Vous êtes sur la page 1sur 12

www.lemonde.

fr /culture/article/2023/09/14/au-musee-d-art-moderne-de-paris-nicolas-de-stael-comme-on-ne-l-a-jamais-vu…

Au Musée d’art moderne de Paris, Nicolas de Staël comme


on ne l’a jamais vu
Harry Bellet ⋮ ⋮ 14/09/2023

Article réservé aux abonnés

1/12
« Paysage » (1952), de Nicolas de Staël (38 × 55 cm, huile sur
carton). COLLECTION PARTICULIÈRE/ADAGP, PARIS, 2023
COURTESY VERSAILLES ENCHÈRES/FRANÇOIS MALLET

Ceux qui pensent connaître la peinture de Nicolas de Staël vont avoir une sacrée surprise : sur les
quelque 200 œuvres qu’expose le Musée d’art moderne de Paris, 70 n’ont jamais été, ou très rarement,
montrées dans un musée français. D’autres sont difficilement accessibles au commun des mortels, sauf
à aller en Uruguay, par exemple, ou dans certains chalets très huppés de Gstaad, en Suisse. Comme
l’écrit Fabrice Hergott, le directeur du musée, « on se dit que l’on connaît, avant de croire connaître, puis
de se rendre compte que l’on ne connaît pas ».

Les commissaires de l’exposition, la conservatrice Charlotte Barat-Mabille et l’historien de l’art Pierre


Wat, se sont livrés pendant trois ans à une chasse aux trésors, interrogeant les témoins – en premier lieu
les descendants de l’artiste, mais aussi ses marchands – pour remonter les pistes jusqu’à leurs heureux
propriétaires. « Ce qui est joli, confie Pierre Wat, c’est que certains collectionneurs nous ont aidés dans
notre quête, comme celui qui, après avoir accepté de nous prêter ses tableaux, nous a dit : “Attendez, j’ai
un ami qui en a aussi…” »

Nicolas de Staël (1914-1955) comme on ne l’a jamais vu, c’est déjà formidable. Nicolas de Staël comme
on ne l’a jamais lu, c’est encore mieux : les recherches menées ont été aussi fructueuses pour
l’élaboration du catalogue de l’exposition, appelé à devenir un ouvrage de référence. Il a bénéficié de
l’aide d’une descendante de l’artiste, Marie du Bouchet, qui coordonne le Comité Nicolas de Staël,
chargé de veiller sur l’œuvre, et qui est la conseillère scientifique de l’exposition.

2/12
Paysage de Provence, 1953, huile sur toile, 33 x 46 cm,
Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid

« En arrivant dans son atelier de Lagnes, en juillet 1953,


le peintre traduit une atmosphère de lumière bleutée et
transparente. Les variations les plus subtiles de bleu et
de blanc trouvent ici leur contrepoint dans la présence
d’un arbre outremer au premier plan à droite de la
toile. » Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid / ADAGP
PARIS 2018

Arbre, 1953, huile sur toile, 22 x 33 cm, collection privée

« En Provence, le peintre développe une palette de


bleus qui lui permet de capter les nuances les plus
subtiles de la lumière provençale. La lumière bleutée du
ciel s’inscrit dans l’arbre lui-même. » Jean Louis Losi /
ADAGP PARIS 2018

3/12
Arbres et maisons, 1953, huile sur toile, 65 x 81 cm,
collection privée

« Comptant parmi les chefs-d’œuvre peints en


Provence, ce tableau fait partie des derniers tableaux
de Nicolas de Staël réalisés dans l’épaisseur de la
matière. Ici la nature trouve son écho dans l’événement
de la couleur. Exemple même de la fusion entre
abstraction et figuration. » Applicat-Prazan / ADAGP
PARIS 2018

Arbre rouge, 1953, huile sur toile, 46 x 61 cm, collection


privée

« L’arbre rouge montre la façon dont le peintre utilise les


contraires et les oppositions au cœur de sa palette pour
donner vie à la peinture. Le poids de l’arbre est ici
inversé avec un rouge ascendant qui semble vouloir

4/12
sortir des limites du cadre. » Christie’s / ADAGP PARIS
2018

« Ce paysage représente la plaine du Vaucluse vue


depuis la terrasse du Castelet de Ménerbes que Nicolas
de Staël achète en novembre 1953. Petit format qui
représente toute la force et le souffle d’une toile d’une
plus grande dimension. » The Fitzwilliam Museum,
Cambridge / ADAGP PARIS 2018

Staël, Ciel de Vaucluse, 1953, huile sur toile, 16 x 24 cm

« Les couchers de soleil apparaissent dans plusieurs


tableaux de Nicolas de Staël peints à Ménerbes. Ici, le
soleil est saisi au moment de sa disparition, après avoir
embrasé le ciel. » Jean Louis Losi / ADAGP PARIS
2018

5/12
Le soleil, 1953, huile sur toile, 16 x 24 cm, collection
privée

« Dans ce tableau peint sur le motif, Staël aborde le


soleil frontalement en évitant toute représentation
convenue. Il a voulu saisir la source de la lumière, celle
qui ne peut être regardée de face. » Jean Louis Losi /
ADAGP PARIS 2018

