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BULLETIN

DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 1999
BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
N° 281/282 - Juin / Septembre 1999

Sommaire

Ed. Edwards, Cl. Cristino, J. Grove, A. Edwards................................................ p. 2


Application des études paléo-climatologiques
Effets possibles des phénomènes El Niño dans les temps anciens
C. Raybaud - Enquête sur la disparition de l’évêque Rouchouze en 1843........................ p. 13
L. Palmer - Visite à l’île de Pâques du H.M.S. Topaze en 1868..........................................p. 17
P. Loti - Pierre Loti et La Flore à l’île de Pâques en 1872................................................... p. 37
B.F. Clark - Rapport sur l’île de Pâques du H.M.S. Sappho en 1882................................. p. 46
A. Pinart - Voyage à l’île de Pâques en 1877..................................................................... p. 51
H. Stolpe - Du tatouage des insulaires de l’île de Pâques..................................................p. 77
A. Dettloff - Mondialisation de l’île de Pâques.................................................................. p. 92
Ch. Beslu - L’épopée aérienne de l’île de Pâques........................................................ p. 93
Ch. Beslu - Psychodrame philatico-diplomatique !............................................................ p. 102
D. Pardon - Quelques visions actuelles sur l’île de Pâques............................................... p. 106
C. Orliac - Note sur l’identification botanique de 6 tablettes
Kohau Rongorongo............................................................................................................... p. 117
St. Fischer - L’écriture rongorongo de l’île de Pâques...................................................... p. 125
L. Cruchet - Recherche archéoastronomique à l’île de Pâques......................................... p. 138
G. Poillot - Y-a-t-il encore quelque chose à dire sur Rapa Nui ?....................................... p. 144
E. Vedel - Les statues mégalithiques de Raivavae (1934)...................................................p. 150

Hommage à Bob Putigny


Les pagaies dites cérémonielles de Raivavae avec un himene tarava le 7 juin 1999.
Compte-rendu d’ouvrage
Application des études
paléo-climatologiques pour l’archéologie
Effets possibles des phénomènes
«El Niño» dans les temps anciens

Les cyclones, les raz-de-marée, les sécheresses, les séismes et tous


autres phénomènes dévastateurs ont contribué à modifier le terrain et
les cultures du Sud-Est de la Polynésie, obligeant l’Homme à s’adapter
perpétuellement pour survivre. Cyclones et sécheresse sont ceux dont
l’impact sur l’environnement est le plus destructeur : non seulement ils
touchent fortement les biens et les vies humaines, mais ils détruisent
également les productions agricoles, ce qui engendre souvent la famine.
Les sociétés insulaires du Pacifique ont été dernièrement affectées
par un autre type de catastrophe naturelle qui a attiré une plus grande
attention du public : l’apparition périodique du courant «El Niño», plus
précisément d’«El Niño Southern Oscillation» (ENSO), phénomène
caractérisé par l’interaction, à grande échelle, de l’océan et de l’atmo-
sphère qui provoque l’élévation des températures de surface des eaux
(SST) et des variations climatiques interannuelles dans le bassin du
Pacifique et même au-delà.
Le dernier ENSO important a débuté en décembre 1982 et s’est pour-
suivi jusqu’en mars-avril 1983 avec des anomalies ressenties dans le
monde entier comme, par exemple, de violentes chutes de neige dans les
Andes, la sécheresse en Australie et en Inde, des inondations dans les
régions désertiques du Pérou et du nord du Chili. Les modifications du
courant du Pacifique Nord ont inversé le cours des alizés, généré des
cyclones, entraîné des fluctuations aberrantes des températures de surface
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des eaux et menacé la productivité marine de toute la région ; des mil-


lions d’hirondelles de mer ont abandonné leurs colonies d’oisillons aux
Kiribati et dans d’autres îles du Pacifique (Schreiber R.W. et E.A.,
1993,12). Les modifications de l’environnement aux Galápagos,
connues pour leur écosystème unique, ont été méticuleusement obser-
vées par la communauté scientifique. Ils ont noté des changements dra-
matiques dans la dynamique des populations de poissons côtiers et le
blanchissement naturel de coraux, dûs à l’élévation prolongée des tem-
pératures de surface des eaux, aux dépressions thermo-climatiques et à
des niveaux de productivité réduits. ENSO a eu des conséquences simi-
laires sur l’ichtyofaune de Rapa Nui (ou île de Pâques) en diminuant
substantiellement la biomasse et la diversité des espèces de poissons
côtiers. En Polynésie française, l’activité cyclonique a été la cause majeu-
re de ravages dans les archipels.
Si en Polynésie on porte actuellement une grande attention à ENSO,
il n’en fut pas toujours ainsi dans le passé. Il est raisonnable de supposer
qu’ENSO a eu, comme en 1982-83, des conséquences dramatiques pour
les habitants de la Polynésie ancienne. Les analyses de pollen montrent
qu’ENSO a débuté à la fin de la période holocène (Sandweiss et al.,
1996, 1531). Le suivi dans le temps des fluctuations d’ENSO peut s’avé-
rer des plus intéressants pour comprendre l’économie, le développe-
ment des cultures, l’abondance ou la restriction des ressources et les
conditions climatiques des siècles passéss. Certaines conséquences pou-
vant s’étendre sur plusieurs années et voire même être irréversibles,
ENSO peut se montrer catastrophique pour des écosystèmes d’îles iso-
lées comme Rapa Nui. Cependant des vents atmosphériques anticyclo-
niques peuvent aussi jouer un rôle protecteur et éloigner les risques de
catastrophes. Quoi qu’il en soit, il se trouve que Rapa Nui avait, jusqu’à
présent, été un peu protégé des dévastations d’ENSO.

Les conséquences d’ENSO sur Rapa Nui en 1982-1983


Aujourd’hui Rapa Nui connaît des précipitations annuelles suffi-
santes, sans saison sèche ou humides trop marquée, et une température
de surface des eaux qui ne varie que de quelques degrés centigrades seu-
lement pendant l’année. Au cours des 100 dernières années de l’histoire

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de Rapa Nui, l’île a connu plusieurs ENSO, mais aucun n’a été plus signi-
ficatif que celui de 1982-1983. La température de surface des eaux à
Rapa Nui s’est élevée de 5°C approximativement. Bien qu’aucune étude
en biologie marine n’ait été réalisée à l’époque, le phénomène a touché
les populations d’algues marines, de mollusques, de coraux et de pois-
sons.
Une des conséquences majeures du ENSO de 1982-1983 a été la
mortalité massive des communautés coralliennes dans les îles, par
expulsion des zooxanthelles du corail, stressé suite à une modification
de la température de l’eau. Les conséquences combinées de l’élévation
des températures de surface des eaux et de la diminution de la produc-
tivité ont engendré un profond changement dans la chaîne alimentaire
qui, à terme, a mené à la probable disparition d’une des espèces de
Labre (famille des Labridae) et de presque toutes les algues brunes dont
celle-ci se nourrit. De plus, alors que certaines espèces marines dimi-
nuaient à cause d’ENSO, d’autres devenaient plus abondantes. Les pois-
sons côtiers tels que les serrans (Serranidae), les «croakers»
(Scianidae) et les grogneurs (Haemulidae), qui produisent près de 90%
des protéines de poissons consommés, sont devenus très rares, alors
qu’un grand nombre de requins et de thons ont proliféré sur l’île entre
décembre et mars, en migrant plus qu’à l’accoutumé vers le Sud.
14 ans plus tard, et avec un autre ENSO qui menace d’affecter pro-
fondément Rapa Nui, l’environnement marin de l’île ne s’est pas complè-
tement remis du phénomène. Les populations de poissons et de mol-
lusques côtiers n’ont pas retrouvé le niveau atteint avant l’ENSO de 1982-
1983 et le retour à la normale des herbiers marins, affectés par un
nombre important d’oursins alors qu’ils étaient rares avant 1982, est
particulièrement lent.
Dans les temps anciens, la population limitait la pêche à certains
mois par an en imposant une interdiction sacrée appelée rahui. Durant
les 14 dernières années, malgré l’absence de rahui, le manque de pois-
sons et de mollusques côtiers a été si important que sans l’arrêt du
rahui, sans l’importation de denrées alimentaires et sans l’amélioration
des équipements et des techniques de pêche, la population aurait sûre-
ment souffert d’une famine prolongée.

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Phénomènes ENSO préhistoriques à Rapa Nui


Les répercussions d’ENSO sur l’existence de Rapa Nui et sur l’orga-
nisation sociale pré-européenne ont sûrement été fonction de son
ampleur et de sa durée ; si un important ENSO s’était produit quand la
population était limitée, et avant la déforestation, il est probable que les
implications socio-politiques d’ENSO eussent été moins importantes.
Mais une fluctuation majeure aurait été catastrophique, une fois les res-
sources naturelles de Rapa Nui épuisées, quand le niveau de la popula-
tion atteignait approximativement 10.000 à 15.000 habitants (Edwards,
1997, 11). Apparemment, Rapa Nui n’avait pas un système de conserva-
tion de la nourriture à long terme pour subvenir au besoin de la popu-
lation durant les périodes de tension et comptait principalement sur les
récoltes de patates douces tout au long de l’année.
Les habitants croyaient que l’Homme descendait d’un dieu créateur
appelé Make Make qui s’était accouplé avec une femme qu’il avait for-
mée à partir d’un morceau de terre. A cause de cela, ils croyaient que
l’homme possédait les pouvoirs procréateurs surnaturels des dieux ou
mana. Les ancêtres déifiés, avec des offrandes et des prières, utilisaient
ce mana en faveur de la communauté, ce qui leur permettait d’augmen-
ter la croissance et la production des récoltes et d’autres ressources ali-
mentaires. L’abondance des récoltes, des poissons et d’autres nourri-
tures animales indiquaient le pouvoir coercitif du chef sur les dieux.
Evidemment, le manque soudain de ressources alimentaires aurait
réduit le prestige des institutions. Pourtant, alors que ces conditions
pouvaient se montrer néfastes pour la réputation du chef, grisé par un
excès de pouvoirs générant des abus, la surabondance d’animaux et de
plantes indésirables étaient tout aussi nuisible (Métraux, 1990, 132 et
Edwards Ms, 1960, n. p.). L’histoire traditionnelle racontée en 1960 par
Santiago Pakarati, l’informateur d’Edwards, prévoyait les dangers ren-
contrés à cause d’un mana superflu. Curieusement elle comprenait cer-
tains éléments indiquant l’influence du phénomène passé ENSO :
Le Roi Nagaara avait trois épouses ayant toutes donné naissance à
des fils. Les deux premiers avaient de faibles mana, mais le troisième,
Rokoroko He Tau, en avait plus et, partout où il allait, d’étranges phéno-
mènes se produisaient, comme par exemple un millier de poulets blancs

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couvant près de sa maison. Les habitants, voyant cet événement se pro-
duire plusieurs fois pendant l’année, l’honorèrent comme leur chef
suprême. Pourtant, alors que les Pléiades étaient perdues dans l’océan
(pendant le solstice d’été du 21 décembre) et que les pêcheurs sortaient
en mer, ils rencontrèrent plus de thons et de grands requins qu’à l’ac-
coutumé, y compris des requins marteaux qui retournaient les bateaux
fragiles et dévoraient l’équipage. Cela continua tout l’été et, lorsque les
poissons eurent disparu, les habitants se mirent en colère contre
Rokoroko He Tau et le blâmèrent pour ces événements. Ils allèrent voir
le Roi Ngaara et lui demandèrent de se débarasser de son fils. Le père
décida que les pouvoirs de Rokoroko Te Hau étaient trop dangereux
pour le peuple, alors une nuit, le jeune chef fut conduit sur un brancard
au sommet du mont Tangaroa pour y être abandonné. Tout ceux qui por-
tèrent le brancard moururent sur le chemin du retour et un nuage noir
recouvrit peu à peu le sommet de la montagne ; Rokoroko monta au ciel
à travers un arc-en-ciel. Après son départ, les thons et les requins dispa-
rurent et les poulets redevinrent plus rares. Cela s’est produit car
Rokoroko avait trop de mana.

