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Jessica Steele

Tentation pour un patron

COUP DE CŒUR

Editions Harlequin
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Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :


HIRED : HIS PERSONAL ASSISTANT
Traduction française de

ALEXIS VINCENT

HARLEQUIN®
est une marque déposée du Groupe Harlequin et Coup de Cœur
® est une marque déposée d’Harlequin S.A.

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articles 425 et suivants du Code pénal. © 2008, Jessica Steele.
© 2010, Traduction française : Harlequin S.A.
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42 16 63 63
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47
www.hariequin.fr
ISBN 978-2-2808-1701-1 — ISSN 1159-4837
1
Il était encore très tôt lorsque Sorrel quitta l’appartement qu’elle
partageait avec Donnie, sa meilleure amie. Tout juste réveillée, elle
ne prêta guère attention à la voiture noire qui se gara dans
l’emplacement de parking qu’elle venait de libérer. Dans son
rétroviseur, elle vit vaguement deux hommes en costume sombre en
descendre et les oublia dès qu’elle s’engagea dans le flot de la
circulation.
Donnie lui avait demandé d’aller déposer un document à son
bureau avant le début de la journée de travail et cette course ne la
réjouissait guère. Elle avait bien tenté de se défiler, mais Donnie
semblait si désespérée au téléphone la veille qu’elle avait fini par
accepter. Cette mission avait beau ne pas lui plaire, cela semblait
essentiel pour que son amie conserve son emploi...
Jusqu’à son embauche chez Brown and Jones, une succursale
de la multinationale Ward Maritime International, Donnie avait
toujours eu du mal à garder très longtemps ses postes de secrétaire.
Depuis que cette entreprise de transport maritime l’avait
engagée comme assistante personnelle de Trevor Simms, le
directeur financier, elle semblait enfin avoir trouvé un emploi qui lui
plaisait.
J’adore ce job ! répétait-elle sans cesse. Je ne veux plus en
changer. M. Simms est un amour ! Même quand je me trompe, il
est si gentil qu’il me dit toujours de ne pas m’inquiéter !
Agée de vingt-trois ans comme son amie, Sorrel avait elle aussi
été assistante d’un directeur financier. Cette expérience lui avait
permis d’aider plus d’une fois Donnie lorsqu’elle ramenait à la
maison des dossiers auxquels elle ne comprenait pas grand-chose.
Il fallait bien admettre que, malgré son enthousiasme, Donnie
semblait la plupart du temps dépassée par les tâches qu’on lui
confiait.
Cela ne datait pas d’hier... Pendant leurs études de secrétariat,
Sorrel s’était souvent demandé si son amie était vraiment faite pour
travailler dans un bureau. Et la suite n’avait pas dissipé ses doutes.
Bien qu’étant la personne la plus gentille, la plus sympathique et
la plus serviable que l’on puisse imaginer, Donnie paraissait
incapable de se concentrer sur un dossier difficile. Tout comme elle
était incapable de faire preuve d’un minimum de sens de
l’organisation. Sinon, lui aurait-elle demandé un service aussi
insensé ?
Sorrel avait bien essayé de protester, mais quand Donnie s’était
exclamée : « Oh ! Sorrel, je crois que je mourrais si je perdais ce
poste ! » sa résistance avait flanché.
Comment aurait-il pu en être autrement? Elles se connaissaient
depuis toujours. Sorrel séjournait chez son amie lorsque la police
était venue lui annoncer que ses parents avaient été victimes d’un
terrible accident de voiture. Elle avait dix ans à l’époque et Helen
Pargetter, la mère de Donnie, avait été merveilleuse pendant cette
période si difficile. Mettant de côté les soucis liés à son tout récent
divorce, elle avait été pour la fillette un soutien sûr et affectueux, et
l’avait beaucoup aidée à affronter cette perte effroyable.
Elle était restée chez Helen et Donnie pendant un mois, le temps
que le conseil de famille se réunisse et décide de la confier à Lionel
Hasting, un cousin éloigné de son père.
Avocat retraité depuis peu, Lionel était un homme doux, patient
et affectueux. Il avait fait de son mieux pour aider cette petite fille
que le malheur venait de précipiter dans sa vie. Toutefois,
célibataire et n’ayant jamais eu d’enfants, il n’était pas vraiment
armé pour jouer le rôle de tuteur d’une orpheline. Impuissant, il
l’avait vue se renfermer lentement sur elle-même, s’emmurer dans
son chagrin et perdre sa belle vitalité. Au bout de quelques mois,
comprenant qu’il n’arriverait jamais à remplir sa mission, il avait
contacté Helen Pargetter.
Sorrel ignorait ce que les deux adultes s’étaient dit exactement,
mais oncle Lionel l’avait appelée dans son bureau après cette
conversation téléphonique et lui avait expliqué que Helen serait ravie
de s’occuper d’elle.
Aimerais-tu aller vivre avec ton amie Donatella et sa maman ?
avait-il conclu.
Sorrel avait eu du mal à ne pas sauter de joie à cette
perspective. Elle s’était retenue uniquement pour ne pas faire de
peine à cet homme si généreux.
Cela t’ennuierait si j’y allais? avait-elle demandé timidement.
Non, pas si cela te fait plaisir et si tu me promets de revenir
passer les vacances avec moi...
C’est ainsi que Sorrel avait emménagé chez les Pargetter. La
présence maternelle de Helen, si gentille et si énergique, et de sa
meilleure amie avaient fini par lui faire oublier peu à peu son chagrin.
Donnie avait joué un rôle important dans ; son deuil. Comme son
étourderie la mettait souvent dans des situations impossibles, Sorrel
devait oublier sa propre tristesse pour la tirer d’affaire. Petit à petit,
elle avait retrouvé sa nature \ enjouée.
Elles avaient donc grandi ensemble et fréquenté les mêmes
écoles. Alors que Sorrel était presque toujours la première de la
classe, Donnie semblait abonnée à la dernière place. Mais son rire
communicatif, sa drôlerie naturelle et sa gentillesse avaient fini par
déteindre sur Sorrel et par la tirer de sa dépression. De son côté,
Sorrel l’aidait souvent dans ses devoirs et tentait de la maintenir à
niveau sur le plan scolaire.
Cette complicité avait créé entre elles des liens très forts, que
bien des sœurs ne partageaient pas.
Comme promis, Sorrel avait passé toutes ses vacances chez
l’oncle Lionel, qui continuait de veiller sur elle avec tendresse. Elle
vouait à cet homme une affection profonde, quasi filiale.
Bien plus douée que sa « sœur adoptive », elle avait décidé
après le lycée de suivre les cours d’une école de secrétariat. Donnie
l’avait imitée et, grâce à son aide, était parvenue à décrocher tant
bien que mal son diplôme de fin d’études.
Sorrel avait alors obtenu un poste chez Blake Logistics, une
entreprise très renommée. Donnie également, mais elle avait
abandonné après deux semaines. Par la suite, alors que Sorrel
bénéficiait de promotions régulières et gravissait un à un les
échelons jusqu’à devenir la secrétaire particulière du directeur
financier, Donnie n’avait cessé de passer d’un emploi à un autre.
Cela ne leur posait aucun problème. Donnie n’avait en réalité
aucune ambition et ne prenait pas ombrage de la réussite de sa
meilleure amie. Elles sortaient très souvent ensemble, se rendant à
des fêtes ou des dîners entre amis. Chacune avait eu quelques flirts,
mais rien de très sérieux, et toutes deux attendaient impatiemment le
grand amour.
Par une étrange ironie du sort, ce n’était pas elles qui l’avaient
rencontré les premières, mais Helen Pargetter. Elle avait fait la
connaissance d’un Américain, Mike Gilbert, qui lui avait fait une
cour assidue avant de la demander en mariage un an plus tôt.
Tout avait alors brusquement changé pour les deux amies.
Helen était partie vivre en Floride avec son nouveau mari. Le
bail de la maison des Pargetter arrivant à expiration, le propriétaire
en avait profité pour la réclamer. Donnie et Sorrel avaient donc dû
se chercher un logement. Les fonds de l’assurance décès de ses
parents, que Lionel Hasting avait judicieusement fait fructifier,
permettaient à Sorrel d’envisager l’achat d’une maison. Toutefois,
comme les deux amies ne savaient pas encore dans quelle région
elles souhaitaient s’installer, elles avaient loué ensemble un joli
appartement dans le Surrey.
Elles venaient à peine d’y emménager lorsque les médecins
avaient diagnostiqué un cancer incurable chez l’oncle Lionel. Sorrel
n’avait pas hésité à mettre sa carrière entre parenthèses pour
retourner le plus souvent possible à Little Bossington, le petit village
de la côte Est où il vivait, afin de rester avec lui. Bientôt, il avait fallu
engager une infirmière à plein temps.
Edmund Apsley, son patron, s’était montré très conciliant et lui
avait accordé sans difficulté les congés qu’elle demandait pour se
rendre de plus en plus fréquemment au chevet de son tuteur. Il ne
souhaitait pas la voir quitter son service, ce qui était très flatteur.
Cependant, l’état de santé de l’oncle Lionel s’aggravant, Sorrel
avait compris qu’il ne lui était plus possible de jongler entre son
travail et ses allers et retours à Little Bossington. Elle devait faire un
choix, et l’oncle Lionel passait avant tout.
Mon tuteur va très mal et les médecins ne lui laissent aucun
espoir, avait-elle expliqué à M. Apsley. Je tiens vraiment à
l’accompagner pendant le temps qu’il lui reste à vivre. Je suis \
obligée de démissionner.
Compréhensif, son patron avait accepté son départ en lui
assurant qu’il y aurait toujours une place qui l’attendrait chez Blake
Logistic lorsqu’elle souhaiterait retrouver du travail. Sorrel l’avait
chaleureusement remercié, puis avait fait sa valise pour aller
s’installer aux Gables, le manoir de son tuteur.
Lionel Hasting était suivi par d’excellents médecins et, avec
l’infirmière qui prenait soin de lui, la présence de sa pupille n’était
pas vraiment nécessaire. Celle-ci tenait cependant à être auprès de
lui pour l’entourer d’affection. Elle lui tenait compagnie, lui lisait le
journal ou des romans, cueillait des fleurs dans le jardin et en faisait
des bouquets pour décorer sa chambre... Ces petits gestes
semblaient lui apporter un grand réconfort et il l’en remerciait avec
émotion.
Un jour où elle était allée faire des courses dans la ville voisine
de Shoeburyness, Sorrel s’était arrêtée dans un café pour prendre
un thé avant de rentrer au manoir. Un jeune homme l’avait alors
abordée.
Cela vous ennuie si je m’assieds à votre table ? lui avait-il
demandé. Il n’y a plus de place disponible nulle part...
Non, bien sûr, avait-elle répondu.
Il était très séduisant, et lui avait adressé un sourire charmant
pour la remercier.
Je m’appelle Guy Fletcher. Vous êtes d’ici ? Je ne vous ai
jamais vue à Shoeburyness. Je m’en souviendrais, si c’était le cas !
Cette manière d’engager la conversation aurait paru banale de la
part de n’importe qui d’autre, mais pas venant de lui. Il lui avait
ensuite raconté qu’il était architecte naval, qu’il travaillait pour une
entreprise qui construisait des bateaux et espérait bien fonder un
jour sa propre société. De son côté, Sorrel lui avait expliqué qu’elle
habitait Little Bossington, aux Gables.
Les Gables ? La demeure avec des pignons couverts de vigne
vierge ? Je vois très bien où cela se trouve ! s’était exclamé Guy. Je
passe souvent devant, c’est une très belle propriété.
Après un moment agréable passé en sa compagnie, Sorrel
l’avait quitté pour rentrer. Quelques jours plus tard, le téléphone
avait sonné aux Gables et, en décrochant, elle avait été très surprise
de reconnaître la voix de Guy Fletcher. Après quelques recherches,
il avait appris que la maison appartenait à M. Hasting, et trouvé le
numéro dans l’annuaire. Il l’avait invitée à prendre un thé et elle
avait accepté.
Et ensuite...
Un frisson de dégoût la secoua. Elle ne voulait plus penser à ce
sale type, qui avait trahi son affection et essayé d’abuser de sa
gentillesse. Sans compter que le souvenir de Little Bossington la
plongeait toujours dans une grande tristesse depuis la mort d’oncle
Lionel.
Pour se changer les idées, elle se remémora sa conversation
téléphonique avec Donnie, le soir précédent.
Je t’en supplie, fais ça pour moi ! l’avait implorée celle-ci. Si tu
acceptes, je te jure que je ne te demanderai plus jamais rien d’autre
!
Sorrel avait cédé, comme d’habitude. Après avoir tapé sur son
ordinateur le rapport financier que son amie avait gribouillé d’une
écriture presque illisible, elle l’avait imprimé et était maintenant en
route pour le livrer en personne !
Malgré tous les défauts de son amie, elle ne pouvait jamais lui en
vouloir très longtemps. Donnie venait de tomber amoureuse, et
Sorrel ne savait que trop bien ce que l’amour pouvait entraîner
comme bouleversements dans la vie d’une femme !
Donnie avait rencontré Adrian Caswell pendant la maladie de
l’oncle Lionel. Jeune et brillant zoologiste, il était adorable, aussi
désordonné qu’elle, et avait la tête de quelqu’un qui oublie trop
souvent d’aller chez le coiffeur. Le Muséum d’histoire naturelle lui
avait attribué une bourse pour mener une étude sur la faune d’une
réserve africaine, et il avait sans difficulté réussi à convaincre Donnie
de l’accompagner. Ils semblaient très amoureux l’un de l’autre.
Sorrel trouvait étrange que Trevor Simms ait autorisé sa
secrétaire particulière à prendre six semaines de congé, surtout si
peu de temps après son embauche chez Brown and Jones. Mais,
comme Donnie le répétait si souvent, M. Simms était un patron «
merveilleux ». De plus, peu d’hommes parvenaient à résister à ses
grands yeux bleus implorants et à son adorable moue de petite fille
lorsqu’elle demandait quelque chose qui lui tenait vraiment à cœur.
Son charme persuasif fonctionnait même au téléphone, conclut
Sorrel en se garant sur le parking de Brown and Jones, Le rapport
aurait dû être déposé dans le bureau de M. Simms le vendredi soir
précédent. Comme cela arrivait souvent, Donnie avait pris du retard
et n’avait pu le faire à temps. Elle avait donc ramené le dossier à
l’appartement avec l’intention de le taper dans la soirée et d’aller le
déposer le samedi matin
Puis elle l’avait complètement oublié. Son avion pour l’Afrique
partait le dimanche à l’aube, ses préparatifs n’étaient pas terminés,
ses bagages pas encore bouclés... Ce n’est que le dimanche soir,
une fois arrivée en Afrique, qu’elle s’en était souvenue.
Elle avait donc appelé Sorrel en catastrophe — avec le
téléphone portable d’Adrian car, évidemment, elle avait oublié le
sien à l’appartement...
M. Simms doit être hospitalisé quelques jours la semaine
prochaine et il compte passer lundi matin à son bureau pour mettre
ses affaires en ordre. Il a absolument besoin de ce rapport. Tape-le
pour moi, je t’en supplie ! Ensuite, il te suffira d’aller le déposer
dans son bureau tôt le lundi matin.
Parce qu’en plus il faut que je l’apporte chez Brown and Jones
? s’était exclamée Sorrel avec exaspération.
Oui, il faut le déposer dans le premier tiroir de son bureau.
Tu m’as dit qu’il fermait tout à clé ! Tu ne veux pas que je le
laisse à la réception ? Ce serait plus simple de demander à la
réceptionniste de le lui remettre dès son arrivée.
Surtout pas ! Il y a des informations confidentielles dans ce
rapport et, si M. Simms le trouve comme prévu dans son tiroir, il ne
se posera pas de questions. Mais imagine ce qu’il pensera si la
réceptionniste lui explique qu’une inconnue est venue le déposer
lundi matin ! Il serait sans doute très contrarié, et, il a beau être très
gentil, il pourrait bien me mettre à la porte. Tu sais combien cet
emploi est important pour moi, Sorrel !
La panique que trahissait sa voix avait fait flancher Sorrel, qui
avait rendu les armes en soupirant.
Calme-toi, je ferai ce que tu me demandes...
Je t’adore ! J’ai laissé les clés du bureau dans le tiroir de ma
commode, près de mes collants. Je savais que je pouvais compter
sur toi !
Connaissant le sens du rangement de son amie, Sorrel ne
s’étonna même pas que ce trousseau se trouve parmi ses sous-
vêtements... Ce qui l’étonnait plutôt, c’était que Donnie se rappelle
où elle l’avait rangé !
Voilà pourquoi elle se retrouvait un lundi matin devant le siège
d’une entreprise qui ne l’employait pas, prête à entrer dans les
bureaux à l’aide d’une clé qui ne lui appartenait pas pour déposer
un rapport confidentiel dans le bureau du directeur financier, qu’elle
n’avait jamais rencontré de sa vie !
Elle prit sa serviette en cuir et sortit de sa voiture en fulminant. Si
son poste était si important pour Donnie, pourquoi diable avait-elle
oublié de taper ce fichu rapport ? L’amour lui avait décidément fait
perdre le peu de cervelle qu’elle avait jamais eu ! Evidemment, un
emploi de secrétaire chez Brown and Jones, si intéressant soit-il, ne
faisait pas le poids face à six semaines en pleine nature avec son
amoureux, au cœur d’une exotique réserve africaine !
« Je dois vraiment être folle pour avoir accepté de faire ça », se
répétait-elle en se dirigeant vers la grande porte vitrée de
l’immeuble. Elle la franchit... et s’arrêta brusquement. Alors qu’elle
s’attendait à trouver les lieux déserts à une heure aussi matinale,
deux hommes discutaient au milieu du hall. Elle frissonna en voyant
l’uniforme d’employé de la sécurité du premier, mais ce fut le
second qui la figea sur place. Grand, athlétique et bronzé, il la
regardait droit dans les yeux.
Il l’examina un bref instant de la tête aux pieds, lui donnant
l’impression de passer aux rayons X. Puis, après cet examen
déconcertant, il se détourna comme si de rien n’était pour reprendre
sa conversation avec l’employé de la sécurité.
Sorrel n’avait pas l’habitude d’être ignorée ainsi. On lui faisait
souvent des compliments sur sa beauté et, sans aucune vanité, elle
se reconnaissait satisfaite de sa silhouette mince et élancée, de ses
traits fins et de son teint magnifique. Tout cela n’intéressait
visiblement pas cet inconnu...
Tant mieux ! se dit-elle. Après tout, dans sa situation, mieux
valait passer inaperçue. Les nerfs en pelote, elle faillit faire demi-
tour et ressortir, puis se ravisa. Même si ce que Donnie lui avait
demandé ne lui semblait pas franchement orthodoxe, Trevor Simms
devait impérativement trouver ce rapport dans son bureau à 9
heures, sans quoi il risquait de renvoyer Donnie, qui tenait tant à son
poste. Les accents déchirants de son amie lui revinrent à l’esprit et
la galvanisèrent.
Plongés dans leur conversation, les deux hommes ne lui
accordaient aucune attention. Elle traversa donc le hall et se dirigea
vers le service financier en s’efforçant de marcher normalement,
sans courir. Donnie lui avait fait visiter les lieux peu de temps
auparavant et elle trouva sans peine son chemin le long des couloirs.
« Tout sera fini dans moins de cinq minutes », se répétait-elle
pour se donner du courage, ce qui n’empêchait pas sa nervosité de
croître à chaque pas.
Arrivée devant la porte de Donnie, elle l’ouvrit, entra, et passa
dans la pièce voisine qui était le bureau de M. Simms. Marchant
directement vers la table de travail, elle sortit de sa serviette en cuir
le rapport qu’elle avait soigneusement tapé, et déverrouilla le
premier tiroir.
Que faites-vous ici ?
Elle crut qu’elle allait avoir une attaque cardiaque.
Sursautant, elle se retourna et vit l’homme qui venait d’entrer
derrière elle.
C’était l’inconnu en costume du hall d’entrée.
Sa première pensée fut qu’il s’agissait de Trevor Simms, arrivé
plus tôt que prévu pour faire tout ce qu’il devait avant son
hospitalisation. Puis elle se souvint que d’après Donnie M. Simms
avait une cinquantaine d’années. L’inconnu, lui, ne devait pas avoir
plus de trente-cinq ans.
Sa seconde pensée fut qu’il avait délibérément voulu lui faire
croire qu’il n’attachait pas d’importance à sa présence dans le hall.
Sinon, pourquoi l’aurait-il suivie en catimini jusqu’ici ? Cette idée
n’avait rien de rassurant. Et, lorsqu’elle se rappela qu’il discutait
avec un employé de la sécurité, ce fut bien pire encore. Etait-il lui
aussi de la sécurité?
Qui êtes-vous? demanda-t-elle pour gagner du temps.
Vous ne manquez pas de toupet ! répliqua-t-il sèchement.
Vous êtes de toute évidence de mèche avec Simms. Où est-il ?
De mèche avec Simms ? De quoi parlait-il ?
Je n’ai jamais rencontré M. Simms, répondit-elle sans
réfléchir...
Vous ne l’avez jamais rencontré ? Alors comment expliquez-
vous le fait que vous sachiez exactement où se trouve son bureau et
que vous ayez ses clés ?
Sorrel maudit aussitôt son étourderie. Comment s’expliquer sans
aggraver son cas ? Sa situation était pour le moins délicate. On
venait de la surprendre dans le bureau du directeur financier de
Brown and Jones, avec un rapport confidentiel entre les mains,
alors qu’elle n’était même pas employée par cette firme. Cela faisait
déjà deux infractions graves à la loi... Arriverait-elle à se tirer
d’affaire sans que Donnie perde son travail ?
Peut-être, à condition de jouer finement. Jusque-là, ce n’était
pas une réussite, songea-t-elle en tentant de garder son sang- froid.
Comme l’inconnu continuait de la dévisager d’un air glacial, elle
avala péniblement sa salive.
Ah! C’est... euh... C’est très simple, vraiment. Mais, avant de
répondre, j’insiste pour savoir qui vous êtes. Faites-vous partie de
la sécurité?
Je m’appelle Caleb Masterson. Et vous?
Sorrel White.
C’est votre vrai nom ou un pseudonyme?
Un pseudonyme ? répéta-t-elle surprise. De quoi parlez-vous?
Il ignora sa question, tout comme il négligea de dire s’il était ou
non membre de la sécurité. Ce qui était sans doute le cas, se dit-elle
en s’efforçant de ne pas céder à la panique. Cet homme avait les
manières brusques, la voix et l’assurance d’un détective, plus
habitué à poser des questions qu’à y répondre.
Où est Donatella Pargetter? reprit-il.
A l’heure qu’il est, en Afrique.
Avec Simms?
Avec Simms ? répéta Sorrel une fois de plus, stupéfaite. Pas
du tout ! Elle est avec son petit ami.
Son instinct lui dit soudain que la situation était plus complexe
qu’il n’y paraissait. Pourquoi ces questions à propos de M. Simms
? Un employé de la sécurité ne les aurait pas posées en surprenant
une inconnue dans un bureau.
Que diable se passe-t-il ici ? demanda-t-elle.
C’est à vous de me le dire.
En ce qui me concerne, il ne se passe rien du tout.
Dans ce cas, pourquoi prenez-vous des papiers dans un tiroir
qui a été fermé tout le week-end ?
Je ne les prends pas. Je... euh... je les y dépose, avoua-t-elle,
embarrassée.
Malgré ses efforts, elle sentit le rouge lui monter aux joues.
C’était ce qu’on appelait se faire prendre la main dans le sac !
Donnie serait furieuse, mais elle ne pouvait pas faire autrement que
de tout avouer pour se tirer d’affaire. Si l’homme était raisonnable,
il comprendrait et accepterait de ne rien dire. Restait à espérer qu’il
le soit. Son attitude cassante la laissait cependant dubitative...
Et pourquoi ? s’enquit-il.
Parce que M. Simms s’attend à les y trouver lorsqu’il arrivera
à 9 heures.
Un rapide coup d’œil à sa montre lui indiqua qu’il était 8 h 15.
La situation tournait au cauchemar.
Montrez-les-moi, ordonna Caleb Masterson en approchant.
Sorrel tint le dossier hors de sa portée.
C’est confidentiel.
Rien de ce qui se trouve dans ce bureau n’est confidentiel pour
moi.
Faites-vous partie des cadres de Ward Maritime International
?
Cela semblait la seule explication valable. Comme il ne répondait
pas, elle serra le dossier contre sa poitrine.
M. Simms sera là dans peu de temps, enchaîna-t-elle. Il
vous...
J’en doute, l’interrompit-il.
A-t-il été hospitalisé plus tôt que prévu?
Hospitalisé?
Sorrel commençait à avoir de sérieux doutes au sujet de cet
homme. Les cadres de Ward Maritime International devaient tout
de même savoir que le directeur financier de Brown and Jones allait
être en congé maladie pendant quelque temps ! Après tout, ils
étaient pratiquement les dirigeants de cette firme, désormais...
Vous ignorez qu’il doit être admis à l’hôpital cet après-midi ?
demanda-t-elle.
A l’hôpital ? Pour quelle raison ?
Comment voulez-vous que je le sache? Je ne suis pas son
médecin !
Vous n’en avez pas l’air, j’en conviens. Le dossier ! ajouta-t-il
en tendant la main.
Je vous l’ai dit, c’est confidentiel.
Caleb Masterson laissa échapper un soupir exaspéré.
Comment le savez-vous?
« Parce que je l’ai tapé ! » songea Sorrel. Soudain terriblement
irritée par cet homme arrogant, elle reprit sa serviette. Elle ne savait
pas ce qu’elle allait faire du dossier, mais cette situation commençait
à lui porter sur les nerfs.
J’en ai assez, dit-elle. Je m’en vais.
Vous n’irez pas bien loin avant que la police ne vous arrête.
La police ? s’exclama-t-elle en écarquillarit les yeux. Mais
pour quelle raison ? Que se passe-t-il donc ici ?
Vous n’appartenez pas au personnel de l’entreprise et
pourtant vous entrez ici avec un trousseau de clés, et vous espérez
me faire croire que vous ne savez pas ce qui se passe ?
Non, je ne sais pas ce qui se passe. Et si vous restez aussi
laconique, on peut continuer ce dialogue de sourds pendant un bon
moment encore !
Vous avez dit ne pas connaître Simms. Allez-vous aussi
prétendre que vous ne connaissez pas sa complice, Donatella
Pargetter?
Si, je connais Donnie... Sa complice, avez-vous dit? Complice
de quoi, pour l’amour du ciel ? Donnie est l’honnêteté incarnée !
Caleb Masterson lui jeta un regard sceptique.
Vous ignorez donc que Trevor Simms et Donatella Pargetter,
après avoir soulagé l’entreprise de près d’un million de livres
sterling par des manipulations informatiques, se sont enfuis
ensemble?
Sous le choc, Sorrel se laissa tomber dans le fauteuil de M.
Simms.
Non, je ne vous crois pas ! rétorqua-t-elle. Pas Donnie.
Si, Donatella Pargetter. Ma question, à présent, c’est : quel est
le rôle de Sorrel White dans cette escroquerie? Nous savons que
vous êtes venue chercher Donatella Pargetter ici il y a dix jours.
Comment le savez-vous? demanda Sorrel d’une voix
étranglée.
Nous avons une vidéo qui vous montre l’aidant à porter ses
nombreux sacs. Sans doute les affaires nécessaires pour
commencer sa nouvelle vie...
Si vous m’avez vue sur cette vidéo, vous saviez donc que je
connaissais Donnie avant même de me poser la question, fit-elle
remarquer.
Il ne sourcilla pas et se pencha sur le bureau pour la regarder
froidement. Il avait les yeux verts, nota-t-elle.
Ce que je cherche à savoir, dit-il, c’est si vous mentez ou non.
Je n’ai aucune raison de mentir, protesta-t-elle avec
véhémence. Ai-je jamais nié que je connaissais Donnie? Un million
de livres... Mais comment? Comment peut-on voler un million de
livres sterling?
En étant très malin.
Sorrel sortit enfin de sa stupeur et se remit à réfléchir.
Pendant le week-end ? reprit-elle, soupçonneuse. Et comment
lavez-vous découvert aussi vite ? Nous sommes seulement lundi et
la journée de travail n’a même pas encore commencé. Trevor
Simms va peut-être franchir cette porte dans un instant et...
Il a quitté son appartement en emportant toutes ses affaires,
annonça Caleb Masterson froidement.
Alors cette intervention chirurgicale n’était qu’un leurre ? Oui,
poursuivit-elle en réfléchissant à voix haute, cela peut se
comprendre. Ainsi son absence ne suscitait aucun soupçon... En
tout cas, nous n’avons ni l’une ni l’autre le moindre rapport avec
cette histoire !
Qui me dit que vous n’essayez pas de couvrir son crime ?
Donnie n’est pas une criminelle, et je vous jure qu’elle n’a rien
à voir dans cette affaire !
Même si j’ai retrouvé un document contresigné par Donatella
Pargetter qui autorise un versement frauduleux ?
Je me fiche des documents que vous avez ! répondit Sorrel
fermement. Je sais avec certitude que jamais Donnie n’aurait prêté
la main à une escroquerie.
Comment pouvez-vous vous être aussi catégorique?
Parce que je la connais depuis toujours. Nous sommes comme
deux sœurs. Nous avons grandi ensemble.
Pourquoi?
Sorrel poussa un soupir. Ce qu’elle aurait aimé l’envoyer
promener sans prendre de gants ! En d’autres circonstances, cela
aurait été un vrai plaisir, mais un vol d’un million de livres sterling
n’était pas une affaire que l’on pouvait prendre à la légère. Donnie
risquait d’avoir de gros ennuis si elle ne parvenait pas à le
convaincre que son amie était innocente.
Nos mères étaient des amies très proches et nous nous
connaissons depuis toujours, expliqua-t-elle. Quand mes parents
sont morts, mon tuteur a compris que je serais plus heureuse en
grandissant avec Donnie et sa mère plutôt que chez lui. J’ai eu de la
chance que Helen Pargetter accepte.
Quel âge aviez-vous ?
Quel rapport cela pouvait-il avoir avec cette escroquerie ?
Dix ans, murmura-t-elle.
Se retrouver orpheline à dix ans, je n’appelle pas ça avoir de
la chance, fit-il observer.
Il prit le dossier qu’elle tenait sur ses genoux et Sorrel ne lui
opposa aucune résistance. Vu les circonstances, la confidentialité de
ce rapport ne pesait plus bien lourd. Il l’ouvrit et se mit à le lire.
Je l’ai apporté à la place de Donnie, dit-elle. Elle m’a appelée
hier pour me dire qu’elle l’avait oublié.
Elle vous a téléphoné? répéta-t-il en relevant la tête. D’Afrique
?
Oui. Elle voulait que je le range dans le tiroir de M. Simms
pour qu’il le trouve ce matin en arrivant au bureau.
Vous avez son numéro de téléphone ? J’aimerais bien lui
parler...
Il avait un ton sarcastique, comme s’il savait déjà qu’il ne
pourrait pas avoir de conversation avec Donnie. Sorrel soupira.
Elle a oublié son téléphone mobile à la maison en partant. Elle
m’appelait avec celui de son petit ami.
Et comment s’appelle ce garçon ?
Adrian Caswell. C’est un zoologiste. Vous pouvez vérifier
auprès du Muséum d’histoire naturelle. Il a obtenu une bourse pour
étudier la faune d’un parc naturel en Afrique occidentale.
Masterson reprit la lecture du rapport sans manifester la moindre
émotion.
Qui a tapé cela? demanda-t-il.
Pourquoi ? Quel est le problème?
Il n’y en a pas, justement. La présentation est claire, propre,
pour ainsi dire parfaite. C’est la raison pour laquelle je pense que
votre amie Pargetter n’a rien à voir avec.
Sorrel soupira de nouveau. L’homme était malin et observateur,
rien ne lui échappait.
Donnie adore son travail, déclara-t-elle. Je vous jure qu’elle
n’est en rien liée à cette escroquerie. J’habite avec elle, je sais
qu’elle ne volerait jamais un centime à personne. Elle a même vendu
sa voiture la semaine dernière pour pouvoir subvenir à ses propres
besoins en Afrique sans avoir à vivre aux crochets de son petit ami.
C’est admirable ! s’exclama-t-il, sarcastique. Mais vous ne
m’avez pas répondu. Qui a tapé ce rapport?
Comme elle n’avait pas le temps d’inventer une histoire pour
couvrir son amie, Sorrel tenta de gagner du temps.
Donnie avait beaucoup de choses à faire pour préparer un
voyage de six semaines et...
Il leva un sourcil interrogateur qui l’arrêta. Ignorait-il que Donnie
avait pris six semaines de congé?
Sorrel comprit brusquement que ce qu’elle avait pris pour une
gentillesse extrême de la part de Trevor Simms n’était en réalité
qu’une manœuvre destinée à brouiller les pistes. En fait, ça
l’arrangeait bien qu’il n’y ait personne pour répondre aux questions
embarrassantes une fois son forfait accompli. Mieux encore, il
devait se douter que les enquêteurs diviseraient leurs efforts pour
retrouver Donnie, qui passerait inévitablement pour sa complice, ce
qui lui laissait davantage de chances de disparaître dans la nature...
Cet horrible individu n’avait pas hésité à compromettre son amie
pour couvrir ses arrières !
Et... hum... Elle ne voulait pas retarder le travail de M. Simms,
poursuivit-elle. Et vu qu’elle était débordée par ses préparatifs, je
lui ai proposé de... de taper son rapport à sa place. J’ai déjà
travaillé dans un service financier, vous comprenez, ce n’est pas
comme si elle l’avait confié à n’importe qui.
Vous avez tapé ce rapport ?
Oui.
Vous habitez toujours avec elle chez sa mère, ou a-t-elle
déménagé pour vivre avec son petit copain ?
Sa mère s’est remariée. Donnie et moi partageons un
appartement dans le Surrey.
Ce document n’aurait jamais dû quitter ces murs, dit-il en
refermant le dossier. Cela vous arrive souvent de donner un coup
de main à Mlle Pargetter?
Que répondre à cela ? Normalement, Donnie aurait dû avoir
largement le temps de faire son travail pendant son temps de
présence au bureau. Même s’il arrivait qu’elle n’y parvienne pas...
Donnie ne ramène qu’exceptionnellement du travail à la
maison, répondit Sorrel sur la défensive.
Où travaillez-vous ? s’enquit-il en la fixant du regard.
Je ne travaille pas pour l’instant.
Et depuis combien de temps ?
Quatre ou cinq mois.
Et où étiez-vous employée avant de décider de mener une vie
de paresse?
Il est inutile de vous montrer aussi désagréable !
Vous pensez que je devrais être agréable alors qu’on a volé un
million de livres sterling à une entreprise qui appartient à ma famille?
Ce n’est pas moi qui l’ai pris, ce million de livres, pas plus que
Donnie ! Aussi je vous prierai de rester courtois, rétorqua-t-elle
sèchement. Et, pour votre information, je travaillais pour Blake
Logistics.
Où?
Où quoi?
Dans quel service ? reprit-il avec impatience.
Je viens de vous le dire : au service financier !
Caleb Masterson s’assit sur le coin du bureau sans la quitter des
yeux.
Vous travailliez pour Ed Apsley ?
J’étais son assistante personnelle.
Et pourquoi vous a-t-il renvoyée?
Il ne m’a pas renvoyée ! s’exclama Sorrel furieuse. J’ai
démissionné.
Pourquoi?
Cet interrogatoire l’avait mise à bout de patience et elle faillit lui
dire vertement son fait. Seule la retint l’idée que Brown and Jones,
et donc Ward Maritime International, avaient perdu un million de
livres sterling, et qu’elle avait tout intérêt à régler cette affaire avec
lui plutôt qu’avec la police. L’un n’excluait pas l’autre, du reste, et
elle devait même se montrer particulièrement coopérative si elle ne
voulait pas finir la journée derrière les barreaux...
Il ne s’agissait pas d’une plaisanterie et, en acceptant de venir
déposer ce dossier dans ce bureau, Sorrel s’était involontairement
compromise dans une escroquerie qui risquait d’avoir de lourdes
conséquences sur son avenir.
Un frisson glacé lui secoua les épaules. Elle devait à tout prix
garder le contrôle de ses émotions et se montrer complaisante avec
Caleb Masterson, si déplaisant soit-il.
Puisque vous tenez à le savoir, dit-elle, j’ai donné ma
démission lorsque mon tuteur est tombé gravement malade. Je
voulais absolument être présente auprès de lui jusqu’à la fin.
Vous étiez son infirmière?
Non, il a bénéficié d’une hospitalisation à domicile. Je voulais
simplement être avec lui, afin de lui apporter un peu de réconfort
pendant ses dernières semaines de vie.
J’en déduis qu’il n’est plus parmi nous?
En effet, il est mort il y a un mois.
Ah.
Merci pour les condoléances ! songea-t-elle.
Caleb se releva brusquement et passa dans la pièce voisine,
Sorrel se tortillait sur son siège pour essayer de voir ce qu’il faisait
lorsqu’il lui demanda de le rejoindre. Il venait d’allumer l’ordinateur
de Donnie et lui désigna le bureau d’un mouvement du menton.
Asseyez-vous là, lui ordonna-t-il, et montrez-moi si vous êtes
une si bonne secrétaire que ça.
Pardon ?
Lorsque vous serez prête, je vous dicterai un...
Vous voulez me dicter quelque chose ? l’interrompit-elle,
incrédule.
D’après ce que vous m’avez expliqué, votre amie tient à
retrouver son emploi à son retour d’Afrique, non ? Et vous devez le
vouloir vous aussi, puisque vous avez été d’accord pour venir avec
ses clés afin de remettre un dossier dans le bureau de son patron.
Sorrel le dévisagea sans comprendre. La situation était
totalement absurde et ressemblait à un cauchemar. Elle se demanda
un instant s’il se pourrait qu’elle soit encore en train de rêver, bien
au chaud dans son lit, et repoussa aussitôt cette pensée.
Non, il s’agissait bien de la réalité, mais une issue semblait se
profiler à l’horizon. S’il avait l’intention de la livrer à la police,
Masterson ne chercherait pas à tester ses qualités de dactylo...,
songea-t-elle. Et ne venait-il pas de lui laisser entendre que Donnie
pourrait retrouver son emploi à son retour, malgré cet incroyable
embrouillamini ?
Etes-vous en train de me dire que je peux l’aider? s’enquit-elle
prudemment.
C’est possible.
Sorrel n’avait pas besoin d’en entendre davantage. Son cerveau
se mit automatiquement en mode « assistante personnelle » et elle
prit place derrière le clavier.
Caleb Masterson se mit à lui dicter une lettre d’une manière
rapide mais claire et, cinq minutes plus tard, elle imprimait un
document parfaitement rédigé et mis en page.
Je suis impressionné, dit-il en l’examinant.
« Vous pouvez l’être ! » aurait-elle voulu pouvoir lui répondre.
Compte tenu des circonstances et de sa nervosité extrême, il était
miraculeux que ce texte ne soit pas truffé de fautes de frappe !
Merci, mademoiselle White, ajouta-t-il en reposant la lettre. Je
vous recontacterai.
Déconcertée par sa soudaine politesse, Sorrel mit une seconde à
déduire de sa remarque qu’il savait comment la joindre. Il lui fallut
encore une seconde supplémentaire pour comprendre que...
Vous voulez dire que je peux partir?
Il acquiesça. Sorrel se leva, attrapa sa serviette et se dirigea vers
la porte en s’efforçant de ne pas trop presser le pas.
Mademoiselle White?
Elle s’immobilisa sur le seuil et se retourna. Avait-il changé
d’avis ? Pour rien au monde elle ne retournerait dans ce bureau,
décida-t-elle.
Ne quittez pas la ville, dit-elle. Oui, je sais.
Sa remarque le fit sourire et son visage, jusque-là si sévère, se
transforma brusquement, révélant le petit garçon malicieux qu’il
avait dû être naguère.
Touché! répondit-il. Bonne journée.
Sorrel ne répondit rien et referma la porte en sortant.
Bizarrement, ce n’était pas l’escroquerie qui occupait son esprit
alors qu’elle sortait du bâtiment, ni le fait que Donnie soit
compromise dans ce délit, pas plus que le fait qu’elle allait devoir se
débrouiller pour laver son amie de tout soupçon et faire en sorte
qu’elle retrouve son emploi à son retour.
La seule chose à laquelle elle songeait en se dirigeant vers sa
voiture, c’était la manière dont ce sourire malicieux avait
métamorphosé l’arrogant et autoritaire Caleb Masterson en un
homme séduisant et plein d’humour.
2

Durant le trajet de retour, Sorrel ne put évidemment que se


repasser en boucle sa conversation avec Caleb Masterson. Un
million de livres sterling ! Cela représentait une véritable fortune et
expliquait, à défaut de l’excuser, son attitude pour le moins
cassante. Après tout, comment aurait-elle réagi à sa place? Un
million de livres...
Elle se gara devant le petit immeuble où se trouvait son
appartement et, dans le hall d’entrée, se trouva nez à nez avec Mme
Eales, sa voisine de palier, une brave femme doublée d’une
pipelette invétérée.
Tout va bien, Sorrel ? s’enquit-elle en la voyant.
Oui, merci.
Sans même lui laisser le temps de lui demander poliment de ses
nouvelles, Mme Eales se mit à lui raconter la visite de deux
messieurs bien habillés qui cherchaient à voir Mlle Pargetter.
Je me demandais si quelque chose ne serait pas arrivé à sa
mère, conclut la voisine. Un accident, peut-être?
Sorrel se rappela alors les deux hommes vaguement aperçus au
moment où elle s’en allait, plus tôt dans la matinée. Sans aucun
doute des sbires de M. Masterson !
Je ne pense pas, répondit-elle, mais je vais l’appeler pour
m’en assurer. Vous ont-ils dit qui ils étaient et pourquoi ils venaient?
Non, reconnut Mme Eales. Et je n’ai pas eu le temps de leur
poser la question.
Sorrel leur tira mentalement son chapeau. Ces inconnus devaient
être particulièrement retors pour être parvenus à dévier les
questions de Mme Eales ! Elle remercia sa voisine et prit congé
rapidement sous prétexte d’aller téléphoner à Helen Pargetter.
En refermant sa porte d’entrée, elle s’étonna que Caleb
Masterson, qui était visiblement responsable de l’enquête, n’ait pas
fait appel à la police. Pourquoi ? Et qui étaient ces deux hommes ?
Allaient-ils revenir plus tard ?
La journée s’écoula sans qu’elle parvienne à penser à autre
chose. Plus le temps passait, plus elle prenait conscience de la
gravité de la situation. Donnie était impliquée dans une grosse
escroquerie, et elle-même pouvait passer pour sa complice ! Les
nerfs à vif, elle sursautait au moindre bruit, s’attendant à tout instant
à ce que les deux inconnus reviennent sonner à sa porte, ou à voir
une demi-douzaine de voitures de police s’arrêter devant
l’immeuble, sirènes hurlantes et gyrophares allumés...
Si seulement Donnie pouvait rappeler, pour qu’elle puisse au
moins la mettre au courant !
Le soir venu, elle se coucha sans avoir eu la moindre nouvelle, ni
de son amie ni de la sécurité de Ward Maritime International. Une
journée de réflexion lui avait cependant permis d’arriver à quelques
conclusions.
Si l’innocence de Donnie ne faisait aucun doute à ses yeux,
plusieurs petits faits en apparence anodins lui étaient revenus à la
mémoire, et commençaient à dessiner un tableau plus précis de la
situation.
Sorrel était bien placée pour savoir que Donnie avait eu du mal à
décrocher son diplôme de secrétaire. Pourtant, ses notes limites à
son examen et son parcours professionnel pour le moins chaotique
ne l’avaient pas empêchée d’obtenir ce poste important, ni de le
garder plusieurs mois.
Elle ne comptait plus le nombre de fois où Donnie était rentrée le
soir en lui avouant quelque bourde faite dans la journée, et en lui
racontant comme M. Simms avait été « chou » de ne pas lui en faire
reproche.
Et pour cause ! Voler un million de livres sterling demandait un
minimum d’organisation, et Trevor Simms devait préparer son
forfait depuis plusieurs mois déjà. Avec sa nature confiante et
généreuse, sans parler de son manque d’expérience et de son
étourderie, Donnie avait été un don du ciel pour un escroc comme
lui. Elle ne risquait pas de remarquer qu’il s’apprêtait à voler son
entreprise, et, s’il lui avait donné une lettre disant «je suis un escroc
», elle lui aurait certainement demandé dans quel dossier la classer !
Sorrel avait mauvaise conscience d’avoir une si piètre opinion
des qualités professionnelles de son amie, mais il fallait regarder la
réalité en face. A présent, elle se reprochait de ne pas avoir été plus
attentive de son côté. La bizarrerie de cette situation et la gentillesse
anormale de ce M. Simms auraient dû l’alerter dès le début.
Heureusement, Caleb Masterson avait dit que le vol avait été
commis par le biais du système informatique. Cela mettait Donnie
hors de cause. Elle savait utiliser un traitement de texte et quelques
programmes de mise en page, certes, mais ses compétences
s’arrêtaient là.
Ce soir-là, Sorrel eut bien du mal à trouver le sommeil. Après
une nuit agitée, elle se réveilla le lendemain en pensant encore à
cette affaire.
Trevor Simms avait vraiment eu de la chance de tomber sur
Donnie. Il n’était pas du tout étonnant qu’il lui ait accordé si
facilement ce congé de six semaines. Il lui aurait sans doute donné
six mois, si elle l’avait demandé !
Sachant que sa secrétaire partait pour l’Afrique, il pouvait
tranquillement détourner l’argent pendant le week-end, sans doute
par un transfert informatique. Cela lui laissait largement le temps de
s’enfuir avant qu’on découvre le vol, le lundi, voire plus tard.
Elle se préparait son café lorsque deux faits la laissèrent pensive.
Le premier, c’est qu’il était vraiment extraordinaire que quelqu’un
ait découvert la malversation si tôt. Le second, c’est que pas une
fois elle n’avait pensé à Guy Fletcher depuis son entrée, la veille,
dans les bureaux de Brown and Jones.
Evidemment, la situation avait de quoi bouleverser n’importe qui
et faire passer tout le reste au second plan. Pourtant, le souvenir de
Guy Fletcher était jusqu’à présent toujours arrivé à se frayer un
chemin parmi ses pensées les plus anodines et à empoisonner son
quotidien dans les moments les plus inattendus.
Le visage de Guy avait disparu comme par miracle de son
esprit, remplacé par celui de Caleb Masterson au moment où sa
petite remarque lui avait arraché un sourire. Comme il avait été
séduisant pendant ce bref instant !
Elle se reprit aussitôt. Cet homme était arrogant, discourtois.
Odieux, pour tout dire. Même en ayant conscience que les
circonstances l’obligeaient certainement à se comporter de la sorte
tant qu’il la soupçonnerait, elle ne voulait lui accorder aucune
circonstance atténuante.
L’avait-il seulement crue? Sorrel l’ignorait. Quoi qu’il en soit, il
ne l’avait apparemment pas dénoncée à la police. Pour l’instant. Un
frisson lui parcourut le dos. Il ne devait pas être le genre d’homme à
hésiter en cas de besoin...

Le vendredi arriva sans qu’il se passe rien. Elle avait la certitude


que Caleb Masterson connaissait son numéro de téléphone, mais il
ne l’avait toujours pas contactée. Donnie ne s’était pas manifestée
non plus. Sorrel commençait à perdre patience. Il y avait beaucoup
de travail qui l’attendait à Little Bossington, et elle se demandait si la
consigne de rester en ville s’appliquait toujours.
Finalement, vers midi, elle décida de partir passer le week-end
aux Gables. Elle préparait son sac lorsqu’on sonna à l’interphone.
Oui ? demanda-t-elle.
Masterson.
Il n’en dit pas davantage, mais cela fut suffisant pour que Sorrel
ressente comme une bouffée de chaleur. Sans un mot, elle actionna
l’ouverture de la porte d’entrée et, une minute plus tard, il arrivait
devant sa porte.
Elle s’attendait plus ou moins à le voir accompagné d’un
représentant de la loi, peut-être un avocat, ou éventuellement d’un
garde du corps, mais il était seul. Bien que totalement innocente, elle
fut soulagée de constater que personne ne semblait vouloir l’arrêter.
Du moins pas tout de suite.
Elle s’effaça pour lui céder le passage. Si leur entretien devait
tourner au vinaigre, elle ne tenait pas à ce que Mme Eales en soit
témoin.
Entrez.
Masterson examina son jean et son T-shirt blanc. Sorrel avait
beau mesurer un mètre soixante-quinze, il la dominait largement et
lui donnait l’impression d’être toute petite. Réprimant un étrange
frisson, elle le conduisit jusqu’au salon.
Installez-vous. Voulez-vous un café ?
Volontiers, merci, répondit-il.
Sorrel passa dans la cuisine en maugréant contre ses habitudes
de courtoisie. Quelle idée de lui proposer de s’asseoir et de boire
quelque chose ! Elle n’avait aucune envie que cette entrevue
s’éternise et, à cause de sa prévenance, il allait déjà rester au moins
dix minutes, même s’il n’avait rien à lui dire...
Cela fait longtemps que vous habitez ici ? s’enquit-il quand elle
revint dans le salon.
Sorrel lui jeta un regard soupçonneux en déposant le plateau sur
la table basse. Pourquoi lui demandait-il cela? Leur première
rencontre s’était déroulée d’une manière si déplaisante qu’elle ne
pouvait l’imaginer faisant la conversation courtoisement. Quand un
homme comme lui posait une question, c’est qu’il avait une idée
derrière la tête.
Il devina sans doute sa méfiance car un léger sourire passa sur
ses lèvres.
Ce n’est pas un piège, ajouta-t-il.
Il y a quelques mois, dit-elle en lui tendant une tasse. Donnie et
moi avons emménagé ici lorsque Helen, sa mère, a épousé un
Américain et qu’elle est partie vivre aux Etats-Unis.
Avez-vous eu des nouvelles de votre amie, depuis lundi ?
Cette fois, ce n’était pas une question innocente, songea-t-elle.
Evidemment, il avait un objectif : récupérer un million de livres
sterling ! Comme elle était convaincue que Donnie n’avait rien à voir
avec ce vol, Sorrel décida de jouer franc jeu.
Non. Et je ne sais vraiment pas si je dois m’en réjouir ou le
déplorer.
Pourquoi ? demanda-t-il l’air intrigué.
Parce que Donnie adore son travail et qu’elle place Trevor
Simms sur un piédestal. Selon elle, jamais elle n’a eu un patron aussi
sympathique et compréhensif. Nous savons désormais tous les deux
pourquoi il était aussi complaisant ! Comment vais-je lui annoncer
qu’il n’est qu’un escroc et qu’il a essayé en plus de la
compromettre ?
Vous croyez toujours qu’elle n’a rien à voir dans cette
escroquerie ? Bien qu’elle ait contresigné plusieurs documents qui
ont permis à Simms de préparer son coup depuis plusieurs
semaines ?
Cette remarque fit à Sorrel l’effet d’une douche froide.
Masterson et son équipe avaient dû examiner les archives durant les
derniers jours... Ainsi, Donnie avait été assez naïve pour se
compromettre dans cette malversation? Cela n’avait rien
d’étonnant, au fond. Elle avait tellement confiance en Simms qu’il
pouvait probablement lui faire signer n’importe quel papier sans
qu’elle se pose de questions...
J’en suis persuadée ! assura-t-elle. Donnie est l’honnêteté en
personne. Tous ceux qui la connaissent vous le diront. Je suppose
que je ne suis pas la seule que vous ayez interrogée, n’est-ce pas?
Non, en effet.
Vous feriez mieux de vous concentrer sur Trevor Simms.
L’avez-vous retrouvé?
Le Brésil est un vaste pays, mais nous finirons par lui mettre la
main au collet.
Il est parti au Brésil ?
Caleb Masterson acquiesça de la tête.
Il n’y restera pas très longtemps, vous pouvez me croire.
A voir la lueur dangereuse qui brillait dans ses yeux, Sorrel n’en
doutait pas. L’idée qu’il puisse poursuivre son amie avec r la même
détermination froide et tenace la fit soudain paniquer.
Cet homme devait être impitoyable lorsqu’il décidait d’atteindre
un but...
Donnie n’a jamais soupçonné quoi que ce soit. Il faut dire
qu’elle est d’une nature très confiante. Mais pourquoi êtes-vous
venu me voir, au juste ?
Ne vous avais-je pas dit que je vous contacterais?
Vous croyez donc toujours que j’ai quelque chose à voir dans
ce vol, conclut-elle froidement.
Que votre amie soit impliquée dans ce détournement de fonds
ou pas, j’ai du mal à croire qu’elle aurait pris le risque de vous jeter
dans la gueule du loup en vous envoyant dans le bureau de Simms
pour déposer ce dossier sans intérêt.
Et pourquoi? demanda Sorrel en jouant le même jeu que lui.
Parce que, mademoiselle White, aussi bécasse que soit votre
camarade, je ne peux pas imaginer qu’elle vous aurait mise en
danger d’être arrêtée. Un complice sous les verrous a tendance à
raconter tout ce qu’il sait...
Sorrel resta songeuse quelques secondes. Le terme de «
bécasse » appliqué à Donnie la froissait, mais le moment était mal
choisi pour faire de la sémantique. De plus, mieux valait être une
bécasse qu’une voleuse.
Si je vous suis jusqu’au bout, dit-elle, votre raisonnement me
disculpe.
En voyant Caleb Masterson hocher la tête, elle retint un soupir
de soulagement.
Vous n’avez toujours pas retrouvé de travail ? reprit-il.
Un peu décontenancée par le brusque changement de sujet,
Sorrel fit signe que non. Quel rapport cela avait-il avec leur
conversation ?
Pourquoi?
Avez-vous les moyens de ne pas travailler?
Je ne vis pas sur votre argent, si c’est ce que vous insinuez !
protesta-t-elle en comprenant brusquement. Mes parents m’ont
laissé un héritage suffisant pour pourvoir à mes besoins.
Il hocha de nouveau la tête et elle eut soudain la conviction qu’il
le savait parfaitement. Son indignation grimpa d’un cran.
Vous avez fait une enquête sur moi, n’est-ce pas ?
Si votre entreprise venait de se faire voler un million de livres,
n’en feriez-vous pas autant?
Vu sous cet angle, elle pouvait comprendre sa position, mais
savoir que des détectives avaient fouillé sa vie ne lui plaisait pas
pour autant. Elle jeta un coup d’œil à sa tasse et vit qu’il n’avait plus
de café. Tant mieux. Ils n’avaient de toute façon plus rien à se dire.
Merci d’être passé me voir, dit-elle.
Caleb Masterson refusa de comprendre que sa présence n’était
plus désirée.
Voulez-vous toujours sauver l’emploi de Donatella Pargetter?
s’enquit-il.
Seriez-vous en train de laisser entendre qu’après toute cette
affaire, et bien que vous ne soyez même pas convaincu de son
innocence, il reste une chance pour qu’elle puisse retrouver son
poste à son retour ? J’avoue que j’ai du mal à le croire...
Pour être tout à fait franc, avec tout ce que j’ai découvert
jusqu’à maintenant, je dirais que selon toute vraisemblance Mlle
Pargetter a fait preuve de naïveté et d’ignorance, mais qu’elle ne
savait probablement pas ce qui se tramait. Son innocence n’est pas
encore établie, bien sûr...
Sorrel ne sut que dire. Elle aurait voulu se montrer plus cordiale,
puisqu’il semblait enfin croire Donnie innocente. , Pourtant, quelque
chose en lui lui inspirait une méfiance instinctive. Peut-être à cause
de la manière dont ses yeux verts la fixaient sans ciller ? |
Je ferai naturellement tout mon possible pour sauver son
emploi, répondit-elle enfin. Pourquoi me posez-vous cette question
?
Parce que je voudrais que vous repreniez son poste.
Sûrement pas ! s’exclama Sorrel horrifiée.
Il voulait qu’elle travaille pour lui. Avec lui ? Cette idée seule
l’aurait fait reculer. De plus, si elle acceptait, tout le monde chez
Brown and Jones connaîtrait les circonstances étranges de son
embauche, et elle n’avait aucune envie de travailler dans une
atmosphère de suspicion.
Etes-vous en train de me remettre la démission de Mlle
Pargetter? demanda-t-il.
Pas du tout !
Cela y ressemble pourtant.
Comment pouvez-vous imaginer que je vais accepter d’aller
travailler là-bas ? Tout le monde doit savoir que Donnie est
soupçonnée de détournement de fonds, ce qui ne faciliterait pas
mon intégration dans l’équipe, vous devez bien vous en douter !
Vous vous trompez. En réalité, personne n’est au courant de
rien. Je ne veux pas que cette affaire s’ébruite avant que Simms soit
traduit en justice. Personne, chez Brown and Jones, ne sait ce qui
s’est passé le week-end dernier.
De telles précautions pouvaient se comprendre. Après tout,
l’expertise de Ward Maritime International dans l’ingénierie navale
jouissait d’une réputation mondiale. Un tel scandale ne pouvait que
porter un coup à l’image de marque de cette compagnie.
Votre entreprise ne veut pas que l’affaire s’ébruite, conclut
Sorrel.
Exactement. Quant à vous, vous serez là en tant que secrétaire
intérimaire, pendant l’absence de Mlle Pargetter.
J’ai du mal à vous suivre. M. Simms étant absent, il n’y a plus
de directeur financier en poste. Que serais-je supposée faire toute
la journée dans ces conditions?
Pour tout vous dire, le service financier est un vaste
capharnaüm, expliqua Caleb Masterson. Les documents que j’ai pu
voir jusqu’à maintenant sont classés n’importe comment et truffés
d’erreurs. Il faut absolument tout remettre en ordre. D’après ce que
j’ai entendu dire sur votre compte, vous êtes la personne idéale
pour cela.
Sorrel le contempla en fronçant les sourcils. Connaissant
Donnie, ce qu’elle venait d’apprendre au sujet de l’état du service
financier ne la surprenait pas totalement. Sa dernière remarque, en
revanche, l’intrigua.
Vous avez contacté mon ancien employeur, c’est ça?
Ed Apsley ne tarit pas d’éloges à votre sujet.
Vous n’avez pas osé !
Il ignore tout de la situation chez Brown and Jones, la rassura-
t-il comme s’il lisait dans ses pensées. Je lui ai simplement dit que
j’envisageais de vous proposer un poste.
J’imagine que vous n’avez pas encore de remplaçant en vue
pour Trevor Simms ?
Pas encore, en effet. Nous allons prendre notre temps pour ce
poste-là.
Je suppose quand même que vous aurez quelqu’un pour
contrôler les finances de la société en attendant le retour de Donnie
dans cinq semaines.
Pour l’instant, notre équipe d’audit passe tout au peigne fin
pour établir avec précision ce que Simms a pu voler et comment il
s’y est pris exactement.
Vous voudriez que je travaille avec cette équipe?
Oui. Vous devrez leur apporter toute l’aide possible. Je
suggère que vous commenciez dès lundi et que vous continuiez
jusqu’à la fin du congé de votre amie. Si vous tenez vraiment à ce
qu’elle conserve son emploi chez Brown and Jones, bien sûr...
Sorrel en resta sans voix. Il voulait qu’elle travaille pour lui
pendant cinq semaines ? Cette perspective n’avait rien
d’enthousiasmant. Evidemment, si c’était pour sauver la place de
Donnie... Pourtant, à en juger par la manière dont il en parlait, il ne
semblait pas avoir une très bonne opinion de ses compétences.
Vous m’assurez que si je travaille pour vous, Donnie pourra
reprendre son poste à son retour? Même si vous venez de décrire
son bureau comme un vaste capharnaüm ?
Caleb Masterson resta silencieux un instant avant de répondre.
J’ai l’impression que Donatella Pargetter a été volontairement
mal dirigée par Trevor Simms, afin de brouiller les pistes et de nous
compliquer la tâche. La personne que nous nommerons pour le
remplacer sera formée par nos soins, et nous nous assurerons de
son aptitude à encadrer correctement tous ses employés. En
attendant, le service doit continuer à fonctionner normalement.
Et vous comptez sur moi pour mettre de l’ordre dans le
désordre que Trevor Simms a laissé s’installer?
Exactement. J’ai toute confiance en vous, Sorrel.
C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom, et ce
détail le lui rendit soudain plus sympathique. Finalement, maintenant
qu’il se comportait plus comme un patron que comme un détective,
il lui semblait nettement moins désagréable...
Malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver quelques
doutes face à cette offre imprévue.
Pourquoi moi ? reprit-elle. Je suis sûre que vous pouviez
trouver quelqu’un d’autre pour ce travail.
Parce que, comme je vous l’ai déjà dit, je ne tiens pas à
ébruiter l’affaire. Et que vous êtes déjà au courant de ce qui se
passe.
N’auriez-vous pas inventé ce travail simplement pour pouvoir
garder l’œil sur moi ?
Attendez lundi. Lorsque vous aurez mis le nez dans les
dossiers, vous comprendrez que ce que je vous propose n’est pas
une sinécure.
Tout cela semblait assez convaincant, songea Sorrel, et, si c’était
la condition pour que son amie puisse reprendre ce travail qu’elle
adorait à son retour en Angleterre, pourquoi pas?
Il ne s’agit que d’une mission de cinq semaines, n’est-ce pas ?
insista-t-elle. Je pourrai partir dès le retour de Donnie ?
Caleb Masterson la dévisagea et son regard perçant la mit mal à
l’aise.
C’est que j’ai d’autres choses à faire, ajouta-t-elle.
Avez-vous présenté votre candidature pour une autre place ?
Pas encore. En fait, je dois d’abord trier les affaires de mon
tuteur et mettre la maison en vente. Il était avocat et...
Elle s’interrompit brusquement. Son interlocuteur n’était pas un
simple employeur; il enquêtait sur un détournement de fonds d’un
million de livres sterling, et elle eut soudain la certitude qu’il savait
déjà tout ce qu’elle s’apprêtait à lui raconter.
Mais vous devez déjà tout savoir au sujet de Lionel Hasting,
poursuivit-elle. Où il vivait, la taille de sa maison, sa profession, et
sans doute aussi la nature des archives que je dois classer.
La tâche est sans doute énorme, admit-il. Vous devez vous
assurer de ne jeter aucun papier important.
Il n’avait pas répondu directement à sa question, mais sa
réponse montrait qu’en effet il avait dû demander une enquête
complète sur l’oncle Lionel et pas seulement sur elle.
De nouveau mal à l’aise à l’idée qu’un ou plusieurs détectives
avaient fouillé sa vie à son insu, elle se leva.
Neuf heures, lundi matin, ça ira?
Ce sera parfait, dit-il en se levant à son tour. Merci pour le
café.
Sans attendre, il se dirigea vers la porte d’entrée. Lorsqu’il lui
serra la main sur le seuil, Sorrel éprouva une impression étrange.
C’était la première fois qu’ils se touchaient, et ce contact lui donna
un frisson, comme si une décharge électrique lui avait traversé le
dos.
Chassant cette idée stupide de son esprit, elle retourna dans sa
chambre chercher son sac de voyage.

***
Comme prévu, elle passa le week-end à Little Bossington, triant
et rangeant les affaires de son tuteur. Le souvenir de Caleb
Masterson ne la quitta pas un instant pendant ces deux jours, et elle
se surprit à attendre le lundi matin avec une certaine impatience.
Caleb Masterson n’était pas en vue lorsqu’elle se présenta au
siège de Brown and Jones le lundi. Elle se rendit directement au
bureau de Donnie et se demandait par où commencer lorsqu’un
homme d’environ trente ans la rejoignit.
Vous devez être Sorrel White, dit-il avec un grand sourire. Je
m’appelle James Tew et je dirige l’équipe d’audit. Voulez-vous que
je vous fasse visiter les locaux?
C’est ainsi que commença la journée. Serviable et sympathique,
James lui montra l’ensemble du service, avant de la laisser inspecter
en personne le bureau qui allait être le sien pendant cinq semaines.
Lorsque arriva l’heure de sa pause déjeuner, Sorrel avait
compris ce que « capharnaüm » signifiait. En réalité, le désordre le
plus complet régnait dans tous les papiers.
Donnie et elle avaient fait leurs études dans la même école, mais
son amie semblait avoir adopté une méthode très personnelle de
classement. Sorrel espérait que ce système lui avait été imposé par
Trevor Simms afin de couvrir ses malversations... Quoi qu’il en soit,
le seul moyen d’y comprendre quelque chose était de tout reclasser
d’une manière plus orthodoxe. Ainsi, il lui serait possible de trouver
les documents dont l’équipe d’audit pourrait avoir besoin sans
perdre des heures chaque fois.
La journée passa très vite, et il était près de 17 heures lorsque
le téléphone sonna.
Service des finances, j’écoute.
Comme s’est passée votre journée?
Caleb Masterson ne s’embarrassait pas de formules de
courtoisie telles que « Bonjour » ou « Comment allez-vous ? » ou
même « Masterson au téléphone »...
Sorrel pinça les lèvres, sans être surprise pour autant.
Très bien, merci, répondit-elle.
Pas trop ardue, j’espère?
Mieux valait éviter de lui parler du système de rangement très
particulier de Donnie; de toute façon, quelque chose lui disait qu’il
en avait une idée assez précise. Non, il fallait au contraire montrer
que tout allait très bien.
Ça a été très intéressant, monsieur Masterson.
Cale.
Pardon ?
Tous mes collègues m’appellent Cale.
Ah, bien...
Cale? Cela la changeait du ton plutôt acide de leur première
rencontre, juste une semaine plus tôt. Et... des « collègues » ?
J’espère que l’équipe d’audit ne vous a pas trop ennuyée,
reprit-il avant qu’elle n’ait eu le temps de s’interroger davantage.
Non. Ils sont tous très agréables et nous nous entendons très
bien.
C’était la stricte vérité. James lui avait apporté un café en milieu
de matinée, et William un thé vers 16 heures. On ne pouvait rêver
de conditions de travail plus sympathiques.
Tant mieux. Prévenez-moi si vous avez besoin de quoi que ce
soit.
Sur ce il raccrocha, sans un mot d’au revoir. Un peu
déconcertée, Sorrel raccrocha à son tour et commença à mettre de
l’ordre sur son bureau. Elle se rendit brusquement compte qu’elle
souriait. Bonté divine ! Il n’y avait tout de même pas de quoi se
réjouir parce que l’homme qui avait usé de coercition pour lui faire
accepter ce poste lui passait un coup de téléphone pour s’enquérir
du déroulement de sa journée ! Cette brute avait aussi un côté
humain, certes, mais cela justifiait-il sa soudaine bonne humeur?
En tout cas, cette invitation à l’appeler par son prénom semblait
indiquer qu’il lui faisait désormais confiance, décida-t-elle sur le
chemin du retour. Ce devait être le cas, sans quoi il ne lui aurait
jamais demandé de travailler chez Brown and Jones, et encore
moins de passer ses journées à farfouiller dans les documents
financiers.
Pourtant, lorsqu’elle se coucha ce soir-là, Sorrel avait la
certitude que la prochaine fois qu’ils se rencontreraient Caleb
Masterson se montrerait aussi peu courtois que d’habitude.

Cette rencontre eut lieu le mercredi suivant en fin d’après-midi.


Sorrel avait eu le temps de mesurer l’ampleur des rangements et du
classement qui s’imposaient et de commencer à s’y atteler. Son
bureau était donc rempli de piles de documents et de dossiers
ouverts. Comme une partie de l’équipe d’audit s’était installée dans
le bureau qui avait été celui de Trevor Simms, William et James
passaient la voir très souvent. James venait d’ailleurs juste de la
rejoindre pour l’inviter à dîner, une invitation qu’elle déclina le plus
poliment du monde.
Je tenterai ma chance une autre fois, répondit-il sans se laisser
abattre.
En sortant, il croisa Caleb Masterson. Tous deux échangèrent un
salut puis Caleb entra et alla fermer la porte de communication entre
les deux bureaux.
Passe-t-il beaucoup de temps ici ? demanda-t-il sans
préambule.
Bonjour à vous aussi, dit Sorrel.
Bonjour, marmonna Caleb sans sourire. Alors ?
Si vous parlez de James, non, pas plus qu’il ne le doit.
Pourquoi ?
Il vous a invitée à sortir avec lui.
C’était une affirmation, non une question. Sorrel haussa les
épaules.
Ce sont des choses qui arrivent.
Caleb Masterson la scruta de la tête aux pieds d’un air
appréciateur.
Assez souvent, je suppose, reprit-il sans se dérider. Alors?
Avez-vous accepté?
En quoi cela le concernait-il ? Elle se contenta de hausser les
épaules une nouvelle fois.
Je ne recherche pas la compagnie des hommes, en ce moment.
Suis-je inclus dans le lot ?
C’est vous qui l’avez dit...
Son beau visage viril se dérida enfin.
Que s’est-il passé?
Qui a dit qu’il s’est passé quelque chose? répliqua-t-elle.
Vous êtes une vraie beauté, Sorrel, remarqua Caleb comme
s’il énonçait une simple évidence. On doit souvent vous faire des
avances. Alors que s’est-il passé entre vous et votre ex-petit ami
pour que vous ne vouliez plus fréquenter aucun homme?
Si bizarre que cela puisse vous paraître, les hommes ne sont
pas ma préoccupation première dans l’existence, dit-elle un peu
sèchement. J’espère en tout cas que vous ne m’interrogez pas à ce
sujet en imaginant que j’ai dans ma vie quelqu’un qui pourrait avoir
un rapport avec votre million de livres sterling...
Pas du tout ! protesta-t-il, visiblement étonné. Je me
demandais juste ce qui avait pu vous arriver pour que vous adoptiez
cette attitude à l’égard des hommes en général.
Je pense que cela ne vous concerne pas, déclara-t-elle
abruptement.
Oh ! Cela a donc été si dur?
Collègue ou pas, patron ou non, Sorrel n’avait aucune envie de
se confier à lui et s’apprêtait à le lui signifier sans équivoque,
lorsqu’il lui adressa un sourire d’une telle gentillesse qu’elle fondit
intérieurement comme neige au soleil.
Qui était votre dernier petit ami ?
Juste... Juste un sale type menteur et sans scrupule !
Le rouge lui monta aux joues lorsqu’elle prit conscience des
mots qui venaient de lui échapper. Le simple fait d’évoquer Guy
Fletcher suffisait à la mettre en colère, ce qui ajouta à sa confusion.
Un sale type menteur et sans scrupule ? répéta-t-il, étonné.
Oui. Il ne s’intéressait qu’à une seule chose chez moi.
Le sexe? C’est pourtant une étape normale dans une relation,
non ?
Sans doute, marmonna Sorrel en rougissant de plus belle.
Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agissait !
Alors, si ce n’était pas ça, qu’est-ce que ce sale type menteur
et sans scrupule attendait de vous ? insista Caleb Masterson.
Elle se demanda comment ce sujet de conversation avait pu
arriver si vite sur le tapis. Il la pressait de questions au sujet de ce
misérable Guy Fletcher et elle se laissait entraîner, aveuglée par le
ressentiment que cette aventure lui avait laissé. Quel rapport cela
avait-il avec son travail ?
A moins que... Une idée lui traversa l’esprit, qui lui parut trop
tordue cependant pour être vraisemblable. Quoique...
Je vois où vous voulez en venir, répondit-elle. Rassurez-vous,
il n’essayait pas d’obtenir un accès aux comptes de Brown and
Jones par mon intermédiaire ou celui de Donnie !
Je n’ai rien suggéré de tel !
Vous ne l’avez pas dit, mais je sais que vous l’avez pensé.
Pour votre information, ce n’est pas après votre argent qu’il en
avait, mais après le mien !
Sa patience avait atteint ses limites. Il restait vingt minutes avant
l’heure de fermeture des bureaux, mais cette conversation l’avait
mise à bout. Sans ajouter un mot, elle prit son sac et se dirigea droit
vers la porte.
Caleb Masterson ne fit rien pour l’arrêter et se contenta de la
regarder sortir avec une lueur étrange dans le regard.
3

Sorrel se sentait toujours nerveuse en revenant à son travail le


vendredi matin. Heureusement, Caleb Masterson resta invisible ce
jour-là.
Heureusement pour lui, car elle était d’une humeur massacrante !
L’interrogatoire dans lequel il l’avait insidieusement entraînée lui
avait fait passer une nuit épouvantable, à rêver du jour où la
compagne de Guy Fletcher était venue la trouver aux Gables.
S’il s’était agi de quelqu’un de laid et de geignard, cette
rencontre l’aurait sans doute moins perturbée. Or, Emma Gray était
l’exact opposé de cela. Douce, digne et jolie, c’était une personne
intelligente et tout à fait séduisante qui était venue sonner au manoir
quelques jours après l’enterrement de l’oncle Lionel. Quand Sorrel
avait ouvert, elle lui avait simplement demandé de lui accorder
quelques minutes pour discuter d’un sujet important. Sans avoir la
moindre idée de ce dont il pouvait s’agir, Sorrel avait accepté.
L’aurait-elle reçue aussi courtoisement si elle avait su alors que
leur conversation de vingt minutes réduirait à néant ses espoirs, ses
rêves romantiques, et lui briserait le cœur?
Emma avait raconté que Guy et elle vivaient ensemble depuis
trois ans. Depuis quelques semaines, Guy passait de moins en moins
de temps chez eux. Lorsqu’elle lui avait demandé si quelque chose
n’allait pas, il lui avait répondu qu’au contraire tout allait pour le
mieux. Il espérait pouvoir ouvrir bientôt sa propre agence
d’architecture navale, car il avait trouvé un investisseur prêt à lui
avancer la grosse somme dont il avait besoin.
Ces mots avaient laissé Sorrel pétrifiée. Elle était évidemment
loin d’imaginer que Guy vivait depuis plusieurs années avec une
autre femme, et elle envisageait en effet sérieusement de lui prêter
l’argent dont il avait besoin. Il s’était du reste beaucoup fait prier
pour lui indiquer la somme qu’il estimait nécessaire à l’ouverture de
son agence...
Le reste de leur conversation s’était déroulé dans une sorte de
brouillard et Sorrel n’en gardait qu’un vague souvenir. Elle se
rappelait juste avoir été touchée par la dignité de cette femme
bafouée.
Une fois seule, elle avait pu réfléchir un peu plus clairement, et
comprendre alors la finalité des questions que Guy lui avait posées
discrètement sur l’héritage de ses parents et celui que Lionel
Hasting venait de laisser à sa pupille et seule parente. Pourtant, ne
lui avait-il pas déclaré son amour? Comment un homme pouvait-il
agir avec une telle duplicité?
Sorrel avait l’impression d’avoir fait une terrible chute. Chaque
pensée, chaque souvenir la faisait souffrir, comme chaque
mouvement aurait fait hurler de douleur un blessé atteint de fractures
multiples. Cette visite inattendue avait anéanti ses rêves, la projetant
au cœur d’une réalité sordide, au milieu des débris de son amour et
de ses espérances de bonheur...
Guy devait passer la voir ce soir-là. En l’attendant, Sorrel s’était
efforcée de se convaincre qu’Emma, malgré la distinction dont elle
avait fait preuve, n’était qu’une ancienne maîtresse désireuse de se
venger et qui espérait peut-être le récupérer.
Le cœur battant à tout rompre mais le visage impassible, elle lui
avait ouvert la porte à son premier coup de sonnette.
J’ai rencontré Emma Gray, cet après-midi, avait-elle annoncé
sans lui laisser le temps de l’embrasser.
En voyant son expression de culpabilité, Sorrel avait compris
qu’il lui mentait depuis le début. Quelque chose s’était alors brisé en
elle, et un froid profond l’avait envahie.
Emma est venue ici ? avait-il demandé en rougissant.
Comment diable a-t-elle trouvé ton adresse ?
Tu vis avec elle.
Ecoute, je... je peux tout t’expliquer.
C’est inutile, j’ai tout compris. Adieu, Guy.
Non, laisse-moi parler! Emma et moi... Eh bien, j’essaie de la
quitter depuis longtemps, mais... mais elle m’aime et... et...
Devinant à son regard glacial que ses efforts pour la convaincre
seraient vains, il s’était tu.
Tu ne la mérites pas, avait répondu Sorrel en lui refermant la
porte au nez.
Cette trahison l’avait brisée car elle l’avait aimé. Et, malgré son
comportement ignoble, elle ne pouvait s’empêcher de l’aimer
encore.
Sa conversation avec Caleb Masterson avait ravivé une blessure
très récente et, à cause de cela, elle eut les nerfs à vif toute la
journée. James Tew l’invita une nouvelle fois à dîner et essuya un
nouveau refus.
Le soir, Sorrel partit directement pour Little Bossington. Son
tuteur, un homme très ordonné, semblait n’avoir rien jeté de toute
sa vie, et tout ranger, tout classer, représentait une tâche énorme.
Elle ne se sentait donc pas particulièrement reposée en
retournant chez Brown and Jones le lundi, ce qui ne l’empêcha pas
de travailler dur. Tandis que la semaine avançait, sa nervosité ne
faisait que croître. Il y avait de nombreuses raisons à cela : les
souvenirs de son aventure avec Guy ne cessaient de la hanter,
Donnie lui manquait, et par-dessus le marché elle trouvait Caleb
Masterson de plus en plus déroutant.
Elle se rendit compte néanmoins que plus elle pensait à ce
dernier, moins l’image de Guy venait la tourmenter...
Avait-il fini par retrouver Trevor Simms? Existait-il d’ailleurs des
accords d’extradition avec le Brésil ? Et que valait-il mieux pour
Donnie ? Que son ancien patron soit interrogé par la police ou qu’il
reste introuvable?
Si la présence de Masterson l’agaçait, son silence l’irritait bien
plus encore. Aussi reçut-elle son appel téléphonique le vendredi
avec un certain soulagement.
Vous êtes occupée? lui demanda-t-il.
Je n’arrête pas !
On m’a dit que vous faites un travail formidable.
Elle entendit à sa voix qu’il souriait, et ce compliment lui fit
chaud au cœur.
Et vous? Vous êtes très occupé? s’enquit-elle.
Très. Je viens juste de rentrer.
Elle n’osa pas lui demander d’où il rentrait, mais cela expliquait
en tout cas son silence d’une semaine.
Pourquoi cette question ? reprit-il. Vous vouliez me voir?
Pas particulièrement, mais, puisque je vous ai en ligne, je
voulais vous dire que j’aurais sans doute fini de tout reclasser avant
le retour de Donnie.
Vous n’envisagez pas de partir déjà, j’espère?
Non, pas si vous m’autorisez à apporter mon tricot.
Il éclata de rire et Sorrel se sentit rougir comme une
adolescente.
Ne vous inquiétez pas, Sorrel, je vais voir ce que je peux
faire... A bientôt.
A bientôt.
Elle raccrocha en souriant béatement, et réalisa alors qu’il ne lui
avait pas dit pourquoi il l’avait appelée.

