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Imane D.

Des ténèbres à la lumière


Tome 2
À la vie, à la mort

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Prologue
Rêves

Un jour, ma mère m’a dit que les rêves n’avaient lieu


que la nuit parce qu’ils étaient irréalisables et qu’ils n’avaient
pas la force de se confronter à la lumière du jour. Elle
m’avait dit ça dans le blanc des yeux alors que je n’étais
qu’un gosse et malgré mon innocence, je me souviens lui
avoir hurlé qu’elle se trompait ; aujourd’hui mon cri
résonne encore. Les rêves qui viennent soudainement, au
moment où on s’y attend le moins, se dessiner dans
l’obscurité de notre sommeil ont la capacité de se réaliser.
Ils savent quitter le monde des songes pour celui de la
réalité. Tantôt, c’est terrifiant mais quand on y regarde de
plus près, avec du recul, c’est apaisant. Apaisant parce que
dans le fond, pour ceux qui comme moi, sont condamnés à
passer un bout de leur vie dans les ténèbres, ces rêves sont
en réalité la corde à laquelle ils s’accrochent corps et âmes,
c’est en quelque sorte leur seul espoir. C’est ce que j’ai
longtemps fait.
J’ai osé bâtir des rêves même quand mon sommeil
n’était rythmé que par de violents cauchemars, j’ai osé me

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projeter même quand je baignais dans la plus sombre des
tristesses, en fait, j’essayais juste de me donner une réelle
raison pour exister, respirer et m’en sortir. Oser croire en
l’avenir au fin fond des abysses c’est de la folie pure, certes,
mais dans cette folie réside un grain de réalisme, une once
de maturité et de sincérité qui petit à petit, trace le chemin
jusqu’à la lumière.
Aujourd’hui, j’observe de loin ces différents rêves se
réaliser et prendre chaque jour une toute autre ampleur. Je
prends plaisir à être spectateur, je ne suis plus cette victime
sur qui le sort a choisi de s’acharner, je ne suis plus ce gosse
abîmé et écorché par le manque des siens, je suis Kamil.
Kamil qui, malgré son vécu s’en sort aujourd’hui avec le
sourire. En vrai, j’ignore si cet apaisement n’est
qu’éphémère mais j’ai besoin de le savourer, j’ai besoin de
panser ces plaies profondes qui ont longtemps saigné faisant
de mon cœur un vulgaire champ de ruines.
Posé à la fenêtre, je me remémore ces années passées et
malgré moi, je replonge dans ces ténèbres qui m’avaient
accueilli pour faire de moi ce rat que j’ai longtemps été.
Paradoxalement, un sourire se dessine sur mes lèvres. C’est
au fin fond des abîmes que j’ai tout appris, c’est là que je me
suis fait seul. Souvent, il n’y a que dans les coups durs que
l’on tire des leçons et Dieu seul sait à quel point j’en ressors
forgé. J’arrive à avouer plus facilement que ma déchéance,
je l’ai en partie provoquée. Avec du recul, j’ouvre les yeux
sur l’autodestruction dans laquelle je me suis laissé aller et
puis, je me demande pardon. Pardon, parce que la douleur
que je me suis infligée pendant tant d’années a eu le temps
de laisser en moi des séquelles incurables. Pardon, parce que
j’ai accepté la mort de mon âme pour ces plaisirs éphémères

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que me procuraient ces combats. Pardon, parce que j’ai
laissé mon cœur à l’agonie, supplier mon corps de tenir, je
l’ai entendu lui murmurer, du peu de force qu’il lui restait
de ne pas flancher. Je l’entendais plaider pour moi pendant
que moi, je me contentais de l’endurcir sans savoir qu’un
jour, il allait finir briser, en mille morceaux. Et enfin, je
demande pardon à toutes ces âmes qui erraient autour de
moi, se souciant profondément du garçon déchiré et
chagriné que j’étais. Sachez que dans notre dégradation, on
entraine forcément quelqu’un. La solitude n’est qu’un
sentiment ignoble ; rien de plus, rien de moins. Elle creuse
en nous un fossé tellement obscur qu’on en devient aveugle,
voilà tout.
Mon histoire est loin d’être la plus exemplaire pourtant,
comme toutes histoires, elle porte une leçon sur le dos. Mon
histoire est sombre, triste et peut-être même qu’elle
susciterait le dégoût de certains mais qu’importe ; c’est la
mienne et elle est inchangeable. Je n’ai pas eu de parcours
scolaire brillant, je n’ai pas intégré les meilleures écoles mais
je jure que tout ça n’est que foutaise. L’école nous donnera
un classement dans la société mais elle ne fera jamais de
nous quelqu’un de bon ou quelqu’un de mauvais. Oui, j’ai
trimé, oui la rue, j’y ai goûté mais détrompez-vous, mon
cœur, longtemps blessé par ce passé, reste aujourd’hui
intact, garant des plus belles valeurs que l’on puisse
inculquer.
Finalement, que l’on se forge seul ou pas, l’essentiel est
de puiser dans les bonnes sources. Mon histoire n’est autre
qu’un message d’espoir pour ceux qui se privent de rêver,
pour ceux qui se privent d’exister ; pour ceux qui se privent
de vivre. Ne soyez pas réticents, ne soyez pas hésitants et

