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Les ados sont insupportables, mais ce sont nos enfants, Michalon, 2009.
Les pauvres préfèrent la banlieue, Michalon, 2010.
Les Nouveaux cons, Michalon, 2011.
De l’utilité des Roms… d’une peur populaire à un racisme d’État,
Michalon, 2012.
Le prochain Goncourt, Michalon, 2013.
Les Nouveaux cons saison 2, Michalon, 2013.
La Bonne éducation. Parents, réappropriez-vous l’éducation de vos
enfants !, Michalon, 2016.
Le complexe de Bip
Maman, Papa, leur smartphone… et moi !
MICHALON ÉDITEUR
Introduction
Dans la mythologie grecque, Léthé n’a pas bonne presse. Elle est
synonyme de mort puisqu’elle est l’absence et l’oubli, et elle est d’ailleurs
un fleuve qui coule dans les enfers. Mais, paradoxalement, comme dans
toute mythologie, elle est aussi la vie puisqu’elle permet l’immortalité dans
la pensée de ceux qui restent. Ce fleuve, cette eau, touche à l’air du ciel, à la
terre des berges et au feu de l’enfer. Elle est ainsi, à elle seule, les quatre
éléments qui constituent la vie.
L’apprentissage de l’absence, épisodique, de la mère, constitue, pour le
bébé, la prise de conscience de son existence, et le moment où il n’est plus
dans un lien charnel est comme une autonomie soudaine et nécessaire.
L’absence des proches et de l’entourage participe de la même manière à ce
sentiment de l’existence de la personne « bébé » en dehors de la présence
des autres. On voit et on mesure très aisément l’évolution progressive de
l’autonomie du nourrisson, qui passera de l’impossibilité d’être seul (sauf
pour dormir) à supporter quelques secondes, quelques minutes, jusqu’à
jouer dans son lit en attendant l’endormissement après l’histoire. On
mesurera aussi son évolution à comprendre l’absence de l’autre comme une
réalité intangible. La mère, le père, les frères et sœurs, le chat, les papys et
mamies sont là et soudain ne le sont plus. On ne sait pas exactement ce
qu’il se passe dans l’esprit de l’enfant au moment de l’absence et comment
s’opère l’oubli de la personne partie momentanément, et encore moins
comment fonctionne la mémoire de l’enfant pour la personne absente, mais
on sait que l’absence est une forme de mise en fonction de l’esprit et de la
conscience.
Absence paradoxale comme notre demi-déesse Léthé, la mal-aimée des
dieux et des hommes. Là encore, notre objet magique s’est insinué dans
cette réalité binaire et ancestrale : je suis là/je ne suis pas là puisque grâce à
l’image, à la voix et aux films permanents et omniprésents, l’être absent ne
l’est jamais tout à fait. Peut-être ne peut-il pas prendre l’enfant dans les bras
(pas encore, faisons confiance à la réalité virtuelle pour bébé), mais il peut
déjà parler, échanger, communiquer en permanence, apparaître partout et
n’importe où avec aisance et naturel. Tout cela n’a rien de magique, c’est
même très banal. Maman descend à peine l’escalier pour aller faire des
courses qu’elle peut déjà appeler la maison, Papa, la nourrice ou Grand-
mère pour faire un coucou, donner quelques conseils et rappeler à bébé
qu’il doit être gentil !
Qui peut dire ici quelle est la conscience du réel et de la virtualité chez un
enfant ? On voit des adolescents et quelques adultes mélanger le monde des
jeux et de leur avatar avec leur vraie vie au point de ne plus les dissocier.
Que savons-nous de la manière dont le bébé intègre la différence entre
l’image projetée sur l’écran et la vraie image vue à la fenêtre, par exemple ?
Qu’est-ce qu’une image qui parle et avec qui on peut échanger en direct
aussi souvent qu’on le veut et qu’on le peut ? Pour séparer le réel du virtuel,
notre cerveau pratique une opération d’une très grande complexité faisant
essentiellement appel à notre expérience, à notre vécu. Je rappelle qu’il n’y
a pas si longtemps, les hommes étaient en incapacité de distinguer le vécu
du rêve, et que les songes étaient pensés comme des expériences aussi
vraies que l’était le concret palpable. Durant un rêve, notre cerveau est
soumis aux mêmes sensations que si nous vivions l’expérience réelle.
L’activité cérébrale est intense, on remue les yeux sous nos paupières,
comme dans la vraie vie, nos neurotransmetteurs et nos hormones
fonctionnent normalement, la peur est de la peur et le plaisir est du plaisir,
car les hormones en jeu font leur office. Le rêve n’est pas l’imagination, il
est une production d’images, de sons et de sensations qui, au moment où
nous les vivons, semble réelle. Qu’est-ce que l’image de la personne partie
il y a cinq minutes, déjà sur un écran en train de parler au bébé, si ce n’est
une parfaite illusion de la réalité ? Nous savons que nous rêvons quand nous
nous réveillons, il y a fort à supposer que le bébé n’a pas une conscience de
la différence entre réalité et virtualité et que nous le privons d’une
construction indispensable à son existence en lui soumettant en permanence
des images sur un écran qui ne sont virtuelles que pour nous, adultes qui
maîtrisons le rêve et le réel par expérience. Maman est absente, mais elle est
quand même là, comme s’il était soudain interdit de priver le bébé du
sentiment de manque – et aussi les adultes, qui ont ainsi le sentiment de ne
jamais être partis. Rappelons que si cette présence/ absence est super avec
Mamie quand on part en vacances et qu’on se filme au bord de la mer, elle
est incontestablement facteur de confusion pour le bébé, avant que l’on soit
certain qu’il est en capacité de distinguer le réel du virtuel.