En rentrant à son appartement ce soir-là, elle trouva une carte


postale couverte de l’écriture en pattes de mouche à peine lisible de
Donnie qui lui expliquait que l’Afrique était fabuleuse, les paysages
sublimes et les animaux passionnants. Cependant tout cela n’était
rien comparé à Adrian. Adrian était si intelligent et si cultivé !
Adrian était un zoologiste tellement brillant ! Et, surtout, Adrian était
incroyablement gentil et attentionné, terriblement drôle et si facile à
vivre ! Jamais elle n’avait rencontré quelqu’un d’aussi merveilleux
qu’Adrian et, mieux encore, Adrian la trouvait extraordinaire ! « Je
t’adore. A bientôt. Donnie » terminait ce panégyrique.
Ce séjour en Afrique ressemblait à une vraie lune de miel,
songea Sorrel. Tant mieux, mais son amie lui manquait vraiment. Si
seulement elle avait pu la joindre au téléphone ! En même temps,
devait-elle regretter ou se réjouir de ne pas pouvoir lui parler? Que
lui aurait-elle dit? La vérité, au risque de gâcher son idylle? A quoi
bon? Elle l’apprendrait bien assez vite à son retour.
Une fois encore, Sorrel passa son week-end à Little Bossington,
puis retourna travailler le lundi matin. Son travail de classement était
presque terminé et la journée lui parut un peu longue. Elle avait eu le
temps de faire connaissance avec plusieurs personnes de
l’entreprise, mais, ignorant si Caleb approuverait ou pas, elle
préféra ne pas proposer son aide à d’autres services.
Le mardi, après sa pause déjeuner, elle commença à envisager
sérieusement d’amener du tricot ou un livre. James et William
n’avaient pas besoin de son aide, ses dossiers étaient à présent
parfaitement rangés, et Caleb, malgré sa promesse, n’avait toujours
pas donné de nouvelles.
Il l’appela justement à 15 heures.
Vous avez décidé que vous n’avez plus besoin de mes
services, dit-elle en reconnaissant sa voix.
C’est si terrible que ça? s’enquit-il, amusé.
Pire ! Je ne supporte pas de rester les bras croisés.
Vous tenez toujours à sauver le poste de Donatella Pargetter?
demanda-t-il après une légère hésitation.
C’est un coup bas, protesta-t-elle. J’ai tout remis en ordre, ici.
Tout est prêt pour l’arrivée de votre prochain directeur financier et,
pourtant, vous voudriez que je reste là de 9 à 17 heures, à me
tourner les pouces?
En fait, je comptais vous appeler hier, mais je n’ai pas eu le
temps.
Vous avez du travail pour moi ?
Vous pourriez effectivement faire quelque chose pour m’aider.
Je suis bloqué ici... Cela vous ennuierait-il de venir me voir?
Quelle courtoisie ! Songea-t-elle amusée. Il n’avait pas pris tant
de précautions oratoires en la surprenant dans le bureau de Simms
le premier jour !
Non, bien sur. Vous êtes chez Ward Maritime ?
Oui. Je devrais être libre vers 16h30, mais, au cas ou j’aurais
terminé plus tôt, pouvez-vous être là pour 16 h 15 ?
Aucun problème. A tout à l’heure.
Elle raccrocha et rangea son bureau, puis passa aux toilettes se
laver les mains et se recoiffer. En voyant son reflet dans le miroir,
elle se félicita d’avoir mis ce jour-là ce tailleur neuf en tweed qui lui
allait particulièrement bien.
Il lui fut facile de trouver les bureaux de Ward Maritime
International. A son arrivée, on l’adressa directement à l’assistante
personnelle de Cale.
Victoria Ross était une femme agréable d’une trentaine
d’années. En la voyant, Sorrel comprit aussitôt que c’était une
personne débordée de travail.
Je peux vous apporter un thé ou un café? lui proposa Victoria.
J’ai peur que Cale n’en ait encore pour une heure.
Oh ! Non, merci. Je vais l’attendre à la réception, répondit
Sorrel qui ne voulait pas lui faire perdre davantage de temps.
Je peux vous aider?
Les deux femmes se retournèrent vers un homme d’une
quarantaine d’années qui venait juste d’entrer.
Mlle White est de chez Brown and Jones, expliqua Victoria, et
fait partie de l’équipe d’audit.
Ah ! je vois, dit-il.
Il examina Sorrel avec un sourire gourmand et lui tendit la main.
Rex Dunne. Je suis ravi de vous rencontrer. Je dirige le service
des relations publiques. Cale n’est pas libre? demanda-t-il à
Victoria.
Non, et vous passerez après Mlle White, lui annonça-t-elle.
Dans ce cas, nous pourrions aller attendre dans mon bureau. Il
est juste à côté et Victoria nous préviendra dès que Cale sera libre.
Je peux tout à fait patienter à la réception...
Mais non, je ne vais pas rater une occasion de discuter avec
quelqu’un de chez Brown and Jones !
Malgré son air sympathique, Sorrel se doutait qu’il avait autre
chose en tête qu’une discussion professionnelle, mais Victoria
semblait vraiment débordée et avait certainement mieux à faire que
d’attendre qu’ils se décident.
Elle accepta donc et le suivit jusqu’à sa porte.
Entrez.
Le bureau était vaste et lumineux. Rex débarrassa un fauteuil
d’une pile de dossiers et lui fit signe de s’asseoir.
Merci, dit-elle poliment.
Dois-je vous appeler mademoiselle White ?
Sorrel, je vous en prie, répondit-elle.
Voulez-vous un thé, Sorrel?
Non merci. Je ne veux pas vous retarder dans votre travail...
Ne vous inquiétez pas, j’ai abattu une tâche formidable ce
matin et j’ai bien mérité un moment de détente. Maintenant,
racontez-moi ce qui se passe chez Brown and Jones...
Sorrel se promit de n’en rien faire.
Que savez-vous exactement?
Eh bien, pas grand-chose. On m’a dit de prêter l’œil aux
médias et de me tenir prêt si jamais un journaliste m’appelait pour
me demander des commentaires. Ce que je sais, en revanche, c’est
que c’est important. Ils n’appellent pas un type comme Caleb
Masterson sans de bonnes raisons !
Il était absent au moment où cela a commencé, n’est-ce pas?
Oui, en vacances au soleil, si mes informations sont exactes.
Mais je ne sais pas où. Remarquez, comme c’est lui qui dirige
l’équipe chargée de régler tous les problèmes du groupe, il passe
son temps à voyager dans le monde entier. Il était peut-être en
mission secrète... En tout cas, heureusement qu’il y avait cette
équipe chargée de mettre à jour le système informatique ce week-
end-là !
Comme Sorrel ne comprenait pas le rapport, elle se contenta de
hocher la tête d’un air entendu.
Oui, ça tombait bien.
Et comment ! Je ne sais pas ce qu’ils ont découvert, mais on
m’a raconté que, pendant leur mise à jour, un de ces petits
informaticiens de génie s’est mis à se promener dans les dossiers et
qu’il a soudain dit : « C’est bizarre, ce truc ! » ou quelque chose
d’approchant. Un des directeurs passait par là et l’a entendu. Vous
connaissez la suite. Caleb est arrivé quelques heures plus tard,
abandonnant sans doute une créature de rêve sur une plage de
sable fin à l’autre bout du monde, et il s’est aussitôt mis au travail.
Sorrel comprit soudain pourquoi l’escroquerie de Trevor Simms
avait été découverte aussi vite. Un des informaticiens surveillait sans
doute les programmes financiers au moment où Simms effectuait un
virement, et le mouvement d’argent intervenant un jour de congé
avait attiré son attention. Sans ce hasard, tout cela ne serait apparu
que bien plus tard.
Bizarrement, ce détail n’excita sa curiosité que de manière
marginale. Il y avait bien plus intrigant dans ce que venait de
raconter Rex...
Caleb n’était pas en vacances avec son épouse ? s’enquit-elle.
Il n’est pas marié. Aucune femme n’a encore eu la chance de
lui mettre le grappin dessus.
La chance ? Pourquoi ça?
Vous l’avez déjà rencontré, non ? En plus de son physique, lui
et sa famille possèdent la moitié du groupe.
Vraiment? demanda Sorrel en feignant l’innocence. Je ne
savais pas que c’était une entreprise familiale.
Si. La boîte a été fondée par son grand-père maternel, Joshua
Ward. Son oncle est l’actuel P.-D.G. et de nombreux membres de
la famille travaillent ici. Cela dit, notre Cale a aussi touché une
fortune confortable du côté de son père. Mais il est assez malin
pour fuir soigneusement le mariage. Et vous, êtes-vous mariée ou
fiancée? ajouta-t-il avec un grand sourire.
Non. Et cela ne m’intéresse pas.
Sa tentative de découragement tomba à plat. Rex sourit de plus
belle.
Je ne vous propose pas le mariage, vous pouvez être rassurée
de ce côté-là ! s’exclama-t-il. J’ai essayé une fois et on ne peut pas
dire que l’affaire ait été couronnée de succès. Mais nous pourrions
quand même passer un moment agréable si vous vouliez vous
joindre à moi pour dîner un de ces soirs...
C’est gentil, mais non merci.
Un déjeuner, alors ?
Sorrel secoua négativement la tête.
Un pique-nique dans le parc ? Un gâteau dans un salon de thé
? Un tour en Caddie au supermarché ?
Ses questions en rafale la firent éclater de rire juste au moment
où la porte s’ouvrait. Caleb Masterson entra et les regarda tous
deux.
Je vois que Rex a su vous faire passer le temps agréablement,
dit-il sèchement.
Sorrel retrouva soudain l’homme qui l’avait surprise dans le
bureau de Simms ce funeste lundi matin, et se leva.
Vous êtes libre, maintenant ? s’enquit-elle.
Oui, venez.
Il lui tint la porte et lui emboîta le pas après un bref signe de tête
à l’adresse de Rex.
Belle journée, n’est-ce pas ? fit-elle remarquer alors qu’ils
marchaient en silence.
Est-ce que Rex Dunne vous a proposé de sortir avec lui?
J’ai failli prendre mon imperméable, ce matin, mais en fait je
crois que cela n’aurait servi à rien...
Caleb se dérida enfin. Un sourire presque imperceptible aux
lèvres, il s’arrêta devant la porte voisine de celle de son assistante et
l’ouvrit.
Sorrel entra dans son bureau, dont l’ameublement comprenait
deux canapés en plus de la table de travail. Il lui fit signe de
s’asseoir et prit place en face d’elle.
Avez-vous accepté? demanda-t-il.
Elle devina qu’il parlait toujours de Rex.
Vous croyez que je devrais?
C’est un ogre qui dévore des petites filles comme vous à son
petit déjeuner.
Sa remarque la fit éclater de rire, même si elle trouvait qu’il ne
manquait pas d’aplomb pour se mêler ainsi de sa vie privée.
Vous prenez votre travail d’enquêteur trop au sérieux,
déclara-t-elle.
Dunne vous a raconté que j’étais enquêteur?
Pas exactement. En fait, nous avons bavardé sans vraiment
rien nous dire. Surtout à propos du problème que vous savez, dont
il semble tout ignorer. Il pense que je fais partie de l’équipe d’audit.
C’est ce que j’ai dit à Victoria, précisa Caleb.
En fait, Rex m’a dit qu’on faisait appel à vous lorsqu’il y avait
des problèmes graves à régler.
Il l’examina une seconde en silence et se mit à sourire.
Bien.
Bien ? répéta-t-elle.
Oui. C’est en partie pourquoi je vous ai demandé de venir ici.
Sorrel redevint soudain sérieuse. Elle croyait qu’il l’avait appelée
parce qu’elle n’avait pas assez de travail et qu’il voulait lui confier
quelque chose à faire. Visiblement, il y avait une autre raison.
Avez-vous fait de nouvelles découvertes ? s’enquit-elle.
J’y travaille encore.
Avez-vous besoin de moi pour... votre enquête ?
Pas exactement. En fait, j’ai besoin de vous comme assistante.
De manière occasionnelle.
Assistante? répéta-t-elle, surprise. De manière occasionnelle?
Quelque chose dans cette formulation ne lui disait rien qui vaille
et il dut le sentir car il haussa vaguement les épaules.
Ne vous alarmez pas, c’est très professionnel. De toute
manière, vous n’êtes pas mon type. En fait, je voudrais que vous
m’accompagniez occasionnellement lorsque je reçois des clients à
dîner avec leurs épouses.
Ah, elle n’était pas son type ? La remarque n’avait rien
d’aimable et la vexa un peu, même si dans le fond cela aurait plutôt
dû la rassurer. La suite avait cependant été encore plus inattendue.
N’en croyant pas ses oreilles, Sorrel le contempla avec des yeux
comme des soucoupes.
Ne pensez-vous pas qu’une de vos amies ferait ça mieux que
moi?
Non, car, en l’occurrence, le dîner auquel je pense est semi-
professionnel, et la conversation pourrait dévier vers des sujets
confidentiels.
Et une de ses amies pourrait se montrer indiscrète ? Sorrel
songea que cette proposition aurait dû la flatter. Pourtant cela ne lui
plaisait pas pour autant.
Pourquoi n’y allez-vous pas avec votre secrétaire? Je suis sûre
que Victoria...
Victoria préfère de loin rentrer retrouver son mari et leur bébé
que de sortir avec moi pour dîner avec des clients. Ses journées de
travail sont déjà suffisamment remplies sans que je lui impose des
heures supplémentaires. La pauvre me voit bien assez tous les jours
; elle n’a pas besoin de passer la soirée avec moi !
Cela signifie donc que vous avez confiance en moi ?
On dirait, admit-il en souriant. En plus des références en or
d’Ed Apsley, j’ai pu vérifier par moi-même que vous étiez une
assistante hors pair. La manière dont vous avez réorganisé le
service financier en un tournemain le prouve.
Ce compliment toucha Sorrel, mais ne fit pas taire sa méfiance.
Ne l’accusait-il pas encore il y a peu de temps d’être complice
d’une escroquerie?
« Et n’oublie pas Guy Fletcher. Méfie-toi des hommes qui
abusent de ta crédibilité ! »
Elle se leva brusquement.
Je pense qu’il vaudrait mieux que vous trouviez quelqu’un
d’autre.
Pourquoi ? demanda-t-il en se levant à son tour. Vous seriez
parfaite.
Acculée, elle le dévisagea quelques secondes sans trouver ses
mots puis son indignation prit le dessus.
Je ne crois pas être celle dont vous avez besoin, déclara-t-elle.
Je ne suis pas ce genre de femme !
Vous êtes exactement le genre de femme dont j’ai besoin.
Donc c’est entendu. Je passe vous chercher ce soir à 19 heures.
Plein d’une insupportable confiance en lui, il se rassit à son
bureau. Sorrel s’apprêtait à lui dire d’aller au diable lorsqu’il reprit
la parole.
Au fait, quand avez-vous rendez-vous avec Rex Dunne?
Je n’ai pas rendez-vous avec lui ! s’exclama-t-elle sans
réfléchir.
Il se détourna à moitié, mais elle eut le temps de le voir sourire.
Il avait réussi à lui arracher le renseignement qu’il cherchait depuis le
début ! Elle lui jeta un regard furibond avant de tourner les talons et
de quitter son bureau.
Cet homme était vraiment insupportable ! Il occupait vraiment un
poste fait sur mesure pour lui : il finissait toujours par savoir ce qu’il
voulait, et par obtenir ce qu’il désirait aussi, de toute évidence.
Sorrel remonta dans sa voiture tout en fulminant. Ce ne fut qu’en
arrivant devant son immeuble qu’elle se rendit compte qu’elle n’était
pas retournée chez Brown and Jones. Sans le moindre sentiment de
culpabilité, elle descendit de voiture et claqua sa portière à toute
volée. Si elle assistait à ce dîner professionnel sur son temps libre...
Si?
Le temps de rentrer chez elle et de se préparer une tasse de thé,
Sorrel s’était assez calmée pour réfléchir plus tranquillement. Non
seulement la manie qu’avait Caleb Masterson de lui extirper les
informations qu’il souhaitait l’horripilait, mais ce qui l’irritait le plus
était qu’elle tenait à être la seule à décider avec qui elle sortait dîner
!
D’un autre côté, il ne s’agissait pas d’une soirée en amoureux,
se raisonna-t-elle. Caleb avait insisté sur le fait que c’était un dîner
semi-professionnel, en compagnie d’un autre couple. Après leur
première rencontre plutôt catastrophique, elle pouvait être flattée
qu’il ait suffisamment confiance en sa discrétion pour la convier à
cette soirée où des renseignements confidentiels risquaient d’être
échangés.
En examinant la situation sous cet angle, Sorrel se sentit
beaucoup mieux. Et comme, de plus, son réfrigérateur était vide,
autant profiter de ce dîner qu’elle n’aurait même pas à préparer.

Caleb Masterson passa la chercher à l’heure prévue. Il hocha la


tête en découvrant sa robe noire, toute simple mais très chic, qui
mettait en valeur sa silhouette élancée et son teint éclatant.
Je ne suis pas rentrée chez Brown and Jones cet après-midi,
lui avoua-t-elle dans la voiture.
Ne vous inquiétez pas pour ça. Vous ai-je dit que vous êtes
splendide?
Sorrel décida de ne pas attacher trop d’importance à ce
compliment. Il voulait juste la mettre à l’aise avec quelques
flatteries. C’était un dîner d’affaires, se rappela-t-elle. Et elle n’était
pas son type...
Avez-vous un problème à régler ce soir?
Pardon ? demanda-t-il, visiblement perdu.
Le dîner de ce soir. Est-ce parce que vous avez un problème
professionnel à résoudre ? Vous devriez peut-être me dire de quoi il
s’agit, afin que je sois préparée.
Ah... Non. En fait, c’est en quelque sorte une occasion pour
moi de garder le contact et de préparer l’avenir. Et éventuellement
de noter tout ce qui pourrait m’être utile plus tard, si nous avions
des difficultés professionnelles.
Combien serons-nous ?
Juste quatre. Philip Kirl et sa femme Penny. Je suis sûr que
vous allez les apprécier.
Y a-t-il quelque chose que je doive faire ?
Il lui jeta un coup d’œil en biais et l’ombre d’un sourire passa sur
ses lèvres. Sorrel se sentit rougir. Il était vraiment terriblement sexy
!
Non, soyez simplement vous-même, murmura-t-il d’une voix
sensuelle.
Sorrel eut brusquement très chaud.
« Tu es ridicule, lui reprocha sa conscience. Il s’agit d’un dîner
d’affaires, rien d’autre ! Que vas-tu imaginer? »
Elle resta silencieuse une minute avant de reprendre la parole.
Comment avez-vous commencé à faire ce métier? Avez-vous
fait des études particulières ?
Je suis diplômé en océanographie, lui expliqua-t-il. Pendant
mes cinq premières années chez Ward Maritime, j’ai travaillé dans
presque tous les secteurs de l’entreprise. C’est là qu’on s’est
aperçu que j’avais un don pour débusquer les problèmes et leur
trouver une solution. J’ai très vite vu de plus en plus de dossiers
difficiles arriver sur mon bureau.
Et cela vous plaît?
Assez, oui. J’aime beaucoup plus courir aux quatre coins du
monde pour régler des problèmes dans des succursales différentes
que venir tous les jours m’asseoir au même bureau de 9 à 18
heures.
Pourtant vous avez un bureau. Et même une assistante
personnelle.
Un mal nécessaire... Je ne parle pas de Victoria qui est une
excellente secrétaire de direction. Mais on doit bien avoir une base
quelque part.
Ils continuèrent à bavarder ainsi un moment, et Sorrel se surprit
à le trouver très sympathique. Lorsqu’ils arrivèrent au restaurant,
son trac avait disparu et, si tel n’avait pas été le cas, la présence de
Philip et de Penny en aurait eu raison sans peine. Ils formaient un
couple adorable avec qui elle se sentit tout de suite à l’aise. Très
vite, elle eut l’impression de les connaître depuis toujours.
Philip avait une quarantaine d’années, Penny était un peu plus
jeune. Ils partagèrent un exquis dîner dans un cadre raffiné, et
bavardèrent de tout et de rien sans contrainte, n’abordant leur
travail qu’en passant.
Etes-vous oisive, Sorrel, ou avez-vous un travail ? s’enquit
Penny au dessert.
Elle est toujours très occupée, d’une manière ou d’une autre,
répondit Cale. Pour l’instant, elle met de l’ordre dans les archives
de son tuteur, qui vient de disparaître. Et, en plus, elle m’a accordé
la faveur de me prêter main-forte chez Brown and Jones car nous
sommes à court de personnel.
Elle lui avait « accordé une faveur » ? C’était une manière assez
particulière de décrire le chantage auquel il s’était livré. Le moment
étant mal choisi pour remettre les pendules à l’heure, Sorrel se
contenta d’expliquer qu’elle n’aimait pas rester inactive.
Je suis désolée pour votre tuteur, dit Penny. Nous pourrions
peut-être nous retrouver pour prendre un café ou déjeuner
ensemble lorsque vous serez moins occupée?
Sorrel accepta avec plaisir. Le reste de la soirée s’écoula tout
aussi agréablement puis vint le moment de se séparer.

Quel couple agréable ! remarqua Sorrel dans la voiture.


Oui, je les apprécie beaucoup, répondit Caleb qui conduisait.
Comptez-vous revoir Penny, si elle vous appelle?
J’en serais ravie, si vous êtes d’accord.
Bien sûr, cela ne me pose aucun problème. Je sais que je peux
compter sur votre discrétion.
Quand ils arrivèrent devant chez elle, il se gara et descendit de
voiture pour lui ouvrir sa portière.
Eh bien, bonne nuit, dit Sorrel devant l’entrée de l’immeuble.
Je vous raccompagne jusqu’à votre appartement, annonça-t-il
en lui prenant ses clés de la main.
Comme il ouvrait déjà, elle jugea inutile de protester, mais,
tandis qu’ils montaient jusqu’à son étage, elle commença à se sentir
mal à l’aise. Il déverrouilla et ouvrit sa porte, puis fit un pas en
arrière pour la laisser passer. Espérait-il se voir invité à entrer pour
un dernier verre ou un café ? se demanda-t-elle.
Il risquait d’être déçu...
Merci et bonne nuit, dit-elle.
Ce n’était pas si terrible, n’est-ce pas ?
Ce dîner? Non, j’ai passé un bon moment.
Tant mieux. Merci, Sorrel.
Il lui tendit la main et, lorsqu’il tint ses doigts entre les siens, elle
sentit une chaleur inconnue l’envahir, comme si sa température
venait de monter de quelques degrés.
Un instant plus tard, il s’en allait. Sorrel resta immobile dans
l’entrée de son appartement, le cœur battant, à écouter le bruit de
ses pas qui s’éloignaient dans le couloir.
Un sourire flottait sur ses lèvres et elle se rendit brusquement
compte que la compagnie de Caleb valait largement celle des
hommes avec qui elle était sortie...
4

Sorrel se réveilla tôt et se remémora immédiatement les


événements de la veille. Le fait que cette soirée se soit si bien
déroulée était vraiment surprenant, compte tenu de sa première
rencontre avec Caleb Masterson.
Il la traitait maintenant d’égal à égal, avec respect et galanterie.
« N’oublie pas qu’il est quand même ton patron, se dit-elle en
sortant du lit, et qu’il fait la pluie et le beau temps chez Brown and
Jones. Le poste de Donnie est entre ses mains ! »
Après un petit déjeuner léger et une douche, elle prit sa voiture
et se rendit au travail, sans cesser de penser à la veille. La manière
dont la tension avait grimpé entre eux au moment où il l’avait
accompagnée jusqu’à sa porte était assez étrange. Pendant un
instant, elle avait eu l’impression qu’il espérait être invité à entrer.
Pourtant, il n’avait rien dit ni fait qui pouvait le laisser croire. Son
attitude avait été d’une extrême correction du début de la soirée
jusqu’à leur séparation... Elle devait s’être trompée. Pourquoi
aurait-il voulu entrer? Il s’agissait d’un dîner d’affaires, pas d’un
tête-à-tête amoureux !
Tout en garant son Austin sur le parking de Brown and Jones,
Sorrel éprouva une petite pointe de regret à cette idée.
« Tu es idiote ! » se dit-elle.
Toutefois, un fond de mélancolie ne la quitta pas de toute la
matinée. Heureusement, James et William la sollicitèrent à plusieurs
reprises, ce qui l’empêcha de trop y penser.
Lorsque le téléphone sonna et qu’elle reconnut la voix de Caleb,
son cœur fit un bond dans sa poitrine.
Bonjour, dit-il. Vous êtes sage ?
Comme une image !
C’est bien. Est-ce que William est dans le coin ?
Il avait sans doute oublié que ce dernier avait une ligne directe.
Un peu frustrée, elle reposa le combiné et passa dans la pièce
voisine pour prévenir William, puis s’éclipsa discrètement pour aller
se chercher une tasse de café.
Caleb ne fut pas le seul à l’appeler ce jour-là. Rex Dunne, le
responsable des relations publiques rencontré la veille, lui téléphona
dans l’après-midi.
J’ai oublié de vous dire que je sais préparer un merveilleux
curry, déclara-t-il.
Oh : je suis tellement désolée ! Je suis allergique au curry !
Sacrebleu, je suis refait ! s’exclama-t-il.
Sorrel ne put que rire avant de raccrocher.
Le lendemain, le téléphone sonna de nouveau dans la matinée.
Comme Caleb l’avait appelée presque à la même heure la veille,
elle décrocha en réprimant à grand-peine son excitation.
Service financier, j’écoute.
Sorrel?
Elle resta pétrifiée. Ce ne pouvait pas être...
C’est moi, Guy. Guy Fletcher !
Après un instant de stupeur, son esprit se remit à fonctionner à
toute vitesse. Il dessinait des bateaux. Brown and Jones était
transporteur maritime. Sans doute appelait-il pour son travail.
Comment aurait-il pu savoir qu’elle était là, et pourquoi lui aurait-il
téléphoné, de toute façon ?
Quoi qu’il en soit, elle décida de se montrer froidement
professionnelle. Il devait comprendre qu’il n’avait rien à attendre
d’autre de sa part.
Que puis-je pour toi ?
Emma et moi sommes séparés, annonça-t-il sans préambule.
J’en suis désolée.
Oh ! ne sois pas comme ça, je t’en prie ! C’est toi que j’ai
toujours aimée, Sorrel. J’ai été tellement stupide, je m’en suis vite
rendu compte, mais...
La porte du bureau s’ouvrit soudain et Caleb Masterson entra.
En le voyant, Sorrel sentit le sang se retirer de son visage.
Comment as-tu découvert que je travaille ici ? l’interrompit-
elle.
Par un coup de chance. Je n’avais pas tes coordonnées dans
le Surrey...
Encore heureux ! Ils ne s’étaient vus qu’à Little Bossington et
elle n’avait jamais eu besoin de lui donner son adresse principale, ce
dont elle s’était félicitée par la suite.
Alors j’ai appelé Blake Logistics car je me suis rappelé que tu
y avais travaillé, mais ils n’ont pas voulu me donner ton adresse.
Tu as contacté Blake Logistics? répéta-t-elle, incrédule.
Caleb se tenait à présent juste devant son bureau, les bras
croisés sur la poitrine, et il ne la quittait pas des yeux. Si seulement il
avait pu ressortir et la laisser tranquille ! De toute évidence, sa
conversation l’intéressait au plus haut point.
Il fallait absolument que je te parle, expliqua Guy. Je me suis
alors souvenu que ton amie m’avait dit travailler pour Brown and
Jones quand je lui avais expliqué que je dessinais des bateaux. J’ai
téléphoné et j’ai demandé à lui parler. La réceptionniste m’a dit que
Donnie était en vacances. Je lui ai demandé si par hasard elle te
connaissait, et justement tu étais là ! N’est-ce pas un coup de
chance extraordinaire?
Je suis très occupée pour l’instant, répliqua Sorrel froidement.
Je t’en prie, ne sois pas en colère contre moi ! Ecoute, je serai
à Londres la semaine prochaine pour deux jours. Mon entreprise
participe à une exposition de bateaux et j’aimerais que tu me
rejoignes à la soirée qui suivra l’inauguration. C’est dans
exactement huit jours.
Je suis désolée, Guy, mais c’est impossible.
Pourquoi ? Il n’y a pas si longtemps tu m’aimais, Sorrel. Je ne
peux pas croire que tu aies changé si vite. Nous étions amoureux
l’un de l’autre et...
J’ai quelqu’un d’autre dans ma vie, le coupa-t-elle.
Sur ce, elle raccrocha.
Craignant qu’il ne se remette à sonner, elle garda les yeux rivés
sur le téléphone, l’esprit totalement vide. Tout était arrivé si vite, de
manière si inattendue !
C’est vrai?
La voix de Caleb la fit sursauter. Dans son trouble, elle l’avait
complètement oublié. Il s’installa sur une chaise, la fixant de ses
yeux verts.
Quoi donc ?
Que vous sortez avec quelqu’un.
Non ! s’exclama-t-elle.
Elle n’était pas dans son état normal. Son cœur battait la
chamade et elle s’aperçut que ses mains tremblaient.
Vous avez l’air toute retournée, fit-il remarquer d’une voix
douce. Qui est ce Guy ?
Un ex-petit ami, répondit-elle sèchement. Le pauvre type
menteur et sans scrupule.
Ah, celui-là... Vous êtes toujours amoureuse de lui ?
Oui ! Non. Enfin... Je ne sais pas. Je suis trop perturbée pour
le savoir.
Caleb l’étudia en fronçant légèrement les sourcils, puis secoua la
tête.
A mon avis, vous ne l’êtes plus. Amoureuse de lui.
Et comment le savez-vous ?
De quoi se mêlait-il, à la fin ? Sa relation avec Guy Fletcher ne le
concernait pas. Pourquoi éprouvait-il le besoin de mettre son grain
de sel dans ses affaires de cœur?
Elle le dévisagea à son tour. Il ne semblait pas le moins du
monde gêné de se montrer aussi indiscret.
Je crois que vous devriez le rencontrer.
Sûrement pas ! se récria-t-elle. Et pourquoi devrais-je le
rencontrer? ajouta-t-elle aussitôt.
Pour savoir si vous l’aimez toujours, évidemment. Vous devez
tourner la page, Sorrel et, pour pouvoir y arriver, il faut que vous
sachiez si vous l’aimez encore ou pas. Une fois que vous en aurez le
cœur net, vous pourrez avancer.
J’ai l’impression d’avancer très bien, merci ! Et je ne crois pas
avoir besoin de le revoir.
Si je vous ai bien cernée, je pense que vous avez assez de cran
pour l’affronter.
C’est facile à dire, pour vous. Ce n’est pas vous qui avez vécu
mon histoire !
Comment pouvait-il lui donner des conseils ? Que savait-il de
ses nuits blanches passées à pleurer dans son oreiller, de son cœur
brisé, de sa tristesse, de sa colère et de sa frustration?
Vous devez le revoir, répéta-t-il fermement.
Soudain, alors qu’elle le regardait d’un air accusateur, une idée
lui vint. Elle ne s’y serait pas arrêtée et aurait encore moins osé la
formuler s’il n’avait autant insisté pour qu’elle revoie Guy Fletcher.
De plus, ses commentaires l’avaient vraiment exaspérée.
Elle l’examina fixement un instant avant de reprendre la parole.
J’ai entendu dire que vous étiez assez fortuné?
Je suis à l’abri du besoin, répondit-il, un peu étonné par le
changement de sujet. Pourquoi ?
Guy veut m’inviter à la soirée qui suivra l’inauguration de
l’exposition de son entreprise. J’ai besoin d’un « petit ami » pour
m’y accompagner. Quelqu’un qu’on ne puisse pas soupçonner
d’être intéressé par mon héritage. C’est un emploi tout à fait
occasionnel, ajouta-t-elle.
Caleb parut surpris par le retournement de situation, mais, au
lieu de l’envoyer au diable directement, il la dévisagea un moment
sans rien dire.
Vous êtes riche? demanda-t-il enfin.
Sans doute pas comparée à vous...
Votre tuteur vous a laissé un coquet héritage.
C’était davantage une constatation qu’une question, et Sorrel
dressa l’oreille. Elle se souvenait de lui avoir parlé de la mort de
l’oncle Lionel, mais ne lui avait jamais dit qu’il l’avait désignée
comme légataire universelle.
Comment le savez-vous?
C’est mon travail de savoir ce genre de chose, dit-il en
haussant les épaules.
Vous êtes allé jusque-là en faisant votre enquête sur moi?
s’enquit-elle avec incrédulité.
Il ne répondit pas et cela n’étonna pas Sorrel. Lorsqu’un million
de livres sterling disparaissait, un homme comme Caleb Masterson
ne laissait rien au hasard...
C’est quand vous avez eu les résultats de votre investigation
que vous avez commencé à me croire, reprit-elle. Lorsque vous
avez compris que je n’avais pas besoin de votre argent...
Qui pourrait plonger dans ces beaux yeux et ne pas vous
croire sur parole ? répliqua-t-il avec un sourire charmant.
Pfff ! Vous avez oublié notre première rencontre ! Enfin, je
suppose que de votre part rien ne devrait m’étonner... Quoi qu’il en
soit, Guy sait qu’en plus de l’argent que mes parents m’ont laissé
— et je ne doute pas que vous connaissez également la somme à la
décimale près — l’héritage de mon tuteur a fait de moi une
personne très à l’aise financièrement. La propriété qu’il m’a laissée
n’a pas encore été vendue, mais il y a aussi pas mal de liquidités.
Guy espérait bien en obtenir un peu pour créer sa propre agence, et
je suppose qu’il n’a pas perdu tout espoir.
Vous n’avez jamais envisagé de l’aider?
Bien sûr que si. Je m’apprêtais à le faire, mais... mais...
Il lui fut impossible d’en dire plus. Cette trahison continuait de lui
faire mal.
Mais?
Mais quelques jours après la mort de mon tuteur, une femme
s’est présentée chez moi. Jolie, aimable, bien élevée... Elle m’a
appris qu’elle et Guy vivaient ensemble, et que ce dernier, dévoré
par l’ambition, lui avait avoué qu’il aurait bientôt l’argent dont il
avait besoin sur son compte en banque.
Caleb fit la grimace.
Qu’a-t-il répondu lorsque vous lui avez parlé de cette entrevue
? Car j’imagine que vous lui en avez parlé...
J’ai compris qu’elle m’avait dit la vérité à l’instant où j’ai
prononcé son nom devant lui et que j’ai vu son expression.
Et il a le toupet de vous appeler ici aujourd’hui ? On peut dire
qu’il ne manque pas d’aplomb !
Il vient de m’annoncer qu’ils se sont séparés.
Il ne vous arrive pas à la cheville, Sorrel, déclara Caleb.
Se sentant soudain épuisée, elle laissa échapper un profond
soupir. Ces derniers jours avaient été chargés en émotions. Caleb
dut le sentir, car son ton se fit plus affectueux.
Alors, que puis-je faire exactement pour vous ?
J’ai besoin d’un petit ami.
Je serais ravi de vous rendre ce service, assura-t-il avec un
petit sourire.
Sorrel lui jeta un regard sévère avant de poursuivre.
Vous m’avez entendue dire à Guy que je sortais avec
quelqu’un, et c’est vous qui avez insisté pour que je le revoie, afin
de découvrir quels sont mes sentiments à son égard. Aussi, j’ai
besoin qu’un homme m’accompagne à...
Comme elle s’y attendait, Caleb se défila devant l’obstacle.
Je ne suis pas sûr d’être libre, commença-t-il.
Mais vous ne savez même pas quel jour j’ai besoin de vous !
protesta-t-elle. Oh ! et puis zut ! N’en parlons plus.
Avant même de le lui demander, elle savait qu’il ne voudrait pas
l’accompagner. D’ailleurs, elle n’avait aucune envie d’aller à cette
satanée soirée. Pourtant, son refus la blessa.
Sans se démonter, Caleb continuait de la contempler avec un
sourire en coin.
Belle Sorrel, jamais je ne vous laisserais rencontrer votre ex-
petit ami sans être présent. Et comme en effet c’est mon idée que
vous l’affrontiez, sans même parler du fait que vous m’avez
accompagné mardi denier à ce dîner, je ne vois pas comment je
pourrais vous refuser cette faveur.
Je ne suis plus sûre de vouloir y aller.
Bien sûr que si, vous irez ! C’est quel jour?
Vendredi en huit.
Où ça?
Je l’ignore, avoua-t-elle.
Dans quelle entreprise travaille-t-il ?
Une firme nommée Fleet Designs. Il est architecte naval.
Caleb nota le nom et le jour sur un Post-it qu’il glissa dans sa
poche.
Je trouverai.
Là-dessus, il tourna les talons et sortit du bureau. Sorrel resta un
instant sans voix et en oublia son travail. Caleb allait l’accompagner
à cette soirée. Il avait promis de découvrir où la réception aurait
lieu, et elle savait qu’il le ferait.
Un vertige la prit et elle dut s’asseoir. Tout était arrivé si vite !
D’abord cet appel de Guy, totalement inattendu, puis sa
conversation avec Caleb...
Ce ne fut que bien plus tard, au moment de rentrer chez elle,
qu’elle s’aperçut qu’il ne lui avait pas dit pourquoi il était passé la
voir.

***
Il ne se manifesta pas le lendemain. Comme les semaines
précédentes, Sorrel partit le vendredi soir pour Little Bossington.
Le manoir lui paraissait de plus en plus solitaire et l’oncle Lionel lui
manquait terriblement, aussi son week-end fut-il assez morne. Le
dimanche, en rentrant, elle retrouva son appartement également
vide, et l’absence de Donnie, avec son rire et sa bonne humeur
permanente, lui pesa encore plus que d’habitude.
Tard dans la soirée, le téléphone sonna. C’était Helen Pargetter,
que Sorrel aimait comme une mère. Helen, qui s’appelait désormais
Mme Gilbert, revenait d’une longue croisière avec son mari et
n’avait pas donné de ses nouvelles depuis le départ de sa fille pour
l’Afrique.
Je suis tellement contente de t’entendre ! s’exclama Sorrel en
reconnaissant sa voix.
Moi aussi, ma chérie ! répondit Helen.
Comment allez-vous, tous les deux ?
Nous allons très bien, et ce voyage a été merveilleux. Je t’en
parlerai plus tard. Pour l’instant, je dois t’avouer que je suis un peu
inquiète pour Donnie.
Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
Oh ! rien de très précis, sinon que j’ai trouvé en arrivant une
carte postale où elle me parle sans cesse d’un certain Adrian. Qui
est ce garçon ? Tu le connais ?
L’anxiété de Sorrel disparut aussitôt. Helen n’avait qu’une
inquiétude bien légitime de mère poule au sujet du compagnon de sa
fille unique.
Oui, je l’ai rencontré. C’est un zoologiste, un garçon très
gentil.
Tu crois qu’il est bien pour elle ? Tu sais qu’il lui faut quelqu’un
de spécial. Tout comme à toi, ma chérie.
D’après ce que j’ai pu constater, oui, je pense qu’il est
l’homme idéal pour Donnie.
La remarque de Sorrel calma les inquiétudes de Helen Gilbert à
propos de sa fille. Elles discutèrent encore un petit moment, puis
raccrochèrent. Sorrel se sentit de nouveau déprimée.
Elle avait été incapable de faire part à Helen des soupçons qui
planaient sur Donnie à propos de ce détournement de fonds. A quoi
bon ? Helen vivait maintenant de l’autre côté de l’Atlantique et ne
pouvait rien y faire du tout. Apprendre que sa fille avait signé des
papiers compromettants sans même les lire et qu’elle avait accordé
sa confiance à son escroc de patron l’aurait sans doute plongée
dans une angoisse bien pire que celle que lui inspirait sa liaison avec
Adrian.

Le lundi matin, Caleb l’appela à son bureau.


Je passerai vous chercher vendredi vers 20 heures, lui
annonça-t-il.
Vous êtes sûr que cela ne vous ennuie pas ?
Certain.
Il semblait très pressé, aussi ne chercha-t-elle pas à lui faire la
conversation. Elle lui avait offert une porte de sortie qu’il avait
ignorée... Elle raccrocha en souriant. Finalement, elle l’aimait bien.
Quelqu’un d’autre qu’elle aimait bien l’appela le mardi.
J’ai failli oublier de vous parler de ma tourte à la viande !
déclara Rex Dunne.
Oh ! j’ai failli oublier de vous dire que je suis végétarienne !
répliqua-t-elle en riant.
En rentrant le mercredi soir, elle découvrit dans sa boîte aux
lettres une nouvelle carte postale de Donnie. Son amie trouvait que
tout était « absolument sublime » et qu’Adrian était « plus que
merveilleux ». Elle avait eu à peine assez de place pour signer sa
carte dans un coin en bas.
Les commentaires dithyrambiques de son amie la firent sourire.
Donnie serait de retour dans deux semaines, et elle se promit de
trouver quelque chose de positif à lui annoncer à son arrivée. Elle se
coucha ce soir-là en imaginant Caleb Masterson et un officier de
police formant un comité d’accueil à la descente d’avion de son
amie. Tout devait être fait pour régler définitivement cette histoire
avant que Donnie ne revienne en Angleterre, décida-t-elle.
Elle oublia complètement cette résolution lorsque Caleb vint la
chercher le vendredi. Vêtu d’un costume gris anthracite à la coupe
impeccable, grand, large d’épaules et beau comme un dieu, il était
vraiment le fiancé de rêve pour sa soirée !
Le cœur battant la chamade, Sorrel resta sans rien dire pendant
qu’il observait son tailleur court de soie grège qui dévoilait ses
longues jambes. Lui aussi resta silencieux et, pendant un moment, ils
se contemplèrent tandis que l’air entre eux semblait se charger
d’électricité.
Elle fut la première à se ressaisir.
Nous ne sommes pas obligés d’y aller. Si vous avez changé
d’avis, nous...
Poule mouillée ! l’interrompit-il. Cessez donc de tergiverser,
Sorrel White, et rappelez-vous que vous serez la plus belle femme
de la soirée.
Oh... merci !
Le rouge lui monta aux joues. Elle n’avait pas la moindre envie
de revoir Guy Fletcher, il n’y avait aucun doute là-dessus, mais la
perspective de passer la soirée avec Caleb la remplissait d’un
mélange d’appréhension et d’excitation.
« Tu as le trac », se dit-elle.
Recouvrant ses esprits, elle prit son sac à main et suivit Caleb
jusqu’à sa voiture.
La réception se tenait dans un grand hôtel de Londres. Après
avoir confié ses clés au voiturier, Caleb offrit son bras à Sorrel et lui
fit un petit clin d’œil d’encouragement. Dans le hall, un panneau
portant le logo de Fleet Designs les dirigea vers ce qui devait être la
salle de bal.
En franchissant le seuil, Sorrel eut un mouvement de recul qui
n’échappa pas à Caleb.
Parlez-moi et souriez, lui ordonna-t-il.
La prenant par la taille, il avança dans la salle en se comportant
exactement comme un fiancé affectueux. Elle lui en fut si
reconnaissante que sourire ne lui demanda aucun effort. Quelques
minutes plus tard, ils se retrouvèrent nez à nez avec Guy.
Sorrel !
L’expression aimable de Guy qui se dirigeait vers eux à travers
la foule se figea quelque peu quand il découvrit que l’homme qui
l’accompagnait la tenait par la taille. Il s’immobilisa, hésitant.
Caleb poussa discrètement Sorrel dans le dos pour la faire
réagir.
Oh ! Guy... Bonsoir. Voici Caleb Masterson. Cale, je te
présente Guy Fletcher.
Nous sortons dans le quartier ce soir, déclara Caleb, et nous
nous sommes juste arrêtés pour vous saluer. J’espère que votre
exposition s’est bien déroulée?
Ce fut effectivement un passage éclair. Ils refusèrent le verre que
Guy leur proposait, et lui firent la conversation pendant cinq
minutes. Puis, estimant apparemment qu’elle avait eu le temps de
découvrir si elle était toujours amoureuse de son ancien petit ami,
Caleb lui lança un regard interrogateur.
On y va, mon cœur?
Oui, mon chéri, répondit-elle. Au revoir, Guy, c’était gentil à
toi de nous inviter.
Après les échanges de politesse habituels, ils purent enfin
s’éclipser.
Alors, c’était si terrible que vous le craigniez? lui murmura
Caleb à l’oreille pendant que le voiturier allait chercher sa voiture.
Non, et vous avez été merveilleux. Je vous suis très
reconnaissante.
N’en parlons plus. Vous vous sentez d’humeur à dîner?
Vous en avez déjà fait beaucoup, et je ne voudrais pas abuser
de votre temps.
Il faudra que je mange de toute façon, fit-il remarquer, et ce
serait dommage de grignoter un sandwich chacun de notre côté
alors que vous portez un si beau tailleur.
Vous savez parler aux femmes, répliqua-t-elle en riant.
Il l’emmena donc dans un restaurant élégant où il semblait avoir
ses habitudes. Le maître d’hôtel les conduisit à une table et les laissa
avec la carte, que Sorrel se mit à lire.
Relevant soudain les yeux, elle s’aperçut qu’il la dévisageait. Ils
restèrent ainsi quelques secondes qui lui parurent durer une éternité,
et elle sentit qu’il allait l’interroger sur Guy. Sans trop savoir
pourquoi, elle n’avait aucune envie d’aborder le sujet.
J’ai dit à Rex Dunne que j’étais végétarienne, dit-elle
brusquement.
C’est une manière astucieuse d’éviter une conversation,
répondit-il comme s’il voyait clair dans son jeu. J’imagine que vous
lui avez dit ça pour refuser une invitation à dîner?
Oui. Je crois que c’était celle où il me proposait de cuisiner lui-
même, expliqua-t-elle en souriant.
N’acceptez jamais d’aller chez lui.
Pourquoi?
Essayez, et vous verrez bien. Après tout, cela ne me regarde
pas.
Ne sachant que faire d’autre, elle se mit à rire. Toutefois, le fait
que Cale ne se soucie pas de ce qui pourrait lui arriver chez Rex la
contrariait un peu... Ce qui était évidemment ridicule, se raisonna-t-
elle.
Je vais prendre le saumon, annonça-t-elle en reposant la carte.

Alors qu’il la raccompagnait chez elle, Sorrel se rendit compte


que cette soirée avait été l’une des plus agréables qu’elle ait jamais
passées, l’épisode de Fleet Designs mis à part... Elle n’était qu’une
boule de nerfs à l’idée de revoir Guy Fletcher, mais dès l’instant où
ils avaient quitté cet hôtel, et en faisant abstraction du moment où
Caleb l’avait mise en garde contre Rex Dunne, tout s’était
merveilleusement déroulé.
Cale était attentionné, plein d’humour, charmant. Ils avaient
abordé toutes sortes de sujets pendant ce dîner, et s’étaient
découvert beaucoup de points communs. Ils n’étaient pas toujours
d’accord sur tout, mais, loin de les éloigner, ces désaccords avaient
donné lieu à des discussions encore plus intéressantes.
C’est pourquoi, lorsqu’ils furent devant la porte de son
appartement, Sorrel n’hésita pas à l’inviter.
Vous ne voulez pas entrer prendre un café?
Puisque c’est proposé si gentiment, j’accepte avec plaisir. Et
ce sera plus agréable que de discuter sur votre palier au risque de
déranger vos voisins.
Je vais faire chauffer de l’eau, annonça-t-elle en allumant le hall
d’entrée.
Je ne resterai pas très longtemps, précisa-t-il en la suivant dans
la cuisine. Je voulais juste savoir si j’avais eu raison de vous
suggérer de revoir Guy Fletcher.
Sorrel, qui s’attendait à ce qu’il lui parle de Donnie, fut un peu
étonnée de l’entendre mentionner son ex-petit ami.
Eh bien... oui, répondit-elle. Vous aviez tout à fait raison.
Vous avez encore des sentiments pour lui ?
Je crois que j’ai su dès l’instant où je l’ai vu que tout était
terminé entre nous. Je me demande même si je l’ai jamais aimé. Je
pense que...
Soudain mal à l’aise de se confier ainsi, elle s’interrompit. Caleb
leva un sourcil interrogateur.
Que quoi?
Je crois à présent que toute cette histoire n’a été qu’une
toquade, expliqua-t-elle lentement. J’habitais chez mon tuteur qui
était en train de mourir et je suppose que je devais être dans un état
de grand trouble émotionnel. Je savais qu’oncle Lionel n’en avait
plus pour très longtemps, que son état irait en s’aggravant et que je
ne pouvais rien y faire.
Il y a de quoi être très déprimée, admit-il. Vous aviez bien
besoin de quelqu’un pour vous soutenir moralement, et Fletcher est
arrivé.
Oui, c’est à peu près ça. Je croyais pourtant être vraiment
amoureuse de lui. Je dois donner l’impression d’être une personne
très superficielle, n’est-ce pas ?
Une personne très superficielle ne serait pas allée s’installer
chez un vieux monsieur atteint d’un cancer incurable, dit-il en
secouant la tête. Cette période a dû être très difficile pour vous.
C’était un euphémisme. Chaque jour avait été pire que le
précédent ; elle se levait le matin avec un sentiment d’oppression
qui ne faisait que s’alourdir au fil des heures. C’était sans doute
pour cette raison que la trahison de Guy lui avait fait tellement mal.
Si elle n’avait pas été aussi fragilisée...
Dorénavant, elle ne voulait même plus y penser. Plus jamais.
Cette page était définitivement tournée. D’un geste ferme, elle mit la
bouilloire en marche.
En effet, répondit-elle. Mais grâce à vous je suis désormais
immunisée contre Guy Fletcher. Merci, Cale.
Il n’y a pas de quoi.
Il lui prit les mains et se pencha doucement. Sorrel le contempla,
fascinée comme un oiseau devant un serpent. Lorsqu’il lui déposa
un baiser sur la joue, une petite exclamation de surprise lui échappa.
Un sourire aux lèvres, Caleb la fixait toujours de ses beaux yeux
verts.
Vous êtes déçue ? murmura-t-il. Ça peut s’arranger...
Sur ces mots, il l’attira entre ses bras.
Elle eut brusquement l’impression d’avoir échappé à l’attraction
terrestre. Serrée contre le torse musclé de Caleb, elle fut prise d’un
vertige délicieux et se sentit défaillir. Il n’y avait plus de haut, plus de
bas, juste une merveilleuse sensation d’apesanteur qui la faisait
flotter dans une volupté grisante alors qu’il l’embrassait
langoureusement.
Son esprit enregistra soudain un bruit familier : le déclic de la
bouilloire qui s’arrêtait. Ce son lui remit soudain les pieds sur terre.
Avait-elle perdu la raison ? Quelle mouche l’avait donc piquée pour
qu’elle embrasse cet homme au milieu de sa cuisine? Ne sortait-elle
pas tout juste d’une période extrêmement troublée sur le plan
émotionnel ? N’avait-elle donc aucun bon sens pour se jeter de
nouveau au cou d’un quasi-inconnu ?
Elle le repoussa d’une main tremblante.
Arrêtez!
Il redressa la tête et la regarda d’un air malicieux.
Vous a-t-on jamais dit que vous embrassez divinement bien?
Je crois qu’il est temps que vous partiez, monsieur Masterson.
Il l’examina encore pendant quelques secondes, et toute trace
d’humour disparut de son visage.
Je crois que vous avez raison, mademoiselle White.
Il quitta l’appartement sans ajouter un mot, et Sorrel se retrouva
seule, les jambes en coton et le cœur battant à tout rompre.
Ce qui la troublait le plus, ce n’était pas le fait qu’il l’ait
embrassée, mais qu’elle y ait pris un plaisir insoupçonné.
Aucun homme ne l’avait jamais autant attirée que Caleb
Masterson.
Et, pis encore, jamais un baiser ne lui avait fait un tel effet !
5

Après le baiser de Caleb Masterson, Sorrel eut besoin de tout le


week-end pour recouvrer un semblant de calme.
Elle n’alla pas à Little Bossington, même s’il aurait été
raisonnable de le faire, ne serait-ce que pour s’occuper. Au lieu de
cela, elle resta chez elle, à tourner en rond et à se repasser
mentalement la scène du baiser, encore et encore, comme un film
monté en boucle...
Son état n’était donc guère brillant le lundi matin, lorsqu’elle se
présenta à son travail. Elle se sentait nerveuse, inquiète, et sursautait
chaque fois que la porte de son bureau s’ouvrait ou que le
téléphone sonnait.
C’était inhabituel et très désagréable pour quelqu’un d’aussi
posé et calme, et elle savait très bien qui en était responsable.
Jusqu’à ce que Caleb l’embrasse, elle avait été très détendue.
Ensuite...
Son bon sens essayait vainement de lui faire entendre raison. Ce
n’était tout de même pas la première fois qu’un homme l’embrassait
! Alors pourquoi réagir ainsi ?
La question ne cessait de la tourmenter sans qu’elle trouve de
réponse.
Lorsque la porte de son bureau s’ouvrit en fin de matinée, elle
sursauta une fois de plus et se retourna pour voir qui entrait. En
découvrant l’identité de son visiteur, le feu lui monta aux joues, ce
qui était parfaitement ridicule : jamais elle ne rougissait ! Enfin, pas
avant de le connaître en tout cas...
Cale la regarda sans dire bonjour, l’air totalement indifférent. Il
l’avait certainement vue rougir, mais ne fit aucun commentaire.
Sorrel attrapa un dossier et lui tourna le dos pour le ranger dans le
classeur métallique.
Vous trouvez de quoi vous occuper? demanda-t-il d’un ton
impersonnel.
Oui. Ce n’est plus très important, de toute façon, puisque je
termine vendredi.
Vous partez?
Donnie rentre samedi, répondit-elle en lui faisant face. Il n’a
jamais été question que je reste après son retour. Je suis juste ici
parce que...
Le souvenir du détournement de fonds lui revint brusquement à
la mémoire, ainsi que le chantage qu’il avait exercé pour la faire
travailler chez Brown and Jones.
J’espère que vous avez compris maintenant que nous n’avons
rien à voir dans la disparition de cet argent ! ajouta-t-elle.
Je le sais bien.
Quand vous aurez retrouvé Trevor Simms, il vous le dira lui-
même.
Je l’ai déjà retrouvé...
Comment? s’exclama Sorrel, stupéfaite. Et vous l’avez vu?
Oui.
Mais... vous allez le faire revenir en Angleterre, alors ?
Il est toujours au Brésil, et le faire extrader sera difficile.
Vous êtes allé au Brésil ?
Oui, la semaine dernière.
Cette avalanche d’informations la laissa un instant sans voix.
Et... il a tout avoué ?
Il n’avait guère le choix, fit remarquer Caleb. Les preuves
contre lui sont accablantes.
Mais il a disculpé Donnie, n’est-ce pas ?
Elle devra répondre à certaines questions mais, a priori, elle
n’a rien à craindre.
Sorrel éprouva un immense soulagement, comme si on retirait un
poids énorme de ses épaules. Son amie était hors de cause !
Vous auriez pu me le dire vendredi, reprit-elle en fronçant les
sourcils.
Le souvenir de cette soirée si agréable et du baiser par lequel il
l’avait conclue lui revint à la mémoire. Comment pouvait-il avoir
l’air aussi distant après cela ? Et pourquoi restait-il planté là sans
rien dire, à la dévisager presque froidement, alors qu’il avait été si
charmant, si agréable trois jours plus tôt ? Essayait-il de lui faire
comprendre que ce baiser n’avait été qu’un incident et qu’elle ne
devait pas se faire des idées?
Mais pour qui la prenait-il donc ?
Oh... ! C’est ça, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle. Ecoutez-moi
bien, Caleb Masterson ! C’est vous qui m’avez embrassée, pas moi
! Je ne vous cours pas après !
Sa sortie furibonde parut le décontenancer et il la contempla
d’un air interrogateur.
Vraiment?
Pas du tout!
Je ne vous intéresse pas ?
Absolument pas, répliqua-t-elle fièrement. Si bizarre que ça
puisse paraître, il y a d’autres hommes que je trouve beaucoup plus
attirants que vous.
C’était faux, mais il n’avait pas besoin de le savoir. Il prit un air
contrarié qui lui fit suffisamment plaisir pour qu’elle se calme un peu.
Pas le sale type menteur et sans scrupule, j’espère ? demanda-
t-il.
Cette remarque réveilla le sens de l’humour de Sorrel et lui fit
oublier son mouvement de colère. Elle se mit à rire de bon cœur.
Comment aurait-elle pu rester fâchée longtemps contre un homme
qui avait été assez généreux pour l’accompagner à cette soirée,
simplement pour qu’elle découvre que sa passion pour Guy n’avait
été qu’une passade ?
La voyant enfin plus détendue, Caleb retrouva le sourire.
Votre romance est donc terminée, mademoiselle White, dit-il
en poussant un soupir théâtral.
Rendons-en grâce au ciel !
Ils éclatèrent de rire tous les deux, puis Cale jeta un coup d’œil à
sa montre.
Il faut que je me sauve.
Il disparut aussi soudainement qu’il était arrivé. Sorrel resta un
moment à fixer la porte, le cœur battant sourdement et avec aux
oreilles l’écho de son rire viril. Un profond sentiment de solitude
l’envahit et la fit frissonner.
Une pensée qu’elle tenta de repousser de toutes ses forces
s’insinuait lentement dans son esprit. Non, c’était absurde. Elle ne
pouvait pas être amoureuse de Caleb Masterson !
Le vendredi précédent, elle craignait encore d’être amoureuse
de Guy Fletcher. Et voilà que trois jours plus tard, le cœur battant
comme une grosse caisse juste pour avoir entendu le rire de Caleb,
elle pensait être amoureuse de lui ?
Non, impossible. Cela n’avait aucun sens. Elle n’était pas une
girouette et n’avait aucun point commun avec ces adolescentes qui
s’amourachaient du premier venu.
Et pourtant...
Pourtant son instinct le lui disait clairement. Elle aimait Cale, tout
simplement. Ce qu’elle éprouvait pour lui n’avait rien à voir avec les
sentiments que Guy lui avait inspirés. Caleb lui avait volé son cœur,
son âme, son corps. Toutes ses pensées, toutes ses émotions la
poussaient vers lui. Il était l’homme de sa vie !
Abasourdie par cette découverte, elle resta un long moment
prostrée dans son fauteuil. Malgré ses dénégations, la vérité
s’imposait comme une évidence. Elle ne pouvait plus se mentir.
Il lui fut difficile de se remettre au travail après cela. Le reste de
la journée passa comme un songe brumeux. Le soir, en rentrant
chez elle, Sorrel se rendit brusquement compte qu’une j fois la
semaine finie elle quitterait Brown and Jones pour ne plus y revenir.
Caleb Masterson sortirait alors définitivement de sa vie.
Il y avait là une certaine ironie, lui fit remarquer son sens de
l’autodérision. Alors que Caleb avait dû se livrer à un véritable
chantage pour lui faire accepter de travailler dans cette entreprise
jusqu’au retour de Donnie, elle était prête désormais à accepter
n’importe quel compromis pour y rester et avoir une chance, même
minime, de l’apercevoir de temps en temps.
C’était pathétique. Jamais elle n’avait ressenti un tel désarroi.
Le jour suivant fut pénible. Sorrel ne tenait pas en place et
n’arrivait pas à se concentrer sur son travail. L’oreille aux aguets,
elle attendait malgré elle que s’ouvre la porte et que Caleb entre
dans son bureau. Hélas ! rien de tel ne se produisit.
Elle sursautait aussi chaque fois que le téléphone sonnait et, par
un hasard pervers, la sonnerie de l’appareil ne cessa de retentir. Le
premier appel fut de Penny Kirl.
Je suis désolée de ne pas vous avoir appelée plus tôt, dit celle-
ci, mais Philip et moi avons été absents quelques jours. Etes-vous
toujours partante pour que nous déjeunions ensemble? Etes-vous
libre cette semaine?
Cela m’arrangerait mieux la semaine prochaine, répondit
Sorrel. J’aurai terminé ma mission ici et serai libre comme l’air.
Que Penny ne l’ait pas oubliée lui faisait plaisir et lui mettait un
peu de baume au cœur. Elles consultèrent leurs agendas et se
décidèrent pour le mercredi de la semaine suivante. Après avoir
noté le numéro de portable de Penny au cas où il y aurait eu un
problème, Sorrel raccrocha.
Cinq minutes plus tard, le téléphone sonna de nouveau.
Elle respira un grand coup, expira lentement, et prit la
communication.
Service financier, j’écoute.
Vous a-t-on déjà dit que vous aviez une voix merveilleusement
sensuelle?
Elle tenta de garder le sourire. Il n’y était pour rien s’il la
décevait...
Bonjour, Rex.
Je me disais que puisque la perspective de goûter ma
délicieuse cuisine ne vous souriait pas, vous pourriez m’inviter chez
vous pour me faire goûter la vôtre...
Au revoir, Rex.
Elle raccrocha. La cour assidue que lui faisait Rex la flattait un
peu, certes, mais ne suffisait pas à chasser ses idées noires, qui
continuèrent de la harceler jusqu’à son retour à son appartement.
Pour occuper la longue soirée solitaire qui l’attendait, Sorrel
décida de faire de la cuisine. Cette activité lui plaisait beaucoup et,
grâce à son congélateur, elle pouvait presque toujours se préparer
de bons petits plats.
Malheureusement, le fait de s’occuper les mains ne l’empêchait
pas de réfléchir. Très vite ses pensées retournèrent vers Caleb
Masterson.
Elle ne l’avait pas du tout apprécié lors de leur première
rencontre. Il s’était montré froid, arrogant, suspicieux et presque
brutal. Etait-ce ce jour-là qu’elle avait commencé à l’aimer? Cela
semblait absurde, mais le sentiment incroyablement fort qui la
tourmentait désormais avait bien dû naître à un moment ou à un
autre.
Perdue dans ses pensées, elle se remémora leur dernière
conversation. D’après ses propos, il semblait définitivement
convaincu de l’innocence de Donnie, ce qui était une bonne
nouvelle. Cependant, cela soulevait beaucoup d’autres questions.
Puisqu’il savait que Donnie n’avait rien à voir avec le détournement
de fonds, il lui redonnerait certainement son poste... Ou peut-être
pas. Après tout, Donnie n’occupait pas cet emploi de secrétaire de
direction depuis très longtemps et, bien qu’il lui en coûte de
l’admettre, Sorrel ne pouvait se mentir : son amie ne semblait pas
du tout à la hauteur de telles responsabilités.
Cela dit, Cale avait déclaré que Trevor Simms l’avait
intentionnellement mal dirigée. Sans doute le nouveau directeur
financier saurait-il la remettre sur les rails. Cette idée la rassura.
On ne pouvait pas renvoyer Donnie sans lui donner une nouvelle
chance, ce serait trop injuste. Et, si l’intention de Caleb avait été de
mettre son amie à la porte, pourquoi aurait-il exercé ce chantage
pour qu’elle travaille cinq semaines chez Brown and Jones? Il lui
avait clairement dit que sa présence était la condition sine qua non
du maintien de Donnie à son poste.
Il ne l’avait pas appelée aujourd’hui... Le ferait-il demain ? il
pouvait être à l’étranger pour toute la semaine. Après tout, il ne lui
avait pas dit qu’il allait au Brésil et elle n’aurait jamais pu le
soupçonner s’il n’en avait pas parlé lui-même. Qu’arriverait-il s’il ne
lui faisait pas signe avant son départ de chez Brown and Jones? Se
pourrait-il qu’elle ne le revoie jamais?
Cette éventualité la fit frissonner. Non, ce serait trop affreux !
Ce doute ne la quitta pas de la soirée, si bien qu’après le bon petit
dîner qu’elle s’était concocté elle alla se coucher tôt, pour ne plus
broyer du noir.
Le mercredi matin, elle se leva dans le même état d’esprit et
comprit qu’il lui serait impossible de continuer ainsi. L’amour
n’était-il pas supposé rendre les gens heureux et légers comme des
pinsons? Dans son cas, il lui pesait sur le cœur comme une chape de
plomb.
La matinée se passa sans que Caleb ne se manifeste. Juste après
sa pause déjeuner, Rex Dunne l’appela une fois de plus pour
l’inviter à dîner. A ce moment-là, Sorrel avait l’impression qu’elle
allait sombrer dans la dépression.
D’accord..., répondit-elle.
Vraiment? Vous voulez bien ?
Rex semblait aussi surpris qu’elle par sa réponse, et elle regretta
d’avoir accepté. Elle tenta de se raisonner. Après tout, une soirée
avec lui ne pourrait pas être pire que de rester seule dans son
appartement, à cuisiner un repas qui finirait au congélateur.
Quoique...
Elle eut aussitôt des remords.
Je ne suis pas libre ce soir, reprit-elle.
Demain m’ira très bien, s’empressa-t-il de dire. Donnez-moi
votre adresse.
Il n’avait pas perdu le nord ! Prise de court, elle ne put faire
autrement que lui indiquer son adresse et raccrocha en maudissant
sa faiblesse. Quelle idée d’avoir accepté cette invitation ! Rex avait
été si rapide qu’elle n’avait même pas eu le temps de trouver une
excuse pour revenir sur sa décision.
« Tout ça est votre faute, Caleb Masterson ! » fulmina-t-elle.
À sa plus grande surprise, sa porte s’ouvrit alors et le
responsable de tous ses ennuis entra.
Sentant ses joues s’empourprer et un sourire radieux étirer ses
lèvres, Sorrel plongea le nez dans le dossier ouvert sur son bureau.
Je vois que vous êtes très occupée.
Je fais juste quelques vérifications pour James.
Il était là ! Juste devant elle ! Réprimant le tremblement
d’excitation de ses mains, elle se mit à chercher quelque chose à
dire afin de le retenir quelques instants de plus dans la pièce.
Hum... J’ai eu une conversation téléphonique avec Penny Kirl.
Nous sommes convenues de déjeuner ensemble la semaine
prochaine. Vous n’y voyez aucun inconvénient, n’est-ce pas ?
C’était idiot. Ne lui avait-il pas déjà dit que cela ne lui posait
aucun problème et qu’il savait qu’il pouvait compter sur sa
discrétion ? Il la contempla attentivement avant de répondre.
Vous avez les joues rouges, fit-il remarquer. Avec qui
déjeunez-vous cette semaine?
Evidemment, il était trop fin pour ne pas avoir deviné que
quelque chose ne tournait pas rond. Sorrel éprouva une brusque
bouffée de culpabilité. Ne l’avait-il pas mise en garde contre Rex
Dunne ?
Il continuait de la scruter, le visage très sérieux.
J’espère que ce n’est pas avec Fletcher? Dites-moi qu’il ne
vous a pas recontactée.
Non, je n’ai pas entendu parler de lui.
Alors qui ? James ?
Cet homme avait vraiment la nature qui convenait à son travail !
songea-t-elle soudain agacée. Il ne pouvait s’empêcher de chercher
à tout savoir, même ce qui ne le concernait en rien. De quel droit la
questionnait-il ? Et pourquoi culpabilisait-elle ? Elle était majeure et
vaccinée, que diable, et avait le droit de dîner avec qui bon lui
semblait !
Avec Rex Dunne, si vous tenez absolument à le savoir !
s’exclama-t-elle.
Vous déjeunez avec Rex?
Non, nous dînons ensemble.
Caleb la regarda d’un air réprobateur puis haussa les épaules,
comme s’il estimait avoir perdu déjà assez de temps. Sorrel lui en
voulut terriblement. Cela lui était donc totalement égal qu’elle sorte
avec l’ogre qui dévorait les petites filles comme elle pour son petit
déjeuner?
Ce soir?
Demain.
Soudain complètement déprimée, elle replongea le nez dans son
dossier pour ne plus voir cet homme capable de lui inspirer à la fois
amour et détestation. A ce moment-là, elle lui aurait volontiers jeté
la pile de documents à la figure !
Je peux faire quelque chose pour vous? reprit-elle en relevant
la tête.
Il l’examina encore un moment sans rien dire, l’air pensif, Puis,
à sa plus grande surprise, il attrapa une chaise et l’approcha du
bureau. Sorrel comprit avec une poussée d’adrénaline qu’il allait
rester un moment en sa compagnie. L’exaspération qui l’habitait
s’évapora comme par magie, remplacée instantanément par une
adoration sans limites.
J’ai une proposition de travail à vous faire, en fait, dit-il.
Je peux classer tout ça rapidement, si vous avez besoin de moi
maintenant, offrit-elle.
En fait, ce n’est pas pour aujourd’hui mais pour la semaine
prochaine.
La semaine prochaine? Avez-vous oublié que je quitte Brown
and Jones vendredi soir?
Non, je n’ai rien oublié. Et vous ne travailleriez plus pour
Brown and Jones mais pour moi.
Par « moi », elle savait qu’il voulait dire Ward Maritime
International.
Je ne suis pas sûre de vouloir un emploi dans l’immédiat.
« Mais que t’arrive-t-il ? lui souffla alors son bon sens pris de
panique. D’abord tu acceptes de dîner avec Rex, et maintenant tu
fais la fine bouche devant une chance inespérée de rester en contact
avec Cale après ce vendredi ! As-tu perdu la raison ? »
Bien sûr que si, répliqua-t-il. Je sais que vous devez encore
mettre en ordre les affaires de votre tuteur, mais pour un cerveau
aussi organisé que le vôtre, sans parler de votre formation...
Inutile de sortir la brosse à reluire, l’interrompit-elle avec un
petit sourire. Cela ne fait que renforcer ma méfiance. Allez donc
droit au but, pour l’amour du ciel !
Très bien, dit-il amusé. J’ai besoin d’une secrétaire par intérim.
Surtout lorsque je vais à l’étranger. Victoria fait un travail
formidable ici, mais j’ai aussi besoin d’une assistante lorsque je ne
suis pas à Londres. Et j’ai pensé que, puisque vous ne recherchiez
pas un poste à temps plein, cela pourrait vous intéresser. Vous
pourriez ainsi alterner vos visites à Little Bossington avec des
missions pour moi.
Un poste d’assistante intérimaire ? Pour des voyages à
l’étranger? Sorrel avait du mal à en croire ses oreilles.
Vous voudriez que je vous accompagne lors de vos
déplacements afin de vous servir de secrétaire? répéta-t-elle
lentement.
Exactement. Votre expérience me serait très précieuse.
Elle dut freiner des quatre fers pour ne pas accepter cette
opportunité fantastique en faisant des bonds de joie. Il lui fut
toutefois impossible de cacher bien longtemps son sourire.
Présentée comme ça, c’est une proposition qui mérite
réflexion.
Alors vous acceptez ? Vous partirez avec moi lundi prochain ?
Le voyant presque anxieux d’avoir sa réponse, Sorrel fit un
effort surhumain pour rester assise tranquillement et prendre une
expression songeuse.
Où ça ? Au Brésil ?
En Norvège. Qu’en dites-vous?
Avec lui, elle serait partie même au pôle Nord. C’était
merveilleux.
Pour combien de temps ?
J’ai une affaire à régler qui me prendra sans doute jusqu’à
vendredi prochain, peut-être samedi. Serez-vous d’accord pour
travailler le samedi si nécessaire ?
Bien sûr.
En le voyant sourire, elle comprit qu’elle venait d’accepter
officiellement.
En quoi consistera précisément mon travail ? s’enquit-elle.
M’accompagner la plupart du temps.
Rien ne pouvait lui plaire davantage !
D’abord, j’ai besoin de quelqu’un pour régler les problèmes
pratiques, comme les réservations d’avions, d’hôtels, de taxis, ce
genre de choses. Mais il faudra aussi que vous preniez des notes,
ajouta-t-il, que vous teniez mes courriels à jour... Nous aurons
beaucoup de travail et nous devrons également rédiger un rapport
détaillé à la fin de cette mission.
C’est lui qui allait faire le plus gros du travail, mais le fait qu’il
parle d’eux comme d’une équipe enchantait Sorrel. Cette
description la rassura. Elle se savait bonne secrétaire et espérait
avoir l’occasion de le lui prouver.
Sans perdre davantage de temps, Cale se leva et remit la chaise
à sa place.
Je vous contacterai pour vous donner les détails de notre vol,
conclut-il.
Après lui avoir dit au revoir, il passa dans le bureau de Simms
pour s’entretenir avec l’équipe d’audit, la laissant en train de flotter
sur un nuage de félicité.
Quand elle quitta son travail ce soir-là, Sorrel avait encore du
mal à y croire. Après avoir craint de ne plus jamais revoir Cale,
voilà qu’elle s’apprêtait à partir avec lui en Norvège !
Elle se prépara son dîner dans un état de stupeur béate qui
contrastait heureusement avec sa morosité des jours précédents, et
son excitation était telle qu’il lui fallut un bon moment pour trouver le
sommeil. Morphée prit finalement pitié d’elle et l’entraîna au pays
des songes.