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surtout n’oubliez jamais que vous sortirez inévitablement de
l’ombre, un jour ou l’autre. Rêvez et osez croire en vos plus
beaux rêves parce que quand on y regarde de plus près, rien
n’est impossible même l’idée de voir un jour, un de nos plus
grands rêves se réaliser sous nos yeux…

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Rose rouge

25 juin 2014. Aujourd’hui, ça fait trois ans que j’ai goûté


au doux parfum, parfois amer de l’amour. J’ai Mira en face
de moi et derrière moi, une avalanche de souvenirs les uns
plus fous que les autres. J’ai l’impression d’avoir tout
traversé avec elle et en même temps, j’ai l’impression que
chaque jour qui passe renouvelle à sa manière notre histoire.
Tantôt notre couple bat de l’aile, tantôt, il se crashe
violemment mais l’essentiel, c’est qu’on arrive toujours à le
relever pour lui donner un nouveau souffle. Elle comme
moi, on n’arrive pas à voir une fin à cet amour grandissant
tant nos projets s’occupent de l’animer. Malgré le temps
passé, j’ai toujours devant moi cette fille qui arrive à trouver
une solution à tout et toujours de manière subtile. J’ai
devant moi la maturité incarnée et Dieu seul sait à quel
point s’entourer d’une telle personne est apaisant pour moi,
pour mon cœur et mon esprit. Vivre dans la déchéance
totale m’a appris à savourer chaque seconde de détente qui
s’offrait à moi, alors je le fais en suppliant Dieu secrètement
de faire perdurer mon bonheur, je le fais en lui demandant

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du fin fond de mon âme de ne plus subir cette souffrance
qui à elle seule, avait réussi à éteindre toutes les lumières qui
pouvaient émaner du garçon meurtri que j’étais.
Au pied de notre arbre, je m’apprête à lui souhaiter son
dix-neuvième anniversaire. Elle joue timidement avec ses
belles boucles en fixant l’horizon ; j’en profite pour lui
tendre un bouquet de fleurs :
– Joyeux anniversaire princesse.
Elle le prend, sourit et se met à le sentir.
– Oh ! Merci mon Kamil ! Elles sont trop belles !
En guise de réponse, je me contente de la tirer dans mes
bras. On se retrouve à parler d’avenir et très vite, malgré
moi, je me perds dans mes pensées. À travers ses mimiques,
Mira n’a jamais cessé de me montrer qu’elle rêvait d’un
avenir commun. Moi, j’y pense aussi mais j’ai d’abord
besoin d’une situation stable. À l’avenir je veux des enfants,
beaucoup d’enfants ; je veux assurer leurs arrières, je veux
les voir grandir et évoluer, je veux qu’ils nous rendent fiers
leur mère et moi, en fait, je veux ce que je n’ai pas eu et ça,
c’est malgré moi. Quand on nous prive d’une chose plus ou
moins vitale, on la recherche avec hargne et détermination,
on en fait un objectif juste pour échapper à cette frustration
d’antan. J’ai besoin de ressentir et de transmettre un amour
paternel hors du commun parce que je jure qu’il n’y a pas
plus fébrile qu’une âme infantile bousillée par une absence
paternelle ou maternelle, je le jure et je mets au défi
quiconque qui saura me contredire. Je lève les yeux au ciel
et soupire ; jusqu’à quand ce passé va-t-il me parasiter ?…
– Kamil ! Je te parle !
– Euh… Ouais ?
– À quoi tu penses encore ?!