Agrigente, 1953, huile sur toile, 59 x 77,7 cm, Henie


Onstad Kunstsenter, Hövikodden, Norway

« Au retour de son voyage en Sicile, le peintre met en


chantier un grand nombre de tableaux qui seront peints
dans les ateliers de Lagnes, puis de Ménerbes. Les
aplats de couleur pure apparaissent pour la première
fois dans son œuvre, et la puissance d’une même
palette révèle de toile en toile la mémoire vive d’une
lumière et d’une chaleur paroxystiques. » HENIE

6/12
ONSTAD KUNSTSENTER, HÖVIKODDEN,
NORWAY/ADAGP PARIS 2018

Agrigente, 1953-1954, huile sur toile, 60 x 81 cm, peint


à Ménerbes, collection privée

« Ici, l’intensité lumineuse atteint son paroxysme avec la


plus grande simplicité des moyens d’expression. Le
blanc de la toile fait, désormais, partie de la palette du
peintre. » Lefevre Fine Art, Londres / ADAGP PARIS
2018

Sicile, 1954, huile sur toile, 60 x 81 cm, collection privée

« Cette colline sicilienne est un exemple des recherches


de Nicolas de Staël autour de la construction de
l’espace par la couleur. Un aplat de jaune sous-tend les
juxtapositions triangulaires de rouges d’orange vif de

7/12
bleus et de verts. » Jean-Louis Losi / ADAGP PARIS
2018

Paysage de Sicile, 1953, huile sur toile, 87,5 x 129,5


cm, collection privée

« Dans ce paysage de Sicile de grand format, la palette


des jaunes se déploie au premier plan créant un
contraste d’une grande intensité lumineuse avec le ciel
rouge et les montagnes vertes. » Andrew Norman / The
Fitzwilliam Museum, Image Library / ADAGP PARIS
2018

Les Martigues, 1954,


huile sur toile, 61 x 50,5
cm, collection privée

« Ce tableau fait partie


de la série de toiles
peintes aux Martigues.
L’intensité de la lumière
se traduit ici dans une
palette qui oppose une

8/12
mer verte à un ciel
rouge. Les bateaux sont
ici de simples aplats de
jaune, de violet, de
rouge et de bleu.
L’abstraction permet de
rester dans
l’immédiateté de la
perception. » Applicat-
Prazan / ADAGP PARIS
2018

Agrigente, 1954, huile sur toile, 60 x 81 cm, collection


privée

« L’une des toiles les plus fortes de Nicolas de Staël.


Les grands aplats triangulaires de jaune, de rouge et de
rose structurent le tableau à travers une perspective qui
conduit le regard vers le point de convergence éclaté au
centre de la toile. Comme si l’élément du paysage
scruté par l’œil de l’artiste disparaissait au profit du
déploiement de l’espace intensifié par le violet sombre
du ciel. » Comité Nicolas de Staël / ADAGP PARIS 2018

1313

Vraie pépite
Pour l’anecdote, mais pas seulement, on y établit le rôle de Jeanne Polge, celle pour laquelle le peintre
est allé vivre à Antibes (Alpes-Maritimes), et pour l’amour de laquelle il aurait mis fin à ses jours – pense-
t-on, les raisons d’un suicide étant trop complexes pour pouvoir être liées à un simple désordre
amoureux. Le nom était connu des spécialistes et de certains conservateurs de musée, mais divulguer le
fil de cette passion contrariée les exposait à la colère, bien compréhensible, de l’épouse légitime de

9/12
l’artiste, Françoise de Staël, avec laquelle il aurait été malvenu de se fâcher. Le décès de cette dernière,
en 2012, a libéré bien des langues. Jeanne Polge étant morte à son tour, en 2014, la correspondance de
l’artiste, rééditée par Germain Viatte quelques mois plus tard, a mis au jour leurs échanges épistolaires
(Nicolas de Staël. Lettres 1926-1955, Le Bruit du temps, 2016). Désormais, on peut enfin en écrire
l’histoire.

L’autre découverte est une vraie pépite, une capsule temporelle : il s’agit du journal que le poète Pierre
Lecuire (1922-2013) a consacré dix ans durant, de 1945 à 1955, au peintre, qui était son ami. On
connaissait son existence, mais pas son contenu, et personne ne savait où il était. En fait, il attendait
patiemment dans les rayons de la Bibliothèque nationale qu’une main heureuse se pose dessus. Cela a
été celle de Charlotte Barat-Mabille, et il faut l’en remercier, car la lecture en est passionnante, touchante
aussi.

