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Le mardi 11 déc 2007

On s’engueule encore un petit peu?

Pierre Foglia

La Presse

Je ne saurais dire ce qui me désoblige le plus: les insultes ou les félicitations de ceux-
là qui m’applaudissent de «brasser la cage»? Je m’attendais bien sûr à ce qu’on
m’abreuve d’injures à la suite de mes trois minutes écologiques de samedi, mais
chaque fois me surprennent la cohorte de joyeux lurons que mes imprécations
mettraient anyway en joie, que je parle d’écologie ou de la culture des rutabagas en
Moldavie.

Je n’écris pas pour foutre la merde. Vous n’imaginez pas combien une chronique comme
celle de samedi est écrite précautionneusement. Je ne dis pas qu’elle est juste, ni même
rigoureuse, je dis qu’elle s’applique à dire exactement ce que je veux dire sans le souci de
surprendre ou de choquer. Mais bien sûr elle ne veut pas non plus ennuyer, je suis
chroniqueur, pas rédacteur à la revue Gaia.

Est-ce que l’avenir de la planète vous préoccupe?

Pas une crisse de seconde, répondait le chroniqueur. Vous avez entendu une provocation
là où il n’y avait qu’un aveu tout rond, tout con. Un aveu que pourraient vous faire des
milliers, des millions de bons citoyens qui se contrecrissent autant que moi de l’avenir de
la planète. Je ne dis pas que nous avons raison. Je le dis, c’est tout. Le journalisme n’est
jamais aussi utile que dans sa plus élémentaire fonction : nommer les choses.

J’apportais ensuite une correction. En fait, je m’intéresse beaucoup à l’avenir de la


planète, je suis très curieux, entre autres, de ce qu’il adviendra de la culture, de l’art en
général, de l’art de vivre en particulier, de ce que j’ai appelé le service après vente de la
démocratie.

Une multitude de lecteurs ont trouvé le moyen de me traiter de connard d’intellectuel.


C’est bien là la preuve d’un état de décomposition qui me rendent moins tristes les
prévisions écologistes les plus pessimistes : finalement je ne trouve pas si grave que
l’espèce humaine soit menacée de disparition.

Une jeune femme, mère d’un bébé de 5 mois, appelons-la Mélissa, après m’avoir disputé
gentiment, m’énumère tout ce qu’elle fait, elle, pour sauver la planète : elle utilise des
couches de coton pour son fils, elle fait son épicerie avec un sac réutilisable, elle utilise
des savons sans phosphates, elle achète local même si c’est un peu plus cher, et, elle ne le
précise pas, mais je devine que son rouge à lèvres est à la cire d’abeille. Des petits gestes,
dit-elle, qui ont un grand impact. Pourtant, précise-t-elle, mon chum et moi ne nous
privons de rien, nous consommons toujours autant qu’avant en restaurants, vêtements,
divertissements, décoration de la maison...

C’est exactement la question que posait ma chronique, madame : le capitalisme est-il


soluble dans l’écologie ? Je vous re-cite parce que vous touchez au cœur du sujet : mon
chum et moi ne nous privons de rien, nous consommons toujours autant qu’avant en
restaurants, vêtements, divertissements, décoration de la maison...

Question, madame. Quelle est, d’après vous, la première cause du réchauffement de la


planète? Les autos? On conduirait tous des Prius que ça ne changerait rien. Les couches
jetables ? Les sacs en plastique? Je vois que vous ne devinerez pas. La première cause du
réchauffement de la planète, c’est LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE.

Ce qui m’emmerde dans l’écologie, c’est son infantilisation. Les premiers cours de
recyclage sont donnés dans les maternelles, mais ni à la maternelle, ni au secondaire, ni à
l’université on n’en vient jamais à l’essentiel : l’expansion illimitée de la production. Y
compris la production illimitée de produits écologiques.

