans se marcher dessus. J’ai commandé ce bus sur mesure l’année dernière.
J’en ai le souffle coupé.
— C’est incroyable !
Il continue la visite jusqu’au fond du premier niveau, où le salon donne sur une cuisine séparée.
Au bout de la cuisine, Zach replie une porte en accordéon qui ouvre sur une petite pièce confortable ;
une sorte de boudoir moderne.
— J’ai pensé que tu pourrais dormir ici. D’habitude, on l’utilise comme petit salon pour ceux qui
ont besoin de calme, mais tous les autres lits sont des couchettes installées à l’étage. Seule ma
chambre est équipée d’un vrai lit. Ce canapé est convertible et les draps sont dans le placard. Je te
proposerais bien ma chambre, mais elle est juste à côté des couchettes des garçons, tu seras donc plus
à l’aise ici.
D’un signe de tête, il désigne une autre porte à côté de la cuisine.
— Il y a une salle de bains juste là. J’ai dit aux autres de se laver en haut.
La curiosité de découvrir l’odeur de ses oreillers me donne presque envie de prendre sa chambre.
Quelle idée ! Ce n’est pas mon genre de penser une chose pareille. En tout cas, ce n’était pas mon
genre… Depuis ma rencontre avec Zach, j’éprouve des sentiments et des envies étranges, comme si je
ne savais plus faire la différence entre le bien et le mal. Surtout lorsqu’il est tout proche, comme à cet
instant ; assez pour que je sente son parfum. Quand je pense qu’il a pris toutes ces précautions pour
moi ! Il a vu juste, une fois de plus. Je craignais de devoir dormir dans une couchette ; le fait qu’il me
propose mon propre espace me va droit au cœur.
— Ici, ce sera parfait. Merci.
Il pose mes bagages au sol et nous restons là, plantés face à face à nous regarder dans les yeux
comme deux adolescents timides au bal de fin d’année. Je le ressens ainsi car tout y est : les mains
moites, les nœuds dans le ventre, tout. Zach avance doucement vers moi ; plus il s’approche et plus
l’air est étouffant.
— Je te laisse t’installer, murmure-t-il.
J’ai la gorge sèche et les pensées trop emmêlées pour trouver mes mots. Aucun de ses
mouvements ne m’échappe alors qu’il me tourne le dos pour quitter la pièce. Sur le pas de la porte, il
se tourne vers moi et repose son épaule contre le chambranle. Il essaie de se donner l’air décontracté
en fourrant ses mains dans ses poches, mais je vois bien que ses muscles sont tendus. Serait-il aussi
nerveux que moi ?
— Je suis vraiment heureux que tu sois là, Nicky. Merci d’avoir accepté.
Il me fait un clin d’œil et me laisse là, le regard dans le vide.
Le temps s’écoule sans que je fasse le moindre mouvement. D’ailleurs, je suis encore debout dans
ma nouvelle petite chambre lorsque le moteur du bus se met à ronronner.
Les images de ces derniers jours défilent dans ma tête. Comment ai-je pu passer de la vague idée
de rencontrer un homme à une invitation en coulisses, en passant par des places de concert au premier
rang ? Me voilà avec eux pour les trois semaines à venir, dans leur bus de tournée.
Quoi qu’il arrive, je sais que ma vie ne sera plus jamais la même.
Je n’espère qu’une chose : en sortir indemne.
Chapitre 7

— Tu sais jouer ?
La voix de Garrett me fait sursauter et mes doigts se crispent de surprise.
Il n’est pas très tard ; le bus s’est mis en route il y a environ une heure. Pourtant, je suis
mentalement épuisée. Installée sur l’un des canapés du salon, les yeux rivés sur ma liseuse
électronique, cela fait un moment que je relis la première phrase. Le contrecoup des événements
éprouvants de ces derniers jours me plonge dans un état de choc émotionnel.
Le lien qui m’unit à Zach est d’une intensité que je n’ai jamais éprouvée jusqu’alors, pas même
avec Marc. J’essaie d’identifier ce lien, de le comprendre, mais il reste insaisissable.
Impuissante, je ne peux qu’observer et ressentir cette intensité. Pour ce qui est de Zach, j’imagine
qu’il éprouve la même chose : si ce n’était pas le cas, pourquoi serais-je dans ce bus ? L’attirance
physique que m’inspire cet homme est indéniable, mais elle va bien au-delà de ses yeux vert
émeraude et de ses cheveux châtains soigneusement ébouriffés. Il y a forcément autre chose qui me
pousse vers lui, non ?
Je m’absorbe dans la contemplation de mes doigts qui tapotaient l’accoudoir du canapé avant de
croiser le regard de Garrett en lui rendant son sourire.
— J’ai su jouer, oui. C’était il y a longtemps.
Un an, trois mois, deux semaines et trois jours, sans vouloir compter. Mes douze années d’études
au conservatoire et ma capacité à reproduire spontanément un morceau à l’oreille prouvent que mon
talent était indéniable, mais je ne compte pas raconter ça à Garrett. Il vient de surprendre mes doigts
qui jouaient l’un de mes morceaux classiques préférés sur l’accoudoir du canapé. Cette œuvre de
Debussy n’est pas la plus compliquée que je connaisse, mais j’aime son rythme soutenu et son tempo
presto ; mes doigts la jouent par réflexe dès que je suis tendue. Certains mordillent le capuchon de
leur stylo, moi, je joue du Debussy.
Sous son regard interrogateur, j’ai l’impression d’être une énigme qu’il tente de décrypter.
J’imagine qu’il veut comprendre ce que je fais dans son bus de tournée alors que je ne connais Zach
que depuis trois jours. Me tiendra-t-il au courant le jour où il comprendra ce que son ami me trouve ?
J’apprécie beaucoup Garrett : il est décontracté par nature, un peu comme Zach et Chase. Le fait
qu’il soit fiancé me rassure. D’après Zach, Chloé nous rejoindra à Chicago ce week-end. Bien que je
ne la connaisse pas, je suis heureuse d’apprendre qu’une autre femme nous rejoindra car je m’échine
à trouver ma place au milieu de tous ces hommes.
— Je croyais que tu n’aimais pas la musique.
— Non, je t’ai expliqué que si elle ne connaît pas notre groupe, c’est parce qu’elle n’a pas écouté
de musique depuis longtemps. Si tu veux répéter ce que je dis, essaie au moins de trouver les mots
justes.
Je tourne la tête et souris en voyant Zach entrer dans la pièce, sa guitare pendue à l’épaule par la
sangle. Il était en pleine session de composition avec Jake et Chase. Les battements de mon cœur
accélèrent légèrement ; l’observer baignant dans son élément est un vrai bonheur. Je ne peux
m’empêcher de penser qu’il est l’homme le plus séduisant que je connaisse, c’est pourtant la vérité.
Il est même franchement canon.
Le plus difficile dans tout ce qui m’arrive est de comprendre pourquoi il prend la peine de parler
de moi à ses musiciens. Que leur dit-il, exactement ? Et pourquoi ne suis-je pas révoltée à l’idée de le
trouver attirant ? Après tout, c’est une sorte de trahison vis-à-vis de Marc.
Mon cerveau est en ébullition. Voilà beaucoup d’interrogations pour seulement quelques secondes
de réflexion.
Finalement, je pose la question à Zach tandis qu’il prend une bouteille d’eau dans le frigo avant de
nous rejoindre :
— Que leur as-tu raconté d’autre ?
Il comprend qu’une autre question préoccupante me brûle les lèvres. Lorsqu’il hausse les épaules
en me regardant droit dans les yeux pour me répondre, je soupire de soulagement.
— Le reste ne regarde que toi, Nic. Je n’ai pas à leur dire quoi que ce soit.
Sa façon d’incliner légèrement la tête sur le côté m’indique qu’il est honnête.
Garrett prend un air déconcerté, mais je l’ignore et retourne à ma lecture, bien que je ne
parvienne toujours pas à lire la première phrase. D’instinct, mes doigts me démangent : ils veulent
rejouer Debussy.
Heureusement, le groupe se réunit autour de moi, avortant une éventuelle crise d’angoisse de ma
part, et nous optons pour une partie de poker. À voir la mine décomposée de Jake et Garrett lorsque
je remporte leurs mises, je crois avoir gagné leur respect éternel. Mais la main chanceuse et l’œil
affûté de Chase nous mettent tous d’accord en fin de partie. La soirée passe et je finis par me dire que
ce virage inattendu que prend ma vie n’est peut-être pas si terrifiant, après tout.
C’est fou comme on peut changer en si peu de temps.

Le concert de Minneapolis reste un souvenir exaltant, mais celui de Chicago dépasse largement
mes espérances. Il a attiré vingt-cinq mille personnes, et, cette fois, j’assiste au spectacle depuis les
coulisses grâce à un passe qui me permet de me déplacer librement. Pendant une grande partie du
concert, je photographie les musiciens et la foule en délire. Ce soir est une sorte d’entraînement pour
les concerts à venir, puisque je n’ai encore jamais travaillé dans ces conditions. L’exercice promet de
m’enseigner de nombreuses choses que j’ignorais de mon propre travail. Après quelques morceaux,
je note dans un coin de ma mémoire qu’il me faudra acheter un nouvel objectif plus approprié aux
projecteurs qui éclairent la scène.
La moitié du concert s’est écoulée lorsque j’abaisse mon appareil photo pour prendre le temps de
savourer ces instants. Je suis sur le côté de la scène d’où une vue imprenable sur Zach me permet de
profiter au maximum de la chanson qu’ils entament – ma préférée. Les paroles racontent comme les
petites filles deviennent femmes tout en ayant besoin de la protection des hommes et de leur affection.
Elles racontent aussi que les pères doivent apprendre à leurs filles à se montrer fortes ; elles évoquent
les défauts des garçons et la cruauté dont ils font parfois preuve. Le rythme de cette chanson donne
envie de taper du pied, mais ce n’est pas seulement pour cela que je l’adore : c’est aussi parce que
Zach chante chaque mot avec sincérité. Il est le genre d’homme à chérir et à protéger ceux qu’il aime.
À Minneapolis, c’est en chantant cette chanson qu’il a plongé son regard jusqu’au fond de mon
âme. Cette pensée me fait sourire, car justement il tourne la tête vers moi et poursuit sans détourner le
regard vers la foule une seule fois, comme pour me promettre qu’il saura prendre soin de moi. Une
vive bouffée de chaleur me coupe la respiration.
Je m’efforce de garder une attitude professionnelle et un calme à toute épreuve jusqu’à la fin du
concert malgré la multitude d’émotions qui m’envahit. Confusion, joie, espoir et crainte me
submergent à un rythme effréné sans que je comprenne pourquoi la présence de Zach me bouleverse
tant. Pourquoi Zach a-t-il le don de souffler ainsi le chaud et le froid sur ma vie ? Pourquoi ai-je
accepté de l’accompagner en tournée ?
— Tu dois être Nicky, c’est bien ça ?
La douce voix me fait sursauter. Bien que nous soyons entourées de bruit, cette voix est aussi
onctueuse qu’un bol de crème. À côté de moi se tient la plus séduisante jeune femme que j’aie jamais
vue. Elle est petite, ses longs cheveux de jais entourent son joli visage en cœur, ses escarpins roses et
sa robe gris perle mettent en valeur une silhouette de rêve, une silhouette pour laquelle des femmes
seraient prêtes à payer des sommes astronomiques. Elle est toute menue, magnifique… et elle connaît
mon prénom ?
Apparemment, je cache très mal ma surprise. Elle a la délicatesse de faire abstraction de mon
regard envieux posé sur ses sublimes chaussures et me tend la main.
— Je suis Chloé, la fiancée de Garrett.
Mes épaules se détendent aussitôt et je lui serre la main.
— Enchantée. Garrett m’a beaucoup parlé de toi.
Son sourire éclatant trahit sa joie à cette confidence. N’y a-t-il rien qui ne soit pas sublime chez
cette femme ?
— Garrett m’a aussi beaucoup parlé de toi… Enfin, il m’a confié ce que Zach lui a raconté à ton
sujet.
Ce petit bout de commérage croustillant déclenche une étincelle dans ses yeux. Je devrais peut-être
m’inquiéter de ce qu’a pu révéler Zach sur moi. Pourtant, la curiosité l’emporte. Je demande en levant
un sourcil :
— Et ?
— Je ne répéterai pas ce qui ne me regarde pas. Tu le sauras bien assez tôt.
Chloé referme la bouche pour me décocher un grand sourire. J’adore son petit air espiègle, je
sens qu’on va bien s’entendre, elle et moi. Juste avant la fin du concert, nous nous dirigeons ensemble
vers la salle commune pour discuter en nous épargnant le volume assourdissant des enceintes. Le côté
enjoué et taquin de Chloé me fait penser à Mia.
Garrett n’a pas une carrure imposante, mais Chloé est si petite qu’il pourrait la balader où il veut
comme une poupée. Malgré ses talons de dix centimètres, elle fait toujours une tête de moins que moi
alors que je ne mesure qu’un mètre soixante-cinq.
Le concert doit être terminé maintenant, car la pièce commence à se remplir de fans munis de
badges. Il y a beaucoup d’appareils photo autour de moi, et, même si nous avons quitté le Minnesota,
je préfère rester à l’écart pour n’apparaître sur aucun cliché.
Tranquillement postée dans un coin, je prends moi-même quelques photos, lorsque Zach et ses
acolytes entrent dans la pièce. Derrière l’objectif, je perçois clairement la manière dont les visages
féminins évoluent de l’appréhension au désir fulgurant dès l’instant où Zach franchit le pas de la
porte. Je jubile intérieurement, car je sais que c’est moi qui remonterai dans le bus avec eux ce soir.
Soudain, une autre pensée me glace le sang.
Et s’ils emmenaient avec eux l’une de ces femmes ? Si Zach ramenait une autre femme dans le
bus ? Il paraît évident que je l’intéresse d’une manière ou d’une autre et il m’a clairement précisé que
les groupies ne l’intéressent pas. Mais les nombrils exhibés sont nombreux ce soir. Et si notre amitié
naissante – ou plutôt cette chose sans nom qui nous unit – n’évoluait pas assez vite à son goût ? Après
tout, il est toujours célibataire et ce ne sont pas les tentations qui manquent.
J’ai le souffle court à cette pensée : peut-être est-ce la seule chose qu’il attend de moi. Je n’ai
connu aucun autre homme que Marc. Or, si j’ai bien compris, cela fait plusieurs années que Zach
multiplie les conquêtes sans lendemain. Si je parviens à franchir cette étape avec quelqu’un, serai-je à
la hauteur face à un homme aussi expérimenté que lui ?
Avec un profond soupir, j’abaisse mon appareil photo et tente de calmer les pulsations de mon
cœur qui s’emballe. S’agit-il des prémices d’une crise cardiaque ?
Je tourne le dos à la foule et me dirige vers le bar, au fond de la pièce, pour quémander un verre.
Mes pensées s’emmêlent entre probabilités et scénario catastrophe, et il m’est impossible de me
concentrer sur des prises de vue intéressantes.
Mon regard a croisé celui de Zach plusieurs fois depuis qu’il est entré dans la pièce, mais, pour
l’instant, je préfère l’éviter afin de garder le contrôle de mes pensées, et surtout de mes pulsions… À
chacun de ses pas vers moi, je me détourne dans une autre direction ou dégaine mon appareil, faisant
mine de travailler. En me retournant brusquement, je bouscule quelqu’un.
Ethan. Depuis le premier soir, il y a quelque chose chez lui qui m’inquiète – cela ne me dit rien
qui vaille. En plus de se montrer glacial envers moi, il me dévisage comme si ma présence le
dérangeait. Je ne comprends pas ce qu’il me reproche.
Ce soir, comme d’habitude, il me toise du coin de l’œil avec son regard charbonneux.
— Tu as pris de bonnes photos, ce soir ?
Pourquoi me pose-t-il cette question ? Il s’en fiche comme de sa première chemise. Puisque ce
sont les premiers mots qu’il m’adresse en dehors des grognements faisant habituellement office de
salutations, je décide de lui répondre :
— Quelques-unes, peut-être. Mais j’ai besoin de plus de pratique pour maîtriser les lumières et les
mouvements. En tout cas, vous avez assuré, ce soir.
Les mots sortent de ma bouche d’un ton hésitant et tremblotant que je ne me connais pas et qui
trahit l’impression désagréable que m’inspire la présence de cet homme.
Pendant un instant, il reste silencieux, mais ses yeux fixent les miens, puis me toisent des pieds à la
tête et inversement. Il me procure la désagréable sensation d’être plus nue que je ne le suis déjà dans
cette robe bustier noire et trop courte à mon goût, avec mes escarpins à bout ouvert en cuir vernis
rouge. La bouche d’Ethan se tord en un rictus ; dans ses yeux, je me sens répugnante. À vrai dire, j’ai
l’impression que la façon dont il me regarde est salissante et qu’un bon bain ne serait pas du luxe
pour y remédier à son évaluation. Je me détourne, en quête d’une excuse, quelque part autour de moi,
qui me permettrait de me libérer de ses griffes sans passer pour une insolente. Mon regard croise
soudain celui de Zach ; je le vois se crisper lorsqu’il distingue mon interlocuteur.
Cela fait deux fois que je le vois réagir de cette manière en présence d’Ethan. Que s’est-il passé
entre eux pour provoquer une telle tension ?
— Tu es plus jolie que les autres nanas.
La voix d’Ethan me ramène à mon triste sort.
— Pardon ? Les autres nanas ?
Il esquisse un sourire satisfait. Son arrogance commence sérieusement à m’agacer.
— Tu crois vraiment que tu es la première fan qu’il drague et invite à nous suivre en tournée ?
Médusée, je contemple la fierté victorieuse qui émane de lui. Que croit-il avoir gagné, au juste ?
— Oh, tu croyais être la première ? C’est tellement mignon…
D’accord. Maintenant, je suis choquée. J’aimerais le rembarrer, mais, soudain, deux mains
l’attrapent par le col et l’emportent loin de moi.
Un cri m’échappe tandis que Zach le colle au mur et lui grogne quelque chose à l’oreille, à
quelques mètres de moi. Ethan est vraiment incontrôlable, je prends peur pour Zach, lui aussi
exaspéré. Étrangement, je remarque que personne autour de nous ne semble les remarquer, ou, en tout
cas, personne ne se soucie de les voir dans cet état. Peut-être que ce genre d’altercation est plus
courante que je ne le pensais.
Tous les deux se marmonnent des reproches que je ne perçois pas à cette distance, mais, à voir
l’expression de Zach et ses épaules tendues, ce ne sont pas des mots doux. Je m’approche de quelques
pas.
Zach m’aperçoit du coin de l’œil et se fige un instant avant de reprendre une dernière fois Ethan
par le col.
— Laisse-la tranquille, ordonne-t-il, menaçant, entre ses dents serrées.
Ethan recule tranquillement d’un pas, manifestement guère perturbé par leur dispute, et prend un
air amusé en balayant sa chemise du revers de la main comme pour chasser une poussière. Il me lance
un bref regard et revient sur Zach avec un rictus :
— Je te laisse, mon vieux. Éclate-toi bien avec ta poupée.
Puis il s’éloigne avant que Zach ou moi n’ayons le temps de lui répondre.
Une fois Ethan suffisamment loin pour me permettre de reprendre mes esprits, je prends
conscience de ce qu’il vient de me dire. Je ne suis qu’une fille parmi tant d’autres… Quelle idiote ! Et
naïve, par-dessus le marché ! Les femmes s’attroupent autour de lui depuis toujours. Ce doit être sa
manière de nous draguer : il joue au mec normal, soi-disant heureux d’être lui-même en notre
présence, puis nous attire dans son lit.
Combien de temps attendrait-il que j’accepte de coucher avec lui avant de me jeter du bus d’un
coup de pied aux fesses ? Les pensées se bousculent dans ma tête, si bien que je tressaille lorsque
Zach pause la main sur mon bras.
— Ça va ?
Il s’inquiète pour moi. Mais fait-il semblant ? Ou craint-il qu’Ethan n’ait trahi ses intentions et que
je ne m’en aille avant qu’il n’ait mis son plan à exécution ?
Je ne sais plus quoi penser. Pire encore, je m’en veux d’avoir marché si facilement. Mais je lui en
veux aussi à lui : je me suis confiée au sujet de Marc et Andrew, et il faisait mine de se sentir
concerné.
Mes mots sont à peine intelligibles.
— Non, ça ne va pas très bien. Je dois partir.
Je fais volte-face et me précipite à travers la foule avant qu’il ne me retienne. Je dois sortir d’ici
pour réfléchir et m’éclaircir les idées. Zach a toujours été si sincère et gentil… Enfin, c’est ce que je
croyais. Je n’arrive pas à imaginer qu’il faisait semblant. Cette joie malsaine que j’ai lue sur le visage
d’Ethan lorsqu’il m’a parlé d’autres filles prouvait qu’il prenait un malin plaisir à me cracher les
raisons de ma présence ici. Tandis que je franchis la porte pour m’enfoncer dans le couloir au pas de
course, j’entends Zach crier mon nom.

Zach

Je crie le nom de Nicky une dernière fois et ralentis en la voyant s’immobiliser dans le couloir.
Pourquoi ai-je besoin de lui courir après ? Pourquoi m’importe-t-il autant de la savoir heureuse ?
Ethan a peut-être raison, après tout. Peut-être que c’est encore une fan qui essaie de m’amadouer pour
récolter son heure de gloire, ou pour gagner l’accès à ma carte de crédit.
Nicky est essoufflée et me lance un regard noir. Non, Ethan a tort. Depuis le soir des balances à
Minneapolis, je n’arrive pas à me la sortir de la tête. En quelques secondes, elle peut passer d’un état
d’affolement critique à une joie de vivre explosive. Elle est à la fois belle et sexy sans même s’en
rendre compte, ce qui la rend plus séduisante encore.
Mon travail ne l’impressionne pas ; elle semble m’apprécier pour ce que je suis réellement. C’est
du moins ce que j’espère. L’idée de désirer quelqu’un comme je la désire me donne la chair de poule.
Pourtant, cela fait des années que je me fiche de savoir ce que quelqu’un pense de moi. Alors
pourquoi elle ?
Au souvenir du regard sombre d’Ethan, mon corps se raidit de colère. Après la terrible période
que Nicky vient de traverser à cause de la perte de son mari et de son fils, j’ignore pourquoi, mais je
refuse qu’elle ait à subir dès le début de la tournée l’atmosphère pesante qui règne entre Ethan et moi.
Je serre les poings en faisant craquer mes articulations pour retenir autant que possible mon envie
de retourner dans la salle commune pour frapper Ethan. Ce ne serait pas la première fois, et, après
tout, il le mérite amplement.
La question est idiote car je connais la réponse, mais je la pose malgré tout en grinçant des dents :
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Zach, je refuse de coucher avec toi !
Ah. Je ne pensais pas à ça…
Maintenant qu’elle aborde le sujet, des images prennent forme dans mon esprit et j’imagine déjà
toutes les choses que je rêve de lui faire. Non ! Je me mords la joue et me gratte le nez pour cacher le
rire mais aussi le choc que sa réponse m’inspire. Elle est déjà troublée, je ne voudrais pas aggraver
son état.
Et puis, j’ai besoin d’effacer toutes ces images qui dansent dans ma tête.
Nicky n’est pas encore prête pour ça, c’est évident. D’habitude, je ne suis pas attiré par les filles
indécises et révoltées, mais avec elle c’est différent. À cet instant, je vois brûler dans ses yeux une
myriade de sentiments. Aurais-je devant moi celle qu’elle était avant l’accident ? Celle qu’elle tente de
faire taire par tous les moyens ? Parce que, si tel est le cas, elle est plus sexy que jamais !
— Je ne crois pas t’avoir demandé une chose pareille.
Mes lèvres esquissent un sourire timide.
En me voyant approcher d’elle, Nicky se cache le visage dans les mains. J’aimerais pouvoir la
toucher, la sentir tout près de moi, faire courir mes doigts sur sa peau et respirer le parfum de ses
cheveux. Ils sentent la framboise. Au risque de nuire à mon image virile, j’admets que cette odeur me
rend fou.
J’essaie de garder une voix calme et posée.
— Nic. Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?
— Il m’a dit que je ne ressemblais pas aux autres nanas que tu invitais dans ton bus de tournée.
Bon sang ! J’aurais dû mettre mon poing dans la figure d’Ethan quand j’en avais l’occasion. À
l’heure qu’il est et avec tout l’alcool qu’il a ingurgité, il est sûrement déjà rond comme une queue de
pelle ; ce ne serait même pas drôle de le frapper. D’accord, la dernière conquête d’Ethan l’a
ridiculisé. Et alors ? Je n’y peux rien, moi ! Et ce n’est pas mon problème non plus s’il n’arrive pas à
rester fidèle ! Je lui en veux d’avoir semé le doute en Nicky. Elle n’est pas comme toutes ces filles qui
se jettent à nos pieds, je m’en suis aperçu dès le premier soir au bar, lorsqu’elle est venue nous parler
pour la première fois.
— Tu n’es pas comme elles. Elles n’étaient pas…
Je m’interromps pour prendre une profonde inspiration.
— Je n’ai jamais invité qui que ce soit à me suivre en tournée. En revanche, il m’est arrivé
d’inviter des filles dans le bus… pour un soir.
Je n’arrive pas à croire que je viens de l’admettre, c’est pourtant la vérité. Dans ses yeux, je lis un
mélange de doute et de gêne. Une envie fulgurante de frapper dans un mur me démange les doigts.
Depuis le début, elle s’est montrée honnête envers moi en me racontant sa triste histoire, et maintenant
elle pense que je ne l’ai invitée que pour coucher avec elle ?
— Ces derniers mois, Ethan et moi avons eu quelques… désaccords.
Pour être précis, on ne s’entend plus depuis que la dernière groupie qu’il a invitée dans le bus l’a
laissé tomber pour se jeter à mes pieds en me voyant entrer dans la pièce. Je n’ai jamais voulu de cette
fille, mais ça n’a pas empêché Ethan d’être en rogne après moi.
— Quoi qu’il t’ait dit ce soir, sache que ce n’était que pour te blesser et pour me provoquer.
J’aimerais la prendre dans mes bras, l’embrasser, lui faire comprendre que je suis sincère, mais
elle semble si perdue que je préfère m’abstenir. Lentement, dans ses yeux, le doute laisse place à la
confiance. Elle pousse un soupir.
Elle me croit. Alors je poursuis :
— Tu n’es pas comme les autres femmes que j’ai pu connaître. Ma popularité, mon métier, tout ça
ne t’impressionne pas. Je sais que tu m’apprécies pour ce que je suis. Et tu es douce, passionnée par ce
que tu fais. Si je t’ai proposé de venir avec moi en tournée, c’est parce que je veux prendre le temps
de te connaître. Je n’ai pas de mauvaises intentions à ton égard, je te le jure.
Encore une fois, mes lèvres se crispent pour réprimer un sourire. Il y a quelques minutes, elle a
évoqué le sexe, et j’avoue avoir songé l’espace d’un instant à la sensation que me procureraient ses
jambes enroulées autour des miennes.
— Enfin, disons que mes intentions sont honorables à quatre-vingts pour cent.
Le petit sourire qui illumine le visage de Nicky me donne envie de la serrer dans mes bras, mais
je me retiens pour ne pas l’effrayer. Cette fille-là a besoin de temps et d’attention. Le plus étrange,
c’est que je suis prêt à attendre le temps qu’il faudra.
— La soirée a été longue, murmure-t-elle. Pour l’instant, je retourne au bus.
Je suis soulagé de voir cette petite étincelle réapparaître dans son regard. Je n’ai pas souvent eu
l’occasion de la voir, mais je compte bien la voir briller plus souvent dans les jolis yeux de Nicky.
— Je t’accompagne.
— Non, ça va aller. Rejoins les autres. Ils vont sûrement sortir ce soir.
Je me fiche complètement de ce bar où ils ont l’intention de se rendre tout à l’heure. Ce qui
m’intéresse, c’est rester auprès de cette femme. Je hausse les épaules pour lui faire comprendre que
ça m’est égal, puis lui prends la main et l’accompagne dans le couloir avant qu’elle n’ait le temps de
protester.
— Je préfère rester avec toi.
Chase et Jake me le feront sans doute payer, mais je m’en fiche. Je n’ai pas ressenti ça pour
quelqu’un depuis des années. Si Nicky reste avec nous trois semaines, autant profiter dès maintenant
de chaque instant passé avec elle.
Bon sang, mais qu’est-ce qui m’arrive ?

Chapitre 8

Nicky

Le lendemain matin, des coups frappés à la porte me sortent du sommeil. Où suis-je ? Quelques
secondes s’écoulent avant que je reconnaisse le bus de tournée. Je me frotte les yeux pour me
réveiller tandis qu’on frappe de nouveau.
— Une minute, j’arrive !
Je sors du lit, enfile un pantalon de pyjama et une robe de chambre afin de couvrir mon caraco de
satin.
Derrière la porte, je découvre avec surprise que Zach m’attend, déjà habillé, en jean et chemise
blanche à manches longues retroussées au-dessus du coude, dévoilant ainsi le tatouage de son avant-
bras qui représente un serpent enroulé autour d’une croix celtique. La vieille casquette de base-ball
trouée enfoncée à l’envers sur sa tête lui donne l’air d’un type normal et incroyablement sexy. Le
matin n’est pas le moment de la journée que je préfère. Habituellement, une ou deux tasses de café
sont nécessaires pour mettre le moteur en marche, mais la vue de Zach me fait l’effet d’une douche
froide. Son regard curieux me fait rougir. Comparée à lui, je dois passer pour une épave.
— Prépare-toi.
Hein ?
— Aujourd’hui, je t’emmène en balade. J’ai prévu tout un programme, on n’a pas une minute à
perdre.
Son sourire est contagieux, bien que sa soudaine autorité me laisse penaude.
— Quoi ?
J’ai peut-être besoin de ma tasse de café matinale, finalement.
— Quelle heure est-il ?
— Environ 9 heures. Mais je veux t’emmener faire le tour de la ville et j’ai prévu d’autres choses
pour ce soir, on ferait mieux d’y aller.
Je prends une mine agacée et pousse un soupir.
— Laisse-moi au moins boire mon café.
En le contournant pour me rendre dans la cuisine, je remarque que personne n’est encore levé.
— Où sont passés les autres ?
Appuyé contre la porte de ma chambre, Zach me regarde tourner en rond dans la cuisine.
— Ils dorment encore. Ils se sont couchés tard, ou plutôt tôt ce matin.
La chaleur du café dans ma gorge suffit à me faire apprécier le réveil. Je hausse un sourcil.
— Tu comptes me dire ce qu’on va faire aujourd’hui ?
— Non.
Je ris, mais il ne sourcille pas.
— Allez, juste un indice ! Dis-moi au moins ce que je dois porter.
Il se redresse et passe devant moi pour se rendre dans le salon, puis s’affale dans le canapé et
allume la télévision. Sans même me regarder, il me lance :
— Habille-toi comme d’habitude. Oh, et porte quelque chose de violet.
Un sourire diabolique se dessine sur son visage.
Je ne comprends pas et m’inquiète presque, mais il ne daigne toujours pas lever les yeux vers
moi.
— Du violet ?
— Ouais. Du violet.
Dans un soupir, je retourne dans ma chambre pour me préparer.

Une fois installés à l’arrière de l’imposante voiture utilitaire de sport qu’il a louée pour la
journée, je lui repose la question qui me taraude :
— Peux-tu me dire où on va ?
Tout ce que je constate pour l’instant, c’est que Darren sera notre chauffeur.
Intérieurement, je me félicite d’avoir emporté dans mes valises mon tee-shirt violet foncé à
manches trois-quarts ; avec mon jean serré et mes bottes cavalières, je suis à la fois classe et
décontractée, comme Zach. J’avoue avoir monopolisé la salle de bains le temps de me coiffer et de
me maquiller et j’espère ne pas passer pour une fille superficielle. En sortant de ma chambre, j’ai
surpris son regard admiratif. Il me trouvait jolie et c’est tout ce qui importe.
— Je pensais t’emmener faire du shopping sur Michigan Avenue avant de t’inviter à manger un
morceau quelque part.
Je ne réponds pas, mais quelque chose me dit qu’il a autre chose en tête que du shopping et un
déjeuner. Après vingt minutes de route, Darren nous dépose sur Michigan Avenue. Admirative, je
découvre Chicago pour la première fois. Je suis très touchée que Zach veuille m’emmener en ville.
Pendant une bonne heure, nous découvrons une dizaine de boutiques, mais je n’achète rien.
Lorsque nous sortons du dernier magasin, Zach me demande pourquoi je sors les mains vides. Je
hausse les épaules : je n’en sais rien. Papoter avec Zach en faisant du lèche-vitrines dans ces boutiques
de luxe me suffit pour passer un excellent moment, je n’ai pas songé à acheter quoi que ce soit.
— Si tu n’achètes rien dans la prochaine boutique, c’est moi qui choisirai quelque chose pour toi.
Tiens, ici, par exemple.
Je ne peux réprimer un petit cri de stupéfaction lorsque je vois qu’il désigne du doigt un sac Louis
Vuitton. Je ne le laisserai jamais dépenser une somme pareille pour moi. Et puis, je gagne assez pour
ne pas avoir besoin de son argent.
— Je refuse que tu m’achètes quoi que ce soit. Encore moins un sac Vuitton ! Tu es complètement
fou, Zach.
Il s’en fiche.
— Alors choisis autre chose.
Bon sang, il ne lâchera pas l’affaire. Or, la dernière chose dont j’aie envie aujourd’hui, c’est de
repartir avec un sac hors de prix dont je n’ai pas besoin et que je n’ai pas payé.
— Mon truc, c’est plutôt les chaussures…
Son regard analyse les différentes boutiques de la rue. Je me reprends :
— Mais je refuse que tu débourses un dollar pour moi.
— Et pourquoi pas ? J’en ai plein, des dollars !
Dans sa bouche, tout a l’air si facile. Il ne se vante pas, il dit simplement la vérité. Il doit avoir
tellement d’argent qu’il ne sait plus quoi en faire.
Je me dirige vers un grand magasin au coin de la rue. De toute manière, j’avais l’intention de me
trouver une paire de bottines grises pour l’hiver, autant les acheter maintenant.
— Moi aussi, figure-toi.
Je marmonne ces mots moins pour lui que pour moi-même, mais il les entend et me lance un
regard interrogateur. Il lui semble étrange qu’une photographe de portraits de famille puisse gagner
« plein de dollars », alors je m’explique :
— Après l’accident, on m’a versé une grosse somme suite à un accord. Sans compter l’assurance-
vie de Marc.
De l’argent sale, à mes yeux. Plusieurs millions de dollars m’étaient proposés dans un accord à
l’amiable si j’acceptais de ne pas porter plainte contre le chauffeur du véhicule qui a tué Marc et
Andrew. Je ne voulais pas de cet argent, même s’ils pouvaient largement se le permettre. Autour de
moi, tout le monde me poussait à accepter sous prétexte que cela permettrait d’étouffer le scandale
plus rapidement que si je portais plainte. Avoir cet argent me dérange profondément. L’assurance-vie
de Marc suffit largement à couvrir mes besoins. Si j’ai accepté cet accord, c’était surtout par
épuisement ; j’en avais assez d’entendre le nom de ma famille répété et étalé dans la presse à
scandales. Les médias ne se lassaient pas d’afficher les visages de Marc et Andrew en première page
du journal pendant des semaines. L’idée de porter plainte ne m’avait pas effleuré l’esprit. En
revanche, dès que les journalistes ont eu vent de la somme convenue entre la famille du chauffeur et
moi, ils ont pris un malin plaisir à divulguer leur scoop. Ils ne donnaient pas d’informations
erronées, mais je n’ai pas pu accepter le fait qu’on me qualifie de « croqueuse de diamants ». Au bout
de deux mois, l’histoire s’est enfin tassée et ils m’ont laissée tranquille.
N’ayant aucune envie d’en révéler plus à Zach sur cette période difficile, je lui prends alors la
main et l’entraîne vers le grand magasin. Après une heure d’essayage dans le rayon chaussures, je
trouve enfin la paire de mes rêves et nous ressortons avec mes nouvelles bottines sous le bras.
Une fois de retour dans la rue, je pousse un soupir :
— Je suis épuisée !
Je n’ai pas fait de shopping depuis des mois, j’ai oublié à quel point il peut être éreintant d’essayer
des dizaines de paires de chaussures.
— Prête pour aller déjeuner ?
— Absolument ! Tu as une idée en tête ?
Je l’observe pour tenter de percer à jour ses intentions, mais il ne laisse rien paraître. Il sort
simplement son portable, écrit un bref texto, puis le range dans sa poche.
— Darren ne va pas tarder. Je pensais qu’on pourrait faire simple : hamburger et bière, par
exemple ?
— Ça me semble parfait.
Et ça l’est. J’apprécie de voir que Zach n’essaie pas de recourir à sa célébrité et sa fortune pour
m’en mettre plein la vue. En oubliant le sac Vuitton, bien sûr. Si nous nous rendions dans un
restaurant cinq étoiles à Chicago, je suis persuadée qu’on lui proposerait la meilleure table, peut-être
même dans un salon privé.

Nous nous garons devant une brasserie pour le moins banale, donc idéale. En l’entendant parler
de hamburger et de bière, j’étais loin de penser pouvoir le prendre au mot. L’aspect « normal » du
lieu me sécurise ; c’est une brasserie de celles où nous allions prendre un verre autour d’une partie de
billard avec Mia et Marc. L’endroit semble me correspondre autant qu’à Zach. Si on fait abstraction
de sa célébrité, on a affaire à un type on ne peut plus normal. D’ailleurs, il met un point d’honneur à
me le prouver et j’apprécie.
Devant notre demi-pression, je ne peux retenir un rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
Avant de répondre, je promène un regard autour de moi en souriant. C’est la fin de l’après-midi,
il est encore trop tôt pour dîner et nous sommes presque les seuls clients de la brasserie. Cela me
rappelle le Jack’s Bar le soir de notre rencontre : l’endroit était désert. Quand je pense que c’était il y
a seulement quatre jours…
— Rien de particulier. Je suis sur mon petit nuage, voilà tout. Il y a une semaine, ma vie était triste
au possible et je ne te connaissais pas. Aujourd’hui, me voilà à Chicago ; j’assiste à tes concerts
depuis les coulisses et je voyage dans ton bus de tournée. Tout ça me semble un peu étrange.
— Beaucoup de changements en peu de temps, pas vrai ?
— Oui, c’est clair. Honnêtement, je m’amuse comme une folle.
Je l’admets sans aucune honte. La transition a beau être violente, je suis fière d’avoir accepté de
venir et d’assumer le fait d’être avec lui sans laisser Ethan gâcher mon bonheur.
Je ne peux m’empêcher de froncer les sourcils en pensant à ce dernier ; ce qui n’échappe pas à
Zach, mais je préfère ne pas en parler. Au lieu de cela, je désigne les tables de billard alignées au fond
de la salle.
— Tu veux faire une partie ?
Zach me regarde avec des yeux ronds.
— Pourquoi, tu sais jouer ?
Je lui adresse un petit sourire en coin.
— Je me débrouille.
En deux bouchées, nos hamburgers font déjà partie du passé et nous nous dirigeons vers une table.
Tout en l’observant mettre les billes en place sur le tapis vert, je lui propose de casser.
— Ah non ! Les demoiselles d’abord, déclame-t-il en me faisant signe d’approcher de la table
avant de se choisir une queue parmi celles pendues au mur.
Je me penche sur la table, stabilise ma queue pour viser au mieux, et tire. La blanche frappe en
plein cœur le triangle de billes colorées, mais pas assez fort pour marquer des points. Le numéro 5
roule jusqu’au coin, à l’autre bout de la table, puis se stabilise juste au bord du trou.
— À ton tour.
Zach n’a aucune difficulté à entrer la bille, puis annonce qu’il prend les pleines, me laissant ainsi
les cerclées. Nous poursuivons la partie. Il est très doué et son jeu m’impressionne. Après quelques
ratés, je perds finalement la partie lorsqu’il loge la bille noire dans un trou alors qu’il me reste trois
cerclées en jeu.
— Tu m’as dit que tu te débrouillais ! s’exclame-t-il.
Les yeux plissés, il me défie clairement. Je me retiens de rire et hausse les épaules, faisant mine de
ne pas être affectée par ma défaite.
— Je dois être un peu rouillée. On fait la revanche ? Disons trois parties. Je parie cinquante
dollars que je gagne.
— Je ne sais pas, Nicky. Après t’avoir vue à l’œuvre, je me dis que ce serait comme arracher un
chocolat des mains d’un enfant.
Levant les yeux au ciel, je remets les billes en place et laisse Zach casser. Il marque une cerclée et
une pleine, mais annonce qu’il prend les pleines.
— Alors, Zach Walters ? Comment le vis-tu ?
Il lève les yeux vers moi.
— Sans vouloir me vanter, je trouve que je suis plutôt bon à ce jeu-là.
Puis il s’appuie contre le bord de la table et me lance un regard interrogateur en croisant les bras :
— Mais de quoi parles-tu, exactement ?
Avant de répondre, j’envoie la bille blanche qui s’en va frapper l’une de ses pleines pour
l’éloigner d’un trou, avant de ricocher contre ma bille de 10 qui s’engouffre tout droit dans un trou à
l’autre bout de la table. Lorsque je lève la tête vers Zach, je vois qu’il est impressionné.
— Je parle de ta vie en général : depuis que nous sommes entrés dans cette brasserie, au moins
douze nanas t’ont déjà déshabillé du regard. Certaines ne se sont pas gênées pour te prendre en photo
avec leur portable. Et tu vois la fille, là-bas ?
Je pointe du doigt une Barbie blonde à forte poitrine installée quelques tables plus loin et qui nous
regarde sans se gêner.
— Elle se tripote les cheveux depuis cinq bonnes minutes pour trouver le courage de venir te
parler.
Zach se retourne pour voir de qui je parle, puis me regarde de nouveau en haussant les épaules.
— Je ne les vois plus. Enfin, presque plus.
Son dernier coup manque sa cible et me fait sourire. Il recule près d’une table haute et s’y adosse,
les bras croisés, en me lançant un regard suspicieux.
— Serais-tu jalouse ?
Je lève les yeux au ciel : Moi ? Absolument pas !
Ou peut-être un peu ? Bon, d’accord, je suis un peu jalouse. Mais il peut rêver pour que je
l’admette.
— Moi ? Sûrement pas.
— Dommage, je suis sûr que la jalousie te rendrait très jolie.
Je pose un poing sur ma hanche et lui décoche un sourire effronté.
— Zach Walters, seriez-vous en train de me faire du gringue ?
Un pas après l’autre, il s’approche lentement de moi jusqu’à presque me toucher, puis plonge son
regard soudain sombre dans le mien.
— Il serait temps que tu t’en aperçoives.
Le temps passe, nous ne bougeons pas. Après un instant de silence, ses lèvres affichent un petit
sourire m’inspirant charme et… désir. Mon corps se réchauffe instantanément à la seule pensée de ses
mains contre ma peau, puis au creux de mes reins pour m’attirer contre lui. Ces images surgissent de
nulle part.
Zach s’éclaircit soudain la voix et recule d’un pas, m’offrant un instant pour reprendre mes
esprits et rompant le charme pour ne pas me laisser dans cet état, tremblant comme une adolescente.
Mais, déjà, je le trouve trop loin de moi.
— Au début, c’était génial, répond-il finalement. Ce n’était pas évident à gérer, mais vraiment
génial. Je mentirais si je disais que la presse ne répandait que des mensonges. Toute l’attention que je
suscitais dépassait l’entendement ; je ne pouvais pas sortir de chez ma mère, de chez moi, sans qu’un
groupe de photographes ou de fans hystériques se mettent à hurler mon nom. Je suis un mec, et la
tentation était forte…
Ses confidences le font rougir. L’espace d’un instant, je me demande à quoi – ou à qui – il pense,
mais cette question doit rester sans réponse ; je ne veux pas savoir.
— Cela dit, toute cette euphorie, ça ne dure pas. J’ai très vite appris à me maîtriser. J’ai mûri. Plus
vite que d’autres, je suppose. Maintenant, ils me fichent la paix et ne viennent m’embêter que lors de
séances de shopping ou de soirées au restaurant. Je savais à quoi m’attendre lorsqu’on m’a décerné
l’album de platine, et je ne crache pas dans la soupe. C’est un rêve qui se réalise, il ne faut pas
l’oublier. Et puis, il y a des avantages.
— Lesquels ? Quel avantage préfères-tu ?
— Les jets privés, ne jamais faire la queue nulle part et les voitures de sport hors de prix, voilà un
véritable luxe. Et le nec plus ultra : je peux prendre soin de ma mère et de ma petite sœur. Il y a aussi
les concerts, évidemment. L’adrénaline que procure la scène est indescriptible. Je ne me lasserai
jamais de cette folie qui s’empare de moi lorsque je suis là, devant des milliers de fans qui hurlent les
paroles de ma musique. C’est un rêve de gamin qui se réalise aujourd’hui, et j’ai bien l’intention d’en
profiter. (Il marque une pause.) De tous les avantages de ce métier, tu représentes celui que je préfère :
le fait de rencontrer de nouvelles personnes dans des petits bars perdus au fin fond du Mid-Ouest.
Sous son regard appuyé, je ne retiens plus mon sourire en le voyant approcher lentement de moi,
jusqu’à ce que nos pieds se frôlent. Je relève le menton pour le regarder dans les yeux, laissant
échapper un soupir tandis que sa main se lève doucement vers mon visage. Avec une douceur
contrôlée, il chasse une mèche de cheveux derrière mon oreille avant d’épouser l’arrondi de ma joue
avec la paume de sa main.
— Te rencontrer est l’une des plus belles choses qui me soient arrivées ces dernières années.
Les mots me manquent. Heureusement, la lumière tamisée dissimule la couleur de mes pommettes
soudain si empourprées que j’ai le sentiment qu’elles vont lui brûler les doigts. Nous restons ainsi
pendant de longues minutes silencieuses. Va-t-il m’embrasser ? Redoutant ce moment pour lequel je
ne me sens pas encore prête, je recule d’un pas et me retourne vers la table de billard. C’est mon tour
de jouer.
J’envoie sans effort la bille noire dans un trou latéral et lui décoche un sourire fier.
— Game over.
— Comment as-tu fait ?
Tout en l’écoutant parler, j’ai joué toutes mes billes les unes après les autres. Je sirote ma bière
sans le quitter des yeux.
— J’ai dit que j’étais rouillée, pas que je ne savais pas jouer.
La troisième partie s’achève comme la deuxième : je gagne haut la main.
— C’est un traquenard ! Tu m’as mené en bateau !
J’éclate de rire.
— Mia avait un billard chez ses parents. Petites, on jouait tous les jours. Il ne fallait pas se fier aux
apparences : ensemble, on était invincibles. Et puis, ça nous a valu quelques boissons gratuites
pendant nos soirées étudiantes.
Je lui tends la main, paume vers le haut, et agite les doigts.
— Alors, tu comptes me payer ?
— Hors de question ! On fait la belle et on double la mise, sinon rien.
Les poings sur les hanches, je hausse les sourcils pour le défier.
— Tu es sûr ? Je te rappelle que nous sommes dans un lieu public : tous les regards sont braqués
sur toi.
Je lance un bref coup d’œil en direction de Barbie, qui semble toujours obnubilée par sa rock star
préférée.
— C’est parti ! déclare-t-il d’une voix soudain grave.
Malgré ce ton solennel, je sais qu’il plaisante et qu’il se moque de moi, encore une fois.

Chapitre 9

Il nous faut presque une demi-heure pour nous frayer un chemin jusqu’à l’air libre. Je n’avais pas
remarqué que les gens s’entassaient dans le bar depuis notre arrivée ; en sortant, il nous faut jouer des
coudes dans une foule compacte. Tout le monde réclame son autographe. Sans se départir de son
sourire irrésistible, Zach distribue quelques poignées de main à ses fans, signe des serviettes, des tee-
shirts, des emballages en carton et même certaines parties du corps de femmes peu farouches. Au
milieu de la confusion, je m’éloigne un instant. J’ai eu ma dose de seins et de nombrils exhibés pour
la soirée. Je souris secrètement en constatant que Zach ne se retourne pas sur toutes ces femmes : il
signe et passe à la suivante. C’est à la fois palpitant et angoissant, un peu comme quand il a débarqué
chez moi pour me proposer un déjeuner improvisé.
Ce jour-là, j’ai compris que nos vies sont à l’opposé l’une de l’autre. Qu’arrivera-t-il après la
dernière date de la tournée ?
Je sursaute lorsque Zach me prend la main, enfin libéré de ses admirateurs.
— Tout va bien ?
Alors que nous nous mettons en marche, je désigne d’un geste vague la porte que nous venons de
franchir.
— Oui. Mais c’était… éprouvant.
Devant sa mine soudain assombrie, je m’explique :
— Dans le bon sens du terme. Seulement, ce doit être usant de subir ça dès que tu mets le pied
dehors.
Zach s’abstient de me répondre. Au lieu de quoi, il m’arrête net sur le trottoir et tourne
délicatement mes épaules pour me faire regarder dans la direction opposée.
— Ta surprise est par ici.
Confuse, je me demande ce que Chicago peut m’apporter de plus surprenant qu’un après-midi
shopping et billard en compagnie de Zach Walters. Tout est déjà parfait.
C’est alors que je remarque la foule bleu et orange qui nous entoure. Voilà pourquoi je devais
porter du violet, aujourd’hui : Soldier Field – le stade de football américain – est juste de l’autre côté
de la route.
Les yeux ronds comme des soucoupes, je me tourne vers Zach :
— C’est une blague ?
— Non.
— C’est pas vrai ! Tu es sérieux ? Tu m’emmènes voir le match ?
Ce soir, les Vikings du Minnesota s’opposent aux Bears de Chicago au Soldier Field. Je n’en
reviens pas. Je sautille sur place et frappe dans mes mains.
— Tu as fait ça pour moi ?!
Sans réfléchir, je me jette dans ses bras et le serre plus fort encore lorsqu’il me rend mon étreinte.
— Ta surprise te plaît ?
— Oui ! Je l’adore, c’est excellent !
Nous éclatons de rire.
— Dans ce cas, c’est parti ! Une dernière surprise t’attend à l’intérieur.
Je m’écarte légèrement de lui. Quelle surprise peut-il encore y avoir ? Il vient de m’offrir le plus
beau cadeau du monde.
— Allez, viens. Je vais te montrer quelque chose.
Ses bras quittent ma taille, mais sa main saisit aussitôt la mienne. Je le suis jusqu’au trottoir d’en
face en sautillant joyeusement derrière lui.

