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CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Les ados sont insupportables, mais ce sont nos enfants, Michalon, 2009.
Les pauvres préfèrent la banlieue, Michalon, 2010.
Les Nouveaux cons, Michalon, 2011.
De l’utilité des Roms… d’une peur populaire à un racisme d’État,
Michalon, 2012.
Le prochain Goncourt, Michalon, 2013.
Les Nouveaux cons saison 2, Michalon, 2013.
La Bonne éducation. Parents, réappropriez-vous l’éducation de vos
enfants !, Michalon, 2016.

© 2022, Michalon Éditeur


9, rue de l’École-Polytechnique – 75005 Paris
www.michalon.fr
ISBN : 978-2-84186-998-5
Étienne Liebig

Le complexe de Bip
Maman, Papa, leur smartphone… et moi !

MICHALON ÉDITEUR
Introduction

L’idée de ce livre m’est venue il y a cinq ans. Je rendais visite à ma fille


qui venait d’accoucher. En passant dans les couloirs de l’hôpital, j’ai vu, à
deux jours de distance, deux mamans qui allaitaient leur bébé en
téléphonant. Le téléphone était coincé contre l’oreille, la tête penchée, le
regard et l’attention bien ailleurs que sur le nourrisson. J’ai pensé que
c’était une nouvelle norme sociale en rapport direct avec l’évolution des
modes de communication.
Le souvenir de cet événement, banal pourtant, ne m’a pas quitté et je suis
devenu très attentif à la présence de cet intrus dans les rapports intimes
mère/ bébé, père/bébé.
Aujourd’hui, lorsque je me trouve dans un parc avec ma petite-fille, je
vois autour de moi ces mamans et ces nounous par dizaines avec leurs
bébés. Je suis éducateur, passionné du lien mystérieux qui existe entre les
parents et les enfants, mais surtout entre les parents et les bébés. Je sais ce
lien éternel. Les mamans ne sont guère différentes dans leurs gestes, dans
leurs peurs, dans leurs cris ou dans leurs câlins d’un pays à l’autre, d’une
époque à l’autre. Depuis la nuit des temps, les liens entre la mère et l’enfant
sont spécifiques. Cette relation est ce que l’on appelle singulière, car elle est
unique et duelle. Je n’ignore pas la part du père, bien sûr, mais l’on ne sait
pas, par exemple, si dans les sociétés originelles, les couples existaient, on
ignore si les sociétés étaient patrilinéaires ou matrilinéaires. On ne connaît
pas les rôles paternels ni même si les pères étaient reconnus en tant que tels,
comme géniteur responsable de l’enfant et de l’éducation de l’enfant. Le
bébé était probablement le bébé de sa maman, à coup sûr, même si l’on peut
supposer qu’il y ait eu des responsabilités communautaires.
J’observe ces mamans, elles ressemblent à toutes les mères du monde
avec leurs bébés. Surveillance, apprentissage, échanges verbaux, échanges
de regards, caresses, jeux, liens physiques, câlins. Pourtant, quelque chose
est différent depuis quelques années. Pour la première fois de l’histoire de
l’humanité, dans cette relation « singulière » s’est introduit un perturbateur,
un troisième interlocuteur, pas plus grand qu’un paquet de cigarettes : le
téléphone portable, ou plutôt, le smartphone.
7 milliards de puces sont en circulation dans le monde. Depuis l’aube de
l’humanité, rien n’avait été autant partagé que le téléphone portable. Même
le blé, les céréales, la viande ou le poisson ne sont pas mangés par 90 % de
la population de la Terre. La voiture est loin d’atteindre – et heureusement
pour notre humanité – une telle pénétration mondiale. En revanche, on
utilise un smartphone partout dans le monde, et parfois même deux.
Merveilleux objets d’égalité entre les hommes, le portable a changé
radicalement les liens qui nous unissent et les modes de relations
interpersonnelles. Nos enfants naissent dans ce monde étrange où les
relations humaines se tissent par écrans interposés. Nul ne sait quelle
génération nous fabriquons en ce moment.
Je n’ai pas peur de dire que le téléphone portable et le smartphone sont
une révolution intégrale des modes de vie des hommes sur cette terre – une
révolution probablement aussi radicale et importante que l’invention du feu
ou de l’art pariétal. Il ne s’agit pas seulement de la remise en cause des
modes de communication (ça, c’est pour les vieux qui ont connu autre
chose, le monde avant « bip »), non, il s’agit d’un bouleversement profond
de la structuration de notre inconscient individuel et de notre inconscient
collectif, et probablement des changements profonds de la structure même
de notre cerveau dont nous connaissons maintenant toute la plasticité, c’est-
à-dire sa capacité à l’adaptation permanente. Voilà pourquoi j’introduis cet
essai par le constat de la révolution de la relation mère/père/enfant et cette
nouvelle donne : la triangulation qui vient s’immiscer dans l’intimité
familial sans que l’on mesure les effets sur l’enfant et l’adulte en devenir.
Au-delà de mes observations, j’ai interrogé des parents de jeunes enfants,
recueilli des témoignages, cherché dans le corpus de la psychologie, de la
psychanalyse et de l’éducation à quoi ressemblait cette triangulation
nouvelle de la relation parents/nourrissons. J’ai progressé lentement, en
essayant de comprendre non pas pourquoi nous, adultes, utilisions les
smartphones et les tablettes, mais ce que nous imposions à nos enfants par
cette utilisation.
Bienvenue dans le complexe de Bip !
I.
Le complexe de Bip
et la perception du monde
Le mythe de la caverne revisité

Personne n’a oublié ses cours de philo ? Si ? C’était bien la peine


d’essayer de rendre simple la pensée de Platon en imageant à l’extrême.
Bon, je vais être sympa, je vous offre une révision. Des hommes sont
enchaînés dans une caverne. Il y a un feu dans un coin. D’autres hommes,
libres ceux-ci, font défiler des figurines découpées devant le feu de sorte
que les prisonniers n’ont que la projection des images sous forme d’ombres
pour se faire une idée de la vie et du monde extérieur. Ils voient l’ombre de
silhouettes de chevaux et pensent qu’il s’agit là de vrais chevaux.
Un jour, l’un d’eux s’évade hors de la grotte vers le monde extérieur. Il y
découvre la vraie image du ciel, du soleil et de toutes choses. Il revient
délivrer ses compagnons en leur racontant ce qu’il a vu, mais eux préfèrent
rester dans leur propre représentation factice du monde et tuent l’évadé.
Bien sûr, Platon cache des dizaines de symboles sur le rôle du philosophe
dans la cité, sur le danger que représente la connaissance, mais nous
pouvons aussi voir dans cette allégorie un symbole bien actuel de notre
aveuglement.
On pourrait résumer ainsi l’histoire de l’apprentissage de la
connaissance :
– Pendant 3 millions d’années : j’apprends à partir de l’expérience (70 %)
et de la transmission orale de mes aînés (30 %).
– Pendant 1000 ans : j’apprends à partir de l’expérience (50 %), de la
transmission orale de mes aînés (25 %) et du livre (25 %) de l’école
(précepteur).
– Pendant 60 ans : j’apprends à partir de l’expérience (30 %), de la
transmission orale de mes aînés (20 %), du livre (25 %), de la télévision
(25 %) de l’école (précepteur).
– Depuis 20 ans : j’apprends à partir de l’expérience (20 %), de la
transmission de mes aînés (20 %), du livre (15 %), de la télévision (15 %),
du smartphone (30 %), de l’école (précepteur).
L’apprentissage et la communication par le smartphone rognent peu à peu
tous les autres modes d’approche de la connaissance. Bien entendu, nous
entendons « connaissance » au sens très large, tout ce qui vient « enrichir »
le savoir, autant un film sur la tour Eiffel qu’un film sur les chutes de moto,
qu’un tuto quelconque sur tout et n’importe quoi.
Nos prisonniers de la caverne ne peuvent savoir ce qu’est la réalité
puisqu’ils n’en ont qu’une image factice. Doublement factice d’ailleurs, les
figurines sont découpées et ils n’en voient que la projection sur les murs de
la grotte. L’apprentissage se fera donc à partir de la volonté des
manipulateurs qui décident de ce qu’il est nécessaire de montrer et de la
qualité de la projection, les défauts du mur de la caverne qui déforment
l’image ou de la vaillance du feu qui fera bouger l’image projetée sous la
danse de ses flammes. Si les créateurs du message montrent aux prisonniers
un cheval à cinq pattes, personne ne pourra imaginer que dans la vraie vie,
il n’en a que quatre. Bien sûr ! Voilà un peu ce qui se produit aujourd’hui
pour nous tous, mais singulièrement pour la génération Z qui n’a pas connu
le monde sans smartphone et dont la quête de la vérité passe
systématiquement (ou presque) par la consultation du smartphone, comme
elle se faisait pour nos prisonniers par la projection des images sur le mur
de la caverne.
L’image, une mélioration de la réalité
Je me souviens de ce public de jeunes gens que j’avais amenés à un
concert, déçus du son de la contrebasse de Ron Carter, un géant du jazz. Ils
étaient tellement habitués à entendre la basse artificielle fabriquée par les
synthétiseurs que le vrai son de l’instrument, en direct, semblait plat et sans
relief ! Faisons un parallèle avec ce monde idéalisé et retravaillé qui
ressemble aux plaquettes de pub pour un voyage aux Caraïbes sans que le
mot « publicité » n’apparaisse pour autant, et sans que, a priori, on ne
cherche à nous vendre quoi que ce soit.
Que renvoient de la réalité ces médias incontrôlés du quotidien ? Ces
millions de scènes montrent des lieux inaccessibles à la très, très grande
majorité des humains. Ces hôtels multi-étoilés au bord de piscines qui
donnent sur des paysages somptueux, ces anonymes qui accomplissent des
prouesses sportives inouïes, ces femmes plus belles que belles, ces hommes
plus virils que virils, tous ces gens qui semblent vivre un Nirvana sur terre
et qui, comble de malheur, ont des beaux enfants qui, à 6 ans, jouent une
sonate de Mozart sur le piano à queue familial dans le grand salon blanc…
Y a de quoi déprimer, reconnaissez-le !
Il ne s’agit pas de fictions mises en scène, mais d’images destinées à nous
retranscrire une certaine réalité et qui, outre le fait de nous renvoyer à notre
triste quotidien, donnent une représentation fantasmée du réel. Nos
prisonniers attachés dans leur grotte voient cela défiler sous leurs yeux, et
s’ils n’ont pas, eux-mêmes, l’expérience du procédé utilisé ou de la réalité,
construisent une sorte d’imaginaire idéal du monde. Notez que nous
sommes au-delà du phénomène mille fois décrit de la frustration engendrée
entre le décalage entre la vie montrée « à la télé » et notre quotidien. Le
gagnant du Loto au bord de la piscine avec sa Porsche et une sublime jeune
femme est certes un modèle extrêmement tentant et peut engendrer un
sentiment d’infériorité ou d’impuissance, voire de dépression, mais c’est un
modèle vécu comme un rêve inaccessible mis en image par un metteur en
scène et des comédiens qui prennent leur cachet en fin de film et rentrent
chez eux, qui ressemble à chez nous, chacun sachant que tout cela n’existe
pas. Il en va très différemment des images des smartphones qui, elles, sont
des auto-téléréalités, c’est-à-dire vécues et filmées par des gens qui nous
ressemblent et nous donnent à voir le vrai monde. Nous sommes bien dans
la construction mentale qui structure notre inconscient et surtout
l’inconscient de nos enfants qui n’ont pas encore l’expérience de la vie, et
par conséquent, l’impossibilité de comparer l’image offerte dans la grotte à
la réalité.
L’image, souvent une détérioration de la réalité
En revanche, l’image peut aussi être une représentation péjorée du réel.
Cette fois, nos prisonniers voient des animaux monstrueux, des licornes
difformes, des mammifères à six pattes et des yétis indomptables. Chaque
enfant a vu plusieurs dizaines de crimes à l’âge de 6 ans et autant
d’accidents et d’agressions. Quel est ce monde de violence qui serait le réel
et à côté duquel la grotte serait un havre de paix ?
On a beaucoup insisté sur les effets de la pornographie sur la sexualité
des enfants une fois adultes, mais elle est, à mon avis, considérablement
moins dangereuse et influente que les images non fictionnelles de sexualité
ou de violence. Je reste persuadé qu’une scène pornographique ou violente
influe moins qu’une scène formellement moins violente ou pornographique,
mais brute ou soi-disant brute de réalité.
Construire son monde inconscient à partir d’images déformées de la
réalité, c’est construire un univers nouveau et collectif imposé par
l’extérieur. Tous les enfants confrontés à ces images partagées, un, deux ou
20 millions de fois, ont cette même image stéréotypée de la réalité que l’on
a voulu volontairement ou non leur imposer. Faisons un test : demandons à
des ados issus de pays et de milieux différents ce qu’ils pensent de la
conduite automobile aux États-Unis, de la pollution en Chine ou des jeunes
femmes thaïlandaises. Les réponses à ces questions sont absolument
stéréotypées et correspondent peu ou prou à la représentation mainstream
visible sur les sites de partages. L’enfant riche ou pauvre, africain ou
américain, de la Chine à l’Oural, aura cette même image, sauf s’il est
directement concerné, auquel cas il introduira de lui-même une part
subjective d’observation.
On peut aisément me rétorquer qu’il en était ainsi de tout temps et que
bien avant Internet, on se construisait des mondes fantasmés par ignorance
du réel ou par propagande volontaire, certes, mais cela était le fait
d’informations relayées par les adultes ou l’école qui faisaient en quelque
sorte « culture commune », comme une erreur collective due à l’ignorance
ou aux fantasmes populaires ou non. Grands-parents, parents et enfants
pensaient peu ou prou la même chose sur ce qu’ils ignoraient. Telle tribu
mangeait les hommes, tel général avait sauvé son armée, telle région était
infestée de pirates… Dans le cas de nos prisonniers, tous se construisent le
même imaginaire. Ce que nous appelons la génération Z est précisément
une communauté internationale et homogène, quelles que soient leurs
origines sociales ou ethniques, et qui tous ont construit leur représentation
du monde à partir de l’image donnée par leur smartphone. Cela représente
sans aucun doute un véritable changement civilisationnel.
La peur du réel
Mais alors, pour en revenir à notre mythe de la caverne, quelle est la
logique qui sous-tend une vie d’images ? Pour Platon, la philosophie est
cette lumière extérieure que l’un des prisonniers perçoit en s’évadant, il voit
le cheval et accepte cette vision du monde sans artifice, mais ses camarades
refusent l’expérience, décidant de rester dans leur ignorance du vrai, dans
leur grotte sans surprise.
Appréhender le monde par l’image des écrans et l’appréhender par le
vécu n’a certainement pas la même résonance sur notre savoir, sur notre
sensibilité et sur notre jugement.
Nous l’avons vu, l’image du vrai monde parvient à nos enfants en deux
dimensions, soit extraordinairement enjolivé – records sensationnels,
chanteurs extraordinaires, acrobates exceptionnels – soit totalement
négativés – losers exceptionnels, accidents exceptionnels, misère
exceptionnelle. Cela entraîne, de fait, deux formes de peur du monde réel
qui, comme nos prisonniers de la grotte, incitent les plus jeunes à rester
devant l’écran plutôt que de se confronter, d’une part, à la terrible banalité
d’eux-mêmes et de la vie, d’autre part, au danger représenté par la
confrontation au monde sensible.
La banalité
Certainement la première cause de la suprématie de la réalité virtuelle sur
la réalité positive ! La vie quotidienne de chacun d’entre nous est d’une
banalité stupéfiante quand on la compare à la vie proposée sur l’écran.
Partout, des hommes se lancent des défis inouïs, marchent en équilibre sur
des tours, plongent de 30 m dans un trou d’eau et volent avec les oiseaux,
partout, des femmes traversent le pôle Nord, nagent avec les dauphins et
conduisent des motos à plus de 240 km/h. Partout, des hommes et des
femmes séduisent d’un regard et, encore une fois, ils ne s’appellent plus
Alain Delon et Bo Derek comme dans les fictions ou la publicité, mais M.
et Mme Tout-le-monde qui se filment banalement. Alors, n’être que soi-
même et se confronter à un monde répétitif, sans surprise et plat est
extrêmement décevant et, surtout, nous donne un sentiment d’infériorité que
nous n’avions jamais connu avant. Je veux dépasser là le cliché de la jeune
fille ou du garçon complexé vis-à-vis du mannequin beau comme un dieu
grec et retouché sur Photoshop, cliché totalement dépassé aujourd’hui ou du
moins remplacé par une autre infériorisation de l’égo provoquée par la
masse d’informations multiformes de nos smartphones. Si chacun s’accorde
à penser que Usain Bolt est un sportif hors du commun, chacun sait aussi
qu’au-delà de son travail, il fait partie d’une extrême minorité d’humains
qui présente des dispositions physiques et mentales exceptionnelles. Son
cœur bat anormalement lentement, ses muscles sont naturellement plus
puissants que la moyenne, ses os légers, ses réflexes, uniques. Il a, par
ailleurs, une capacité à la concentration sur un temps de quelques secondes
propre aux sprinters. Chacun d’entre nous pourra, en fonction de ses
propres dispositions et de son courage à travailler, développer des
compétences exceptionnelles et trouver ses propres challenges. Il en va de
même pour les musiciens ou les artistes en général. Beaucoup jouent et
composent, très peu sont Mozart ou John Coltrane. Et même si cela est
énervant, chacun s’inscrit dans un domaine de compétence qui lui est
propre, cherchant sa voie ou sa voix et son originalité. Personne n’est
Mozart, mais beaucoup peuvent composer de superbes pièces et surtout, en
dépit de la grande frustration à ne mesurer qu’1,70 mètre et admirer
Lavillénie, c’est comme ça, mais l’écran de smartphone nous apporte bien
autre chose. Il nous montre que sur les 7 milliards d’individus qui peuplent
cette planète, il y a quelque part, au fond du Tibet oriental, un enfant
comme tous les enfants, mais qui grimpe aux arbres à mains nues, une
femme qui est si souple qu’elle rentre dans une valise en carton, un type
comme tout le monde qui plonge de 60 m dans un trou d’eau, et quand je
sors de ma grotte, que vois-je ? Des gens ordinaires qui prennent le métro,
qui vont travailler, vont à l’école bêtement et font attention aux feux avant
de traverser… Il y a là quelques raisons à préférer la caverne à la lumière.
La laideur
Notre cerveau est exigeant, mais obéissant. Il construit ses normes
esthétiques en fonction de ses expériences répétées. Est « beau » ce qui a
été décidé comme « beau ». Selon les époques et les latitudes, la notion du
« beau » change et progresse. Si l’on est insensible dans un premier temps à
l’esthétique indienne, le fait de côtoyer la culture, d’en comprendre les
codes, va nous éveiller à la beauté de la représentation graphique védique,
et l’on peut même devenir un véritable fan au bout de quelques années. À
ce titre, l’image proposée sur le smartphone quand elle décide d’être
« belle » va concentrer l’imaginaire du « beau » moderne. Une belle
voiture, une piscine et une jeune femme blonde. Cette image, mille fois
répétée, représente une forme d’idéal esthétique, qui n’existe pas dans le
réel, mais dans notre inconscient collectif comme synonyme de réussite.
Preuve en est que lorsqu’un jeune footballeur ou un non moins jeune
politicien réussit, on le retrouve flanqué de la jolie blonde, dans une piscine,
la Maserati visible sur la photo. Il nage dans le beau… Ce trio piscine/jeune
femme/ voiture n’est évidemment pas la seule combinaison gagnante de
notre cerveau docile. On sait qu’un Van Gogh est beau, qu’une robe de
couturier est belle et que le coucher de soleil sur la mer est le summum de
l’esthétique naturelle, alors les jeux, les films mais aussi la réalité renvoyée
sur nos tablettes, lorsqu’ils veulent nous dire que quelque chose est beau,
multiplient les clichés du « beau idéalisé » jusqu’à ce que cela devienne un
code. Vous savez, ces codes de communication qui permettent de
comprendre un message sans l’expliciter. Vous voyez un type de 2 mètres
avec une gueule à faire peur et vous savez que c’est le méchant, vous voyez
une voiture qui roule et un enfant qui joue et vous savez que la voiture va
écraser ou renverser l’enfant. Ces codes qui n’existent pas dans la vraie vie
comme n’existe pas le « beau officiel » que l’on nous impose sans cesse. Et
même quand on voit le vrai Van Gogh, le vrai coucher de soleil et la vraie
piscine, ça ne correspond jamais à ce que notre inconscient collectif avait
anticipé… Il y a là quelques raisons à préférer la caverne à la lumière.
La peur
Cette peur est celle des prisonniers de la grotte : perdre son confort et se
confronter au monde. Le messager nous dit que nous ne voyons que des
représentations du réel, mais après réflexion, nous nous en contentons, car
cette réalité concrète est sordide, triste, dangereuse, et surtout nous empêche
de rêver le monde tel que nous l’imaginons. La peur enfle à mesure que le
temps passé devant le spectacle d’un réel sur écran augmente, façonnant
dans notre cerveau un monde imaginé par d’autres et qui nous correspond.
Car le smartphone me donne la liberté de choisir le spectacle de la vie. Rien
ne m’oblige à regarder la vie des Indiens d’Amazonie ou le cycle de
reproduction des baleines bleues si je préfère le triste spectacle de la neige
qui fond aux pôles ou les soirées arrosées de mon rappeur préféré. Le
monde m’est à la fois imposé, mais à travers un choix de dupe dans un
sublime paradoxe de fausse liberté. Une liberté qui, bien sûr, n’existe pas
dans la vraie vie, et si l’on veut se rendre pour de vrai sur les plages
sublimes de la Martinique, il va falloir prendre l’avion, rester assis douze
heures, attendre les bagages, rejoindre un hôtel, assumer la fatigue et
trouver la plage toujours moins belle que sur la photo…
Attention, je vous demande de réfléchir non pas en tant qu’adultes ayant
déjà vécu de superbes expériences d’avant le virtuel, mais d’imaginer la
perception de cette fameuse génération Z née après 2000 et confrontée
depuis son plus jeune âge à la dictature sensorielle du smartphone comme
mode d’expérience. Cette peur de la déception de l’expérience nouvelle a
toujours existé, elle est presque naturelle. Nous avons envie de renouveler,
de reproduire le bon événement, car il est sans surprise et rassurant. C’est le
cas lorsque nous retournons pendant vingt ans dans le même camping
auprès des mêmes voisins, sur le même emplacement et que nous buvons
encore le même apéro avant la sempiternelle partie de boules… Et pourquoi
tenterais-je autre chose puisque je suis satisfait ? C’est ce même réflexe qui
se joue dans la fuite de la réalité pour le bien-être et le bonheur procurés par
l’expérience virtuelle. Pourquoi irais-je me confronter à tous les mauvais
côtés de la réalité ? Les images sont belles, la musique dans mes oreilles est
celle que j’ai choisie, la température est idéale et je ne me fais pas piquer
par les moustiques !
Cela vous semble excessif, pourtant, bien des éducateurs vivent ce genre
de mésaventures avec des jeunes à qui l’on propose une activité sportive et
qui préfèrent la vivre avec leurs potes, virtuellement, sur leurs tablettes ou
leurs consoles. D’autant que la virtualité a rebattu les cartes des plus forts
qui l’emportent sur les moins forts de la vie réelle adolescente. Là, ce n’est
plus le plus costaud qui gagne à la bagarre, mais le plus entraîné au
maniement de la machine.
La trouille
Cette trouille-là, c’est le sentiment permanent d’insécurité qu’instille
l’image renvoyée du monde. L’information se nourrit des drames, des
crimes, des guerres et de faits divers violents, et c’est normal. Cela n’est pas
nouveau, et les parutions du XIXe siècle regorgent de nouvelles horrifiques
dont Eugène Sue ou les créateurs de Fantômas feront leurs choux gras, mais
si, en 1850, on savait tout de son département ou de sa région, en 1910, on
connaissait les crimes crapuleux du pays, au XXIe siècle, on est au courant de
l’enfant abandonné par sa mère indigne du côté de Shenzen à 20 000 km de
Paris. Sur 7 milliards d’individus, on peut imaginer que chaque seconde, il
se passe une horreur quelque part sur la planète. Ainsi, le vieux réflexe du
provincial qui ne vient pas à Paris « car on se fait agresser dans le métro, ils
l’ont dit aux infos » est multiplié à l’infini. Le monde devient un piège. Des
requins en Atlantique, les crimes de masse aux États-Unis, des actes
terroristes à Paris, des viols en Australie, des agressions au Brésil… Mon
smartphone, lui, n’est dangereux que pour mes yeux, et encore, peut-être
est-ce une fake news… En tout cas, comme les prisonniers de la grotte, je
n’ai aucune envie de prendre un quelconque risque alors même que le
monde imaginaire que l’on m’offre dans ma caverne et qui, rappelons-le,
est l’ombre portée du monde extérieur, me satisfait et me rassure.
L’orbe crucigère
ou le monde dans ses mains