Toute l’activité de la société est tournée vers l’expansion illimitée. C’est le moteur du
monde.

Or c’est ce moteur, pas celui de votre Toyota qui est la première cause du réchauffement
de la planète. Parler d’écologie sans parler de réduction de la consommation est une
plaisanterie.

Ici je ne m’adresse plus à Mélissa, mais à tous les lecteurs qui m’ont crié des noms parce
que, semble-t-il, je ne me soucie pas de l’avenir écologique de leur enfants.

Je trouve que vous ne manquez pas d’air. Par toutes les merdes vroumvroumantes, par
tous les jeux vidéo débiles, par tous les écrans géants de cinéma maison, par ces petits
tracteurs à gazon sur lesquels votre gros cul a fait pout-pout-pout tout l’été, par les
motoneiges, les motomarines par tout cela que je n’ai jamais acheté, que je n’ai même
jamais approché de ma vie, mais que vous, par contre, n’arrêtez pas d’acheter, d’acheter,
d’acheter, d’acheter, d’acheter comme des malades, chez IKEA, Wal-Mart, les Ailes de
la mode, le DIX30, par tout cela, amis lecteurs, je suis deux milliards de fois et demi plus
écolo, même avec mon sac en plastique d’IGA, que vous ne serez jamais avec votre cabas
en toile écrue.

Parlant du DIX30, à force de passer devant, la semaine dernière je me suis dit tiens je
vais tout de même bien aller voir de quoi a l’air un piège à cons postmoderne. Vous ne
me croirez pas : passe et repasse sur la 30 et sur la 10, je n’a jamais trouvé l’entrée. Ben
voyez, un vrai écolo, c’est ça : la seule fois où il va au DIX30, il n’y va même pas.

RENDRE À CÉSAR, À RÉJEAN ET À ALAIN — Avez-vous bientôt fini de me féliciter


d’avoir gagné l’encan de La Presse pour la guignolée ? Vous voulez la vraie histoire ? Au
fond, c’est Réjean Tremblay qui a gagné. Sans blague.
Le monsieur qui a misé 4500$ pour une virée à bicyclette avec moi, c’est Alain Creton,
propriétaire du célèbre restaurant Chez Alexandre, rue Peel. Resto fréquenté par le jet-set,
par les coureurs automobiles de Formule Un, par Normand Legault et par... Réjean
Tremblay. Pas moi. C’est pas ma gang. Oui, c’est sûr, c’est un petit peu pour aller faire
un tour de vélo avec moi, mais c’est beaucoup pour taquiner Réjean que monsieur Creton
m’a fait gagner.

Bref, arrangez ça comme vous voulez, c’est grâce à Réjean que Jeunesse au Soleil,
Moisson Montréal et la Société Saint-Vincent de Paul vont recevoir les 4500 $ de M.
Creton. On les remercie chaleureusement tous les deux.

Le samedi 19 janv 2008

L’assouvissement

Pierre Foglia

La Presse

D’après vous, la récession, c’est parce que les gens consomment moins ? Ou les gens
consomment moins parce que la récession ? L’aggravant ainsi ? De toute façon, vous
êtes d’accord : consommer est la bonne façon de combattre la récession ?

Soit. Je veux bien aller m’acheter quelque chose. Mais quoi ?

Je n’ai pas besoin d’auto, j’en ai une, la plus petite qu’on puisse trouver sur le marché,
mais c’est assez. Je n’ai pas besoin de TV, celle qui est dans mon salon doit bien avoir 20
ans mais elle fonctionne encore très bien. Je n’ai certainement pas besoin de meubles
même si mon sofa est fatigué, il m’a été donné par des amis qui allaient le mettre au
trottoir.

