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Quelle expertise pour le changement climatique ?

Eve Truilhé-Marengo

La lutte contre le changement climatique entretient une relation intime avec le monde des
sciences et techniques et à travers lui, avec les experts qui en portent les conclusions.
Principale incarnation de cette relation, le Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC), crée en 1988 par le PNUE et l’Organisation Météorologique
Mondiale. Le GIEC, extérieur à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements
climatiques (CNUCC), n’a pas pour mandat d’entreprendre des travaux de recherche
originale mais de proposer une synthèse des publications scientifiques et techniques1. Il a pour
mission d'évaluer « sans parti pris et de façon méthodique, claire et objective » les
informations d'ordre scientifique, technique et socio-économique nécessaires à la lutte et à
l’adaptation au changement climatique dont ses rapports doivent rendre compte de façon
impartiale et objective. Le GIEC déclare fournir au commanditaire, la conférence des parties
de la Convention, des informations « pertinentes mais non prescriptives », se revendiquant
ainsi d’une séparation, aussi nette que fictive, entre science et décision.

Il ne s’agit pas de revenir sur le rôle central joué par les études scientifiques au milieu des
années 80, qui ont fait apparaître la question du changement climatique sur la scène
médiatique et diplomatique pour ensuite sous-tendre l’institutionnalisation de la gouvernance
climatique2, mais d’identifier les enjeux contemporains liés à l’expertise climatique.

La renommée du GIEC ne doit pas cacher la multitude d’autres organes experts impliqués
dans la lutte contre le changement climatique. D’une part l’expertise scientifique y est
également incarnée, quoi que de manière différente, par l’organe subsidiaire de conseil
scientifique et technologique (SBSSTA) qui occupe une position intermédiaire subtile entre le
GIEC et la conférence des parties3. D’autre part, les mécanismes mis en place dans le cadre de
la CNUCC, tels que les mécanismes de développement propre (MDP), le suivi et la
vérification (MRV), l’observance, disposent également de leur propre système d’expertise

1
* Cette contribution reprend les principales idées développées lors de la journée d’étude du 4 février 2015
organisée à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne par l'IREDIES, le CERIC et l'IDDRI sur le thème "Explorer
la boîte à outils du droit international dans la perspective de la Conférence de Paris sur le climat de décembre
2015".

Sauf sur les scénario d’émission de GES : Ici les experts sont conduits à faire des choix de valeurs entre les
différents scénarios proposés.
2
Voir : R. Encinas de Munagorri, L’organisation de l’expertise sur le changement climatique, in : Expertise et
gouvernance du changement climatique, op. cit., pp. 31-58.
3
Voir Décision 6/CP2, 1996.

1
demeurant plus confidentielle tout en soulevant des questions aussi importantes que
classiques : indépendance, compétence, transparence etc.

Le crédit conséquent dont jouit le GIEC repose, en partie seulement, sur la compétence
scientifique reconnue de ses membres. En effet, comme l’a parfaitement mis en lumière
Olivier Leclerc4, le rôle joué par les procédures d’adoption des énoncés est central, illustrant
une forme de « légitimation par la procédure »5. L’auteur y montre comment l’organisation de
l’expertise climatique a largement évolué sous l’effet conjugué de la montée en puissance des
enjeux liés aux énoncés produits et des mises en cause largement relayées de ces derniers6.

Cette contribution se propose de mettre en lumière les éléments qui font aujourd’hui de
l’expertise climatique un modèle pour l’expertise dite de gouvernance. Dans la recherche
d’une expertise pleinement recevable et donc d’une décision politique acceptable, deux voies
principales apparaissent : « renforcer la légitimité » et « assurer la validité » de l’expertise.

I – Renforcer la légitimité

L’expertise produite par le GIEC est collective, scientifique et inter-gouvernementale. Elle se


développe au sein de trois groupes de travail : bases physiques des changements climatiques
(1), impacts, adaptation et vulnérabilité (2) et éléments de solution possibles, principalement
en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre (3). Le GIEC comporte également
une task force sur la méthodologie des inventaires d’émission de gaz à effet de serre illustrant
la multiplicité de l’expertise scientifique mobilisée dans la lutte contre le changement
climatique. Les accusations portées sur ses rapports ont conduit le GIEC à modifier règles
applicables à la production des rapports. Et de fait, les procédures n’ont cessé d’évoluer tout
particulièrement suite au rapport de l’InterAcademy Council en 20107. Plusieurs documents
régissent actuellement le recours à l’expert dont les « Principes relatifs au travail du GIEC »
qui comprend trois annexes dont l’une pour la préparation, la révision, l’adoption des rapports
et régissent à la fois le choix des experts, les conflits d’intérêts et les modalités d’élaboration
des rapports.