« Femme assise » (1953), de Nicolas de Staël (huile sur


toile). COLLECTION PARTICULIÈRE/ADAGP, PARIS,
2023/JEAN-LOUIS LOSI

C’est ainsi que la description que fait Lecuire après la visite d’une exposition à la galerie Jeanne Bucher,
à Paris, en 1945, des tableaux de Staël, pas encore soumis au pathos de sa biographie ultérieure, vaut
encore, ou à nouveau, aujourd’hui : « Non figuratifs, abstraits, somptueux, si sensuels de couleurs, peints
avec colère, mysticité et mécontentement, charnels avec des rouges de géraniums exacerbés, et
d’autres gris, verdâtres, bruns, assourdis, en cercles étroits, butés, et d’autres, dessins mystiques,
rayonnants comme une rade éclairée de projecteurs avec Dieu qui tombe du ciel… » C’est de peinture
qu’il est ici question. Toutes ces recherches permettront, on l’espère, de briser le mythe du « prince
foudroyé » et, par-delà la légende, de regarder enfin sa peinture autrement : disons-le, de la regarder
tout court, comme Lecuire avant nous !

« Une fulgurance peinte très lentement »


C’est ce qu’a eu la chance de faire sa fille Anne, lorsqu’elle était enfant. Mieux, elle a vu son père au
travail : « Le tableau, raconte-t-elle à Pierre Wat, c’était une fulgurance peinte très lentement. Comment
fait-on cela ? Ce n’est pas peint en trois coups de cuillère à pot. C’est plus qu’appliqué. Il ne peignait pas

10/12
de l’extérieur vers l’intérieur, on dirait plutôt qu’il exprimait quelque chose en sortant d’un abîme
personnel – on va dire le fond de la toile vierge – et qu’il montait du dedans, par-derrière le tableau. »

Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences

Découvrir

Il faut scruter de près, après l’éblouissement – ou le choc, tant l’artiste peut parfois être à la limite du
suave ou au contraire du brutal – du premier regard, les tableaux de Nicolas de Staël : ces couches
superposées, ces ajouts qu’on hésite à qualifier de repentirs dans la mesure où, le plus souvent,
l’ancienne couleur sous-jacente a été préservée sur le rebord de la nouvelle, qui peut être radicalement
différente. Les matières aussi et la touche, qui peuvent prendre mille aspects dans la même œuvre et
que ce diable d’homme parvient à faire cohabiter, tout comme il est capable de faire tenir ensemble des
harmonies de couleurs apparemment improbables – roses nacrés ou oranges violents.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Redécouvrir Nicolas de Staël, à Brioude

Ajouter à vos sélections

L’accrochage de l’exposition – visuellement impeccable – suit un ordre chronologique. Il débute avec la


vie d’un jeune nomade. Ses pérégrinations ont commencé à l’âge de 3 ans, quand son père, officier du
tsar de Russie, juge plus prudent d’expédier ses enfants à l’Ouest : on est en 1917… Ils sont accueillis
dans une famille de Bruxelles, et c’est là que de Staël entame ses études artistiques. Mais l’homme a la
bougeotte : le sud de la France, l’Espagne jusqu’au Maroc, où il rencontre une jeune peintre, Jeannine
Guillou (1909-1946). En 1939, il s’engage dans la Légion étrangère – il y sera cartographe –, puis,
démobilisé, vit avec Jeannine à Nice, où il rencontre un abstrait malheureusement sous-estimé
aujourd’hui, l’Italien Alberto Magnelli (1888-1971), puis à Paris, où il fréquente le Néerlandais César
Domela (1900-1992), et ensuite Georges Braque (1882-1963). Les premières salles sont dévolues à ses
débuts.

Lire aussi : A Antibes, Jeannine Guillou, l'autre de Staël

Ajouter à vos sélections

Mais ses débuts, c’est tout le temps : quand il arrive à une formule, il en change. Chaque salle est une
exposition en soi, chacune pourrait être suffisante à la carrière honorable d’un peintre moyen. Moyen,
satisfait, il ne le sera jamais. Chacune de ses « périodes » est une réaction à la précédente. L’abstraction
glisse vers le paysage, mais elle lui a enseigné au préalable l’économie de moyens. Les commissaires
de l’exposition ont ainsi habilement accroché quelques collages à proximité des tableaux qui les ont
suivis, et on voit à quel point la querelle abstraction/figuration, si vivace à l’époque, n’a déjà plus aucun
sens pour de Staël. Ce qui le travaille, ce qui parfois le torture, c’est la peinture.

11/12
« Sicile » (1954), de Nicolas de Staël (114 × 146 cm, huile sur
toile). ADAGP, PARIS, 2023/VILLE DE GRENOBLE/MUSÉE DE
GRENOBLE/J.-L. LACROIX

Et ce qui l’inspire, les horizons lointains. « Tous les départs sont merveilleux pour le travail », écrit-il en
mai 1953. C’est la Sicile, Agrigente, un moment d’incandescence. C’est Antibes, déjà évoqué. Jean-
Louis Andral, directeur du musée local, avait titré merveilleusement l’exposition qu’il avait consacrée, là-
bas, en 2005, aux derniers moments de Staël, « Un automne, un hiver ». Hélas, qui peut dire, après la
visite de cette rétrospective, qu’il ne peut regretter ce qu’aurait produit un printemps de plus ?

« Nicolas de Staël ». Musée d’art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris 16e.
Jusqu’au 21 janvier 2024. Du mardi au dimanche, de 10 heures à 18 heures. Catalogue édité par Paris
Musées (312 pages, 49 euros). Mam.paris.fr

Harry Bellet

12/12

Vous aimerez peut-être aussi