En se levant le lendemain matin, elle se souvint soudain qu’elle


devait dîner avec Rex. Cette invitation lui semblait plus que jamais
inopportune, mais elle ne pouvait prétexter son prochain départ en
Norvège pour l’annuler. En effet, le travail de Cale était confidentiel
et personne ne devait connaître ses futurs déplacements. De plus,
elle ne voulait laisser échapper aucune information susceptible de
compromettre leur mission et encore moins trahir la confiance qu’il
avait placée en elle.
Elle appela Rex à son bureau dès son arrivée chez Brown and
Jones en se disant qu’elle trouverait bien un argument, mais on lui
répondit qu’il était absent pour la journée. A contrecœur, elle finit
par admettre qu’il lui serait impossible d’échapper à ce dîner.
Contre toute attente, il se révéla un compagnon charmant, un
peu dragueur, certes, mais sans jamais franchir les limites du
marivaudage. Ils n’abordèrent aucun sujet sérieux, ce qui lui
convenait très bien, et elle s’aperçut qu’elle avait affaire à un
homme intelligent, amusant, et qui répondait sans difficulté à toutes
les questions qu’elle lui posait.
Lorsqu’il la raccompagna chez elle après leur dîner, il ne put
s’empêcher de tenter une fois encore sa chance.
Puisque je me suis si bien conduit toute la soirée, dit-il en
coupant le contact de sa voiture, m’inviterez-vous à prendre un café
chez vous ?
Je n’offre jamais de café lors d’un premier rendez-vous,
répliqua-t-elle en souriant.
Je suis sûr qu’il doit y avoir un contre-argument...
Il le cherchait encore lorsqu’ils arrivèrent à la porte de
l’immeuble.
Merci pour cette très bonne soirée, Rex, dit Sorrel.
Puisque je vous ai offert un thé l’autre jour, on peut considérer
ce dîner comme un second rendez-vous, non ?
Elle ne put s’empêcher de rire. Il avait de la suite dans les idées,
mais avec un esprit bon enfant qui n’avait rien de désagréable.
Bonne nuit, Rex, répondit-elle.
Je n’ai pas droit à un baiser d’adieu ?
Où avais-je la tête ! s’exclama-t-elle. Fermez les yeux et dites
« prune ».
Il obéit sans se faire prier pendant qu’elle déverrouillait la porte
du hall d’entrée.
Prune!
Il garda les lèvres en avant, et elle l’embrassa sur la joue.
Bonne nuit ! lança-t-elle en entrant dans l’immeuble.
Rex protesta qu’il était encore très tôt, mais elle se contenta de
lui faire un signe d’adieu de la main et de refermer la porte.
Il n’était effectivement que 22 heures, constata-t-elle quelques
minutes plus tard en ôtant sa montre avant de prendre une douche.
Elle finissait tout juste de se sécher quand l’interphone sonna. Un
peu surprise, elle enfila son peignoir et alla jusqu’à l’appareil. Rex
aurait déjà dû être à mi-chemin de chez lui. Pourquoi revenait-il ?
Elle hésita un peu à répondre, de peur de gâcher ce qui avait été
une soirée agréable, mais l’interphone sonna de nouveau. Peut-être
avait-il eu un accident, ou un problème mécanique ?
Nous nous sommes déjà dit au revoir, dit-elle dans le micro.
Masterson, répondit froidement son visiteur. J’ai quelque
chose pour vous.
Cale ! Son cœur bondit follement dans sa poitrine.
J’allais me coucher !
J’en ai pour une minute. Laissez-moi entrer.
Elle poussa le bouton commandant l’ouverture de la porte en se
demandant si elle avait le temps de se rhabiller pendant qu’il
montait. Cale arriva sur son palier avant qu’elle ait pris une décision.
Un peu confuse, elle resserra la ceinture de son peignoir et lui
ouvrit.
Comment saviez-vous que j’étais rentrée?
J’étais dans le coin et j’ai couru ma chance. Serait-ce abuser
de votre hospitalité que de vous demander un café?
Sorrel le contempla en essayant de rassembler ses esprits, mais
comment raisonner clairement face à l’homme qu’elle aimait à la
folie? Son bon sens lui conseillait de refuser, mais il fut vaincu à
plate couture par son cœur. Quel bonheur que de l’avoir si près
d’elle, de pouvoir passer un moment avec lui !
Pas de problème. Je vais le préparer et j’irai m’habiller en
attendant qu’il soit prêt.
C’est inutile. En fait, je suis juste passé vous apporter ceci.
Il lui tendit la sacoche qu’il tenait à la main et Sorrel reconnut le
sigle d’une marque d’équipement informatique.
C’est un ordinateur portable, ajouta-t-il. Il faudra que vous le
preniez avec vous lundi.
Lundi... La Norvège... Avec lui... Un délicieux frisson lui
parcourut l’échine et ses jambes se transformèrent en coton.
Je... Hum...
A court d’inspiration, elle tourna les talons et disparut dans la
cuisine dans l’espoir d’avoir un instant pour se reprendre. Vaine
espérance, découvrit-elle en voyant Cale la suivre.
Mais je viens de m’en souvenir... vous deviez dîner avec Rex
Dunne, ce soir, n’est-ce pas?
Sorrel lui jeta un regard en biais. Un homme comme Caleb
Masterson oubliait difficilement quoi que ce soit. Il y avait donc
deux solutions : soit il mentait, soit il avait considéré ce dîner avec
leur collègue comme trop insignifiant pour être mémorisé.
Elle éprouva soudain une pointe d’agacement.
En effet, nous avons dîné ensemble.
Vous êtes rentrée bien tôt...
Rex devait se faire un shampooing.
Un sourire passa sur la bouche sensuelle de Caleb.
S’est-il bien tenu ?
Il a été sage comme une image.
Avant ou après que vous l’avez giflé ?
Il a été de très bonne compagnie...
Il laissa échapper un grognement dubitatif et parut hésiter une
seconde avant de poser la question suivante.
Vous comptez le revoir?
Pas la semaine prochaine en tout cas, assura Sorrel d’un air
faussement pensif. Il me semble que je vais être occupée tous les
soirs. Je n’ai évidemment pas mentionné le voyage en Norvège...
J’étais sûr de votre discrétion, répondit-il en souriant. En
revanche, je ne suis pas sûr de ne pas vous trouver encore plus
belle sans maquillage.
Sa remarque lui coupa le souffle et elle écarquilla les yeux.
Vous... vous me trouvez belle ?
Vous ne le savez pas ?
Je... euh...
Elle sentait le rouge lui monter aux joues et cherchait vainement
quelque chose à répondre lorsque Caleb recula d’un pas en
direction de la porte.
Je crois que je ferais mieux de partir.
Juste au moment où vous commencez à devenir intéressant?
s’exclama-t-elle sans réfléchir.
Vous cherchez les ennuis, mademoiselle White...
Elle lui tourna le dos et se mit à préparer la cafetière d’une main
tremblante, répandant la moitié de la mouture à côté du filtre. La
situation avait beau être totalement hors de contrôle, elle n’avait pas
du tout envie qu’il s’en aille. Même si sa présence la mettait sur des
charbons ardents...
Le café sera prêt dans un instant, balbutia-t-elle. Mais si vous
voulez vraiment partir...
La main de Caleb se posa sur son épaule et le reste de sa
phrase resta coincé dans sa gorge. Le souffle coupé, elle resta
tétanisée, sans oser se retourner.
Il vaudrait mieux que j’y aille, murmura-t-il.
Toutefois, il resta immobile lui aussi. Du coin de l’œil, elle le vit
pencher la tête, et soudain ses lèvres effleurèrent la naissance de
son cou.
Sorrel eut l’impression qu’une décharge électrique la traversait.
Le peu de bon sens qu’il lui restait s’évapora, comme si l’émotion
avait fait disjoncter son cerveau. Elle se retourna et, sans s’écarter,
il la prit dans ses bras.
Cale..., murmura-t-elle.
Ne t’inquiète pas, lui chuchota-t-il à l’oreille.
Elle ne s’inquiétait pas du tout. Elle se sentait à deux doigts de
défaillir, au bord de la crise cardiaque, et pourtant jamais elle
n’avait eu autant l’impression d’être en sécurité qu’à cet instant,
entre ses bras !
Avec toi, je suis prête à courir tous les dangers, répondit-elle
avec un petit sourire en fermant les yeux.
Il sourit à son tour et, la serrant plus fort contre lui, pencha la
tête pour déposer un petit baiser sur ses lèvres. Sorrel, qui attendait
davantage, rouvrit les paupières avec surprise.
Tu ne vas pas me dire d’arrêter, n’est-ce pas ? s’enquit-il.
En réalité, je pensais exactement l’inverse... Je voudrais que tu
ne t’arrêtes jamais !
Il la couvrit d’un regard de braise qui la fit frissonner, puis se
pencha de nouveau pour l’embrasser.
Cette fois, ce fut un baiser passionné, qui la transporta dans une
autre dimension, dans un autre espace temps. N’écoutant que son
instinct, elle lui répondit sans même s’en rendre compte, et ils
plongèrent tous deux dans un torrent de désir brûlant.
Tu sais où cela va nous mener? murmura-t-il d’une voix
rauque.
Oui...
Tu le veux?
Plus que tout au monde !
Ils échangèrent un sourire complice et Cale la souleva
brusquement dans ses bras.
Nous serons mieux dans ta chambre, fit-il remarquer.
C’était comme dans ses rêves de jeune fille romantique, songea
Sorrel alors qu’il la portait jusqu’à son lit. Toutefois, quand il la
déposa sur sa couche et qu’il s’allongea à son tour, elle comprit que
même ses rêves les plus torrides ne pouvaient rivaliser de sensualité
avec cet homme si viril et si ardent. En un tournemain, son peignoir
se retrouva sur la descente de lit, bientôt suivi par les vêtements de
Cale. Elle s’agrippa à ses épaules alors qu’il couvrait son corps de
baisers et de caresses qui lui arrachaient des gémissements
d’extase.
Alors que plus rien ne semblait pouvoir empêcher l’inévitable de
se produire, elle le sentit soudain hésiter. Il confirma ses doutes en
s’écartant d’elle et en roulant sur le dos.
Ma chérie, je ne veux pas faire l’amour avec toi avant de...
Etonnée, elle le contempla sans comprendre.
Que se passe-t-il ? J’ai fait quelque chose qui...
Non, l’interrompit-il, cela n’a rien à voir avec toi. C’est moi.
Toi?
Soudain pleinement consciente de leur nudité qui ne la gênait pas
le moins du monde un instant plus tôt, Sorrel tira le dessus-de-lit
pour se couvrir.
Oui, moi, dit Cale. Avant de faire l’amour avec toi, je dois te
dire que ton amie Donatella va être renvoyée de chez Brown and
Jones dès lundi.
Sorrel le dévisagea en écarquillant les yeux. Donnie allait perdre
sa place ? Il lui aurait donné un coup de massue qu’elle n’en aurait
pas été plus abasourdie. Comment pouvait-il lui faire une chose
pareille ? N’avait-il pas dit que, si elle travaillait chez Brown and
Jones pendant l’absence de Donnie, celle-ci retrouverait son poste
en rentrant d’Afrique ? N’avait-il pas compris que son amie n’avait
aucune responsabilité dans le détournement de Trevor simms ?
Depuis quand le sais-tu ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
J’ai compris dès le premier jour que nous ne pouvions pas la
garder, répondit-il en secouant la tête.
Mais tu m’as dit que je devais la remplacer pour que...
Je sais. Je t’ai menti.
Sorrel n’en croyait pas ses oreilles. Les doigts crispés sur le
dessus-de-lit, elle réalisait peu à peu tout ce qu’impliquaient ses
paroles. Une colère terrible monta en elle.
Tu m’as menti !
Non ! cria-t-elle.
Essaye de voir la situation de manière logique, insista-t-il, et tu
comprendras qu’en aucun cas nous ne pouvions la garder.
Je suppose que tu comptes faire ça lundi matin, juste avant que
ton avion ne décolle pour la Norvège ?
Elle constata que Caleb avait remarqué le « ton » et que cela
paraissait le contrarier. Mais il n’imaginait quand même pas
qu’elle allait partir avec lui après ça !
Sorrel, tu as déjà travaillé dans un service financier, reprit-il.
Tu sais très bien que si Donnie avait été au niveau exigé par son
poste elle aurait compris qu’il se préparait quelque chose
d’anormal.
Ce n’était pas son travail de surveiller son patron ! protesta-t-
elle.
Peut-être, mais elle est responsable de ce qu’elle a signé et, de
toute évidence, elle a paraphé des documents sans avoir la moindre
idée de ce qu’ils signifiaient. Une secrétaire de direction compétente
n’aurait jamais agi ainsi. Et je ne parle même pas du désordre
effrayant dans lequel elle a laissé son bureau avant de partir. Non, il
m’est absolument impossible de la garder dans ces conditions.
Tu n’envisages même pas de lui donner une seconde chance?
demanda Sorrel, glaciale.
C’est inutile. Le nouveau directeur financier la mettrait dehors
au bout d’une journée. Et, pour tout dire, je trouve qu’il aurait
raison. Ton amie n’est tout simplement pas faite pour ce travail. Je
n’avais d’autre choix que de conseiller son renvoi.
Ainsi il l’avait obligée à travailler six semaines avec lui, en la
menaçant de mettre Donnie à la porte si elle refusait, alors qu’il
avait lui-même recommandé que son amie soit renvoyée ? Et tout
cela sans jamais lui en dire un mot? Il avait ajouté la traîtrise au
mensonge et au chantage. C’était ignoble !
Sorrel eut l’impression qu’une main de glace lui enserrait le
cœur, qu’un froid intense la paralysait jusqu’au bout des doigts.
Je crois que j’en ai assez entendu, dit-elle. Ferme la porte
derrière toi en sortant.
Sorrel...
Sans le regarder, elle se leva, se drapa dignement dans le
dessus-de-lit, et alla s’enfermer dans la salle de bains.
Quelques secondes plus tard, elle entendit des mouvements dans
la chambre. Caleb avait apparemment compris qu’insister serait
inutile et il se rhabillait sans un mot. Peu après, il y eut un bruit sec à
l’autre bout de l’appartement. La porte d’entrée venait de se
refermer.
C’est seulement alors que la douleur la terrassa.
Elle tomba à genoux et se mit à sangloter éperdument.
6

Après le départ de Cale, Sorrel se coucha, mais ne ferma pour


ainsi dire pas l’œil de la nuit et se leva tôt le lendemain matin,
épuisée. Le souvenir torturant de la trahison de Caleb ne la quittait
pas.
Il fallait certes lui reconnaître un certain tact, songea-t-elle. Il
avait fait preuve de délicatesse en tenant à lui avouer son forfait
avant de faire l’amour avec elle.
De la « délicatesse »? Après ce qu’il avait fait? Sorrel se serait
donné des claques pour avoir pensé ça !
D’ailleurs, elle ne voulait plus penser à lui du tout. La journée à
venir s’annonçait bien longue et elle se demanda ce qu’elle allait
faire. Pour rien au monde elle n’aurait remis les pieds chez Brown
and Jones ! Les raisons pour lesquelles Caleb lui avait menti pour la
contraindre à accepter ce poste lui échappaient. Il savait depuis le
début que Donnie perdrait son travail. Depuis le début...
Cette idée lui déchirait le cœur. Il n’avait cessé de lui mentir ! Et
tout en sachant pertinemment à quel point son comportement était
honteux, il n’avait pas hésité à lui proposer de l’accompagner en
Norvège.
Sorrel avait beau se promettre de ne plus y penser, les mots lui
trottaient dans la tête. Il savait depuis le début!
Comprenant qu’il lui serait impossible de trouver le moindre
répit, elle se dépêcha de prendre son petit déjeuner et de se
doucher avant de jeter quelques affaires dans son sac de voyage.
Donnie rentrait le lendemain et elle reviendrait pour l’accueillir, mais
elle ne voulait pas tourner en rond dans l’appartement d’ici là.
Elle rencontra Mme Eales cinq minutes plus tard devant les
boîtes aux lettres. Parmi son courrier, Sorrel trouva une lettre de
Donnie qu’elle glissa dans son sac à main.
Vous partez? lui demanda sa voisine.
Seulement pour vingt-quatre heures. Donnie rentre demain.
Oh ! je suis sûre qu’elle va avoir plein de choses à vous
raconter !
La réciproque allait être vraie également, songea Sorrel en
acquiesçant. Après avoir salué sa voisine, elle sortit de son
immeuble et, au volant de son Austin, prit la direction de Little
Bossington.

La maison où elle avait passé tant de vacances joyeuses lui parut


froide et triste. Elle se sentit brusquement déprimée, et sut que cela
n’avait rien à voir avec la mort récente de l’oncle Lionel.
Elle reprit ses rangements, dressant une liste des meubles qui
devraient être vendus avant la mise en vente de la demeure, puis fit
l’inventaire des armoires à linge. Toutefois, le cœur n’y était pas.
Le souvenir de la lettre de Donnie, oubliée dans son sac, lui
revint soudain. Caleb Masterson la perturbait tellement qu’elle en
perdait la mémoire ! Il était l’heure de déjeuner, mais comme elle ne
se sentait aucun appétit, Sorrel décida de se contenter d’une tasse
de thé qu’elle boirait en lisant tranquillement son courrier.
Elle descendit dans la cuisine, mit l’eau à chauffer et décacheta
la lettre. Les nouvelles que lui envoyait Donnie lui firent
complètement oublier son thé. Partagée entre l’envie de rire et de
pleurer, Sorrel se laissa tomber sur une chaise. Alors qu’elle avait
fait tant d’efforts pour que Donnie puisse retrouver son emploi à
son retour, celle-ci lui annonçait qu’elle n’en voulait plus!
N’en croyant pas ses yeux, elle relut la lettre une seconde fois.
Adrian avait droit à tous les superlatifs. On venait de lui proposer un
poste permanent dans la réserve naturelle où il effectuait ses
recherches, et il l’avait évidemment accepté. Donnie comptait donc
rester en Afrique ! Ils allaient se marier, n’était-ce pas merveilleux ?
Après quoi ils iraient en Floride où Donnie le présenterait à sa mère.
Ils feraient ensuite un court séjour en Angleterre pour récupérer
quelques affaires avant de repartir s’installer en Afrique. Donnie
avait évidemment écrit à M. Simms pour lui faire part de sa
décision, et, si Sorrel cherchait toujours un emploi, peut-être
pouvait-elle présenter sa candidature...
Un peu assommée par ces nouvelles, elle replia la lettre et la
remit dans l’enveloppe. Malgré elle, le souvenir de Caleb
Masterson s’imposa à son esprit. Caleb et son sourire irrésistible,
Caleb et ses mensonges... Caleb si séduisant à la réception de Fleet
Designs, Caleb qui l’avait trahie... Un sanglot lui secoua les épaules.
Le pire, c’est qu’elle l’aimait toujours.
La sonnette de la porte d’entrée résonna soudain dans la grande
maison déserte, mettant un terme à ses douloureuses réminiscences.
N’ayant envie de voir personne, elle décida de ne pas répondre,
même si sa voiture garée devant le perron trahissait sa présence. On
sonna encore, avec plus d’insistance cette fois. Sorrel se leva en
soupirant. C’était sans doute un représentant de commerce, à moins
que ce ne soit le facteur qui apportait un recommandé, ou...
Elle ouvrit la porte et se figea en découvrant son visiteur.
Caleb Masterson !
Comment osait-il ? Le chagrin qui la rongeait se mua
instantanément en colère.
Tu n’as peut-être pas vu le panneau qui indique « propriété
interdite aux menteurs, maîtres chanteurs, et autres manipulateurs
sans scrupule ? » s’exclama-t-elle sans lui laisser le temps de dire un
mot.
Elle ignorait comment il avait pu la retrouver et cela lui était égal.
De toute manière, un homme tel que lui obtenait toujours ce qu’il
souhaitait, elle était bien placée pour le savoir ! Elle le détestait et
était trop heureuse de pouvoir le lui dire en face.
Il ignora sa diatribe.
Il faut que je te parle, dit-il simplement.
Trop tard!
Là-dessus, elle claqua la porte de toutes ses forces. Caleb, qui
avait anticipé son geste, avait mis son pied contre le chambranle.
« J’espère que ça t’a fait mal ! » songea Sorrel sans pitié.
Il avait peut-être envie de lui parler, mais en ce qui la concernait
elle n’avait rien à lui dire. Sans plus lui prêter attention, elle tourna
les talons et traversa le hall d’entrée pour aller dans le salon. Caleb
la suivit, sans y être invité. Cela ne la surprenait pas de la part d’un
homme comme lui...
Arrivée devant la cheminée, elle fit volte-face et l’affronta.
Tu as sûrement une bonne raison pour venir ici et forcer ma
porte, reprit-elle, glaciale.
Ce n’était pas très aimable, il fallait bien l’admettre, mais elle
aimait ce sale type et, en dépit de sa colère, le voir là suffisait à
ébranler le mur d’indifférence qu’elle essayait de bâtir autour de son
cœur. L’agressivité était sa seule défense.
Une de tes voisines m’a dit que tu ne rentrerais pas à ton
appartement avant demain, commença-t-il.
Merci Mme Eales ! Cette femme aurait dû être agent de
renseignement...
Parce que tu es allé chez moi ?
Comme je ne t’ai pas vue au bureau ce matin, c’est le premier
endroit où je t’ai cherchée.
Parce que tu espérais me voir chez Brown and Jones ? Tu
rêves !
Machinalement, elle jeta cependant un coup d’œil au cartel
accroché entre les deux fenêtres. Il était encore tôt. Caleb avait dû
se présenter de très bonne heure chez Brown and Jones, s’il avait
eu le temps de passer à son appartement puis de venir jusqu’à Little
Bossington. Cette conversation devait vraiment lui tenir à cœur.
Je devais absolument te parler, insista-t-il. Il y a des choses
que je dois te dire.
Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Tu m’en as déjà dit
suffisamment hier, merci !
Je t’ai donc blessée tant que ça, Sorrel ? demanda-t-il d’une
voix très douce.
Mais non, pas du tout ! J’adore qu’on me mente, qu’on
trahisse ma confiance, qu’on me manipule ! Cela a été un grand
moment, pour moi, d’être contrainte par un chantage de travailler
pour une entreprise que je n’avais pas choisie. Et le meilleur de tout
ça a été d’apprendre que j’avais travaillé cinq semaines sous le
prétexte fallacieux de sauver le poste de ma meilleure amie, dont le
renvoi avait été décidé dès le premier jour ! Ça, c’était vraiment le
bouquet.
Tu as parfaitement le droit d’être furieuse, admit Caleb. Je t’ai
trompée et t’ai laissée croire que tout s’arrangerait pour Donatella,
même si tu savais en ton for intérieur qu’elle n’était pas à la hauteur
de ce poste, et même si tu dois savoir maintenant qu’elle n’en veut
plus.
Cette dernière remarque piqua la curiosité de Sorrel.
Comment le sais-tu? J’ai reçu une lettre de Donnie ce matin,
mais...
Ta voisine est bavarde comme une pie, expliqua-t-il. Quand je
lui ai fait remarquer que ton amie allait bientôt rentrer, elle m’a dit
que tu avais reçu une lettre ce matin avec un timbre étranger et
l’écriture de Mlle Pargetter.
Je n’arrive pas à y croire ! s’exclama-t-elle en levant les yeux
au ciel. Je ne sais pas qui est le pire de vous deux : toi ou Mme
Eales ! Tu ne peux donc pas t’empêcher d’espionner tout le monde
?
Je t’assure que je n’ai rien fait pour obtenir ces informations,
protesta-t-il la main sur le cœur. Je me suis borné à lui dire que je
voulais absolument te joindre, mais ta voisine semblait prête à me
raconter tout ce qu’elle savait sur vous deux ! J’y serais encore si je
ne l’avais pas interrompue.
Connaissant Mme Eales, Sorrel le crut sans difficulté. Cette
femme avait beau ne pas être méchante, c’était la pire commère de
toute l’Angleterre !
Cela ne me dit pas comment tu sais que Donnie ne veut plus
de son travail.
Je sais qu’elle va se marier, qu’elle et son mari iront ensuite en
Floride avant de revenir en Angleterre, que ce ne sera qu’un court
séjour et qu’elle en profitera pour passer au bureau saluer M.
Simms, mais qu’avant cela elle doit lui remettre officiellement sa
démission.
Elle lui a écrit au bureau, c’est ça?
La lettre est arrivée ce matin au moment où j’allais partir.
Et ça ne t’a pas gêné de lire un courrier qui ne t’était pas
destiné, bien sûr...
Lorsque Trevor Simms nous aura restitué le million de livres
sterling qu’il nous a volé, je jure de ne plus lire ses lettres ! II y avait
suffisamment de renseignements dans celle-ci pour confirmer tout ce
que je pensais de Donnie. Elle ignorait tout de ce qui se tramait, et
son innocence ne fait aucun doute. Mais ce n’est pas la raison de
ma présence ici, Sorrel. Nous devons parler.
Tu veux dire raconter des mensonges, ou dire des choses
qu’on pense vraiment?
Tu as décidé de me rendre les choses difficiles, constata-t-il, et
je ne peux guère t’en vouloir après la manière dont je t’ai traitée.
Cependant, ajouta-t-il en la voyant s’apprêter à répondre, j’avais
des circonstances atténuantes.
Je suis sûre que tu vas en trouver de magnifiques, répliqua-t-
elle, ironique.
Je te le jure, Sorrel... plus de mensonges, plus de tromperies.
Je vais te dire toute la vérité.
C’était idiot, mais elle avait envie de le croire. Maudissant
intérieurement sa faiblesse, elle lui désigna le canapé du menton et
s’installa dans son fauteuil préféré.
Assieds-toi. J’ai l’impression que cette conversation va durer
un moment. Alors, qu’y a-t-il de si important pour que tu aies fait la
route jusqu’ici ?
Toi, répondit-il sans hésiter. Je t’ai fait du mal, Sorrel, et je ne
peux pas te dire à quel point je m’en veux. Hier soir...
Inutile de revenir sur la soirée d’hier, l’interrompit-elle en
sentant ses joues devenir brûlantes.
Je crois que si, au contraire. J’ignore comment j’ai trouvé la
force de résister à la tentation, mais, au moment où nous allions faire
l’amour, je me suis brusquement rappelé ton amitié pour Donnie, et
mes mises en garde contre Rex Dunne. Je me suis aussi souvenu
que je t’avais dit que Guy Fletcher ne t’arrivait pas à la cheville.
Tout à coup, j’ai réalisé que je n’étais pas mieux qu’eux. Je n’ai
pas voulu m’engager dans une relation intime avec toi sur des bases
fausses ; il fallait d’abord que je te dise la vérité. Je suis désolé de
t’avoir fait de la peine, Sorrel.
Sorrel le dévisagea en luttant silencieusement contre son cœur
qui se liquéfiait littéralement au son de sa voix grave et sensuelle. Sa
volonté eut heureusement un sursaut d’énergie.
Alors tu es venu t’excuser. Eh bien, c’est fait.
Elle se leva, aussitôt imitée par Caleb.
Je vais te reconduire à la porte, ajouta-t-elle.
Je ne suis pas venu uniquement pour m’excuser, dit-il en
l’attrapant par le bras. De simples excuses ne suffisent pas lorsqu’il
existe un lien aussi fort que celui qui nous unit. Tu le sais, n’est-ce
pas ?
Ne sachant que répondre, elle resta silencieuse. La main de Cale
sur son bras l’empêchait de réfléchir et la rendait nerveuse. Il l’attira
vers le canapé et la força à s’asseoir à côté de lui.
Nous nous sommes rencontrés dans les pires circonstances
imaginables, commença-t-il.
On ne peut pas dire mieux...
Ma chérie, essaie de comprendre qu’un million de livres
sterling avait disparu ! Personne ne te connaissait, et tu étais là, en
train de fouiller dans un tiroir qui avait été fermé à clé. ; A ce stade
de l’enquête, je ne pouvais pas agir autrement ! Je devais m’assurer
que tu étais de bonne foi.
Et il t’a fallu cinq semaines pour le comprendre ?
Non, avoua Cale. Il m’a fallu très peu de temps, en réalité.
Tout comme j’ai très vite su que je voulais rester en contact avec
toi.
Le cœur de Sorrel fit un petit bond dans sa poitrine, mais sa
raison reprit aussitôt le dessus. Elle devait se méfier. Caleb
Masterson était un homme rusé et habile, et un admirable
manipulateur. Il l’avait amplement prouvé !
Parce que je pouvais te conduire à Donnie, précisa-t-elle pour
lui.
En partie, admit-il. Au début. Mais j’ai vite découvert que
cette envie irrépressible de continuer à te voir n’avait rien à voir
avec ton amie.
Oh...
Que répondre à cela ? Sorrel eut l’impression d’être de nouveau
entraînée sur un terrain glissant. C’est alors qu’elle se rendit compte
que Caleb avait pris son exclamation pour un encouragement. Il lui
tenait désormais les mains et refusait de les libérer malgré ses
tentatives pour se dégager.
Quoi que j’aie fait, quoi que j’aie dit, j’ai toujours eu confiance
en toi, reprit-il.
A cause des résultats de ton enquête?
C’est vrai que j’ai diligenté une enquête sur toi et que j’en ai
vite su beaucoup sur ta vie.
Tu savais tout sur cette maison, sur mon tuteur...
Oui, je savais tout ça.
Alors pourquoi toute cette mascarade ? Pourquoi m’avoir
forcée à rester chez Brown and Jones cinq semaines ?
Parce que je ne pouvais plus me passer de toi ! Tu rougissais
si délicieusement, tu étais si mordante quand j’essayais de marcher
sur tes plates-bandes, qu’il a bien fallu que je trouve un moyen de te
garder près de moi !
Eberluée, Sorrel le contempla un instant avant de pouvoir
répondre.
Tu... tu ne pouvais plus... te passer de moi ?
Non, ma chérie. Et je ne le peux toujours pas.
Elle ne savait plus que penser. Sa colère avait disparu,
remplacée par un mélange de surprise et d’émerveillement. Ainsi
Caleb tenait à elle au point d’avoir inventé toute cette histoire pour
ne pas la perdre ?
Je croyais que je n’étais pas ton type ! s’exclama-t-elle
soudain.
Un stupide sursaut de fierté masculine, j’imagine, répondit-il en
haussant les épaules. Tu étais plutôt distante avec moi, et j’avais
peur de gâcher mes chances en me montrant trop empressé. La
vérité, c’est que je suis amoureux de toi depuis le début.
Tu... tu es amoureux de moi? répéta-t-elle, incrédule.
De toute mon âme, Sorrel.
Sans oser y croire, elle le regarda un moment sans répondre. La
sincérité et la vulnérabilité qu’exprimaient ses yeux verts la
convainquirent qu’il disait la vérité.
C’est bien vrai ? insista-t-elle.
Je te le jure. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite,
évidemment. Au début, je ne comprenais pas pourquoi je voulais
tant t’avoir près de moi, pourquoi je refusais de prendre le risque
de te perdre.
C’est donc pour cela que tu m’as proposé de travailler chez
Brown and Jones ?
Exactement. Après la manière dont nous nous étions
rencontrés, je me doutais bien que tu m’enverrais au diable si je
t’invitais à dîner. Je n’ai pas trouvé d’autre moyen, alors. Et,
comme je savais que tu serais très réticente, j’ai utilisé Donnie pour
faire pression sur toi. Je ne savais pas où cela me mènerait, mais
puisque c’était la seule solution, je n’ai pas hésité.
Alors c’est ça..., murmura-t-elle. Tu savais que je ne pourrais
pas refuser.
Exactement, répondit-il avec un sourire malicieux. A ma
décharge, je n’étais pas encore totalement convaincu de l’innocence
de Donnie à ce moment-là.
Les morceaux du puzzle prenaient peu à peu leur place dans
l’esprit de Sorrel, qui contemplait Caleb le cœur battant. Comment
lui en vouloir après une telle confession ?
Ainsi, tu as fait tout ça parce que tu... tu es attiré par moi ?
reprit-elle.
Parce que je suis fou amoureux de toi ! s’exclama-t-il en la
serrant contre lui. Tu hantes toutes mes pensées, je rêve de toi la
nuit, je pense à toi à chaque instant de la journée... tu m’as
littéralement ensorcelé !
Elle éclata de rire et n’opposa aucune résistance lorsqu’il
l’embrassa. C’était si bon d’oublier sa colère, sa profonde tristesse,
et de comprendre que le douloureux épisode de la nuit précédente
n’avait été qu’un malentendu !
Quand as-tu compris que tu m’aimais ? murmura-t-elle
lorsqu’il mit fin à leur baiser.
Quand je me suis rendu compte que je détestais tous les
hommes qui tournaient autour de toi. Et il y en avait plusieurs ! Je
crois que j’aurais pu tordre le cou à Rex quand je t’ai trouvée dans
son bureau, le jour où tu es venue au siège de Ward Maritime.
Tu es donc jaloux?
Comme un tigre ! assura-t-il avec une grimace.
Oh! Cale!
Pour chasser son expression farouche, Sorrel déposa un baiser
sur ses lèvres, et il laissa échapper un gémissement de plaisir.
Mon amour, reprit-il en la serrant plus fort contre lui, dis-moi
que tout ça n’était pas en vain ! Dis-moi que je n’ai pas perdu mon
temps à rêver d’un avenir avec toi.
Sorrel en resta bouche bée.
Tu trouves que je vais trop vite ? s’empressa-t-il d’ajouter.
Oh non, pas du tout !
Alors... tu m’aimes toi aussi ? demanda-t-il presque
timidement.
Oui, Caleb... Je t’aime de toute mon âme !
Bouleversé, Caleb l’embrassa avec une infinie tendresse. Sorrel
n’avait jamais été aussi heureuse. L’avenir, qui lui paraissait si
sombre une heure plus tôt, s’illuminait maintenant de mille
promesses merveilleuses !
Ressens-tu toi aussi ce frisson électrique, cette vague de
chaleur dans tout le corps chaque fois que nous nous touchons ? lui
murmura-t-il à l’oreille.
Oui...
C’est la première fois que j’éprouve un tel sentiment... Et toi ?
Moi aussi, avoua-t-elle.
Même avec Guy Fletcher?
Même avec lui ! affirma-t-elle en riant. Ce que j’éprouve pour
toi ramène ma relation avec lui à la plus totale insignifiance.
Je suis content de te l’entendre dire, admit Cale en
l’embrassant de nouveau. Dorénavant, je ne laisserai plus aucun
homme t’approcher !
Je sais me défendre toute seule, assura-t-elle.
Je sais. Je t’ai vue à l’œuvre avec Rex hier soir...
Tu étais là?
J’ai passé la moitié de la soirée à tourner autour de chez toi, le
cœur rongé par l’angoisse !
Alors tu m’as vue rentrer chez moi ?
Oui, et je t’ai vue l’embrasser.
Sur la joue ! protesta-t-elle en riant. Il y a autre chose j que je
devrais encore savoir?
Eh bien, puisque nous en parlons, je pense que je devrais
t’avouer aussi que je n’ai pas réellement besoin d’une assistante
personnelle lundi prochain. Disons que je t’aime tant que cinq jours
passés loin de toi me semblaient une éternité.
Donc, tu as inventé ce travail ?
Parce que je t’aime! souligna-t-il.
Sorrel éclata de rire et ils s’embrassèrent passionnément.
Effectivement, à la réflexion, cinq jours loin de lui paraissaient une
bien longue épreuve...
Je crois que je ne supporterais pas de rester ici pendant que tu
seras en Norvège, reconnut-elle. Je t’aime trop moi aussi.
L’avion part suffisamment tard pour nous laisser le temps de
passer à la mairie afin de signaler aux autorités que nous voulons
nous marier.
Il s’interrompit en remarquant sa stupeur.
Tu veux bien m’épouser, n’est-ce pas? se reprit-il. Oh ! Je
t’en prie, ne me dis pas que tu refuses !
Non, mon chéri ! Je veux devenir ta femme !
Caleb poussa un soupir de soulagement.
Mon amour, c’est le plus beau jour de ma vie !
Le plus tendre des baisers scella leur union.
MARGARET WAY

Le maître de Mallarinka

COUP DE CŒUR

Editions Harlequin
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :
MASTER OF MALLARINKA

Traduction française de ANNEDUGUET

Toute représentation ou reproduction, pur quelque procédé que


ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les
articles 425 et suivants du Code pénal. © 2008, Margaret Way
Pty. Ltd. © 2010. Traduction française : Harlequin S.A.83-85,
boulevard Vincent-Auriol, 75013 PARIS — Tél. : 01 42 16 63
63
Service Lectrices —Tél. : 01 45 82 47 47
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Prologue

Lors de son seizième anniversaire, Victoria Rushford, que les


médias surnommaient déjà « la belle héritière de la dynastie
Rushford », avait vraiment dépassé les bornes. Elle s’était montrée
si écervelée, si... maladroite que, quatre ans plus tard, elle en
devenait encore cramoisie de honte rien que d’y penser.
L’incident, en soi une conséquence indirecte de son besoin
pathétique d’attention, avait transformé de folles espérances
illusoires en une catastrophe inconcevable la veille.
Un vrai désastre qui les avait brouillés, Haddo et elle, pour
toujours, sonnant le glas de leur amitié. Alors qu’ils avaient été si
proches — un lien affectif qui s’était noué avant même qu’elle ne
sache marcher—, leurs rapports, après cela, n’avaient plus jamais
retrouvé leur spontanéité.
Du jour au lendemain, elle s’était sentie partir à la dérive comme
un voilier dont on aurait brusquement largué les amarres. Après
avoir idolâtré Haddo — parfait à ses yeux et mille fois plus sexy à
vingt-cinq ans que n’importe quel garçon qu’elle connaissait ou
connaîtrait jamais —, Victoria s’était mise à l’exécrer de tout son
cœur.
C’est dire à quel point la blessure était profonde. L’humiliation
ne transformait-elle pas souvent l’amour en haine? D’autant qu’elle
s’était estimée trahie après avoir été si longtemps hissée au rang de
petite reine choyée et adulée...
Même dans ses rêves les plus fous, jamais elle n’aurait imaginé
que Haddo puisse s’en prendre à elle de cette façon. Cela suggérait
une noirceur en lui qu’elle n’avait jamais soupçonnée. Pendant
quelques secondes terrifiantes, elle avait craint qu’il ne la prenne par
le bras pour la jeter littéralement hors de sa chambre tant elle avait
paru lui inspirer horreur et aversion.
Les souvenirs pouvaient être torturants, en particulier dans les
moments où ils déferlaient sans que l’on puisse les chasser. Elle
avait parfois l’impression d’être obligée de regarder une vidéo aux
images particulièrement pénibles...

La maison était plongée dans l’obscurité. En plein jour, elle


aurait parcouru le chemin jusqu’à l’appartement de Haddo, dans
l’aile ouest, les yeux fermés tant il lui était familier. Là, elle devait
progresser avec précaution le long de l’immense galerie de style
seigneurial afin d’éviter les embûches qu’elle pouvait rencontrer à
chaque pas.
Des fauteuils anciens y étaient disposés à intervalles réguliers,
juste pour le cas où quelqu’un éprouverait le besoin urgent de
s’asseoir afin d’examiner les trésors exposés : les nombreux
tableaux accrochés aux murs et, sur des guéridons, les énormes
vases en porcelaine de Chine si précieux qu’ils auraient dû être
enfermés dans des vitrines. Mais, après tout, il s’agissait d’une
demeure ancestrale, pas d’un musée.
Retenant son souffle, Victoria continua à avancer en ligne droite
en espérant ne pas dévier de sa trajectoire et heurter quelque
chose. Ce serait vraiment faire preuve de malchance, car elle
risquerait alors de réveiller quelqu’un. Derrière ces portes closes
dormaient la plupart des invités venus pour fêter son anniversaire.
Dieu merci, et c’était déjà ça, deux d’entre eux, septuagénaires —
du haut de ses seize ans, il lui semblait qu’ils dataient d’une époque
antédiluvienne — étaient sourds comme des pots.
Elle avait programmé sa visite à 2 h 30. Un peu comme si elle
avait un train à prendre. La fameuse « heure du crime », cet instant
magique où tout peut se passer, ne sonnait-elle pas 3 heures du
matin ? A moins que ce ne soit minuit?
Elle pouffa. Peu importait. 2 h 30 lui paraissait le moment idéal.
A cette heure-là, les gens normaux dormaient à poings fermés.
De longs rayons de lune se déversaient à travers les grands
vitraux surplombant le haut de l’escalier et baignaient le palier d’une
lueur blanchâtre, ce qui la rassura. Elle n’était pas de ceux qui
préfèrent l’obscurité. Bien au contraire. A présent, grâce à la clarté
sélène, elle pouvait enfin y voir presque distinctement.
Elle espérait toutefois, même si elle était plutôt blasée à ce sujet,
ne pas tomber sur le revenant de la maison Rushford qui errait
probablement dans le coin. Chaque demeure historique se targuant
d’en posséder un ou deux, il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que
l’on croisât leur chemin de temps à autre.
Ce fantôme, en l’occurrence, était celui de sa trisaïeule, Eliza
Rushford, morte en couches à la fin du XIXe siècle à l’âge tendre de
dix-huit ans — bien trop jeune pour fonder une famille ! A
l’époque, le paradis devait être archicomble car, depuis, Eliza,
pauvre âme en peine, hantait la galerie en cherchant à attirer
l’attention des promeneurs nocturnes pour les inviter à visiter
l’ancienne nursery.
Grand-tante Philippa — celle qui avait appris à Victoria à
marcher avec un livre en équilibre sur la tête — prétendait l’avoir
vue à plusieurs reprises et même avoir eu, une fois, une discussion
avec elle sur le taux élevé de mortalité en couches en ce temps-là.
A part cela, grand-tante Philippa, surnommée Pip, était une femme
extrêmement sensée doublée d’une merveilleuse musicienne.
J’aurais pu être pianiste de concert tant j’étais excellente, ma
chérie ! affirmait-elle toujours.
Pour se consoler, Pip siégeait au conseil de la Compagnie
pastorale Rushford où elle faisait un travail remarquable. Non
contente de connaître une quantité inimaginable de choses - elle
aurait pu gagner haut la main n’importe quel quiz -, elle possédait un
inépuisable sens de l’humour. Ce qui n’était pas le cas de sa sœur,
grand-tante Bea, célibataire par vocation et rabat-joie par nature.
Victoria, pour sa part, ne croyait pas vraiment aux fantômes.
Elle n’avait jamais perçu dans la maison le moindre signe de
Michael, son défunt père adoré. Ce n’était pourtant pas faute d’en
avoir guetté. Pip et elle l’avaient même sommé une fois d’apparaître
pendant une séance de spiritisme, jusqu’à ce que Bea y mette un
terme.
Tu ne peux pas arrêter tes bêtises, Philippa ?s’était-elle
exclamée, agacée. Fiche donc la paix à cette pauvre enfant. Elle est
déjà assez perturbée comme ça !
Bea avait toujours eu le chic pour jouer les empêcheuses de
tourner en rond...
Pieds nus et à pas de loup, Victoria réussit à atteindre la
chambre de Haddo sans encombre. Qu’elle soit capable d’un tel
exploit l’épatait. Si son expédition tournait au vinaigre, elle pourrait
toujours prétendre avoir eu une crise de somnambulisme. Une petite
amie particulièrement rosse de Haddo ne l’avait-elle pas traitée un
jour de « sale gosse effrontée » ? Uniquement par jalousie, bien
sûr...
La porte n’était pas fermée à clé, et les gonds en cuivre ne
grincèrent pas. Cela n’avait rien de surprenant. S’ils avaient grincé,
Haddo aurait immédiatement demandé qu’on les graisse.
Sans bruit, elle se glissa à l’intérieur de la pièce. Allongé sur le
dos dans le lit immense, Haddo respirait calmement et
profondément. A dire vrai, elle aurait été déçue de découvrir qu’il
ronflait. Haddo était vraiment trop cool ! Il ne remua même pas
dans son sommeil lorsqu’elle referma silencieusement la porte.
Jusque-là, tout allait bien. La fortune ne sourit-elle pas aux
audacieux ? Une perspective qui lui plaisait.
A travers les portes-fenêtres grandes ouvertes, la véranda
scintillait au clair de lune. La brise qui soufflait sur le bush apportait
avec elle le parfum des buissons de boronias et gonflait les voilages
qu’encadraient les somptueux doubles rideaux de tapisserie.
Quoique assourdi, le tic-tac régulier d’une horloge était
clairement audible dans l’obscurité argentée. Victoria, elle, ne
supportait pas d’en avoir une dans sa chambre ; cela l’empêchait de
dormir. Elle espéra que celle de Haddo n’était pas du genre à
carillonner tous les quarts d’heure. Dans le cas présent, ce serait
trop perturbant.
Alors qu’elle s’avançait lentement dans la pièce, elle eut la
bizarre impression de flotter au-dessus du tapis persan. Son épaisse
chevelure auburn cascadait dans son dos, mais elle s’était arrangée
pour que de longues boucles encadrent son visage afin de dissimuler
ses oreilles d’elfe. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait
vraiment belle. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais compris les
compliments dont on la comblait depuis sa plus tendre enfance.
Elle souleva l’ourlet de sa luxueuse chemise de nuit en satin
crème afin d’éviter de se prendre les pieds dedans et de trébucher,
une maladresse qui gâcherait irrémédiablement son entrée
romantique. C’était la première chemise de nuit glamour qu’elle ait
jamais eue. Elle l’avait achetée en secret dans une petite boutique
chic qui vendait les articles de lingerie les plus ; « incroyables »—il
fallait entendre par là particulièrement osés. Bien qu’elle ait choisi la
plus petite taille, elle était encore un peu trop large pour elle, surtout
au niveau du décolleté. Malgré cela, Victoria se sentait
merveilleusement femme.
Une femme prête à sauter le grand pas…
La respiration de Haddo changea brusquement et se fit plus
rapide. Prise de court, Victoria frissonna. Repoussant le drap, il se
tourna vers elle, sa tête brune se détachant sur l’oreiller parme.
Peut-être croyait-il avoir affaire au fantôme d’Eliza ? Peut- être
leur ancêtre venait-elle parfois pleurer sur son épaule ? La plupart
des femmes n’en mouraient-elles pas d’envie ?
Tori ? C’est toi ? demanda-t-il d’une voix ensommeillée,
l’esprit manifestement encore engourdi.
Clouée sur place, elle ne répondit pas. Seigneur, qu’avait-elle
fait? La situation lui semblait tout à coup complètement irréelle.
Contournant le fauteuil, elle se laissa porter par une soudaine
vague d’euphorie et s’approcha du lit, les yeux rivés sur le long
corps svelte de Haddo. Le découvrir ainsi, vêtu en tout et pour tout
d’un boxer-short, l’émoustilla singulièrement.
Elle ne voulait cependant rien précipiter. Son numéro de
séduction se ferait en douceur. Le drap était maintenant entortillé
autour des jambes de Haddo.
Haddo... son refuge contre le monde extérieur ! Seulement, ce
soir, c’était spécial : une aventure en terrain inconnu, un voyage
d’exploration.
Non sans difficulté, elle se hissa sur le lit qui avait été fabriqué
sur mesure pour le mètre quatre-vingt-onze de son occupant. Cela
lui aurait été bien plus aisé avec une nuisette, songea-t-elle, mais
rien ne pouvait modérer ses ardeurs. L’ivresse de l’attente lui avait
donné une audace qu’elle ne se serait jamais soupçonnée.
Oh ! pouvoir s’étendre près de lui, s’allonger sur lui, sous lui,
respirer le même air... Cette perspective la mettait dans un tel état
d’exultation fébrile qu’elle laissa échapper un léger gémissement
saccadé. Ne s’apprêtait-elle pas à vivre les moments les plus
inoubliables de sa vie ?
« J’y suis arrivée ! » se dit-elle avec ravissement.
Si elle avait l’impression qu’une inconnue agissait à sa place, et
de façon rien moins que sensée, elle avait également le très net
sentiment que Haddo pensait être victime de son imagination.
L’aspect fantastique jouait indéniablement un rôle dans cette
aventure extravagante.
Le désir... Une apparition onirique... Tout conspirait pour que
Haddo soit incapable de lui résister.
Lorsque, enfant, après la mort de son père, elle avait cherché
amour et protection, elle s’était tournée vers son cousin Haddo et
l’avait choisi, lui, parmi tous les membres de sa famille étendue,
comme source de réconfort. A présent, elle avait soif de quelque
chose de radicalement différent : l’épanouissement d’un lien qui
n’avait cessé de se renforcer au fil des ans.
A sa plus grande joie mêlée de satisfaction triomphante, il la
serra contre lui avec une volupté évidente.
Elle s’embrasa comme une torche, et dut se mordre la lèvre
pour ne pas laisser jaillir bruyamment son exaltation.
Ses paupières se firent lourdes, son corps s’alanguit. Le visage
sombre de Haddo se rapprocha du sien...
« Embrasse-moi. Touche-moi. Mon corps est prêt à
t’accueillir... »
Ses pensées se figèrent. Haddo, son merveilleux Haddo,
commença à l’embrasser. Ses lèvres se pressèrent sur son front, sur
sa bouche, descendirent sur son cou, provoquant un déferlement de
sensations grisantes montant de son ventre. Jamais elle n’aurait cru
que ses sens puissent en être ainsi bouleversés. Le plaisir qu’elle en
éprouvait était tel qu’il en devenait presque douloureux. C’était
comme un feu qui la consumait tout entière, un brasier que toute
l’eau du ciel ne saurait éteindre.
C’était trop intense, trop tôt. Elle prit peur. Elle aurait voulu le
prendre par les épaules, le repousser un instant, le supplier de lui
donner un peu de temps...
Mais il avait trouvé sa bouche, et son désir à lui aussi était
évident. Elle aurait aimé enrouler ses jambes autour de lui, mais sa
chemise de nuit les emprisonnait, l’empêchant de bouger. Elle ne
pouvait que répondre à l’impatience de Haddo.
Haddo qui, elle en prit soudain conscience, possédait une
expérience dont elle était totalement dépourvue. Il avait depuis
longtemps dépassé le stade des premiers émois de l’adolescence,
alors qu’elle-même ne les avait même pas abordés. Les garçons de
son âge ne l’intéressaient pas. Personne n’arrivait à la cheville de
Haddo.
Malheureusement, elle n’était pas la seule à s’en apercevoir, et
elle détestait toutes ces filles qui lui tournaient autour. Elles perdaient
leur temps. C’était elle qu’il attendait, et nulle autre. Et il n’y aurait
que lui dans sa vie à elle.
Elle se souvint brusquement avec une enivrante acuité qu’elle
était nue sous sa chemise de nuit. Haddo tenait ses seins dans ses
mains, et elle les sentit qui se tendaient vers lui, appelant ses
caresses. Son désir était tel, sa passion si forte que de nouveau elle
en fut effrayée. Des larmes montèrent à ses yeux.
Un doute, tout à coup, s’immisça dans son esprit.
Etait-elle assez adulte pour cela?
Un gémissement s’échappa de ses lèvres sans même qu’elle s’en
rende compte.
Et le monde parut s’arrêter.
Il y eut un silence puis Haddo poussa un cri. Il y avait une telle
douleur horrifiée dans sa voix... comme s’il avait reçu un coup de
poignard !
La saisissant par les poignets pour la clouer sur le lit, il la
dévisagea alors qu’elle se laissait retomber en arrière et que ses
cheveux s’étalaient sur l’oreiller. Le parfum dont elle avait usé sans
modération avant de venir le retrouver — elle en avait même
vaporisé un peu entre ses seins et derrière ses genoux —
embaumait.
Tori?
Il semblait complètement abasourdi. A présent, il n’était plus
groggy de sommeil, mais bien réveillé, au contraire.
Oh ! Mon Dieu... Tori... Mais enfin... Tu es devenue folle?
C’était affreux. Devant son ton accusateur, des larmes
montèrent aux yeux de Victoria et roulèrent sur ses joues bien
qu’elle ne comprenne pas la raison de sa colère. C’était comme s’il
lui parlait tout à coup dans une langue inconnue...
En tout cas, « folle » n’était pas le mot qu’elle avait espéré
entendre. Tous les hommes se comportaient-ils ainsi ? Qu’est-ce
qui effrayait à ce point Haddo ? Elle avait l’impression de
représenter soudain une terrible menace pour sa personne. Pire, de
l’avoir poussé à commettre un crime odieux. Elle dont la peau était
si brûlante quelques minutes auparavant en eut la chair de poule.
Pour l’amour du ciel, Tori... As-tu perdu la tête? grommela-t-
il. Nous ne pouvons pas faire ça. Non, impossible...
Des mots brutaux qui la blessèrent. Son cœur devint aussi lourd
qu’une pierre. Autour d’eux, l’atmosphère se fit suffocante.
Jamais elle ne pourrait oublier son ton horrifié, sa virulente
réprobation. Son merveilleux anniversaire venait d’être gâché par
une humiliation si cuisante qu’elle ne s’en remettrait certainement
jamais.
Tori !
Pourquoi avait-il l’air aussi coupable ? La jugeait-il trop jeune?
Y avait-il un âge limite pour ça?
Aussi affolée que lui, elle se redressa en évitant de le toucher.
Quoi ? Qu’y a-t-il ?
Sa propre voix, éperdue, sonna étrangement à ses oreilles.
La prenant par les épaules, il la maintint loin de lui. Ses mains
tremblaient comme s’il avait peur d’elle. Elle crut soudain se
retrouver dans un de ces romans bizarres où l’héroïne se fait tuer au
premier chapitre.
C’en fut trop pour elle.
Déçue, furieuse, mortifiée, elle tenta de se libérer. Le corps de
Haddo était aussi tendu qu’un ressort.
Qu’est-ce qui ne va pas ? Dis-le-moi, Haddo ! Tu ne m’aimes
plus ?
S’il lui répondait que non, elle en mourrait de chagrin. Il ne lui
resterait plus, alors, qu’à sauter par la fenêtre.
Comment peux-tu le demander, Tori ?
Il semblait déchiré. Jamais Victoria ne l’avait vu dans un tel état
d’agitation. Alors qu’il l’avait toujours impressionnée par son
assurance il était clair, à cette seconde, qu’il avait du mal à se
maîtriser.
Descendant de la légendaire dynastie de pionniers Rushford,
Haddo s’était toujours montré conciliant dans ses relations avec
elle. Il la considérait avec un sourire bienveillant même lorsqu’elle
outrepassait les limites — il avait d’ailleurs le plus beau sourire au
monde — et, à l’occasion, elle avait su se tenir tranquille et écouter
ses conseils de prudence.
Avec le recul, elle se rendait compte que Haddo l’avait traitée
avec une affection sans faille et si profonde que cela avait forgé
entre eux un lien qu’elle avait toujours cru indéfectible.
Dans ces conditions, qui pourrait lui reprocher d’être aussi
anéantie devant son étrange réaction ? En fait, l’attachement qui les
unissait lui semblait tout à coup aussi ténu qu’un fil de soie.
Tout ce que je voulais, c’est que tu me serres dans tes bras...
En proie à l’anxiété, elle se tordit les mains. Dans le secret de
son cœur, cependant, elle rougissait de honte; elle savait
pertinemment qu’elle avait désiré bien davantage.
N’est-ce pas vers toi que je me suis tournée depuis que papa
est parti en m’abandonnant?
Son père, pourtant navigateur réputé, s’était noyé lors d’un
accident au large de la baie de Sydney. A l’époque, elle n’avait que
douze ans. Un âge crucial et décisif dans la vie, au seuil de
l’adolescence, quand tous les conflits majeurs commencent à surgir.
Compte tenu des circonstances, tous, alors, avaient paru lui trouver
des excuses pour ses agissements, et même les lui pardonner.
Tous sauf Haddo.
Aussi avait-elle eu une totale confiance en lui. A ce moment-là, il
aurait très bien pu lui demander de sauter de son avion, le Beech
Baron, sans parachute sans qu’elle proteste.
Tu ne peux pas rester ici, Tori.
Inutile de se leurrer. Non seulement elle avait chuté dans son
estime, mais elle se sentait rabaissée à ses propres yeux, et au-delà
de toute consolation. De plus, elle découvrait, atterrée, que ce
qu’elle avait cru jusque-là était tout simplement faux.
A l’exception, toutefois, de ces instants magiques. Car il avait
beau maintenant la repousser, c’était bel et bien lui qui, pendant
quelques brèves et merveilleuses secondes, avait caressé son corps
consentant tel le plus ardent des amants. Lui qui s’était emparé de
sa bouche, qui l’avait embrassée avec passion...
Elle ne l’avait pas imaginé ! Cela s’était bien passé. Et ce
souvenir resterait à jamais gravé dans sa mémoire.

Par la suite, Haddo avait continué malgré tout à jouer un rôle


prépondérant dans sa vie — une vie tumultueuse en raison de son
nom, de sa fortune, de sa beauté, qui se révéla plus problématique
que tout le reste, et de son entrée dans le monde. Et il ne l’avait pas
fait seulement parce que c’était lui qui tiendrait les cordons de la
bourse jusqu’à ce qu’elle ait vingt-cinq ans.
Victoria avait beau se répéter sur tous les tons qu’elle le
détestait, rien ni personne ne parvenait à l’éclipser à ses yeux. Il
était la virilité faite homme. Bien qu’elle ait presque réussi à se
convaincre qu’elle ne supportait pas de le voir, tout son être se
languissait de ce qu’ils avaient connu.
Même quand son esprit se fermait à lui, son corps, le traître, se
souvenait. Le plus terrible, alors, était de songer qu’elle avait pu
être assez folle pour se croire capable de leur apporter un plaisir
ineffable à tous les deux. Comment avait-elle pu se tromper à ce
point? Elle avait été persuadée que ce qu’elle désirait avec une telle
force Haddo le désirait aussi. Comment aurait-elle pu interpréter
autrement la façon dont il s’était comporté avec elle ce fameux
jour?
Elle fêtait ses seize ans, autrement dit son passage à l’âge adulte,
et elle était particulièrement éblouissante. Tout le monde le lui avait
dit. Sauf sa mère bien sûr qui, quoi qu’elle fasse, n’était jamais
satisfaite d’elle. Mais sa mère, Livinia, n’avait pas assisté à son
anniversaire.
La vie sociale trépidante de Liv — Victoria n’était pas censée
l’appeler « maman » — était concentrée à Sydney ou à Melbourne.
A Mallarinka, Liv ne se sentait pas dans son élément. De toute
façon, personne dans la famille Rushford ne l’aimait, même si la
plupart d’entre eux faisaient de leur mieux pour le cacher. A part
Pip, avec ses surprenants jugements à l’emporte-pièce.
Victoria s’interrogeait sans fin sur ce qui s’était passé ce soir-là.
Etait-elle certaine de la façon dont Haddo l’avait regardée
lorsqu’elle avait descendu l’escalier principal dans sa superbe robe
émeraude — exactement assortie à ses yeux de chat ?
Oui, elle était sûre de ne pas avoir rêvé. Elle serait même prête à
le jurer devant un tribunal s’il le fallait -non qu’on le lui demandât,
évidemment. Elle n’avait pas inventé ce qu’elle avait lu dans le
regard saphir qu’il avait promené sur son corps : un désir aussi
brûlant qu’une flamme.
Elle ne connaissait que trop l’insistance des regards masculins
qui l’avaient traquée dès ses quatorze ans, et même sans doute
avant, lorsque Liv avait commis l’épouvantable erreur de se
remarier. Les hommes étaient des créatures si... perverses. Pas
étonnant que grand-tante Bea n’ait jamais souhaité se marier, ni
avoir de relation stable. Pip, pour sa part, avait en revanche, selon
ses dires, inspiré de vives passions.
N’avait-elle pas eu le malheur, elle, Victoria, de subir les coups
d’œil concupiscents de Barry, son beau-père ? Barry dont les
manières obséquieuses l’avaient toujours incitée à garder
strictement ses distances, dans tous les sens du terme. Bien qu’elle
ait adopté une attitude méprisante à son égard, elle avait toujours
craint la sombre convoitise qu’elle pouvait discerner dans ses yeux
aussi noirs que ses desseins.
Il n’aurait servi à rien de se tourner vers Livinia pour lui
demander conseils et protection. Liv ne voyait que ce qu’elle voulait
bien voir. En outre, elle ne la portait pas dans son cœur. Car sa
mère était une aberration de la nature : une femme jalouse de sa
propre fille. De sa seule enfant.
Pour l’avoir expérimenté une fois, Liv avait fait le vœu de ne plus
jamais revivre le traumatisme de la grossesse et de l’accouchement.
En d’autres termes, elle s’était ni plus ni moins coupée de l’instinct
maternel à la seconde même où la sage-femme avait tranché le
cordon.
Tu as été la fille de ton père dès le berceau, avait-elle coutume
de lancer en guise d’accusation.
Comme si toutes deux, mère et fille, s’étaient livrées à une
compétition féroce pour attirer l’attention de Michael.
Après ta naissance, il n’a plus eu de temps à me consacrer, lui
répétait-elle à toute occasion.
Ce n’était pas tout à fait juste, mais assez proche de la vérité
malgré tout. Jusqu’à l’âge de douze ans, Victoria avait été l’enfant
unique adorée par un père aimant et, il fallait le reconnaître, trop
indulgent. C’est alors qu’il lui avait été arraché par un destin cruel,
et remplacé par un beau-père dont il lui avait fallu se méfier comme
de la peste.
Alors, oui, elle savait reconnaître le désir chez un homme. Or,
Haddo, son dieu, s’en était pris à elle comme si elle avait été une
vulgaire fille des rues qui, d’une manière ou d’une autre, serait
parvenue à se glisser dans son lit sans y avoir été invitée alors que
lui, avec son mètre quatre-vingt-onze, y était allongé sans défense.
Tu n’as que seize ans, Tori ! s’était-il exclamé. Tu n’es qu’une
gamine. Seigneur, tu es encore à l’école !
Peut-être que je vais laisser tomber le lycée ! avait-elle
répliqué, soudain saisie de doutes terribles. Mais qu’est-ce que j’ai
fait, Haddo ? S’il te plaît, dis-le-moi. J’ai enfreint un code sacré de
l’honneur? Un tabou suprême?
Elle avait détesté cette idée, mais avait continué à clamer son
innocence, les yeux baignés de larmes brûlantes.
Je ne peux pas faire ça, Tori.
Exhalant un profond soupir, Haddo avait brisé ses rêves.
Tu es ma cousine. C’est mon rôle de m’occuper de toi, même
si Dieu sait à quel point tu rends ma tâche sacrément impossible ces
derniers temps !
Au désespoir, elle s’était jetée sur lui et avait martelé son torse
de ses poings. Il l’avait laissée faire, comme si c’était trop difficile
de l’arrêter.
Nous ne sommes pas cousins germains ! avait-elle plaidé. Ni
même vraiment cousins au troisième degré. Nos arrière-grands-
pères n’étaient que demi-frères ; ils n’avaient pas la même mère.
Alors, pourquoi es-tu aussi consterné?
Cédant à un ultime espoir, elle avait tendu les bras vers lui, mais
il l’avait repoussée.
Il ne peut rien se passer entre nous, Victoria. Je ne veux pas te
blesser, mais je vais te ramener dans ta chambre. Tu es belle... si
belle ! Ton pouvoir de séduction est irrésistible et il grandira
certainement encore avec le temps. Mais je ne peux pas... je n’y
céderai pas. Sinon, je ne pourrais jamais me le pardonner.
Ni me le pardonner à moi non plus.
C’était fini. Elle avait visé bien trop haut.
Humiliée, elle s’était écartée de lui d’un mouvement brusque et,
à demi aveuglée par ses cheveux ébouriffés, elle était descendue du
lit avec une hâte maladroite.
De qui, d’ailleurs, tenait-elle sa crinière rebelle ? Et rousse, qui
plus est ? Liv soutenait que cela lui venait de sa tante Rowena que
personne, du reste, n’avait jamais rencontrée.
La honte avait soudain cédé le pas à la colère et elle s’était
adressée avec véhémence à Haddo.
Tu sais ce que tu viens de faire, hein ? C’est comme si tu
m’avais condamnée à perpétuité !
Ne sois pas ridicule.
Son ton, posé comme l’exigeait son rang, lui avait paru
affreusement courtois.
Je te hais ! avait-elle répliqué avec une amertume contenue. Il
faut que je rentre à la maison. Je ne peux pas supporter l’idée de
rester un jour de plus ici avec toi.
Il n’avait même pas tenté de l’en dissuader, ni de l’apaiser en
aucune façon.
Cela vaut sans doute mieux, Tori, avait-il au contraire
approuvé. Je vais organiser ton départ.

***
De retour dans sa chambre, Victoria avait pleuré toutes les
larmes de son corps jusqu’à ce que, épuisée, elle sombre dans un
profond sommeil.
Cette journée si riche de promesses avait tout à coup tourné au
cauchemar, lui laissant un goût de cendre dans la bouche.
Contrairement à ce qu’elle avait été amenée à croire, elle n’était pas
séduisante. Pas même un peu. Elle n’inspirait aucun désir. Du moins
à Haddo. De toute évidence, elle avait mal interprété le regard qu’il
avait promené sur elle lorsqu’elle avait descendu les marches.
Pourtant, même si elle s’était rendue ridicule à ses yeux, elle se
souviendrait sans doute de ces instants magiques aussi longtemps
qu’elle vivrait.
C’était son secret. Tout comme l’était le fait que, depuis quatre
ans, elle avait le cœur en miettes…
1

Le présent — Ranch Mallarinka, Pays du Passage dans le


sud-ouest du Queensland.