Choix des experts. Il existe plusieurs catégories d’experts au sein du GIEC : les auteurs
coordinateurs principaux, les auteurs principaux, les collaborateurs, les examinateurs, les

4
O. Leclerc, Les règles de production des énoncés au sein du Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat, in : R. Encinas de Munagorri (dir.), Expertise et gouvernance du changement climatique,
pp. 59-92.
5
N. Luhmann, La légitimation par la procédure, Laval, éd. Cerf, coll. « Passages », 2001, p. XLIX.
6
On rappellera ici brièvement l’épisode du « Climate gate » durant lequel des courriers électroniques obtenus
illégalement révélaient une volonté de minorer les positions d'auteurs mettant en doute l'origine anthropique du
réchauffement climatique et la grossière erreur relevée dans le 4 ème rapport d'évaluation du GIEC paru en 2007
prédisant la fonte des glaciers de l'Himalaya en 2035 au lieu de 2350.
7
Climate Change Assessments: Review of the Processes and Procedures of the IPCC formulait des propositions
qui ont été adoptées par le GIEC lors de sa 34ème session (Kampala, 18-19 nov. 2011)

2
éditeurs-réviseurs. Les coordinateurs et auteurs principaux sont choisis par le bureau du
Groupe de travail compétent, lui-même désigné par les sessions plénières, sur une liste
proposée par les Etats, parmi les personnes scientifiquement reconnus pour leur compétence
dans les domaines d’expertise du GIEC. Précisons d’emblée qu’ici comme ailleurs,
l’excellence scientifique ne suffit pas. Elle doit s’équilibrer avec d’autres exigences tenant à la
représentation de la diversité des points de vue et compétences scientifiques, techniques et
socio-économiques, des origines géographiques, à la parité hommes/femmes, à l’équilibre
entre spécialistes expérimentés et juniors etc.

Règles relatives à la production des rapports. Le GIEC produit des rapports de nature diverse
(rapports d’évaluation, de synthèse, rapports spéciaux 8, rapports méthodologiques ; résumés à
l’intention des décideurs, documents techniques), selon une procédure strictement encadrée.
Avant d’être adoptés par la session plénière, les rapports d’évaluation, de synthèse comme les
résumés à l’intention des décideurs -les documents les plus diffusés donc- sont soumis à
plusieurs examens. Les pré-projets de rapports établis par les groupes de travail compétents,
sont soumis à un double processus de révision : au niveau scientifique par les experts-
évaluateurs et au niveau politique par les représentants des Etats parties et organisations
participants. En session plénière, le rapport de synthèse sera adopté section par section, et le
résumé ligne par ligne. Les résumés ne peuvent être modifiés, mais en cas de désaccord ceux-
ci sont consignés dans le résumé. L’objectif des résumés est de parvenir à une solution
acceptable pour tous et qui reflète les rapports complets. Si les Etats ne participent pas à
l’élaboration des rapports, ils interviennent tout de même largement en amont et notamment à
travers la nomination des membres du bureau et en aval à travers la révision des différents
documents. Nous sommes donc face à un modèle de co-production 9 de la norme qu’illustre
parfaitement l’objectif des 2 degrés, objectif hybride entre le vrai (scientifiquement) et
l’acceptable (politiquement)10.

Gestion des conflits d’intérêt. Conformément aux suggestions qui lui étaient faites par
l’InterAcademy Council en 2010 et pour tirer les leçons, notamment, de la mise en cause de
son président11, une « Décision relative aux conflits d'intérêts » 12 (Conflict of Interest Policy)
a été adoptée en 2011. Ce document prend la peine de distinguer entre conflit d’intérêt visant
tout intérêt actuel susceptible d’altérer sensiblement l’objectivité d’une personne dans

8
Sur : les méthodologies d’évaluations nationales des émissions des gaz à effet de serre, des scénarios
d’émissions, sur les technologies de séquestration du carbone etc.
9
Pour une analyse détaillée : A. Dahan, Le changement climatique, une expertise entre science et politique, La
revue pour l’histoire du CNRS, mis en ligne le 26 mars 2009, consulté le 21 juillet 2015, http://histoire-
cnrs.revues.org/1543
10
S. Aykut, A. Dahan , Le régime climatique avant et après Copenhague : sciences, politiques et l'objectif des
deux degrés », Natures Sciences Sociétés 2/2011 (Vol. 19) , p. 144-157 , www.cairn.info/revue-natures-sciences-
societes-2011-2-page-144.htm.
11
Accusé de conflit d'intérêts du fait principalement du cumul de ses fonctions avec celles de directeur d'un
centre de recherche (The Energy and Ressource Institute) et d'activités de conseil auprès d'entreprises
susceptibles d'être intéressées par la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
12
https://www.ipcc.ch/pdf/ipcc-principles/ipcc_principles_french/ipcc-conflict-of-interest_fr.pdf