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– À rien Mimi, à rien.
Je souris ; elle fronce les sourcils. Pour esquiver son
regard, je me lève en la tirant. On se dirige vers son bâtiment
et comme à son habitude une fois arrivée, elle me fait un
coucou furtif et s’en va. Rien n’a changé : ni nos codes, ni
notre amour platonique.
À la maison, personne n’est encore là. Je monte me
doucher et retrouve mon lit : les réveils à 6h du mat’, il va
falloir que je m’y habitue !
Des caresses viennent interrompre mon sommeil.
J’ouvre les yeux difficilement et il est là, le visage lumineux
et le regard pétillant. Cette fois, ce n’est pas un rêve. Ma
réalité se cogne violemment à mon passé, à ce passé où ses
apparitions n’étaient que furtives et surtout, à ce passé où
ses traits, ces contacts, ces regards n’étaient qu’illusions. Ses
yeux me redessinent et dedans, j’y lis encore du regret.
Malgré nos retrouvailles, l’amertume s’est faite une place
dans son cœur et à ses heures perdues, c’est elle qui prend le
dessus sur lui. Un jour, je l’ai vu assis, le regard dans le vide
et le visage fermé. Quand je me suis délicatement approchée
de lui pour lui demander la cause de ses tracas, il m’a
simplement répondu « Les regrets mon fils, les regrets. » et ça
m’a suffi. À travers ces quelques mots, j’ai compris.
– Bien dormi mon fils ?
Je me contente de lui sourire et de lui faire un signe de
tête en m’étirant.
– Viens manger, ta mère nous a fait un bon plat.
Je me redresse et l’heure affiche déjà 20h36 ; j’ai
beaucoup dormi. Avant de descendre je regarde mon
téléphone qui affiche quelques messages. Je n’y prête pas
attention et descends.

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– Wesh Kamil ! Ta tête frère ! Respecte les yeux des
gens !
– Vas-y Kaïs, ferme-la !
Kaïs était toujours le même. Son passé, il a su le terrer
en lui contrairement à notre père ou moi. J’ai encore besoin
de comparer chaque seconde réelle avec ce que j’ai vécu
alors que lui, non. Son passé était cette bouteille jetée à la
mer, qui n’avait que les vagues pour l’orienter. Pour ça, je
l’admirais. Il arrivait à parler de ses années bloqué entre
quatre murs avec une facilité et un humour hors norme ;
quelque part, je savais que c’était pour cacher son
traumatisme et je savais aussi que c’était sa manière à lui de
se soigner, c’était sa thérapie à lui mais paradoxalement,
c’était beau de voir à quel point il n’avait pas sombré face au
châtiment de cette triste société. Nos sourires sont nos
seules armes. Ils suffisent à mettre en ruine l’intérieur de
tous ces chiens qui veulent nous voir à terre ; sachez-le.
Posé dans mon lit, je lis mes messages mécaniquement :
rien de bien intéressant, c’est l’équipe qui m’harcelait
pendant ma sieste, ils me proposent un foot mais je décline
et repousse à demain. Kaïs me rejoint :
– Kamil ! Viens jouer à la Play avec moi !
– Vas-y, j’arrive.
On se pose et le match commence.
– Alors, c’est comment le taf ?
– Franchement, ça change hein ! Et toi, la mécanique tu
t’y plais ?
– Ouais ! J’aime trop ! Avec Julien, on avance
doucement, on veut ouvrir notre propre garage ensemble.
Je souris. Nos projets prennent une toute autre
tournure. Un an en arrière, je n’avais que les combats pour