La nuit commençait à tomber quand Haddo regagna la


propriété. Epuisé, il rêvait d’une bière glacée et d’une douche, dans
cet ordre. Impatient de sentir l’eau fraîche ruisseler sur son corps
fourbu et déshydraté, il avait même envisagé de plonger tout habillé
dans un des billabongs du ranch — ces plans d’eau qui subsistaient
malgré le manque de précipitations. Toutefois, sentant qu’il n’aurait
pas la force d’en ressortir, il y avait renoncé. Même son cheval
favori, Fleetwood, était éreinté.
Allez, encore un kilomètre, vieux !
Alors que Haddo flattait le long cou satiné du hongre pour
l’encourager, Fleetwood encensa avec fierté. Il avait appartenu à un
troupeau de brumbies, les chevaux retournés à l’état sauvage en
Australie, jusqu’à ce que Haddo le capture. Et c’est lui qui l’avait
débourré. Un débourrage tout en douceur, ainsi qu’il en avait établi
la règle au ranch. Encore récemment, il avait dû renvoyer un gardien
de bestiaux, par ailleurs excellent, en raison de sa propension à la
cruauté envers sa monture.
Au fil des années, il avait en effet développé une technique de
dressage très différente de celle en vigueur à l’époque de son père.
Il n’employait ni éperons ni cravache. Toutefois, il ne se contentait
pas non plus de « murmurer à l’oreille » de l’animal avec lequel il
travaillait, même si c’était une aide précieuse. Sa méthode consistait
à le diriger avec la corde tout en gardant un contact visuel constant
avec lui. Méthode dont il avait fait un véritable art.
Sans être un pur-sang, Fleetwood était racé. Sa mère était une
jument qui s’était échappée du ranch, et son père sans doute Warri,
un immense étalon brumby solitaire à la tête d’un impressionnant
harem.
Les chevaux sauvages constituaient un patrimoine exceptionnel
de l’Australie intérieure, même si la menace qu’ils représentaient
pour les écosystèmes fragiles était un inconvénient majeur.
Cependant, ici, dans cette région du Queensland, hommes et
brumbies vivaient côte à côte.
Il y en avait des milliers et, si certains étaient les dignes
descendants des pur-sang importés par les premiers colons au
cours du XIXE siècle, les dures conditions d’existence avaient
entraîné pour d’autres une certaine dégénérescence. Une fois
capturées et dressées, les plus belles bêtes servaient à
réapprovisionner le cheptel du ranch. Dès qu’ils auraient fini de
rentrer le bétail, Haddo et ses hommes commenceraient à capturer
un ou deux groupes de brumbies qui, avec la sécheresse, avaient
tendance à s’approcher des points d’eau.
Gentiment, il dirigea Fleetwood hors de la zone des billabongs
pour lui faire grimper la colline et gagner la vaste plaine qui
s’étendait à perte de vue et où poussait en abondance du spinifex
aussi doré que du blé. La journée avait été particulièrement torride,
ce qui était toujours une source de gros problèmes.
La canicule rendait hommes, chevaux et bétail léthargiques,
occasionnant des négligences et des contreperformances.
Néanmoins Haddo avait décidé que les troupeaux qui paissaient
jusque-là aux confins du ranch devaient être rapatriés sans délai
jusqu’à leurs enclos pour être triés.
Le temps n’allait pas s’améliorer. Inutile d’espérer ou de prier.
Aucun orage ne se profilait à l’horizon bien que, ces derniers temps,
ils aient eu droit à des éclairs de chaleur assez spectaculaires qui
embrasaient le ciel tels des versions australiennes d’étonnantes
aurores boréales. Malgré ces effets pyrotechniques, aucune goutte
d’eau ne tombait. Les dieux de la pluie demeuraient pour l’instant
sourds à leurs attentes, mais ils finiraient tôt ou tard par y répondre,
et la sécheresse céderait alors le pas aux inondations.
C’était la raison pour laquelle il fallait rassembler pour les
marquer les veaux de l’année qui avaient jusque-là pâturé en toute
liberté sans être dérangés par l’homme. Entre les ranchs immenses
non clôturés et le bétail disséminé sur des milliers d’hectares dans le
bush, cela prenait du temps.
Ils avaient passé presque toute la journée à essayer de sortir un
troupeau particulièrement rétif d’Ulahrii, un des marécages les
moins accessibles au milieu des bosquets de gaïacs. Mais, au moins,
avaient-ils eu la compensation d’un spectacle exceptionnel : de
magnifiques nénuphars odorants jaune crème dressant leurs têtes
hors de l’eau vert foncé.
Haddo était tombé dessus par hasard, et de vifs souvenirs
l’avaient aussitôt submergé...
C’était le jour du seizième anniversaire de Tori. Il y avait une
image en particulier qu’il ne parvenait pas à chasser de sa mémoire.
Un groupe d’entre eux s’était baigné dans le Silver Lake, et Tori
avait tenu un lotus bleu en équilibre sur sa tête. Elle lui avait alors fait
l’effet d’une exquise naïade avec sa longue chevelure, sa peau
d’albâtre qui ne se couvrait jamais de taches de rousseur, ses yeux
bridés émeraude et même ses petites oreilles pointues.
S’il avait eu un don de portraitiste, il l’aurait peinte ainsi et aurait
intitulé le tableau Nymphe du Lagon.
Tori...
Elle avait été si pleine de vie, si heureuse ce jour-là — tel un être
de lumière issu d’un univers magique. D’une façon ou d’une autre,
elle hantait toujours ses pensées, bien qu’elle ne vienne plus de son
plein gré au ranch. Plus de quatre ans s’étaient écoulés depuis leur
brouille, mais il avait continué pendant tout ce temps à la surveiller
de loin et à veiller au grain. Une mission qui lui incomberait jusqu’à
ce qu’elle atteigne ses vingt-cinq ans et entre en possession de son
héritage.
Lui-même s’était retrouvé à la tête du sien bien plus tôt que les
membres de la famille n’auraient jamais pu l’envisager. Deux ans
auparavant, Brandt, son père charismatique, les avait tous anéantis
en renonçant à son rôle de maître de Mallarinka et de l’empire
Rushford pour s’enfuir en Afrique du Sud avec une jeune Sud-
Africaine rencontrée au cours d’un séjour à Darwin et dont il était
du jour au lendemain tombé éperdument amoureux. Et cela, à l’âge
de cinquante-cinq ans.
A présent, son père et sa nouvelle épouse possédaient et
géraient un campement safari haut de gamme destiné à des touristes
nantis en quête d’émotions fortes.
Sa mère, de son côté, ne s’était pas lamentée sur son propre
sort.
J’ai consacré les meilleures années de ma vie à ton père, lui
avait-elle expliqué. Il est temps maintenant que je m’occupe de mon
propre bonheur.
En fait, le mariage de ses parents, qui avait été en grande partie
arrangé, avait commencé à battre de l’aile dès que Haddo était parti
en pension à l’âge de dix ans. Après leur divorce, sa mère, une
femme pragmatique, était tout de suite passée à autre chose. Elle
aussi s’était remariée, acquérant du même coup un beau-fils — un
agent de change fortuné possédant une banque d’affaires comme
son père, un homme très en vue — qui s’ajoutait à ses propres
enfants, sa sœur cadette Kerri et lui.
Le mariage prestigieux de Kerri traversait en ce moment une
mauvaise passe. Comme leur mère, Kerri adorait tout régenter. Elle
lui avait demandé si elle et son amie Marcy Hancock pouvaient lui
rendre visite. Bien que la venue de Marcy ne le comblât pas de joie,
loin s’en fallait, Haddo avait accepté.
Quelquefois il se disait que Marcy persisterait à le poursuivre de
ses assiduités même lorsqu’ils auraient tous les deux atteint un âge
canonique. C’était une idée fixe chez elle, rien de plus. Dans ces
moments-là, Haddo se prenait à souhaiter qu’un nabab de
Melbourne l’enlève. Bien sûr, il faudrait que le nabab en question
soit particulièrement nanti... Marcy Hancock n’était pas de celles
qui se contenteraient d’une vie de femme au foyer dans une villa de
banlieue.
Il continua sa route, soulagé d’arriver en vue de sa demeure. De
temps à autre, il levait les yeux pour observer les milliers d’oiseaux
qui trouvaient leur pitance en plongeant la tête dans les étangs ou les
lagons. On rencontrait ici toutes les espèces aquatiques — oies,
canards, hérons, aigrettes, ibis, grues bleues — ainsi que des
perruches au plumage iridescent qui se déplaçaient en escadrilles
tourbillonnantes.
Sur le ranch vivaient littéralement des millions d’oiseaux. Comme
le reste de la faune du bush, ils traversaient une période difficile en
cette fin de saison sèche, mais jusque-là ils s’accrochaient à leur
territoire. Mallarinka avait de l’eau en permanence, et certains des
billabongs les plus importants, comme Bahloo, étaient encore assez
profonds.
Même à cette heure, alors que le soleil implacable devenait enfin
supportable, un mirage se dessinait encore au loin. Il chatoyait au-
dessus du paysage désertique infini, créant les plus fascinantes
illusions d’accueillantes oasis. Pas étonnant que les premiers
explorateurs s’y soient laissé prendre à leurs dépens.
Bien sûr, les tribus aborigènes auraient pu leur expliquer, même
avec la barrière de la langue, que cette mer intérieure appartenait au
« Temps du Rêve ». Mais les Aborigènes, à cette époque, se
méfiaient de l’homme blanc comme de la peste, et à juste titre.
A Mallarinka, ils entretenaient à présent, les uns et les autres,
des rapports cordiaux. Il aurait été impossible d’exploiter le ranch
sans les Aborigènes. Ils étaient de merveilleux broussards, des
traqueurs aux dons mystérieux et des meneurs de troupeaux
accomplis.
Haddo adorait son domaine, même s’il devait admettre que la
vie n’y était pas toujours rose. Ici, ce n’était pas l’homme le maître,
mais la Nature. Il espérait simplement parvenir à gérer son
patrimoine et à vivre en harmonie avec cette prodigieuse puissance
à l’état brut.
A l’ouest, le ciel qui s’était un moment embrasé devenait
maintenant de plus en plus chargé, avec des traînées verdâtres et
des nuages de pluie qui s’amoncelaient à l’horizon. Il ferait nuit
avant qu’il n’arrive chez lui. Pip, sa grand-tante, serait là à
l’attendre.
Après une longue carrière d’universitaire, Philippa avait depuis
longtemps pris sa retraite, et elle séjournait régulièrement chez lui un
mois ou deux. En fait, autant qu’elle le désirait ; il lui laissait le soin
de décider. Il avait pour elle une réelle affection et, de plus, sa
compagnie était toujours divertissante.
Elle vint l’accueillir au moment où il poussait la porte de derrière.
Je suis désolée, mon grand, mais Lucy a quelques ennuis à
Sydney.
Immédiatement, ses pensées et son cœur se tournèrent vers
Tori. Il chercha une confirmation sur le long visage distingué de Pip.
Avec Tori, bien sûr? grommela-t-il.
Après s’être débarrassé de ses bottes, il les rangea dans la
buanderie.
Rien de grave, j’espère? Elle n’a pas eu un accident, au
moins?
L’anxiété lui nouait l’estomac. Dès qu’il s’agissait de Tori, il ne
pouvait s’empêcher de s’inquiéter. Il était probablement condamné
à se faire du souci pour elle aussi longtemps qu’il vivrait.
Non, s’empressa de le rassurer Pip. Enfin, du moins pas
directement. Personne n’a été blessé.
Alors, tout va bien, répondit-il avec soulagement. Accorde-
moi juste le temps de prendre une douche. Je suis trop exténué
pour en entendre plus avant de m’être éclairci les idées. Du moment
que Tori est saine et sauve... Pour l’instant, je rêve d’un bock de
bière glacée.
Philippa se mit à rire.
Un bock ? Pas de problème. Je prendrais bien, moi aussi, un
méga gin tonie.
Et elle ne plaisantait pas non plus.
Moins de dix minutes plus tard, après s’être rafraîchi, Haddo la
rejoignit dans le salon. Il s’enfonça dans un fauteuil confortable et
regarda Philippa lui verser une bière avant de se servir un gin tonie à
mettre K.-O. un pilier de bar.
Philippa s’installa sur le canapé face à son neveu et l’examina
avec satisfaction. En dépit de sa journée éreintante, tout son être
rayonnait d’une incroyable énergie que les autres voyaient, mais
dont lui seul n’était pas conscient.
Tu es vraiment un très bel homme, mon grand !
Il lui rappelait son merveilleux frère Quentin — le regretté grand-
père de Haddo — dont il avait hérité la vitalité, le grand corps
élancé mais puissant, les traits finement sculptés et les yeux d’un
bleu saisissant. Et pour couronner le tout, le sourire si engageant,
avec ces dents parfaites dont la blancheur tranchait sur le hâle du
visage...
Ce sourire qu’il lui adressait à cet instant.
Regardons les choses en face, Pip. Nous, les Rushford, de ce
côté-là, sommes favorisés par le sort, plaisanta-t-il.
Amusée, elle approuva d’un signe de tête avant de soudain se
rembrunir.
Brandt serait encore ici, s’il n’était pas aussi séduisant et viril.
Il est heureux, Pip.
Haddo soupira. Son père lui manquait, à lui aussi.
Papa s’amuse beaucoup là-bas.
C’est ce qu’il dit. Mais je ne serais pas le moins du monde
surprise si nous recevions un jour la nouvelle que la fille est enceinte.
A vingt-six ans, il serait normal qu’elle désire un enfant... En
tout cas, souhaitons-leur bonne chance. Il m’a transmis ses droits
sur l’héritage, et l’empire Rushford restera entre mes mains jusqu’à
ce qu’il revienne à mon fils.
Alors, tu ferais bien de commencer à y penser, suggéra
Philippa d’un air entendu.
Avant de songer à ma descendance, il faut d’abord que je
trouve la femme à aimer, Pip, répondit-il avec désinvolture. Je ne
veux pas imiter papa. Je souhaite que mon mariage marche.
Philippa fronça les sourcils.
Je suis sûre que Brandt le souhaitait aussi. Mais cette Afrikaner
dévergondée a jeté son dévolu sur lui dès qu’elle l’a vu. C’est
Bessie Butler qui me l’a raconté. L’ennui, c’est que tes parents
n’étaient pas vraiment amoureux lorsqu’ils se sont mariés. Le
mariage avait été organisé par leurs familles, les Rushford et les
Haddon. En fait, il s’agissait d’une sorte d’arrangement financier.
Haddo connaissait l’histoire de sa famille.
Il n’est donc pas surprenant que papa ait eu envie d’une petite
aventure, alors, commenta-t-il, laconique. Mais, pour l’instant, c’est
de Tori que j’aimerais surtout avoir des nouvelles. Alors, vas-y,
ajouta-t-il en vidant la moitié de sa bière d’un trait. Je t’écoute...
Cette pauvre vieille Lucy a finalement réussi à comprendre
comment fonctionnent les e-mails.
Une bonne chose.
Elle t’en a envoyé plusieurs. Je les ai imprimés et posés sur ton
bureau. Ils disent tous à peu près la même chose. Elle espérait sans
doute que tu lui répondrais immédiatement.
C’est ce que je vais faire très vite. Ils concernaient tous Tori,
je suppose ?
Philippa acquiesça d’un signe de tête. A soixante-dix-huit ans,
elle était remarquablement bien conservée. Son épaisse crinière
platine dénotait son étonnante vitalité. C’était une femme très active,
tant intellectuellement que physiquement.
Cavalière accomplie, elle sortait à cheval tous les jours, quel que
soit le temps.
Dommage que Michael nous ait quittés ! remarqua-t-elle. Mais
quoi d’étonnant, avec une femme comme Livinia... Je ne serais
même pas surprise qu’il l’ait fait exprès pour se débarrasser d’elle,
ajouta-t-elle avec une hargne inattendue. Avoue que c’est quand
même curieux pour un navigateur de sa trempe de se noyer dans la
baie de Sydney !
Sauf qu’il n’aurait jamais pu faire une chose pareille, Pip. Rien
au monde n’aurait pu le convaincre d’abandonner le seul amour de
sa vie, sa fille.
Philippa poussa un profond soupir.
Oui, je sais. Je faisais juste une plaisanterie de mauvais goût.
Mais reconnais que Tori ne pouvait pas tomber sur une mère pire
que Livinia.
J’en conviens. Alors, dis-moi... Qu’a fait Tori, cette fois ? Dieu
sait comment elle a réussi à éviter jusqu’ici de passer une nuit en
cellule !
Le cher ange, murmura tendrement Philippa.
Une petite fauteuse de troubles, oui.
Sans se démonter, Philippa défendit sa petite-nièce avec
loyauté.
Elle est loin d’être la noceuse que la presse aime à présenter.
Tu dois bien être la seule de la famille à ne pas être d’accord
sur ce point avec les journalistes, Pip. Tu ne te voilerais pas la face,
par hasard? Tu l’as toujours protégée, quoi qu’elle fasse, et...
Et toi ? le coupa Philippa en haussant les sourcils.
Moi, c’est mon rôle, comme tu le sais. Ne me dis pas... Non,
ne me dis surtout pas que cela a quelque chose à voir avec la
drogue !
Jamais de la vie !
Philippa paraissait scandalisée qu’il ait pu y penser.
Tori m’a juré qu’elle n’y toucherait jamais.
Et dans quelle mesure peux-tu être sûre qu’elle te dit la vérité?
s’enquit-il avec brusquerie. Dans le milieu qu’elle fréquente, il en
circule beaucoup. Elle sort tous les soirs de la semaine, et le week-
end, ce sont des fêtes' à n’en plus finir. Avec toujours un
détachement de paparazzis à ses trousses. Et son petit ami, ce
fameux Morcombe...
Ah ! C’est justement Josh Morcombe qui s’est fait arrêter et
qui a passé la nuit en cellule, l’informa Philippa. Pour conduite sous
l’empire de la boisson... et sans doute d’autre chose, j’en ai bien
peur, ajouta-t-elle à regret. Malheureusement, Tori était avec lui
dans la voiture. Bien sûr, la nouvelle a fait la une des journaux. Deux
de leurs amis étaient à l’arrière ; ils revenaient tous les quatre d’un
night-club... Enfin, en tout cas, Josh n’est plus son petit ami. Elle a
rompu avec lui. J’ai cru comprendre que ce garçon a les poches
percées, mais ce n’est pas la raison de leur séparation. Tori ne s’est
jamais intéressée à l’argent.
Il eut un petit rire sec.
Et pour cause ! Elle n’en a jamais manqué ! Alors, c’est donc
ça, sa dernière mésaventure ? Etre arrêtée par la police dans une
voiture avec Morcombe ?
Philippa avala une gorgée de son gin tonie.
Il n’est rien arrivé à Tori. Je suppose que les policiers leur ont
juste passé à tous un bon savon.
Je l’espère bien ! Elle ne peut pas continuer ainsi.
Non, c’est vrai, admit Philippa. Le problème, c’est qu’elle est
terriblement intelligente…
Ce qui ne l’a malheureusement pas empêchée d’interrompre
ses études à l’université avant d’avoir obtenu son diplôme.
Etudes où elle réussissait parfaitement.
Et elle n’a jamais cherché à travailler. Elle est brillante, nous le
savons, mais elle devrait s’accomplir dans une tâche plutôt que
mener cette vie stupide qui ne peut lui attirer que des ennuis.
Tu connais au moins la raison pour laquelle elle a abandonné
ses études? s’enquit gentiment Philippa.
Cela me paraît évident ! Tori, toute surdouée qu’elle est, n’a
jamais pu se tenir à quelque chose.
Oh ! C’est bien plus compliqué que ça. Certains étudiants...
Pas les garçons, évidemment? lança-t-il avec ironie.
Eh bien... non, pas les garçons, admit Philippa avec un sourire
amusé. Avec eux, elle a toujours un franc succès. En revanche,
quelques-unes des filles lui en ont fait voir de toutes les couleurs.
Bien sûr, elle avait toujours une cour de parasites autour d’elle, mais
d’autres, jalouses de sa beauté et de son intelligence, répandaient
des rumeurs plutôt pernicieuses sur son compte. Sans fondements, il
va de soi. L’envie ne fait-elle pas partie, après tout, des péchés
capitaux ?
Quoi qu’en dise Pip, Haddo jugea spécieux le prétexte invoqué
par Tori.
Alors, ce serait pour ça qu’elle a quitté l’université ? Et depuis
elle n’a probablement pas ouvert un seul livre... Au fait, tu ne m’as
toujours pas dit ce que Lucinda attend de moi. Parce que je
suppose qu’elle m’appelle à la rescousse? Ce qui est naturel...
Inutile d’espérer avoir une existence paisible avec Tori dont le seul
but est de connaître le maximum d’expériences discutables.
Philippa poussa un soupir ennuyé.
Lucy aime profondément Tori, mais on ne peut pas dire qu’elle
brille par son autorité.
Parce qu’elle n’a jamais appris à se débrouiller par elle-même.
Il y a toujours eu quelqu’un pour résoudre les problèmes à sa place.
Mais voyons l’aspect positif : c’est une brave femme et, surtout,
c’est la grand-mère de Tori. Au moins, avec Lucinda, Tori ne craint
rien. Ce qui n’était pas le cas chez sa mère, avec ce Barry qui lui
tournait autour.
Livinia a le don pour mal choisir ses maris, observa Philippa
avec une moue de dédain. Au fait, j’ignore si tu le sais, mais Tori
croit toujours que c’est sa grand-mère qui a fait pression sur Livinia
pour que celle-ci la laisse partir.
Tant mieux, dit Haddo. Je n’ai aucune envie qu’elle sache que
c’est moi. Donc, si je comprends bien, Lucinda souhaite que je
vienne à Sydney pour remonter les bretelles à Tori ?
En lisant entre les lignes, je dirais plutôt que Lucy veut que tu la
ramènes ici. Personnellement, je crois que c’est une idée
formidable. Au moins, à Mallarinka, Tori serait à l’abri du danger,
et cela permettrait à toutes ces publicités regrettables autour d’elle
de s’éteindre. Tu pourrais même lui donner un travail...
Il faillit s’étrangler de rire.
Un travail ? C’est bien la seule chose qui manque à
l’apprentissage de Tori !
Tu es né pour être le patron, mon grand. Alors, trouve-lui-en
un. C’est l’occasion rêvée. Pour toi, il n’y a rien de plus facile.
N’évoque pas l’idée de facilité quand il s’agit de Tori,
marmonna-t-il entre ses dents. En fait... il y a bien une tâche que je
pourrais lui confier, ajouta-t-il, songeur.
Evidemment, ce n’était pas gagné. Pour autant, ce serait une
excellente chose, à la fois pour le ranch et pour Tori. Cependant,
rien ne garantissait qu’elle accepte de devenir l’institutrice de plus
d’une dizaine d’enfants du ranch, sans compter les plus petits, ceux
âgés de trois quatre ans.
Oui, elle pourrait remplacer Tracey, dit Philippa qui, informée
de tout ce qui passait au ranch, avait, comme à son habitude, lu
dans ses pensées.
Mallarinka était si isolé qu’ils devaient avoir leur propre école.
Tracey Bryant était l’enseignante à demeure au ranch depuis deux
ans.
Effectivement, c’est à ça que je songeais.
Au moins jusqu’à ce que Tracey n’ait plus ses nausées
matinales et qu’il n’y ait plus de risques qu’elle perde le bébé,
renchérit Philippa en l’observant d’un air ravi.
A peine embauchée, Tracey était tombée amoureuse de Jim
Bryant, le principal chef d’équipe de Mallarinka, et l’avait épousé
quelques mois plus tard. Sa première grossesse s’était
malheureusement terminée par une fausse couche, et ils espéraient
tous que, cette fois, tout se passerait bien.
Tori pourrait avoir d’autres projets en tête, Pip, lui fit-il
remarquer. Mais ce serait un beau coup si on réussissait à la faire
venir ici.
C’est sûr. Et tu es le seul qui puisse y parvenir, répondit
Philippa avec conviction.
Haddo appuya sur l’interrupteur et l’immense bureau qui lui
servait aussi de bibliothèque fut inondé de lumière. Meublé dans un
style rappelant celui des clubs privés réservés aux hommes, il avait
été autrefois le sanctuaire de son regretté grand-père Quentin,
encore que celui-ci l’eût toujours autorisé à y entrer, même lorsqu’il
était enfant.
Un portrait de son aïeul dominait le mur derrière le bureau
massif. Du sol au plafond, des vitrines en acajou abritaient des
livres, des trophées de toutes sortes — innombrables coupes en
argent, médailles et prix, pour la plupart de concours d’équitation
— et des photographies de membres de la famille en compagnie
d’invités célèbres venus visiter le ranch. Un superbe cheval en
bronze doré trônait sur un haut socle dans une niche vitrée
encastrée dans le mur. A la lumière du jour, la pièce offrait une vue
exceptionnelle sur le jardin et les deux splendides dattiers plantés
par un négociant afghan à la fin des années 1880.
Deux clichés encadrés de Tori étaient posés sur le bureau. L’un
la représentait à environ douze ans, montée sur un pur-sang
beaucoup trop grand pour elle, l’autre avait été pris par un
photographe professionnel le matin de son seizième anniversaire.
Son ravissant visage souriant le fixait, vibrant de vie...
C’était avant que la journée tourne à l’enfer.
Avec brusquerie, il saisit les trois ou quatre mails que Lucinda
avait envoyés. Pip les avait imprimés et rassemblé les feuillets avec
un trombone. Tous disaient à peu près la même chose. Lucinda
s’inquiétait pour sa petite-fille, surtout à cause de la bande que Tori
fréquentait à présent. La plupart d’entre eux étaient beaucoup plus
âgés qu’elle et l’entraînaient à commettre des imprudences.
Lucinda se rendait bien compte qu’il était « un homme
extrêmement occupé », mais elle ne lui demanderait pas son aide si
la situation n’exigeait pas qu’il intervienne rapidement.
Il était le seul capable de faire entendre raison à Tori.
Une conclusion qui le laissa rêveur. Première nouvelle...
Quoi qu’il en soit, il lui était impossible de quitter Mallarinka
avant la fin de la semaine. Après avoir réfléchi, il envoya un mail à
Lucinda pour la prévenir qu’il arriverait le samedi suivant. Ils
auraient ainsi le temps d’avoir une longue conversation.
La « belle héritière de la dynastie Rushford » choisie entre toutes
pour devenir institutrice dans le bush...
Cette pensée lui arracha un sourire ironique.

Sydney, capitale de la Nouvelle-Galles du Sud.

Tori avait passé l’après-midi au refuge dont elle était depuis


quelque temps la commanditaire anonyme. Elle avait en effet
toujours insisté pour que son action reste du domaine privé et,
jusqu’ici, sa requête avait été respectée. Bien sûr, elle avait d’autres
projets en réserve — en l’occurrence, la recherche sur le cancer du
sein figurait en haut de sa liste depuis qu’elle avait pris conscience
qu’une femme jeune pouvait aussi souffrir de cette maladie.
Lorsqu’elle allait au refuge, c’était toujours camouflée sous une
perruque brune et un foulard noué sur la nuque à la façon des
pirates pour éviter que ses cheveux roux ne la trahissent. Pour
préserver plus encore son incognito, elle avait également adopté la
mode gothique, tenue noire de la tête aux pieds, avec boots de
rigueur. Elle se jugeait assez bien déguisée, même si elle se rendait
compte que ses vêtements peu flatteurs ne parvenaient pas à
dissimuler tout à fait sa beauté naturelle.
C’était Barbara, la mère de Tiffany, une de ses amies, qui avait
attiré son attention sur le refuge pour femmes battues de Wyndham
Street, et lui avait vanté l’excellent travail qu’on y faisait. Pour avoir
personnellement profité de leurs conseils judicieux, elle savait de
quoi elle parlait.
Son mari, un avocat très en vue, aussi amène et charmeur en
société qu’odieux et violent chez lui, avait en effet pris l’habitude de
la passer régulièrement à tabac. Bien sûr, il se débrouillait pour la
frapper aux endroits qui ne se voyaient pas afin d’éviter les
commérages.
Le plus incroyable était que Barbara, une femme aussi belle
qu’intelligente, avait supporté ces mauvais traitements en silence et
dans la honte pendant des années jusqu’à une nuit mémorable où
son fils Luke, alors adolescent, avait menacé de tuer son père s’il
n’arrêtait pas immédiatement. Cette intimidation avait été un choc
brutal pour tous, mais qui avait finalement porté ses fruits. Le père
avait pris peur en voyant la lueur impitoyable dans les yeux de son
fils, sans parler du club de golf à tête métallique qu’il brandissait.
Après avoir entendu l’histoire de Barbara, Tori avait décide dès
le lendemain d’apporter son aide au refuge.
Lors de sa visite, cet après-midi, elle avait discuté avec des
femmes et leurs enfants qui, bien que protégés dans ce lieu sûr,
continuaient à vivre dans la peur. Leur situation, par un affreux
contraste, lui permettait de mieux se rendre compte de
l’extravagance de la réception près du port à laquelle elle - assistait
maintenant.
Etaient présents toutes les célébrités, tous les flambeurs et autres
parvenus dont les noms apparaissaient dans la presse people, tout
comme le sien. Elle regrettait de s’être laissé stupidement entraîner,
mais elle avait été prise par le mouvement et il lui avait été presque
impossible de s’échapper.
Au bout d’à peine une heure, elle en avait déjà assez. Qu’est-ce
qui ne tournait pas rond chez elle tout à coup? Au fond, elle n’aimait
pas ces réunions mondaines. Si elle fréquentait ce milieu, c’était
juste à cause d’un hasard de naissance — et de son statut
d’héritière, évidemment. En fait, elle ne s’y sentait pas à sa place.
Non, pas du tout. Elle aurait nettement préféré... Oui, préféré être...
« Il est temps de grandir, Tori ! Tu sais bien que c’est hors de ta
portée. C’est un rêve qui ne se réalisera jamais... »
Oh ! Seigneur... La musique était vraiment assourdissante et,
pour couronner le tout, une migraine commençait à lui marteler les
tempes. Pourquoi avait-elle été assez idiote pour se retrouver dans
cette galère ? Sa soirée avait été vouée à l’échec dès le début.
Au supplice, elle jeta un regard vers le spacieux hall d’entrée.
Vicki... Tu danses ?
Une offre que, au moins, elle pouvait décliner sans complexe.
Non merci, Tim.
Allez, Vicki, ne te fais pas prier...
Imperméable à son refus, Tim, le fils un peu godiche d’un des
plus importants promoteurs de la Nouvelle-Galles du Sud, insista,
claquant des doigts pour tenter de la convaincre.
Non, pas maintenant, répondit-elle en l’écartant d’un geste de
la main.
Agacée, elle se fraya un chemin dans la foule pour se diriger vers
la sortie. C’était affolant; il devait y avoir au moins mille personnes
qui s’entassaient dans les salles de réception !
Soudain, elle se figea sur place. Elle crut d’abord avoir été
victime d’une hallucination. Non, c’était impossible ! Peut-être était-
elle abrutie par tous les événements de la journée ? Avant de se
rendre au refuge, elle avait assisté à un très ennuyeux déjeuner de
bienfaisance autour d’un défilé de mannequin, puis avait discuté
avec Trish Harvey, l’éditeur d’un magazine de premier plan, qui
avait essayé de la persuader de participer à une séance photo.
Toutefois, il était exclu qu’elle ait eu une hallucination. Elle
respectait scrupuleusement son serment de ne pas toucher à la
drogue, même s’il en circulait beaucoup autour d’elle. Bien sûr, en
arrivant, elle avait bu pour se mettre dans l’ambiance deux cocktails
qu’elle avait choisis à peine alcoolisés, mais ensuite elle n’avait pris
qu’un jus de fruits. Donc, elle était sûre d’avoir les idées claires.
Malgré cela, elle avait l’impression de vivre une expérience
surréaliste.
Elle cligna plusieurs fois des paupières, mais l'apparition ne
disparut pas pour autant. Au contraire, elle devint encore plus nette.
Au milieu de la pièce noire de monde où résonnaient les rires et
où les invités buvaient et dansaient, se tenait Haddo, en chair et en
os. Victoria n’en croyait pas ses yeux. Le fait qu’il puisse être ici lui
semblait si invraisemblable ! Pourtant, c’était bien lui, il n’y avait
aucun doute là-dessus. Il dépassait tout le monde d’une bonne tête
et forçait immédiatement l’attention. Mimi Holland, la pop star, était
d’ailleurs en train de se livrer à de peu discrètes manœuvres
d’approche — quelle femme n’aurait pas tenté sa chance? —, mais
en pure perte. Sans se soucier d’elle, Haddo scrutait la foule de son
regard saphir, et Victoria sut immédiatement qui il cherchait.
Elle.
Oh non ! Ce n’était pas vrai ! Elle en aurait pleuré de rage... Il
n’y avait qu’une seule explication : Nan lui avait demande de venir à
Sydney. Il fallait qu’elle fasse quelque chose, mais quoi ?
Elle s’empressa de tirer sur l’ourlet de sa minijupe argentée.
Pas le bon endroit. Pas les bons vêtements... C’était toujours
pareil, avec Haddo.
Rentrant la tête dans les épaules, une mèche de cheveux sur un
œil, elle essaya de se fondre dans la cohue. Pour passer inaperçue,
sa tenue gothique aurait été préférable, c’est certain...
Allez, Vicki, danse avec moi...
Un autre garçon, à moitié éméché, voulut lui saisir la main, mais
elle le repoussa et se glissa derrière une immense plante verte. En
vain.
Tori!
Instantanément, elle se sentit défaillir comme autrefois tandis que
Haddo la détaillait de la tête aux pieds, de sa crinière qu’elle avait
enduite de gel pour la domestiquer à sa robe trop courte et à ses
talons aiguilles argentés.
Il n’a pas été trop difficile de te repérer, remarqua-t-il sur un
ton pince-sans-rire.
Puis, avec adresse, il la guida jusqu’à un coin relativement
tranquille.
Dissimulant ses émotions violentes, elle feignit une joie sans
mélange.
Haddo!
Le voir la faisait souffrir. Vraiment souffrir. Quatre ans
auparavant, s’il l’avait fallu, elle aurait décroché la lune pour lui.
Comme toujours, il était superbe, plus que tous ces beaux
gosses qui passaient leur temps devant leur miroir. Même dans la
tenue décontractée qu’il portait.
De toute évidence, son T-shirt et son jean noirs portaient la
griffe d’un couturier. Quant à son blouson d’aviateur bronze en cuir
souple d’Italie, il avait dû coûter une somme folle. La brise venant
du port avait ébouriffé ses cheveux qui bouclaient sur sa nuque de
façon irrésistible, et une mèche couleur aile de corbeau balayait son
front hâlé. Et ses yeux saphir brillaient toujours du même
incomparable éclat.
Pas de problème pour me trouver? s’enquit-elle su un ton
léger. A priori non, puisque tu es là, ajouta-t-elle sans attendre sa
réponse.
Il lui sourit avec son assurance coutumière.
Ce n’est pas un peu dangereux, ce genre de coiffure? ironisa-
t-il. Tu pourrais heurter quelque chose.
Refusant de se vexer, elle rejeta en arrière d’un geste fier le
rideau de cheveux incriminé.
Comment es-tu venu ici ?
Il la fixa avec une expression proche de l’étonnement.
Avec la Rolls, évidemment. Quoi d’autre ?
C’est Brody qui t’a amené au port ?
Brody était le majordome et le chauffeur de sa grand-mère
depuis une éternité. Quant à Dawn, sa femme, elle était la
gouvernante et la cuisinière, un excellent cordon-bleu, d’ailleurs.
Que quelqu’un puisse conduire à ma place me donne des
sueurs froides, dit Haddo sur un ton moqueur.
Tu aurais pu marcher ou même faire du stop, lui signala-t-elle
avec une pointe de sarcasme tout en essayant de maîtriser ses
vertiges. Ce n’était qu’à deux pas.
J’étais trop pressé de te voir.
Son regard parcourut ses longues jambes fines.
Tu parviens à t’asseoir, avec une robe aussi courte ?
demanda-t-il comme si la question l’intriguait réellement.
Oh ! Bon sang, ce que tu peux être vieux jeu, Haddo !
s’exclama-t-elle au bord du désespoir. Tu devrais fréquenter les
lumières de la ville un peu plus souvent !
Il haussa les épaules avec insouciance.
Je ne voudrais pas vivre à Sydney pour tout l’or du monde.
Et c’est peu dire pour un homme dont la fortune s’élève au bas
mot à... Au fait, à combien ? railla-t-elle.
Elle est plus importante que la tienne, en tout cas. Mais
cessons ce jeu de ping-pong. Je suis venu te raccompagner chez
toi, Victoria, si tu es assez gentille pour me suivre sans faire de
scène. Ces derniers temps, ta grand-mère s’est beaucoup inquiétée
à ton sujet.
Cette affirmation la mit en fureur.
Pourquoi ? II n’y a aucune raison, répliqua-t-elle avec hauteur.
Même toi, tu ne peux pas croire à ce que tu dis, constata-t-il
avant de mettre les points sur les « i ». J’ai jeté un coup d’œil aux
journaux que Lucinda m’a montrés. Ils racontent de jolies choses
sur ton compte et sur celui de ta bande.
Victoria s’empourpra.
Et alors? Ce n’est pas ma faute si les journalistes sont jaloux
comme des poux ! J’ai découvert de bonne heure que les gens
étaient rongés d’envie, et c’est le cas de ceux qui écrivent des
choses négatives sur moi.
Je dois être l’exception qui confirme la règle.
C’est vrai qu’avec moi tu t’es toujours montré sous ton
meilleur jour, ironisa-t-elle.
Leur échange plutôt électrique tourna court lorsqu’un jeune
homme affublé de lunettes rondes s’avança vers eux.
Vicki, mon chou ! Je suis trop ravi de te voir.
Sans paraître remarquer qu’il interrompait une conversation,
Peter Weaver se pencha pour lui planter deux baisers sonores ! sur
les joues.
Tu n’as pas idée à quel point tu m’as manqué, poursuivit-il.
J’ai cru comprendre que Josh s’était attiré des ennuis. Je « t’avais
pourtant prévenue à son sujet, non ?
Oui, et même plusieurs fois, admit Tori.
Et lui, c’est qui ? s’enquit Peter en levant les yeux avec intérêt
sur Haddo qui le surplombait de toute sa hauteur.
Heureuse de cette diversion, Tori posa ses doigts sur le coude
de Peter.
Mon cousin Haddon. Haddon Rushford... Haddo, je te
présente Peter Weaver.
Maintenant je comprends ! s’exclama Peter. Le magnat du
bétail !
Il leva la main comme s’il s’apprêtait à donner une claque dans
le dos de Haddo puis, comprenant sans doute que ce serait une
erreur, il y renonça aussitôt et préféra enrouler un bras autour de la
taille de Tori.
Qu’est-ce qui vous amène à Sydney, Haddon ?
Les affaires, répondit Haddo. En fait, je suis passé chercher
Tori. Sa grand-mère ne se sent pas particulièrement bien, et elle
souhaiterait que Tori rentre à la maison.
Oh non ! dit Peter en gémissant. Je viens à peine d’arriver.
Avec tout ce monde à l’entrée, ça m’a pris une demi-heure pour
arriver jusqu’ici... Dites-moi, Haddon, vous êtes-vous au moins
aperçu du nombre de femmes qui vous dévorent des yeux ?
Victoria esquissa une grimace écœurée.
Il y est tellement habitué qu’il ne s’en rend même plus compte.
Vous pouvez m’accorder juste vingt minutes? Supplia Peter.
Allez, détendez-vous, Haddon. Je veux seulement danser avec
Vicki.
Je suis sûr que vous trouverez une autre partenaire, Peter, dit
Haddo avec amabilité en prenant Victoria par le bras. Tori fait
toujours passer sa grand-mère avant toute chose. C’est une des
raisons pour lesquelles on l’adore tous.
Réalisant qu’il n’avait aucune chance d’amadouer Haddo, Peter
libéra Tori avec un regret manifeste.
A plus tard, Vicki ! lança-t-il sur un ton mélancolique alors
qu’elle s’éloignait déjà, guidée par Haddo.
De toute évidence, il avait compris qu’il ne faisait pas le poids
devant le « magnat du bétail »...
Aucun des millionnaires présents dans la salle n’arrivait à la
cheville de Haddo et ne possédait sa prestance, parce que,
contrairement à beaucoup d’entre eux, c’était un homme d’action,
songea Tori avec amertume.
Pourquoi suis-je censée faire tout ce que tu me dis? lança-t-
elle, furieuse.
Elle avait conscience de la forte impression qu’il produisait
autour d’eux, et cela lui déplaisait au plus haut point.
Mimi Holland se détacha du groupe de personnes avec
lesquelles elle bavardait pour se diriger vers eux.
Tu nous quittes déjà, Vicki ? s’enquit-elle d’un air déçu, mais
les yeux rivés sur Haddo.
Visiblement sous le charme, elle se demandait qui il était et
espérait que Tori le lui présenterait, mais, sans lui accorder le
moindre regard, Haddo poursuivit son chemin en entraînant Tori
avec lui.
C’était Mimi Holland, commenta Tori avec brusquerie.
Il hocha la tête en fronçant légèrement les sourcils, l’esprit,
ailleurs.
Je crois que nous nous sommes brièvement rencontrés tout à
l’heure.
Tu sais que tu n’es pas normal, Haddo ? Mimi, la pop star du
moment, s’intéresse à toi, et toi, tu ne sembles même pas le
remarquer ! Tous les hommes normalement constitués sauteraient
sur l’occasion pour sortir avec elle.
Vraiment? dit-il sur un ton dubitatif.
Il jeta un coup d’œil sur les couples enlacés qui dansaient avec
abandon. Certains s’embrassaient, d’autres semblaient avoir un
besoin urgent d’aller s’enfermer dans une chambre.
Ne me dis pas que tu apprécies ce genre de soirée !
Une soirée pour laquelle la plupart des gens sont prêts à
remuer ciel et terre afin d’obtenir une invitation.
Mince ! s’exclama-t-il, faussement médusé. Ils n’ont rien de
mieux à faire ? Quitte à se dépenser, ils feraient mieux de faire de
l’exercice au grand air ! C’est plus sain et moins cher.
Très drôle, observa-t-elle avec aigreur. Il faut que je salue mes
hôtes.
Bien sûr. Les bonnes manières facilitent la vie. Je
t’accompagne... J’ai tout de même du mal à imaginer comment tes
hôtes ont pu devenir aussi célèbres. Pas toi ?

Sur le point de sortir dans la nuit étoilée, Haddo se tourna


soudain vers elle :
Tu as une veste, je suppose ? Il fait froid, avec cette brise qui
vient de la mer.
Je ne le sens pas, répondit-elle d’un ton pincé.
La Rolls dans laquelle on l’avait accompagnée était bien sûr
climatisée, et elle n’avait pas voulu emporter un manteau qui aurait
gâché sa tenue.
Oh ! pour l’amour du ciel, Tori ! dit-il avec un agacement
manifeste.
Otant son blouson de cuir, il voulut le lui poser sur les épaules
comme une cape.
Je n’en veux pas ! dit-elle, reculant brusquement.
L’idée seule de revêtir quelque chose appartenant à Haddo lui
semblait dangereuse.
Mets-le.
C’était un ordre, incontestablement, auquel mieux valait qu’elle
se plie. Elle obtempéra mais le regretta aussitôt. Dès qu’elle enfila le
blouson, la chaleur du corps de Haddo l’enveloppa, l’étourdissant
comme un vin capiteux, et fit chavirer son cœur blessé. Son odeur
lui était si familière qu’elle en conçut un troublant sentiment
d’intimité et ses jambes lui donnèrent l’impression de vouloir
soudain se dérober sous son poids. Autant de sensations qu’elle
avait toujours éprouvées sitôt que Haddo était près d’elle...
Pourquoi ?
Titubant presque sur ses talons argentés, elle ralentit le pas afin
de surmonter cet instant de faiblesse.
La main de Haddo se referma sur son bras pour la soutenir.
Il est un peu grand pour toi, on dirait, ironisa-t-il.
Je ne l’ai mis que pour te faire plaisir, marmonna-t-elle de
mauvaise grâce.
Elle parcourut du regard l’allée éclairée.
Où est-elle?
Quoi? La Rolls?
Quoi d’autre ? A moins que tu ne sois venu en carrosse, pour
changer?
Elle est dans la rue. Il n’y avait plus de place pour la garer ici.
L’allée était en effet encombrée de luxueuses voitures.
Alors, tu ferais mieux de marcher devant et de jeter un coup
d’œil. Il doit bien y avoir un ou deux photographes qui rôdent.
Et tu comptes te débarrasser de mon blouson pour aller te
pavaner devant eux ? C’est ça ?
Sûrement pas!
Ses efforts pour se dégager de l’étreinte de sa main restaient
désespérément vains.
Ils venaient de s’engager dans la rue bordée d’arbres quand,
exactement ainsi que Victoria l’avait prévu, un homme armé d’un
appareil photo — elle reconnut un des paparazzis habituels —
commença à s’avancer vers eux.
Tori baissa la tête et referma le blouson de Haddo sur elle,
s’abritant ainsi et du vent froid et de l’objectif.
Pourquoi est-ce que c’est toujours des hommes ? grommela-t-
elle. Je n’ai encore jamais vu de femme photographe. Ce sont
systématiquement des hommes qui te mettent leur appareil sous le
nez !
Peut-être, mais on ne peut pas leur en vouloir. Le public
réclame ce genre de reportage.
Le ton de Haddo monta d’un cran.
Pas de photos, mon vieux ! enjoignit-il en homme habitué à
être obéi.
Il n’y avait aucune agressivité dans sa voix, mais il aurait fallu
être sourd comme un pot pour ne pas saisir le message.
L’homme eut un petit rire conciliant
Qui cachez-vous comme ça? Ce ne serait pas une de nos
célébrités, par hasard ? A moins que ce ne soit une de nos petites
héritières locales?
Soyez gentil, laissez-nous passer.
Oui, mais avant je vais... Hé !
Le cri fit sursauter Tori. Haddo ne l’avait tout de même pas
frappé?
Craintivement, elle risqua un œil. Le paparazzi ne faisait pas le
poids contre Haddo, de toute façon. Et il s’en était visiblement
rendu compte très vite, car il avait reculé de trois pas.
Désolé, mon vieux, mais je n’aime pas qu’on me mitraille sans
mon consentement, dit Haddo, presque plaisamment. Et ne vous
inquiétez pas, je ne vais pas vous l’abîmer, votre appareil. Je vous
le rendrai dès que nous serons prêts à partir.
Sans répondre, le photographe leur emboîta le pas.
C’est drôle comme les gens deviennent dociles quand on
mesure un mètre quatre-vingt-onze, remarqua Tori quelques
minutes après, alors qu’ils démarraient.
Le photographe, après avoir récupéré son appareil, prenait des
clichés de la Rolls de sa grand-mère et de la plaque
d’immatriculation.
Haddo garda le silence un instant.
Que t’arrive-t-il, Tori? s’enquit-il soudain d’un ton on ne
pouvait plus sérieux.
« Et c’est parti pour le sermon... », songea Victoria en tournant
son visage vers la vitre pour fixer le ciel étoilé.
Ça ne se voit pas ? On vient de m’enlever, ironisa-t-elle avant
de soupirer. Avoir des paparazzis sur les talons fait partie du jeu,
Haddo. Ces gars sont payés pour prendre des photos, et
quelquefois très cher. Je ne t’apprends rien, je suppose.
Et, apparemment, c’est toi qu’ils veulent sur leurs photos.
Elle sentit une rougeur embarrassante lui monter aux joues.
Parce que je suis jeune. Ils ne m’embêteront plus quand je
serai vieille.
Si tu arrives jusque-là un jour, observa-t-il un peu
brusquement. C’est une des raisons de ma présence ici. Ta grand-
mère m’a montré les coupures de journaux sur ce Morcombe qui
semble avoir une prédilection pour conduire dans un état second.
Autrement dit, quand il a pris de la drogue ! Et s’il a autant de
succès auprès des médias, c’est grâce à toi. Ça ne peut plus durer,
Tori. Je ne le permettrai pas. Le nom des Rushford est respecté
dans le pays depuis que les premiers colons ont posé le pied sur le
continent australien.
A ce moment précis, elle le détesta.
Et qu’attends-tu de moi ? Que je chante l’hymne national ? On
est si fiers que les Rushford tiennent le haut du pavé dans la bonne
société, n’est-ce pas ? Tu as dû être vert de rage quand ton père a
sali la sacro-sainte réputation familiale en disparaissant avec...
comment s’appelle-t-elle, déjà ? Aleesha ?
Je n’ai ni envie ni besoin d’entendre ton opinion sur ce sujet,
Tori. Et Shona est aujourd’hui sa femme.
Va pour Shona. Désolée. Evidemment que tu n’as pas envie
de parler de ton père. Tu préfères parler de moi et de mon
comportement totalement immature. N’est-ce pas ?
Parce que tu voudrais me faire croire que tu es adulte ?
répliqua-t-il sur un ton cinglant.
Elle eut l’impression de recevoir une gifle et accusa le coup.
Je ne le serai jamais assez pour toi, Haddo.
Comme il lui jetait un bref coup d’œil, elle arbora une attitude de
défi.
Si je suis à Sydney, Tori, c’est parce que ta grand-mère m’a
demandé de venir, expliqua-t-il. Nous avons eu une longue
discussion que nous avons conclue en décidant que j’allais te
ramener avec moi à Mallarinka. Une fois sur place, j’ai l’intention
de te donner du travail.
Tori en éprouva comme un choc électrique. Se tournant vers lui,
elle le considéra avec consternation.
Je suis une héritière ! protesta-t-elle. Je n’ai pas besoin de
travailler!
Nous sommes tous censés le faire. Et ça ne te fera pas de mal.
Et qui serait mon patron ? Toi ?
Cette perspective fit naître un sursaut de rébellion en elle.
N’aie pas cet air si choqué, dit-il. Bien sûr, moi. Qui veux-tu
que ce soit d’autre?
Elle serra les poings sur ses genoux, au point que ses longs
ongles manucurés s’enfoncèrent dans ses paumes.
Je préférerais de beaucoup travailler pour un autre dictateur,
n’importe lequel. Alors, que m’as-tu réservé ? s’enquit-elle
sombrement. En supposant que j’accepte, cela va de soi...
Oh ! tu accepteras, aucun doute là-dessus.
Où est-il écrit que je dois t’obéir?
Il lui lança un autre regard en arquant ses sourcils noirs.
En fait, il y a une bonne centaine de pages à ce sujet dans le
testament de ton père...
Vivement mes vingt-cinq ans, répliqua-t-elle en serrant les
dents.
D’ici là, je ne te quitte pas des yeux. C’est moi qui commande
et tu feras ce que je te dis de faire.
Sale rosse.
Un sourire apparut sur les lèvres sensuelles de Haddo.
Je n’aurai pas besoin de l’être. Contente-toi de faire ce que je
te dis, et tout se passera bien.
Et que me proposes-tu, exactement ? demanda-t-elle d’un ton
lourd de sarcasme. Du ménage ? De l’intendance ? Cuisinière dans
les campements ? Je suis incapable de tenir un registre et j’ai
rarement eu l’occasion d’entrer dans une cuisine. A moins que tu ne
fasses de moi une gardienne de bétail ? Mais, dans ce cas, il va
falloir que je m’entraîne un peu.
Haddo poussa un profond soupir.
Tu ne crois pas que tu aurais dû terminer tes études ? Il est
encore temps pour ça, tu sais... En attendant, j’ai un travail à te
confier.
Il accéléra légèrement pour doubler une voiture dont le jeune
conducteur, de toute évidence en train de s’amuser avec ses
passagers, les salua au passage.
C’est complètement idiot. Je n’irai nulle part avec toi. Pas
question.
Oh, mais si.
Son profil déterminé, à la lueur du tableau de bord, disait
clairement qu’il entendait bien se faire obéir.
Sinon je te coupe les vivres. Irrémédiablement.
Furieuse, Victoria secoua la tête en refoulant des larmes
brûlantes.
Et tu es assez mesquin pour le faire — pour mon bien,
évidemment...
Il se tourna brièvement vers elle qui était toujours enfouie dans
son blouson.
Ton bien-être compte énormément pour moi, Tori.
Elle eut un reniflement de mépris.
Tu imagines vraiment que je vais croire ça ?
Au moins il pourrait avoir la décence de se sentir coupable de lui
avoir brisé le cœur...
Crois ce que tu veux, mais c’est vrai, répondit-il calmement. Et
je pense que, au plus profond de toi, tu as envie de le croire.
Tu rêves ! le rabroua-t-elle. Alors, je peux savoir quel genre
de travail tu m’as réservé? Et combien de temps je serai censée
supporter cette servitude ?
Elle eut droit à un de ses irrésistibles sourires.
Aussi longtemps qu’il le faudra, Victoria.
Mais c’est du chantage ! s’exclama-t-elle. C’est une violation
de mes droits ! Ecoute-moi bien, Haddo...
Elle se tourna sur son siège, le regard fixé sur son profil
énergique.
J’ai besoin d’un délai, moi. Un mois, ou deux, ou six... et tu me
paieras. Ce n’est pas d’aller à Mallarinka qui me dérange, c’est
plutôt que... à moins que tu aies oublié, je nourris une haine
particulièrement tenace contre toi.
Ne sois pas ridicule. C’est totalement puéril de ta part. En fait,
tu t’ingénies surtout à t’imaginer que tu me hais...
Oh ! Tu es tellement... arrogant ! marmonna-t-elle.
Comme toujours, elle n’était pas de taille contre lui, et cela
l’exaspérait.
Calme-toi, Tori, lui conseilla-t-il.
Je suis sérieuse.
Moi aussi.
Elle s’enfonça un peu plus dans le blouson en se forçant à
entretenir sa colère.
O.K. Maintenant, dis-moi de quoi il s’agit. Si tu crois que je
vais briquer tous tes fichus chandeliers ou l’argenterie, tu te mets le
doigt dans l’œil. Je veux bien à la rigueur m’occuper dans le bureau
une heure par jour, mais le reste du temps, ce sera quartier libre
pour moi. Ce n’est pas parce que je ne t’aime plus que je n’aime
pas Mallarinka.
Il est évident que tu auras des moments de loisir. C’est normal.
Mais j’attends de toi que tu fasses une bonne journée de travail qui
te sera rémunérée en conséquence. Parce qu’il n’est pas question
que je ne te paie pas, naturellement.
Trop aimable..., dit-elle d’un ton aigre-doux. Quand je pense à
toutes ces réceptions et ces fêtes prévues pour les mois à venir
auxquelles je vais devoir renoncer pour faire... Quoi, au fait? Tu es
très mystérieux.
Tu vas remplacer Tracey Bryant à l’école du ranch, annonça-
t-il enfin.
Quoi ? Tu plaisantes ! s’écria-t-elle, atterrée. Non... Tu te
fiches de moi, hein ?
Au contraire. Je n’ai jamais été plus sérieux.
Et quel est le problème avec Tracey ? Je croyais qu’elle
adorait son job!
Elle est enceinte.
Oh ! tant mieux ! dit-elle, se radoucissant à cette nouvelle.
J’espère qu’elle aura plus de chance, cette fois.
Pour l’instant, elle n’est pas en très bonne forme. Elle va aller
chez sa sœur à Warwick pendant quelque temps. J’envisageais
d’engager une remplaçante jusqu’à son retour, après son congé
maternité, mais tu m’as été en quelque sorte apportée sur un
plateau...
Si tu essaies de me mettre en rogne, réjouis-toi, tu as réussi.
Ce n’est pas du tout mon intention.
Un seul regard sur toi, et je sens la moutarde me monter au
nez...
J’avais cru m’en apercevoir, oui, admit-il non sans un certain
agacement. Pour en revenir à ton job, je ne dis pas que tu serais
parfaite pour le rôle — tu serais bien capable de faire l’école
buissonnière avec les enfants —, mais je pense que tu seras capable
de te débrouiller. Qu’en penses-tu ?
Engage une remplaçante.
O.K. C’est possible. Si l’idée d’être institutrice ne te plaît pas,
il reste le magasin du ranch. Les horaires ne sont pas terribles : 9
heures-17 heures. A l’école, tu terminerais deux heures plus tôt.
Elle coula un regard vers lui.
Haddo, tu sais très bien que je n’ai aucune formation pour
jouer les institutrices.
Tu as fait deux ans à la fac de lettres, avec d’excellents
résultats. A mon avis, tu pourrais très bien t’en sortir.
Et les petits ? Les tout-petits ? C’est de la garde d’enfants, à
ce niveau-là.
Désolé, mais c’est à prendre ou à laisser. Et dis-toi bien que
de toute façon, une fois à Mallarinka, tu vas devoir travailler.
Elle le foudroya de ses yeux émeraude.
C’est injuste ! gronda-t-elle. Je ne supporte pas que tu puisses
m’obliger à faire ce que je ne veux pas... Ça me donne envie de...
de te frapper !
Le rire franc de Haddo ne fit rien pour apaiser son
exaspération...

Dix minutes plus tard, ils franchissaient les larges grilles de la


propriété des Rushford. Dans le garage prévu pour six véhicules, la
Rolls glissa en douceur à sa place, entre la Mercedes que Lucinda
conduisait elle-même de temps à autre et un SUV argenté « très
commode pour les petites courses », dixit Lucinda. Les voitures
personnelles de Brody et de Dawn, bien plus modestes, étaient
garées sur la gauche. .
La Rolls était à peine arrêtée que Tori en descendit en exhalant
un long soupir. De soulagement? Non. De quoi, alors? De
frustration ? Sans doute. Elle était incapable de se relaxer avec
Haddo. Pour atteindre les quelques marches menant à la maison,
elle devait passer devant lui, et rien que cela la rendait terriblement
fébrile. Il devrait y avoir une loi interdisant d’être aussi sexy !
En hâte, elle ôta son blouson et le lui tendit en le secouant
légèrement, comme pour lui signifier qu’elle était prête à le laisser
tomber par terre s’il ne le prenait pas immédiatement. Son pouls
s’était emballé ; sans la chaleur et la protection du cuir moelleux,
elle se sentait à présent comme nue devant Haddo.
Quoi ? Même pas un merci ? railla-t-il, les yeux brillant de
moquerie alors qu’il attrapait le vêtement. Qu’as-tu fait de tes
bonnes manières, Victoria?
Quand je te vois, je les oublie, rétorqua-t-elle, acerbe.
Je n’avais pas remarqué. Et pourquoi es-tu aussi nerveuse ?
Elle essayait de se faufiler devant lui quand il lui saisit le bras.
Mais enfin, Tori, tu sais bien que je suis totalement inoffensif.
Je n’en suis pas si certaine ! lança-t-elle, consciente de
l’électricité qui courait entre eux.
Pour elle, c’était de l’attirance pure et simple. Dieu seul savait ce
qu’il pouvait en être pour lui.
Ecoute... le mieux serait peut-être d’en discuter une bonne fois
pour toutes, non ? suggéra-t-il.
Discuter de quoi ?
Elle eut l’impression qu’un gouffre s’ouvrait sous ses pieds et
son cœur commença à vouloir battre des records.
Je ne vois absolument pas à quoi tu fais allusion, Haddo,
mentit-elle.
Je suis sûr que si, répondit-il. Depuis que tu es en âge de
penser, tu te demandes ce que tu ressentirais si je t’embrassais.
Victoria sentit ses joues s’embraser.
Tu m’as déjà embrassée, répliqua-t-elle, levant le menton en
signe de défi. Tu as oublié?
Désolé. C’est vrai, je me souviens en effet que nous avons
partagé un oreiller cinq ou six secondes, tous les deux.
Son air narquois l’exaspéra.
Mais je n’avais d’autre choix que de te laisser partir, ajouta-t-
il.
Dis plutôt que tu m’as vertement congédiée !
Le passé s’enroulait autour d’elle tel un brouillard épais.
C’était une situation intenable, Tori. Si je t’ai blessée...
Par pitié, ne commence pas avec tes « si » ! le coupa-t-elle
d’un ton plein de dépit. Ça me donne des boutons !
Les yeux saphir de Haddo se rivèrent sur elle.
J’ai une suggestion à te faire... Ne serait-ce que pour t’éviter la
crise de nerfs chaque fois qu’on se retrouvera ensemble, pourquoi
ne pas nous embrasser une bonne fois pour toutes? Un dernier
baiser pour mettre en quelque sorte un point final à notre histoire, si
tu préfères. Tu te rendras alors peut-être compte que tu ne m’aimes
plus, en fait.
Je ne t’ai jamais aimé, objecta-t-elle sur un ton qui dissimulait
mal sa fierté offensée. Et tu essaies seulement de me mettre dans
l’embarras.
Parce que tu t’imagines peut-être que tu m’as facilité la vie,
depuis quatre ans ? l’accusa-t-il, le regard flamboyant.
Alors, c’est pour ça que tu veux faire de moi une esclave dans
ton ranch? Pour te venger? Tu veux que je rampe devant toi, c’est
ça?
Il secoua la tête.
Comment peux-tu considérer ce que je te propose de cette
façon, Tori ? Ce n’est pas le bout du monde, tout de même ! Je
cherche juste à régler certaines choses restées en suspens entre
nous.
Comme si c’était possible...
Navrée, Haddo, mais je ne suis pas prête à régler quoi que ce
soit maintenant. Si tu veux bien m’excuser, je vais monter...
Agacée, elle se mordit la lèvre. Elle avait eu beau essayer de
s’exprimer avec fermeté, sa voix tremblotante lui avait joué un tour.
Nous monterons tous les deux dans une minute, promit-il. Ça
ne nous prendra pas longtemps.
Elle ne fut pas dupe de son attitude désinvolte, surtout
lorsqu’elle vit l’intensité de son regard saphir. Soudain il s’avança
pour se pencher vers elle.
Haddo, non!
Paniquée, elle leva la main, se raidissant contre l’inévitable
avalanche de sensations à venir.
Viens ici, murmura-t-il.
La tendresse inattendue dans sa voix sema la pagaille dans ses
émotions.
« Très mauvaise idée ! l’avertit sa petite voix intérieure. Ne le
laisse surtout pas t’approcher. Que fais-tu de ta fierté? »
L’ennui était que son corps et son cerveau semblaient en
désaccord total.
Ce fut son corps qui l’emporta. Ses défenses, qu’elle avait si
soigneusement construites durant quatre années, s’effondrèrent.
« Laisse-toi aller, abandonne-toi », lui susurra son corps de
faible femme au supplice.
Son cerveau s’était soudain muré dans un mutisme obstiné et elle
se sentit commencer à fondre... D’une certaine façon, elle détestait
cette impression qui la plongeait dans un incontrôlable état
d’impatience fébrile. Parce que la triste vérité, elle devait bien se
l’avouer, était en effet qu’elle l’aimait. Elle l’avait aimé pendant seize
ans, et il lui en faudrait bien plus de quatre pour l’éliminer de sa tête,
de son cœur et de ses rêves...
Quoi d’étonnant à ce qu’elle ait envie de sangloter ? Et le plus
humiliant était qu’il savait très bien la bataille qui faisait rage en elle,
Victoria le voyait à son expression. Il était dans son élément, en cet
instant, dans son rôle de dominant. Irrésistible.
Il l’attira à lui, sans hâte. Rien ne pressait, c’était certain. Puis il
lui releva le menton.
Dis-moi combien de fois tu as été embrassée depuis, dit-il en
plongeant dans son regard.
Soudain elle sentit l’équilibre des forces basculer légèrement de
son côté.
Tu tiens vraiment à le savoir? demanda-t-elle sur un ton chargé
de défi.
Oui.
Tout d’un coup, il s’était raidi, et elle triompha avec un rire
railleur.
Des centaines et des centaines de...
Elle ne put terminer sa phrase. Haddo l’avait réduite au silence
en couvrant sa bouche de la sienne. Si douce, si impérieuse, si
parfaite... Une flamme de pur désir s’alluma instantanément en elle.
Décidément, son cas était désespéré !
Une puissante vague de sensations balaya toute pensée
rationnelle et l’étourdit dans des tourbillons de plaisir. Une chance
qu’il soit bien plus grand qu’elle, car elle avait impérativement
besoin d’un appui.
Pourquoi ce genre de chose lui arrivait-il avec Haddo et
personne d’autre ? Pourquoi ses jambes se dérobaient-elles
brusquement sous elle ? Elle défaillait, subissait une sorte de
désintégration physique, ni plus ni moins. Elle aurait été incapable de
le repousser, même si elle l’avait voulu — et elle ne le voulait pas.
Sa maladie avait un nom : l’amour obsessionnel. Or, ce genre de
syndrome n’avait jamais rendu personne heureux. Les gens
mouraient par amour, tuaient par amour. Certains allaient même
jusqu’à renoncer à tout par amour, et restaient au bout du compte
avec un inconsolable chagrin pour toute compagnie.
Quand il la relâcha enfin, Victoria ne put prononcer que deux
mots.
Doux Jésus...
Elle tremblait comme une feuille et sa voix était si rauque qu’elle
aurait pu se croire soudain victime d’une laryngite foudroyante.
Je peux y aller, maintenant ? demanda-t-elle d’un ton presque
implorant qu’elle détesta.
Je ne te retiens pas.
Ils étaient dans le garage de sa grand-mère, mais ils auraient
aussi bien pu être sur une autre planète. Elle ne pouvait se résoudre
à le regarder. Ses yeux l’avaient toujours trahie...
Haddo était très calme, immobile. Pourtant, il lui donnait
l’impression d’être sur le point de bondir pour l’enlacer de nouveau.
Consciente que, s’il le faisait, elle enroulerait les bras autour de son
cou et s’agripperait à lui pour ne plus jamais le lâcher, elle redoutait
cet instant.
Aucune fierté, songea-t-elle. Non, elle n’avait décidément pas
une once d’amour-propre. Les seules occasions où elle avait pu
jouer l’indifférence étaient lorsqu’ils s’étaient vus en compagnie
d’autres personnes. Seule avec lui, elle devenait une vraie chiffe
molle.
Alors? dit-elle en haussant les épaules d’un air dégagé pour
cacher son trouble. Tu bouges, oui ou non ?
Haddo s’exécuta sans se presser, lui laissant tout juste la place
de passer devant lui. Il attendit qu’elle ait atteint le pied des marches
pour demander :
Combien de temps te faudra-t-il pour préparer tes bagages?
Ayant mis quelque distance entre eux, Victoria sentait déjà un
semblant d’assurance lui revenir.
Tu ne fournis pas l’uniforme ? s’enquit-elle, sarcastique.
Pourquoi? Tu y tiens? Une chose est sûre, en tout cas, c’est
que tu n’auras pas besoin de ce que tu portes ce soir. Même si cela
ne prendrait pas plus de place qu’un mouchoir dans ta valise...
Elle avait déjà gravi deux marches quand elle se retourna,
consciente de l’image qu’elle lui offrait. Ses superbes cheveux
auburn balayèrent ses épaules, ses yeux émeraude brillaient d’une
lueur provocatrice, une légère rougeur colorait son teint d’albâtre.
Tu l’ignores sûrement, mais cette robe se trouve être le nec
plus ultra d’une collection de grand couturier. C’est moi qui lance
les modes, ici.
Je suis sûr que les cow-boys du ranch apprécieront...
Oh ! va au diable ! s’exclama-t-elle. Au fait, j’oubliais... Je
vais emmener quelqu’un.
L’idée venait de s’imposer à son esprit, et son attitude le défiait
d’y trouver à redire.
Tu plaisantes
J’en ai l’air? demanda-t-elle avec le plus grand, sérieux.
Tu ne comptes pas m’annoncer que ce « quelqu’un » est un
homme, j’espère ? répliqua-t-il sur un ton doucereux.
Elle esquissa un petit sourire ironique et minauda.
Pourquoi? Ça t’ennuierait?
A ton avis?
Devant son expression menaçante, elle jugea plus prudent de ne
pas prolonger ce petit jeu.
C’est une amie. Et elle a désespérément besoin de changer
d’air.
Pourquoi ? Elle a des problèmes avec les autorités ?
Non. Chrissy Graham est tout à fait respectable.
Si quelqu’un, au refuge, avait besoin d’aide, c’était bien Chrissy,
avec son incisive brisée et ses côtes fêlées. Elle se réjouirait peut-
être de passer quelque temps dans le bush. Mais peut-être pas...
Elle a environ deux ans de moins que moi. Ou dix-huit mois, je
ne sais plus…
Autrement dit, elle sort à peine de l’école. Et d’où la connais-
tu?
Je t’ai dit que c’était une amie, d’accord ? dit-elle, éludant la
question avec nervosité.
Tout son corps vibrait d’une incontrôlable excitation ; il exigeait
de retourner dans ses bras, de sentir ses lèvres sur les siennes... Il
suffisait à Haddo de la toucher pour la priver de toute volonté.
Et ai-je au moins le droit de demander où elle habite?
Dans les quartiers pauvres, répondit-elle, délibérément
évasive. Elle n’a pas d’argent, elle est jeune, et elle se bat comme
elle peut. Elle a eu une vie très chaotique.
Elle passa sous silence que Chrissy, après la mort de sa mère,
avait dû être placée dans un orphelinat à l’âge de onze ans, son
père n’ayant pas eu les moyens de la garder. Pendant des années,
elle avait été ballottée d’un foyer à l’autre pour finalement se
retrouver libre à seize ans. Une semaine après cette émancipation
précoce, elle était tombée entre les griffes d’un petit ami violent,
d’où ses séjours périodiques au refuge.
Je voudrais l’aider, ajouta-t-elle sur un ton de défi. Est-ce que
toi, tu vas m’aider à le faire?
Elle luttait pour s’exprimer d’une manière posée et ne pas crier
contre lui, mais avait le plus grand mal à contrôler sa voix.
Si tu penses que ça facilitera ta détention, n’hésite pas, finit-il
par déclarer.
Il leva la main pour éteindre les lumières.
Au fait, elle est censée venir à Mallarinka en tant que quoi?
Invitée?
Pourquoi cette question ? lança-t-elle avec humeur.
Je pensais juste qu’il faudra peut-être alors prévoir le room-
service. Parce que je te rappelle que toi, tu travailleras.
Et je te prouverai que je ne suis pas aussi incapable que tu le
crois !
Elle gravit le reste des marches, et Haddo eut tout le loisir
d’admirer ses longues jambes fuselées, ce dont elle se rendit
compte en surprenant son regard lorsqu’elle lui jeta un coup d’œil
par-dessus son épaule.
D’ailleurs, tu pourrais lui trouver un job aussi.
Et que sait-elle faire, cette mystérieuse Chrissy ? Elle sait
monter à cheval ?
Il y a de grandes chances que oui. Elle est née dans une ferme.
Fantastique ! s’exclama-t-il avec une satisfaction exagérée.
Elle s’occupera du rassemblement. Oh ! A propos... Je ne peux pas
rester trop longtemps absent du ranch. Il faudrait partir après-
demain, et de bonne heure. Fais en sorte que Chrissy et toi soyez
prêtes, s’il te plaît.
Victoria haussa les épaules.
D’accord, mais n’oublie pas : c’est moi qui suis assignée à
résidence, dit-elle en haussant le ton. Pas Chrissy.
Inutile de crier. Je ne suis pas sourd.
Imposant et insupportablement sûr de lui, il s’engagea à son tour
dans l’escalier.
J’ai hâte de la connaître. Dis-moi, a-t-elle eu droit à un portrait
au vitriol de moi ?
Elle ignore complètement ton existence, répliqua-t-elle d’un air
qu’elle espérait adéquatement suffisant.
Me voilà rassuré !
Elle s’apprêtait à ouvrir la porte, mais il la devança.
Tu permets?, dit-il sur un ton moqueur.
Sa main se posa sur la sienne. Une main forte, aux doigts fins.
Tori retint son souffle. Sa peau sur la sienne... Elle en était comme
paralysée de désir. D’émoi.
« Essaie de voir les choses prosaïquement, raisonna sa voix
intérieure. L’amour n’est jamais qu’un mot. »
Oui, mais un mot magique. C’était bien le problème. Un mot si
puissant qu’il bouleversait la vie...
Elle se rua dans la maison comme si un détraqué sexuel la
talonnait.
Bonne nuit ! lui lança-t-elle sans s’arrêter. Je vais dormir
comme un loir, maintenant que je sais que ça a été notre dernier
baiser.
Combien de temps restera-t-il le dernier, à ton avis ? répondit-
il juste avant qu’elle ne disparaisse dans le couloir, les joues en feu.
2

Brody devait les conduire jusqu’à la piste d’atterrissage


commerciale, là où le Beech Baron les attendait, mais il fallut
d’abord aller chercher Chrissy au refuge. Tori y avait fait un saut la
veille pour exposer son idée à son amie, sans la moindre certitude
qu’elle l’accepterait.
Car elle avait appris une chose étrange, dans ce refuge de
femmes battues. C’est qu’il suffisait à leur mari ou à leur
compagnon d’implorer leur pardon en invoquant le stress ou la
fatigue et de promettre de ne plus recommencer pour que les
femmes aillent aussitôt replonger dans la même situation
catastrophique — en emmenant leurs enfants effrayés avec elles.
Chaque fois, Tori en avait le cœur déchiré.
Quoi qu’il en soit, Chrissy méritait une chance. Elle lui avait fait
le serment de reprendre sa liberté, avec toutefois une condition : «
S’il accepte de me laisser partir. »
Lorsque Tori lui avait parlé de son projet, Chrissy avait fondu en
larmes.
Oh ! Mon Dieu, Vicki, c’est trop beau pour être vrai ! avait-
elle sangloté. Personne n’a jamais rien fait pour moi, jamais ! Pas
depuis que ma mère est morte...
Emue, Tori avait essuyé les traces de mascara sur les joues
creuses de Chrissy.
Tu vas te plaire, là-bas, j’en suis certaine, Chris, avait-elle
assuré. Et surtout, tu y seras en sécurité.
Sa brute de petit ami aurait affaire à forte partie s’il lui prenait
l’envie de venir la chercher. A supposer qu’il puisse découvrir où
elle était... D’une certaine manière, Tori aurait presque aimé qu’il le
fasse, afin d’y recevoir une leçon qu’il n’oublierait pas de sitôt.
Les femmes et les enfants subissaient des violences partout dans
le monde, mais pas à Mallarinka.
Elle en était là de ses réflexions, lorsque le « maître » de
Mallarinka troubla le silence régnant dans la voiture.
Si ce n’est pas trop demander, Victoria, où allons-nous
exactement?
Haddo était à l’avant, à côté de Brody, et Tori à l’arrière.
On n’est plus très loin, annonça-t-elle évasivement, alors que
la Rolls circulait dans le quartier le plus misérable de la ville.
Des bandes d’adolescents traînaient sous les porches ou dans
les rues. Certains firent des gestes grossiers en direction de la Rolls,
assortis de regards lourds de défi.
J’ai l’impression que tu ne m’as pas tout dit, remarqua Haddo
avec une irritation évidente.
Tu crois ?
Excuse-moi de te demander ça, mais Chrissy n’est pas une
prostituée, au moins ? Avec un cœur d’or, cela va de soi, mais...
Brody camoufla son rire sous un feint accès de toux.
Bien sûr que non ! répondit sèchement Tori. Elle a juste besoin
d’un peu de répit.
C’est un refuge pour femmes battues, n’est-ce pas? devina
Haddo en observant avec méfiance un homme râblé, chauve et
moustachu, qui semblait tout droit sorti d’un film sur la pègre.
Tu n’as pas idée des cas que l’on rencontre ici, se lamenta-t-
elle. Ah! la voilà!
Chrissy attendait devant le refuge, une petite valise à ses pieds.
Tori l’avait avertie qu’elle viendrait la chercher dans une Rolls-
Royce, aussi la jeune fille agita-t-elle la main à l’approche de la
luxueuse voiture.
C’est elle? s’enquit Haddo en se tournant à demi vers Tori.
Mademoiselle Victoria s’intéresse de très près au refuge,
l’informa Brody, le vieux confident, avec une indéniable admiration
dans la voix. Personne ne pourra jamais l’accuser de ne pas avoir
de cœur, ajouta-t-il encore avec une affectueuse conviction.
Cachottière ! dit Haddo dont les yeux bleus se posèrent sur
elle. Tu t’es bien gardée de l’ébruiter, n’est-ce pas ?
Eh oui, c’est comme ça, répliqua-t-elle sur un ton dégagé. J’ai
remarqué que tu ne faisais pas étalage de tes actes philanthropiques,
toi non plus. Ce doit être un trait de caractère familial. Maintenant,
sois gentil, Haddo, pour Chrissy. Tu me laisses parler, O.K. ?
Brody s’arrêta le long du trottoir devant Chrissy qui,
manifestement, ne se tenait plus d’excitation.
Ne te gêne pas pour moi, répondit Haddo avec nonchalance,
Il me faudra un moment pour me ressaisir, de toute façon.
Radieuse, Chrissy s’était habillée pour l’occasion. La mode
qu’elle suivait n’était toutefois pas la même que celle des Rushford,
loin s’en fallait... Un bonnet rouge était enfoncé sur ses boucles
brunes qui s’en échappaient de façon désordonnée. Plusieurs petits
anneaux ornaient ses oreilles, et un faux diamant brillait sur l’aile de
son nez. Un sweat-shirt violet qui avait sûrement connu des jours
meilleurs moulait sa poitrine quasi inexistante et un collant rouge, en
harmonie avec le bonnet, soulignait la maigreur de ses jambes
qu’accentuaient encore ses grosses bottes noires.
Les deux jeunes femmes, qui n’auraient pu être plus
dissemblables, tombèrent dans les bras l’une de l’autre sous l’œil
fasciné de Haddo.
« Exactement ce qu’il me fallait, songea-t-il. Une autre source de
soucis. » Quant à Tori... Elle ne cessait de le surprendre. Non qu’il
n’ait pas toujours su qu’elle avait un cœur tendre. Il ne s’étonnait
même pas qu’elle ait choisi cette pauvre gamine, que la vie n’avait
manifestement pas épargnée, pour amie — encore que Chrissy
pourrait sûrement avoir meilleure allure sans tous ces colifichets
métalliques, avec une tenue plus correcte et quelques kilos de plus.
Des détails auxquels ils pourraient remédier sans problème.
Nul doute qu’elle était excitée comme une puce, allant même
jusqu’à embrasser Brody qui était descendu de la Rolls pour
charger son maigre bagage dans le coffre. Le chauffeur accepta ces
marques de sympathie avec une bienveillance ravie.
Grâce à une longue expérience en la matière, Haddo remarqua
l’expression anxieuse que Tori s’efforçait de dissimuler sous ses
lunettes noires Gucci.
« A mon tour, maintenant », pensa-t-il alors qu’elle se tournait
vers lui.
Lui, c’est Haddo, expliqua-t-elle rapidement.
Il était clair qu’elle espérait expédier les présentations.
Chrissy prit une jolie couleur pivoine et dut s’éclaircir la gorge
par deux fois avant de pouvoir parler.
Bonjour. Ravie de vous connaître, Haddo. Ou dois-je vous
appeler monsieur Rushford ?
Haddo remarqua l’incisive cassée que dévoila son sourire
nerveux.
Haddo suffira, intervint aussitôt Tori.
Il lui adressa un bref coup d’œil.
C’est vrai que c’est toi qui parles, dit-il en réprimant un
sourire. Heureux de vous accueillir parmi nous, Chrissy, ajouta-t-il.
Il faudrait remplacer cette dent, songea-t-il, stockant
l’information pour plus tard.
Dans l’immédiat, il n’avait pas plus de temps à perdre, aussi
invita-t-il ses deux passagères à s’installer à l’arrière.
Allons-y avant qu’il prenne l’envie à un de ces gamins de nous
jeter des pierres, murmura-t-il discrètement à Brody en reprenant
place sur le siège du passager.
Tout de suite, monsieur, dit celui-ci.