Manifestement, je ne suis pas au bout de mes surprises. Nous sommes devant une porte, au
deuxième étage du Soldier Field.
— Tu as loué une loge privée ?!
Je n’en crois pas mes yeux. Une loge privée ! Je me suis toujours demandé à quoi elles
ressemblaient à l’intérieur. Deux rangées de sièges en cuir font face à l’imposante baie vitrée donnant
sur le terrain, et des tables hautes sont alignées derrière les fauteuils. Mes yeux se promènent sur les
six écrans plats installés le long des murs et sur lesquels plusieurs chaînes de sport diffusent les
matchs en direct. Il y a également un coin cuisine et un immense bar contre le mur du fond. Derrière
le comptoir, un maître d’hôtel essuie des verres à l’aide d’un torchon. Je vais assister au match, dans
une loge privée, servie par un maître d’hôtel !
C’est incroyable ! Je dégaine mon téléphone portable, prends quelques photos et les envoie
instantanément à Mia. Elle sera verte de jalousie.
— Tu as fait tout ça pour moi ? Comment tu t’y es pris ?
— Cette loge appartient à des amis. Lorsque tu as accepté de me rejoindre en tournée, je les ai
appelés en les suppliant à genoux de me laisser la clé pour ce match. Je ne savais pas que les Vikings
jouaient, ce sont eux qui me l’ont appris. Et comme tu fais partie de leurs plus fervents supporters,
raison de plus pour t’emmener ici.
Je doute que Zach doive supplier à genoux pour obtenir quelque chose. Mais peu importe, je me
régale de sa surprise.
— Des amis ? Qui sont-ils ? Je me suis toujours demandé qui regardait les matchs depuis les
loges.
— Tu connais le groupe Mystical ? Ils ont fait notre première partie plusieurs fois, et leur batteur
vient de Chicago.
— Waouh !
Encore étourdie, je regarde à travers les baies vitrées : les gradins se remplissent peu à peu et les
équipes s’échauffent sur le terrain. Je suis émerveillée par le spectacle, par cette surprise, par Zach.
— Sur la liste des dix plus beaux jours de ma vie, celui-ci arrive en très bonne place !
Zach pouffe de rire derrière moi.
— Ce n’est pas tout à fait terminé, annonce-t-il en terminant le texto qu’il tapait sur son téléphone.
— Que veux-tu dire ?
— On va avoir de la visite.
À ces mots, la porte de la loge s’ouvre en grand. Jake fait son entrée, affublé de vêtements jaune et
violet, avec un casque de viking enfoncé sur la tête. Encore une fois, je reste sans voix. Derrière lui,
Garrett, Chloé, Chase et Darren entrent à leur tour.
— J’ai pensé qu’il serait plus amusant de regarder le match accompagnés de véritables
supporters.
— Je n’en reviens pas que tu aies fait tout ça pour moi.
Je me tourne vers Zach et le prends dans mes bras.
— Tu trouves que c’est trop ?
— Pas du tout ! S’il te reste des surprises en réserve, tu as mon feu vert !
À la mi-temps, mon équipe est déjà largement distancée, mais ça m’est égal. Regarder le match
dans ces conditions est amplement suffisant. À entendre le vacarme que font Jake et Garrett, je devine
que ces deux-là ont un coup dans le nez. Zach est assis à côté de moi, le bras posé le long de mon
dossier, et nous assistons au concert de la mi-temps. Le choc émotionnel est encore palpable en moi.
Je promène mon regard dans la pièce. Darren et Chase m’amusent : ils se disputent au sujet de la
dernière faute commise juste avant la mi-temps.
Vingt minutes après la faute en question, ils débattent encore de la décision de l’arbitre. Pendant
ce temps, Zach et Garrett discutent des concerts à venir et d’un morceau qu’ils préparent pour le
prochain album.
Je suis comblée. Je me sens plus vivante que jamais, comme si un éclair de vitalité me régénérait.
Je retrouve la Nicky de mon passé enfoui, celle qui croquait la vie à pleines dents et adorait
expérimenter de nouvelles choses. La fureur de vivre m’a tellement manqué… Je n’en prends
conscience que maintenant, en promenant mon regard sur ce petit groupe de personnes qui m’ont
apporté tant de joie et de folie en si peu de temps.
Zach n’y est pas pour rien, c’est à lui que je le dois. Je soupire de bonheur en laissant reposer ma
tête contre son épaule.
— Tu t’amuses bien ? me demande-t-il dans un souffle en interrompant sa conversation avec
Garrett.
— Oui, je suis heureuse. Vraiment.
Cette vérité absolue prononcée à voix haute me fait un bien fou. Zach appuie son front contre ma
tempe et me chuchote à l’oreille :
— Moi aussi.
Je tourne doucement la tête vers lui. Zach a un léger mouvement de recul ; nous sommes si
proches l’un de l’autre qu’il suffirait d’un simple mouvement de l’un de nous pour que nos lèvres se
rejoignent. Mes mains deviennent moites tandis que mon regard se pose sur la bouche de Zach. Ses
lèvres sont parfaites, désirables, incroyablement douces. Je ne peux m’empêcher de vouloir les
toucher. Je me mordille la lèvre supérieure en me demandant quelle sensation me procurerait un
baiser de Zach. Sur la bouche, ou dans le cou. À cet instant, je suis consciente que je rougis, mais ce
n’est pas de la gêne : c’est du désir à l’état pur.
J’ai envie de lui.
Je détourne les yeux de sa bouche pour les replonger dans son regard qui reflète mes propres
émotions. Je sais que nous ne sommes pas seuls dans la pièce et que le bruit nous entoure puisque
Jake et Chase poursuivent leur dispute en criant de plus en plus fort à cause de l’alcool. Mais, pour le
moment, je n’entends plus rien. Il n’y a que Zach et moi, et cette électricité que j’entends presque
bruire entre nous.
— Et merde !
Le cri nous fait sursauter tous les deux sur nos sièges en cuir. Je tourne brusquement la tête vers
Jake qui est assis au comptoir, penché sur son téléphone. Tous les regards sont tournés vers lui et une
nouvelle tension plane dans l’air, rompant soudain l’instant que Zach et moi partagions il y a une
minute à peine.
Aussitôt, Chase baisse la tête et écrase son poing sur le comptoir. Il lance à Zach un regard noir :
— Ethan s’est encore camé.
— Putain !
D’autres jurons fusent ; je regarde les garçons se rassembler autour du bar, sauf Zach qui reste
assis. J’aimerais lui passer une main dans le dos, lui procurer ce même réconfort qu’il sait si bien
m’apporter. Au lieu de cela, Chloé et moi restons sur le côté tandis qu’ils discutent des événements à
venir. Finalement, je me décide à l’interroger.
— Que se passe-t-il ?
Zach a le corps entier tendu par la colère.
— Ethan a encore pris de la drogue.
J’ouvre la bouche pour répondre, mais la referme aussitôt. Voilà qui explique le malaise qui
règne entre les deux hommes, et le regard à la fois vide et sauvage qu’Ethan me lance dès qu’il
m’aperçoit.
— Je suis vraiment désolée.
Zach se penche en avant sur son siège et se gratte la nuque. Je sais qu’il a ce geste instinctif dès
qu’une chose le trouble ou le met en colère.
— Il est resté clean pendant un moment, mais je le soupçonnais d’avoir replongé, peu après le
début de la tournée. Il est doué pour cacher ce genre de choses, mais là… Putain, on risque gros à
cause de lui !
Il rejoint Chase au bar et je lui emboîte le pas. Lorsqu’il est énervé, Chase fait peur à voir. La
première fois que je l’ai rencontré, le soir des balances, je l’ai trouvé intimidant ; ses épaules sont si
larges qu’il dépasse d’une tête tous les autres membres du groupe. Et puis, en passant du temps avec
lui, j’ai appris à le connaître, et découvert en lui un homme doux et avenant. Chase est un géant au
grand cœur. Mais, lorsqu’il est énervé, comme à cet instant, il est plus effrayant qu’une bête féroce.
S’il le voulait, je suis sûre qu’il pourrait tous nous faire passer à travers les baies vitrées.
— John a appelé. Il a retrouvé Ethan dans les vapes, allongé sur sa banquette. Il avait encore sa
came dans la main.
John est le chauffeur de bus attitré du groupe. J’ai à peine échangé deux mots avec lui et cela m’a
suffi pour me rendre compte qu’il s’agit d’un homme honnête. Il est le plus âgé des passagers, peut-
être même est-il plus vieux que mon père. Plusieurs fois, j’ai eu envie de lui demander s’il ne
devenait pas fou, à force d’être entouré de tous ces jeunes.
— Qu’est-ce qu’on fait ?!
Avec son air soucieux et son casque à cornes, Jake me donne envie de rire ; ce qui serait
embarrassant étant donné la gravité de la situation. Il ne soutient pas les Vikings et je doute qu’il
apprécie le football américain en général, mais lorsque je l’ai vu entrer dans la loge, habillé de violet
et d’or de la tête aux pieds, j’ai eu le coup de foudre. Je parle d’amour fraternel, évidemment. Jake est
toujours là pour détendre l’atmosphère. Avec lui, rien n’est jamais grave, quelle que soit la situation.
Mais là, il semble si anxieux que je ne peux m’empêcher de trouver ça alarmant.
— Ce n’est pas évident, lui répond Zach en s’ébouriffant les cheveux. On va garder un œil sur lui
en croisant les doigts pour qu’il se tienne à carreau pour les quelques semaines qui restent. En
revanche, après la tournée, c’est terminé. Je ne veux plus entendre parler de lui.
Passer tout le temps de la tournée avec les mêmes personnes, ça rapproche. J’ai déjà pu
m’apercevoir que Zach, Chase et Jake sont plus que de simples musiciens, ce sont comme des frères.
Mais Zach est aussi leur employeur, il a le pouvoir de décision pour ce qui est de choisir les membres
de son groupe. Pendant plusieurs années, Ethan a été son compagnon de scène et de route ; j’imagine
que ce doit être difficile d’envisager une décision aussi radicale.
En silence, j’observe les garçons discuter de ce qu’ils vont faire d’Ethan les prochaines semaines.
Finalement, je retourne regarder le match, mais le cœur n’y est plus. Je ne suis même pas affectée de
voir les Vikings se faire battre à plate couture.

— Je suis désolé pour ce soir, me murmure Zach lorsque nous rejoignons le bus.
Après avoir appris la nouvelle au sujet d’Ethan, nous avons tous senti l’atmosphère s’alourdir
dans la loge.
— Ne t’excuse pas. Vous aviez besoin d’accuser le coup. Je ne t’en veux pas, je t’assure.
Je pose ma main sur sa joue.
Malgré l’état d’Ethan et tout ce que cela risque d’engendrer, la journée que je viens de passer avec
Zach a changé quelque chose en moi. Je veux retrouver cette sensation de liberté que nous avons
partagée tout à l’heure pendant le match, cette proximité étrange qui nous liait juste avant le coup de
téléphone. Mais, après ce qui s’est passé, le moment est mal choisi.
Je passe devant Zach qui m’ouvre la porte du bus et me dirige lentement vers ma chambre.
J’aimerais trouver les bons mots pour le rassurer au sujet d’Ethan et de sa rechute. J’aimerais le
réconforter comme lui sait si bien le faire avec moi.
Arrivés dans la cuisine, Zach me prend la main et me force à me retourner vers lui. Mon cœur
s’emballe au moment où il pose délicatement ses mains sur mes joues.
— La soirée a été longue, je suis désolé que la seconde mi-temps du match ait été gâchée. Je
voulais que cette journée soit parfaite.
La proximité de nos visages me coupe le souffle, faisant renaître une tension entre nous qui me
manquait déjà.
— Elle l’était. Ma soirée n’a pas été gâchée.
Sa bouche s’ouvre comme pour répondre, mais finalement se referme. Je l’observe reprendre son
souffle, comme s’il cherchait les mots justes.
— On se connaît à peine, et pourtant, pendant ces quelques jours passés ensemble, tu m’as
impressionné à chaque instant. Cette année a été dure, tu as traversé beaucoup d’épreuves. Si l’amitié
est tout ce que tu peux m’offrir pour l’instant, je serais heureux de l’accepter. Mais je tiens à te dire
que mes sentiments pour toi dépassent la coexistence pacifique. Le moment est mal choisi pour te le
dire, mais je te trouve magnifique. Tu es la femme la plus belle, la plus intelligente et adorable que
j’aie eu le privilège de rencontrer.
Il marque une pause ; je ne bouge pas d’un pouce. Son regard s’assombrit, ajoutant à l’électricité
qui renaît peu à peu entre nous. Bien que ce ne soit pas palpable, je la ressens. Cet homme
m’intimide ; il est admiré par des milliers de gens sur cette planète et me déclare sa flamme.
Le plus étrange est que je n’ai pas peur de ses mots.
— À cet instant précis, il n’y a qu’une chose au monde dont j’ai envie : t’embrasser. Mais cette
soirée ne s’est pas terminée comme je l’avais prévu, et je ne suis pas sûr que tu sois prête. Pas
encore…
Son pouce glisse de ma joue à mes lèvres, tout doucement. Je vois qu’il soupire, comme s’il
luttait pour ne pas me prendre là, tout de suite, sur le parquet de son bus de tournée. J’ai les jambes en
coton à cette seule pensée.
Il pousse un nouveau soupir, mais cette fois d’un air abattu. Voire résigné. Sa main quitte mes
lèvres pour me prendre par la taille, puis il presse simplement son front contre le mien.
— Bonne nuit, Nicky. Dors bien.
Zach se retourne, s’apprêtant à quitter la pièce. Il a tort : je suis prête à recevoir ce qu’il aura à me
donner et je tiens à m’assurer qu’il le sait.
— Zach ?
Surpris, il se retourne vers moi et me regarde avancer lentement vers lui. Pendant ces quelques
pas, je vois les traits de son visage évoluer de l’appréhension à quelque chose qui ressemble fort à du
désir. Je ne réfléchis pas à ce que je fais, ni ne m’arrête pour me demander si je devrais me sentir
coupable, ou s’il a raison car le moment est mal choisi et que tout évolue trop vite. Une seule pensée
m’obsède : je veux sentir sa peau contre la mienne. Dès que je pose les yeux sur lui, je brûle d’être
proche de lui, d’apprendre à le connaître.
Lorsque je prends Zach par le bras et l’attire contre moi, la culpabilité et les remords se sont
volatilisés ; il ne reste que ce désir irrépressible.
— Je suis prête.
Il me dévisage, les yeux plissés.
Je n’ai plus peur, lui fais-je comprendre sans un mot. J’ai envie de toi, de te connaître, de te
toucher. Ces derniers jours, tu as fait de moi la femme la plus heureuse du monde.
Avec un petit sourire satisfait, il penche la tête vers moi.
Ses lèvres enveloppent les miennes d’une douceur délicieuse. D’abord timide, son baiser est
tendre et mesuré. L’espace d’un instant, l’hésitation m’envahit à l’idée d’embrasser un autre homme.
Sa langue curieuse vient titiller le coin de ma bouche ; j’entrouvre alors les lèvres en signe
d’approbation. Un grognement m’échappe lorsqu’elle entre doucement à la rencontre de la mienne.
La passion électrise notre baiser, sa main se resserre au creux de mes reins et l’autre remonte se
poser autour de mon cou.
— Tu es délicieuse, murmure-t-il contre ma bouche, avant de revenir à moi, plus affamé que
jamais.
Ce feu qui grandissait en moi tout à l’heure me semble maintenant incontrôlable, mes mains
remontent d’elles-mêmes jusqu’à ses cheveux, que j’agrippe pour le rapprocher encore de moi. Je ne
suis pas rassasiée.
Zach me soulève et m’emporte jusqu’au canapé. Tandis qu’il s’assied, je me retrouve à
califourchon sur ses genoux, mes mains encore dans ses cheveux dans notre étreinte ardente.
Instinctivement, je me cambre légèrement contre lui, grognant contre sa bouche lorsque je
constate combien il a envie de moi.
— Bon sang, Nicky…
Je marmonne une réponse incohérente ; dans l’immédiat, aucun mot ne pourra me sauver. Je me
délecte de son baiser, de son parfum qui envoûte mes sens. C’est la première fois que j’embrasse un
homme depuis la mort de Marc. Étrangement, ce dernier a été détrôné dans mes pensées par la
sensation que me procurent les mains de Zach agrippées à ma taille, sa manière de me tenir
fermement contre lui et ses baisers brûlants.
Quinze mois d’hormones refoulées déferlent en moi pour remonter à la surface, si bien que je
suis prête à lui demander de me porter à sa chambre pour assouvir le désir qui bouillonne dans mes
veines.
Alors que j’ouvre la bouche pour le formuler, il s’écarte légèrement, mettant fin au baiser le plus
passionné de ma vie.
— Hmm, soupire-t-il en pressant son front contre le mien, les yeux fermés et le sourire en coin.
Nous reprenons tous les deux notre souffle. L’envie me taraude de me cambrer contre son torse
pour provoquer son désir de me prendre là, tout de suite. En une fraction de seconde, la réalité me
rattrape : peut-être ne suis-je pas encore prête. Une chose est sûre, je suis amplement en mesure de
poursuivre ce que nous faisions il y a une minute. Je me résous pourtant à chuchoter à son oreille :
— Bonne nuit, Zach.
Je me presse contre lui dans un dernier baiser, puis me retire lorsque ses mains s’agrippent à ma
taille pour me garder contre lui.
Le pied posé à terre, je me libère doucement de son étreinte en souriant sans le quitter des yeux.
Les lèvres légèrement ouvertes et les paupières à demi closes, il semble aussi confus que moi.
Je me retourne et le laisse assis là, à me regarder partir. Pour une fois, ce n’est pas moi qui reste
figée sur place.
J’entre dans la salle de bains et contemple mon reflet dans le miroir. Il a changé ; mes traits sont
détendus pour la première fois depuis très longtemps. L’étincelle que j’avais perdue brille dans mon
regard.
Cela m’aura pris un an, trois mois, deux semaines et de longues journées pour enfin retrouver ces
yeux pétillants de vie. À contrecœur, je me lave le visage et me brosse les dents, avec la sensation
désagréable que ces gestes effacent ce qu’il me reste du goût de Zach.
La scène défile en boucle dans mon esprit.
Je n’ai jamais rien vécu d’aussi passionné et intense de toute ma vie, et j’ai hâte de renouveler
l’expérience.
Recroquevillée sous mes draps, je ne parviens pas à trouver le sommeil. Des milliers de pensées
fourmillent dans ma tête après cette journée. Chaque souvenir m’apporte un sourire de plus. Il est
temps de faire la première chose à laquelle pense une fille après le plus beau baiser de sa vie :
j’envoie un texto à ma meilleure amie.

Il m’a embrassée.

Une fois le message envoyé, je garde le téléphone dans ma main en attendant sa réponse. Trente
secondes plus tard, il vibre déjà.

Oh mon Dieu ! Je le savais ! Comment c’était ?! Tu vas bien ?!

J’entends d’ici les hurlements de Mia malgré le demi-continent qui nous sépare.

Magique. Tout va bien, vraiment. N’arrive pas à dormir. Pourquoi tous ces !?

Peux pas m’en empêcher. Trop contente pour toi. Tu me raconteras tout ça de vive voix. Je
t’aime, ma puce. Suis fière de toi. Appelle-moi vite.
Chapitre 10

Zach

Je suis épuisé.
Cette tournée absorbe toute mon énergie ; entre les prises de tête avec Ethan et les concerts qui
s’enchaînent, j’ai rarement vécu des semaines aussi pénibles. Et puis il y a Nicky. J’ai tellement envie
d’elle ! Je dois prendre sur moi pour ne pas précipiter les choses entre nous, mais, dès que je ferme
les yeux, je repense à ce baiser que nous avons échangé il y a quelques jours. Ses lèvres étaient si
douces, si délicieuses…
Je me sens frémir à la seule évocation de cette bouche que j’aimerais sentir se promener partout
sur mon corps. Je dois à tout prix me ressaisir avant de faire une bêtise, avant de la faire fuir avec
mes désirs trop impulsifs. Toutefois, vu les regards qu’elle me lance ces derniers temps et les soupirs
qui lui échappent dès que je m’approche volontairement tout près d’elle, je suis certain qu’elle sera
bientôt prête à passer à la vitesse supérieure.
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ?
Affalés dans le canapé en face de moi, Chase et Garrett me lancent un drôle de regard. Nous
sommes en route vers la Caroline du Nord et il fait nuit noire. Ethan est dans son lit-banquette,
terrassé par sa fichue came, et Nicky dort dans la pièce voisine.
Mes deux acolytes se moquent de moi car je n’arrive pas à détacher mes yeux de la porte de sa
chambre. Elle est à quelques mètres de moi, profondément endormie et à moitié nue sous ses draps. Je
m’imagine sa beauté lorsqu’elle dort à poings fermés… Et merde !
— Tu ne l’as toujours pas baisée ?
Sous mon regard noir, Garrett rit de plus belle. Il se fiche de moi et je le mérite largement, mais
ce n’est pas une raison. Personne ne doit penser à Nic de cette façon-là. Elle est à moi.
Quoi ?! Qu’est-ce que je viens de penser ? Je ne la connais que depuis deux semaines… Pourtant
j’ai bel et bien l’impression qu’elle m’appartient. Je désire chacune des parties de son corps. Mes
lèvres esquissent un petit rictus et je m’empresse de boire une gorgée de ma bière pour ne pas
montrer à ces idiots que je suis fou de cette femme.
— Ça ne te regarde pas, lui dis-je en le fusillant du regard.
— Elle te rend complètement dingue, mon pote.
Chase me regarde avec des yeux ronds comme si l’effet que provoque Nicky sur moi
l’impressionnait. Il a raison en disant qu’elle me rend dingue, mais en ignore les véritables raisons.
Ce n’est pas seulement parce que nous n’avons pas encore couché ensemble, bien que j’avoue en
avoir très envie. Je deviens fou car je pense à elle constamment, ce qui me paraît insensé. La dernière
fois que j’ai ressenti ça pour une fille remonte à longtemps, avant la signature de mon premier
contrat avec une maison de disques.
Garrett me sourit d’un air complice. Apparemment, il a décidé de me lâcher les baskets. De nous
tous, il est le seul à entretenir une relation à peu près normale depuis le début de la tournée.
J’aimerais avoir son avis, pour qu’il m’explique comment lui et Chloé parviennent à rester ensemble
malgré leur séparation géographique. Nicky repartira à Minneapolis dans deux semaines, et y penser
me tue.
Je ne veux pas qu’elle s’en aille.
Dans quel pétrin me suis-je fourré ?!
Soudain, la porte de sa chambre s’entrouvre. Nicky apparaît et reste sur le seuil, sans bouger. La
vue qu’elle nous offre me coupe le souffle et mes doigts se crispent sur ma bière : elle ne porte…
presque rien. Je me sens brusquement à l’étroit dans mon jean, mais fronce aussitôt les sourcils :
Nicky a les yeux rouges et les pommettes rosies.
Elle a pleuré. Sans me laisser le temps de lui demander pourquoi, elle croise les bras et s’avance
prestement dans le salon pour venir se blottir sur mes genoux.
Mais qu’est-ce qui lui arrive ? Je lance un regard noir à Chase et Garrett en hochant la tête, leur
signifiant qu’ils doivent nous laisser. Ils ne se font pas prier. D’ailleurs, je leur suis reconnaissant de
s’éclipser sans faire d’histoires. Une fois seul avec elle, je lui caresse les cheveux pour lui dégager le
visage.
— Que se passe-t-il ?
Ma voix se coince dans ma gorge comme si ma langue refusait de bouger. Nicky n’a jamais
semblé aussi fragile qu’à cet instant. Puisqu’elle ne répond pas, je passe mes bras autour d’elle et
m’adosse au canapé pour la laisser se lover contre mon torse.
Cette sensation est délicieuse et son odeur me rend fou ; elle me donne des idées incontrôlables et
totalement hors de propos.
— Je ne veux pas être seule, murmure-t-elle doucement.
Je repose la question en espérant la faire parler.
— Que se passe-t-il ?
Lentement, elle relève le menton vers moi et je dois rassembler toute ma volonté pour ne pas
l’embrasser. Ses yeux sont si tristes.
— J’ai fait un cauchemar.
De nouveau, elle se blottit contre moi et je souris au-dessus de sa tête, écoutant son souffle lourd
reprendre un rythme apaisé. Elle n’a pas envie d’en parler, je n’insiste pas. J’ose à peine imaginer le
genre de cauchemars qui peuvent la hanter.
Enfin, je décide de me laisser aller à une envie que cette femme m’inspire depuis le premier jour.
Je glisse un bras sous son dos, l’autre sous ses genoux repliés et me lève pour la porter jusqu’à sa
chambre. Une fois seulement, elle pose sur moi un regard interrogateur, mais je secoue la tête en
silence. Pour le moment, il n’est pas question de sexe, mais d’un simple besoin obsédant de l’enlacer
toute la nuit, de lui apporter un sentiment de sécurité et d’essuyer les larmes qui coulent sur ses joues.
Elle a assez pleuré pour ce soir.
Je l’allonge sur son lit avant de reculer de quelques pas, pour reprendre mes distances un instant.
Bien que le moment soit mal choisi, j’ai encore très envie d’elle. Lui tournant le dos, je retire mon
jean et ma chemise avant de la rejoindre dans le lit, allongé sur le côté de façon à lui faire face.
Un voile de brume tombe sur ses yeux lorsqu’elle pose le regard sur moi, et j’adore ça.
Je lui chuchote en l’entourant de mes bras :
— Viens par là.
Lorsqu’elle s’approche, ses lèvres frôlent les miennes, les touchant à peine. Je ne lui rends pas
son baiser ; elle a besoin d’une chose bien précise et j’ignore encore de quoi il s’agit. Nicky doit
choisir son rythme et mener la danse. C’est alors que sa langue glisse sur ma lèvre inférieure. Au
diable ces histoires de danse !
Je la serre plus fort contre moi et fais glisser mes doigts dans ses cheveux, dans son dos, jusqu’au
creux de ses reins. Mes mains la couvrent presque entièrement. Elle est si petite et fragile dans mes
bras !
Mes lèvres quittent finalement les siennes pour se poser sur sa joue, puis dans son cou. J’aimerais
explorer chaque parcelle de son corps, mais pas ce soir.
La bouche contre sa nuque, je lui chuchote d’une voix rauque :
— Tu es délicieuse, j’ai envie de mordre chaque centimètre de toi.
Mes mots la font frissonner. Je découvre en souriant qu’elle me désire aussi. J’attendrai. Les
choses évolueront bien assez vite.
Reculant à peine, je relève son menton pour la regarder dans les yeux.
— Pas ce soir, Nicky. Laisse-moi te prendre dans mes bras. Nous discuterons demain.
— J’ai envie de toi, moi aussi, murmure-t-elle avant de se laisser emporter par le sommeil.
Elle n’est pas consciente de ce qu’elle vient de dire, mais un grand sourire illumine mon visage et
les battements de mon cœur s’engagent dans une course folle.
Si les copains me voyaient ; je suis ridicule !
Gêné par mes propres sentiments, je me gratte la nuque et soupire profondément. Je finis par
fermer les yeux. La sensation de son corps que je serre fermement dans mes bras me comble de
bonheur.

Nicky

Le lendemain matin, je me réveille en sursaut ; les derniers mots prononcés par Marc dans mon
rêve résonnent encore dans ma tête. J’en ai des frissons.
« On sera toujours là pour toi. Rien ni personne ne prendra jamais notre place et tu n’arriveras
pas à oublier ce qui s’est passé. Mais sois heureuse, Nicky. S’il te plaît, sois heureuse. Fais-le pour
moi. Fais-le pour Andrew. »
Je jette un regard autour de moi : personne. J’ignore ce qui s’est passé l’autre soir, mais, depuis,
Zach et moi passons chaque nuit ensemble, dans son lit ou dans le mien. Je ne lui ai jamais décrit mon
cauchemar, la scène horrible que j’ai revécue entièrement : la voiture de Marc qui part en tonneaux
juste sous mes yeux alors que je ne peux rien faire d’autre que hurler de terreur. Ce soir-là, je me suis
réveillée en pleurs, ne supportant plus d’être seule. Mon désespoir était si accablant que j’en ai oublié
d’avoir honte lorsque je me suis réfugiée sur ses genoux comme un chaton abandonné.
Une petite chose fragile, voilà de quoi j’ai l’air.
Spontanément, il a su réagir comme il fallait : il m’a prise dans ses bras et m’a embrassée toute la
nuit. Grâce à lui, mon cauchemar n’a plus été qu’un mauvais souvenir. J’ai envie de lui et je sais qu’il
fait tout pour ne pas précipiter les choses. Pourtant, je n’arrive pas à exprimer ouvertement mon désir
car quelque chose m’empêche de franchir cette étape décisive.
En revanche, le rêve de cette nuit était tout autre. Il n’avait rien à voir avec le cauchemar de la
semaine dernière, ni avec ceux qui m’ont épuisée pendant des mois après l’accident.
Celui-ci était différent. Il était d’un étrange réalisme. Dans ce rêve, je suis dans le parc près de
notre ancienne maison et je regarde Marc et Andrew jouer ensemble au base-ball ; un samedi après-
midi tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Sous un ciel sans nuages, nous profitons des premières
journées de printemps où le soleil réchauffe la végétation qui nous entoure. Ce n’est pas de revivre
des bribes de mon ancienne vie qui me perturbe, mais le fait de ne plus me sentir aussi affectée
qu’auparavant par ce genre de rêves. Je me repasse mentalement la scène pour revoir les images,
réentendre les mots, mais je ne perçois qu’un sentiment de calme paisible. Marc me donne sa
bénédiction et ses mots me réchauffent le cœur.
Était-ce de ça que j’avais besoin ?
L’odeur du café devient trop prégnante pour être ignorée plus longtemps, alors je me lève et
prends une douche froide dans l’espoir de m’éclaircir les idées.
Une fois habillée, je sors me servir une tasse de café et attrape mon ordinateur portable au
passage. Ce matin, il me faut retravailler un maximum de photos avant que les autres descendent ; dès
leur réveil, je devrai me préparer pour le concert de ce soir. En tant que photographe officielle du
groupe, je fais beaucoup de progrès. Le nouvel objectif livré la semaine dernière à Détroit me permet
de prendre beaucoup plus de plaisir tout en faisant un meilleur travail. Cela fait déjà dix jours que j’ai
rejoint le groupe en tournée et je m’efforce d’oublier que, dans deux semaines, nos chemins devront
se séparer.
La perspective de dire au revoir à Zach m’est insupportable. Je ne veux pas le quitter.
En repensant à notre soirée d’hier, j’esquisse un sourire : pendant que les autres sortaient en boîte,
nous sommes restés dans le bus pour regarder un film. Du point de vue d’un couple normal, l’activité
peut sembler banale ; pourtant, alors que notre relation n’a encore rien d’officiel, la soirée d’hier
nous donnait clairement un avant-goût de vie à deux.
Perdue dans mes pensées, je me dirige vers le salon pour travailler sur mon ordinateur. De ma
chambre, j’ai entendu de la musique qui provenait de cette pièce, mais je ne m’attendais pas à ce
spectacle.
Assis sur un des canapés, Zach joue de la guitare. Il a la tête baissée et les paupières closes,
manifestement plongé dans un état de concentration intense.
J’ai l’habitude de le voir travailler, mais, ce qui me surprend, c’est l’air sérieux qu’il affiche.
Il porte un pantalon de pyjama en coton. Rien d’autre. Je me fige sur le pas de la porte pour ne pas
qu’il me remarque. L’envie me démange de me glisser dans ma chambre afin de récupérer mon
appareil photo et d’immortaliser cet instant de perfection, mais je ne veux pas en perdre une miette.
Je déglutis. La musique l’envoûte entièrement. Je crois n’avoir jamais assisté à un spectacle aussi
irrésistible.
Je regarde rouler sous sa peau les muscles de ses avant-bras et de son torse au rythme du morceau
qu’il joue à la guitare. Tête baissée, il est plongé dans cette chanson que je ne reconnais pas, et laisse
parfois un murmure s’échapper de ses lèvres. Zach est le plus bel homme que j’aie jamais vu.
— Comment me trouves-tu ?
Sans lever la tête ni ouvrir les yeux, il sent ma présence. Ressent-il la même chose que moi ? Cette
décharge électrique qui attire mon regard dès qu’il passe le pas de la porte ?
Finalement, il cesse de jouer pour doucement lever la tête vers moi. Son sourire me donne envie
de me précipiter sur ses genoux et de l’embrasser à pleine bouche. Les mots me manquent, alors je
me contente de le dévorer du regard. Il pince les lèvres pour retenir un éclat de rire.
— Je ne t’ai pas réveillée, au moins ? pouffe-t-il.
— Non, ne t’inquiète pas.
Si seulement je pouvais trouver autre chose à lui dire et oublier ainsi mon désir obsédant de
promener mes doigts sur son torse et d’en mémoriser chaque courbe avant de retourner à
Minneapolis. Avant de rentrer chez moi… Voilà qui me fait redescendre brusquement sur terre. Je
pose ma tasse de café et mon ordinateur sur la petite table et prends une profonde inspiration.
— Je vais préparer le petit déjeuner. Tu veux une omelette ?
Un tour en cuisine me permettra de prendre mes distances avec Zach et de me remettre les idées
en place.
— Tu veux cuisiner pour moi ?
L’air étonné, Zach se lève et s’avance vers moi. Je le regarde s’approcher, torse nu et plus sexy
encore qu’avec une guitare dans les mains. Je reste bouche bée devant ses tablettes de chocolat
parfaitement dessinées, ce qui ne manque pas de le faire sourire.
— C’est vraiment gentil, merci.
Zach s’arrête à quelques centimètres de moi et pose les mains sur mes hanches. Le contact de ses
doigts me fait tressaillir. Puis il penche doucement la tête et dépose un baiser sur mes lèvres.
— Je reviens tout de suite, susurre-t-il à mon oreille. Je vais m’habiller.
— Excellente idée.
J’aime le voir seulement vêtu d’un pantalon de coton, mais si je ne veux pas mettre le feu à la
cuisine, il vaut mieux qu’il s’habille.
Mes joues virent au rouge écarlate. Zach se met à rire avant de tourner les talons, puis salue Jake
qui descend l’escalier. Pour ma part, je m’en vais casser des œufs.
— Génial, Nic ! Tu nous cuisines un petit plat ?
Mais d’où lui vient cette énergie débordante dès le matin ? Avant ma première tasse de café, Jake
est presque trop dynamique pour moi. Je lui souris malgré tout, car sa présence me met toujours de
bonne humeur.
Puisqu’il est là, j’ouvre le frigo et sors quelques œufs supplémentaires, le laissant prendre ce
geste pour un oui. Après Zach et Mia, Jake est entré dans le top 3 des personnes que j’apprécie le plus
au monde. Il a toujours le sourire aux lèvres et le mot pour rire. Depuis la semaine dernière, les
garçons ont Ethan à l’œil et redoutent un nouveau scandale à cause de son addiction. Cette histoire
plombe un peu l’ambiance ; toutefois, l’atmosphère reste détendue grâce à l’énergie positive de Jake.
— C’est super, on ne m’a pas cuisiné de repas depuis des siècles !
Une fois les œufs dans la poêle, j’entreprends d’émincer le jambon et de râper le fromage,
lorsque je sens soudain la présence de Zach derrière moi. La cuisine est petite pour nous trois et
implique une proximité qui me donne l’impression que la température a grimpé de dix degrés ; le
réchaud dont je me sers n’y est absolument pour rien.
Pour agacer Zach, Jake lui lance joyeusement :
— Ta femme me mitonne un petit plat, mon gars !
Ta femme. Un frisson me parcourt l’échine.
— Ma femme, hein ? s’amuse Zach en s’approchant derrière moi.
Je sursaute lorsqu’il me prend par la taille, attirant délicatement mon dos contre son torse, puis il
penche la tête au-dessus de mon épaule et me chuchote à l’oreille :
— J’aime entendre ces mots.
Son souffle est délicieusement chaud.
Il me mordille l’oreille, si bien que mes yeux s’enflamment de plaisir. La réaction immédiate de
mon corps à son contact l’amuse énormément. Je ne suis pas rassasiée de lui.
Zach s’éclipse aussi vite qu’il est arrivé et un frisson me parcourt l’échine. Il me laisse là, la tête
dans les nuages. J’en perds le fil de mes pensées.
— Tes œufs vont cramer, me fait remarquer Jake dans un éclat de rire, avant de s’asseoir à table
près de Zach.
Encore étourdie, je les rejoins quelques instants plus tard en portant les assiettes sur les avant-
bras ; une compétence acquise à l’époque où je travaillais comme serveuse au Jack’s Bar.
Je prends place en silence pendant que les garçons discutent du concert à venir. La salle de
Philadelphie leur offre l’une des plus grosses scènes qu’ils aient faites jusqu’alors et le concert
affiche complet pour ce soir. Je les écoute d’une oreille, mais le souvenir des paroles de Marc dans
mon rêve ne cesse de me tourmenter. Ses mots sonnaient si juste…
— Ça va ?
Zach me presse doucement la cuisse et me ramène à l’instant présent. Mes yeux se posent sur lui,
puis sur Jake, qui ne comprend pas ce qui m’arrive.
— Oui, ça va.
Ma réponse sonne faux. Dans un soupir, je les regarde tour à tour avant de tourner la tête vers
Chase qui vient nous rejoindre.
Le sujet de l’accident reste difficile à aborder ; je ne suis pas sûre de pouvoir en parler devant tout
le monde. Toutefois, les garçons sont devenus des amis proches et je me sens en confiance avec eux.
Peut-être que, au contraire, il est temps de parler, ne serait-ce qu’en abordant le sujet.
— J’ai encore rêvé de Marc. Les images ont du mal à s’effacer de mon esprit.
Zach prend un air soucieux et je fronce les sourcils. Et si le fait de parler de Marc l’agaçait ?
— Excuse-moi…
Gênée, je replonge dans mon assiette dont le contenu a refroidi. Délicatement, Zach tourne mon
menton vers lui.
— Ne t’excuse jamais, souffle-t-il.
J’oublie la présence de Chase et Jake à côté de nous. Tout ce qui m’importe, ce sont les yeux de
Zach rivés sur moi.
— Ne t’excuse jamais parce qu’ils te manquent, Nic.
J’acquiesce d’un hochement de tête et prends une bouchée de mon petit déjeuner froid pour ne pas
avoir à lui répondre.
— Qui est Marc ? demande prudemment Jake.
Chase ne lève pas le nez de son assiette ; il a été mis au courant par Zach ou Mia, c’est évident. Je
ne leur en veux pas. Et puis, ce n’est pas une surprise : Mia et lui ont longuement discuté, elle lui a
sans doute révélé quelques détails concernant mon passé.
— Marc était mon mari et Andrew était mon fils. Ils nous ont tous les deux quittés.
Jake écarquille les yeux d’horreur.
Chase se fige un instant, puis reprend une bouchée de nourriture sans jamais lever les yeux vers
moi. Sa réaction confirme mes doutes : il sait quelque chose, si ce n’est pas toute l’histoire.
Zach me prend par les épaules et me force à me tourner vers lui.
— Tu veux m’en parler ?
Une seconde suffit pour me faire comprendre qu’il est prêt à m’écouter. D’ailleurs, je crois en
avoir besoin. Je veux qu’il sache tout de moi et de ma vie passée. Un rapide coup d’œil vers Chase et
Jake m’informe que cette conversation les intéresse également.
— Dans mon rêve, nous sommes dans le parc près de notre maison et je regarde Marc jouer au
base-ball avec Andrew.
Dans l’espoir de retenir mes larmes, je me mords la joue et bois une gorgée de café.
— Tout semblait si réel, j’avais l’impression d’y être. Ce n’est pas tant le rêve qui me trouble, que
les mots de Marc…
Ma voix s’éraille et je lève les yeux vers Zach.
Il attend patiemment que je reprenne, me laissant tout le temps et l’espace dont j’ai besoin pour
décider de ce que je veux partager ou au contraire garder pour moi, comme il sait si bien le faire.
Après une profonde inspiration, je reprends :
— Marc me dit qu’il sait qu’ils devront partir, et que le jour où ça arrivera je devrai faire face. Il
me dit que je dois faire en sorte d’être heureuse, même si c’est difficile.
— Je suis sûr que c’était un mec bien, Nicky.
Je hoche la tête. À quoi pense Zach en m’écoutant parler de Marc ou d’Andrew ? Il semble
prendre les choses plutôt bien et accepter qu’ils feront toujours partie de ma vie, de mes souvenirs.
Cette délicatesse de sa part fait grandir en moi l’attachement que j’éprouve pour lui ; il m’accepte
comme je suis, avec mon passé et mes tourments. Je tourne la tête pour lui cacher ma tristesse. Cette
fois, je ne suis pas triste à cause de mon passé, mais à cause du peu de temps qu’il me reste à passer
avec Zach.
— Oui, c’était un mec bien.
— Comment était Andrew ?
Jake me fait sourire. Voilà pourquoi j’adore cet homme ; quelle que soit la situation, il saura
prouver que la vie est belle. Il trouve toujours la phrase qui me fera sourire.
Et je souris. Jusqu’aux oreilles. Comment lui décrire Andrew ?
— Il était l’enfant le plus parfait au monde.
Mon sourire n’évoque pas la mélancolie mais la paix intérieure. C’est fou l’apaisement que je
peux ressentir malgré le sujet abordé. À croire que plus j’en parle, plus il m’est facile de poursuivre
l’histoire. Peut-être que la solution est là : si je partage mes souvenirs au lieu de les garder enfouis,
cela permettra de faire perdurer leur mémoire.
Jake lève les yeux au ciel.
— Toutes les mères racontent les mêmes banalités. Donne-moi une meilleure réponse.
Il ne faut pas me le dire deux fois ; déjà, je partage avec eux tous les souvenirs qu’il me reste de
mon fils. Chase et Jake rient avec moi. Garrett apparaît sur le seuil de la cuisine et s’installe à table,
sans m’interrompre pour autant. Il est devenu comme un frère pour moi, au même titre que les autres.
Jake se penche vers lui pour chuchoter à son oreille.
À plusieurs reprises, je chasse les larmes qui coulent sur mes joues, des larmes de tristesse mêlée
à du bonheur. L’horloge tourne alors que je leur raconte mes souvenirs, et, du début à la fin, Zach
reste près de moi, un bras autour de mes épaules, l’autre main tenant la mienne sur ses genoux. Son
affection pour moi grandit à chaque instant, je le sens. Le seul fait de le toucher me donne la force de
poursuivre mon récit.
— Au cœur d’un hiver, alors qu’Andrew avait presque trois ans, il devait faire moins dix degrés
dehors. Une épaisse couche de neige recouvrait tout le jardin. Pendant qu’il jouait aux Lego en haut
dans sa chambre, je préparais le déjeuner dans la cuisine. En regardant par la fenêtre, j’ai vu des
vêtements et des jouets éparpillés partout dans la neige. Je me suis précipitée à l’étage : la fenêtre de
sa chambre était grande ouverte et la moustiquaire arrachée. Je suis devenue folle. (Des larmes
amusées coulent sur mes joues à ce souvenir.) Je suis devenue hystérique. Comme je le grondais, il a
eu peur et s’est mis à pleurer. J’étais furieuse qu’il ait cassé la moustiquaire. Je l’ai emmitouflé dans
son blouson et forcé à descendre tout récupérer. Lorsqu’il est rentré, il avait entièrement rempli la
poubelle que j’avais installée dehors pour qu’il y mette ses affaires. Les vêtements étaient trempés, les
jouets glacés… Et puis je me suis excusée et lui ai préparé un bon chocolat chaud pour le réchauffer.
(Avec un petit sourire, je secoue la tête.) Deux ans plus tard, au moment de vendre la maison, je
retrouvais encore des Lego dans le jardin.
Les minutes passent et je poursuis mon histoire sans me soucier de l’heure. Les mots me libèrent
d’un poids jusque-là écrasant. Je me sens légère pour la première fois depuis l’accident. Au bout d’un
moment, les garçons proposent de répéter un morceau ; c’est une excuse pour sortir de table sans me
mettre mal à l’aise. Un élan fraternel nous réunit et ils s’approchent pour me serrer dans leurs bras en
remerciement de la confiance que je viens de leur témoigner.
Enfin seuls. Zach dépose un baiser sur mon front. C’est son tour de me réconforter. Ce geste
innocent fait déferler en moi une vague de chaleur.
Il me voit rougir et me demande d’un ton taquin :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
J’aimerais lui dire que je le désire, mais je n’y arrive pas. Pourtant, le moment est idéal : nous
sommes seuls, l’ambiance apaisée s’y prête, mais après toutes les confidences que je viens de faire, ce
serait étrange. Au lieu de cela, je préfère lui dévoiler un autre secret.
— J’ai fait partie d’un groupe, il y a longtemps.
Le visage de Zach exprime clairement la surprise et le scepticisme. Il me fait sourire.
— Dans une fanfare ?
— Très drôle… Non. Mia et moi avons monté un groupe quand on était au lycée. On s’appelait
Les Doigts de fées.
— Les Doigts de Fées ? répète-t-il, dans un éclat de rire.
— Oui, je sais… C’était un groupe de filles et on portait toujours du vernis à ongles. Arrête de te
moquer, on avait quinze ans ! En tout cas, Mia était très douée. Elle joue de la guitare depuis toujours.
Mais on a fini par arrêter le groupe faute de batteuse. À l’époque, on répétait chez mes parents.
— Quel instrument jouais-tu ?
— Piano et synthé.
— Vraiment ? Et tu es douée ?
Ses sourcils trahissent son excitation.
— Je suis la meilleure.
Je n’ai jamais rien dit d’aussi prétentieux, mais je n’ai plus envie de jouer les timorées avec Zach.
Dans un haussement d’épaules, je fais mine de trouver cela normal.
— Arrête ! Tu es sérieuse ?
L’éclat qui luit dans ses yeux me fait éclater de rire. Il croit que je plaisante, mais il a tort.
— Pendant treize ans, j’ai pris des cours de piano et de solfège, puis j’ai poursuivi en étudiant la
musique à la fac. Ensuite, je me suis entraînée seule à jouer à l’oreille. Il me suffit d’une écoute pour
rejouer n’importe quel morceau. Enfin, c’était le cas à l’époque. Depuis, j’ai dû perdre un peu la
main.
— Joue avec moi.
Un hochement de tête horizontal et catégorique accompagne ma réponse :
— Hors de question !
— Allez ! On fait les balances dans une heure, on pourrait en profiter pour jouer un morceau !
Mon hésitation lui saute aux yeux. J’ai emballé mon clavier dans un carton au moment de mon
déménagement ; encore un aspect musical de mon ancienne vie que j’ai laissé en suspens depuis le
décès de Marc.
— À moins que tu n’aies la trouille ?
Il me fait penser à un écolier qui défie son camarade de lécher un poteau gelé. Zach connaît très
bien mon talon d’Achille : je suis incapable de résister à un pari. Je lui ai parlé du défi que m’a lancé
Mia et que je n’ai pas su refuser, le soir de notre rencontre au Jack’s Bar, et je paie aujourd’hui les
frais d’une telle confidence.
Je pousse un soupir forcé.
— Je refuse de jouer avec un dieu du rock.
— Un dieu du rock ?
Hésitante, je hoche la tête.
— C’est comme ça que t’appellent tes fans.
Il s’adosse à son siège pour y réfléchir un instant. Ce n’est tout de même pas la première fois qu’il
entend ce surnom !
— J’aime bien. Je vais le faire imprimer sur des tee-shirts.
En tournant la tête, je pousse un léger grognement.
— En tout cas, aujourd’hui je ne peux pas. L’avion de Mia atterrit en fin d’après-midi, je dois la
récupérer à l’aéroport et l’amener directement à la salle ce soir.
Je me lève de table, mais sa voix m’arrête dans mon élan.
— Darren ira la chercher. Rien qu’une chanson. S’il te plaît…
Comment peut-il me faire céder simplement en disant : « s’il te plaît » ? Ce n’est pas une
supplication, mais le regard intense qu’il me lance en prononçant ces mots me laisse croire que si
j’accepte, il sera l’homme le plus heureux du monde. Son regard est plein d’espoir et je ne veux pas
le décevoir.
— D’accord. Rien qu’une chanson.
Je m’éloigne, le sourire jusqu’aux oreilles.

Chapitre 11

Mon cœur bat la chamade et il n’y a rien qui puisse me calmer. Pourtant, je ne suis qu’en présence
de Zach, des autres musiciens et de quelques techniciens occupés à vérifier les branchements des
amplis et des lumières pour le concert de ce soir.
Il ne manque plus qu’Ethan.
Avec Zach, nous sommes arrivés en avance aux balances afin de me laisser le temps de
retravailler ensuite quelques photos avant l’arrivée de Mia. Je ne partageais pas l’enthousiasme de
Zach à l’idée d’un duo improvisé, mais lui était aux anges.
Hélas, le plaisir a été de courte durée ; Chase est venu nous annoncer qu’Ethan avait disparu de la
circulation. Son téléphone était coupé et personne ne savait où il était. De bonne humeur jusque-là,
Zach s’est aussitôt transformé en boule de nerfs.
Maintenant, l’ambiance sur scène est si pesante que j’ai du mal à respirer. Le retard d’Ethan
énerve tout le monde ; c’est la première fois qu’il ne prend même pas la peine d’avertir qui que ce
soit.
Le concert commence dans quelques heures à peine et il pourrait se trouver n’importe où à
Philadelphie. Peut-être qu’il s’est shooté on ne sait où, qu’il est tombé dans les pommes dans une
ruelle. Ou peut-être qu’il a simplement décidé de monter sur scène quand bon lui semblera. Le plus
troublant pour les autres membres du groupe est de ne pas savoir s’ils peuvent compter sur lui.
Il n’y a qu’une chose à laquelle j’ai pensé pour apporter ma part de réconfort : je leur ai proposé
de jouer les parties d’Ethan le temps des balances. Mais, maintenant qu’il faut passer à l’acte, mon
cœur s’affole. À chaque seconde, je prie pour qu’Ethan franchisse le pas de la porte et me sorte de là.
Zach s’approche de moi.
— Tu es sûre que ça ne te dérange pas ?
— Disons que c’est moi qui vous l’ai proposé. Ça ne m’empêche pas d’être terrifiée.
Depuis l’âge de cinq ans, j’ai donné de nombreux récitals de piano sans jamais avoir le trac. Ce
soir, c’est différent : je joue avec des professionnels dans une immense salle de concert où il y aura
affluence dans quelques heures à peine. Et si Ethan ne venait pas du tout ? J’espère qu’ils ne
s’attendent pas à me voir remplir toutes ses parties pour un concert entier !
Bon sang, qu’est-ce que je fais ici ?
Soudain, Zach s’agrippe à ma taille pour me coller tout contre lui. S’il pense calmer mon
angoisse, c’est raté. Et puis, je respire son parfum avec délice. Il est d’une virilité troublante. Sa
proximité me trouble, mais d’une tout autre manière. Il pose sa paume sur ma nuque et me force à le
regarder dans les yeux.
— Tu penses pouvoir gérer ?
Non, je ne gère rien du tout. J’ai envie de vomir, mais je préfère garder ce détail pour moi. De
toute façon, il ne parlait pas de ressenti mais de talent d’improvisation, alors j’acquiesce.
— Tu les connais toutes par cœur, maintenant. Si tu es aussi douée que tu le dis, alors tu t’en
sortiras très bien.
Sa confiance me flatte, mais il ne m’a toujours pas entendue jouer. Même si je faisais la maligne
ce matin, il ne me reste plus une miette de confiance.
Je ne réponds rien. Lorsqu’il est aussi proche de moi et qu’il me serre dans ses bras, je n’arrive
plus à respirer, à penser, ni même à me rappeler mon prénom ; alors les morceaux entendus ces dix
derniers jours, ce n’est même pas la peine d’y songer.
Angoissée, je me mordille la lèvre inférieure. Le regard de Zach s’assombrit aussitôt. Ce geste
instinctif et sensuel provoque son désir, j’en suis parfaitement consciente. Bien que ce ne soit pas mon
but dans l’immédiat, je sens mon corps réagir malgré moi à son regard de braise. Soudain, il
s’approche pour poser un baiser sur mes lèvres, avant de s’arrêter net pour réprimer ce geste
impulsif. D’instinct, je m’agrippe à sa chemise pour l’attirer plus près de moi. Je sais que nous ne
sommes pas là pour ça et j’ai le vague souvenir que nous ne sommes pas seuls, mais dès l’instant où
les lèvres de Zach touchent les miennes, plus rien n’existe autour de nous.
Il s’écarte aussi vite qu’il est venu et me laisse là, encore étourdie et haletante. Je souris en
m’apercevant qu’il est dans le même état que moi ; j’aime savoir que je lui fais cet effet.
— Ne t’occupe pas de la musique. Joue ce que tu ressens.
Après un dernier baiser sur mon front, il fait signe aux techniciens derrière leur table de mixage,
puis se positionne à l’avant de la scène.
Jake enfile la sangle de sa guitare et s’approche de moi pour brancher l’instrument à l’ampli.
— C’était la scène la plus chaude que j’aie jamais vue.
— La ferme, Jake.
Intérieurement, une voix me dit que cet élan de tendresse devant tout le monde devrait me mettre
mal à l’aise, mais je souris sans aucune gêne. Et puis, ça m’a permis d’évacuer la tension qui me
paralysait. Zach savait pertinemment ce qu’il faisait ; en cet instant de désir passionné, toute mon
angoisse s’est volatilisée.
Chase donne le rythme en martelant la grosse caisse, puis fait claquer ses baguettes pour lancer le
premier morceau. Sur quelques mesures, je les écoute jouer, comme me l’a demandé Zach. Une fois
le premier couplet terminé, j’ai en tête tous les accords et les plaque sur le clavier comme le ferait
Ethan. Nous arrivons à la fin de cette première chanson, et, déjà, je me laisse emporter par l’énergie
du groupe. Me voilà dans mon élément. Il aura fallu ce morceau pour me rappeler que la musique me
manquait profondément.
Alors que nous laissons durer la dernière note, je retiens mon souffle et décoche un grand sourire
à Zach. Il me le rend avec plaisir. J’y suis arrivée. Ce n’était pas parfait, ni aussi bien que l’aurait joué
Ethan, mais je l’ai fait.
— C’était génial, Nicky !
L’exclamation de Chase me fait sourire de plus belle.
— Tu es peut-être même meilleure qu’Ethan.
Je lève les yeux au ciel à la remarque de Jake et secoue la tête.
— Tu plaisantes ?
J’ai entendu Ethan jouer, il est excellent. Je n’ai rien fait d’assez extraordinaire et ne mérite pas un
tel compliment.
Nous enchaînons trois autres chansons. Le temps se suspend et la musique me transporte, j’ai la
sensation de revivre. La dernière fois que je me suis sentie si légère remonte à mes années d’études.
Cet instant est plus magique que tout ce que j’ai pu vivre jusqu’alors : je suis sur scène avec un
groupe pro, devant une mer de sièges vides qui se rempliront bientôt.
— C’est quoi ce bordel ? Qu’est-ce qu’elle fout là, elle ?!
La voix d’Ethan, figé sur le côté de la scène, nous fait tous sursauter. Il tangue d’avant en arrière,
manifestement sous l’emprise de je ne sais quel produit, et ses yeux vitreux lancent des éclairs. Les
poings serrés, il monte sur scène et se dirige droit vers moi en claquant des talons. Je recule aussitôt
pour m’éloigner du clavier.
— Elle voulait nous aider, Ethan ! On ne savait pas où tu étais passé.
La colère qui se dégage de la voix de Zach me fait tressaillir. Une fois près de moi, il entoure ma
taille d’un bras protecteur, les yeux toujours rivés sur Ethan.
Ce dernier bafouille des sons incohérents, puis se tourne vers Zach.
— OK, je suis en retard, et alors ?
Il titube en direction du clavier et s’y rattrape juste à temps pour ne pas tomber. Il tient à peine
debout, je me demande s’il est capable de jouer.
— Et je ne veux plus voir ta gonzesse s’approcher de mon clavier !
La main de Zach quitte ma taille et il avance vers Ethan d’un pas menaçant. Tout ce que je veux,
c’est décamper avant que la situation ne dégénère. Ethan me fusille du regard et ça ne me donne pas
envie de rester dans les parages.
— Arrête de parler de Nicky comme ça. Je te jure que c’est la dernière fois ! Et si tu nous refais
un coup tordu comme aujourd’hui, je te vire de ma tournée. C’est clair ?
Zach se retourne vers moi et, dans un soupir, se frotte la nuque en fulminant. Je le trouve plus
irrésistible que jamais lorsqu’il se gratte la tête et que ses muscles roulent sous sa peau. Mais ce n’est
pas le moment de lui faire part de mon ébullition hormonale. Une seule chose importe : je dois quitter
la scène et retourner à mon travail. Il me reste de nombreuses photos à éditer, ce qui m’aidera à
oublier le regard noir que me lance Ethan.
— Merci de nous avoir dépannés, Nic. Au synthé, tu es la meilleure.
Le compliment de Zach me fait lever les yeux au ciel. L’expression « l’amour est aveugle » est de
mise : je ne suis pas plus douée que la moyenne, même si je me débrouille plutôt bien. Je lui souris
timidement.
— C’était sympa, en tout cas.
Entre l’adrénaline d’avoir joué avec eux et l’arrivée d’Ethan, je suis à bout de forces. D’ailleurs,
ce type n’a pas cessé de me foudroyer du regard. En le désignant d’un geste du menton, je propose
aux garçons :
— Vous voulez que je lui rapporte un peu de café avant de vous y remettre ?
— Très bonne idée, le café. Mais ce n’est pas à toi de t’en charger, quelqu’un d’autre va le faire,
me répond Zach en se penchant pour m’embrasser.
Sa bouche est salée, il a déjà pris un coup de chaud sous les lumières, pendant les balances. Je
passe la langue sur ma lèvre supérieure en lui faisant un clin d’œil, puis m’éclipse hors de la scène.