Je n’ai certainement pas besoin d’un iPhone, j’ai déjà un iPod et j’ai aussi le téléphone,
voyez j’ai le téléphone, je ne suis pas si archaïque. Je n’ai pas un vélo, mais deux, certes
ils ne sont pas en carbone, et ils ont plus de 20 ans eux aussi, mais roulent parfaitement.
Je n’ai pas besoin de cinéma maison, je regarde les films que je loue sur mon laptop
(celui de La Presse, en fait). Je n’ai pas besoin de tracteur, je sors mon bois à la brouette.
Je n’ai pas besoin de souffleuse, j’ai des bras. Je n’ai pas besoin de piscine, je ne sais pas
nager, bref je n’ai besoin de rien, et ma fiancée non plus. Je peux vérifier si vous voulez :
Fiancée, as-tu besoin de quelque chose ?
Pourquoi ? Tu sors ? Rapporte du lait.
Bon, OK, on a besoin de lait.

Le système qui régit le monde, y compris la Chine soi-disant communiste, est une
machine à créer des besoins et à les satisfaire. Pour que ça marche il faut que le bébé tète
tout le temps, il faut que le bébé soit insatiable, il faut qu’il trépigne, j’en veux, j’en veux.
Il faut qu’il ait toujours envie de. Je ne comprends pas pourquoi on a appelé ce système le
libéralisme, il n’y a rien de libéral là-dedans. On aurait dû appeler cela l’assouvissement.
C’est ce que c’est, de l’assouvissement.
Un truc que je ne comprends pas du système. Plusieurs en fait, mais celui-là surtout.

Le bon fonctionnement du système dépend essentiellement de la consommation. Or le


système n’a de cesse de réduire le pouvoir d’achat du citoyen et d’augmenter sa dette, ce
qui l’empêche parfois de consommer. D’où, parfois, la récession. Non, non, ne
m’expliquez surtout pas, j’en parle pour parler, ce n’est pas vraiment ce qui m’allume.

Ce qui m’allume, c’est une autre contradiction, culturelle celle-là. Ce qui m’allume, c’est
que le bébé pour se construire, pour grandir, devrait normalement être sevré. Or, on vient
de le voir, dès qu’il cesse de téter, c’est le marasme.

Dit autrement, la démarche d’émancipation du citoyen, le geste de construction de soi


qu’il pose en cessant de téter, en assumant son sevrage, en se souciant moins d’avoir, ce
geste de souveraineté de soi, rend le système malade. C’est quand même flyé : ce qui
grandit l’individu, fuck le corps social.
Drôle de système, non ?

Pierre Foglia

La Presse

Quand, vers le début des années 90, je suis arrivé à l’UQAM pour y donner un
atelier d’écriture journalistique, j’étais enthousiaste à l’idée d’apporter un peu de
pratique, un peu de concret à ces pauvres étudiants en communication que des profs
pelleteux-de-nuages, de retour de Californie, initiaient à l’archéologie de
l’information non verbale, j’te jure, les cours portaient des titres comme celui-là,
m’a vous en faire, moi, de l’archéologie, ouvrez le Journal de Montréal, haut de la
page trois, première colonne, un père de famille tue sa femme et ses trois enfants
avant d’enfoncer le canon de son fusil de chasse dans sa bouche, on a retrouvé le
haut de son crâne dans le jardin du voisin...