Cette absence est aussi nécessaire, car elle permet au jeune enfant de
choisir de perpétuer le souvenir par l’imaginaire et par la mémoire à
l’image de Léthé. Toutes les opérations cérébrales naturelles et dans la
bienveillance du bébé sont nécessaires à son évolution et son
positionnement de petit humain. Les pleurs, le manque, la faim, la satiété,
l’oubli, la frustration, la mémoire, la joie, les retrouvailles, l’angoisse, la
réassurance… Toutes les opérations mentales sont créatrices de
compétences. Elles s’inscrivent durablement dans ce qui fait notre
personnalité et nos capacités de futur adulte. Il est absurde et dangereux de
jouer avec ces acquis au nom du modernisme, comme si l’influence sur le
bébé en permanente construction n’était pas plus déterminante qu’elle ne
l’est pour nous, adultes libres de nos choix (même si addicts nous-mêmes
parfois aux écrans). Ne trompons pas les nourrissons avec des images
virtuelles et sachons nous imposer et leur imposer notre absence totale
quand elle est justifiée, d’autant qu’en dépit des grandes avancées sur les
sciences cognitives, à l’heure actuelle, personne ne sait comment se
construit le cerveau d’un bébé, comment lui arrivent l’émotion, l’amour, le
désir et la peur de perdre celle ou celui qu’il aime. En revanche, on sait que
ces sentiments lui sont indispensables pour grandir, évoluer et apprendre.
Plus que tout, là encore, le risque est que la permanence de l’être absent
devienne une sorte de norme, prenant ainsi la place des « Elle est où
maman, hein ? », « Elle est partie faire des courses, elle va revenir », « Papa
est allé chercher du lait pour toi, mon bébé », « Ah, Mamie est partie en
vacances, on va lui faire un dessin », « Ne pleure pas, ton frère est à l’école,
on va lui préparer un beau gâteau »… Tout cela peut aisément se remplacer
par : « Mais non, Maman est là, regarde, on va l’appeler, pour la voir »,
« Papa est dehors, regarde-le, il est au marché », ou « Mamie n’est pas loin,
on va lui parler », ou mieux encore, se remplacer par les images animées
sans paroles, puisque l’enfant sera hyper satisfait de retrouver les gens qu’il
aime sur le portable, et que finalement, Maman, Papa ou Mamie seront
comme Trotro, le petit âne du dessin animé : ils tiendront dans un rectangle
de deux pouces.
II.
Le complexe de Bip
et la représentation de soi
Les nouveaux Don Quichotte
Dans la célèbre pièce de Sartre Huis clos4, l’enfer est représenté non par
des flammes et des diablotins à la queue fourchue, mais par la présence
d’autres damnés qui nous renvoient sans cesse à notre passé.
Il se trouve que notre grande chance sur Terre est encore de pouvoir
s’aménager des temps de solitude, des temps où l’on n’est ni observés, ni
obligés de donner la réplique à l’autre, ni même contraints à être aimables.
Non, être juste soi-même, actif ou passif, utile ou non, loin de tout jugement
et parfaitement libres. Merveilleuse liberté de l’ennui, aurait dit
Schopenhauer, l’ennui créateur et outil de la réflexion sur soi-même. Si un
observateur nous regardait vivre, nous, adultes de 2022, accrochés à nos
smartphones, il verrait des femmes et des hommes qui s’emparent à
intervalles réguliers de ces petites boîtes, mais aussi des utilisateurs
compulsifs qui se jettent dessus dès qu’ils ont un petit instant d’inactivité
physique ou intellectuelle. Dans un ascenseur, sur l’escalier mécanique, aux
toilettes, dans le taxi, dans le train, dans la salle d’attente, c’est-à-dire dans
tous ces moments où l’on aurait pu s’ennuyer, ne rien faire, penser
simplement.
Ces moments de repos passifs sont devenus insupportables. La société du
rien faire a disparu au profit de la société de l’activité à tout prix, activités
de loisir en particulier. Étrangement, si tous les pédiatres et les
addictologues s’accordent à penser que les enfants de parents fumeurs sont
plus sujets que les autres à devenir fumeurs eux-mêmes, il n’existe aucun
message de prévention sur le sujet du smartphone. Le modèle parental est
pourtant extrêmement clair : toutes les quatre minutes, papa et maman
s’emparent de leur téléphone pour vérifier s’ils n’ont pas de message, pour
envoyer un tweet, regarder une vidéo ou écouter un morceau. Toutes les
quatre minutes ! Il paraît tout à fait normal et évident que l’enfant, très
jeune, cherchera à reproduire, dès qu’il le pourra et le plus tôt possible, ce
geste d’addiction si banalisé qui, je vous le rappelle, n’existait pas il y a une
vingtaine d’années.
Le temps du smartphone est un temps d’isolement de l’environnement
immédiat jusqu’à oublier que l’on est au volant d’une voiture, mais c’est
aussi le substitut absolu à toute forme d’ennui. On disait autrefois aux
enfants que la paresse était la mère de tous les vices, eh bien, nous devrions
être contents de nous puisque grâce aux smartphones, la paresse a
pratiquement été éradiquée de nos modes de vie, et nous ne la supportons
plus ! Dès que nous risquons de sombrer dans le « vice » de la paresse, nous
nous emparons de notre téléphone pour occuper nos doigts et nos esprits. Et
comme de juste, par notre exemple, nous montrons la voie à nos enfants.