Parmi les centaines de photos, j’ai quelques perles. Par exemple, il y a celles où Zach et Chase
travaillent leurs nouveaux morceaux, assis face à face et la tête penchée en avant. Leur passion pour la
musique et l’intensité de leur investissement se dégagent de leurs mines concentrées. Mia est sans
doute déjà en route dans la voiture de Darren, mais je les lui envoie malgré tout en pièces jointes d’un
e-mail. Elle va les adorer. Quelque chose me dit que ces clichés trouveront leur place près de son lit
très bientôt. Cette pensée me fait sourire.
Lorsque la porte s’ouvre brusquement, un cri de joie m’échappe et je me précipite vers elle.
— Mia !
Elle m’a tellement manqué ! Ce n’est qu’une fois dans ses bras que j’en prends conscience.
— Salut, toi ! me crie-t-elle dans les oreilles, si fort que mes tympans vont exploser. C’est si bon
de te revoir !
Avec sa minijupe noire et ses bottes aux genoux, elle est encore plus radieuse que la dernière fois
que je l’ai vue. Elle porte un joli haut bleu ciel échancré qui laisse ses épaules nues.
Nous nous asseyons et je lui donne les dernières informations au sujet d’Ethan. Elle ne semble pas
très surprise. Manifestement, elle a parlé avec Chase plus souvent que je ne le crois depuis
Minneapolis.
C’est assez surprenant de sa part. Sa carrière est toujours passée avant tout, tandis que les garçons
frappaient à sa porte les uns après les autres. Elle fréquente les hommes comme elle achète de
nouvelles paires de chaussures. Je range une question dans un coin de mon esprit pour la lui poser
plus tard : que s’est-il passé depuis leur première rencontre ? Elle m’en parlerait, si c’était sérieux. Et
puis, ils ne se connaissent que depuis dix jours.
Perdue dans mes pensées, j’entends à peine Mia mentionner son site people préféré :
actudesstars.com. Elle me lance un regard inquiet.
— Quoi ?
J’ai perdu le fil de notre conversation.
— J’ai dit : il y a des photos de toi et Zach ensemble à Boston.
Quoi ?
— Des photos de moi ?!
Les mots peinent à sortir de ma bouche. Mon estomac se noue, si bien que je jette un rapide coup
d’œil autour de moi à la recherche d’une poubelle, au cas où. Des photos de moi sur Internet ? Non,
ça ne peut pas recommencer…
— Ouais… Tu ne savais pas ?
Sa voix s’adoucit lorsqu’elle perçoit la panique qui m’envahit.
— Je croyais que tu étais au courant. Il y a quelques clichés très réussis. Tu as l’air heureuse, sur
ces photos.
— Comment veux-tu que je sois au courant ? Je ne vais jamais sur ces sites débiles ! Est-ce qu’ils
mentionnent mon nom ?
Bien sûr que non, ces fichus paparazzis ne savent rien de moi. Mia me saisit les mains pour les
tenir fermement ; je n’avais pas remarqué que je tremblais à ce point-là. Les yeux fermés, je prends
une profonde inspiration, puis secoue la tête, incapable de prononcer un mot. C’est alors que je
décide d’ouvrir mon ordinateur portable à la recherche de ce site Internet. Un cri m’échappe.
— Tout va bien, Nicky.
Mia ne m’appelle jamais autrement que Nic. Jamais. Si elle le fait maintenant, c’est sans doute
parce qu’elle prend conscience que je suis à deux doigts de perdre les pédales.
Comment peut-elle me dire que tout va bien ? Il suffit d’un fan, d’un technicien, d’un chauffeur de
bus, n’importe qui ; une personne qui connaît mon nom et se fiche de savoir que ma vie privée doit
rester anonyme. Ensuite, un simple clic suffira pour révéler ma tragédie familiale aux yeux du grand
public. Encore une fois.
Je refuse de revivre ça. Après l’accident, j’ai souffert pendant des mois du harcèlement des radios,
du journal et des magazines qui s’arrachaient l’histoire croustillante de Marc, d’Andrew et de leur
accident mortel. C’était le scandale annuel du Minnesota. La fille du gouverneur provoque un accident
mortel en écrivant un texto au volant de sa voiture, la mère ment aux médias pour endosser les faits et
couvrir sa fille ; même les infos nationales s’en sont donné à cœur joie. Les journalistes ont très vite
entendu parler de l’accord à l’amiable et c’était reparti pour un tour. Je ne demandais pourtant qu’une
chose : qu’on me laisse en paix avec mon chagrin. Je venais de perdre ma famille, personne n’a
respecté mon deuil. Tout risque de recommencer.
Sur les photos, on nous voit, Zach et moi, dans les coulisses d’un concert donné la semaine
dernière, puis dans un club privé où ils m’ont forcée à les accompagner. Nous ne faisions rien de
particulier ; j’étais à la table VIP et n’ai pas voulu danser, mais ça ne m’a pas empêchée de passer une
très bonne soirée. Je buvais quelques martinis pendant que Chase et Garrett ignoraient royalement les
avances de filles entreprenantes. De son côté, Jake ne se privait pas, au contraire.
En voyant toutes ces photos, j’ai la tête qui tourne, comme coincée dans un entonnoir. J’ai des
vertiges, une envie de vomir me prend à la gorge et je me mets à transpirer. C’était pourtant
prévisible ! Ces mots tournent et retournent dans ma tête. Et d’autres mots se joignent à eux : je
n’aurais jamais dû monter dans ce bus.
Pendant cette fameuse soirée, Zach ne m’a pas quittée d’une semelle. Sur une photo, nous
discutons en coulisses : on voit qu’il a son bras autour de mes épaules et qu’il me sourit. Je me
souviens, il essayait de me convaincre de sortir avec eux ce soir-là. Sur une autre, nous quittons
justement le club. Il me prend par la taille, je le regarde en souriant alors que nous nous dirigeons
vers la voiture. Je n’ai pourtant vu aucun photographe ! Sur celle-ci, j’ai l’air totalement amoureuse
de lui. Et c’est le cas. J’ai cette même expression chaque fois qu’il plonge son regard dans le mien ; le
reste du monde s’efface dès qu’il est près de moi.
J’ai les nerfs en pelote, et, comme si ça ne suffisait pas, l’article publié sous la photo en rajoute un
peu plus.

« La romance en pointillés de Zach et Rachel semble, encore une fois, mise entre
parenthèses. Le dieu du rock a passé la soirée à Boston dans les bras d’une fan inconnue.
D’après nos sources, ils se seraient rencontrés en coulisses. Quoi qu’il en soit, la troisième
tournée de Zach s’annonce déjà comme la plus réussie de sa jeune carrière. »

Au moins, sa tournée remporte un franc succès.
Je n’arrive pas à le croire. On m’a prise en photo à mon insu. Pire encore : j’ai été assez stupide
pour accepter de l’accompagner en tournée sans m’arrêter une seconde pour réfléchir aux
conséquences. Je n’y ai même pas pensé ! Le risque de me faire photographier si je sortais avec lui en
public était pourtant évident ! Je me prends la tête entre les mains. Je n’arrive pas à croire que je n’aie
rien fait pour empêcher ça.
Et puis, qui est cette Rachel ?
— Qui est Rachel ?
L’espace d’un instant, Mia me regarde comme si j’étais la dernière des demeurées.
— C’est une chanteuse, une pop star. Son premier album est sorti l’année dernière. Zach a eu
une… liaison avec elle pendant un an. Mais je ne crois pas qu’il l’ait revue depuis le début de la
tournée. De toute façon, d’après les rumeurs, ce n’était pas sérieux entre eux.
Sa manière de prononcer « liaison » me donne des frissons. Ils se voyaient uniquement pour
coucher ensemble, mais Mia ne veut pas me le dire aussi clairement. Intérieurement, je bouillonne de
penser que Zach ait connu d’autres femmes. Pourquoi cela me fait-il cet effet ? J’y réfléchirai plus
tard.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ?! Mia ! Il suffit d’une personne pour dévoiler mon
identité à la presse ! Cet enfer va recommencer !
Quand je pense que j’ai cru à notre histoire. Zach et moi sommes à l’opposé l’un de l’autre, je ne
pourrai jamais faire partie de sa vie. Le risque est trop grand ; je ne supporterais plus de voir les
portraits de Marc et Andrew brandis en porte-étendard d’une campagne contre les dangers du
téléphone au volant. L’implication politique de la famille de la conductrice n’a pas arrangé les choses.
Mon intuition tentait de me retenir de monter dans ce bus, je n’avais aucune idée de l’ampleur des
conséquences.
La porte s’ouvre sur Zach, le visage déconfit. Avec ses bottes noires de militaire, son tee-shirt
délicieusement moulant, son jean délavé et sa chaîne pendue à la ceinture, il porte l’attirail complet de
la rock star. Mais mes yeux se détournent déjà de son corps d’athlète. Une personne plus forte que
moi saurait peut-être faire semblant d’aller bien et lui cacherait son mal-être, en particulier à quelques
minutes du début du concert, mais pas moi. J’ignore quelle heure il est, mais Mia devait arriver une
heure avant que les garçons montent sur scène. La première partie devrait donc déjà avoir commencé.
— Quelque chose ne va pas ?
Zach se précipite vers moi, mais je secoue la tête. Les mots se coincent dans ma gorge ; que
pourrais-je lui dire ? Puis-je lui en parler ? Devrais-je faire mes bagages ? Est-ce si important,
puisque, de toute manière, il est prévu que je parte dans dix jours ?
— Nicky, dis-moi ce qui ne va pas.
Il tourne mon siège pour me forcer à le regarder en face et s’accroupit devant moi.
La voix de Mia n’est qu’un écho qui semble venir de très loin. Zach me prend alors la main, mais
mes yeux restent rivés sur mes pieds. Je n’arrive pas à le regarder.
— Je me fiche éperdument de cette fille.
— Ce n’est pas ça…
Je murmure à peine, ma gorge me brûle tellement. Les larmes coulent sur mes joues dès l’instant
où je lève le menton vers lui.
— Alors dis-moi ce qui ne va pas. Qu’est-ce qui te met dans cet état ?
— C’est l’accident…
Mes yeux mouillés se posent sur les siens et je prends une profonde inspiration.
— Au volant de la voiture qui a heurté Marc et Andrew, il y avait la fille du gouverneur du
Minnesota. Elle avait tout juste seize ans. Pour la protéger, sa mère a menti en disant que c’était elle
qui conduisait.
Je marque une pause en fermant les yeux.
— Quand la presse a découvert le mensonge, le scandale a fait la une des infos nationales pendant
des mois.
Zach secoue la tête.
— Quel rapport y a-t-il avec les photos ? Avec nous ?
Nous. Je pousse un soupir. C’est la première fois que l’un de nous utilise ce mot comme si nous
étions un vrai couple. Mon cœur se serre de douleur ; je l’entends le prononcer maintenant, alors
qu’il est trop tard. Je dois partir, il le faut. Il n’y a aucun avenir pour Zach et moi ; pas si je n’arrive
pas à surmonter cette épreuve.
— Zach, les journalistes ont fait le pied de grue devant ma porte pendant des mois. Lorsque la
famille du gouverneur et moi avons fini par trouver un accord à l’amiable pour éviter le procès – je
n’aurais jamais porté plainte, de toute façon –, on m’a traitée de tous les noms. Certains journalistes
prétendaient que je me faisais du fric sur la mort de ma famille. C’était atroce…
Sur l’écran de mon ordinateur est affichée la photo de moi dévorant Zach du regard. Les larmes
me piquent les yeux. L’amour qui émane de cette image ne ment pas. Mon cœur s’emballe pour lui
depuis le premier jour, dès l’instant où j’ai eu assez confiance en lui pour lui raconter mon passé
tragique, autour d’une tasse de café, dans mon salon à Minneapolis.
Amoureuse. Je tombe amoureuse de cet homme assis en face de moi, cet homme qui n’a pas de
place pour moi dans sa vie trépidante.
— On ne m’a pas laissée faire mon deuil en paix. À chacun de mes mouvements, ils me traquaient
et relayaient tout dans la presse. Je ne veux plus de cette vie-là.
Mia se racle la gorge derrière moi ; mon petit discours ne lui échappe pas. Elle ne devrait pas être
surprise. Après tout, j’ai toujours tenu à protéger ma vie privée, allant jusqu’à utiliser un pseudonyme
pour mes photographies.
— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
Zach se lève, il me faut lever le menton pour le regarder dans les yeux. Il a les bras croisés et l’air
inquiet. Je n’arriverai pas à lui tenir tête. Je donnerais tout pour revenir en arrière et ne pas mettre les
pieds au Jack’s Bar, ne pas le rencontrer, ne pas confier à Mia mon envie de vivre ma vie. Il aurait
suffi d’une semaine de plus, d’un seul jour, pour que rien de tout ça ne me tombe dessus.
Je n’aurais pas à dire adieu à l’homme dont je suis en train de tomber amoureuse.
— Je veux rentrer chez moi.
Mia me coupe la parole.
— Ne fais pas ça, Nic. Tu n’en as pas envie.
Mais je fais la sourde oreille.
— Si quelqu’un dévoile mon nom aux journalistes, il suffit d’une autre personne pour me trouver
sur Internet et le scandale éclatera une nouvelle fois. Je refuse de revivre cette épreuve !
Plus affolé que jamais, Zach me prend les mains et me force à me lever.
— Laisse-moi t’aider. Ne me quitte pas. Pas comme ça.
Je chasse mes larmes du revers de la main.
— Je ne prendrai pas le risque de voir Marc et Andrew en première page des magazines people.
Je refuse qu’ils deviennent l’exemple à ne pas suivre dans les salles d’auto-écoles, avec le slogan :
« Écrire un texto ou conduire, il faut choisir. » C’est ce qui arrivera si je reste avec toi. Ta célébrité
les poussera à fouiner dans mon passé. Je ne suis pas assez forte.
Les larmes coulent sur mes joues sans que je puisse les retenir. Zach m’attrape fermement par les
épaules et me lance un regard empli de détresse. Mais il n’y a plus rien que je puisse faire pour lui.
— Je ne connais personne qui a ta force.
— Justement, peut-être que je n’ai plus envie d’être forte. Je veux vivre une vie normale.
Pardonne-moi.
À ces mots, je pose la main sur sa joue. Je suis sincèrement désolée pour lui et m’en veux de le
quitter. Seulement, à mes yeux, c’est la meilleure chose à faire.
La porte s’ouvre au moment où il s’apprête à répondre, et Jake entre dans la pièce. Je tourne la
tête aussitôt pour qu’il ne me voie pas pleurer. De toute manière, l’ambiance pesante qui règne ici lui
fait comprendre qu’il y a un problème. D’une voix douce et inquiète, il murmure :
— Zach, c’est bientôt à nous.
Ce dernier secoue la tête sans détourner son regard sombre de moi.
— Laisse-moi encore une minute.
— Zach ! insiste Jake.
Zach tourne brusquement la tête vers lui.
— Cinq minutes, putain ! Non, mais c’est pas vrai !
Le bassiste s’éclipse sans souffler mot.
Je comprends sa colère. Il est blessé, énervé, et c’est entièrement ma faute. Je m’en veux
profondément, mais c’est comme ça.
— Je dois y aller.
Pour accompagner le mot et le geste, je m’écarte d’un pas, mais Zach me retient par le bras.
— Ne fais pas ça, Nicky. On trouvera un moyen, je te le jure.
La tristesse que je lis dans ses yeux me fend le cœur. J’ai du mal à croire que je lui inflige une
chose pareille. J’aimerais pouvoir rester. J’aimerais pouvoir me blottir dans ses bras et oublier toute
cette histoire, mais c’est impossible. Je ne vois pas d’autre solution, alors je secoue la tête.
— Monte sur scène, Zach. Ils ont besoin de toi.
Je libère mon bras de son emprise et file hors de la pièce au pas de course, embarquant mon
ordinateur portable au passage. Il a beau crier mon nom, Mia peut me courir après dans le couloir, je
ne m’arrête pas de marcher droit devant moi.
Ce n’est qu’une fois sur le pas de la porte menant à l’extérieur du bâtiment que Mia parvient à me
rattraper.
— Ne fais pas ça, Nic ! Si tu le quittes, tu le regretteras. Tu le sais très bien. Tout s’est passé très
vite, j’en suis consciente, mais réfléchis un peu avant de prendre une décision. Tu es folle de lui, et, à
voir la manière dont il te regarde, c’est réciproque.
— Je n’y arrive pas, Mia. Tu m’as vue traverser ces épreuves. Je ne peux pas revivre ça, tu le
sais !
Il faut à tout prix qu’elle me comprenne. Mia a toujours été de mon côté, pourquoi cela devrait-il
changer maintenant ?
La voilà qui croise les bras en faisant la moue.
— Tu sais ce que je crois ? Je crois que l’idée de tomber amoureuse te fiche la trouille et que tu
brandis cette photo comme une excuse pour te défiler.
Elle va me rendre folle, je tape du pied en me prenant la tête dans les mains.
— Non, c’est faux ! Tu étais avec moi pendant ce cauchemar éveillé. Tu sais très bien ce qui
arrivera s’ils découvrent mon identité ! Bon sang, même la presse nationale m’a harcelée ! Je refuse
de revivre ça, Mia !
Une seule idée m’obsède alors que je tente d’essuyer mes larmes : je dois à tout prix m’en aller.
— J’ai vu comme tu étais heureuse avec Zach. Tu riais, tu étais celle que j’ai toujours connue, et
ça fait du bien ! Un an et demi a passé, Nic ! Je sais que le deuil d’un mari peut prendre des années,
mais ce n’est pas comme si tu te précipitais dans les bras d’un autre. Et puis, Zach est quelqu’un de
bien.
— Oui, je sais. C’est un type bien et…
Je m’interromps. Un peu plus et j’admettais tout haut les sentiments dont j’ai clairement pris
conscience tout à l’heure. Si je me confie à Mia, elle ne me laissera jamais franchir cette porte.
— Je ne vois pas comment ça peut marcher entre nous. Dans dix jours, je rentre chez moi quoi
qu’il arrive. Quel avenir y a-t-il pour un couple séparé par tant de kilomètres et menant des vies si
différentes ?
— Il n’y a que vous pour le décider. Ce que tu as traversé t’a appris au moins une chose : rien
n’est gagné d’avance, que ce soit avec quelqu’un vivant sous le même toit ou non.
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne mâche pas ses mots. Elle qui a pourtant l’habitude de
prendre des pincettes avec moi…
— Je ne cherche pas à te faire mal, tu es ma meilleure amie et je t’aime plus que tout au monde.
Mais je ne veux pas non plus te voir tourner le dos à un bonheur aussi évident, uniquement parce que
tu as peur d’une chose qui n’est même pas arrivée.
— Va voir le concert, Mia. Je rentre au bus. J’ai besoin de réfléchir… et de faire mes valises.
Elle me prend le visage entre ses mains.
— Prends le temps de réfléchir, mais ne touche pas à tes affaires. Pas avant d’avoir parlé à Zach.
J’acquiesce d’un hochement de tête dans le seul but de me débarrasser d’elle pour être un peu
seule. Je veux rentrer chez moi.

Chapitre 12

À peine entrée dans le bus, je me jette sur mon lit et verse toutes les larmes de mon corps. Je quitte
Zach alors que je suis en train de tomber amoureuse de lui. Le ridicule de la situation me saute aux
yeux, mais je ne vois pas de meilleure solution. C’est le choix le plus sûr. De toute façon, je l’aurais
perdu tôt ou tard.
Je dois m’en aller. Mais ces quelques mots me brisent le cœur. Je ne me croyais pas capable
d’aimer un autre homme. Bien que l’idée de fréquenter quelqu’un m’ait effleuré l’esprit, il n’a jamais
été question d’amour. Un compagnon, un ami, un proche, pourquoi pas. Mais un amant ? Jamais. Je
n’ai aimé qu’une seule fois. Le jour où j’ai rencontré Marc, je suis aussitôt tombée sous le charme de
cet homme exceptionnel. Mais voilà que Zach entre dans ma vie et s’empare de mon cœur, un peu
plus à chaque seconde. Je l’aime d’un amour complètement différent de celui qui m’unissait à Marc.
Mais ce sentiment est bien là et il grandit en moi depuis le soir de notre rencontre. Si je n’avais pas
aimé Marc, je n’aurais pas cru possible de développer ce genre de lien aussi vite, et avec une telle
intensité. C’est pourtant ce qui m’arrive.
Et je tourne le dos à cet amour.
Je m’interroge une seconde. Mia peut-elle avoir raison ? Suis-je en train de fuir par crainte
d’entamer une nouvelle histoire ? Non. Je secoue la tête et me dirige vers la salle de bains pour
ranger mes affaires de toilette. C’est impossible. J’ai eu tort de ne pas réfléchir aux conséquences que
pourrait engendrer une relation amoureuse avec Zach avant d’accepter de le rejoindre dans ce bus. Si
j’avais pris le temps de peser le pour et le contre, sans écouter Mia, je ne serais jamais venue. Et rien
de tout ça ne serait arrivé.
La porte s’ouvre brusquement. Le bruit me fait sursauter. Zach entre dans ma chambre, essoufflé
et ruisselant de sueur. Ses cheveux sont ébouriffés et ses yeux lancent des éclairs.
— Je ne te laisserai pas partir, Nicky ! Je sais que tu as peur, mais, quelles que soient tes craintes,
laisse-moi t’aider.
Je n’ai pas le temps de protester ; il s’avance déjà d’un pas assuré et me prend dans ses bras. Je
hume son parfum avec délice : un mélange de sueur et de savon.
— Tu ne peux rien faire pour m’aider, Zach. Mon passé et ta célébrité ne sont pas compatibles.
Sans me relâcher pour autant, il fait un pas en arrière.
— Tu fais pourtant partie de ma vie. Toi et moi, on est liés. Tu le sais aussi bien que moi. Le reste,
on s’en fout.
Toi et moi. Ces mots résonnent dans ma tête et provoquent une cascade d’émotions. Pourquoi
avons-nous attendu si longtemps avant de déclarer nos sentiments ? Est-ce que ça changera quoi que
ce soit, maintenant que le mal est fait ?
— Tu ne comprends pas…
— Dans ce cas, explique-moi ! Dis-moi ce qui t’effraie tant ! Qu’est-ce qui te fait assez peur pour
te forcer à étouffer ce que tu ressens pour moi ? Je sais que je ne te laisse pas indifférente.
Encore une fois, il m’attire à lui et plaque ses lèvres sur les miennes. Elles sont chaudes, fébriles.
Il y a plus de passion dans ce baiser que dans tous ceux que nous avons pu échanger. Ma conscience se
bat contre mes pulsions, mais mon corps semble l’emporter. Je sens qu’il me supplie de
m’abandonner à lui et ne peux lui résister. Son étreinte puissante m’arrache un gémissement. Zach
recule brusquement et met fin à notre baiser, me laissant là, haletante.
— Lorsque tu es contre moi, que tu sens mon cœur battre à tout rompre et mes bras autour de toi,
ose me dire que tu ne me désires pas, que tu n’es pas amoureuse de moi ! Parce que moi, Nicky, je
l’admets. Je suis dingue de toi !
Me voilà clouée au sol. Ses mots font écho à la prise de conscience qui m’a frappée, il y a une
heure à peine, concernant mes propres sentiments pour lui. Cela ne doit pas me faire oublier que ce
n’est pas mon amour pour lui qui me gêne, mais l’idée de devoir constamment craindre les
projecteurs.
— Je ne pourrai pas vivre sous le regard des gens et être prise en photo dès que je mets le nez
dehors. Et puis, ça ne peut pas fonctionner. Un continent nous sépare et tu es toujours à droite à
gauche, je ne te verrai jamais. Tu appelles ça une relation épanouie ?
Je sais que je suis injuste. En acceptant de monter dans le bus, je savais pertinemment qui il était et
quelle vie il menait. Mais j’étais à mille lieues de me douter que les choses évolueraient si vite entre
nous ; j’étais loin de me croire capable de tomber aussi éperdument amoureuse de cet homme. Zach a
tout pour lui, je n’ai rien à lui reprocher. Il sait voir le bon côté des choses et faire abstraction du
mauvais, mais moi je n’y arrive pas.
— Chaque matin, je craindrai de faire la une d’un magazine people, ou de voir mon nom étalé sur
d’innombrables forums où des milliers de femmes exprimeraient leur haine et leur désir de me voir
disparaître de la surface de la terre.
— Reste. S’il te plaît. On réfléchira à tout ça plus tard.
Il m’adresse un regard implorant. Hélas, je ne peux pas faire machine arrière. Mes genoux
tremblent quand il répète : « S’il te plaît. » Je suis à deux doigts de céder. Depuis que je le connais, ces
mots ont eu raison de moi plus d’une fois. Si seulement je pouvais céder à cette aspiration au bonheur
qu’il me réclame. Ce n’est pas si facile, encore moins dans ces circonstances. Il n’y a aucune autre
issue possible.
Je fourre dans mon sac mes dernières affaires de toilette, tire la fermeture Éclair et pose le
bagage sur le lit, à côté de l’autre valise déjà bouclée. En jetant un coup d’œil par la fenêtre,
j’aperçois le taxi que j’ai appelé un peu plus tôt.
D’un pas lent, je reviens vers Zach et, rassemblant tout mon courage, je me lève sur la pointe des
pieds et lui dépose un baiser sur la joue. Ses mains cherchent ma taille, mais je me dérobe avant de les
sentir se poser sur moi.
— Adieu, Zach.
Je prends mes affaires et me tourne vers la porte.
— Si je te laisse partir, c’est uniquement parce que tu en as besoin.
Je m’arrête dans mon élan et me retourne vers lui. Les bras ballants, il semble désemparé.
— Tu as besoin de réfléchir et de te remettre du choc de ces photos stupides pour te rendre
compte que ça n’est rien de plus que ça : des photos stupides ! Il y a quelque chose entre nous, et je
refuse d’y mettre fin !
Je n’ai rien à lui répondre ; alors, sans un mot, je franchis le pas de la porte et disparais. Le
chauffeur charge mes bagages dans le coffre. En ouvrant la portière, je m’autorise un dernier regard
vers le bus. Zach est là, sur le seuil, droit comme un piquet. Je monte dans le taxi et referme la
portière sans même lui adresser un signe d’adieu. Les larmes coulent déjà sur mes joues et je plonge
mon visage dans mes mains, pleurant sans cesse jusqu’à l’aéroport.
Le taxi se gare sur le parking.
Je ne lui ai jamais dit que je l’aimais.
Maintenant que je suis loin du bus, je prends conscience de cette erreur commise pour la seconde
fois ; celui que j’aime ne sait peut-être pas ce que je ressens pour lui, alors qu’il est en train de sortir
de ma vie.
À peine ai-je le temps d’arriver dans le hall de départ que j’ai déjà deux messages vocaux et dix
textos de Mia, mais je décide de les ignorer. Elle me reproche sans doute de l’abandonner au concert
alors qu’elle est venue pour me voir ce week-end, mais quelque chose me dit que Chase s’occupera
très bien d’elle. Ma décision de quitter Zach doit lui déplaire. Je supprime tous ces messages sans les
lire ni les écouter, et éteins mon portable avant de sécher les larmes qui se remettent à couler.
Dans l’avion, ma tête se pose lourdement sur le dossier de mon siège. Après un an, trois mois,
trois semaines et un jour, j’essaie de recommencer à vivre. Mais je ne suis pas sûre d’être prête.

— Tu te rends compte que tu es vraiment stupide, j’espère !
Pour la énième fois depuis le début de ce repas fatiguant, je lève les yeux au ciel, exaspérée par
Mia. Je suis rentrée depuis trois jours et elle est revenue hier de son week-end à Philadelphie.
— Il t’aime, Nic.
Je repose violemment mon verre sur la table et jette un rapide coup d’œil autour de nous pour
m’assurer que notre débat n’attire pas les regards indiscrets. Nous nous sommes retrouvées dans le
bar à tapas au coin de ma rue, et je ne demande qu’à savourer mes burritos et mon assiette de
calamars en paix. Ce repas serait certainement succulent sans cette énorme boule coincée en travers
de ma gorge depuis la minute où j’ai quitté le bus de tournée.
— Ce n’est pas le problème, Mia. On en a déjà parlé.
Elle pousse un soupir.
— Je sais, je sais. Mais il a passé le week-end à faire la tête. Il a même menacé d’annuler les
derniers concerts pour venir te voir.
Feignant l’indifférence, je sirote tranquillement ma boisson. Le problème, c’est que je suis
tétanisée. Ce qu’elle me dit m’affecte profondément, d’autant que Mia se met en mode « réparation de
Nicky », encore une fois.
— Comment va Chase ?
Essayons de parler d’autre chose que Zach et moi. Depuis mon retour, ce sujet épineux a été
suffisamment abordé à mon goût. Plusieurs fois par jour, je reçois des textos de sa part. La plupart du
temps, il me dit qu’il pense à moi, ou me souhaite une bonne journée. Je les ai tous supprimés sans y
répondre, même si, chaque fois, mes doigts planent au-dessus des touches comme pour lui répondre
que je l’aime aussi.
Mais je ne peux pas.
Mia m’observe sans rien dire. Je réprime un soupir de soulagement en voyant qu’elle accepte de
changer de conversation sans broncher.
— Chase va très bien.
Le petit rictus qu’elle peine à retenir m’en dit long.
— Je le savais, tu en pinces pour lui !
Je suis folle d’excitation : Mia a eu beaucoup d’hommes dans sa vie, mais jamais rien de sérieux.
Ce petit sourire est totalement inédit chez mon amie.
— Non, je n’en pince pas pour lui. Enfin, peut-être… Je ne sais pas.
À la voir rougir comme ça, je lui décoche un grand sourire.
— Il n’est pas comme les autres. On a passé un très bon week-end ensemble. Il m’a même invitée à
l’accompagner à un rallye automobile, dans quelques semaines.
Au moins, ce concert aura eu des répercussions positives : Mia en pince pour un homme. Je n’y
croyais plus.
— Il est…
Elle ne termine pas sa phrase pour réfléchir à ce qu’elle veut dire.
— C’est bizarre, je sais, mais il me fait penser à Elijah. Ils ont beaucoup de points communs, à un
détail près : Chase est vraiment canon.
J’éclate de rire. Elle a raison, il a un côté protecteur qui le rend carrément irrésistible. D’ailleurs,
je comprends le rapport avec Elijah. Bien que cela puisse paraître étrange puisqu’il s’agit de son
frère, il a le même humour noir et une intelligence aussi affûtée. Mia et son frère se sont toujours très
bien entendus. C’est peut-être de ça qu’elle a besoin : un homme fort capable de s’occuper d’elle tout
en restant à sa place, sans pour autant se laisser intimider par elle.
— Mais je n’en ai pas fini avec Zach et toi.
Je pousse un gémissement.
— Arrête de faire ta gamine et écoute-moi. OK, tu es terrifiée à l’idée de fréquenter un autre
homme que Marc, même s’il s’agit de Zach.
Elle marque une pause pour me laisser le temps de réagir, mais je reste silencieuse. Avant de
poursuivre, elle soupire.
— Je sais que tu crains de retrouver ta famille en première page des magazines. Tout ça, je le
conçois. Mais prends le temps d’y réfléchir, trouve un moyen de recoller les morceaux et appelle
Zach. Il n’attend que toi. Dès que tu seras prête, il sera là pour toi. J’en suis certaine.
Le regard sévère qu’elle me lance me fait penser à une mère exaspérée de devoir répéter pour la
centième fois à son enfant de ranger sa chambre.
Pour elle, c’est facile de me dire tout ça, mais j’ignore comment recoller les morceaux, j’ignore
même s’il y a des morceaux à recoller. En reprenant une bouchée de burritos, je compte mentalement
les minutes qui me restent avant de pouvoir rentrer chez moi, me glisser sous la couette et espérer
que les choses se soient passées différemment. Si seulement je trouvais un moyen…

La tournée de Zach s’est achevée sur un concert en Georgie, il y a quelques jours. Comment suis-
je au courant ? Comble de l’ironie, je suis connectée à longueur de journée sur actudesstars.com, à
l’affût de la moindre information concernant Zach Walters. Son nom n’est apparu qu’une seule fois,
au sujet du concert qu’ils ont donné il y a deux jours ; d’après l’article, Ethan s’est évanoui sur scène.
Heureusement, c’est arrivé pendant le dernier morceau, donc le concert n’a pas été annulé. La photo
prise au moment des faits est très intense : on y voit les garçons attroupés autour d’Ethan, allongé au
sol. Leurs visages inquiets expriment un mélange de colère et d’affolement.
En voyant cette image, mon cœur s’est serré à l’idée que Zach traversait cette épreuve sans que je
puisse le consoler. Malgré mon désir de le soutenir, je n’ai pas réussi à trouver le courage nécessaire
pour lui répondre lorsqu’il m’a raconté le concert par texto, ce soir-là. Il a dû me l’envoyer
immédiatement après l’incident et je me sens mal de savoir qu’il avait les nerfs en pelote. Même si
Ethan le mérite largement, je sais qu’il déteste l’idée de devoir renvoyer l’un de ses musiciens.
Impossible de me détendre avec tout ce stress. Je me retrouve à ne parler qu’à Mia – qui est à
l’origine de ma colère – et à mes parents – qui ne semblent pas très affectés non plus ni par ces
histoires de paparazzis, ni par le risque de voir ma vie privée étalée au grand jour.
Et s’ils avaient raison, tous autant qu’ils sont ? Peut-être que je réfléchis trop. Je ne sais pas. Après
tout, ce n’est pas leur tête qu’ils risquent de voir affichée en première page dans la presse à scandale.
Ma mère a même eu l’air ravie d’apprendre que des journalistes m’ont prise en photo.
La première fois que je l’ai appelée pour lui parler de ma participation à la tournée, son sang n’a
fait qu’un tour : sa fille unique s’embarquait dans un bus bondé de rock stars viriles à souhait – un
vrai cauchemar pour une mère. En s’imaginant ce que j’allais peut-être découvrir, elle s’est sans
doute inventé les pires scénarios possibles. Mais, plus tard, Mia a eu l’immense gentillesse de
défendre Zach en montrant à ma mère cette photo où nous sortons du bar bras dessus bras dessous,
dans les rues de Boston.
J’ai hurlé en apprenant ce qu’elle pensait de ce cliché ; d’après elle, je regarde Zach de la même
manière que je regardais Marc, mais plus intensément encore. Et elle a raison.
Je suis épuisée de courir, épuisée d’avoir peur, d’être triste. Il y a trois semaines, je voulais me
réveiller et retrouver mes yeux brillants de joie de vivre. J’étais si près du but.
Au fond de moi, il y a comme un remous de conscience qui me dicte cette nouvelle envie, que ce
soit avec ou sans Zach Walters. Il ne peut pas m’apporter ce bonheur auquel j’aspire. C’est impossible
de compter sur lui, ça ne peut pas être son rôle.
Pour mon bien-être, je dois y arriver. Il le faut. Tout d’abord, il est nécessaire que je me
débarrasse de cette colère amère qui m’a rongée de l’intérieur pendant tout ce temps.
Je m’empare du téléphone et compose le numéro tant redouté avant de perdre mon sang-froid.
— Bonjour, je souhaite parler à Nathalie Linscum.

Deux heures plus tard, j’entre dans un petit café avec une demi-heure d’avance sur mon rendez-
vous avec Nathalie. Appeler l’une des personnes impliquées dans la mort de ma famille pour lui
proposer un rendez-vous n’a pas été une mince affaire. C’est sans doute le coup de fil le plus difficile
que j’aie jamais passé. Mon objectif du jour : lui faire comprendre que je leur pardonne, à elle et sa
fille Sarah.
Je commande un café latte au caramel et repère deux sièges en cuir au fond de la pièce, juste à
côté de la cheminée ; voilà qui devrait nous apporter ce qu’il faut d’intimité. En la voyant franchir le
seuil de la salle, je me fige. C’est bien elle, exactement la même que sur les photos diffusées à tous les
flash-info les mois qui ont suivi l’accident. Une envie de m’enfuir à toute vitesse me chatouille les
orteils. Rien de ce que cette femme dira n’arrangera les choses. C’est peut-être sa fille qui a
physiquement provoqué la mort de ma famille en utilisant son portable au volant, mais cette femme a
menti pour la couvrir. Je comprends d’instinct le besoin qu’a une mère de protéger son enfant, quitte
à payer le prix fort. Toutefois, sa décision de mentir en disant qu’elle était au volant m’a valu
quelques mois de souffrance supplémentaires dont je me serais bien passée, et je ne l’oublierai
jamais. Malgré mon envie de lui hurler à pleins poumons qu’elle me doit des excuses publiques, je
sais que la meilleure chose à faire est d’en rester à ce que je suis venue lui dire.
Dès l’instant où elle me voit, mes yeux se remplissent de larmes et j’ai les mains moites. Je me
sens pâlir un peu plus à chaque seconde. Je ne suis plus sûre de rien. Ai-je bien fait de l’appeler ?
Pourquoi ne pas me contenter de leur pardonner intérieurement, pour être en paix avec moi-
même ?
Rien ne m’empêche de m’en aller tout de suite, je n’aurai ainsi plus jamais à la revoir. Je
donnerais tout pour m’échapper. D’ailleurs, cette femme se fiche peut-être de ce que j’ai à lui dire
comme de sa première chemise. Cette pensée me glace le sang. Qu’arrivera-t-il si mon pardon ne lui
fait ni chaud ni froid ? Alors qu’elle commande une boisson avant de se diriger vers moi, je suis à
deux doigts de prendre mes jambes à mon cou et de m’enfermer dans mon appartement pour ne plus
jamais en ressortir. Je pourrais devenir ermite. Tous ces mois passés à vivre seule m’ont habituée à la
solitude, je pourrais très bien ne plus sortir de chez moi. Grâce à Internet, tout arrive directement à
ma porte, si je le souhaite. Mia pourra toujours venir manger à la maison. Cette idée me tente un peu
plus à chaque pas que Nathalie fait dans ma direction. Une seule chose me garde clouée sur ma
chaise : Zach.
Je pense à lui, à l’amour désespéré que je lui porte et dont je n’ai pris conscience que lorsqu’il
était trop tard. Le seul moyen qu’il me reste pour nous laisser une chance, ou pour être capable de
reprendre une vie normale – avec ou sans lui –, c’est de faire le bon choix.
Le choix de dire à cette femme ce que j’ai sur le cœur.
Je prends une profonde inspiration, parfaitement consciente du silence pesant qui s’est installé
depuis son entrée dans le café. Je me demande si les autres clients ressentent la tension qui émane de
nous. J’ai l’impression qu’un fardeau accablant compresse ma poitrine. Je compte jusqu’à dix, tout
doucement, en inspirant profondément. Je peux y arriver. Je peux la regarder dans les yeux et me
libérer de ce poids.
Elle ne m’a encore rien dit. Dois-je prendre la parole la première ? Sans doute, oui. Après tout,
c’est moi qui l’ai appelée.
Dix. J’expire profondément. Je peux le faire.
D’un geste lent, je repose ma boisson sur la table et lève les yeux vers elle.
— Merci d’être venue si vite.
Elle porte un simple legging noir sous un pull rose pâle et des bottes qui lui arrivent aux genoux.
Pour une femme d’une quarantaine d’années – si ma mémoire est bonne –, je trouve qu’elle reste dans
l’air du temps avec élégance. Le contraste entre le rose et ses cheveux châtain clair lui donne un air
doux et fragile, mais le sourire forcé qu’elle m’adresse n’égaie pas la tristesse de son regard.
— J’ai attendu très longtemps de pouvoir enfin vous parler. Il n’y a rien de plus important pour
moi que de venir ici pour répondre à votre appel.
Ses mots sont des vagues de douceur ondoyant à mes oreilles.
— Oui, eh bien…
Nathalie prend place à ma table, son regard inquiet toujours posé sur moi, comme si elle
s’attendait à tout moment à me voir exploser de colère.
— Je vous pardonne.
Ces mots s’échappent de ma bouche si brusquement que je détourne aussitôt le regard. Je reprends
une gorgée de ma boisson pour apaiser mes nerfs. Sans succès. Je ne suis pas loin de m’écrouler.
Autour de moi, plus rien n’existe que ce grondement qui résonne dans ma tête. Ce bruit sourd s’avère
être mon cœur que je sens battre la chamade jusque dans mes tempes.
— Je ne mérite pas votre pardon, Nicky. Sarah non plus.
Mon visage se retourne vivement vers elle. Je m’attendais à tout sauf à ça. En levant les yeux, je
me rends compte que les siens s’emplissent de larmes.
— Ce jour-là, Sarah a détruit des familles entières, Nicky. La vôtre plus que toute autre, c’est
évident. Tant de vies ont été ravagées par l’acte stupide de Sarah et par mes mensonges. Votre famille,
celle de votre mari, de vos amis, des camarades de votre fils, de la mienne… Et la liste est encore
longue. Chaque jour depuis ce terrible accident, j’ai prié Dieu pour qu’il me pardonne et ne retienne
pas ces péchés contre moi, mais je n’ai jamais osé espérer votre pardon.
Avant de poursuivre, elle essuie les larmes qui ruissellent sur ses joues.
— Sarah s’en est sortie avec un bandage autour du front, mais pas votre famille. Il n’y a rien au
monde que nous puissions faire pour vous témoigner l’ampleur de notre honte.
Je chasse mes larmes, sanglotant en silence sans me soucier du regard des gens autour de nous. Je
savais qu’il serait difficile de la rencontrer et de lui parler. Je savais que cela ferait remonter à la
surface de vieux démons qui ne me quitteront jamais.
Mais ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est cette sensation d’avoir le cœur broyé par tant de
souvenirs douloureux. Que faire, maintenant que tout a été dit ? Je lui ai pardonné et elle a reconnu
ses torts. Perdues dans nos pensées, nous restons assises un instant, plongées dans un silence brisé
uniquement par nos reniflements. Au bout d’un moment, je retrouve la force de parler.
— J’en ai assez d’être triste et de ne pas arriver à faire mon deuil. Vous ne méritez peut-être pas
mon pardon, Nathalie, mais je vous l’accorde volontiers. À Sarah également, dites-lui bien de ma
part. Malgré ma colère et ma peine, je sais au fond de moi que c’était un accident. Une erreur
d’inattention commise par une enfant. Ce pardon me libérera d’un énorme poids et j’espère que ce
sera le cas pour vous aussi.
Quelque part, je sais qu’elle et Sarah ont besoin de l’entendre. Je reconnais dans son regard le
tourment qui me torture chaque jour. Je suis peut-être celle qui pleure sa famille, mais elle est la mère
de la personne qui a causé leur perte. Je pensais que les haïr me soulagerait plus que de me haïr moi-
même. Mais finalement c’est faux, je m’en rends compte en la regardant. Qu’importe l’ampleur de ma
colère – et ma fureur n’avait pas de limite –, je refuse de porter ma haine contre elles.
— Comment va Sarah ?
Pourquoi poser cette question ? Je l’ignore, mais je le fais. L’enfant n’a que dix-sept ans, après
tout. Elle est encore trop jeune pour comprendre la gravité de ses actes.
Nathalie secoue doucement la tête.
— Mieux depuis peu. Elle voit un psychologue. Je ne pense pas que l’amener ici aujourd’hui
aurait été une bonne idée.
J’acquiesce avec un hochement de tête.
— Puis-je demander comment vous allez ?
— Je vais… mieux.
C’est vrai, je vais mieux. Le seul fait d’être ici le prouve. Toutefois, je ne suis plus sûre de rien
depuis quelque temps.
— Il y a autre chose dont je voudrais vous parler.
Je lui lance un regard interrogateur. Ce qu’elle va me dire risque d’être très difficile à entendre, je
le sens au plus profond de moi.
— Cela fait quelques semaines que Sarah veut parler de l’épreuve qu’elle a endurée pour mieux
s’en sortir.
Un gémissement s’échappe de ma gorge. A-t-elle l’intention de raconter d’autres choses à la
presse ? La fureur s’empare déjà de moi, mais Nathalie poursuit, faisant abstraction du tremblement
de mes mains.
— Elle souhaite intervenir dans les écoles du quartier au sujet des dangers que représente
l’utilisation du téléphone au volant.
Incroyable ! Sarah compte parler de ma famille, ce qui me terrifie plus que tout, et pourtant, je
trouve l’initiative admirable. Le problème étant que cela mènera exactement là où j’ai peur d’aller. Je
craignais que cela n’arrive un jour : ma famille incarnera les risques de ce genre de comportement
imprudent.
D’un autre côté, si le fait de raconter cette histoire peut épargner un tel drame à d’autres familles,
n’est-ce pas une bonne chose ? Je ne crois pas avoir déjà observé la situation sous cet angle.
L’histoire de ma famille peut sauver des vies.
Mais l’idée mérite-t-elle un effort aussi douloureux de ma part ?
Oui. Imaginer une mère, un père ou un enfant traverser la même épreuve est pire que de revivre
cette tragédie.
— Par respect pour votre famille, elle vous laisse dans l’anonymat.
Nathalie tend la main sur la table comme pour la poser sur la mienne, mais se ravise au dernier
moment et la repose sur ses genoux.
— Sarah ne veut pas vous causer plus de peine, mais souhaite épargner à d’autres sa propre
douleur.
Les larmes se remettent à couler sur mes joues et je les chasse d’un geste vif. Je connais ma
réponse avant même de la donner, mais les mots ont du mal à sortir.
— Je vous laisse carte blanche.
Le silence tombe comme une chape de plomb. Je n’arrive pas à croire que j’accepte, mais c’est le
bon choix.
— Vous êtes incroyable, Nicky. Après tout ce que nous vous avons fait endurer, je n’en reviens
pas que vous nous pardonniez.
Moi aussi, je suis sidérée. Mais peut-être que, après cela, je n’aurai plus à me montrer forte.
Je pourrai enfin vivre une vie normale, sans peur du lendemain.
Les yeux clos, je retiens mes larmes et m’étonne de ce que je suis sur le point de lui dire.
— Pas d’anonymat, qu’elle utilise les vrais noms. J’ai des photos, si besoin.
J’ouvre les yeux pour lui lancer un regard hésitant, mais elle hoche la tête après un instant de
réflexion.
— Je lui dirai.
En me levant, je sens que j’ai besoin de m’en aller d’ici. Je viens d’accepter ce qui me terrifie le
plus au monde. Bien que ce soit le bon choix, j’ai besoin d’être un peu seule.
Je viens d’accorder à la famille qui m’a traînée devant les médias l’autorisation de recommencer.
— Je dois partir, merci d’être venue.
Nathalie me tend la main et je la serre avec lenteur.
— Je suis tellement désolée. Je m’en veux profondément que Sarah vous ait volé les êtres qui
vous étaient les plus chers.
Sans répondre, je quitte le café.