Vers le Ve siècle, l’empereur Théodose a inauguré un symbole qui allait


faire florès : l’orbe, sorte de petite sphère que l’on tenait dans sa main,
censée représenter la Terre. Tenir le monde dans sa main est devenu le
symbole des puissants… La papauté a ajouté une croix sur la sphère et a
inventé l’orbe crucigère dont on voit de nombreux modèles dans les
représentations des papes de la Renaissance. Dieu tenait ainsi l’Univers
dans sa paume et en faisait ce que bon lui semblait.
Nous sommes entre nous, je peux vous le dire sans vous traumatiser : la
machine que vous tenez entre vos mains et qui pourrait être un nouvel orbe
crucigère n’est pas le vrai monde, et votre pouvoir s’en trouve limité de fait.
Ainsi, lorsque vous jouez et semblez gagner, le programmateur l’avait
prévu et avait préparé votre venue sur le niveau 7 (Colossus) de votre jeu.
De la même manière, quand vous faites défiler des extraits de films avant
de choisir votre programme, votre choix est un leurre, puisque tous les films
proposés appartiennent à la firme qui gère la plateforme de distribution, et
lorsque vous donnez votre avis sur Twitter en croyant avoir commis un acte
courageux et sans équivalent, il sera lu par vos followers (moins de 0,001 %
de la population) et sera oublié en 7 secondes. En créant la machine, le
démiurge a créé le contrôle de la machine, on ne lui fait pas deux fois le
coup du Dr Frankenstein. Pour votre cerveau (et le mien) hyperconnecté où
100 milliards de neurones communiquent en permanence, le fait de tuer
avec une manette un ennemi virtuel est analysé intellectuellement et
concomitamment à l’acte. Le joystick est un connecteur qui est en lien avec
un puissant ordinateur dédié ; cet ordinateur analyse les mouvements qu’il
transforme en impulses électriques, qui réagissent sur l’écran et provoquent
par process numériques l’action, analysée par notre cerveau comme la mort
d’un ennemi. Aucun d’entre nous n’est capable de fabriquer une console de
jeux dans sa cuisine, mais nous savons tous que tout cela est un leurre
virtuel. Nous pouvons l’analyser concernant le rêve et l’image. Il faut pour
cela comprendre que l’impact sur le cerveau du phénomène virtuel est le
même que pour le réel. Les yeux perçoivent, les émotions suivent, les
hormones font leur travail, on a peur, on est heureux, on stresse, on explose
de colère ou de bonheur. Et s’il n’y avait pas notre analyse en background
de l’existence de la technique qui nous rappelait que tout cela n’est qu’un
jeu, la distance entre virtuel et réel serait quasiment abolie.
L’enfant de 6 ans le sait et celui de 4 ans le subodore, mais avant cet âge,
le très jeune enfant ne peut pas faire la différence entre ce qui est de son
pouvoir direct, comme attraper un objet, et ce qui est de son pouvoir virtuel,
comme repasser pour la centième fois, par un mouvement du doigt sur un
écran, la vidéo de sa maman qui lui fait un bisou. Oui, le jeune enfant tient
le monde dans le creux de sa main et son pouvoir est infini. Il est d’ailleurs
bien supérieur à celui des empereurs romains et des papes. Ce pouvoir peut
changer le cours d’une histoire par une simple pression des doigts et peut
figer dans l’immobilité n’importe quel moment de la vie ! Comment le très
jeune enfant intègre-t-il ce pouvoir qui lui est donné par ses propres
parents ? Comment son cerveau en gestation imprime-t-il l’éventualité de
toute-puissance sur des objets dont il est incapable de mesurer s’ils sont
réels ou virtuels ? Car on parle là de sa construction mentale de bébé, et de
la manière dont il interagit avec l’extérieur.
On évoque très souvent la toute-puissance des enfants, due, semble-t-il, à
l’éducation laxiste parentale qui autoriserait tout et n’importe quoi. Les
pédagogues autorisés nous préviennent que cela a des répercussions
terribles sur la capacité de socialisation de l’enfant. Celui-ci ne supporte
plus la frustration, l’échec et la contradiction apportée par l’adulte, il est
tellement habitué à avoir toujours raison chez lui que tout refus de l’autre
est perçu comme une atteinte à son intégrité psychologique. On nous
présente cet enfant comme l’idéal type du sale gosse du XXIe siècle, résultat
de toutes les reculades éducatives, parentales, scolaires, etc. L’éducation
étant là pour fixer des limites… Personne ne sachant d’ailleurs ce que sont
ces fameuses limites, tout le monde en a une idée, et dès que l’on interroge
les parents, on voit que les limites ressemblent sérieusement à un
chewinggum, à l’image des « valeurs éducatives », ainsi que je l’avais
montré dans un ouvrage précédent1. Mais quel plus grand pouvoir que celui
qu’inconscients, nous donnons à nos bébés chaque jour ? Quel « no limit »
dépassons-nous chaque jour en faisant vivre à nos très jeunes enfants une
expérience de toute-puissance illimitée qu’il intègre parfaitement, comme
faisant partie de ses compétences naturelles ? À mon avis, une bien plus
grande latitude en friche éducative que de céder aux caprices des petits en
leur donnant la Danette qu’ils réclament plutôt que le bon gâteau bio de
maman !
Si la frustration naît de la confrontation entre le laxisme parental et le
réel, que dire de la confrontation entre l’incroyable pouvoir sur le
smartphone et l’impuissance dans la vraie vie ? Ce phénomène est bien
connu et concerne les nombreuses pathologies dues aux jeux vidéo chez les
adolescents. Il va créer un monde de très jeunes enfants confrontés à leur
inopérance dans le réel, et qui vont préférer de loin le virtuel où ils sont si
habiles et agiles. Car somme toute, s’ils n’aiment pas Tata Simone, sur
l’écran, il leur suffit de la zapper en la poussant du doigt jusqu’à la
prochaine photo, mais dans la réalité, ils devront la supporter et n’auront
qu’une hâte, revenir dans ce monde où tout n’est que plaisir et obéissance
des choses et des gens.
Ainsi, en plus du phénomène d’hypnose créé par la machine sur l’enfant
(et l’adulte aussi), on crée une deuxième forme de dépendance aux écrans
qui est celle de la toute-puissance. Ce qui est une pathologie chez l’ado (en
tout cas, un phénomène suffisamment rare pour pouvoir être estimé comme
pathogène) sera la norme chez nos petits, puisque largement majoritaire.
C’est le monde qui s’adaptera à eux très logiquement, avec une perte
progressive du pouvoir des hommes et une augmentation du pouvoir des
machines. Je ne sais pas si cela est un bien ou un mal, simplement une
adaptation progressive dont nous voyons d’ores et déjà les prémices. Ainsi,
de nombreux livres scolaires et de livres pour enfants sont munis de QR
codes dans les marges qui permettent à l’élève de scanner pour obtenir le
cours à la maison en complément de la leçon du maître, nous dit-on, mais
nul doute que peu à peu, ce mode d’apprentissage prendra la place de la
présence humaine. Sur les livres de lecture, le QR code permet à l’enfant
d’entendre le texte à lire pour se repérer, par exemple. Les avantages sont
multiples : les cours se poursuivent au-delà du temps scolaire (après tout, on
demande cela aux salariés aussi) ; la présence du pédagogue n’est pas
requise (cela tombe bien en temps de restrictions budgétaires) ; les parents
sont ainsi rassurés, car l’enfant est réceptif à cette nouvelle pédagogie ; cela
prépare nos enfants à la société de demain (et d’aujourd’hui, concernant les
modes d’emploi par exemple qui n’existent plus en papier) ;
éventuellement, comme nous l’avons testé grandeur nature en cas de
pandémie, cet artifice rend possible, la fin du présentiel pédagogique pour
un « virtuel » dont nous avons mesuré les limites ; et cela présente une vertu
a priori égalitariste de partage du savoir (la réalité est un peu plus
complexe, car dans certains milieux, l’adulte est omniprésent quand même).
Il est tout à fait probable que nos enfants aient l’orbe crucigère au creux
de la main, mais un orbe que nous avons façonné pour eux, un orbe qui leur
donne un fort sentiment de puissance et leur permet de régner sur un monde
imaginaire dans lequel leur pouvoir ne dérange pas la marche du monde. Ils
peuvent être empereurs dans ce petit monde qui leur est offert par les
marchands de rêve, mais en réalité, ils ne représentent guère de danger,
même quand l’un d’entre eux parvient à déjouer les systèmes de sécurité du
Pentagone. On reproche à nos adolescents actuels cette forme d’« autisme
social » qui les fait s’isoler du monde et se réfugier sur la console ou sur les
réseaux de copinage virtuel, mais qu’en sera-t-il de la génération à venir qui
connaîtra, depuis son plus jeune âge, le bonheur de ce pouvoir insensé sur
ce monde virtuel qu’il côtoiera depuis toujours ? Là où la confrontation
avec le monde est la suite de frustrations et d’échecs que nous connaissons
tous, le monde du virtuel ne présente qu’une suite enthousiasmante de
réussites puisque nous régnons en maître sur ce monde sur-mesure.
D’ailleurs, la vie est bien faite, puisque doué ou pas, l’enfant trouve
automatiquement « virtuel à son cortex », c’est-à-dire le réseau, le jeu, la
communication ou l’élaboration qui lui ira bien et sur lequel il exercera un
pouvoir parfait.
L’essentiel de l’éducation au sens large du terme (c’est-à-dire bien au-
delà des acquis cognitifs ou des règles de vie), l’évolution affective et
psycho-sociale de l’enfant se font au contact de ses parents, de ses proches,
des adultes en général et d’autres enfants, bien sûr. Le remplacement
progressif de ces temps de partage par des temps solitaires, y compris
d’apprentissage et de jeux avec la machine, pose un véritable problème de
« pouvoir » au sens premier du terme : celui qui peut. En effet, dès qu’il y a
échange, générationnel ou intergénérationnel, entre deux personnes,
qu’elles soient adultes ou enfants, il s’établit des formes de pouvoir et de
perte de pouvoir. L’un domine, puis l’autre ; l’empathie, la bienveillance ou
au contraire la négativité relationnelle sont des formes de lien social et
affectif qui fondent notre être profond. Nous « pouvons », non pas parce
que nous dominons un objet, mais parce que nous sommes confrontés à
l’autre. Si l’enfant de 3 ans dessine seul dans son coin, il s’auto-satisfait, si
ses parents lui disent que son dessin est merveilleux, il le pense et intègre
une échelle de qualité relative à sa production… Confronté à un camarade
qui dessine avec lui, cette échelle est remise en cause, et si de toute
évidence, le dessin du copain est plus beau, cette confrontation créatrice de
frustration est aussi une remise en cause de sa toute-puissance sur son
entourage. « Ton dessin est beau, mais celui de X est encore plus beau. »
Cette remise en cause du pouvoir est indispensable à l’élaboration de
l’identité de chacun d’entre nous, indispensable au désir de créer, de jouer,
de se confronter, de vivre des enjeux. Si la machine peut apporter autant de
techniques d’apprentissage et sans doute plus que le crayon, le temps passé
en solitaire ne permet pas cette remise en cause de son pouvoir. Sur la
machine, je peux toujours, et rien ne vient empêcher ma réussite. Je suis le
maître de mon monde et il tient dans la paume de ma main… Dure sera la
confrontation à venir avec ma perte de puissance et mes incompétences si
j’accepte d’ailleurs de m’y confronter et si je ne me réfugie pas dans une
fuite permanente dans le monde que je connais bien et qui ne me résiste pas,
où je peux tout, partout et toujours…
Mais un autre paramètre entre ici en ligne de compte, qui rend
l’expérience nouvelle et sans équivalent. En effet, les enfants nés après
2010 connaissent de façon certaine le monde du virtuel sur écran avant le
vrai monde, il est intégré à leur connaissance de l’environnement au même
titre que le fait de réclamer le sein ou approcher la main pour saisir le
hochet. Sein et hochet, même s’ils ont tous deux une résonance symbolique
forte, sont absolument matérialisés, se touchent et interagissent avec le
bébé. L’image sur le smartphone est immatérielle tout en étant
extraordinairement présente et ressemblante au monde réel, si ce n’est ce
pouvoir insensé que l’on a de décider de la faire vivre, de l’accélérer, de la
supprimer, de l’avoir en boucle, muette ou sonore et de la guider par nos
actions. Jusqu’à présent, l’enfant tombait dans le « virtuel » à 6 ans, 10 ans
ou plus tard encore, après avoir construit une représentation du monde tel
qu’il se présente à lui dans l’univers qui est le sien. Dans ce monde « réel »,
les oiseaux volent, ne parlent pas et mangent des graines, les chevaux n’ont
pas de costumes 3 pièces et n’éteignent pas la lumière avant de dormir.
On m’opposera, à juste titre, que ces extrapolations fabuleuses ne datent
pas du smartphone et que les enfants sont confrontés dans les livres puis à
la télé à des oiseaux qui parlent et des chevaux qui fument depuis
l’Antiquité, certes, mais jamais ceux-ci n’ont eu si peu de distance avec le
petit enfant qui les regarde. La distance symbolique du dessin en deux
dimensions dans sa page colorée des livres d’enfants est d’office perçue
comme une création artificielle, un support à un texte raconté par un adulte,
la page se touche mais est inerte, le dessin est un objet pour l’œil, nous
n’avons aucun pouvoir sur lui. De la même manière, la télé ou le cinéma
suppose une démarche parentale qui est de mettre l’enfant devant l’écran, et
même si le téléviseur est un objet du quotidien, il « n’appartient » pas à
l’enfant, le smartphone, par son omniprésence, est devenu l’objet le plus
familier et familial du quotidien de l’enfant. Plus présent que le jouet, le
biberon, la maman ou le lit, il est toujours là comme la main elle-même, de
sorte qu’il n’y a plus aucune distance symbolique entre le très jeune enfant
et cet objet connecté. On suppose toujours en tant qu’adulte que l’enfant
pense comme nous, c’est-à-dire qu’il met une distance entre la
représentation du réel et le réel, mais nous n’en savons rien ! Cette
démarche intellectuelle est assez complexe. D’ailleurs, quand on regarde un
film, nous-mêmes pouvons être atteints jusqu’aux larmes par l’histoire, et il
est rare que nous pensions à cet instant : « Attends, c’est un acteur, il va se
relever à la fin de la scène. » Plus la représentation est assimilable à la
réalité, plus la confusion est possible, et plus l’enfant est jeune, et plus cette
confusion est évidente, car la démarche intellectuelle de mise à distance
symbolique ne peut se faire. Une fois encore, le pouvoir insensé du très
jeune enfant ne peut être perçu par ce dernier comme un pouvoir
imaginaire, mais bien comme une réalité, au creux de sa main, et ce
sentiment précédera, pour la première fois de l’histoire des hommes,
l’entrée dans le monde concret qui, lui, manquera sérieusement d’attrait.

1 La Bonne éducation, Michalon, 2016.


Léthé et le droit à l’oubli

Dans la mythologie grecque, Léthé n’a pas bonne presse. Elle est
synonyme de mort puisqu’elle est l’absence et l’oubli, et elle est d’ailleurs
un fleuve qui coule dans les enfers. Mais, paradoxalement, comme dans
toute mythologie, elle est aussi la vie puisqu’elle permet l’immortalité dans
la pensée de ceux qui restent. Ce fleuve, cette eau, touche à l’air du ciel, à la
terre des berges et au feu de l’enfer. Elle est ainsi, à elle seule, les quatre
éléments qui constituent la vie.
L’apprentissage de l’absence, épisodique, de la mère, constitue, pour le
bébé, la prise de conscience de son existence, et le moment où il n’est plus
dans un lien charnel est comme une autonomie soudaine et nécessaire.
L’absence des proches et de l’entourage participe de la même manière à ce
sentiment de l’existence de la personne « bébé » en dehors de la présence
des autres. On voit et on mesure très aisément l’évolution progressive de
l’autonomie du nourrisson, qui passera de l’impossibilité d’être seul (sauf
pour dormir) à supporter quelques secondes, quelques minutes, jusqu’à
jouer dans son lit en attendant l’endormissement après l’histoire. On
mesurera aussi son évolution à comprendre l’absence de l’autre comme une
réalité intangible. La mère, le père, les frères et sœurs, le chat, les papys et
mamies sont là et soudain ne le sont plus. On ne sait pas exactement ce
qu’il se passe dans l’esprit de l’enfant au moment de l’absence et comment
s’opère l’oubli de la personne partie momentanément, et encore moins
comment fonctionne la mémoire de l’enfant pour la personne absente, mais
on sait que l’absence est une forme de mise en fonction de l’esprit et de la
conscience.
Absence paradoxale comme notre demi-déesse Léthé, la mal-aimée des
dieux et des hommes. Là encore, notre objet magique s’est insinué dans
cette réalité binaire et ancestrale : je suis là/je ne suis pas là puisque grâce à
l’image, à la voix et aux films permanents et omniprésents, l’être absent ne
l’est jamais tout à fait. Peut-être ne peut-il pas prendre l’enfant dans les bras
(pas encore, faisons confiance à la réalité virtuelle pour bébé), mais il peut
déjà parler, échanger, communiquer en permanence, apparaître partout et
n’importe où avec aisance et naturel. Tout cela n’a rien de magique, c’est
même très banal. Maman descend à peine l’escalier pour aller faire des
courses qu’elle peut déjà appeler la maison, Papa, la nourrice ou Grand-
mère pour faire un coucou, donner quelques conseils et rappeler à bébé
qu’il doit être gentil !
Qui peut dire ici quelle est la conscience du réel et de la virtualité chez un
enfant ? On voit des adolescents et quelques adultes mélanger le monde des
jeux et de leur avatar avec leur vraie vie au point de ne plus les dissocier.
Que savons-nous de la manière dont le bébé intègre la différence entre
l’image projetée sur l’écran et la vraie image vue à la fenêtre, par exemple ?
Qu’est-ce qu’une image qui parle et avec qui on peut échanger en direct
aussi souvent qu’on le veut et qu’on le peut ? Pour séparer le réel du virtuel,
notre cerveau pratique une opération d’une très grande complexité faisant
essentiellement appel à notre expérience, à notre vécu. Je rappelle qu’il n’y
a pas si longtemps, les hommes étaient en incapacité de distinguer le vécu
du rêve, et que les songes étaient pensés comme des expériences aussi
vraies que l’était le concret palpable. Durant un rêve, notre cerveau est
soumis aux mêmes sensations que si nous vivions l’expérience réelle.
L’activité cérébrale est intense, on remue les yeux sous nos paupières,
comme dans la vraie vie, nos neurotransmetteurs et nos hormones
fonctionnent normalement, la peur est de la peur et le plaisir est du plaisir,
car les hormones en jeu font leur office. Le rêve n’est pas l’imagination, il
est une production d’images, de sons et de sensations qui, au moment où
nous les vivons, semble réelle. Qu’est-ce que l’image de la personne partie
il y a cinq minutes, déjà sur un écran en train de parler au bébé, si ce n’est
une parfaite illusion de la réalité ? Nous savons que nous rêvons quand nous
nous réveillons, il y a fort à supposer que le bébé n’a pas une conscience de
la différence entre réalité et virtualité et que nous le privons d’une
construction indispensable à son existence en lui soumettant en permanence
des images sur un écran qui ne sont virtuelles que pour nous, adultes qui
maîtrisons le rêve et le réel par expérience. Maman est absente, mais elle est
quand même là, comme s’il était soudain interdit de priver le bébé du
sentiment de manque – et aussi les adultes, qui ont ainsi le sentiment de ne
jamais être partis. Rappelons que si cette présence/ absence est super avec
Mamie quand on part en vacances et qu’on se filme au bord de la mer, elle
est incontestablement facteur de confusion pour le bébé, avant que l’on soit
certain qu’il est en capacité de distinguer le réel du virtuel.
Cette absence est aussi nécessaire, car elle permet au jeune enfant de
choisir de perpétuer le souvenir par l’imaginaire et par la mémoire à
l’image de Léthé. Toutes les opérations cérébrales naturelles et dans la
bienveillance du bébé sont nécessaires à son évolution et son
positionnement de petit humain. Les pleurs, le manque, la faim, la satiété,
l’oubli, la frustration, la mémoire, la joie, les retrouvailles, l’angoisse, la
réassurance… Toutes les opérations mentales sont créatrices de
compétences. Elles s’inscrivent durablement dans ce qui fait notre
personnalité et nos capacités de futur adulte. Il est absurde et dangereux de
jouer avec ces acquis au nom du modernisme, comme si l’influence sur le
bébé en permanente construction n’était pas plus déterminante qu’elle ne
l’est pour nous, adultes libres de nos choix (même si addicts nous-mêmes
parfois aux écrans). Ne trompons pas les nourrissons avec des images
virtuelles et sachons nous imposer et leur imposer notre absence totale
quand elle est justifiée, d’autant qu’en dépit des grandes avancées sur les
sciences cognitives, à l’heure actuelle, personne ne sait comment se
construit le cerveau d’un bébé, comment lui arrivent l’émotion, l’amour, le
désir et la peur de perdre celle ou celui qu’il aime. En revanche, on sait que
ces sentiments lui sont indispensables pour grandir, évoluer et apprendre.
Plus que tout, là encore, le risque est que la permanence de l’être absent
devienne une sorte de norme, prenant ainsi la place des « Elle est où
maman, hein ? », « Elle est partie faire des courses, elle va revenir », « Papa
est allé chercher du lait pour toi, mon bébé », « Ah, Mamie est partie en
vacances, on va lui faire un dessin », « Ne pleure pas, ton frère est à l’école,
on va lui préparer un beau gâteau »… Tout cela peut aisément se remplacer
par : « Mais non, Maman est là, regarde, on va l’appeler, pour la voir »,
« Papa est dehors, regarde-le, il est au marché », ou « Mamie n’est pas loin,
on va lui parler », ou mieux encore, se remplacer par les images animées
sans paroles, puisque l’enfant sera hyper satisfait de retrouver les gens qu’il
aime sur le portable, et que finalement, Maman, Papa ou Mamie seront
comme Trotro, le petit âne du dessin animé : ils tiendront dans un rectangle
de deux pouces.
II.
Le complexe de Bip
et la représentation de soi
Les nouveaux Don Quichotte

Don Quichotte est un roman chevaleresque mi-réaliste, mi-onirique écrit


par Miguel de Cervantes au début du XVIIe siècle, c’est-à-dire bien après que
le dernier chevalier fut mort et enterré. C’est une œuvre majeure de
l’histoire de la littérature qui contient en elle tous les ressorts du drame, de
la comédie, de l’aventure, de la quête amoureuse et du ridicule humain. Le
héros a construit son monde mais aussi sa philosophie en se perdant dans
les histoires de chevalerie des siècles antérieurs. Sa culture est purement
livresque, il ne connaît rien de la réalité. Il sera, sa vie durant, décalé par
rapport au vrai monde, prenant des prostituées pour des dames de la cour,
un restaurateur pour un seigneur et, bien sûr, des moulins à vent pour des
monstres à combattre.
La connaissance du monde par l’intermédiaire de l’écran ressemble
étrangement à l’apprentissage du monde de notre ingénieux Hidalgo.
L’extérieur de la chambre ressemble à ce que montrent les jeux vidéo et les
posts venus de tous les continents. Comme Don Quichotte qui décide
d’accorder sa vie à son imaginaire et de devenir un héros tel qu’il l’a rêvé,
on assiste à une forme de construction du réel en rapport avec les mondes
fictifs.
L’isolement
Don Quichotte est un enfant puis un adolescent isolé dans sa bibliothèque
qui va fuir sa ferme, seul, à l’âge adulte, par la porte du poulailler, pour
réaliser de grandes choses. Le smartphone et la console isolent assurément
les enfants même quand ils sont plusieurs. Il existe des milliers de photos de
ces adolescents seuls, les yeux sur l’écran, même en groupe. Cette solitude
est sans doute le premier élément qui montre un changement fondamental
de la vie d’adolescent. Que l’on prenne n’importe quel ouvrage sur les ados
depuis la moitié du XXe siècle, pas un qui ne parle des phénomènes de
groupe. Le groupe de pairs, comme lieu de socialisation puisqu’il va falloir
obéir à une règle collective édictée par le groupe lui-même, qu’il s’agisse de
bandes, d’équipes sportives ou même d’amis amenés à passer du temps
ensemble ; mais aussi le groupe de pairs comme lieu de confrontation
sociale, chacun devant trouver sa place au sein du collectif pour exister : le
chef, l’intello, le rigolo, le bon mangeur, le sportif, le suiveur, la bonne
copine, la séductrice, le séducteur, la cheffe, la bonne élève, le cancre, le
plus fort, la plus courageuse… Ces rôles sociaux assignés à chacun des ados
par le groupe sont bien sûr tout à fait déterminants pour leur parcours
individuel, qu’ils collent à ces rôles ou qu’ils s’en éloignent ou les nient. Le
groupe, au-delà de ses effets sur les psychologies individuelles, est aussi le
lieu de l’expérience sensible. La prise de risque partagée, le désir et le goût
de la séduction, la colère, l’obéissance. Gagner ou perdre un match,
parvenir ou échouer à réaliser un objectif collectif, etc.
Nous sommes certes sortis d’une civilisation du communautaire depuis
longtemps (y compris dans les sociétés dites communautaires ou
communautaristes) et toutes les éducations modernes tendent à nous
individualiser pour nous rendre uniques. Bien sûr, les pays communistes et
même les théocraties ont échoué (sans doute grâce à Internet) à fabriquer
des citoyens identiques et sans destinées individuelles, mais
incontestablement, le smartphone et les écrans individuels isolent plus que
toute autre forme d’activités, y compris la lecture qui demande une
concentration peu adaptée à un environnement amical ou bruyant. On ne
mesure sans doute pas encore les effets de cet échange avec soi-même que
représente l’écran et, par définition, l’absence totale d’altérité relationnelle,
mais on peut supposer qu’il n’améliore pas le lien à l’autre et le goût de la
communication verbale. À cet égard, à force d’isolement, l’ami Don
Quichotte, fort de ses convictions dont rien ne peut le détourner, est devenu
sourd aux autres, et sa voix n’est plus audible si ce n’est par son serviteur.
L’invention du roman
Isolement et apprentissage sans contact avec le réel amènent Don
Quichotte à imaginer qu’il est le héros d’une aventure entièrement inspirée
de ses lectures. Faire correspondre le réel à l’imaginaire pourrait bien être
l’une de nos grandes illusions modernes. Bien que nous n’ayons pas le recul
nécessaire pour tirer des conclusions définitives, on constate que le virtuel
n’est pas seulement une chimère imaginaire, mais bien une « réalité
virtuelle », c’est-à-dire analysée par le cerveau de l’enfant qui y est soumis
sur des temps très longs comme un monde vrai avec ses plaisirs, ses
souffrances, ses bonheurs et ses peines. Le livre était déjà ce refuge, mais il
contraignait le lecteur à un effort de constitution des images à partir de son
propre vécu visuel. Le jeu, le smartphone, Snapchat ou Instagram servent
sur un plateau les sensations du vécu, l’interactivité, et rendent le joueur
acteur de son destin comme dans la vraie vie. Traverser au feu vert peut
entraîner la mort dans le jeu et sur les passages cloutés. Où est la vraie vie ?
Les parents dont les ados sont en permanence absorbés par les écrans ne se
plaignent pas tant des heures passées à jouer que de l’absence de leur enfant
dans la réalité. Ce qui, dans les faits, est faux : leur enfant se trouve dans
une réalité et eux dans une autre. Don Quichotte ne se pensait pas dans un
imaginaire. Beaucoup lui disent que sa princesse est une servante, que le
seigneur est le tenancier de la gargote, que son cheval est efflanqué, mais lui
pense que ce sont les autres qui sont dans l’imaginaire. L’adolescent, lui, se
débat en permanence entre ces deux mondes. Il excelle parfois dans l’un,
parfois, dans l’autre, car les fabricants des jeux et des consoles, par
exemple, ont tout mis en place afin qu’il y ait confusion et qu’on s’y sente
comme chez soi. On peut y construire sa maison, sa ville, son monde,
mener des missions impossibles et y vivre comme un milliardaire comme
on peut tout perdre en quelques secondes. On y vit une vie rêvée, mais pas
totalement déconnectée du monde réel, car alors, cela n’aurait aucun effet
d’addiction. Voilà le syndrome de Don Quichotte, lui qui ne peut apprécier
son rêve que s’il est ancré dans l’environnement du quotidien.
La communauté du rêve
L’écran est aussi convivial et amical que l’est une partie de pétanque
entre vieux copains : il permet même d’inviter de nouveaux compères, et
comme les joueurs de pétanque ne se mêlent pas à des joueurs de ping-
pong, le jeu vidéo crée des familles, des communautés assez étanches. Il se
trouve que l’homme aime appartenir à un groupe dont les membres
partagent les mêmes références et les mêmes goûts. Cela tombe bien,
Internet est le plus grand créateur de communautés étanches, depuis
toujours. Tout Internet est une organisation communautaire : Facebook,
Snapchat, Twitter, les compagnons de jeux, les collectivités de passions
partagées, les rencontres amicales et amoureuses… Tout repose sur le désir
communautaire inhérent à l’organisation humaine. Don Quichotte n’est
intéressé que par les êtres et les choses qui, comme lui, vivent dans ce
monde chevaleresque à l’exception de tout autre. Pour ce faire, il ira jusqu’à
tricher avec ses sensations et ne retenir du monde que ce qui lui correspond.
La communauté est rassurante à l’inverse de l’inconnu qui ne partage pas
ses propres références culturelles. Retrouver chez l’autre ses propres modes
de pensée et ses propres intérêts est une manière de se conforter dans ses
choix et de ne jamais se confronter à la différence, en tout cas à une
différence inacceptable. Ce qui est vrai pour l’adulte l’est bien sûr plus
encore pour l’enfant et l’adolescent. Les fans de Shadows of the Colossus
regarderont avec un certain mépris les dingos de Ni No Kuni 2 qui,
d’ailleurs, ne les intéresseront guère, en particulier parce que chaque jeu
révèle une forme de personnalité, d’attitude, d’intelligence et d’intérêts
spécifiques. Le jeu devient alors une forme de ralliement possible comme
pourrait l’être dans la vraie vie l’emploi, la classe sociale ou l’appartenance
politique. Mais plus encore, les réseaux sociaux, et en particulier Snapchat
et Instagram, sont des plateformes de gens qui se cooptent eux-mêmes à
partir d’intérêts communs. On entre ou on n’entre pas dans telle ou telle
communauté. Le virtuel n’est donc pas une création ad abrupto de
nouvelles formes de relations humaines, mais une forme idéale de la
relation humaine. Une relation choisie, désirée, acceptée, comme jamais
elle ne le sera dans la vraie vie où la politesse nous contraint à accepter à
notre table des collègues avec lesquels nous ne partageons rien. Sur le web,
la communauté se choisit et s’isole, répondant ainsi aux humanisations des
premiers jours. Pour Howard Rheingold2, la communauté virtuelle pourrait
rassembler les apparences et les fondements de toute communauté humaine
en développant entraide, échanges désintéressés, voire potlatch3 ou retour
de don sur don. Pourquoi pas ? Cela aurait été possible si le monde
ressemblait à Woodstock, mais dans les faits, il en va tout autrement. Le
monde virtuel n’intéresse que s’il ressemble comme deux gouttes d’eau au
monde réel et que l’on s’y retrouve. Ego démesuré, volonté de domination,
perte de sens, haines individuelles puis collectives se sont développés loin
des schémas idéaux défendus par Mark Zuckerberg aux débuts de
Facebook, de sorte que les communautés ainsi créées par les jeunes eux-
mêmes ont tendance à s’auto-défendre des intrus qui risqueraient de
perturber l’équilibre. Voilà qui limite encore, comme chez notre héros
chevalier d’opérette, l’appréhension du monde réel et incite plus encore à
ne jamais le connaître. L’adolescent se réfugie dans cette réalité virtuelle
qu’il a le don de façonner à l’image de ses désirs sans interférences
malvenues qu’il suffira d’éliminer de sa communauté.
Ce petit ouvrage ne veut pas mettre en garde les adolescents qui sont déjà
suffisamment prévenus sur le sujet, mais plutôt les parents qui amènent aux
enfants de plus en plus jeunes cette forme de « vie rêvée » sur un plateau –
ou plutôt une console. En Chine et aux États-Unis, pour ne parler que de ces
deux grands pays utilisateurs d’écrans, la vie de Don Quichotte des enfants
commence entre 4 et 7 ans selon les familles. Un âge où il est impossible de
distinguer la projection imaginaire du monde réel. Les observations
unanimes de la communauté scientifique sur le détachement et l’isolement
de nos adolescents vont bientôt concerner nos plus jeunes enfants et nous en
serons les uniques responsables.