Mieux, nous ne leur offrons pas d’autre choix que d’occuper leurs moments
de farniente par cet objet magique.
L’enfer, c’est les autres… Notre smartphone nous rappelle sans cesse que
nous ne sommes pas seuls et qu’il faut donner à notre « communauté » des
preuves de notre existence et de la façon dont nous l’occupons. « Je suis au
bord du lac d’Annecy, LOL », « Je suis au bord de la dépression, LOL »,
« Je suis au bord de la table, LOL ». Comme dans la pièce de Sartre, les
autres nous regardent et nous jugent, et nous devons sans cesse nous
justifier auprès d’eux. L’enfer, c’est les autres, mais ils sont aussi la preuve
de notre propre existence et même, à présent, la justification de cette
dernière. Ne pas être interpellé sur son smartphone pourrait bien être le
signe que nous avons cessé d’exister socialement. On connaît bien la
pathologie égocentrée des personnalités et des stars qui vivent une véritable
souffrance lorsqu’ils ne sont pas reconnus dans la rue ou lorsque, après une
brève période de gloire, les médias les oublient. Ils vivent une mort sociale
qui peut les pousser parfois au pire. Les addictologues n’avaient pas
anticipé que le manque d’existence sur les réseaux sociaux pouvait nous
conduire à vérifier, minute après minute, les messages que l’on recevait,
histoire de s’assurer que @gégédu87 que l’on ne croisera jamais et que l’on
ne connaît pas pense bien à nous, nous insulte, nous loue ou nous embrasse
pour la nouvelle année5.
Ce que nous transmettons à nos enfants, ce n’est évidemment pas la
dépendance à l’objet smartphone uniquement, mais bien la dépendance au
besoin d’exister sur le smartphone à travers la reconnaissance des autres.
Nous avons créé notre propre enfer et nous l’imposons à nos enfants en leur
montrant que tout cela est tout à fait normal, puisque Maman et Papa le font
naturellement. Nous avons, en quelque sorte, empêché nos enfants de
choisir leur forme d’enfer. Cette dépendance est non seulement
dommageable, car elle accapare du temps et nous empêche de ne rien faire,
mais les utilisateurs regrettent d’y être addicts, comme tout autre fumeur ou
alcoolique regrette de s’être laissé séduire par le produit quand il était jeune.
Anna Karina, dans Pierrot le Fou, marchait sur la plage en répétant :
« Qu’est-ce que j’peux faire, j’sais pas quoi faire », et cet ennui était à la
fois insupportable et plein de promesse. Qui ne supporte pas de s’ennuyer ?
L’enfant sans activité ou les parents face à l’enfant sans activité ? Beaucoup
de pédagogues ont dénoncé l’hyperactivité imposée aux enfants depuis les
années 80 : musique, sport, devoirs, sorties organisées, école, puis études,
puis à nouveau sport… Pas de temps pour rester à rêver et surtout, pas de
temps à s’ennuyer, de telle sorte que parfois, l’éducation de l’enfant se
résume aux transports entre le conservatoire et la patinoire ! Il restait
toutefois deux moments néanmoins dans lesquels les parents, même les plus
activophiles, ne parvenaient pas à pénétrer : la petite enfance, âge magique
où l’on a encore le droit de ne rien faire à part rêver sur le canapé dans
toutes les positions possibles en chantant, et la chambre de l’ado, endroit
sacralisé par notre société de l’individualisme. Eh bien, rassurez-vous, c’est
terminé ! Concernant l’ado, les écrans sous toutes leurs formes ont
remplacé les longs moments de glandouille où l’on refaisait le monde, et
concernant les très jeunes enfants, peu à peu, le smartphone de maman et
l’écran de la tablette prennent la place du chant répétitif et énervant ânonné
allongé sur le sol de la cuisine comme un ver de terre. Quel imaginaire
développeront ces jeunes enfants ? Nous n’en savons rien. Quelle place est
encore laissée à leur capacité d’invention, de création ? Vont-ils coller à
l’imaginaire tout droit sorti de La Reine des Neiges ou auront-ils le temps et
l’énergie de créer les éléphants à trois trompes et les araignées tueuses dans
le désert qu’est soudain devenue la cuisine ? Nous sommes en droit de nous
poser cette question.
Ah oui, j’oubliais un détail : un adulte regarde en moyenne 221 fois son
smartphone par jour en présence ou non de son bébé. À l’heure actuelle,
mais cela bouge vite, 50 % des parents avouent être distraits par le
smartphone dans leurs relations avec leurs enfants.
4 Gallimard, 1947.
5 Le syndrome FOMO (acronyme de fear of missing out, “peur de rater quelque chose”) traduit cette
forme d’anxiété sociale caractérisée par la peur de manquer tout événement ou nouvelle importante.
III.
Le complexe de Bip
et la perception des savoirs
Le Golem et la science
Dans la mythologie juive, le Golem est cet être d’argile qui attend qu’on
lui insuffle la vie et que Dieu modèle intégralement à son service pour lui
rendre gloire. Le Golem n’a pas de libre arbitre, il est le résultat de ce qu’on
lui a appris, niant ainsi tout art de l’inné dans la constitution de l’être.