Chrissy n’avait encore rien connu d’aussi excitant dans sa jeune


vie. C’était la première fois qu’elle voyait un avion de près. Jamais
elle n’avait eu l’occasion d’approcher une piste d’atterrissage, et
elle était loin d’imaginer que, un jour, elle monterait dans un
appareil. Enchantée, elle passa tout le voyage le nez collé au hublot
à observer la mer de nuages. C’était vraiment trop chouette !
Tout d’abord, elle avait craint d’avoir peur, mais Haddo était un
pilote hors pair. Le plus surprenant était qu’il pilotait son propre jet.
Cool, non ? Et lui aussi l’était. Beau comme un dieu, et un vrai
gentleman. Il la traitait comme si elle était une véritable amie de
Vicki, et pas juste une des habituées du refuge auxquelles Vicki
était assez gentille pour venir en aide.
Tout le monde, au refuge, considérait Vicki comme un ange
gardien. Quand elle l’avait appris, elle avait rougi comme une
tomate en protestant.
Ecoutez ! avait-elle dit. Vous n’avez pas assez d’argent et moi,
j’en ai trop. Ce que je fais permet simplement de rétablir l’équilibre.
Peut-être. Mais, en attendant, aucune autre héritière n’avait
jamais mis les pieds au refuge. Pour cela, l’argent ne suffisait pas. Il
fallait du cœur, également. Et Vicki en avait un aussi grand que le
continent australien.
Toutes la connaissaient et toutes, évidemment, ne la portaient
pas aux nues. Certaines avaient sur elle des opinions peu charitables
: c’était une héritière, elle n’avait pas besoin de travailler et passait
son temps à s’amuser et à dépenser des sommes folles dans les
magasins hyper chic et ainsi de suite... Elles avaient vu les photos
dans les journaux. Les paparazzis ne semblaient pas se lasser de la
mitrailler. Et pourquoi pas ? s’était dit Chrissy. Elle était si belle,
même lorsqu’elle venait au refuge camouflée avec sa tenue
gothique, ce qui les faisait toutes bien rire.
Néanmoins, c’était vraiment incroyable que Victoria Rushford
soit venue frapper à la porte de leur refuge en proposant son aide.
Vicki et ses amis étaient riches à millions, alors que Chrissy avait
passé le plus clair de son existence à se battre pour survivre.
Et elle éprouvait un énorme sentiment de soulagement et de
réconfort à l’idée que le fait d’être invitée à Mallarinka la mettrait
pour un temps à l’abri des menaces de Zack et des raclées
auxquelles elle avait droit dès qu’il avait un peu trop bu.
Evidemment, c’était facile, pour lui, de la frapper; mais elle
adorerait le voir essayer de s’en prendre à Haddo. Elle n’était
même pas certaine que son poing pourrait atteindre son menton...
Il y avait un moment déjà qu’ils survolaient Mallarinka. A
présent, ils entamaient la descente, et elle ressentit un plaisir
renouvelé en découvrant la propriété et ses nombreux bâtiments.
C’était à la fois excitant et bizarre. Comment une petite ville
pouvait-elle avoir grandi au beau milieu de nulle part? Elle-même
était née dans une ferme laitière près de la frontière luxuriante entre
le Queensland et la Nouvelle-Galles du Sud, et c’était une
expérience fabuleuse de découvrir le vrai bush, surtout vu du ciel.
Ce qui la frappait plus que tout, c’était l’immensité de l’endroit
et la profusion de couleurs, en particulier les ocre qui embrasaient le
paysage, ainsi que les terre de Sienne, les jaunes et les pourpres, les
orange et surtout le rouge brique qui prédominait. Elle comprenait
maintenant pourquoi on appelait cette région « le Cœur Rouge ».
Jamais elle n’aurait cru que l’intérieur du pays puisse être aussi
coloré ; elle l’avait toujours imaginé bien plus aride, avec de vastes
espaces brunis par la sécheresse, mais ce qu’elle avait sous les yeux
démentait cette idée.
C’était impressionnant. Elle ne pouvait détacher son regard de
ces plaines s’étendant à l’infini et dont le rouge flamboyant
contrastait avec le bleu cobalt du ciel et le jaune doré des énormes
buissons qui, de l’avion, ressemblaient à des pelotes à épingles
géantes. Sans doute du spinifex...
Haddo lui avait expliqué que Mallarinka — elle adorait ce nom
— signifiait « cinq lagons ». Et le ranch lui-même lui apparut comme
un sanctuaire de verdure perdu au milieu de milliers d’hectares de
sable brique. Elle eut la sensation que son sang se mettait à
fourmiller dans ses veines. C’était d’une beauté à couper le souffle,
et en même temps effrayant.
Il serait si facile de se perdre, ici ! Elle savait, comme tout
citadin, que le bush était un endroit dangereux, et le désert plus
encore. Même si son éducation avait été écourtée, elle avait tout de
même eu le temps d’apprendre que les premiers explorateurs
avaient trouvé la mort lors de leurs malheureuses expéditions. Et
Mallarinka était situé aux abords du grand désert, dans le légendaire
Channel Country ou Pays du Passage — plaines d’inondation du
Grand Bassin artésien australien et bastion des gros propriétaires de
bétail.
Tout cela était tellement fabuleux ! Comme Haddo et Vicki. Ils
étaient si glamour, tous les deux. Leur existence était si éloignée de
la sienne qu’ils auraient aussi bien pu vivre sur une autre planète. Et
pourtant ils étaient d’une bienveillance incroyable avec elle. Pas de
manières, pas de condescendance à son égard... Savoir qu’elle
avait de tels amis lui réchauffait le cœur.
A l’ouest, des collines dominaient l’incroyable platitude des
plaines, ce qui les faisait paraître bien plus hautes qu’elles ne
l’étaient réellement. Les sommets en avaient été érodés au fil des
siècles en d’étranges minarets arrondis, rouille sous le soleil, mauves
dans les canyons ombreux. Par-delà l’aile de l’avion, elle apercevait
un vaste océan de sable amarante où les hautes dunes se
soulevaient comme autant de vagues figées dans leur immobilité
séculaire.
Plus près de la propriété, elle distingua d’innombrables bassins
naturels bordés d’arbres. Les billabongs. Et elle découvrit les cinq
lagons qu’elle compta avec excitation. L’un d’eux étincelait comme
de l’argent, un autre était d’un bleu rappelant une aigue-marine, les
autres étaient d’un vert opalescent.
C’était trop beau, presque irréel !
A cet instant, Chrissy acquit la conviction que personne au
monde n’avait plus de chance qu’elle. Depuis le premier jour où
elles s’étaient rencontrées, Vicki n’avait cessé de lui prodiguer, sa
gentillesse et sa générosité.
Il lui faudrait trouver le moyen de la payer de retour.

Droite comme un « i », Philippa les attendait à l’entrée de la


grande demeure. Elle ouvrit grands les bras, et Tori se précipita
pour l’étreindre.
Ma chérie, tu m’as manqué ! s’exclama Philippa en posant la
main sur l’abondante chevelure auburn.
Son sourire chaleureux engloba aussi Chrissy dans son accueil
affectueux.
Toi aussi, tu m’as manqué, Pip, répondit Tori en tapotant le
dos de sa grand-tante tout en refoulant ses larmes. Je suppose que
tu es déjà au courant que Haddo m’a kidnappée ?
Un sourire plissa le visage de Philippa.
Haddo a toujours eu à cœur de veiller sur toi, et dans ton
intérêt, ma chérie. Et ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, Je suis
trop heureuse de t’avoir de nouveau ici.
Je te présente mon amie Chrissy, Pip, dit Tori en se ; tournant
vers elle.
Bien sûr, Philippa avait été informée de la venue de Chrissy, et
celle-ci eut droit aussi à l’étreinte de leur hôtesse. Il était d’ailleurs
très difficile de résister à cette maîtresse femme dont l’inépuisable
bonté était cachée sous une autorité naturelle et imposante.
Avant tout, je vais vous conduire à vos chambres, dit-elle. Et,
une fois que vous vous serez rafraîchies, nous pourrons prendre
notre thé... Haddo ?
Haddo était sous la véranda en train de montrer les valises qui
toutes, à l’exception de celle de Chrissy, appartenaient à Tori, à
Bert, le factotum du ranch.
Haddo, mon grand, prendras-tu le thé avec nous ?
Bien sûr, répondit-il. Mais je dois d’abord voir Archie.
Archie Reed était le contremaître du ranch.
Donne-moi vingt minutes, ajouta-t-il.
Très bien... Allez, venez, mes chéries.
La vieille dame les précéda dans le majestueux escalier central
qui se divisait au niveau du palier.
J’ai installé Chrissy en face de toi, Tori, comme ça elle ne se
sentira pas perdue, expliqua-t-elle. C’est une grande maison.
Les yeux écarquillés, Chrissy se tourna vers Tori.
C’est immense !
Tu t’y habitueras vite, tu verras, assura Tori.
Lui prenant amicalement le bras, elle lui désigna d’un geste
insouciant la demeure ancestrale de l’une des plus grandes familles
de propriétaires fonciers d’Australie.

Même après une semaine, Chrissy était toujours aussi


impressionnée ; c’était vraiment trop, pour elle. Elle mangeait du
bout des lèvres et en silence à la table familiale. Cependant, peu à
peu, sa timidité diminuait devant la simplicité et la gentillesse de ses
hôtes. Et puis elle commençait à savoir s’orienter dans la maison et
à se familiariser avec ses dédales de couloirs, son luxe, son mobilier
ancien, ainsi qu’avec tous les tableaux et les objets précieux.
Dans cet environnement, Vicki, ou plutôt Tori comme on
l’appelait ici, n’avait pas changé de comportement à son égard.
Mais c’était surtout Haddo qui lui inspirait un respect mêlé de
crainte, tant par son rôle que par sa personnalité, même s’il
parvenait à apaiser sa nervosité en se montrant toujours plaisant
avec elle. Quant à Philippa, c’était une adorable vieille dame. Bien
qu’elle s’exprimât comme une reine, elle n’en avait ni la rigidité ni la
suffisance.
Malgré tout, Chrissy avait toujours le sentiment de n’être pas à
sa place parmi eux et se demandait parfois si elle n’allait pas se
réveiller brusquement d’un rêve merveilleux. Cependant, les riches
aussi avaient des problèmes, comme tout le monde... Tori lui avait
confié que, si c’était à refaire, elle ne choisirait pas une vie
d’héritière.
Ce sont les hasards de la naissance, Chrissy, lui avait-elle dit
un jour. Tu aurais pu naître à ma place.
Ça ne risquait pas ! s’était esclaffée Chrissy.
Consciente que Chrissy se sentait toujours comme un poisson
hors de l’eau, Tori avait envisagé d’agrémenter — pour ne pas dire
carrément changer — la garde-robe de son amie, surtout depuis
qu’elle avait appris la visite prochaine de Kerri et de son amie
Marcy. Elle connaissait assez Marcy pour savoir que c’était une
épouvantable snob, prompte à lâcher de cinglantes insultes, même
dans le cercle de ses relations fortunées. Un seul regard sur Chrissy
dans sa tenue habituelle et sa langue de vipère frapperait, sinon de
front, du moins dans le dos de Chrissy. Et Chrissy, à n’en pas
douter, saurait qu’elle était la cible de ses méchancetés.
Philippa écouta attentivement sa petite-nièce quand elle lui fit
part de ses inquiétudes.
A aucun prix je ne veux humilier Chrissy, mais j’aimerais lui
donner certaines de mes affaires. Tu sais comment sont Kerry et
cette horrible Marcy...
Philippa hocha la tête en soupirant.
Oh oui... Dieu me pardonne, mais je préférerais nettement
qu’elles ne viennent pas. Le problème, c’est que Marcy est prête à
saisir n’importe quel prétexte pour voir Haddo. Il me démange
souvent de lui dire qu’il y a des années qu’elle perd son temps en
cherchant à le séduire.
Tu ne penses pas que ce serait à Haddo de s’en charger ?
objecta Tori en réprimant son agacement.
Je mettrais ma main au feu qu’il ne lui a jamais donné le
moindre encouragement, assura Philippa. Pour en revenir à ce qui te
tracasse, quel mal y aurait-il à montrer à Chrissy le contenu de ton
armoire ? Elle est un peu plus petite que toi, mais aussi mince.
Personnellement, je suis certaine qu’elle aurait tout à gagner à «
changer de look », comme disent les jeunes...
Je veux qu’elle ait tous les atouts de son côté, répondit Tori. Et
je compte bien la convaincre de faire refaire sa dent, ajouta-t-elle
en baissant le ton avec un air de conspirateur, même si Chrissy ne
pouvait pas l’entendre.
Elle se trouvait à cet instant dans la cuisine avec Kate, la
gouvernante, dont elle avait conquis l’amitié et qui lui donnait des
leçons de cuisine. Tori lui en avait soufflé l’idée, et elle ne le
regrettait pas.

***
Les deux filles avaient pris l’habitude de monter à cheval
l’après-midi. Chrissy, sur la calme jument qu’on lui avait choisie,
n’avait pas été longue à trouver un réel plaisir à ces promenades
dont Tori planifiait l’itinéraire le matin.
Aujourd’hui, elles avaient décidé d’être un peu plus
aventureuses que d’ordinaire et d’aller visiter un campement
d’élevage à Cobbi Creek. Lors du dîner, la veille, Haddo avait
mentionné le fait qu’une partie des gardiens de bestiaux devaient
partir pour les rudes contrées de collines arides et revenir avec
autant de bétail qu’ils le pourraient.
Une tâche qui durerait probablement plusieurs jours, ce qui
voulait dire qu’il leur faudrait prendre des chevaux supplémentaires
avec eux — au moins trois ou quatre par homme, les bêtes
pourraient ainsi se reposer à tour de rôle ou être remplacées si,
comme cela arrivait parfois, elles se blessaient. Les rassemblements
étaient épuisants, tant pour l’homme que il pour l’animal.
Une fois parvenues au campement qu’entouraient un mur
presque solide d’eucalyptus coolabahs et des zones humides
regorgeant de nénuphars roses odorants, toutes deux mirent pied à
terre et attachèrent leurs montures à l’ombre. Immédiatement, Tori
repéra la haute silhouette de Haddo qui lui tournait le dos. Il
discutait près du corral avec Snowy, leur meilleur traqueur et
gardien de bestiaux aborigène, qui dirigerait vraisemblablement
l’expédition. Une bonne trentaine de chevaux attendaient déjà
calmement dans l’enclos.
Les apercevant, Haddo vint à leur rencontre de cette démarche
pleine d’énergie virile qui le caractérisait. Le bandana rouge vif noué
autour de son cou bronzé le rendait encore plus sexy aux yeux de
Tori, pour autant que ce soit possible.
Comment ça va? demanda-t-il en les gratifiant d’un de ses
irrésistibles sourires.
Visiblement subjuguée, Chrissy sourit à son tour.
Bien, dit-elle. Très bien, Haddo. C’est vraiment super ! Et je
commence à me sentir de nouveau à l’aise sur une selle. On peut se
baigner, dans ce ruisseau ? ajouta-t-elle en désignant du menton le
petit cours d’eau.
C’est possible, mais il y a des endroits mieux que ça pour
nager. Tori te les montrera.
Son regard saphir glissa sur Tori qui portait son akubra blanc
nonchalamment incliné sur les yeux.
Salut, dit-il.
Salut, répondit-elle, profitant de l’abri que lui procurait le
chapeau pour le dévorer des yeux.
J’aime bien ce nom de Tori, déclara Chrissy. Au refuge, tout le
monde l’appelle Vicki.
Pour moi, elle est Tori depuis si longtemps que je serais
incapable de l’appeler autrement, expliqua Haddo en se tournant
vers le campement. Les hommes vont bientôt se mettre en route.
Vous n’avez qu’à rester pour la distribution de thé et de scones.
Avec plaisir ! s’exclama aussitôt Chrissy en quêtant
l’approbation de Tori.
Tori esquissa une grimace comique.
D’accord pour le thé, mais je me passerai des scones.
Haddo secoua la tête avec un petit sourire amusé.
Ils ne sont pas si mauvais qu’elle le laisse entendre, Chrissy.
Ne te laisse pas influencer.
Son regard se reporta sur Tori. Elle avait tressé ses longs
cheveux auburn en une natte soyeuse qui lui tombait dans le dos et
portait une chemise de soie ivoire, assortie à son jodhpur écru ; ses
bottes de cuir havane étaient parfaitement cirées. Elle aurait été
parfaite pour une photo de mode. L’élégance de sa mince silhouette
aurait pu porter à croire qu’elle prenait la pose, mais ce n’était pas
le cas. La grâce de Tori était innée.
Tu as un problème? demanda-t-il.
Non, rien, assura-t-elle un peu sèchement.
Ce n’est pas ton habitude d’être aussi peu loquace...
Elle soupira, visiblement agacée.
Pourquoi faut-il toujours que tu adoptes ce ton moqueur avec
moi ?
Il eut une moue désabusée.
C’est involontaire, je t’assure. Venez avec moi, toutes les
deux. Tout le monde te connaît, Tori, mais je vais présenter
Chrissy.
Il tourna les talons, les laissant lui emboîter le pas.
Tori vit soudain les grands yeux bruns de Chrissy s’allumer et
suivit son regard. La plupart des hommes du campement
approchaient la quarantaine, mais son amie venait manifestement de
repérer un jeune type blond, portant chemise à carreaux, jean
moulant et akubra noir repoussé en arrière.
C’est qui, le blond, là-bas? murmura-t-elle en posant la main
sur le bras de Tori. Il est franchement craquant. Il ressemble à un
acteur de western dont je ne sais plus le nom, tu ne trouves pas ?
Pour être franche, non.
Oh, allez ! Je t’assure que si ! insista Chrissy.
Devant son enthousiasme, Tori finit par se radoucir.
Bon, si tu veux. Peut-être une très vague ressemblance...
Le jackeroo — c’est-à-dire un apprenti gardien de troupeau
—, Shane McGuire, n’avait pourtant de son point de vue vraiment
rien d’une star de cinéma, même si elle reconnaissait qu’il était
plutôt agréable, avec ses yeux bleus et ses boucles dorées. Et puis
tout le monde l’aimait bien. Cependant, elle ne pouvait ignorer que
Chrissy avait subi ces deux dernières années les violences d’une
brute. Son amie ne devrait-elle pas se montrer plus prudente ?
C’est quoi, son nom ? s’enquit Chrissy sans paraître se soucier
de sa réticence.
Chrissy... Ne t’emballe pas comme ça.
D’un autre côté, si cela pouvait l’aider à oublier Zack... Elle
risquait fort de ne pas perdre au change.
D’accord. Il s’appelle Shane McGuire. C’est le jackeroo.
Il n’est pas marié, au moins ? Si tu me dis que si, je me roule
par terre en hurlant.
Chiche ! s’exclama Tori, amusée. Je regretterais presque que
ce ne soit pas le cas, mais Haddo n’embauche jamais de jackeroos
mariés. Il veut qu’ils apprennent le métier avant de penser à fonder
une famille. De toute façon, Shane n’a que vingt ou vingt et un ans.
On commence tout juste sa vie, à cet âge.
Elle savait de quoi elle parlait... Ne s’était-elle pas rendue
totalement ridicule à seize ans ?
Pour moi, la vie que je mène a commencé quand maman est
morte, commenta Chrissy, balayant d’un haussement d’épaules
fataliste des années de chagrin et de misère.
Je sais. Je suis désolée, Chris.
Tori, qui avait elle-même traversé de douloureuses épreuves, ne
pouvait que compatir.
Ce n’est pas grave, j’ai trouvé un copain, dit Chrissy en
souriant. J’ai le droit de lui parler?
Naturellement.
Chrissy observa d’un air émerveillé un vol de cacatoès blancs à
crête jaune qui se posèrent dans les eucalyptus coolabahs sur
l’autre rive.
Je veux dire... même quand tu n’es pas là ?
Tu n’as pas besoin de ma permission quand tu veux parler à
quelqu’un, répondit Tori. Mais pas de bêtises, d’accord?
Compte sur moi ! promit Chrissy en l’étreignant fugacement.
« Que se passe-t-il ? s’interrogea Tori. Un coup de foudre ? »
Son grand regret était de ne pas avoir eu le temps d’emmener
Chrissy chez un dentiste pour remplacer sa dent cassée. Mais qui
sait... Shane serait peut-être trop ébloui par les grands yeux marron
pétillants de Chrissy pour s’en formaliser. Peut-être qu’il ne la
remarquerait même pas !
Chrissy n’avait pas caché qu’elle adorerait rester à Mallarinka si
Haddo lui trouvait un emploi. Elle était prête à faire tout ce qu’on lui
proposerait, dans la maison ou au campement. Son rêve serait de
devenir une jillaroo — les jillaroos constituaient la main-d’œuvre
féminine dans un ranch —, mais ça, c’était hors de question.
Mallarinka était un monde d’hommes. Le poste d’institutrice n’était
pas non plus dans ses cordes. Sans foyer fixe et sans parents
adoptifs pour la motiver réellement, Chrissy n’avait eu que peu
d’intérêt pour l’école, et son niveau d’éducation était insuffisant.
C’était une autre des préoccupations de Tori. L’école
reprendrait le lendemain matin à 9 heures — autant dire à l’aube,
pour elle...
Finalement, elle n’eut pas le cœur à refuser un scone fourré à la
confiture de prunes. Les pruniers sauvages poussaient en
abondance à la lisière du désert, et on en faisait d’excellentes
confitures, ainsi que de délicieuses tartes. Le scone, toutefois, lui
resta un peu sur l’estomac. Un autre gobelet de thé aiderait sans
doute à le faire passer.
Tandis que Chrissy engouffrait des scones avec un appétit qui
faisait plaisir à voir, Tori se leva du tronc couché qui leur servait de
banc et se dirigea vers Lliam, le cuisinier mi-irlandais, mi-chinois. Le
soleil aveuglant la fit grimacer et elle se dit qu’elle aurait dû remettre
ses lunettes teintées.
Elle levait la main pour se protéger les yeux quand, soudain, elle
sentit une main la pousser si brutalement sur le côté qu’elle craignit
un instant d’en avoir les côtes brisées. Perdant l’équilibre, elle
tomba à genoux.
Pousse-toi de là, espèce de sale bourricot !
Elle reconnut la voix de Snowy qui laissait échapper un long
chapelet de jurons. Au même moment, elle entendit Haddo pousser
un cri de douleur.
Oh non ! Immédiatement, elle comprit ce qui s’était passé.
Comme une idiote, elle s’était avancée sans s’en apercevoir
derrière les ânes, et bien trop près d’eux. Ils étaient attachés tous
les quatre, les uns à côté des autres. C’étaient des animaux
intelligents, capables de transporter les vivres et le matériel sur les
terrains les plus rudes, mais d’humeur irascible et qui n’attendaient
que l’occasion de mordre ou de décocher un bon coup de sabot à
celui ou celle qui aurait l’imprudence de les approcher.
Haddo avait dû se rendre compte qu’elle était en danger et sans
doute s’était-il précipité à sa rescousse. Le mulet n’avait pas pu la
mordre, elle, mais il n’avait pas hésité à planter ses dents dans le
bras de Haddo.
Comment avait-elle pu être aussi étourdie ? La honte lui donnait
envie de disparaître dans la terre rouge. Haddo payait cher
l’inattention dont elle avait stupidement fait preuve. Cet âne avait dû
passer sur lui sa nervosité et sa mauvaise humeur...
Consciente que tout le monde courait vers elle, elle rejeta la tête
en arrière, les yeux fermés, et prit une longue inspiration.
Oh ! mon Dieu, Vicki !
Chrissy s’agenouilla à côté d’elle, la mine atterrée.
Tori ? Ça va ? s’enquit Haddo sur un ton brusque.
Lui aussi s’accroupit devant elle pour la scruter avec insistance.
Tori se sentait particulièrement pitoyable... Lentement, elle
releva la tête.
Je suis désolée, Haddo, murmura-t-elle d’une petite voix
éteinte. J’ai honte... Je ne voyais rien, avec le soleil, et... Est-ce qu’il
t’a mordu ?
Il ne s’est pas gêné, confirma Haddo avec un sourire ironique.
Son bras gauche portait en effet les marques des dents de
l’animal.
Je suis tellement désolée, répéta-t-elle, les larmes lui montant
aux yeux.
Ce n’est pas grave.
Il l’aida à se relever et remarqua la grimace qu’elle ne put
retenir.
Je t’ai fait mal, tout à l’heure ?
Dans le feu de l’action, il n’avait pas été très doux, c’était
certain, mais il n’avait pas eu le choix.
Tu m’as seulement broyé deux ou trois côtes, s’efforça-t-elle
de plaisanter.
Ne t’inquiète pas. On va t’examiner sérieusement.
Le connaissant assez pour savoir qu’il ne plaisantait pas, elle
secoua la tête.
Je vais bien, Haddo. Vraiment... Pourquoi n’as-tu pas laissé
cette sale bête me mordre?
Son sourire amusé la rassura. Son humour était intact.
Parce que j’ai besoin de toi à l’école.
Oh! je vois...
Elle fit mine d’être vexée, mais ne put s’empêcher de lui sourire
à son tour. Ce qu’elle n’avait pas fait depuis très longtemps. ..
Tu as le droit d’être en colère contre moi.
Je ne le suis pas, répondit-il d’un air troublé.
J’espère que tous tes vaccins sont à jour?
Oui, ne t’inquiète pas. Tout va bien, Tori. Fin de l’histoire.
Il faudra mettre quelque chose là-dessus, Haddo, intervint
Chrissy, la mine soucieuse.
Tori approuva d’un hochement de tête.
C’est vrai.
Par chance, la morsure avait à peine entamé la peau. Haddo en
serait quitte pour une belle ecchymose.
Snowy me trouvera quelque chose, dit-il avec un haussement
d’épaules.
Snowy était un medecine man réputé de près de soixante ans
qui connaissait nombre de remèdes de brousse que plus d’un
médecin aurait été heureux de posséder. Il s’approcha d’eux avec
un sourire radieux.
Une chance que j’avais un bon bâton à la main, hein, boss?
Snowy, qui devait son nom à la masse de boucles blanches qui
encadraient son visage sombre, tenait encore la baguette dont il
avait dû assener quelques coups sur la croupe de l’âne furieux pour
le convaincre de lâcher le bras de Haddo.
Ce n’est pas la première fois que tu viens à mon secours,
Snowy, répondit Haddo avec une affection sincère.
Snowy se frappa le torse de son pouce.
Snowy ne laissera jamais personne te faire du mal, boss.
Maintenant, je vais aller chercher quelque chose à mettre là-dessus.
Merci, Snowy, dit Tori avec reconnaissance. Vaccins ou non,
il n’est pas question de laisser cette plaie s’infecter...

Après le dîner, Philippa avait pris l’habitude de se mettre au


piano, un Steinway de concert, pour les divertir. Toute la famille
admirait ses talents, et ses mains avaient miraculeusement échappé à
toute forme d’arthrite. Haddo et Tori connaissaient bien ses dons,
mais Chrissy, dont l’éducation musicale s’était bornée à des airs
discordants grattés sur un banjo désaccordé, était fascinée. Tandis
que Philippa jouait, Chrissy, assise près d’elle, absorbait la musique
comme une fleur la rosée matinale.
Ce soir-là, Haddo quitta discrètement le salon pendant que
Philippa jouait. Tori attendit dix minutes puis, tout aussi
silencieusement, le suivit. Connaissant sa fierté, elle savait qu’il
ignorerait sa blessure, mais il était évident qu’elle le faisait souffrir.
Kerri et Marcy, aussi inséparables que des sœurs siamoises,
devaient arriver dans la matinée du lendemain et elle aurait à partir
de là de moins en moins d’occasions de lui parler en tête à tête.
Bien qu’il ne l’y encourageât en rien, Marcy s’imaginait toujours
avoir une chance avec Haddo, et Kerri, en amie fidèle, faisait de
son mieux pour l’aider. Ce qui n’était pas le cas de Tori, loin s’en
fallait...
Haddo n’était pas dans son bureau, et la bibliothèque n’était pas
éclairée. Il devait être à l’étage. Elle hésita à le suivre, mais son
tenace sentiment de culpabilité la poussa à surmonter sa réticence.
L’inattention dont elle avait fait preuve dans l’après-midi était
impardonnable. Ce n’était pas comme si elle découvrait le bush, et
la vie dans le bush, pour la première fois ! Elle savait parfaitement le
danger que représentaient les ânes, et avait pratiquement foncé sur
eux avec pour résultat de les perturber et de les rendre agressifs.
En observant attentivement Haddo pendant le dîner, elle avait
cru remarquer une légère pâleur sous son hâle, ce qui avait accru
ses remords. Elle n’osait même pas imaginer ce qui serait arrivé si
l’âne avait pu planter ses dents dans son bras à elle. Si Haddo
n’avait pas été là...
Haddo? appela-t-elle en gravissant les marches du grand
escalier.
S’il était dans sa chambre, elle préférait annoncer sa venue.
« Pas comme la dernière fois... », persifla sa petite voix
intérieure qu’elle choisit d’ignorer.
Haddo?
Elle ralentit en approchant de la porte ouverte de sa chambre. Il
y avait de la lumière, mais cela ne calma pas sa nervosité pour
autant, si bien qu’elle sursauta vivement en le voyant apparaître sur
le seuil.
Tu m’as fait peur, dit-elle d’une voix nouée par l’émotion.
Moi, te faire peur? fit-il mine de s’étonner. Tu me cherchais,
non ? Eh bien, me voici. Tu veux entrer?
Il s’écarta de la porte. La chemise bleue qu’il portait pour le
dîner était déboutonnée et sortie de son pantalon.
Tu m’en donnes l’autorisation? s’enquit-elle.
Il sourit.
Entre. J’allais juste appliquer un peu de l’onguent de Snowy
sur mon bras.
J’étais sûre que tu avais mal, dit-elle avec inquiétude en
promenant son regard sur la vaste chambre.
L’appartement comprenait un dressing-room contigu à la
chambre, une salle de bains et, de l’autre côté, un salon dont une
porte donnait également sur le couloir. Le décor en était très
masculin, et très confortable, avec une grande peinture aborigène
exposée au-dessus du grand lit qu’elle avait un soir tenté de
conquérir. Elle n’avait jamais plus porté cette chemise de nuit
depuis...
Un peu, oui, concéda-t-il. Mais ç’aurait pu être pire. C’est toi
qui as bien failli avoir un bras sérieusement entamé, Nous avons
vraiment frôlé la catastrophe. Cet âne est trop dangereux, nous lui
rendrons sa liberté dès que le rassemblement sera terminé.
Tout en parlant, il avait ôté sa chemise, sans doute avec
l’intention de la remplacer par une autre aux manches courtes afin
d’éviter de la tacher.
La gorge soudain sèche, Tori put admirer son corps parfait. Son
pouls s’emballa et une chaleur importune qui monta à ses joues lui
fit regretter d’être venue.
Je peux le faire pour toi, si tu veux, s’entendit-elle cependant
lui proposer quand il saisit le petit pot d’onguent sur la table de
chevet.
Tu as envie de jouer les infirmières ?
Haddo étudia son visage aux traits réguliers, presque ciselés.
Elle portait une robe très courte dans les tons bleu et vert.
Comme toujours, elle lui évoqua une délicate nymphe de rivière. Le
vert profond de la soie s’harmonisait à la perfection avec celui de
ses yeux, et la façon dont elle avait coiffé ses longs cheveux le
fascinait. Elle en changeait sans cesse : relevés, tressés, en chignon,
en queue-de-cheval... Ce soir, elle avait laissé les boucles cascader
sur ses épaules, exactement comme il l’aimait. Elles encadraient son
visage d’un riche nuage cuivré.
Pourquoi pas ? Je vais bien jouer à l’institutrice, répliqua-t-elle
en s’avançant sur le tapis persan.
Ça ne t’inquiète pas, j’espère ? Je suis certain que tu t’en
sortiras très bien.
Elle releva fièrement le menton.
Evidemment ! Et je barricaderai la porte pour que personne ne
puisse sortir. Certains enfants détestent vraiment l’école ; ils
préfèrent être dehors et communier avec la nature plutôt que de
rester assis sur une chaise.
Tu risques de les rendre fous, si tu les enfermes.
Tori haussa les épaules avec agacement.
Tu sais bien que je plaisante. Laisse-moi faire... Je peux
parfaitement m’occuper d’une poignée de gamins.
« Du moins je l’espère », ajouta-t-elle pour elle-même.
Chrissy a demandé à venir s’asseoir de temps à autre dans le
fond de la classe.
Pauvre Chrissy..., soupira-t-il. Je suppose qu’elle a dû
manquer pas mal de cours. C’est une bonne idée.
Et Pip veut l’aider aussi.
Une autre bonne idée. Bon, tu viens ici, ou tu comptes exercer
ta magie à distance ? demanda-t-il avec une désinvolture teintée
d’une légère moquerie.
Ses yeux brillaient d’une lueur que Tori trouva presque
diabolique.
Tais-toi, Haddo, dit-elle en s’approchant de lui.
Il avait la peau couleur de bronze poli, avec une fine toison
brune sur son torse musclé. Elle pourrait courir le monde toute sa
vie sans jamais trouver un homme capable de lui inspirer un tel
désir...
L’âne l’avait mordu au bras gauche qui, comme prévu, prenait
de belles teintes violacées, jaunes et bleues.
Oh ! mon Dieu..., souffla-t-elle en lui prenant le petit pot des
mains. Et tout ça à cause de moi.
Eh oui, acquiesça-t-il d’un air sérieux.
Bon, ça va... Pas la peine d’insister, non plus.
Que veux-tu que je dise d’autre ? répondit-il en riant. Allez,
mets-moi cette pommade. Et doucement, s’il te plaît.
Tu as de la chance que je n’aie pas envie de te faire mal,
observa-t-elle avec une mimique éloquente.
Haddo inclina la tête pour la dévisager.
Et si on repartait de zéro, tous les deux ?
Aucune chance.
Prenant un peu de l’onguent vert foncé sur le bout de l’index,
elle commença à l’appliquer avec précaution sur l’hématome.
Tu ne trouves pas que ça s’est coloré très vite?
Ce doit être ce que voulait Snowy, dit-il, songeant que, sous
son massage, il risquait fort de perdre son légendaire sang-froid.
L’onguent fait ressortir l’ecchymose.
Hmm... En tout cas, ça sent bon.
Tori, surprise, respira l’odorante pommade en se demandant
distraitement si elle pourrait être bonne pour la peau. Puis, d’une
légère pression sur l’épaule, elle poussa Haddo sur le bord du lit.
Tu es trop grand.
Elle frémit quand il passa le bras autour de sa taille pour l’attirer
contre lui.
Je ne suis pas comme l’âne. Moi, je ne mords pas.
Aurais-tu changé, par hasard ? demanda-t-elle d’un ton un peu
sec pour cacher sa réaction d’affolement.
Pourquoi ne se laissait-elle pas faire, tout simplement, comme
lorsque, enfant, elle grimpait sur ses genoux ?
Ne me dis pas que tu es incapable de remarquer le
changement, Victoria... Je crois que cette nuit sera la plus belle de
ma vie. Tu as des doigts de fée.
Des doigts qui commencèrent à trembler.
Ça ne marchera pas, Haddo. Tu ne m’auras pas par la
gentillesse. Je te traite comme je traiterais n’importe qui.
C’est drôle... Je ne te crois pas.
Pourtant, tu n’as pas le choix.
Elle continua à masser le bras pour faire pénétrer l’onguent dans
la peau, un geste dont elle ne pouvait ignorer la sensualité...
Voilà, dit-elle au bout d’un instant. Ça devrait suffire. Je
t’emprunte ta salle de bains pour me laver les mains. Dommage,
l’odeur est vraiment très agréable. On dirait un mélange de fleurs. Je
serais curieuse de savoir ce que Snowy a mis dedans.
Je lui poserai la question à son retour. Tu n’as qu’à prendre
une serviette propre sur l’étagère.
Elle revint une minute plus tard et le regarda enfiler un T-shirt
marine qui moulait son torse parfait. Michel-Ange aurait sûrement
adoré l’avoir pour modèle...
Ça va mieux ? s’enquit-elle.
Je ne te mérite pas, répondit-il en rivant son regard au sien. Tu
as un don, Tori. Il faudra que j’aie plus souvent recours à tes
services.
Il se fichait d’elle... Elle sentit le rouge monter à ses joues.
Moque-toi de moi !
Non, je suis sérieux. C’est comme ça que je t’aime : douce,
repentante... Et ta sollicitude me va droit au cœur.
Tout le plaisir a été pour moi, répliqua-t-elle, un rien
sarcastique en se dirigeant vers la porte. Tu vas redescendre?
Bien sûr.
En deux enjambées, il la rattrapa à la porte.
Et si je t’embrassais pour te remercier? suggéra-t-il sur un ton
de défi.
Nous avons déjà eu notre dernier baiser, à moins que tu ne
l’aies oublié ?
Je ne l’ai pas oublié, mais cette fois je parlais simplement d’un
baiser de cousin à cousine.
Tori eut un haussement d’épaules faussement désinvolte. En
vérité, son cœur, une fois encore, s’était emballé.
Si tu y tiens..., dit-elle en lui présentant sa joue.
Oui. J’y tiens beaucoup, assura-t-il de sa voix grave et
vibrante avant de l’attirer dans ses bras.
C’était intolérable et, en même temps, c’était ce qu’elle avait si
souvent, si ardemment souhaité. Haddo représentait à la fois le pire
et le meilleur, pour elle. Une féministe convaincue en aurait été
scandalisée.
Tu es tellement sûr de toi, n’est-ce pas ? l’accusa-t-elle en le
foudroyant du regard.
Ils n’étaient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre, si près
qu’elle sentait la chaleur de son corps.
Evidemment, répliqua-t-il. Et pour rien au monde tu ne
voudrais que je change...
Lui prenant les poignets, il les porta à ses lèvres et embrassa le
délicat réseau de veines bleutées qui courait à fleur de peau.
Elle frissonna sous la vague de désir qu’il faisait ainsi naître en
elle.
Je n’ai jamais rencontré un homme avec un ego aussi...
boursouflé !
Une lueur d’humour s’alluma dans ses yeux saphir.
Tori... Tu sais bien que je suis le seul à savoir ce qui se passe
sous ta crinière rousse...
Ah oui?
Un vent de rébellion se leva en elle et se mêla à l’excitation que
ses mots ne cessaient d’attiser. Elle fixa sur lui son regard intense.
D’accord. Alors dis-moi ce que je pense, à cette seconde,
monsieur l’extralucide, le provoqua-t-elle.
Tu as envie que je t’embrasse... un vrai baiser, dit-il de cette
voix chaude qui la privait de toute volonté.

Ce fut un baiser fabuleux. Tori se retrouva délicieusement et


instantanément en pays de connaissance — elle n’avait pas oublié la
première fois —, comme si leurs âmes avaient été prédestinées de
toute éternité à s’unir. Un tel baiser était assurément le plus
merveilleux des cadeaux.
Et elle avait la conviction que Haddo serait un amant fantastique.
Elle avait eu tout le temps, au cours des quatre dernières années, de
rêver à ces instants hors du temps où elle s’était retrouvée dans son
lit, à brûler sous ses caresses, à prier qu’il la fasse sienne... Un
paradis trop vite perdu, assorti d’une chute dont elle ne s’était
jamais remise.
En la voyant, les gens concluaient hâtivement qu’elle avait
sûrement connu des hommes. Avec son look et son style de vie,
une fille comme elle, à son âge, avait toutes les occasions souhaitées
et aucune raison de s’en priver.
Pourtant, l’idée de sortir avec un autre homme ne lui venait
même pas. Haddo seul occupait ses pensées et il suffisait qu’il la
touche pour qu’elle ait la sensation de plonger dans un cratère sans
fond.
Quand leurs lèvres se séparèrent, elle avait le sentiment que son
corps entier était en ébullition.
C’est ce que tu appelles un baiser de remerciement?
demanda-t-elle, le souffle court.
Tu as presque vingt et un an, non ?
Et alors ? Qu’est-ce que ça change ?
Tu devras attendre pour le savoir.
Tu veux dire qu’on se retrouvera de nouveau dans ton lit?
lança-t-elle sur un ton délibérément lourd de sarcasme.
Enfin, Tori, tu n’avais que seize ans !
Parce qu’il faut en avoir vingt et un, pour ça?
C’est un âge plus raisonnable, en tout cas. Bien plus que seize.
Eh bien, autant t’ôter tout de suite cette idée de la tête,
rétorqua-t-elle. Je ne serai plus là à ce moment-là. Je vais accomplir
mon châtiment, parce que c’est bien de ça qu’il s’agit, et ensuite je
rentrerai à Sydney. Ta chère vieille amie Marcy, qui arrive demain,
sera sûrement ravie de l’apprendre...
Pour toute réponse, il prit son visage dans ses mains en coupe.
Qui est Marcy ? murmura-t-il avant de l’embrasser sur le bout
du nez.
3

Tori dormait comme une souche quand des coups sourds à la


porte la tirèrent du sommeil.
Oh ! Mon Dieu...
Elle se redressa brusquement. C’était le grand jour, le plus
important de sa vie : elle allait travailler et être payée pour sa peine.
La veille au soir, elle avait été pleine de bonnes intentions. Et
pleine d’assurance aussi. Après tout, elle n’aurait à s’occuper que
d’une petite douzaine d’enfants. Les plus jeunes n’avaient pas
encore tout à fait l’âge d’être scolarisés, et l’aîné, Charlie Worangi,
semblait ne pas pouvoir franchir le niveau de la cinquième année.
Dans l’espoir d’impressionner Haddo — elle avait beau
prétendre l’indifférence avec lui, elle était prête à tout pour l’épater
—, elle avait même réglé son réveil pour 7 heures.
Le problème, c’est qu’elle ne l’avait pas entendu. A moins
qu’elle ne se soit rendormie. Quoi qu’il en soit, il était maintenant 8
h 10, et elle se débattit pour se dépêtrer du drap dans lequel elle
s’était enroulée comme une momie au cours de la nuit.
Tori ? appela une voix grave depuis le couloir.
Haddo ! Elle en aurait pleuré de frustration.
Fiche-moi la paix ! cria-t-elle en se libérant enfin de ce fichu
drap.
Attention, j’entre!
Pour quoi faire ? Je n’ai pas le temps de discuter !
Passant outre ses objections, il ouvrit la porte et sa haute
silhouette s’encadra dans l’embrasure.
Tu n’aurais pas pu faire un effort pour ton premier jour ? dit-il
sans chercher à cacher sa désapprobation.
J’ai mis le réveil ! protesta-t-elle.
Apparemment non.
Si, je te le jure!
Attrapant le petit réveil, elle le lui lança. Il l’attrapa au vol mais
ne prit même pas la peine de le regarder.
La classe commence à 9 heures tapantes. Tracey y était
toujours en avance.
Tant mieux pour elle, répondit-elle avec brusquerie.
Maintenant, si tu veux bien me laisser, je voudrais me lever et
m’habiller.
Haddo laissa son regard courir sur son corps suggéré par sa
chemise de nuit toute simple en cotonnade rose bordée d’un liseré
de dentelle. Elle était tout simplement adorable. Elle était son « elfe
», mais il se garderait bien de le lui dire.
Qu’as-tu fait de tes chemises de nuit sexy ? ne put-il
cependant s’empêcher de demander.
Tori haussa les sourcils.
Je trouve plutôt étrange que tu t’en souviennes.
C’était ravissant. Evidemment, ça ne cachait pas vraiment
grand-chose, mais...
Il sourit. Sa phrase en suspens laissait entendre tant de choses
que Tori s’empourpra violemment.
Bien, dit-il en se détournant. Je vais organiser le petit déjeuner.
Je n’ai pas faim.
Elle enroula les bras autour de ses jambes repliées. Son irritation
la rendait plus désirable encore.
Désolé, mais pas question que tu partes l’estomac vide,
objecta-t-il. Tu risquerais de t’endormir en pleine classe devant les
enfants. Donc tu déjeunes, et ensuite je te conduis à l’école pour te
présenter dans les formes. Tout le monde sait qui tu es,
évidemment, mais pas en tant qu’institutrice. A propos, il serait
peut-être judicieux de t’habiller en conséquence.
Tu veux peut-être que je porte une blouse ? rétorqua-t-elle en
défaisant sa longue tresse.
Soudain, elle s’immobilisa.
Eh ! Mais où est Chrissy ? Elle aurait dû venir me réveiller !
Ne t’en prends pas à elle. Elle est partie de très bonne heure
sur sa jument. Je les ai croisées à environ trois kilomètres de la
maison ; il devait être vers les 7 heures...
Il était clair que Chrissy se sentait très à l’aise dans le bush où
elle s’épanouissait chaque jour un peu plus.
Oh!
Prise de court, Tori resta bouchée une seconde avant de se
ressaisir.
Elle a l’habitude de se lever de bonne heure, elle. Moi pas.
Allez, fiche le camp d’ici, Haddo !
Il plissa les yeux.
Techniquement, je suis ton patron, Victoria.
Oh ! désolée, minauda-t-elle sur un ton pas le moins du monde
contrit. Loin de moi l’envie de te manquer de respect. Je
recommence : Verriez-vous un inconvénient à déguerpir de ma
chambre, monseigneur?

A 8 h 30 précises, Haddo et Tori se rendirent dans le bâtiment


qui abritait l’école. Ils y furent salués par des sourires radieux, des
gloussements en cascade et de timides applaudissements. Il était
manifeste que, pour tout le monde, la journée serait à marquer
d’une croix sur le calendrier.
Charmée par l’accueil qui lui était réservé, Tori dénombra
rapidement son public. Les regards d’une quinzaine d’enfants
étaient rivés sur elle. Haddo et elle se tenaient sur l’estrade, à
l’avant d’une grande salle de classe très aérée, meublée de quatre
longues tables situées de part et d’autre d’une allée assez large pour
permettre à l’institutrice de circuler aisément. Au moins quatre
élèves pouvaient s’asseoir à chaque table, et l’une d’elles n’en
accueillait que trois.
Derrière elle, un grand tableau occupait presque toute la largeur
du mur. Au centre de l’estrade trônait le bureau de l’institutrice,
assorti d’un confortable fauteuil et couvert de toute une variété de
stylos, crayons et craies, ainsi que de deux ou trois blocs de papier.
Quelqu’un avait de plus eu la charmante attention d’y déposer aussi
un vase en céramique bleue où s’épanouissait un bouquet de lis
jaunes.
Les doubles portes de la salle, ainsi que plusieurs des fenêtres,
donnaient sur l’allée principale bordée d’arbres qui menait à la
demeure. Aussi Tori saurait-elle toujours qui circulait dans les
parages. Quant à la bâtisse elle-même, tout de bois blanc, elle était
protégée de la chaleur par une large véranda ainsi que par plusieurs
gros ventilateurs au plafond.
Haddo, que les enfants semblaient idolâtrer, la présenta comme
« miss Victoria ».
Bonjour, miss Victoria, dirent-ils tous à l’unisson.
Bonjour, les enfants, répondit-elle.
Jusqu’à maintenant tout va bien, murmura Haddo quelques
instants plus tard en adressant un sourire à Chrissy.
Celle-ci venait de se glisser dans la classe pour aller s’asseoir à
la table où il restait encore une place.
Désolée d’être en retard, s’excusa-t-elle, rose de confusion.
D’une minute à peine, la rassura-t-il.
Contrairement à Tori, Chrissy pourrait aller et venir à sa guise.
Les enfants, je vous présente miss Chrissy, qui aidera miss
Victoria et suivra la classe avec vous.
Bonjour, miss Chrissy !
Les élèves s’agitèrent sur leurs chaises, ne sachant
manifestement plus où donner de la tête. Pas une, mais deux
maîtresses ! Il était clair que, pour eux, « miss Victoria » était la plus
fascinante, avec ses longs cheveux auburn relevés en queue-de-
cheval et ses yeux aussi verts que l’eau d’un profond lagon éclairé
par le soleil. Haddo ne doutait cependant pas que « miss Chrissy »,
avec ses petites boucles brunes qui partaient dans tous les sens, ses
grands yeux marron et, surtout, sa spontanéité, saurait conquérir
leurs cœurs.
Tori, il l’avait constaté avec satisfaction, avait suivi son conseil et
choisi un ensemble chemisier et jupe adapté à son rôle. Chrissy,
elle, était en jean et T-shirt.
Je m’en vais, annonça-t-il à Tori. Tu me raconteras ta journée
au dîner. Et n’oublie pas que Kerry et Marcy devraient arriver en
début d’après-midi.
On ne peut pas trouver un bon prétexte pour les en dissuader?
suggéra-t-elle d’un ton sucré.
L’espace d’une seconde, Tori eut l’impression que Haddo était
sur le point de l’embrasser sur la joue, mais il se mit à rire en
secouant la tête et s’éloigna vers la porte.
Au revoir, les enfants ! dit-il. Miss Victoria me dira si vous
avez été sages. Et ça vaut pour toi aussi, Charlie, ajouta-t-il en
pointant le doigt dans la direction du garçon.
Charlie, onze ans, dont l’ambition suprême était de devenir
gardien de bestiaux dans le ranch, se trémoussa sur son siège en
ricanant. Que l’on puisse prendre plaisir à étudier restait visiblement
un mystère pour lui. Il subissait ce calvaire inutile dans le seul but de
ne pas déplaire au grand patron, monsieur Haddo, et de mettre de
son côté tous les atouts pour que Haddo l’engage dès qu’il serait en
âge. Redressant le dos, il croisa les bras sur la table avec un sérieux
affecté qui ne trompait personne.
Lorsque l’heure arriva de faire sonner la cloche pour le déjeuner
préparé à la propriété - sandwichs, fruits et muffins -, Tori avait
déjà une bonne idée de la façon dont elle comptait mener sa classe.
Avant toute chose, elle avait fait venir les élèves l’un après
l’autre au tableau où ils avaient écrit leur nom, leur âge et leur
niveau. Ensuite, elle avait décidé de consacrer un mur à l’exposition
de leurs dessins, et de faire apporter un piano droit afin de les
familiariser avec le chant; l’idée de former une petite chorale lui
plaisait assez. Même si elle n’avait pas le talent de pianiste de Pip,
elle était suffisamment douée pour avoir décroché un prix au lycée.
A 15 heures, soit à la fin de sa journée, elle fourmillait d’idées. Il
ne s’agissait pas uniquement d’apprendre à lire, écrire et compter à
ces enfants ; elle voulait aussi leur ouvrir l’esprit. Or, la musique,
langage universel, était un excellent moyen de le faire. Elle n’avait
même pas besoin de s’adresser à Haddo pour le piano — encore
qu’il serait préférable qu’elle lui en parle d’abord —, elle pourrait
l’acheter elle-même et le faire livrer.
J’ignorais que j’étais aussi bête ! marmonna Chrissy en la
rejoignant, l’air désolée. Même Charlie connaît au moins quelques
tables de multiplication. Et cette petite fille, Leila, écrit bien mieux
que moi.
Elle regarda le tableau où elle avait inscrit son nom sous celui
des enfants.
Tori balaya sa consternation d’un éclat de rire.
Ça ne veut rien dire ! Ce n’est pas parce qu’on suit des études
qu’on écrit bien. Le mieux, c’est encore de prendre un cahier et de
s’exercer. Tu devrais demander à Pip de te montrer son écriture,
elle est superbe. Haddo n’écrit pas mal non plus. Et moi, je me
débrouille assez bien.
Très bien, tu veux dire. Et puis tu es intelligente, toi. Les
enfants ont vraiment aimé tes leçons. Je les regardais : ils étaient
littéralement captivés. Tu as une façon d’expliquer les choses qui
rend tout très simple. J’ai pris le même plaisir qu’eux à t’écouter.
Le cœur de Tori se serra.
Ne t’inquiète pas, Chris, tu rattraperas ton retard en un rien de
temps, j’en suis sûre. Tout ce qu’il te faut, c’est la volonté de le
faire... et je sais que tu l’as.

Depuis qu’elle était à Mallarinka, Chrissy s’était sentie protégée


par ses hôtes ainsi que par Kate, la gouvernante si maternelle avec
laquelle elle s’entendait si bien. Elle était également devenue l’amie
des employées de maison sous les ordres de Kate. Mais tout avait
changé depuis l’arrivée de Kerri, la sœur de Haddo - grande,
mince, très belle mais insatisfaite, d’où sa causticité sans doute-, et
de son amie Marcy - jolie petite brune, un peu enveloppée, mais de
façon très harmonieuse.
L’ambiance dans la grande demeure s’était brusquement
dégradée. Marcy, qui faisait tout un tas de manières lorsqu’elle était
en présence de Haddo, ne se gênait pas pour lancer des remarques
venimeuses dès qu’il avait le dos tourné, et c’était elle, Chrissy, qui
faisait la plupart du temps les frais de son humour corrosif.
Tori était elle aussi la cible de ses réflexions désobligeantes, à la
différence toutefois qu’elle n’avait aucun mal à lui renvoyer la balle,
alors que Chrissy était incapable de trouver quelque chose à
répondre. De plus, elle perdait toute assurance devant des
représentantes snobs de l’élite sociale telles que Kerry et Marcy.
Pour elle, toutes deux étaient à mettre dans le panier des « riches
garces », celles qui n’avaient jamais eu à se battre pour survivre
parmi ce que Kerry appelait avec dédain les « couches inférieures
».
Heureusement, Tori était généralement là pour s’interposer.
Quand Marcy, un sourire sarcastique aux lèvres, interrogea Chrissy
sur son incisive cassée, Tori la menaça, si elle ne lui fichait pas la
paix, de se retrouver à son tour avec quelques dents en moins...
Oh ! navrée... Sincèrement navrée, Victoria ! s’exclama
Marcy avec emphase. C’est vrai que tu aimes te distinguer des
autres... C’est si original d’aller chercher tes amies dans un refuge !
Parce que c’est bien là que tu l’as trouvée, n’est-ce pas? Et tu lui
fais la classe, en plus ? On dirait que tes leçons ne lui profitent pas
vraiment, d’ailleurs ; on ne peut pas dire qu’elle ait beaucoup de
conversation. J’ai essayé de discuter avec elle, mais elle est
incapable de mettre deux mots corrects bout à bout.
Tori prit sans hésiter la défense de son amie.
Chrissy a du mal à répondre parce que tu fais tout ton possible
pour la rendre nerveuse. Pour moi, c’est de la cruauté pure et
simple. Mais quoi d’étonnant de ta part ? La médisance n’a jamais
été un signe d’intelligence.
La poitrine de Marcy se gonfla sous l’insulte.
Je ne vois vraiment pas ce que Haddo peut te trouver,
marmonna-t-elle entre ses dents.
Confidence pour confidence, moi non plus, répondit Tori,
railleuse. Cela dit, tu ne t’es pas rapprochée de lui d’un pouce
depuis ton plus jeune âge. C’est triste, non ? Un jour, tu devrais
peut-être avoir le courage de te poser la vraie question, à savoir : «
Se pourrait-il que je perde mon temps avec lui? »...
Marcy se tortilla sur sa chaise en pinçant ses lèvres minces.
Très drôle. Mais ça ne m’étonne pas de toi, ma chère; tu as
toujours été odieuse.
Tori secoua la tête. Pour une raison qui lui demeurait
mystérieuse, Marcy, qui avait quelques années de plus qu’elle,
l’avait toujours crainte.
Et ne crois pas que j’ignore pourquoi on t’a ramenée ici,
poursuivit Marcy sur un ton acerbe. La famille s’inquiète de voir le
genre de faune avec laquelle tu traînes.
Nous fréquentons les mêmes, Marcy, lui rappela Tori, pince-
sans-rire. Tu sais bien... Les fameux personnages influents, les gens
soi-disant « branchés ».
Peut-être, mais la différence entre toi et moi, c’est que je sais
me comporter en société. Pas toi.
Dans ce cas, pourquoi sembles-tu toujours aussi envieuse ?
s’enquit Tori en souriant. Vois-tu, ce dont tu ne tiens pas compte,
c’est que je suis assez intelligente pour savoir de quoi tu es capable.
Et, entre nous soit dit, ce que je fais ne te regarde pas. Par ailleurs,
permets-moi de te rappeler que contrairement à toi, qui n’es qu’une
invitée, je suis de la famille et chez moi ici. Donc, tu es très mal
placée pour me faire des remontrances. Et je te conseille aussi de
cesser d’ennuyer Chrissy.
Bonté divine ! s’exclama Marcy avec une expression
exagérément outrée. Une invitée ? Tout le monde ici sait que je suis
bien plus que ça ! Mon amitié avec Kerri remonte à la maternelle, et
Haddo et moi avons toujours été très proches. Pour quelle autre
raison m’accepterait-il sous son toit?
Elle esquissa un sourire condescendant avant de poursuivre.
Nous avons toutes nos petits secrets, n’est-ce pas ? Que
pourrais-tu savoir de ce qui s’est passé ces dernières années? Mais
si nous parlions de toi, plutôt? Tu crois peut-être que je suis dupe
de cette attitude distante que tu prends avec Haddo ? C’est du
bluff. Haddo est bien plus pour toi que tu veux le faire croire.
Evidemment ! répliqua Tori avec un large sourire. C’est mon
cousin, et je l’adore. Mais, pour revenir à Chrissy, elle était
vraiment très heureuse, ici, avant ton arrivée. Et il est très important
pour moi qu’elle retrouve cette joie.
Marcy laissa échapper un petit rire méprisant.
Je comprends tout à fait, mais comment une fille des rues
comme elle pourrait être à l’aise ici ? Il n’est pas donné à tout le
monde d’avoir la chance de Cendrillon ; les coups de baguette
magique qui transforment les souillons en princesses se font rares,
de nos jours. Comment veux-tu qu’elle se sente bien ? Elle n’est
pas du tout à sa place dans cette maison. Qui sait si elle ne se
droguait pas, avant? Peut-être même qu’elle se prostituait? Ce
serait le comble ! Non, sérieusement, Victoria, je ne suis pour rien
dans le fait qu’elle ne soit pas à l’aise. D’ailleurs, j’ai même fait des
efforts pour être agréable avec elle...
Tori avait de plus en plus de mal à brider son tempérament
naturellement ardent.
Avec ta médisance mesquine ? rétorqua-t-elle sur un ton
tranchant. Permets-moi d’en douter. Et, pour ta gouverne, sache
que Chrissy n’a jamais touché à la drogue, et pas davantage à ce
dont tu l’accuses honteusement. Tu te sens tellement supérieure à
toutes les Chrissy de ce monde, n’est-ce pas, Marcy?
Celle-ci partit d’un rire de gorge.
Je ne le sens pas, je sais que je le suis.
Quelle suffisance ! Il ne te vient jamais à l’esprit que le hasard
aurait pu te faire naître dans le même milieu ? Chrissy n’a pas eu ta
chance, elle; on ne lui a pas distribué de bonnes cartes à sa venue
au monde. Tu ne crois pas que c’est à nous, qui avons bénéficié
d’une meilleure donne, que revient la responsabilité de l’aider? Si tu
consacrais un minimum de temps à t’intéresser aux autres, ça
permettrait peut-être à ton cœur de s’ouvrir un peu.
Oh ! s’il te plaît, ma chère, fais-moi grâce de tes prêchi-prêcha
!
Et toi, fais-moi grâce de tes « ma chère ». Je sais que tu te
crois très distinguée, mais sais-tu à quoi on reconnaît une véritable
grande dame? A sa générosité, surtout envers les moins fortunés.
Tu es encore loin du compte. Mais si tu peux essayer de t’en
souvenir pendant la durée de ton séjour et arrêter de persécuter
Chrissy avec ta langue de vipère, ce serait déjà un bon début.
Je ne peux rien promettre, soupira Marcy en consultant
ostensiblement sa montre. Excuse-moi, mais je dois aller me
préparer. Haddo m’a demandé de lui tenir compagnie, aujourd’hui.
Tori, qui s’apprêtait à sortir de la pièce, s’arrêta net.
Vraiment? dit-elle, affectant une réelle surprise. C’est curieux,
parce que Pip me remplace à l’école ce matin pour permettre à
Haddo de nous emmener, Chrissy et moi, en hélicoptère à
Koomera Crossing. Chrissy a un rendez-vous chez le dentiste pour
remplacer sa dent cassée.
Hmph..., fit Marcy avec un haussement d’épaules dédaigneux.
J’espère au moins que ça te rend heureuse, ma chère, de combler
les pauvres de tes largesses !
En fait, oui, répondit Tori d’une voix plus calme. Ça me
permet de prendre conscience qu’une fortune se mérite, et qu’être
une héritière digne d’estime est un apprentissage.
Elle tourna les talons avant que sa rancœur envers Marcy ne
reprenne le dessus.
A ce soir, Marcy, lança-t-elle par-dessus son épaule. Kerri est
une cavalière accomplie. Pourquoi ne lui demandes-tu pas de
t’aider à rafraîchir tes notions d’équitation ?
Marcy tressaillit d’indignation.
Pourquoi, grand Dieu, aurais-je envie de monter sur une de
ces horribles bêtes ? demanda-t-elle avec morgue avant de
s’éloigner à grandes enjambées dans la direction opposée.

Tandis que Chrissy affrontait bravement le fauteuil du dentiste -


elle avait raconté en avoir eu une unique expérience dont elle avait
gardé un souvenir traumatisant -, Haddo et Tori se promenèrent
dans la ville florissante du bush qui avait son propre hôpital et
comptait de multiples commerces. Après avoir fait toutes les
emplettes qui figuraient sur la liste que Pip leur avait remise, ils se
dirigèrent vers une cafétéria.
Une fois à l’intérieur, ils choisirent un box près de la baie vitrée
donnant sur la rue principale ensoleillée. 4x4 et autres véhicules
utilitaires étaient garés presque pare-chocs contre pare-chocs le
long des trottoirs de part et d’autre de la chaussée.
Comment comptes-tu t’y prendre pour convaincre Marcy
qu’elle n’est pas l’amour de ta vie? demanda Tori sur le ton de la
conversation quand ils eurent commandé des sandwichs et des
cafés.
Pour quelle raison tiens-tu à ce que je le fasse ? répondit-il en
adoptant la même expression désinvolte qu’elle. Ne me dis pas que
tu es jalouse...
Oh ! Ça ne risque pas ! Tu sais bien que je ne te supporte pas.
Il haussa les épaules.
Alors, continue à me détester. Tes baisers n’en sont que plus
délectables.
Les joues de Tori s’enflammèrent.
N’en prends surtout pas l’habitude. Dans mon intérêt, il est
nettement préférable qu’on cesse de s’embrasser. Je ne veux pas
avoir à me soucier de toi.
Tu le devrais, pourtant, répliqua-t-il avec un petit rire
malicieux. J’aurai bientôt trente ans, et j’ai un besoin urgent de me
marier et d’avoir des enfants.
Marcy serait ravie d’être l’heureuse élue.
Oh ! je t’en prie..., dit-il en secouant la tête.
Une mèche de ses cheveux noir de jais tomba sur son front.
J’ai connu d’autres femmes que Marcy dans ma vie, Dieu
merci.
Quelques visages s’imposèrent dans l’esprit de Tori.
Oui, c’est vrai. Il y a eu Georgina Thomas... et Rosie
Armitage. Au fait, qu’est-elle devenue, Rosie ? Je l’aimais bien. Elle
a toujours été très gentille avec moi. Pas comme cette garce de
Marcy. C’est une vraie peste, avec Chrissy.
Oui, je sais. Ça ne m’a pas échappé. Je lui en toucherai un
mot.
Ce serait bien... Et Kerri ? Aurait-elle des problèmes de
couple ? Elle ne me parle pas.
Elle est jalouse de toi. Tu ne t’en étais pas aperçue ?
Enfin, Haddo, c’est ridicule ! Pourquoi Kerri me jalouserait-
elle?
Tu connais très bien la réponse à cette question, Tori, dit-il
sans détour.
Une vive rougeur monta de nouveau aux joues de Tori.
Tu veux dire que Kerri m’a détestée depuis le début? C’est ta
sœur, et, comme vous n’étiez que tous les deux, elle voulait que tu
ne t’occupes que d’elle, c’est ça? Mais toi tu étais toujours avec
moi.
Le sourire de guingois de Haddo confirma son hypothèse.
Je peux te jurer que tu étais la petite fille la plus ravissante et
adorable qui soit. Tu étais tellement pleine de vie, même après la
mort de ton père et malgré ton chagrin... Je ne pouvais pas ne pas
t’aimer, Tori.
Abasourdie, elle reprit sa respiration avec difficulté.
Mais alors... Pourquoi m’as-tu traitée comme tu l’as fait?
Avec un soupir, il leva brièvement les mains devant lui, comme
pour se protéger de ses questions.
Ne recommence pas, par pitié...
Il se résigna cependant à répondre.
Parce que tu étais une enfant, mon petit elfe, avec tes
mignonnes petites oreilles pointues. J’étais amoureux de tes
oreilles...
Elle eut du mal à contenir son émotion en l’entendant l’appeler
par ce surnom qu’il lui avait donné quand elle était encore haute
comme trois pommes. A l’époque des jours heureux...
J’ai grandi, depuis, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, dit-
elle plus sèchement qu’elle l’aurait voulu. Et mes oreilles aussi...
Tes oreilles sont celles d’une princesse de conte de fées, Tori,
objecta-t-il. Quant au prétendu traitement cruel que je t’aurais
réservé, je croyais avoir été assez clair sur la cause de mon attitude.
Avec la distance, maintenant, tu dois le comprendre, non ?
Une partie d’elle le comprenait peut-être, oui, mais le problème
était que ses émotions restaient obstinément sourdes à la voix de la
raison.
Je n’étais pas venue pour t’offrir ma... mon...
Ton innocence ? dit-il, venant à son secours. Il ne t’est donc
jamais venu à l’esprit que j’aurais pu avoir envie de te la voler?
Son regard saphir la cloua sur place.
Tu ne m’aurais jamais fait de mal, Haddo, j’en étais
convaincue, murmura-t-elle. En plus, je sais comment tu me
regardais. Personne ne m’a jamais regardée comme toi. Jamais. Et,
crois-moi, les hommes me consacrent assez d’attention. Mais toi,
c’était différent. Ne le nie pas. C’est ça qui m’a poussée à faire ce
que j’ai fait.
Alors, j’ai commis une erreur.
Il se recula sur sa banquette en poussant un nouveau soupir.
Tu étais si belle... Tout en toi exigeait que je te regarde, je
n’avais pas la volonté de faire autrement.
Donc c’est ma faute, c’est ce que tu veux dire ? le défia-t-elle.
Il sourit, et le bleu de ses yeux était à cet instant si intense que
Tori se sentit presque étourdie.
Tu ignores la force de ton pouvoir, ajouta-t-il.
Et toi du tien. Si j’avais dû perdre ma virginité...
L’as-tu perdue, Tori ? demanda-t-il en lui saisissant les mains.
Ce ne sont pas tes affaires ! s’exclama-t-elle en essayant
vainement de se libérer.
Il attendit quelques secondes avant de la relâcher.
Je pensais que tu me le dirais, au nom de notre vieille amitié.
Tu m’as déjà confié les centaines et centaines de baisers...
Elle baissa les yeux.
J’avais très envie de la perdre, après... ce que tu m’avais fait
subir, avoua-t-elle avec le désir de se venger de la cuisante blessure
d’amour-propre qu’il lui avait infligée.
Et qu’est-ce qui t’en a empêchée ?
Elle inclina la tête en le fixant d’un regard farouche.
Qui te dit que je ne l’ai pas fait ?
Elle vit son expression s’adoucir.
Tu es un peu... à moi, répondit-il avec tendresse. N’est-ce
pas, Tori ?
Soudain toute animosité, tout besoin de revanche la désertèrent.
Oui, murmura-t-elle. C’est bizarre, non ? Surtout quand on
pense que tu as fait de moi une sorte de délinquante juvénile. Tout
ce que je voulais, c’est que tu m’aimes. Au lieu de ça, tu m’as
rendue affreusement malheureuse.
Je regrette, dit-il avec une sincérité qu’elle ne pouvait nier.
Emue, elle réagit cependant en se forçant à esquisser une moue
désinvolte.
De toute façon, je...
Apercevant la serveuse qui se dirigeait vers leur table, elle
s’interrompit.
Nos sandwichs arrivent.
Haddo posa de nouveau les mains sur les siennes, captant son
regard.
Tori, tu as ma promesse que je ferai tout ce qui est en mon
pouvoir pour ne plus jamais te blesser.
Elle en fut profondément touchée. Comment pourrait-elle jamais
se détacher d’un homme tel que lui ?
« Je le jure devant Dieu » — tu dois le dire, Haddo.
Je le jure devant Dieu, répéta-t-il avec gravité.
C’était un instant si intense, presque magique, que Tori sentit les
larmes lui monter aux yeux.
La serveuse posa leur commande devant eux. Café noir pour
Haddo, cappuccino pour elle, et une grande assiette d’appétissants
sandwichs à partager.
Ce fut Haddo qui détendit l’atmosphère en ramenant la
conversation sur un sujet moins brûlant.
Pour répondre à ta question à propos de Kerri, elle a des
problèmes pour avoir un enfant. Ça la rend nerveuse, quand ce
n’est pas franchement amère.
Je plains son mari. Je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi de
se trouver en face de Kerri quand elle est dans une de ses humeurs
sarcastiques. Mais pourquoi est-ce qu’elle continue à suivre ce
régime stupide ? Mince comme elle l’est déjà, ça n’a pas de sens !
Tu as remarqué qu’elle ne mange presque rien ? Peut-être que si
elle se nourrissait correctement et faisait des séances de méditation
ou de relaxation, ils auraient plus de chance !
C’est ce que je lui ai plus ou moins laissé entendre, expliqua
Haddo. Je lui ai aussi suggéré d’aller se détendre quelque part dans
un coin tranquille avec son mari. Elle est bien trop stressée.
S’il y a une chose que j’ai apprise sur Kerri, c’est qu’elle a
beaucoup de mal à se relaxer. J’espère sincèrement qu’elle suivra
ton conseil et que tu auras bientôt un neveu ou une nièce. Tonton
Haddo... ce serait fantastique !
Devant son enthousiasme, il sourit à son tour et leva sa tasse de
café.
A mon futur neveu ! plaisanta-t-il avant de regarder l’heure. Je
me demande comment ça se passe, pour Chrissy.
Il poussa l’assiette de sandwichs vers elle.
Qui paye ? Toi ou moi ?
Je me charge de la couronne en porcelaine, et toi des
sandwichs. Oh ! j’oubliais... Je crois que Chrissy est en train de
tomber amoureuse de ton jackeroo — Shane.
Il haussa un sourcil narquois.
Shane? Elle ne le connaît que depuis quinze jours.
Tu n’as jamais entendu parler du coup de foudre ?
Alors, que suggères-tu ? Que je les fasse suivre et espionner
pendant une de leurs chevauchées matinales? s’enquit-il en étudiant
d’un air dégagé le contenu d’un des sandwichs.
Et toi, qu’en penses-tu?
C’est vrai qu’ils semblent très attirés l’un par l’autre, concéda-
t-il. Mais Chrissy a vécu une vie très chaotique. A mon avis, elle
aurait besoin de s’offrir un peu de temps avant de se lancer dans
une nouvelle aventure.
Mais on l’a mise sur la bonne voie, remarqua Tori, qui jugea le
moment propice pour lui exposer son idée. En fait, ce dont elle a
besoin, c’est que tu lui donnes un job.
Nous y voilà, dit-il avec un sourire entendu. Je me demandais
combien de temps encore tu allais tourner autour du pot avant de
me le demander.
Pourquoi pas jülarool proposa-t-elle.
Cet emploi figurait en tête de liste des ambitions de son amie,
mais elle ignorait si Haddo pourrait se laisser convaincre. Même si
Chrissy avait des affinités naturelles avec les chevaux et les animaux
en général, et bien qu’elle ait vécu dans une ferme, elle n’avait
aucune expérience des rigueurs et de l’isolement auxquels
l’exposerait le bush.
Haddo esquissa une petite grimace.
Tori, tu sais aussi bien que moi que c’est une vie très pénible.
D’une façon générale, les femmes ne sont pas assez armées, pas
plus mentalement que physiquement, pour affronter la dureté du
travail et la solitude que cela implique. Ça ne poserait pas de
problème à Mallarinka parce que je ne tolérerais pas de
discrimination de la part des hommes, mais ceux qui mènent cette
existence difficile ont tendance à devenir très machos. Ils ne
supporteraient pas bien la présence d’une femme parmi eux.
Mais nos gars sont très gentils, protesta-t-elle.
Avec toi, oui. Parce que tu es Victoria Rushford. Chrissy, elle,
risquerait d’être en butte à toutes les réflexions machistes
imaginables.
Après l’enfer qu’elle a vécu, je crois qu’elle s’est construit une
armure très solide contre ce genre de choses, déclara-t-elle avec
fougue. Mais elle a désespérément besoin que quelqu’un lui tende
une main secourable et d’un endroit où elle se sentira en sécurité.
N’est-ce pas exactement ce qu’on lui offre ? observa-t-il avec
douceur. Bon, O.K. On peut commencer par lui donner un job au
magasin. Ensuite, on enchaînera avec quelques tâches précises et on
verra comment elle s’en sort et si elle est acceptée. C’est une
gentille fille et je l’aime bien. Mais elle n’est pas vraiment à son aise
dans la maison, n’est-ce pas ?
Tori ne pouvait le nier. Il était clair que Chrissy n’était pas dans
son élément parmi les vases chinois, les couverts en argent et le
mobilier sophistiqué.
Non. Surtout depuis l’arrivée de Marcy et de Kerri. Avec
elles, elle perd tous ses moyens.
Tori en aurait eu bien plus à dire sur ce sujet, mais jugea
préférable de le garder pour elle.
Hmm..., dit-il. Je suppose que si elle veut vraiment travailler...
Oh ! oui, elle ne demande pas mieux ! Elle se plaît tellement, ici
!
Haddo leva la main.
Ecoute, j’approuve totalement les efforts que tu fais pour aider
Chrissy et d’autres filles comme elle, mais nous allons devoir
procéder au coup par coup, si tu veux bien. Il faut que je réfléchisse
afin de trouver un compromis acceptable. Pour les raisons que je
t’ai expliquées, on n’emploie pas de jillaroos. Le simple fait
qu’elles soient des femmes suffit à semer la pagaille parmi les gars.
Déjà, tu te rends bien compte que Chrissy ne pourrait pas dormir
avec eux dans le dortoir.
Et pourquoi ne pas l’installer dans le bungalow de l’institutrice,
derrière l’école ? suggéra avec empressement Tori qui avait déjà
longuement songé au problème.
Le modeste logement était resté vacant depuis que Tracey et Jim
s’étaient mariés et qu’ils avaient emménagé dans une maison plus
spacieuse.
Il a juste besoin d’un coup de peinture et d’une petite remise à
neuf. Je suis sûre qu’elle serait ravie, et au moins elle se sentirait
indépendante. Oh ! s’il te plaît, Haddo...
Ses yeux verts implorants, elle tendit sa main ouverte vers lui. Il
la prit avec un sourire empreint d’ironie.
Donc tu laisses Chrissy ici, et tu rentres à Sydney, c’est ça?
Incapable de soutenir l’électricité qui courait entre eux, elle retira
doucement sa main. Haddo avait toujours eu le don de percer ses
défenses. Cherchant à se donner du temps, elle tourna la tête vers la
baie vitrée et enroula nerveusement une mèche de ses cheveux
autour de son index. La seule pensée de s’éloigner de Haddo lui
était intolérable.
Finalement elle rencontra de nouveau son regard.
Rien ne presse, répondit-elle avec ce qu’elle espérait une note
d’insouciance. Je n’ai pas encore démissionné. En fait, j’ai
l’intention de former une chorale. De faire découvrir la musique à
ces enfants. Et la peinture, aussi... Pip trouve que c’est une bonne
idée. Oh ! j’ai également pensé qu’ils pourraient créer un jardin
autour de l’école.
Autre chose, encore? demanda-t-il, pince-sans-rire. Comme
tu le sais, je suis un homme très désœuvré...
Donne-moi simplement ton accord, je m’occupe du reste. On
pourrait aussi installer un portique, avec des agrès, et une
balançoire, ça leur plairait sûrement. Et un bac à sable pour les plus
petits... Ils ont besoin de moi, Haddo, au moins jusqu’au retour de
Tracey...
« Et j’ai besoin d’eux », songea-t-elle.
Qu’est-ce qui t’amuse? s’enquit-elle, à la fois surprise et
conquise par la tendresse de son sourire.
D’accord, il avait un sourire irrésistible, mais elle voulait croire
que celui-ci lui était particulièrement destiné.
Je me dis simplement que, tout au fond de toi, il y avait une
institutrice qui sommeillait et n’attendait que le bon moment pour se
réveiller. Entre nous, qui aurait pu croire ça de l’héritière des
Rushford ?
4

Tori eut à peine le temps de voir s’écouler les quatre semaines


suivantes. Elle parvint néanmoins à faire ce qu’elle avait prévu, mais
tout juste. Les enfants, sous la supervision de Vince, un vieil
employé qui travaillait depuis plus de trente ans à Mallarinka,
passèrent la plupart de leurs après-midi, après l’école, à créer les
parterres de fleurs. Vince, dont la tâche consistait habituellement à
surveiller et à maintenir l’ordre dans l’immense parc de la propriété,
était de toute évidence ravi de diriger son équipe de jardiniers en
herbe.
C’était une superbe idée, miss Victoria, lui dit-il avec
enthousiasme en lui indiquant les enfants qui binaient, plantaient et
arrosaient avec entrain. Et je suis sûr que toutes les plantes
pousseront. Elles se sont adaptées au climat de Mallarinka et sont
capables de résister à la sécheresse; de toute façon, les petits lis et
les violettes sont du coin.
Nous allons avoir un jardin magnifique, Vince, et grâce à vous.
Vous croyez que vous aurez encore du temps à nous consacrer
pour nous aider à arranger l’aire de jeu ?
Le visage tanné du vieux bonhomme se fendit d’un large sourire.
Le patron m’avait prévenu que vous me le proposeriez. Oui,
bien sûr. Je ne demande que ça.
Les enfants n’étaient pas au bout de leurs surprises car, cet
après-midi-là, le piano fut livré. Bien sûr, Pip était présente pour
assister à son installation et elle put apprécier tous les efforts que
fournissait Tori. Même Charlie, qui avait secondé Vince avec
intérêt, faisait de notables progrès en classe grâce aux
encouragements que Tori ne lui ménageait pas.
Archie, le contremaître, avait pris le temps d’emmener Chrissy
en hélicoptère à Koomera Crossing pour sa dernière séance chez le
dentiste. Et si sa couronne eut un effet magique sur son sourire, elle
lui donna également une assurance dont elle avait jusque-là manqué.
Elle confia plus tard à Tori qu’elle avait l’impression de marcher sur
un nuage. Dans la foulée, elle décida de se débarrasser de ses
boucles. Tori choisit pour elle un coiffeur en qui elle avait
entièrement confiance et qui lui fit une superbe coupe courte qui
s’harmonisait à ravir avec son visage.
Chrissy passait désormais ses matinées à combler son retard
dans ses études et ses après-midi à travailler au magasin du ranch
où ses heures lui étaient rémunérées. Elle était aux anges.
Le magasin proposait toutes sortes de matériels, mais aussi des
jeans, des coupe-vent, des chemises, des bandanas, des ceintures,
des bottes de cheval, des akubras, et autres accessoires. Autant
d’articles qui étaient vendus au personnel à des prix défiant toute
concurrence. Bien sûr, il fallait surveiller les stocks et passer
commande des produits manquants, une tâche qu’elle assurait avec
les trois autres employés.
Pour Chrissy, tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des
mondes.
Je n’ai jamais été aussi heureuse, dit-elle à Tori en l’étreignant.
Tori sentit une boule se former dans sa gorge. Elle venait de lui
annoncer qu’elle pouvait s’installer dans le petit bungalow dont elle
avait personnellement supervisé la rénovation.
Tu te rends compte ? Pour la première fois, je vais avoir un «
chez moi » ! s’exclama Chrissy dont les larmes strièrent soudain les
joues. Oh ! désolée... Je suis tellement contente...
Tu n’as pas à t’excuser, puisque ce sont des larmes de joie.
C’est vrai.
Debout à l’entrée du bungalow, Chrissy contempla sans oser y
croire le lumineux salon-salle à manger donnant sur la cuisine
américaine équipée et, à droite, sur la chambre et la petite salle de
bains.
Je ne pourrai jamais te remercier assez, Vicki ! bredouilla-t-
elle en pleurant de plus belle.
Tori passa un bras autour de ses épaules frêles.
Ne dis jamais « jamais » ! répondit-elle en riant. Qui sait ce
que l’avenir nous réserve ?