2 Rheingold Howard, The Virtual Community, MIT Press, 2000.


3 Cérémonie au cours de laquelle des clans rivalisent de prodigalité en faisant des dons à leur rival,
contraint à son tour de donner davantage (Trésors de la langue française).
L’enfance d’Héraklès ou l’objet proposant

L’objet proposant est l’inverse de l’objet inerte. Un doudou est inerte et


peut être tout ce que l’on veut dans la main et l’imagination de l’enfant. La
petite voiture, comme la poupée, est semi-inerte, car elle permet mille
inventions. Le livre contraint à une gymnastique et un effort spécifique pour
le comprendre, mais est déjà dans une moindre mesure un objet proposant
qui ouvre à l’imaginaire. L’écran du smartphone est proposant à 100 %
puisqu’il impose son imagerie, ses codes, ne laisse guère de place à
l’imagination de l’enfant ni à un effort de décryptage. On subit avec plaisir
ce qu’il montre, et l’enfant est aussi impuissant à en changer le déroulement
que nous-même face à un film au cinéma.
L’enfance d’Hercule, qui deviendra le héros que l’on connaît, a nous est
racontée par Pindare et Théocrite. À la naissance, il combat les serpents et
fait l’admiration de tous les adultes, dont sa mère, aimante et attentive.
Hercule commence très tôt sa carrière de futur héros immortel simplement
parce qu’il est recommandé et protégé par les dieux et que son destin doit se
réaliser. Pour l’ensemble des pédagogues et des psychologues de l’enfance
du XXe et XXIe siècles, l’adulte à venir se conçoit dans l’enfance, et si tous les
enfants ne tuent pas des serpents dans leur berceau, tous ont cette
merveilleuse aptitude à imaginer qu’ils le font et tous ont l’incroyable
liberté d’avoir vécu dans leur imagination une première vie de héros avant
de le devenir ou non. Hercule vivait à l’époque des dieux sur Terre, où
chaque objet, chaque souffle de vent et chaque pierre pouvaient être habités.
La vie était partout et la distinction entre l’animé et l’inanimé était floue. La
rationalité a progressivement pris le pas sur le monde magique, mais nous
avons gardé pour nous l’incroyable don d’animer chaque objet de notre
quotidien par la force de notre esprit, et à ce petit jeu, les enfants nous
dominent largement, et c’est tant mieux. Piaget, Vygotski et tant d’autres
observateurs ont constaté que très tôt, l’enfant fait jouer son imagination, et
qu’elle est aussi indispensable au développement de l’enfant que la
présence de ses parents ou le langage. Cette imagination connaît son pic
d’activité dans la première enfance, lorsque la rationalité scolaire ne joue
pas encore les contre-pouvoirs bien naturels et tout aussi nécessaires selon
un schéma bien connu maintenant.
Chez le bébé et le jeune enfant, le droit à l’imaginaire n’est pas sous-
tendu par le droit au plaisir, mais par le droit à l’apprentissage. Il est
essentiel à la mise en place des outils qui permettront les acquisitions
futures. L’enfant naît avec moins d’un dixième de ses neurones connecté, ce
qui donne à voir l’extraordinaire plasticité de son cerveau ! Certes, il lui
faudra apprendre à manger, se tenir droit, s’assoir, marcher, courir, et cela
mobilisera quelques centaines de millions de connexions, mais pour le reste
de cette grande plasticité, indissociable du reste des acquis physiologiques,
les connexions s’établiront avec les gestes du quotidien et, pour une part
non négligeable, à travers la vie imaginaire de l’enfant. Comme Hercule,
nos enfants commencent leur vie d’hominidés intelligents dans leur
berceau.
Expérience imaginaire
Là où Hercule tue le serpent et fonde sa vie de héros, nos enfants vivent
mille histoires éveillés et endormis, qui fondent leur savoir et leur
personnalité. Le lit est un bateau, les poupées sont des amies, on devient
Maman ou Papa, on les dispute si elles font pipi, on les protège. La poupée
ou le chiffon passe de l’état d’assiette à celui de petit chat en un millième de
seconde, les problèmes à résoudre sont multiples, trouver un biberon, une
couche, une tétine pour le baigneur… La vie du cerveau créatif n’est pas
toujours facile, mais elle fait toujours fonctionner la machine à connexion
de neurones, de sorte que l’on apprend assurément autant seul qu’au contact
des sachants durant ces premières années, à condition de développer à côté
une vie sociale et affective riche. On peut ainsi avancer – sans risque de se
tromper et quels que soient les arguments fourbis par les contradicteurs –
que si les enfants des pays occidentaux de moins de 2 ans passent en
moyenne trois heures quotidiennes devant les écrans, on leur vole trois
heures d’imaginaire constructif. On substitut au doudou malléable un objet
proposant ne laissant aucune place à l’élaboration du monde imaginaire. On
prend ainsi un gros risque de compétence à l’élaboration, peut-être même à
la construction d’un QI maximum, comme le craignent de plus en plus de
neurophysiologues.
Autonomie
L’objet transitionnel n’est ni plus ni moins que l’acceptation de l’absence
de la mère et des adultes chaleureux et aimants qui entourent l’enfant. Il est,
bien sûr, ce que nous avons dit, un merveilleux outil d’apprentissage, mais
aussi le premier acte de rupture avec l’adulte référent, et donc, parce qu’il
est l’objet sur lequel on peut projeter l’absence et le manque, un outil
d’autonomie. L’autonomie n’est pas seulement la capacité de faire mille
choses en dehors de la présence de l’adulte, mais aussi d’imaginer qu’on les
fait. L’autonomie réside précisément dans le fait de pouvoir accomplir, en
réel ou dans l’imagination, un certain nombre de choses sans la présence
effective de l’adulte ou sans son conseil. L’objet malléable est celui sur
lequel on peut tester autant de marques d’autonomie qu’on le désire.
Myrrha, 3 ans, dispute l’un de ses bébés qui ne veut pas laisser la « tototte »
pour aller à l’école. Myrrha vit elle-même ce grand dilemme de l’abandon
de la tétine en plastique et elle sait qu’à partir du 2e trimestre, il ne sera plus
possible d’aller à l’école avec. Elle projette bien sûr cette épineuse question
sur son bébé, elle est la maman, et le bébé… c’est aussi elle. Sans ce travail
dans le monde de l’imagination, il n’y a aucune possibilité de passer le cap
de l’autonomie, de l’acceptation, de mesurer les conséquences de ses actes
immédiats. Il est fort probable que le smartphone ne permette pas ce
passage. Bien au contraire, dans la plupart des cas, on fait dire à cette
machine impersonnelle un message du type :
« Finalement, Trotro abandonne sa tétine, car à l’école, il ne faut pas de
tétine », message que l’on croit porteur d’une directive, mais qui, en fait,
annihile toute forme de démarche personnelle de compréhension et rend
l’appareil prescripteur par identification à un héros humanisé totalement
fabriqué par d’autres. Pis encore, il trompe l’enfant en lui faisant penser que
les messages ainsi passés par l’objet proposant sont « viabilisés » par les
parents et deviennent le message « officiel ».
Les nouveaux Narcisse(s)

Narcisse, un beau jeune homme et un type formidable, découvre un jour


par hasard son image dans l’eau. Dès lors, il tombe éperdument amoureux
de lui. Ça se comprend, mais ça ne lui réussit pas et il meurt
d’affaiblissement à force d’essayer de saisir cette image virtuelle sur la
surface de l’étang. Écho, la nymphe, qu’il a pourtant repoussée, souffre
avec lui et répète à l’infini : « Hélas, hélas ! » La mort n’empêchera pas
Narcisse de rester admirateur de lui-même.
Les psychologues puis les psychanalystes se sont succédé pour donner de
multiples interprétations à ce que l’on nomme, depuis Henri Wallon, « le
stade du miroir ». Il est admis que dans le cursus d’évolution de l’enfant, il
y a le moment où, dans le miroir, il reconnaît d’abord sa maman qui le tient,
puis il prend conscience de son existence et donc de son « Moi »
indépendant de sa mère. Lacan et Dolto donnent des interprétations qui
diffèrent un peu, mais tous notent l’importance de ce moment où le bébé se
reconnaît dans le miroir et conscientise qu’il existe.
Notons que toutes ces interprétations se heurtent à un dilemme de poids.
Comment faisaient les enfants avant l’existence du miroir ? Peut-être
n’existaient-ils qu’à travers le regard de leur maman ? S’y reflétaient-ils ?
Mystère… Nonobstant cet écueil, on peut néanmoins avancer l’hypothèse
que dans la structuration du moi, le miroir est une étape importante et peut
être précoce.
Avec notre fameux smartphone, il ne s’agit plus de la rencontre un peu
romantique d’un bébé et de son image dans un miroir un peu jauni du salon
d’une famille bourgeoise de Vienne, mais la surmultiplication d’une image
fixe ou mobile le représentant, mais sans lien avec ses propres mouvements.
Il se trouve que les inventeurs des smartphones ont eu l’idée d’y associer un
appareil photo. A priori, la raison de ce choix n’est pas évidente, mais cela
est devenu un argument de vente essentiel puisque, associée aux réseaux
sociaux, la photo devient le témoin de chaque minute de la vie d’un
individu connecté.
Instantané pas instantané
Narcisse se mire et la surface de l’eau lui renvoie son image. Il bouge,
l’image bouge. Pas de doute, il s’agit bien de lui, ce qui fait de nous des
hommes puisque de nombreux mammifères, face à un miroir, croient qu’il
s’agit d’un autre. Le bébé, entre 6 mois et un an, reconnaît d’abord la
personne qui le porte face au miroir avant de se reconnaître, puis semble
penser qu’il s’agit d’un autre, sympathique ou pas, avant de conscientiser
qu’il s’agit de lui-même en reflet. On imagine le processus complexe qui
sous-tend intellectuellement une telle prise de conscience et le nombre de
connexions de neurones qu’elle suppose. La photo, bien évidemment, ne
présente ni le caractère d’instantanéité qui fait prendre conscience à l’enfant
que l’image présentée sur l’écran est la sienne, ni celui de la taille, puisque
le voilà réduit à quelques centimètres. Non seulement l’opération est nulle
sur le plan de l’acquisition, mais elle présente le danger de rendre flou
l’épisode du stade du miroir en surmultipliant les représentations de
l’intéressé, et surtout en supposant que le bébé a une quelconque notion de
ce qui est représenté sur un écran qui n’est pour lui qu’une surface plate et
scintillante sans autre définition que sa forme et sa couleur.
Mais, paradoxalement, vont se multiplier les photos du bébé montrées au
bébé très, très rapidement, comme si chaque acte posé devait être
immortalisé et en même temps, très vite oublié. Si le miroir est instantané, il
est fugace, la photographie est différée mais éternelle. Si pour l’adulte, la
photo est un bon moyen d’immortaliser une scène de vie, faire du bébé le
héros de cette comédie narcissique lui indique que le monde et la vie sont
régulés par cette photographie permanente. Finalement, nous contraignons
nos enfants à une forme de Truman Show, dans une sorte de remise en cause
de l’intimité sur laquelle je reviendrai.
En revanche, on constate très tôt (à partir de 18 mois) l’appétence de
l’enfant à regarder les photos sur le portable. Vers 24 mois, il a le contrôle
du défilé des images et le smartphone est intégré comme le miroir moderne.
Bébé existe parce qu’il se voit sur l’écran, et la temporalité existe comme
elle n’a jamais existé puisqu’il se voit là où il n’est plus, contrairement au
miroir qui reflète l’instantané. Mais l’on sait aussi l’acquisition de cette
temporalité. On connaît cet exemple cité par Minkowski bien avant
l’invention du smartphone : Chaque matin, un papa fume sa cigarette avant
d’emmener son gamin de 6 ans à l’école. Un jour, ils sont en retard et le
papa dit à l’enfant : « Viens vite, on va être en retard ! » et l’enfant répond :
« On ne peut pas être en retard puisque tu n’as pas encore fumé ta
cigarette. »
On sait que l’acquisition de la temporalité est une lente et naturelle
évolution qui ne mérite pas d’être brusquée, car elle se réalise
conjointement aux acquisitions du langage et de la prise de conscience du
moment présent puis de l’instant d’avant et, plus tard, de l’instant à venir.
Le nourrisson définit son temps en fonction de ses besoins (manger et
dormir), le temps est physiologique jusqu’à ce que l’environnement lui
impose le sien : dormir, manger, jouer, sortir. Entre 12 et 18 mois, l’enfant
est conscient du temps présent ; entre 18 mois et 3 ans, il est capable de
considérer une action passée, d’abord récente puis plus éloignée : « J’ai
joué dans le sable », puis « Hier, avec maman, nous avons été au parc » ;
entre 3 et 5 ans, l’enfant situe le passé : « Nous avons été en vacances à la
mer » et le futur : « Je vais à l’école demain. » Après 5 ans, l’enfant est à
l’aise avec les durées, mais fait encore dépendre les événements de
l’événement différent : « Je me lève, je me lave, je vais à l’école, maman
vient me chercher, on va au parc, je rentre à la maison, je goûte, je fais des
dessins, papa arrive, on dîne, je me couche. Demain je me lèverai. » Le
temps est une suite d’intervalles régulés par des activités précises. La notion
de jours, de mois, de longues durées intervient plus tard encore. Cette lente
maturation correspond à un complexe processus de nouvelles connexions
neuronales s’enchaînant les unes aux autres dans un ordre identique à
chaque enfant pour arriver, sauf troubles spécifiques, à un résultat commun
à tous les enfants. Dans ce processus s’inscrit l’usage du langage, l’usage
du temps passé, les activités régulières, le rythme imposé par la vie
quotidienne et, bien sûr, ce stade du miroir qui indique au jeune enfant qu’il
se voit sur une certaine durée dans le temps présent.
Le nouvel outil mis à la disposition du bébé puis du jeune enfant propose
un faux instantané, puisque l’enfant regarde ce qu’il était une minute ou
quelques secondes, auparavant. « Regarde-toi, mon bébé ! », Non, bébé, tu
ne te regardes pas comme dans le miroir, tu regardes l’image morte d’un
passé dont tu n’as aucune conscience. Si entre 6 mois et 18 mois, le
nourrisson ne se reconnaît pas sur son image photographiée, il fait le lien à
partir d’un an et demi sans avoir la notion du temps écoulé et de l’action
passée, de sorte que l’image qu’on lui montre ne peut être perçue que
comme son immédiat reflet. Là encore, il ne s’agit ni de la séance de diapo
du retour de vacances en famille, ni de la photo instantanée exceptionnelle
de nos antiques polaroids, mais d’un bombardement permanent de cette
faille temporelle extrêmement troublante, voire pis encore pour le très jeune
enfant à qui on demande d’analyser, à 18 mois, ce qu’il sera capable de
comprendre à 5 ans, un peu comme si on le mettait sur un vélo en exigeant
qu’il pédale.
Il n’est sans doute pas nécessaire d’instiller du doute dans la prise de
conscience de son existence et de son identité ni du temps présent et qui
passe chez un jeune enfant. Ni nécessaire ni utile, et probablement risqué –
en tout cas, tout à fait nouveau et directement dépendant de notre nouvel
outil magique.
Je ne crois que ce que je vois

On attribue cette phrase à Saint Thomas, l’un des douze apôtres du


Christ. Il a plutôt justifié sa ferveur par le constat : « Si je ne vois pas dans
les mains la marque des clous, si je ne mets pas ma main dans son côté,
non, je ne croirai pas. » On le surnomme d’ailleurs, de ce fait,
« l’incrédule ». Une forme de paradoxe religieux puisqu’on demande la
plupart du temps aux hommes de croire sans avoir la moindre preuve de
l’existence de Dieu. Saint Thomas l’incrédule aime bien juger sur pièce
avant de s’engager dans la vénération…
Les philosophies pragmatiques ont toujours défendu l’idée que la preuve
apportait la certitude de l’existence, s’opposant en cela aux philosophies de
la déduction qui supposent que l’on peut croire à partir de témoignages et
de récits. On nous a raconté les guerres, les biographies, les aventures et les
grandes histoires d’amour, nous avons une idée sur César, Charlemagne,
Jeanne d’Arc ou Jean Jaurès à partir des écrits des uns et des autres. Parfois,
la peinture nous a donné des idées plus précises sur l’enlèvement des
Sabines ou le sac de Rome, puis la photo et le cinéma nous ont renseignés
sur la dernière guerre ou sur la Grande dépression de 1929. Nous avons
appris à nous méfier des textes et plus encore des photos à qui l’on peut
faire dire n’importe quoi. Ces images étaient travaillées par des
professionnels qui parfois étaient objectifs, parfois servaient une cause.
Depuis une vingtaine d’années, chaque habitant de cette planète est
devenu un mini historien de sa vie et de celle de ses proches. On se
photographie en vacances, au bureau, au moment du pot de Simone, dans le
métro bondé et avec sa chérie, sur le canapé… Plus que tout, on
photographie les enfants. On publie avec un petit commentaire ses films
amateurs et ses photos pour montrer qu’on est là où on dit être, là où il
fallait être. Au stade, au concert, devant la mer ou en compagnie de Julien
Clerc croisé par hasard à Lamotte-Beuvron : « Avec Julien Clerc, trop
sympa. » Une nouvelle histoire du quotidien des 7 milliards de possesseurs
de puces s’écrit, chacun fournissant dans sa vie plus de documentations
qu’un livre d’histoire traditionnel. Peu à peu, s’insinue une « thomasserie »
puissante et insidieuse, qui a d’abord dit que l’on peut le croire puisqu’on le
voit, mais ensuite, que ça n’existe que si on le voit ! Que vaut de raconter
que l’on a rencontré Julien Clerc à Lamotte-Beuvron, si ce n’est agrémenté
d’une image ? Il y a trente ans, le récit aurait suffi à emporter l’assentiment
de l’auditoire, aujourd’hui, il faut une preuve et, plus encore, si cette preuve
n’est pas là, on ne le raconte pas, car rien n’existe si l’on ne peut en
apporter la preuve physique. Cela est très puissant, puisque de Donald
Trump au petit garçon de CM1 de New Delhi, chacun va devoir justifier ses
propos par l’image prise par lui-même. Cette nouvelle forme de récit serait
finalement assez efficace s’il n’était pas entièrement autobiographique. Le
selfie représente celui qui prend la photo dans la situation où il veut qu’on
le voie, il donne ainsi une indication sur le déroulement de sa vie à un
moment précis à un ensemble de gens reliés par un réseau. S’il ne publie
pas ou s’il ne se photographie pas, il ne peut raconter ce moment de sa
biographie. Dit-on : « Il est 14 h, et je monte les marches du Palais de
justice pour rejoindre mon petit frère avocat dans la salle des pas perdus » ?
Non, on montre la photo qui dit tout. Le récit seul n’aurait pas été publié, et
d’ailleurs, personne ne l’aurait commenté, ni même lu. Tout cela fait
évoluer notre société dans son ensemble sur l’image dominante du message
individuel et collectif, et parce que nous sommes adultes, nous avons encore
le souvenir qu’on peut aussi croire ce qu’on ne voit pas. On peut imaginer,
croire à un récit, se mettre à la place du conteur, écouter des belles histoires
à la radio et adhérer au discours, mais qu’en est-il pour le très jeune enfant
qui a commencé son existence par la représentation de lui-même sur un
écran ? Nous avons vu dans un chapitre précédent que la conscience de soi,
qui passait originellement par le stade du miroir, se trouve contrariée par les
milliers de photos qui défilent et qui sont en décalage par rapport à l’instant
vécu, mais plus encore, chaque moment de la vie doit être immortalisé pour
exister comme si l’intimité et le secret de la relation mère-enfant ou père-
enfant n’avait plus d’intérêt en dehors de sa diffusion et de sa présence sur
un écran. Comment le jeune enfant saisit-il cette « starisation » permanente
de sa vie privée ? Comment intègre-t-il le fait qu’une situation n’existe que
lorsqu’elle peut être montrée et enregistrée ? Et surtout, existe-t-il lorsqu’il
ne peut prouver qu’il existe ?
Certains psychologues ont déjà avancé l’hypothèse que l’abus de selfies
pouvait s’apparenter à une maladie mentale, dans la mesure où la nécessité
de se montrer sur un réseau social à intervalles réguliers créait une forme de
dépendance totalement incontrôlable. Pour ces adeptes selfistes, la
frustration de selfie peut conduire à de graves dépressions. Nous parlons là
d’adultes qui ont « choisi » ce mode de communication par l’image, on peut
alors imaginer ce que cette pratique excessive crée comme sentiment chez
le très jeune enfant que l’on habitue bien malgré lui à une forme de vie
publique. Chaque acte de sa vie est photographié ou filmé et partagé
d’abord avec lui-même : « Regarde, tu mets tes chaussures à l’envers,
regarde tu marches », etc. À tel point que très rapidement, le jeune enfant va
demander lui-même à voir sa propre représentation de ce qu’il est en train
de faire, comme si l’acte ne suffisait plus, mais exigeait la preuve de l’acte
pour devenir tangible. Cela pourrait faire rire si, sans nous en rendre
compte, nous n’entraînions nos enfants dans une étrange spirale égocentrée
avec le risque aigu de troubles par rapport à la conscience d’exister. Qu’est-
ce que « vivre » ? Vivre un moment dans la solitude ou sans que personne
ne soit témoin ? Cette solitude existe-t-elle d’ailleurs encore pour le jeune
enfant, ou du moins le sentiment de n’être ni observé ni présent sur un écran
existe-t-il ? La vie vaut-elle d’être vécue sans ce relais médiatique ?
L’enfer, c’est les autres