Quand j’ai quitté l’UQAM 10 ans plus tard, j’avais complètement changé d’avis et cela,
même si j’avais aimé donner ces ateliers pratico-pratiques à des étudiants qui, pour la
plupart, m’ont dit en avoir tiré profit. Dix ans plus tard je pensais, et je pense plus que
jamais, qu’on devrait aller à l’université pour y recevoir un enseignement supérieur. Par
supérieur, j’entends au-dessus de la technique. Des cours, pas des ateliers. Un
enseignement dégagé de toute considération utilitaire, qui développerait la pensée
(l’intelligence vient par là, y compris celle du coeur), un enseignement qui formerait le
goût, le jugement, ce qui impliquerait, par exemple, que les cours de littérature, de philo
mais aussi de sciences seraient obligatoires aux HEC, et dans les facultés de droit, de
gestion et de médecine.
Pourquoi donc comme avocat aurais-je besoin de lire Montesquieu ? Je vous le demande,
monsieur le chroniqueur.
Parce que, bougre de connard, il y a dans les Lettres persanes cette intelligence du coeur
qu’il n’y a pas dans le Code. Les Lettres ne feront pas de vous un meilleur avocat, mais
assurément un meilleur homme. Ce n’est pas rien.
IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII
C’était jeudi matin dans le labyrinthe des couloirs de l’UQAM, où parfois les salles de
cours portent des noms d’entreprise comme salle L’Oréal – j’avais rendez-vous avec des
étudiants en cosmétique, qu’est-ce que je raconte, avec des étudiants du programme
communication et politique et du programme relations internationales et droit
international, cinq étudiants responsables de leurs associations modulaires, ils voulaient
me parler de cette grève qu’ils ont d’abord prétendue imminente avant de convenir
qu’elle ne se ferait pas, les assemblées convoquées pour en débattre n’ont pas même pas
quorum, bref la grande majorité des 40 000 étudiants de l’UQAM n’ont absolument pas
envie de faire la grève, d’ailleurs pourquoi une grève ?
Pour dénoncer l’augmentation des droits de scolarité, m’a dit Sarah.
En comptant le 50 $ de plus par session (la part du gouvernement), en ajoutant les frais
afférents (la part de l’université), Sarah aura 160 $ de plus à débourser cette année, 160 $
pas couverts par les prêts et bourses...
Est-ce si considérable ? ai-je osé demander. Ces 160 $ vont-ils empêcher un étudiant
d’accéder à l’université, ou le forcer à la quitter ?
Vous ne croyez pas à la gratuité ? m’a demandé Marie-Pierre.
Je n’ai pas une opinion très claire là-dessus, mademoiselle. Êtes-vous des marxistes ? Des
anarchistes peut-être ?
Ils sont partis à rire. Je les confondais sûrement avec les fouteurs de merde des années 80.
Eux vont à leur cours assidûment, remettent leurs travaux à temps. Bons citoyens, ils
militent dans des organisations de coopération internationale. Pour ce qui est de leur
engagement politique, deux ont leur carte de membre de Québec solidaire. Et tous les
cinq entonnent le discours du « bien commun » de Françoise David et Amir Kadir.
Vous vous opposez à ce que l’entreprise privée participe au financement des universités ?
Sur la base du partenariat actuel, oui. Ingérence directe. Salles de cours L’Oréal.
Université populaire en prise directe sur le marché du travail. On est contre.
Pourquoi ?
Parce que le but n’est pas l’éducation, les entreprises n’ont rien à foutre des sciences
sociales, de la littérature, des arts, de la philo. Pourquoi pensez-vous que le plan de
redressement du nouveau-ancien recteur de l’UQAM implique des coupes dans les
programmes les moins rentables ? Que veut dire moins rentable ? Moins rentable pour
qui ?
Je lisais dans un numéro assez récent de L’actualité « les 15 idées pour un Québec fort »
d’un ex-conseiller de M. Landry et de M. Boisclair, présentement vice-président du
Conseil du patronat. Une des 15 idées de ce brillant avocat est de faire « la promotion de
l’entrepreneuriat en bas âge, dans les écoles secondaires et même primaires ». Je parierais
que nombreux parents et enseignants ont applaudi. La chose, moi, me pétrifie.
Vous m’avez vu souvent, ici, les baguettes en l’air, vitupérant contre la réforme. J’ai
presque envie de m’excuser. La réforme n’est qu’une niaiserie à côté de ce détournement
majeur de l’éducation qu’est le clientélisme. On n’en parle jamais, c’est vrai, ce doit être
parce que ce n’est plus un détournement, parce que c’est maintenant là que va le courant,
alors chut, n’en parlons plus, on n’a jamais raison d’aller contre son époque.
De gauche, la réforme nivelle par le bas. De droite, et même un peu plus, l’éducation
utilitaire canalise vers le sacro-saint « débouché ». Au cas où cela intéresserait encore
quelqu’un : le bouton pour allumer la Lumière n’est ni à droite, ni à gauche, il est juste
au-dessus.
ALABAMA – J’ai collé des photos du photographe américain Walker Evans sur le mur
de mon bureau, fait des années qu’elles sont là. Je peux être longtemps sans les voir
même si j’ai le nez dessus, pis tout d’un coup, tadam ! L’une de ces photos montre un «
Post Office » en bois tout déglingué, une grosse annonce de Coca-Cola est placardée sur
la galerie, derrière le bâtiment un chemin droit et plat file à travers les champs de coton.
C’est dans le comté de Hale, en Alabama. Ne me cherchez pas la semaine prochaine,
c’est là que je vais. J’emporte mon vélo, mais c’est pas pour le vélo, c’est vraiment pour
l’Alabama.