Chapitre 13

À peine arrivée chez moi, je m’écroule sur le lit et sombre dans un profond sommeil. Sur le plan
émotionnel, l’entrevue avec Nathalie m’a épuisée.
À mon réveil, je me sens déjà plus légère. C’est fou comme, soudain, je parviens à me remettre de
mon approbation – ou en tout cas de mon consentement – aux desseins de Sarah.
Ai-je perdu la tête en acceptant cela sans avoir conscience des conséquences qu’une telle
entreprise peut engendrer ?
J’aimerais appeler Mia pour lui en parler. J’aimerais appeler Zach, passer mes mains derrière sa
nuque et le laisser me réconforter comme il sait si bien le faire. J’aimerais prendre Marc et Andrew
dans mes bras et effacer les seize mois qui viennent de s’écouler.
Mais rien de tout cela n’est possible. Zach est je-ne-sais-où, sans doute de retour chez lui à
Los Angeles. Mia me forcerait à l’appeler et, même si je donnerais tout pour être dans ses bras, je ne
suis pas sûre d’être capable de partager sa vie. J’ai enfin réussi à parler à Nathalie, mais je doute que
cela change quoi que ce soit entre Zach et moi.
Marc et Andrew me manquent plus que jamais. Cela fait trop longtemps que je ne suis pas allée
leur parler. Je ne me suis pas recueillie sur leurs tombes depuis mon retour de tournée ; je ne savais
pas quoi leur dire, ce qui est idiot, en réalité. Enfin, je m’extirpe de mon lit et pars dans la salle de
bains me coiffer et arranger mon maquillage qui a coulé sur tout mon visage.
Devant mon reflet dans le miroir, je fronce les sourcils. J’ai le teint cireux et les yeux vitreux.
Mon mascara laisse des traînées noires sur mes joues et mes cheveux se sont emmêlés pendant ma
sieste improvisée. Je les brosse d’un geste vif, me démaquille et repasse un peu de blush sur mes
pommettes. C’est idiot. À quoi bon me maquiller, j’aurai une mine plus décomposée encore en
revenant du cimetière.
Dans la cuisine, la sonnerie attribuée à Mia retentit et je vais répondre. Je marmonne d’un ton
grave :
— Salut.
Il y a des jours comme ça.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Évidemment, rien ne lui échappe.
— Rien… J’allais sortir, tu as quelque chose à me dire ?
Je ne lui dis pas où j’ai l’intention de me rendre.
Après l’enterrement, j’ai passé tant de temps au cimetière que mes parents et Mia ont commencé à
compter mes allers et retours, sachant que, si je ne pleurais pas chez moi, je pleurais là-bas. Les mois
ont passé et j’ai commencé à aller mieux, alors je ne m’y suis plus rendue qu’une fois par semaine.
Mais, aujourd’hui, c’est différent. Je ne veux pas en parler à Mia.
En reprenant la parole, elle articule ses mots avec un maximum de précautions.
— Tu as oublié quelque chose dans le bus. Chase me l’a envoyé.
Je fouille aussitôt dans ma mémoire à la recherche d’un objet que j’aurais cherché depuis mon
retour. Rien ne me manque, ce ne doit pas être important.
— Ça ne peut pas attendre ?
— Non, c’est urgent. On se retrouve en bas de chez toi dans cinq minutes, OK ?
Elle raccroche sans me laisser le temps de répondre.
Je tue le temps en enfilant au ralenti mes bottes, mon écharpe et mon anorak. Le mois de
novembre est bien entamé et le froid automnal est glacial, à croire qu’il pourrait neiger à tout
moment. Mais je me fiche bien de la température : j’ai besoin de les voir, un point c’est tout.
En sortant dans le hall, un cri m’échappe en voyant Mia. Derrière elle, je l’aperçois, grand et
séduisant comme à son habitude avec sa casquette de base-ball enfilée à l’envers, sa veste en cuir et
son jean troué.
Zach. Lorsque Mia s’approche de moi, je me rends compte que je suis tétanisée. Toutefois, mes
yeux ne se tournent pas vers elle, ils sont trop occupés à dévorer ceux de Zach. Il a l’air épuisé. Sa
barbe de trois jours m’empêche de discerner ses traits, mais je vois bien qu’il est à bout de forces. Je
me demande si cette fatigue est plutôt due à la fin de la tournée, au drame avec Ethan ou à mon
absence pendant tout ce temps.
Visiblement inquiète, Mia marche droit vers moi.
— Tu as mauvaise mine, ça ne va pas ? m’interroge-t-elle.
Non, ça ne va pas du tout. Je passe une journée éprouvante et les émotions de ce matin ont
mobilisé toute mon énergie. Les dernières personnes que j’avais envie de voir aujourd’hui sont
devant moi, et j’ignore ce qu’elles me veulent.
Et si leur présence était exactement ce dont j’avais besoin, au contraire ? Le fait de les voir peut
peut-être m’aider à aller mieux.
Je ne suis plus sûre de rien au sujet de Zach et de la manière dont je peux l’intégrer à mon drame
quotidien. Je secoue la tête pour reprendre mes esprits.
— Ce matin, j’ai vu Nathalie Linscum.
Les yeux toujours rivés sur Zach, je parle à Mia en sachant qu’il est trop loin pour m’entendre. En
revanche, il sursaute en la voyant pousser un cri et me prendre le bras. Elle le tire doucement, mais je
ne peux détourner mon regard de cet homme si triste et soudain beaucoup trop loin de moi.
On dirait qu’il a envie de s’approcher et de me réconforter sans savoir comment s’y prendre.
Peut-être qu’il lit la même chose sur mon visage, car c’est exactement ce que je ressens à cet instant
précis.
Je suis assaillie de doutes et d’incertitudes, mais sa présence m’apaise, bien qu’il soit hors de
portée pour l’instant.
— Quoi ?! Mais pourquoi ?
Mes yeux parviennent enfin à s’arracher de leur contemplation. Mia est sur le côté et nous regarde
tour à tour, Zach et moi.
— Bon sang, si j’avais su…
Je pose ma main sur la sienne qui tient toujours mon autre bras.
— Tout va bien, Mia.
Le volume de ma voix n’excède pas celui du chuchotement, mais elle est assurée pour la première
fois depuis une semaine. Je sais que la présence de Zach y est pour beaucoup, tout comme son regard
qui me dévore avec la même passion que pendant la tournée. Il est là et il attend, comme d’habitude,
avec cette patience qui le caractérise.
Je l’aime tellement…
Mon amour pour lui m’enveloppe peu à peu d’une douceur apaisante, presque visible aux yeux de
Zach. Encore une fois, je détourne le regard de lui pour le poser sur Mia.
— Je vais bien, on en parlera plus tard. Pour l’instant…
Je me retourne vers lui et lui décoche un sourire timide mais sincère. Il pousse un profond soupir
de soulagement et les traits de son visage s’adoucissent, tandis que ses épaules se relâchent lentement.
Il fait un pas vers moi, puis un autre, doucement, prudemment, et mon sourire s’agrandit un peu plus
à chacun de ses mouvements.
— … j’aimerais lui présenter quelqu’un.
Mia me lance un regard interrogateur mais garde le silence.
— J’y vais, murmure-t-elle dans un souffle.
Nous ne prêtons pas attention à elle lorsqu’elle s’éloigne en nous faisant un petit signe de la main.
Enfin seuls.
— Salut.
Je dois être aussi ridicule que la dernière fois que Zach m’a fait la surprise de venir me voir. Ce
souvenir me fait sourire.
— Tu comptes en faire une habitude ?
Devant son air dubitatif, je m’explique.
— Ce n’est pas la première fois que tu appelles Mia avant de débarquer chez moi.
Avec un petit rire, il tend une main comme pour toucher la mienne et se ravise brusquement, mais
je la retiens. J’ai besoin de toucher sa peau et de sentir sa chaleur si apaisante. J’attrape sa main et la
serre de toutes mes forces. Ses yeux se posent sur nos doigts emmêlés avant de revenir sur mon
visage.
— Ça dépend. Et toi, est-ce que tu comptes faire de la fuite une habitude ?
Sa voix grave me frappe au visage comme une vague à marée haute et me donne envie de
m’effondrer dans ses bras. Je me rends compte à cet instant qu’elle m’a profondément manqué.
La vitesse à laquelle nos sentiments évoluent peut sembler surprenante, mais je suis bel et bien
amoureuse de cet homme.
Je secoue la tête. Il est celui qu’il me faut. Il est celui que je veux depuis le jour de mon départ de
Philadelphie, et je peine à croire qu’il est là, devant moi.
— Je ne te laisserai plus jamais me quitter.
Les mots s’échappent de sa bouche d’un ton rauque. Les sentiments que je perçois sur son visage
me secouent intérieurement. Je les vois tous : la douleur de m’avoir regardée partir, son amour pour
moi, la patience dont il saura faire preuve en attendant que je sois prête.
Toutes ces émotions balaient ses traits tirés en quelques instants. Je n’ai qu’une envie : lui dire que
je suis désolée d’être partie, que ça n’arrivera plus, même dans les moments les plus angoissants.
J’aimerais lui avouer que je ressens la même chose que lui. Mais il me reste encore une chose à faire,
et, pour ça, je veux l’avoir à mes côtés.
— Mais je n’en ai pas l’intention.
Et c’est la pure vérité.
— J’étais sur le point de partir. Tu m’accompagnes ?
D’un mouvement délicat, il m’attire contre lui et glisse ses bras autour de ma taille. Après une
seconde de silence, il pose les yeux sur moi et me sourit.
— J’irai où tu voudras. Mais on a des choses à se dire.
Je hoche la tête. Effectivement, nous aurons une petite conversation tous les deux, mais, pour
l’instant, il y a plus important.
— Oui, mais je veux d’abord te présenter quelqu’un.
Le regard circonspect qu’il me lance montre clairement qu’il se demande qui peut être plus
important que de discuter tous les deux de notre relation. Il garde le silence et je lui en suis
reconnaissante. Comment lui expliquer où je l’emmène ? Je préfère lui montrer directement. Sans
poser de question, il se retourne et nous marchons ensemble jusqu’à mon garage.

Les vingt minutes de trajet passent dans un silence religieux. Il y a pourtant tellement de choses
que j’aimerais lui dire et dont j’ai besoin de me libérer. L’histoire concernant Nathalie et Sarah, ou
encore cette peur dont je compte me délester, mais aucun mot ne sort de ma bouche. Nous en
parlerons après notre visite.
En franchissant l’immense grille de métal, je sens qu’il se crispe à côté de moi. Je me demande ce
qu’il pense à cet instant. Son expression énigmatique reste difficile à décrypter lorsque nous sortons
de la voiture, toujours silencieux. Cédant à une impulsion, je lui prends la main et enroule mes doigts
autour des siens. Il n’oppose aucune résistance, mais ne dit pas un mot.
Une fois à destination, je m’arrête net. Nous arrivons à l’ombre d’un vieil érable – c’est d’ailleurs
la raison pour laquelle j’ai choisi cette dernière demeure pour les miens. Sous l’arbre imposant règne
un calme apaisant propice au recueillement. Au cœur de l’été, leur petite parcelle reste à l’abri du
soleil brûlant. Aujourd’hui, l’arbre a perdu ses feuilles, mais elles sont toutes étalées sur les tombes
en une couverture flamboyante qui illumine l’endroit. Voilà le souvenir que je veux garder d’eux :
vivants à jamais.
Je serre doucement la main de Zach et tourne la tête vers lui en levant l’autre main pour désigner
la pierre tombale.
— Je te présente Marc et Andrew.
Mes mots n’ont pas le temps de sortir de ma bouche que déjà les larmes coulent et gèlent sur mes
joues. Je ferme les yeux très fort, presque trop fort ; qu’y a-t-il d’autre à dire ?
Je suis là, aux côtés de l’homme que j’aime, mais dont j’ignore comment partager la vie. Je lui
présente l’homme que j’ai aimé mais auquel j’ignore comment dire au revoir.
Zach ne me quitte pas des yeux. Je les sens posés sur moi alors que les miens sont encore fermés.
J’ai peur de les ouvrir et de lire la moindre émotion sur son visage. Le temps s’arrête et nous restons
ainsi ; moi luttant en silence pour ne pas pleurer, et lui me serrant tendrement la main.
J’ai besoin qu’il entende les mots que j’ai à lui dire mais que je n’ai pas su formuler jusque-là.
— Il y a quelques semaines, je suis allée à un concert avec Mia. Et j’ai rencontré quelqu’un. Tu
l’adorerais, Marc. Je vois d’ici tes yeux brillants et ton sourire s’agrandir, creusant tes deux petites
fossettes à l’annonce de la nouvelle. Tu serais fou en apprenant que je viens de passer deux semaines
en tournée avec Zach Walters et son groupe. J’ai même joué du synthé avec eux. Tu aurais adoré voir
ça.
En réprimant un sanglot, je poursuis alors que Zach me tient fermement la main.
— Je l’aime, Marc. Je l’aime plus que tout, et, en même temps, je t’aime encore. Chaque jour,
Andrew et toi me manquez terriblement. Je ne sais pas comment engager une histoire avec lui : j’ai
trop peur d’avoir à faire une croix sur notre fils et toi en lui disant oui. Comment faire ? Je sais que tu
souhaites mon bonheur, que tu veux me voir continuer de vivre, sourire, éclater de rire, danser
comme on l’a toujours fait. Mais j’ignore comment l’aimer sans te perdre.
J’avance d’un pas et tombe à genoux sur la pierre froide. Le visage dans les mains, j’éclate en
sanglots.
Je viens d’exprimer ce qui me terrifie réellement.
Je n’ai pas peur des paparazzis, des photos, des groupies ou des rumeurs. En fin de compte, je
prends conscience à cet instant que ce qui m’effraie, c’est de les oublier. J’ai peur d’oublier la
capacité d’Andrew à faire fondre le cœur des adultes en un sourire, j’ai peur de laisser le temps
effacer le souvenir de sa petite main qui épousait parfaitement la mienne pour traverser la route, de
son corps frêle et chaud blotti contre moi le soir, de ses premiers mots ou de son jouet préféré. Je ne
veux rien oublier. Je veux garder en mémoire chaque seconde passée avec eux.
À genoux sur leur tombe, je pleure toutes les larmes de mon corps jusqu’à grelotter de froid. J’ai
le menton glacé, les dents qui claquent et mes larmes figées forment une couche de glace sur mes
joues.
Zach se met à genoux près de moi, entoure mes épaules de son bras et m’attire contre lui. Ce n’est
que pelotonnée contre son torse chaud que je remarque à quel point j’ai froid. Mes pleurs redoublent
alors que nous restons ainsi, nous serrant l’un l’autre dans une tendre étreinte. Tout doucement, il se
balance d’avant en arrière pour me bercer et me laisser pleurer autant qu’il faudra, jusqu’à faire
disparaître mes craintes au sujet des personnes qui comptent le plus au monde pour moi.
Il prend la parole d’une voix éraillée.
— Je ne veux pas que tu les oublies, Nicky. Ils feront toujours partie de toi. Je ne te demande pas
de les laisser partir, je veux simplement que tu me fasses une petite place, à moi aussi.
Ses mots parviennent doucement jusqu’à moi et je lève le menton vers lui. Il a les larmes aux
yeux.
— Tu me parleras d’eux chaque jour, et, si tu oublies, je te le réclamerai. Je veux les connaître et
savoir comment tu étais avec eux. Je veux tout savoir de toi : tes joies et tes peines, celles du présent
comme celles du passé.
Je secoue la tête.
— Je ne sais pas si je suis capable de te donner tout mon cœur, Zach. Ils y occupent encore une
telle place…
En déposant un baiser presque rude sur mon front, il répond d’une voix rauque :
— Si tu me donnes la moitié de l’amour que je te porte, ce sera amplement suffisant.
Nous restons là jusqu’au coucher du soleil, tous deux plongés dans un silence ponctué seulement
par nos larmes. Après un long moment, il me force à me lever et me prend dans ses bras. À cet
instant, je comprends que je veux tout : vouer un amour éternel à Marc et Andrew, tout en aimant
profondément Zach.
Ce doit être possible, il le faut.
Quelques larmes dévalent encore le long de mes joues. Mia avait raison. Les autres obstacles entre
Zach et moi n’ont aucune importance. Où vivre et comment passer du temps ensemble malgré la
distance, ce sont des détails. Tout ce qui importe, c’est l’amour qui nous unit.

Chapitre 14

Sur le chemin du retour, nous nous arrêtons à mon restaurant thaï préféré pour un plat à emporter.
Cela me rappelle des souvenirs… Ai-je vraiment rencontré Zach il y a six semaines seulement ? J’ai
l’impression de le connaître depuis toujours. Tant de choses ont changé en si peu de temps.
— Bon sang, c’est si bon de te revoir, Nicky !
À peine entrons-nous dans mon salon qu’il me soulève pour me prendre dans ses bras. Après
l’après-midi éprouvant que nous venons de passer, il est bon de savourer ce moment de légèreté.
— C’est bon de te revoir aussi, Zach.
Je le serre plus fort contre moi et le regarde droit dans les yeux.
— Je t’aime.
C’est la première fois que je lui fais une telle déclaration, et elle est sincère.
Pour toute réponse, il se penche vers moi et dépose un tendre baiser sur mes lèvres. J’aimerais
immortaliser l’instant et le chérir à jamais. Nous ne poussons pas les choses plus loin ; notre baiser
en reste là, mais il est plein de promesses et de pardon.
— Moi aussi, je t’aime, me chuchote-t-il à l’oreille en s’écartant légèrement.
Nous nous mettons à table et Zach me raconte la fin de sa tournée. Beaucoup de sujets restent à
aborder, mais, pour l’instant, nous préférons profiter de ce fragment de vie quotidienne pour parler
de tout et de rien. Sa vie est loin d’être banale, mais c’est tout de même agréable de faire comme si
elle l’était, ne serait-ce que le temps d’un repas.
Lorsque j’aborde le sujet d’Ethan, ses yeux lancent des éclairs et il secoue la tête frénétiquement.
— Je ne voulais pas que les choses se terminent comme ça, mais il a vraiment tout fait foirer.
C’est arrivé très vite. Il a passé deux nuits sur place au centre de désintoxication, et quand il est sorti je
l’ai viré du groupe.
Zach semble culpabiliser d’avoir renvoyé Ethan. Ça a dû être difficile, mais je pense qu’il a bien
fait.
— Je lui ai dit que s’il voulait revenir dans le groupe, il devait d’abord aller en cure de désintox.
Il m’a dit d’aller me faire voir… avec ses mots à lui.
— Je suis désolée.
Il hausse les épaules comme pour dire que ce n’est pas grave, mais je sais que ça l’est. Malgré la
tension qui régnait entre les deux hommes, Zach s’est inquiété pour Ethan comme il l’aurait fait pour
n’importe quel autre membre de son groupe.
— Maintenant, j’imagine qu’il va falloir trouver un nouveau pianiste pour les enregistrements
studio.
Il me lance un regard en coin, puis retourne à son assiette. Une fois le repas terminé et la cuisine
rangée, nous nous rendons au salon avec un verre de vin et nous blottissons l’un contre l’autre dans le
canapé.
— Ce matin, j’ai vu Nathalie Linscum, avant ton arrivée.
Était-ce vraiment aujourd’hui ? Il y a eu tant de changements depuis cette entrevue. En le voyant
froncer les sourcils, je me rends compte qu’il ignore de qui je parle.
— C’est la femme du gouverneur. Je voulais la voir pour lui dire que je lui pardonne et que je
n’en veux plus à sa fille Sarah.
Je sirote mon vin aussi lentement que possible pour garder mon calme.
— Et c’est la vérité ? me demande-t-il avec de grands yeux étonnés.
Dans un haussement d’épaules, je m’essuie le front du revers de la main et respire profondément.
— Oui. C’est dur, mais je ne veux plus ressentir de peur, d’amertume ou de colère. Il ne me reste
que cette solution : leur pardonner.
Il m’attire vers lui et pose le menton sur le haut de ma tête. Après un instant de silence, je me
décide à lui en dire un peu plus.
— Sarah veut intervenir auprès des lycéens du coin pour raconter son histoire. Elle aimerait faire
prendre conscience aux jeunes de son âge que certains actes ont des conséquences graves.
— C’est très courageux de sa part.
Le ton apaisant de sa voix me réconforte. Et dire que j’ai envisagé de faire ma vie sans cet
homme…
— Comment as-tu accueilli la nouvelle ?
— D’abord, j’ai été furieuse. Et puis, quelque chose a changé en moi. Finalement, si son discours
permet d’épargner l’épreuve que nos deux familles ont traversée à ne serait-ce qu’une personne,
alors ça en vaut la peine. Je suppose que je le prends bien. Je dois parvenir à me défaire de mes
craintes. Elles ne doivent pas dicter ma vie.
La main de Zach glisse derrière ma nuque pour attirer ma tête sur son épaule.
— La semaine prochaine, ce sera Thanksgiving.
Je trouve le changement de conversation un peu brutal.
— Et le samedi suivant il y aura la cérémonie des Music Awards, dont les fans sont le jury.
J’en ai entendu parler. Chase a demandé à Mia de l’accompagner à cette soirée lorsqu’elle était à
Philadelphie et elle a déjà acheté sa robe. Je sais que Zach est nominé pour le prix de l’Artiste
masculin de l’année – qu’il a remporté il y a quelques années – et pour celui de l’Album de l’année.
— Tu veux bien m’accompagner ?
Sa voix tremble légèrement. Je sais qu’il craint de m’exposer aux journalistes.
— Ma mère et Sammy viennent à la maison le week-end prochain pour Thanksgiving. J’aimerais
que tu viennes, et que tu m’accompagnes à la cérémonie.
Ma réponse ne se fait pas attendre. Si je veux vivre une histoire avec lui et franchir un nouveau
cap dans ma vie, il va me falloir passer outre mes peurs. Pour ça, quoi de mieux que de se jeter
directement dans la gueule du loup ? Cet élan de courage me surprend et je prie mentalement pour
qu’il ne disparaisse pas trop vite.
Quelque chose me dit que j’en aurai besoin.
— Je serai là.
Son petit sourire en coin tellement sexy est de retour ; le même que le jour où j’ai accepté de
monter dans le bus, comme s’il savait que je dirais oui. Après tout, je ne peux rien lui refuser et il le
sait très bien.
— Tu es sûre ?
Je hoche la tête.
— J’irai où tu voudras, Zach. Est-ce que j’aurai peur ? Oui, c’est fort probable.
Je me penche vers lui pour lui donner un bref baiser.
— Quand veux-tu partir ?
Il hausse les épaules.
— Quand tu voudras.
Du tac au tac, je réponds en souriant :
— Demain ?
Je pourrai acheter ma robe à Los Angeles et appeler mes parents quand je voudrai. J’ai envie de
voir où il vit, et le plus tôt sera le mieux pour éviter de réfléchir aux risques encourus et à toutes ces
choses qui m’empêchent d’avancer.
Ne faisant ni une ni deux, Zach sort son téléphone de sa poche et compose un numéro. Il sourit. Je
ne peux pas m’empêcher de l’imiter.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Il me lance un clin d’œil taquin.
— Je réserve les billets d’avion avant que tu ne changes d’avis.
Alors qu’il s’occupe de la réservation, je m’en vais nettoyer nos verres à pied. C’est alors que je
prends conscience de l’heure tardive. Il est presque minuit et la journée a été longue, je suis épuisée.
J’ai besoin d’aller me coucher, mais je n’ai pas envie de me séparer de Zach. Je veux qu’il vienne
avec moi.
En me rejoignant dans la cuisine, il tape dans ses mains d’un air triomphant.
— Le vol est prévu pour demain après-midi. Tu es sûre que ça ne t’ennuie pas ?
J’en suis absolument certaine. Je me retourne vers l’évier et sens qu’il s’approche de moi. Ses
mains glissent autour de ma taille et m’attirent contre lui. Je me laisse faire, la tête tombant sur son
épaule.
— Ne t’inquiète pas, au contraire.
Il se penche à mon oreille et frotte son nez contre ma tempe.
— Tant mieux. J’ai hâte de te faire visiter ma maison et de te présenter à ma mère et à Sammy. Je
veux tout partager avec toi.
Nous restons ainsi, le temps de finir la vaisselle. Je sens les battements de son cœur tout contre
moi. Je n’ai pas envie de me retrouver seule ce soir, encore moins lorsqu’il est si près de moi.
Je me retourne doucement vers lui et lui susurre à l’oreille :
— Tu m’emmènes au lit ?
Je souris en le voyant déglutir avec peine. En le prenant par la main, je l’emmène dans ma
chambre et lui donne une brosse à dents, puis nous allons à la salle de bains chacun notre tour.
Une fois prête, je reviens dans la chambre. Mon pyjama n’est pas très sexy : un short et un
débardeur violet pastel, à la fois simple et confortable. Toutefois, l’étincelle de désir qui brille dans
les yeux de Zach ne m’échappe pas. Intérieurement, je jubile d’observer la réaction que je provoque
chez lui. Lui non plus ne me laisse pas de marbre. Ses bras posés par-dessus la couverture
m’indiquent qu’il ne porte pas de tee-shirt. Je devine aussi que, sous les draps, il est en caleçon. Les
images se bousculent dans ma tête et la chaleur de la pièce devient étouffante. Dans quelques secondes
je me rapprocherai de ce corps parfaitement sculpté et cette idée me fait rougir de la tête aux pieds.
Pourtant, j’ai souvenir de l’avoir déjà vu torse nu. D’ailleurs, nous avons déjà dormi ensemble,
même si nous gardions nos vêtements. Cette fois, c’est différent : il est dans mon lit, dans ma
chambre, chez moi à Minneapolis. Contrairement aux nuits passées en tournée, les choses deviennent
étrangement concrètes.
Le jour où je l’ai découvert torse nu jouant de la guitare, je suis restée figée sur place comme une
idiote en le dévorant du regard. Je parviens à me faire violence et à me déplacer jusqu’au lit pour ne
pas retomber dans cette béatitude ridicule. Heureusement, l’unique source de lumière provient de ma
petite lampe de chevet ; je peux donc profiter de la pénombre pour lui cacher mes joues rosies par le
désir. Au fond de moi, j’ai envie de partager bien plus qu’une simple nuit de sommeil avec lui.
Zach est couché sur le côté et m’observe alors que je me glisse sous les draps pour m’allonger
sur le dos. Je suis en ébullition, telle une adolescente angoissée le soir de son bal de promo.
Intimidée, je me retourne vers lui.
— Viens par là, me souffle-t-il d’une voix sourde.
Je me demande s’il doit faire preuve d’autant de retenue que moi pour ne pas céder à des pulsions
autrement moins innocentes. Avec délicatesse, il m’attire à lui pour me laisser poser ma tête contre
son torse. Dans cette étreinte où nos corps s’épousent parfaitement, je sens ses muscles contre moi et
j’ai du mal à avaler ma salive.
Zach s’amuse avec une boucle de mes cheveux en gloussant. Je lève le menton pour chercher son
regard.
— Qu’est-ce qui t’amuse ?
— Je suis dans ton lit, Nicky.
Confuse, je lui lance un regard interrogateur.
— Je n’arrive pas à y croire, explique-t-il. Dans l’avion, j’avais tellement peur que tu ne me
repousses. Au lieu de ça, tu m’as dit que tu m’aimais et rien au monde ne peut me rendre plus
heureux.
Il se penche vers moi et dépose un doux baiser sur mon front.
— Il est temps de dormir, mon amour.
— Je t’aime.
Je repose ma tête au creux de son torse, me délectant de le sentir se soulever puis redescendre au
rythme de sa respiration.
À peine quelques secondes plus tard, je suis presque dans les bras de Morphée lorsque je l’entends
me chuchoter ces mots :
— Je t’aime aussi.

Au réveil, je suis seule dans le lit. Je me frotte les yeux pour élucider un mystère : cette nuit était-
elle un rêve ? La réponse me saute aux yeux en remarquant l’empreinte sur l’oreiller et le froissement
des draps à côté de moi, là où Zach a dormi. Il était bien là. L’idée de vivre une histoire avec Zach me
comble de joie à tel point que j’ai envie de me lever et de faire la danse de la victoire au milieu de ma
chambre, ou d’appeler Mia pour lui hurler mon bonheur jusqu’à lui briser les tympans.
Il est temps de me lever pour retrouver l’homme qui me manque déjà. C’est ma priorité de la
journée.
Alors que je sors une robe de chambre du placard pour m’envelopper dedans, l’odeur exquise du
café me chatouille les narines.
Parfait, me dis-je en souriant. Il a préparé le café.
Je ne suis pas au bout de mes surprises en arrivant sur le seuil de la cuisine. Quelque chose a
changé en lui. Il est de dos, les coudes posés sur le comptoir et porte la même tenue qu’hier, sans
oublier la casquette de base-ball à l’envers. Il n’a même pas emporté de bagage avec lui. Cette idée me
fait sourire ; son besoin irrésistible de me voir l’a poussé dans le premier avion. Il l’a fait pour moi.
Pour me retrouver. Quel bonheur !
Derrière lui, j’emprisonne sa taille dans mes bras et hume son odeur, celle du savon et du
sommeil ; ce parfum qui lui ressemble et que j’adore.
En pressant ma joue au creux de son dos, je lui murmure :
— Bonjour.
— Bonjour. Tu as bien dormi ?
Il se retourne et, avec un sourire radieux, me rend mon étreinte.
— Hmm, oui. Comme un bébé.
Ce câlin me plaît encore plus que le précédent. Cette fois, je presse ma joue contre son torse,
exactement comme hier soir au moment de m’endormir.
— Ma première vraie nuit depuis des lustres.
— Moi aussi.
Son sourire ne s’amenuise pas lorsqu’il joue avec une mèche de mes cheveux.
— Je t’ai préparé du café.
— Tu es génial.
Je me dirige vers la cafetière et me sers une tasse de café noir. Il m’est impossible de le boire
autrement, je n’aime pas le sucrer. Ce carburant brûlant est le seul moyen de me réveiller. Ce matin, il
règne une atmosphère paisible, un calme que je n’avais pas ressenti depuis longtemps, même avec
Zach. Je veux le respirer à pleins poumons et le savourer autant que possible.
C’est incroyable comme le temps nous fait changer.
En tout cas, moi je change. La journée d’hier a été beaucoup plus éprouvante que je ne le pensais,
mais c’était un mal nécessaire. En pardonnant aux Linscum et en confiant mes craintes à cœur ouvert
à Marc et Andrew, j’ai retrouvé un sentiment d’apaisement que je n’avais plus éprouvé depuis
l’accident. On pourrait croire que cette paix intérieure arrive un peu tard, mais, en voyant Zach me
souriant au comptoir de ma cuisine, je me dis que le timing est parfait.
— Tu dois faire tes valises, me fait-il remarquer.
Sa voix douce et suave me tire de mes pensées de petit déjeuner et… d’amour.
— Je dois prévoir des affaires pour combien de temps ?
Soudain, je m’aperçois qu’il a réservé des billets d’avion sans me consulter concernant les dates.
Il m’a invitée pour Thanksgiving, et la cérémonie aura lieu samedi. Cela veut-il dire que je ne serai
avec lui que pour quelques jours ? Il n’y a rien qui presse à Minneapolis, puisque je n’ai programmé
aucune séance photo depuis mon retour.
— Pour toujours ? me demande-t-il d’un ton à la fois enjoué et plein d’espoir.
Soudain, l’air me manque. Emménager à Los Angeles ?! Il doit plaisanter ! C’est sans doute une
blague…
— Pour quelle date as-tu réservé mon billet retour ?
Il ne répond pas.
— Zach ?
Je repose la question, il a forcément réservé un billet retour. Avec un haussement d’épaules
nonchalant, il m’adresse un sourire fier.
— Je n’ai pris que l’aller.
Que suis-je censée répondre à cela ? Je n’arrive pas à croire qu’il puisse estimer que mon
emménagement chez lui est la meilleure solution. C’est beaucoup trop tôt. Un demi-continent nous
séparait encore il y a vingt-quatre heures. Je ne sais pas quoi lui répondre.
— Dans ce cas, je prends ce qui me vient sous la main et on verra une fois là-bas, d’accord ?
Il fait la grimace.
— D’accord.
Chapitre 15

Nous empruntons les rues de Santa Monica en direction de sa maison. Je ne tiens pas en place ;
l’excitation et la nervosité me font ressembler à une gamine impatiente. Les vagues s’abattent au pied
des falaises, en contrebas, alors que nous roulons le long de la côte. J’assiste au plus beau spectacle
que m’ait offert la nature ; heureusement, j’ai pensé à mon maillot de bain. Même si la température de
l’eau n’est pas loin de zéro, comme c’est probablement le cas, je profiterai des quelques jours ici
pour enfiler mon deux pièces et piquer une tête, histoire de dire que je l’ai fait au moins une fois dans
ma vie. Après tout, je découvre l’océan Pacifique pour la première fois et la tiédeur de l’air marin me
fait pousser des ailes.
Finalement, nous arrivons au pied d’une imposante grille de fer forgé. Darren appuie sur le
bouton d’une petite télécommande et les battants s’ouvrent lentement devant nous. Je me retourne vers
Zach ; il a une main posée sur la mienne, sur ses genoux. De toute évidence, il est plus calme que
jamais alors que je suis une véritable boule de nerfs.
Bouche bée, je suis tétanisée par la surprise lorsque nous nous garons sur le petit chemin.
— C’est ta maison ?
« Maison » n’est pas le terme approprié. « Musée » conviendrait mieux, ou « manoir », ou encore
« hôtel particulier ». Les mots me manquent pour décrire le bâtiment immense à l’architecture typique
du Sud-Ouest américain qui se dresse devant moi. Ce n’est pas une maison, voilà la seule chose dont
je sois certaine. Ce mot est trop simple et trop banal pour décrire une demeure d’une telle ampleur. Il
y a un, deux, trois… six garages sur la gauche. Six ! Toute la bâtisse est incurvée en croissant de lune,
je ne savais même pas qu’une telle chose était possible. Un petit chemin de brique fascinant de beauté
court au milieu du jardin pour mener, j’imagine, à la porte d’entrée. Je n’en vois pas l’extrémité tant
la verdure ondoyante masque ma vue. Les plantes et les fleurs aux couleurs chatoyantes forment l’un
des plus beaux jardins que j’aie jamais vus.
— Eh oui.
Une réponse simple et efficace de mon hôte. Je suis époustouflée, sidérée même, de savoir que je
connais le propriétaire de cet endroit. Zach est une rock star et amasse sans doute plus de millions
qu’on ne peut imaginer, soit, mais tout de même. C’est presque trop. Sa maison me fait la même
impression que le jour où j’ai découvert son bus. Et ce n’était qu’un bus de tournée ! Bouleversée, je
prends alors conscience de la distance qui sépare nos deux modes de vie.
— Je l’ai achetée pour le groupe et moi. Chaque chambre a sa propre suite et ses pièces à vivre.
En période d’enregistrement à Los Angeles, Garrett et Chase passent tout leur temps ici.
Chaque chambre ? Je me demande combien il y en a. De ce point de vue, je sais déjà qu’il y en a
plus que dans n’importe quelle autre maison dans laquelle j’ai pu entrer. Mes yeux s’écarquillent de
surprise. D’ailleurs, je suis étonnée de voir qu’ils s’agrandissent toujours plus.
Zach me prend la main en souriant.
— Ce n’est qu’une maison, Nicky. Respire.
Pour suivre son conseil, je prends une profonde inspiration mais éclate de rire en émettant un
raclement de gorge fortuit et très peu sensuel. Zach se moque de moi et, par la même occasion,
dissipe l’angoisse que je sentais monter en moi.
Ce n’est qu’une maison.
Faire cette remarque dans un tel contexte me donne envie de rire à m’en décrocher la mâchoire.
— Allez, viens. On pose les bagages, je te fais visiter et ensuite je t’invite à dîner. C’est mon tour
de te présenter quelqu’un.
En prononçant ces derniers mots, il me lance un regard malicieux.
— Qui est-ce ?
J’aimerais savoir. Je sais qu’il a grandi dans un quartier non loin d’ici et que sa mère et sa sœur
n’arrivent que dans quelques jours. De qui s’agit-il ?
Pour toute réponse, il hausse un sourcil et me tend la main pour m’aider à sortir de la voiture.
— Tu verras.
Je lui emboîte le pas en direction de l’entrée de la maison. Effectivement, j’ai vu juste : l’entrée est
cachée derrière les arbustes et autres plantes grimpantes, sous un patio isolé. Le chemin pavé qui y
mène donne l’impression de traverser une petite forêt avant d’arriver jusqu’à la porte.
J’entre dans la maison et me fige aussitôt tant l’endroit m’émerveille. Les meubles n’attirent pas
mon attention ; du coin de l’œil, je devine les ombres de canapés, de tables et de tableaux accrochés
aux murs, mais mes yeux sont captivés par le panorama.
Le mur du fond est entièrement constitué d’imposantes baies vitrées. Elles s’étendent sur toute la
largeur de la pièce et du sol au plafond. Sur le côté du patio, la piscine à débordement donne la
sensation d’une gerbe d’eau tombée du haut d’une falaise prête à se jeter directement dans l’océan. Je
prête peu attention au reste car je suis émerveillée par la vue splendide qu’offrent les grandes
fenêtres. C’est comme si j’étais attirée par ce panorama ; j’avance machinalement pour l’apprécier de
plus près. Cette journée est magnifique, sans un seul nuage, ce qui me permet de profiter pleinement
de la vue. Il n’y a pas de mots pour décrire ce paysage. En contrebas, l’océan d’un bleu idyllique
s’étale à l’horizon jusqu’à se fondre avec la limite du ciel azuré. Seules quelques vagues aux crêtes
blanches viennent échouer sur les berges.
Alors que le spectacle me plonge dans un état de béatitude, je sens la présence de Zach qui
s’approche derrière moi.
— C’est tout simplement… waouh !
Je n’arrive même pas à former une phrase complète.
— Je sais, me répond-il en passant un bras autour de ma taille pour m’attirer fermement contre
lui. La vue plongeante est la première chose qui m’a fait acheter cette maison. Je me sens bien, ici.
D’une voix teintée d’émerveillement, je murmure :
— Je te comprends.
— Dépêchons-nous de visiter le reste de la maison.
Je n’ai pas envie de bouger, ce qui fait rire Zach car il doit me tirer par le bras.
— Tu auras tout le temps d’en profiter demain, après-demain, après après-demain…
Parvenant enfin à m’arracher à ma contemplation de l’océan, je lui lance un regard en coin. Je me
demande combien de « après » il comptait ajouter à « demain » avant que sa voix ne s’éteigne en
decrescendo. Je cesse d’y réfléchir, car les derniers mots que je suis prête à entendre pour le moment
sont : « pour toujours ». Avec les vertiges que me procure la découverte de cette demeure, je serais
capable de dire oui. Je secoue frénétiquement la tête pour chasser cette pensée délirante et me laisse
guider par Zach en direction de ce qu’il appelle l’« aile est » de sa maison. Il vit dans une demeure
constituée d’ailes !
Lors de la visite des parties nuit, j’apprends qu’il possède huit chambres. Huit ! Je veux le voir
pour le croire.
Après un tour dans la cuisine et un retour par le salon, il m’emmène de l’autre côté de la maison,
ce qu’il appelle l’« aile ouest », où sont situées toutes les pièces atypiques. Chacune d’elles m’arrache
un cri de surprise. Dans la première, Zach a installé sa propre salle de projection : on y trouve le
même écran géant que dans une salle de cinéma classique, ainsi qu’une rangée de douze sièges en
cuir, séparés par des accoudoirs munis de porte-gobelets intégrés. Plus loin, je découvre son home
studio.
Ici, ils aiment composer, répéter et enregistrer leurs nouveaux morceaux, m’explique Zach.
La plupart du temps, ce travail est effectué aux studios de leur label, au cœur de Los Angeles, mais
lorsque tous se retrouvent chez Zach, ils apprécient de travailler sur un ou deux morceaux avec leur
propre matériel. Je repense à la photo que je préfère de leur tournée, celle où Zach et Chase, tête
penchée, sont plongés dans la composition d’un morceau, et je les imagine travaillant ici, dans cette
pièce. Je me demande quels morceaux ont vu le jour ici.
Sans me laisser le temps de lui poser la question, Zach m’entraîne jusqu’à sa dernière salle
d’activité. Au milieu de la pièce trône un billard immense, comme ceux que l’on trouve dans les bars.
Le mur du fond rappelle celui du salon : des baies vitrées sur toute la longueur de la pièce offrent une
vue imprenable sur l’océan. Sur le côté, un canapé en cuir noir arrondi donne sur la plus grande
télévision que j’aie jamais vue. Les joueurs de foot sur cet écran doivent apparaître en taille réelle.
— Voici ma pièce préférée de la maison, annonce-t-il en m’attirant jusqu’au billard.
Dans un ricanement, je me souviens qu’il ne m’a toujours pas payé le prix de notre pari
concernant la partie où je l’ai battu à plate couture, à Chicago. Mais je décide de ne pas en parler. En
tout cas, pas pour l’instant.
— Ça ne m’étonne pas.
Cette pièce lui ressemble, avec des meubles simples et sombres comparé au reste de la maison. On
s’y sent bien et il y règne une atmosphère très masculine. Les soirées qu’il passe ici avec Chase, Jake
et Garrett doivent transformer le lieu en véritable garçonnière où, pendant les parties de billard, les
blagues de mauvais goût et la bière doivent couler à flots. Je souris en m’imaginant la scène. Ces
gars-là me manquent plus que je ne l’aurais imaginé.

Je ne suis pas au bout de mes surprises lorsque Zach me fait découvrir son garage. Ou plutôt l’un
de ses garages. Les heures ont passé et nous sommes sur le point de partir dîner. Je découvre une
décapotable noire trois portes dont le toit est abaissé. Elle me fait penser à une de ces voitures du
futur qu’on voit parfois dans les films, ou encore à un véhicule que Batman garderait caché dans sa
grotte secrète.
— Waouh, c’est ta voiture ?
La fierté se devine dans son sourire.
— Eh oui. Je l’ai achetée juste avant de partir en tournée. C’est une Mercedes Roadster. Elle en
jette, hein ?
— Elle est superbe.
Je ne suis pas une grande amatrice d’automobiles, mais celle-ci est trop impressionnante pour ne
pas susciter l’admiration. Je m’installe sur le siège passager et mon corps s’enfonce dans le cuir gris
argenté incroyablement confortable.
Une demi-heure plus tard, nous nous garons près de ce qui ressemble à un vieux bar miteux des
quartiers populaires. Le long du vieux mur, toutes les briques sont entamées, et certaines manquent
tout simplement à l’appel. Derrière les fenêtres, des lettres de l’enseigne lumineuse ont disparu. Le
mot « BIENVENUE » n’est plus éclairé alors que « C-EZ B-IAN » clignote irrégulièrement. Mais où
m’emmène-t-il ? En sortant de la voiture, Zach appuie sur une petite télécommande pour la fermer à
distance et je ne suis pas rassurée.
— Hum… Tu es sûr qu’elle est en sécurité, ici ? Et nous aussi ?
Je balaie le lieu du regard, d’un côté à l’autre de la rue, angoissée par l’obscurité lugubre. Ce
n’est pas un quartier réputé pour être dangereux, mais il n’y a pas un chat, ni sur la route, ni sur le
trottoir.
Zach se moque gentiment de moi.
— Elle ne risque rien et nous non plus. Brian cuisine les meilleurs hamburgers. En plus, le billard
est gratuit, j’ai donc pensé saisir l’occasion pour récupérer l’argent que j’ai perdu à notre dernière
partie.
— Puisque tu ne m’as jamais payé ce que tu me devais, ça ne devrait pas être trop compliqué.
Je le bouscule à l’épaule affectueusement avant de lancer un autre regard derrière moi dans la rue.
— Et puis, cette fois, il n’y a pas de public pour te troubler.
— Très drôle. C’est parti, la Reine des Billes. Je meurs de faim, et je voudrais te présenter
quelqu’un.
Je lui adresse un regard interrogateur, mais il dépose simplement un baiser sur mon front avant
de me guider vers les portes du bar.
« Chez Brian », s’il s’agit bien du nom que tentent d’indiquer les lettres usées de l’enseigne, est un
bar aussi miteux dedans que dehors. D’après ce que je vois, il n’y a pas plus d’une dizaine de tables en
Formica noir. Elles occupent une large partie de la pièce, accompagnées de leurs tabourets hauts dont
les coussins rouges sont presque tous rongés par les mites. Au fond de la pièce trônent deux tables de
billard. Il n’y a personne au comptoir, si ce n’est le barman costaud qui sursaute à peine avons-nous
franchi le seuil.
— Zach Walters ! hurle-t-il au moment où la porte se referme derrière nous. Quoi de neuf, mon
grand ?
Le gaillard fonce droit sur nous et enserre mon homme de ses énormes bras dans une étreinte
digne d’un ours des montagnes.
— Salut, Brian.
Une fois libéré de la bête, Zach fait les présentations.
— Je te présente Nicky.
— Ravie de vous rencontrer, dis-je poliment.
— La fameuse Nicky ? C’est à toi que je dois les jérémiades de mon vieux pote au téléphone
depuis une semaine ?
D’un geste brusque, il le bouscule comme pour le taquiner. Mais qui est ce type ?
— C’est elle, confirme Zach.
Brian recule d’un pas et m’examine ouvertement de la tête aux pieds.
— Je comprends mieux pourquoi il m’a fait tant d’histoires, lance-t-il en adressant un clin d’œil à
Zach tout en me prenant par les épaules pour me guider vers le comptoir.
Mon ami le regarde faire avec amusement. Se réjouit-il de voir un autre homme m’emmener loin
de lui ou de constater mon expression désemparée ?
— Zach ne ramène pas des nanas ici tous les jours. Je le connais bien, il doit drôlement tenir à toi.
Viens manger un morceau, je vais te raconter tout ce que je sais de cette crapule.
Alors qu’il nous sert à boire, je me penche discrètement vers Zach et lui chuchote à l’oreille :
— D’où connais-tu ce type ?
Il se met à ricaner.
— C’est Brian, l’ami dont je t’ai parlé.
— C’est lui, Brian ?!
Quand Zach me racontait les aventures partagées avec son ami d’enfance, je ne m’imaginais pas
ce genre de personnage.
— Mais il est tellement costaud et… effrayant.
— Oui, il peut se montrer intimidant, mais il ne ferait pas de mal à une mouche. Je voulais à tout
prix te le présenter.
— Waouh. Je ne l’imaginais vraiment pas comme ça.
Je sirote la bière que Brian vient de me glisser sur le comptoir.
— Pourquoi est-ce si calme, ici ?
— Je lui ai demandé de fermer le bar au public, ce soir.
Il m’explique cela comme s’il était normal de faire fermer un lieu comme ça, en claquant des
doigts.
— Quoi ?! Mais pourquoi ?
Il hausse les épaules avec nonchalance.
— J’avais envie d’être seul avec toi, et je savais que Brian le ferait avec plaisir. En plus, je voulais
que tu le rencontres. Tu m’as présenté à tous tes proches, je veux en faire autant.
À cet instant, j’aimerais me transformer en petite souris pour me cacher dans un trou.
— C’est incroyable ; il te suffit d’un coup de téléphone pour obtenir ce que tu veux des autres.
— Brian est comme un frère pour moi, on est toujours là l’un pour l’autre. Dis-toi que ça fait
partie des avantages que me procure le statut de dieu du rock, ou je ne sais plus quel nom toi et Mia
me donnez, ajoute-t-il en me lançant un clin d’œil charmeur.
Il me donne envie de le serrer dans mes bras pour ne plus jamais le laisser repartir. Impossible de
lui résister alors que nous sommes assis là sur nos tabourets hauts, tapis dans l’obscurité d’un bar
qu’il a fait fermer rien que pour moi.
— Merci mille fois, tu sais comment me faire plaisir.
— J’espère que cette crapule ne te remplit pas la tête de mièvreries, nous interrompt Brian, de
l’autre côté du comptoir.
Avec un plaisir non contenu, je les écoute se remémorer de vieux souvenirs en se tapant
amicalement dans le dos. J’en apprends plus sur le lycéen décalé et mal dans ses baskets qu’a été Zach
pendant son adolescence. En rougissant, il dément toutes les anecdotes révélées par le barman, mais il
est évident que ce dernier dit vrai, l’embarras de Zach le trahit et je ne peux m’empêcher d’en rire.
Entre autres potins, Brian raconte le premier flirt de son ami. La fille l’a mené par le bout du nez
pendant toutes les années lycée sans lui prêter aucune attention, mais, après la sortie du premier single
de Zach, elle l’appelait à toute heure pour le supplier de l’inviter à dîner. Je souris en apprenant qu’il
a décliné l’offre.
Plus j’en sais sur sa vie, plus je tombe amoureuse de lui. Je me sens plus que jamais attirée par lui.
C’est peut-être dû à tous ces souvenirs d’enfance que partage avec lui un ami qui le connaît vraiment.
Il me fait découvrir le vrai Zach. L’homme qui se cache derrière la rock star. En présence de Brian, il
ne cherche pas à jouer un rôle et tombe le masque. Je m’en suis aperçue dès l’instant où nous sommes
entrés dans le bar. Au moment de passer la porte de « Chez Brian », il s’est montré sous un nouveau
jour. Habituellement, les lieux publics ne lui font pas peur et il affiche une nonchalance à toute
épreuve. Ici, c’est différent : il reste lui-même et se rend vulnérable en m’offrant un aperçu de ce que
serait la vie avec lui au quotidien.
Et je dis oui. Je prendrai tout ce qu’il a à me donner. Je le prendrai, lui.
Pour la première fois, je me sens à ma place.
Brian part chercher quelque chose dans l’arrière-salle et j’en profite pour me glisser au bas de
mon tabouret et me faufiler entre les jambes de Zach, assis à côté de moi. Debout face à lui, je lève
doucement mes mains jusqu’à sa nuque et l’attire à moi, m’arrêtant juste au moment où ses lèvres
sont à un centimètre des miennes. Un petit rictus m’échappe lorsque je m’aperçois que son souffle
s’accélère. Je lui murmure :
— Merci.
Puis, désireuse de faire disparaître le peu d’espace qui nous sépare, je m’approche jusqu’à sentir
son souffle chaud sur ma peau.
— Pourquoi ?
Les mots sortent de sa gorge avec peine. Il est excité et j’en suis la cause. C’est un sentiment
puissant que de constater l’effet que je lui fais.
— Pour hier. Pour aujourd’hui. Tout est parfait.
Sans le laisser prononcer un mot de plus, je l’attire tout contre moi et dévore ses lèvres avec une
passion que je ne me connaissais pas. Je veux qu’il sache la force de mes sentiments et de ce que
j’attends de nous deux. Il doit savoir que je l’aime plus que tout et à quel point j’admire l’homme qui
se cache derrière le musicien.
Il met fin à notre baiser et recule légèrement la tête pour me regarder droit dans les yeux.
— Ce n’est pas fini, dit-il dans un souffle avant de reprendre possession de ma bouche.
Il me soulève par les hanches pour m’asseoir sur ses genoux, à califourchon sur lui. J’oublie que
nous sommes dans un lieu public ; Brian peut revenir à tout moment et me voir me jeter sur Zach
avec voracité, mais ça m’est égal. J’ai besoin de le sentir près de moi. Alors que nos lèvres
s’épousent parfaitement, un gémissement m’échappe.
Embrasser Zach est un peu comme explorer un monde nouveau, or je n’ai pas envie de mettre un
terme à cette aventure. Les minutes passent, j’ignore combien exactement, lorsqu’il pousse un
grognement rauque ; je décide alors de me reculer.
— Zach ?
Affamé, il tente de se rapprocher de ma bouche en gémissant, mais j’appuie doucement ma main
contre sa joue pour l’arrêter dans son élan et le regarde droit dans les yeux.
— Retournons chez toi.
Interloqué, il a un mouvement de recul et scrute chaque trait de mon visage.
— Tu es sûre ? On n’est pas obligés de…
Je l’interromps.
— J’en meurs d’envie.
Il se penche vers moi, m’embrasse sur la joue et pose une liasse de billets sur le comptoir.
— Inutile de me le dire deux fois, c’est parti.
En m’attrapant par la main, il m’entraîne dehors et se précipite jusqu’à la voiture au pas de course
alors que je le suis en gloussant comme une adolescente.
Une fois installés dans l’habitacle, le silence tombe comme une chape de plomb. Nous ne
prononçons pas un mot de tout le trajet jusqu’à la maison, mais je remarque les mains de Zach
crispées sur le volant.
Nous arrivons sur le petit chemin. Une main au bas de mon dos, il me guide jusqu’à la porte
d’entrée et m’embrasse de plus belle au moment de la refermer.
— Ma chambre, ça te va ? me demande-t-il d’un ton lascif.
Je hoche la tête en signe d’approbation. La main toujours au creux de mes reins, il me conduit
jusqu’au bout du couloir. Chacun de nos pas vers sa chambre fait grandir l’appréhension qui me
ronge intérieurement. C’est un mélange subtil de désir et d’angoisse.
Devant sa porte, il me prend par le bras pour me forcer à lui faire face. La tension est apparente
sur mon visage.
— Zach, je…
Il avance d’un pas, me prend les mains et les pose autour de sa taille sans les lâcher.
— Tu as changé d’avis ?
Dans ses yeux, je ne lis ni jugement ni frustration, mais une inquiétude évidente pour moi. Je sais
que je peux lui demander d’arrêter, il ne le prendrait pas mal. Sa patience m’est tellement précieuse. Il
est adorable et tient à tout prix à suivre mon rythme pour ne pas me mettre mal à l’aise. Cet homme
est incroyable et il est amoureux de moi.
— Non, ce n’est pas ça.
Je retire une main de son emprise et me frotte le front pour reprendre mon souffle.
— C’est juste que… je n’ai connu que Marc et personne d’autre depuis.
Prends ton courage à deux mains et dis-lui la vérité, me dis-je intérieurement en respirant
profondément.
— J’ai peur de te décevoir.
Je deviens rouge comme une pivoine et me retourne vivement pour qu’il ne voie pas ma gêne. Je
n’ai connu qu’un homme.
Derrière moi, j’entends un petit rire joyeux. En posant la main sur mon menton, il tourne mon
visage vers lui pour plonger son regard sombre dans le mien. Un regard empreint de désir.
— La pression est sur mes épaules, pas sur les tiennes. Sache que tu ne me décevras jamais, quoi
que tu fasses. Dès que tu voudras arrêter, tu n’auras qu’à le dire. En attendant, laisse-moi te montrer à
quel point je t’aime. S’il te plaît.
Les mots « s’il te plaît » sont prononcés d’une voix à la fois douce et rauque, si bien que mes
craintes se voient balayées par le baiser qu’il dépose sur mes lèvres. Je passe les bras autour de son
cou et me laisse envelopper par les siens.
Nos corps pressés l’un contre l’autre, je marche à reculons jusqu’au lit et ne m’arrête que lorsque
je sens le matelas contre mes cuisses. Zach me couvre de baisers, penchant la tête pour passer de ma
joue à mon cou, jusqu’à cette zone si douce près de ma clavicule. J’en ai la chair de poule.
Prise d’une bouffée de chaleur, je le laisse soulever légèrement mon tee-shirt pour frôler du bout
des doigts le bas de mon dos.
Enivrée, je libère sa chemise emprisonnée dans son pantalon et la soulève en prenant tout mon
temps pour admirer à loisir ses abdos parfaitement formés et en laissant mes mains caresser ses
muscles au passage. Lorsque je ne peux pas remonter sa chemise plus haut, sa bouche quitte ma peau
juste assez longtemps pour me laisser la retirer complètement.
Mon cœur s’emballe.
Debout devant moi, les bras le long du corps, il me laisse explorer son torse comme s’il devinait
mon besoin de le découvrir et de m’habituer à le toucher pour prendre mes repères.
Il ne me faut pas longtemps.
Mes mains courent de ses épaules à ses bras en suivant les contours de ses muscles. Son souffle
s’accélère et me donne confiance en moi, car il réagit clairement à mon toucher.
Je me penche contre son torse pour l’embrasser tout en murmurant :
— Tu es parfait.
— Et toi, tu es la perfection qui me correspond, me répond-il dans un souffle avant de reprendre
possession de ma bouche.
Ses mains viriles reviennent se poser sur ma taille, puis il soulève mon tee-shirt avec la même
langueur dont j’ai fait preuve un peu plus tôt.
Déjà, les battements de mon cœur réclament plus de proximité.
— Zach, si tu continues à me torturer, tu vas devoir me porter ; j’ai les jambes en coton.
— Avec plaisir.
Les mains sur mes hanches, il me soulève dans un geste gracieux et m’allonge sur le lit avant de
me rejoindre. Nos corps sont alignés sur le matelas imposant ; Zach est au-dessus de moi, les avant-
bras reposant de chaque côté de mon visage pour m’épargner le poids de son corps et ses yeux sont
plongés dans les miens.
— Tu es sûre de toi, Nic ? s’inquiète-t-il en appuyant délicatement son front contre le mien.
Je hoche la tête.
— S’il te plaît, montre-moi…
Les mots se coincent dans ma gorge tant mon désir pour lui est intense. Très vite, nos vêtements
tombent au sol et plus aucune barrière ne nous sépare. Le temps s’arrête alors que nos mains et nos
bouches explorent chaque parcelle de nos corps respectifs.
Un éclair d’hésitation me fait frissonner lorsque sa langue curieuse descend peu à peu jusqu’à
mon intimité. Ce frisson bref mais saisissant ne lui échappe pas.
— Tu es nerveuse ? murmure-t-il dans un râle rauque et lascif.
J’aimerais faire fi de mes doutes et lancer un « non » catégorique, mais je l’aime beaucoup trop
pour ne pas lui dire la vérité. Je lui fais une confiance aveugle, je tiens donc à rester honnête malgré
l’humiliation que m’imposent les mots que je peine à prononcer.
— Absolument terrifiée.
Ces quelques syllabes laborieusement articulées ne peuvent parvenir qu’à l’oreille du plus
attentionné des amants. Pour cette raison et par respect pour lui, je lui lance un regard assuré et
confiant. Dans ses yeux, je lis l’amour qu’il me voue et qui me fait fondre depuis le premier jour. Si
je lui disais d’arrêter maintenant, il s’exécuterait sans discuter et attendrait que je sois prête.
Il ne veut que mon bonheur, et cela me suffit pour lui donner volontiers un peu plus de moi-
même. Son regard m’en dit assez pour que je lui fasse confiance.
— Tu veux que j’arrête ?
Je secoue la tête.
— Non, continue.
Il entre alors en moi avec une délicatesse qui m’arrache un gémissement de plaisir alors que mon
corps se cambre pour l’accueillir. Zach penche le visage sur le mien et me couvre de baisers.
Impatiente et haletante, je le regarde en souriant. Nous trouvons notre rythme et nous abandonnons à
ce mouvement entêtant dont je veux me souvenir à jamais.
Ses mains se faufilent sous mes hanches et me soulèvent légèrement, juste assez pour plonger plus
encore dans ma féminité. Les yeux fermés, je laisse échapper un cri de plaisir sous ses mouvements
réguliers. Chaque muscle de son torse et de ses bras se tend sous l’effort.
— Zach…
Il grogne mon nom à son tour et se met à accélérer jusqu’à provoquer en moi les premiers signes
de l’orgasme. Je l’emprisonne de mes jambes alors que ses mains savent exactement ce dont j’ai
besoin. Me laissant guider par ses gestes assurés, je sens un feu d’artifice imploser sous ma peau et
crie son nom au moment où la jouissance nous enveloppe ensemble de toute sa puissance.
Il se laisse retomber sur moi et me couvre de caresses, nous aidant ainsi à redescendre peu à peu
de notre nuage. Le souffle court, il se retire et s’installe plus confortablement à côté de moi, les mains
autour de ma taille, pour me permettre de reposer ma tête contre son épaule.
— C’était plus incroyable encore que ce que j’imaginais, avoue-t-il en jouant avec mes cheveux.
— Tu avais imaginé la scène ?
Je souris timidement. Évidemment, suis-je bête : c’est un homme, il pense forcément au sexe.
— Dès le premier soir, quand tu portais tes escarpins rouges. Je me demandais déjà quelle
sensation m’apporteraient tes jambes enroulées autour de ma taille.
Il parle de ce fameux soir où plus rien n’allait dans ma vie. J’étais une véritable boule de nerfs et
parvenais à peine à tenir une conversation normale avec lui. C’était avant d’apprendre qui il était
vraiment. Et ce soir-là il pensait déjà à moi dans un lit ?
J’étouffe un petit rire et m’approche de lui pour l’embrasser, frôlant langoureusement ses lèvres
avec les miennes.
— Je t’aime, Zach.
Chapitre 16