Le nombre anormal de thons et de requins saisonniers puis plus


tard la disparition de poissons de ce récit ont rappelé les conséquences
d’ENSO sur Rapa Nui en 1982-1983. De plus, ENSO débute générale-
ment sur la côte américaine au mois de décembre. La légende peut être
liée à des événements attribuables à ENSO et, en considérant les consé-
quences actuelles, il est possible de déduire que les fluctuations
majeures passées ont pu engendrer des nuisances dans le système social
de Rapa Nui, ainsi qu’une famine prolongée.
A la fin du XVIIe siècle, le culte de l’ancêtre de Rapa Nui subit de
grandes transformations bien que certaines coutumes ne perdurent pas.
L’interruption de la déification de l’ancêtre et de ses sculptures en pierre
mégalithique a été jusqu’ici attribuée aux profonds changements dans
l’organisation sociale de Rapa Nui, à la sécularisation et à l’usurpation
du pouvoir traditionnel du chef par les guerriers qui créèrent le culte de
l’Homme-oiseau. La tradition caractérise cette phase historique par une
guerre inter-tribale intensive pour le contrôle des terres productives et

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par des attaques continues pour limiter les ravitaillements en vivres. La


surpopulation et la diminution progressive des ressources naturelles de
l’île sont généralement considérées comme étant les catalyseurs de la fin
des vieux ordres et du changement posthume dans la religion de Rapa
Nui. Significativement, les événements majeurs passés d’ENSO auraient
incontestablement ébranlé les chefs et défié le pouvoir des ancêtres. Il
n’est pas déraisonnable de considérer qu’un événement passé ENSO,
similaire à celui qui a affecté Rapa Nui en 1982-1983, puisse avoir
déclenché les tensions qui ont transformé radicalement l’organisation
locale socio-religieuse établie.

ENSO dans le Pacifique Central


Les anciens Polynésiens étaient probablement incapables de prévoir
les événements ENSO comme les sécheresses et les cyclones qui sont
imprévisibles. Cependant, après le début de changements importants des
courants océaniques, des vents et/ou la disparition de certaines popula-
tions d’oiseaux et de poissons, les insulaires pouvaient sûrement recon-
naître les anomalies. Durant les années ENSO les résidents de l’Est et de
l’Ouest de la Polynésie attendaient les vents d’Ouest et les courants bien
établies qui leur permettaient de faire du commerce avec d’autres îles
ou de chercher de nouvelles terres à l’Est. Des spécialistes ont récem-
ment considéré qu’ENSO avait facilité l’exploration à l’Est de Mangareva,
ce qui a pu mener à la découverte et à la colonisation de Pitcairn, de
Henderson et de Rapa Nui.

ENSO aux Tuamotu et aux Marquises


Il y a une corrélation directe entre ENSO et la formation, dans le
Pacifique Nord, Central et le Pacifique Sud, de dépressions atmosphé-
riques générant les cyclones. Aux îles Marquises, les phénomènes ENSO
sont accompagnés de précipitations intensives car les cyclones se for-
ment au Sud de l’archipel, en tournant entre les îles des Tuamotu. Dans
le passé, comme aujourd’hui, ces événements affectent la population en
inondant les fosses agricoles et en détruisant les installations, les biens
et les pièges à poissons. Comme les atolls des Tuamotu sont peu élevées,

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les vagues les submergent quelquefois entraînant des pertes de vie et,
dans certains cas, les survivants sont contraints d’abandonner leurs
cases à cause de la pénurie de nourriture et de poissons d’eau douce.
Les précipitations exceptionnelles associées à ENSO sont une béné-
diction aux Marquises. Les récoltes des fruits de l’arbre à pain, de taro
et de bananes en profitent habituellement. Pourtant, alors que les inon-
dations fertilisent les systèmes de l’agriculture locale en déposant de la
terre nouvelle sur les plaines, les rivières débordent souvent inondant
les vallées basses et détruisant les structures fabriquées par l’homme.
Dans les temps anciens aussi, ENSO a détruit les systèmes d’irrigation
locale et les terrasses agricoles. ENSO aboutit aussi à des tempêtes vio-
lentes qui érodent le littoral des Marquises, ce qui nuit à l’écosystème
marin et augmente la quantité de poissons intoxiqués par la ciguatera
dans certains endroits.
Dans toute leur histoire, les Marquises ont été sujettes à des
périodes de sécheresses importantes qui ont duré quelquefois plusieurs
années. La relation entre ces sécheresses et ENSO est incertaine, mais
ces sécheresses se produisent après cette longue absence de fluctuation.
L’information historique montre que les îles en ont été sévèrement affec-
tées en 1802-1803 (Robarts, 1974, 121). Les deux tiers de la population
de Nuku Hiva périrent brutalement et des tribus entières furent
contraintes de s’installer à côté des îles sous le vent après une importan-
te sécheresse (Suggs Robert, communication personnelle). La réinstal-
lation engendra une guerre et plus de conflits encore au sein d’une
population déjà affaiblie. Même s’il est difficile de déterminer les consé-
quences exactes directes et indirectes d’ENSO sur l’agriculture, sur
l’économie, sur la culture et sur l’ordre social des Marquises, son rôle
dans le développement historique et physique des îles est incontestable.

Les conséquences probables d’ENSO


dans les îles de la Ligne
Le témoignage historique montre que ces îles, localisées sur 6° de
latitude à l’Equateur, étaient inhabitées avant l’arrivée des Européens.
D’après les explorateurs, les îles auraient été utilisées comme lieu de

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repos par les voyageurs polynésiens pendant leur séjour entre les
Marquises ou Tahiti et Hawaii (Emory, 1924,2)
La recherche archéologique dans les îles de la Ligne est limitée aux
expéditions de Emory à Whipoorwill et à Kaimiloa ainsi qu’aux fouilles
de Sinoto à Fanning en 1972, toutes organisées par le Bernice P. Bishop
Museum. Emory a pu étudier un nombre limité de vestiges archéolo-
giques laissés par les anciens naufragés, par les visiteurs ou par les
colons d’Howland, de Fanning, de Kiritimati (appelé aussi Christmas) et
des îles Malden. Les objets déterrés révèlent que les îles avaient une
population permanente conséquente mais n’expliquent pas son départ.
La réponse à ce problème, peut se trouver dans l’identification des effets
possibles d’ENSO anciens dans les îles basses coralliennes.

Fanning
Les deux premières expéditions archéologiques à Fanning ont été
menées en 1924 puis en 1933 par Emory qui a cartographié et décrit six
structures dont un marae et plusieurs tombes ; il y a collecté de nom-
breux outils en pierre et hameçons en nacre, typologiquement similaires
à ceux de Tonga (Emory, 1939, 187). Des années plus tard, Sinoto effec-
tua des fouilles archéologiques à Fanning uniquement, travaillant sur
huit sites polynésiens préeuropéens à la station Cable, dont un marae et
deux tombes ; un échantillon de carbone obtenu par des dépôts à FANI-
6 permit de les dater entre 1020 à 1190 ap. J.-C. (Sinoto, 1975, 290) ;
d’autres dates obtenues à la moitié de FANI-7 donnèrent de 350 à 530
ap. J.-C. et semblent indiquer une période d’habitations prolongée, de
plus, Sinoto a trouvé plus de restes de bonites et d’hameçons en nacre.
L’analyse de ces trouvailles ainsi que le style architectural des construc-
tions de Fanning indiquent une étroite relation avec Tonga, bien que
quelques formes d’hameçons aient été aussi trouvés aux Marquises. La
relation avec Tonga a été récemment renforcée par la découverte d’une
tombe dont le squelette portait un collier en os de style tongien.
Les résultats de ces expéditions et des découvertes récentes suggè-
rent que Fanning a probablement été peuplé en partie de Tongiens
durant la première moitié du premier millénaire et a été occupée
jusqu’au XIIe siècle ap. J.-C. Bien que ce soit les dernières datations

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disponibles au C14, cela ne signifie pas nécessairement que les îles ne
furent pas occupées plus tardivement. Les raisons de cet abandon res-
tent obscures mais pourraient indiquer une sécheresse induite par ENSO
qui aurait affecté Kiritiati et tout le groupe d’îles avoisinantes.

Kiritimati
La première expédition de Emory y a enregistré environ quatorze
structures architecturales comprenant des sites, une plate-forme de
corail qui pouvait être un marae, plusieurs monticules et des tombes. Il
a récolté deux outils en pierre ainsi qu’un basalte à l’origine étrangère
évidente. Quand l’île fut aperçue pour la première fois par les Européens
en 1777, Cook la trouva inhabitée.
Nous savons que les changements de température de surface des
eaux causés par ENSO en 1982-1983 ont entraîné la migration d’un
nombre considérable de poissons côtiers migrant soit vers d’autres îles,
soit plus bas dans les profondeurs de l’Océan ; cela a provoqué une
chute massive de la population d’oiseaux de mer (approximativement de
25 millions à 2 millions, Keppler Kay, communication personnelle). De
plus, Kiritimati a subi une sécheresse prolongée pendant la même pério-
de. Ces changements extrêmes des températures de surface des eaux ont
sûrement été ressentis dans tout l’archipel, et des désordres climatiques
tels que la sécheresse ont directement affecté l’approvisionnement en
eau douce. En considérant que les habitants actuels des îles de la Ligne
sont à peine capables de survivre à la sécheresse qui a eu lieu en 1982-
1983 malgré le flux d’approvisionnement importé, les changements
drastiques de l’environnement ont pu être la cause de l’abandon des
habitants des îles de la Ligne dans le passé.

Malden
La seule recherche archéologique à Malden a été menée par Emory
en 1924. Pendant une mission de deux jours l’expédition a pu avoir un
aperçu rapide des ruines le long des côtes nord, est et sud de l’île. Le
travail de Emory était limité à la cartographie et à la description de vingt-
quatre structures comprenant toutes des marae et des tombes plus
larges et plus impressionnantes. En 1994 et 1996 Edwards y a trouvé un

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grand nombre de sites non enregistrés, de grands alignements parallèles


ressemblant à des fondations de maison, des clôtures de corail rectan-
gulaires, des tombes, des biens, des traces de pavés etc. Les structures
forment une bande dense et continue sur le remblai de corail élevé de
l’île entourant l’intérieur du lagon maintenant rempli d’eau. La présence
de certaines caractéristiques locales dans l’architecture d’édifices céré-
moniaux atteste d’une longue période d’occupation par une population
passée nombreuse. Les origines des habitants, aussi bien que les raisons
de leur départ restent incertaines car aucune autre recherche archéolo-
gique n’y a été entreprise et aucun objet nouveau découvert.