3
l’exercice de ses fonctions et partialité qui désigne un point de vue ou une approche affirmés
concernant une question précise ou une problématique générale. De façon très réaliste, c’est la
collégialité qui constitue le moyen de lutter contre les conflits d’intérêt : dans le cas des
équipes d’auteurs et d’examinateurs, la partialité peut et doit être gérée par la sélection d’un
équilibre de points de vue et affiliations. Une procédure de déclaration d'intérêts a été mise en
place avant et après la désignation des experts et des membres des organes de direction du
GIEC. Un comité en charge des conflits d’intérêts examine si une personne a un conflit
d’intérêts et considère les possibilités de résolution du conflit. Un conflit d’intérêts peut être
toléré à titre exceptionnel lorsque la personne apporte une contribution non substituable à un
produit du GIEC et qu’il est possible de « gérer » ce conflit de manière à ce qu’il n’ait pas
d’incidences néfastes sur le rapport concerné.

Au fur et à mesure que les conclusions sur la part anthropique du changement climatique ont
été de plus en plus claire dans les rapports13, la validité de ces énoncés est apparue comme un
facteur de légitimité de l'expertise au moins aussi puissant que la compétence et
l’indépendance de l’expert.

II – Assurer la validité

Une expertise ne permet de prendre une décision éclairée que si elle est valide. Les auteurs
principaux doivent rédiger un pré-rapport rendant compte des publications parues dans des
revues internationales à comité de lecture et faire apparaître clairement les théories opposées
présentes dans la littérature scientifique ainsi que leurs arguments. Mais un certain nombre de
procédures ont aussi pour but d’assurer la validité de l’expertise produite en matière
climatique.

Examen par les pairs. S’il est régulièrement contesté, l’examen par les pairs demeure
incontournable dans la publication des travaux scientifiques, ainsi que dans les travaux du
GIEC. A l’origine chaque groupe de travail organisait le peer review à sa façon : le 1er
groupe soumettait ses travaux à des examinateurs extérieurs, le 2ème à des membres du
groupe et le 3ème ignorait le peer review. La nécessité d’une formalisation s’est peu à peu
renforcée. Depuis 1999, les pré-rapports sont adressés à deux experts indépendants c’est-à-
dire n’ayant pas participé à l’adoption des pré-rapports et devant être des spécialistes ayant à
leur actif de nombreuses publications dans les domaines visés. Une exigence supplémentaire
s’impose : les principaux points de vue, compétences et provenances géographiques devraient
être équitablement représentés. Le peer review n’est pas pour autant effectué selon les canons
de la publication scientifique en particulier, la règle du double anonymat auteur/examinateur,
standard de la publication scientifique, a été ici mise volontairement de côté afin justement
que les éventuels conflits d’intérêts soient visibles, transparents, illustration du fait que nous
ne sommes pas là dans la « pure » science. Notons dans le même sens qu’un gouvernement ne

13
O. Leclerc, op. cit. , p. 59.

4
peut valablement s’opposer aux conclusions du pré-rapport qu’en prenant appui sur des
arguments scientifiques étayés dans la littérature scientifique internationale et portés par des
spécialistes dont la compétence est reconnue (IPPC 1999). La fonction de responsable
éditorial14 a été crée pour veiller à ce que tous les commentaires formulés par des experts ou
par des représentants des gouvernements reçoivent pleine et entière considération 15. Notons,
au titre des améliorations possibles du système, que les responsables éditoriaux pourraient
exercer plus largement leur autorité afin d'assurer que les commentaires des personnes
chargées de la révision sont pris en compte de manière appropriée et que le rapport reflète
suffisamment les controverses qui peuvent exister.

Prise en compte de la littérature grise. Afin d’offrir au rapport l’assise scientifique la plus
large possible, il est prévu que les experts qui souhaitent soumettre des textes afin de le
nourrir peuvent le faire à condition que ceux-ci soient étayés par des références à des
publications dont la valeur scientifique est reconnue et disponibles à l’échelle internationale 16.
Des textes non publiés peuvent également être joints « pour autant que leur incorporation soit
pleinement justifiée ». Cette littérature grise a fait l’objet de lignes directrices en vertu
desquelles ces textes sont admissibles au terme d’une évaluation critique, avec
communication des éléments clés aux co-présidents des groupes de travail.