La recherche sur la plasticité cérébrale montre que toutes nos croyances
des années 70 sur la connaissance étaient erronées. L’enfant naît avec un
capital de 100 milliards de neurones, mais seuls 10 % sont connectés, sans
doute au cours de sa vie intra-utérine. Tout ne se joue pas avant 6 ans, en
revanche, plus il y aura d’expériences différentes, sensorielles, affectives,
culturelles, plaisantes et déplaisantes, cognitives, plus l’enfant connectera
de neurones qui le prépareront à sa vie future, car c’est surtout là que se
situe l’avancée en matière de découverte de la plasticité du cerveau et son
incroyable faculté à adapter sa structure à l’environnement donné. Ce que
l’on ne sait pas, c’est la part de l’affectif dans cette capacité à relier des
neurones entre eux. Comme le Golem n’est que ce que Dieu désire qu’il
soit, nous sommes ce que l’environnement a mis en nous, avec bien entendu
cette part supplémentaire d’amour et d’affectif qui est aussi indispensable à
notre épanouissement que l’eau.
Un jour, dans un hôtel, j’ai vu dans la salle du petit déjeuner un gamin de
2 ans aller de table en table pour causer avec les convives. Les uns lui
souriaient, d’autres l’ignoraient, et les parents, très mal à l’aise, répétaient
en boucle :
« Jules, n’embête pas la dame. » Ce comportement est tout ce qu’il y a de
plus naturel, nous renvoyant chacun à notre part d’adulte vis-à-vis d’un
enfant. Ce type d’attitude n’aurait d’ailleurs gêné personne trente ou
quarante ans auparavant, mais aujourd’hui, il peut être perçu comme
dérangeant pour l’intimité de chacun, et souvent comme un laxisme
parental.
Le lendemain, j’ai cherché le gamin des yeux. Il était assis avec ses
parents, l’écran du smartphone appuyé sur le bol, et regardait un dessin
animé. Il était sage, très sage, et tout le monde était content.
Comparons les deux situations, le premier matin, l’enfant court de table
en table, il marche un peu maladroitement en faisant l’expérience du
déplacement dans un environnement nouveau, il lui est laissé une forme de
libre arbitre. Ce sont ses parents qui vont devoir lui signifier qu’il a mangé
assez de croissants, c’est-à-dire qu’ils vont jouer leur rôle de parents
protecteurs et contradicteurs. L’enfant va vivre auprès des convives des
expériences très différentes, les uns lui sourient et communiquent, le
contraignant à parler, d’autres l’ignorent, voire se montrent excédés. Ce
rapport social est évidemment déterminant pour connaître l’environnement
aimable ou hostile et définir ses comportements en fonction de cet
environnement. Les parents, une fois encore, sont obligés de jouer les
interfaces entre les petits-déjeuneurs et notre petit bonhomme. Après le
breakfast, peut-être y aura-t-il un débrief du genre : « Tu ne dois pas
embêter les gens que tu ne connais pas, tu vois, la dame blonde était très
énervée. » Cela signifie qu’en quelques minutes, l’enfant aura fait jouer son
intelligence, son sens de l’équilibre, son apprentissage des hommes et de
l’environnement.
Le lendemain, l’attention de l’enfant est entièrement accaparée par le
dessin animé Trotro sur l’écran. Il n’y a plus aucune interaction avec la
salle, plus de réflexions des parents sur la bonne et mauvaise attitude
sociale. D’ailleurs, le gamin n’a même pas terminé son croissant, plus
intéressé par son héros. Il acquiert en revanche une capacité de
concentration sur un sujet qui le passionne (mais le problème de la
concentration est plutôt complexe à propos de sujets qui ne passionnent pas)
et un sens du récit dans la mesure où le dessin animé raconte une histoire.
Au-delà de la question des acquisitions socio-cognitives absentes, on voit
que l’écran devient soudain dans la vie de ce petit un substitut à un
ensemble de manques, orchestré par les parents, donc jugé comme
totalement logique et normal par l’enfant : substitut de mouvements ;
substitut de sociabilité ; substitut d’expériences substitut de liberté ;
substitut (parfois) de nourriture ; substitut de paroles, d’échanges, de bruits ;
substitut du rôle parental ; substitut de formes naturelles d’apprentissage.
Concentrons-nous sur cette dernière question, l’écran comme substitut
des formes naturelles d’apprentissage. Dans notre exemple, et si l’on
revient à notre Golem qui n’est que le fruit de ses expériences et de son
apprentissage, on voit que l’enfant construit un matériel intellectuel à partir
d’un nouvel environnement. Les connexions qu’il opère sont en lien avec
cette nouvelle façon de vivre sa vie d’enfant. Probablement se prépare-t-il à
ce que sera la vie d’un adulte du XXIe siècle, et en cela, on peut penser que le
mode éducatif parental est positif puisqu’il fait ce qu’il a toujours fait.
Probablement aussi, et espérons-le, que cet épisode du téléphone sur le bol
n’est qu’un épiphénomène de l’ensemble de sa vie et qu’une demi-heure
plus tard, il gambadera sur un chemin de forêt loin de Trotro.
En fait, ce qui nous intéresse est plutôt la façon dont s’installe la nouvelle
réponse parentale. Face à un problème de sociabilité posé par l’enfant (la
gêne occasionnée aux convives), les parents répondent désormais avec une
activité d’isolement social. L’enfant qui, entre 2 et 3 ans, construit son
organisation neuronale, acquiert cette réponse comme une réponse possible
et même extrêmement positive puisqu’elle fonctionne. Il ne se fait plus
disputer ! Dans notre cerveau d’adulte largement connecté, ce n’est qu’une
activité qui absorbe l’enfant pour laisser tranquille le monde. Dans le
cerveau de l’enfant, c’est une forme de structuration mentale rationnelle et
de réponse positive.