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exister et paradoxalement, c’était ma seule lumière. Je
n’avais que les victoires pour me créer une identité et il m’en
a fallu du temps pour comprendre que cette identité était en
réalité erronée. Je ne suis pas insensible et je ne l’ai jamais
été. J’avais juste un cœur à l’agonie, dissimulé sous les débris
de mon âme peinée par une absence pesante.
– Et les amours alors ? Tu comptes te trouver quelqu’un
ou quoi ? Tu vieillis frère !
– Ferme-la toi t’es piqué wesh ! Joue au lieu de raconter
des conneries là !
On finit par rigoler. Kaïs vaut de l’or et la femme qui
l’aura sera sans aucun doute une femme heureuse. On finit
notre partie et je retrouve mon lit ; demain est un autre jour.
6h30, mon réveil sonne. Cette maison qui a longtemps
abrité le silence recouvre désormais la joie et la bonne
humeur. Malgré la fatigue, tout le monde s’active : ma mère
prépare le petit déjeuner, Kaïs et papa font une battle de
chant dans la salle de bain et moi, je m’habille dans ma
chambre ; c’est comme si la détresse, la souffrance et le
chagrin n’avaient jamais fait partie de nos quotidiens. Je
descends retrouver ma mère et dans ses yeux, je peux lire
tout son amour pour nous. Depuis que mon père est revenu,
elle tente de prouver un amour hors norme à travers tous
ses gestes et là, j’ai compris que cet amour qui l’avait tant
rongé un bon nombre d’années se transforme petit à petit
en un amour différent, un amour passionnel, un amour qui
voyage au-delà de nos pensées à tous.
Je m’assois sur la table.
– Ça va Yemma1 ?
– Ça va et toi mon fils ? Bien dormi ?

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Maman

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– Ouais et toi ?
– Oui. Tiens mange ! Ils sont où les deux autres ? Je vais
être en retard moi !
– Ils chantent en haut ! Dis à papa de te déposer, j’y vais
moi ! À ce soir Yemma !
Après un bisou sur le front, je sors et tombe nez à nez
avec Adil. Fidèle à lui-même, il me regarde de haut en bas.
C’est vrai que lui, il brille de mille feux dans son costard
mais la vie m’a appris que la réussite ne se lisait pas sur une
tenue, que les valeurs et les principes ne se lisaient pas dans
un regard ; en vrai, la vie m’a appris que les apparences,
longtemps vues par certains comme étant une barrière
infranchissable, n’étaient en fait que de pures foutaises et
grâce à cette leçon, l’attitude d’Adil ne me touche plus, son
regard méprisant encore moins.
– Eh Kamil ! Il est sorti Kaïs ?
– Bonjour Adil ! Non, il va pas tarder.
Sans attendre de réponse, je m’en vais. Malgré moi, je
me mets à rigoler nerveusement. Je pense que même si
j’arrive à faire abstraction de son comportement, son culot,
lui, il me laissera toujours perplexe ! L’ironie s’est immiscée
dans ma réponse, elle est venue tempérer mon caractère
explosif qui, il y a quelques temps, aurait sûrement fait des
dégâts. Je m’impressionne. J’ai fini par comprendre qu’Adil
n’était pas le premier à me mépriser et il est de loin le
dernier : si je veux réellement avancer dans la vie, si je veux
réellement me construire après ces années de défaites sur
tous les plans, je me dois de faire un travail sur moi-même
et même si parler avec les poings c’est beaucoup plus simple,
je dois apprendre à faire sans, je dois apprendre à calmer
l’adversaire en deux mots, pas plus et j’y arriverai !

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La matinée se passe plutôt bien. À midi, je sors manger
avec Aidan, mon collègue. Aidan, c’est le gars qui m’a pris
sous son aile quand j’ai mis pour la première fois un pied
dans le monde du travail. Il m’a tout appris, il m’a aidé
quand j’étais à deux doigts d’abandonner ; bref, il s’ajoute à
cette liste de personnes rares qui me laisse croire que le bien
existe toujours sur cette terre.
– Aidan, mange frère ! La pause est bientôt finie, qu’est-
ce que t’as ?
– Tu vois Aurélia ? Elle veut qu’on se marie Kamil !
– Et alors ? Mariez-vous Aidan, tu taffes2, t’as une
situation ! T’as peur ou quoi ?
– Franchement ?! Ouais, j’ai peur Kamil !
– Aurélia, t’en trouveras pas deux comme ça, tu le sais !
– Je sais pas comment tu fais pour être aussi serein
Kamil !
Il me regarde sceptique. L’amour n’a jamais mis tout le
monde d’accord et ça c’est bien connu. Ce sentiment, c’est
ce fantôme capable de porter plusieurs masques à la fois :
tantôt, il terrasse les âmes, tantôt, il apparaît comme étant
leur seul et unique sauveur mais une chose est sûre : l’amour
n’a jamais pénétré un cœur sans y semer le trouble et finir
par emporter sur son passage la raison ; cette raison qui
fatalement, perd le combat face à l’être aimé. Finalement,
Aidan a peut-être raison d’avoir peur. Les paroles de
Mickaël me reviennent subitement en tête : « Chaque
histoire est différente petit… », je me mets alors à fixer
l’horizon :
– Chaque histoire est différente Aidan, chaque histoire
est différente…