Dans la célèbre pièce de Sartre Huis clos4, l’enfer est représenté non par
des flammes et des diablotins à la queue fourchue, mais par la présence
d’autres damnés qui nous renvoient sans cesse à notre passé.
Il se trouve que notre grande chance sur Terre est encore de pouvoir
s’aménager des temps de solitude, des temps où l’on n’est ni observés, ni
obligés de donner la réplique à l’autre, ni même contraints à être aimables.
Non, être juste soi-même, actif ou passif, utile ou non, loin de tout jugement
et parfaitement libres. Merveilleuse liberté de l’ennui, aurait dit
Schopenhauer, l’ennui créateur et outil de la réflexion sur soi-même. Si un
observateur nous regardait vivre, nous, adultes de 2022, accrochés à nos
smartphones, il verrait des femmes et des hommes qui s’emparent à
intervalles réguliers de ces petites boîtes, mais aussi des utilisateurs
compulsifs qui se jettent dessus dès qu’ils ont un petit instant d’inactivité
physique ou intellectuelle. Dans un ascenseur, sur l’escalier mécanique, aux
toilettes, dans le taxi, dans le train, dans la salle d’attente, c’est-à-dire dans
tous ces moments où l’on aurait pu s’ennuyer, ne rien faire, penser
simplement.
Ces moments de repos passifs sont devenus insupportables. La société du
rien faire a disparu au profit de la société de l’activité à tout prix, activités
de loisir en particulier. Étrangement, si tous les pédiatres et les
addictologues s’accordent à penser que les enfants de parents fumeurs sont
plus sujets que les autres à devenir fumeurs eux-mêmes, il n’existe aucun
message de prévention sur le sujet du smartphone. Le modèle parental est
pourtant extrêmement clair : toutes les quatre minutes, papa et maman
s’emparent de leur téléphone pour vérifier s’ils n’ont pas de message, pour
envoyer un tweet, regarder une vidéo ou écouter un morceau. Toutes les
quatre minutes ! Il paraît tout à fait normal et évident que l’enfant, très
jeune, cherchera à reproduire, dès qu’il le pourra et le plus tôt possible, ce
geste d’addiction si banalisé qui, je vous le rappelle, n’existait pas il y a une
vingtaine d’années.
Le temps du smartphone est un temps d’isolement de l’environnement
immédiat jusqu’à oublier que l’on est au volant d’une voiture, mais c’est
aussi le substitut absolu à toute forme d’ennui. On disait autrefois aux
enfants que la paresse était la mère de tous les vices, eh bien, nous devrions
être contents de nous puisque grâce aux smartphones, la paresse a
pratiquement été éradiquée de nos modes de vie, et nous ne la supportons
plus ! Dès que nous risquons de sombrer dans le « vice » de la paresse, nous
nous emparons de notre téléphone pour occuper nos doigts et nos esprits. Et
comme de juste, par notre exemple, nous montrons la voie à nos enfants.
Mieux, nous ne leur offrons pas d’autre choix que d’occuper leurs moments
de farniente par cet objet magique.
L’enfer, c’est les autres… Notre smartphone nous rappelle sans cesse que
nous ne sommes pas seuls et qu’il faut donner à notre « communauté » des
preuves de notre existence et de la façon dont nous l’occupons. « Je suis au
bord du lac d’Annecy, LOL », « Je suis au bord de la dépression, LOL »,
« Je suis au bord de la table, LOL ». Comme dans la pièce de Sartre, les
autres nous regardent et nous jugent, et nous devons sans cesse nous
justifier auprès d’eux. L’enfer, c’est les autres, mais ils sont aussi la preuve
de notre propre existence et même, à présent, la justification de cette
dernière. Ne pas être interpellé sur son smartphone pourrait bien être le
signe que nous avons cessé d’exister socialement. On connaît bien la
pathologie égocentrée des personnalités et des stars qui vivent une véritable
souffrance lorsqu’ils ne sont pas reconnus dans la rue ou lorsque, après une
brève période de gloire, les médias les oublient. Ils vivent une mort sociale
qui peut les pousser parfois au pire. Les addictologues n’avaient pas
anticipé que le manque d’existence sur les réseaux sociaux pouvait nous
conduire à vérifier, minute après minute, les messages que l’on recevait,
histoire de s’assurer que @gégédu87 que l’on ne croisera jamais et que l’on
ne connaît pas pense bien à nous, nous insulte, nous loue ou nous embrasse
pour la nouvelle année5.
Ce que nous transmettons à nos enfants, ce n’est évidemment pas la
dépendance à l’objet smartphone uniquement, mais bien la dépendance au
besoin d’exister sur le smartphone à travers la reconnaissance des autres.
Nous avons créé notre propre enfer et nous l’imposons à nos enfants en leur
montrant que tout cela est tout à fait normal, puisque Maman et Papa le font
naturellement. Nous avons, en quelque sorte, empêché nos enfants de
choisir leur forme d’enfer. Cette dépendance est non seulement
dommageable, car elle accapare du temps et nous empêche de ne rien faire,
mais les utilisateurs regrettent d’y être addicts, comme tout autre fumeur ou
alcoolique regrette de s’être laissé séduire par le produit quand il était jeune.
Anna Karina, dans Pierrot le Fou, marchait sur la plage en répétant :
« Qu’est-ce que j’peux faire, j’sais pas quoi faire », et cet ennui était à la
fois insupportable et plein de promesse. Qui ne supporte pas de s’ennuyer ?
L’enfant sans activité ou les parents face à l’enfant sans activité ? Beaucoup
de pédagogues ont dénoncé l’hyperactivité imposée aux enfants depuis les
années 80 : musique, sport, devoirs, sorties organisées, école, puis études,
puis à nouveau sport… Pas de temps pour rester à rêver et surtout, pas de
temps à s’ennuyer, de telle sorte que parfois, l’éducation de l’enfant se
résume aux transports entre le conservatoire et la patinoire ! Il restait
toutefois deux moments néanmoins dans lesquels les parents, même les plus
activophiles, ne parvenaient pas à pénétrer : la petite enfance, âge magique
où l’on a encore le droit de ne rien faire à part rêver sur le canapé dans
toutes les positions possibles en chantant, et la chambre de l’ado, endroit
sacralisé par notre société de l’individualisme. Eh bien, rassurez-vous, c’est
terminé ! Concernant l’ado, les écrans sous toutes leurs formes ont
remplacé les longs moments de glandouille où l’on refaisait le monde, et
concernant les très jeunes enfants, peu à peu, le smartphone de maman et
l’écran de la tablette prennent la place du chant répétitif et énervant ânonné
allongé sur le sol de la cuisine comme un ver de terre. Quel imaginaire
développeront ces jeunes enfants ? Nous n’en savons rien. Quelle place est
encore laissée à leur capacité d’invention, de création ? Vont-ils coller à
l’imaginaire tout droit sorti de La Reine des Neiges ou auront-ils le temps et
l’énergie de créer les éléphants à trois trompes et les araignées tueuses dans
le désert qu’est soudain devenue la cuisine ? Nous sommes en droit de nous
poser cette question.
Ah oui, j’oubliais un détail : un adulte regarde en moyenne 221 fois son
smartphone par jour en présence ou non de son bébé. À l’heure actuelle,
mais cela bouge vite, 50 % des parents avouent être distraits par le
smartphone dans leurs relations avec leurs enfants.
4 Gallimard, 1947.
5 Le syndrome FOMO (acronyme de fear of missing out, “peur de rater quelque chose”) traduit cette
forme d’anxiété sociale caractérisée par la peur de manquer tout événement ou nouvelle importante.
III.
Le complexe de Bip
et la perception des savoirs
Le Golem et la science

Dans la mythologie juive, le Golem est cet être d’argile qui attend qu’on
lui insuffle la vie et que Dieu modèle intégralement à son service pour lui
rendre gloire. Le Golem n’a pas de libre arbitre, il est le résultat de ce qu’on
lui a appris, niant ainsi tout art de l’inné dans la constitution de l’être.
La recherche sur la plasticité cérébrale montre que toutes nos croyances
des années 70 sur la connaissance étaient erronées. L’enfant naît avec un
capital de 100 milliards de neurones, mais seuls 10 % sont connectés, sans
doute au cours de sa vie intra-utérine. Tout ne se joue pas avant 6 ans, en
revanche, plus il y aura d’expériences différentes, sensorielles, affectives,
culturelles, plaisantes et déplaisantes, cognitives, plus l’enfant connectera
de neurones qui le prépareront à sa vie future, car c’est surtout là que se
situe l’avancée en matière de découverte de la plasticité du cerveau et son
incroyable faculté à adapter sa structure à l’environnement donné. Ce que
l’on ne sait pas, c’est la part de l’affectif dans cette capacité à relier des
neurones entre eux. Comme le Golem n’est que ce que Dieu désire qu’il
soit, nous sommes ce que l’environnement a mis en nous, avec bien entendu
cette part supplémentaire d’amour et d’affectif qui est aussi indispensable à
notre épanouissement que l’eau.
Un jour, dans un hôtel, j’ai vu dans la salle du petit déjeuner un gamin de
2 ans aller de table en table pour causer avec les convives. Les uns lui
souriaient, d’autres l’ignoraient, et les parents, très mal à l’aise, répétaient
en boucle :
« Jules, n’embête pas la dame. » Ce comportement est tout ce qu’il y a de
plus naturel, nous renvoyant chacun à notre part d’adulte vis-à-vis d’un
enfant. Ce type d’attitude n’aurait d’ailleurs gêné personne trente ou
quarante ans auparavant, mais aujourd’hui, il peut être perçu comme
dérangeant pour l’intimité de chacun, et souvent comme un laxisme
parental.
Le lendemain, j’ai cherché le gamin des yeux. Il était assis avec ses
parents, l’écran du smartphone appuyé sur le bol, et regardait un dessin
animé. Il était sage, très sage, et tout le monde était content.
Comparons les deux situations, le premier matin, l’enfant court de table
en table, il marche un peu maladroitement en faisant l’expérience du
déplacement dans un environnement nouveau, il lui est laissé une forme de
libre arbitre. Ce sont ses parents qui vont devoir lui signifier qu’il a mangé
assez de croissants, c’est-à-dire qu’ils vont jouer leur rôle de parents
protecteurs et contradicteurs. L’enfant va vivre auprès des convives des
expériences très différentes, les uns lui sourient et communiquent, le
contraignant à parler, d’autres l’ignorent, voire se montrent excédés. Ce
rapport social est évidemment déterminant pour connaître l’environnement
aimable ou hostile et définir ses comportements en fonction de cet
environnement. Les parents, une fois encore, sont obligés de jouer les
interfaces entre les petits-déjeuneurs et notre petit bonhomme. Après le
breakfast, peut-être y aura-t-il un débrief du genre : « Tu ne dois pas
embêter les gens que tu ne connais pas, tu vois, la dame blonde était très
énervée. » Cela signifie qu’en quelques minutes, l’enfant aura fait jouer son
intelligence, son sens de l’équilibre, son apprentissage des hommes et de
l’environnement.
Le lendemain, l’attention de l’enfant est entièrement accaparée par le
dessin animé Trotro sur l’écran. Il n’y a plus aucune interaction avec la
salle, plus de réflexions des parents sur la bonne et mauvaise attitude
sociale. D’ailleurs, le gamin n’a même pas terminé son croissant, plus
intéressé par son héros. Il acquiert en revanche une capacité de
concentration sur un sujet qui le passionne (mais le problème de la
concentration est plutôt complexe à propos de sujets qui ne passionnent pas)
et un sens du récit dans la mesure où le dessin animé raconte une histoire.
Au-delà de la question des acquisitions socio-cognitives absentes, on voit
que l’écran devient soudain dans la vie de ce petit un substitut à un
ensemble de manques, orchestré par les parents, donc jugé comme
totalement logique et normal par l’enfant : substitut de mouvements ;
substitut de sociabilité ; substitut d’expériences substitut de liberté ;
substitut (parfois) de nourriture ; substitut de paroles, d’échanges, de bruits ;
substitut du rôle parental ; substitut de formes naturelles d’apprentissage.
Concentrons-nous sur cette dernière question, l’écran comme substitut
des formes naturelles d’apprentissage. Dans notre exemple, et si l’on
revient à notre Golem qui n’est que le fruit de ses expériences et de son
apprentissage, on voit que l’enfant construit un matériel intellectuel à partir
d’un nouvel environnement. Les connexions qu’il opère sont en lien avec
cette nouvelle façon de vivre sa vie d’enfant. Probablement se prépare-t-il à
ce que sera la vie d’un adulte du XXIe siècle, et en cela, on peut penser que le
mode éducatif parental est positif puisqu’il fait ce qu’il a toujours fait.
Probablement aussi, et espérons-le, que cet épisode du téléphone sur le bol
n’est qu’un épiphénomène de l’ensemble de sa vie et qu’une demi-heure
plus tard, il gambadera sur un chemin de forêt loin de Trotro.
En fait, ce qui nous intéresse est plutôt la façon dont s’installe la nouvelle
réponse parentale. Face à un problème de sociabilité posé par l’enfant (la
gêne occasionnée aux convives), les parents répondent désormais avec une
activité d’isolement social. L’enfant qui, entre 2 et 3 ans, construit son
organisation neuronale, acquiert cette réponse comme une réponse possible
et même extrêmement positive puisqu’elle fonctionne. Il ne se fait plus
disputer ! Dans notre cerveau d’adulte largement connecté, ce n’est qu’une
activité qui absorbe l’enfant pour laisser tranquille le monde. Dans le
cerveau de l’enfant, c’est une forme de structuration mentale rationnelle et
de réponse positive.
Outre que cela conditionne aussi les citoyens du XXIe siècle qui
considèrent qu’un enfant qui les dérange pendant le petit-déjeuner est un
enfant mal élevé, cela inscrit durablement l’écran comme la récompense
d’une activité jugée négative par le corps social. J’avais largement décrit un
processus similaire dans deux précédents ouvrages6, mais concernant les
adolescents. En banlieue, l’extérieur de la cité ou de la maison étant jugé
négatif, dangereux, pathogène par les parents et l’environnement en
général, le « bon adolescent » se réfugiait dans ses écrans tandis qu’à Paris,
l’extérieur étant perçu comme convivial, sympathique et même
sociabilisant, le « bon adolescent » sortait et l’ado à problèmes restait
enfermé. Ce phénomène s’est ainsi considérablement rajeuni depuis la
sortie de ces ouvrages, et l’on pourrait avancer une hypothèse sensiblement
parallèle. Dans les milieux où il est mal perçu de déranger ses voisins, le
bon enfant pourrait être celui qui est concentré sur son écran tandis que
dans les milieux plus bourgeois – où finalement il existe un consensus plus
« libertaire » de l’éducation – le bon enfant serait celui qui apprend en
permanence du contact avec des inconnus.
Ainsi, très tôt, et pour la première fois de l’histoire de l’humanité, le
doudou, ou comme le dénommait Winnicott, l’objet transitionnel, n’est pas
inanimé et n’appartient pas à l’enfant, mais il est une forme de prêt des
parents à l’enfant.
J’insiste sur les écrans individuels confiés à des enfants entre 2 et 4 ans
car c’est un exemple que l’on peut voir à peu près partout dans le monde.
L’écran peut être assimilé à une forme d’objet transitionnel, c’est-à-dire en
substitution de la présence maternelle. Même si la définition stricto sensu
de Winnicott est très remise en cause, le fond reste valable. Le pouce ne
remplace pas le sein maternel absent, puisque le fœtus tête son pouce in
vitro, mais le joujou permet bien l’absence de la mère, et il est toujours vrai
que dans les cultures où la mère est présente en permanence auprès du jeune
enfant, le joujou est absent. Cet objet transitionnel est précisément un objet
modelable, doux et qui devient ce que l’enfant décide qu’il soit. Lorsque
l’on observe un jeune enfant avec son doudou, il le suce bien sûr, le met
autour de ses mains, ses bras, ses cuisses, sa tête, il joue avec de multiples
façons et, si l’on peut dire, le doudou évolue à la vitesse de l’enfant. Le
smartphone comme objet de remplacement de la présence parentale est un
objet proposant, qui ne laisse aucune part à l’interprétation de l’enfant ni à
son imagination. Il est rectangulaire, lumineux et propose des images
colorées qui se suivent et suffisent à créer du plaisir et à satisfaire l’enfant et
l’entourage. Il est d’ailleurs intéressant de noter la primauté de l’image sur
le son : si l’on propose à un enfant de 3 ans un dessin animé dans une
langue étrangère, il ne sera absolument pas gêné, comme si l’intérêt visuel
était tel qu’il empêchait les autres sens de fonctionner.
La question n’est pas tant l’analyse des nouvelles informations que l’on
apporte à l’enfant que de ce dont on le prive en inventant ce nouveau
doudou intelligent. On voit bien que nous entrons dans le domaine de
l’intime, de la construction intellectuelle et affective du très jeune enfant
avec ce produit qui ne laisse plus aucune place à l’invention spontanée,
c’est-à-dire la réinvention de l’absence. Le jeune enfant est directement
parachuté dans le monde de l’image créée malgré lui.
N’imaginons pas une seule seconde que l’apprentissage ne soit que le
fruit de bits entrant dans l’esprit de nos enfants. On a assez bien observé les
modes d’apprentissage du jeune enfant, mais il n’est pas très compliqué
pour chacun d’entre nous de faire ses propres observations. Il se trouve
précisément que l’homme étant un animal social, son développement ne se
fait harmonieusement et efficacement qu’au sein d’un groupe humain : les
parents, les proches, les autres enfants, les amis. Le vecteur du passage du
savoir est incontestablement l’affect. Nous savons que lorsque le jeune
enfant est rassuré, se sait aimé, entouré, estimé, il autorise son cerveau à
acquérir le maximum d’informations possibles. Les enfants vivant des
traumatismes psychologiques ou physiques au sein de milieux hostiles ou
peu rassurants présentent des retards intellectuels et d’acquisitions, que l’on
peut mesurer, et sur lesquels les médecins ou les pédagogues s’appuient
pour savoir si un enfant est bien ou mal traité au sein de sa famille naturelle
ou d’accueil. Ce point est essentiel, même si la notion de bientraitance et
maltraitance est un concept d’adultes qu’on ne peut sans doute pas résumer
à « amour reçu ». En effet, on sait qu’il existe des formes d’amour fort
étouffantes, très exigeantes, excessives. La bientraitance pourrait être un
amour qui place l’enfant dans des conditions optimales d’apprentissage.
Cette bientraitance a reposé depuis les débuts de l’humanité sur les rapports
privilégiés et univoques que le bébé, puis le jeune enfant, entretient avec sa
maman puis son entourage, dont son père ou celle ou celui qui fait office de
père. Nous reviendrons sur cette relation intime parents/bébé et le complexe
de Bip qui donne son nom à cet essai.
Analysons maintenant les modes d’apprentissage du jeune enfant.
L’imitation est sans aucun doute le premier mode d’apprentissage du
nourrisson. Très tôt, le bébé peut imiter les mimiques, les gestes, les
grimaces de son entourage. Ce pouvoir d’imitation – qui fait l’identité
humaine – est bien sûr en lien avec la multiplicité des expériences de
contacts avec des partenaires aimants et attentifs. Il ne s’agit pas de se dire
que l’existence accrue des écrans élimine systématiquement les occasions
pour le bébé d’imiter les proches, mais simplement de dire que ce contact
qui était optimal (puisqu’il intervenait quasiment en permanence en dehors
des périodes d’endormissement) est remplacé un peu ou beaucoup par
l’objet transitionnel qu’est l’écran, posant ainsi la question de la possibilité
d’imitation laissée à l’enfant et au bébé. Pas de fantasmes inutiles, le bébé
ou le très jeune enfant n’imite pas ce qu’il voit sur l’écran, quand bien
même les images proposées sont soi-disant adaptées à son âge. Il se trouve
que chaque moment de la vie du jeune enfant en état de veille avec un ou
plusieurs adultes, je dis bien chaque instant, est une occasion
d’apprentissage par imitation. Cela ne se perçoit pas toujours, mais les
opérations nécessaires à cet apprentissage se font au sein de son système
neuronal. Les gestes, les mimiques, les paroles, les sons de la langue
maternelle, les modes de communication verbaux et infraverbaux, le sourire
attendri, l’amour d’un regard, la chaleur d’une main caressante… Ces
moments ont toujours existé depuis le premier homme et même, si l’on
observe la vie animale, depuis le premier mammifère. Cet apprentissage a
assurément une vertu cognitive, mais il a aussi une vertu socialisatrice
incontestable. On entre dans le monde des « hommes » à travers ces
échanges. Qu’en est-il lorsque ce lien naturel est remplacé un peu,
beaucoup, ou trop par l’objet scintillant et inerte que constitue l’écran ? Nul
ne sait exactement ce que perçoit réellement le jeune enfant. Les
observations montrent qu’avant un an, le bébé est fasciné par la lumière
mouvante, comme un kaléidoscope lumineux qui n’aurait pas réellement de
sens. Entre 1 et 2 ans, il est plutôt intéressé par la succession d’images
brillantes et le mouvement quand il est perceptible. Au-delà de 2 ans, le
jeune enfant montre de l’intérêt pour le héros qu’il reconnaît, mais assez
peu pour l’histoire, excepté lorsque cette histoire lui a déjà été racontée.
Sur le plan des apprentissages évoquée auparavant, l’écran ne véhicule
aucune forme d’affects favorisant le passage de savoirs. L’ensemble de la
communication verbale et intraverbale est absente des dessins ou films
proposés et, dans la mesure où précisément, le cerveau de l’enfant se
constitue en fonction des stimuli environnementaux, il n’est pas ridicule de
faire l’hypothèse que les écrans en forte consommation chez les bébés et
jeunes enfants ressemblent à une carence affective remplacée par un doudou
dont l’enfant n’apprend rien. Il est hautement probable que cette carence
entraîne des retards intellectuels et affectifs plus ou moins importants en
fonction des temps d’exposition. Si l’on ajoute à cela les premières
remarques sur cet objet à la fois vecteur de calme et de sérénité pour les
parents et l’entourage, on peut mesurer les risques que nous prenons vis-à-
vis des enfants à naître.
Sur ce sujet, le principe de précaution minimale consisterait au moins à
ce que les parents bénéficient d’un enseignement collectif, ou du moins
d’informations partagées à la télévision ou ailleurs.
6 Les ados sont insupportables (Michalon, 2009) et La Bonne éducation (Michalon, 2016).
Peau de chagrin et autres
baguettes magiques