Le samedi 12 avr 2008

La morale sociale

Pierre Foglia

La Presse

Au huitième étage, ils font les pantalons. Au neuvième, les vestons. Au septième, la
coupe. On n’imaginait pas ça si grand. Trois terrains de football superposés. En
pleine ville, dans la Petite Patrie, coin Rosemont et Saint-Denis. 540 personnes
travaillent là.

Vont perdre leur job en juillet.

La Golden Brand est une usine de textile montréalaise qui fabrique les habits pour
hommes vendus dans les magasins Moores. En 1998 la Golden Brand et les 116 magasins
Moores à travers le Canada sont devenus la propriété de la compagnie américaine The
Men’s Wearhouse, qui elle est propriétaire de 1300 magasins d’habits pour hommes à
travers les États-Unis.
En 2007 la Men’s Wearhouse a fait 150 millions de profits. Je ne vous précise pas ça
pour vous dire ah les salauds de capitalistes, mais parce que Mariette St-Pierre ne
comprend pas.

Pourquoi fermer une usine qui marche, se demande-t-elle ? Qui fait des profits ? Qui fait
vivre des gens ? On ne gagne pas beaucoup – 10 $ de l’heure en moyenne – mais on a
l’assurance maladie à 100 % et dentaire, j’ai élevé mes enfants avec mon petit salaire...

Mariette est la responsable syndicale du 8e étage, celui des pantalons. Quand le


coordinateur de la FTQ s’est pointé, elle est allée se présenter : Bonjour je suis Mariette
St-Pierre, je fais des habits pour homme, j’apprécierais beaucoup que vous portiez un
habit plutôt que des jeans, et de préférence un habit qu’on fabrique ici.

Ce genre de femme là. Un contremaître se met à jouer des bras ? Sans bouger de sa place,
Mariette met sa casquette à l’envers, aussitôt 30 filles ont en envie de pisser en même
temps et font la queue à la porte des toilettes. Pas bon pour la production. Mais le
contraire aussi : des ennuis techniques ont retardé la production, la direction demande un
effort, Mariette claque des doigts et hop, tout le monde la pédale au fond.

Peu de Québécoises. Portugaises, Italiennes, Asiatiques, Marocaines, Algériennes,


Haïtiennes, plus de 50 nationalités différentes. Les hommes minoritaires. Dix, 15, 20 ans
de service. Beaucoup de couples. Des familles. José Duarte est arrivé du Portugal à 17
ans. Il est entré à la Golden Brand où sa tante travaillait. Sa mère et sa sœur y travaillent
toujours. Aujourd’hui José a 38 ans, une fille de 11 ans, il vient de s’acheter une maison,
ben non pas à Montréal, pas avec un salaire net de 340 $ par semaine. À Mascouche, 123
000 $...

Et je vais payer mes traites comment ?