Méthodes et étude à prévoir


Ces trois dernières années, la Fondation de Recherche du Pacifique
oriental, en collaboration avec le Département d’Archéologie du C.P.S.H.
de Tahiti et l’Institut d’Etudes de l’île de Pâques de l’Université du Chili,
a travaillé sur un programme de recherche pour déterminer les consé-
quences possibles passées d’ENSO sur Rapa Nui et sur d’autres îles poly-
nésiennes à l’Est. Les analyses d’échantillons prélevés sur des colonies
coralliennes de grande taille ainsi que sur d’autres dépôts paléo-envi-
ronnementaux pourront donner une perspective historique aux
périodes d’eaux chaudes qui ont affecté la région ; celles du pollen
extrait des cratères de lacs de Rapa Nui pourront révéler les change-
ments importants dans la végétation induits par le phénomène ENSO
durant la dernière période holocène. Un ENSO passé et majeur a certai-
nement eu des conséquences profondes sur l’écologie, sur les méthodes
de survie et sur le système socio-politique des populations insulaires1.

Edmundo Edwards, Claudio Cristino,


Jack S. Grove, Alexandra Edwards

1 Nous remercions l’équipe du professeur Salavat qui a bien voulu traduire le texte anglais original.

11
BIBLIOGRAPHIE

•Druffel, Ellen M. «Radiocarbon in annual coral rings from the East Tropical Pacific
Ocean», Geophysical Research Letters, Vol. 2., N°1., January 1981.
•Edwards, Edmundo, «Estimates on the Prehistoric and late Proto-historic Rapa Nui
Population» in The Rapanui Statuary Project : Report N°1, Eastern Pacific Research
Foundation, Rapa Nui, September 1997.
•Emory, P. Kenneth, «Additional Notes on the Archaeology of Fanning Island»,
Bernice P. Bishop Museum Occasional Papers, Vol. XV, N°17, Honolulu, Hawaii,
1939.
•Métraux, Alfred, Ethnology of Easter Island, Bernice P. Bishop Museum Bulletin N°
160, Honolulu, Hawaii, 1940.
•Robarts, Edwards, ed. Gregg Denning, The Marquesan Journal 1797-1824,
University Press of Hawaii, Hawaii, 1974.
•Sandweiss, Daniel H. James B. Richardson III, Elizabeth J. Reitz, Harold B.
Rolling, and Kirk A. Maasch, «Geoarchaeological Evidence from Peru for a 5 000
Years B.P. El Nino», Science, Vol. 273, pp. 1531-1535, September 1996.
•Schreiber, R. W. and E.A., «Reproductive Failure of Marine Birds on Christmas
Island», Tropical Ocean-Atmosphere Newsletter, N°18, pp. 10-12, Fall 1981.
•Sinoto, Akihiko, «Fanning Island : Preliminary Archaeological Investigations of
Sites Near the Cable Station», University of Hawaii, Hawaii, 1975.

12
Enquête sur la disparition de
l’évêque Rouchouze
et de vingt-trois missionnaires en 1843
Les Rapanui1 ont-ils mangé
l’évêque «Tepano»
et ses coréligionnaires ?

Lorsque l’ethnologue Alfred Métraux associa en 1940 la guerre au


cannibalisme dans son ouvrage L’île de Pâques, il limita par manque
d’informations cette pratique aux guerres tribales des Rapanui1. A la
lumière de documents retrouvés récemment et inédits à ce jour, il nous
est possible d’avoir un éclairage nouveau et plus complet sur les pra-
tiques des Rapanui au siècle dernier.

Il convient en premier lieu de définir le terme cannibale, souvent uti-


lisé pour définir certaines pratiques tribales. Selon l’Encyclopédia
Universalis, le mot vient de canibal, altération de caribal, qui, dans la
langue des Caraïbes signifie hardi et au figuré homme cruel et féroce,
sous-entendu qui mange de l’homme. Ainsi, à l’issue d’un conflit intertri-
bal aux causes bien souvent insignifiantes (c’est la vision de l’historien a
posteriori), les vaincus étaient pourchassés, tués et mangés d’une maniè-
re rituelle. En guise de punition suprême, le crâne du chef pouvait être
brûlé afin d’humilier sa mémoire et sa famille. Cette action, limitée selon
Métraux au fait de manger des étrangers au groupe (la tribu) placerait

1 Rapanui, autre nom polynésien de l’île de Pâques et de ses habitants.


les Pascuans du siècle dernier en position “d’exo-cannibales” stricts ; il
ajouta cependant : «...l’attrait de ces expéditions guerrières était encore
accru par la perspective de banquets dont les cadavres ennemis faisaient
les frais. L’homme n’était-il pas le seul grand mammifère dont on pût
goûter la chair ?...»

Une autre notion est ici introduite, celle de l’anthropophagie stricte,


c’est-à-dire le fait de manger de l’homme pour le plaisir. Les Pascuans
étaient-ils aussi des anthropophages ? Des documents inédits découverts
récemment permettent de le penser : le premier évangélisateur de l’île
de Pâques, le Français Eugène Eyraud, recueillit alors qu’il séjournait
seul sur l’île en 1864 une information selon laquelle un petit navire à
deux mâts aurait été saisi par les Pascuans et ses occupants cuits dans
un «four» polynésien au lieu-dit Anakena : il rapporta ce fait oralement
aux missionnaires qui vinrent le rechercher. Ce n’est qu’en 1872 que
l’un d’entre eux, le Père Barnabé Castan, pensa à faire un rapproche-
ment entre les divers témoignages des Pascuans exilés à Mangareva et le
mystère de la disparition de l’évêque Etienne «Tepano» Rouchouze.

A cette date et depuis trente ans environ, on croyait au naufrage


près du cap Horn du navire de l’évêque Etienne «Tepano» Rouchouze
venu d’Europe avec vingt-trois missionnaires des deux sexes destinés à
Tahiti et à Hawaii : son bateau, le Marie Joseph, parti de France en 1842,
aperçu dans une tempête au large des îles Malouines, n’était jamais arri-
vé à destination.
Le Père Castan, l’un des deux missionnaires à avoir recueilli les
informations d’Eugène Eyraud à la fin de son premier séjour de neuf
mois sur l’île, avertit sa hiérarchie à Paris, laquelle chargea l’évêque de
Tahiti, Mgr «Tepano» Jaussen, de diligenter une enquête discrète auprès
des Pascuans. Les missionnaires interrogèrent les nombreux indigènes
qui s’étaient exilés à Mangareva ou qui s’étaient engagés à Haapape sur
l’île de Tahiti dans les plantations agricoles de John Brander.
Ceux de Tahiti confirmèrent au Père Joseph Eich la venue d’un petit
navire de «Tepano» environ trente ans auparavant, donc vers 1842 ; ils
lui donnèrent le signalement du chef de l’expédition, reconnaissable à

14
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ses cheveux gris, qui disait lui même s’appeler “Tepano”. Le responsable
du jet de la pierre qui avait touché «l’étranger» à la tête affirma, pour
l’avoir vu à Papeete, que «Tepano» Jaussen n’était pas l’homme qu’il
avait blessé à Rapanui.
Les Pascuans de Mangareva révélèrent au Père Castan des détails
sur la lutte contre l’équipage du navire, sur les blessures infligées aux
Européens qui s’étaient aventurés sur le rivage pour y établir un bivouac
au lieu-dit Papatekena et sur les distributions de cadeaux et de vête-
ments. Le missionnaire obtint des détails très précis sur les souliers à
boucles de «Tepano», son chapeau ou son anneau pastoral, ainsi que
sur l’agression : “...ils avaient dressé une tente avec des voiles du navi-
re..., ils furent assomés à coup de pierre, les mains liées derriere le
dos...”

Des deux sources on affirma que les étrangers avaient été jetés, avec
une garniture de patates douces, dans un grand four à Anakena où ils
avaient été transportés. Cet umu no te hu iva, le four des étrangers, était
encore visible en 1872. Ceci confirma le témoignage du Père Roussel qui
écrivait de l’île de Pâques en 1869 :
«...Combien de fois n’ai-je pas été témoin de maris donnant des
coups de couteau en pleine face ou sur la tête de leur femme de manière
à les tuer ou à les estropier ! Qui sait combien d’étrangers ont été man-
gés : on en compte à Anakena, au cratère, à Hangapiko et on tait les
autres...»

Déjà, deux ans avant lui, en 1867, le Père Zumbohm qui résidait à
l’île de Pâques avait recueilli le témoignage d’un Pascuan d’une trentaine
d’années qui avait vu manger un homme, puis cinq hommes à la fois. Le
missionnaire avait obtenu d’autres indigènes d’étonnantes précisions
gustatives : «...ils (les Pascuans) disent bien que la chair de l’Indien vaut
mieux que celle des étrangers ; cette dernière est trop salée. Au goût de
ces cannibales, les doigts du pied et de la main étaient les morceaux les
plus friands. C’est par la manducation de ces parties du corps humain
que s’est opéré le dernier acte d’anthropophagie dont cette île ait été
souillée : le forfait a été commis sur les cadavres de deux forbans2.

15
Quelques temps auparavant, ces barbares avaient rôti et mangé un des
leurs qui était, m’ont-ils dit, très méchant. J’ai vu l’endroit où l’on a
dévoré ses chairs...»

Ces témoignages, recueillis en trois lieux éloignés de centaines de


kilomètres, à l’île de Pâques, à Mangareva et à Tahiti, de 1864 à 1872,
nous amènent à penser que «Tepano» Rouchouze et ses compagnons
d’infortune ont trouvé la mort à l’île de Pâques, victimes de l’anthropo-
phagie des Rapanui, un jour ou une nuit que...»la lourde vapeur du four
promène dans la vallée son épaisse senteur de chair humaine, tandis que
les guerriers cadencent d’horribles refrains d’anthropophagie, digne
pendant de la prière faite aux tikis avant la bataille :
«O dieux, livrez nous les yeux de nos ennemis afin que nous les fassions
passer par le creux de notre estomac...»

Corinne Raybaud

Sources :
Lettres des Missionnaires de la Congrégation Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie, Compilation
Cools. Rome.
Dépôt Raybaud, Archives Territoriales Papeete, Tahiti.

Bibliographie :
Alfred Métraux, L’île de Pâques, Gallimard.
R.P. Mouly, Cannibales à genoux, Toira éditeur, Paris.
C. Raybaud, L’île sacrifiée, Ed. JCR, Tahiti.