Au petit matin, je me réveille dans les bras de Zach. Ses jambes recouvrent les miennes et me
tiennent fermement contre lui, d’où la chaleur de son corps qui m’a légèrement fait transpirer dans la
nuit. Aussi doucement que possible, je me libère de son étreinte pour contempler son visage endormi.
Il ouvre alors les yeux.
— Bonjour, ma chérie.
Ce nouveau surnom me régale de douceur.
— Bonjour, dieu du rock.
Je me blottis contre lui, insatiable depuis que nous avons fait l’amour. Des images d’hier soir me
reviennent par bribes ; Zach parcourant tout mon corps de caresses délicieuses, m’embrassant avec
fougue, et sa manière de me posséder avec tendresse.
J’étais loin d’imaginer pouvoir connaître un jour une passion si intense. Toutes les sensations me
reviennent et, à ce souvenir, mon cœur bat la chamade et ma température grimpe instantanément de
quelques degrés.
Mes lèvres affamées lui dévorent le visage et il finit par reculer en poussant un grognement.
— Si tu continues comme ça, on va être en retard pour Thanksgiving, murmure-t-il en me prenant
le visage dans ses mains.
Je soupire à quelques centimètres de sa bouche.
— Tu as raison.
En m’efforçant de calmer en moi le feu qui brûle de désir pour lui, je me résigne à me libérer de
ses bras pour commencer à rouler sur le côté. À peine ai-je tourné la tête que Zach m’attrape par le
poignet et m’attire au-dessus de lui.
— Tout compte fait, on peut se permettre d’être en retard. C’est nous qui cuisinons.
J’écarquille les yeux.
— Nous ?
— Bon, d’accord. Toi. Mais si on se met en retard, je te donnerai un coup de main.
Dans ses jeunes années, sa mère et Sammy ont essayé de l’initier à quelques recettes, mais en
vain : la tentative se soldait toujours par un incendie dans la cuisine. D’ailleurs, je n’arrive toujours
pas à comprendre comment il est parvenu à mettre le feu à des pancakes.
À cheval au-dessus de lui, je me penche pour embrasser son cou, puis sa joue, et cet endroit si
doux derrière son oreille où la sensibilité est à son maximum. Je murmure d’une voix sensuelle :
— Je ferai vite, promis.
Mes mots le font frissonner, je me délecte de l’entendre grogner :
— Je sais… Laisse-moi te montrer comme je t’aime.

— Arrête de t’agiter ! Elles vont t’adorer, ne t’inquiète pas.
Je ne m’agite pas. En revanche, j’admets faire les cent pas en tapotant l’air de Debussy sur tous les
supports qui me passent sous la main. Aujourd’hui, c’est Thanksgiving et j’ai peur de tout gâcher et
de me trouver horriblement embarrassée. J’ai peur de ne pas plaire à Sammy, ou que sa mère ne me
trouve pas à la hauteur. Elles vont arriver d’une minute à l’autre, tout doit être absolument parfait.
D’un regard distrait, je vérifie la disposition des couverts sur la table de la salle à manger et me
tourne vers Zach, interloquée. Mettre la table est la seule chose qu’il a eu le droit de faire et j’ai la
sensation qu’il aurait pu faire mieux.
— Tu t’es trompé, il y a trois assiettes en trop.
Il s’éclipse en cuisine sans répondre.
— Zach ?
— C’est une surprise que tu découvriras tout à l’heure.
Je hais les surprises. Correction : je haïssais les surprises, mais Zach s’en sort si bien dans ce
domaine qu’il commence à me faire aimer ça. Mais pas aujourd’hui. Les surprises ne sont pas les
bienvenues quand je fais en sorte que tout soit parfait.
— Zach !
Ma voix me fait horreur, je pleurniche comme une enfant.
Il prend délicatement mon visage dans ses mains et caresse mes joues avec ses pouces.
— Tout va bien se passer. Ce sera parfait, elles t’adoreront. Arrête de t’inquiéter, je sais que tu
adores les surprises.
Il a raison. J’adore ça. Perdue dans son regard, je sursaute lorsque la sonnette retentit. Je m’écarte
aussitôt de Zach et tire sur ma jupe alors que lui, en homme tranquille, dépose un rapide baiser sur
ma joue avant de se diriger vers la porte.
— Tu es magnifique, arrête de t’agiter, me répète-t-il en posant la main sur la poignée.
Je profite de cet instant de répit pour prendre une profonde inspiration. L’instant est bref car déjà,
à peine la porte ouverte, une jeune fille menue à la coiffure courte et ébouriffée se jette dans les bras
de Zach.
— Zachie, c’est pas trop tôt ! s’exclame-t-elle en le serrant de toutes ses forces tandis qu’il la fait
tourner dans les airs.
Je les regarde se sourire mutuellement, radieux. En gardant une main posée dans le dos de cette
sublime jeune femme, Zach s’approche de moi et me tend son autre main.
— Sammy, je te présente Nicky. Nicky, voici ma petite sœur Sammy.
Avec plus d’ardeur encore que pour étreindre son frère, elle se jette dans mes bras pour me serrer
avec une force que je ne lui soupçonnais pas en voyant son petit corps frêle. Elle finit par me
relâcher, sans cesser pour autant de sautiller sur place en tapant dans ses mains.
— J’ai tellement entendu parler de toi ! s’exclame-t-elle, toujours en bondissant.
Zach arbore son sourire charmeur et regarde sa sœur se précipiter dehors.
— Je t’avais prévenue : c’est une pile électrique.
Sammy traverse le vestibule au pas de course. Où va-t-elle comme ça ?
— Attention à ce que tu dis, Zachie, lance-t-elle depuis le seuil. Tu sais très bien qu’on était
impatientes de rencontrer celle qui a finalement su capturer ton cœur !
Mes yeux s’écarquillent de surprise.
— Ne me dis pas que tu ne t’en étais pas rendu compte ! s’étonne-t-elle. Mon frère est fou
amoureux de toi. MAMAN ! Dépêche-toi !
Lorsque Zach m’a décrit sa sœur comme une jeune femme montée sur ressorts, il n’avait pas
tort ; elle déborde d’énergie.
Zach s’approche de moi et me prend par la taille.
— Tu sais qu’elle a raison, pas vrai ?
Son souffle chaud dans mon cou me fait frissonner.
Pour ne pas retomber dans une nouvelle crise d’angoisse, je me tourne vers lui et lui lance un
regard interrogateur.
— Zachie ?
Il pousse un grognement.
— Elle me surnomme comme ça depuis toujours. Et il est hors de question que tu t’y mettes aussi.
Mais revenons-en à ce qu’elle a dit : tu es celle qui a enfin su capturer mon cœur.
Il me tapote le bout du nez au moment où Sammy réapparaît dans l’entrée, suivie de sa mère, une
femme sublime. Ses cheveux châtains – tirés en queue-de-cheval derrière sa nuque – et ses yeux vert
sombre me rappellent ceux de son fils. Elle est assez petite et fait preuve d’une énergie semblable à
celle de sa fille, mais avec une élégance gracieuse qui m’attire étrangement.
— Bonjour, Zach ! Il est si bon de te revoir. Sammy trépigne depuis ce matin.
Elle s’approche pour enlacer son fils et ce dernier lui rend son étreinte. Puis, s’écartant
légèrement d’elle, Zach tend une main vers moi.
— Maman, je te présente Nicky. Nicky, voici ma mère, Melody Walters.
Sa mère s’approche de moi aussitôt et me prend dans ses bras avec la même chaleur que pour son
fils.
— Je suis sincèrement ravie de vous rencontrer, Nicky. Cela fait des semaines que nous entendons
parler de vous. J’ai été enchantée d’apprendre que vous vous joigniez à nous aujourd’hui.
— Le plaisir est partagé, madame Walters.
— Je vous en prie, appelez-moi Melody.
Mon appréhension doit être flagrante, car elle se penche vers moi pour me chuchoter à l’oreille :
— Ne vous inquiétez pas, il n’a pas tari d’éloges sur vous, c’était très touchant.
Je les regarde tour à tour, persuadée que mon visage est si empourpré qu’il rappelle la robe de
Sammy.
Melody et Zach se dirigent vers la cuisine et je leur emboîte le pas afin de leur demander de
s’asseoir en attendant que je finisse de préparer le repas. Sammy est déjà occupée à déboucher une
bouteille de cabernet pour l’apéritif. Alors que je m’attelle à la préparation d’une salade, elle me tend
un verre de vin. Cette jeune femme est incroyable. Le portrait que m’en a fait Zach est très fidèle ; en
plus d’être constamment en mouvement, elle fait effectivement preuve d’une naïveté touchante dès
qu’elle aborde des sujets tels que les études, le travail ou les amis, si bien qu’elle donne envie de rire
avec elle. Entre son goût évident pour la mode et son sens de l’humour, Sammy me fait beaucoup
penser à Mia. Je ne m’étonne pas de l’apprécier aussi spontanément.
Elle a une façon adorable de sautiller dans la cuisine en proposant son aide.
— Je vais te dire quelque chose, annonce Sammy en épluchant des légumes pour la salade. Dès
qu’il m’a décrit votre rencontre, j’ai su que tu étais faite pour lui.
Zach m’adresse un grand sourire pendant que sa sœur me décoche un clin d’œil.
Surprise, je réponds en sirotant ma boisson :
— Mais je ne savais pas qui il était.
— C’est exactement ce que je veux dire, articule-t-elle avec un regard insistant pour bien me faire
comprendre où elle veut en venir. Où qu’il aille, on reconnaît Zach parce que c’est une star. Tu n’as
pas idée du nombre de personnes qui ont tenté de profiter de sa générosité.
Elle affiche soudain une colère presque féroce, mais, en un instant, revient vite à la joie de vivre
candide de tout à l’heure.
— J’ai beaucoup apprécié ta manière d’apprendre à le connaître, lui personnellement, sans
prendre acte de tout ce qu’il y a autour. Il sait très bien chanter, ça fait partie de ses nombreux talents,
mais ça ne définit pas ce qu’il est pour autant. Et puis…
Elle poursuit sans reprendre sa respiration. Son flot de paroles est si impressionnant que je me
tiens prête à lui faire un massage cardiaque. Cette fille va finir par se retrouver en hyperventilation.
— … je ne connaissais personne qui le batte au billard. Toi, tu peux, je trouve ça génial. Tu veux
bien me faire une démonstration après le repas et lui mettre une raclée à son jeu préféré ?
En souriant, elle me fait un nouveau clin d’œil avant de quitter la cuisine, emportant la salade à la
table de la salle à manger. Une fois seuls, Zach se penche vers moi en quête d’un chaste baiser.
— Elle t’adore, je te l’avais dit.
— Impossible d’en placer une avec elle, pas vrai ?
Nous éclatons de rire.
— Tu as raison. Mais comment lui en vouloir ? Elle est tellement mignonne…
Le dîner est prêt et nous nous installons à table. Je jette un regard suspicieux aux trois chaises
vides, mais Sammy et Melody gardent le silence. Je me demande si elles savent quelque chose au sujet
de la surprise.
Zach commence à découper la dinde pour la servir pendant que Melody remercie sa famille, ses
proches et toutes les merveilles que lui apporte la vie. En cette soirée de Thanksgiving, je repense aux
jours merveilleux qui viennent de s’écouler. Pendant le dîner, je tombe sous le charme de la petite
famille Walters. Il m’a parlé de leur franchise parfois un peu abrupte, et je me rends compte qu’il n’a
pas exagéré. Sammy entreprend de raconter les débuts de son frère dans la chanson et met un point
d’honneur à décrire ses fausses notes au chant comme à la guitare. Je n’en crois pas un mot. La voix
de Zach est si envoûtante aujourd’hui que je peine à croire que ce talent n’est pas inné. Il sourit
pendant tout le dîner. Pour moi, ça en dit long : il est ici chez lui, avec ceux qu’il aime, et il n’y a rien
au monde qui lui fasse plus plaisir. D’ailleurs, je suis touchée qu’il m’invite à rencontrer sa famille.
Toutefois, un sujet épineux finit par être abordé : Melody me demande quelles sont les habitudes
de ma famille pour Noël et Thanksgiving. Je chasse une larme de ma joue avant de lever les yeux
vers Melody. La tristesse se lit sur son visage, et je vois qu’elle regrette d’avoir abordé le sujet.
— Je suis terriblement désolée, Nicky. Je n’aurais pas dû vous demander ça. Zach nous a parlé
de…
Sa voix se brise.
— Ce n’est rien, je vous assure.
Mon but premier étant de garder l’humeur joyeuse, je réponds avec honnêteté.
— Les périodes de fêtes étaient toujours très bruyantes. Andrew était tellement excité à l’idée de
voir mes parents qu’il sautait partout, surexcité. Il courait d’une pièce à l’autre, tombait à nos pieds,
interrompait les parties de foot à la télé, renversait les plats à la cuisine… C’était un peu chaotique.
J’imagine qu’avec des enfants comme Zach et Sammy, mon histoire doit vous rappeler quelque
chose.
Melody se met à rire à cette évocation.
— Ne m’en parlez pas ! Je n’oublierai jamais le Noël où tous les deux ont décidé de traverser
toutes les pièces de la maison en jouant avec leur batterie, leur guitare et leur micro pour faire
comme les fanfares. Je ne m’entendais plus penser dans ce vacarme assourdissant.
Une fois le plat terminé, Sammy se lève soudain de table et, sans un mot, s’en va faire la vaisselle
aidée de sa mère. Elles disparaissent toutes les deux dans la cuisine, refusant notre aide pour préparer
le dessert.
— Merci de m’avoir invitée, Zach. Ta famille est géniale, je les adore.
Il appuie tendrement son front contre le mien.
— Je tenais à tout prix à leur présenter la femme avec qui je compte partager ma vie.
Sa vie ? C’est la première fois que l’un de nous aborde le sujet de notre histoire à long terme. J’ai
les mains moites.
— Ta vie ?
Je me répète mentalement ses mots avec un petit sourire. En me penchant vers lui, je me
rapproche de ses lèvres viriles et mon cœur s’emballe.
— Tu envisages de faire ta vie avec moi ?
Ma bouche se dérobe volontairement à la sienne, et il s’incline à peine, laissant nos lèvres se
frôler.
— Oui, parfaitement, murmure-t-il. Une belle et longue vie avec toi.
Je comprends à son expression qu’il attend une réponse de ma part, mais ce n’est pas nécessaire.
Avant même de poser le pied dans cette maison, je savais que je m’engageais dans la grande aventure
avec lui. C’est pourquoi les mots sont vains dans de telles circonstances ; je réduis l’espace qui nous
sépare et l’embrasse passionnément.
J’en oublie que l’on peut facilement nous voir depuis la cuisine, où Sammy et Melody sont
occupées à préparer le gâteau. D’ailleurs, j’entends leurs gloussements, puis le reproche sévère de
Melody qui ordonne à sa fille de faire moins de bruit. Zach met fin à contrecœur à notre baiser, puis
s’adresse à sa petite sœur sans me quitter des yeux.
— Sammy, ça ne te dérange pas de nous laisser seuls, une minute ?
En jetant un regard furtif vers la cuisine, j’aperçois Melody qui s’éclipse dans une autre pièce, sa
fille sur ses talons. Hélas, le fait de me sentir observée a rompu la magie de cet instant et je ne peux
m’empêcher de me moquer de la jeune femme. Puis j’embrasse Zach, car c’est aussi plus fort que
moi. Lorsqu’il s’approche, je suis submergée d’une bouffée d’hormones comme une adolescente. Et
puis, maintenant que nous avons découvert nos corps respectifs, je ne peux plus décoller mes mains
de sa peau tiède.
— Tu as parlé d’une surprise après le repas. De quoi s’agit-il ?
En regardant sa montre, il sourit plus pour lui-même que pour moi.
— Ta surprise ne devrait plus tarder, maintenant.
À peine quelques minutes plus tard, la sonnette de la porte d’entrée retentit et je me retourne
vivement vers Zach. Fier de lui, il sourit en hochant la tête vers sa mère. Effectivement, elle semble
être au courant, et sa petite sœur aussi.
Soudain, trois voix si familières résonnent dans le hall d’entrée et me font sursauter. Inutile de me
retourner, je sais parfaitement de qui il s’agit.
Le souffle court, je lance à Zach :
— Tu as fait ça pour moi ?!
— Joyeux Thanksgiving !
Mia, ma mère et mon père font leur entrée dans la salle à manger et me prennent dans leurs bras,
me serrant si fort que j’en ai mal aux côtes. Je suis folle de joie.
— Hey !
Je hurle comme une lycéenne et leur rends leurs câlins avant de m’écarter légèrement pour faire
les présentations. Une fois le calme revenu, je me tourne encore une fois vers cet homme
extraordinaire.
— C’est toi qui as tout manigancé ?
Ses pommettes rosissent à vue d’œil.
— En quelque sorte…, balbutie-t-il en haussant les épaules.
— Ne l’écoute pas, Nic, l’interrompt Mia. Il souffre d’un excès de modestie. Chase m’a invitée à
l’accompagner à la cérémonie des Music Awards. Je devais prendre l’avion samedi, mais lorsque
Zach a su que je venais, il a changé mes billets.
D’un geste vif, je m’empare de la main de Zach en écoutant Mia poursuivre ses explications.
— Ensuite, il a appelé tes parents pour savoir s’ils accepteraient de se joindre à vous pour
Thanksgiving.
Comment a-t-il récupéré leur numéro de téléphone ? Par Mia ? En regardant dans mon
répertoire ? Peu importe, je suis stupéfaite de cette attention.
— Nous avons aussitôt accepté, claironne ma mère. En revanche, nous ne pouvons rester que pour
la journée. Nous rentrerons par le vol de nuit ce soir.
Mon regard va de mes parents à Zach, je suis au comble de la stupéfaction. Cela faisait des années
que ma mère ne m’avait pas adressé un sourire comme celui-ci. Mon père se tient fièrement derrière
elle, une main posée sur son épaule. Je me retourne vers Zach, visiblement satisfait d’avoir su me
surprendre encore une fois.
Un élan d’affection me pousse vers lui et je me jette à son cou.
— Je n’arrive pas à y croire.
Les larmes me montent aux yeux ; cet homme vient à peine d’entrer dans ma vie, et mon cœur
chavire.
— Ce week-end, tu vas te retrouver dans la fosse aux lions. C’est un aspect supplémentaire de ma
vie mouvementée que tu vas découvrir : les photographes qui s’empresseront de parler de nous dans
les médias. Avant de te faire traverser une telle épreuve, je tenais à ce que tu voies tes parents pour
que tu gardes en tête ce qui importe réellement dans la vie. Quoi qu’il arrive ce week-end, souviens-
toi de ces gens qui nous sont proches et qui nous aiment. Le reste, on s’en fiche.
En parlant du « reste », il fait un geste bref dans le vide comme pour désigner ce monde
d’artifices qui ne doit pas nous atteindre.
Mia se racle la gorge assez bruyamment pour interrompre cette conversation.
— Le vol était interminable, je meurs de faim !
Je saisis la main de Zach et l’emmène avec moi vers la table, où tout le monde s’est déjà installé.
Nos deux familles réunies autour de ce repas de Thanksgiving se plongent joyeusement dans un
brouhaha de conversations croisées, autour d’un gâteau et des restes de dinde que Melody a mis de
côté pour l’arrivée de mes parents.
Je savoure cet instant de bonheur en promenant mon regard sur nos proches qui apprennent à se
connaître et s’apprécient déjà. Ils partagent des anecdotes d’enfance et rient des histoires les plus
croustillantes. Après le dessert, nous nous rendons dans le patio autour d’un verre de vin et j’ai
l’impression d’être femme la plus heureuse au monde. Tout ça grâce à Zach.
Ma mère demande où est la salle de bains, je l’emmène alors dans la maison. En chemin, je la
prends par le bras. Elle est très inquiète de nature et s’est montrée peu loquace, aujourd’hui. Je me
demande ce qu’elle pense de la situation. Est-elle préoccupée par ma relation avec Zach ? Trouve-t-
elle mon installation avec lui un peu prématurée ? Est-elle déboussolée par le fait que je vive une
histoire d’amour avec une rock star ?
Je la connais : quelque chose la tracasse. Il est hors de question de la laisser repartir avant de la
rassurer.
En arrivant dans la cuisine, je la force à s’arrêter et lui demande :
— Tu te sens bien ?
— Il a l’air de te rendre heureuse.
— C’est vrai. Il se montre très patient. Il ne veut pas me brusquer et me laisse avancer à mon
rythme.
— Tu l’aimes.
Ce n’est pas une question que ma mère me pose, mais une affirmation teintée d’affection et de
consentement sans la moindre appréhension. Je suis heureuse qu’elle ait enfin rencontré Zach. Je suis
fille unique, mais mes parents ont adopté Marc et l’ont traité comme leur propre fils dès l’instant où
ils l’ont vu. J’avais peur que mes parents ne s’inquiètent de me voir tourner la page trop vite. Je
craignais qu’ils n’aiment pas Zach, ou que sa carrière, son mode de vie ou autre chose ne les rebutent.
— Penses-tu que c’est trop tôt, maman ?
J’ai besoin qu’on me rassure en me disant qu’il est normal de vouloir être heureuse. Cesserai-je
bientôt de chercher cette consolation ?
— Et toi, penses-tu que c’est trop tôt ?
Sa réponse en miroir de ma propre question me surprend. En silence, je me tourne vers Zach, Mia
et mon père qui rient d’une blague que vient de leur raconter Sammy, pendant qu’elle se dispute avec
son grand frère. Elle saute partout comme une puce en faisant de grands gestes pour appuyer son
propos, et Zach secoue la tête en niant ce qu’elle raconte aux autres. Il lève soudain la tête vers moi et
me décoche un petit sourire. Je lui rends la pareille, bercée par un flot de souvenirs que nous
partageons déjà malgré le peu de temps passé ensemble. Une partie de foot, des soirées autour d’un
billard, des discussions sans fin dans le bus jusqu’au cœur de la nuit pendant que les autres sortaient
en boîte, des concerts passés à le contempler sur scène, des gestes réconfortants lorsque je lui parlais
de Marc et Andrew. Je me souviens de ce que j’ai ressenti en le voyant dans l’entrée de mon
immeuble. Il avait l’air terrifié à l’idée que je puisse le rejeter une nouvelle fois. Je repense également
à la force dont j’ai fait preuve grâce à lui au cimetière.
Nous allons parfaitement bien ensemble. Notre histoire a débuté brutalement et à une période de
ma vie où je doutais de refaire ma vie avec quelqu’un. Pourtant, c’est arrivé au bon moment.
Je me tourne vers ma mère et souris.
— Non, ce n’est pas trop tôt.
Les yeux humides, elle me prend les mains.
— Hélas, à cause de l’accident, tu as été forcée d’affronter une vérité difficile concernant la vie :
rien n’est gagné d’avance. Ton père et moi t’aimons très fort, nous te soutiendrons quel que soit ton
choix. Si Zach te rend heureuse, nous l’aimerons comme un membre de notre famille. Tu n’as plus
qu’à profiter, maintenant.
— Merci, maman.
Je l’embrasse sur la joue et lui prends la main pour rejoindre les autres.
— Tu passes un bon Thanksgiving ? me demande Zach lorsque je m’assieds près de lui.
Sans attendre de réponse, il attrape ma main et m’attire sur ses genoux. Je glousse de surprise et
me mets à rougir en balayant du regard nos proches qui nous observent en souriant. Mon père me fait
un clin d’œil, puis retourne à sa conversation avec Sammy qui lui parle de son travail de comptable.
Je peine à imaginer cette jeune adulte fraîchement diplômée en matheuse à lunettes, mais elle semble
se plaire dans cette branche.
Je pose les yeux sur Zach pour répondre à sa question.
— Oui, c’est le Thanksgiving idéal. Merci mille fois. J’ai vraiment beaucoup de chance de t’avoir.
— C’est moi le petit chanceux de l’histoire, Nic. Je n’ai jamais connu le véritable amour avant de
te rencontrer.
Chapitre 17

— C’est une arnaque !


Les cris de Chase rivalisent avec les caprices que me faisait Andrew quand il était encore bébé.
Jake et Chase sont arrivés dans la soirée pour passer le week-end ici pendant le temps de la cérémonie
des Music Awards.
Comme à notre habitude, Mia et moi avons laissé les garçons gagner la première partie de billard.
Le pari étant que le perdant du tournoi devra préparer le petit déjeuner demain matin. Les garçons ont
aussitôt affiché une satisfaction évidente de gourmandise, supposant qu’ils gagneraient haut la main.
Ils ont passé toute cette première partie à concocter le menu de leurs rêves. Leur confiance gonflait à
chaque nouvelle victoire. Mais, dès la deuxième manche, nous sommes revenues à nos bonnes vieilles
habitudes et les avons battus sans effort. En cassant, j’ai entré deux billes, puis Mia a pris le relais :
chaque bille a atteint son objectif avant même que les garçons n’aient eu le temps de jouer.
Cette fille a un don inné pour le billard. Chase clame haut et fort que notre victoire est due au
hasard, pendant que Zach pouffe de rire en assistant à la scène. Il a gardé notre petit secret et je l’aime
rien que pour ça.
Lors de la troisième manche, je prends mon temps. Quitte à manquer quelques coups
volontairement – autant faire durer le plaisir. Mia me fusille du regard. Elle est furieuse car je ne bats
pas les garçons à plate couture alors que j’en suis capable, mais j’aime m’y prendre ainsi. Dès que
nous marquons un point, ils ont l’air sidérés ; c’est un véritable bonheur.
— Désolé, mon gars.
Zach s’approche de Chase en lui tapotant le dos, une fois que ce dernier a terminé de piquer sa
crise.
— J’aurais peut-être dû t’avertir, non ?
Bouche bée, Chase lui lance un regard noir.
— Quoi ?! Tu savais qu’elles jouaient comme des pros ?
Zach lui sourit.
— Ouais, Nic m’a battu deux fois quand on était à Chicago.
Je me permets d’intervenir :
— D’ailleurs, tu ne m’as toujours pas payée !
— C’est pas cool, mec ! se plaint Chase en se dirigeant vers le bar, l’air désemparé.
Mia et moi éclatons de rire et planifions le menu de notre petit déjeuner idéal. Zach s’approche
dans mon dos et me serre dans ses bras.
— C’est encore plus excitant de te regarder les battre que la fois où tu as gagné contre moi.
Sur ces mots, il me soulève du sol pour me porter sur son épaule comme un sac de pommes de
terre.
— Zach, fais-moi redescendre !
Malgré mes cris et mes petits coups de poings dans son dos, il ne lâche pas prise.
— Hors de question, j’ai trop faim pour te laisser partir. En route.
— Le frigo est rempli !
— Je ne parle pas de ce genre de nourriture.
Effectivement, sa voix laisse deviner son appétit dévorant. Je balaie les cheveux qui me couvrent
les yeux alors que Mia, surprise, recrache sa boisson avant d’éclater de rire. Je lui lance un regard
noir, mais le fait de voir Zach se comporter comme un homme des cavernes l’amuse beaucoup et je
ne peux pas lui en vouloir. Je lui lance un appel désespéré.
— Mia ! Sauve-moi !
— Amusez-vous bien, tous les deux, nous lance-t-elle d’une voix mielleuse en agitant les doigts
en signe d’adieu.
— À demain ! claironne-t-il en m’emportant jusqu’à la porte.
Une fois dans le couloir, il me redresse légèrement sans me reposer à terre. Au lieu de mettre les
pieds au sol, j’enroule mes jambes autour de sa taille et le laisse me porter jusqu’à la chambre.
Je me penche à son oreille pour lui chuchoter d’une voix suave :
— Moi aussi, j’ai faim de toi.
En arrivant devant le lit, il me fait enfin redescendre en m’allongeant directement sur le drap et
prend soin de ne pas m’écraser de son poids.
— Bon sang, Nicky, tu es tellement belle !
Sa bouche vient sauvagement épouser la mienne, embrasant aussitôt mon désir. Mes lèvres
s’entrouvrent pour l’accueillir et nous parcourons nos corps du bout des doigts. Un gémissement de
plaisir m’échappe lorsqu’il mordille ma lèvre inférieure tout en pressant sa main contre ma poitrine.
— Trop de tissu nous sépare, dit-il, dans un souffle, contre ma bouche.
En un clin d’œil, nous sommes nus et de retour sur le lit. Sans cesser de faire courir ses mains sur
moi, il me fait rouler sur le côté et je me retrouve à califourchon au-dessus de lui. Ses doigts curieux
s’attardent sur ma poitrine, faisant durcir mes tétons.
Il soulève doucement la tête, les mordillant lascivement, tandis que je me cambre légèrement,
laissant échapper un gémissement de plaisir.
— Zach.
C’est le seul mot que je suis capable de prononcer pour le moment. Ses caresses me transportent
vers un ailleurs délectable et j’ai envie de lui comme jamais. Je me penche vers lui et l’embrasse à
pleine bouche, faisant onduler mes hanches pour répondre à son désir qui se manifeste déjà sous moi
de façon évidente.
Je lui murmure à l’oreille :
— Je te veux.
Il me saisit aussitôt par la taille et m’allonge sur le dos.
— Un peu de patience, commande-t-il d’une voix rauque.
Ses lèvres quittent ma bouche pour explorer d’autres parcelles de mon corps, provoquant des
frissons partout où il s’attarde. Il descend de plus en plus bas, jusqu’au creux de mes cuisses, qu’il
sépare d’un geste lent mais maîtrisé.
Ses yeux charmeurs s’attardent sur mon visage avant de se voiler d’une passion presque animale
lorsqu’il entreprend de me caresser du bout de la langue. Je manque de me laisser emporter trop tôt
par le plaisir tant il sait manier ce qu’il faut de pression et de douceur pour friser la perfection. Je
m’efforce toutefois de me contenir afin de profiter pleinement de l’expérience.
— Je t’aime, Nicky, susurre-t-il.
Une ondulation brûlante m’envahit. Sa langue laisse alors place à un doigt, puis deux, toujours
dotés de cette ardeur assurée qui m’emmène aux portes de l’extase.
— Oh, Zach…
Mes mains s’agrippent instinctivement aux draps. Il ramène sa bouche sur la mienne, faisant taire
mes gémissements, tout en maintenant mon plaisir à son paroxysme. La chaleur de ses lèvres a raison
des dernières barrières qui me séparent de l’orgasme. Je ferme les yeux et mon corps ondule sous
lui ; je me laisse emporter par un tourbillon de plaisir charnel. Il s’écarte alors de moi et plonge son
regard dans le mien.
À bout de souffle, je murmure :
— C’était incroyable…
— Tu n’as encore rien vu.
À ces mots, il m’embrasse de plus belle. Étrangement, le goût de ses lèvres déclenche une
nouvelle vague de désir au creux de mon ventre.
— Je veux te faire l’amour et te caresser comme jamais tu ne l’as été jusqu’à présent. Pas un
centimètre carré de ta peau ne sera épargné par mes baisers.
Je ne peux répondre que par un soupir. Cette fois, il pénètre tout à fait en moi et je me cambre en
gémissant. Ses hanches se lancent dans une course folle, tandis qu’un feu se rallume dans mon bas-
ventre et nous nous laissons transporter ensemble par un orgasme foudroyant.
Après un instant passé à reprendre notre souffle, il m’allonge doucement sur le côté pour que
nous soyons face à face. Je chasse une mèche rebelle de son visage, puis laisse ma main s’attarder sur
sa joue.
— Je t’aime tellement, Zach. Avant de te rencontrer, je ne pensais pas être capable de me sentir si
vivante.
Il s’approche de moi et dépose un tendre baiser sur mon front.
— Je t’aimerai toujours, Nicky.

— Tu es sensationnelle !
— Tu n’imagines pas à quel point j’angoisse, Mia.
Armée d’un fer à friser, elle marque une pause et j’en profite pour lui prendre la main et la serrer
nerveusement.
Dans la salle de bains de Zach, le lavabo déborde de maquillage, de soins capillaires et autres
bijoux. Comme d’habitude, Mia est d’une beauté sans égale dans son élégante robe à traîne émeraude
dotée de fines bretelles qui met en valeur sa silhouette parfaite. Ses longs cheveux blonds relâchés
dans son dos sont idéalement assortis au vert sombre de sa robe. Elle m’a choisi une tenue aussi
somptueuse que la sienne. La couleur saphir rappelle subtilement mes yeux bleus et le style de la robe
rappelle celle de Mia, à cela près que la mienne est un bustier et ne comporte pas de traîne. Je n’ai pas
envie de prendre le risque de trébucher et de me retrouver les quatre fers en l’air devant des dizaines
de caméras filmant ma chute en direct, tandis que Mia saura gérer sa traîne avec la grâce d’une
gazelle.
— Zach t’a-t-il expliqué comment se déroulera la soirée ?
— Oui, il m’a tout dit : le tapis rouge, la présence de son agent Aaron Felt et de P. R. Rep dans
notre limousine. Une fois arrivés, Zach descendra de voiture le premier, puis nous lui emboîterons le
pas. Ensuite, il y aura le tapis rouge : il accordera quelques interviews aux journalistes et signera des
autographes.
— Tu penses pouvoir gérer ton stress ? marmonne-t-elle, des épingles dans la bouche, en
terminant de fixer des boucles pour parfaire ma coiffure.
— Je ferai de mon mieux, en tout cas. Ce que je redoute, c’est de me sentir soudain très mal et
d’être prise en photo juste à ce moment-là. AÏE !
— J’arrêterai de te piquer avec les épingles quand tu cesseras de gigoter. Et puis, ne t’en fais pas.
Tout se passera bien. Nous serons tous dans l’autre limousine, juste derrière la tienne, et je te
rejoindrai dès que possible.
Elle fixe une dernière mèche sur ma tête et me retourne devant le miroir.
— Et voilà !
Quelques boucles me retombent sur les épaules, mais le reste de mes cheveux est remonté en un
magnifique chignon.
— Bon, il est temps de descendre. Zach doit être impatient de te découvrir.
Je prends une profonde inspiration et la suis vers la porte. À peine ai-je le temps d’arriver en haut
des marches que Mia est déjà dans les bras de Chase.
Il pose sur elle un regard admiratif et lui chuchote des mots doux à l’oreille, l’air totalement
envoûté par la jeune femme. En voyant cet homme à la stature imposante se faire tout petit devant
Mia, j’ai presque envie de rire. En même temps, je le trouve très touchant. On pourrait croire que leur
relation évolue beaucoup plus vite que prévu.
Mes yeux quittent cette vision attendrissante pour se poser sur Garrett et Chloé. Puis j’aperçois
Jake et Sammy buvant une coupe de champagne. Zach m’a expliqué que, alors que sa petite sœur
s’apprêtait à repartir, Jake a fait remarquer qu’il n’avait pas de cavalière pour la cérémonie. C’est
donc tout naturellement que Sammy se retrouve à son bras pour la soirée.
Je trouve adorable de la part de Jake d’inviter la jeune femme à l’accompagner. Soudain, je sens
le regard de Zach sur moi.
— Waouh ! s’exclame-t-il derrière moi.
Il s’approche en me tendant les bras et je m’empresse de le rejoindre. Il me prend la main tout en
admirant ma tenue, de bas en haut, aucun détail ne lui échappe, puis son regard se rive au mien.
— Tu es tout simplement… radieuse !
Je lui rends son sourire. Ce n’est pas ce qu’il dit qui me réchauffe le cœur, mais sa manière de le
dire. Ses sentiments pour moi transparaissent à travers l’admiration et l’amour que je lis sur son
visage. Quant à sa voix, elle trahit son désir. Je contemple à mon tour cet homme séduisant qui se tient
devant moi. Sa beauté virile provoque en moi une bouffée de chaleur qui me fait rougir.
Je tente de lui répondre, mais mon souffle saccadé lui indique les pensées qu’il m’inspire.
— Tu t’es mis sur ton trente et un, ça te va très bien. Je ne crois pas t’avoir déjà vu sans jean ni
casquette de base-ball.
D’un geste vif, il m’attire contre lui et j’oublie instantanément les pensées qui me trottaient dans la
tête il y a un instant.
— Tu es nerveuse ?
Je hoche la tête.
— Tout ira bien, promis. Mais je t’avoue que j’angoisse un peu.
— J’ai hâte de leur faire découvrir la femme que j’aime.
Les yeux rivés sur lui, je me sens à la fois anxieuse et impatiente. J’ai du mal à croire que je suis
sur le point d’assister à une cérémonie aussi prestigieuse, et en direct. En même temps, j’ai hâte que la
soirée se termine ; dès que les caméras se tourneront vers moi, je sais que j’aurai les nerfs en pelote.
Je me tourne vers Chloé et la prends dans mes bras, heureuse de la revoir, puis la présente à Mia.
Zach tape bruyamment dans ses mains pour capter l’attention.
— Allez, tout le monde, c’est parti ! Les limousines nous attendent.
Il pose une main assurée au bas de mon dos et me conduit jusqu’à la voiture.
Le trajet ne prend que vingt minutes, pourtant il me semble durer une éternité. Aaron et Tina nous
attendaient à l’arrière. Ils se révèlent adorables. Tina – tout de noir vêtue – tend à Zach le même type
d’oreillette que celle qu’elle porte, afin de le guider pendant la montée des marches et lui indiquer à
quels journalistes de télévision il peut s’adresser. Elle se montre cordiale tout en restant
professionnelle.
Les médias ne me font plus aussi peur qu’avant, puisqu’il s’agit d’un événement majeur ; je
pourrai profiter de la confusion pour rester discrète autant que possible. Mais j’ai peu d’espoir,
sachant que je serai au bras de Zach Walters.
Une main posée sur mon genou, il fait preuve d’un calme à toute épreuve pour me rassurer. Il me
semble confiant. En le voyant sur scène, il paraît évident qu’il est né pour la célébrité. Il fait preuve
d’une assurance et d’un sang-froid que je ne peux que lui envier. Chez lui, ce trait de caractère ne
passe pas pour de l’arrogance. Il reste lui-même quoi qu’il arrive.
— C’est un peu comme si tu allais au bureau, non ?
J’accompagne mon clin d’œil d’un léger coup de coude affectueux. Il baisse les yeux et me
regarde avec un amour non contenu qui me fait fondre aussitôt.
— On peut dire ça comme ça.
— Tu n’as aucune appréhension ?
Zach hausse les épaules.
— Pas vraiment. Je réponds présent à l’invitation, mais je suis sûr de ne pas gagner l’Award.
L’essentiel est de passer une bonne soirée, c’est tout.
J’admire son humilité. Il est le meilleur dans son domaine et est adulé par tous, mais reste
persuadé qu’il ne mérite pas le prix et que les autres musiciens sont plus doués que lui. Sa modestie le
rend encore plus attachant.
— Tu gagneras. Mais as-tu préparé un discours, au cas où ?
— Qu’est-ce qui te fait croire que je vais gagner ?
— Tu es le meilleur.
Je dépose un bref baiser sur sa joue.
La voiture ralentit et j’aperçois par la vitre de Zach des centaines de flashs éblouissants. Malgré
les portières fermées, on perçoit déjà le vacarme des fans qui hurlent le nom de leur star favorite. On
se croirait au beau milieu du bouquet final d’un immense feu d’artifice. Soudain affolée, je déglutis
avec peine et imagine le volume sonore auquel nous serons confrontés d’une seconde à l’autre.
Zach remarque ma tension soudaine et pousse affectueusement mon oreille avec le bout de son
nez en me chuchotant :
— Ne t’inquiète pas, je suis là.
Je n’ai pas le temps de répondre : les agents de sécurité ouvrent la portière et Zach quitte son
siège. Une fois dehors, il se penche vers moi et me tend la main. Les yeux écarquillés, je regarde
Tina, puis Zach. Je n’ai plus envie de sortir. Le teint pâle et le cœur affolé, j’ai l’impression
d’imploser. Et si je n’y arrivais pas ?
Au diable ma phobie des journalistes, la scène qui m’attend dehors me terrifiera quel que soit
mon degré de courage.
Zach se penche encore un peu et me décoche un grand sourire. Je lui prends la main et le laisse
m’attirer hors de la voiture.
Chapitre 18

Le tapis rouge grouille de flashs aveuglants et de journalistes surexcités. Zach accorde quelques
mots à diverses chaînes de télévision people dont j’ai à peine entendu parler. Mes mains s’agrippent
désespérément à lui, si bien que j’essaie de relâcher légèrement ma prise de peur de laisser un bleu
sur son avant-bras. Une fois la première vague d’interviews passée, ma respiration reprend un rythme
à peu près normal. Personne ne prend la peine de me demander qui je suis ; ils doivent me prendre
pour une conquête passagère parmi tant d’autres. Heureusement, d’ailleurs. Mis à part un bref regard
de temps à autre, nous n’échangeons pas un mot tant l’effervescence ambiante nous attire malgré nous
au bout du tapis rouge. J’affiche un sourire crispé et terriblement affolé en espérant faire passer ma
panique pour de l’aisance, voire de l’allégresse. Mes yeux se promènent autour de moi dans l’espoir
d’apercevoir Mia, Chase ou l’un des musiciens de Zach, mais en vain. Le seul visage reconnaissable
derrière moi est celui de Tina, et la limousine de Mia devait arriver au moins dix minutes après la
nôtre.
— Qui est cette ravissante jeune femme qui vous accompagne ce soir, Zach ?
La question me ramène brutalement sur terre. Un voile de panique apparaît brièvement sur mon
visage mais je m’efforce de garder mon calme et regarde droit devant moi. Une caméra se trouve
juste devant Zach… et moi. La petite lumière rouge clignote et une superbe rousse au sourire altéré
par le botox tend devant Zach un micro portant l’inscription « BBC ». Je me tourne vers lui en
essayant de garder l’air naturel. Serein, il me rend mon sourire et pose une main sur la mienne,
toujours accrochée à son bras.
— Marie, voici Nicky, une jeune femme exceptionnelle.
En prononçant ces mots, il me lance son regard de charmeur habituellement ravageur. La
journaliste a les yeux qui brillent et son sourire s’élargit jusqu’aux oreilles. Elle vient de récolter une
information capitale. Tout à coup, j’ai envie de me cacher derrière Zach pour me dérober au regard
de cette femme dont l’instinct de prédateur vient de renifler le scoop de la semaine.
— Une question nous brûle les lèvres à tous. Le célibataire le plus sexy de l’année aurait-il enfin
trouvé chaussure à son pied ?
Sa voix prend un ton mielleux qui me rend aussitôt cette femme détestable.
Sans perdre sa maîtrise et sa confiance au cœur de la foule, Zach laisse échapper un petit éclat de
rire amusé.
— Je ne sais pas ce que fera le célibataire le plus sexy de l’année, mais, pour ma part, mon cœur
n’est plus à prendre.
Il décoche à la caméra un sourire éclatant – le genre de sourire qui provoque des réactions
délirantes chez les groupies du monde entier qui retirent leur tee-shirt pendant ses concerts. Je suis
stupéfaite lorsqu’il dépose un bref baiser sur mon front, effleurant ma peau de ses lèvres
délicieusement douces. Je ne parviens pas à le quitter des yeux, tout en étant parfaitement consciente
que le rouge qui me monte aux joues n’échappera pas aux caméras braquées sur nous.
— Passez une très bonne soirée, Marie.
Dans un dernier hochement de tête, Zach garde le sourire et m’entraîne avec lui.
— Ce n’était pas une épreuve si terrible, si ? me demande-t-il après avoir fait quelques pas loin de
l’agitation.
Je lui réponds d’un ton sec :
— Je te dirai ça lorsque mes poumons se remettront à fonctionner.
En relevant la tête, je découvre avec soulagement l’entrée de l’amphithéâtre : j’ai survécu à mon
premier tapis rouge.
— J’ai besoin de boire un verre.
— Tant mieux. Tu vas enfin pouvoir libérer mon bras. Tu me broies les os depuis tout à l’heure.
Je retire ma main et lui donne une petite tape sur l’épaule pour plaisanter. Le célibataire le plus
sexy de l’année est tout à moi, et il n’a pas conscience de ce côté si sexy qui se dégage de lui. Ce seul
aspect chez lui me rend folle de désir.
Zach fait son entrée avec moi par la grande porte au moment où Tina surgit près de moi.
— Vous étiez géniale, Nicky ! s’exclame-t-elle.
Encore en proie à la nervosité, je bafouille un timide merci et leur emboîte le pas jusqu’au bar.
Seules deux choses importent à mes yeux à cet instant précis : je n’ai pas trébuché devant tout le
monde et je peux boire un verre de vin pour me détendre.
Après une première gorgée, mes épaules se relâchent enfin et ma respiration reprend un rythme
normal grâce à la saveur du chardonnay qui me réchauffe déjà le gosier. Derrière nous, l’entrée
regorge de musiciens accompagnés de leurs épouses ou de leurs dernières conquêtes. Même si on me
payait, je serais incapable d’en reconnaître une grande partie, mais certains visages me sont tout de
même familiers, tels que les groupes Mystical, Coldstone et quelques autres. Je m’imprègne de
l’instant avec délectation en songeant à Marc : s’il était là aujourd’hui, il serait au septième ciel.
Cette fois, je repense à lui avec joie en imaginant son grand sourire. Il n’y a en moi ni tristesse ni
culpabilité, seulement un sentiment de liberté.
Je suis libre de vivre et d’aimer à nouveau.
En souriant, je reprends une gorgée de vin.
Zach se penche vers moi pour déposer un tendre baiser sur mes lèvres, sans se soucier de tous ces
gens prestigieux, curieux, ou des journalistes qui nous entourent. Je me retourne avec une fausse
nonchalance vers la porte en espérant voir entrer Mia et les autres, mais n’aperçois que des icônes de
la musique ou du cinéma. Tant d’argent, de beauté et de célébrités dans un même endroit, c’en est
presque terrifiant. Les stars se suivent, apparaissant dans des robes haute couture et portant les plus
gros bijoux que j’aie jamais vus. Sans parler des injections de botox et autres poitrines refaites. Ce
n’est qu’en portant un regard critique sur les célébrités que je parviens à garder un semblant de sang-
froid ; je me fais toutes sortes de réflexions sur les choix de robes malheureux et autres
manifestations de mauvais goût.
Perdue dans mes pensées, je n’aperçois pas Mia qui, surgie de nulle part, me prend dans ses bras.
Elle parvient presque à m’arracher au bras de Zach pourtant fermement accroché à ma taille.
— Bon sang, Nic ! Qu’est-ce que tu leur as fait comme effet !
Je me blottis tout contre lui en écoutant mon amie.
— Je te jure, tous les journalistes ont demandé aux garçons qui tu étais et depuis combien de
temps vous étiez ensemble ! De la folie !
— Tu te sens bien ? me demande Zach en déposant un baiser sur mon front.
— Très bien.
Pas du tout. Enfin, pas vraiment, mais il m’aide beaucoup.
— J’ai comme l’impression que ta nana n’est pas passée inaperçue ! lance Chase avec un grand
sourire.
Toute cette effervescence semble lui plaire. J’ai envie de lui donner une gifle, mais je me contente
de le fusiller du regard.
— Vraiment ? s’étonne Zach.
Avec un haussement d’épaules, je sirote mon vin en faisant mine de ne pas être atteinte par toute
l’excitation que ma présence engendre.
— Ce n’est pas étonnant, reprend Zach. Regarde comme elle est belle. Mais saura-t-on faire face ?
Je sais ce qu’il veut savoir exactement. Nous voilà au cœur même de ce qui a causé notre
séparation ces dernières semaines. Sa manière de me serrer la taille légèrement plus fort que tout à
l’heure laisse à penser que c’est plus une envie de me retenir de prendre mes jambes à mon cou
qu’une simple preuve d’amour.
Je ne lui en veux pas.
— Je savais à quoi m’attendre, Zach. Tous les deux, nous nous en sortirons très bien.
En lui lançant un regard débordant d’affection, je prends conscience que je le pense sincèrement.
L’idée de croiser tous ces paparazzis et d’être prise en photo me rendait plus nerveuse que jamais,
mais ma visite au cimetière, la semaine dernière, a guéri certaines de mes blessures. Ce jour-là, j’ai
compris que ce qui me faisait réellement peur, c’était de les oublier. À partir de cet instant, j’ai pu me
libérer d’un poids énorme. Ce soir, je suis moins terrifiée que je ne le craignais.
Dès que je regarde Zach, je ressens l’amour que je lui porte. Je veux être avec lui. Cette pensée ne
doit pas me quitter, ni le souvenir de ce qu’il m’a dit le jour de Thanksgiving. Notre histoire est tout
ce qui importe, et c’est encore plus vrai à cet instant.