Et je vais me trouver une autre job dans quoi ? Ça fait 20 ans que je fais des vestons
d’habit, je ne sais rien faire d’autre que des vestons d’habit.

Jao Mannel aussi est Portugais. Il était là avant la Golden Brand; c’était la Champlain
quand il a commencé, il y a 33 ans.

Pippo est Italien. Il dit qu’il va aller proposer ses services à ben Laden.

Mme Truong Tuyet Mai pose des boutons depuis 18 ans.

Mme Chen Ching Hua repasse les manches.

Rosalia coud 2000 poches par jour, elle a deux garçons, un à l’ETS, l’autre à Concordia.
Toutes attendent un miracle. Attendent une intervention du gouvernement. Les pauvres.
Je ne me souviens pas d’une usine qui allait fermer et que l’État aurait empêché de
fermer.

Au fait, est-ce vraiment la faute des Chinois ?

150 millions de profits, peut-être que par rapport à la grandeur de l’entremise, c’est rien
du tout. Peut-être que dans les milieux financiers on disait : Regard’moi donc c’te gang
de tatas qui pourraient faire 800 millions de profit au lieu de 150 en faisant venir leurs
habits de Chine plutôt que les fabriquer ici.

C’est ce qu’ils vont faire. Moores ne vend plus de costumes fabriqués à la Golden Brand.
Moores vend des costumes chinois, pakistanais, indiens.

Alors, la faute des Chinois ? La faute des Américains de la Men’s Wearhouse ? La faute
du gouvernement canadien qui veut pas se prévaloir des clauses dérogatoires prévues
dans les accords de commerce internationaux ?

Au neuvième étage, l’étage des vestons, devant leur machine à coudre ou leur robot de
couture ou leur banc de repassage, les ouvrières ne savaient pas la faute à qui. Elles
pensaient que moi, peut-être, je saurais. Non mesdames.

Tout ce que je sais, c’est que la fermeture de votre usine va dans le sens de l’économie,
des affaires, du marché, de la logique du temps. Personne ne se demande comment arrêter
un ouragan. Comment empêcher un tremblement de terre. Je vous parie que je vais
recevoir des courriels pour me dire d’arrêter de m’énerver. Qu’en réalité il se crée plus de
jobs qu’ils ne s’en perd (c’est faux pour les jobs de qualité, mais ils vont me le dire
pareil), qu’en réalité tout va, non pas pour le mieux, mais quand même de mieux en
mieux dans le moins pire des mondes possibles, et blablabla.

Ce qu’il y a derrière ce discours ?


Rien justement. Zéro morale sociale. On vit dans une société hyper morale. Morale et
sécurité nous sortent par les oreilles, attache ta ceinture, mets ton casque, mange pas ça,
pas plus de quatre pouces entre les barreaux de ta rampe d’escalier pour pas que bébé se
prenne la tête dedans, mais 540 employés qui perdent leur job en même temps ? Rien.
Zéro. Nada.

Vous connaissez sans doute André Comte-Sponville, ce philosophe que les Français
s’administrent comme une purge. Il résume exactement, a contrario, ce que j’entends pas
zéro morale sociale : Si l’éthique était source de profit ce serait formidable, dit-il, les
bons sentiments suffiraient. Autrement dit, faites-nous pas chier, le capitalisme n’est pas
moral et n’a pas à l’être. C’est comme ça, c’est tout.

Je termine par une parenthèse qui n’a rien à voir, juste vous dire attention, ne confondez
morale sociale et éthique globale. Ça, de l’éthique globale, c’est pas ce qui manque, y’en
a plein partout ces jours-ci, en particulier sur le passage de la flamme olympique.
L’éthique globale, c’est cette capacité à se mobiliser pour des causes lointaines, à épouser
des religions lointaines. En fait je soupçonne que l’éthique globale, comme les habits
pour hommes, comme les jouets et les toasters est désormais manufacturée en Asie.

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