2 Des ravisseurs sud-américains en 1862.

16
Visite à l’île de Pâques
du H.M.S. Topaze en 1868
Cette petite île1, qui fut rendue célèbre par les nombreuses et gigan-
tesques statues de pierres, est aussi très isolée. Située à 27°8 de latitude
Sud et 109°24 de longitude Ouest ; elle se trouve à environ 2000 miles
de la côte sud-américaine, et 1000 miles de l’île de Pitcairn ou des îles
Gambier. Elle est souvent mentionnée dans les voyages de nombreux
navigateurs, dont les observations ne concordent pas toujours. Dans les
notes de voyages du Capitaine Cook, les différents noms mentionnés cor-
respondent à ceux des districts qu’elle abrite. J’ai donné le nom originel,
qui provient du fait que, il y a plusieurs générations, une importante
colonie d’immigrés s’y implanta, en provenance de l’île de Oparo, éga-
lement appelé Rapa-Iti (petite Rapa). Cette île se situe à environ 1900
miles à l’ouest de l’île de Pâques laquelle, à cause de sa plus grande
taille, fut appelée Rapa Nui, ou Grande Rapa. Elle mesure environ 12
miles de long, sur 4 de large, et ressemble à un bicorne, la base dirigée
vers le sud ; les extrémités sont hautes et escarpées, et il y a une grande
colline de 1050 pieds de haut, comportant un vieux cratère en son
centre. Elle est d’origine volcanique et possède de nombreux cratères,
éteints depuis si longtemps qu’il ne reste aucun témoignage de leur acti-
vité. Toutefois, leur intérêt me pousse à mentionner la position et le nom
de certains d’entre eux.
1 Les enquêtes d’études effectuées par Corinne Raybaud concernant l’île de Pâques et ses habi-
tants l’ont amenées à citer, parmi les équipées plus ou moins sauvages exécutées par les
navires de passage de 1862, celle du H.M.S. Topaze qui fit, d’après elle, une sérieuse razzia sur
les objets mais également d’intéressantes observations en tous genres.
La S.E.O. ne possédant pas le rapport établi par J. Linton Palmer, le chirurgien de bord du
Topaze en 1868, il nous a paru judicieux, ayant acquis une photocopie de celui-ci lors d’une
vente aux enchères anglaise en 1998, de la faire traduire par Dominique Mouneix: nous remer-
cions CH. Canadas qui a bien voulu revoir les mots pascuans.
1. Te Rano Kau. – Celui-ci est très grand et situé à l’extrême sud de
l’île ; son diamètre est d’environ 1 mile, et sa profondeur de 600 à 700
pieds. Le fond, plat et d’environ 1200 yard de large, est marécageux,
avec des roseaux, des joncs et des mares par ci, par là, ; leur profondeur
varie de 26 à 30 pieds. On peut accéder au fond du cratère grâce à un
chemin en zigzag une ferme y ayant été installée par un colon, le capi-
taine Bornier. Sur le côté sud du cratère se trouve la brèche par laquelle
s’évacuèrent les dernières coulées de lave ; le côté nord est agréable-
ment recouvert d’Hibiscus, de Broussonetia, etc...

2. Te Puna Pau, pas très loin du centre de l’île, est sec et beaucoup
plus petit. C’est la source du tuf volcanique qui en fut extrait pour former
les décorations de tête, ou les couronnes, des grandes statues en trachy-
te, ce matériaux n’ayant pu être trouvé en quantité qu’ici.

3.Hotu iti – «La petite colline», à l’extrême nord-est de l’île, res-


semble beaucoup au Rano Kau, mais en plus petit. Il se trouve isolé au
milieu d’une grande plaine et fournit la lave grise (trachyte) dont sont
faites les grandes statues. Les plus grandes statues, et les seules érigées
jusqu’à présent, se trouvent sur cette colline. Près du Rano Kau, trône
une colline arrondie d’obsidiennes. Elle est recouverte d’une terre
blanche, apparemment argileuse. Je n’y suis pas allé. Toutes les collines
sont de forme arrondie et le sol de leurs pentes et des vallées qui les
séparent n’est autre que de la lave décomposée, très fertile. Je dois dire
que le sol est parsemé de blocs de lave très durs, rendant très difficile la
marche à pied, à travers l’île , les chemins n’étant pas plus grands que
la largeur d’un pied obligent à une démarche hésitante très difficile à
maintenir. L’île entière est d’origine volcanique, je n’ai vu aucun dépôt
sédimentaire, ni de terre fertilisable. Roggewein, qui visita l’île en 1722,
mais dont les récits sont à prendre avec précaution, dit que «l’île était
remplie d’arbres pleins de fruits» ; ceci ne fut jamais corroboré par
aucun visiteur. Il y avait des troncs de grands arbres tels Edwardsia, le
cocotier, l’hibiscus, dépérissant en quelques endroits lorsque nous visi-
tâmes l’île mais, bien que La Pérouse laissât quelques arbres fruitiers
aux indigènes, nous n’en vîmes aucune trace. Au vu de la taille de

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quelques-unes des pagaies et des «rapa» (pagaies doubles), il est pro-


bable que de gros arbres ont existé. Maintenant, le seul bois qu’on peut
trouver dans des recoins abrités consiste en quelques taillis de 10 à 12
pieds de haut d’hibiscus, d’Edwardsia, de Broussonetia, etc. La croissan-
ce de ces arbres est extrêmement lente.
En ce qui concerne l’approvisionnement en eau douce sur l’île, il y
a un bon nombre d’idées fausses. Dans plusieurs cratères, il existe de
nombreuses mares remplies de cette eau douce ; celles du Rano Kau en
sont remplies jusqu’à 25 pieds de profondeur, et après l’avoir goûtée,
j’ai trouvé cette eau pure et fraîche en beaucoup d’endroits, près de la
berge. A Vinapu, il y a non seulement un réservoir souterrain (auquel
mène un tunnel s’ouvrant sur la falaise), mais en plein sur la plage, les
indigènes ont fait une citerne pour prendre l’eau qui coule doucement
d’un petit ruisseau. Je n’ai vu aucun puits creusé par les indigènes. Sur
la route en provenance de Hotu Iti, on peut voir de nombreuses mares
de petite taille, mais les indigènes nous recommandent de ne pas en
boire l’eau. Pour apaiser leur soif pendant leur voyage, ils mâchent de
la canne à sucre qui, encore maintenant, bien qu’elle ne soit pas culti-
vée, est abondante, tout comme la patate douce. Aux repas, ils assaison-
nent leurs légumes avec de l’eau salée, ce qui nous pousse à croire qu’ils
l’utilisent seule, en l’absence d’eau fraîche. A Hotu Iti, on m’a dit fran-
chement qu’il n’y avait pas d’eau, sauf celle des mares des cratères2. En
ce qui concerne l’eau de la source sulfureuse mentionnée dans les
voyages de Cook ( et qui est proche de Rano Kau), nous trouvâmes que
bien qu’elle ait un goût minéral bien distinct, elle n’était pas très
agréable au palais ni en quantité suffisante pour satisfaire notre grand
groupe assoiffé. Les rochers dans la plupart des ravins sont bien évidem-
ment d’origine volcanique, mais il n’y a pas le moindre petit ruisseau. Le
sol, en règle générale, semble suffisamment humide pour ne nécessiter
aucune irrigation particulière.
La ligne côtière est escarpée, irrégulière, malgré tout peu décou-
pée. L’inclinaison du sol est plus graduelle jusqu’au littoral sud-est, dont

2 Ina vai - ina ina : pas d’eau, pas d’eau du tout. Une remarque agréable alors que nous mou-
rons de soif au coucher du soleil.

19
la hauteur des falaises est variable. Aux extrémités de l’île, elles peuvent
atteindre 800 pieds. A Hanga Roa (baie de Cook), s’étend une jolie plage
sablonneuse. Malgré une rade ouverte, cet endroit peut être considéré
comme le meilleur mouillage. Tout autour de l’île, la houle et les défer-
lantes empêchent tout ancrage. Ce fut le cas pour le H.M.S. Portland en
1852 – également avec le capitaine Amasa Delano, en 1808. Il n’y a pas
beaucoup de rochers isolés – nous ne vîmes que peu d’algues, bien que
La Pérouse affirme qu’elles servaient de nourriture. Cette algue était
appelée «go-e-mon», devenue à présent auke. Il y avait beaucoup
d’éponges plates sur les rochers, ainsi que de gros blocs de pierre
autour du mouillage.
Nous ne prîmes aucun poisson avec la ligne, mais il avait dû y en
avoir, et de gros, si l’on peut juger de la taille des hameçons, taillés dans
la pierre, dont les indigènes avaient l’habitude de se servir pour les attra-
per. Les grands poissons volants ne sont pas communs, et je vis plein de
petits alevins, tout près de la côte ; plusieurs des filets que nous
obtînmes étaient de petites mailles. Les oursins crayons, qui sont ramas-
sés par les indigènes en apnée, et les crabes, sont communs et délicieux ;
les crustacés également. Je n’ai pas vu d’huîtres, mais il y avait plein
d’univalves, et dans les abris de pierres au Rano Kau, il y avait en abon-
dance des coquilles de petits bigorneaux (piripiri), Nerita.
Comme dans le reste de la Polynésie aucun quadrupède particulier
à l’île ne fut trouvé. Le rat prolifère. Les cochons ont été introduits par
des visiteurs : mais ne purent se reproduire. Roggewein dit que des
cochons auraient été domestiqués mais il n’existe pas de nom de cette
bête dans la langue de l’île, et je n’en ai trouvé aucune représentation
dans les peintures murales de Rano Kau. Les oiseaux étaient tout aussi
rares ; quelques fous de mer furent aperçus, mais le fou domestique
ordinaire était vraiment le seul oiseau ; et il y en avait en quantité. Pas
de petits oiseaux.

Reptiles. On m’a dit que quelqu’un avait vu un lézard, mais ce fut le


seul cas isolé, et en questionnant tout ceux qui avaient parcouru l’île, je
n’obtins que des réponses négatives, moi-même je n’en vis aucun. Il
n’existe pas de serpent.

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Aucun coléoptère ne fut ramassé, mais je pense en avoir vu un ou


deux spécimens. Les mille-pattes existent. Je n’ai pas vu de papillons sauf
un ressemblant très fortement au Cynthia cardui, et un comme le
Sulphur Butterfly, si commun en Angleterre. Nous fûmes extrêmement
gênés par les mouches dans les endroits situés à l’abri du vent. Il n’y
avait pas de moustiques. Les puces se trouvent par myriades, même dans
une grotte à Anakena (Baie de La Pérouse). Mais aucun recensement de
la faune de l’île ne fut élaboré, laquelle faune est assez maigre.

Les légumes cultivés sont la canne à sucre, identique à celle de


Tahiti, très bonne, et qui maintenant pousse toute seule en beaucoup
d’endroits. Plusieurs sortes d’ignames. Une excellente patate douce,
blanche, qui, crue, a le goût de la châtaigne et qui, crue, est utilisée par
les indigènes pour apaiser leur soif lors de leurs voyages. Elle est très
bonne aussi cuite. Il ne pousse pas de cocotiers, mais on a trouvé des
souches de gros spécimens. La courge sauvage est commune, elle fut uti-
lisée autrefois comme récipient d’eau. Le ti est assez fréquent mais n’a
d’autre utilité que de clayonner les aires gazonnées des maisons, ou sert
de javelot. Nous ne vîmes que peu de plantes à fleurs. La verveine,
Verbena officinalis, se trouve partout, poussant dans les buissons, et
pouvant atteindre 4 pieds de haut ; mais elle avait été importée quelques
années auparavant par un navire français, me raconta M. Bornier. Nous
ne trouvâmes aucun des arbres fruitiers apportés par La Pérouse. Je ne
vis pas de caféiers. Il y a de très belles fougères, du genre Asplenium, et
quelques nouvelles variétés ont pu être expédiées aux Kew Gardens. Les
laîches et autres plantes de marécage poussent en grande quantité dans
les cratères humides, mais je regrette de n’avoir pu en ramasser
quelques-unes pour un herbier. Les pentes des collines sont recouvertes
d’une belle herbe fine, servant essentiellement à engraisser les animaux,
si nous en jugeons par l’état des moutons maintenant présents sur l’île.