Au cœur de la soirée, Zach quitte son siège à côté de moi pour se rendre en coulisses et se
préparer à annoncer les nominés pour le prix de l’Artiste masculin de l’année. En sachant que je le
verrai bientôt monter sur scène, un frisson de nervosité me parcourt l’échine. Zach a déjà remporté ce
prix et je sais que c’est un honneur pour lui de l’annoncer cette année. Cela prouve le respect qu’il
gagne de la part de l’industrie de la musique. Son statut d’artiste se confirme ce soir. Gonflée de
fierté, je serre la main de Mia. Elle est assise à ma droite et arbore un immense sourire.
Je lui piaille dans l’oreille :
— Est-ce que tu as conscience de ce qui nous arrive ?
Nous gloussons comme des lycéennes, quand la musique annonçant la fin de la coupure
publicitaire nous interrompt et Zach fait son entrée sur scène.
Il est plus séduisant que jamais. Au moment d’ouvrir l’enveloppe, il me cherche du regard et me
décoche un clin d’œil juste avant d’annoncer le lauréat, ce qui ne manque pas de me faire rougir.
Tout le temps où il reste sur scène, son petit sourire sexy ne le quitte pas une seconde. Comme
lors de ses concerts, il émane de lui une assurance qui décuple son sex-appeal. Cet homme est né pour
se produire devant un public, quel qu’il soit. Il annonce le nom de l’artiste récompensé, le groupe Fun
Times, puis le public applaudit chaleureusement les lauréats. Toujours souriant, Zach félicite les
jeunes musiciens – qu’il apprécie sincèrement, je le sais –, puis les accompagne en coulisses.
À peine a-t-il quitté la scène qu’une main agrippe mon épaule par-derrière et me serre
douloureusement. Mon sang se glace. Je regarde discrètement Mia dont l’expression choquée me
pousse à poser les yeux sur les ongles manucurés crispés sur mon épaule.
— Profite d’être son nouveau jouet tant qu’il en est encore temps, ça ne durera pas. Zach finit
toujours par me revenir.
Quoi ?! Mia ne me quitte pas des yeux. Perplexe, je lui jette un regard interrogateur : a-t-elle
entendu la même chose que moi ? Elle acquiesce. La femme relâche ma peau endolorie et je me
retourne lentement pour découvrir le visage appartenant à cette voix diabolique. Je suis stupéfaite.
Juste derrière moi est assise Rachel McAllister. Malgré sa beauté sulfureuse, je devine à ses yeux
et son rictus moqueurs qu’elle me voue une haine profonde. Sa posture et sa manière de me regarder
parlent pour elle, c’est évident. Mon sang ne fait qu’un tour et je reste figée devant ce visage familier.
Je me souviens d’avoir vu sa photo imprimée sous celle de Zach et moi quittant le bar de Boston ; le
magazine ressassait leur romance encore une fois mise entre parenthèses.
Je me retourne pour regarder droit devant moi et me cramponne aux accoudoirs. Lorsque Zach
s’approche pour rejoindre sa place à côté de moi, je n’ai toujours pas changé de position et les
articulations de mes doigts sont devenues blanches tant mes mains sont crispées sur le cuir du
fauteuil.
— Quelque chose ne va pas ?
Il est inquiet. Habituellement, je m’empresse de le rassurer, mais pas cette fois : je suis trop
chamboulée pour parler.
Inutile de lui cacher la vague de colère et d’humiliation qui me submerge.
Il se penche près de mon oreille.
— Que s’est-il passé ?
Les mains encore tremblantes, je sors un stylo de ma pochette de soirée et gribouille quelques
mots sur le programme de la cérémonie.

C’est Rachel.

Il étouffe un juron et griffonne à son tour.

Qu’a-t-elle dit ?

Je secoue la tête.
Un air de musique résonne dans la pièce, annonçant une nouvelle page de publicité. Zach en
profite pour m’embrasser sur la joue.
— Il n’y a que toi. Je t’aime.
En passant un bras sur le dossier de mon siège, il me serre contre lui. Je me tourne légèrement
pour me lover au creux de son épaule. Consciente du public qui nous entoure et du contexte très peu
approprié à ce type d’effusion, je glisse malgré tout une main derrière sa nuque pour l’approcher de
moi et l’embrasser, et il ne fait rien pour m’en empêcher. Le baiser est bref mais suffisant pour
obtenir l’effet escompté : je lis dans ses yeux un désir qui n’est adressé qu’à moi seule. Notre souffle
se fait court et je sais que ce simple geste lui en dit long. Je l’aime aussi.
Elle a les yeux revolver, elle a le regard qui tue…
Les paroles de cette chanson n’ont jamais été aussi à propos et ma nuque me pique tant je perçois
la colère de Rachel derrière moi.
Mais je m’en fiche. Qu’elle aille planter ses serres de vautour ailleurs.
Le moment tant attendu arrive enfin, malgré la défaite anticipée de Zach : il remporte le prix de
l’album de l’année ; je suis aux anges. Il monte sur scène et, sans me quitter des yeux, cite mon nom
parmi ceux des personnes qu’il remercie. Mon anonymat s’envole, mais qu’importe ; plus rien
n’existe d’autre que mon bonheur, j’en oublie la femme qui fulmine juste derrière moi.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
Nous sommes de retour dans la limousine pour nous rendre à une soirée VIP, et cette question
brûlait les lèvres de Zach depuis trop longtemps.
— À peu de choses près, elle m’a dit : « Profite d’être son nouveau jouet tant qu’il en est encore
temps, ça ne durera pas. Zach finit toujours par me revenir. »
Le regard droit sur lui, je veux qu’il comprenne que ces mots m’ont profondément troublée.
Il me caresse le menton et laisse son pouce effleurer ma joue. Il sait que j’aime beaucoup cette
sensation. Un voile d’affection apparaît sur son visage avant de laisser place à autre chose.
Il est furieux. La mâchoire crispée et les sourcils froncés, il peine à respirer normalement.
— Rachel et moi avons connu une relation tumultueuse pendant deux ans. Pour moi, c’était
purement physique. Elle a raison de dire que je suis revenu vers elle chaque fois, mais c’est
uniquement parce que les autres filles étaient telles que je te les ai décrites. Ce n’était que des
chanteuses ou des actrices à la mode avec lesquelles je devais m’afficher en public. Avec Rachel, ce
n’était pas sérieux, nous ne sommes jamais sortis ensemble.
À ces mots, il prend un air coupable, comme s’il avait honte de m’avouer qu’il a fréquenté une
femme uniquement pour le sexe.
— Je ne l’ai pas revue depuis le début de la tournée, tu le sais bien.
Je le laisse s’expliquer afin que nous puissions enfin passer à autre chose. Ce qu’ils ont vécu ne
m’intéresse pas. Elle n’est pas une menace pour moi. Je parviens enfin à envisager un futur pour Zach
et moi, mais cela ne veut pas dire que je veux tout savoir de ses précédentes aventures.
— Je me fiche de Rachel, tu sais.
Il pousse un soupir de soulagement et affiche une expression plus détendue ; je retrouve enfin le
Zach décontracté que j’aime tant. Soudain, il me lance un regard hésitant.
— On risque de la retrouver à la soirée, tout à l’heure. Mais rien ne nous oblige à y aller. Je ne
veux pas qu’elle te cause de problèmes.
Je lève les yeux au ciel.
— Je suis assez grande pour gérer cette situation. Et puis, si elle vient me provoquer, Mia saura la
recevoir.
L’entrée de l’hôtel des Sept Saisons – où la soirée doit se dérouler – scintille autant que le tapis
rouge tant les journalistes se pressent pour photographier les prestigieux invités. Au milieu des cris
de fans hystériques, Zach me prend fermement par la taille et me guide jusqu’à l’entrée sans me
quitter des yeux. Son attention me fait frissonner de plaisir, si bien que je n’arrive pas à décrocher
mon regard du sien.
En pénétrant dans l’immense salle de bal, la surprise me fige sur place, et je saisis vivement la
main de Mia. Je n’ai jamais vu d’endroit aussi spectaculaire. Des chandeliers de cristal ornent les
murs et des fleurs exotiques parent de mille couleurs chacune des tables hautes de part et d’autre de la
pièce. Sur notre droite, un comptoir occupe toute la longueur du mur, décoré d’une gigantesque
fontaine de chocolat en cristal. Miam ! Au fond de la salle, un groupe joue une musique douce.
— Franchement, Zach, tu vis un véritable rêve !
Il éclate de rire et me serre un peu plus la taille.
— Et ce n’est rien à côté des Grammy Awards ! claironne-t-il.
Devant mon air affolé, il se reprend :
— Tu t’y habitueras, je te le promets.
J’en doute fortement, mais lui souris malgré tout.
Toute cette démonstration de glamour me met mal à l’aise. Une petite voix en moi m’avertit que
c’est un conte de fées et que la fée marraine peut apparaître à tout instant et secouer sa baguette
magique pour me renvoyer à mon triste quotidien de photographe de classe moyenne.
Mais une autre petite voix me dit de m’accrocher à cet homme qui m’a réappris à aimer, et de ne
jamais le laisser repartir.
— Viens par là, Cendrillon ! me lance joyeusement Mia. Profitons du conte de fées avant de nous
transformer en citrouilles.
Elle m’attrape la main et m’attire brusquement en direction du bar. Je jette un regard en arrière
pour m’assurer que Zach accepte de me laisser m’éloigner. Il approuve d’un hochement de tête. De
toute manière, Mia ne lui laisse pas vraiment le choix.
— Bon, alors !
Mia me lance un regard grave lorsque nous attendons nos boissons au comptoir. Ou plutôt nos
verres à shot. Après ma brève entrevue avec Rachel et toute l’agitation de la soirée, j’ai besoin de
décompresser.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit, cette sorcière ?
— Je n’ai vraiment pas envie d’en parler ce soir. Pour résumer : elle veut récupérer Zach.
— Qu’a-t-il répondu à ça ?
Mes yeux dérivent de son visage curieux vers le groupe au fond de la salle. Je hausse les épaules
sans répondre.
— Ne joue pas à ça avec moi. J’ai très bien compris de quoi vous parliez en venant ici. Alors,
qu’est-ce qu’il a dit ?
Mia me tend un verre à shot comme pour appuyer son discours. Face à son insistance, je craque :
— Bon, d’accord. Il s’est énervé et m’a avoué qu’ils s’étaient fréquentés seulement pour le sexe.
D’un geste nerveux, je m’essuie le front et lève mon verre vide en direction du barman pour lui
réclamer une seconde tournée.
— Je m’en remettrai. Son regard de vipère m’a énervée, c’est tout.
Nous vidons nos verres d’un trait. Je fais la grimace en laissant le parfum alcoolisé me brûler la
gorge. De la tequila. Un délice. Je me sens soudain beaucoup plus courageuse. Ou peut-être est-ce
l’ivresse qui me ronge déjà, compte tenu du peu de nourriture qui me remplit l’estomac. Quoi qu’il
en soit, je me sens déjà mieux. Le calme revient en moi, et c’est tout ce qui compte.
Finalement, nous quittons le bar pour suivre les serveurs munis de plateaux de petits-fours et
fixons bêtement les célébrités qui nous entourent. La plupart d’entre elles ignorent les invités
insignifiants dont nous faisons partie, mais certaines nous pointent du doigt. J’aperçois enfin Zach, à
côté de Chase et Jake, tous les trois occupés à discuter avec un groupe de jeunes femmes.
Mia et moi nous dirigeons vers eux pour les rejoindre, lorsque soudain le visage de l’une des
filles me semble familier.
Rachel McAllister.
Zach est raide comme un piquet. Les deux pieds bien ancrés au sol, il croise les bras et lui fait
clairement comprendre qu’il souhaite qu’elle s’en aille. En m’approchant un peu plus, j’aperçois la
main de Rachel se lever vers le bras de Zach. Il lui lance un regard noir, lui marmonne quelque chose
et esquive son contact. Je souris intérieurement. Je ne l’ai jamais vu réagir aussi brutalement, si ce
n’est avec Ethan. Soit Rachel ne s’aperçoit pas de cette animosité, soit elle la voit mais s’en fiche
royalement. Je pencherais pour la seconde solution.
Mia me frôle le coude pour me faire comprendre qu’elle aussi a aperçu ce petit manège. En me
tournant vers mon amie, je lis une colère furieuse sur son visage. Mia se tient prête à me défendre bec
et ongles. Je ne peux me retenir de rire bêtement.
Cette situation est totalement absurde.
Avant d’arriver à leur hauteur, je m’arrête net et balaie la salle du regard à la recherche d’une
chose à faire qui nous permettrait d’éviter Rachel et d’attendre qu’elle s’en aille d’elle-même. Mais
lorsque mes yeux se reposent sur Zach, les siens me dévorent et l’envie de m’éloigner me quitte
aussitôt. Rachel ou non, je veux rester à ses côtés.
Chapitre 19

— Bonsoir, Rachel, lui dis-je d’une toute petite voix en arrivant à leur table.
Les bras croisés de Zach se détendent lorsqu’il me voit arriver et il s’empresse de poser une main
au creux de mon dos en m’embrassant sur le front. Les yeux de Rachel trahissent son sourire forcé.
— Zach et moi nous remémorions le bon vieux temps. J’espère que cela ne vous dérange pas.
Ce vouvoiement soudain accentue son sarcasme acerbe. Je m’attends presque à la voir me
montrer les crocs en grognant, comme le loup essayant d’intimider sa proie. Mais ça ne fonctionne
pas avec moi. Entre l’alcool et le discours de Mia tout à l’heure, je me sens pleine de courage et
capable de lui tenir tête sans la craindre.
— Non, allez-y, je vous en prie.
Sur ces mots, je l’encourage d’un geste de la main à poursuivre sa conversation, puis ajoute sur
un ton que je veux détaché :
— Je vous souhaite de partager de très bons souvenirs avec Zach, puisque c’est tout ce qu’il vous
restera de lui à l’avenir.
Intérieurement, j’ai la sensation qu’un nid de guêpes me transperce l’estomac d’un millier de
piqûres. Est-ce vraiment dû à l’irritation que m’inspire cette femme, ou est-ce le résultat d’une
quantité trop importante de tequila brute ? Sans doute un peu des deux.
De l’autre côté de la table, Chase et Mia me regardent avec des yeux ronds tandis que la main de
Zach posée sur ma taille me pince légèrement la peau. J’ignore si c’est là sa manière de me dire de
faire profil bas, mais je m’en fiche.
Le visage de Rachel pâlit et sa mâchoire se crispe sous l’effet de la colère, mais son simulacre de
sourire reste bien en place. Son regard se pose sur Zach.
— C’est ce que nous verrons.
— Non, Rachel, la corrige Zach d’un ton sec. C’est tout vu.
En prenant une profonde inspiration, je pose un coude sur la table haute et me penche vers elle,
puis lui susurre d’une voix sensuelle :
— Tu sais, Rachel. Peu m’importe que tu me fasses passer pour le nouveau jouet de Zach. Figure-
toi que, dans l’intimité, je peux me montrer très divertissante.
J’esquisse un rictus et aperçois du coin de l’œil Chase qui s’étouffe dans son verre. Je n’en reste
pas là.
— Peut-être que si tu avais été amusante, il aurait joué avec toi un peu plus souvent.
Je m’écarte de la table et rejoins les bras de Zach.
Rachel reste sans voix et ses yeux lancent des éclairs. Elle attrape soudain les mains de ses amies –
qui restaient à ses côtés sans prononcer un mot – et s’éloigne vers le bar sous mon regard amusé.
Mia et Chase éclatent de rire. En me retournant vers Zach, j’aperçois son visage fermé et je
regrette aussitôt mon petit manège. Impossible de savoir ce qu’il pense, mais il est soit rongé par
l’humiliation, soit furieux contre moi. Aucun des deux n’est une bonne chose.
— Je suis désolée, Zach. Je ne voulais pas…
J’interromps net mes excuses lorsque son célèbre sourire charmeur apparaît peu à peu sur son
visage. Je pousse un soupir de soulagement.
— Tu ne m’en veux pas ?
Il étouffe un petit rire et secoue la tête.
— Non, pas du tout. Seulement, je ne t’ai jamais vue faire preuve d’une telle arrogance et je dois
avouer que je trouve ça irrésistible.
Une succession de bruyants raclements de gorge nous fait soudain redescendre sur terre. Mia et
les garçons nous regardent en souriant, visiblement fiers de savoir si bien interrompre nos moments
d’intimité.
Mon amie lève son verre.
— Je suis fière de toi, Nic !
Nous trinquons à ses mots et sirotons notre champagne. La présence de Rachel est vite oubliée. Le
reste de la soirée est ponctué d’éclats de rire, et la bonne humeur au rendez-vous. Nous dansons, et les
mains de Zach ne quittent pas mes hanches. On me présente à quelques célébrités et j’apparais
fièrement aux côtés de celui que l’on félicite pour avoir gagné le disque d’or. Au petit matin, nous
rentrons à la maison, où je peux enfin lui montrer, en privé, à quel point je suis fière de lui.

Je me réveille au bruit de coups frappés à la porte, de cris stridents qui me font grincer des dents
et de grognements de mâle à côté de moi. Zach pousse un gémissement agacé et m’attire près de lui
en marmonnant :
— Peut-être que si on l’ignore elle finira par se lasser.
Son souffle chaud contre ma nuque me fait frissonner. Je murmure contre son torse :
— Qui ? Oh, c’est Mia ?
— Nicole ! Ouvre cette porte tout de suite ! Tu es en première page ! hurle Mia, dans le couloir.
— Je ne suis pas sûre qu’on puisse s’en débarrasser aussi facilement, mon chéri.
Je l’embrasse tendrement et roule sur le côté pour quitter le lit. Avant d’ouvrir la porte, j’enfile
rapidement un tee-shirt que j’attrape au passage.
— Si tu veux vraiment me réveiller à l’aube, tu pourrais au moins préparer le café.
— Il y a plus important qu’une tasse de café.
Mia plaque un journal contre ma poitrine en sautillant d’impatience. En regardant l’article,
j’aperçois en première page du Los Angeles Times une photo de Zach et moi sur le tapis rouge. Elle
disait vrai.
— Waouh ! Mon cerveau n’est pas encore assez éveillé pour assimiler ce genre de surprise.
Derrière moi, Zach me fait un câlin en posant son menton râpeux sur mon épaule. Cela devait
arriver un jour, c’est évident. En acceptant d’accompagner Zach sur le tapis rouge, je m’attendais à
découvrir une photo de moi quelque part au coin d’une page de magazine people ou autre. Mais la
couverture d’un journal d’information national, j’étais bien loin de l’imaginer. Zach reste silencieux,
mais sa manière de m’entourer de ses bras protecteurs me laisse penser que son instinct tente de me
retenir de tomber à la renverse.
Face à moi, Mia sourit jusqu’aux oreilles.
— C’est une énorme nouvelle, Nic ! Tu te rends compte ?!
Elle se met à danser sur place comme une adolescente, juste pour me montrer qu’il est possible de
prendre la chose avec légèreté, mais mon cerveau n’a pas encore retrouvé cent pour cent de sa
capacité de fonctionnement.
— J’ai besoin d’une bonne tasse de café.
Le journal encore dans les mains, je retourne près du lit sans quitter des yeux la photo. Je les
oublie tous les deux jusqu’au moment où Zach vient me rejoindre.
— Tiens, bois ça.
Il pose une tasse de café chaud sur la table de chevet et s’assied derrière moi en passant les bras
autour de ma taille.
— Comment situerais-tu ta panique sur une échelle de un à dix ?
Avant de répondre, je bois une gorgée de café puis repose la tasse.
— Je dirais sept. Comment connaissent-ils mon nom de famille ?
Les gros titres indiquent :

« Pendant toute la soirée, Zach Walters n’a pas quitté les beaux yeux de cette jeune femme
qu’il qualifie d’exceptionnelle. D’après nos sources, Nicky Parsons aurait rencontré notre
rock star lors de sa dernière tournée. Zach Walters serait-il sur le point de quitter la liste
des célibataires les plus sexy de l’année ? »

— C’est mieux que ce que je pensais. Je m’attendais à un onze ou un douze.
Au son de sa voix, je devine qu’il arbore son sourire charmeur qui, habituellement, me fait fondre
à tous les coups. Il pose délicatement un doigt sous mon menton pour me faire tourner la tête vers lui.
— Tu savais que ça devait arriver. Où est le problème ?
— Disons que je ne m’attendais pas à intéresser la presse nationale. Ces journaux-là ne sont-ils
pas censés se consacrer aux catastrophes naturelles ou aux krachs boursiers ? Les enfants victimes de
la famine au Soudan et les attaques terroristes en Égypte sont certainement plus intéressants que notre
histoire.
— Sous-entends-tu que ma vie personnelle passe après la faim dans le monde ?
— J’espère que oui !
Je l’embrasse brièvement sur la bouche avant de revenir à ma lecture de l’article.
— Est-ce que tu as vu que, d’après eux, tu es amoureux de moi et que tu ne m’as pas quittée des
yeux de toute la soirée ?
— Mais je suis fou de toi, tout le monde a pu le constater et je ne m’en cache pas. En revanche, je
suis désolé que ton nom apparaisse.
De toute évidence, la photo a été prise pendant que Zach me présentait à la journaliste de la BBC.
Je lui lance un regard attendri. Il dépose un baiser sur mes lèvres, les yeux ouverts et la bouche
esquissant un sourire discret.
Si j’avais souhaité faire appel à un photographe professionnel pour immortaliser notre histoire,
je lui aurais demandé de nous prendre à cet instant précis. Dans mes yeux, il comprend que je le
considère comme mon héros, et, dans les siens, il est évident qu’il me chérit comme son plus
précieux trésor.
Tout est parfait… malgré le caractère déjà public de notre début de relation.
— J’ai encore du mal à mesurer les conséquences de cette situation.
Mes mots résonnent timidement dans ma tasse de café avant que j’en reprenne une gorgée. Puis je
repose le journal et m’assieds en face de lui.
— J’ai presque envie de garder l’article, en souvenir. Bon, qu’est-ce qui nous attend, maintenant ?
Je pensais prendre l’avion demain avec Mia. Une fois que les médias découvriront où j’habite, que se
passera-t-il ? Qu’est-ce que je dois dire ou ne pas dire ?
— Tu fais ce que tu veux. Si tu ne veux rien dévoiler, ignore-les. Si tu veux annoncer au monde
entier que mon cœur t’appartient, fais-le.
— Tu vas atrocement me manquer, tu t’en rends compte ?
Il m’attire délicatement contre lui et me serre dans ses bras.
— Ces quelques jours passés avec toi après deux semaines de séparation ne m’ont pas rassasié.
Est-ce que tu dois forcément t’en aller ? Les gars et moi prévoyons de passer plusieurs semaines ici
pour commencer à travailler sur le nouvel album. Reste avec moi, je te ferai visiter Los Angeles.
Le doute m’envahit et je secoue la tête. Rien ne me pousse à rentrer tôt, même si j’ai passé très peu
de temps chez moi au cours des dernières semaines. Et puis, je n’ai programmé aucun rendez-vous
photo alors que Noël approche à grands pas. Si une famille souhaite placer sa photo au pied du sapin,
je devrais déjà planifier des séances, or ce n’est pas le cas. Zach ne m’a réservé qu’un aller simple, je
n’ai aucun retour de planifié. Mais cela signifie-t-il que je peux rester ? Il me faudra bien rentrer chez
moi, n’est-ce pas ?
— Reste à mes côtés, ma chérie… S’il te plaît.
Devant ce regard implorant, je n’ai aucun argument valable.
— Dès que tu me supplies, je perds tous mes moyens.
Je me penche vers lui pour l’embrasser tendrement, puis passionnément, si bien qu’il me prend
par les épaules et m’allonge sur le lit.

Cette vie pourrait me convenir, finalement. Zach et moi venons de passer plusieurs jours à dîner, à
faire du shopping et à partager ensemble d’excellentes soirées au cœur de Los Angeles dans les clubs
et les boîtes de nuit où Zach a ses habitudes. Nous avons parfois croisé des paparazzis qui ont pris
quelques clichés, mais sans débordements. Malgré la soirée des Music Awards après laquelle mon
nom a été dévoilé, je n’ai reçu aucun appel intempestif ni aucun harcèlement d’aucune sorte. Je
commence à me dire que Zach et Mia avaient raison, finalement. Il n’y avait pas de raison de
s’inquiéter autant. Maintenant que j’ai passé plus de temps avec Zach et que je m’habitue à l’idée que
Sarah parlera de notre histoire, je peux me débarrasser de mes vieux démons.
Aujourd’hui, Zach et ses musiciens s’apprêtent à enregistrer les premiers morceaux de leur
nouvel album. Je pars ainsi les rejoindre, accompagnée de Chloé qui devra bientôt s’en aller, au
grand dam de Garrett. Au studio, nous nous installons dans un petit salon de détente décoré à la
manière des années 1970. Certains éléments sont passés de mode, et je comprends pourquoi.
Comment est-il possible de se sentir à l’aise dans un fauteuil en plastique en forme d’œuf ?
Zach et Jake sont occupés à accorder leurs guitares, assis sur un canapé. Chloé est sur les genoux
de Garrett, et ils se dorlotent comme deux adolescents. J’aime beaucoup les regarder, pas par
voyeurisme mais parce que leur amour est pur et sincère ; ils se fichent complètement du regard des
autres. Assis calmement dans un coin, Chase tapote ses genoux en suivant un rythme qu’il se joue
mentalement, quand la porte s’ouvre brusquement.
— Il faut embaucher un nouveau claviériste pour les parties de synthé.
Aaron, leur manager, entre précipitamment dans la pièce et dans le vif du sujet sans introduction.
Il prend ses responsabilités beaucoup plus à cœur que l’autre soir dans la limousine, où il apparaissait
plutôt en figure paternelle. Ce n’est plus du tout le cas. Sa présence requiert une attention que les
garçons lui accordent volontiers.
Sans attendre de réponse de la part de Zach, il reprend :
— Les Coldstone se séparent et Scott, leur claviériste, est dispo si besoin.
— Non, pas Scott, refuse Zach sur un ton catégorique.
Ses doigts se crispent sur le manche de sa guitare.
— C’est le meilleur, tu le sais bien.
Zach interrompt Aaron en levant la main.
— Ce type s’envoie en l’air avec des prostituées à longueur de soirée et c’est un ancien toxico.
Pas de ça chez nous.
À ces mots, il regarde ses musiciens les uns après les autres, puis son regard se pose sur moi. Il
me sourit.
Avec son sourire en coin et son air insolent, je vois bien qu’il a une idée derrière la tête. Il attend
quelque chose de moi. Si mes yeux avaient vraiment le pouvoir de lancer des éclairs, je lui enverrais
quelques coups de jus pour lui remettre les idées au clair.
— Hors de question.
Ma réponse évoque le grognement d’un chien de garde.
Zach se retourne vers Aaron.
— Laisse-nous deux minutes.
— J’ai déjà appelé Scott. Je ne veux pas nous griller de cartes, il sera là dans une demi-heure.
— Eh bien, annule, insiste Zach en lui lançant un regard noir. J’ai déjà une personne en tête pour
le synthé.
Sa voix est ferme et décidée. Je ne l’avais encore jamais vu adopter cette attitude de chef des
troupes. Ça le rend particulièrement séduisant. J’ai presque envie de l’entraîner dans un recoin isolé
pour quelques minutes. Mais cette pensée s’envole lorsque je me rappelle ce qu’il attend de moi.
— Je ne jouerai pas.
— Si, tu joueras ! insiste Garrett, surexcité à cette idée.
— Non !
Mon regard reste rivé sur celui de Zach et le sien ne cille pas non plus. Il me fait penser à un
prédateur en chasse pour son dîner. Je vois d’ici les rouages s’activer dans son cerveau en quête d’un
argument imparable pour me faire changer d’avis. Il jette un regard en coin vers ses compagnons en
quête de soutien. Ils m’ont tous entendue jouer, mais doivent se rendre compte qu’il y a forcément une
meilleure solution.
Pour moi, c’est un passe-temps agréable, mais ça n’a rien de professionnel. Pendant un temps,
j’avais le projet d’enseigner la musique, mais ça m’a passé, même si j’avoue avoir adoré jouer avec
eux ce fameux soir où j’ai fait les balances, pendant la tournée.
— C’est toi le boss, Zach. Techniquement, on est sous tes ordres. Si tu prends cette décision, on te
suit, déclare Chase.
En prononçant ces mots, il me scrute du coin de l’œil, comme s’il cherchait à comprendre
pourquoi cette idée m’agace autant. J’essaie toujours de le foudroyer du regard, en vain.
— Très bien, dans ce cas c’est décidé. Nic, on y va ?
Zach se lève calmement, comme si nous venions de décider d’un restaurant pour le dîner. Non
mais quel con…
— Non !
Je croise les bras et m’enfonce dans mon énorme fauteuil démodé en forme d’œuf. La dispute
l’amuse beaucoup et il ne lâchera pas l’affaire. Si je le pouvais, je sauterais dans le premier avion
direction Minneapolis, juste pour le provoquer.
— Allez, rien qu’une chanson… Pour moi. Tu n’es pas obligée de faire tout l’album, mais joue
avec nous en attendant que je trouve un claviériste, demande-t-il d’un ton implorant.
Il sait comment me parler pour faire en sorte que je ne puisse rien lui refuser. Bon sang.
— Menteur ! Tu me mènes en bateau…
Je refuse de faire partie d’un groupe de rock. Ça n’arrivera pas. Ce qu’il se met dans la tête est
complètement ridicule. Toutefois, ma volonté s’étiole en voyant Zach s’agenouiller devant moi pour
me supplier d’accepter.
— Une chanson. Joue avec moi, ma chérie. S’il te plaît.
Sa manière de me demander quelque chose me fait toujours fondre à la première seconde et,
d’habitude, me donne envie de lui faire plaisir, pour le voir sourire de nouveau. Mais, à cet instant,
son sourire me tape sur les nerfs. Je suis assaillie d’émotions contradictoires : en jouant avec eux, je
m’étais amusée comme une folle, mais, en même temps, j’ai peur de m’aventurer sur un terrain
inconnu. D’un côté je lui en veux de me mettre devant le fait accompli sous les yeux des autres sans
que je puisse rien y faire, et d’un autre je pense que l’expérience vaut le détour. Je sais également que,
malgré mes réticences, je suis incapable de lui dire non. Avec un soupir, je lève le pouce en signe de
consentement.
— D’accord, un morceau. Juste pour s’amuser. Mais je ne rejoindrai pas ton groupe.
— Tu sais que tu es belle quand tu boudes ?
Furieuse, je pousse un grognement et m’éloigne en rejetant mes cheveux en arrière.
— Je te déteste pour me forcer à le faire.
— Menteuse. Tu m’aimes et tu le sais très bien.
Voilà que son sourire charmeur est de retour accompagné de son regard de braise. Ce sera bien
plus qu’une chanson, j’en suis consciente. Mais je ne peux pas lui résister.
Il nous faut quelques minutes pour brancher tous les instruments dans la salle d’enregistrement.
Une fois installée dans la petite cabine pour la prise de son, entourée de Zach et des autres, je me sens
chez moi. L’espace confiné et la sensation des touches sous mes doigts me procurent un sentiment de
sécurité. Toutefois, je refuse d’admettre qu’il a gagné la partie. Parce que ce n’est pas le cas.
— Bon, je suis prête.
Je pousse un nouveau soupir pour faire comprendre que l’idée ne m’enchante pas.
— Juste une chanson, tu te rappelles ?
— Ne me prends pas pour une idiote. Je sais ce que tu attends de moi, et ça n’arrivera pas.
— Mais oui, ma chérie, me charrie-t-il avec un clin d’œil. Nous allons jouer un morceau que je
viens d’écrire.
Mon estomac commence à se nouer douloureusement.
— Zach, je ne peux pas…
— Bien sûr que si.
Il s’approche et pose une main sur ma joue.
— Je t’ai déjà vue improviser. Je commencerai à jouer, et tu me rejoindras dès que l’inspiration te
viendra.
— Je n’arrive pas à croire que je te laisse me manipuler comme ça.
Il commence alors à gratter les premières notes du morceau et je tombe instantanément
amoureuse de cette nouvelle création. Les yeux clos, je laisse le rythme pénétrer la pièce peu à peu en
repérant les accords et les silences, tout en attendant le moment propice pour intervenir. Lorsqu’il se
met à fredonner les paroles, je me fige sur place. En ouvrant les yeux, je découvre que Zach, attendri,
ne m’a pas quittée du regard. Il chante pour moi.

Réveille-toi, ouvre les yeux.
Grâce à toi, je suis un autre homme.
La mer t’envie ton regard bleu.
Grâce à toi, je suis un autre homme.
Je t’aime, je suis fou amoureux.
Je passe de l’enfer aux cieux.
Grâce à toi, je suis un autre homme.

Cette chanson m’est dédiée. Elle parle de moi. Ses yeux me transpercent l’âme. Je sens son amour
me consumer. Je referme les yeux et me laisse bercer par ses paroles qui résonnent en moi. D’eux-
mêmes, mes doigts se mettent à jouer en harmonie avec les accords de sa guitare, comme s’ils
savaient quelle note choisir à quel moment pendant que mon âme se laisse envelopper de cet amour
pour lui répondre avec autant de passion. C’est une joute musicale. Ses mots me supplient de voir son
amour, et mes notes lui répondent, lui disent que je l’aime, que je vois. Perdue dans la musique et dans
ce tourbillon passionnel, je ne m’aperçois pas qu’il s’est arrêté.
Le regard de Zach est rivé sur moi lorsque je redescends enfin sur terre. Son souffle est court et
saccadé, comme lorsque nous venons de… Enfin bref. Hésitante, je regarde les autres musiciens. Leur
expression est similaire à celle de Zach, à ceci près que j’y lis moins de désir charnel.
Je me sens nue. Exposée aux yeux de tous.

Chapitre 20

— Merci pour cette chanson.


Je tente de reprendre une respiration normale et lance un regard à Chase en sortant de la pièce.
Il reste bloqué dans sa contemplation du synthé, l’air abasourdi.
— Tous les deux, vous étiez… Waouh, ça, c’est de la musique !
Je lève les yeux au ciel.
— Tu m’as déjà entendue jouer.
— Vous faisiez presque fondre la vitre, enchérit Garrett. J’avais la sensation d’être voyeur et de
vous observer en train de faire l’amour avec des instruments.
Zach me devance en lui frappant l’arrière du crâne.
— Garrett ! Beurk ! s’exclame Chloé en éclatant de rire, manifestement très peu gênée par les
propos de son compagnon.
Pleine d’espoir, je la supplie :
— Chloé, franchement, ramène-les à la raison.
— Il faut que tu fasses l’album, me répond-elle. Garrett m’avait parlé de ce fameux soir à
Philadelphie et de ton talent au synthé, mais là c’était vraiment…
Elle s’interrompt en cherchant ses mots, puis secoue la tête.
— Je ne saurais pas le décrire.
Je lui lance un regard noir. Elle ne m’aide pas du tout.
Derrière moi, Zach glisse ses bras autour de ma taille et m’attire contre son torse. Il me chuchote
à l’oreille si doucement que je suis la seule à l’entendre.
— C’était l’instant le plus torride de ma vie. Je te le jure. Tu dois jouer plus.
— Non, non et non ! Redescends sur terre, Zach. Je suis une fille. Vous êtes quatre mecs dans un
groupe de rock. Je suis une mère, enfin… bref. Je ne joue plus sur scène.
Ma crise de colère n’a aucun effet, je change alors de tactique en prenant une profonde
inspiration.
— Personne ne vient au concert de Zach Walters pour le voir jouer avec sa petite amie.
— Dans ce cas, on ne dit à personne que tu es sur l’album.
— Tu ne vas pas t’y mettre, Jake !
Avec un gémissement, je me retourne vers Zach.
— Et pendant que tu seras en tournée, comment fera-t-on ?
— Tu viendras avec nous.
Il m’offre cette réponse comme s’il s’agissait d’une évidence.
— J’ai déjà un boulot que j’adore. Je n’en ai pas envie.
Je pose les poings sur mes hanches et prends un air sévère, mais je peine à me convaincre moi-
même. Cet instant que nous venons de partager était intense, presque autant qu’à Philadelphie dans
cette immense salle de concert où il doit être grisant de jouer devant tant de monde. J’ai toujours aimé
jouer de la musique. Pourtant, quelque chose me bloque aujourd’hui et je ne comprends pas quoi.
À gauche de Zach, Jake me lance :
— Franchement, on ne peut pas passer à côté d’une occasion pareille. Il se passe un truc avec toi.
Debout à droite de Zach, Chase fait bloc avec les autres. Même Garrett et Chloé se rapprochent
d’eux. D’ailleurs, la jeune femme ajoute son grain de sel.
— Si tu accompagnes les garçons sur scène, il y aura enfin des hommes dans notre public – des
fans qui viendront se rincer l’œil…
— Chloé ! Tu me déçois.
Me voilà face à une ligue de rock stars obsédées, et Chloé s’y met aussi.
Je dois réussir à convaincre Zach que c’est une mauvaise idée.
— C’est ce que tu veux ? Des milliers d’hommes qui viennent me reluquer ?
— Est-ce que le soir tu rentreras à la maison à mon bras ?
Évidemment, idiot ! lui fais-je comprendre d’un regard.
— Dans ce cas, reprend-il, qu’ils se rincent l’œil. J’en serai très fier.
Agacée, je tape du pied.
— Tu m’énerves. Je ne rejoindrai pas ton groupe. C’est ta vie, pas la mienne.
La colère déforme soudain son visage.
— Non, c’est notre vie ! Que tu joues avec moi ou pas.
Ma voix s’adoucit lorsque je comprends que mes mots l’ont blessé.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Pourquoi me pousses-tu à faire une chose contre mon gré ?
Explique-moi, parce que, vraiment, je trouve cette idée ridicule.
— Pourquoi ? Parce que tu es douée. Et aussi parce que ce n’est pas totalement désintéressé : je
viens de passer deux semaines incroyables et je refuse d’être séparé de toi une fois de plus.
Une porte claque derrière nous et me fait sursauter. Les autres ont compris que nous avions
besoin d’être un peu seuls. Exaspérée, je m’affale dans le fauteuil en forme d’œuf.
— Zach, tu ne peux pas me faire jouer dans ton groupe simplement parce que tu as envie de rester
à mes côtés.
— Je sais. Seulement, je ne veux plus que tu partes.
— Je n’en ai pas l’intention.
Adossée à mon siège, je l’observe faire les cent pas devant moi en se frottant la nuque. Il n’est pas
en colère. Il a peur.
— Tu me caches quelque chose.
— Nic, grâce à toi, je renais.
Il se met à genoux devant moi et tente de me faire comprendre ce qui l’inquiète, mais je ne vois
pas de quoi il parle.
— C’est-à-dire ?
— Je ne pensais pas pouvoir tomber amoureux un jour. En dix ans, pas une seule femme ne m’a
désiré pour ce que je suis vraiment, sans se focaliser sur la rock star. Elles cherchaient toutes à
profiter de ma célébrité. Mais pas toi.
— Si ! Je voulais que tu me paies une bière.
Il s’approche brusquement et m’embrasse, non sans une certaine fébrilité, me laissant haletante et
brûlante d’en recevoir plus. Beaucoup plus.
— Tais-toi et écoute, Nicky. Ces dernières années, on ne me désirait qu’à travers mon compte en
banque. J’ai perdu l’espoir de trouver un jour la femme de ma vie, celle avec laquelle je pourrais
partager les habitudes et les détails insignifiants du quotidien. Et, un jour, je t’ai rencontrée et tu as
tout chamboulé. Non seulement ma popularité ne te faisait ni chaud ni froid, mais en plus tu sais te
montrer à la fois courageuse et séduisante sans même t’en rendre compte, ce qui fait de toi une
femme encore plus irrésistible. Tu me pousses à me surpasser. Tu me fais rire, tu as la tête sur les
épaules, et tu réunis toutes les qualités que j’ai toujours rêvé de trouver chez une femme. Grâce à toi,
je connais l’amour. Tu m’as tant appris, ne serait-ce qu’à travers ton expérience avec Marc et Andrew.
Il reprend sa respiration et me donne envie d’en faire autant. Son discours me trouble
profondément.
— Je refuse de te perdre. Tu dois rester avec moi. Emménage chez moi, s’il te plaît, Nic. Reste à
Los Angeles. Que tu participes ou non à l’album, peu importe. Sache en tout cas que tu as un don
incroyable qu’il serait dommage de ne pas exploiter. En tout cas, reste.
— Zach…
Que dire après cela ? Il veut que j’emménage chez lui, à Los Angeles, mais c’est de la folie.
Depuis notre arrivée au studio, il se comporte étrangement, c’est à croire qu’il est victime
d’hallucinations. C’est beaucoup trop tôt. En admettant que mon passé ne soit pas si lourd à porter,
vivre ensemble reste une idée folle étant donné notre relation naissante. Nous ne nous connaissons
que depuis trois mois et avons passé presque tout ce temps aux extrêmes opposés d’un continent.
— Je ne trouve pas ça prématuré.
Comment fait-il ? À croire qu’il lit dans les pensées.
— Ton visage est très expressif, ma belle. Il est clair que tu redoutes de précipiter les choses entre
nous. Mais tu n’as pas à avoir peur. On s’aime, c’est tout ce qui importe. Même si tu m’aimes deux
fois moins que moi, cela reste amplement suffisant à mes yeux. Essaie de résister à la vague
d’angoisse qui déferle en toi. Cette année, tu as appris à tes dépens que rien n’est gagné dans la vie.
Mais, tant qu’il nous reste du temps, je veux le passer avec toi. Promets-moi que tu y réfléchiras.
Je hoche la tête, consciente qu’il ne me laisse pas d’autre choix.
— J’y réfléchirai.
— Génial. Maintenant, au travail. La musique nous appelle.
Il se lève d’un coup, comme si tous les problèmes du monde étaient enfin réglés.
— Non.
— Juste pour s’amuser, c’est promis. Je ne te force à rien, mais, puisque tu es là autant jouer un
peu ensemble, entre amis.
— Bon, d’accord.
Entre amis, pourquoi pas. C’est ce que j’ai fait pendant des années.
Dans la salle d’enregistrement, nous perdons la notion du temps, plongés dans de nouveaux
morceaux et quelques anciens que je finis par connaître par cœur. Lorsque nous arrêtons, j’ai des
crampes aux doigts. Je viens de passer un après-midi incroyable, mais je refuse de l’admettre devant
tout le monde. Si Mia avait su, il y a quelques mois, que je serais aujourd’hui dans un studio avec la
star du rock dont le portrait trône sur sa table de chevet… À plusieurs reprises, je pouffe de rire dans
mon coin à cette pensée. Heureusement, personne ne me remarque. En fin de session, nous rejoignons
Aaron, installé dans l’un des canapés.
— Eh bien, je vois que nous avons une nouvelle claviériste.
Je lui décoche un sourire forcé. Il est le seul à avoir échappé à notre petit scandale de tout à
l’heure. Quelle chance !
— Non, on s’amuse, c’est tout.
— Ah ! Tu admets donc avoir pris du plaisir, claironne Zach en entrant à son tour dans le petit
salon. Elle assure, non ? demande-t-il à Aaron.
— Absolument. Il y a de l’électricité dans l’air quand vous jouez ensemble, les fans vont adorer.
— Tu vois ? Je te l’avais dit !
Là, c’en est trop.
— La ferme, Garrett !
Garrett lève les mains pour se défendre.
— Je dis ce que je pense, c’est tout !
— Écoutez, je ne ferai pas partie du groupe. Vous devez connaître un tas de musiciens bien
meilleurs que moi.
— Peut-être, mais aucun n’apporterait cette chaleur que vous dégagez, rétorque Aaron. Prends le
temps d’y réfléchir, Nicky. C’est la chance de ta vie.
La conversation me fatigue, je hoche alors la tête pour y mettre fin. Je pensais que Aaron serait le
plus sensé de tous, mais il n’en est rien.

Je suis trop bien dans le lit pour avoir envie d’en sortir. Il est chaud et douillet, et puis l’homme
allongé à mes côtés illumine ma vie depuis le premier jour de notre rencontre, à un moment où je ne
m’y attendais pas. Il dort profondément, plus séduisant que jamais.
Bon sang, il est tellement sexy !
Et il m’aime. Je n’en reviens toujours pas. Je chasse une mèche blonde de son visage angélique.
Cet homme m’a demandé d’emménager chez lui et j’ai envie de dire oui. Mais je ne peux pas
m’empêcher d’avoir peur. Nous n’en avons plus reparlé depuis le studio. Le soir, nous sommes allés
au restaurant, avant de finir la soirée au Drays.
D’abord mal à l’aise dans cette boîte de nuit, j’ai parfaitement trouvé mes marques dès lors que
Zach a passé son bras autour de mes épaules. La soirée avait cette même teinte qu’ont prise ces
dernières semaines : des dîners gastronomiques, des paparazzis, des boîtes de nuit. Toute la vie de
star se déroule à mes pieds.
Zach n’est pas un grand amateur de cet aspect de la célébrité, mais il veut me montrer les
avantages que cela peut procurer. Hier soir, j’ai eu un aperçu de ce que serait ma vie si je rejoignais
le groupe.
Bon sang, je pourrais jouer dans un groupe de rock ! Si Marc était encore là, il me reprocherait
sûrement de ne pas saisir cette chance. Mais c’est plus fort que moi, je ne suis pas sûre de m’y
retrouver. En même temps, j’ai besoin de rester auprès de Zach. Ce que je ressens pour lui est un
sentiment intense qui peut durer une éternité. Je refuse de le quitter. Maintenant qu’il m’a fait
découvrir ce monde, je ne peux plus m’en passer. Mais ai-je le courage de participer ouvertement à
son projet musical ?
Il est temps de se retrouver entre filles.
En prenant soin de ne pas réveiller Zach, je me glisse hors du lit, enfile une robe de chambre et
emporte mon téléphone à la cuisine pour, tant qu’à faire, me préparer mon café. Une tasse à la main,
je m’installe sur un transat de la terrasse, devant la vue magnifique de la piscine à débordement se
jetant dans l’océan. Mia décroche à la deuxième sonnerie.
— Salut, ma starlette ! Alors comme ça, tu t’es bien amusée hier soir, au Drays ?
Amusée, je lève les yeux au ciel.
— Il faut vraiment que tu passes moins de temps à baver sur mon petit ami en consultant la presse
people sur Internet.
— Peut-être, mais je bave surtout sur Chase.
Mon sourire s’agrandit. Mia a beau prétendre ne rien vivre de sérieux avec lui, j’ai bien vu les
regards qu’ils échangeaient la semaine dernière. Ils tombent amoureux, et ce n’est qu’une question de
temps avant que Mia cède à une crise d’indépendance et de remise en question.
— Il faut qu’on parle, c’est sérieux.
Je ne sais pas par où commencer et sirote mon café en songeant tout simplement à énoncer les
faits.
— Les gars veulent me mettre derrière un synthé pour leur nouvel album.
— Sans blague ?!
D’un geste vif, j’écarte le combiné de mon oreille pour m’épargner ses cris hystériques.
— Je n’en suis qu’à ma première tasse de café, tu peux baisser un peu le volume ?
— Hors de question ! Tu te rends compte de ce que tu viens de m’annoncer ?! Qu’est-ce que tu as
répondu ?
Je la vois d’ici, sautillant dans son bureau pour une danse de la joie, comme chaque fois que
tombe une bonne nouvelle.
— J’ai refusé. Plusieurs fois. Mais personne ne m’écoute. Même Aaron veut m’embaucher.
— Où est le problème, dans ce cas ?
— Franchement, Mia. Tu ne devines pas ?
— Quand tu as commencé à jouer, tu portais encore des couches, or ton talent n’a jamais été
exploité. Ton petit ami – une rock star que n’importe quelle femme rêve d’avoir dans son lit – est fou
amoureux de toi et veut que tu rejoignes son groupe. Je répète : où est le problème ?
Son flot de paroles ne tarit pas alors que je n’ai pas encore digéré ce qu’elle vient de dire.
— On n’a qu’une vie. Ces dernières années ont été difficiles. Je te conseille de saisir cette chance
et de t’amuser comme une folle tant qu’il en est encore temps. Et puis c’est un rêve d’ado qui se
réalise !
— Ce n’est pas tout.
En réalité, ce qui suit est la véritable source de mon angoisse.
— Zach veut que j’emménage chez lui. Pour de bon.
— Waouh ! Et tu te dis que… ?
— Que c’est beaucoup trop tôt. Que c’est de la folie. Je ne rêve que d’une chose : lui dire oui.
Mais, en même temps, c’est vraiment flippant. J’ai envie de sauter dans sa piscine à débordement et de
mettre fin à tous mes doutes en m’écrasant au pied de la falaise. Je veux vivre avec lui, mais est-ce
une bonne idée de me laisser emporter dans cette spirale infernale ?
— Je constate que tu y as beaucoup réfléchi.
Mia voit clair en moi. Le silence au bout du fil me fait douter : aurait-elle raccroché ? Non, je
l’entends soupirer.
— Moi aussi, j’ai quelque chose à t’annoncer.
D’un coup, sa voix perd toute sa gaieté et elle poursuit d’un ton grave. Ce n’est pas son genre et je
comprends qu’il y a anguille sous roche.
— Quoi ?
— On m’a proposé une promotion, au boulot. En fait, on me la propose depuis un moment, mais
j’ai toujours refusé. Aujourd’hui, je me dis que je pourrais accepter.
— Mais c’est génial !
À cette annonce, je serais capable de me mettre à danser, moi aussi. Toutefois, je sens qu’elle ne
m’a pas tout dit et que la suite sera moins agréable à entendre.
— Pourquoi me dis-tu ça comme si c’était une mauvaise nouvelle ?
— Le poste consiste à diriger le département international de la boîte.
Aussitôt, je comprends ce que cela signifie. Mia ne restera pas au fin fond du Mid-Ouest pour
diriger le département international d’une entreprise : elle devra déménager à New York. Sans en
savoir davantage, je prends conscience qu’elle a décliné cette promotion pour me soutenir ces
derniers mois.
Je me sens terriblement coupable. J’ai empêché ma meilleure amie de progresser dans sa carrière.
— Tu dois accepter, Mia.
Je m’efforce de parler sur un ton sec et déterminé, mais, en réalité, on croirait entendre un agneau
blessé. Zach et moi sommes sur le point de passer à l’étape suivante, mon amie d’enfance a manqué
de passer à côté d’une occasion en or à cause de moi, et elle partira bientôt à l’autre bout du pays.
Cela fait beaucoup d’informations à assimiler pour une heure aussi matinale.
— J’y réfléchis, Nic. Mais si tu restes à Minneapolis, je n’aurai pas le cœur de te laisser seule.
— Mia, tu as déjà suffisamment mis ta vie entre parenthèses pour moi.
— Toi aussi, Nic. Il est temps que tu sortes la tête de l’eau. Que comptes-tu faire concernant
l’album ?
— Je n’en sais rien. À mes yeux, c’est à la fois excitant et stupide. Et si je me plantais
complètement, aux claviers ?
— Impossible, tu es beaucoup trop douée.
— Qu’est-ce que je vais faire ?
Derrière moi, j’entends la porte de la baie vitrée coulisser lentement. Zach se tient sur le seuil,
avec son pantalon de pyjama porté très bas sur les hanches, son débardeur blanc, ses cheveux
ébouriffés, ses pieds nus et sa tasse de café. Il me fait littéralement craquer. Son corps parfaitement
musclé mériterait de se trouver dans un musée. L’espace d’un instant, je savoure sans aucune gêne la
vue délicieuse qu’il m’offre. Avec un sourire, je pointe le téléphone du doigt en mimant « Mia ». Il
hoche la tête et s’assied sur le transat à côté de moi.
— Nic, est-ce que tu l’aimes ? me demande-t-elle à l’autre bout du fil.
— Ouais…
Je parle à Mia, mais Zach monopolise toute mon attention. Cet homme qui m’aime et me demande
de vivre à ses côtés.
— Tu veux vivre avec lui ?
— Oui.
Les yeux toujours rivés sur lui, je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire. D’après son air
suspicieux, il se demande de quoi nous parlons.
— Et tu veux participer à l’album.
Je fronce les sourcils.
— Là, tu ne me poses pas une question.
— Non, en effet. C’est une affirmation en bonne et due forme. Je te connais et je sais que, même si
ça te fait peur, tu as envie d’y participer. Une fois que tu auras affronté tes craintes, tu assureras
comme une chef et tu ne regretteras pas d’avoir accepté.
— Je ne… Oui, tu as raison.
Il faut bien l’admettre, je ne peux rien lui cacher ; nous nous connaissons depuis nos douze ans.
Ces treize années d’amitié laissent très peu de place aux surprises entre nous.
Peut-être que je ne l’ai pas appelée en quête d’un soutien contre l’idée saugrenue de me faire
entrer dans le groupe, mais pour lui annoncer mes intentions et réclamer son feu vert.
Les yeux toujours posés sur moi, Zach boit tranquillement son café. De mon côté, je le déshabille
du regard. Il s’en rend compte et esquisse un demi-sourire, l’air d’en être flatté.
— Tu as envie d’emménager chez lui, mais – là encore – tu as peur.
Mia poursuit son chemin vers la clairvoyance à l’autre bout du fil, tandis que Zach penche la tête
sur le côté, ignorant toujours de quoi nous parlons.
— Oui, je suppose.
Je parle d’une voix si basse que je doute qu’elle m’ait entendue. Il faut avouer que j’ai devant moi
une source de distraction non négligeable.
— Il est devant toi, pas vrai ?
— Comment tu le sais ?
— Parce que ton souffle se fait court et que je doute que tu éprouves un désir soudain pour moi au
téléphone.
— Pfff… Qu’est-ce que tu es bête…
— Je le sais, et c’est pour ça que tu m’aimes.
— Quand comptes-tu partir ?
Zach plisse les yeux.
Mia soupire.
— Je ne sais pas encore, il me faut d’abord accepter le poste. J’attendrai peut-être le 1er janvier.
Zach repose sa tasse et s’incline en avant, les coudes posés sur les genoux. Peu à peu, il rassemble
les pièces du puzzle et devine le sujet de notre conversation en n’entendant que mes paroles. Sans
doute anticipe-t-il déjà une autre de mes crises d’angoisse. Il est possible que je prenne bien la
nouvelle et il est bien loin de s’en douter. Moi aussi, d’ailleurs. Cet album qui s’annonce en même
temps que mon déménagement déclenche de nombreuses craintes en moi, mais j’aime Zach. Cette
fois, je serai forte. Mon amour pour lui m’aidera à surmonter mes peurs.
Le silence tombe comme une chape de plomb entre Mia et moi, et mes yeux quittent le visage de
l’homme assis en face de moi pour se poser sur l’océan qui se déroule à mes pieds. De nombreux
changements s’annoncent dans ma vie, il me faut faire face. Une larme roule sur ma joue.
— Je dois te laisser, Mia. Nous en parlerons ce week-end quand je rentrerai à Minneapolis,
d’accord ?
— Tu penses vraiment rentrer, cette fois ?
— Oui… Je dois préparer mes valises, tout ça. Bye.
Je raccroche sans attendre de réponse et me lève brusquement.
— Je vais me servir une autre tasse de café. Attends-moi ici.
Après cette petite conversation, j’ai besoin d’être seule.