Outre que cela conditionne aussi les citoyens du XXIe siècle qui
considèrent qu’un enfant qui les dérange pendant le petit-déjeuner est un
enfant mal élevé, cela inscrit durablement l’écran comme la récompense
d’une activité jugée négative par le corps social. J’avais largement décrit un
processus similaire dans deux précédents ouvrages6, mais concernant les
adolescents. En banlieue, l’extérieur de la cité ou de la maison étant jugé
négatif, dangereux, pathogène par les parents et l’environnement en
général, le « bon adolescent » se réfugiait dans ses écrans tandis qu’à Paris,
l’extérieur étant perçu comme convivial, sympathique et même
sociabilisant, le « bon adolescent » sortait et l’ado à problèmes restait
enfermé. Ce phénomène s’est ainsi considérablement rajeuni depuis la
sortie de ces ouvrages, et l’on pourrait avancer une hypothèse sensiblement
parallèle. Dans les milieux où il est mal perçu de déranger ses voisins, le
bon enfant pourrait être celui qui est concentré sur son écran tandis que
dans les milieux plus bourgeois – où finalement il existe un consensus plus
« libertaire » de l’éducation – le bon enfant serait celui qui apprend en
permanence du contact avec des inconnus.
Ainsi, très tôt, et pour la première fois de l’histoire de l’humanité, le
doudou, ou comme le dénommait Winnicott, l’objet transitionnel, n’est pas
inanimé et n’appartient pas à l’enfant, mais il est une forme de prêt des
parents à l’enfant.
J’insiste sur les écrans individuels confiés à des enfants entre 2 et 4 ans
car c’est un exemple que l’on peut voir à peu près partout dans le monde.
L’écran peut être assimilé à une forme d’objet transitionnel, c’est-à-dire en
substitution de la présence maternelle. Même si la définition stricto sensu
de Winnicott est très remise en cause, le fond reste valable. Le pouce ne
remplace pas le sein maternel absent, puisque le fœtus tête son pouce in
vitro, mais le joujou permet bien l’absence de la mère, et il est toujours vrai
que dans les cultures où la mère est présente en permanence auprès du jeune
enfant, le joujou est absent. Cet objet transitionnel est précisément un objet
modelable, doux et qui devient ce que l’enfant décide qu’il soit. Lorsque
l’on observe un jeune enfant avec son doudou, il le suce bien sûr, le met
autour de ses mains, ses bras, ses cuisses, sa tête, il joue avec de multiples
façons et, si l’on peut dire, le doudou évolue à la vitesse de l’enfant. Le
smartphone comme objet de remplacement de la présence parentale est un
objet proposant, qui ne laisse aucune part à l’interprétation de l’enfant ni à
son imagination. Il est rectangulaire, lumineux et propose des images
colorées qui se suivent et suffisent à créer du plaisir et à satisfaire l’enfant et
l’entourage. Il est d’ailleurs intéressant de noter la primauté de l’image sur
le son : si l’on propose à un enfant de 3 ans un dessin animé dans une
langue étrangère, il ne sera absolument pas gêné, comme si l’intérêt visuel
était tel qu’il empêchait les autres sens de fonctionner.
La question n’est pas tant l’analyse des nouvelles informations que l’on
apporte à l’enfant que de ce dont on le prive en inventant ce nouveau
doudou intelligent. On voit bien que nous entrons dans le domaine de
l’intime, de la construction intellectuelle et affective du très jeune enfant
avec ce produit qui ne laisse plus aucune place à l’invention spontanée,
c’est-à-dire la réinvention de l’absence. Le jeune enfant est directement
parachuté dans le monde de l’image créée malgré lui.
N’imaginons pas une seule seconde que l’apprentissage ne soit que le
fruit de bits entrant dans l’esprit de nos enfants. On a assez bien observé les
modes d’apprentissage du jeune enfant, mais il n’est pas très compliqué
pour chacun d’entre nous de faire ses propres observations. Il se trouve
précisément que l’homme étant un animal social, son développement ne se
fait harmonieusement et efficacement qu’au sein d’un groupe humain : les
parents, les proches, les autres enfants, les amis. Le vecteur du passage du
savoir est incontestablement l’affect. Nous savons que lorsque le jeune
enfant est rassuré, se sait aimé, entouré, estimé, il autorise son cerveau à
acquérir le maximum d’informations possibles. Les enfants vivant des
traumatismes psychologiques ou physiques au sein de milieux hostiles ou
peu rassurants présentent des retards intellectuels et d’acquisitions, que l’on
peut mesurer, et sur lesquels les médecins ou les pédagogues s’appuient
pour savoir si un enfant est bien ou mal traité au sein de sa famille naturelle
ou d’accueil. Ce point est essentiel, même si la notion de bientraitance et
maltraitance est un concept d’adultes qu’on ne peut sans doute pas résumer
à « amour reçu ». En effet, on sait qu’il existe des formes d’amour fort
étouffantes, très exigeantes, excessives. La bientraitance pourrait être un
amour qui place l’enfant dans des conditions optimales d’apprentissage.
Cette bientraitance a reposé depuis les débuts de l’humanité sur les rapports
privilégiés et univoques que le bébé, puis le jeune enfant, entretient avec sa
maman puis son entourage, dont son père ou celle ou celui qui fait office de
père. Nous reviendrons sur cette relation intime parents/bébé et le complexe
de Bip qui donne son nom à cet essai.
Analysons maintenant les modes d’apprentissage du jeune enfant.