Le départ de Kerri et de Marcy était prévu pour le lundi matin.


Haddo devait les emmener en avion à Longreach d’où elles
prendraient un autre vol pour Sydney.
Enfin ! murmura Pip quand elle l’apprit.
Elle aussi était manifestement soulagée de voir leur séjour
toucher à sa fin.
Kerri n’a jamais été aussi lugubre que cette fois-ci, dit-elle à
Tori. Je lui ai dit qu’elle devait réagir. Quand on pense qu’elle a tout
pour elle, alors que Chrissy, après tout ce qu’elle a vécu, a un
courage et un moral à toute épreuve ! Si Kerri ne tombe pas
enceinte, c’est parce qu’elle oublie qu’il faut manger pour vivre ; je
ne supporte plus ces régimes imbéciles auxquels elle s’astreint.
Jusqu’où veut-elle maigrir, au juste ? Qu’elle fasse attention, c’est
normal, mais qu’elle en devienne presque anorexique, c’est ridicule.
Et si elle faisait un peu d’exercice, ça ne pourrait que lui être
profitable aussi ! Ce n’est pas comme Marcy. Elle, au moins, elle
apprécie ce qu’elle a dans son assiette - et dans son verre, ajouta-t-
elle d’un ton ironique. A propos, Haddo a dû lui parler, parce que
j’ai remarqué qu’elle fiche la paix à Chrissy.
Je lui avais aussi promis de lui casser les dents de devant si elle
ne le faisait pas, avoua Tori.
Pip partit d’un rire franc.
Oh ! Tori, je t’adore !
Ça tombe bien, parce que moi aussi je t’adore, Pip.
Allez, aide-moi à me lever. Il est temps que j’aille me mettre au
lit.
Kerry et Marcy étaient montées dans leurs chambres quelques
instants plus tôt. Tori commençait à ressentir la fatigue de la
journée, mais elle avait envie de lire les deux derniers chapitres de
son roman dont l’action se déroulait à Venise. Elle avait visité cette
ville magnifique à deux reprises, aussi le livre lui apparaissait-il
d’autant plus passionnant.
Elle le referma une heure plus tard avec un soupir satisfait, puis
se mit en quête de Haddo pour lui dire bonsoir. Débordant
d’énergie, il était toujours le dernier couché et le premier levé,
souvent bien avant l’aurore.
Elle pensait le trouver dans son bureau. Or, bien que les lumières
soient allumées, il n’y était pas. Le regard de Tori s’arrêta une
seconde sur le magnifique cheval en bronze exposé bien en
évidence sur son socle dans une niche vitrée encastrée dans le
muret, alors qu’elle s’apprêtait à repartir, elle entendit vaguement
des voix par la fenêtre entrouverte.
S’approchant, elle vit les longues palmes des dattiers
qu’éclairaient les lanternes extérieures.
Les voix semblaient la narguer...
Soudain, elle se raidit. Elle les avait reconnus avant de les voir,
mais Haddo et Marcy qui se promenaient dans le jardin venaient
d’entrer dans le halo de lumière.
En hâte, elle se cacha sur le côté de la fenêtre afin qu’ils ne la
remarquent pas. Elle sentait une veine battre follement sur son cou.
Marcy s’était changée; elle avait troqué la jolie robe qu’elle portait
au dîner contre un caftan mandarine dont le col était orné de
paillettes scintillantes.
« Une promenade en amoureux », lui souffla sa petite voix.
Pourtant elle refusait de le croire. Haddo fronçait les sourcils.
Peut-être même cherchait-il à se soustraire à ce tête-à-tête ?
Marcy, son visage savamment maquillé levé vers lui, alimentait bien
sûr la conversation pour deux...
Tori éprouva une nausée qu’elle tenta de combattre en fermant
les yeux.
« Ne regarde plus ! »
Elle les rouvrit tout de même et découvrit Haddo et Marcy
serrés l’un contre l’autre dans une étreinte passionnée. Les bras de
Marcy étaient accrochés au cou de Haddo dont les mains, sur ses
hanches, l’attiraient vers lui.
« Oh ! mon Dieu ! Oh non ! » gémit-elle silencieusement.
Elle eut l’impression que son cœur se fendait en deux. Car,
malgré tout ce qu’elle pouvait prétendre, elle ne haïssait pas
Haddo ! Elle l’aimait et il en serait toujours ainsi. C’était une chose
avec laquelle elle devrait se résoudre à vivre, comme l’absence de
son père. Elle n’avait pas le choix.
Haddo était un homme qui exsudait une sensualité brûlante, elle
l’avait toujours su. S’ajoutait à cela un charisme que peu
possédaient. Il lui faudrait être terriblement naïve pour imaginer qu’il
puisse mener une vie de moine...
Un sanglot s’étrangla dans sa gorge et des larmes lui inondèrent
les joues sans qu’elle s’en rende compte. Marcy et lui étaient peut-
être amants depuis des années, qui sait ? Haddo, elle ne l’ignorait
pas, avait eu beaucoup de petites amies. Il n’avait même pas à faire
d’effort pour en trouver : elles se jetaient d’elles-mêmes à son cou.
Et, d’après ce dont elle venait d’être témoin, il sortait avec Marcy.
Pourquoi pas, après tout ? Pour un homme, Marcy ne manquait
sans doute pas d’attraits.
Blessée et terriblement humiliée, Tori eut envie de disparaître au
fond de la terre.
«Oh! Haddo... »
« Tu mérites mieux, se dit-elle dans le vain espoir de se remonter
le moral. Il ne peut pas t’embrasser comme il s’amuse à le faire et
sortir en même temps avec une demi-douzaine de femmes. Dont
Marcy... »
Mais de quoi se plaignait-elle ? C’était sa faute, aussi. Il y avait
maintenant plus de quatre ans qu’elle s’efforçait de l’exclure de sa
vie. Sauf que, depuis six ou sept semaines, elle était de nouveau
inexorablement attirée par son irrésistible magnétisme.
Incapable de s’en empêcher, elle jeta un nouveau coup d’œil par
la fenêtre en prenant garde de ne pas se faire voir. Elle ignorait
comment affronter cette nouvelle situation, mais une chose était sûre
: c’était intenable pour elle. Et juste au moment où elle commençait
à se sentir bien, à aimer la vie...
« Va au diable, Haddo. Allez au diable tous les deux ! »
La scène n’était plus la même. Marcy enserrait à présent la taille
de Haddo, sa tête était pressée contre son torse. Quant à lui, dont
la main était enfouie dans l’abondante chevelure noire de Marcy, il
paraissait très troublé.
« Sors d’ici ! s’ordonna Tori. Ne reste pas là. »
Tremblant des pieds à la tête, le cœur battant, elle contourna
sans bruit les étagères, mais se cogna le genou contre le gros
canapé chesterfield bordeaux avant que ses doigts ne trouvent enfin
l’interrupteur. Elle éteignit la lumière afin qu’ils ne la voient pas fuir
le bureau, mais pensa, malgré sa colère, à laisser celle du couloir.
Jamais de sa vie elle ne s’était sentie plus vide, mais elle aurait
dû s’en douter. Marcy n’avait-elle pas évoqué ses « petits secrets»?
Tous deux devaient être pressés de rentrer, car ils arrivèrent au
même instant dans le grand vestibule.
Elle battit en retraite dans le bureau et les entendit parler à voix
basse. Pour échanger des mots doux ?
Oh ! flûte... Où se cacher? Derrière le chesterfield?
Et puis, soudain, elle eut un sursaut. Pourquoi se cacherait-elle?
« Je vais le tuer, s’il revient ici. »
La placidité n’était pas dans sa nature...
Ils allaient sans doute continuer vers l’escalier pour monter à
l’étage... et aller se coucher ! Non. Haddo éteindrait d’abord les
lumières du rez-de-chaussée pendant que Marcy irait sans bruit
l’attendre dans sa chambre à lui. Avec la nuit qui s’annonçait, il ne
se rendrait sûrement pas compte que les lampes du bureau avaient
été éteintes.
Tori n’eut pas cette chance... Il se dirigeait droit vers elle.
Elle se redressa, prête à l’affronter.
La main de Haddo se tendit vers l’interrupteur.
Tori ? dit-il juste avant d’allumer.
Il dut aussitôt remarquer ses yeux brillants, car il fronça les
sourcils d’un air interrogateur.
Comment as-tu su que j’étais là? demanda-t-elle.
Je sais toujours où tu es, répondit-il tranquillement même s’il
semblait conscient de son agitation. J’ai comme un radar en ce qui
te concerne.
Donc tu voulais que je te voie dans le jardin, c’est ça?
l’accusa-t-elle.
Oh non ! gémit-il en se passant la main dans les cheveux.
Coupable, songea-t-elle devant son expression ennuyée.
C’est tout ce que tu trouves à dire ? s’enquit-elle, furieuse. Tu
te doutes que je vais rentrer à la maison, maintenant, je suppose?
C’est ici, ta maison, Tori.
Comme il s’avançait vers elle, plus grand et plus imposant que
jamais, elle se réfugia derrière le bureau.
Je repars et je ne reviendrai plus. Plus jamais ! s’exclama-t-
elle.
Est-ce que tu peux t’arrêter juste une seconde de crier pour
m’écouter?
Elle reconnut le ton calme qu’il employait pour apaiser les
chevaux sauvages trop nerveux.
Je ne veux plus t’écouter ! Je savais qu’il serait dangereux
pour moi de revenir ici. Tu t’es bien amusé avec moi, comme un
chat avec une souris, mais c’est fini ! Tu ne m’auras plus,
maintenant !
Une lueur dangereuse apparut dans le regard saphir.
Tori, j’ignore ce que tu as cru voir, mais...
Ah non, s’il te plaît ! l’interrompit-elle avec dédain. Ne me dis
pas en plus que j’ai des visions. Je t’ai vu embrasser cette fichue
Marcy. Tu avais même les mains posées sur ses grosses hanches !
C’est ce que tu penses avoir vu. Mais réfléchis bien...
Elle eut un sourire sardonique.
Quoi ? Tu veux peut-être me faire croire que tu lui faisais
amicalement tes adieux?
Tu vas devoir me faire confiance, Tori, au lieu de m’accuser
sans preuve, déclara-t-il d’une voix plus dure. Et contrôle-toi, bon
sang ! Tu es comme une bombe sur le point d’exploser.
Tu trouves peut-être qu’il n’y a pas de quoi ?
Non, il n’y a pas de quoi, en effet. Si tu te calmais un peu, tu le
comprendrais.
Non, mais écoutez-le ! dit-elle en levant les bras d’un geste
théâtral. Monsieur est prêt à me prouver par a + b qu’il n’a rien à
se reprocher !
Ça suffit, Tori ! répliqua-t-il d’un ton ferme.
Haddo avait du mal à contrôler la fureur qui montait en lui.
L’indignation de Tori la rendait si belle, si farouche... Toutefois, elle
avait tort. La pauvre Marcy avait tenté le grand jeu, avec lui, misé
ses derniers atouts. Pour tout perdre.
Parce que, si tu ne te calmes pas immédiatement, je te jure que
je...
Que tu quoi, Haddo ? le défia Tori en revenant vers lui comme
si elle éprouvait le besoin de l’affronter physiquement.
Il jura entre ses dents et l’attira contre lui.
Ne me touche pas ! cria-t-elle.
Ignorant ses protestations, Haddo la pressa contre son torse.
Il l’aimait depuis trop longtemps, d’un amour impossible qui le
consumait. Il ne pouvait pas continuer ainsi. Il fallait que ça cesse,
d’une manière ou d’une autre.
Tu me fais mal... Haddo ! Tu me fais mal!
Tori se débattit, en vain. Elle ne faisait pas le poids, avec lui.
Je m’en moque, murmura-t-il contre ses cheveux. Comment
peux-tu m’imaginer capable d’aimer Marcy ? Elle n’a jamais eu
aucune chance avec moi. Le problème, c’est qu’elle ne semble pas
vouloir le comprendre.
Elle s’est agrippée à toi, c’est ça? demanda Tori, rejetant la
tête en arrière pour rencontrer ses yeux.
Plus ou moins, oui.
Ses mains fortes encadrèrent son visage. Jamais encore il ne
s’était senti à ce point sur le point de céder à ses redoutables
pulsions. Même lorsque, encore adolescente, elle était venue le
trouver en pleine nuit.
C’est toi que j’aime, petite tigresse.
Tori cessa brusquement de se débattre.
Haddo, je t’en prie, arrête, supplia-t-elle, les yeux baignés de
larmes.
Elle ne parvenait plus à penser; il ne lui en laissait pas le temps.
Complètement subjuguée, elle ne pouvait que rester contre lui,
contre son torse, tandis que ses baisers triomphaient peu à peu de
ses résistances.
Bientôt ils furent sur le canapé chesterfield. Allongée contre lui,
Tori ferma les yeux en se mordant la lèvre quand la main de Haddo
se glissa sous ses vêtements. Elle voulut réprimer ses gémissements,
mais en fut incapable. Toutes ses forces la désertaient; elle se sentait
plus faible qu’une enfant.
La caresse de sa main qui remontait sur ses jambes, et effleura la
soie mauve de son string avant de se glisser dessous la rendit folle.
Tori..., murmura-t-il d’une voix rauque qui acheva
d’enflammer son désir.
Son cœur battait si fort qu’elle craignit un instant qu’il ne se
brise. Elle brûlait de partout, l’appelant en silence, le suppliant
d’apaiser ce brasier qu’il allumait en elle. Elle avait envie de lui crier
son amour, de lui avouer ce qu’elle s’était toujours refusé jusqu’à
ce jour d’admettre. Elle l’aimait ! Son destin portait un nom :
Haddo.
Haddo sentait lui aussi toutes ses barrières tomber, une à une.
La passion volcanique que Tori embrasait en lui balayait toute
prudence, toute raison.
Brusquement, il prit conscience de ce qu’il se passait et sa main
s’immobilisa. Tori... Son innocente Tori. Il avait à présent la
certitude qu’elle était toujours pure. Ce qui, tout en le galvanisant,
l’obligea à prendre une certaine distance, fût-ce au prix d’une
intense frustration physique. Son désir de la dévêtir, de sentir son
corps nu frémir sous ses caresses était si puissant qu’il eut toutes les
peines du monde à ne pas y céder. Cependant, ce n’était pas cela
qu’il souhaitait. Ni pour elle ni pour eux deux. Elle comptait bien
trop pour lui.
Alors il se redressa et contempla son corps souple et alangui
contre le sien. Ses yeux étaient fermés, et une vive rougeur colorait
ses joues ; ses longs cheveux auburn épars lui dissimulaient une
partie de son visage. Sa robe de soie sauvage fuchsia était remontée
haut sur ses cuisses, dévoilant ses longues jambes fuselées. Il avait
une envie folle d’elle, mais en même temps il était prêt à tous les
sacrifices pour la protéger. Et il en serait toujours ainsi.
Avec tendresse, il rabattit sa robe et attira Tori dans ses bras, la
berçant comme il l’avait fait lorsqu’elle était enfant. Lentement, elle
ouvrit les yeux. Elle semblait tellement plus, jeune, à cet instant...
Sa voix ne fut qu’un murmure.
Tu ne me mentirais pas, Haddo, n’est-ce pas ? l’implora-t-elle
avec une vulnérabilité qui lui serra la gorge.
Jamais. Je croyais t’en avoir déjà fait le serment.
Doucement, il passa les mains derrière son dos pour remonter la
fermeture Eclair de sa robe.
Alors tu disais vraiment la vérité? insista-t-elle en repoussant
les cheveux de son visage.
A ton avis ?
Il n’osait même pas effleurer ses lèvres du plus léger baiser.
Tu ne te débarrasseras jamais de moi, Tori.
Se levant, il se pencha pour la prendre dans ses bras et la
remettre debout.
Monte, maintenant. Va te coucher. Il est tard et tu es fatiguée.
Nous reparlerons demain, je te le promets. Mais d’abord je dois
emmener Kerri et Marcy.
Tori planta tout à coup son regard dans le sien.
Tu as envie de moi ?
C’était plus fort qu’elle... Elle ne pouvait surmonter cette vieille
blessure.
Oh! Tori... Comment peux-tu me demander ça? répondit-il, le
visage figé.
La tension entre eux, en cet instant, était presque palpable.
Alors, pourquoi ne me prends-tu pas ?
Son cœur battait si fort qu’elle plaça machinalement une main
dessus pour tenter de le calmer.
S’écartant d’elle, Haddo se dirigea vers un petit meuble dont il
sortit une bouteille de bourbon et un verre. Il s’en servit une dose
qu’il avala d’un trait.
Parce que ce n’est ni l’endroit ni le moment, dit-il enfin.
Tori eut un petit rire sceptique.
Et tu crois que tu trouveras un jour les conditions favorables
pour ça?
Haddo reposa le verre sur son bureau, puis se tourna vers elle.
Ses yeux brûlaient d’un feu qui les rendait plus bleus que jamais.
Oui, Tori, dit-il avec assurance, comme s’il avait déjà décidé
de la date.

Personne ne s’inquiéta en ne voyant pas Haddo revenir à l’heure


prévue. On supposa qu’il avait rendu visite à des amis ou des
relations de Longreach. C’était un pilote très expérimenté qui
connaissait de surcroît la vaste zone du semi-désert comme sa
poche. En outre, une grande activité régnait au ranch. Des
troupeaux de bétail allaient et venaient, les ouvriers du barrage de
retenue étaient sur place, les vétérinaires effectuaient leur visite de
routine et des avions de fret se succédaient sur la piste. Nul n’avait
vraiment le temps de s’occuper de l’heure, aussi ne se trouva-t-il
personne pour donner l’alerte.
Le chef des gardiens de bestiaux avait rencontré dans la matinée
un couple de touristes anglais stressés dont le véhicule était tombé
en panne aux abords de Mallarinka, et à qui on offrit de prendre
une douche et un repas pendant qu’un des mécaniciens du ranch
réparait leur 4x4.
—Nous passons des vacances fantastiques, ici ! expliqua la
femme avec enthousiasme. Mais le bush est si vaste ! J’avais beau
être prévenue, il faut vraiment le voir pour le croire !
Il était également sans pitié aucune pour les imprudents...
Après le déjeuner, les hommes commencèrent à regarder le ciel
plus fréquemment pour guetter l’arrivée du Beech Baron. Pip avait
téléphoné à la compagnie aérienne intérieure et appris que Kerri et
Marcy avaient bien pris leur vol qui était arrivé sans encombre à
Sydney. Un autre appel lui confirma que le Beech Baron avait
décollé à l’heure prévue sur le plan de vol de M. Rushford. Serait-il
possible qu’il ait fait un détour par un autre ranch?
Haddo nous aurait prévenues, dans ce cas, non ? dit Pip en
essayant sans trop de succès de ne pas céder à la panique.
L’école était terminée, et elle et Tori étaient alors assises près du
téléphone et de la radio. Tori commençait à ne plus tenir en place.
Très agitée, elle se leva et se mit à marcher de long en large dans la
salle.
Au fil des ans, le bush avait été le théâtre de quelques
dramatiques accidents aériens. Ces crashs étaient très traumatisants
pour toute la population du ranch pour qui l’avion était un moyen
incontournable de déplacement.
Haddo aurait-il eu un problème mécanique? Avait-il été
contraint d’atterrir en catastrophe ? Ils avaient pu savoir qu’il
n’avait rien changé à son plan de vol, mais on ne pouvait le joindre
par radio. Peut-être était-elle en panne ? C’était cependant peu
probable, l’appareil étant très régulièrement et très scrupuleusement
soumis à des contrôles techniques. Toutefois, les ennuis de
communication n’étaient pas rares...
Il était encore trop tôt pour lancer les recherches, mais le
contremaître était venu les prévenir que d’ici à une heure, s’ils
n’avaient toujours pas de nouvelles, il prendrait l’hélicoptère pour
aller au-devant du jet.
J’irai avec vous, Archie, annonça Tori.
Elle ne supportait plus d’attendre sans rien faire. La peur lui
rongeait l’esprit comme un acide ; elle faisait des efforts désespérés
pour ne pas le montrer, mais ignorait combien de temps encore elle
pourrait se contrôler. Son imagination ne cessait de la harceler...
Que serait la vie sans Haddo ? Tori ne pouvait pas l’imaginer.
Elle ne lui avait même pas avoué à quel point elle l’aimait ! Au lieu
de cela, elle s’était complu pendant des années à entretenir une
stupide et fausse haine envers lui. Ni plus ni moins à cause d’une
fierté mal placée. Haddo avait toujours agi correctement envers elle.
C’est elle qui était dans l’erreur...
Lorsqu’il partit, Archie refusa de l’emmener avec lui. Il venait à
peine de décoller qu’un message leur parvint de Sovereign Downs :
Haddo allait bientôt arriver. Sa radio était en panne.
J’espère que vous ne vous inquiétiez pas, dit Jack Jensen, du
ranch Sovereign.
Pour lui, bien sûr, ce genre de problème avec les avions et les
hélicoptères était monnaie courante ; il y était confronté
quotidiennement dans le cadre de son travail.
Haddo est venu nous déposer une pièce dont nous avions un
besoin urgent, expliqua-t-il. Et sa radio avait l’air de faire des
siennes, alors il m’a demandé de vous passer le message, pour être
sûr que vous ne vous feriez pas de mouron. Il devrait bientôt être
chez vous.
Tori courut jusqu’à la véranda et inspira une longue bouffée
d’air. A cet instant précis, elle vit un grand aigle passer au-dessus
de la maison. Un très bon signe...
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans le
ranch, au grand soulagement de tous. Le boss allait rentrer !
Je peux t’avouer que je n’ai jamais été aussi angoissée de ma
vie, admit Pip. Mais on ne le lui dira pas, n’est-ce pas ?
Elle regarda sa petite-nièce dans les yeux.
Ça ne ferait que l’inquiéter. Et puis nous autres, femmes de
l’Ouest, nous sommes censées rester stoïques en toute
circonstance...

Haddo eut droit à un accueil royal. Alors qu’il roulait sur la piste
en direction du hangar, il put voir Tori, près d’une des jeeps du
ranch, qui agitait les bras vers lui. C’était une habitude qu’elle avait
prise depuis des années. Cette fois, néanmoins, il eut l’impression
de percevoir dans son geste quelque chose de plus que de la joie,
et espéra qu’elle ne s’était pas inquiétée de son retard.
Meryl, la femme de Jack Jensen, avait insisté pour le retenir à
déjeuner et, malgré son désir de rentrer au plus vite, il n’avait pas
pu refuser. Une fois sur place, il s’était attardé à bavarder plus
longtemps que prévu. Le fils des Jensen était parti en pension à la
ville afin de pouvoir continuer ses études, et ses parents avaient
éprouvé le besoin de confier à Haddo combien leur garçon leur
manquait.
Tori courut vers lui, et il s’émut de la voir aussi radieuse.
Haddo!
Dans ce cri, il perçut ce qu’il avait toujours espéré entendre :
l’amour. Oui, c’était un grand cri d’amour et de soulagement qu’elle
lui adressait.
Il l’attrapa par la taille quand elle se précipita dans ses bras et la
fit tournoyer en la serrant contre lui.
Mon pauvre ange ! Tu t’es fait du souci ?
Un peu, répondit-elle en faisant pleuvoir de légers baisers sur
son visage.
Puis elle s’arrêta pour le regarder avec le plus beau sourire qui
fût.
Je t’aime, Haddo ! Je t’aime, je t’aime...
Je sais.
Il ne put contenir un rire heureux avant de la reposer sur le
tarmac. L’enlaçant, il plongea son regard dans ses yeux émeraude.
Il n’y aura jamais personne d’autre que toi dans ma vie,
ajouta-t-elle d’une voix chargée d’émotion.
Je le sais aussi, dit-il avec tendresse en se penchant pour
l’embrasser. Je le sais, parce que c’est exactement ce que
j’éprouve pour toi.
C’est vrai ? Alors, pourquoi est-ce que tu ne m’épouses pas ?
demanda-t-elle avec un air de défi. Je ne veux pas finir vieille fille !
En riant de nouveau, il la prit par les épaules pour l’entraîner
vers la jeep.
Pourquoi pas pour tes vingt et un ans, dans quelques mois ?
suggéra-t-il. Je ne pourrais pas attendre plus longtemps, de toute
façon. Mais il nous faudra bien cela pour tout planifier. Il va y avoir
des centaines d’invitations à envoyer et puis, le plus important, il
faudra que tu choisisses ta robe...
Ma robe?
Cette perspective la remplit d’une joie pure.
Bien sûr. Quel homme n’a pas envie de garder éternellement
de sa femme l’image d’un ange de pureté en robe blanche ?
Ses yeux bleus souriaient, mais son expression était on ne peut
plus sérieuse. Tori en fut émue au plus profond d’elle-même.
D’accord, dit-elle. Je te promets que tu ne seras pas ! déçu...
Je te fais confiance, murmura-t-il contre sa joue.
Il lui ouvrit la portière de la jeep.
Viens, rentrons. Pip sera la première à apprendre la nouvelle.
Mais je ne pense pas qu’elle en sera trop surprise...

Pip les attendait dans la véranda. Elle regarda s’avancer vers


elle, en se tenant mutuellement par la taille, ces deux êtres qu’elle
aimait de toute son âme. L’éclat qui brillait dans leurs yeux lui apprit
tout ce qu’elle avait toujours rêvé d’entendre.
La joie qu’elle en conçut la transporta. L’amour n’est-il pas
toujours le plus fort? Des souvenirs d’une autre époque firent une
seconde monter de discrètes larmes à ses paupières. Non, rien au
monde, jamais, ne pourra résister à la force impétueuse de
l’amour...
AMY ANDREWS

Une épouse à conquérir

COUP DE CŒUR
Editions Harlequin
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :
THE BILLIONAIRE CLA1MS HIS WIFE

Traduction française de CAROLE MASSEAUT

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé


que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les
articles 425 et suivants dit Code pénal. © 2009, Amy Andrews.
© 2010, Traduction française : Harlequin S.A.
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 PARIS —Tel. : 01 42
16 63 63 Service Lectrices —
Tél. : 01 45 82 47 47
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1

Nathan Trent vivait un enfer ; la fièvre le faisait claquer des


dents. Il frissonna en serrant un peu plus son blouson contre lui.
Lorsqu’il éternua, il eut l’impression que sa gorge était en feu. La
pluie battante s’infiltrait dans ses coûteuses chaussures italiennes, et
ses articulations douloureuses transformaient chacun de ses pas en
véritable cauchemar.
Il songea à sa Porsche rutilante, couverte de boue et
abandonnée à un kilomètre de là, bloquée dans une ornière qu’il
n’avait pu éviter. Il aurait mieux fait d’attendre dans la voiture. Au
moins, il faisait bon et sec, à l’intérieur de son nouveau jouet.
Toutefois, il avait conduit sous une pluie torrentielle pendant des
heures afin de rejoindre la maison de Jacqui qui ne lui avait jamais
semblé aussi loin et il avait besoin de s’allonger — ce qui était
absolument impossible dans un véhicule dont l’aspect pratique
n’était certainement pas la première qualité.
Seule la perspective d’étrangler son ancienne épouse lui donnait
l’énergie d’avancer. Il pleuvait si fort qu’il ne parvenait même pas à
entendre le bruit de l’océan, qui se trouvait pourtant quelque part
sur sa gauche.
Pourquoi ne pouvait-elle pas vivre dans un lieu civilisé ? Une
ville quelconque, même de taille moyenne, mais au moins un endroit
desservi par une autoroute, au lieu de cette étroite route pleine de
nids-de-poule qui reliait toute une série de petites communautés,
connues sous le nom de Serendipity.
Ses doigts tremblaient tandis qu’il cherchait son téléphone
portable qu’il remit, contrarié, dans sa poche.Il n’y avait pas de
réseau. Bien sûr ! Aucune antenne-relais ne devait gâcher ce
paysage si sauvage ! Pas plus qu’une antenne parabolique, ou quoi
que ce soit en rapport de près ou de loin avec la civilisation !
Maudite Jacqui ! grommela-t-il.
Vingt minutes plus tard, l’apparition d’une faible lueur au loin ne
parvint pas à lui arracher un sourire. Ce qui n’était ce matin qu’un
léger rhume s’était transformé en sérieux coup de froid. La pluie
ruisselait sur son visage et il cligna des yeux, s’attendant à ce que la
lumière ait disparu lorsqu’il les rouvrirait, comme un mirage dû à sa
fièvre.
Non. Elle était toujours là. Malgré les élancements douloureux
qui lui vrillaient le corps, il se força à accélérer le pas. Il arriva enfin
dans la rue principale où, sur le bâtiment du milieu, brillait une
enseigne solitaire.
Celle-ci avait connu des jours meilleurs ; elle clignotait
spasmodiquement, dans une sorte de longue agonie. Il réussit à en
lire les lettres, à travers la pluie battante. VÉTÉRINAIRE.
Au prix d’un effort surhumain, il parvint à lever le bras pour
donner un coup contre la lourde porte. Il attendit, grelottant, se
sentant terriblement malade et faible. J
Allez, Jacqui, ouvre cette satanée porte ! cria-t-il.
Ses mots se perdirent dans le bruit de la pluie frappant le pavé.
Sa gorge enflammée l’empêchait de crier de nouveau. Découragé, il
appuya son front contre la porte et envisagea la fin.
Sa fin.

***
Jacqueline Callaghan se réveilla en sursaut, le cœur battant à tout
rompre, et tourna la tête vers son réveil : 1 heure. Elle cligna des
yeux en réalisant que c’était le martèlement de la pluie sur le toit en
tôle ondulée qui l’avait tirée du sommeil. Shep, allongé au pied de
son lit, n’avait pas bougé d’un poil.
Elle s’apprêtait à se rendormir lorsqu’elle entendit de nouveau
du bruit, quelques secondes plus tard. Cette fois, Shep leva la tête.
Ce n’était sûrement pas la pluie qui frappait ainsi à sa porte. Elle
soupira et sortit de son lit. Etre réveillée en pleine nuit faisait partie
de son travail, mais elle ne put s’empêcher de se demander quelle
urgence pouvait faire qu’on lui amène un animal au milieu d’une telle
tempête.
Elle enfila la robe de chambre rouge en coton qu’elle gardait
près de son lit, justement en cas de situation de ce genre, tout en
essayant de s’éclaircir les idées. Elle s’était couchée très tard après
avoir passé une bonne partie de la nuit auprès d’un cheval malade,
dans une propriété voisine. Elle était épuisée et tout son corps
réclamait une bonne nuit de sommeil.
On frappa une nouvelle fois.
Oui, oui, j’arrive, grommela-t-elle tout en commençant à
descendre l’escalier aussi vite que ses membres engourdis le lui
permettaient, Shep à ses côtés.
Elle alluma la lanterne extérieure et ouvrit la porte.
II fallut un moment pour que son cerveau reconnaisse l’homme
sur son perron. Il ruisselait d’eau, ses cheveux bruns étaient plaqués
en mèches sur son front et des gouttes lui tombaient dans les yeux.
Ses vêtement étaient complètement trempés.
Elle l’observa avec plus d’attention. Quelque chose en elle lui
disait qu’elle savait qui il était, tandis que son côté raisonnable, qui
voyait l’aspect ridicule d’une telle supposition, lui soufflait que ce
n’était pas possible.
Nathan ? dit-elle enfin.
Jacqueline...
Elle le regarda avec méfiance. Nathan Trent, richissime
spécialiste de la fécondation reconnu par tous ses confrères et à
l’origine de milliers de bébés, se tenait là, sur son seuil.
Que... que fais-tu là? demanda-t-elle.
Il frissonna.
Je suis désolé, Jacqui. J’ai... J’ai froid. Je ne me sens pas très
bien. Est-ce que... est-ce que je pourrais entrer me mettre au chaud
?
Jacqui cligna des yeux. Il n’avait pas répondu à sa question et
elle était encore abasourdie de le voir ainsi, en plein milieu de la nuit.
Toutefois, le ton de sa voix et la manière dont il chancela en tentant
de se redresser lui firent comprendre qu’il ne plaisantait pas.
Wow ! s’exclama-t-elle en s’avançant pour l’aider. Qu’est-ce
qui ne va pas ?
Puis elle s’effaça pour le laisser entrer et ferma la porte derrière
elle.
Il ferma les yeux et resta silencieux, semblant apprécier la
chaleur, ainsi que le silence relatif qui régnait dans la maison.
Nate ?
Il sursauta et posa son regard sur elle en fronçant les sourcils.
La grippe, murmura-t-il, tout en essayant d’ôter sa veste
trempée. Je ne me sens vraiment pas bien.
Jacqui l’aida à la retirer et le soutint par la taille lorsqu’il vacilla
de nouveau. Sa chemise à manches longues était trempée et
pourtant elle sentait la chaleur émaner de son corps. Elle tendit la
main et la posa sur son front.
Il était brûlant.
Viens, dit-elle. Allons te sécher.
Nathan lança un regard vers l’escalier et soupira.
Je ne peux pas. J’ai à peine la force de tenir debout. Je ne
pourrai pas monter ces marches.
Accroche-toi à moi. Je vais t’aider.
Jacqui n’était pas une femme fragile et délicate. Certes, la plus
grande partie de son travail consistait à s’occuper de chiens, chats,
perroquets et autres poissons rouges, mais il lui arrivait aussi de
soigner de plus gros animaux, ce qui demandait force et endurance.
Malgré cela, lorsqu’il passa le bras autour d’elle et s’appuya contre
elle, elle oscilla.
Elle avait toujours apprécié sa haute taille et ses larges épaules,
qui la faisaient se sentir plus féminine. Sentir ses muscles fermes
sous ses doigts et le battement de son cœur contre sa paume la
troubla, tout comme ses grandes mains, dont la gauche naguère
arborait une alliance. Elle secoua la tête afin de chasser ces pensées
et se prépara pour la lente ascension de l’escalier.
Lorsqu’ils furent arrivés en haut, elle le guida jusqu’au salon.
Assieds-toi, ordonna-t-elle, avant d’aller chercher des
couvertures dans la commode du couloir.
Une centaine de questions se bousculaient dans son esprit, mais
elle décida que ce n’était pas le plus urgent. Nate n’avait vraiment
pas l’air en forme ; savoir pourquoi il avait sonné à sa porte après
dix ans d’absence pouvait attendre encore un peu.
Serviettes et couvertures, annonça-t-elle en revenant, les bras
chargés de linge.
Elle s’arrêta devant lui. Assis sur le canapé et tout en reniflant, il
essayait, les doigts tremblants, de déboutonner sa chemise mouillée.
Quand il leva les yeux, Jacqui crut y lire une sorte de
découragement.
Je suis désolé. Je n’y arrive pas.
Elle observa l’homme qui se trouvait dans son salon, trempé et
aussi désemparé qu’un chaton nouveau-né. Elle savait qu’avouer sa
faiblesse n’avait pas dû être chose aisée pour lui.
Elle soupira et s’agenouilla devant lui.
Laisse-moi t’aider.
Faisant son possible pour ignorer le torse qu’elle avait si bien
connu, il y avait de cela dix ans, elle défit rapidement les boutons
puis fit glisser la chemise le long des épaules et des bras de Nathan.
Attrapant alors l’une des serviettes, elle l’en enveloppa avant d’en
prendre une autre pour lui sécher les cheveux.
Nathan se laissait faire sans un mot. Peu à peu, le tremblement
de ses lèvres cessa et il ferma même les yeux. Il les rouvrit presque
aussitôt. Shep venait d’entrer dans la pièce et avait posé le museau
sur sa main.
Tu l’as toujours, dit-il en caressant la tête du chien.
Elle se souvint du jour où il lui avait offert ce golden retriever,
pour son anniversaire, il y avait de cela bien longtemps.
Oui, répondit-elle, en continuant de frotter ses cheveux.
Il s’assit alors plus confortablement, la main toujours sur la tête
de Shep, et sembla se laisser aller à une douce torpeur.
Tu jouais souvent avec mes cheveux, murmura-t-il, après un
moment.
La main de Jacqueline s’immobilisa. Elle plongea ses yeux dans
ceux incroyablement verts de Nathan. Ils étaient brillants de fièvre
et elle comprit qu’il n’était plus vraiment maître de ce qu’il disait.
Faisant comme si elle n’avait rien entendu, elle lui retira ses
chaussures.
Tu vas devoir te mettre debout, pour que je t’enlève ton
pantalon.
Tu aimais bien enlever mon pantalon, aussi ! dit-il, en éclatant
de rire.
Elle serra les dents, se répétant que c’était la fièvre qui le faisait
parler ainsi.
Allez, debout ! ordonna-t-elle.
Obéissant, il se leva lentement et s’appuya contre elle. Elle
commença alors à lui descendre sa fermeture Eclair. Il rit encore, ce
qui la fit soupirer. Tout en lui enlevant son pantalon et son slip, elle
se forçait d’afficher une indifférence de mère supérieure.
Il ne bougea pas lorsqu’elle commença à l’essuyer
énergiquement, frottant ses jambes avec le détachement le plus
professionnel possible, ignorant la partie de son anatomie qu’elle
avait si bien connue autrefois.
Il chancela tout à coup et elle le soutint d’une main tandis que,
de l’autre, elle arrangeait les coussins sur le canapé, afin qu’il puisse
se reposer.
Tu peux t’asseoir maintenant, murmura-t-elle.
Nathan se laissa tomber sur le canapé et s’allongea, ramenant
les jambes vers sa poitrine.
Je suis gelé, dit-il d’une voix faible, en enroulant ses bras
autour de ses genoux.
Il semblait terriblement vulnérable, ainsi nu et en position fœtale,
son superbe corps bronzé éclairé par la lumière du plafonnier.
Jacqui voyait en cet instant le Nathan qu’elle avait rencontré à
l’université, et non l’un des hommes les plus influents du pays.
Désireuse de chasser cette image, elle le couvrit prestement d’un
duvet en plumes d’oie.
Elle l’observa ensuite pendant un long moment.
Que fais-tu ici, Nathan Trent? demanda-t-elle à voix basse.

Ignorant l’étiquette « nettoyage, à sec uniquement » cousue à


côté de la marque du couturier, elle mit les vêtements de Nate dans
le lave-linge. Elle pendit son blouson à un portemanteau et déposa
ses très chic chaussures en cuir près de la porte d’entrée.
Puis elle retourna dans le salon. Shep, qui s’était installé sur le
sol, au pied du canapé, remua la queue en la voyant entrer. Elle
éteignit le plafonnier, alluma la lampe de la table basse... et
contempla la forme allongée de Nathan. Ses joues étaient rouges,
sa bouche entrouverte. Elle passa les doigts sur sa mâchoire, que la
barbe naissante rendait rugueuse. Il était chaud. Très chaud. Il
murmura alors quelque chose d’incompréhensible, tout en se
tournant légèrement. Retirant vivement sa main, Jacqui alla s’asseoir
sur le canapé opposé.
Son cœur battait à tout rompre et elle retint son souffle. A
l’extérieur, la tempête faisait toujours rage, mais Nathan ne se
réveilla pas. Rassurée, elle se laissa aller contre les coussins en cuir
et ramena ses jambes sous elle.
Mon Dieu, comme elle avait aimé le regarder dormir ! Certes, à
l’époque, il portait les cheveux plus longs. Des cheveux bouclés,
dans lesquels elle adorait plonger les doigts. Ils étaient maintenant
beaucoup plus courts et il n’y avait plus de place pour les boucles.
Il dormait nu, déjà, à l’époque. Tous deux dormaient nus.
Pyjamas et chemises de nuit leur paraissaient superflus tant ils
semblaient incapables de se rassasier l’un de l’autre. Même à la fin,
alors qu’ils s’étaient déjà éloignés, leur désir était resté
incroyablement fort, leur permettant d’accepter encore un mariage
qui ne fonctionnait pourtant plus.
Jacqui ferma les yeux pour mettre un terme aux souvenirs. Il ne
servait à rien de réveiller le passé. L’homme allongé sur son canapé
avait beau être celui qu’elle avait épousé toutes ces années
auparavant — et auquel elle était toujours légalement mariée — il
était aujourd’hui un étranger, exactement comme à la fin de leur
union. Rêver que les choses auraient pu être différentes ne changeait
rien à l’affaire.
Il était 5 heures du matin lorsque Jacqui ouvrit de nouveau les
yeux, la nuque douloureuse pour avoir dormi dans une position
semi-assise. La pluie continuait de marteler le toit et l’on pouvait
apercevoir l’aube naissante à travers la fenêtre. Nathan était
toujours endormi sur le canapé mais n’était plus couvert du duvet. Il
avait dû à un moment se retourner sur le dos, rejetant la couverture
jusqu’au bas de ses hanches, dévoilant ainsi son torse puissant. Sa
jambe la plus proche du bord dépassait elle aussi ; son pied était
posé à plat sur le sol. Il avait jeté un bras par-dessus sa tête et
appuyé son visage contre son biceps.
Dieu qu’il était beau ! Elle avait essayé, lorsqu’elle l’avait
déshabillé, de se forcer à ne pas le regarder. Maintenant, elle ne
pouvait plus s’arrêter. Le temps avait donné à son corps une
fermeté nouvelle. Bien qu’il ait toujours été très bien bâti, il semblait
aujourd’hui avoir un corps plus sculpté, comme s’il avait décidé de
s’en occuper, au lieu de se reposer sur ce don que lui avait fait le
ciel.
Il marmonna quelque chose, tourna la tête. Elle retint sa
respiration et le temps sembla s’arrêter. Elle n’entendait même plus
la pluie au-dehors. Il fallut une seconde ou deux à Nathan pour
réussir à fixer ses incroyables yeux sur elle.
J’ai soif, murmura-t-il d’une voix rauque.
Il fallut encore deux autres secondes pour qu’elle récupère ses
esprits. Elle prit une profonde inspiration.
Oui. Tout de suite. J’y vais.
Nathan la regarda quitter la pièce en se demandant où il était et
pourquoi Jacqueline se trouvait là. Mais il avait l’impression que son
esprit n’était plus que brouillard, le simple fait de réfléchir lui était
douloureux. Il se redressa et la pièce tangua autour de lui. Il sentit
vaguement Shep lui lécher les mollets tandis qu’il fermait les yeux,
attendant que les choses se stabilisent.
Ce fut à ce moment-là que Jacqui revint.
Prends ça, dit-elle en lui tendant un verre d’eau ainsi que deux
comprimés.
Qu’est-ce que c’est?
Des médicaments contre la fièvre.
Nathan avança la main. Les pilules semblaient vouloir
s’échapper et il dut faire un terrible effort pour les prendre. Il avait
la sensation qu’un incendie le consumait et aurait pris n’importe quoi
pour avoir une chance d’en éteindre les flammes. Il parvint enfin à
les mettre dans sa bouche avant de boire d’un trait tout le verre
d’eau.
Merci, murmura-t-il, en se laissant retomber sur son lit
improvisé.
Il fut alors pris d’une quinte de toux qui lui transperça le crâne, le
dos, la poitrine et vit Jacqueline le regarder en fronçant les sourcils.
Je reviens, annonça-t-elle après un moment. Je n’aime pas
cette toux.
Quelques minutes plus tard, elle remontait avec sa mallette de
vétérinaire, en sortit un stéthoscope et le plaça sur son torse.
Que fais-tu?
Je voudrais juste vérifier que tes poumons ne sont pas touchés.
Peut-être que ton séjour sous la pluie a transformé ton rhume en
quelque chose de plus grave. Je veux juste m’assurer que nous
n’avons pas affaire à une pneumonie. Assieds-toi.
L’attrapant par un bras, elle le tira pour l’aider.
Nathan n’avait pas l’énergie de lui résister.
C’est juste une grippe, protesta-t-il faiblement.
Après tout, c’était lui le médecin ! Il savait reconnaître cette
maladie qui avait l’impudence de mettre à mal son système
immunitaire, d’habitude impénétrable.
Il sentait les doigts fins de Jacqueline sur sa peau, le contact
froid de ses bagues. Il les observa. Ces bagues en argent
surmontées de pierres multicolores le transportèrent des années en
arrière, à l’époque où ils mangeaient tous deux des spaghettis à
même la casserole, avant de s’endormir, rassasiés l’un de l’autre,
aux premières lueurs de l’aube. A l’époque où ils restaient éveillés
jusque très tard dans la nuit, se nourrissant de toasts au miel et
regardant, de leur lit, de vieux films en noir et blanc à la télévision.
J’aurais pu t’offrir des diamants, murmura-t-il.
Même fiévreux, son cerveau se souvint toutefois à quel point elle
se moquait des diamants. C’était d’ailleurs son style vestimentaire
éclectique, fait de tenues achetées en solde ou lors de braderies, qui
l’avait séduit au départ. Elle n’aimait pas le luxe mais avait toujours
eu plus d’allure que toutes ces femmes couvertes de joyaux qu’il
avait rencontrées au cours de sa vie.
Je n’entends rien de spécial, déclara-t-elle après un moment,
en retirant son stéthoscope et en le repoussant gentiment pour qu’il
s’allonge de nouveau.
Nathan laissa ses paupières se fermer. L’effort qu’il venait de
fournir pour rester assis l’avait épuisé. Il commençait à s’assoupir
de nouveau lorsqu’il sentit qu’on lui introduisait quelque chose dans
l’oreille.
Hé ! protesta-t-il, en ouvrant brusquement les yeux.
Chut... C’est juste un thermomètre, expliqua-t-elle, avant de
retirer l’instrument et d’en consulter l’affichage digital. Trente-huit,
neuf.
Il l’observa pendant un long moment.
Je suppose que je devrais t’être reconnaissant de ne l’enfoncer
que dans mon oreille.
Et de nouveau il ferma les yeux.
Habituée à cette blague qu’elle avait déjà entendue une bonne
centaine de fois, Jacqueline leva les yeux au ciel puis observa
Nathan. Sa barbe avait poussé, mais ne le rendait pas moins
séduisant. Elle soupira. Il dormait de nouveau, et c’était
probablement ce qu’il allait faire pendant la plus grande partie de la
journée ainsi que probablement le lendemain. Elle ferait donc mieux
de s’habituer à l’idée de le voir là, allongé sur son canapé, décoiffé
et affaibli, mais toujours terriblement fascinant. Cela allait être sans
aucun doute un très long week-end...

Le samedi soir, après une interminable journée pluvieuse à son


cabinet, ponctuée de nombreux voyages à l’étage pour vérifier l’état
de Nathan, Jacqueline mit un C.D. d’Enya, l’une de ses chanteuses
irlandaises préférées, s’installa sur le canapé opposé et ouvrit son
livre. Nate dormait toujours, Shep à côté de lui. Elle eut beau
essayer de se concentrer sur sa lecture, ses yeux ne cessaient
d’aller se poser sur le visage de son ancien mari dont les cils, si
longs qu’elle en voyait l’ombre sur ses joues, la fascinaient toujours
autant.
Une heure plus tard, elle avait à peine lu une page. Le réveil
affichait 20 heures ; elle avait toute la soirée devant elle. Elle jeta de
nouveau un coup d’œil vers Nathan et fut surprise de constater qu’il
était réveillé.
Salut, dit-il.
Salut, répondit-elle.
Puis tous deux restèrent silencieux un petit moment.
Est-ce que tu te sens mieux ? finit-elle par demander.
Son regard était plus clair, moins brillant de fièvre.
Nathan secoua la tête et ce simple mouvement lui arracha une
grimace de douleur.
Plus ou moins...
As-tu faim ? Je peux te préparer quelque chose. Des toasts,
peut-être ?
Ah, des toasts, dit-il avec un faible sourire.
Il savait qu’elle aurait pu passer le reste de sa vie à se nourrir de
toasts et de thé. C’était le sixième groupe alimentaire pour elle.
Toutefois, son estomac se souleva à la simple idée d’avaler quelque
chose.
Merci, mais je n’ai pas faim.
Il faut que tu reprennes des médicaments, déclara-t-elle alors.
Il acquiesça d’un vague marmonnement. Son mal de gorge
s’était calmé et sa tête ne lui semblait plus sur le point d’exploser,
mais il se sentait malgré tout comme quelqu’un qui viendrait de
disputer un match de dix rounds contre un géant.
Où est ta salle de bains ?
A gauche, quand tu sors.
Nathan s’assit avec précaution. Ses jambes étaient encore
faibles et il lui fallut un certain temps pour rassembler son énergie et
réussir à se lever. Lorsqu’il fut debout, il eut un vertige, ce qui
l’empêcha de réaliser immédiatement qu’il était nu. L’instant
d’après, Jacqui était à côté de lui et passait un bras autour de sa
taille pour le soutenir. L’argent de ses bagues et de ses bracelets
apporta une sensation de fraîcheur sur sa peau brûlante et il tenta de
se rassurer en se disant que ce n’était pas la première fois qu’elle
voyait un homme nu.
Désolé, murmura-t-il.
Il n’y a pas de problème. Appuie-toi sur moi.
Il se laissa conduire jusqu’à la salle de bains et la regarda poser
une brosse à dents et son slip — qu’elle avait dû laver pendant qu’il
dormait — sur la coiffeuse. Puis elle le laissa seul. Lorsqu’il sortit,
elle l’attendait dans le couloir, apparemment soulagée de le voir
moins dévêtu. Ils retournèrent alors dans le salon, où elle lui tendit
des comprimés et un verre d’eau, après l’avoir aidé à s’installer de
nouveau sous le duvet.
Merci, dit-il en buvant tout le contenu du verre.
Il se rendait compte que ce simple mot était un peu court pour
exprimer toute la gratitude qu’il éprouvait pour la façon dont elle
s’occupait de lui, mais il était trop épuisé pour se montrer plus
démonstratif.
Il ferma les yeux et se sentit immédiatement mieux. Un sixième
sens le poussa cependant à les rouvrir très vite. Jacqui se tenait
debout à côté de lui et l’observait attentivement.
Quoi ? demanda-t-il, d’une voix rauque.
Pourquoi es-tu là, Nathan ?
Bonne question. Si seulement cela ne lui faisait pas si mal à la
tête de réfléchir ! Il referma les yeux un instant et se souvint de la
raison de sa visite.
Parce que j’ai besoin que ma femme revienne avec moi,
répondit-il en la fixant intensément.
2

Ce fut l’odeur des toasts et du bacon en train de frire qui réveilla


Nathan. Son estomac gargouilla. Il était affamé. Il passa la main sur
la barbe râpeuse de sa joue tout se demandant où il était. Il ne
reconnaissait pas le plafond. Quant au lit dans lequel il se trouvait,
ce n’était certainement pas le sien.
Tournant la tête, il découvrit un verre d’eau à moitié vide posé
sur une table basse et Shep, assoupi sur le tapis. Brusquement, tout
lui revint à la mémoire. Le voyage chez Jacqui. La Porsche
immobilisée sur la route. La marche sous la pluie. La grippe.
Il s’étira précautionneusement et ne ressentit plus qu’une vague
douleur qui s’était concentrée sur ses os. Il hésita un moment avant
de s’asseoir et fut surpris de constater à quel point il était faible
lorsqu’il se redressa.
A ce moment-là, Shep se réveilla.
Salut, toi, dit-il en caressant les oreilles du chien, qui s’était
levé.
Il lui avait manqué, au début. Terriblement. Pratiquement autant
que Jacqui. Puis la vie avait repris son cours et il n’avait plus pensé
à l’animal pendant des années. Peut-être était-ce ce qui manquait à
son existence actuelle? Peut-être qu’un chien, un animal de
compagnie, remplirait cette étrange sensation de vide qu’il éprouvait
de plus en plus souvent, lui donnerait une raison de rentrer chez lui.
Il se promit de s’en occuper dès son retour.
Il se leva alors et eut un léger étourdissement. Il attendit
quelques secondes que cela passe avant de se diriger vers l’endroit
d’où provenait l’odeur. Il n’était pas sûr du jour de la semaine, mais
son estomac semblait s’être rétréci à la taille d’une noisette. Cela
devait donc faire au moins quarante-huit heures qu’il n’avait rien
mangé.
En passant devant la fenêtre qui laissait entrer une lumière grise,
il constata qu’il pleuvait toujours. De la pièce du dessus lui
provenaient des bruits de casseroles, ainsi que de la musique. Il
força ses jambes endolories à avancer un peu plus vite.
Arrivé à la porte de la cuisine, il s’arrêta. Jacqui, qui lui tournait
le dos, chantait et dansait, pieds nus, au son de la musique qui
s’échappait de la radio.
Elle était vêtue d’un pantalon un peu large — probablement
confectionné à partir d’une de ces fibres naturelles qu’elle
affectionnait tant —, qui tombait bas sur ses hanches, et d’un court
débardeur blanc laissant apparaître le creux de ses reins.
Elle ondulait, tout en claquant des doigts au rythme de la
chanson. Ses bracelets tintaient et l’argent de ses bagues scintillait,
tandis que les boucles de ses cheveux bougeaient en mesure.
Il sourit.
Je vois que tu n’as pas beaucoup changé, dit-il d’une voix
enjouée.
Jacqueline faillit avoir une crise cardiaque en entendant Nathan.
Le cœur battant, elle se retourna vivement. Il était appuyé au
chambranle de la porte, ne portant rien d’autre que son slip et sa
barbe de deux jours et semblait aussi à l’aise que s’il avait toujours
habité là. Il avait ce petit air «je viens juste de sortir du lit » qu’elle
avait toujours trouvé irrésistible et, soudain, elle éprouva un désir si
fort qu’elle en fut troublée. Cela faisait dix ans qu’elle n’avait plus
ressenti cela.
« Oh ! mon Dieu ! Non, non, non ! » Elle n’allait pas lui faciliter
la tâche. Il ne pouvait pas apparaître soudain sur son perron, au
beau milieu d’une nuit de tempête, s’installer sur son canapé
pendant deux jours, annoncer qu’il avait besoin de retrouver sa
femme et espérer qu’elle tombe à ses pieds, brûlante de désir.
Moi, non, mais toi, oui ! répliqua-t-elle.
Et c’était vrai, il avait changé. Même si son corps avait toujours
la même apparence, il était différent. Ce n’était plus celui du jeune
homme à côté duquel elle s’allongeait, nue, et avec qui elle discutait
jusqu’au bout de la nuit. Qui pouvait sans souci manger des
spaghettis froids et boire du jus de fruits à même le brick. Qui avait
supporté des services de nuit interminables et des chefs de clinique
arrogants parce qu’il aimait son travail.
Ce jeune homme avait disparu depuis longtemps. Il était devenu
un homme, maintenant. Un homme ayant réussi au-delà de ses
espérances les plus folles. Par-delà les vêtements de couturier,
c’était la manière dont il se tenait, dont il penchait la tête, l’angle de
sa mâchoire qui lui donnaient cette autorité naturelle. Même
assommé par la grippe, couché, vulnérable et nu, il se dégageait de
lui une incroyable aura de puissance. Elle vit le regard de Nate se
poser sur son ventre, que son débardeur dévoilait, puis remonter
jusqu’à sa poitrine. Elle ne portait, comme à son habitude, pas de
soutien-gorge et la manière dont il s’attarda sur ses seins la troubla
Tout le monde change, Jacqui, dit-il en la regardant enfin dans
les yeux. Evolue.
Il laissa son regard redescendre sur sa poitrine, avant d’ajouter :
Enfin, la plupart d’entre nous.
Elle leva un sourcil.
Evolue, Nate ? Ou se trahit ?
Il éclata de rire.
Evolue.
A ce moment-là, le grille-pain qui se trouvait derrière elle éjecta
le toast. Soulagée de pouvoir échapper quelques instants au
magnifique étranger qui se trouvait dans le corps de son mari, elle se
retourna pour aller le prendre.
Tu as l’air beaucoup plus en forme, constata-t-elle tout en
beurrant le pain. Tu as faim ?
Il l’observait sans un mot.
Je suis affamé, répondit-il au bout d’un moment.
Jacqui serra le couteau un peu plus fort; la voix encore un peu
rauque de Nathan donnait à ses mots un sens totalement différent.
Elle sentit son regard sur elle tandis qu’elle retirait du four les
tranches de bacon, qu’elle déposa sur une assiette et ajouta au
plateau sur lequel se trouvaient déjà les toasts. Puis elle prit une
profonde inspiration, souleva le plateau et se tourna pour lui faire
face.
Pourquoi es-tu ici ? demanda-t-elle de nouveau.
Parce qu’il avait besoin que sa femme revienne. C’était ce qu’il
avait dit. Avait besoin. Pas voulait. Il avait besoin qu’elle revienne.
Il avait eu un choix de mots curieux, très curieux. Jacqui les avait
retournés des centaines de fois dans sa tête, depuis qu’il les avait
prononcés. S’il lui avait dit vouloir qu’elle revienne, elle aurait pris
cela pour un accès de tendresse, dû à son cerveau perturbé par la
fièvre et n’y aurait guère attaché d’importance. Mais avait besoin «
Avait besoin » désignait plus une nécessité qu’un désir. Cela ne
signifiait absolument pas la même chose. C’était un mot plus...
calculé.
Je te l’ai dit ; je veux que l’on se retrouve.
Ce n’était plus une lueur de fièvre qui brillait dans ses yeux
maintenant, mais celle indiquant une ferme résolution.
Il y eut un long silence. Jacqui serra le plateau si fort qu’elle en
eut mal aux mains. Il se tenait là, devant elle, l’air extrêmement
sérieux. Mon Dieu ! Il ne délirait donc pas, cette nuit.
Elle déglutit avec difficulté. Elle ne pouvait pas faire cela, pas
avec l’estomac vide. Son regard s’arrêta sur le torse dénudé de
Nate. Pas alors qu’il n’était vêtu que de son seul slip... Elle
commença à avancer, rejetant ses cheveux en arrière d’un
mouvement de tête, priant pour que ses jambes la portent jusqu’au
bout.
Pour l’amour de Dieu, Nate, s’exclama-t-elle en passant près
de lui, mettant dans sa voix tout l’agacement qu’elle pouvait y
mettre, passe un vêtement !
Nathan l’observa en souriant, manifestement peu convaincu par
son indifférence. Il respira son parfum et cette odeur réveilla en lui
des centaines de souvenirs, mais aucun où elle lui ait demandé de se
rhabiller. En fait, il pensait même que jamais elle n’avait prononcé
de tels mots devant lui.
Je me souviens d’un temps où tu m’aurais demandé de retirer
mes vêtements ! dit-il au dos qu’elle lui présentait.
Elle prit tout son temps pour disposer la nourriture sur la table.
Lorsque ce fut fait, elle se retourna et le regarda droit dans les yeux.
Ces temps sont très, très lointains ! répondit-elle calmement.
Il remarqua le mouvement déterminé de son menton, l’éclat dur
de ses yeux noisette. En effet, ils étaient lointains... Ils semblaient
même remonter à plus d’un million d’années !
Je reviens tout de suite.
Il retourna dans le salon, enfila son pantalon, passa rapidement
sa chemise, boutonna trois boutons et remonta les manches avant
de regagner la cuisine.
En voyant Jacqui essuyer prestement un peu de jaune d’œuf qui
avait coulé sur son menton, il ne put s’empêcher de sourire.
Tu sais que tu es la honte des hippies ? lui fit-il remarquer en
s’asseyant de l’autre côté de la table.
Tous les hippies ne sont pas végétariens, protesta-t-elle.
Ce n’est pas plus mal, répondit-il, amusé par la manière dont
elle dévorait le contenu de son assiette. Sinon, ils t’auraient renvoyé
ta carte depuis des années !
Il songea alors à toutes ces discussions qu’ils avaient eues et à la
façon dont il se moquait gentiment de son attirance pour un mode
de vie différent, attirance qu’elle avait depuis son adolescence. Il
l’avait d’ailleurs affectueusement surnommée la « hippie mutante ».
Mmm... Mais c’est si bon, répliqua-t-elle en fermant les yeux
de plaisir.
Nathan secoua la tête devant son expression de réelle
satisfaction. Un peu de beurre brillait à la commissure de ses lèvres
et il ne put s’empêcher de songer qu’en d’autres temps et d’autres
lieux il le lui aurait ôté du bout de la langue. Les boucles auburn qui
encadraient son visage avaient la même souplesse que dix ans
auparavant. Elle paraissait heureuse, sereine. Elle avait l’air d’une
déesse.
La déesse hippie de l’abondance.
Comment ai-je fait pour me marier avec toi ? demanda- t-il,
d’un ton taquin.
Elle ouvrit les yeux et plongea son regard dans le sien. Ils se
dévisagèrent un moment, sans rien dire.
Je ne sais pas, Nate, finit-elle par répondre. Je ne sais pas.
L’estomac de Nate gargouilla alors. Quittant Jacqui des yeux, il
prit un toast sur lequel il posa un œuf. Bien qu’affamé, il savait
qu’après deux jours de jeûne il ne devait pas se précipiter sur la
nourriture, mais Jacqui avait raison : c’était bon. Vraiment bon. Il
pouvait presque sentir les derniers résidus de grippe quitter son
corps, chassés par les effets reconstituants des protéines, des
hydrates de carbone et de la caféine.
Alors, j’ai entendu dire que ta Porsche était enlisée sur le bord
de la route ? Tous ceux qui sont venus consulter samedi m’ont parlé
de cette vision pour le moins inhabituelle.
Il leva les yeux.
Est-ce que cela pose un problème ?
Non, bien sûr que non. Pourquoi voudrais-tu que cela en pose
un ?
Les voitures de sport attirent l’attention.
N’est-ce pas le but ?
Mais parfois pas de la bonne manière...
Nous ne sommes pas dans le Bronx, Nathan ! Ne t’inquiète
pas, ton jouet d’homme traversant la crise de la quarantaine ne
craint rien, ici.
Connaissant le mépris de Jacqui pour les signes extérieurs de
richesse, Nathan sourit.
Qu’est-ce qui te fait croire que ma voiture est le symbole
d’une crise de la quarantaine ?
Tu as quarante-deux ans et tu es là, répondit-elle en haussant
les épaules.
Désolée de te décevoir, mais je ne traverse aucune crise.
Ce n’était pas complètement vrai. Il avait en fait deux soucis
dont un pour lequel elle pouvait l’aider. L’autre, ce sentiment
étrange qui ne cessait de le pourchasser, il valait mieux le laisser de
côté. Ne pas en parler.
Je ne pense pas que cette voiture soit le résultat de l’autre
possibilité, remarqua-t-elle.
Qui est...
Tu sais bien. La voiture comme symbole de sa virilité.
Cette fois-ci, Nathan éclata de rire.
Non. Il n’y a rien de freudien dans cet achat.
Jacqueline avait oublié combien son rire était merveilleux. Il lui
donna la chair de poule et elle sentit ses mamelons se durcir tant il
était sexy. Elle jeta un regard par-dessus le bord de sa tasse.
Nathan ne riait plus, mais ses yeux pétillaient encore d’amusement.
Mon Dieu, comme cela lui avait manqué ! Partager un repas
avec lui...
Elle posa son café sur la table ; il était temps de mettre les
choses au point. Elle était maintenant rassasiée et lui habillé. Inutile
de faire durer le suspens.
Bien, Nate. Maintenant, dis-moi... Pourquoi cette requête
surprenante?
Nathan l’observa un moment, sans rien dire.
J’ai un problème que toi seule peux m’aider à résoudre, finit-il
par déclarer.
Le cœur de Jacqui se mit à battre plus vite dans sa poitrine. Il
semblait faire un vacarme épouvantable dans le silence qui suivit. Il
faisait concurrence au bruit de la pluie sur le toit! songea-t-elle.
Nate ne pouvait que l’entendre...
Je t’écoute, dit-elle enfin.
As-tu déjà entendu parler de Vince Slater ?
Ce nom lui rappelant vaguement quelque chose, elle fronça les
sourcils.
Un homme assez âgé, qui vient de se marier pour la sixième
fois ?
Nathan esquissa un sourire.
Il se trouve qu’il est aussi un génie de la finance, doté d’un
redoutable sens des affaires, et qu’il est mon ami. Mais c’est bien
lui. Il accepte de rejoindre le comité exécutif de TrentFertility, ce
qui serait particulièrement intéressant pour nos finances. Tu es au
courant de la situation ?
Jacqui hocha la tête. Sa mère suivait ce que faisait Nate et
gardait tous les articles où il était question de lui.
TrentFertility était sur le point d’entrer en Bourse.
Bien sûr. Tu sais, nous avons la télévision et les journaux, ici.
C’est important pour moi, continua Nathan qui ne semblait pas
avoir remarqué le sarcasme dans sa voix. Plus important, que tout
ce que j’ai pu faire jusque-là.
Je ne comprends pas. Pourquoi as-tu besoin de Vince ? Je
suppose que tu as assez d’argent tout seul. Pourquoi as-tu besoin
de son soutien financier ?
Ce n’est pas une question d’argent ; c’est une question de
confiance. Vince bénéficie d’une grande notoriété dans les secteurs
du droit et de la finance. Il a énormément d’expérience et fait des
choix fiscaux très judicieux. Les marchés boursiers sont très
nerveux, ces derniers temps. L’avoir dans le comité directeur ne
peut qu’apporter une certaine crédibilité à TrentFertility.
Jacqueline, qui écoutait attentivement la présentation clinique
des les qualités de Vince Slater, ne put réprimer un frisson devant
la façon détachée dont Nathan en parlait.
D’être un médecin millionnaire — parmi les plus riches du
pays — ne te suffit donc plus ?
Je te l’ai dit, répondit Nathan, en soupirant. Il ne s’agit pas
d’argent.
Elle le savait, mieux que quiconque. Elle connaissait les raisons
qui l’avaient poussé à se jeter dans une carrière dépassant celle de
simple médecin. Elle avait connu tous ses rêves de jeune homme,
son besoin de devenir autre chose que le simple Dr Nathan Trent.
L’enfance chaotique qu’il avait connue lorsque, après la faillite et
le suicide de son père, il avait été obligé de vivre quelque temps
dans la voiture familiale, ainsi que le fait de devoir travailler pour se
payer ses études de médecine lui avaient donné la volonté de
construire l’empire médical sur lequel il régnait aujourd’hui.
Il possédait vingt cliniques spécialisées dans la fertilité, qui
avaient permis à des milliers de couples, dont certains très connus,
d’avoir des enfants. Cinq ans plus tôt, il s’était même implanté sur
les marchés asiatiques et européens. Il était à la tête de trois centres
de recherche et devenu incontournable, en médecine comme en
affaires. Le plus important, toutefois, était qu’il avait bâti quelque
chose que personne ne pouvait lui retirer. Car, sous les apparences,
Nathan Trent — le gourou de la fertilité, le magnat de la médecine
— avait un terrible besoin de sécurité.
Elle soupira.
Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans, Nate?
La femme de Vince.
Il avait parlé en évitant son regard et semblait terriblement
coupable. Jacqui cligna des yeux. L’argent l’avait-il rendu
totalement immoral ?
Oh ! Nate... Tu n’as pas fait cela ?
Non, répliqua-t-il sèchement en plantant cette fois son regard
dans celui de Jacqui. Non, je n’ai certainement pas fait cela !
Il pouvait nier autant qu’il voulait, Jacqui savait que quelque
chose s’était passé. Elle pouvait lire en lui comme dans uni livre.
Nathan... raconte-moi.
Abigail s’est... amourachée de moi.
Et tu n’as rien fait pour l’encourager? demanda-t-elle, en
soulevant un sourcil soupçonneux.
Non ! Elle a l’âge d’être ma fille, et elle est mariée. A mon
associé et ami. Tu me connais, quand même !
Le connaissait-elle encore ? Elle n’en était pas sûre. Lors des
toutes dernières années de leur mariage, elle ne savait déjà plus
vraiment qui il était. L’avait-elle d’ailleurs jamais su ? Peut-être
n’avait-elle vu que ce qu’elle avait eu envie de voir...
De plus, il n’avait pas mené une vie monacale, depuis leur
rupture. Sa mère avait précieusement conservé les photos des
femmes ayant été vues à son bras.
Elle s’est mis de fausses idées en tête, reprit Nathan.
Et comment?
Je n’ai jamais rien fait ou dit qui ait pu lui laisser espérer quoi
que ce soit. Mais elle est têtue. Elle pense que je joue les hommes
difficiles à conquérir.
Il avait toujours détesté l’infidélité, Jacqui le savait. Ou du moins
l’avait-elle su.
Alors, dis-le à Vince.
Il secoua la tête.
Vince a beau être un génie de la finance, il est complètement
désarmé en matière de cœur. Il l’aime. Tu sais ce qu’on dit : il n'y a
pire imbécile qu’un vieil imbécile. Ça le briserait.
Jacqui fut surprise de la douceur avec laquelle il en parlait
maintenant, comparée au portrait qu’il lui avait dressé un peu plus
tôt. Le voir soudain devenir si sentimental la ramena aux jours
anciens — lorsqu’il n’était pas encore l’homme qui, moins d'une
demi-heure auparavant, pouvait froidement l’observer, appuyé au
chambranle de la porte de la cuisine.
Il était clair que, même s’il avait besoin de Vince, Nathan
éprouvait une véritable affection pour le vieil homme. Cependant,
elle avait l’impression que le pire était à venir.
Je suppose que cela n’aiderait pas l’entrée en Bourse ?
Il eut un sourire froid.
Il démissionnerait immédiatement, ce qui provoquerait un
véritable scandale. Une société venant d’intégrer les marchés
boursiers n’y survivrait pas. Vince est notre principal atout pour
gagner une légitimité dans ce nouveau domaine.
N’est-ce pas toi, le principal atout ?
Pas cette fois. Nous jouons dans une toute nouvelle cour, et
j’ai besoin de lui.
Jacqui reporta son regard sur le fond de sa tasse de café,
formulant dans sa tête la question à laquelle elle n’avait pas du tout
envie d’entendre répondre.
Et moi, j’interviens où ? demanda-t-elle malgré tout.
Tu me sers de couverture. Si nous nous réconcilions, elle
n’insistera plus.
Elle haussa les épaules.
Tu n’as pas besoin d’une épouse, pour cela. Tu n’as qu’à te
trouver une petite amie.
J’ai essayé. Ça n’a pas marché.
Et qu’est-ce qui te fait penser qu’elle respectera l’institution du
mariage ? Elle semble n’avoir aucun problème pour tromper son
propre mari... Pourquoi veux-tu que le fait de coucher avec celui
d’une autre femme soit un obstacle pour elle ?
Je ne prétends pas savoir ce qui se passe dans la tête d’une
jeune femme de vingt-deux ans, qui a été pourrie gâtés toute sa vie.
Tout ce que je sais, c’est qu’elle ne veut pas aller avec un homme
marié. Je suppose que même les princesses ont un peu de sens
moral.
Jacqui se retint pour ne pas éclater de rire. Il avait prononcé ces
mots avec une telle amertume ! Pauvre Nathan. Il en avait des
choses à faire... D’ailleurs, le fait de repousser une femme
déterminée, tout en allant chercher le sacro-saint dollar encore plus
haut dans la stratosphère financière, n’avait-il pas eu raison de son
système immunitaire?
Pourquoi maintenant ? Si près de l’entrée en Bourse ?
Pourquoi n’avoir rien fait dès le début ?
Visiblement embarrassé, il se passa la main dans les cheveux.
Parce que j’avais sous-estimé sa détermination. Quand je suis
rentré chez moi, vendredi soir, je l’ai trouvée dans mal chambre,
allongée sur le lit. Nue. Vince était dans la pièce voisine.
Oh non ! s’exclama Jacqui en portant la main à sa bouche
pour tenter de cacher l’éclat de rire qu’elle n’arriva pas à contenir.
C’est terrible !
Elle imagina la scène et dut se mordre l’intérieur des joues pour
ne pas rire de nouveau. Elle savait que ce n’était pas drôle,
pourtant, elle aurait adoré être une petite souris, dans un coin de la
pièce à ce moment-là.
Nathan lui jeta un regard glacé.
Ce n’est pas drôle, Jacqui.
Non. Je sais, dit-elle en faisant son possible pour reprendre
son sérieux, le corps encore secoué de soubresauts.
Donc, après m’être débarrassé de Vince, je suis allé la voir et
lui ai annoncé que toi et moi étions réconciliés. C’est pour cela
qu’elle nous invite à dîner chez eux, lundi soir.
Jacqui se figea et laissa s’échapper un cri de surprise.
Tu lui as dit quoi ?
Elle est impatiente de te connaître.
Mais... mais...
Il souriait.
Ce n’est pas drôle !
Non, répondit-il avec une contrition feinte. Je sais.
Comprenant alors qu’il ne plaisantait pas, elle secoua la tête.
Non.
Ce ne sera pas long. L’entrée en Bourse aura lieu dans un
mois. Ensuite, il faut compter deux ou trois semaines, le temps
nécessaire pour convaincre Abigail que nous sommes vraiment de
nouveau ensemble.
Jacqueline se leva et commença à débarrasser la table. Il fallait
qu’elle fasse quelque chose, n’importe quoi, mais elle devait
échapper à son regard insistant. Elle avait besoin d’un peu de temps
pour réfléchir. Elle n’y arrivait pas lorsqu’il la regardait comme s’ils
n’avaient pas été séparés depuis dix ans.
Jacqui, dit-il en attrapant sa main, comme elle allait se saisir de
son assiette.
Je ne peux pas partir comme ça, du jour au lendemain, Nate.
Même si je le voulais. Et je ne le veux pas. J’ai une vie ici. Un
travail.
J’ai trouvé quelqu’un pour assurer ton remplacement.
Abasourdie par tant d’arrogance, elle cligna des yeux. Bien sur
qu’il avait tout prévu ! Il n’allait pas laisser des objections qu’elle
pouvait émettre se mettre en travers de deux ou trois millions de
dollars.
C’est fini, toi et moi, Nate. C’est fini depuis très longtemps,
peut-être même depuis le début. Nous n’avons jamais eu les mêmes
rêves et je ne pense pas que cela servira à quoi que ce soit de faire
semblant.
Elle prit son assiette, lui tourna le dos et alla poser la vaisselle
dans l’évier. Après avoir ouvert le robinet, elle tenta de se
concentrer sur l’eau qui coulait. Elle voulait pendant quelques
instants oublier l’homme qui était venu chez elle lui faire la
proposition la plus ridicule qu’elle ait jamais entendue.
Tu as une dette envers moi, Jacqui.
Il avait prononcé ces mots d’un ton calme, mais résolu. Jacqui
sentit le sang battre à ses tempes. Elle pressa fortement le flacon de
liquide vaisselle et resta un long moment à observai les bulles se
former à la surface de l’eau. Puis, lentement, elle ferma le robinet et
se tourna vers lui.
Tu m’avais dit que nous étions quittes.
Six ans plus tôt, en découvrant cet endroit près de l’océan et au
cœur de petites communautés qui partageaient la même philosophie
de vie qu’elle, elle était tombée sous le charme. Une maison dans
laquelle elle pouvait installer son cabinet de vétérinaire étant à
vendre, elle avait décidé de venir s’y installer.
Elle l’avait désiré si fort qu’elle en avait été la première étonnée.
Cela faisait quatre ans qu’elle n’avait rien désiré à ce point. Depuis
sa séparation avec Nathan, elle avait fonctionné en pilotage
automatique et l’idée d’exercer à cet endroit lui permettait de
retrouver un certain enthousiasme.
Malheureusement, elle était fauchée.
Après s’être vu refuser un prêt par toutes les banques
d'Australie, elle avait ravalé sa fierté et appelé Nathan. Son ex.
Nathan, qu’elle avait quitté lorsqu’elle avait finalement compris qu’il
ne changerait jamais. Lui qui n’avait jamais voulu d’enfants, ni de
piquets de clôture blancs, alors que cela représentait tant pour elle.
A sa grande surprise, il n’avait fait aucune difficulté, ne lui avait
posé aucune question. Il avait juste fait virer la somme qu’elle lui
demandait sur son compte en banque, un peu comme s’il rendait
service à un parent lointain. A quelque vieille tante, un peu folle,
qu’il aurait été gêné d’avoir dans son arbre généalogique. Comme
si, en faisant cela, il s’acquittait de son devoir — et se délivrait enfin
d’elle.
Elle en avait été blessée, même si elle savait qu’elle n’aurait pas
dû; après tout cela faisait quatre ans qu’elle l’avait quitté. Pourtant,
cela lui avait fait mal d’être traitée ainsi, comme si elle n’était qu’un
insecte sur son pare-brise, ou une petite tache sur son costume chic.
Un désagrément.
Afin de rembourser sa dette le plus vite possible, elle s’était
alors jetée à corps perdu dans son travail. Deux ans après, elle ne
lui devait plus rien. Malgré tout, au fond d’elle-même, et bien qu’il
lui ait assuré lors de leur seule conversation téléphonique après cet
emprunt que l’affaire était close, elle avait toujours eu l’impression
de lui être redevable. Elle comprit qu’elle avait en raison : il n’avait
pas hésité à y faire allusion à la première occasion.
Elle observa l’angle dur de sa mâchoire, la détermination froide
de son regard et s’étonna que cette Abigail ait pu s’enticher d’un
homme si froid. Elle frémit. Où était le Nathan dont elle était tombée
amoureuse? Sûrement quelque part, mais où?
Tu m’obliges à le faire, reprit-il en haussant les épaules.
Bien sûr. Il n’allait pas laisser Abigail faire échouer ses projets,
alors qu’il était si proche du but. Posséder une entreprise cotée en
Bourse était le sommet. Il réalisait ainsi le rêve de son père et, si elle
devait faire partie des dommages collatéraux, tant pis. Les affaires
d’abord.
Tu aurais pu me présenter cela autrement, dit-elle d’un ton
cassant.
Je te l’ai demandé gentiment, répondit-il calmement.
Jacqui secoua la tête. Tout n’était vraiment que transaction pour
lui.
Non, Nate. Tu ne peux pas me demander ça.
Il se leva alors et s’approcha d’elle.
Ce ne sera pas long, je te le promets. Fais-le pour moi.
Ensuite, tu pourras revenir ici et reprendre le cours de ta vie,
Elle se sentit chanceler. Avec une telle proximité, son charisme
était suffocant, littéralement fascinant. Et c’était exactement ce
qu’elle redoutait.
Le problème ne venait pas du fait qu’elle devrait mettre entre
parenthèses ses activités, ni de tous les inconvénients que cela
entraînerait, mais d’elle. L’avoir de nouveau, même à moitié
comateux, dans son monde pendant deux jours avait été
curieusement agréable. Vivre avec lui ? Pendant quelques
semaines? Maintenant qu’il le lui avait demandé, le désir de
succomber à la tentation devenait insupportable.
Elle ne devait cependant pas oublier qu’ils étaient deux
personnes différentes, avec des styles de vie radicalement opposés.
Nathan courait toujours après la gloire et elle avait toujours envie de
s’installer, de fonder une famille, d’avoir une clôture aux piquets
blancs et un ou deux chiens s’ébattant dans le jardin.
Mais elle lui était redevable, elle le savait. Sa conscience le
savait, tout comme son sens aigu de l’honnêteté. Nathan l'avait
aidée à rendre son rêve possible. Qui était-elle pour se mettre en
travers du sien ? Même si elle n’était pas d’accord et que tout cela
était très éloigné de ce qu’elle était, elle n’avait pus le droit de lui
refuser ainsi d’y accéder.
Comme s’il avait deviné ses hésitations, Nathan posa une main
sur son épaule dénudée.
S’il te plaît, Jacq. J’ai besoin de toi.
Jacqui frissonna en l’entendant prononcer le diminutif qu’il était
le seul à utiliser. On aurait pu croire qu’ils ne s’étaient jamais
séparés. D’un coup, les années s’envolèrent. Elle retrouvait le jeune
homme dont elle était tombée amoureuse.
Pour échapper à l’intensité de son regard vert, elle ferma les
yeux. Elle aurait aimé que cela lui permette aussi d’échapper aux
souvenirs et à la chaleur de son souffle sur son visage. Elle était
prisonnière des griffes du désir, un désir dont elle se souvenait de
manière vivace et qu’elle éprouvait encore, en cet instant. Elle fit
tout pour lutter contre ce sentiment, puis elle ouvrit les yeux et le
fixa.
A une condition, dit-elle.
Laquelle?
Je veux divorcer.
Les secondes s’égrenèrent dans un silence profond. Nathan
l’observait, le regard vide d’expression.
Lorsque tout cela sera fini, reprit-elle. Je veux divorce Je
pense que nous avons suffisamment attendu.
Il était temps de passer à autre chose. Grand temps.
Nathan n’aurait pas été plus surpris si elle l’avait giflé. Divorcer
avait toujours figuré sur sa liste des « choses à faire », mais il n’avait
jamais trouvé le temps. Il avait bâti un empire et tour ce qui n’y était
pas lié s’était vu relégué au second plan. A vrai dire, il avait toujours
pensé que ce serait elle qui lancerait la procédure. Bien sûr, il ne s’y
serait pas opposé et aurait signé tous les papiers nécessaires.
Finalement, elle n’avait rien fait et il avait été trop absorbé par son
travail pour s’en occuper.
Pourtant, là, alors qu’il se trouvait face à elle pour la première
fois depuis dix ans, cette décision lui semblait soudain…radicale. Il
savait que ce ne serait qu’une pure formalité — à part l’emprunt, ils
n’avaient plus rien à voir ensemble depuis une décennie — et il
savait aussi qu’elle ne lui demanderait rien. Mais, brusquement, les
choses ne semblaient plus aussi simples. Voulait-il vivre dans un
monde dans lequel Jacqui ne serait plus à l’extrémité d’un fil
invisible ? Même s’il lui avait fallu tout ce temps pour s’en
apercevoir ?
Il secoua la tête. C’était ridicule. Il était à deux doigts de réaliser
son rêve, c’était cela l’important. Il n’allait pas laisser deux jours
passés en sa compagnie le dévier de sa route. Après tout, un
divorce était un faible prix à payer s’il devait l’amener au sommet.
Je vais y réfléchir, répondit-il, la mâchoire serrée.
Jacqui parut troublée. Elle semblait prendre conscience qu’elle
allait devoir considérer sérieusement l’idée d’une « réconciliation ».
De toute façon, nous ne pourrons pas assister au dîner de
demain, dit-elle. Toute la région est inondée, et il va falloir des jours
pour que les routes soient de nouveau praticables. Nous ne
pourrons aller nulle part.
Nathan sourit. Il avait gagné.
Dieu merci, j’ai un hélicoptère, annonça-t-il calmement.
3