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Tu travailles

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Je lui transmets cette leçon en lui tapotant l’épaule et
secrètement, au fond de moi, j’espère qu’elle aura sur lui le
même effet qu’elle a eu sur moi, j’espère qu’il connaîtra à
son tour cet apaisement hors norme que j’ai ressenti à la
suite de ces quelques mots.
Après ce repas, on retourne au bureau. J’observais
Aidan du coin de l’œil et intérieurement, je l’admirais. Il
était concentré, investi et à aucun moment je l’ai senti
ailleurs, dépassé ou même perturbé. Faire la part des choses
est une leçon que j’essaie encore de saisir tant bien que mal
pendant que d’autres la maîtrisent déjà et l’appliquent
parfaitement à la lettre. Malgré moi et malgré ce vécu qui a
su marquer mes traits, je reste ce gosse qui a grandi trop vite,
je reste ce gosse à qui la vie doit encore tant de leçons…
18H, je quitte le bureau. La veille, j’ai promis un foot à
l’équipe alors je me dépêche. Mon téléphone vibre, c’est
Mira : « Kamil ? Il faut qu’on parle. ». Je fronce les sourcils
et relis son message plusieurs fois. Le recul que j’avais avec
Mira m’a appris à déceler le moindre sentiment même dans
un simple message et là, son ton était particulièrement
sérieux. Je m’arrête et malgré moi, mon cerveau s’active :
hier, je lui souhaitais son anniversaire, tout allait pour le
mieux ; aujourd’hui, aucun signe de vie mais un coup de
pression en fin d’aprèm. Étrange. Finalement, je range mon
téléphone, je verrai ça plus tard. Je rentre me changer et sors.
– Wesh Brahim ! Bien ?
– Bien et toi frère ?
– Tranquille ! Ils sont où les autres ?
– Ils vont pas tarder, t’inquiète.
Ils finissent par arriver. Très vite, on forme les équipes
et là, on oublie tout : on redevient de véritables gamins.

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Dans ces moments-là, il n’y a pas de place pour les tracas,
pour ces histoires de grands qui nous prennent la tête au
quotidien, on veut juste marquer, gagner et savourer la
victoire.
– Vas-y Youri ! Tire ! Oh le buuuuuuut ! Et biiiim ! 5-3
les gars, c’est fini pour vous ! Crie Elyas.
Face à Youri et Elyas, on s’incline Brahim et moi. Amir
n’était pas de la partie aujourd’hui. Son sort, ça fait un
moment qu’il nous inquiète déjà mais manque d’arguments,
on se contente de prendre ce qu’il nous donne. Il a changé
Amir, beaucoup changé et à qui la faute ? Personne ne sait.
Il n’est plus ce rayon de soleil qui faisait briller nos moments
ensemble, il n’est plus cet homme qui prenait les choses à la
légère ; son personnage n’est littéralement plus le même. Il
est irrité ces derniers temps et ça, je l’ai compris quand un
soir, autour d’un bon kebab, une blague pourrie de Brahim
l’a complètement retourné. Il en était venu aux mains et
cette scène-là m’avait subitement replongé dans mon passé
obscur. Quelques années en arrière, c’était moi qui
m’attaquait à Amir au local pour une parole déplacée, c’était
moi qui le tenait par le col et qui le secouait dans tous les
sens en lui hurlant de ne plus jamais franchir les limites avec
moi et là, c’était lui. J’étais le propre acteur de ma dérive et
là, je ne suis plus que le simple spectateur de la dérive
d’Amir, mon frère. On avait échangé nos places et ce simple
changement aux premiers abords ridicules avait réussi à me
donner des frissons et inévitablement, je me suis senti
oppressé. Les ténèbres, c’est un chemin que je ne souhaite à
personne et quitte à faire un choix, je préfère m’y jeter,
brûler et y crever qu’admirer Amir s’y perdre et être rongé
par ce maudit sentiment qu’est l’impuissance.
– Brahim ? T’as des nouvelles d’Amir ?