L’aspect physique de ces gens a été commenté par tous les visiteurs.
Mendaña en 1566 dit que certains d’entre eux sont presque blancs, avec
des cheveux roux. Ils étaient aussi bien charpentés et d’une stature telle
qu’ils prenaient l’ascendant sur les Espagnols. La Pérouse contredit en

21
1722 les dires de Roggewein quant à leur taille gigantesque, et dans
beaucoup de cas, leur singulière maigreur ; mais il parle d’eux en bien,
et ne tarit pas d’éloges sur la beauté et la silhouette des femmes qui, dit-
il, ressemblent aux Européennes à travers leurs traits et leur couleur. Les
dires de Cook le confirment. Le prêtre jésuite Eugène en 1864 dit la
même chose ; que la plupart ressemblent plutôt aux Marquisiennes
qu’aux autres Polynésiennes, – beaucoup plutôt blanches, dit-il. Nous
les trouvâmes, en 1868, bien que peu à leur avantage lors de notre visite,
assez robustes et bien charpentées, et elles avaient une contenance plus
proche des femmes européennes que celles de toutes les autres îles que
nous avons visitées. Trois crânes provenant d’un cimetière de Vinapu
furent ramenés, dont deux se trouvent actuellement au Collège des
Chirurgiens à Londres. Un calque et des mensurations furent envoyés au
Professeur Huxley.

Ils sont de caractère amical, affable et heureux, excessivement


indolents, et aiment à se faire beaux. La Pérouse raconte qu’ils ont une
curieuse adoration pour les chapeaux de leurs visiteurs ; nos pantalons
étaient également fort convoités. Les hommes, dit le frère Eugène
(1864), étaient par habitude tous voleurs, se méfiant l’un de l’autre, et
comme l’île était remplie de caves et de cachettes, ceux-ci étaient sans
cesse à la recherche d’abris de voleurs. Ils endurent facilement la faim,
et préférent en souffrir plutôt que travailler. Ils sont très adroits en ce qui
concerne le tressage ainsi que la sculpture, sur bois ou sur pierre ; ils
utilisent des éclats d’obsidienne comme premiers matériaux, à la place
de burins ; ils se servent également d’éclat d’obsidienne pour les rasoirs
et pour les extrémités des javelots. Ils pratiquent la circoncision.
Les femmes, dit La Pérouse, étaient coquettes, ce qui ne semblait
pas pas être le cas chez les hommes qui n’en étaient pas jaloux. Le capi-
taine Amasa Delano, 1808, en apporte la preuve.
Leur façon de cuisiner était très simple. Les différents mets du repas
étaient enveloppés dans des feuilles et cuits dans un four creusé dans la
terre et rempli de pierres chauffées. Ils ne saignaient pas les animaux,
mais les assommaient ; on les étouffait dans la fumée (comme les
Fuégiens).

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Le cannibalisme était pratiqué. Durant les cinq ou six dernières


années, quelques Espagnols ont été mangés. A partir de quelques souve-
nirs et de témoignages indigènes, nous fûmes amenés à déduire que ces
sacrifices eurent effectivement lieu, et que «l’holocauste» faisait bien
partie de leur culte religieux.
La terre est si fertile, que quelques jours de travail suffisent à nour-
rir n’importe quelle famille pour une année entière. A partir de cela, «ils
n’ont aucune idée de ce qu’est l’agriculture», dit le Père Eugène.
Cependant, toute l’île a auparavant été cultivée, et partout s’y trouvent
des tas de pierres dégagées.
A cause des forts vents, le mûrier (Broussonetia) était cultivé dans
de petits enclos, entourés d’énormes murs de pierres d’environ cinq
pieds de hauteur ; l’écorce intérieure de cet arbuste servait à fabriquer
le mahute (matue), la vêture blanche des hommes, qu’ils appelaient
nua.
Les hommes et les femmes portent le maro communément utilisé
en Polynésie. Les hommes portent une ceinture faite de cheveux de
femme, de l’épaisseur d’un doigt, et terminée à chaque extrémité par un
pompon. Leurs épaules étaient couvertes d’une cape nouée autour du
cou. Ce nua était fait en «papier de mûrier» pour les hommes, et d’herbe
fine pour les femmes ; et raconte le capitaine Delano en 1808, il était
noué autour de la poitrine et descendait pratiquement jusqu’au sol. La
cape était soit toute blanche, soit ornée de motifs bruns.
Hommes et femmes utilisaient des colorants pour la peau ; les
hommes n’utilisaient pas seulement de la terre de différentes couleurs,
mais aussi la sève des plantes. Les femmes n’avaient le droit qu’aux colo-
rants rouges.
Le tatouage des femmes était plus élaboré que celui des hommes et
plus complet aussi. En 1852, on put noter, en particulier, qu’elles avaient
un rang de points sur le front, près des cheveux, lequel courait le long
du visage jusqu’aux lobes des oreilles. Les femmes rassemblaient leurs
cheveux en une sorte de chignon sur de la tête.
Hommes et femmes portaient des boucles d’oreilles. Les lobes
étaient percés et très distendus. De grosses boucles en bois, ou la ver-
tèbre d’un requin, transperçaient ainsi l’oreille ; Roggewein dit que les

23
prêtres portaient de grosses balles de bois qui pendaient ainsi de leurs
oreilles ; on nous en vendit quelques-unes, elles avaient la taille d’un
poing, de faces arrondies et collées l’une à l’autre. Ils nous dirent qu’ils
les utilisaient pour les danses. Pour leurs danses, les hommes portaient
des pectoraux faits en bois dur, en forme de croissant, et dont chaque
extrémité se terminait par une tête ; le côté concave était tourné vers le
haut, le profil des visages ornant les plus vieux spécimens étant très
aquilin. Ils portaient aussi de petites couronnes de plumes, de la forme
d’un chapeau moderne, sans bord ; nous en vîmes avec des plumes par-
tant du centre, tel un diadème plat. Elles étaient généralement faites de
plumes du cou des gallinacés ou d’oiseaux communs, d’un noir métal-
lique et brillant. La Pérouse dit qu’ils convoitaient beaucoup les cha-
peaux des Français.
Dans leurs mains, à la place des armes utilisées par les Maoris, ils
portaient des petites pagaies à double extrémité qu’ils appelaient
«rapa». Cela avait une signification symbolique, comme elle apparaît
régulièrement sur les peintures et les sculptures, mais aussi sur les
tatouages dans le dos des femmes (1852). Cela pourrait ressembler à un
tronc humain, car, à une extrémité l’on trouve généralement un visage,
et à l’autre un petit phallus. Elles ne servaient pas à ramer.
Leurs armes étaient le patupatu ou mere, un petit gourdin comme
celui des Maori ; mais je n’en vis aucun fabriqué en os ou en pierre, seu-
lement en bois. Ils ne connaissaient pas l’utilisation de la fronde. Ils uti-
lisaient un pic pour repousser, et un javelot pour lancer ; tous deux
avaient une tête en obsidienne, le manche était en purau (hibiscus) et ti
(Dracaena terminalis) ; le javelot était lancé tenu dans la paume de la
main, avec le petit doigt en avant, et ils n’utilisaient pas d’arme tel le boo-
merang. Lorsqu’un adversaire était battu, on le frappait sur la tête. Ils
évitaient les effusions de sang, et comme la tête de javelot était plutôt
faite pour couper que pour percer, on visait particulièrement les jambes.
Les manches de lance que nous vîmes étaient parfois faits de tiges de
feuilles de palmiers.
Nous de vîmes pas de massues de guerre. Les chefs s’accompa-
gnaient d’un bâton symbole de leur charge, une sorte de longue lance
épaisse comme le poing, quelque peu élargie et aplatie à l’extrémité

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N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

inférieure, alors que l’extrémité supérieure représentait une tête, à


double visage, dans lesquelles étaient incrustées des balles d’obsidienne
représentant les yeux.
Vu la rareté du bois, il n’existe plus de pirogues ; exception faite de
quelques épaves découvertes dans une caverne près de Mataveri.
Plusieurs furent découvertes en 1852 ; elles étaient faites de morceaux
de bois adroitement raccordés, la proue et la poupe très relevées, et
elles avaient un balancier. Tout comme les pirogues, ils utilisaient des
coussins flotteurs, ressemblant à une énorme défense d’éléphant, fabri-
qués avec des laîches, des joncs, etc. Cela ressemblant beaucoup aux
«caballitos» utilisés sur la côte péruvienne mais je n’en vis aucun lors de
notre visite. Les gens sont de très bons nageurs.
Ils ne nous cédèrent aucune ligne de pêche, et les hameçons que
nous eûmes l’occasion de voir, étaient les grands hameçons appelés rou,
faits de pierre et qui, rares, dataient déjà ; la tête mesurait environ 3
pouces. Ils ne sont plus utilisés à présent. Les filets étaient faits de petites
mailles, et donc utilisés pour les petits poissons.
Les maisons sont basses et longues, un peu comme le dessus d’une
pirogue renversée ; nous en trouvâmes beaucoup de cette sorte aux îles
Cook ; Delano en a vues, en 1808, d’au moins 200 pieds de long ; en
1852, le Portland en vit d’au moins 120 pieds, généralement de 60 ou
70 pieds ; en 1868, le Topaze en trouva de 30 pieds de long (et encore
de plus petites), de 12 à 14 pieds de large et 5 pieds de haut. Les grandes
maisons étaient des salles de réunions, érigées sur des murs de pierres
assez bas, sur lesquelles était posé un toit.
La maison ordinaire est faite d’une charpente de branchettes de
bois, sur laquelle sont posées des plaques d’herbe. Elle ne comporte pas
de fenêtre, ni cheminée ni feu ; elle possède toutefois une ouverture sur
le côté, d’environ 18 à 20 pouces carrés. Cette ouverture est fermée par
un filet pour empêcher les volatiles d’entrer, et, comme les indigènes
s’entassent les uns très près des autres dans ces maisons, la chaleur et
l’odeur infecte sont indescriptibles.
Il existe quelques constructions carrées massives, construites en
pierres non scellées d’environ 20 ou 30 pouces carrés, et 6 pieds de
haut, avec quelques petites ouvertures carrées sur le côté, d’un pied,

25
par-ci par-là, au niveau du sol. On nous a dit que c’était des poulaillers,
et que la volaille y était introduite mais il semble peu probable qu’elles
aient été originellement construites dans ce but, car de telles construc-
tions, aux toits blanchis à la chaux, servaient de sépultures, nous a-t-on
dit.
Il y avait trois fêtes principales, ou occasions de réjouissances, dans
l’année.
Au printemps (septembre), il y avait un grand rassemblement à
Mataveri. Les gens portaient leurs plus beaux habits et restaient là pen-
dant 2 mois. De l’athlétisme, des courses, etc. étaient à l’ordre du jour.
En été (décembre), prenait place la fête de «Paina». Il faut remarquer
que chacun apportait ses provisions. La cérémonie se terminait par
l’érection d’une colonne de branches d’arbre ; ceci s’appelait le Paina.
Durant l’hiver (juin, juillet), on construisait de grandes maisons où les
gens se retrouvaient pour danser, pour chanter dans des chorales, des
chansons dans lesquelles le même couplet se trouvait souvent repris. Ces
réunions étaient appelées areauti.
Leur monarchie était élective. Après la mort du souverain, tous les
Grands Chefs se réunissaient près du Rano Kau, et les candidats, dont
on jugeait à vue de leur capacité, descendaient la falaise, nageaient jus-
qu’aux îlots et rentraient, après avoir pris des œufs d’oiseaux de mer. Le
successeur était choisi pour sa plus grande habileté. Le fils du dernier
roi, Te Pito, était vivant il y a quatre ans. M. Bornier, le colon français,
nous raconta qu’en une occasion, étant pris dans son bateau lors d’une
tempête sur l’îlot, son équipage nagea jusqu’à l’île pour chercher de la
nourriture, avec laquelle ils revinrent ; si bien que cette histoire ne
devait pas être une fable.
Les premiers voyageurs ont pensé que les idoles étaient adorées par
le peuple. Roggewein dit que les noms de ces dieux étaient Tau-pi-co et
Dago ; que des feux étaient allumés devant les idoles au lever du soleil
et que les prêtres qui officiaient étaient tondus. Mais nous découvrîmes
que les moai ou les statues des plates-formes, n’étaient pas adorées et
que ce peuple croyait en un seul Dieu – un esprit – asexué, qu’ils appe-
laient Make-Make, le créateur – et que les Hommes, ses enfants, étaient
générés par lui-même à partir de la Terre, et non par reproduction ; sans

26
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manipulation plastique, mais par croissance, comme les plantes, etc.