Jacqueline admirait le panorama qu’offrait la Gold Coast. Les


teintes orangées du soleil couchant laissaient peu à peu la place à un
ciel d’un rouge flamboyant tandis que les lumières commençaient à
scintiller tout le long de la côte. L’appartement de Nathan se
trouvait au seizième étage du Q1, le bâtiment résidentiel le plus haut
du monde. Il dépassait tous les autre gratte-ciel et dominait la
portion de plage appelée Surfers Paradise.
N’était-ce que ce matin qu’elle s’était réveillée dans son lit, chez
elle? En l’espace de quelques heures, elle avait non seulement
changé d’Etat, mais aussi laissé à Nathan un contrôle total sur sa
vie.
Pour l’instant.
Elle posa la main contre la baie vitrée, appréciant la fraîcheur du
verre sur sa paume, ferma les yeux un instant puis les rouvrit. La vue
était toujours aussi fantastique.
Soudain, la tête lui tourna, sans qu’elle sache si c’était dû au
vertige ou au fait de revenir dans le monde de son ancien mari. Elle
posa alors son autre main sur la vitre, comme en quête d’un appui
dans la tourmente inattendue de ces derniers jours.
Nathan entra à ce moment-là dans le vaste salon et s’arrêta pour
l’observer. Depuis le petit déjeuner, elle lui avait à peine dit trois
mots; elle n’avait pas semblé particulièrement maussade, juste. ..
résignée. Pendant qu’il s’occupait d’organiser leur voyage, elle avait
préparé sa valise et donné ses instructions à remplaçant.
s o n
C’était ce qui l’avait mis le plus mal à l’aise. Evoquer la dette
n'avait déjà pas été agréable. Cependant, il n’avait guère eu le
choix, puisqu’il pouvait enfin réaliser son rêve. Mais cette attitude
« je lais mon devoir en silence » était pire que tout. Il aurait préféré
une vraie colère, comme elle savait parfois en faire. Cela, il
connaissait. Face à ce mutisme, il se sentait incroyablement
coupable. Sans doute était-ce l’épuisement provoqué par sa
maladie qui le rendait si sensible à son attitude...
Ses résistances étaient certes affaiblies, mais, en la voyant ainsi,
debout devant la fenêtre, il ne put s’empêcher de songer qu’elle
avait vraiment sa place dans cet appartement. Ce qui était stupide,
inutile. Elle n’allait rester que quelque temps, tenir son rôle puis
disparaître avec en main le document administratif sur lequel leurs
deux signatures seraient apposées.
Il ne pouvait se défaire du sentiment diffus qu’il manquait
quelque chose à sa vie. Chez Jacqui, en revoyant Shep, il avait
pensé que c’était un animal de compagnie qu’il lui fallait. Maintenant
qu’elle était dans son appartement, il n’en était plus si sûr. Peut-être
était-ce elle qui lui manquait? Ou, plus simplement, une femme avec
qui partager sa vie?
Il contempla sa silhouette. Même après dix ans, il connaissait
encore le corps de Jacqueline aussi bien que son propre corps. Ses
doigts avaient la mémoire de chaque détail — sa taille, ses boucles
auburn, les muscles de ses bras, de ses cuisses, de son ventre.
Même les yeux fermés il aurait pu dessiner la ligne de ses
hanches, la cambrure de ses reins, la naissance de ses fesses si
rondes. Il en avait un souvenir intact. Tout comme il avait un
souvenir intact de la manière dont elle aimait être embrassée,
caressée, et de ses gémissements de plaisir lorsqu’il la comblait.
En fait, il n’y avait rien dont il ne se souvienne. Et, grippe ou pas,
il avait une telle envie de la toucher de nouveau qu’il en éprouva une
douleur aiguë dans le plexus et que sa vision en fut troublée. Il
crispa nerveusement les mains sur le dossier d’un fauteuil, le temps
de reprendre contrôle de lui-même.
Il ne s’était pas attendu à cela ! Il ne s’était pas attendu à ce que
son désir renaisse avec la même intensité que des années
auparavant, au point de l’avoir alors rendu aveugle à leurs
différences. Bien sûr, il s’était douté qu’en la revoyant il serait attiré
par elle — Jacqui était une très belle femme —, mais il avait pensé
que ce serait une attirance plus douce, plus mesurée, plus...
nostalgique.
Pas cela. Pas cet irrépressible besoin de possession qu’il
ressentait. Ce besoin de l’avoir de nouveau à lui, même pour
quelques semaines. Il avait voulu se convaincre qu’il lui serait
possible de la revoir et de mettre en scène une fausse réconciliation
platonique, tout cela dans un cadre parfaitement civilisé. Or, en cet
instant, il se sentait tout sauf civilisé.
Il cligna des yeux et prit une profonde inspiration avant de lâcher
le dossier et de s’avancer vers elle, la vue maintenant parfaitement
claire.
Je vais mettre ta valise dans ma chambre, annonça-t-il.
Jacqui avait senti sa présence bien avant qu’il ne prenne la
parole. Elle ne bougea pas.
Tu n’as pas besoin de me laisser ton lit.
Je ne le fais pas.
Il lui fallut quelques instants pour réaliser la signification de ce
qu’il venait de dire. Le cœur battant à tout rompre, elle se retourna
lentement.
Je ne partagerai pas un lit avec toi.
Qu’est-ce que tu pensais que signifiait le mot « réconciliation »,
Jacqui?
Pas ça. Et tu le sais.
C’est nécessaire, pourtant.
Je n’en suis pas certaine.
Il s’approcha davantage d’elle. Si près qu’elle pouvait sentir son
souffle sur son visage. Elle retint sa respiration. Il leva alors la main
et posa deux doigts à la base de son cou, à l’endroit où battait le
pouls. Elle frémit.
Tu as peur? demanda-t-il en souriant.
De toi?
Il secoua la tête.
De vouloir des choses. Comme retrouver un peu de l’ancienne
magie.
Cette magie avait été tellement agréable !
Maudit Nathan ! S’il s’imaginait qu’il allait pouvoir faire d’elle ce
qu’il voulait, qu’elle était toujours la gentille Jacqui arrangeante,
incapable de lui refuser quoi que ce soit, eh bien, il se trompait! Elle
leva un sourcil, tenta d’afficher le plus d’indifférence possible et se
força à sourire.
Je crois que tu parles pour toi, Nate.
Il eut un petit rire, puis redevint sérieux, ses doigts dessinant
maintenant de petits cercles sur sa gorge.
Je crois que j’en ai autant envie que toi.
Son assurance et la chaleur de son corps firent reculer
Jacqueline d’un pas. Son dos vint s’appuyer contre la vitre. Mon
Dieu, il sentait si bon !
Elle soupira.
Le déni est bon pour l’esprit.
Nathan la regarda, l’air perplexe. Cette pensée zen ne semblait
guère le toucher, et il était si près !
Nous sommes adultes, Jacqui. Légalement toujours mari et
femme, et nous partageons un appartement en faisant semblant
d’être réconciliés. Cela me semble naturel de partager le même lit.
Jacqui ferma les yeux. Il avait parlé d’une voix tellement sexy...
Elle les rouvrit aussitôt. Ne s’était-il pas encore rapproché?
Ne penses-tu pas que c’est pousser la plaisanterie un peu loin
?
Cela aura l’air plus réel, puisque nous sommes censés être
redevenus amants, répondit-il en haussant les épaules.
Cela semblait si simple, lorsqu’il en parlait de cette manière.
« Non, non et non ! » Elle ferma de nouveau les yeux, pour ne
plus voir cette bouche qui l’attirait tant. Elle avait été stupide de
venir. Dire qu’il lui avait fallu des années pour se remettre de leur
séparation, même en sachant pertinemment à quel point ils n’allaient
pas ensemble !
Elle rouvrit les yeux.
Je ferai en sorte que cela fasse suffisamment réel.
Nathan Trent n’était tout simplement pas un homme que l’on
quittait.
Non, répliqua-t-il en secouant la tête. En ce moment même,
tes yeux sont en train de dire...
Il fit alors lentement glisser sa main du cou de Jacqueline à son
visage. Du pouce, il pressa tout doucement sa joue pour lui faire
incliner légèrement la tête. Il la fixa alors pendant un long moment.
... que c’est une réconciliation à contrecœur. Mais si je fais
ça...
Nathan s’arrêta un instant, cherchant une quelconque résistance
dans le regard de sa femme, puis baissa le visage. Il avait l’intention
de caresser, d’amadouer, de séduire, puis d'arrêter. Mais au
moment où il sentit la bouche de Jacqui contre la sienne, toutes ses
bonnes résolutions furent balayées pur un raz-de-marée de désir.
Incapable de résister, il laissa ses lèvres s’ouvrir.
Il l’entendit gémir sous son baiser tandis qu’il s’imprégnait de
son odeur, de son goût. Il en voulait plus. Il la poussa alors contre la
vitre, pour l’emprisonner de son corps. Puis il caressa son cou et
l’embrassa de nouveau.
Mon Dieu, comme cela lui avait manqué ! Sa bouche était
délicieuse. Elle répondait à son baiser avec fougue, ses doigts
emmêlés dans ses cheveux. Il sentait le métal froid de ses bagues
sur sa peau, la rondeur de sa poitrine contre son torse... comme
avant.
C’était dangereux, il le savait. Très dangereux. Il aurait
beaucoup à faire, au cours des années à venir, et se laisser séduire
de nouveau par le passé n’était pas à l’ordre du jour. Ce baiser ne
devait servir qu’à prouver leur attirance réciproque. Il fit donc appel
à toute sa volonté et arracha ses lèvres de celles de Jacqueline.
Elle eut un soupir, puis il n’y eut plus que le bruit de leur
respiration haletante, et cette sensation d’inachevé.
Le regard noisette de Jacqui était brillant de désir. Nathan posa
les mains de chaque côté de son visage et plongea son regard dans
le sien.
Maintenant, tes yeux disent que c’est une réconciliation
beaucoup plus agréable.
Pendant un instant, Jacqueline ne bougea pas. Puis, prenant
doucement ses mains, elle les retira et s’écarta de lui.
Cela ne change rien. Je ne coucherai pas avec toi, Nate.
Il s’approcha à son tour de la vitre et y appuya son front brûlant.
Ton corps me dit tout autre chose, dit-il calmement.
Eh bien, heureusement pour moi, mon cerveau ne se trouve
pas dans mon pantalon, répliqua-t-elle d’un ton sarcastique en allant
s’asseoir dans un fauteuil.
Nathan était trop troublé pour répondre quoi que ce soit. Il se
retourna alors et s’approcha d’elle.
Jacq...
Non, Nate, le coupa-t-elle en secouant vigoureusement la tête.
Je suis ici. Je joue mon rôle. Mais cette réconciliation n’est qu’une
comédie. Et si jamais tu m’embrasses de nouveau de la sorte, je
m’en vais. Dette ou pas dette. Divorce ou pas divorce.
Devant son regard dur et déterminé, il comprit qu’il était inutile
de discuter.
Si tu insistes...
Jacqueline hocha la tête et se leva.
Merci, dit-elle simplement, avant de se diriger vers la porte.
Nous allons devoir être convaincants, ajouta Nathan,
Ne t’inquiète pas, je serai convaincante, répondit-elle en
sortant du salon.
Nathan n’avait pas bougé. Malgré les menaces qu’elle avait
proférées quelques instants plus tôt, ces mots pleins de promesses
venaient de faire s’embraser son corps tout entier.

A peine fut-elle allongée dans le lit géant de la chambre que


Jacqueline s’endormit. Une nuit à veiller un cheval malade, suivie de
deux nuits à veiller un homme malade l’avaient épuisée. Même le
souvenir de ce baiser brûlant, dont elle pouvait encore sentir la
chaleur sur ses lèvres, ne parvint pas à la maintenir éveillée plus
d’une minute.
Toutefois, lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, ce fut la
première chose qui lui vint à l’esprit. Elle s’étira et soupira, en
songeant à la futilité de ce baiser passionné. Il pouvait l’embrasser
ainsi chaque minute de la journée, lui faire ce qu’il lui faisait naguère
au lit et qui la menait au septième ciel, cela n’atténuerait en rien les
différences fondamentales de leurs styles de vie. Ils ne suivaient plus
le même chemin. L’avaient-ils même suivi un jour ? Peut-être était-
ce seulement quelque chose qu’elle avait voulu croire.
Elle se leva, passa sa robe de chambre et se rendit dans la
cuisine. Son estomac gargouillait. En entrant, elle trouva un mot,
posé contre une corbeille en acier chromé qui regorgeait de
pommes rouges. Elle reconnut l’écriture vigoureuse et déliée de
Nathan :
« Croissants frais sur la table. Dîner 19 h 30.
Nathan. »
Jacqui prit la feuille entre ses mains. Elle passa les doigts sur les
contours nerveux des lettres tracées à l’encre noire et se souvint des
petits mots qu’il avait l’habitude de lui laisser, collés au frigo grâce à
un magnet publicitaire que lui avait offert le représentant d’un
laboratoire pharmaceutique.
Sauf qu’à l’époque il ne signait pas « Nathan », mais « Nate ».
Et qu’il y avait toujours un « Je t’embrasse » quelque part.
Pendant une seconde, elle respira l’odeur du papier. Puis son
ventre se fit de nouveau entendre et le parfum des croissants lui fit
reposer le mot. Elle s’attabla alors et commença à manger. La pâte
légère fondait dans sa bouche. Il se souvenait donc de son goût
pour les viennoiseries ! Elle songea à Paris et au petit hôtel un peu
louche dans lequel ils avaient passé leur lune de, miel... Elle réalisa
qu’elle vivait aujourd’hui à des kilomètres de la première pâtisserie.
Il était déjà 10 heures lorsqu’elle eut fini de déjeuner. Elle se
leva et s’approcha de la baie vitrée, contemplant la vue qu’offrait
sur l’océan turquoise cette résidence pour milliardaires.
Elle se dit qu’elle aurait dû être impressionnée, mais son esprit
était surtout préoccupé par ce qui l’attendait : un jour entier, sans
rien d’autre à faire que songer à Nathan et au baiser qu’il lui avait
donné.
Non. Elle n’allait pas le laisser monopoliser ses pensées. Elle
avait prouvé, au cours des dernières années, qu’elle était capable
de le chasser de son esprit. Pas question de laisser hormones et
sentiments la détourner de l’attitude zen qu’elle avait réussi à
adopter par rapport à leur mariage raté.
Quinze minutes plus tard, l’ascenseur la déposait dans le hall de
l’immeuble et elle n’eut que quelques mètres à parcourir avant de
sentir sous ses pieds le sable chaud de la plage. Elle commença à
marcher au bord de l’eau. Avec Shep, elle se promenait ainsi tous
les matins et elle fut reconnaissante à Nathan de vivre dans un
endroit qui lui permettait de profiter du pouvoir régénérant de la
mer.
Le bruit des vagues était comme une musique à ses oreilles. Elle
s’assit au bord de l’eau, laissant l’écume venir lui lécher les
chevilles. Loin derrière les têtes des nageurs les plus audacieux, une
rangée de surfeurs guettait le prochain rouleau. Sur le sable, des
hommes et des femmes exposaient leurs corps presque nus aux
rayons déjà ardents du soleil. Les enfants jouaient en riant dans
l’eau, les amoureux profitaient de leur peau découverte.
L’arc parfait que formait la large bande de fin sable blanc était
magnifique. A l’horizon, le bleu du ciel venait se fondre dans celui
de la mer. C’était le paradis.
A ce moment-là, la brise souleva ses cheveux et même le fait de
savoir qu’ils allaient être terriblement emmêlés ne lui fit pas faire un
geste pour les retenir. Elle aimait sentir le vent de la mer sur sa
peau. Elle offrit alors son visage à l’astre solaire, lui rendant
silencieusement hommage pour l’énergie qu’il lui donnait.
J’étais sûr de te trouver là.
Jacqui ouvrit doucement les yeux et les posa sur l’homme qui se
trouvait à ses côtés. Il portait chemise et cravate, et avait retroussé
le bas de son pantalon. D’une main, il tenait sa veste jetée sur son
épaule et de l’autre, ses chaussures. Il aurait dû avoir l’air
parfaitement incongru sur cette plage. Pourtant, il donnait
l’impression de lui appartenir. C’était Poséidon sortant des eaux,
sous l’apparence d’un homme d’affaires des temps modernes.
Il éclipsait sans aucun doute tous les hommes aux alentours.
Cette vision, associée au souvenir de son baiser qui flottait toujours
dans son esprit, fit battre le cœur de Jacqui un peu plus vite.
Intéressante tenue, remarqua-t-elle.
Pour toute réponse, il haussa les épaules.
Jacqui scruta l’horizon pendant un moment avant de reporte son
regard sur les vagues qui venaient mourir à ses pieds. La chemise
de Nathan frôlait son bras nu, la troublant plus que de raison.
L’apaisement qu’elle avait connu quelques instants auparavant
n’était plus qu’un lointain souvenir.
Tu veux quelque chose, Nathan?
J’ai oublié de te dire que ce soir était une soirée habillée, dit-il
en posant ses chaussures pour chercher, dans la poche de sa veste,
une carte de crédit qu’il lui tendit. Tiens, achète-toi ce que tu veux.
Elle regarda le morceau de plastique, puis leva les yeux vers lui.
Une main froide lui broyait le cœur ; toutes les fonctions de son
corps semblaient s’être soudainement arrêtées.
Pourquoi ai-je brusquement l’impression que je suis Julia
Roberts et toi Richard Gere ?
Ne sois pas si mélodramatique, Jacqui, répliqua-t-il en
haussant de nouveau les épaules. Ce n’est qu’un accessoire. Je te
demande d’aller acheter un accessoire très cher, et je ne veux pas
que tu le paies.
Elle prit une profonde inspiration. Cela faisait moins de vingt-
quatre heures qu’elle était revenue dans son monde et, déjà, elle ne
savait plus où elle en était. D’abord un baiser, puis une insulte.
Elle décida de rester le plus zen possible.
Je vais faire comme si cette conversation n’avait jamais eu lieu,
déclara-t-elle en repoussant la main de Nathan. Nous sommes sur
la plage, le soleil brille et la journée est magnifique.
Puis elle ferma les yeux et prit de nouveau une profonde
inspiration.
Abigail va sortir le grand jeu.
Elle rouvrit brusquement les yeux et remarqua la froide lueur
dans son regard de jade.
Moi aussi, répliqua-t-elle calmement.
Elle eut le temps de voir les pupilles de Nathan s’embraser avant
d’être distraite par quelque chose qui venait de frôler sa jambe.
Tournant la tête, elle découvrit une petite fille d’un an à peine, que
ses pas maladroits avaient menée jusqu’à elle. L’enfant avait
beaucoup de mal à rester en équilibre sur le sable mouillé. Elle
vacilla un instant, tomba assise et se mit à pleurer.
Ce n’est rien, dit Jacqueline d’une voix douce en prenant la
main de la fillette.
Puis elle chercha des yeux une mère concernée et, comme
personne n’arrivait, se leva et la prit dans ses bras pour la consoler.
La petite fille portait un maillot de bain bleu marine à volants et un
T-shirt assorti. Une charlotte jaune complétait la tenue.
La bouche tordue, les yeux pleins de larmes, elle attrapa le bras
de Jacqui. Tout son visage, de la frange blonde plaquée sur son
front plissé à ses joues humides, exprimait une telle détresse face
aux malheurs de la petite enfance qu’il était difficile de ne pas rire.
Elle regarda Jacqui, puis Nathan, et pointa son doigt sur celui-ci.
Je sais, dit Jacqui en calant l’enfant sur sa hanche. Tout est sa
faute.
Hé ! protesta-t-il.
La fillette s’arrêta de pleurer et, brusquement, lui décocha un
sourire joyeux.
Nathan éclata de rire.
J’ai toujours su faire, avec les enfants.
Jacqui aurait levé les yeux au ciel, si elle l’avait pu. Mais son
cœur s’était arrêté de battre quand la douleur qu’elle connaissait si
bien s’était réveillée.
Jetant alors un œil autour d’elle, elle aperçut au loin une jeune
femme qui semblait affolée. Nathan avait dû la voir lui aussi,
puisqu’il fit un geste de la main en sa direction. La femme accourut
et Jacqueline sentit son cœur se serrer.
Oh ! Merci ! Je suis désolée, s’excusa la maman en prenant sa
fille dans ses bras, pour la serrer très fort contre elle. Elle se sauve
si vite, en ce moment...
Jacqui chercha quelque chose à dire, mais n’y parvint pas.
Il n’y a pas de problème, dit alors Nathan en souriant.
Incapable de bouger, Jacqui regarda la mère et la fille s’éloigner.
Elle avait du mal à respirer; le contact des mains potelées de la
fillette lui manquait déjà. Elle ne put détacher son regard| du petit
chapeau jaune, jusqu’à ce que celui-ci disparaisse au milieu de la
foule.
Est-ce que ça va ?
Jacqui prit une profonde inspiration. Puis une autre. La douleur
dans sa poitrine se faisait plus aiguë chaque fois qu’elle emplissait
ses poumons. Elle reporta son attention sur l’horizon, espérant
trouver là un moyen d’apaiser la souffrance, de retrouver le calme.
Elle se laissa aller au rythme régulier et apaisant de l’océan.
Jacq? reprit Nathan après quelques minutes.
Je vais bien, le rassura-t-elle en hochant la tête.
Il mit une minute encore à lui poser la question qu’elle redoutait.
Tu n’as jamais eu d’enfant?
Non ! s’exclama-t-elle avec un rire triste.
Tu as pourtant dû rencontrer d’autres hommes...
Elle leva les yeux sur lui.
Pourquoi ? Tu as rencontré d’autres femmes ?
Il avait l’air calme et serein, alors qu’une foule d’émotions
diverses se bousculaient en elle. Elle voulut le blesser, lui faire mal.
Oh ! bien sûr qu’il y en a eu d’autres ! ajouta-t-elle.
Nathan tressaillit. S’il avait fait cette suggestion, c’était parce
que dix ans représentaient une longue période de temps. Mais,
maintenant qu’elle reconnaissait avoir eu d’autres aventures, l'idée
de la savoir dans les bras d’un autre homme le contrariait
terriblement.
Personne avec qui j’ai eu envie d’avoir un enfant, Nate,
continua-t-elle.
Son irritation disparut instantanément et la tristesse de son
regard le ramena dans le passé. Il se souvint de sa déception quand,
chaque mois, ses règles arrivaient. Tout comme il se rappela la
manière dont elle avait été dévastée en apprenant qu’elle était
atteinte du syndrome de Stein-Leventhal et que sa fertilité était
menacée.
Tout comme toi, tu ne voulais pas d’enfant avec moi.
Bien qu’elle ait parlé d’un ton calme, cette affirmation lui fit
l’effet d’une gifle.
C’est faux, protesta-t-il.
Arrête, Nathan, dit-elle en secouant la tête, un sourire amer
aux lèvres. Cela fait dix ans. Sois honnête avec toi-même. Tu n’as
commencé à l’envisager que la dernière année de notre mariage.
Pour me faire plaisir. Parce que les choses allaient mal entre nous et
que tu pensais que cela pourrait améliorer la situation. Mais si tu
crois que je ne voyais pas ton soulagement, chaque fois que j’avais
mes règles, tu te trompes.
Il la regarda sans rien dire pendant une minute. Jacqui avait
toujours eu ce don pour lire en lui comme dans un livre ouvert.
Elle avait raison. Il s’était effectivement senti soulagé. Chaque
fois. Et en même temps terriblement coupable.
C’était juste le mauvais moment pour moi.
Il était déjà très préoccupé par sa carrière, à l'époque, et n’avait
pas vraiment de temps à accorder à un enfant.
Tu sais, poursuivit-il, incertain de la manière dont elle allait
prendre ce qu’il s’apprêtait à lui dire, il n’est pas trop tard. Il y a
beaucoup de femmes dans ton cas qui font appel à un spécialiste de
la fertilité.
Jacqui cligna des yeux, puis détourna la tête. Elle resta un long
moment sans rien dire, le regard perdu sur l’horizon, Lorsqu’elle
prit la parole, sa voix était rauque.
Cela fait dix ans. Qu’est-ce qui te fait croire que j’en ai
toujours envie ? Enfin, Nate, j’ai trente-huit ans ! J’ai abandonné ce
rêve depuis des années. Je ne suis plus la même que lorsque nous
étions ensemble.
Il l’observa un moment en silence. Il avait remarqué qu’elle avait
changé. Dix ans plus tôt, elle lui aurait sauté à la gorge pour avoir
osé lui proposer sa carte de crédit. Elle l’aurait sûrement envoyé sur
les roses avec sa tentative de chantage et aurait sans aucun doute
sauté sur l’opportunité d’avoir un bébé quel que soit le moyen.
C’était juste une suggestion. De la part de quelqu’un qui s’y
connaît un peu dans ce domaine.
Elle secoua la tête.
Tu ne comprends pas ce que je veux te dire, n’est-ce pas ?
Veux-tu vraiment que je mette au monde un bébé qui n’aurait pas
de famille ? Qui n’aurait pas un père et une mère ? Je voulais que
toi et moi soyons une famille, Nate. Je ne voulais pas seulement
être la mère de ton enfant.
Il la regarda, surpris de l’effet que ses mots produisaient sur lui.
Une famille... Quelque chose sur quoi il pensait pouvoir compter,
jusqu’à ce que son père commette l’irréparable et fasse voler en
éclats ses certitudes.
Le vent ramena une mèche des cheveux de Jacqui sur son
visage, mais, bien qu’il mourût d’envie de la lui remettre derrière
l’oreille, il ne bougea pas. Elle semblait tellement en colère ! A ce
moment, son téléphone portable sonna et il fut si heureux de cette
diversion qu’il aurait pu embrasser l’objet. Il pouvait gérer une crise
financière ou un accouchement compliqué, mais son ex-femme
plantant son regard noisette dans le sien pour lui parler de famille
était quelque chose de trop compliqué.
Il faut que j’y aille, annonça-t-il quelques minutes plus tard,
après avoir refermé son téléphone.
Eh bien, vas-y.
Bien qu’elle l’ait clairement congédié, Nathan, pour la première
fois depuis très longtemps, hésita sur la conduite à tenir, Il n’avait
pas envie d’être sur cette plage et, en même temps, il n’avait pas
envie d’en partir.
Eh bien ? S’impatienta Jacqui. Vas-y !
D’accord. A ce soir.
Tournant les talons, il s’en alla.

Après son départ, Jacqueline se rassit et resta longtemps face à


l’immensité de la mer. Les vagues venaient maintenant un mouiller le
bas de sa jupe, mais elle s’en moquait.
Leur conversation résonnait dans sa tête. Elle maudissait Nate.
Elle le maudissait de l’avoir fait revenir dans sa vie et plus encore
d’avoir ravivé son désir pour ce qu’elle ne pourrait jamais avoir.
4

Nathan arriva chez lui une demi-heure avant l’heure du dîner.


Jacqui?
Seul le silence lui répondit. Il fronça les sourcils. Ce calme était
inquiétant. Serait-elle partie? Elle était bouleversée, lorsqu’il l’avait
laissée à la plage. Et furieuse. Peut-être avait-t-elle décidé que tout
cela ne valait pas le coup. Qu’il ne valait pas le coup.
Il serra les poings en sentant ces pensées faire vaciller sa
légendaire assurance. Il avait besoin d’elle. Plus que cela, même : il
n’arrivait plus à se passer d’elle. La journée au travail s’était étirée
en longueur et il ne se souvenait pas avoir jamais été aussi peu
productif.
Certes, cela faisait déjà un moment qu’il luttait contre une
certaine inquiétude, le frisson qu’il ressentait chaque fois qu’il entrait
dans son bureau de TrentFertility ayant disparu depuis quelque
temps. Toutefois, cela n’avait pas eu d’incidence sur son travail.
Jusqu’à maintenant. Aujourd’hui, la seule chose qu’il ait réussi à
faire avait été de fixer le mur en face de lui, en songeant aux lèvres
de Jacqui. A ce baiser. Plus encore... Après l’incident de la plage, il
n’avait pas réussi à ôter de son esprit l’image de Jacqui avec un
bébé sur la hanche. Ni la manière dont elle avait plongé ses grands
yeux noisette dans les siens en lui disant n’avoir jamais voulu
d’enfant avec un autre homme.
Il n’avait pas été sûr de la manière dont il serait accueilli, et le
sang avait battu à ses tempes tout le temps pendant que l’ascenseur
l’amenait à son étage. Un peu comme un jeune homme se rendant à
son premier rendez-vous...
Cependant, il avait été sûr qu’elle serait là.
Jacqui?
Il se rendit jusqu’au salon, en continuant d’appeler, puis sur la
terrasse, avant d’arriver dans la chambre. En entendant alors le
bruit de la douche par la porte ouverte de la salle de bains
attenante, il fut tellement soulagé de constater qu’elle était toujours
là que, au lieu de tourner les talons et de s’en aller, il alla s’appuyer
au chambranle. Le verre opaque de la cabine de douche ne
permettait d’entrevoir qu’une silhouette, sans aucun détail, mais le
seul fait de sa présence, nue et si proche, lui procura une
satisfaction qu’il n’avait pas ressentie depuis un bon moment.
Le désir d’aller la rejoindre, de reprendre là où ils s’étaient
arrêtés la veille fut si violent qu’il le surprit par son intensité, Cela
faisait longtemps qu’il n’avait pas enlacé son corps nu, et entendre
le bruit de l’eau qui coulait sur sa peau était un supplice pour lui. Il
inspira profondément pour empêcher cette pulsion de devenir
réalité.
Trente minutes, Jacqui.
Les mains de Jacqueline s’immobilisèrent dans ses cheveux.
Nathan ? demanda-t-elle, comme la mousse du shampooing
commençait à couler sur son visage.
Attendais-tu un autre homme?
Le ton sexy qu’il avait employé fit s’accélérer le pouls de Jacqui.
Elle avait parfaitement conscience d’être nue et ruisselante, et que
seule une fine paroi de verre les séparait. Se couvrant la poitrine des
mains, elle tourna le dos à la porte de la cabine.
Sors d’ici ! lança-t-elle en courbant la tête sous le jet de la
douche.
N’aie pas peur, je ne vois pas grand-chose !
Elle sentit ses tétons se durcir à l’idée qu’il pouvait apercevoir
quelque chose.
Nate !
D’accord, d’accord, j’y vais, l’entendit-elle maugréer.
En soupirant, elle se laissa aller contre la paroi. Comment
pouvait-il faire cela ? Après tout ce temps ? L’exciter ainsi, avec
seulement quelques mots, alors qu’elle était toujours en colère
contre lui, après la conversation de la plage ? Comment son corps
pouvait-il la trahir à ce point ?
Elle finit de prendre sa douche en un temps record, s’habilla et
se sécha les cheveux au séchoir, en prenant soin de répartir
harmonieusement ses boucles auburn autour de son visage.
Elle entra dans le salon avec dix minutes d’avance, déterminée à
mettre de côté ce qui s’était passé à la plage et à oublier le fait qu’il
l’avait observée pendant un temps indéterminé alors qu’elle se
douchait. Elle n’était pas là pour raviver les anciennes blessures ni
pour rallumer les passions. Elle était là pour sourire, être jolie, avoir
l’air heureuse et repartir avec ses papiers de divorce signés.
Nathan était déjà là. Il lui tournait le dos et elle ne put
s’empêcher d’admirer ses puissantes épaules, parfaitement
soulignées par sa veste de couturier, et ses longues jambes, mises
en valeur par un pantalon très bien coupé.
Je suis prête, annonça-t-elle d’une voix un peu plus aiguë
qu’elle ne l’aurait souhaité.
Il se retourna et, malgré la distance qui les séparait, la manière
dont il la détailla de la tête aux pieds lui donna l’impression qu’il
était en train de la toucher. Il avait laissé ouverts les deux boutons
du haut de sa chemise, dont il avait remonté les manches jusqu’aux
coudes. Soudainement, elle eut très envie de s’approcher de lui et
de poser les mains sur son torse.
Cela valait la peine d’attendre, murmura-t-il.
Elle avait choisi une robe de type caftan, au décolleté profond et
aux motifs géométriques, qu’elle avait agrémentée d’une ceinture
faite de fines chaînes dorées ornées de sequins. Elle avait complété
sa tenue de larges boucles d’oreilles et ne portait pas de maquillage.
Belle ceinture, commenta-t-il.
Jacqui baissa les yeux.
Je l’ai achetée sur un marché turc, il y a des années. Je l’ai
trouvée tellement jolie que j’ai appris à faire la danse du ventre.
Il la regarda, l’air troublé. Elle ignorait si c’était l’évocation de la
danse du ventre ou sa tenue, mais elle vit passer dans ses yeux une
lueur de désir.
S’éclaircissant alors la gorge, il se dirigea vers la table basse sur
laquelle se trouvaient deux verres remplis.
Martini ? proposa-t-il.
Jacqui accepta d’un signe de tête et il s’avança vers elle, le verre
à la main.
Essaies-tu de me soûler, Nathan ?
Tout en souriant, il s’approcha tant qu’elle put sentir son souffle
sur son visage. Il lui tendit le cocktail. Il y avait une olive au fond du
verre, exactement comme elle aimait son Martini.
Dry, dit-il. C’est toujours comme ça que tu le bois ?
Elle acquiesça de nouveau d’un signe de tête et prit la boisson.
Au moins, cela lui occupait les mains et lui permettait de résister
au désir de saisir Nathan par le revers de sa veste et de l’attirer vers
elle. Il y avait une tension entre eux, une sorte de vibration, et elle ne
devait pas succomber. Même si elle n’avait qu’une envie : jeter son
verre contre la gigantesque baie vitrée et le jeter, lui, à terre. Sans
ses vêtements.
Elle but une gorgée de son Martini. Une longue gorgée. Puis elle
prit l’olive à l’aide du cure-dents au bout duquel elle était piquée et
la porta lentement à ses lèvres. Nathan ne l’avait pas quittée des
yeux.
Mon Dieu ! Elle lui avait affirmé qu’elle ne coucherait pas avec
lui et elle le pensait. Mais, si cette tension sexuelle persistait entre
eux, elle aurait beaucoup de mal à résister. Il fallait que cela
s’arrête.
Elle reposa le cure-dents dans le verre, vida celui-ci d’un trait et
le tendit à Nathan.
Pouvons-nous y aller, maintenant ? demanda-t-elle en
s’écartant de lui.
Bien sûr, répondit-il en soupirant.
Ils quittèrent l’appartement.

Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent à l’étage de Vince,


Nathan fit un geste pour que Jacqui sorte la première.
N’oublie pas, nous venons de nous réconcilier, lui rappela-t-il
comme ils arrivaient devant la porte. Crois-tu pouvoir t’en sortir?
Il lui demandait cela, après l’épisode de l’olive ?
Il n’y a aucune raison que je n’y arrive pas, le rassura-t-elle.
Vraiment?
Elle fut surprise de la soudaine tension dans sa voix.
Je ne suis pas sûr que tu réalises à quel point c’est important
pour moi, Jacq, ajouta-t-il.
Détends-toi. Fais-moi confiance.
Elle savait qu’elle n’aurait aucune difficulté à jouer son rôle ; il lui
était très facile de puiser dans les souvenirs de son amour pour
Nate. Le sentant extrêmement nerveux, Jacqui fronça les sourcils.
Où était le Nathan solide comme un roc et sûr de lui? Ne serait-ce
pas plutôt à elle d’avoir peur? S’il se présentait devant Vince et
Abigail avec cette expression sur le visage, c’était lui qui allait faire
voler en éclats leur mise en scène. Pas elle.
Il l’observa un instant et son regard descendit jusqu’à son
décolleté.
Jacqui ! s’exclama-t-il, agacé. Tu aurais au moins pu mettre un
soutien-gorge !
Elle leva un sourcil. Qu’est-ce qu’il lui prenait? Elle devait
absolument faire quelque chose, et vite. Elle sourit et appuya sur le
bouton de la sonnette, avant de s’approcher si près de lui que leurs
corps se touchaient. Puis, se mettant sur la pointe des pieds, elle
avança sa bouche vers son oreille et murmura :
Ce n’est pas le pire... En fait, je dois t’avouer que je ne porte
aucun dessous.
Jacqui...
Visiblement troublé, il s’écarta légèrement. Sa gêne fit s’élargir le
sourire de Jacqueline. Prenant alors son visage entre ses mains, elle
posa sur ses lèvres un baiser dont elle espérait qu’il se souviendrait
longtemps après que l’encre ait séché sur leurs papiers de divorce.
L’intensité avec laquelle il répondit à ce baiser lui laissa penser que
cela risquait d’être le cas.
Elle recula, ravie de l’effet produit, même si une petite voix dans
sa tête la suppliait de continuer. Nathan avait maintenant l’air d’un
homme qui aurait passé une semaine entière au lit avec son amante.
Elle se retourna juste à temps : la porte venait de s’ouvrir. L’heure
était venue pour elle de jouer son rôle.
Une employée de maison les fit entrer et Jacqui sourit
intérieurement, un Nathan impassible à son bras. C’était agréable
de constater qu’elle pouvait encore avoir de l’effet sur lui...
Ils arrivèrent dans le salon et il y eut les présentations. Elle
rencontrait enfin Abigail Slater, la femme qui convoitait son mari.
Celle-ci lui serra poliment la main et posa un baiser sur chacune des
joues de Nathan. Tandis que ses lèvres s’attardaient, Jacqueline
éprouva la brusque envie de lui arracher les yeux. Le désir de lancer
un sec « Bas les pattes, bimbo ! » devint si insoutenable qu’elle se
mordit la lèvre pour empêcher les mots de lui échapper.
Qu’est-ce qui... Elle avait vu des centaines de photos de Nathan
— soigneusement rangées par sa maman — avec de charmantes
jeunes femmes à son bras, mais aucune d’entre elles n’avait
provoqué ce sentiment. Bien sûr, elle leur avait dessiné des
moustaches et s’était servie du papier pour couvrir le sol des cages,
dans son cabinet. Pourtant, jamais encore elle n’avait souhaité que
l’une d’elles disparaisse de la surface de la terre, comme elle le
souhaitait en ce moment à l’égard d’Abigail.
Eh bien, dit alors Vince, je comprends mieux pourquoi Nathan
a tellement tenu à vous cacher — et pourquoi il semblait tellement
amoureux.
Jacqueline éclata de rire. Elle put apercevoir la moue d’Abigail
du coin de l’œil et son rire se fit encore plus joyeux.
Et je dois avouer que ce sentiment est entièrement partagé,
répondit-elle en décochant à Nathan un regard de braise tout en lui
caressant de la paume les pectoraux.
Elle sentit alors la main de celui-ci descendre dans son dos,
jusqu’à la courbe de ses reins où elle s’arrêta, semblant chercher
quelque chose. Etait-il en train de s’assurer qu’elle ne portait
effectivement pas de dessous ? Eh bien, il en était pour ses frais !
N’est-ce pas, Nate? demanda-t-elle d’un ton innocent.
Nathan sembla brusquement sortir de ses pensées. Il la regarda
en souriant et se pencha doucement pour poser un baiser sur ses
lèvres.
Absolument.
Cela nous a paru si soudain..., intervint Abigail. Nous en
parlions justement hier soir, Vince et moi.
Jacqueline observa Vince acquiescer tout en regardant sa femme
avec adoration. Abigail, dont la plastique parfaite laissait supposer
de nombreuses heures de gym, lui lança un regard qui signifiait
clairement qu’elle attendait une explication.
Heureusement, Nathan et elle avaient profité du temps passé
dans l’hélicoptère, la veille, pour mettre au point les détails de leur
histoire.
Elle haussa les épaules.
Nous ne voulions pas nous mettre la pression, en révélant trop
vite nos retrouvailles. Nous avons préféré attendre quelques mois.
Mais nous ne voulons pas les garder secrètes plus longtemps,
ajouta Nathan. Il est temps de crier notre amour au monde entier.
Vince éclata d’un rire retentissant et tapota le dos de Nathan.
Vous m’en voyez ravi, dit-il joyeusement. Voilà quelque chose
à fêter.
Oui, murmura Abigail. Je vais préparer les verres.
Ce ne fut que le premier d’une série de toasts, portés tout au
long de la soirée. Ils dînèrent sur le balcon, qui surplombait l’océan
dans lequel se reflétait la lune. Le repas fut composé d’huîtres,
suivies de délicieuses linguines au crabe.
Vince était un homme charmant et plein d’entrain. Il raconta des
anecdotes sur sa profession, évoqua ses nombreux voyages, puis se
tourna vers Jacqueline et l’interrogea à propos de son travail.
Oui, intervint Abigail. Qu’est-ce que vous avez l’intention de
faire, par rapport à votre cabinet?
Jacqui sourit à la jeune femme qui ne l’avait pas quittée des yeux
de la soirée. Bonne question... Puis elle sourit à Nathan, tout en lui
pressant fortement le genou sous la table — pression qui signifiait : «
Et maintenant, que fait-on ? »
Nathan lui rendit son sourire, tout en faisant remonter sa main le
long de son bras nu, jusqu’à son cou, qu’il caressa doucement.
Nous avons songé à acheter quelque chose par ici. N’est-ce
pas, chérie?
Oh ! Donc vous vendez votre cabinet de campagne ?
demanda Vince.
Nous ne savons pas encore. Nous aimerions garder la maison
de Jacqueline comme résidence secondaire. Un endroit où nous
échapper, de temps en temps.
Jacqueline lui souriait. La main de Nathan sur son cou lui
procurait des sensations dans tout le corps. C’était terriblement
difficile de se concentrer ! Pourtant, elle était impressionnée par la
rapidité de sa réaction. Pas étonnant qu’il soit si bon en affaires ! Il
lui fallut toute sa volonté pour se rappeler que tout cela n’était
qu’une comédie et que l’image du bonheur que donnait Nathan
n’était qu’une illusion, malgré la magie de ses doigts sur sa peau.
Cela semble idyllique, murmura Abigail.
Oh ! ça l’est ! renchérit-elle en affichant son expression la plus
radieuse.
Ils furent interrompus par l’arrivée du gâteau au chocolat le plus
appétissant qu’elle ait jamais vu. Ignorant le regard plein de
reproches d’Abigail qui n’en prit pas, elle sourit à Nathan, prit sa
fourchette et la planta dans sa part de gâteau.
Ils retournèrent ensuite dans le salon, prendre le café.
Nathan était satisfait de la manière dont se déroulait la soirée.
Très satisfait. Jacqui jouait son rôle à la perfection. Elle lui souriait,
le taquinait comme s’ils ne s’étaient jamais séparés. Et elle le
touchait ! Elle le touchait sans cesse. Son bras, sa joue, sa cuisse...
Elle avait même, à plusieurs occasions, tendu les lèvres, dans une
invitation silencieuse.
Qu’est-ce qu’un homme était censé faire ?
Il ignorait si Vince ou Abigail étaient convaincus, mais lui l’était !
Son jeu de séduction, ajouté au fait de savoir qu’elle était nue sous
ses vêtements, le rendait presque fou. Il était impatient d’être seul
avec elle. De lui donner un baiser sincère. De lui donner des
caresses qui ne soient pas fausses. Car, qu’elle s’en rende compte
ou non, c’était exactement ainsi que s’achèverait la nuit.
Il s’installa confortablement dans le fauteuil en cuir blanc pendant
qu’Abigail apportait du café et un plateau de petits fours. Jacqui vint
le rejoindre et se blottit contre lui. Il sentit sa poitrine contre son
bras. Elle posa sa main haut sur sa cuisse avant de laisser aller sa
tête contre son épaule en soupirant.
Puis elle croisa les jambes et plaça son pied sous le genou de
Nathan afin de pouvoir dessiner de petits cercles sur son mollet.
Nathan faillit laisser échapper un grognement de plaisir. La caresse
érotique eut un effet prévisible ; ses sens avaient été mis à rude au
cours des dernières heures.
Même la conversation sur l’entrée en Bourse de sa société ne
parvint pas à amoindrir son désir. Impatient de s’en aller, il jeta un
coup d’œil à sa montre. Lorsque Jacqui bâilla, il bondit sur
l’occasion.
Je suis désolée, s’excusa-t-elle.
Je vous en prie, la rassura Vince. Je me doute que ce monsieur
ne doit pas vous laisser beaucoup dormir.
Nathan éclata de rire et se leva avant de prendre la main de
Jacqui pour l’aider à se lever à son tour.
Je pense qu’il est temps de partir, dit-il en plongeant son
regard dans le sien.
Le désir que Jacqui lut dans ses yeux la fit vaciller et elle se
raccrocha à sa main pour se ressaisir.
Oh ! mon Dieu ! Ils allaient faire l’amour !
Non, non, non ! Elle détourna le regard de ses yeux ardents.
Une comédie ! Ce n’était qu’une comédie. Certes, elle se sentait
particulièrement troublée, mais tout cela n’était pas la réalité.
Si l’attirance était réelle, leur liaison ne l’était pas. Il s’agissait
d’une mascarade. Elle faisait juste ce que Nathan lui demandait de
faire. Sa résolution à garder cette relation platonique, même en
privé, tenait toujours. Elle savait qu’il existait des femmes capables
de faire la différence entre le sexe et les sentiments, et c’était tant
mieux pour elles. D’ailleurs, à cet instant, elle aurait tout donné pour
être de celles-là. Mais elle se connaissait : elle n’en était pas
capable. Pas vraiment. En tout cas, pas avec Nathan.
Ils prirent congé de leurs hôtes et se dirigèrent vers l’ascenseur.
Jacqui sentait le regard de Nathan sur elle, comme une caresse, et
fut envahie par un sentiment de panique. Puis les portes s’ouvrirent
et ils entrèrent dans la cabine.
Cela s’est très bien passé, remarqua Nathan en appuyant sur
le bouton de son étage.
Oui, murmura-t-elle, se tenant le plus loin possible de lui, tout
en cherchant désespérément un moyen de sortir de cette tension
sexuelle qu’avait provoquée sa brillante performance.
Elle fixa le sol tout le temps que mit l’ascenseur pour descendre
les six niveaux, en essayant de reprendre le contrôle sur elle-même.
Lorsque la cabine s’arrêta, Nathan la laissa passer et ils rejoignirent
son appartement. Il ouvrit la porte et s’effaça pour la laisser entrer.
Puis il ferma la porte.
Il y eut quelques secondes durant lesquelles Jacqui n’entendit
rien, à part le bruit de leur respiration, dans la pénombre du salon.
Ce fut à peine si elle remarqua les rayons de lune qui pénétraient
par la baie vitrée.
Il fallait qu’elle quitte cette pièce, mais son désir était tel que ses
jambes semblaient refuser de la porter. Elle était comme paralysée.
Elle ne voulait pas de cela ! Enfin, si, elle le voulait, mais elle savait
qu’il ne le fallait pas.
Elle prit alors une profonde inspiration.
Bonne nuit, Nathan, dit-elle d’une voix ferme.
Il posa la main sur son épaule.
Jacq.
Le corps secoué de frissons, elle ferma les yeux au son sexy de
sa voix. Elle lui tourna le dos et appuya son front contre le mur.
S’il te plaît, Nathan.
Il attendit quelques secondes avant de s’approcher d’elle puis il
souleva ses cheveux et posa ses lèvres sur son cou.
Tu le veux, murmura-t-il. Nous le voulons tous les deux.
Sa voix pénétra dans sa tête, dans son cœur, dans son corps
entier, qui s’embrasa. Elle gémit et se retourna, incapable de résister
plus longtemps.
L’instant d’après, la bouche de Nathan prenait la sienne et, -
sans même qu’elle s’en soit rendu compte, Jacqui avait passé les
jambes autour de ses reins. Elle avait le dos contre le mur, il
soutenait ses fesses de ses mains et ils s’embrassaient... Ils
s’embrassaient comme deux adolescents éperdus.
Sauf que leur baiser n’avait rien d’un baiser d’adolescents. Il
était profond et fougueux, teinté d’urgence après trois heures de
séduction et dix ans de déni.
Brusquement, Nathan releva le visage. Il venait de se souvenir
qu’il y avait des chambres, dans son appartement !
Viens. Allons ailleurs, dit-il en la reposant au sol.
Mais Jacqui ne le laissa pas partir. Ses mains impatientes tiraient
la chemise hors de son pantalon, en même temps qu’elles en
défaisaient les boutons. Puis elles descendirent sur sa braguette.
Nathan posa alors les mains sur ses seins ; il pouvait en sentir les
tétons durcis sous le tissu léger de sa robe. Elle laissa s’échapper un
gémissement.
Enlève cela, ordonna-t-il avant de prendre de nouveau sa
bouche.
Puis il tenta une fois encore de se dégager pour se rendre dans
la chambre. La main de Jacqueline avait entre-temps réussi à se
frayer un chemin jusqu’à son sexe tendu et, lorsqu’elle s’enroula
autour, il chancela. Heureusement, le canapé n’était pas loin. Il
s’appuya contre le dossier, la poitrine de Jacqueline pressée contre
son torse, sa main toujours autour de sa virilité pleinement éveillée.
Il saisit alors le bas de sa robe qu’il fit remonter doucement,
dévoilant d’abord ses jambes, puis ses fesses, nues. Il les caressa
longuement, l’attira encore plus vers lui et prit ses lèvres, qu’il
mordilla. Elle soupira de plaisir et fit la même chose. Nathan crut
perdre la tête.
Je veux te voir nue. Dans la chambre, murmura-t-il.
Plus tard, répondit-elle, en prenant de nouveau sa bouche.
Puis elle se tourna, appuya ses bras contre le cuir du dossier et
se pencha légèrement.
Nathan déglutit avec difficulté. Comme elle remuait doucement
devant lui, il lui attrapa les hanches pour la rapprocher au plus près
des siennes.
Jacqui...
Il n’avait pas souhaité que sa voix soit si rauque, mais il ne s’était
pas imaginé qu’après dix ans les choses se passeraient de cette
manière.
Pourtant, Dieu sait s’il y avait songé, au cours de ces dernières
heures !
Il s’était imaginé qu’ils feraient l’amour de manière plus... lente.
Comme une tranquille exploration. Qu’ils prendraient le temps de se
découvrir de nouveau.
Nate ! implora-t-elle en tournant le visage vers lui. Je te veux
en moi. Maintenant.
Je ne pourrai pas tenir longtemps dans cette position.
Seigneur, Nathan ! Tu crois que je le pourrai?
Elle n’eut pas besoin d’en dire plus. Tenant toujours fermement
ses hanches, il la pressa fortement contre lui et entra en elle,
lentement. Elle poussa un petit cri. Il se pencha, l’enveloppant de
son corps.
Ça va? murmura-t-il à son oreille.
Bien sûr, Nate, répondit-elle d’une voix haletante. C’est
incroyable. Tu es incroyable. Ne t’arrête pas !
Pourtant, l’espace d’un instant, il ne sut que faire. Il brûlait
d’envie de la prendre fougueusement, mais il avait aussi envie que
ce moment dure. Longtemps. Il décida alors de la pénétrer
doucement, mais pas jusqu’au bout. Et de recommencer, encore et
encore.
Nathan ! s’exclama-t-elle, une pointe d’urgence dans la voix.
Je veux tout de toi !
Nathan n’aurait pas cru que cela soit possible, mais, à ces mots,
son sexe se durcit encore un peu plus.
Jacq...
Mon Dieu, elle le rendait fou !
Nate, s’il te plaît !
Et, d’un coup de reins, elle l’amena plus loin en elle.
Il se laissa faire. Elle voulait tout de lui ? Eh bien soit... Ses
mouvements se firent plus rapides, plus vigoureux, plus profonds.
Elle soupira.
Nate! Oh! Nate!
Encouragé par son plaisir évident, il prit sa poitrine d’une main
tandis que, de l’autre, il remontait entre ses cuisses, jusqu’à la fleur
de son intimité, qu’il caressa. Il l’entendit gémir.
Nate...
Attends, Jacq, murmura-t-il.
Nate !
Il sentait son propre plaisir devenir de plus en plus intense.
Viens, Jacq.
Jacqueline écouta son conseil et le monde cessa d’exister. Il ne
restait plus qu’elle et lui, tandis que tout implosait. Elle fut
vaguement consciente qu’il la rejoignait, répétant son nom encore et
encore, la serrant si fort qu’elle crut qu’il allait l’asphyxier. Mais
quelle importance?
Les vagues de plaisir ne cessaient de l’assaillir, comme des
milliers de doigts de velours. En dix ans, elle n’avait jamais aussi
bien fait l’amour et, à travers son esprit embrumé, se demanda
pourquoi elle avait quitté un homme tel que lui.
Nate, répéta-t-elle.
Il relâcha doucement son étreinte, le souffle court. Lorsque sa
respiration se fit plus calme, il se redressa, rajusta son pantalon et la
souleva dans ses bras.
Où allons-nous ? demanda-t-elle, encore étourdie.
Dans ma chambre. Pour continuer.
Elle sourit contre son torse, les bras passés autour de son cou.
Elle aimait sa réponse. Vraiment beaucoup.
Une fois dans sa chambre, il la posa délicatement sur le sol.
Enlève ça, murmura-t-il en remontant de nouveau sa robe sur
ses jambes.
Jacqui ne discuta pas ; elle le voulait autant que lui. Elle défit la
ceinture, qu’elle laissa glisser à terre.
Oh non ! objecta-t-il tout en faisant passer sa robe par-dessus
sa tête et en la jetant sur une chaise. Tu gardes cette ceinture.
Il la ramassa et la lui tendit.
Jacqueline sourit et remit la ceinture. Les chaînes froides
apportaient une touche d’exotisme.
Puis Nathan l’allongea sur le lit et lui fit l’amour avec une
délicatesse qui la laissa sans voix.
5

Une heure plus tard, tous deux étaient allongés sur le dos,
envahis par une sorte de béatitude, les yeux fixés au plafond. La
main de Nathan se promenait de haut en bas sur le bras nu de
Jacqui.
Nous aurions dû nous réconcilier depuis des années, murmura-
t-il.
Elle sourit.
Si j’avais su que faire l’amour allait être si bon, j’y aurais
réfléchi.
Riant, il se tourna et se mit sur le coude.
C’était bon, n’est-ce pas?
Puis, laissant descendre ses doigts jusqu’à la taille de Jacqueline,
il joua avec les sequins de sa ceinture, qu’il fit tinter.
Le sexe n’a jamais été un problème entre nous, Nate,
répondit-elle calmement. Cela, nous savions faire. C’est juste le
mariage que nous ne savions pas faire.
Tu sais pourquoi, toi ?
Nous étions sans doute trop différents...
Même dans la semi-obscurité de la chambre éclairée par le seul
clair de lune, il perçut une lueur de tristesse dans les grands yeux
noisette de Jacqui. Il se pencha pour poser un baiser sur
ses lèvres. A leur contact, son sang se mit à bouillonner dans ses
veines, et son estomac se noua. Elle passa alors les bras autour de
son cou et il put sentir ses tétons, durs, contre son torse. Il voulait
les embrasser. Il voulait l’entendre gémir quand il les mordillerait.
Le souffle court, il se redressa. Elle était nue et magnifique, ses
boucles auburn étalées sur l’oreiller. Il était tout surpris du brusque
désir de possession qui venait de l’assaillir avec une intensité
sauvage.
Tu ne retournes pas dans la chambre d’amis, dit-il
brusquement.
Il savait qu’elle aurait pu protester. Le sexe ne faisait pas partie
de leur marché. Leur marché consistait en une réconciliation
publique contre des papiers de divorce signés pour mettre un point
final à une union.
La chambre d’amis ? Quelle chambre d’amis ? demanda-t-
elle.
Il caressa alors ses lèvres du bout des doigts et les fixa
intensément quelques instants.
Bonne réponse, chuchota-t-il.

Les deux semaines suivantes passèrent à la vitesse de l’éclair.