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–…
– Tu lui en veux ?
– Non. J’ai peur, c’est tout.
En rentrant, on entamait pour la énième fois ce sujet et
pourtant, c’était la première fois que Brahim me confiait ses
craintes. Le temps avait emporté la rancœur laissée par le
geste d’Amir. Je me mets alors à fixer Brahim et en même
temps, j’ai l’impression que sa peur se niche dans mes
entrailles. Notre dialogue était concis mais paradoxalement,
il en disait long. J’avais peur de demander à Brahim les
raisons de ses craintes et c’était réciproque,
malheureusement. Malgré nous, on manque de courage
pour se jeter vers l’inconnu, on préfère se voiler la face ou
encore, croire notre imagination parce que Dieu seul sait ce
que cache Amir, Dieu seul sait ce que traduisent ses excès et
ses coups de folie. Ouvrir les yeux sur la déchéance d’un des
nôtres dépasse de loin nos capacités.
J’arrive enfin chez moi. Sous la douche, le message de
Mira me revient en tête et je perds à nouveau mes moyens.
Mille scénarios se jouent dans ma tête à tel point qu’elle se
met à tourner. Je sors de la douche et m’empresse de lui
répondre : « Qu’est ce qui se passe Mira ? ».
La confiance qui règne entre le temps et moi est
inexistante. J’ai l’impression qu’on est dans un conflit
permanent lui et moi et qu’il me menace à chaque instant
de me retirer ces piliers qu’il m’a donné pour me relever,
comme si son aide n’était que temporaire. J’ouvre la fenêtre
et souffle un bon coup. Souvent, j’ai l’impression d’être
réduit à cette vulgaire poussière qui tente de fuir un ouragan
omniprésent.
– Kamil ? Tu dors pas mon fils ?

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Sans m’en rendre compte, mon père m’avait rejoint et
il se trouvait juste derrière moi. J’ignore si ce sont mes
pensées qui m’ont emporté ou si c’est sa discrétion qui a
encore frappé mais sa présence me rassure. Le sentir dans
mon dos me donne l’impression qu’il assure mes arrières et
ça m’apaise.
– Euh… Non.
– Pourquoi ? Tu te lèves tôt demain.
– Ouais je sais. J’attends un message, t’inquiète je vais
pas tarder.
Un sourire naît au coin de ses lèvres et je n’arrive pas à
le décrypter. Mes années passées loin de lui me donnent un
retard considérable par rapport à ces autres gosses qui lisent
le regard de leur père sans difficulté. Je me perds alors dans
ces beaux yeux clairs, attendant le moindre indice qui
expliquerait ce timide sourire. Son regard s’adoucit et
encore une fois, j’ai l’impression que la fierté laisse
discrètement sa place aux regrets.
– Papa ? Arrête de nous regarder comme ça ! On est là
maintenant, on est quatre et on le restera !
– On oublie jamais nos plus grandes erreurs fiston.
J’avoue que son ultime erreur a coûté cher à quatre
âmes. Cette erreur était ce fardeau qui nous a tous projeté
six pieds sous terre et finalement, chacun de son côté a broyé
du noir.
– Mais on en tire des leçons papa.
Il me tire dans ses bras, me tapote maladroitement le
dos et finit par me chuchoter un « Je suis fier de toi Kamil »
à l’oreille. J’avais devant moi un homme marqué par un
passé ravageur, un présent incertain et un futur craint. Il
avait ce besoin constant de nous crier son amour pour nous
comme si ça l’aidait à bâtir son empire. Ses mots doux

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étaient ces briques qu’il empilait les unes sur les autres pour
construire autour de nous une barrière faite de protection,
d’amour et d’admiration, une barrière indestructible.
– Papa, tu me raconteras ton histoire un jour ?
– Promis fiston.
Il me caresse une dernière fois les cheveux avant de s’en
aller. Je me tourne et fais face au ciel, ce garant de mes plus
grands souhaits et demande à Dieu d’apaiser son cœur et de
le guider vers cette stabilité qu’il recherche tant.
Mon téléphone vibre enfin : « On se voit demain,
rendez-vous à 18h d’accord ? Bonne nuit mon Kamil. » J’ai
eu le temps de me poser mille et une questions, de me
persécuter et d’avoir une discussion avec mon père pendant
que Mira, de son côté, n’a toujours pas trouvé le moyen de
me donner une réponse constructive. Je soupire. Les
femmes resteront à jamais les seules personnes qui nous
pousseront à bout, nous les hommes, toujours avec le
sourire. Je finis par me coucher, le soleil se lèvera
certainement et m’apportera avec lui toutes les réponses à
mes questions.
– Eh Kamil, t’es chaud pour des vacances avec papa et
maman ? Ça serait le feu !
– Franchement ouais ! Viens on organise ça !
– On leur demande ce soir, t’inquiète ! Vas-y travaille
bien petit frère !
Ce matin, je fais un bout de chemin avec Kaïs et j’avoue
que son idée m’enchante. Il serait peut-être temps de se
retrouver à quatre, loin de ce passé qui nous a tous
tourmenté, loin de tous ces mensonges et de ces non-dits ;
c’est la moindre des choses que nous doit la vie après tant
de patience.