Ceci annihilait toute idée de l’existence d’une Déesse. Le Père Jésuite
Eugène, 1863-65, dans une lettre adressée à son Supérieur, fait remar-
quer que, bien qu’ils aient «des dieux domestiques» suspendus au toit
de leurs demeures, ils ne les adoraient pas. Les prêtres font entendre les
souhaits du dieu, en style d’oracle ainsi que ses demandes de sacrifice
humain et de subsistance nécessaires à leur vie.
Le tapu et le rakui (ou rahui) étaient ici fort présents, comme dans
les autres îles. Par tapu, je veux dire ces interdictions concernant les
hommes, le rakui étant celles concernant la propriété et la récolte. Le
symbole du rahui n’était autre qu’un tumulus composé de trois ou
quatre pierres, empilées les unes sur les autres, la plus haute était géné-
ralement couverte de chaux. Si un homme plantait sur un terrain, il le
rendait immédiatement rahui en y élevant ces cairns.

Nous ne savons pas s’ils avaient quelque croyance en une vie future,
bien que cela semble tout de même probable. Après la mort, le corps
était enveloppé dans un ballot d’herbes et de roseaux, et allongé sur le
papaku ou dans un cimetière, la tête tournée vers la mer. Il existait aussi
une autre coutume qui consistait à envelopper le corps dans le tapa
(vêtements indigènes), et de l’introduire dans une crevasse de la roche,
ou tout autre endroit inaccessible. Quelques-uns de nos concitoyens en
virent à Anakena (Baie La Pérouse). Il y avait aussi d’autres endroits à
l’intérieur de l’île, où étaient enterrés les morts. La petite sculpture Hoa
Hava était l’esprit, si l’on peut dire, d’un cimetière à Mataveri. «Plein,
plein de morts ici», disaient les guides ; mais nous ne vîmes aucun mon-
ticule, si bien que les corps avaient probablement été enterrés.
Néanmoins leur aversion pour les inhumations proches, à la façon des
enterrements chrétiens, est telle que juste avant notre visite, une femme
(dont l’enfant était mort peu de temps après sa naissance et qui avait été
enterré ici), se leva dans la nuit, et après avoir exhumé le corps, le trans-
porta à deux ou trois lieues de là, jusqu’au papaku de sa tribu.
Depuis l’attaque des Péruviens, tous les survivants ont été massés
ensemble à Hangaroa. Nous pûmes voir ici et là des traces de sacrifices,
près de colonnes, sur lesquelles subsistaient des marques de feu, avec

27
en quelques occasions des os carbonisés autour. On nous dit que c’était
des ika – victimes (traduction française).
Le papaku, ou cimetière est une terrasse, ou plate-forme, générale-
ment située près de la mer, et faisant face, du côté de la mer, à un mur
solide fait de grosses pierres irrégulièrement carrées, assemblées sans
ciment. Les extrémités des terrasses étaient blanchies ; elles étaient d’en-
viron 100 yards de long : une ou deux d’entre elles ne comportaient pas
de mur, sans doute n’avaient-elles pas été terminées. Il y en avait
quelques-unes à l’intérieur des terres, je n’en ai pas pris note, sauf pour
une située sur le flanc de Rano Kau, près de Vinapu, il y avait un enclos
entouré d’un fossé, sur le côté de laquelle se trouvait une terrasse éle-
vée, recouverte d’herbe. On nous assura que ceci était un papaku. Tout
près, se trouvait une petite statue sculptée dans un tronc – «Libi Hoahava»
[?] ; là d’où nous en avons déduit qu’il y avait eu là un papaku.
On évoqua aussi quelques tombes carrées, mais pour quelles caté-
gories d’individus, je n’ai pas pu le savoir.
Dans les structures que nous allons décrire à présent, aucune
sculpture ne fut placée de la même manière sur la terrasse des pakeopa.
On peut voir ces terrasses sur presque toutes les avancées, assez près de
la mer, et construites sur des sols en pente, la partie côté mer étant tou-
jours la plus importante. Leur taille est très variable. J’en décrirai une
pratiquement intacte, que j’ai appelée la Fifteen-image Platform (la
Terrasse des quinze sculptures).
Vers la mer, là où le sol devient friable à l’approche des falaises, est
construit un très solide mur. Sa hauteur est rendue difficile à évaluer à
cause des détritus qui y sont tombés et des sculptures cassées qui s’y
sont entassées, ainsi que des roseaux et autres végétations etc. ; mais elle
semble avoir mesuré 7 ou 8 yards de hauteur. Les pierres dont elle est
faite sont grosses et irrégulières, tant en taille qu’en forme, quoiqu’ayant
plus ou moins toutes quatre côtés. Elles sont bien assemblées, sans
aucun ciment. Le dessus de ce mur est plat et nivelé, mesurant environ
30 pieds de large sur 100 pas de long, carré à chaque extrémité, et dont
la partie la plus longue est parallèle à la côte. Ceci constituant, en fait, la
terrasse sur laquelle se trouvaient les dalles qui servaient de piedestals
aux statues.

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N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Du côté de la terre, le mur ne semblait pas dépasser un yard de


hauteur, et ce côté était aussi très abîmé, plus particulièrement en son
centre. Un peu avant, dans la même direction, il y avait un espace lisse,
ou une terrasse de même longueur que la plate-forme mais au moins
quatre fois plus large, et qui se terminait sur le devant par une pente
basse, ou par des marches de pierres à peu près aussi hautes que celles
de la plate-forme vue du même endroit. La terrasse descendait douce-
ment jusqu’à ces marches et les côtés restaient carrés et élevés au-des-
sus du sol de façon à joindre les deux extrémités de la plate-forme. La
plate-forme des statues était recouverte d’os en tout endroit. Ils étaient
vieux et usés par le temps mais ne portaient aucune trace de feu. Les sta-
tues avaient été abandonnées un peu partout et se trouvaient plus ou
moins mutilées. Les débris ne me permettaient pas de voir s’il y avait ou
non de cryptes sous les piédestals des statues, ou dans la plate-forme,
comme à Vinapu et des ouvertures devaient se trouver aux extrémités de
la plate-forme, ou sur la façade côté mer, je pense (s’il en a existé ?)
Au sud-ouest de l’île, sur le bord du cratère Rano Kau faisant face
à la mer, se trouve un grand nombre, disons quatre-vingt ou plus, de très
anciennes maisons, à présent inutilisées, dont la plupart sont encore en
bon état, et qui furent construites assez irrégulièrement, autant que le sol
le permettait, leurs portes ouvrant sur la mer. Chaque maison est de
forme ovale, faite de couches de morceaux irréguliers de pierres plates,
les murs étant d’environ 5 pieds de haut. Les portes sont situées sur les
côtés, comme dans les actuelles cases végétales, et ont environ la même
taille. Les murs sont très épais, d’au moins 5 pieds, ce qui fait ressem-
bler l’entrée à un passage. En entrant, on peut observer des murs formés
de dalles empilées, atteignant quatre pieds de haut, mais pas aussi
larges. Au-dessus, de fines et petites dalles sont rangées comme des
tuiles, se chevauchant et graduellement voûtées jusqu’à ce que l’ouver-
ture du toit soit comblée par de longues et fines dalles d’environ 5 à 5
pieds, d’une épaisseur maximum de 6 pouces et de 2 pieds de large. Les
dimensions intérieures du hall sont d’environ 6 pas de long sur 5 pas de
large, le tout s’élevant au moins à 6 pieds de haut, sous le centre des
dalles. Le passage qui y mène est pavé de dalles, sous lesquelles se trou-
ve une sorte de crypte, ou de fossé sans issue, qui pouvait s’étendre sur

29
6 pieds de long vers l’extérieur et qui était également couvert de dalles
de mêmes dimensions que celle du passage. Ce couloir était soigneuse-
ment construit en pierres, bien taillées et carrées ; il se terminait brus-
quement sur un mur carré.
On m’informa que dans ces fossés, les morts brûlés étaient conser-
vés jusqu’à ce qu’on les demande pour les fêtes. A l’extérieur du hall, et
perpendiculaire à celui-ci, se trouvaient de petites chambres, qui ne
communiquaient pas avec lui ; chacune d’entre elles possédait une porte
particulière qui donnait vers l’extérieur. On nous dit que ces chambres
étaient généralement les appartements des femmes. Les dalles supé-
rieures des murs qui formaient le hall, ainsi que celles du toit, étaient
peintes en rouge, noir et blanc, avec toutes sortes de motifs et de des-
sins, un peu comme les figures géométriques des Mexicains : des
oiseaux, des rapaces, des visages, eronie, un curieux animal mythique
ressemblant à un singe avec une tête d’oiseau ; manu, ou des pingouins
à deux têtes. Quelques dessins symboliques de nature phallique
(Hikinau), des dessins grossiers de chevaux, de moutons et de bateaux
avec son gréement, purent être observés. Ceux-ci étaient très récents et
purent induire en erreur ceux qui pensaient que tous ces dessins, ainsi
que les maisons, devaient être également récents, ce qui n’était pas la
cas d’après ce que l’on nous dit. Les halls n’étaient pas pavés et dans bon
nombre d’entre eux, on trouvait une très grande quantité d’univalves –
un Neretia marin – dont la chair avait servi de nourriture. Ce fut dans
l’une de ces maisons que fut découverte la statue Hoa-haka-nana-Ia. On
nous dit que c’était la seule existante ici.
Près de ces maisons se trouvent quelques restes apparemment très
anciens – les pierres sculptées du bord des falaises qui surplombent la
mer à Rano Kau. Elles se trouvent à l’endroit où sortirent les dernières
coulées de lave, et dominent la mer qui se trouve juste au-dessous
d’elles. Les blocs sont de tailles variables, gravés in situ de formes gros-
sières représentant des tortues, ou des visages aux formes étranges.
Maintenant l’herbe et les taillis les dissimulent énormément et, si ma
visite s’était passée à une autre heure que midi, j’aurais pu en faire des
croquis, mais j’étais très pressé par le temps. Je n’ai pas pu approfondir
leur signification. Ces blocs sont très nombreux, des centaines même.