La Peau de chagrin est un roman de Balzac, un des très rares romans


magiques du XIXe siècle. Cette peau de chagrin est un talisman qui réalise
chacun des rêves de celui qui la possède, mais comme rien n’est gratuit
dans ce bas monde, à mesure que les désirs se réalisent, la durée de vie du
bénéficiaire diminue d’autant.
Il existe dans la littérature, les contes pour enfants, les films, les bandes
dessinées et surtout les épopées chevaleresques ou de sorcellerie, de
Lancelot du Lac à Harry Potter, des milliers d’objets magiques. Tous
donnent des pouvoirs qui transcendent le porteur, mais il est rare qu’ils
n’aient pas leur petit défaut. De manière incontestée, le pouvoir qu’ont pris
les écrans dans notre vie quotidienne, leurs performances surhumaines font
de ces objets des objets magiques – ou du moins peuvent-ils être perçus
comme tels pour les adultes et pour les enfants.
Avant de devenir le premier objet de conflit entre parents et enfants,
l’écran du smartphone ou de la tablette relié à Internet est un objet de
consensus inouï, comme évoqué plus haut. Le smartphone et la tablette
servent à gérer le jeune enfant, à le rendre captif de l’image. Il ne dérange
plus à table, ne perturbe plus le voisinage et permet aux adultes de
continuer leur vie comme s’il n’était pas là. Je suis un peu sévère, mais le
constat est cruel dans toutes les cultures et sous toutes les latitudes. Ainsi,
l’objet est magique pour l’enfant, mais il est aussi magique pour les parents
qui ont découvert là une baguette qui rend les enfants sages. Vous rendez-
vous compte de l’aubaine ? L’intégralité des contes pour enfants était
destinée à en faire des enfants sages, toutes les morales enseignaient la
bonne place de chacun dans un monde idéal. Les enfants remerciaient leurs
parents d’être nourris, sinon ils pouvaient finir comme Hansel et Gretel, et
les enfants désobéissants finissaient dans la gueule du Croque-mitaine. Tout
ça, c’est de l’histoire ancienne. Un rectangle hypra technologique a
remplacé contes, cris, morales et veillées… Le môme est content et les
parents aussi !
Le pouvoir parental remis en cause
Incontestablement, et comme dans les histoires d’Harry Potter, une part
de l’éducation de l’enfant est confiée à ce talisman surpuissant. Là encore,
il y a une grande différence entre le joujou inerte tel que la poupée ou la
petite voiture à qui l’on donne vie, et l’objet proposant qui impose sa vision
et ses activités. Il faut être conscient que confier son enfant à la machine,
c’est accepter de perdre une part de son autorité parentale. À ce titre, le
smartphone et la tablette représentent des modèles de cette soi-disant
« convivialité intuitive », mots positifs pour signifier que l’utilisation de ces
machines ne fait jamais appel ni à l’intelligence ni à la réflexion, ni à
l’imagination, mais à une logique toute bête moins complexe que le premier
jeu infantile qui consiste à enfiler des cubes dans des trous carrés et des
ronds dans des cercles. Un bébé de 2 ans sait aller chercher les photos sur le
smartphone de maman, les agrandir et les faire circuler. Il sait quelle
application il doit solliciter du doigt pour voir s’ouvrir son monde enchanté.
Objet magique de paix sociale au sein de la famille, mais attention, comme
pour tout objet magique et comme pour la peau de chagrin, plus on l’utilise,
plus s’installe l’addiction qui va bientôt créer le conflit familial. C’est bien
connu, et comme dans tous les contes, il ne faut pas abuser des pouvoirs
magiques. Ce qui est finalement un jeu bien pratique pour les parents et
l’environnement intolérant est bien autre chose pour le jeune enfant.
Nous avons en effet l’habitude de projeter sur les enfants nos propres
modes de pensée, sans imaginer qu’un enfant n’a ni notre recul, ni notre
expérience pour pouvoir juger de la négativité d’une action. Ce qui est
donné par les parents et qui est agréable est automatiquement une très
bonne chose, comme la purée de pommes de terre ou les nouilles en forme
de lettres de l’alphabet. Il est d’ailleurs rarissime que les parents donnent
aux enfants volontairement de mauvais objets, comme un couteau, une
hache ou une bouteille d’eau de javel, par exemple. Donc, le smartphone est
bon comme les nouilles, ou du moins comme le doudou, mais il a un petit
truc en plus : il évite tout travail intellectuel et se laisse regarder et écouter
dans la plus grande passivité. Plus que tout, il se substitue à la gestion
parentale de la vie quotidienne du bébé et du jeune enfant, mais ce pouvoir
perdu a un prix. Le désir de l’enfant de retrouver à la fois ce plaisir
hypnotisant, et l’incroyable harmonie familiale crée de fait une double
addiction et une forme de soumission à l’objet dont nul ne peut prendre
conscience, sauf… sauf quand vers 5 ans, l’objet paré de toutes les qualités
commence à prendre le pas sur l’autorité parentale, et que le smartphone
devient un objet de chantage : « Tu manges à table et après tu pourras
regarder ton film. » Début d’une spirale qui ne cessera plus, jusqu’à
l’abandon d’un des deux combattants, en général les parents vers l’âge de la
préadolescence. La peau de chagrin deviendra alors l’objet central des
négociations éducatives remplaçant toutes les autres : « Tu fais tes devoirs
et tu auras le droit de jouer 15 minutes », « Tu n’as pas travaillé à l’école, tu
seras privé de tablette », etc. Mais souvenons-nous que ce n’est pas l’enfant
qui a fait de cet objet le centre de toutes les activités familiales, il n’a fait
qu’adhérer à la doxa de son environnement et de son temps.
Mais le smartphone et la tablette ont aussi un terrible défaut par rapport à
la télévision. L’expérience du smartphone parental, pour le jeune enfant, est
une expérience solitaire et sans contrôle, si ce n’est celui du fabricant de
programmes. Des séances de plusieurs minutes sans échange, sans lien ni
physique ni affectif avec l’adulte, comme une absence… Comme si l’enfant
était confié à la tablette, à l’école des sorciers, quand on n’a plus le temps ni
la patience de gérer la pénibilité d’une éducation. Jamais dans l’histoire de
l’humanité, il n’a été possible de confier aussi longtemps un jeune enfant
(entre 2 et 4 ans) à une activité sans présence de partenaires de jeux,
parents, copains, frères ou sœurs, nourrice. Le livre exigeait que quelqu’un
le lise, l’exercice du dessin tout seul(e) ne durait pas bien longtemps, le jeu,
isolé(e) dans la chambre non plus, et bien souvent, la télé exigeait la
présence des parents à côté de l’enfant, même si cela n’était pas
systématique, au moins était-il possible de partager un moment et
d’échanger sur le contenu du programme.
Le bébé fixe très tôt son attention sur un stimuli, qu’il s’agisse de sa
maman ou d’un objet. Vers 3 mois, il arrive à comprendre et analyser deux
stimuli consécutifs, et son attention est difractée entre son assiette et la
présence de son papa, par exemple. En grandissant, il parvient à analyser en
même temps plusieurs sources visuelles et auditives, ce qui nous est
indispensable dans la vie quotidienne. N’importe qui peut observer la
différence de comportement et d’attention entre un jeune enfant qui regarde
un livre, un paysage, un décor, et même la télévision, et ce même jeune
enfant devant un écran de 12 cm sur 6 à 30 cm de ses yeux. L’attention,
lorsque le jeune enfant est à distance de l’objet principal au sein d’un
environnement, permet une distractibilité naturelle comme moi-même
lorsque j’écris ce texte et que je regarde mon chat, écoute un disque de jazz
et surveille du coin de l’œil l’horloge pour ne pas rater mon rendez-vous, et
vous-même en train de lire ce texte en attendant votre métro. Cette
distractibilité de l’attention est une donnée naturelle de notre vigilance, qui
s’acquiert précisément dès les premiers mois de la vie. Observez le jeune
enfant devant l’écran de smartphone. Son attention est absorbée par l’écran
brillant qui réduit son champ de vision, mais pousse à la concentration
unique comme par hypnotisme. Il est imperméable aux autres sollicitations
sensorielles, comme si sa concentration n’autorisait aucune distraction. Ce
détail peut paraître insignifiant, mais il est un réflexe anti-naturel qui se
grave dans les modes de fonctionnement du jeune enfant lorsque ces
expériences répétées interviennent très tôt dans sa vie. Là encore, la
présence parentale disparaît en même temps que son rôle régulateur, et plus
le petit écran magique prend d’importance dans la vie de l’enfant, moins le
rôle des parents devient important, non seulement en temps passé mais en
valeur.
La peau de chagrin, « la vengeance »
Nous l’avons dit, les objets magiques comme la lampe merveilleuse
d’Aladdin ou le portrait de Dorian Gray qui vieillit pour son modèle
contiennent en eux une contrepartie symbolique, et souvent, on paie au prix
fort les profits que l’on a tirés des baguettes magiques. Dans mon métier
d’éducateur que je pratique depuis très longtemps auprès de familles en
difficulté avec leurs ados, j’ai vu évoluer les objets de conflits
parents/enfants. Scolarité, drogue, rébellion, fugue, refus de partager du
temps, délinquance, violence, musique à fond dans la chambre, torture
mentale, etc. Aujourd’hui, l’essentiel des conflits parents/ados tourne autour
de l’usage excessif et incontrôlable des téléphones portables ou des
tablettes, que ce soit pour les jeux, les séries ou la communication entre
copains le jour et la nuit. Il faut bien entendre dans cette affaire qu’il y a
une différence fondamentale entre la génération Y née sans smartphone,
devenue accro entre 12 et 14 ans où le phénomène ressemble peu ou prou à
toutes les addictions, et la génération Z que nous sommes en train de
fabriquer en ce moment, qui a intégré dans son mental et dans ses réflexes
l’objet smartphone, comme on apprend à marcher et à parler pour
communiquer.
Le développement psychomoteur et intellectuel du bébé et du jeune
enfant a fait l’objet de très nombreuses études. Nous sommes loin de
comprendre toute la complexité mise en jeu, mais quelques éléments, objets
d’observations et d’investigations scientifiques poussées, dominent.
Le cerveau du nouveau-né pèse 400 grammes, celui d’un adulte environ
1500. Le développement du cerveau est complexe, mais est dû à
l’augmentation du volume cellulaire et à la maturation fonctionnelle des
cellules et de leurs connexions. Toute nouvelle acquisition ouvre un champ
infini de connexions neurogénétiques et de myélinisation. L’essentiel des
dernières découvertes dans ce domaine nous indique qu’il y a constamment
des remodelages permanents des circuits neuronaux, laissant supposer une
extraordinaire plasticité de notre cerveau et la possibilité d’adaptation à un
nouvel environnement si besoin en était. Ce qui est plutôt une bonne
nouvelle.
Il n’y a pas grand-chose à dire sur l’influence de ces nouveaux appareils
magiques sur l’évolution motrice de l’enfant, si ce n’est qu’on ignore
encore les effets de l’image scintillante sur les acquisitions de compétences
des globes oculaires et de la modalité visuelle, à la fois sur le where system,
qui permet le repérage spatial des objets, et le what system qui définit
formes et couleurs des objets. On peut supposer que la confrontation
excessive d’un cerveau de jeune enfant avec l’image mouvante à deux
dimensions de façon précoce trompe ces deux axes de la modalité visuelle
(Where system et What system), car les connexions primaires de
reconnaissance de l’environnement ne se font plus seulement sur des objets
concrets en trois dimensions (un biberon, une pomme, un arbre, un lit) mais
sur des images mouvantes et brillantes en deux dimensions. Une nouveauté
en tout cas, quelles qu’en soient les conséquences dans l’histoire de
l’humanité. On sait par ailleurs que le regard, et donc l’attention du bébé et
du jeune enfant, est plus attiré par un objet en mouvement que par un objet
fixe. Cela explique sans doute l’étrange fascination du tout-petit pour les
écrans, à la fois brillants, colorés et mouvants. Mais là encore, on assiste à
un nouveau mode de mouvement sur un espace réduit et dans un champ de
vision minimal, contrairement à une personne qui se déplace dans une pièce
ou l’assiette qui arrive sur la table. L’univers du bébé et du jeune enfant se
réduit singulièrement, du moins dans les temps spécifiques où il est
confronté à cet écran, minuscule dans ses dimensions mais immense dans
ses capacités. Il est d’ailleurs parfaitement possible que ces mêmes écrans
favorisent le développement de compétences nouvelles et de nouveaux
réflexes pour ces enfants dont on ne sait rien encore, mais
incontestablement, le potentiel d’acquis neurosensoriels et moteurs s’établit
à partir des expériences vécues. L’hyperattention sur les smartphones et
écrans influe de façon essentielle (c’est-à-dire à la racine de notre moi) sur
les enfants concernés.
Il en est assurément de même avec la perception tactile. Dès 2 mois, le
bébé perçoit au toucher les formes, la texture ou le poids d’un objet dans sa
main. Cette reconnaissance est bien évidemment essentielle pour son
quotidien et sa vie future. Ce qui est lourd, gros, doux ou dur, adapté à sa
force et à son désir, ce qui nécessite l’aide d’un adulte. Le chat est doux
mais peut griffer, le biberon est trop lourd pour moi, mais bientôt je pourrai
boire seul, etc. Chaque objet ressenti par le toucher est identifié et relié à sa
forme visuelle et son utilité, son agréabilité ou son inutilité… Là encore, le
smartphone, qui en soi est un rectangle plutôt dur et léger, est sans rapport
avec son utilité. Il peut être muet, noir, mais aussi extraordinairement
animé, il peut faire du bruit, de la musique et des sons déplaisants, il peut
montrer des photos de bébé ou de maman ou du petit cheval. Sa forme et
son poids sont sans lien avec sa capacité, comme la baguette magique ou la
lampe d’Aladdin, et contrairement à tous les autres objets qui entourent
bébé, ce n’est pas le rectangle noir qui est à identifier, mais tout ce qu’il
contient, sans rapport avec la banalité de son apparence. Tromperie sur la
marchandise si je puis dire, mais encore une fois, tromperie du tout petit
enfant qui est en phase d’élaboration de son système de pensée, celui qui le
constituera sa vie durant.
Il y a en revanche plus à dire sur l’acquisition sensorielle et le
développement cognitif. À titre d’exemple, et pour bien pénétrer dans le vif
du sujet, Piaget7 évoque souvent ce qu’il nomme « la permanence de
l’objet » qu’il situe chez le nourrisson vers 9 mois. Cela signifie qu’un objet
continue à exister même après qu’il a disparu du champ de vision de
l’enfant, et partant, que le bébé est capable de représentation symbolique et
de sentiment de manque (autre que pour la nourriture et les besoins
physiologiques). Des expériences ont même démontré que cette
« permanence de l’objet » pouvait intervenir beaucoup plus tôt dans le
développement du nourrisson. Cette expérience d’acquisition tout à fait
essentielle, qui suppose une organisation mentale extraordinaire et un
nombre illimité de connexions neuronales nécessaires à une telle opération,
repose sur la présence/ absence d’un objet quelconque.
1) L’objet est là, l’enfant le regarde, le touche, lui sourit ou lui fait une
grimace.
2) L’objet n’est plus là. L’enfant oublie son existence, ou 2 bis) L’objet
n’est plus là, mais l’enfant continue à l’imaginer, il lui manque, il le désire,
ou au contraire le craint encore dix secondes, une minute, trois minutes, une
heure, etc.
Il se trouve que depuis l’existence de l’homme, et si l’on ignore les
mythologies et les sortilèges des écoles de sorciers, un objet n’a toujours été
qu’un objet, même s’il pouvait et peut encore être chargé d’une symbolique
particulière. (Sophie la girafe que Mamie et Papy ont offert n’est pas tout à
fait la même que Sophie la girafe trouvée par hasard). Mais qu’en est-il de
cet objet auquel le tout jeune enfant a accès depuis son plus jeune âge ? Un
objet qui peut être là tout en étant absent puisqu’il ne donne plus d’images
et de sons, mais aussi un objet qui ne disparaît jamais puisqu’il est soit collé
à l’oreille de Maman ou Papa, soit dans leurs mains où il sert à jouer, à
communiquer, à consulter, à photographier. Le smartphone fausse tous les
usages de l’objet « piagetien » de la clef, du joujou, du biberon, puisqu’il
perd son intérêt non pas par ce qu’il est, mais par ce qu’il peut être d’une
part, et également parce qu’il est perpétuellement présent, tout en étant
particulièrement absent pour l’enfant qui n’y a soudain plus droit, alors
même qu’il était fasciné par lui. Pourquoi ? Au nom de quel principe,
puisque l’objet est encore visible et que maintenant il amuse Papa ou
Maman ?
C’est donc sans doute sur le plan des acquisitions cognitives que l’on
peut être le plus interrogatif au regard de ce que la science nous a apporté
ces dernières années sur les modes d’apprentissage infantiles.
On appelle « praxies » tous les mouvements volontaires orientés vers un
but. Saisir l’objet, l’empiler sur un autre. Ces praxies sont de plus en plus
complexes à mesure que l’enfant grandit. Pour le coup, ces praxies sont
intégralement apprises par l’expérience entre deux et treize ans. Chacune de
ces praxies correspond à une infinité de connexions neuronales qui, bien
sûr, s’inscrivent dans notre cortex jusqu’à ce que la maladie ou l’exigence
d’un environnement différent nous les fassent oublier. (Oui, contrairement à
ce que l’on dit, on peut oublier comment l’on fait du vélo si on n’en fait
plus pendant quarante ans… ou pas). Cela ne veut pas dire que l’on
n’apprend pas après 13 ans ! Le geste volontaire d’apprentissage est donc
corrélé à l’expérience et s’inscrit durablement dans la constitution même de
nos acquis profonds. Une fois encore, nous proposons à nos jeunes enfants
une toute nouvelle expérience à travers les objets connectés permanents,
encore une fois, l’image mouvante à laquelle on les soumet entre deux à
trois heures par jour n’est ni préhensible, ni palpable, elle ne se laisse pas
dominer par le geste, elle n’obéit à aucune règle de la maîtrise naturelle de
l’objet mouvant. Si l’on arrête le ballon lancé par papa d’un geste de la
main et que le cerveau enregistre le lien entre le geste fourni et le résultat
obtenu immédiatement et pour toujours, aucun geste n’interrompt le ballon
qui roule sur l’écran, et en dépit des efforts fournis, aucune action
n’entraîne de réaction sur l’objet mouvant, et le cerveau enregistre aussi
l’impuissance des efforts fournis. Je rappelle qu’entre 2 et 3 ans, l’image du
smartphone ou de la tablette n’est pas perçue comme un monde virtuel
détaché de la vraie vie. Cette opération mentale de la virtualité de l’image
intervient vers 5 ou 6 ans, et la séparation du monde du réel avec le monde
imaginaire plus tard encore (entre 8 et 10 ans pour Rieben ou Piaget).
L’imaginaire, nous l’avons dit, est une nécessité de l’évolution de l’enfant,
nous parlons bien ici des imaginaires imposés et à la limite du réel,
puisqu’ils parlent, vivent, bougent, réagissent et parfois interagissent, et
heureusement pour nous, ils n’ont encore aucune odeur ni chaleur. Le
danger étant en effet d’introduire une confusion mentale chez l’enfant dans
l’acquisition des praxies. Nous savons de façon certaine que ces
acquisitions praxiques varient énormément d’un enfant à l’autre, non en
fonction d’inégalités génétiques (à l’exception de troubles moteurs
spécifiques) mais bien en fonction des expériences vécues par chacun. On
voit à 3 ans, au tout début de l’école, des enfants qui s’habillent seuls,
d’autres qui n’en ont même pas l’idée, on parle d’autonomie de l’enfant,
mais il s’agit simplement de ces praxies d’imitation intégrées ou non. Cela
ne dit rien des capacités intellectuelles des uns ou des autres et on ne peut
parler de « retard », mais simplement de rapports à l’expérience différents.
Plus l’enfant a assimilé le pouvoir de ses gestes, mais aussi de sa parole sur
l’environnement, et plus il peut interagir avec cet environnement. Tourner le
robinet pour faire couler l’eau, mettre le gilet avant le manteau, cacher la
balle pour la rendre invisible, se repérer dans l’espace, etc. L’observation
des petits enfants dans une cour de récréation nous renseigne suffisamment
sur les compétences acquises en fonction des expériences vécues. Le
virtuel, lui, n’amène aucune interaction avec la réalité-imagination. On
assiste, impuissants, aux scènes en mouvement comme dans un spectacle.
Beaucoup vont me rétorquer que les smartphones et tablettes ne sont
qu’un temps (entre deux et trois heures par jour) pour les enfants et qu’ils
peuvent bien développer toutes ces praxies ailleurs dans la journée. Je
rappelle que les expériences sur ces objets magiques ne s’additionnent pas
au temps passé à d’autres jeux, mais se substituent, c’est-à-dire que l’on
impose à nos jeunes enfants ce qui est dénoncé haut et fort par les
spécialistes du Big Data : le remplacement par une machine des opérations
que notre cerveau devrait normalement exécuter (calcul, orthographe,
calendrier, conduite, organisation, dessin, etc.) ne nous amène pas à
accomplir de nouvelles opérations, juste à endormir nos compétences.
En bref, nous prenons le risque non négligeable de diminuer les
acquisitions de nos jeunes enfants, mais surtout d’empêcher leur cortex
d’opérer les connexions nécessaires à leurs acquis de base avant leur
affinement futur. Ce qui revient à dire pour être parfaitement trivial que le
fait de savoir entasser des briques sur une sorte de Tetris ne remplacera
jamais le fait d’entasser des cubes avec ses mains, et que le fait de le croire
est une parfaite illusion, car même si intellectuellement l’opération est la
même, pour le jeune enfant, l’inscription dans le cortex de l’opération est
radicalement différente, et si l’on peut défendre que le virtuel est une très
bonne chose pour notre cerveau et nos réflexes pour les adolescents, en
aucun cas il ne l’est pour les jeunes enfants entre 2 et 6 ans. Il faut être
prudent en termes de diagnostic, car nous n’avons pas le recul nécessaire
pour mesurer aujourd’hui les effets de ces nouvelles formes d’apprentissage
sur les jeunes enfants, mais les spécialistes estiment que le nombre
d’enfants venus consulter pour « dyspraxie » ou trouble du geste est en
permanente augmentation8.

7 Mémoire et intelligence, Paris, PUF, 1968.


8 Dozières-Puyravel Blandine, doctorat de médecine, 2014.
Muthos vs Logos

Dans le monde antique, Muthos, ou la parole, est un message chanté par


le poète inspiré par la muse. La parole n’a de sens que si elle donne un sens
au monde : le sens du vent, des arbres et de la mer… Le Muthos est chargé
d’une force unique puisqu’il est la parole unique du poète. Le Logos, en
revanche, est la parole de la raison, celle qui ne vaut plus uniquement par la
beauté de son langage mais à travers ce que le philosophe apporte de
rationalité. Le Logos vaut autant par ce que le philosophe entend que par ce
qu’il dit. C’est la raison.
Nous savons que le bébé est d’abord et avant tout sensible à la voix
maternelle comme à son odeur. Du reste, cela est dû au fait de sa vie intra-
utérine et de l’accoutumance de son oreille interne à la vibration spécifique
du son de la voix maternelle, puis de son oreille externe au son proprement
dit. Comme pour notre Muthos, la parole est une suite de mots ayant un
sens parce que prononcés par une personne inspirée par la muse. Dits par le
voisin, ces mots n’ont plus aucune signification, ils ne sont pas même
audibles. Les premières intonations, les accents, ce que l’on nomme
« contrastes phonétiques », vont se faire par catégorisation entre ce qui
vient de la mère ou non. Entre 10 et 12 mois, les bébés analysent et trient
dans le mélange de paroles ce qui vient de leur muse unique et favorite et ce
qui vient d’ailleurs. Ils apprennent ainsi la chanson de la langue dite
« maternelle ». Puis, passant progressivement du Muthos au Logos, notre
bébé va, entre 1 an et 2 ans, acquérir 300 ou 400 mots reconnus pour
développer une compréhension du monde à travers le langage. Bien sûr, de
la compréhension dépend l’expression, qui passe du babillage aux mots à
double syllabe (« tété », « tata », « mama »), puis aux mots vers 18 mois,
avant de progresser vers un lexique de plus en plus complexe, directement
lié à la richesse du langage de son environnement. Le Logos se comprend
d’ailleurs à l’image de la maïeutique socratique comme un échange entre le
maître et le disciple, et notre bébé n’apprend à parler que dans l’échange,
d’abord avec sa muse, puis avec un entourage aimant et structurant. La
parole, comme tout apprentissage infantile, passe par l’affect et l’empathie.
Pour notre malheur, le smartphone parle une langue étrange. Elle n’est
pas celle de la mère, elle n’est pas celle de l’environnement, elle n’émane
pas d’un être, poète inspiré par une muse, pas non plus d’un être
bienveillant qui chercherait à donner sens à la vie. Non, c’est un son
reconstitué par électronique dont on a supprimé des vibrations indésirables
par étêtage, comme on le fait en musique pour des enregistrements MP3. Et
si nous reconnaissons une voix, elle perd toute forme de chaleur pour un
bébé en étant produite par un appareil électronique, d’autant que beaucoup
des textes accompagnant les programmes pour très jeunes enfants ne sont
pas lus par des comédiens mais générés par des machines électroniques. La
langue n’est ni Muthos ni Logos, mais lisse et sans aspérités. Elle s’adresse
à des adultes ayant la capacité de comprendre le contenu sans s’attacher au
contenant, ce qui évidemment ne correspond pas à l’évolution de l’enfant
jusqu’à ses 5 ans environ.
Il se trouve que depuis la nuit des temps, la mère et l’environnement
proche comprennent absolument, par une sorte de liens extra-sensoriels
innés, le stade de langage de l’enfant, et adaptent naturellement leur
discours au bébé. Les échanges sont permanents, on le voit à ses réactions
lorsque le jeune enfant comprend ou quand il n’a pas encore le bon niveau
de compréhension. On remplace alors par des gestes, on mime, on simplifie,
on baragouine, et cela finit par un câlin, langage universel. Oui, mais la
machine, elle, déroule son discours soi-disant adapté à l’enfant, sans
échange, sans observation et sans retour. Le jeune enfant est ainsi exposé,
au-delà de l’image, à un flot ininterrompu de paroles sans que son
intelligence ne puisse déchiffrer la chaleur du mot prononcé par un proche
aimant, ni le sens de cette musique sans colonne vertébrale.
Il faut bien resituer ce genre d’expérience dans le contexte qui est le nôtre
aujourd’hui. Il ne s’agit plus d’un jeune enfant qui croise par hasard la
machine en compagnie d’un parent qui serait, en quelque sorte,
l’intermédiaire entre le smartphone ou la tablette et le bébé, mais de séances
longues et répétées de solitude avec l’appareil comme on le voit souvent en
voyage, au restaurant ou dans le salon de la maison familiale. Pour l’enfant
et le bébé, le langage n’est pas un verbiage désincarné. Il est habité de celui
qui parle, de l’intonation, du timbre de la voix, de l’amour que véhicule la
chanson du mot. Plus que tout, l’acquisition du langage se fait par cette
incarnation affective qui s’inscrit dans la mémoire en construction du
nourrisson à travers des sensations intégrées. Les mots dissociés de ces
sensations ne sont rien, d’aucune utilité et probablement dangereux en
termes de cognition générale. Il ne peut y avoir de Logos qui ne soit
précédé d’un Muthos. La compréhension froide n’interviendra que si le
premier stade de la compréhension affective a été engagé.
La question n’est pas que nos enfants passent systématiquement à côté de
la première phase magique du langage ; elle est que le temps passé, inutile
et confus, à l’écoute de la machine est un temps en moins au contact de la
société des hommes, et que l’impact de cette non-culture est exponentiel
face au temps perdu, car le bébé comme le jeune enfant sont fascinés par
l’écran hypnotiseur.
Sophron de Syracuse et le mime