Chapitre 21

Pour rester auprès de moi, Mia n’a pas quitté le Minnesota. Maintenant, la voilà qui part pour New
York. Zach insiste pour me faire participer à son album. Il me demande également de venir vivre chez
lui, à Los Angeles, pendant l’enregistrement. Au fond de moi, j’ai envie d’accepter.
Je veux vivre chez Zach.
Toutes ces choses, je veux les faire. Bon sang !
C’est plus fort que moi, ma danse de la joie s’exprime peu à peu contre mon gré, mes mains se
lèvent dans les airs, je rejette la tête en arrière et me mets à danser dans la cuisine.
— Très étrange !
Merde ! Prise en flagrant délit. Je réponds sans me retourner vers la voix familière.
— On n’espionne pas les gens comme ça, Chase. C’est malpoli.
Il éclate de rire.
— Dans ce cas, ne te dandine pas comme un poulet au milieu d’une cuisine.
Le menton haut, je me ressers une tasse de café.
— Je ne me dandine pas comme un poulet. J’ai un sens du rythme incomparable.
— Sur un clavier, peut-être.
Notre petit ping-pong verbal m’amuse beaucoup, mais j’ai d’autres choses en tête concernant une
certaine star du rock. Par-dessus l’épaule de Chase, j’aperçois Zach, toujours figé dans la même
position où je l’ai laissé.
Sur le pas de la porte, je me retourne vers Chase.
— Est-ce que tu savais que Mia allait accepter une promotion ?
À voir son air perplexe, il n’est pas au courant.
— Elle déménage à New York en janvier.
Plusieurs émotions défilent sur son visage : le choc, la joie, la tendresse. Je poursuis :
— J’imagine que, du coup, lorsque tu ne seras pas ici en train d’enregistrer, tu n’habiteras pas
loin d’elle, pas vrai ?
Je n’y avais pas songé avant, mais Chase possède effectivement un appartement à l’est de New
York, où il vit en dehors des périodes de tournée ou de studio. Je suppose que Mia est au courant.
Le temps d’assimiler l’information, il hoche la tête. Décidément, la matinée est riche en
bouleversements. Pourtant, je ne m’arrête pas en si bon chemin.
— Tu sais, Mia est folle de toi. Je ne l’ai jamais vue aussi fascinée par quelqu’un. Jusque-là, sa
carrière passait avant sa vie personnelle, mais peut-être que si vous vous rapprochez, tous les deux…
À voir sa mine stupéfaite, je n’ai pas besoin de terminer ma phrase : il a très bien compris. Ses
émotions défilent encore sur son visage, si bien que je suis tentée de lui dire d’en choisir une, une
bonne fois pour toutes.
— En revanche, si tu t’avises de lui briser le cœur, j’aurai ta peau.
Je tourne les talons et rejoins Zach sur la terrasse, laissant Chase sur ces belles paroles. Il reste
encore une personne qui n’a pas eu son lot d’émotions fortes, ce matin. Cette fois, je connais sa
réponse à l’avance.
À peine ai-je posé le pied dehors qu’il me scrute avec insistance. Je le laisse patienter un peu,
prenant place sur un transat et sirotant mon deuxième café.
Je prends enfin la parole, l’air très sérieux.
— J’ai une question à te poser.
— Laquelle ?
— Que se passera-t-il après l’enregistrement de l’album ?
Des émotions contradictoires se lisent dans son regard : l’espoir, la confusion, l’excitation…
Finalement, il semble opter pour un optimisme prudent.
— Que veux-tu dire par « après l’enregistrement » ?
Je hausse les épaules.
— Où habiterons-nous ? Chez toi ou chez moi ?
Ah ! Revoilà le choc et l’espoir. J’aurais préféré lire le désir dans ses yeux, mais je m’en
accommoderai. Et puis, cela viendra bien assez tôt.
— Est-ce que tu dis ce que je crois entendre ? Parce que le soleil est à peine levé et je me demande
pourquoi tu ne te mets pas à paniquer au sujet de Mia qui part vivre à l’autre bout du pays. Au lieu de
ça, tu me parles d’emménager ensemble.
J’avoue me délecter de sa première démonstration d’angoisse.
— Répète-moi tout, poursuit-il. Mais plus lentement, s’il te plaît. Qu’est-ce que tu viens de me
demander ?
— Je voudrais savoir ce qui se passera après mon emménagement ici, à Los Angeles, et après
l’enregistrement de notre album. Que fera-t-on ?
Il glisse de son transat pour se mettre à genoux devant moi de la même manière qu’hier au studio,
lorsqu’il me déclarait son amour et me suppliait d’emménager ici. Cette vue est loin de me déplaire.
Son sourire s’agrandit pour mon plus grand bonheur. Je viens d’accepter l’album, Los Angeles, la
perspective d’une vie commune, tout ce dont Zach rêvait. Dans ses yeux apparaît une petite étincelle –
d’euphorie, mais aussi d’excitation – au moment où il comprend enfin la portée de notre
conversation. Une vague de sensualité déferle sur son visage, accentuée par sa manière d’entrouvrir
légèrement la bouche comme après un baiser langoureux. J’en ai des frissons.
— Tout ce qu’on voudra, répond-il enfin d’une voix rauque.
Alors il me saute dessus tel le tigre sur sa proie, faisant presque basculer le transat, et me couvre
de baisers brûlants de désir.
D’une main, je l’attrape par la nuque et le plaque tout contre moi, lui rendant son baiser avec la
même intensité, voire la même férocité d’animal affamé. Un gémissement m’échappe.
Soudain, un raclement de gorge derrière nous brise instantanément la magie de l’instant et nous
sépare brutalement.
Zach pousse un grognement mécontent en s’écartant de moi. Les yeux toujours posés sur les
miens et le souffle court, il marmonne à son ami :
— Chase. Tu débarques à un très mauvais moment.
Chase se racle encore une fois la gorge.
— Oui, mais… Nic, tu es vraiment sûre de ce que tu m’as dit ?
Je détache finalement mon regard de Zach pour sourire à Chase.
— Sûre et certaine.
Ses joues rosissent. Qui aurait cru qu’un batteur populaire et taillé dans un roc puisse un jour
avoir les pommettes rouges ?
— Pardon pour l’intrusion, je vous laisse tranquille, murmure-t-il tout bas en se retirant dans la
maison.
Je reporte mon attention sur Zach.
— Où en étions-nous ?
— Tu peux m’expliquer ce qui se passe ?
Il se redresse légèrement sur le siège et me pousse à en faire autant. Déjà, la sensation de son
corps chaud sur le mien me manque atrocement.
— Mia déménage.
D’un geste instinctif, je me gratte le front comme chaque fois que je me sens angoissée ; chose
que Zach sait pertinemment puisqu’il lit en moi comme dans un livre ouvert.
— Oui, ça, je l’avais compris. D’ailleurs, comment tu le prends ?
J’apprécie son inquiétude à mon sujet, mais cette fois c’est inutile. Toutefois, je m’octroie un
instant de réflexion avant de lui répondre.
— Je le prends plutôt bien. Ce matin, je l’ai appelée pour lui parler de nous, de l’album, etc. Au
milieu de la conversation, elle m’a annoncé de but en blanc qu’on lui proposait un nouveau poste à la
tête de leur département international. Elle a refusé plusieurs fois cette promotion et je sais que c’est à
cause de moi : elle craignait de me laisser seule. Pour ce poste, elle part vivre à New York après les
fêtes de fin d’année.
Zach reste silencieux un instant, visiblement surpris de me voir si calme malgré les circonstances.
D’un geste lent, il incline la tête en avant et se frotte la nuque en soupirant.
— Est-ce que c’est pour ça que…
Il n’a pas besoin d’achever sa phrase, je suis également capable de le comprendre d’un seul
regard. Je lui presse alors le genou pour l’interrompre.
— Tais-toi.
Surpris, il lève la tête et j’en profite pour lui lancer un regard sévère et assuré.
— Non, ce n’est pas ce qui m’a poussée à accepter de projeter mon avenir ici. Elle a jeté cette
bombe après que nous avons discuté de toi et moi. Le départ de Mia n’est pas lié à notre histoire et je
refuse de te laisser croire que j’accepte de vivre avec toi uniquement parce que j’ai peur de me
retrouver là-bas toute seule.
— Tu en es sûre ?
Je déteste voir cette incertitude dans ses yeux.
— Oui, je suis sûre de moi. Je t’aime, Zach. Cette histoire d’album me fait sérieusement peur,
mais de toute manière vous prendrez conscience tôt ou tard de mon niveau médiocre et embaucherez
un nouveau claviériste, ce n’est pas le sujet. Même si ce n’est pas le cas, je continuerai de jouer car
j’aime ça. La musique a toujours été une passion et l’aventure risque d’être amusante. J’emménage ici
car je t’aime et je veux vivre à tes côtés aussi longtemps que possible.
— Pour toujours, dans ce cas, corrige-t-il dans un souffle avant de reprendre possession de ma
bouche.
Soudain, il rompt notre baiser, me laissant haletante et surprise. Il me prend alors la main et
m’oblige à me lever.
— Où allons-nous ?
— Nous allons fêter ça.
Sur ces mots, il m’attire dans la maison et m’emmène jusqu’à sa chambre.

Zach

— Allez, réveille-toi.
Je glisse mes mains autour de la taille de Nicky. J’aime beaucoup sentir son corps parfaitement
moulé dans mes bras. Depuis nos ébats fêtant le partage de notre petit chez-nous, elle lézarde sous les
draps avec paresse. Je suis l’homme le plus chanceux au monde et j’assume mon côté fleur bleue : je
l’aime.
Dans ses yeux, la mélancolie d’un souvenir de Marc laisse rapidement place à une envie brûlante
d’effleurer ma peau du bout des doigts. Je souris de voir que son désir peut être attisé si facilement.
— Quoi ? demande-t-elle d’une voix suave et encore étourdie par le sommeil.
Tout est douceur en elle, si bien qu’elle me donne envie de glisser mes doigts dans ses cheveux et
de reprendre possession de son corps de rêve. Mais, avant toute chose, une question me taraude.
— Où étais-tu passée ? Tu semblais plongée dans tes pensées.
— Je rêvassais.
Elle roule sur le côté et se blottit dans mes bras. S’apercevant de mon désir encore intact, elle
rougit légèrement.
— De quoi rêvais-tu ?
— De toi. De l’amour que je te porte.
— C’est un joli rêve.
Mes mots sortent en murmure tandis que je me glisse juste au-dessus d’elle, ma bouche à quelques
centimètres à peine de la sienne. Juste une fois, je ne résiste pas à la tentation de plonger en elle avec
douceur. Un soupir s’échappe des lèvres de Nicky et je la couvre de baisers.
— Hmm, le plus beau des rêves, souffle-t-elle contre moi.
— Développe, je veux en savoir plus.
J’ai sincèrement envie de savoir ce qui la fait tant rougir. Sous ses caresses dans mon dos, je me
sens pris de frissons. Avant Nicky, je n’avais jamais recherché à ce point le contact des mains d’une
femme. J’embrasse encore une fois cette bouche délicieuse, mêlant l’arôme du café et du sexe, et
rassemble toute la volonté du monde pour ne pas me glisser en elle encore une fois.
— Je n’ai pas envie de parler.
Ses mots soulèvent une nouvelle vague de désir en moi. Je n’ai pas non plus envie de parler, pour
être honnête. Pourtant, j’aimerais bien savoir pourquoi elle rougit comme ça. J’ai l’habitude de la
voir lézarder au lit pendant des heures lorsqu’elle pense à Marc et Andrew, parfois avec tristesse et
parfois avec apaisement. Mais, aujourd’hui, il y a autre chose dans son regard. Une chose qu’elle
hésite à me dire. Je lui lance d’un ton taquin :
— Quand je te vois rougir comme ça, je me dis que c’était un sacré rêve !
Elle s’esclaffe en levant les yeux au ciel.
— Ce n’était pas le genre de rêve auquel tu penses. En réalité, je me disais qu’il y a six mois, ma
vie n’avait plus aucun sens. Je n’avais que Mia et plus aucun espoir de reprendre le cours d’une
existence normale. Un beau jour, tu as débarqué dans ma vie, jusque chez moi… Quand j’y repense, tu
m’as presque harcelée !
Je ris. Au fond, elle n’a pas tort : je l’aurais suivie à l’autre bout de la ville. Dès le premier soir,
sans comprendre pourquoi, j’ai été attiré par elle.
— À cette époque, je n’aurais jamais pensé pouvoir vivre un bonheur tel que celui que je connais
aujourd’hui. Donc voilà, je réfléchissais au passé… et à l’avenir.
Elle prononce ces derniers mots sans me quitter des yeux.
L’avenir ? Elle n’en avait encore jamais parlé. Personnellement, je suis prêt à vouer ma vie entière
à cette femme. Nous nous rejoignons sur ce point, je le sais. Pourtant, nous n’avions pas encore
abordé le sujet et c’est elle qui en parle la première. Mon torse se bombe en signe de victoire. Je veux
en savoir plus.
— Et que vois-tu, dans cet avenir ?
— Toi.
— Et ?
En attendant sa réponse, je dépose un baiser sur sa joue. Cela faisait des années que je n’avais rien
entendu d’aussi touchant. Quoi qu’elle dise par la suite, ce sera la cerise sur le gâteau.
Dans un soupir d’hésitation, elle se prépare à poursuivre.
— Des étés passés au bord du lac, des hivers à Santa Monica…
Son flot de paroles ralentit nettement lorsqu’elle ajoute :
— … un mariage ?
— Un mariage ?!
Plutôt deux fois qu’une ! Jusque-là, doutant qu’elle soit déjà prête, je n’ai pas voulu la brusquer,
c’est pourquoi nous n’avions jamais parlé de fiançailles. Maintenant que le mot est prononcé, j’ai
envie de courir à l’église la plus proche et de signer tous les papiers. Si elle le souhaite, je suis prêt à
l’épouser dans la minute. J’observe en riant son air hésitant qu’elle s’empresse de faire disparaître en
affichant une expression pleine d’assurance. Soudain, je l’aperçois, timide mais bien présente :
l’étincelle d’excitation dans son regard. Cette femme me rend fou et ses yeux d’un bleu aussi profond
que l’océan ne font rien pour empêcher mon amour de grandir chaque jour. Si les copains du groupe
m’entendaient, ils se ficheraient de moi, mais peu importe. Ils ne peuvent pas comprendre. Excepté
Garrett, qui dévore Chloé du regard comme au premier jour.
— Tout à l’heure, tu m’as dit « pour toujours » et ça m’a fait réfléchir.
Elle marque une pause, mais je veux en savoir plus. Je suis prêt à lui donner tout ce qu’elle
voudra.
— Comment sera-t-il, ce mariage ?
Le sourire aux lèvres, elle repose la tête contre mon torse. Une crampe me bloque la jambe, je
roule alors sur le côté sans l’interrompre.
— Modeste. J’ai déjà eu droit à l’église avec les centaines d’invités. Cette fois, les proches
suffiront : nos parents, ta sœur, Mia et le groupe.
L’idée me tente. Je l’imagine déjà, sur la plage juste derrière ma maison, dans sa belle robe
blanche. Bon sang, je deviens une véritable nana. Je lui lance un regard lourd de sens et m’allonge de
nouveau sur elle. J’ai envie d’elle. Mais je sais qu’elle n’a pas terminé.
— De quoi d’autre rêvais-tu ?
— De rien…
Ses pommettes se teintent de rose : je ne connais pas d’aussi piètre menteuse.
— Tu ne sais pas mentir, dis-moi tout…
En attendant, je penche la tête dans son cou et mordille sa peau douce. Je sais que cela la
chatouille. Elle frissonne sous moi, puis écarte les jambes juste assez pour me laisser me glisser dans
son intimité. Je ne me fais pas prier ; cet endroit est celui que je préfère au monde.
— Un petit garçon, murmure-t-elle.
Si je n’avais pas eu l’oreille tout contre sa bouche, je n’aurais sans doute pas entendu. Alors
qu’elle poursuit, j’éprouve une grande joie.
— Il aurait tes cheveux blonds et tes beaux yeux verts.
Dans un soupir, je roule sur le côté pour m’allonger sur le dos. Elle ne plaisante pas. Je ne
m’attendais pas à ce qu’elle se sente déjà prête à avoir un autre enfant. Le souvenir d’Andrew lui fait
encore très mal ; il est difficile pour elle de savoir qu’il y a des choses que son fils ne connaîtra
jamais. Toutefois, elle est de nouveau prête à donner la vie. Jamais je n’ai reçu de plus belle preuve
d’amour.
— Un petit garçon ? Toi et moi, mariés avec un enfant ?
Je repose la question seulement pour m’assurer avoir bien entendu. Un rêve devient réalité.
D’ailleurs, je suis prêt à le concevoir dès maintenant, cet enfant. Ou au moins à m’entraîner un peu.
— Je ne voulais pas te faire peur. Tu m’as demandé à quoi je pensais…
Hésitante, elle ne parvient pas à deviner ce que j’en pense et suppose sans doute qu’elle vient de
me faire peur. Loin de là.
— C’est juste que je ne m’y attendais pas.
Elle s’agite nerveusement à côté de moi. Je ne dois pas tarder à lui faire comprendre qu’elle n’a
pas à s’inquiéter. En me rapprochant d’elle, je pose une main sur sa joue et, de l’autre, m’amuse avec
une mèche de ses cheveux. Cette femme n’est que douceur et perfection.
— C’est encore mieux que ce dont je rêvais.
Soulagée, elle me sourit et s’enquit :
— Et de quoi rêvais-tu ?
— De vacances sur une île tropicale pour te voir en bikini toute la journée. De toi sous mes draps
dans le bus de tournée. De me réveiller le matin avec toi…
— Si je résume : de sexe. Tu rêves de sexe.
Je ne peux réprimer un grand sourire.
— Je suis un mec.
Puis je reprends d’une voix plus sérieuse :
— Est-ce que tu en as vraiment envie ?
— Je ne sais pas… Oui, un jour ?
Malgré son ton interrogateur, je vois dans ses yeux qu’elle y tient sincèrement. Elle veut un petit
garçon et je suis prêt à le lui donner et à la rendre heureuse pour le reste de sa vie.
— D’accord, un jour.
Je prononce ces mots en la regardant fixement pour lui faire comprendre que je le pense
vraiment. Maintenant, ce dont j’ai envie, c’est de lui faire l’amour pendant des heures.
Les mots sont inutiles pour lui faire comprendre mon désir pour elle, et, de toute évidence,
l’attirance est réciproque. J’ai donc une proposition à lui soumettre.
— Allons prendre une douche. Je t’emmènerai dîner après.
Longtemps après, car la douche risque de durer un moment.
Chapitre 22

Nicky

Ce soir, nous sortons dîner au Rue21.


Le restaurant s’est forgé une réputation en comptant parmi ses habitués de nombreuses célébrités ;
il faut dire que les clients qui s’y rendent cherchent avant tout à se faire remarquer. Non sans une
pointe d’anxiété, je découvre le lieu et sa décoration luxueuse. Dehors, nous avons été accueillis par
les cris des paparazzis réclamant à Zach des détails croustillants sur moi ou sur l’évolution de sa
relation avec Rachel. Que ne donnerais-je pas pour passer une soirée sans entendre le nom de cette
pimbêche écervelée ! Je n’en laisse rien paraître, mais, intérieurement, je fulmine encore en repensant
à son petit manège de la semaine dernière et à ses doigts crochus posés sur mon épaule. Je frissonne à
cette seule pensée.
— Quelque chose ne va pas ? s’inquiète Zach, alors que nous attendons nos commandes.
Autour de nous, je reconnais quelques visages que j’ai dû croiser dans des films. Certains d’entre
eux nous lancent des regards en coin en marmonnant à l’oreille de leur voisin. J’imagine qu’ils ne
comprennent pas ce que Zach fait avec moi, pauvre inconnue du show-business. Il n’existe aucune
réponse valable, c’est pourquoi je décide de ne plus m’en soucier et de me satisfaire de notre amour
partagé. Si ces inconnus émettent leurs propres hypothèses quant aux raisons pour lesquelles Zach est
attiré par moi, je serais curieuse d’entendre leur version.
— Si, tout va bien. Je suis un peu anxieuse, voilà tout.
— Qu’est-ce que tu redoutes ? D’avaler de travers ? se moque gentiment Zach.
Son regard d’un vert cristallin ne parvient pas à apaiser mon angoisse et je me mets à tripoter ma
serviette nerveusement.
— Les gens nous observent. Ils doivent se demander ce que tu fiches avec moi.
— Tu veux dire avec une femme à la fois belle et intelligente ? Oui, je comprends qu’ils
s’étonnent de me voir en si bonne compagnie.
— Très drôle… Tu as très bien compris. Pourquoi m’as-tu amenée ici ? Ce n’est pas du tout le
genre d’endroit où nous avons l’habitude de sortir. Il n’y a même pas de hamburger au menu. Ça ne te
ressemble pas.
— Ici, ils font les meilleures viandes de la ville.
Je ne le crois pas une seconde, alors il reprend plus sérieusement :
— Et puis je me doutais qu’il y aurait des photographes. Loin de moi l’idée de te jeter dans les
tabloïds la tête la première. Seulement, je me disais qu’en rassasiant les paparazzis maintenant, ils
finiraient par se lasser et n’auraient plus envie de nous harceler. Tôt ou tard, un acteur se retrouvera
en prison pour conduite en état d’ivresse, ou une chanteuse trompera son mari, et les photographes ne
s’intéresseront plus à nous.
Il a sans doute raison. Toutefois, j’avoue que je préférerais aller boire une bière autour d’une
partie de billard plutôt que de rester là, assise à une table habillée d’une nappe blanche, devant des
verres en cristal. Je me sens comme une bête de foire qu’on montre du doigt. Il va pourtant falloir
m’y habituer si je veux survivre à Los Angeles.
J’essaie de changer de sujet.
— Que vais-je faire de mon appartement ?
Il réfléchit un instant.
— Ce que tu voudras.
— Tu ne serais pas vexé si je le gardais ?
— Non, pas vraiment. Ce serait un pied-à-terre pour nos séjours dans ta famille.
Tous les deux, ensemble, en visite dans le Minnesota. Bon sang, cela me fait chaud au cœur de
voir notre histoire prendre une tournure concrète. Je constate qu’un vrai changement s’est opéré en
moi : je n’ai plus peur.
Revenons-en à notre problème. Zach a raison pour ce qui est de l’avantage d’avoir un lieu à nous
à Minneapolis. Pourtant, je prends conscience que je ne m’y suis jamais sentie chez moi. Je l’ai acheté
à peine quelques mois avant de le rencontrer.
— Finalement, je vais le vendre.
Zach me regarde avec des yeux ronds.
— Je ne me sentais pas si bien, dans cet appartement. Je n’y ai même pas vécu un an. Et puis, mes
parents ont une chambre d’amis et il y a aussi la possibilité de dormir à l’hôtel. Le garder nous
imposerait plus de tracas que d’intérêt.
Je ne me lasserai jamais de voir Zach esquisser ce sourire comblé. Après tout, en acceptant
d’abandonner mon chez-moi pour emménager définitivement avec lui, je lui prouve mon
attachement ; chose qui importe sans doute à ses yeux.
— Je t’aime tellement…
— Moi aussi, Zach. Je t’aime.
À vrai dire, je suis prise d’une folle envie de me jeter sur lui pour le lui prouver, mais je doute
que les autres clients du restaurant apprécient ce débordement d’affection. Je me contente de le
dévorer du regard.
— Que c’est touchant, on se croirait dans les Feux de l’amour !
La voix féminine crisse à mes oreilles comme des ongles sur un tableau noir. De toute évidence,
une soirée sans Rachel McAllister, c’est beaucoup trop demander. Elle contourne ma chaise pour
approcher de notre table, mais je refuse de quitter Zach des yeux. Ce dernier lui jette un regard noir
avant de revenir à moi. Le désarroi et la culpabilité se lisent sur son visage.
— C’est une table réservée pour deux personnes, lui reproche-t-il en grinçant des dents.
— Oui, je vois ça. D’ailleurs, je me demande qui te tiendra compagnie lorsque ton nouveau jouet
rentrera chez papa et maman dans je ne sais quel coin paumé des États-Unis.
Sa façon de brasser l’air en agitant le poignet me met hors de moi. Je reste là sans réagir, me
demandant s’il vaut mieux faire éclater un scandale tout de suite ou laisser Zach se charger d’elle tout
seul. Je ne veux pas embarrasser Zach, mais Rachel ne doit pas non plus penser qu’elle peut me
rabaisser sans craindre une riposte.
Face à moi, Zach me sourit. Cette fois, il ne semble plus culpabiliser. Au contraire, il lui décoche
un sourire railleur. Et tout à fait irrésistible.
— Tu sais, Rachel…
Il pose les yeux sur elle.
— Nicky et moi avons l’intention d’emménager ensemble. Elle vient vivre chez moi. Dans ma
maison. Il y a donc peu de chances pour que tu me voies avec une autre personne qu’elle lors d’un
tête-à-tête en amoureux.
Il ne faut pas rire, non, il ne faut pas. J’esquisse un simple sourire. Rachel est rouge de rage et je
trouve ce spectacle particulièrement amusant. En la voyant serrer les poings, j’espère simplement
qu’elle ne compte pas me frapper au visage. Elle a l’air d’en avoir très envie.
— C’est une plaisanterie ? Tu vas vivre avec ça ?
Ses mots respirent le dédain. Je jette un bref coup d’œil aux clients qui nous entourent : sont-ils
d’accord avec elle ? Non, je dois immédiatement oublier cette idée. Hors de question de lui offrir mes
complexes sur un plateau d’argent.
Pour Zach, c’en est trop. La dernière fois que je l’ai vu aussi échauffé remonte au soir où Ethan
m’a insultée à Chicago. Hors de lui, il se lève brusquement en frappant du poing sur la table, faisant
vibrer les verres de cristal. Autour de nous, les visages se tournent pour ne rien manquer de la scène.
Génial ! C’est exactement ce que je redoutais.
— Rachel, je ne veux plus jamais t’entendre parler comme ça de Nicky. Jamais ! Nous avons été
amis pendant deux ans, et si tu ne veux pas que cette amitié s’achève maintenant, je te suggère de
t’excuser et de t’en aller. Maintenant !
Le ton de Zach se fait menaçant. J’aperçois notre serveur qui se précipite vers nous pour apaiser
la crise.
Dans un souffle, je tente d’attirer l’attention de Zach.
— Zach, s’il te plaît. Assieds-toi.
Rachel me lance un regard noir avant de quitter le restaurant en claquant la porte, sans présenter
ses excuses comme l’a demandé Zach. Ce qui n’est pas une surprise, en réalité. L’amitié dont il parlait
peut bien finir ce soir. À vrai dire, c’est un peu ce que j’espère. Je me passerai volontiers d’autres
altercations de ce genre à l’avenir. Une aigreur violente émane de cette femme jalouse et impulsive,
ce qui ne présage rien de bon pour moi.
— Puis-je vous aider ? s’enquit le serveur en nous regardant tour à tour, visiblement nerveux.
Ce genre de scène ne doit pas arriver souvent au Rue21 et le personnel est pris au dépourvu.
Toujours debout, Zach ne répond pas et se remet difficilement de son accès de colère. Le regard
furieux posé sur la porte que Rachel vient de claquer, il peine à reprendre sa respiration.
Je me tourne alors vers le serveur :
— Nous allons partir. Zach, peux-tu payer la note pour que nous puissions aller boire une bière
quelque part ?
Je lui souris dans l’espoir de le calmer.
Le souffle court, il sort son portefeuille et plaque plusieurs centaines de dollars sur la table. La
somme est surprenante ; je me demande si notre repas était si cher ou si Zach a l’esprit trop troublé
pour se rendre compte de ce qu’il fait. Quoi qu’il en soit, à voir son expression crispée, ce n’est pas
le moment de faire la moindre remarque.
— Excusez-nous pour le dérangement, maugrée-t-il avant de s’emparer de ma main et de se
diriger vers la porte.
Avant de l’ouvrir, il se penche à mon oreille et chuchote prestement :
— Une fois dehors, garde la tête baissée et ne dis pas un mot. Les gens qui seront là auront sans
doute vu Rachel partir comme une furie et ils voudront en connaître la raison. Les témoins de notre
petite scène en ont assez vu, évitons d’en rajouter.
D’un geste plus protecteur que véritablement affectueux, il enroule un bras autour de mes épaules
et pose l’autre main sur la poignée.
Dehors, un torrent de flashs nous éblouit plus encore que le soir du tapis rouge.
— Zach ! Avez-vous parlé à Rachel ? Est-ce bel et bien terminé entre vous ? Qu’en est-il de votre
nouvelle petite amie ?
Sous les cris d’une foule de paparazzis, nous marchons d’un pas vif jusqu’à la voiture. Les
photographes nous suivent et se contorsionnent pour tenter de prendre un cliché de nos visages
baissés. Je garde en tête les instructions de Zach et lutte pour ne pas lever les yeux, ne serait-ce que
par curiosité.
Enfin, il m’ouvre la portière de sa Roadster, puis fait le tour et s’installe sur le siège conducteur.
Les flashs n’en finissent pas de nous aveugler à travers les vitres. Je garde les yeux rivés sur mes
genoux, refusant de leur offrir le profil qu’ils rêvent de capturer, celui d’une femme furieuse et
terrifiée. Zach reste silencieux et démarre tout en prenant soin de n’écraser personne. S’il roulait sur
le pied d’un paparazzi, je serais la première à l’applaudir.
Nous sommes en route depuis quelques minutes lorsque je me décide à le regarder. Il a l’air tendu
et ses doigts sont crispés sur le volant.
Je me décale légèrement vers lui et pose une main sur sa cuisse, espérant ainsi apaiser sa tension.
Une minute interminable s’écoule avant qu’il pose enfin une main sur la mienne en soupirant.
— Je suis vraiment désolé, regrette-t-il d’une voix étouffée.
— Ce n’est rien…
— Si, Nicky. Je te dois des excuses, insiste-t-il.
Puisque je cherche à tout prix à retrouver le Zach enjoué que je connais, je garde le silence.
— Bon sang, maugrée-t-il. Je ne savais pas qu’elle était aussi…
— Pénible ?
Il pouffe de rire.
— Oui. Je pensais à un mot plus familier, mais c’est à peu près ça. Pendant tous ces mois passés
ensemble, elle ne m’avait jamais laissé voir cet aspect de sa personnalité.
Je peine à ne rien laisser paraître, mais mon estomac se noue à l’idée de partager avec cette
femme mon envie de séduire Zach, et aucune des deux n’a l’intention de lâcher l’affaire.
— Elle veut te récupérer. Et puis sa jalousie la ronge. Je suis certaine qu’elle est capable de tout.
— Je n’arrive pas à croire qu’elle t’ait insultée comme ça.
— Écoute, Zach. J’en ai assez de parler de Rachel. On oublie et on passe à autre chose ?
Il tourne la tête vers moi, visiblement surpris par ma réaction.
— Comment fais-tu pour prendre les choses avec autant de légèreté ?
— Crois-moi, intérieurement, je fulmine. Mais je ne la laisserai pas gâcher notre soirée en
amoureux. En revanche, je peux te demander quelque chose ?
— Bien sûr.
— Ne va pas la voir pendant que je serai à Minneapolis pour préparer mes valises. J’ai confiance
en toi, mais pas en elle. Elle tentera certainement de te récupérer pendant mon absence.
— Crois-moi, je n’ai pas l’intention de revoir Rachel.
— Tant mieux. Maintenant, je te propose d’oublier tout ça et de rentrer à la maison.
Sa main se resserre sur mes doigts.
— Est-ce qu’on prendra un petit dessert ?
Il me sourit en haussant les sourcils. De toute évidence, il ne parle pas de nourriture.
Les yeux plissés, je lui lance un regard aguicheur en me mordillant la lèvre inférieure.
— Quelle idée délicieuse !
Il en reste bouche bée.
— Waouh, tu es vraiment sexy quand tu t’y mets…
— Ramène-moi à la maison.
— J’aime entendre ces mots.
Son désir laisse place à une joie sereine.
Et je partage son sentiment.

Chapitre 23

— Tu vas tellement me manquer, soupire Zach en pressant son front contre le mien.
Dans le hall des départs de l’aéroport de Los Angeles, je m’apprête à le quitter pour passer une
semaine dans le Minnesota afin de faire mes valises et de profiter de mes parents et de Mia avant de
repartir à l’autre bout du pays. Je savoure nos dernières minutes ensemble, malgré les regards des
passants qui pèsent sur nous. Je finirai bien par m’habituer à tous ces téléphones qui me prennent en
photo dès que je m’approche de Zach, mais, tout de même, je mettrai du temps.
Après la soirée désastreuse au Rue21, Zach a vu juste : des photos de nous prises à la volée
inondent la presse people sur Internet. Les commentaires ne sont pas tendres : on me traite de
croqueuse de diamants, de cul-terreuse du Mid-Ouest, ou encore de prostituée opportuniste. Je trouve
pathétique qu’on m’appelle la « croqueuse de diamants » : je suis parfaitement capable de subvenir
seule à mes besoins. En revanche, les autres surnoms me blessent profondément. J’en viens presque à
vouloir faire mes courses sur Internet pour ne plus avoir à supporter les photos de Zach et moi en
couverture des magazines exhibés en tête de gondole.
— Toi aussi, tu vas me manquer.
Les larmes me montent aux yeux, mais je m’efforce de les retenir.
— Ce n’est qu’une petite semaine, le temps de rassembler mes affaires. Tu seras tellement occupé
par l’album que tu ne remarqueras même pas mon absence.
— Chaque soir passé sans t’avoir à mes côtés sera la pire des souffrances.
Je frissonne en repensant à tout ce que nous avons fait dans son lit… et sur la table de billard,
d’ailleurs. Nous avons passé de si bons moments… Mes bras serrent sa taille un peu plus fort.
— Je t’aime, tu sais.
Pour toute réponse, il se penche vers moi et dépose un baiser sur mes lèvres. Ce baiser aura des
répercussions, étant donné le nombre de téléphones qui s’agitent autour de nous. Mais je m’en fiche.
Le plus important est de savourer ces dernières minutes partagées avec lui, tout contre lui, avant cette
séparation temporaire.
— Moi aussi, je t’aime, Nicky. Plus que tu ne peux l’imaginer.
Sa voix est plus délicieuse que jamais. L’annonce de mon vol rompt la magie de l’instant et je
m’apprête à me séparer de lui pour monter à bord.
Je l’embrasse une dernière fois, puis m’éloigne en lui faisant un petit signe de la main, les yeux
humides mais le sourire aux lèvres. Au diable mon appartement ! Si ça ne tenait qu’à moi, je me
ficherais de mes affaires et me jetterais dans les bras de Zach pour ne jamais le quitter. Après tout,
mis à part des vêtements et deux ou trois souvenirs, ce n’est pas important !
Bon. Soyons raisonnables, ce n’est qu’une toute petite semaine, après tout. Je serai de retour avant
d’avoir eu le temps de m’ennuyer. Dans un soupir, je lui souris une dernière fois avant de rejoindre la
file de passagers prêts à embarquer.
J’arrive tard le soir dans mon appartement. Avec des gestes las, je jette mes chaussures contre la
porte et pose valise et sac à main au sol. Si seulement je pouvais repartir illico dans le premier avion
pour Los Angeles, me dis-je pour la énième fois. Ce salon, cette chambre… Tout ici me rappelle une
longue période de doutes et de chagrin. Depuis que Zach est entré dans ma vie, je n’ai qu’une envie :
oublier la fille noyée dans le deuil que j’étais.
Zach fait désormais partie de moi. Notre amour me fait un bien fou, lorsque j’observe la situation
avec du recul. Il me suffit de penser à lui pour retrouver le sourire.
Je décide de lui envoyer un texto.

Bien arrivée. Tu me manques déjà. Je t’aime.

Sa réponse ne se fait pas attendre. J’étouffe un petit rire en l’imaginant scotché à son téléphone à
attendre de mes nouvelles. Ce n’est probablement pas le cas, mais je souris tout de même.

Tu me manquais alors que ton avion n’avait pas encore décollé. Reviens vite à la maison.

À la maison. Avec Zach.
Mon sourire s’agrandit. Mais un sentiment de ridicule m’envahit lorsque je prends conscience que
je souris béatement toute seule au milieu de mon salon. Je jette un regard circulaire autour de moi. Il
est tard et je n’ai pas envie de commencer à faire mes valises ce soir.
Je préfère appeler ma mère. Elle accepte de me rejoindre dès le lendemain pour m’aider à
rassembler les affaires dont j’aurai besoin à Los Angeles. Mes nombreux meubles ne me seront plus
utiles, je les céderai à une œuvre caritative.
Demain matin, il me faudra appeler l’agence afin de savoir si j’ai déjà des acheteurs potentiels. Ce
serait étonnant ; le marché de l’immobilier est au plus bas et nous sommes au cœur de l’hiver, ce qui
ne joue pas en ma faveur. L’agence qui m’aide à vendre l’appartement est celle-là même qui me l’a
fait acheter. Je ne serais pas surprise d’apprendre que le lieu restera vide plusieurs mois avant de
trouver preneur, mais peu importe, je peux me le permettre financièrement.
L’agent immobilier – en qui j’ai confiance puisque nous collaborons pour la seconde fois – m’a
assuré que début janvier serait une période plus propice à la vente. Et puis, pendant les fêtes de fin
d’année, les associations caritatives ne seront pas disponibles pour venir récupérer mes meubles. Ma
mère s’est donc proposée pour s’en occuper dès la rentrée. Voilà une chose de réglée.

Mon salon est encombré de cartons et de papier bariolé rouge et vert. Je m’accorde un instant de
répit avant d’emballer les derniers cadeaux. J’ai fêté Noël avec Mia et mes parents. Demain, nous
partons toutes les deux célébrer les fêtes avec Zach et Chase en Californie. Sammy et sa mère seront
là et j’ai hâte de les revoir. Ensuite, Mia partira s’installer à New York.
Je laisse mes parents et mon passé derrière moi, dans le Minnesota. Évidemment, je reviendrai
voir ma famille de temps en temps. Toutefois, le symbole est fort : je tourne enfin la page. Me voilà
dans mon salon pour la dernière fois, seule face à un tourbillon d’émotions contradictoires.
L’excitation se mêle à l’appréhension.
Je reprends une gorgée de vin et écoute un CD de chants de Noël.
Mes vieux chagrins resteront dans ce salon ; je compte les heures qui me séparent de mon
atterrissage à Los Angeles et des bras réconfortants de Zach. Dès que je retrouverai son sourire, tous
mes soucis s’envoleront.
L’esprit léger, j’emballe le paquet qui lui est destiné. Ce n’est rien d’extraordinaire, mais j’ai mis
des semaines à réfléchir au cadeau parfait. La commande est arrivée du magasin de musique ce matin
dans ma boîte aux lettres. Il s’agit du vinyle de Good times, bad times, une chanson des Rolling
Stones. Ce n’est pas un disque rarissime et hors de prix, bien que j’aie eu du mal à le trouver. Mais
Zach pense à son grand-père dès qu’il entend ce morceau, et j’aime beaucoup les paroles au sujet de
l’amour et de la confiance. Chez lui, Zach a un tourne-disque et je sais qu’il préfère les éditions
originales en vinyle plutôt que les CD ou les téléchargements.
Mon téléphone se met à sonner et les premières notes du dernier tube de Zach couvrent presque
Merry Christmas qui résonne dans mon salon.
Le sourire aux lèvres, je baisse le volume de ma chaîne hi-fi et m’empresse de décrocher.
— Bonjour, mon amour. Je pensais justement à toi.
Ce n’est pas lui qui pousse un soupir à l’autre bout du fil. Mon sang se glace. Je reprends mon
souffle et tente de masquer les tremblements de ma voix.
— Allô ?
— Nicky ?
C’est une voix de femme. Une voix que je ne reconnais pas. Comme je ne réponds pas, elle
reprend :
— Bonjour, c’est Rachel McAllister.
Mon estomac se noue aussitôt. Heureusement, je suis assise ; sinon, mes jambes se seraient
dérobées sous moi. Pourquoi m’appelle-t-elle ? Quelle que soit la raison, les nouvelles sont
forcément mauvaises pour moi. Je réponds d’un ton sec :
— Oui ?
— C’est au sujet de Zach.
Oh, mon Dieu. Que se passe-t-il ? Les murs semblent soudain se resserrer autour de moi.
— Que fais-tu avec son téléphone ?
— Je suis désolée de te déranger…
— Je n’en doute pas. Que fais-tu avec le téléphone de Zach ?
— Il a eu un accident de voiture.
Tout s’effondre autour de moi. Un accident. Zach a eu un accident de voiture. Non, ça ne peut pas
recommencer ! Mon souffle se fait court. Mes yeux se voilent pour revoir les images de la voiture de
Marc le soir de sa mort. Elle était retournée et l’impact l’avait mise dans un piteux état. C’était un tas
de ferraille. Le siège auto d’Andrew avait traversé le pare-brise.
Je dois me reprendre. Il s’agit de Zach, pas de Marc. L’histoire ne peut pas se répéter ainsi. C’est
impossible. Malgré moi, une question m’obsède et elle refuse d’y répondre.
— Rachel ! Que fais-tu avec son téléphone ?
— Je suis navrée, Nicky. Il était avec moi. Il est gravement blessé, tu dois venir au plus vite.
Zach était avec Rachel ?! Elle ment ; il m’avait promis de ne plus la revoir. Le doute s’empare de
moi. Rachel m’avait prévenue qu’il lui reviendrait. Il m’avait promis de garder ses distances avec
elle, il n’a manifestement pas tenu parole. Maintenant, il a eu un accident.
Pas Zach. Ces mots se répètent dans ma tête. Pas lui, je vous en supplie.
Je prends une profonde inspiration.
— Je vois.
Qu’est-ce que je vois au juste ? Qu’il était avec elle ? Qu’il va bien ? Non, ça n’a aucun sens.
— Où est-il ?
— À l’Olympia Medical Center de Los Angeles, répond-elle d’un ton solennel. Je suis désolée.
Je raccroche pour ne pas m’évanouir avant d’appeler Mia à la rescousse.
Mes doigts tremblent en composant son numéro. Elle répond aussitôt. Lorsque j’entends sa voix,
j’ai la gorge serrée et je peine à respirer.
— Mia…
Impossible d’en dire plus. Ma voix est rauque et à peine perceptible. Avant de pouvoir lui
demander de l’aide, j’entends un son de clés.
— J’arrive, je suis là dans dix minutes. Qu’est-ce qui se passe ?
— Zach. Rachel a appelé. Un accident de voiture. Je dois partir tout de suite.
Je suis surprise qu’elle me comprenne malgré mes bafouillages. Elle pousse un juron.
— C’est grave ?
— Je ne sais pas. Elle m’a simplement dit qu’il était à l’hôpital dans un sale état. Mia, il était avec
Rachel.
Sans en entendre davantage, elle comprend mes craintes et ma douleur et je lui en suis
profondément reconnaissante.
— On va se renseigner. Ce n’est pas ce que tu imagines, il y a forcément une explication.
— Tu n’as aucune idée de ce que j’imagine !
Si j’avais assez de forces, je m’en voudrais de répondre sèchement à ma meilleure amie, mais je
n’y peux rien.
Je l’entends soupirer. Sa voix reprend calmement et parvient presque à m’apaiser.
— Si, je l’imagine très bien. Il ne ferait rien avec elle. On parle de Zach, l’homme qui est fou
amoureux de toi. Prépare tes affaires, je viens te chercher et on part à l’aéroport. J’appelle tout de
suite pour réserver les billets.
— Appelle Chase.
— D’accord. Reste chez toi, j’arrive.
À peine dix minutes plus tard, Mia ouvre brusquement la porte et se précipite pour me prendre
dans ses bras. Le sac que je suis parvenue à remplir m’échappe des mains et je m’effondre à genoux,
laissant mes larmes couler. Je pleure car j’ai peur pour Zach, mais aussi parce que je retourne dans
cet enfer dont je croyais être sortie. Je pleure car je perds l’homme que j’aime, et au profit de Rachel,
qui plus est ! L’imaginer avec elle m’obsède, telle l’annonce d’une catastrophe qui défile au bas de
l’écran de télévision. Mia me serre dans ses bras sans dire un mot, attendant que je pleure toutes les
larmes de mon corps avant de reprendre pied. Après un long moment, je finis par m’écarter d’elle
doucement, toujours assise par terre, et lui demande d’une petite voix :
— Est-ce que tu as appelé Chase ? Tu as des nouvelles ?
Mia hoche la tête avec un timide sourire.
— Zach est gravement blessé, mais les médecins gardent espoir. Il a une jambe cassée, quelques
côtes fêlées et un traumatisme crânien. Le médecin l’a plongé dans un coma artificiel en attendant
qu’il désenfle, puis ils le réveilleront petit à petit.
Après le mot « coma », je n’entends plus ce qu’elle me dit. D’ailleurs, je ne réagis pas.
— Chase t’a parlé de Rachel ?
Le soupir de Mia est de mauvais augure.
— Il n’en savait pas plus, si ce n’est qu’elle était à son chevet dans la chambre d’hôpital. Elle est
partie lorsque Jake et Chase sont arrivés. Garrett et Chloé sont en chemin, eux aussi. Nous
éclaircirons cette histoire plus tard, il y a forcément une explication. En attendant, filons prendre cet
avion.
Je hausse les épaules, toujours incapable de la regarder dans les yeux. J’aimerais croire Mia, mais
je ne peux m’empêcher de penser que Zach m’a trahie. Pourquoi m’aurait-il menti s’il n’avait rien à
cacher ? Nous avons discuté au téléphone à peine quelques heures plus tôt et il n’a jamais mentionné
sa visite chez Rachel. Était-ce la première fois ? Jouaient-ils tous les deux un rôle, le soir du dîner
désastreux au Rue21 ? Je refuse de le croire. Sa colère envers elle était sincère. Pour l’instant, je ne
suis sûre que d’une chose : je dois le voir le plus tôt possible.
Mais lui, aura-t-il envie de me voir ?
Mia reprend la parole d’une voix douce et apaisante.
— Chase a fait appel à des pilotes qu’il connaissait. Un avion affrété nous attend. Je n’ai pas pu
réserver de vol public à cette heure-ci.
J’acquiesce sans conviction et la laisse me hisser sur mes pieds. Nous quittons mon appartement et
je ferme la porte à double tour. Il ne me vient pas à l’esprit que les cadeaux pour Zach, sa mère et sa
sœur sont toujours par terre dans le salon.