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N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

J’ai commencé à les compter, mais j’ai trouvé qu’ils étaient si nombreux,
que cela m’aurait fait perdre trop de temps. Les statues sont presque
toujours sur des plates-formes, mais toutes sont tombées ; sauf au cra-
tère de Hotu Iti, et à l’extérieur de celui-ci, où elles sont seulement dans
la terre, en groupes et non en lignes, et même ici, beaucoup d’entre elles
sont étendues par terre. Elles ne sont faites que d’un matériau, gris com-
pact, la lave trachytique que l’on trouve à Hotu Iti, où une coulée bien
distincte et différentes des autres endroits, apparaît, et où on peut en
trouver d’encore inachevées. Ce sont des troncs, terminés au niveau des
hanches, les bras le long du corps, les mains sculptées, sans grand
relief, sur les hanches. Ces statues sont plus plates qu’un corps naturel ;
les plus grandes que j’ai mesurées étaient de 37 pieds ; la taille normale
étant de 15 à 18 pieds, les petites, comme à Hoa Hava, ne dépassent pas
4 à 5 pieds. Elles ont une forme plus ératique. La tête est très plate ; le
dessus du front est taillé de façon à pouvoir y poser une couronne
(hau). Ceci ne se faisait pas avant que la statue ne soit positionnée sur
son piédestal sur la plate-forme. Sur les statues géantes de Houtu Iti, à
l’extérieur du cratère, la tête semble déborder en avant de la ligne du
tronc, ce qui ne se vérifie pas sur les autres statues. Leur visage et leur
cou mesurent au moins 20 pieds jusqu’à la clavicule. Elles étaient les
mieux conservées. Celles de l’intérieur du cratère étaient de grande
taille, malgré l’érosion, étant apparemment les plus anciennes de l’île, et
dont beaucoup étaient couchées. Leur profil diffère quelque peu de celui
des autres statues de l’île. Leur visage, toujours tourné vers le ciel, est
carré, massif, et dégage une expression austère et dédaigneuse. Leur
trait particulier est l’extrême petitesse de leur lèvre supérieure, ou le
soulèvement de leur lèvre inférieure, qui produit la même mimique. Ces
expressions se retrouvent parfois chez les indigènes. Les orbites des
yeux sont profondes, très près des sourcils, et, autant que nous avons pu
le comprendre, des yeux en obsidienne y sont incrustés ; mais nous
n’avons pas eu la chance d’en voir. Le nez est large, les narines évasives,
le profil varie parfois selon les statues. Les oreilles étaient toujours
sculptées avec de longs lobes pendants.
La splendide statue Hoa-haka-nana-Ia (chaque statue porte son
propre nom), maintenant au British Museum, fut trouvée dans la maison

31
de pierre appelée Taurarenga, à Rano Kau. Elle est décorée de dessins
élaborés sur le dos et la tête, avec des rapa et des oiseaux dont deux res-
semblent beaucoup à l’apteryx (kiwi). Il était coloré en rouge et blanc
lorsqu’il fut trouvé, mais le pigment disparut lors de son transport sur le
Topaze. Elle mesure 8 pieds de haut et pèse 4 tonnes. Elle était enterrée
jusqu’à la ceinture, et ne portait pas de couronne [chignon]. Son visage,
comme ceux des autres, était tourné vers la mer. Elle était la seule à
l’abri, bien qu’il nous fut dit qu’on pouvait en trouver d’autres dans une
caverne au bord de la mer. Ceci soulève le malentendu au sujet de
quelques peintures murales trouvées ici. La maison dans laquelle elle fut
découverte était petite et circulaire (diamètre de 20 pieds)et comprenait
deux petites chambres sombres et ouvertes.
Les couronnes étaient toujours fabriquées avec ce même tuf volca-
nique rouge [puna pau] qu’on trouve à Rano Hau, en bas de la pente
extérieure d’où beaucoup attendaient qu’on les déplace vers leurs nom-
breuses plates-formes. La plus grande que j’ai mesurée faisait 10 pieds
de diamètre, mais leurs tailles étaient très variables, jusqu’à ne mesurer
que 2 pieds de diamètre à Anakena. Elles étaient de petite forme, avec
des troncs coniques ou presque cylindrique. Quelques-unes des très
grandes statues avaient le sommet de la tête si petit, qu’il nous sembla
difficile d’y poser une couronne.
Le principal chemin des statues à partir de Hotu Iti est la route de
la côte, le long de laquelle on en trouve de chaque côté, le visage tourné
vers le sol. J’en ai trouvé deux ou trois sur la route traversière de l’île.
On en trouva aussi beaucoup à partir de Anakena ; mais une grande par-
tie de l’île ne fut pas traversée. Tous les témoignages s’accordent pour
dire que c’est sur la côte que ces statues sont les plus abondantes.
L’instrument utilisé pour sculpter ces statues était un gros galet pris
sur le bord de la mer, ressemblant à un rouleau à pâté ou à une énorme
incisive. Le côté tranchant était fabriqué par écaillement et par frotte-
ment sur une obsidienne. Nous n’en vîmes qu’un. Il fut présenté au com-
modore Powell, et se trouve maintenant au British Museum. Cela s’appe-
lait Tinj-tinj [ou Toki]. On remarqua que sur beaucoup de statues, il res-
tait de petites projections ; ces parties étaient plus dures que le tranchant
des pierres.

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N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Le nombre des statues sur les plates-formes est très variable, et leur
taille n’est pas partout la même. Elles regardent toujours vers la terre. A
la plate-forme des quinze statues, cinq d’entre elles sont petites, en com-
paraison des autres.
Dans les voyages de La Pérouse, il est dit que les plates-formes des
statues étaient utilisées comme marae, et Cook dit qu’elles étaient les
endroits du repos (c-àd les tombes) des chefs. Nous trouvâmes que le
mot marae n’était jamais utilisé pour désigner un papaku ou un cimetiè-
re de tribu. Chaque statue, ainsi que quelques-unes des maisons de pier-
re, portait son propre nom. Beechey suppose que ce ne sont que des
reliques d’un temps passé, car il en vit aussi dans quelques îles désertes
qu’il a visitées. Aux îles Maldon, un visiteur m’informa qu’il existait de
semblables plates-formes, sans statue, sous le guano. Aux Marquises, les
statues étaient en bois et il ne fait aucun doute que, d’après certains
signes, il existait assez de bois dans l’île de Pâques pour en avoir fabri-
qué des statues bien avant l’utilisation de la trachyte, qui, en tant que
matériau, n’avait probablement pas été choisi pour sa facilité et sa rapi-
dité dans le travail de sculpture. Et par ailleurs, un seul burin (hermi-
nette) fut trouvé ; nous ne nous en procurâmes aucun autre.
A une faible distance de cette terrasse, et à peu près en son centre,
se trouvait une petite colonne ou cylindre de tuf volcanique (lave «vési-
culaire»), érigée dans un endroit pavé de grands galets polis par la mer.
Elle était dressée sur une dalle basse, de même matière et qui servait de
piedestal. Elle avait environ 6 pieds de haut et autant de diamètre ; le
haut était plat et taillé sur le côté, de façon à former une marche ou une
étagère. J’y trouvai deux crânes, en très mauvais état, qui, d’après leur
dentition, devaient être ceux de jeunes de douze ou quatorze ans. Les
faces de ces crânes étaient dirigées vers les plates-formes. Il y en a un
identique à Vinapu. La partie supérieure est pavée de galets de la taille
d’une assiette à dîner. Ces colonnes, qui sont ovales, mesures 7 pieds sur
5 et ont 4 pieds de hauteur. On les trouve aussi dressées dans des
endroits pavés.
Pierre de crémation.
Encore, à partir de là, vers l’intérieur des terres, à environ 80 ou
100 yards de la plate-forme, se trouve un des ensembles de colonnes

33
inclinées en forme de selle et étêtées servant à la crémation (sacrifices
par le feu). Elle est aussi faite de tuf volcanique rouge, mais ne dépasse
pas 4 à 5 pieds de haut. La plus belle que j’ai pu voir se trouve à Vinapu,
dont je joins une description. Dans un endroit pavé, identique à la
colonne, dernièrement décrite, se trouve une colonne recouverte de tuf
volcanique rouge, de 3 pieds carrés sur 8 pieds de haut. Le haut est diri-
gé vers l’avant et se termine en deux cornes entre lesquelles se trouvent
de profondes entailles en forme de selle ; sur chaque corne était dessi-
née un visage, en bas-relief – un visage surmonté d’une couronne (hau),
mais celle exposée au nord-ouest avait été effritée (à cause de l’action
du feu ?). La partie la plus en avant se termine au niveau de la poitrine,
et plus bas, est visible un nombril rond et proéminent. Juste au-dessus,
là où la colonne et la terre se rejoignent, les doigts sont sculptés, en bas-
relief, plats et serrant les hanches, comme dans les statues.

On nous apprit que des victimes (ika) furent brûlées ici, et au pied
d’une de ces colonnes de Vinapu, nous trouvâmes beaucoup d’os calci-
nés. Les colonnes étaient au nombre de une au moins par plate-forme
de statue.
C’est avec référence que ces deux anciennes colonnes sont consi-
dérées. Dans la meilleure description, celle de M. de Bovis, lieutenant de
Vaisseau et administrateur du groupe Poumotu, publiée dans l’Annuaire
officiel de Taiti, p. 292, celui-ci dit : «il y avait sur le parvis une sorte de
perron dallé, devant l’autel, une énorme pierre plate, un peu plus élevée
que les autres ; le prince s’y plaçait tout nu pendant la consécration».
C’est là que le maro-ura (maro rouge ou pagne) était posé sur le prince
par le prêtre, symbolisant la royauté aux yeux de tous les autres gens.
Cette cérémonie était organisée en grande pompe au grand marae
d’Opoa. Si, comme on le soupçonna, cela semblait possible, ces pierres
plates se trouvaient sur les tombes des rois ou sur les caveaux de famille,
et les statues étant, comme sur les bustes des Romains, une effigie à la
gloire du défunt, cette pierre pourrait être l’endroit de la succession
héréditaire, et la pierre de Crémation l’endroit où les esclaves ou les pri-
sonniers étaient brûlés à la mort du chef, pour le pousser vers le monde
des esprit.

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N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

M. de Bovis affirme que les missionnaires transportèrent la pierre


sacrée en un autre endroit, de façon à ce que les rois puissent être
consacrés, sans adoration idolâtre. Cela prouve la grande valeur que les
indigènes donnaient à ce culte.

Dieux lares ou dieux domestiques, «idoles domestiques» du Père


Eugène.
Ce sont généralement des personnages masculins, d’environ un
pied de long, taillés dans un solide bois sombre (toromiro ou
Edwarsia), légèrement penchés en avant, et suggérant l’idée qu’ils repré-
sentent des corps écorchés. Le profil, différent des statues, est fortement
aquilin, – la bouche grimaçante, les oreilles avec de longs lobes, et des
billes d’obsidienne sont insérés dans les orbites. Il y a une petite barbe
sous le menton ; les bras sur les côtés, les mains sur les cuisses, mais
sans les serrer. Ces personnages sont très bien sculptés.
Les personnages féminins sont d’exécution plus grossière, plus
plates et plus grandes – avec une petite touffe aussi sous le menton ; l’at-
titude est celle d’une plate Vénus de Medici.
A coté de cela, il y avait une grande quantité d’étranges sculptures,
représentant des lézards, des requins, des oiseaux indéfinissables.
Quelques-unes d’entre elles sont en la possession du Révérend Mr.
Dearden.
Sur les têtes des statues mâles, sont sculptées en très bas-relief, les
figures les plus étranges, évidemment mythiques – oiseaux à deux têtes,
poissons, singes, lézards ; sur certaines d’entre elles, rien de ressem-
blant n’est représenté. Ceux-ci sont sur les figures masculines. Je n’ai pu
voir qu’une figure féminine ainsi adorée.
Ces dieux lares n’étaient pas adorés, et bien que les gens aujour-
d’hui continuent encore à les sculpter, nous ne sentîmes pas qu’ils
avaient connaissance de la signification des emblèmes mythiques qu’ils
copiaient.