Le théâtre est né du mime, ce mime qui, au milieu de l’arène, imitait en


se moquant les spectateurs, ses contemporains et les seigneurs de l’État. Le
mime était capable, sans prononcer un mot, d’évoquer une personnalité, et
ceci dès le Ve siècle. Le premier mime connu s’appelait Sophron de
Syracuse et jouissait d’une relative liberté qui l’autorisait à rire de tout. Il a
eu de nombreux élèves, et la pantomime est devenue un art à part entière
avant d’être interdite vers le Ve siècle par l’Église catholique qui voyait là
une diablerie, et de renaître vers le XVIe siècle.
L’expression artistique, le théâtre, la danse viennent de notre incroyable
compétence à imiter et à se mettre à la place de l’autre que l’on observe ou
que l’on a observé. C’est un talent pour certains, c’est aussi notre premier
mode d’apprentissage, le plus efficace et le plus ancien. Très récemment,
les psychologues ont montré par divers tests que les bébés, dès 4 mois,
étaient sensibles aux réactions empathiques des adultes, et qu’eux-mêmes
ressentaient cette empathie envers les autres, bébés ou non.
Ce sentiment est une conséquence directe des sentiments qui ont été
portés au nourrisson par son entourage, et singulièrement par sa mère.
L’apprentissage n’est donc évidemment pas que l’acquisition de techniques
et de modes de communication comme le geste ou la parole, mais bien plus
encore le mode d’emploi des échanges affectifs avec la société des hommes,
le langage infra-verbal et le développement du sentiment au sens large du
terme. L’empathie n’est pas qu’un doux sentiment, elle est aussi
indispensable à notre survie sociale que la nourriture. Comme dans le cas de
notre mime grec, le reste de notre histoire découle du fait d’avoir imité de
bons modèles dès notre plus tendre enfance.
Cette communication mère-enfant au centre de notre « moi » profond est
automatiquement impactée par la présence permanente du troisième
personnage. Le complexe de Bip, c’est précisément l’obligation faite à la
mère de trianguler en permanence la relation au bébé, par la présence quasi
organique du smartphone, intrus dans la relation la plus intime qui n’ait
jamais existé. (Dans les premiers mois de la vie de l’enfant, la mère est
souvent plus impliquée que d’autres, mais il en va de même pour le père et
les fratries en général.)
Comment se développe ce sentiment d’empathie, fait de regards, de
gestes, de pensées, de caresses, de sourires, lorsqu’un troisième personnage
« portable » accapare les adultes référents, y compris pendant les tétées,
comme on peut le voir dans les cliniques ? Imaginez quelques secondes la
différence de vécu d’un nourrisson entre une tétée au sein (maternelle) ou
au biberon (mère, père ou autres), où l’adulte n’a d’yeux que pour le bébé,
lui parle doucement, le caresse pendant qu’il tète, et ce même repas donné
en téléphonant, la tête penchée pour empêcher le smartphone de quitter
l’oreille. Certains trouveront que j’exagère le trait. Pourtant, je l’ai vu
plusieurs fois depuis que l’écriture de ce livre est devenue centrale dans ma
vie. Si, comme nous l’avons dit, l’accès à l’empathie – qui est la base du
lien humain – passe par tous les rapports duels entre un adulte et un bébé,
imperceptibles et permanents, alors oui, la présence de ce troisième élément
est une catastrophe dans la construction de l’individu et risque de grever
sérieusement la capacité au lien social de toute une génération. Cela est
d’autant plus facile à admettre que ce smartphone, d’abord à l’usage des
parents, deviendra progressivement le premier outil naturel du jeune enfant
qui, face à l’écran, n’aura pas non plus l’occasion de développer les codes
naturels de l’empathie.
Il est évident que ce sujet est réellement problématique, car si les
messages de prévention sont nombreux et nécessaires sur la question de
l’usage du téléphone portable par les enfants, il n’y a rien sur cet usage par
les adultes en présence du jeune bébé, et c’est à mon avis un problème
extrêmement grave qu’il serait assez simple d’enrayer sur une décision
politique énergique.
Il est assez logique que nous soyons devenus des esclaves volontaires de
nos smartphones, tout a été fait pour cela par des gens qui savent comment
rendre un produit addictif. Cette servitude volontaire est assez douce, elle
nous évite bien des efforts intellectuels et nous simplifie la vie, nous permet
d’échanger avec tout un chacun, de tchatter sur des réseaux, de jouer, de se
renseigner, d’apprendre et de devenir un objet social. Le smartphone a
même permis aux plus timides d’entre nous d’oser communiquer,
d’apostropher jusqu’au président de la République en personne !
Aujourd’hui, personne ne peut dire si le smartphone est un objet utile à la
démocratie ou si, au contraire, il est une forme de contrôle permanent de
nos libertés. Le débat n’est d’ailleurs pas essentiel, car nous ne ferons pas
machine arrière.
Le temps où des continents entiers résistaient aux hégémonies n’a pas été
le plus heureux pour les peuples mis sous le boisseau du communisme, par
exemple, mais il est désormais révolu et les 7 milliards de puces en
circulation sur notre planète suffisent à nous le rappeler. Servitude douce et
volontaire donc, mais plus encore banalisation d’un fait par sa
surmultiplication. Ce fait sociologique est très connu et très décrit dans la
littérature. Lorsqu’un mode de vie devient habituel, il devient la norme et
nous perdons la capacité de le remettre en cause. Le téléphone portable était
une découverte pour les gens qui ont une cinquantaine d’années et plus
aujourd’hui, il était un acquis en évolution que l’on apprenait à maîtriser
pour ceux qui ont 30 ans et plus, il est constitutif de notre individu
aujourd’hui comme aucun autre objet ne l’a jamais été. Il n’est même pas ce
qu’a été le chapelet ou la croix au cou de nos anciens, ni le walkman des
années 1980. Il n’est même pas ce que pourrait être un animal de
compagnie ou le fusil du chasseur. Il est devenu une sorte de 5e membre
organique pour la génération Z, qui a hérité des générations précédentes. La
génération Z ne se posera pas plus la question de la permanence du
téléphone portable que nous nous posons la question de l’utilité de nos
jambes pour marcher, car l’enfant des nouvelles générations aura-t-il vu un
jour ses parents sans smartphone ? Et d’ailleurs, verra-t-il un adulte ou un
adolescent sans smartphone ?
Cette question de la remise en cause de l’« apprentissage » de l’empathie
est très curieusement passée sous silence, alors même qu’il est essentiel
pour l’enfant, adulte en devenir, mais aussi pour l’organisation sociale dans
son ensemble. Il est probable que notre culpabilité en ce domaine nous
empêche toute objectivité. Il n’y a d’ailleurs pas débat dans ce domaine. Si
nous pouvons admettre que l’usage des écrans pour le jeune enfant est une
forme de préparation à l’avenir et, somme toute, une entrée dans le monde
qui sera le sien, il est en revanche difficile d’accepter un monde à venir
dans lequel le sentiment d’empathie qui régit le « vivre ensemble » aura
beaucoup diminué, remplacé certainement par des algorithmes.
Le roi est nu

Dans l’un de ses contes9, Andersen parle d’un empereur très puissant qui
aimait par-dessus tout les beaux habits. Un jour, deux tailleurs
particulièrement malins et menteurs lui promettent un costume coupé dans
une toile plus fine que le lin, plus légère que la soie. L’empereur est ainsi
habillé et se présente devant son peuple… qui est admiratif. Alors, un petit
garçon dans l’assistance dit tout bonnement ce que chacun voit mais n’ose
dire : « Mais le roi est nu ! » Tous le reconnaissent alors, mais cela
n’empêche pas notre empereur de poursuivre son défilé…
Nous sommes actuellement dans la situation de cette foule qui regarde,
admirative, notre nouvel empereur dans le monde de Bip, ce souverain qui
peut tout imposer en toute impunité. Nous savons que nous sommes
dépossédés de notre savoir et de nos compétences par une machine qui se
substitue à nous. Les enfants nous crient : « Le roi est nu ! », mais nous
continuons de regarder la machine qui avance sans nous soucier de
l’évidence. Les enfants nous crient : « Le roi est nu ! », car eux n’ont pas
demandé à naître dans un monde où nous sommes dépossédés de nos
compétences.
Lorsque le GPS nous a permis d’aller d’un point à un autre, nous avons
été très heureux. Puis il s’est imposé dans la voiture, dans notre poche, à tel
point que nous n’avons plus utilisé de cartes routières et nous avons fait
confiance à la machine. Beaucoup d’adultes savent encore lire une carte
routière, mais elle est devenue inutile et encombrante. On s’est rapidement
rendu compte avec le GPS nous imposait un chemin qui était peut-être le
plus rapide, mais nous faisait rater pas mal de sites passionnants. Qu’à cela
ne tienne, le GPS a proposé des parcours sans autoroute, puis des parcours
touristiques, parcours géniaux puisque, en plus, on nous conseille le
restaurant et l’hôtel adéquats ! Beaucoup d’entre nous savent encore lire un
guide, téléphoner pour réserver dans un hôtel, certains savent encore se
laisser guider par le hasard et aller déjeuner dans un restaurant qui paraît
charmant, mais il est tellement plus rapide et rationnel de faire confiance à
son GPS !
Nous pourrions faire la même remarque avec le correcteur d’orthographe.
Beaucoup d’entre nous savent encore écrire sans fautes, mais la machine
nous apporte un deuxième œil pas inintéressant au regard de ces fautes
récurrentes qui nous guettent tous et toutes. Pour ma part, j’ai un mal de
chien à intégrer l’orthographe du mot « intéressant », auquel je veux
absolument mettre deux « r ». Le correcteur automatique est bien pratique
et, de plus, il m’évite de me contraindre à apprendre par cœur le mot rétif.
Voilà ! Il m’évite de réfléchir et d’intégrer une règle, autrement dit, de
connecter quelques centaines de neurones, et c’est bien reposant.
Le problème étant que pour l’enfant venu au monde dans la génération
« Bip », le choix ne se pose pas en ces termes. Il n’a tout bonnement pas à
apprendre à se repérer à partir du nom des rues dans une ville ou à se casser
la nénette à apprendre une orthographe pénible et parfois absconse, mais
tout bonnement à se reposer sur ce que lui offre la machine. Je ne défends
pas la complexité de la langue française ou la galère à traverser Marseille
quand on n’y est jamais venu, je constate simplement que nous avons choisi
de confier des tâches à une machine et que, ce faisant, nous avons perdu les
modes d’emploi et empêché nos enfants d’apprendre à faire sans. L’enfant
n’a rien demandé et crie que le roi est nu dans un silence de cathédrale !
Nous ne pouvons plus rien pour lui. Ce qui est un progrès pour nous est
un acquis pour lui. On me rétorquera qu’il en a toujours été ainsi depuis la
nuit des temps, et qu’avant la roue, on ne connaissait pas la roue… Il y a
toutefois un détail important qui diffère avec le smartphone : c’est sa
capacité d’addiction, un peu comme si le produit avait le même effet sur le
circuit de la récompense qu’une drogue Avouez qu’il s’agit là d’un produit
miraculeux qu’il serait absurde de refuser ou de discuter. Et si certains
d’entre nous, un peu rebelles, résistent parfois à l’attrait du monde de
« Bip » en ayant trouvé quelque autre drogue et quelque autre moyen de
communication de type signaux de fumée, il faudrait être sacrément
caractériel pour rejeter un outil éminemment pratique, reposant pour
l’esprit, dont les effets secondaires ne sont même pas une bonne gueule de
bois le lendemain matin. L’effet hypnotisant place le smartphone au-dessus
du lot des découvertes humaines et ne laisse pas trop le choix à l’enfant, qui
subit sa double influence depuis son plus jeune âge, de telle sorte que nous
l’empêcherons bien vite et à notre corps défendant de s’écrier : « Le roi est
nu ! » puisqu’il ne l’aura jamais vu habillé.

9 Les Habits neufs de l’empereur, 1837.


Thot, un dieu bien pénible

Thot, que l’on représente souvent avec une tête d’ibis, est né de Râ lui-
même et incarne le savoir absolu, les sciences, les mathématiques,
l’astronomie, la médecine. Aucun sujet ne lui échappe. Partout, il brille et
renseigne les gens. Il n’a qu’un seul défaut : il cause… mais il cause, c’en
est insupportable. Ce n’est pas faute de lui dire, mais voilà, si vous voulez
apprendre, il faut patienter et l’écouter.
Il se trouve que l’apprentissage du savoir est un processus lent et souvent
pénible. Il suppose de lire, d’écouter les maîtres, de faire des efforts
énormes, mais aussi d’apprendre à apprendre. Ce processus est l’un des très
nombreux apprentissages que l’adulte enseigne à l’enfant, et ce depuis le
premier jour de notre socialisation. Apprendre à pêcher, apprendre à
chasser, apprendre à dessiner, apprendre à construire une maison, apprendre
à s’occuper des plus petits, apprendre à cuisiner, sont à l’origine de toute
hominisation puisque contrairement au règne animal, les savoirs humains se
transmettent et s’enrichissent à chaque génération ou disparaissent s’ils
n’ont plus de raison d’être. Bien sûr, au cours du temps, les apprentissages
évoluent, et plus particulièrement ces dernières années, ils ont eu tendance à
s’intellectualiser, le capital réflexion se substituant peu à peu au capital
savoir-faire.
Comme Thot nous le dit, apprendre n’est pas toujours une partie de
rigolade, et en dépit des trésors de pédagogie déployés par tous les
spécialistes du monde, sans un travail acharné, on n’apprend pas à jouer du
piano en regardant le plafond de sa chambre, même si l’on peut imaginer
que l’on en joue, ce qui est déjà pas mal. Mais voilà, une révolution est
intervenue récemment qui a renvoyé le dieu Thot et ses discours alambiqués
aux cuisines de l’Histoire et nous a ouvert un champ des savoirs nouveaux
et inédits qui, pour la première fois, n’est plus régi ni par les hommes ni par
les dieux, mais par les nombres, devenus maîtres du monde. L’intelligence
artificielle calcule presque tout, et bientôt, elle calculera absolument tout en
complexifiant à l’infini les algorithmes. Le monde de l’intelligence est
progressivement confié à des logiques arithmétiques qui deviennent la
réalité et la référence. L’algorithme qui envisage de multiples possibilités à
chaque problème choisit « sa meilleure » en fonction des critères de
réussite, éliminant du champ des possibles ce que lui commande la loi de la
probabilité.
Dans l’histoire du monde, les décisions humaines n’ont jamais reposé
intégralement sur la probabilité, et la quasi-intégralité des inventions et des
créations allait à l’encontre de ce que la sagesse commandait. Des batailles
ont été gagnées et des guérisons ont eu lieu contre toute attente des
militaires et des médecins, parce que le monde ne repose pas que sur la
rationalité : il repose aussi sur notre capacité à la folie et à l’improvisation
inconsidérée, simplement parce que notre savoir humain est fait
d’acquisitions et d’expériences, celles qui nous font toucher du doigt nos
limites et nos dépassements possibles et peuvent nous faire croire
invincibles ou immortels.
Cela est notre problème d’adulte – après tout, nous avons eu le choix et
nous l’avons encore, je ne suis pas obligé de me fier à mon GPS, à mon
simulateur de crédit, à ce que me dit l’étude de probabilités sur les chances
de retrouver un travail si je quitte le mien. En revanche, on peut réfléchir à
ce que nos modes d’éducation et le modèle parental imposent à nos enfants
et ce que nous sommes en train d’en faire au niveau de leur libre choix. Voir
ce petit objet du quotidien décider de toute une tranche de la vie est une
bien étrange image donnée à l’enfant d’une machine plus puissante et plus
décisionnaire que l’autorité parentale elle-même. Quelle est cette société où
l’on se réfère en permanence à des algorithmes pour prendre ses décisions
et, surtout, quelle est cette société où l’enfant voit ses parents appeler le
smartphone à l’aide plusieurs fois par jour ? Veut-on expliquer à son enfant
ce qu’est un oiseau, un arc-en-ciel, un nuage après la pluie en faisant appel
à l’écran magnifié plutôt que de décrire ou dessiner et, mieux encore,
promettre que l’on fera l’expérience ensemble de la beauté de l’arc-en-ciel
ou du nuage après la pluie lorsque l’on en verra un, ou mieux, que l’on
guettera ensemble, comme des chasseurs à l’affût, le plus beau des arcs-en-
ciel, la prochaine fois qu’il pleuvra ? Quel est ce monde où l’on sait les
choses avant de les voir, avant d’en faire l’expérience, ce monde où l’on
n’autorise plus le jeune enfant à faire son apprentissage ? Quel est ce monde
où le calcul remplace le moment convivial et hautement éducatif de la
découverte ?
Le jeune enfant est perméable à tout ce que montrent les parents.
L’amour, la violence, la douceur ou l’énervement, tout s’inscrit comme une
norme fondamentale. Les comportements parentaux sont les comportements
logiques et généraux. Sans s’en rendre compte, notre façon de vivre marque
à vie les modes de vie des enfants, et d’autant plus que l’expérience est
vécue jeune. En faisant confiance en permanence à cette boîte à savoirs,
nous indiquons simplement notre impuissance d’hommes à décider pour
nous-mêmes le chemin à prendre, le bon jour de l’école, le meilleur prix, la
manière de cuisiner, de laver, de se couper les cheveux, l’heure du lever, du
coucher, etc. Tout ceci est pour nous devenu naturellement dédié au
smartphone, mais par choix progressif, et non par modèle parental. Mais
plus profondément, cette société qui tend vers la prise de pouvoir des
probabilités chiffrées, du sommet de l’État jusqu’au cœur des familles,
impose, à travers nous, ce mode de penser et de vivre à nos enfants, et laisse
venir, sans violence visible, un monde toujours prêt à se livrer corps et âme
à la machine plutôt qu’à son esprit de déduction.
Dans le débat qui traverse toutes les sociétés modernes sur le
transhumanisme, la question de l’éducation n’est jamais posée. Elle est
pourtant essentielle ! Quels que soient les choix de nos dirigeants et de nos
philosophes sur cette question que personne ne maîtrise, les enfants prêts à
épouser la cause transhumaniste parce que déshumanisés dès leur naissance
n’auront pas le choix de refuser la domination de la machine sur l’homme.
Nous sommes là, sans doute, au cœur d’une des problématiques essentielles
du complexe de Bip. Notre utilisation abusive et permanente du smartphone
avec nos jeunes enfants entraînera, de fait, une déshumanisation au sens
plein du terme, c’est-à-dire la perte d’une part de ce qui fait l’humain.
L’humain qui, en dépit de ses fragilités, vis-à-vis d’autres mammifères et
face à l’hostilité de la nature, a su s’organiser en ne faisant confiance qu’à
lui-même pour survivre et dominer le monde. En termes de probabilité, ses
chances étaient infimes et il n’aurait même pas tenté le coup s’il avait eu à
écouter les sociologues quantitatifs de l’époque. Thot est un dieu fatigant, il
exige beaucoup d’efforts et d’expériences personnelles pour apprendre de la
vie, de la nature, de ses parents, de ses livres, de ses maîtres… Il demande
d’être ouvert en permanence à l’apprentissage que l’autre peut nous
apporter. Il demande humilité et intelligence, mais il est respecté, car il est
indispensable à notre condition d’homme. Oui, mais voilà que l’on a les
moyens de ne plus apprendre grand-chose, et en 240 signes, comme la
longueur des tweets de Donald Trump. On a les moyens de tout savoir tout
de suite, et de tout oublier aussi. On a les moyens de faire de la musique
sans savoir faire de musique, de peindre sans savoir peindre, d’écrire avec
des aides multiples à l’écriture, d’appréhender le monde sans voyager et
nous n’hésitons pas à faire croire à nos enfants que cela s’appelle la culture
et le savoir.
Thot a perdu la bataille, et comme tous les vieux barbons un peu chiants,
il se tait et nous regarde tristement.
L’arbre du savoir

À quoi sert notre mémoire ? D’abord, sans doute, à ne plus se brûler


quand cela nous est arrivé une fois, à se souvenir des gens qu’on aime et de
ceux que l’on n’aime pas et, bien sûr, à acquérir un savoir auquel on pourra
faire appel lorsque l’on en aura besoin. Dans les cultures de l’oralité, la
mémoire est d’autant plus importante que l’on n’a pas les moyens de noter
par écrit ce que l’on voit ou ce que l’on entend. Il faut se souvenir du
nombre de moutons que l’on possède et de l’endroit précis où chacun aime
paître, mais il faut aussi être en capacité de se souvenir des histoires de la
famille, du groupe humain auquel on appartient et des histoires de la lignée.
On sait par exemple que dans les cultures orales, celui qui racontait une
histoire, un conte à l’assemblée, le disait toujours très exactement de la
même manière à la virgule près, car il en était le détenteur et le
transmetteur. Du respect de l’original dépendait le respect du texte transmis
aux générations futures et, paradoxalement, c’est à partir de l’usage de
l’écriture que le conteur a pu prendre des libertés avec les récits, dans la
mesure où il sait que quelque part, il est écrit pour l’éternité une version
fiable. C’est le cas, si l’on veut, de toutes les démarques possibles autour
des contes de Perrault ou Andersen par Walt Disney et les autres qui, en
réalité, dénaturent le produit, mais sans risque pour l’authenticité de
l’original. L’arbre du savoir était une sorte de totem que l’on dressait au
cœur des villages anciens et qui servait de mémoire, un peu comme lorsque
des photos de voyage nous permettent de nous souvenir de nos escapades.
On y accrochait tel ou tel symbole qui évoquait un souvenir, du bas vers le
haut – le bijou d’un disparu, un os du cheval d’un chef, la plume d’une
femme. Le conteur lisait alors l’arbre comme on lit un pense-bête.
Il se trouve que ce travail de la mémoire est un des axes centraux des
modes éducatifs sans que nous nous en rendions bien compte. Les parents
organisent en permanence la compétence mémorielle de leur enfant, et ceci
dès le premier jour de la vie. Apprendre à se souvenir est une condition
indispensable de survie : habitudes du repas, réponse à la satisfaction,
distinction entre le bon et le mauvais, le dangereux et le non dangereux,
horaires du jour et de la nuit, acquisition des rythmes qui ne sont que de la
mémoire transformée en nécessité puis, bien sûr, très vite, tous les acquis de
prévention et de savoirs multiples, dont le langage et le comportement
adapté.
Ces multiples apprentissages ne sont évidemment pas pensés comme des
moments de passage de savoirs de parents à enfants. Ils sont l’imitation
naturelle et sans effort des modes de vie parentaux, et ces parents sont, à
juste titre, les arbres à mémoire vivants, ceux qui servent à se souvenir et à
construire un monde mental qui ne repose pas sur l’écriture, mais sur
l’oralité comme mode de communication et d’organisation sociales.
L’enfant apprend à lire et à écrire autour de 6 ans, mais il ne maîtrise
pleinement l’outil « lecture et écriture » comme remplacement de son
oralité que vers 8 ou 9 ans dans nos sociétés. Avant cet âge, il fait appel au
langage pour organiser sa mémoire, et cela est très bien. S’il sait aller d’un
point à un autre, seul, c’est parce qu’il l’a fait avec ses parents, ou parce
qu’il en a eu l’expérience seul après s’être trompé plusieurs fois. Dans un
cas comme dans l’autre, il a mentalisé un chemin comme il a mentalisé
1000 choses du quotidien, depuis les histoires de Mamie à la façon de faire
une tarte aux poires pour sa maman.
Ce code oral, qui passait naturellement de parents à enfants, se trouve
singulièrement bousculé depuis quelque temps. Les adultes ont peu à peu
abandonné des modalités mnémotechniques naturelles pour un arbre du
savoir qui fait bien plus que de donner quelques éléments évoquant une
histoire, mais s’est tout simplement substitué à notre compétence à
construire de la mémoire orale. Ainsi, on y pioche toutes sortes de
techniques et de savoirs divers qui pourraient être dans notre mémoire, mais
à quoi bon, puisque la ressource est là ? Nous lui avons délégué une part de
cette responsabilité mentale. Qui se souvient d’un rendez-vous ? d’une
recette ? d’un chemin ? Qui déduit le temps des nuages et du vent ? Qui se
souvient de tous les champignons croisés sur le chemin pour cueillir les
bons ? Qui se souvient du nom des arbres, des oiseaux, des fleurs pour
expliquer à ses enfants et à ses amis ? Qui se souvient du réalisateur du film
en noir et blanc avec Bourvil et Gabin ? Qui se souvient de l’accord de Sol
Maj 7sus 4 après avoir arrêté la musique ? Qui se souvient de la date de
paiement des impôts ? De son salaire exact ? De la liste de ses collègues et
du menu du lundi au restau à côté de la boîte ? Et qui a besoin de se
souvenir de l’orthographe de « défraiement » ou « cathéter » ? Pratiquement
plus personne, et pourtant, plus que jamais, nous sommes capables de
donner toutes ces explications et, mieux encore, si l’on se trompait avant
par oubli, on est terriblement plus précis aujourd’hui. Imaginez juste un
moment ce que la mémoire d’une femme ou d’un homme devait retenir il y
a cinquante ans ! Entre ses rendez-vous, les itinéraires, les listes de
rencontres, le calcul, l’orthographe et la grammaire et ce que nous sommes
contraints aujourd’hui de nous souvenir pour vivre. Attention, je ne regrette
pas cette époque passée et je n’en veux pas au modernisme, il est naturel de
s’emparer de nouveaux outils pratiques qui améliorent la qualité de vie. En
revanche, je suis soucieux du modèle parental donné aux enfants dans ce
nouvel univers, car si les adultes ont décidé de se passer de la mémoire, les
enfants n’ont pas demandé à ce qu’on les en prive. Avec le smartphone,
s’instaure l’alternative d’une mémoire « délocalisée » que l’on a sortie de
son cortex pour la confier à une machine externe. C’est un état de fait et
nous ne reviendrons pas en arrière. La question est plutôt que cette norme
va s’appliquer naturellement aux tout-petits, qui ont accès très tôt à la
machine. C’est tout un mode de « pensée » qui s’impose à l’enfant,
l’abandon de l’exercice mémoriel naturel pour la mémoire du smartphone.
Or, comme nous le disions, il ne s’agit pas seulement de regretter le passé,
mais de comprendre que nous imposons l’abandon d’un fondamental qui
fait notre nature humaine, et ceci, très tôt dans l’évolution de l’enfant. La
construction de la mémoire, le fait de ne pouvoir compter que sur sa
mémoire pour se souvenir, est d’une importance fondamentale pour la
construction de notre intelligence et de notre existence même. D’ailleurs,
cette compétence qui nous distingue de nos cousins singes siège dans notre
lobe frontal et explique en partie notre front droit et non fuyant. Si l’on sait
que la mémoire rapide ou mémoire de travail est plutôt gérée par le lobe
frontal et l’hippocampe, on est à peu près sûr aujourd’hui qu’il y a de
multiples sièges de la mémoire longue et que cette mémoire, nécessaire en
permanence pour vivre et survivre, est partout et affecte chacune de nos
compétences. Tout ce qui affecte ce travail de mémorisation change
fondamentalement nos modes de vie et d’existence, mais aussi notre
intelligence, nos perceptions et nos capacités à survivre. L’enfant de la
génération Z n’a pas à se poser ces questions, il est élevé dans le fait
accompli d’un univers où sa mémoire est largement moins mise à l’épreuve
que celle de ses parents au même âge. Il sait que des millions
d’informations sont stockées ailleurs que dans son lobe frontal et qu’il n’a
pas à être inquiet de les perdre. Elles sont comme le conte de fées écrit à
jamais par Andersen et que l’on peut dénaturer à souhait sans changer
l’original… Son arbre du savoir est infini de connaissances et son cerveau
peut être « vide ».
IV.
Le complexe de Bip
et la perception du surnaturel
Premier commandement