Les trois heures de vol me semblent durer une éternité. J’ai presque peur de ne jamais entendre la
voix du pilote annoncer la descente vers l’aéroport de Los Angeles. Mia et moi n’avons pas prononcé
un mot de tout le voyage. Je me suis contentée de regarder dehors, perdue dans mes pensées et la
main serrée par celle de Mia.
Pendant ces trois heures, je suis passée par toutes sortes d’émotions, me remémorant les instants
de bonheur partagés avec Zach depuis notre rencontre. Je repense au premier soir au bar, quand j’ai
envisagé de sortir de mon deuil, à sa véhémence pour me retenir lorsque j’ai quitté la tournée à
Philadelphie, à la chaleur dont il m’a enveloppée quand je lui ai présenté Marc et Andrew au
cimetière. J’ai laissé un homme entrer dans ma vie.
Je repense à ce sentiment de plénitude qu’un simple regard ou sourire de sa part me procurait, à
sa façon de m’apaiser en un instant rien qu’en posant la main au creux de mes reins. Grâce à ce geste
simple, je me sentais en sécurité, protégée et aimée. Est-ce la fin d’un rêve ?
Je ne m’aperçois des larmes qui coulent sur mes joues que lorsque Mia les essuie du revers de la
main. Elle ne dit rien et se contente de me regarder scruter les nuages noirs que nous surplombons.
C’est exactement ce que je ressens : le spleen.
Ce n’est pas déjà fini. Comment ai-je pu tomber amoureuse si c’est pour tout voir disparaître dans
le mensonge ou dans l’horreur d’un accident de voiture ? Mon front repose contre la vitre froide du
hublot tandis qu’un sanglot s’échappe de ma gorge. Un accident de voiture. Je ferme les yeux pour
tenter en vain de faire disparaître toutes les images traumatisantes de tôle froissée et de draps
recouvrant les amours de ma vie.
Le cœur serré par une frayeur douloureuse, je me répète que Zach va bien. Il est hors de question
de perdre encore une fois celui que j’aime.
Peut-être est-il déjà trop tard. Même s’il s’en sort, notre couple survivra-t-il ? J’ai confiance en
lui, en nous, et pourtant je ne peux que constater la vitesse à laquelle notre histoire a évolué. Après
tout ce que j’ai vécu, la vie m’a prouvé que la notion « pour toujours » pouvait malgré tout trouver
une fin.
La voix sourde de Mia me sort de mes pensées alors que l’avion termine sa course sur la piste
d’atterrissage.
— Jake arrive pour nous récupérer à l’aéroport. Chase a préféré rester à l’hôpital, au cas où.
Le regard perdu par le hublot, j’acquiesce d’un hochement de tête. Les lumières éblouissantes
défilent au bord de la piste. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est. Lorsque Rachel a appelé, il devait
être 19 heures. Si on ajoute les trois heures de vol et le décalage horaire… Je suis trop fatiguée pour
faire le calcul.
Malgré tout, je laisse mon esprit errer vers des spéculations mathématiques pour ne pas avoir à
regarder Mia. Si je tourne la tête vers elle, je fonds en larmes ; or je ne suis pas encore prête à laisser
sortir le torrent de désespoir qui me compresse la poitrine.
— Il ne te tromperait jamais, murmure la douce voix de Mia.
Elle veut me rassurer, mais j’aimerais parler d’autre chose. Alors je l’ignore et laisse mon silence
faire office de réponse.
Pour la première fois depuis que je le connais, Jake ne sourit pas en nous accueillant dans le hall
des arrivées. Il me serre contre lui comme pour me rassurer. Je me laisse faire, sans trouver la force
de lui rendre son étreinte.
Je l’entends chuchoter dans mes cheveux d’un air solennel :
— Il va s’en sortir, Nic. Je te le jure.
Je hoche la tête et m’écarte juste assez pour lever le menton vers lui.
— Il y a du nouveau ?
— Pour ce qui est de sa jambe gauche, le péroné est cassé mais ce n’est rien de grave. Les
médecins l’opèrent demain. Il a aussi quelques côtes fêlées, mais elles se remettront toutes seules. On
lui a fait passer un scanner et un IRM il y a quelques heures. Son cerveau a légèrement enflé…
Sa voix chevrote jusqu’à finalement s’éteindre. Je prends conscience à cet instant que je ne suis
pas la seule à m’inquiéter pour Zach. Il est mon petit ami, mais Jake et les autres sont ses amis, ses
frères. Jake est aussi terrifié que moi.
Je lui serre la main pour lui donner le courage de poursuivre. D’un mouvement de tête vif, il
chasse ses idées noires et prend une profonde inspiration avant de poursuivre :
— Il était chez Rachel. Elle lui a tendu un piège pour l’attirer là-bas et avait appelé des paparazzis
pour le prendre en photo alors qu’il sortait de chez elle.
Je pousse un gémissement d’horreur. Je n’arrive pas à le croire qu’elle ait fait ça. Cette fille a
beau être une teigne, je n’imaginais pas qu’elle essaierait de le piéger ainsi.
— Ouais, je sais, elle est tarée. Elle espérait que tu tomberais sur les photos et que tu le quitterais.
Jake est visiblement mal à l’aise de devoir m’apprendre le petit manège stupide de Rachel. Je ne
lui en veux pas.
Les poings serrés le long du corps, je sens la rage monter en moi à l’idée que cette femme puisse
aller aussi loin.
— Et ensuite ?
La fureur m’empêche de prononcer une phrase complète, mais je dois à tout prix savoir ce qui
s’est passé.
— Il s’est rendu compte de la supercherie au moment où les journalistes se garaient devant la
maison. Zach s’est précipité dans sa voiture et les autres l’ont pris en chasse. À cause d’un virage trop
serré, il a foncé dans une barrière et la voiture est partie en tonneaux.
D’un geste vif, je lève la main pour le faire taire. Je n’ai pas envie d’en entendre davantage.
Rachel est la cause de l’accident. Étrangement, je suis loin d’être soulagée en apprenant que Zach ne
me trompait pas. Au contraire, ma haine contre Rachel ne cesse de croître et me prive de toute mon
énergie. Mia me prend par l’épaule et me fait monter en voiture sans que je m’en aperçoive. Sur le
chemin de l’hôpital, je ne prononce pas un mot. J’ignore si Mia et Jake en font autant, mon esprit est
trop occupé à chercher le meilleur moyen de faire regretter à Rachel d’être venue au monde.

Chapitre 24

Une fois arrivés à l’hôpital, Jake nous conduit jusqu’à la salle d’attente du deuxième étage.
Aussitôt, je m’écroule dans les bras de Melody et fonds en larmes. Toutes les émotions contenues
pendant des heures se libèrent enfin dans les bras de la mère de Zach qui me réconfortent comme
ceux de ma propre mère. En silence, elle me berce un moment, attendant les dernières larmes.
— Il va s’en sortir.
Ses mots apaisent mon chagrin comme personne n’y est parvenu jusque-là. La force qui émane
d’elle m’inspire car j’en manque terriblement. L’histoire se répète dans les mêmes circonstances
tragiques.
— Je ne peux pas le perdre, lui aussi. Pas comme ça.
Mes larmes continuent de couler sur l’épaule de Melody alors qu’elle me guide doucement vers
un siège sans relâcher son étreinte.
— Je sais, susurre-t-elle. Mais il va s’en sortir, Nicky.
Je m’assieds et essuie mes larmes. Sur le siège d’à côté, Jake est penché en avant, la tête dans les
mains. En face, Garrett est assis dans la même position et Chloé lui caresse doucement la nuque. Je
suis heureuse de la voir mais ne parviens pas à lui sourire. Elle semble le comprendre et hoche la tête
d’un geste amical. Je lève le visage vers Sammy et lance une tentative pathétique de lui sourire. La
jeune femme semble totalement perdue ; son caractère habituellement explosif a disparu derrière un
brouillard épais d’affolement et d’inquiétude. Je me lève pour la rejoindre et la prendre dans mes
bras. Zach est son frère, l’être qui lui est le plus cher au monde. Nous avons tous notre manière à
nous de nous faire du souci pour lui. Il n’y a pas que moi et je dois faire preuve de courage.
Je souffle à Sammy d’un ton calme :
— Tout ira bien.
Nous nous installons toutes les deux à côté de Melody. Mia est assise juste en face de nous, à côté
de Chase qui lui murmure quelque chose à l’oreille. Il repose la tête contre sa tempe mais Mia ne
parvient pas à détourner son regard inquiet de moi.
Les dernières heures ont été particulièrement éprouvantes. Des images de l’accident de Marc et
Andrew surgissent soudain devant mes yeux. Elles ne me quittent plus depuis l’appel de Rachel et je
n’arrive décidément pas à m’en débarrasser. Un sanglot me saisit à la gorge et je me jette dans les
bras de Mia.
— Je ne peux pas revivre ça ! Marc…
— Zach n’est pas Marc, rectifie-t-elle avec douceur et assurance. Garde ça en tête, ma chérie. Zach
s’en sortira, lui.
Entre Jake et Mia, je me sens choyée. Le silence tombe peu à peu dans la salle d’attente aux murs
blancs et froids. Les hôpitaux pourraient faire l’effort d’installer des sièges plus confortables que ces
chaises en plastique pour les proches plongés dans une attente sans fin. D’ailleurs, ces chaises me font
penser au fauteuil en forme d’œuf, dans le salon du studio. Je sombre dans une nouvelle crise de
larmes en repensant aux événements de cette fameuse journée où Zach m’a demandé d’emménager
chez lui.
Dans l’attente de quelque nouvelle, le temps se suspend au-dessus de nos têtes. Un coup d’œil à
l’horloge m’informe qu’il est 22 heures, c’est-à-dire minuit pour moi avec le décalage horaire. La
fatigue devrait se faire sentir, mais je n’ai pas sommeil. Je vérifie de nouveau l’heure après ce qui me
semble être une éternité, mais seulement cinq minutes viennent de passer. Pourvu que le médecin
apporte bientôt des nouvelles de Zach. Je refuse de partir avant de le voir. D’ailleurs, je ne quitterai
pas cette salle d’attente sordide sans lui. J’aimerais avoir de ses nouvelles, quelles qu’elles soient.
La porte s’ouvre enfin sur un homme vêtu d’une longue blouse blanche qui s’approche d’un pas
solennel. Melody redresse les épaules, prête à l’entendre. Le médecin lance un bref regard à
l’assemblée avant de revenir à elle, puis à Sammy, assise à côté de sa mère. La jeune fille me prend
vivement la main et la serre de toutes ses forces. Mia est assise par terre devant moi, les bras autour
de ma taille, tandis que Jake a une main posée sur mon épaule. Ce geste lui apporte autant de
réconfort qu’à moi, j’en suis bien consciente.
— Madame Walters, annonce le médecin sur un ton neutre voire las. Nous avons reçu les résultats
des examens de votre fils.
Les yeux rivés sur l’homme à la stature imposante, je me prépare aux nouvelles.
— Nous n’avons trouvé aucune trace d’un dommage physique irréversible. Toutefois, il reste
quelques contusions qui devraient s’estomper dans les jours à venir. Nous diminuerons les doses du
traitement petit à petit.
— Quand se réveillera-t-il ? s’inquiète Melody.
— Une fois que les effets de l’anesthésiant auront totalement disparu, cela dépendra de lui et de
son rétablissement. Cela peut prendre de deux à quinze jours.
J’étouffe un cri de surprise. Zach dans le coma pendant deux semaines ? Je demande dans un
souffle :
— Puis-je le voir ?
Le médecin tourne vers moi son visage surpris, puis secoue la tête.
— Je suis navré. Seule la famille y est autorisée.
— Elle fait partie de la famille ! s’insurge Sammy.
J’arbore malgré moi un sourire fier lorsqu’elle serre ma main un peu plus fort. Elles m’ont
intégrée au sein du clan familial. Le médecin semble perplexe, mais il capitule finalement dans un
hochement de tête, sans être sûr de la croire.
— Très bien, mademoiselle. Allez-y. Mais ensuite plus personne ne dérangera le patient. Chambre
209.
— Merci, docteur Hassen.
Melody invite le médecin à prendre congé avec un sourire poli mais visiblement triste. Lorsque la
porte se referme, un soupir de soulagement général résonne dans la pièce. La tension qui pesait sur
chacun s’apaise enfin et nous échangeons des regards rassurés.
Melody reprend d’une voix faible mais confiante :
— Zach s’en sortira très bien. Je vous l’ai dit : mon fils est trop entêté pour se laisser abattre.
Indemne, ben voyons !
Heureusement, mon éducation me permet de garder cette réflexion pour moi. Soudain, je prends
conscience qu’elle n’a pas encore vu son fils, et pourtant j’ai demandé à le voir. Quelle preuve
d’égoïsme de ma part ! Toutefois, tout le monde semble comprendre pourquoi il est si important pour
moi d’aller voir Zach.
— Cela ne vous dérange pas ?
Elle hoche simplement la tête.
— Allez-y.
Mia m’aide à me relever de ma chaise.
— Je t’accompagne jusqu’à la porte, déclare-t-elle sur un ton sans appel.
De toute manière, si j’avais eu la force de contester, je ne l’aurais pas fait. J’ai trop besoin d’elle.

J’étais très loin de m’imaginer la scène qui m’attend dans la chambre de Zach. Devant la porte
close, je respire de petites bouffées d’air, m’efforçant de garder le contrôle de mon angoisse, mais
une fois sur le seuil, je ne peux retenir un cri d’effroi.
La jambe gauche de Zach est posée par-dessus le drap, recouverte de bandages jusqu’au genou.
Une grande partie de son visage est couvert de sparadrap, et le peu de peau à l’air libre passe par
toutes les couleurs, du rose au pourpre en passant par le noir. Mes jambes flageolent et je prends
appui sur l’épaule de Mia pour ne pas m’effondrer. J’observe sa chambre aseptisée, les tubes dans
lesquels les gouttes tombent en contretemps sur le rythme des bips des machines, créant une sorte de
mélodie macabre.
J’approche une chaise du chevet de Zach. Mia est peut-être encore là, ou s’est-elle éclipsée, je n’y
fais plus attention. Il n’y a que Zach qui m’importe, l’homme que j’aime, celui qui m’a fait
redécouvrir l’amour, cet être allongé là, inerte. Son sourire de charmeur n’est plus là pour me
réconforter, il ne reste que les traits détendus d’un homme endormi.
Que ne donnerais-je pas pour le rejoindre dans son rêve et quitter le cauchemar qu’est redevenue
ma vie depuis quelques heures. Je laisse reposer ma tête sur sa main droite. Les mots ne me viennent
pas. Est-il important de parler dans de telles circonstances ? Il ne m’entendrait sans doute pas. Je suis
devant un mur, sans savoir quoi dire ni quoi faire. La peur me paralyse.
Et puis, les larmes affluent. Elles glissent en silence le long de ma joue et sur sa main, que je ne
sais comment saisir sans lui faire plus de mal. Les médecins ont beau me promettre son
rétablissement, je ne le croirai que lorsque je le verrai de mes yeux. Pour l’instant, ils sont fermés
tandis que j’inspire l’odeur de la main de Zach et la couvre de baisers. Au fond, caché derrière
l’odeur des produits aseptisés, je perçois ce parfum qui m’a toujours attirée à lui. Les minutes passent
et j’ai les yeux rouges lorsque la main de Mia qui se pose sur mon épaule me fait tourner la tête vers
elle.
— Les cinq minutes sont passées, Nic. Il faut partir.
Je ne peux pas le quitter. Si je m’en vais, je ne le reverrai peut-être jamais. Et si quelque chose de
terrible survenait en mon absence ?
— Je ne peux pas…
Une infirmière entre et murmure quelque chose au sujet du temps de visite écoulé et Mia m’aide à
me relever. Mes yeux ne quittent pas la main de Zach, la seule partie de son corps qui ne soit pas
recouverte d’hématomes. Elle est parfaitement dessinée, malgré quelques callosités causées par les
cordes de guitare. Il y a seulement une semaine, cette main était encore pleine de vie, pleine de force,
et se promenait sur mon corps. J’aimerais tant la sentir encore sur moi. Seules les mains de Zach
sauraient effacer le chagrin qui me consume.
— Nous reviendrons demain matin, Nic.
Je ne réponds pas. Partir est la dernière chose dont j’aie besoin. J’ai envie de hurler à l’injustice
de voir un être si parfait et adorable que Zach allongé sur un lit d’hôpital. D’ailleurs, que fait-il ici ?
Que s’est-il passé et pourquoi était-il chez Rachel ? Son nom résonne dans ma tête et me fait soudain
redescendre sur terre. Je prends alors conscience que je suis là, devant une infirmière impatiente. Je
repose les yeux sur Zach et libère enfin sa main avant de me laisser emporter par Mia dans le couloir.
J’ai besoin de lui dans ma vie, mais une question reste en suspens : veut-il de moi ?
Dans la salle d’attente, seuls Chase, Melody et Sammy sont restés. Des bras m’enserrent tandis que
je m’écroule sur une chaise. Ma tête retombe lentement sur le dossier et j’entends des paroles
envisageant de rentrer à la maison pour la nuit et de revenir demain matin. Les mots semblent
provenir de l’autre bout d’un tunnel dans lequel je m’enfonce irrémédiablement.
— Je ne partirai pas, dis-je dans un murmure.
En ouvrant les yeux, j’examine les visages inquiets penchés au-dessus de moi.
— Allez-y. Je reste. Je ne le quitterai pas.
Ils semblent comprendre qu’il n’y a pas à discuter. Avec un hochement de tête, ils s’éloignent et
quittent la pièce. Mia s’en va, elle aussi. Je l’aime très fort, car elle comprend parfaitement que j’aie
besoin d’être seule pour me remettre des récents événements.
Avant de partir, elle dépose un baiser sur mon front.
— Je te rapporterai une couverture et des vêtements. À demain matin, à la première heure.
Je me fiche des vêtements et de la couverture, mais j’acquiesce sans discuter. Toute la nuit durant,
je me tourne et me retourne sur la chaise jusqu’à finalement me laisser emporter dans un sommeil
agité.

La semaine suivante, je refuse de quitter le chevet de Zach. Noël arrive puis repart, cela ne me fait
ni chaud ni froid. C’est à peine si j’ai songé aux cadeaux oubliés sur le tapis de mon salon la semaine
dernière, avant l’appel de Rachel. Je n’ai qu’une pensée en tête : le voir ouvrir les yeux. Mia et les
Walters passent leurs nuits chez Zach. Parfois, quelqu’un entre dans la chambre d’hôpital pour
m’apporter à manger ou de quoi me changer. Mais j’ai l’esprit ailleurs. Je n’irai nulle part avant le
réveil de Zach.
— Bonjour, ma puce, me lance doucement Mia depuis le seuil.
Sa douce voix laisse penser qu’elle a peur de réveiller quelqu’un. Elle ne devrait pas, je n’ai pas
dormi depuis des jours. Quant à Zach, je ne suis pas sûre qu’il entende quoi que ce soit. Tandis qu’elle
entre à pas de loup, je me retourne vers lui, dont le visage tuméfié guérit peu à peu. Le violet foncé a
laissé place à un jaune clair, les bandages autour de sa tête ont été retirés et les égratignures causées
par le bris de glace ont déjà cicatrisé. Si l’on oublie sa jambe bandée, on croirait presque qu’il s’est
simplement bagarré.
Il n’est plus sous traitement ni sous respiration artificielle depuis hier. Nous attendons avec
impatience que son cerveau se remette suffisamment pour lui permettre de se réveiller de lui-même.
Chaque jour, le Dr Hassen passe nous voir sans nouvelles à annoncer. Le scanner et l’IRM ne
démontrent aucun dommage cérébral, mais nous n’en serons sûrs qu’à son réveil. D’après les
médecins, il pourrait mettre jusqu’à deux semaines pour reprendre conscience et ils ne semblent pas
inquiets de le voir encore endormi.
Contrairement à eux, je n’en peux plus d’attendre. Une semaine de plus me serait une torture. Et
s’il ne se réveillait pas après les quinze jours annoncés ? Que ferions-nous ? Je n’ai pas osé poser ces
questions qui me hantent pourtant jour et nuit.
— Je t’ai apporté le petit déjeuner, m’informe Mia d’une toute petite voix. Des œufs et du bacon,
c’est bon pour la ligne.
Dans un grognement, je rétorque :
— Je ne suis pas d’humeur à rire, Mia.
Rien ne justifie mon ton cassant, mais rendons-nous à l’évidence : je n’ai pas dormi depuis des
jours, mon dernier vrai repas remonte à une bonne semaine et l’homme que j’aime est plongé dans le
coma. Alors non, je n’aime pas le matin.
En revanche, Mia n’y est pour rien. Ce n’est pas sur elle que je dois m’acharner, mais sur Rachel ;
or, j’ai entendu dire qu’elle était partie à Las Vegas pour un tournage. Pour elle, la vie est rose. Elle
provoque un accident grave, puis quitte l’État, l’esprit léger, nous laissant ramasser les morceaux
derrière elle. Aujourd’hui, ma haine à son égard est plus grande encore que la semaine dernière.
Je me retourne vers Mia pour m’excuser.
— Ce n’est rien, Nic.
La faim se fait sentir dans mon estomac lorsque je saisis le sac plastique qu’elle me tend.
Après quelques minutes de silence, mon petit déjeuner touche à sa fin et Mia se tient nerveusement
au pied du lit.
— J’ai appelé mon futur patron de New York, aujourd’hui.
Je proteste d’un ton sec :
— Je t’interdis de refuser le poste à cause de moi.
Son silence confirme mes craintes.
— Rappelle-les et dis-leur que tu as changé d’avis. Tu dois accepter ce travail !
— Je ne veux pas te quitter.
Sa voix fluette peine à couvrir le brouhaha de l’hôpital. Je me lève et la saisis par les épaules.
— Tu dois à tout prix accepter, Mia. Ne t’inquiète pas pour moi. Melody et Sammy restent là et
mes parents arrivent le week-end prochain. Ne remets pas ta carrière entre parenthèses pour moi.
Je lance un bref regard vers Zach.
— Et puis, quand il se réveillera, tout redeviendra comme avant.
J’aimerais tant pouvoir le croire.
Les épaules droites et le menton haut, je regarde Mia avec insistance.
— Fais-le pour moi, s’il te plaît. Épargne-moi la responsabilité de t’avoir fait manquer le job de
tes rêves. Je te promets que tout va bien.
Avec un hochement de tête, elle sort dans le couloir pour rappeler son patron. J’espère qu’il
comprendra la situation. Nous passons ensuite le reste de la matinée à discuter de la vie qui l’attend à
New York. Pour la première fois depuis une éternité, Mia parvient à me faire sourire en mentionnant
le nom de Chase à de nombreuses reprises. Cela peut paraître logique, puisqu’il vit là-bas, mais elle
en parle avec une telle sérénité que je me sens heureuse qu’elle ait rencontré quelqu’un. Et puis elle a
enfin décroché le poste pour lequel elle travaille dur depuis six ans.
Notre conversation est ponctuée par mes larmes ; ses rêves se réalisent, mais quand en ira-t-il de
même pour les miens ? Je m’efforce de mettre mes doutes de côté pour profiter pleinement du
bonheur de ma meilleure amie. Quelques heures plus tard, elle va annoncer la nouvelle à Chase.
Je passe le reste de la journée et la nuit suivante dans ma chaise inconfortable, au chevet de Zach.
La vie continue pour Mia. Elle s’en va alors que moi, je suis coincée dans une impasse. Vais-je
enregistrer un album ? Si la réponse est non, comment vais-je gagner ma vie ? Où vais-je habiter s’il
arrive quelque chose à Zach ?
J’ai la sensation que ma tête va exploser à cause de ce tourment incessant. Le chagrin succède à la
douleur, qui mène au chagrin, c’est un cercle sans fin qui draine toute mon énergie. Zach doit me
revenir, il ne peut en être autrement. Je dois à tout prix savoir si j’ai toujours une place dans son cœur
et dans sa vie. Pour toujours, exactement comme nous l’avions prévu.
C’était il y a si longtemps, me semble-t-il. Ma tête se pose lourdement sur la main de Zach et je
ferme les yeux dans l’espoir de parvenir à trouver le sommeil cette nuit.


Chapitre 25

Au pied du lit de Zach, Chase et moi discutons de l’aménagement de Mia à New York lorsque
quelqu’un frappe doucement à la porte de la chambre. Il s’agit sans doute de Melody, de Sammy ou
d’un autre visiteur. Ce à quoi je ne m’attends pas en me retournant, c’est de découvrir Rachel sur le
seuil de la pièce.
Comment ose-t-elle apparaître tout apprêtée et bronzée comme si elle revenait de vacances aux
Caraïbes ?! Comment peut-elle apparaître si épanouie après avoir provoqué un tel drame ? Chase me
serre le bras très fort, mais je ne lui en veux pas. Il me retient de la frapper. Je n’ai jamais fait preuve
de violence de toute ma vie, mais j’avoue qu’en la voyant mes poings se serrent et je vois rouge.
— Comment va-t-il ? s’enquiert Rachel.
Un éclair de culpabilité luit dans son regard. Cette manipulatrice fait preuve de remords, j’espère
qu’elle en souffrira toute sa vie. Après tout, c’est sa faute si Zach est ici.
— Tu l’as plongé dans le coma, Rachel. Comment veux-tu qu’il aille ?
Mes mots sortent comme du venin, je ne prends pas la peine de dissimuler ma haine.
— Oui, je le sais.
Rachel parle d’un ton à peine audible, comme poussée par un sentiment de honte, à mon sens
justifié.
— Je suis sincèrement désolée. Tout est ma faute, je croyais…
Elle s’interrompt pour regarder Chase.
— Puis-je parler à Nicky seule à seule ?
Je serre brièvement la main de Chase pour lui signifier que tout va bien. En réponse, son regard
semble me dire : « S’il te plaît, ne la tue pas. » Je souris et hoche la tête. Avant de quitter la pièce, il
murmure quelque chose à l’oreille de Rachel. Étant donné la mine décomposée de la jeune femme, je
suppose que ce n’était pas un salut amical.
En voyant Rachel s’approcher de moi pour s’asseoir dans la causeuse, j’ai un mouvement de
recul. Les mains nerveusement ramenées sur ses genoux, elle cherche ses mots sous mon regard noir.
Elle prend finalement la parole d’une voix douce.
— J’ai aimé Zach pendant des années.
Ce n’est pas une surprise pour moi.
— Et je savais que ce n’était pas réciproque. Pourtant, j’ai patiemment attendu dans l’espoir de
voir changer ses sentiments à mon égard. À chacune de ses conquêtes, j’espérais qu’il prendrait
conscience que mon amour valait plus que ces flirts sans lendemain. Mais le soir de la cérémonie, j’ai
tout de suite vu qu’il te portait un amour sincère. Toutes les fois où nous avons été ensemble, Zach et
moi, j’ai rêvé qu’il me regarde et m’étreigne comme il l’a fait avec toi ce soir-là. Je l’avais
définitivement perdu, mais je n’étais pas prête à renoncer.
Rachel marque une pause pour enfouir son visage dans ses mains, les larmes ruisselant le long de
ses joues. Si elle ne s’était pas comportée comme une garce, je pourrais la prendre en pitié.
— Je n’ai jamais voulu ça. J’ai été idiote de l’attirer chez moi. Lorsqu’il a compris la supercherie,
il était si furieux qu’il a claqué la porte en oubliant son téléphone portable.
Les larmes coulent de plus belle tandis qu’elle se force à revivre la scène.
— À quelques centaines de mètres, j’ai entendu l’accident et ai tout de suite su que c’était lui ou
l’un des photographes. Je me suis rendue sur les lieux aussi vite que possible mais un paparazzi avait
déjà appelé une ambulance. Ce n’était pas ce que tu croyais, Nicky.
Debout les bras croisés, j’écoute en silence sans la regarder ni lui répondre.
— Il insistait sur son amour pour toi, je tiens à ce que tu le saches. Rien ne s’est passé entre nous.
Il est venu sous la contrainte ; je l’ai appelé en feignant la panique, prétextant qu’un cambrioleur
s’était introduit dans ma maison. Je savais qu’il m’aiderait si j’étais en danger. L’idée de le perdre
m’était insupportable et, après ce qui s’est passé au Rue21, je devais tenter ma chance une dernière
fois pour en avoir le cœur net. Je suis désolée. Je ferais n’importe quoi pour arranger les choses.
Ses aveux me font une belle jambe. La seule chose qui me réchauffe le cœur est d’apprendre que
Zach m’est resté fidèle. Plus jamais je ne douterai de ses sentiments.
— Tu en as assez fait, Rachel.
Je prononce ces mots froidement. Peu importe que mes paroles soient blessantes, elle mérite de
souffrir à son tour, pour comprendre la gravité de ses actes.
— Si Zach est dans ce lit d’hôpital, c’est à cause du harcèlement stupide que tu as fait subir à cet
homme qui ne t’aime pas.
Rachel sait qu’elle doit s’abstenir de tout commentaire. Elle hoche simplement la tête et murmure :
— Je sais. Je te promets de ne plus jamais m’interposer entre vous.
Les lèvres pincées, je serre les poings en la regardant se lever et effleurer doucement la main si
parfaite de Zach. Elle se penche au-dessus du lit pour chuchoter des excuses à son oreille, puis quitte
la pièce, emportant avec elle une épaisse bourrasque de tension presque palpable.
Je reprends place auprès de Zach et laisse mes larmes couler sur sa main. Je me sens à la fois
soulagée qu’il ne veuille pas d’elle et furieuse d’avoir pu douter de son honnêteté et des paroles
réconfortantes de Chase et Mia ces derniers jours. Si je pleure à chaudes larmes, c’est également
parce que je suis terrifiée à l’idée qu’il ne se réveille pas comme l’ont annoncé les médecins.
Qu’adviendra-t-il de moi si je perds une seconde fois un être que j’aime désespérément ?

Sa main a bougé.
C’est la première chose qui me vient à l’esprit lorsqu’une légère pression sous ma joue me
réveille en sursaut. J’ai peut-être rêvé ; après tout, c’était à peine perceptible.
Sa main bouge de nouveau, cette fois plus nettement. L’espoir enfle dans ma poitrine tandis que
mon regard scrute en allers et retours incessants les yeux puis la main de Zach.
Huit jours. J’ai attendu pendant huit jours le moindre signe de réveil. Ses paupières clignent une
première fois, s’ouvrent à peine, puis se referment aussitôt, provoquant en moi une explosion de joie.
Je me précipite sur le bouton rouge pour appeler l’infirmière. Zach se réveille !
Je prends ensuite sa main, impatiente de le voir bouger de nouveau. À ma grande surprise, je sens
ses doigts se refermer sur les miens. Mes yeux humides ne peuvent se détourner des siens pour ne pas
manquer une seule seconde de son réveil.
L’infirmière entre dans la chambre quelques minutes plus tard et je tourne la tête vers elle, le
sourire aux lèvres.
— Ses doigts ont bougé et ses yeux se sont ouverts une ou deux fois. Je crois qu’il se réveille !
Sans un mot, elle me rend mon sourire puis s’approche de Zach pour prendre son pouls et
vérifier la réaction de ses pupilles à la petite lampe torche.
— Je vais prévenir le Dr Hassen, déclare-t-elle finalement. Si vous dites vrai, il mettra peut-être
encore quelques heures, voire un jour ou deux, à se réveiller totalement.
L’infirmière s’approche de moi et pose une main réconfortante sur mon épaule.
— Ne baissez pas les bras. C’est très encourageant. Il ne devrait plus tarder à reprendre
connaissance.
Avec un sourire serein, elle quitte la chambre.
Melody et Sammy me rejoignent aussitôt après avoir entendu la nouvelle et passent quelques
heures à faire les cent pas autour de moi. Je ne serai plus seule avec lui et partagerai l’espace confiné
autour du lit de Zach. Ce n’est pas grave, car seul son réveil m’importe, désormais.
Lorsque le Dr Hassen fait enfin son entrée, l’état de fatigue est général mais nous sommes trop
excitées et impatientes pour partir nous reposer. Tandis que le médecin prend la température de Zach,
je pousse un cri de surprise en sentant la main de ce dernier serrer doucement la mienne. Le Dr
Hassen me sourit et hoche la tête.
Zach bouge une nouvelle fois et pousse un grognement, ce qui fait sursauter Sammy et Melody,
qui se lèvent aussitôt de la causeuse pour s’approcher du lit. Nous retenons notre souffle tous les
quatre dans l’attente d’un nouveau mouvement. Après ce qui nous semble une éternité, un
gémissement s’échappe de la bouche de Zach. Il prononce un mot à peine audible : « Nicky ».
Les larmes aux yeux, un frisson me parcourt l’échine et je sens mon cœur battre la chamade. La
main réconfortante de Sammy sur mon épaule ne parvient pas à me calmer. Tous les regards sont
posés sur les paupières de Zach qui, dans un tressaillement, s’ouvrent enfin à la lumière. Il observe
faiblement autour de lui, d’un air absent que je ne lui connais pas.
J’essaie de retirer ma main de la sienne pour laisser la place à sa mère ou sa sœur, mais ses doigts
me serrent soudain fermement comme pour m’empêcher de partir.
— Hochez une fois la tête si vous m’entendez.
Zach hoche la tête, permettant ainsi au médecin de continuer.
— Vous êtes à l’hôpital suite à un accident de voiture survenu la semaine dernière.
Zach opine, tournant la tête vers sa mère et Sammy. Lorsque ses yeux se posent enfin sur moi, je
tremble d’émotion et les larmes me montent aux yeux. Tout ira bien, désormais.
— Shh, susurre-t-il.
J’étouffe un petit rire en prenant conscience de la situation : Zach se réveille à peine du coma et il
s’évertue déjà à me consoler. Je sèche mes larmes et reprends sa main.
— Je suis si heureuse…
Sans le quitter des yeux, j’écoute le médecin qui poursuit son diagnostic.
— Vous avez une jambe cassée ainsi que quelques côtes fêlées. Suite à votre traumatisme crânien,
nous vous avons plongé dans le coma. Depuis quelques jours, nous attendions votre réveil.
Le médecin s’approche de Zach pour poser une main bienveillante sur son bras.
— Vos proches se sont fait beaucoup de souci pour vous.
— Où suis-je ?
Sa voix est éraillée, comme s’il avait des bris de verre dans la gorge. Chaque mot doit être une
torture. En tout cas, c’en est une de le voir dans cet état. Il a besoin d’eau. Sammy pense sans doute la
même chose, car elle quitte la pièce discrètement.
— Vous êtes à l’Olympia Medical Center de Los Angeles, répond le Dr Hassen avant de se tourner
vers nous. Je vais devoir lui poser quelques questions et faire des analyses. Si cela ne vous dérange
pas, je vais vous demander d’attendre dans le couloir.
Il peut rêver, je n’irai nulle part.
Zach comprend mon sentiment car il m’étreint la main de plus belle. D’ailleurs, ses doigts
m’enserrent si fermement que j’ai presque envie de lui demander de me lâcher. Évidemment, je n’en
fais rien, j’ai attendu beaucoup trop longtemps. Il peut me serrer aussi fort qu’il le voudra.
— Nicky, reste.
Le Dr Hassen ne cherche pas à négocier ; il sait que c’est peine perdue.
— Très bien, elle peut rester. Mais, dès que possible, je vous ferai passer un nouveau scanner.
Il lève les yeux vers moi et ajoute en souriant :
— Il est évident qu’elle ne pourra pas vous y accompagner.
Zach acquiesce puis reprend d’une voix rauque :
— Pouvez-vous nous laisser un moment ?
J’aimerais lui dire de cesser de parler, mais Sammy entre à cet instant avec un grand verre d’eau.
— Tiens, bois ça par petites gorgées.
En dévorant son frère du regard, elle l’aide à boire, puis se précipite dans ses bras pour
embrasser sa joue sur laquelle il reste seulement quelques traces jaunes.
— Je suis tellement contente de te retrouver ! On a eu si peur ! sanglote-t-elle.
Pour la première fois depuis son réveil, Zach libère ma main pour enlacer sa petite sœur, ravalant
lui-même des larmes de joie. Sammy se redresse en silence et sèche ses larmes. Je vois bien qu’elle se
sent soudain beaucoup mieux.
Je recule de quelques pas pour laisser la petite famille se retrouver, sans pour autant quitter son
champ de vision. Elles rayonnent toutes les deux de joie et je me contente d’observer, même si j’ai du
mal à réprimer l’envie de les pousser dehors pour me blottir contre lui.
Quelques minutes plus tard, le Dr Hassen est déjà de retour. Melody et Sammy quittent alors la
pièce en déposant chacune un baiser sur ma joue.
— Je vous avais dit qu’il s’en sortirait, me lance Melody, radieuse, en refermant la porte.
Je lui souris et retourne prendre place sur ma chaise au chevet de Zach.

Soulagée, je retrouve toute ma sérénité tandis que Zach répond aux questions sans signe de
problème cérébral. Il sait renseigner le médecin sur l’année en cours, le mois, sa date d’anniversaire,
son nom complet et diverses anecdotes survenues ces derniers mois. Tout semble se passer à
merveille et, à chacune de ses réponses, je me détends un peu plus.
Entre chaque question, Zach me regarde longuement, effaçant le doute de mon esprit concernant
ses sentiments vis-à-vis de Rachel. Si mes craintes s’avéraient justifiées, il ne me serrerait pas la main
avec tant de passion dans le regard.
Maintenant, j’en suis certaine.
Mes lèvres pincées au début du questionnaire se sont peu à peu détendues en un timide sourire.
L’amour qui me lie à cet homme est tout ce qui compte à mes yeux.
Toutefois, je ne peux m’empêcher de serrer sa main presque trop fort lorsque le Dr Hassen lui
demande ce dont il se souvient du jour de l’accident. Le regard soudain triste, Zach cherche ses mots
avant de murmurer, sans me quitter des yeux :
— Je suis désolé.
— Ce n’est rien, Zach.
Du revers de la main, je chasse doucement une larme qui coule sur sa joue dans l’espoir de
chasser aussi sa douleur.
Il secoue énergiquement la tête et jette un bref regard au médecin avant de revenir à moi.
— Rachel m’a menti. Elle m’a appelé, paniquée, en me disant qu’un cambrioleur s’était introduit
chez elle.
Ses doigts se referment sur les miens.
— Sa maison est à quelques rues de la nôtre.
La nôtre ? À ces mots, des larmes de joie me piquent les yeux. Je n’étais pas vraiment inquiète au
sujet de Rachel, mais j’avais besoin de l’entendre parler de moi comme si nous vivions déjà sous le
même toit.
Zach reprend son souffle avant de poursuivre :
— Rachel ne voulait pas être seule en attendant l’arrivée de la police. Je me suis précipité chez
elle. Tout le rez-de-chaussée était sens dessus dessous, des bris de verre jonchaient le sol, j’ai eu très
peur pour elle, alors je l’ai laissée me prendre dans ses bras.
Les derniers mots sortent comme du venin et son visage se déforme d’horreur. Je hoche la tête
pour l’encourager à continuer.
— Elle m’a embrassé.
Ma mâchoire se crispe à la seule pensée que cette femme a planifié ce ridicule stratagème pour
gagner le droit d’accès aux lèvres de Zach. J’entends l’histoire pour la seconde fois ; un nœud se
forme dans mon estomac.
— Je suis sincèrement désolé, ma chérie.
— Ne t’inquiète pas, ça n’a plus d’importance.
— En voyant tous les photographes surgir dans le jardin, j’ai compris le traquenard et ai
violemment repoussé Rachel pour me précipiter à ma voiture. Je voulais m’en aller de là et t’appeler
pour tout te raconter, mais je ne trouvais pas mon téléphone, et…
Il s’interrompt et lève les yeux vers le médecin.
— Après ça, je ne me souviens de rien.
Le Dr Hassen hoche la tête. Après un instant de silence, le médecin quitte finalement la chambre en
promettant de revenir pour emmener le patient au scanner. J’ignore s’il a terminé son interrogatoire
ou s’il comprend notre besoin de nous retrouver seuls.
— Tu as laissé ton portable chez Rachel. Elle l’a utilisé pour m’appeler et me prévenir que tu
avais eu un accident.
Zach écarquille les yeux de surprise.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Que tu étais chez elle.
Ce premier appel de Rachel m’avait plongée dans une inquiétude profonde que Zach lit sans doute
sur mon visage, puisqu’il s’empresse de tendre la main vers moi, mais je me dérobe à son contact.
— Elle a simplement dit que ce n’était pas ce que je croyais, sans plus. Je ne savais rien d’autre.
J’ai eu si peur…
Je n’en dis pas davantage, car ce qui me faisait réellement peur n’a plus d’importance, désormais.
— Hier, Rachel est venue m’expliquer tout ce qui s’est passé. Je la déteste toujours autant, mais tu
n’as rien à te reprocher.
— Tu es tout pour moi, Nicky.
Ses lèvres esquissent enfin le sourire qui me manquait tant. Folle de joie, je me jette dans ses bras.
Je connaissais ses sentiments pour moi, mais ces mots ne font qu’accroître mon amour pour lui. Je
veux rester à ses côtés. Pour toujours. Loin de m’effrayer, cette perspective m’enchante.
— Épouse-moi.
À ces mots, je me libère vivement de son étreinte. Ai-je bien entendu ? Ou ai-je imaginé ce que je
rêvais de l’entendre me dire, alors que je n’en prends conscience que maintenant ? Ce n’est pas le
contexte idéal, avec ses bandages tout autour de la tête et son cathéter planté dans le bras.
Pourtant, son sourire est toujours là, plus éclatant que jamais.
— Je pensais te faire ma demande autrement, mais je refuse de passer une minute de plus sans toi.
Je t’aime et je veux vivre à tes côtés pour le reste de ma vie. Si tu m’épouses, Nic, tu feras de moi le
plus heureux des hommes.
Je lui adresse un petit sourire en coin.
— Tu l’avais prévu ?
— Oui, j’avais imaginé une demande très romantique dans les règles de l’art, à mille lieues d’une
chambre d’hôpital. Mais ma demande tient toujours.
À ma grande surprise, je ne suis pas angoissée le moins du monde. Tout a évolué très vite entre
nous et je n’ai pas plus envie que lui de repousser l’éventualité d’une vie commune. Néanmoins, nous
sommes à l’hôpital et Zach sort à peine de huit jours de coma. Est-il bien conscient de ce qu’il dit ?
Je désigne du menton la télécommande de la pompe posée à côté de lui.
— Tu es sous morphine, tu sais…
— Avec ou sans drogue, je te demande de m’épouser.
Je garde le silence. Son visage prend un air sérieux.
— Tu ne m’as toujours pas répondu.
Je me penche délicatement sur lui en prenant soin de n’exercer aucune pression sur ses côtes.
— Oui, Zach. Je veux me marier avec toi. Je t’aime.
Le couvrant de baisers, je m’allonge auprès de lui, blottie dans ses bras, et nous nous embrassons
avec passion pendant ce qui nous semble être des heures. Finalement, je m’écarte doucement et
dévore du regard son visage dont les traits se détendent au fur et à mesure qu’il s’assoupit sous l’effet
des perfusions. Il est à moi pour toujours, je n’ai plus aucun doute là-dessus.
Zach a débarqué dans ma vie au moment où j’avais besoin de me sentir revivre. Il a démoli les
murs épais dont j’avais entouré mon cœur pour les remplacer par son amour protecteur. Je ne pensais
pas pouvoir aimer de nouveau, mais maintenant je le sais : la seconde chance s’annonce plus belle
encore.
Épilogue

Nicky ne me voit pas, je suis caché par le coin du mur. Ce n’est pas plus mal, j’aime la regarder
en cachette. Elle m’éblouit depuis le soir de notre rencontre dans ce bar miteux, il y a deux ans.
Derrière la scène, en coulisses, elle observe les techniciens qui rangent le matériel de la première
partie pour nous libérer la scène. Elle me fait sourire en mordant nerveusement l’intérieur de sa joue
tout en tripotant la pointe de ses longs cheveux bruns. Elle est d’une beauté à couper le souffle. J’ai
encore du mal à croire qu’elle soit mienne.
L’angoisse monte en elle et je sais que je ferais mieux d’aller la prendre dans mes bras et
l’encourager plutôt que de la regarder trépigner sur place. Le sourire aux lèvres, je la vois lever la
main devant elle pour admirer l’alliance que j’ai glissée à son doigt le mois dernier.
Repense-t-elle comme moi à ce jour parfait où nous avons scellé notre union devant notre famille
et tous nos proches, sur la plage en contrebas de ma maison ? Pour ma part, c’est à cela que je pense
lorsque je regarde mon alliance.
Je pense à ses longs cheveux bruns flottant dans la brise, à l’océan bleu azur qui s’étalait à perte
de vue sous un soleil éclatant. Le ciel était sans nuages et j’ai encore les larmes aux yeux en la
revoyant me promettre amour et fidélité pour la vie. Dès que je pense à elle, mon cœur se serre. J’ai
conscience que ça ne fait pas très viril, mais c’est plus fort que moi.
— Allez, mon vieux ! Arrête de baver devant ta femme et monte sur scène.
Chase m’assène une vigoureuse claque dans le dos, me faisant suffisamment bouger pour attirer
le regard de Nicky.
Ma gorge se noue en la voyant me sourire timidement. Elle est à deux doigts de perdre ses
moyens et je meurs d’envie de la prendre dans mes bras.
J’aimerais qu’elle me prenne dans les siens et qu’elle me chuchote : « Pour toujours » encore et
encore.
Nous savons l’un comme l’autre que ce n’est pas une promesse que l’on peut tenir, mais nous
avons décidé d’espérer que l’avenir ensemble durera pour toujours, tout en faisant notre possible
pour rendre chaque jour meilleur. Profiter de l’instant présent, voilà une chose que je peux promettre
jusqu’à mon dernier souffle. Nicky a trop souffert, je ne peux que lui jurer de prendre soin d’elle
aussi longtemps que possible.
J’ébouriffe mes cheveux d’un geste rapide – exactement comme elle aime – et m’approche d’elle
d’un pas décidé. Je fais mine de ne pas voir sa main se diriger spontanément vers son ventre. Elle
ignore que je suis au courant. J’ai vu le test avant de quitter le bus, ce matin. Et puis je lis en elle
comme dans un livre ouvert. Mais je le garde pour moi ; je sais qu’elle a besoin de temps pour
accepter l’idée d’avoir un enfant.
Notre enfant.
En tout cas, moi, je suis prêt. Depuis ce jour où elle m’a avoué imaginer un petit garçon avec mes
cheveux et mes yeux, je ne rêve plus que de cela, après l’envie de lui passer la bague au doigt.
— Tu vas bien, ma chérie ?
Je l’étreins tendrement et respire son doux parfum de vanille et de framboise. Cette odeur
m’enivre tant et si bien qu’elle me donne envie d’emporter ma femme dans le bus pour lui faire
l’amour jusqu’au petit jour. Mais nous avons un concert à donner. Je m’écarte doucement pour poser
sur elle un regard inquiet.
— Où se situe ta panique sur une échelle de un à dix ?
J’aimerais lui faire lire dans mes yeux tout l’amour et l’admiration que je lui porte. Nombreux
sont les concerts que j’ai pu donner, mais celui-ci est le plus important de tous : cette fois, je suis
accompagné de ma femme et de mon futur bébé. Bon sang, je suis le type le plus chanceux au monde !
La boucle se referme la où elle a commencé et je souris au souvenir de cette magnifique jeune
femme qui dansait sur ma musique au premier rang. Tout en chantant, je la regardais passer du calme
à la joie, ressentant chaque émotion en fonction du morceau et de l’énergie de la salle. Le seul
inconvénient de ce soir est que je ne la verrai pas m’encourager au premier rang. Au lieu de cela, elle
sera derrière moi, de sorte que je ne pourrai pas voir ses yeux briller au rythme de la musique.
Mais elle est à mes côtés et je compte bien profiter de la chaleur de sa présence aussi longtemps
que je vivrai.
— Je dirais douze, me répond-elle, d’un ton nerveux mais tout de même aguicheur.
Ses yeux passent vivement de la scène au public, puis à moi. Elle brûle de prendre ses jambes à
son cou et se cacher sous une couverture dans le bus de tournée. Mais je ne la laisserai pas faire, elle
a parcouru trop de chemin pour abandonner maintenant.
Je prends fermement ses mains douces dans les miennes et dépose un baiser sur son alliance.
— Tu es douée. Laisse la musique t’enivrer et tout se passera pour le mieux.
Les lumières s’éteignent, plongeant la scène dans le noir, et Chase ouvre la marche. J’accompagne
Nicky jusqu’au synthé, prenant soin de l’aider à garder l’équilibre. Je n’ai pas envie de la laisser, et
encore moins à cet instant. Mais elle va y arriver. Nicky est la femme la plus courageuse que je
connaisse et je suis persuadé que dès les premières notes elle sera totalement dans son élément.
Je dépose sur son front un long baiser, puis me dirige vers le micro, sous la poursuite aveuglante
au-devant de la scène. D’un hochement de tête, je lance le signal à Chase qui se met à marteler la
grosse caisse.
Je jette un dernier regard à Nicky. Ses mains tremblent au-dessus des touches et je parviens même
à voir à cette distance sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration saccadée. Avec un clin d’œil,
je lui envoie un baiser, espérant lui faire comprendre que je crois en elle, en nous, en notre amour.
Je joue un premier accord sur ma guitare et souris à la foule qui, déjà, hurle de joie. En chœur
avec tous mes musiciens, je hurle dans le micro :
— Bonsoir, Minneapolis !
REMERCIEMENTS

Ce roman est le fruit d’un travail accompli dans l’affection et n’aurait jamais vu le jour sans l’aide
précieuse de proches chers à mon cœur.
Avant toute chose, je tiens à remercier mon mari : ton soutien inconditionnel, tes encouragements et
tes séances de brainstorming ont largement contribué à l’élaboration de ce livre. Je suis très fière que
ce premier roman t’ait plu ! Je le dédie également à nos quatre enfants, qui se sont accommodés de
leurs vêtements sales, des nuggets de poulet et des pizzas surgelées à tous les repas parce que maman
était trop prise par son travail. Tous les quatre, vous êtes et resterez ma plus grande joie et les amours
de ma vie.
À Jessica, mon exceptionnelle belle-sœur, qui a pris le temps de lire ce roman. Tes conseils d’après
lecture et ton coup de pouce au moment de l’édition m’ont été précieux. Merci du fond du cœur pour
ton aide.
À Lee et Carolyn, les premiers lecteurs de mes premiers chapitres. Vos conseils enthousiastes dès les
balbutiements du roman m’ont apporté le courage nécessaire pour en poursuivre l’écriture : un projet
accompli grâce à votre soutien.
À Minda, dont la liste interminable d’idées brillantes pour renforcer l’histoire de Zach et Nicky m’a
énormément servi. Garde ton stylo au chaud pour d’autres listes à venir, parce que tes idées décapent !
J’ai beaucoup de chance de te connaître.
À ma relectrice, Natalie : j’aimerais pouvoir te prendre dans mes bras et te remercier du fond du
cœur, ma reconnaissance est infinie ! Grâce à tes corrections et tes suggestions sur Rien qu’une
chanson, tu m’as encouragée à croire que mon roman pouvait plaire à d’autres qu’à mes proches !
J’ai hâte de te soumettre un nouveau texte.
Un grand merci aux blogueurs listés ci-dessous, parce que, dans l’écriture de ce roman, vos
encouragements m’ont été d’une aide indescriptible : Totally Booked, Natasha’s a Book Junkie, Shh
Mom’s Reading, Three Chicks and Their Books, Stick Girls Book Reviews, Devoured Words Blog, The
Boyfriend Bookmark, My Secret Romance Reviews, et j’en oublie sans doute une bonne dizaine : merci
d’avoir donné un coup de pouce à un nouvel auteur et d’avoir participé au lancement de ce roman,
aux résumés et aux critiques. Vous avez été géniaux !
Merci enfin à mes lecteurs, un immense merci pour votre soutien. J’espère que, comme moi, vous
tomberez sous le charme de Zach et Nicky !




Stacey Lynn vit aux États-Unis dans la région du Mid-Ouest. Elle coule des jours heureux en
compagnie de son mari et de ses quatre enfants. Stacey passe ses soirées enveloppée dans une
couverture et plongée dans un bon livre, ou armée de son ordinateur portable pour laisser libre cours
à toutes les histoires qui lui trottent dans la tête.



Du même auteur, chez Milady :

Pas de mensonges entre nous


www.milady.fr



Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Just One Song
Copyright © 2013 by Stacey Lynn
Tous droits réservés.

© Bragelonne 2014, pour la présente traduction

Photographies de couverture : © Shutterstock

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute
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