L’imitation est sans aucun doute le premier mode d’apprentissage du
nourrisson. Très tôt, le bébé peut imiter les mimiques, les gestes, les
grimaces de son entourage. Ce pouvoir d’imitation – qui fait l’identité
humaine – est bien sûr en lien avec la multiplicité des expériences de
contacts avec des partenaires aimants et attentifs. Il ne s’agit pas de se dire
que l’existence accrue des écrans élimine systématiquement les occasions
pour le bébé d’imiter les proches, mais simplement de dire que ce contact
qui était optimal (puisqu’il intervenait quasiment en permanence en dehors
des périodes d’endormissement) est remplacé un peu ou beaucoup par
l’objet transitionnel qu’est l’écran, posant ainsi la question de la possibilité
d’imitation laissée à l’enfant et au bébé. Pas de fantasmes inutiles, le bébé
ou le très jeune enfant n’imite pas ce qu’il voit sur l’écran, quand bien
même les images proposées sont soi-disant adaptées à son âge. Il se trouve
que chaque moment de la vie du jeune enfant en état de veille avec un ou
plusieurs adultes, je dis bien chaque instant, est une occasion
d’apprentissage par imitation. Cela ne se perçoit pas toujours, mais les
opérations nécessaires à cet apprentissage se font au sein de son système
neuronal. Les gestes, les mimiques, les paroles, les sons de la langue
maternelle, les modes de communication verbaux et infraverbaux, le sourire
attendri, l’amour d’un regard, la chaleur d’une main caressante… Ces
moments ont toujours existé depuis le premier homme et même, si l’on
observe la vie animale, depuis le premier mammifère. Cet apprentissage a
assurément une vertu cognitive, mais il a aussi une vertu socialisatrice
incontestable. On entre dans le monde des « hommes » à travers ces
échanges. Qu’en est-il lorsque ce lien naturel est remplacé un peu,
beaucoup, ou trop par l’objet scintillant et inerte que constitue l’écran ? Nul
ne sait exactement ce que perçoit réellement le jeune enfant. Les
observations montrent qu’avant un an, le bébé est fasciné par la lumière
mouvante, comme un kaléidoscope lumineux qui n’aurait pas réellement de
sens. Entre 1 et 2 ans, il est plutôt intéressé par la succession d’images
brillantes et le mouvement quand il est perceptible. Au-delà de 2 ans, le
jeune enfant montre de l’intérêt pour le héros qu’il reconnaît, mais assez
peu pour l’histoire, excepté lorsque cette histoire lui a déjà été racontée.
Sur le plan des apprentissages évoquée auparavant, l’écran ne véhicule
aucune forme d’affects favorisant le passage de savoirs. L’ensemble de la
communication verbale et intraverbale est absente des dessins ou films
proposés et, dans la mesure où précisément, le cerveau de l’enfant se
constitue en fonction des stimuli environnementaux, il n’est pas ridicule de
faire l’hypothèse que les écrans en forte consommation chez les bébés et
jeunes enfants ressemblent à une carence affective remplacée par un doudou
dont l’enfant n’apprend rien. Il est hautement probable que cette carence
entraîne des retards intellectuels et affectifs plus ou moins importants en
fonction des temps d’exposition. Si l’on ajoute à cela les premières
remarques sur cet objet à la fois vecteur de calme et de sérénité pour les
parents et l’entourage, on peut mesurer les risques que nous prenons vis-à-
vis des enfants à naître.
Sur ce sujet, le principe de précaution minimale consisterait au moins à
ce que les parents bénéficient d’un enseignement collectif, ou du moins
d’informations partagées à la télévision ou ailleurs.
6 Les ados sont insupportables (Michalon, 2009) et La Bonne éducation (Michalon, 2016).
Peau de chagrin et autres
baguettes magiques
Dans l’un de ses contes9, Andersen parle d’un empereur très puissant qui
aimait par-dessus tout les beaux habits. Un jour, deux tailleurs
particulièrement malins et menteurs lui promettent un costume coupé dans
une toile plus fine que le lin, plus légère que la soie. L’empereur est ainsi
habillé et se présente devant son peuple… qui est admiratif. Alors, un petit
garçon dans l’assistance dit tout bonnement ce que chacun voit mais n’ose
dire : « Mais le roi est nu ! » Tous le reconnaissent alors, mais cela
n’empêche pas notre empereur de poursuivre son défilé…
Nous sommes actuellement dans la situation de cette foule qui regarde,
admirative, notre nouvel empereur dans le monde de Bip, ce souverain qui
peut tout imposer en toute impunité. Nous savons que nous sommes
dépossédés de notre savoir et de nos compétences par une machine qui se
substitue à nous. Les enfants nous crient : « Le roi est nu ! », mais nous
continuons de regarder la machine qui avance sans nous soucier de
l’évidence. Les enfants nous crient : « Le roi est nu ! », car eux n’ont pas
demandé à naître dans un monde où nous sommes dépossédés de nos
compétences.
Lorsque le GPS nous a permis d’aller d’un point à un autre, nous avons
été très heureux. Puis il s’est imposé dans la voiture, dans notre poche, à tel
point que nous n’avons plus utilisé de cartes routières et nous avons fait
confiance à la machine. Beaucoup d’adultes savent encore lire une carte
routière, mais elle est devenue inutile et encombrante. On s’est rapidement
rendu compte avec le GPS nous imposait un chemin qui était peut-être le
plus rapide, mais nous faisait rater pas mal de sites passionnants. Qu’à cela
ne tienne, le GPS a proposé des parcours sans autoroute, puis des parcours
touristiques, parcours géniaux puisque, en plus, on nous conseille le
restaurant et l’hôtel adéquats ! Beaucoup d’entre nous savent encore lire un
guide, téléphoner pour réserver dans un hôtel, certains savent encore se
laisser guider par le hasard et aller déjeuner dans un restaurant qui paraît
charmant, mais il est tellement plus rapide et rationnel de faire confiance à
son GPS !