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Arrivé au parc, au pied de cet arbre portant fièrement
nos initiales, je fais les cent pas. Plus les minutes passent,
plus la nervosité monte crescendo. On n’a pas fixé d’endroit
pour ce rendez-vous qui semble porter plus d’un secret et
pourtant, c’est ici que je suis venu. Cet arbre a su lier nos
cœurs dans le plus grand des silences. D’aussi loin que je me
souvienne, c’est ici que l’on se retrouve quand notre couple
se crashe violemment, c’est aussi ici que l’on vient quand la
déchéance frôle l’un d’entre nous : cet endroit, ce parc et cet
arbre représentent pour nous ce que l’eau représente pour
un assoiffé. C’est en quelques sortes notre jardin secret, là
où on peut se ressourcer, s’apaiser et s’aimer éternellement.
L’heure affiche 17h58 et je la vois arriver au loin. Le
vent s’immisçait entre ses belles boucles et ça lui donnait un
charme que j’apprenais encore à découvrir. Après un bisou
furtif sur la joue, elle s’assoit à mes côtés et les hostilités
commencent :
– Ça va mon Kamil ? T’as passé une bonne journée ?
– Abrège Mira, qu’est ce qui se passe ?
Contre toute attente, elle sourit, prend ma main et ses
doigts entremêlent les miens. Son geste tempère
délicatement mon inquiétude et je la laisse faire le temps de
laisser l’anxiété quitter mon esprit. Elle lève alors sa tête vers
moi et ses yeux déversent tout leur amour dans les miens.
– Kamil ? Tu nous vois comment plus tard ?
– Euh… Heureux.
Heureux. Je ne pouvais que nous imaginer heureux. Ce
que j’ai infligé dans le passé à Mira, le temps a réussi à me le
faire regretter. Finalement j’ai compris qu’on n’aime pas en
blessant, qu’on ne construit rien dans la précipitation et qu’à
deux, on ne forme en fait qu’un. Face à ma réponse, elle
sourit timidement. Ce n’est peut-être pas la réponse qu’elle

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attendait mais derrière cette réponse se cache bien plus
qu’un simple souhait : c’est une promesse que je
m’efforcerai de tenir, rendre Mira heureuse est et restera
sans doute l’un de mes premiers objectifs sur cette terre.
– Mais encore ? Dit-elle en rigolant.
– Pourquoi cette question Mira ?
– Mes parents veulent te rencontrer. Maman a vu les
fleurs que tu m’as offertes pour mon anniversaire.
Sous l’effet de cette annonce, j’attrape fortement ses
doigts et elle s’agrippe. Je ne savais pas que le stress qui
s’était emparé de tout mon être avant cette discussion ne
valait pas le quart de celui qui m’attendrait après. Il y a
quelques mois, c’était moi qui lui demandait de m’accorder
cette faveur-là, dans ce même parc, au pied de ce même
arbre. Elle avait accepté et ensemble, on avait franchi un
premier pas qui nous a ouvert la porte vers un avenir
commun. Accepter sa demande à mon tour donnerait une
nouvelle tournure à notre histoire. Instinctivement, dans
son regard, je recherche une once d’assurance. J’étais
soudainement réduit à ce petit garçon qui avait besoin d’une
main pour être guidé, c’est comme si, face à cette demande,
la confiance que j’avais en moi avait pris peur, elle a fini par
fuir et m’abandonner au pied du mur : j’étais livré à moi-
même.
– Kamil ? T’as peur ?
– Ils vont m’accepter tes parents Mira ?
– Pourquoi pas Kamil ? Si tu fais le bonheur de leur
petite fille, il est où le problème ?
–…
– Je serai là mon Kamil, comme tu l’as été quand c’était
mon tour.
Elle finit par se mettre dans mes bras et pour faire

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