Dans la mythologie biblique, il est fait état de dix commandements


donnés à Moïse par Dieu sur le mont Sinaï. On croit souvent les connaître,
mais le temps a passé et on les mélange tous un peu. Toutefois, le premier
de ces commandements est simple et précis : Tu n’auras pas d’autres dieux
devant ma face. Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation
quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur
la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre.
Et depuis ces temps reculés, on en a adoré des dieux multiples et on en a
fait des représentations de ce qui est au ciel, sur terre et dans l’eau.
Si les auteurs du Texte sont si pointilleux sur le fait de n’aimer que le vrai
Dieu labellisé, c’est qu’ils savent que l’homme a une tendance générale à
tomber en adoration devant des tas d’idoles de passage, plus ou moins
recommandables. Nous savons à quel point l’or, la richesse, le dollar, les
personnalités politiques, les dictateurs charismatiques et la confiance en le
progrès se sont substitués aux dieux traditionnels, et il nous fallait bien un
commandement pour nous en prémunir.
Qu’est-ce qu’une idole ? C’est une figure ou un objet auquel on accorde
un pouvoir magique et surnaturel. Il y a des veaux d’or, des volcans, des
masques, des arbres, des montagnes, des bijoux. On vénère l’idole, elle est
présente à chaque moment de la vie comme Dieu l’est pour les croyants,
elle accompagne l’idolâtre en permanence, on lui parle, et bien sûr, elle sert
à communiquer avec l’au-delà, les êtres disparus et absents. Comment
l’enfant devient idolâtre de l’objet symbolique au sein d’une communauté
humaine ? Eh bien, en voyant en permanence ce demi-dieu dans tous les
moments de sa vie et en constatant que ses modèles, mère, père et proches,
le vénèrent en permanence. Alors, la liste des idoles modernes est longue
depuis le dieu Dollar jusqu’au chanteur de rock en passant par le fusil des
Américains ou les spaghettis des Romains, mais jamais dans l’histoire de
notre humanité, un objet n’a présenté avec autant de rigueur la spécificité
d’une idole adorable. Maman et Papa le tiennent dans leur main, le collent à
leur oreille ou l’ont simplement devant leurs yeux. On lui parle, il répond, il
précède par une sonnerie le moment où l’on me change, où l’on me lave, il
est présent sur la table, dans le salon, il provoque des rires et des pleurs, on
l’emporte quand on sort… Et quand on le perd, c’est une tragédie. On ne
peut plus se déplacer sans lui, et on y entend la voix de Mamie quand elle
n’est pas là, mieux encore, on voit Papy faire son jardin alors qu’il habite à
150 km !
Si Dieu ne supporte pas la présence d’un concurrent, c’est que l’individu
n’est pas programmé pour adorer les dieux et les idoles. Dans sa mystique
naturelle le portant à la sublimation, il doit choisir quel sera l’objet de sa
vénération. L’enfant qui partage sa vie entre ses parents et le portable
connecté depuis sa naissance, et même avant, va construire autour du
smartphone une forme de vénération païenne tout à fait banale, car cet
appareil omniscient le mérite plus que tout autre. Cela signifie que nous
induisons aujourd’hui la société de demain, et si parfois des adultes
résistent au smartphone ou tentent de limiter son usage pour essayer de lire
ou voyager par exemple, nous habituons nos enfants à un objet vénéré qui
prend le pouvoir sur nous. Cela vous paraît exagéré ? Reprenez la définition
de ce qu’est une toxicomanie, cette dépendance qui place la personne
victime en état d’être dominée par son addiction.
Dieu et la dopamine
Lorsque nous ressentons un plaisir quelconque, physiologique ou
psychologique, c’est une réaction chimique complexe qui satisfait une
partie de notre cerveau très archaïque, dans le système limbique, par des
décharges de substances neuroactives naturelles telles que la dopamine,
sorte d’hormone du plaisir. Ce cerveau de la récompense est relativement
binaire et nous permet de distinguer ce qui est bon pour nous de ce qui est
mauvais. Si c’est bon, on en redemande, si c’est mauvais, on n’en veut plus.
Manger des fraises, c’est bon, on garde en mémoire que la fraise procure un
double plaisir, elle nous nourrit et elle est agréable au goût. Manger une
racine amère ou un produit décomposé est mauvais, on n’y touchera plus.
De la même manière, ces hormones du plaisir agissent lorsque notre
bonheur de retrouver un être cher, de gagner au loto ou d’écouter une très
bonne musique nous rend heureux et n’agissent pas lorsque nous perdons ce
même être cher, qu’on nous impose un morceau insupportable ou que l’on
se fait voler son portefeuille. Le système est donc aussi simple qu’un
interrupteur : le « Wanting », je veux (désir), et le « Liking », j’aime
(récompense).
Les drogues agissent toutes un peu de la même manière (à l’exception
des essences inhalées) : elles trompent le cerveau en faisant agir l’hormone
du plaisir de façon artificielle. Le système limbique de la récompense est
ainsi largement sollicité par toutes les formes de drogues, ce qui bien sûr
crée une addiction au plaisir puisque personne ne souhaite se priver de
bonheur ! On sait maintenant aussi, et même sans aller chercher le vieux
Marx et son opium du peuple, que la religion agit exactement comme une
drogue. Prier implique les mêmes zones que la prise de stupéfiants et
interagit avec notre système de récompense. Le « Wanting » et le « Liking »
jouent leur rôle chimique naturel avec leur dose de dopamine nécessaire au
bonheur et le sentiment de mal-être lorsque nous en sommes privés. Voilà
sans doute pourquoi l’homo sapiens se définit aussi comme un être en quête
de sublimation et de divin. Il en va bien sûr de même avec toute idolâtrie
satisfaisant notre besoin d’addiction au bonheur.
Le smartphone répond aussi et mieux que beaucoup d’autres drogues à ce
besoin de réponse au désir (Wanting) et à la satisfaction immédiate (Liking).
Mieux et plus immédiatement que la cigarette ou l’alcool, au même niveau
que la prière ou la méditation, par exemple. Si vous observez dans le métro,
un accro (non joueur, parce que lui n’arrête jamais) au portable : il ouvre sa
messagerie, va sur un réseau social, répond éventuellement, puis éteint. Il se
passe entre trois et quatre minutes, il retourne sur sa messagerie et sur le
réseau social, éteint de nouveau pour trois minutes, de la même manière
exactement qu’un fumeur vous laisse seul à table pour aller s’en griller une,
car son cerveau l’appelle pour lui donner son plaisir régulier. Le
smartphone, comme les drogues et les sublimations en tous genres, crée en
nous une frustration, voire une angoisse sévère lorsque nous en sommes
privés. Perdre son portable est pour beaucoup une forme d’amputation
d’une partie de soi-même comme pourrait l’être la profanation d’un lieu
considéré comme sacré pour un croyant. On ne saurait d’ailleurs plus à quel
saint se vouer.
Mais si le smartphone est devenu une addiction pour beaucoup de nos
contemporains, une idole moderne dont on ne peut plus se passer, comment
est-il perçu par nos enfants ?
Naître accro ?
Il ne fait plus de doute qu’il existe un échange hormonal riche et
complexe entre la mère et le fœtus, et dès la 6e semaine intra-utérine. Il y a
des interactions entre les « humeurs » de la mère et le bébé en formation.
Plaisir, contrariété, bonheur, traumatismes qui se traduisent en chimie
hormonale influent sur le fœtus. Nul doute que l’association de cris de
colère et de contrariété est ressentie comme est ressentie par le fœtus
l’association d’un morceau de musique et du plaisir procuré ou de la
relation sexuelle et du plaisir par le taux de dopamine ou d’ocytocine
déclenché dans l’organisme de la maman. Très naturellement, les sensations
vécues la mère sur le smartphone ou la tablette font partie d’un ensemble de
sentiments ressentis par le fœtus, comme malheureusement est ressenti le
plaisir dû à une drogue exogène au corps, phénomène que les toxicologues
connaissent bien avec ces bébés nés addicts au produit et au sentiment de
plaisir associé au produit, hérités de la mère.
Ainsi, s’il ne fait pas de doute qu’il existe pour les adultes et les
adolescents des phénomènes d’addiction aux écrans maintenant assez bien
repérés et parfois traités, on peut émettre l’hypothèse que la génération des
bébés nés après 2000 ont une probabilité de naître déjà sensibilisés aux
sensations que procure le smartphone. Plus encore, le fœtus entendant la
voix de sa mère lorsqu’il se trouve dans son ventre, il ne fait aucun doute
que le bébé naît avec ce désir rassurant d’entendre de nouveau cette voix au
téléphone, voix qui diffère assez largement de la voix naturelle lors de
conversations normales.
Notons une fois encore qu’il n’est pas anormal que les bébés naissent
riches des habitudes parentales. Dans l’idolâtrie ou la religion des parents,
cela est même la norme depuis pas mal de siècles. Constatons simplement
que cette nouvelle forme d’adoration et d’addiction n’était pas forcément
prévue au programme, et surtout, que nous ne savons rien de ce qu’elle va
créer de bonheur ou de souffrances nouvelles. C’est pourquoi nous tenons à
énoncer les multiples facettes de ce complexe de Bip dans un but de
prévention, ou en tout cas d’alarme à l’adresse des parents.
Le bébé naît donc avec une belle appétence pour cette nouvelle
technologie de la communication, au moins égale à l’appétence d’un bébé
né dans une famille très croyante qui tire son bonheur de la prière ou d’une
maman usagère d’opiacés qui n’a pas ralenti l’usage des produits durant la
grossesse, et ça tombe bien, car ce nouveau-né va arriver dans un univers
dédié en grande partie à cette idole impalpable dont il a tant entendu parler
sans la voir. Dès son apparition, il va se retrouver confronté à l’appareil
omniprésent accroché à l’oreille de ses parents, devant lui, sur le lit, à côté
du sein, idole avec sa voix intempestive, ses sonneries de colère dans les
aigus et sa lumière bleue permanente. Il est là !
De cette façon – et finalement, c’est peut-être rassurant – si le bébé naît
dépendant de cette machine inconnue, il satisfera son désir de poursuivre
l’intoxication sans frustration et sans période de sevrage intempestive. Dans
cette logique, se construira dans son inconscient l’idée que le smartphone
est aussi indispensable à la vie que l’est la présence même de ces hommes
et femmes qui l’entourent. Le portable est intégré en tant qu’outil qui n’a
même plus à justifier de son utilité. Il est là comme une statue parlante de
référence permanente.
Dans quelques années, on ne pourra plus parler d’addiction des
adolescents ou des enfants au smartphone, car elle sera la norme, comme
personne ne songerait à dénoncer un fervent croyant qui se rendrait chaque
jour à la mosquée, à l’église ou à la synagogue.
Totem 2.0 vs www.tabou.com

Dans Totem et tabou10, Freud montre comment la pensée magique nourrit


le monde et le quotidien en irriguant du symbolisme dans chaque moment
de la vie. On avance souvent que la tribu des hommes est passée du tout
symbolique du Néolithique au tout matérialiste des temps modernes, mais
en réalité, on se rend compte que les choses ne sont pas si simplistes.
Certes, les dieux et les symboles des forces supérieures sont a priori
moins présents dans notre quotidien, mais on peut aussi estimer qu’ils ont
plutôt été remplacés par des formes païennes de sublimation. On continue
de jouer au loto, de croire à notre destin, de penser que l’on a de la chance
ou que l’on n’en a pas et qu’on n’en aura sans doute jamais. En ce sens, le
monde immatériel n’a jamais eu autant d’impact et de présence sur notre
monde matériel. Mais à ce titre, la virtualité d’Internet et des ordinateurs a
apporté une dimension supplémentaire dont notre soif de métaphysique
s’est nourrie abondamment. Dans un monde qui a connu par exemple un
besoin constant de posséder et de toucher l’or et les biens, comme L’Avare
de Molière, qui se soucie aujourd’hui que l’argent soit intégralement sous
forme virtuelle, sans existence propre, une suite de chiffres sur des écrans ?
Qui ne confie pas quotidiennement ses données civiles ou bancaires à des
algorithmes autogérés, qui ne fait pas plus confiance à la machine pour
gérer ses rendez-vous ou son itinéraire qu’à ses propres compétences ?
Nous portons en nous comme un héritage civilisationnel, une forme de
confusion entre le réel et le virtuel, même totalement agnostique, tel
Aristote qui juge qu’il y a un monde virtuel à côté du monde terrestre (dans
la Métaphysique). Il est « possible » que cela existe, comme nous le
ressentons nous-mêmes lorsqu’un sujet nous dépasse, par exemple
l’existence des « barreurs de feu » qui agissent à distance sur une plaie.
Devant l’évidence des faits, on dit : « Il est possible que ça existe », rejetant
du même coup notre bel esprit cartésien pour une ouverture possible à
l’extraordinaire.
Mais si cela est possible, on suppose alors que « tout est possible ». Les
mondes du réel et du virtuel n’ont jamais été autant liés. En une simple
journée, on ne cesse de passer de l’un à l’autre avec une aisance
déconcertante lorsque l’on pense à ce que signifie ce saut quantique
permanent. On se réveille d’un rêve et l’on communique par SMS avec un
ami resté loin de soi, on regarde la météo puis on lit ses mails de la nuit, on
se lave, on s’habille et l’on prend des nouvelles de la planète avant de
commenter sur Twitter un événement réel ou supposé comme tel, puis nous
cherchons la meilleure route pour nous rendre au travail, sauf si nous
pouvons travailler de chez nous. Nous suivons le plan virtuel en collant à la
réalité, puis au bureau, nous passons sous les fourches caudines de
l’identification avant de rejoindre nos collègues, certains physiquement
présents, d’autres en visioconférence. À la pause, pour nous délasser, nous
jouons en réseau avec des inconnus et commandons une pizza avant de
nous relier à New York et Shanghai pour partager nos réflexions, mais aussi
le résultat de la synthèse opérée par les algorithmes de l’ordinateur qui nous
permet de savoir s’il faut prendre ce chantier à Saïgon ou le laisser à la
concurrence…
Jamais, dans l’histoire de l’humanité, alors même que nous pensions être
sortis de l’ère de la dimension sublime, nous n’avons autant été immergés
dans le virtuel, en mêlant sans cesse les deux mondes, à l’image des peuples
premiers accordant à la magie une place égale aux signes tangibles. Cette
immersion a trois versants fort opposés, à l’image de ce que tous les
dogmes ont toujours développé. D’une part, le virtuel du quotidien, d’autre
part la création d’un double idéal, et enfin la religion en tant que lien entre
les hommes.
Virtuel du quotidien
Dieu et les dieux ont deux dimensions, l’une immanente, matérielle, et
permanente, l’autre métaphysique. La première est le soutien permanent de
la force divine qui veille sur nous. Le destin, écrit, se réalise pour peu que
l’on ne déçoive pas le créateur. C’est, en quelque sorte, une virtualité
concrète : on la prie, elle réalise. Elle nous donne la force de supporter les
difficultés de la vie, les vicissitudes quotidiennes. Elle est une aide, nous
montre le chemin, nous évite de nous perdre. Les croyants ont le sentiment
que cette présence permanente est un soutien sans faille qui leur permet de
vivre et, bien sûr, de mourir. On les appelle anges gardiens, ou envoyés du
Seigneur.
Dans ce domaine, le numérique a pris une place qui permet largement de
se passer de tout autre soutien. Nous sommes assistés en permanence par
des algorithmes créés par d’autres qui surveillent la maison et notre taux de
cholestérol, indiquent le meilleur chemin à suivre et conseillent les amis à
fréquenter. Comme nos petits anges, ils savent ce qui est bon pour nous.
Nous ne les prions pas, mais nous les appelons en cas de besoin et, mieux
encore, nous les rémunérons à travers nos abonnements. Pourrions-nous
vivre sans eux ? Probablement pas plus que nos anciens ne pouvaient vivre
sans les milliers de petits objets votifs qui peuplaient leur monde : la pierre
magique, la corne d’abondance, le chant du merle, le cri de la chouette, la
lune brune, le petit évangile, la croix, la main de Fatma… Sans doute, nos
grands révolutionnaires, puis nos penseurs matérialistes, ont cru tout au
long du XIXe et XXe siècle que la modernité ne s’accordait plus à ces formes
de mysticismes premiers. Or, c’est exactement l’inverse qui arrive
aujourd’hui. Jamais nous n’avons tant demandé aux forces virtuelles en
nous dédouanant de milliers de responsabilités et compétences qui étaient
les nôtres. Le matérialisme n’a jamais existé, mais probablement n’existe-t-
il plus du tout aujourd’hui.
Virtuel et double idéal
Le point commun des religions passées et actuelles est la capacité
qu’elles offrent de se fabriquer un nouveau « moi » devant Dieu et les
hommes. À l’image d’un Bouddha ou d’un Saint Augustin, on peut être et
avoir été. Dieu pardonne et encourage la remise en cause qui permet une
nouvelle vie idéale. On peut avoir été une mauvaise personne, mais il reste
toujours une possibilité de se créer un nouveau personnage idéal qui
corresponde au mieux à ce que l’on veut montrer de soi-même. Cela est
extrêmement important, car sinon, n’existerait pas la rédemption ou le
« born-againisme11 » qui permettent l’évolution de chacun vers le bien
commun. L’histoire des religions et l’histoire des hommes sont peuplées de
ces êtres médiocres qui s’inventent un jour une nouvelle vie vis-à-vis de
l’éternel.
Cette part du dogme aurait pu aussi disparaître, noyée dans les temps
agnostiques, mais pour le coup, le numérique a remis au goût du jour notre
capacité à dédoubler nos personnalités. Nous avions déjà largement
remplacé cette doublure à vertu religieuse par les obligations sociales qui
nous contraignent à jouer une comédie quasi permanente, mais Internet et
les réseaux sociaux ont permis à chacun d’entre nous d’exister en même
temps que dans le monde réel. Nous avons multiplié les profils sur Twitter,
Facebook, LinkedIn, TikTok, Meetic ou autres plateformes, mais aussi,
pour certains, des avatars dans des jeux divers. Dès lors, les questions qui
ont traversé la pensée pascalienne ou luthérienne de la personnalité
authentique face à Dieu se posent de manière plus accrue encore. Qu’est-ce
que la réalité ? Qu’est-ce que ma réalité ? Le personnage virtuel influe-t-il,
et jusqu’à quel point, sur mon identité ? Et qui est le vrai « X » ? Bien sûr,
ce born again idéal que nous nous sommes inventés correspond la plupart
du temps à ce que nous aurions bien voulu être dans un monde idéalisé.
Beau, fort, grand et courageux. Il nous permet d’ailleurs de vivre réellement
ce nouveau personnage en ignorant beaucoup de choses de l’être médiocre
ou tout simplement « normal » que nous sommes au quotidien.
Virtuel et lien
Le terme « religion » vient du latin religio, qui signifie « relier », autre
vertu des religions. C’est la création d’une communauté partageant un culte
commun (et malheureusement, nous le voyons tous les jours, l’art de se
couper de ceux qui ne partagent pas ce même dogme). À ce titre, le
numérique est un must puisqu’il crée des communautés et des communautés
de communautés chaque jour, par centaines. Des gens qui, a priori, n’ont
rien de commun et qui pourtant se retrouvent autour d’une application, d’un
jeu, d’une plateforme, de tutos, de podcasts. Jamais non plus dans toute
l’histoire de l’humanité, nous n’avions autant été reliés les uns aux autres.
Créer le lien, être assisté au quotidien, avoir un double parfait ! Le
numérique répond à notre soif de métaphysique mieux que ne l’a jamais fait
toute religion ou engagement idéologique (qui s’apparente, dans une forme
laïque, à une religion).
C’est dans ce monde dédié à ces nouveaux dieux mondialisés que
naissent nos enfants : le dieu du quotidien, le dieu de l’avatar et le dieu qui
relie. Face à une société nietzschéenne qui voulait offrir à l’enfant le droit
de choisir la forme de sublimation qui lui conviendrait, nous sommes
revenus quelques siècles en arrière où le choix de la famille et le choix de la
société contraignaient l’enfant à imiter la norme sans se poser de questions.
L’homme, qui devait se passer des dieux et devenir un surhumain pour
enfin être libre, s’est enchaîné ailleurs et y a enchaîné, de fait, sa
progéniture. Paradoxalement, nous faisons le chemin inverse à celui
proposé par le philosophe : nous devenons de moins en moins surhumains
et de plus en plus dépendants d’un dieu qui nous dicte notre voie. Et si, pour
l’adulte, ce retour à l’état d’Homo sapiens basique a été volontaire et même
choisi, nous l’imposons à nos enfants comme aux pires temps de
l’Inquisition où celui qui ne croyait pas – et surtout ne sacrifiait pas au
dogme – était condamné. Cela tombe bien, car à partir d’1 an et demi,
l’enfant a un besoin vital d’imagination et de créations imaginaires. Il
accepte d’ailleurs sans sourciller l’idée d’un père Noël, voire d’un dieu, et
chacun sait que l’accès au dogme se fait précisément dès le plus jeune âge,
si les parents le désirent. On imagine bien, dès lors, que notre nouvel objet
magique puisse devenir l’objet idéal de sublimation, sans même que nous
insistions beaucoup mais simplement par ce qu’il est : présent au quotidien,
créateur de lien et permettant de se créer un double idéal, à la fois le père
Noël laïque et le gentil petit Jésus qui peut résoudre pas mal de problèmes
dans la vie si on l’utilise à bon escient.
Je pense que le smartphone ou la tablette, parce qu’ils sont devenus les
premiers objets du quotidien, tout en étant ostensiblement magiques, sont
bien plus que des outils dans l’esprit des enfants. Ils peuvent prendre la
place, laissée vacante, du dieu mort sans que cela ne soit pour autant la
prise de pouvoir du surhumain doté de nouveaux pouvoirs, mais plutôt de
l’humain dominé par un autre dieu virtuel. Lorsque, de l’avis général des
chercheurs et des prophètes modernes, il est certain que nous sommes au
début de la révolution numérique, on peut en effet se demander jusqu’à quel
point la génération d’individus que nous créons pourra garder le contrôle
sur sa propre existence. La simple observation et les quelques pistes de
réflexions présentées ici montrent que les smartphones et les tablettes sont,
pour l’adulte, à la fois un objet d’addiction, mais aussi un objet de
vénération.
À ce titre, il est intéressant de songer un instant à la manière dont l’enfant
perçoit le rapport des adultes à l’outil numérique.
Objet inerte à qui l’on parle
Il y a très peu d’objets inertes à qui l’on parle de longues heures durant au
cours de la journée. On parle avec ses semblables, il peut arriver que l’on
parle avec ses animaux, mais il est tout à fait rarissime que l’on s’adresse à
son portemanteau ou à ses charentaises. Il n’y a guère que les objets de
culte tels que les croix du Christ ou un livre saint auxquels on s’adresse
directement. Mais, depuis peu de temps, on échange perpétuellement avec
ce petit rectangle noir. Certes, on lui parle pour joindre un interlocuteur, on
s’énerve, on crie, on se calme et on fait des déclarations, mais on donne
aussi des ordres à la machine douée d’un décodeur vocal plus efficace que
toutes les religions réunies. « Trouve-moi la rue Pasteur à Montpellier »,
« Où y a-t-il des fleurs dans le quartier », « Qui était Joe Dassin ? », « Est-
ce que Marguerite Duras aimait les fraises ? ». Mieux encore, et là, à part
dans les Don Camillo, on n’a jamais vu ça, ce nouveau dieu répond d’une
voix unique et spectrale : « Non, Lucie, Marguerite Duras n’aimait pas les
fraises, elle préférait les litchis. Voulez-vous des litchis, Lucie Darmont née
le 30 octobre 1987 à La Rochelle ? »
Que penser d’un objet qui exauce ainsi un certain nombre de désirs ?
Vous rendez-vous compte que je peux commander un plat si j’obéis à un
certain nombre de procédures ? La nourriture, qui est tout de même une
partie essentielle de la vie d’un jeune enfant, peut arriver à domicile en la
demandant à son smartphone. « Je voudrais une pizza 4 fromages », et
quelques minutes plus tard, la pizza peut être là ! Chaude… Nous ne
sommes plus face à un objet magique, mais bien face à une sacrée
représentation de Dieu telle que Dieu lui-même ne nous apparaît plus
depuis belle lurette. Comment un enfant de 2 ans, dont bien sûr le regard
sur le possible/l’impossible, le virtuel/le réel, l’absence/ la présence n’est
pas encore construit, investit-il ces objets connectés ? Que lui montrons-
nous du monde, de la répartition des pouvoirs entre l’objet et le sujet ? Le
jeune enfant nous regarde, prend tout de nous et du modèle parental, il
n’analyse pas mais absorbe du savoir qui forge un corpus de savoirs et de
représentations pour sa vie entière. Les anciens le savaient bien, qui
conseillaient de faire entrer l’enfant le plus tôt possible dans les rites
cultuels pour l’habituer à la présence divine et la nécessité religieuse dès le
plus jeune âge. Sans doute lui sera-t-il presque impossible d’échapper à ce
nouveau dogme, ce nouveau culte partagé et pratiqué par l’ensemble de son
entourage avec une ferveur quasi biblique, et tant mieux pour les fabricants
de smartphones qui n’auront plus à se poser la question d’en faire la
publicité. Sans doute n’auront-ils plus qu’à réfléchir à de nouvelles Lourdes
extraordinaires pour y vendre des médailles miraculeuses.
On parle au smartphone, il répond, et mieux encore, il exauce des prières,
mais il peut aussi rappeler à l’ordre en sonnant pour nous donner l’heure du
prochain biberon ou du petit médicament de bébé à ne pas oublier… Bien
souvent, dans l’esprit du très jeune enfant, le smartphone est plus puissant
et plus autoritaire que son papa et sa maman, et vu de ses 60 centimètres, on
obéit plus souvent au téléphone que le téléphone ne nous obéit.
The God Book
Les religieux extrêmes considèrent que les réponses à toutes leurs
questions sont dans le grand livre et qu’il n’y a pas besoin d’aller chercher
ailleurs puisque tout est là. La Terre est-elle ronde ? Y a-t-il un ou plusieurs
soleils ? L’homme descend-il d’une évolution des espèces ? Mais aussi, plus
pragmatique, une femme doit-elle avoir des rapports sexuels quand elle a
ses règles ? Peut-on donner n’importe quel prénom à un enfant ? Doit-on
quitter sa famille pour aller travailler ?
The God Book a les réponses, parfois un peu alambiquées, qu’il faut
interpréter pour comprendre, mais en cherchant bien, on trouve tout ce que
l’on est venu y chercher, ce qui justifie que la Bible, le Coran, le Nouveau
Testament et la Torah se trouvent partout et toujours à portée de main dans
les familles très croyantes. Ce qui explique aussi que la connaissance
intégrale de ces textes soit assimilée ni plus ni moins à la connaissance
intégrale de toutes connaissances. Eh bien, si la société, pour une grande
part, avait décroché de ces livres de connaissance totale, les smartphones et
les tablettes nous ont soudain fait reculer de quelques siècles. Pas une
question, pas un problème, pas une énigme qui n’ait sa solution sur l’arbre
de la connaissance universelle. Combien devrait mesurer bébé ? Doit-on le
réveiller pour manger quand il dort ? Grandit-il normalement ? Va-t-il bien
à la selle ? Est-ce prudent d’avoir un nouvel enfant ? Combien doit-il boire
de lait ? Mais aussi, où partir en vacances, et combien de temps pour aller
chez Mamie ? C’est dire si ce God Book est même plus précis que les
anciens livres sacrés et mérite sans doute sa place au Panthéon des Grands
Livres de la connaissance.
Moments sacrés
Je ne suis pas le premier à évoquer la part sacrée des écrans, et les
sociologues américains12 ont déjà, depuis longtemps, constaté que le temps
passé en famille, et en particulier autour des lieux ou objets de culte (rites
collectifs, « prières communes, bénédicités, messes, événements
religieux »), à mesure qu’il se réduisait, entraînait des temps plus longs
devant les écrans de télévision, comme si les rites familiaux indispensables
à la survie du groupe se substituaient les uns aux autres. L’usage des
tablettes et des smartphones montre qu’en dépit de la tendance générale à
un plus grand isolement, ils se sont substitués à la télé pour ce qui concerne
les temps familiaux à travers les jeux, mais aussi l’écoute de musique, le
partage de photos, de films et la communication. Les parents évoquent
régulièrement les jeux vidéo comme « objet de contact et de liens » avec les
enfants. En France, environ 60 % des foyers déclarent utiliser régulièrement
en famille des jeux vidéo, et la moitié d’entre eux considèrent que le jeu est
une occasion de rapprochement entre parents et enfants. La tablette est aussi
l’occasion de partager des moments devant un film, une série, un sketch,
une occasion de rire ou de pleurer devant une vidéo, de sorte que les
nouveaux moyens du numérique sont devenus peu à peu les objets du rituel
familial se substituant à tous les autres, et singulièrement à ceux que nous
nommions « religieux ». Le très jeune enfant est hypersensible à ces
moments de communion familiale qui réunissent autour d’un objet commun
tous ceux qu’il aime et auxquels il peut participer. Le film sacré du
dimanche soir, bien sûr, mais aussi ces challenges de jeux collectifs sur
écran, perçus comme un moment proprement enchanté, privilégié.
Recueillement
La religion, c’est aussi les longs moments de solitude, isolé du monde,
seul avec l’objet de son culte, durant lesquels l’homme (par essence est un
animal social) n’a plus besoin de personne, se suffit à lui-même. Au sein de
nombreuses religions, cet isolement total est reconnu comme nécessaire et
souvent encouragé. Saint Antoine est considéré comme le père des
anachorètes chrétiens, mais l’anachorétisme existe dans beaucoup de cultes,
où il est considéré comme la vertu suprême en même temps que le sacrifice
ultime.
Dans ces moments monacaux extrêmes, on est isolé du monde mais l’on
communique sans cesse avec Dieu. S’il est un domaine où les objets
connectés sont similaires au monachisme, c’est bien dans l’isolement qu’ils
procurent, un isolement physique et intellectuel, encore une fois totalement
nouveau dans notre société parfaitement agnostique ; un isolement tel qu’on
pouvait en connaître chez les anachorètes du Moyen Âge à qui l’on parlait
et qui ne répondaient pas, trop absorbés par leurs prières.
Car le smartphone a aussi cette qualité que l’on ne trouvait que chez le
moine : pouvoir être seul en étant accompagné. Seul dans une société, sans
liens avec autrui. Là encore, il y a très longtemps que l’on n’avait connu
une telle situation, car s’il arrivait que l’on soit absorbé par notre écran de
télé, c’était à la maison, en famille, mais aujourd’hui, ce petit rectangle
nous accapare toute la journée, partout, au bureau, dans le métro, au lit, en
voiture et à table. Le cerveau n’étant pas si bien fait que ça, il se trouve
qu’il nous est très compliqué de suivre deux activités de façon connexe
avec une parfaite concentration. Par exemple, jouer à Candy Crush et
entendre son enfant qui a terminé son bain, écrire un SMS à son patron et
regarder le ballon de foot que le petit vient de nous envoyer, faire une
déclaration d’amour sur Tinder et surveiller le petit qui se baigne. Je vous le
dis, le cerveau humain n’a pas été conçu pour vivre et prier en même temps.
Il faut choisir. Alors, comment le petit être à peine né perçoit-il le fait que
son père ou sa mère soient souvent tellement absorbés par le portable qu’ils
en oublient leur rôle parental ? Sans doute pas comme une transgression,
une anormalité ou une défaillance parentale. Il n’a pas les moyens de juger
et ne risque pas de faire de comparaison avec l’ancien temps. Il intègre
benoîtement que l’objet de culte compte parfois plus que lui-même, comme
beaucoup d’enfants ont intégré en leur temps et encore aujourd’hui, chez
certains religieux, que la vie cultuelle était plus importante que la vie
terrestre, que la communication avec l’au-delà dominait la communication
avec sa propre famille. L’enfant intègre cette donnée éducative au même
titre que des dizaines d’autres et, suivant tout naturellement le modèle
parental, considérera comme normal la nouvelle hiérarchie des
préoccupations des adultes.
Je ne vous demande pas de mener la réflexion du haut de votre
expérience d’adultes, mais bien de vous mettre à la place d’un très jeune
enfant pour comprendre les perceptions de son environnement et surtout ce
qu’il en retient en termes de priorité parentale, lorsque pour la dixième fois
de la journée, il lui sera répondu : « Attends, je termine ce que je suis en
train de faire (jeu, SMS, mail, film…) sur mon smartphone et je suis à
toi… »
La pensée freudienne d’une société irriguée par le mythe n’a jamais été
aussi évidente au quotidien, et jamais l’objet de l’adoration n’a été aussi
évident. La différence entre le smartphone et Dieu, dans la perception
infantile, existe néanmoins, mais elle n’est pas pour autant réjouissante. En
effet, dans les sociétés traditionnelles religieuses, on donne à l’enfant les
outils du culte sans qu’il en perçoive pour autant le message
transcendantal : chapelet, images religieuses, Bible, Évangile, Coran…
L’éducation religieuse suppose que le jeune enfant se familiarise avec
l’apparat du religieux avant, vers 7 ans puis plus tard à l’adolescence,
d’adhérer à la transcendance religieuse. 7 ans est un premier âge pour
approcher ces questions fort complexes, qui supposent une capacité à
concevoir ce que l’on ne voit pas et croire à ce qui n’a aucune preuve
concrète à partir d’un dogme.
Les nouveaux objets connectés ont ceci de particulier qu’ils sont
immédiatement préhensibles et compréhensibles par le jeune enfant. Dans
une famille où le smartphone et la tablette sont omniprésents comme
« l’objet de dévotion et de partage familial » tels que nous l’avons décrit,
l’enfant accède à l’existence magique de l’objet entre 2 ans et demi et 3 ans
et demi. À ce moment-là, il perçoit l’importance du smartphone, l’enjeu
familial qu’il représente, l’indispensabilité de son lien avec lui pour exister
soi-même.
10 Paris, PUF, 2015. Première parution en 1913 à Vienne.
11 Eric W. Gritsch, Born againism. Perspectives on a movement, Fortress Press, 1982.
12 Bogart Leo, The Age of television, 1956.
Conclusion
Parents maltraitants ? Solutions égoïstes