Nous pourrions faire la même remarque avec le correcteur d’orthographe.
Beaucoup d’entre nous savent encore écrire sans fautes, mais la machine
nous apporte un deuxième œil pas inintéressant au regard de ces fautes
récurrentes qui nous guettent tous et toutes. Pour ma part, j’ai un mal de
chien à intégrer l’orthographe du mot « intéressant », auquel je veux
absolument mettre deux « r ». Le correcteur automatique est bien pratique
et, de plus, il m’évite de me contraindre à apprendre par cœur le mot rétif.
Voilà ! Il m’évite de réfléchir et d’intégrer une règle, autrement dit, de
connecter quelques centaines de neurones, et c’est bien reposant.
Le problème étant que pour l’enfant venu au monde dans la génération
« Bip », le choix ne se pose pas en ces termes. Il n’a tout bonnement pas à
apprendre à se repérer à partir du nom des rues dans une ville ou à se casser
la nénette à apprendre une orthographe pénible et parfois absconse, mais
tout bonnement à se reposer sur ce que lui offre la machine. Je ne défends
pas la complexité de la langue française ou la galère à traverser Marseille
quand on n’y est jamais venu, je constate simplement que nous avons choisi
de confier des tâches à une machine et que, ce faisant, nous avons perdu les
modes d’emploi et empêché nos enfants d’apprendre à faire sans. L’enfant
n’a rien demandé et crie que le roi est nu dans un silence de cathédrale !
Nous ne pouvons plus rien pour lui. Ce qui est un progrès pour nous est
un acquis pour lui. On me rétorquera qu’il en a toujours été ainsi depuis la
nuit des temps, et qu’avant la roue, on ne connaissait pas la roue… Il y a
toutefois un détail important qui diffère avec le smartphone : c’est sa
capacité d’addiction, un peu comme si le produit avait le même effet sur le
circuit de la récompense qu’une drogue Avouez qu’il s’agit là d’un produit
miraculeux qu’il serait absurde de refuser ou de discuter. Et si certains
d’entre nous, un peu rebelles, résistent parfois à l’attrait du monde de
« Bip » en ayant trouvé quelque autre drogue et quelque autre moyen de
communication de type signaux de fumée, il faudrait être sacrément
caractériel pour rejeter un outil éminemment pratique, reposant pour
l’esprit, dont les effets secondaires ne sont même pas une bonne gueule de
bois le lendemain matin. L’effet hypnotisant place le smartphone au-dessus
du lot des découvertes humaines et ne laisse pas trop le choix à l’enfant, qui
subit sa double influence depuis son plus jeune âge, de telle sorte que nous
l’empêcherons bien vite et à notre corps défendant de s’écrier : « Le roi est
nu ! » puisqu’il ne l’aura jamais vu habillé.
Thot, que l’on représente souvent avec une tête d’ibis, est né de Râ lui-
même et incarne le savoir absolu, les sciences, les mathématiques,
l’astronomie, la médecine. Aucun sujet ne lui échappe. Partout, il brille et
renseigne les gens. Il n’a qu’un seul défaut : il cause… mais il cause, c’en
est insupportable. Ce n’est pas faute de lui dire, mais voilà, si vous voulez
apprendre, il faut patienter et l’écouter.
Il se trouve que l’apprentissage du savoir est un processus lent et souvent
pénible. Il suppose de lire, d’écouter les maîtres, de faire des efforts
énormes, mais aussi d’apprendre à apprendre. Ce processus est l’un des très
nombreux apprentissages que l’adulte enseigne à l’enfant, et ce depuis le
premier jour de notre socialisation. Apprendre à pêcher, apprendre à
chasser, apprendre à dessiner, apprendre à construire une maison, apprendre
à s’occuper des plus petits, apprendre à cuisiner, sont à l’origine de toute
hominisation puisque contrairement au règne animal, les savoirs humains se
transmettent et s’enrichissent à chaque génération ou disparaissent s’ils
n’ont plus de raison d’être. Bien sûr, au cours du temps, les apprentissages
évoluent, et plus particulièrement ces dernières années, ils ont eu tendance à
s’intellectualiser, le capital réflexion se substituant peu à peu au capital
savoir-faire.
Comme Thot nous le dit, apprendre n’est pas toujours une partie de
rigolade, et en dépit des trésors de pédagogie déployés par tous les
spécialistes du monde, sans un travail acharné, on n’apprend pas à jouer du
piano en regardant le plafond de sa chambre, même si l’on peut imaginer
que l’on en joue, ce qui est déjà pas mal. Mais voilà, une révolution est
intervenue récemment qui a renvoyé le dieu Thot et ses discours alambiqués
aux cuisines de l’Histoire et nous a ouvert un champ des savoirs nouveaux
et inédits qui, pour la première fois, n’est plus régi ni par les hommes ni par
les dieux, mais par les nombres, devenus maîtres du monde. L’intelligence
artificielle calcule presque tout, et bientôt, elle calculera absolument tout en
complexifiant à l’infini les algorithmes. Le monde de l’intelligence est
progressivement confié à des logiques arithmétiques qui deviennent la
réalité et la référence. L’algorithme qui envisage de multiples possibilités à
chaque problème choisit « sa meilleure » en fonction des critères de
réussite, éliminant du champ des possibles ce que lui commande la loi de la
probabilité.