Entre le harcèlement des médias pour cause d’entrée en Bourse de
TrentFertility, les dîners en ville, et leur désir insatiable qui les
maintenait éveillés jusqu’aux premières heures du matin, Jacqueline
était épuisée.
Nathan travaillait sans compter — pratiquement tout le temps,
sauf lorsqu’ils répondaient aux invitations, ou faisaient l’amour
derrière les portes fermées. Jacqui obéissait à tous ses désirs, que
ce soit dans ou hors de la chambre. Elle savait que ce n’était pas
une attitude très féministe, mais, le monde de Nathan étant très loin
du sien, elle n’an connaissait pas les codes et trouvait beaucoup
plus simple de le laisser diriger les opérations.
En revanche, elle n’avait aucun mal à jouer les femmes
amoureuses. Se glisser dans le rôle lorsqu’ils étaient en public ne lui
demandait aucun effort et elle savourait sans réserve leur complicité
et la manière dont il la regardait — un regard plein de désir et de
promesses.
Promesses qu’il tenait dès qu’ils se retrouvaient seuls.
Abigail Slater sembla être partout où elle se trouvait, au cours de
ces deux semaines. Il était évident qu’elle en pinçait pour Nathan et
Jacqui se demanda comment Vince, par ailleurs si perspicace,
pouvait être à ce point aveugle. Elle avait la sensation que, bien que
paraissant avoir abandonné la partie, Abigail avait en fait tout deviné
de leur mise en scène et attendait simplement le moment où ils
baisseraient leur garde. Ou celui où Jacqui disparaîtrait
définitivement du paysage.
Cela l’obligeait à se montrer très convaincante. Elle en rajoutait,
lorsque Abigail était dans les parages —elle affichait de plus larges
sourires, touchait Nathan à tout bout de champ, riait d’une manière
qui témoignait de leur intimité de façon beaucoup plus explicite que
n’importe quels mots.
Elle reconnaissait qu’il y avait aussi de la jalousie. La pensée
d’Abigail dans les bras de Nate la dérangeait. En fait, maintenant
qu’elle était revenue dans sa vie — et dans son lit —, la pensée de
Nathan avec n’importe quelle femme la dérangeait. Elle savait qu’un
tel sentiment était déplacé, après toutes ces années de séparation.
Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de l’éprouver.
Lorsque, à la fin de la semaine, Nathan lui proposa de
l’accompagner à Sydney, où il avait une réunion de la plus haute
importance avec des avocats, elle bondit sur l’occasion. Ils y
allèrent avec son jet privé et, après son rendez-vous, embarquèrent
sur un yacht. Ils passèrent sous le Sydney Harbour Bridge, devant
l’Opera House, faisant route jusqu’à la Watson Bay. Là, ils jetèrent
l’ancre et dînèrent de fruits de mer et de champagne en regardant le
soleil couchant miroiter à la surface de l’eau.
A la fin du repas, Jacqui posa sa coupe et plongea ses yeux
dans ceux de Nathan.
Tu as l’air fatigué.
C’est parce que je dors aux côtés d’une femme insatiable,
répondit-il en souriant.
C’est l’hôpital qui se moque de la charité ! répliqua-t-elle sur
le même ton amusé.
Le rire de Nathan fusa, aussi léger que les bulles de champagne.
Sérieusement, reprit-elle en se penchant en avant pour lui
retirer ses lunettes de soleil. Tu as l’air vieux.
Hé ! protesta-t-il en plissant les yeux, visiblement gêné par les
rayons du soleil.
Est-ce ton rythme habituel ? Je veux dire... tu rentres à la
maison bien après que je me suis couchée, et ensuite...
Sentant le rouge monter à ses joues, elle s’interrompit.
Et ensuite, je te tiens éveillée pendant des heures, continua-t-il.
Elle s’obligea à ignorer la manière dont sa voix de baryton avait
rendu ses mots délicieusement sexy. Ces deux dernières semaines
avaient été un tel tourbillon qu’elle n’avait pas réalisé, jusqu’à ce
moment de calme, que, depuis cette discussion sur la plage, ils
n’avaient plus jamais abordé de sujets vraiment sérieux.
Je ne crois pas que, même quand tu étais interne à l’hôpital, tu
avais de tels horaires.
Il tendit la main pour récupérer ses lunettes.
Cela me convient, répondit-il en haussant les épaules.
Elle se rendit soudain compte qu’il n’avait généralement pas l’air
heureux, à part lorsqu’ils sortaient ou faisaient l’amour. Elle avait été
tellement occupée à se protéger émotionnellement qu’elle n’avait
pas fait attention à lui.
Frustrée qu’il l’ait de nouveau caché derrière ses verres teintés,
elle chercha son regard.
Mais es-tu satisfait?
Nathan l’observa un instant, sans mot dire.
Bien sûr, finit-il par répondre. Je réalise enfin mon rêve, ce
pour quoi j’ai travaillé si dur toute ma vie.
Sa réponse mit Jacqui mal à l’aise. Elle tendit de nouveau la
main pour lui enlever ses lunettes et se mordit la lèvre lorsqu’il
pencha la tête pour l’éviter.
Vraiment? Pourtant, quand tu me rejoins au lit, on ne peut pas
dire que tu t’appesantis sur ton travail.
C’est parce que je suis trop occupé à te faire l’amour.
Je me souviens d’un temps où tu ne pouvais pas attendre pour
me parler d’un patient que tu avais sauvé, ou d’un bébé que tu avais
fait naître, ou me raconter la dernière plaisanterie de la vieille Dulcie,
du bloc opératoire.
Depuis qu’elle était revenue dans sa vie, elle n’avait rien vu qui
puisse laisser penser qu’il aimait vraiment ce qu’il faisait. Il était sur
le point d’entrer en Bourse ; normalement, il aurait dû avoir envie
d’en discuter. Il aurait dû être excité par cette idée...
Tu es nue, dans mon lit, et tu vas partir dans quelques
semaines. Excuse-moi si parler boulot me semble superflu.
Nate, s’il te plaît, dit-elle sans chercher à dissimuler un ton de
reproche.
Il soupira.
Ce n’est pas de la médecine, Jacqui. Je ne sauve la vie de
personne. C’est ennuyeux et inintéressant.
Elle souleva un sourcil.
C’est toi qui le dis, pas moi.
Je n’exerce mon métier de médecin qu’une demi-journée par
semaine. La compagnie m’a énormément accaparé, ces dernières
années.
Jacqui hocha la tête. Elle devait reconnaître qu’avec son
costume et sa cravate il avait tout du parfait homme d’affaires.
Et c’est ce que tu veux ?
Les lèvres de Nathan se pincèrent.
C’est ainsi que sont les choses.
Mais est-ce que cela te convient ? insista-t-elle.
Il retira ses lunettes de soleil et les jeta sur la table avec
agacement.
Que veux-tu entendre, Jacqui? Que je travaille chaque heure
que Dieu fait parce que je suis terrifié à l’idée de tout rater et de
finir comme mon père, en brisant la vie de tous ceux qui travaillent
pour TrentFertility ? Que oui, ces dernières années, j’ai eu ce
sentiment persistant qu’il manquait quelque chose dans mon
existence ?
Il s’arrêta, l’observa un instant en silence et prit une profonde
inspiration.
Il y a trop en jeu dans cette histoire pour que je puisse me
laisser aller au sentimentalisme, reprit-il. Je n’en ai pas le temps.
Toute ma vie a été construite autour de cela et je suis sur le point
d’atteindre mon but. Je me suis juré, à la mort de mon père, de
réaliser le rêve derrière lequel il avait couru. J’y suis presque
parvenu et suis plutôt content de cela. Alors, s’il te plaît, pouvons-
nous passer à autre chose ?
Lorsque ses yeux verts se posèrent sur elle, son regard la
transperça. Jacqui sentit son cœur se serrer devant l’adolescent qui
n’avait jamais réussi à régler ses comptes avec un père qui se
préoccupait plus de ses échecs professionnels que de sa réussite
personnelle, à savoir une femme et un enfant qui l’aimaient.
Elle eut soudain l’absolue certitude que, malgré ses voitures de
sport et ses costumes italiens, Nathan n’était pas un homme comblé
et serein. Cela dit, il avait quarante-deux ans et était millionnaire ; il
n’avait pas besoin d’une mère. Il avait besoin d’une femme, pas
d’une conscience, et elle était là pour quelques semaines encore.
Se forçant à sourire, elle leva son verre de champagne.
Nous pouvons passer à autre chose, déclara-t-elle.

Une semaine plus tard, Nathan passa la prendre en voiture, afin


qu’elle l’accompagne à un déjeuner avec le représentant d’un gros
laboratoire pharmaceutique.
Ils roulaient depuis quelques minutes lorsque son téléphone
portable sonna. Il répondit sans décrocher, grâce à son kit mains
libres. Jacqui écoutait d’une oreille distraite, tout en regardant par la
vitre. Il essayait de calmer quelqu’un.
Excuse-moi, dit-il après avoir raccroché. Il y a un souci au
travail. Il faut que j’y aille.
Je t’en prie. Je ne voudrais pas t’empêcher de répondre aux
exigences du monde de la haute finance.
Non, non. C’est la clinique. Une patiente. Je suis désolé, mais
il faut absolument que j’aille la voir.
Cette réponse laissa Jacqui un instant bouche bée.
Bien sûr, finit-elle par répondre.
Il changea de direction et, peu après, se gara sur sa place
réservée du parking du Paradise Private Hospital.
Il y a une cafétéria très agréable au sous-sol, l’informa-t-il, tout
en défaisant sa ceinture. Tu peux m’y attendre, si tu veux.
En fait... J’aimerais bien t’accompagner.
Cela faisait dix ans qu’elle n’avait pas vu Nathan pratiquer la
médecine. Elle avait vu l’homme d’affaires vingt-quatre heures sur
vingt-quatre depuis qu’elle vivait avec lui, mais leur conversation de
la semaine précédente lui avait fait se poser beaucoup de questions
sur le médecin.
De plus, elle devait avouer qu’elle éprouvait une certaine
curiosité purement professionnelle. A quoi ressemblait la clinique de
Nathan ? Comment était son personnel ? Avait-il des magazines
récents dans sa salle d’attente?
Etait-il toujours aussi séduisant, un stéthoscope autour du cou?
Il la regarda, visiblement surpris.
Si tu veux, mais tu risques de t’ennuyer.
Parce que tu crois que traîner toute la journée dans ton
appartement est passionnant?
La plupart des femmes tueraient pour un appartement avec une
vue aussi extraordinaire, répliqua-t-il en souriant.
Elle lui rendit son sourire.
Depuis le temps, tu devrais savoir que je ne suis pas « la
plupart des femmes ».

***
Une minute plus tard, ils pénétraient dans l’une des salles de
consultation de la clinique. Là les attendait une femme au ventre
rond, au visage anxieux et aux yeux rouges et gonflés.
Je suis désolée, Nathan. Je sais que c’est totalement irrationnel
et stupide, mais je ne peux pas perdre un autre bébé. Je ne le peux
pas !
Jacqui s’émut de voir cette femme si vulnérable alors que par
ailleurs tout dans son apparence, du tailleur élégant aux cheveux
impeccablement coiffés, témoignait d’un caractère battant et
dynamique.
Nathan entoura de son bras les épaules de sa patiente.
Ce n’est rien, Sonya, tu as bien fait de m’appeler. Nous allons
faire une échographie et tu seras rassurée. Je suis sûr que tout va
bien.
Jacqui observait la femme qu’il venait d’appeler Sonya. Trente
secondes plus tôt, elle était sur le point de s’effondrer, mais elle
reprenait manifestement courage, grâce aux paroles apaisantes de
Nathan. La couleur revenait à ses joues. Soudain, elle sembla
prendre conscience de sa présence dans la pièce.
Bonjour, dit-elle en se tournant vers Jacqui. Je suis désolée,
Nathan, je t’ai sans doute dérangé.
Pas du tout, assura celui-ci en souriant. Jacqueline, je te
présente Sonya, une amie médecin. Sonya, je te présente
Jacqueline, ma... femme.
Sonya sembla perplexe pendant un instant puis se ressaisit et
tendit la main à Jacqui.
Oh ! je n’avais pas réalisé... En fait, je ne savais pas... Oh !
mon Dieu, je suis vraiment désolée, je ne sais même plus
m’exprimer ! J’ai l’impression que mon Q.I. baisse de jour en jour,
ces derniers temps.
Jacqui eut un sourire. Elle trouvait cette femme sympathique.
Il n’y a pas de problème, répondit-elle en lui tendant à son tour
la main.
Vous êtes médecin, vous aussi?
Un peu. Je suis vétérinaire.
Oh ! j’adore les vétérinaires ! Si je n’étais pas si heureuse en
ménage et si enceinte, je m’autoriserais bien une escapade avec le
mien. Il a sauvé notre cher Jock lorsque, à cause des tiques, il a été
paralysé.
Euh... oui, cela peut vite dégénérer, convint Jacqui, surprise
par les propos plutôt directs de Sonya.
Elle regarda Nathan ; il semblait lui aussi très surpris.
Est-ce que Brian va venir? demanda-t-il.
Non, dit Sonya en faisant la moue. Il a dû s’envoler pour Perth
très tôt ce matin.
Nathan hocha la tête et lui tapota doucement la main.
Bien. Je vais appeler une infirmière pour nous assister. Nous
allons faire l’échographie et...
Attends, l’interrompit Sonya avant de se tourner vers Jacqui.
Pensez-vous pouvoir faire l’infirmière?
Jacqui regarda la femme qui était encore pour elle une parfaite
étrangère, moins de dix minutes auparavant. Et qui l’était toujours,
d’ailleurs.
Euh... je pense, oui, répondit-elle en jetant un regard à Nathan.
Etes-vous sûre que c’est ce que vous voulez?
Absolument, assura Sonya, l’air ravi.
Puis elle sembla se raviser et se mordit la lèvre.
Je suis désolée. Ce n’est probablement pas une très bonne
idée. Je ne sais pas ce que j’ai en ce moment, je ne me reconnais
plus.
Sa candeur et sa franchise touchèrent Jacqui.
Ne vous inquiétez pas, dit-elle doucement. Il n’y a aucun
problème.
Sonya la prit alors dans ses bras et sa spontanéité la fit rire. A ce
moment-là, elle croisa le regard de Nathan, par-dessus l’épaule de
la jeune femme.
A moins, bien sûr, que Nathan préfère que je ne vous
accompagne pas ?
Je n’ai aucune objection, répliqua-t-il.
Là-dessus, tous trois se dirigèrent vers son bureau.
Jacqui fut agréablement surprise en le découvrant. Elle
s’attendait à une décoration aussi minimaliste que celle du hall de la
réception, dans les tons beiges, avec de discrètes mais coûteuses
œuvres d’art et quelques plantes d’intérieur.
En fait, le bureau était plein de couleurs. Plein de vie. Des clichés
d’Anne Geddes représentant des bébés en couches ou dans des
jardinières ornaient les murs. La table d’examen avait été placée
dans un coin de la pièce, juste à côté d’un appareil à ultrasons des
plus modernes. Une grande caisse à jouets était poussée dans un
autre coin. Le bureau de Nathan, quelque peu encombré, trônait au
milieu.
Il enleva alors sa veste et aida Sonya à s’installer, tandis que
Jacqui continuait d’observer les lieux. Ses yeux furent rapidement
attirés par un large tableau en liège, accroché à l’un des murs et sur
lequel étaient punaisées de nombreuses photographies.
Elle s’en approcha pendant que Nathan, qui avait posé son
stéthoscope sur le ventre de Sonya, attendait que la machine se
mette en route. Son cœur rata un battement : c’étaient des photos
de Nate. Et de bébés. De beaucoup de bébés. Et de beaucoup de
couples heureux, aussi. Il y avait tant de photos qu’il ne restait plus
le moindre espace libre sur le panneau.
Sur certains clichés on le voyait avec sa blouse de chirurgien, et
les bébés, tout juste nés, clignaient des yeux en découvrant ce
monde nouveau. Sur d’autres, les bébés avaient été lavés et étaient
enveloppés dans une chaude couverture, et Nathan les tenait tout
contre lui. Sur d’autres encore, il posait en compagnie de couples
rayonnants de bonheur, leurs précieux trésors endormis dans de
petits lits d’hôpital, à leurs côtés.
Jacqui reconnut quelques couples célèbres parmi les visages,
mais surtout elle remarqua à quel point Nathan avait l’air heureux.
Sur chacun des clichés. Il irradiait de joie, le regard posé sur les
petits êtres dont il venait d’aider la venue au monde. Et, lorsqu’il
posait à côté de leurs parents, ses sourires étaient larges et
éclatants. Il semblait parfaitement, profondément, totalement...
épanoui.
Elle n’avait rien vu de tel sur son visage, au cours de ces
dernières semaines. Ni lorsqu’il volait dans son hélicoptère privé, ni
lorsqu’il parlait, avec l’élite des affaires, de sa prochaine entrée en
Bourse.
Même au lit il n’avait jamais eu l’air si rayonnant.
A ce moment-là, Nathan eut un petit rire. Elle se tourna vers lui
et la vit de nouveau. Elle vit cette expression qu’il avait sur les
photos. Elle retrouva l’aisance, le professionnalisme, l’assurance
des photos, tandis qu’il commençait à ausculter Sonya. Il était
détendu, dans son élément.
Elle l’observa discrètement alors qu’il parlait à Sonya en
pointant son doigt sur l’écran de la machine. Les peurs de celle-ci
parurent s’évanouir instantanément, comme si elles n’avaient jamais
existé.
Puis il se pencha en avant, appuya sur un bouton et, soudain, la
pièce entière fut emplie du son fascinant d’un cœur de bébé qui
battait. Bam, bam, bam. Rapide et régulier. Jacqui frissonna.
C’était là une joie qu’elle ne connaîtrait jamais.
Elle le regarda serrer très fort la main de Sonya et lui passer un
mouchoir, comme les yeux de sa patiente se remplissaient de
larmes.
Ta petite fille s’en sort à merveille, la rassura-t-il. Son cœur bat
à la perfection et elle a l’air particulièrement bien, là où elle est.
Sonya hocha la tête, tout en se mouchant.
Merci, Nathan. Merci. Donc, tu ne crois pas que je devrais
avoir une césarienne?
Elle n’en est qu’à sa trente-cinquième semaine de gestation,
Sonya. Laisse-lui un peu plus de temps, d’accord?
Bien sûr. Bien sûr. Oh ! je suis désolée de t’avoir dérangé
pour rien !
Hé ! protesta-t-il, tout en essuyant le gel de son ventre. Tu
viens passer une échographie quand tu veux. Tu n’as qu’à appeler.
Sonya se redressa et remit son chemiser en place.
Vraiment?
Vraiment. C’est pour ça qu’on est là.
Elle jeta ses bras autour de son cou et le serra dans ses bras.
Tu n’as pas idée de ce que cela représente pour moi,
murmura-t-elle avec reconnaissance.
Jacqui le regarda sourire, puis s’extraire doucement des bras de
Sonya. Celle-ci se leva alors et se tourna vers elle.
Ne le laissez pas partir. C’est un homme en or.
Oui, Ma’am.
Quelques minutes plus tard, Sonya quittait la clinique.
Je suis désolé, dit Nathan lorsqu’ils furent seuls. Mais Sonya et
Brian sont de vieux amis. Ils ont déjà perdu un bébé alors que,
après des années de traitement contre la stérilité, elle était enceinte
de trente-sept semaines. C’est pour ça qu’elle est très angoissée.
Jacqueline pouvait tout à fait comprendre. Elle avait entendu
beaucoup de sympathie dans la voix de Nathan lorsqu’il parlait de
ses amis et en fut curieusement touchée.
C’est terrible, Nate.
Il acquiesça d’un hochement de tête puis essuya la sonde, la
désinfecta pour la patiente suivante et attendit que le système
informatique s’éteigne.
Jacqui patientait, les bras croisés sur sa poitrine. Elle le fixait et
attendait qu’il comprenne. Elle attendait qu’il comprenne que
recevoir Sonya et faire ce qu’il avait fait pour elle avaient été l’acte
d’un praticien particulièrement concerné par le bien-être de ses
patients.
Il lui jeta un coup d’œil.
Qu’y a-t-il ?
Tu as été très bien, avec elle.
Elle avait seulement besoin d’être rassurée, répondit-il en
haussant les épaules.
Mais tu ne vois donc pas, Nate?
Il soupira, l’air agacé.
Jacqui, je n’ai pas de temps pour les devinettes ! Nous
sommes très en retard pour le déjeuner, et j’ai une réunion
importante cet après-midi.
Tu étais bien, là. Détendu. Tu étais toi-même. Pour la première
fois, depuis que je suis revenue.
Il la dévisagea sans paraître saisir où elle voulait en venir.
Regarde-toi, Nate, sur ces photos. Tu as l’air... ravi.
Elle désigna du doigt un cliché sur lequel une petite fille de
quelques mois, vêtue d’une petite robe rose, cherchait à toucher
son visage. Nathan semblait toujours ne pas comprendre. Puis il
regarda la photo en question. Et celles autour.
C’étaient des moments agréables, mais je n’ai plus de temps
pour cela. Que cherches-tu à me dire?
Oh ! Nate ! N’est-ce pas évident? Ce sentiment de manque
dont tu me parlais autre jour ! Ce qui te manque, c’est la pratique
de la médecine.
Comment pouvait-il avoir ces photos sous les yeux et ne pas le
réaliser?
Regarde, insista-t-elle. Regarde-les bien. Ça transparaît sur
chacune d’elles. Et je l’ai vu, encore aujourd’hui, avec Sonya. C’est
ta vocation.
Elle parcourut la petite distance qui les séparait, attrapa le
stéthoscope et le passa délicatement autour du cou de Nathan.
Redeviens un médecin.
6

Nathan recula, abasourdi par ce qu’il venait d’entendre.


Non, répliqua-t-il d’un ton ferme.
Si, Nate. Si, insista Jacqui.
Il retira le stéthoscope de son cou et le jeta sur le bureau.
Ne crois pas que, parce que tu es de retour dans ma vie, tu me
connais mieux que moi et que tu sais mieux que moi ce que je
désire!
Je t’ai toujours connu mieux que toi-même.
Il soupira en se forçant à ignorer la part de vérité que
contenaient ses mots.
Le travail que je fais actuellement me convient parfaitement,
assura-t-il tout en s’éloignant d’elle et de son regard perçant.
Et pourtant, tu te sens vide, répliqua-t-elle d’un ton calme.
C’est bien ce que tu m’as dit à Sydney, non ?
Pas vide. J’ai dit qu’il me manquait quelque chose.
Sur ce, il s’assit sur le bord de son bureau. Jacqui se trouvait
juste devant le panneau de liège, et il trouva qu’elle se fondait
parfaitement bien dans cet assortiment de photos.
Elle pointa du doigt un cliché au hasard.
Eh bien, ce n’est pas la peine d’aller chercher plus loin. Je
pense que ces images parlent d’elles-mêmes.
Agacé, il leva les yeux au ciel.
Je mets quiconque au défi de ne pas avoir l’air heureux juste
après avoir mis un bébé au monde, Jacqui. Quand on est le témoin
de l’émotion des autres et qu’on partage un moment si intime, on a
forcément un large sourire aux lèvres. Cela n’a rien à voir. Je pense
être suffisamment grand pour savoir ce que je veux. Et aussi pour
savoir ce qui me rend heureux.
Jacqui soupira. Elle semblait désespérée.
Et tu crois vraiment qu’une société cotée en Bourse va faire
l’affaire ? Tu ne peux pas compter sur des éléments extérieurs pour
t’apporter la satisfaction intérieure à laquelle tu aspires. Il faut que
cela vienne de toi. Il faut que tu sois en parfait accord avec ce que
tu es vraiment.
Je le suis, affirma-t-il en levant de nouveau les yeux au ciel.
Voyons, Nate... Sois honnête avec toi-même.
Nathan s’agrippa au rebord du bureau. Il sentait les muscles de
sa mâchoire se tendre. Se mettant alors sur ses pieds, il s’avança
vers elle en soutenant son regard.
Es-tu en train de me traiter de menteur?
L’espace d’un instant, elle parut troublée.
Pourquoi ? Je brûle ? demanda-t-elle pourtant.
Mon Dieu ! Il avait oublié à quel point elle pouvait être têtue ! A
quel point elle ne lâchait jamais prise et ne se satisfaisait jamais des
réponses qu’on lui apportait.
On dirait un disque rayé. Je suis à la tête d’une entreprise qui
vaut un milliard de dollars. Qu’est-ce que je pourrais vouloir de
plus?
Je me souviens d’un temps où être médecin te suffisait.
Non, Jacqui. Non. Ce n’était pas assez. Et, si tu étais honnête
avec toi-même, tu reconnaîtrais que je ne me suis jamais satisfait du
simple fait d’être médecin. J’ai constamment cherché autre chose.
Jacqui l’observait sans mot dire. Allait-elle nier qu’il avait
toujours été ambitieux ?
Et maintenant que tu as tout cela, es-tu plus heureux, Nate? Tu
sais, il n’y a aucun mal à revoir son jugement. Et à dire que, oui, tu
étais beaucoup plus comblé lorsque tu mangeais des spaghettis
froids à même la casserole et que tu faisais un travail qui te
passionnait.
Il lui jeta un regard noir.
Je déteste les spaghettis froids, répliqua-t-il en attrapant un
trombone avec lequel il commença à jouer nerveusement.
C’est une métaphore, Nate. Mais je pense quand même que tu
as tort.
Nathan laissa tomber ses épaules. Ils n’allaient nulle part. Ils
pensaient de manière trop différente, et cela avait toujours été le
cas.
Nous devons partir, maintenant, dit-il en attrapant sa veste
avant de se diriger vers la porte.
Jacqui resta un moment sans bouger.
D’accord, murmura-t-elle, visiblement déçue. Allons-y.

Cette nuit-là, ils firent l’amour d’une manière qui ressemblait


davantage à un règlement de comptes qu’à une tendre étreinte.
Dans la journée, Nathan n’avait rien fait d’autre que penser à ce
que Jacqui lui avait dit, malgré le million de choses à régler avec
l’entrée en Bourse imminente de sa société. Il avait songé à ses
propres motivations et à ses réels désirs, même s’il détestait tout ce
bla-bla psychologisant. Cela lui rappelait les séances qu’il avait dû
suivre, après la mort de son père.
Se plonger ainsi en lui-même ne l’avait pas mis de bonne
humeur. Il avait passé l’après-midi à rabrouer quiconque passait la
tête à la porte de son bureau. Lorsque finalement il était rentré chez
lui, vers une heure du matin, il était épuisé et très irritable.
Jacqui était déjà couchée. Si sa tête avait surtout eu envie de la
secouer, son corps, lui, avait exprimé tout autre chose. Nathan avait
cependant décidé de n’y accorder aucune importance. Ce soir, il
n’allait rien faire ; il était adulte et pouvait prendre sur lui. Pourtant,
à peine s’était-il allongé à côté de Jacqui que le désir de la toucher
était devenu presque insupportable. Et lorsqu’elle s’était tournée sur
le côté, lui présentant son dos, il s’était tourné aussi, pour se coller à
elle.
D’habitude, il la réveillait avec douceur, caressant ses cheveux,
suivant du doigt le dessin de sa colonne vertébrale, embrassant son
cou. Mais, ce soir, il n’avait pas été d’humeur à cela. Il avait saisi sa
poitrine entre ses mains et n’avait pu retenir un grognement de
satisfaction lorsqu’il avait senti ses tétons durcir sous ses doigts.
Jacqui s’était instantanément réveillée. Elle avait alors
maladroitement tourné la tête, passé la main derrière le cou de
Nathan pour l’approcher d’elle, et lui avait offert ses lèvres, pour un
baiser profond.
Elle savait qu’il était toujours en colère contre elle et se détestait,
non seulement de ne pas lui en vouloir de la manière dont il la
touchait, mais en plus d’éprouver tout ce désir pour lui. Puis elle
avait senti sa main descendre entre ses cuisses, et la manière dont il
la touchait n’avait vraiment plus eu aucune importance. ?
Elle ne savait pas combien de temps ils étaient restés, j ensuite,
allongés sur le dos, à fixer le plafond dans l’obscurité de la pièce.
J’ai pensé à ce que tu m’as dit, dit tout à coup Nathan.
Elle sentit son cœur s’emballer.
Vraiment ? demanda-t-elle d’une voix la plus neutre possible.
Tu avais raison.
Jacqui bougea légèrement, afin de pouvoir entrevoir son visage.
Ai-je bien entendu?
J’ai travaillé comme un fou pendant des années, sans jamais
me détourner de mon objectif. Pas une fois. Même lorsque je me
rendais compte qu’une partie de moi n’était pas du tout
enthousiasmée par ce qui se passait. Il manquait quelque chose à
ma vie. C’est vrai, je ne pratique presque plus la médecine. Je vais
travailler au bureau de mon siège social et je passe la journée à faire
en sorte que ma compagnie soit la plus performante possible — je
signe beaucoup de documents, rencontre des financiers et des
avocats, ai affaire à des analystes et des directeurs de groupes
pharmaceutiques. Je suis même en contact avec des ministres du
gouvernement. Je préside des réunions importantes et ai un carnet
d’adresses particulièrement bien rempli. Mais au fond de moi... je
ne me sens pas... comblé.
Il se tourna alors lentement vers elle.
Je sais ce qui me manque, Jacqui. C’est toi.
Brusquement, elle eut l’impression que tout se mettait en pause :
sa respiration, son pouls, sa vision. Elle se demanda si c’était ce que
l’on ressentait lorsque l’on avait une congestion cérébrale et eut un
rire hésitant.
Je suis sérieux. J’ai mis du temps à le réaliser et je ne
comprends pas bien la logique de tout cela. Cependant, ce que je
sais, c’est que je ne veux pas te voir repartir dans quelques
semaines. Qu’en penses-tu ?
Je pense que bien faire l’amour t’a rendu nostalgique.
Il se mit sur le coude.
Cela n’a rien à voir avec le sexe.
Et, continua-t-elle en l’ignorant, espérant avoir l’air calme
quand son cœur battait follement, étant donné que tu as l’impression
qu’il te manque quelque chose, il est tout à fait naturel que tu te
tournes vers quelque chose que tu connais et qui a fonctionné
pendant des années.
Et qui peut encore le faire. Il suffit de le vouloir.
Jacqui leva les yeux au ciel. C’était typiquement une attitude
masculine : tout est possible. Il y avait pourtant des choses qui ne
fonctionnaient pas, quel que soit le désir qu’on en ait.
Tu ne peux pas me donner ce que je veux, dit-elle.
Si, je peux.
Elle l’observa longuement avant de tendre la main pour lui
caresser doucement la joue.
Nate, tu ne sais même pas ce que je veux.
Elle n’était pas sûre qu’elle-même le savait.
Si.
Vraiment? Et qu’est-ce que c’est, Nate? Qu’est-ce que je
veux ?
Ce que tu as toujours voulu, Jacq. Un bébé. Et je peux te
donner un bébé.

***
Le lendemain matin, Jacqui serrait nerveusement le volant de sa
voiture de location qui parcourait rapidement les quelques
kilomètres la séparant de Serendipity. Elle était tellement en colère
contre Nathan que le poids qu’elle avait sur la poitrine lui faisait
l’impression de métal en fusion, la brûlant et l’opprimant.
Elle n’avait pas pu rester à ses côtés, après ce qu’il lui avait dit
pendant la nuit. Elle s’était donc réfugiée dans la chambre d’amis et
la vision d’une petite fille aux bras potelés et à la frange blonde
l’avait poursuivie toute la nuit.
Je peux te donner un bébé.
Juste comme ça. Comme s’il lui suffisait d’aller dans son
laboratoire et de lui en fabriquer un ! Ce qui, bien sûr, était
exactement ce qu’il pouvait faire. Mais comment pouvait-il oser se
servir d’un bébé ? L’utiliser comme monnaie d’échange ? L’agiter
devant elle comme une carotte ?
Certes, la découverte de sa stérilité avait été son plus grand
chagrin. Toutefois, elle n’allait pas pour autant le laisser la
manipuler, ni se servir de la vie d’un enfant pour combler un vide
dans son existence de millionnaire.
Elle avait beau être en colère contre Nathan, elle l’était plus
encore contre elle-même. Parce que partir, s’éloigner de lui, était
douloureux. Très douloureux. Plus douloureux encore que l’insulte
de la nuit précédente. Il était temps de s’avouer la vérité : elle était
retombée follement amoureuse de Nate.
De frustration, elle appuya plusieurs fois sur le Klaxon de toutes
ses forces. « Idiote, idiote, idiote ! » Sentant les larmes lui monter
aux yeux, elle se mordit la lèvre pour ne pas les laisser couler. Elle
refusait de pleurer sur la chose la plus stupide qu’elle ait jamais
faite. Comment avait-elle pu se mettre de nouveau dans une telle
situation ?
En fait, pour être complètement honnête, elle devait admettre
qu’elle n’avait jamais vraiment cessé de l’aimer, même si elle l’avait
souhaité. Elle l’avait tellement souhaité qu’elle avait fini par se
convaincre qu’elle y était parvenue.
Bien sûr, si on lui avait demandé si elle aimait toujours Nathan,
elle aurait répondu « oui ». Mais d’un amour tendre et affectueux,
comme celui que l’on éprouvait pour un vieux pull que l’on adorait,
ou le vieil ours en peluche tout rafistolé de notre enfance. Pas de cet
amour vibrant, passionné et forcément douloureux.
Passer du temps avec lui, retrouver la chimie qui les liait,
percevoir de nouveau fugitivement des expressions de l’étudiant en
médecine dont elle était tombée amoureuse des années auparavant,
avaient réveillé en elle des émotions qu’elle avait pris soin d’enfouir.
Elle soupira. Comment pouvait-elle? Comment pouvait- elle être
non seulement de nouveau terriblement attirée par son ancien mari,
mais aussi par cette nouvelle version, qui était encore plus éloignée
d’elle et de ce qu’elle voulait que le Nathan qu’elle avait connu
naguère ?
Un homme qui lui avait proposé un bébé... en échange de sa
compagnie ! Aucun mot comme « amour » ou « famille ». Juste un
marché froid et sans état d’âme, pour un rôle qu’il avait soudain
décidé qu’elle seule pouvait tenir.
Bon sang ! Elle n’aurait jamais dû l’inviter chez elle, cette nuit-là.
Elle aurait dû lui claquer la porte au nez et retourner se coucher. Elle
aurait dû savoir qu’il allait être synonyme d’ennuis. Avec un grand
E.

***
Shep l’accueillit avec toute l’exubérance dont était capable un
golden retriever de douze ans, au bassin fatigué. Elle s’agenouilla
devant lui, enfouit son visage dans ses longs poils blonds et,
brusquement, éclata en sanglots.
Oh ! Shep, j’ai fait quelque chose de complètement stupide !
murmura-t-elle.
Shep gémit et lui lécha le visage. Elle le serra plus fort contre
elle.
Allez, mon vieux, dit-elle au bout de quelques minutes en se
redressant, allons faire une promenade.
Shep remua la queue et lança un jappement joyeux, ce qui fit rire
Jacqui.
Ils passèrent beaucoup de temps ensemble, au cours des deux
jours suivants. En fait, Jacqui passa beaucoup de temps avec tout le
monde. La nouvelle de son retour s’était vite répandue et les gens
venaient de tout le voisinage pour la saluer, animal malade ou non.
Il y avait quelque chose d’apaisant dans le fait d’être entourée
de personnes qui l’aimaient et de faire un travail qui la comblait. La
douleur dans sa poitrine était toujours présente, mais elle riait. Elle
vivait.
Du moins dans la journée.
Lorsque la nuit tombait et que les gens s’en allaient, il n’y avait
plus rien pour la distraire. Même sa colère contre Nathan ne
remplissait pas sa solitude. Cela n’avait duré que quelques
semaines, mais elle s’était habituée à dormir de nouveau à son côté.
A se réveiller à son côté. A être tirée de son sommeil au milieu de la
nuit par ses caresses sur ses hanches, ses lèvres dans son cou.
Leurs années de séparation lui avaient fait oublier la puissance
des sentiments que pouvait éveiller Nathan. Et c’était un réveil
qu’elle aurait souhaité ne jamais avoir.

Ce samedi soir, en fin d’après-midi, les éclairs se mirent à


déchirer le ciel. Au loin, la mer grondait et Jacqui s’assura que
toutes les fenêtres étaient bien fermées. Dehors, les vieux arbres qui
bordaient le littoral ployaient sous le vent comme de jeunes
pousses. L’orage promettait d’être terrible.
Cela faisait des mois que le temps était déréglé. Le sol était
encore boueux et les rivières toujours gonflées des trombes d’eau
tombées ce fameux week-end où Nathan avait fait irruption dans sa
vie. Des routes et des ponts avaient été emportés, de nombreux
bâtiments endommagés et des cultures perdues. Un nouveau déluge
ne ferait qu’aggraver la situation.
Lorsque enfin il éclata, l’orage fut à la hauteur de ses craintes.
La pluie se mit à tomber avec rage et Jacqui fut ravie d’être à l’abri
dans son salon, une tasse de thé à portée de main, un bon livre sur
ses genoux et Shep à ses pieds.
Un quart d’heure plus tard, elle entendit le bruit d’un coup
frappé à la porte et eut une étrange sensation de déjà-vécu. Shep se
leva et aboya en remuant la queue tandis qu’elle allait ouvrir la
porte.
En voyant son visiteur, elle sentit son cœur manquer un
battement. Nathan était là, devant elle. Il avait l’air un peu hagard,
mais, cette fois, il n’était pas trempé malgré la pluie diluvienne.
Qu’est-ce qui se passe avec le temps, dans cette région ?
demanda-t-il. Si cela continue, le pont va de nouveau s’effondrer.
Jacqui s’agrippa au montant de la porte. Il n’était certainement
pas venu pour parler de la météo.
Qu’est-ce que tu veux, Nathan ?
Tu n’as pas répondu à mes coups de fil.
Le désir de se jeter dans ses bras était contrebalancé par celui
de le gifler.
Je t’ai dit, dans le mot que je t’ai laissé en partant, que je
reviendrais demain.
Je suis venu pour m’en assurer, répondit-il.
Elle portait sa robe de chambre en coton rouge et Nathan
doutait qu’elle ait grand-chose en dessous. Il avait envie de la
toucher, de la serrer, mais il avait fait une grosse erreur, l’autre soir,
et elle le regardait comme un ennemi. Ou du moins comme si elle
allait lui fermer la porte au nez.
Tu aurais pu t’épargner le voyage, répliqua-t-elle.
Il avança d’un pas, l’obligeant à reculer.
A ce moment-là, Shep aboya plus fort. Nathan passa devant
Jacqui pour monter l’escalier et aller dire bonjour au chien.
Je t’en prie, entre, lança-t-elle ironiquement derrière son dos.
Nathan l’ignora et s’accroupit devant Shep qui le gratifia
chaleureusement d’un grand coup de langue sur le visage.
Il entendit alors Jacqui monter à son tour l’escalier.
Tu veux une tasse de thé? demanda-t-elle en passant près de
lui.
Tu n’as rien de plus fort?
Ce qu’il avait à dire nécessitait une boisson un peu plus...
dynamisante.
Elle se rendit dans la cuisine tandis qu’il s’installait sur le canapé
qu’il avait occupé quelques semaines auparavant. Shep vint alors le
rejoindre et posa sa tête sur ses genoux. Il était en train de le
caresser lorsque Jacqui revint. Elle lui tendit une bière qu’elle avait
débouchée et il en prit une longue gorgée. Puis il la regarda
s’installer sur le canapé opposé et prendre sa tasse de thé. Elle avait
l’air confuse, méfiante, en colère.
Ne me regarde pas ainsi, Jacq.
Elle laissa échapper un rire amer.
Comment est-ce que je te regarde ? Comme si tu étais
quelqu’un qui a perdu la tête ?
Je suppose que je te dois une explication.
Tu crois ?
Il soupira.
Tu es en colère.
Bien sûr que je suis en colère ! Qui penses-tu être ? Tu as des
milliards de dollars et tu t’imagines que tu peux acheter n’importe
qui ? Eh bien, je ne suis pas à vendre, Nathan.
Non, ce n’est pas cela, protesta-t-il en secouant la tête avec
véhémence. Ces dernières semaines ont été agréables. Très
agréables. J’étais allongé à côté de toi et, soudain, j’ai réalisé que tu
m’avais manqué. Terriblement manqué.
Jacqui reposa brutalement sa tasse sur la table basse.
C’est donc pour ça que tu m’as offert un bébé ?
D’accord. Je reconnais que j’ai été maladroit. J’ai parlé sans
réfléchir. Mais je ne supportais pas l’idée de ton départ prochain.
J’ai voulu te proposer un marché que tu ne pourrais pas refuser...
J’y ai repensé depuis. J’y ai énormément repensé.
A dire vrai, il n’avait pas été capable de penser à autre chose
depuis qu’elle avait quitté son lit et refusé de lui parler. Et l’après-
midi suivant, lorsqu’en rentrant il avait trouvé l’appartement vide, il
avait été dévasté.
Tu m’as manqué, Jacqui. J’étais simplement trop occupé par
ma carrière pour m’en rendre compte.
Il s’arrêta et la regarda; elle était l’une des victimes de son
obsessionnelle course au succès. Sa magnifique Jacqueline, avec sa
chevelure de feu, ses bracelets et ses grands yeux noisette...
Oh ! pauvre Nathan ! Pauvre petit garçon riche, dit-elle d’un
ton ironique. Crois-tu vraiment que me donner un bébé va remplir le
vide de ton existence ?
Il cligna des yeux. Elle était vraiment furieuse.
Je suis désolé, j’ai été maladroit, répéta-t-il. Mais pourquoi
pas, Jacq ? Je sais que tu veux un bébé, tu en as toujours voulu un.
Je suis spécialiste de la fécondité et j’ai des cliniques dans le monde
entier. Je peux faire cela pour toi. Il y a tant de choses que je n’ai
pas pu te donner lorsque nous étions ensemble... mais ça je peux te
le donner. Laisse-moi le faire.
Je n’ai jamais voulu autre chose que toi, Nathan, répliqua-t-
elle sèchement.
Ce n’est pas vrai. Tu voulais un bébé.
Elle se massa alors les tempes, faisant tinter ses bracelets.
Pas un bébé, Nathan. Ton bébé.
A ces mots, il sentit un sourire se dessiner sur ses lèvres. La
pensée de Jacqui enceinte de son enfant fit brusquement monter en
lui un sentiment de fierté masculine, mêlé à un surprenant désir de
possession.
Ce n’était pas que je ne voulais pas d’enfant avec toi, Jacqui.
Je voulais simplement attendre.
Attendre? Attendre quoi? Ton premier million? Ton premier
milliard ? Attendre que ta compagnie soit cotée en Bourse? Quoi,
exactement? Moi, j’étais là, Nate. J’ai été là pendant des années. Et
aujourd’hui que nous sommes séparés, presque divorcés,
aujourd’hui tu veux un bébé?
Il haussa les épaules en soupirant. Il ne savait sincèrement pas
quand aurait été le bon moment. Tout ce qu’il savait, c’était
qu’aujourd’hui, alors qu’il était sur le point de toucher au but qu’il
s’était fixé depuis la mort de son père, jamais sa vie ne lui avait paru
plus vide. Il avait soudain réalisé que construire sa carrière en aidant
les gens à réaliser leur rêve de bébé avait probablement été un
moyen d’oublier la solitude de sa propre existence.
Je suis prêt, maintenant, dit-il doucement.
Visiblement peu convaincue, elle secoua la tête.
Tu le veux de tout ton cœur, n’est-ce pas ? Serais-tu prêt à
renoncer à ta fortune, juste pour tenir ton enfant dans tes bras ?
Parce que c’est cela que je demande. Je ne vais pas m’engager
dans cette aventure aux côtés d’un homme plus occupé à bâtir un
empire financier qu’à passer du temps avec son enfant. A moins
que ton projet ne consiste qu’à donner ton sperme et à n’avoir plus
rien à voir avec ce bébé? Etre un étranger pour lui, comme ton père
l’était pour toi ?
Ces mots firent à Nathan l’effet d’une gifle et il dut prendre sur
lui pour garder son sang-froid.
Bon sang, Jacqui ! dit-il d’une voix rauque. Bien sûr que je
veux être là pour mon enfant. Et pour toi. Je veux une vraie
réconciliation. Je veux que l’on vive de nouveau ensemble. Je veux
une vraie famille !
Je ne vais pas te laisser te servir de moi pour combler tes
brèches, répliqua-t-elle froidement. Et encore moins te laisser te
servir d’un bébé.
Il la fixa intensément, le cœur battant à tout rompre dans sa
poitrine. Elle avait relevé le menton dans un mouvement de défi et
ses yeux noisette étaient terriblement durs. Comment pouvait-elle se
tenir là, si fragile à certains moments et si résolue à d’autres ?
Plus important encore : comment pouvait-il la convaincre qu’il ne
s’agissait pas d’un caprice ? Que c’était là ce qu’il désirait le plus
ardemment
7

Jacqui..., commença-t-il, avant d’être interrompu par le bruit


de coups très forts frappés à la porte.
Il fronça les sourcils. Shep leva la tête.
C’est normal que l’on vienne frapper chez toi en plein milieu de
la nuit et d’un orage ?
Soulagée de pouvoir échapper à cette conversation qui lui brisait
le cœur, Jacqui se leva.
Ces derniers temps, oui, répondit-elle sèchement.
Elle laissa Nathan, qui s’était levé lui aussi, la précéder dans
l’escalier et ouvrir la porte. Lorsqu’elle le rejoignit, elle découvrit
sur son perron un homme trempé jusqu’aux os, portant dans ses
bras un jeune homme. Derrière eux, une voiture était garée de
travers, phares allumés et portières ouvertes.
Jimbo ? s’exclama-t-elle, surprise.
L’homme acquiesça d’un hochement de tête.
Je crois que ce gars n’est pas très bien, Jacqui.
Elle ne posa aucune question. Les paysans du coin n’étaient pas
du genre à s’inquiéter pour rien. Si Jim Owen pensait que le garçon
n’était pas bien, c’était qu’il n’était vraiment pas bien.
Suivez-moi, dit-elle en le conduisant à son cabinet, Nathan sur
leurs pas.
Ils traversèrent le hall d’accueil et pénétrèrent dans une pièce,
pas très grande. Nathan aida Jimbo à déposer le garçon sur la table
qui se trouvait au milieu. Jacqui s’approcha.
N’est-ce pas le fils de Ross Earnshaw ? demanda-t-elle en
découvrant les traits du jeune homme, pâle et inerte.
Elle avait été invitée à l’anniversaire de ses dix-huit ans, quelques
mois auparavant.
Ouais. C’est Jeremy, confirma Jimbo.
Que s’est-il passé ? s’enquit Nathan tout en cherchant le pouls
sur la carotide du jeune homme, tandis que Jacqueline lui posait un
masque à oxygène sur le visage.
Il a quitté la route juste devant moi et s’est arrêté dans un
arbre. Cet idiot roulait beaucoup trop vite sous cette pluie ! Bref,
quand je suis allé l’aider, il m’a dit qu’il allait bien, qu’il avait attaché
sa ceinture et que sa tête n’avait rien cogné. On a essayé de
remettre sa voiture sur la route, mais elle était trop amochée, et
ensuite il s’est effondré contre moi en disant qu’il avait très mal.
J’étais en route pour l’hôpital de Wongaree quand, à la moitié du
chemin, il est brusquement devenu tout blanc et a tourné de l’œil.
Vous étiez la plus proche à pouvoir m’aider.
Jacqui enregistrait les informations en même temps qu’elle
allumait un moniteur, ouvrait la chemise de Jeremy et le branchait à
celui-ci. C’était la première fois qu’elle l’utilisait sur un être humain.
Jeremy ? Jeremy ! appela-t-elle en frottant vigoureusement le
sternum du jeune homme. Est-ce que tu m’entends ?
Jeremy gémit et ouvrit les yeux.
J’ai froid, dit-il d’une voix faible.
Nathan examinait l’hématome qu’avait laissé la ceinture de
sécurité sur le ventre du jeune homme.
Peux-tu te rappeler ce qui s’est passé ? demanda-t-il.
Accident. J’ai mal.
Il palpa alors doucement la zone entourant le bleu de Jeremy,
qui hurla. Levant les yeux, il regarda Jacqui. Pensait-elle, comme lui,
que la ceinture avait pu provoquer une blessure à la rate ou à
l’abdomen ? Son regard se déplaça jusqu’au moniteur : le garçon
avait une tachycardie à cent vingt.
La rate? suggéra Jacqui.
C’est possible.
Tu as besoin d’une échographie ? demanda-t-elle, en pointant
du doigt quelque chose derrière lui.
Nathan tourna la tête et découvrit la machine. Elle n’était pas de
la dernière génération, mais pourrait être extrêmement utile. Il se
tourna de nouveau vers Jacqui. Elle avait attaché à la hâte ses
cheveux en queue-de-cheval et se mordillait nerveusement la lèvre.
Sûrement, répondit-il en souriant.
Lorsqu’elle lui rendit son sourire, une étrange chaleur irradia son
corps.
Réchauffons-le d’abord et posons-lui les intraveineuses
nécessaires. Ensuite, nous ferons une rapide échographie et
prendrons les dispositions pour le transférer en soins intensifs.
Jacqui acquiesça d’un signe de tête.
Jimbo, vous voulez bien monter à l’étage me ramener les
couvertures que vous trouverez dans la commode ? Nathan, je lui
pose une intraveineuse dans ce bras. Tu t’occupes de l’autre?
Je suppose que tu n’as pas de tensiomètre intégré ?
J’ai peur que non ; je n’en ai pas vraiment besoin, avec les
animaux. Mais j’en ai un manuel, que j’ai acheté après l’attaque que
la grand-mère Marshall a faite dans ma salle d’attente.
Nathan l’observa quelques instants. Il y avait tellement de
choses sur sa vie qu’il ignorait... mais ce n’était vraiment pas le
moment de penser à cela. Il sourit. Malgré la gravité de la situation,
il trouvait terriblement stimulant de travailler avec Jacqui. Cela faisait
même des années qu’il ne s’était pas senti aussi vivant.
Que Dieu bénisse la grand-mère Marshall ! dit-il.
Puis il posa son intraveineuse pendant que Jacqui attrapait son
tensiomètre et prenait la tension de Jeremy.
Sa tension est basse, murmura-t-elle en posant rapidement un
nouveau cathéter dans le creux de son épaule.
Nathan eut un petit sifflement.
Tu sais même le faire sur les humains !
Tais-toi ! répliqua-t-elle, la voix empreinte d’une note
d’affection, en lui tendant une poche du plasma synthétique que lui
fournissait régulièrement l’hôpital de Wongaree.
A ce moment-là, Jimbo redescendit avec les couvertures et ils
en enveloppèrent le jeune homme. Puis ils allumèrent l’échographe
et Nathan commença à promener la sonde sur l’abdomen plein de
gel de Jeremy. Jacqui avait les yeux rivés sur l’écran.
Difficile de voir quoi que ce soit, murmura-t-il. Je présume que
tu n’as pas de scanner?
Désolée, non, répondit-elle, les yeux toujours fixés sur l’écran.
Mais son rythme cardiaque s’est stabilisé à cent. Il répond bien à la
solution de sodium.
Nathan remit alors la sonde à sa place et se dirigea vers le
téléphone mural, tandis que Jacqui prenait une dernière fois sa
tension artérielle.
Cent systolique, annonça-t-elle.
Nathan fit un rapide résumé de la situation à son interlocuteur
puis raccrocha.
L’ambulance arrive, dit-il. Elle sera là dans vingt minutes.
Tout ce qu’ils avaient à faire, maintenant, était de garder Jeremy
au chaud et de surveiller ses constantes, en attendant son transfert à
l’hôpital.
Donc, il va s’en sortir? demanda alors Jimbo, qui était resté
dans un coin de la pièce.
Pour l’instant, il est stationnaire, répondit Nathan.
A ce moment-là, Jeremy gémit.
Il a l’air d’avoir mal. Jacqui, vous ne pouvez pas lui donner
quelque chose ?
Non, Jimbo, car cela pourrait masquer une éventuelle
détérioration. Il faut attendre l’ambulance, ils auront ce qu’il faut.
Le blessé gémit de nouveau. Nathan espérait que la douleur
provenait de l’endommagement des tissus, et non d’une hémorragie
qui se répandrait dans son abdomen.
Jacqui profita de ce moment d’accalmie pour ôter sa robe de
chambre rouge et passer une blouse de chirurgien. Puis ils
surveillèrent le jeune homme. Il semblait stable quand tout à coup,
après quinze minutes d’attente, son pouls se mit à s’accélérer de
nouveau. Nathan toucha son abdomen : il s’était terriblement durci.
Soudain, la sonnerie du téléphone retentit. Nathan se précipita
pour décrocher.
Ils ne peuvent pas venir jusqu’ici, annonça-t-il après avoir
raccroché, sans chercher à cacher sa déception.
Le pont est hors service?
Oui. Et impossible d’envoyer un hélicoptère, à cause de
l’orage. J’ai peur que nous ne soyons coincés ici pendant un
moment.
Jacqui le regarda.
Son état s’aggrave, dit-elle.
Nathan jeta un œil sur le moniteur. Le rythme cardiaque était
monté à cent trente.
Il attendit que Jacqui ait fini de lui prendre de nouveau sa
tension.
Soixante-dix systolique.
Oui, son état s’aggravait et il parierait sa fortune que Jeremy
avait une hémorragie interne. Combien de sang avait-il déjà perdu,
et d’où provenait tout ce sang ? Il n’en était pas certain.
Faisons-lui passer du colloïde, dit-il.
Cela améliora légèrement la circulation sanguine de Jeremy, mais
son état continuait à se détériorer. Dehors, l’orage faisait toujours
rage.
As-tu le matériel pour l’opérer ici ?
Je ne fais que de petites interventions, la plus compliquée étant
la ligature des trompes. J’ai un ventilateur, un aspirateur, une
diathermie et un jeu d’instruments de base.
Nathan hocha la tête, l’esprit en ébullition.
Je crois néanmoins qu’il faut que nous opérions. Veux-tu bien
t’occuper de l’anesthésie et m’assister?
Bien sûr. Mais tu devras m’indiquer les doses.
Qu’est-ce que tu as ?
J’utilise du thiopental pour induire l’endormissement et de
l’isoflurane pour le maintenir.
Nathan examina l’abdomen de plus en plus rigide du garçon.
Bien. Allons-y.
Elle le dévisagea un instant. Voyant une certaine appréhension
dans son regard, il lui sourit.
Tout va bien se passer, dit-il pour la rassurer avant de se
tourner vers Jimbo. Vous avez suivi un cours de premiers soins,
non?
Euh... oui, répondit celui-ci d’une voix hésitante.
Parfait, vous allez pouvoir nous aider.
Quinze minutes plus tard, Jacqui avait fini d’intuber le jeune
homme. Elle le relia alors au ventilateur. Jimbo avait aidé à préparer
le champ opératoire et s’était vu confier la charge de surveiller le
rythme cardiaque sur le moniteur.
Lorsque Nathan commença à inciser l’abdomen de Jeremy, il
sentit que Jacqui l’observait.
Cela faisait dix ans qu’il n’avait pas pratiqué d’interventions
autres que des césariennes ou des opérations liées à la fertilité.
Pourtant, il se sentait terriblement sûr de lui en cet instant et se
dirigea directement vers la rate. Les ceintures de sécurité
endommageaient souvent cet organe lors des accidents de voiture.
Un coup d’œil sur la rate déchirée confirma ses soupçons.
La première chose à faire était de réduire l’hémorragie en
comprimant l’artère splénique. Les fonctions vitales de Jeremy se
stabilisèrent instantanément. Son rythme cardiaque redescendit à
cent et sa pression sanguine monta à cent dix systolique. Nathan
poussa un soupir de soulagement. Il entreprit de retirer la rate
endommagée.
Tu peux voir s’il y a autre chose de touché ? demanda Jacqui,
les yeux rivés sur l’abdomen ouvert.
Nettoyons-le, et nous verrons s’il y a du sang qui coule de
quelque part.
Jacqui n’avait plus vu Nathan sous un masque de chirurgien
depuis longtemps, et elle avait oublié l’impact de ses yeux. Elle les
avait toujours adorés, mais le vert du tissu rehaussait celui de ses iris
et leur donnait un éclat presque surnaturel. Le résultat était
saisissant.
Elle s’obligea à reporter son attention sur Jeremy. Peu après,
n’ayant constaté aucune hémorragie nouvelle, Nathan suturait
l’incision. Il s’était passé quarante-cinq minutes depuis le début de
l’opération.
Il retira alors ses gants, son masque et son bonnet, puis
s’approcha d’elle et la prit dans ses bras.
Oh ! mon Dieu, Jacqui ! s’exclama-t-il en la soulevant et en la
faisant tourner. C’était extraordinaire !
Plus soulagée qu’euphorique, Jacqui éclata de rire.
Nous avons formé une super équipe, déclara-t-il en la
reposant par terre.
Elle sentit son cœur se serrer. En cet instant, elle l’aimait plus
qu’elle ne l’avait jamais aimé.
Merci, mais je crois que je vais m’en tenir aux animaux.
Elle constata néanmoins que cela faisait une éternité qu’elle
n’avait pas vu Nathan si heureux.

Une heure plus tard, l’hélicoptère parvenait enfin à se poser sur


la plage et repartit, emportant Nathan et Jeremy jusqu’à la Gold
Coast.
Le lendemain, comme promis, Jacqui le rejoignait pour l’entrée
en Bourse de sa société. La nouvelle de l’intervention qu’ils avaient
effectuée sur le jeune homme s’était répandue à la vitesse de
l’éclair, alimentée par un Ross Earnshaw particulièrement
reconnaissant. Lorsqu’elle posa le pied dans l’appartement de
Nathan, les journaux et la TV s’étaient emparés de l’histoire.
Le récit du Dr Nathan Trent, millionnaire, pratiquant une
splénectomie d’urgence, par une nuit d’orage, au cabinet vétérinaire
de sa femme en pleine campagne, captiva la nation entière. Jimbo,
Jeremy et toute la communauté de Serendipity étaient sous les feux
des projecteurs et l’affaire devenait chaque jour un peu plus
grandiose.
Nathan n’était plus seulement fabuleusement riche et
incroyablement sexy. Il était soudain devenu un héros australien et
entraînait Jacqui dans son sillage.
Elle avait jusqu’alors réussi à maintenir une image relativement
discrète de leur « réconciliation » au sein du monde des affaires. A
présent, c’était devenu impossible. Ils étaient photographiés et
poursuivis par la presse à peine mettaient-ils le nez hors de
l’appartement. Les magazines et les chaînes de télévision voulaient
l’interviewer. Elle était réclamée par tous les journaux people pour
donner une image glamour de leur couple.
Jacqui avait l’impression d’être une faussaire, mais il n’y avait de
temps ni pour penser ni pour parler au cours de cette semaine
effrénée. Il n’y avait de temps que pour garder la tête hors de l’eau,
sourire aux caméras jusqu’à en avoir mal aux maxillaires, prier pour
ne pas couler comme une pierre... et avoir le cœur serré.
Accaparé par l’entrée en Bourse imminente, Nathan restait à
son bureau très tard le soir. Elle-même s’était de nouveau installée
dans la chambre d’amis. Ils n’eurent donc pas l’occasion de
reparler de cette proposition de bébé ou de ce qui s’était passé
dans son cabinet vétérinaire avant qu’il ne parte avec Jeremy.
Cependant, elle savait qu’il l’avait de nouveau ressentie, ce soir-
là, cette poussée d’adrénaline qui le galvanisait naguère. Elle l’avait
vu dans son regard. Une vibration. Lorsqu’il l’avait prise dans ses
bras pour lui dire au revoir, avant de monter dans l’hélicoptère, il
n’avait pas l’air de quelqu’un qui venait d’être contraint de faire
quelque chose qui ne l’intéressait plus vraiment. Il avait l’air de
quelqu’un de vivant.
Elle le soupçonnait d’avoir accueilli cette semaine frénétique
avec soulagement car elle lui avait permis d’éviter d’aborder de
nouveau le délicat sujet du bébé. Il avait toujours voulu atteindre le
sommet et elle savait qu’il ne laisserait aucun sentiment, si vague
soit-il, le détourner de sa prison dorée.
Enfin le jour de l’entrée en Bourse arriva et les actions de
TrentFertility partirent comme des petits pains. La récente
exposition médiatique de Nathan, ainsi que la manière dont il s’était
distingué à la fois dans le monde des affaires et auprès du public
australien faisaient que tous avaient envie d’avoir une part de sa
société.
L’avenir de l’empire qu’il avait passé les dix dernières années à
bâtir était sans aucun doute assuré. Finalement, il n’avait pas eu
besoin de se servir de la respectabilité de Vince; il avait, seul, gagné
le respect de tous.
Ce soir-là, après avoir dîné avec le comité directeur de la
TrentFertility, ils rentrèrent tard à l’appartement.
Nathan passa la porte derrière Jacqui et son regard tomba sur
ses valises, posées dans l’entrée.
Tu pars ? demanda-t-il.
Oui, répondit-elle dans un souffle sans se retourner.
Il hésita. Elle était si près... Il suffisait qu’il fasse un pas pour la
toucher. Pourtant, jamais elle n’avait paru si lointaine.
Je pensais que tu allais rester encore une semaine, peut-être
même plus...
Tu n’as plus besoin de moi, Nate. Les actions de TrentFertility
se sont envolées.
Au diable les actions ! Elle avait tort. Terriblement tort. Il avait
toujours eu besoin d’elle. Il l’aimait.
Il l’aimait
Il s’immobilisa. Seigneur ! Quel idiot stupide et aveugle il avait
été ! Il l’aimait. Il avait fallu qu’il voie ses valises et qu’il comprenne
qu’elle était sur le point de partir de nouveau pour le réaliser. Il avait
été en colère contre lui et contre elle lorsqu’elle s’était réfugiée
quelques jours à Serendipity. L’idée de la voir s’en aller pour de
bon provoquait chez lui un sentiment de panique.
Certes, il avait eu le sentiment qu’ils avaient de nouveau construit
quelque chose ensemble, qu’ils avaient retrouvé un peu de leur
magie ancienne, mais il ne s’était pas imaginé que c’était de l’amour.
Il sentit son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Tout
reposait sur ce qu’il allait dire, maintenant. Et Jacqui avait l’air
tellement sur la défensive qu’il doutait qu’une déclaration d’amour
soit appropriée. Elle risquait de la lui renvoyer au visage en y voyant
une manœuvre désespérée et non ce que c’était vraiment : la vérité.
Tu avais raison, dit-il après s’être éclairci la gorge.
A propos de quoi ?
Ne supportant plus de voir son dos, il posa doucement ses
mains sur ses épaules pour l’obliger à se retourner.
Mon Dieu, qu’elle était belle !
La médecine me manque... Etre médecin me manque.
Toute la semaine, il avait recherché cette excitation qu’il avait
connue durant l’ablation de la rate de Jeremy. Le frisson, la
satisfaction extrême d’aider un autre être humain, de sauver une vie.
Le même frisson que celui qu’il ressentait chaque fois qu’il prenait
un nouveau-né dans ses bras ou qu’il annonçait à un couple stérile
qu’il allait avoir un enfant.
Comme il n’y parvenait pas, il avait repoussé un peu plus les
limites, restant plus tard, travaillant plus dur. Dieu sait qu’il avait
trouvé de quoi s’occuper. Hélas ! ni le temps passé à son bureau ni
les nuits où il s’était glissé dans son lit, épuisé, n’avaient réussi à le
débarrasser de ce sentiment de vide.
Il était grand temps d’admettre la réalité. Jacqui avait raison ; il
était médecin avant tout. Certes, il pouvait jouer à l’homme
d’affaires, mais cela n’arriverait jamais à combler ce trou qui n’avait
fait que se creuser au cours de toutes ces années durant lesquelles il
avait couru derrière le rêve de son père.
S’il pouvait se l’avouer à lui-même, il pouvait aussi l’avouer à la
femme qu’il aimait. La femme qui lui avait ouvert les yeux. Peut-être
réaliserait-elle qu’il avait changé, et qu’il méritait qu’elle reste avec
lui.
Abasourdie par son aveu, Jacqui cligna des yeux. Elle ouvrit la
bouche pour dire quelque chose, n’importe quoi, mais aucun son
n’en sortit.
Je l’ai compris cette semaine, au travail, reprit Nathan. Ces
derniers jours ont été incroyablement intenses et pourtant je les ai
détestés. Avant, je trouvais cela excitant. Plus maintenant.
Elle ne put s’empêcher de sourire. Avait-il fini par comprendre?
Pas aussi excitant que l’autre soir, avec Jeremy ? demanda-t-
elle calmement.
Oui. Cette nuit-là, j’ai eu l’impression d’avoir plein d’énergie.
Je savais ce que je faisais. C’était stimulant, grisant. Je me suis
senti... empli. Vivant.
Jacqui savait qu’elle aurait dû être contente : il venait enfin
d’admettre ce qu’elle lui répétait depuis le début. Or, elle aurait
voulu qu’il lui dise que c’était elle qui l’emplissait, qui le rendait
vivant. Comme lui l’emplissait et la rendait vivante...
Son cœur se serra si fort qu’elle se demanda où elle avait trouvé
l’énergie d’afficher sur son visage le large sourire qu’elle arborait.
Oh ! Nate ! s’exclama-t-elle en attrapant le revers de sa veste,
dans un geste familier. Tu es sûr?
Il hocha la tête.
Jamais je n’ai été plus sûr de ma vie. Je suppose que cela va
me prendre un moment pour quitter le monde des affaires et qu’il va
falloir que je jongle avec les deux, le temps de trouver un directeur
général. Mais maintenant je sais ce que je veux.
Nathan, c’est merveilleux ! Merveilleux !
Elle le serra contre elle en passant les mains sous sa veste, puis
pressa son visage contre son cou. Elle avait besoin de sentir sa
chaleur, son odeur. Il l’enlaça et la serra à son tour. Elle ferma les
yeux.
Un instant plus tard, ils s’écartèrent légèrement l’un de l’autre et
il l’embrassa. Ou bien était-ce elle ? Tout ce que Jacqui savait,
c’était que, lorsqu’il avait posé ses lèvres sur les siennes, elle l’avait
accueilli avec délectation et que leur baiser était vite devenu
profond. Passionné. Le genre de baiser qui faisait fondre vêtements
et inhibitions. Elle l’attrapa par la nuque et le serra plus fort. Plus
près. Elle le voulait entièrement. Nathan répondit à son étreinte avec
fougue puis, doucement, il releva le visage et posa son front contre
le sien.
Reste avec moi, dit-il dans un souffle. Je t’aime.
La tête de Jacqui se mit à tourner. Son cerveau réclamait encore
les lèvres de Nathan sur les siennes, en même temps qu’il tentait
d’absorber l’information qu’il venait de recevoir.
Il l’aimait ? Quoi ? Oh ! Mon Dieu, c’était de la folie. Il fallait
que cela s’arrête. Ils ne faisaient que se torturer mutuellement.
Elle prit une profonde inspiration et laissa glisser sa main
jusqu’au poignet de Nathan, qu’elle pressa délicatement.
Nate. Je pense qu’un aveu est largement suffisant pour ce soir,
tu ne crois pas ?
Il retira doucement son bras et recula d’un pas.
Non, répondit-il en enfouissant ses mains dans ses poches
dans un air de défi.
Malgré elle, Jacqui se sentit vaciller devant l’arrogance de cette
réponse.
La pensée qu’il pouvait l’aimer commençait à faire son chemin,
mais elle la repoussa avant qu’elle ne prenne trop de place. Avant
qu’elle ne lui donne la force de franchir les deux pas qui la
séparaient de Nate pour se trouver de nouveau dans ses bras. Il
confondait désir et amour. Il était encore tout excité de la journée
qu’il venait de passer et de cette nuit pleine de révélations. De plus,
leur alchimie sexuelle évidente ne permettait en rien d’éclaircir la
situation.
S’il l’aimait comme il le prétendait, pourquoi avoir dit que la
médecine le comblait parfaitement? S’il l’aimait, c’était elle qui
aurait dû le combler. Elle ne pouvait pas s’engager de nouveau avec
lui en sachant qu’elle comptait moins à ses yeux que son travail,
même si c’était une passion. Elle avait déjà connu cela.
Nathan resta silencieux un long moment.
Viens avec moi, finit-il par dire. Je voudrais te montrer quelque
chose.
Elle posa ses yeux sur la main qu’il lui tendait avant de les lever
vers son visage.
Il faut que j’y aille, répondit-elle.
S’il te plaît, Jacq. Ce ne sera pas long.
La manière dont il avait prononcé son diminutif la fit frissonner.
Son regard vert la transperçait. Qu’avait-il en tête? Où voulait-il
l’emmener?
Le seul moyen de le savoir était de le suivre. Elle aurait le reste
de sa vie pour être raisonnable. Pour être seule. Ce soir, elle avait
besoin d’être avec son homme de la manière la plus sensuelle
possible. Pour lui dire au revoir.

Que fait-on là? demanda-t-elle, dix minutes plus tard, comme


Nathan se garait sur son emplacement privé du Paradise Private
Hospital.
Je te l’ai dit. Je voudrais te montrer quelque chose.
Elle resta sans bouger quelques instants, le regard tourné vers la
vitre. Puis il vint lui ouvrir la portière et l’invita à descendre. Peu
après, ils entraient dans le bureau où elle avait eu le loisir de
l’observer avec Sonya.
Que fait-on là? répéta-t-elle.
Il haussa les épaules.
J’avais envie de retrouver cette atmosphère, je suppose.
Il fît alors le tour de la pièce, avant de se rendre à son bureau.
Là, il enleva sa veste, qu’il posa sur le dossier de son fauteuil, et prit
le stéthoscope. Puis il se dirigea vers le tableau de liège et observa
les photos accrochées.
Je n’ai pas été totalement honnête avec toi, ce soir, Jacq, dit-il
sans se retourner.
Oh?
La médecine ne me remplit pas entièrement.
Oh ? fit-elle encore, d’une voix un peu plus aiguë qu’elle ne
l’aurait souhaité.
Je ne suis rien sans toi.
Le cœur de Jacqui fit un bond dans sa poitrine.
Je t’aime, reprit-il en se retournant. Je crois que je n’ai jamais
cessé de t’aimer. Je ne veux pas que tu partes.
Elle s’accrocha au rebord du bureau et s’obligea à garder la tête
froide. L’un d’eux devait parler avec la voix de la raison.
J’ai été fou de te laisser partir, poursuivit-il. Fou de ne pas voir
que tu étais la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Je suis
vraiment navré d’avoir gâché une décennie à courir derrière un rêve
qui n’était pas le mien.
Le cœur de Jacqui battait maintenant à tout rompre.
Nate, ça n’a pas de sens. C’est trop tard. Nous avons été
séparés trop longtemps.
Mais je n’ai jamais cessé de penser à toi, Jacq. Tu étais
toujours quelque part, dans ma tête, avec tes bracelets et ta
chevelure folle. Pourquoi crois-tu que je me sois spécialisé dans la
stérilité ?
Pour les millions de dollars que cela rapportait?
Non. C’est la chirurgie esthétique qui rapporte des millions de
dollars. Je l’ai fait à cause de toi.
Jacqui secoua la tête. Elle n’allait pas le laisser l’enrober de
paroles sucrées quand elle était à deux doigts de reprendre sa vie là
où elle l’avait laissée. Sa vie qu’elle aimait.
Arrête, Nate ! Si j’avais eu du psoriasis, je ne pense pas que
tu serais devenu dermatologue.
Il sourit.
Tu sais, moi aussi je me souviens de ces longs mois, dit-il
doucement. De l’attente, de tes règles qui arrivaient, des
recherches. Je sais à quel point tu étais chaque fois dévastée.
Tu ne voulais pas vraiment de bébé.
Non. Mais, aujourd’hui, j’en veux un. Avec toi.
La pièce entière sembla se rétrécir autour d’elle. Autour d’elle et
lui. L’air était épais, chargé d’électricité. Elle avait envie de le
croire, de se laisser emporter, mais, en même temps, cela paraissait
trop facile. Et rien, jamais, n’avait été facile entre eux.
Pourquoi ? demanda-t-elle.
Il se tourna vers le tableau et décrocha une photo qu’il lui tendit.
Il y a beaucoup d’années de travail sur ce mur. Beaucoup de
bébés. Les bébés d’autres personnes.
Elle baissa les yeux sur le cliché qu’elle tenait. On voyait Nathan,
debout derrière un petit canapé sur lequel était assis un couple de
nouveaux parents, ravis, leur bébé dans les bras.
J’en ai assez de m’occuper des enfants des autres, Jacqui. De
les aider à les mettre au monde. Je veux mon enfant. Je veux voir le
ventre de ma femme s’arrondir parce que mon bébé y grandit. Est-
ce si inconcevable que j’aie envie de partager ma vie avec
quelqu’un ?
Penchée sur la photo, Jacqui sentit des larmes lui brûler les yeux.
Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle venait d’entendre. La seule
chose qu’elle ait désirée plus que Nathan lui-même était un enfant
de lui. Une larme coula alors sur sa joue et vint s’écraser sur le
cliché.
Hé ! dit Nathan en lui soulevant délicatement le menton.
Ça ne marchera jamais. J’ai vieilli. La situation ne risque pas
de s’être améliorée...
Heureusement que tu connais un fameux spécialiste de la
stérilité !
Elle éclata de rire tandis que les larmes se mettaient à ruisseler
sur son visage. Elle ferma les yeux lorsque Nathan les lui essuya
doucement, d’un revers de la main, puis les rouvrit.
Je ne plaisante pas, Nathan.
Eh bien alors nous adopterons, ou nous ferons appel à une
mère porteuse. Nous ferons ce qu’il y aura à faire, Jacqui. Je
t’aime. Et je veux cela, ajouta-t-il en désignant la photo du doigt.
C’était aussi ce qu’elle désirait depuis toujours. Fonder une
famille avec l’homme qu’elle aimait... Elle avait cependant renoncé à
croire que cela pourrait un jour se réaliser.
Mais...
Chut ! la coupa Nathan en posant son doigt sur ses lèvres.
Cela n’a rien à voir avec une nostalgie déplacée, ou une
surexcitation due à une journée particulière, ni avec la décision que
j’ai prise ce soir. Je ne veux plus jamais que tu t’éloignes de moi.
Ma vie a été tellement vide, sans toi ! Il a fallu que tu reviennes à
mes côtés pour que je le comprenne.
Jacqui le regarda droit dans les yeux. Il avait l’air sincère et
honnête, et elle le crut. Sa propre vie n’avait-elle pas aussi été vide,
malgré son amour pour la campagne et son travail ?
Et je mangerai du bacon bio et boirai du café provenant du
commerce équitable, continua Nathan. J’apprendrai à aimer les
haricots mungos, j’achèterai des costumes en fibres brutes et
vénérerai le solstice. Je ferai tout ce qu’il faut faire, Jacqui.
Elle riait et pleurait tout à la fois.
Je ne sais pas quoi dire, murmura-t-elle.
« Je t’aime moi aussi » ferait parfaitement l’affaire.
Oh ! Nate ! s’exclama-t-elle en se jetant dans ses bras. Bien
sûr que je t’aime. Je ne pense pas avoir jamais cessé.
Il l’embrassa tendrement.
Veux-tu avoir des enfants avec moi ? demanda-t-il en
s’écartant un peu d’elle.
Je veux plein de bébés avec toi ! Et si on commençait
maintenant?
Je suis d’accord. Que penses-tu du bureau ?
Jacqui jeta un coup d’œil derrière elle.
C’est un peu dur... mais quand même attirant.
Puis elle l’attrapa par le col de sa chemise et l’attira à elle pour
lui donner un baiser fougueux et terriblement impatient.
Attends..., dit Nate en la repoussant doucement. Que va-t-on
faire de ton cabinet? Peut-être devrions-nous en parler?
Elle secoua la tête.
Je vais le vendre et en acheter un autre ici. Je me moque de
l’endroit où je vis, du moment que je suis avec toi.
Parfait, murmura-t-il avant de recommencer à chercher sa
bouche.
Shep ! s’exclama-t-elle comme les lèvres de Nathan frôlaient
les siennes. Il ne peut pas vivre en appartement. Il a besoin
d’espace, de lapins à chasser. De papillons.
Je nous achèterai une maison. Avec du terrain. Et je le
remplirai de lapins. Et de papillons.
Cela la fit sourire.
Eh bien, on dirait que nous nous en sortons mieux au deuxième
essai.
Nathan lui rendit son sourire.
Madame Trent, vous pouvez avoir tout ce que vous voulez. La
seule chose que je vous demande est de ne plus jamais me quitter.
D’accord ?
Tout à fait d’accord, répondit-elle dans un souffle. Tu es à
moi. A moi pour toujours.

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