Nous arrivons à la fin de cet étrange voyage à travers l’observation de ce


qu’un petit rectangle de quelques centimètres peut engendrer de
transformations. Paul Virilio13 nous parle des objets finis (la fourchette, la
voiture terrestre) qui ne subiront que des transformations superficielles et
des objets en évolution qui changeront fondamentalement et évolueront
encore : la télévision, l’ordinateur, la caisse de supermarché et, bien
entendu, le smartphone et le jeu vidéo.
Le smartphone ne nous a donc pas encore dévoilé l’intégralité de ses
pouvoirs, et il est fort probable que d’ici à dix ans, il sera à lui tout seul
l’outil qui aura remplacé tous les autres, directement en lien avec notre
oreille et notre bouche. Pour l’instant, il faut encore le manipuler avec les
mains et les doigts, ce qui exige une forme de savoir-faire qui tendra à
disparaître dans la mesure où la finalité d’un tel objet est d’être le plus
naturel possible, comme une partie de notre propre corps. Ce que d’aucuns
nomment le transhumanisme est bien sûr entièrement compris dans le
smartphone qui, chaque jour, gagne du terrain sur notre propre autonomie.
Le débat du positif ou du négatif d’une telle révolution des cœurs et des
âmes n’est évidemment pas le sujet de cet ouvrage, qui n’est qu’un humble
regard sur le changement imposé à nos jeunes enfants et non un débat sur le
bien-fondé des smartphones.
Comme je l’ai dit en introduction, l’idée de ce livre est née de cette
vision, incroyable pour moi, de cette toute jeune maman qui téléphonait en
allaitant son nourrisson dans les couloirs d’une clinique. Elle n’était pas la
seule. Plus tard, j’ai demandé à des amis et diverses relations si eux aussi
avaient vécu cette expérience. J’ai alors eu la confirmation que ce que
j’avais pris pour une exception devenait peu à peu une règle.
Immédiatement, j’ai pensé le smartphone comme une troisième personne
entre la maman et le bébé, comme un intrus qui détournerait l’attention, le
regard et une part du rôle maternel, et plus tard paternel. Il y a extrêmement
peu de littérature sur ce sujet, alors que les essais sur les effets délétères ou
bénéfiques des écrans sur les ados et les adultes ne se comptent plus. Je suis
maintenant persuadé que ce n’est pas tant l’usage des écrans (en termes de
temps et de contenus) qui est néfaste à l’enfant, mais l’usage domestique
qu’en font les parents eux-mêmes, c’est-à-dire la place symbolique que les
écrans tiennent à la maison et dans les relations intrafamiliales.
La psychanalyse n’est plus aussi triomphante qu’auparavant, ses théories,
même fondamentales, sont régulièrement remises en cause, sans aucun
doute à juste titre. Il subsiste néanmoins l’histoire de notre construction
profonde, directement en lien avec notre petite enfance et directement en
lien avec l’être qui nous a serré le plus fort contre son cœur. Le temps
d’amour intégral, si spécifique entre une mère et son bébé, puis entre le père
et son bébé, est un temps d’organisation cérébrale et inconsciente de la plus
haute importance. Très étrangement, et sans doute par réflexe animal, rien
ne compte plus dans cette relation singulière que la chaleur, le regard, les
murmures et les langages intraverbaux que nul autre ne peut percevoir. Que
la mère allaite, biberonne, seule dans sa chambre ou dans un hall
d’aéroport, le moment de cet échange est unique comme est unique le
rapport d’amour entre le père et le bébé, seul objet d’attention, lorsque
l’enfant est dans ses bras. On ne sait si les théories freudiennes ont quelques
velléités de vérité, mais on sait tous que ces moments d’intimité sont
essentiels à la construction de l’enfant qui est, pour quelques instants, le
seul être au monde qui compte pour les parents. Cela construit-il un œdipe
ou construit-il simplement l’avenir des sensations, des sentiments, des
ressentis, des désirs, de l’équilibre affectif de l’enfant et de l’adulte en
devenir ? Je n’ai pas de réponse, mais toutes les expériences d’enfants
séparés de leur maman pour des raisons diverses ont des effets indélébiles
sur la psyché de l’enfant, et ces traumatismes sont les plus profondément
ancrés et les plus lourds à porter. Cela est logique, puisqu’ils imprègnent en
profondeur un cerveau plastique qui se construit de son expérience
affective. Le manque affectif est alors tout simplement un manque de
« nourriture » d’acquisitions et de structures fondamentales comme la
sécurité, la chaleur ou l’attention. On ne compte plus les descriptions
cliniques portant sur des mères ou des pères pathogènes, sur des fragilités
mentales entraînant délaissements, abandons, mauvais traitements, violence
réelle ou induite. Les études menées par l’ensemble du corps médical et
psycho-social permettent de dresser un tableau assez précis des effets de ces
comportements sur le bébé, le jeune enfant et l’adulte à venir.
Mais alors… peut-on considérer que la maman qui accorde à son portable
une importance démesurée au moment même où le bébé ne devrait être que
son seul objet d’intérêt est une maman pathogène ? Doit-on considérer que
le papa sur son jeu vidéo, à côté de son bébé, absorbé par sa course de
voitures, est un papa pathogène ? Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas
considérer, aussi douloureux que cela soit pour nous, que l’introduction
d’un troisième personnage mi-fictif, mi-réel dans les relations duelles
mère/bébé, père/bébé est similaire à un délaissement et à un mauvais
traitement ? Ce n’est pas parce que cette attitude devient une norme et
qu’elle concerne un grand nombre de parents qu’elle n’est pas une attitude
pathogène et dangereuse pour le bébé, car bien inspiré celui qui sait les
effets de tels comportements sur la psyché du jeune enfant !
Le complexe de Bip, qui joue d’une homophonie avec le complexe
d’Œdipe (l’alpha et l’oméga de la nature humaine pendant 100 ans)
inconscient, pourrait bien être ce délaissement généralisé de l’enfant au
profit de la machine à communiquer. Pas seulement parce que nous sommes
accaparés par cet objet pratique, mais aussi parce qu’elle répond à beaucoup
de nos aspirations et, comme nous l’avons montré tout au long de cet
ouvrage, à beaucoup de nos besoins égocentrés qui étaient en partie
comblés par l’enfant. Aujourd’hui, dans nos sociétés modernes, l’enfant
n’est plus un accident pour la plupart du temps, mais une démarche
consciente qui résulte d’un grand nombre de paramètres comme d’un désir
très profond de maternité et de paternité. Dans ces paramètres, les faits de
réalisation de soi, de sens de la vie, de réalisation narcissique, de création
ad abrupto sont importants, et même si cela peut paraître excessif ou
caricatural, le smartphone et les écrans apportent beaucoup de ces éléments
– à des doses variables – à travers le nouveau narcissisme engendré par les
réseaux sociaux.
Pour être très clair et bien compris de tous, nous ne sommes pas loin de
ces mamans et papas qui expliquent qu’ils n’ont pas été présents pour leurs
enfants car ils étaient entièrement pris par leur travail, leur passion, leur
addiction ou leur maladie mentale. Pensez aux témoignages des enfants de
comédiens, de militaires, de chanteurs, de grands patrons, de grands
toxicomanes ou de personnes très fragilisées. Cela n’est donc pas très
original, mais ce qui était une exception réservée à certaines personnes est
devenu courant et donc banal. Et, par conséquent, nous perdons tout regard
critique face à un tel phénomène.
Pourtant, des articles récents nous décrivent des symptômes récurrents
d’enfants dès 3 ans, et lorsque l’on regarde le tableau clinique de cette
symptomatologie, nous sommes face à un diagnostic que nous connaissons
parfaitement. Baisse des acquisitions cognitives, manque de sommeil,
anxiété, troubles de la concentration, irritabilité, risques de dépression,
obésité, irrégularité d’humeur… Le tableau clinique est celui des enfants
maltraités ou affectivement carencés. Usage excessif de l’écran par les
enfants ? Ou bien plutôt usage excessif de l’écran par les parents et
l’environnement, reléguant l’enfant à une place qui n’a jamais été la sienne
dans l’histoire de l’humanité ? (Cela n’empêche évidemment pas les effets
délétères largement décrits dans la littérature des usages des écrans sur les
petits et plus tard sur les ados, dont l’inquiétant phénomène
d’amincissement du cortex cérébral.)
Contrairement à ce qui est largement proclamé, il ne peut y avoir d’usage
raisonnable ou raisonné du smartphone chez des enfants dont les parents
sont déjà des utilisateurs assidus. D’ailleurs, que voudrait dire un usage
raisonnable d’un objet devenu parfaitement incontournable et fabriqué pour
l’être ? On peut avoir un usage raisonné du jeu, des réseaux sociaux, des
SMS, des recherches sur Internet, des séries, des applications pour monter
un film ou faire de la musique, mais toutes ces « raisonnabilités » mises
bout à bout font précisément un usage excessif des écrans. C’est ce dont
nous nous sommes rendu compte à travers un questionnaire proposé à des
personnes ayant un enfant entre 2 et 3 ans. La plupart (80 %) étaient tout à
fait conscients du danger des écrans pour les jeunes enfants et le même
pourcentage essayait d’en maîtriser l’usage pour leurs petits. En revanche,
leur propre utilisation en présence des jeunes enfants (de la naissance à
4 ans) n’est pas perçue comme pathogène ou potentiellement risqué.
Pourtant, en additionnant le temps passé sur nos écrans (nous comptons
bien sûr les appels téléphoniques) en présence du jeune enfant, on arrive à
des chiffres oscillant entre 2 h 30 et 6 h, heures par jour durant lesquelles
l’enfant lui-même n’est pas directement concerné. On voit clairement qu’il
n’y a pas d’usage raisonnable du smartphone, des tablettes ou consoles dans
le modèle parental imposé à l’enfant. Il est donc parfaitement absurde de
considérer l’enfant comme coupable de ses propres déboires alors même
qu’en toute bonne foi, il ne fait qu’appliquer avec obéissance ce que les
adultes lui ont montré.
Nous ne reviendrons pas en arrière. La société ne se décidera pas, pour
des raisons de santé publique, à limiter les usages des smartphones aux
parents qui ont de jeunes enfants, et pis encore, je ne pense pas que des
messages de prévention iront en ce sens, car si les pédagogues ont
conscience de la dangerosité des écrans chez les enfants, personne ne parle
de l’effet induit de notre propre addiction à ces machines. C’est la raison
pour laquelle je considère que la prise de conscience et la résistance devront
s’organiser au sein de chaque famille de manière égoïste, mais en faisant
passer le message à un maximum de gens.
Il est essentiel de réduire l’usage des smartphones et autres écrans en
présence des jeunes enfants, de sorte que cet usage ne devienne pas une
norme sociale et familiale. Il est essentiel de continuer à ne pas avoir de
réponses à une question et d’en faire l’expérience avec son enfant. Dans
l’absolu, il faudrait que l’absence des êtres aimés ne soit pas
immédiatement compensée par leur photo ou un appel. Il est nécessaire que
les parents acceptent que leurs jeunes enfants importunent l’environnement,
les autres adultes, pleurent, crient et soient chiants ! Il est aussi
indispensable que l’environnement se souvienne qu’un enfant de 2 ans peut
être extrêmement pénible… Il faut que le bébé se découvre dans le miroir et
pas sur la photo, qu’il touche des objets et les expérimente avant d’avoir
accès à l’écran et à une représentation froide ; oui, il doit écouter de vraies
voix avant d’entendre la voix impersonnelle de la machine et se fatiguer à
construire des circuits de réflexions complexes dans sa psyché. Le bébé et
le jeune enfant doivent faire appel à leur mémoire et les parents doivent en
donner l’exemple en refusant d’aller chercher la référence virtuelle de façon
systématique. Il est plus que jamais nécessaire que le smartphone soit un
intrus, et non plus l’invité permanent de la famille, et que cet objet ne soit
jamais perçu comme le nouveau culte aussi indispensable aux hommes que
ne le serait une drogue forte. On interdit aux copains de fumer en présence
des bébés, eh bien, on peut les empêcher de jouer avec leurs smartphones…
Je suis absolument persuadé, bien au-delà de la question des effets des
ondes, que la santé mentale du jeune enfant n’en sera que meilleure.
Nous ne pourrons pas décider quelle société se met en place, sans doute,
mais nous pouvons décider ce que l’on impose à nos enfants au sein de la
famille… Autorisons-les à construire leur identité librement, sans cette
machine à tout faire !
13 La Bombe informatique, Paris, Galilée, 1998.
Postface résignée…
Sisyphe confiné

Albert Camus donne une interprétation bien personnelle du mythe de


Sisyphe, cet homme qui a insulté Zeus en tendant un piège à la mort et s’est
retrouvé condamné à pousser une pierre sur la pente d’une montagne d’où
elle retombe pour l’éternité. En bon philosophe de l’absurde, Camus y voit
l’acceptation du pire. « Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni
stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral
de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-
même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer
Sisyphe heureux14. »
Je dois dire que l’observation de mes amis, parents de bébés et tous
jeunes enfants, puis les nombreux témoignages ici et ailleurs de ces
périodes de confinement, m’ont fait penser naturellement au paradoxe de
Sisyphe. Honnêtement, tandis que j’écrivais, je jubilais à l’idée que le
confinement allait amener chacun à un usage excessif du smartphone et que
j’allais, en bon Samaritain, montrer que ce petit objet avait pris la place
parentale auprès des plus petits. Je pensais que chacun, un peu coupable,
allait faire évoluer ses comportements. Or, j’ai vu autre chose !
Pendant le confinement, les écrans ont été la solution première pour
occuper les enfants, petits ou grands, pendant que les parents
télétravaillaient ou pour des raisons de confort personnel. Bien sûr, nous
avons fait des gâteaux et joué au Monopoly, regardé La Casa de Papel ou
Friends, mais surtout, les écrans et les smartphones ont été largement
utilisés pour canaliser l’énergie de ces petits, coincés à la maison, et
l’énervement des parents peu habitués à garder les mômes 24h/24 ! Très
logiquement, les parents ont pris conscience que cet objet transitionnel
palliait leur propre absence. Tous s’en sont un peu voulu de ne pas avoir pu
ou su prendre plus de temps avec les enfants, mais finalement, tous ont
admis sans trop de mal qu’il n’y avait pas d’autres solutions. Ce n’était ni si
grave, ni si ennuyeux que cela pour l’avenir. Après tout, c’était la même
chose partout. En un sens, le confinement a aussi mis à plat les différences
sociales et culturelles de l’usage des écrans. Intellectuels ou non, riches ou
non, cultivés ou non, notre incapacité à gérer nos enfants en 2021 et notre
recours au stratège de l’écran ont été les mêmes.
Il y a pourtant fort à parier qu’avec les plus petits, il sera assez compliqué
de faire machine arrière. Pour les raisons énoncées tout au long de cet
ouvrage, le pouvoir attractif et la dépendance aux boîtes à images sont
incontestables et ressemblent fort à une addiction, et comme dans toute
addiction, plus on commence tôt, plus le sevrage est long et douloureux. Je
souhaite bien du courage aux parents qui voudront frustrer leurs enfants de
cette habitude ludique, et comme l’ami Sisyphe, on risque de pousser notre
rocher ad vitam aeternam sur la pente ardue de l’éducation. C’est là une
nouvelle interrogation sociétale, car lorsqu’il est admis par à peu près tout
le monde qu’une attitude ou un produit est mauvais pour un enfant, on
arrête de lui donner. C’est le cas des bonbons hyper-sucrés ou des yaourts
pleins de colorants, mais concernant le téléphone portable et les écrans,
nous ressemblons cette fois au Sisyphe de Camus : nous nous satisfaisons
de notre calvaire et, tout en sachant que tout cela n’est pas bon, nous avons
admis notre impuissance et notre manquement éducatif. On dit : « On a fait
n’importe quoi avec Jules, il a passé des heures à regarder des conneries sur
la tablette », « J’en pouvais plus de Lucie, heureusement qu’il y avait Trotro
et La Pat’Patrouille », et surtout, « Je sais que c’est complètement nul, mais
j’avais pas trop le choix ». Mais tout compte fait, la faute d’éducation,
reconnue par tous et largement répandue, est admise et on peut dès lors
considérer que ce confinement quasiment planétaire a fait basculer
l’humanité dans une nouvelle norme éducative qui, si nous l’avions décrite
cinq ans auparavant, aurait été considérée comme de la science-fiction. En
un sens, la situation exceptionnelle d’enfermement a banalisé l’usage des
écrans pour les plus petits et nous a conduit à une forme de résignation
comparable à celle qui a été la nôtre face au virus. Il était là comme un
phénomène naturel auquel il était impossible d’échapper et nous avons
entériné qu’il était impossible d’échapper au smartphone dans les normes
éducatives de nos enfants. C’est pourquoi le débat n’est plus de savoir si ces
appareils sont bons ou mauvais pour nos enfants, mais plutôt quelle gestion
inventer pour en limiter les effets, et surtout, quels messages de prévention
développer. Après tout, il existe des alertes dans mille domaines, depuis le
petit dessin dans le métro pour éviter que les enfants se coincent les doigts
dans la porte, jusqu’aux conseils nutritionnels anti-sucres, anti-alcool ou
anti-colorants chimiques. Il ne serait pas absurde que les états admettent le
danger de ce nouveau venu et prennent leurs responsabilités. Nos bébés et
nos jeunes enfants méritent bien cela, à moins bien sûr que, comme le
Sisyphe de Camus, nous acceptions le pire pour ne pas regarder en face
notre tourment.

14 Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942.


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

I. LE COMPLEXE DE BIP ET LA PERCEPTION DU MONDE


Le mythe de la caverne revisité
L’orbe crucigère ou le monde dans ses mains
Léthé et le droit à l’oubli

II. LE COMPLEXE DE BIP ET LA REPRÉSENTATION DE SOI


Les nouveaux Don Quichotte
L’enfance d’Héraklès ou l’objet proposant
Les nouveaux Narcisse(s)
Je ne crois que ce que je vois
L’enfer, c’est les autres

III. LE COMPLEXE DE BIP ET LA PERCEPTION DES SAVOIRS


Le Golem et la science
Peau de chagrin et autres baguettes magiques
Muthos vs Logos
Sophron de Syracuse et le mime
Le roi est nu
Thot, un dieu bien pénible
L’arbre du savoir

IV. LE COMPLEXE DE BIP ET LA PERCEPTION DU SURNATUREL


Premier commandement
Totem 2.0 vs www.tabou.com
CONCLUSION
Parents maltraitants ? Solutions égoïstes

Postface résignée… Sisyphe confiné

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