Dans l’histoire du monde, les décisions humaines n’ont jamais reposé
intégralement sur la probabilité, et la quasi-intégralité des inventions et des
créations allait à l’encontre de ce que la sagesse commandait. Des batailles
ont été gagnées et des guérisons ont eu lieu contre toute attente des
militaires et des médecins, parce que le monde ne repose pas que sur la
rationalité : il repose aussi sur notre capacité à la folie et à l’improvisation
inconsidérée, simplement parce que notre savoir humain est fait
d’acquisitions et d’expériences, celles qui nous font toucher du doigt nos
limites et nos dépassements possibles et peuvent nous faire croire
invincibles ou immortels.
Cela est notre problème d’adulte – après tout, nous avons eu le choix et
nous l’avons encore, je ne suis pas obligé de me fier à mon GPS, à mon
simulateur de crédit, à ce que me dit l’étude de probabilités sur les chances
de retrouver un travail si je quitte le mien. En revanche, on peut réfléchir à
ce que nos modes d’éducation et le modèle parental imposent à nos enfants
et ce que nous sommes en train d’en faire au niveau de leur libre choix. Voir
ce petit objet du quotidien décider de toute une tranche de la vie est une
bien étrange image donnée à l’enfant d’une machine plus puissante et plus
décisionnaire que l’autorité parentale elle-même. Quelle est cette société où
l’on se réfère en permanence à des algorithmes pour prendre ses décisions
et, surtout, quelle est cette société où l’enfant voit ses parents appeler le
smartphone à l’aide plusieurs fois par jour ? Veut-on expliquer à son enfant
ce qu’est un oiseau, un arc-en-ciel, un nuage après la pluie en faisant appel
à l’écran magnifié plutôt que de décrire ou dessiner et, mieux encore,
promettre que l’on fera l’expérience ensemble de la beauté de l’arc-en-ciel
ou du nuage après la pluie lorsque l’on en verra un, ou mieux, que l’on
guettera ensemble, comme des chasseurs à l’affût, le plus beau des arcs-en-
ciel, la prochaine fois qu’il pleuvra ? Quel est ce monde où l’on sait les
choses avant de les voir, avant d’en faire l’expérience, ce monde où l’on
n’autorise plus le jeune enfant à faire son apprentissage ? Quel est ce monde
où le calcul remplace le moment convivial et hautement éducatif de la
découverte ?
Le jeune enfant est perméable à tout ce que montrent les parents.
L’amour, la violence, la douceur ou l’énervement, tout s’inscrit comme une
norme fondamentale. Les comportements parentaux sont les comportements
logiques et généraux. Sans s’en rendre compte, notre façon de vivre marque
à vie les modes de vie des enfants, et d’autant plus que l’expérience est
vécue jeune. En faisant confiance en permanence à cette boîte à savoirs,
nous indiquons simplement notre impuissance d’hommes à décider pour
nous-mêmes le chemin à prendre, le bon jour de l’école, le meilleur prix, la
manière de cuisiner, de laver, de se couper les cheveux, l’heure du lever, du
coucher, etc. Tout ceci est pour nous devenu naturellement dédié au
smartphone, mais par choix progressif, et non par modèle parental. Mais
plus profondément, cette société qui tend vers la prise de pouvoir des
probabilités chiffrées, du sommet de l’État jusqu’au cœur des familles,
impose, à travers nous, ce mode de penser et de vivre à nos enfants, et laisse
venir, sans violence visible, un monde toujours prêt à se livrer corps et âme
à la machine plutôt qu’à son esprit de déduction.
Dans le débat qui traverse toutes les sociétés modernes sur le
transhumanisme, la question de l’éducation n’est jamais posée. Elle est
pourtant essentielle ! Quels que soient les choix de nos dirigeants et de nos
philosophes sur cette question que personne ne maîtrise, les enfants prêts à
épouser la cause transhumaniste parce que déshumanisés dès leur naissance
n’auront pas le choix de refuser la domination de la machine sur l’homme.
Nous sommes là, sans doute, au cœur d’une des problématiques essentielles
du complexe de Bip. Notre utilisation abusive et permanente du smartphone
avec nos jeunes enfants entraînera, de fait, une déshumanisation au sens
plein du terme, c’est-à-dire la perte d’une part de ce qui fait l’humain.
L’humain qui, en dépit de ses fragilités, vis-à-vis d’autres mammifères et
face à l’hostilité de la nature, a su s’organiser en ne faisant confiance qu’à
lui-même pour survivre et dominer le monde. En termes de probabilité, ses
chances étaient infimes et il n’aurait même pas tenté le coup s’il avait eu à
écouter les sociologues quantitatifs de l’époque. Thot est un dieu fatigant, il
exige beaucoup d’efforts et d’expériences personnelles pour apprendre de la
vie, de la nature, de ses parents, de ses livres, de ses maîtres… Il demande
d’être ouvert en permanence à l’apprentissage que l’autre peut nous
apporter. Il demande humilité et intelligence, mais il est respecté, car il est
indispensable à notre condition d’homme. Oui, mais voilà que l’on a les
moyens de ne plus apprendre grand-chose, et en 240 signes, comme la
longueur des tweets de Donald Trump. On a les moyens de tout savoir tout
de suite, et de tout oublier aussi. On a les moyens de faire de la musique
sans savoir faire de musique, de peindre sans savoir peindre, d’écrire avec
des aides multiples à l’écriture, d’appréhender le monde sans voyager et
nous n’hésitons pas à faire croire à nos enfants que cela s’appelle la culture
et le savoir.
Thot a perdu la bataille, et comme tous les vieux barbons un peu chiants,
il se tait et nous regarde tristement.
L’arbre du savoir
INTRODUCTION