Incertitude scientifique et expertise. Inhérente à la science, l’incertitude doit être réduite dans
une expertise, qui constitue « une forme d'aliénation de la science « classique », une science
absorbée par la logique de l'action17. Le consensus entre experts est nécessaire à
l’établissement d’un consensus politique, les principes régissant les travaux du GIEC
indiquent donc que le consensus doit être recherché 18. Sans être tout à fait conforme à l’idéal
qui voudrait que l’expert puisse envisager plusieurs scenarii sur la base duquel le décideur
trancherait, le GIEC a progressivement encadré la communication de l’incertitude, conscient
que la précision du degré d’incertitude adopté est un élément de crédibilité du rapport. A
partir du troisième rapport, une série de recommandations ont été formulées 19 sur la manière
dont les auteurs devaient prendre en compte et surtout rendre compte de l’incertitude. Une
note d’orientation du GIEC sur l’incertitude, rédigée en 2005 en vue de l’élaboration du 4ème
rapport20, établit un cadre de référence pour le traitement de l’incertitude à l’intention des trois
14
Deux par chapitre
15
Appendix A to the Principles Governing IPCC work, Annex 1. 1, §5.
16
Points 4.2.3 des Principes.
17
E. Naim-Gesbert, Droit, expertise et société du risque, Revue du droit public, 1er janvier 2007, n°1, p.36.
18
Le paragraphe 10 des indique que « Pour l’adoption de décisions, l’approbation, l’adoption et l’acceptation des
rapports, le Groupe (d’expert) devra faire des efforts nécessaires pour atteindre un consensus ».
19
R. Moss S. Schneider, « Uncertainties in the IPCC TAR : Recommendations to Lead Authors for More
Consistent Assessment and Reporting », dans R. K. Pachauri, T. Taniguchi et K. Tanaka, Guidance Papers on
the Cross Cutting Issues of the Third Assessment Report of the IPCC, Genève, IPCC, 2000, p. 33-51. M.
Manning et M. Petit, A concept paper for the AR4 Cross cutting theme : uncertainty and risk, IPPC 2003. Pour
une analyse complète de ces propositions : O. Leclerc, op. cit. pp. 59-92.
20
IPCC 2005, Guidance Notes for Lead Authors of the IPCC Fourth Assessment Report on Addressing
Uncertainties).

5
Groupes de travail. L’incertitude sera plus clairement identifiée dans les rapports suivants
même si des divergences subsistent entre les groupes de travail, étant donné que les
informations évaluées relèvent de différentes disciplines21. Le groupe I, utilise des fourchettes
de probabilité allant de pratiquement certain (probabilité supérieure à 99 %) à
exceptionnellement improbable (probabilité inférieure à 1 %) en passant par extrêmement
probable (95 %) ; plus probable qu’improbable (50 %) etc. Le Groupe II a recours aux
évaluations du degré de confiance : très élevé (9 chances au moins sur 10) ; moyen (environ 5
chances sur 10) et très faible (moins d’une chance sur 10). Le 3ème groupe, confronté à une
incertitude qualitative, ne parvient pas à utiliser les échelles proposées et utilise une série de
termes tels que : large concordance, degré élevé d’évidence ; large concordance, degré moyen
d’évidence ; concordance moyenne, degré moyen d’évidence ; etc.

Au terme de cette analyse sommaire, il semble difficile de trouver dans l’ordre juridique
international une relation expert/décideur aussi formalisée, ce qui explique d’ailleurs qu’elle
ait servi de modèle à l’IPBES, structure scientifique souvent présentée comme le « GIEC de
la biodiversité »22. Les critiques et propositions d’amélioration existent : Meilleure prise en
compte d’études conduites dans les pays du sud ou par les ONG, recherche d’une plus grande
cohérence entre les groupes et entre les sessions plénières, élection d'un directeur exécutif
pour diriger le secrétariat, amélioration de la communication etc. Elles paraissent au regard de
ce qui se fait ailleurs, relativement marginales. Mais n’oublions pas que le succès du GIEC ne
représente à lui tout seul toute l’expertise mobilisée dans la gouvernance du climat. Le suivi,
la notification et la vérification des émissions (MRV), la validation des MDP, l’observance,
autant de mécanismes essentiels au succès du régime méritent, eux aussi, une expertise
pleinement légitime : c’est probablement là que logent les efforts et la recherche à venir.

21
v. O. Leclerc, op. cit., pp. 72 et s.
22
S. Maljean-Dubois, La plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les
services écosystémiques in Dossier spécial Gouvernance de la biodiversité, E. Truilhé-Marengo (Dir.), JIB, Vol.
25, Mars 2014.

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