Tradition. – Nous n’avons appris que fort peu de choses concer-


nant leur histoire antérieure, mais un peu de leurs traditions. C’est une
croyance courante que de penser que beaucoup de générations, depuis

35
la dernière grande migration, se sont installées à Oparo ou Rapa iti, le
leader de la peuplade étant Tuu-ko-ihu, qui, après leur arrivée, demeura
un certain temps près de Hotu Iti, où il occasionna la fabrication des
idoles. Par la suite, il partit résider à Rano Kau, dans les maisons de pier-
re. Les idoles le suivaient la nuit, marchant de leur plein gré, et allèrent
ainsi se fixer aux endroits où elles furent trouvées face contre terre dans
l’île (faire la comparaison avec la destruction des géants, au lever du
jour dans «Eddaia Myths». Qu’à sa mort, il disparut de la terre dans la
forme d’un papillon (purupuru), et maintenant le nom de cet insecte est
crié par les petits enfants, : Tuu-ko-ihu, Tuu-ko-ihu. Il n’est fait aucune
allusion concernant sa réapparition. La distance, presque plein ouest,
séparant l’île de Pâques d’Oparo (Rapa ou Rapaiti) est d’environ 1.900
miles. Le dernier successeur de Tuu-ko-ihu s’appelait Te Pito, et son fils
mourut vers 1864.

Linton Palmer, F.R.C.S.,


chirurgien à bord du H.M.S. Topaze / 1870
Traduction de Dominique Mouneix

36
Pierre Loti et La Flore
à l’île de Pâques
du 3 au 7 janvier 1872
(Extraits1 d’un Journal d’un aspirant de La Flore)

3 janvier 1872
A huit heures du matin, la vigie signale la terre, et la silhouette de
l’île de Pâques se dessine légèrement dans la direction du nord-ouest.
La distance est grande encore, et nous n’arriverons que dans la soirée,
malgré la vitesse que les alizés nous donnent. [...]
“Rapa-Nui est le nom donné par les indigènes à l’île de Pâques, —
et, rien que dans les consonances de ce mot, il y a, me semble-t-il, de la
tristesse, de la sauvagerie et de la nuit... Nuit des temps, nuit des origines
ou nuit du ciel, on ne sait trop de quelle obscurité il s’agit ; mais il est
certain que ces nuages noirs, dont le pays s’enténèbre pour nous appa-
raître, répondent bien à l’attente de mon imagination ”. [...]
“Voici même une sorte de baleinière, qui nous amène un semblant
d’Européen !... Un bonhomme en chapeau et en paletot, nous arrivant de
Rapa-Nui, cela déroute mes idées et me désenchante.
Il monte à bord, ce visiteur : c’est un vieux Danois, personnage bien
imprévu.

1 On ne peut parler de l’île de Pâques sans évoquer le récit qu’en fit Pierre Loti en 1899, se réfé-
rant aux notes et croquis qu’il avait pris lors de l’escale de la frégate de la Marine française La
Flore en janvier 1872. Il n’est pas question de reproduire ici le contenu intégral du livre Reflets
de la sombre route (Calman Lévy, 1899). Nous n’en extrayons que les passages les plus des-
criptifs et ceux se rapportant surtout aux “ échanges ” (colifichets contre éléments archéolo-
giques) de la partie de l’ouvrage consacrée à l’île. La photocopie de cette partie est à la dispo-
sition des lecteurs à la bibliothèque de la S.E.O. Le passage du voilier La Flore à Rapa Nui n’a
lieu que quatre années après celui du HMS Topaze (1868) ; si l’on en croit les dires de Pierre
Loti, l’atmosphère sur l’île avait déjà terriblement changé depuis cette époque et ne bougera
plus guère jusqu’à l’escale du HMS Sappho en 1882. (C. B.)
Il y a trois ans, nous conte-t-il, l’une de ces goélettes tahitiennes, qui
transportent en Amérique la nacre et les perles, a fait un détour de deux
cents lieues pour le déposer ici. Et, depuis ce temps-là, il vit seul avec
les indigènes, le vieil aventurier, aussi séparé de notre monde que s’il eût
fixé dans la lune sa résidence. Il avait été chargé, par un planteur amé-
ricain, d’acclimater dans l’île les ignames et les patates douces, afin de
préparer d’immenses plantations pour l’avenir ; mais rien ne va, rien ne
pousse, et les sauvages refusent de travailler. Ils sont encore trois ou
quatre cents, nous dit ce vieux, groupés justement tous aux environs de
la baie où nous avons jeté l’ancre, tandis que le reste du pays est devenu
un désert, ou peu s’en faut.
Lui, le Danois, habite une maison de pierre qu’il a trouvée en arri-
vant et dont il a refait la toiture ; c’était autrefois une demeure de mis-
sionnaires français, – car il y a eu, durant quelques années, des mission-
naires à Rapa-Nui, mais ils s’en sont allés, ou ils sont morts, on ne sait
pas trop, laissant la peuplade revenir aux fétiches et aux idoles ”. [...]

4 janvier 1872
“Sans trop de peine, nous trouvons la passe au milieu des brisants
qui, ce matin, font grand et sinistre tapage. Et, la ceinture de récifs une
fois franchie, arrivés en eau calme et moins éventés, nous apercevons
Petero, notre ami d’hier au soir, qui s’est perché sur une roche et nous
appelle. Ses cris éveillent la peuplade entière et, en un instant, la grève
se couvre de sauvages. Il en sort de partout, de creux de rochers où ils
dormaient, de huttes si basses qu’elles semblaient incapables de recéler
des êtres humains. De loin, nous ne les avions pas remarquées, les
huttes de chaume ; elles sont là, nombreuses encore, aplaties sur le sol
dont elles ont la couleur.

Un vieil homme très tatoué, portant sur la chevelure de longues


plumes noires, quelque chef sans doute, me prend par une main ; Petero
me prend par l’autre ; tous deux en courant m’emmènent, et la foule
nous suit.

38
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Ils m’arrêtent devant une de ces demeures en chaume qui sont là


partout, aplaties parmi les roches et le sable, ressemblant à des dos de
bête couchée.
Et ils m’invitent à entrer, ce que je suis obligé de faire à quatre
pattes, en me faufilant à la manière d’un chat qui passe par une chatière,
car la porte, au ras du sol, gardée par deux divinités en granit de sinistre
visage, est un trou rond, haut de deux pieds à peine.
Là dedans on n’y voit pas, surtout à cause de la foule qui se presse
et jette de l’ombre alentour ; il est impossible de se tenir debout, bien
entendu, et, après les grands souffles vivifiants du dehors, on respire
mal, dans une odeur de tanière ”. [...]
“Déjà, pour faire des marchés, j’ai livré tout ce que contenaient mes
poches : mon mouchoir, des allumettes, un carnet et un crayon ; je me
résous à livrer encore ma veste d’aspirant pour obtenir une massue
extraordinaire que termine une sorte de tête de Janus à double visage
humain, – et je continue ma promenade en bras de chemise ”. [...]
“Quant aux habitants humains de l’île de Pâques, ils sont venus de
l’Occident, des archipels de Polynésie ; cela ne fait plus question.
D’abord, ils le disent eux-mêmes. D’après la tradition de leurs
vieillards, ils seraient partis, il y a quelques siècles, de l’île océanienne
la plus avancée vers l’est, d’une certaine île de Rapa – qui existe bien
réellement et s’appelle encore ainsi. – Et c’est en mémoire de cette très
lointaine patrie qu’ils auraient nommé leur nouvelle terre. Rapa-Nui (la
Grande Rapa) ”. [...]
“Devant nous, voici un monticule de pierres brunes, dans le genre
des cromlechs gaulois, mais formé de blocs plus énormes ; il domine
d’un côté la mer où rien ne passe, de l’autre la plaine déserte et triste,
que limitent au loin des cratères éteints. Atamou assure que c’est le
maraï, et tous deux nous montons sur ces pierres.
On dirait une estrade cyclopéenne, à demi cachée par un éboule-
ment de grosses colonnes, irrégulières et frustes. Mais je demande les
statues, que je n’aperçois nulle part – et alors Atamou, d’un geste
recueilli, m’invite à regarder mieux à mes pieds... J’étais perché sur le
menton de l’une d’elles, qui, renversée sur le dos, me contemplait fixe-
ment d’en bas, avec les deux trous qui lui servaient d’yeux. Je ne me

39
l’imaginais pas si grande et informe, aussi n’avais-je pas remarqué sa
présence... En effet, elles sont là une dizaine, couchées pêle-mêle et à
moitié brisées : quelque dernière secousse des volcans voisins, sans
doute, les a culbutées ainsi, et le fracas de ces chutes à du être lourde-
ment terrible. Leur visage est sculpté avec une inexpérience enfantine ;
des rudiments de bras et de mains sont à peine indiqués le long de leur
corps tout rond, qui les fait ressembler à des piliers trapus. Mais une
épouvante religieuse pouvait se dégager de leur aspect, quand elles se
tenaient debout, droites et colossales, en face de cet océan sans bornes
et sans navires. Atamou me confirme d’ailleurs qu’il y en a d’autres, dans
les lointains de l’île, beaucoup d’autres, toute une peuplade gisante et
morte, le long des grèves blanchies par le corail ”. [...]
“Les environs de cette baie, où sont groupées les cases de roseaux,
ont en ce moment un aspect bien insolite de vie et de joie, car tous les
officiers du bord s’y sont promenés durant l’après-midi, chacun escorté
d’une petite troupe d’indigènes, et, maintenant que l’heure de rentrer
approche, ils attendent l’arrivée des canots, assis là par terre au milieu
des grands enfants primitifs qui ont été leurs amis de la journée et qui
chantent pour leur faire plus de fête. Je prends place, à mon tour, et aus-
sitôt mes amis particuliers viennent en courant se serrer auprès de moi,
Petero, Houga, Marie et la jolie Iouaritaï. Notre présence de quelques
heures a déjà, hélas ! apporté du ridicule et de la mascarade dans ce
pays de l’âpre désolation. Nous avons presque tous échangé, contre des
fétiches ou des armes, de vieux vêtements quelconques, dont les
hommes aux poitrines tatouées se sont puérilement affublés. Et la plu-
part des femmes, par convenance ou par pompe, ont mis des pauvres
robes sans taille, en indienne décolorée, qui avaient dû jadis être offertes
à leurs mères par les prêtres de la mission, et dormaient depuis long-
temps sous le chaume des cases ”. [...]

5 janvier 1872
“Atamou et les amis d’hier accourent pour nous recevoir, avec
quelques sauvages de figure inconnue – et je fais parmi ces derniers
l’acquisition matineuse d’un dieu en bois de fer, au visage triste et féro-
ce, coiffé de plumes noires.

40
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

C’est la première fois que mon camarade descend à terre, et, sur sa
demande, je le mène d’abord voir l’antique maraï, auquel nous allons
décidément tenter aujourd’hui d’enlever une statue. Des gens nous sui-
vent en grande troupe, ce matin, à travers la plaine d’herbages mouillés,
et, arrivés là-bas, se mettent à danser sur les dalles funéraires et sur les
idoles couchées, à danser partout comme une légion de farfadets, éche-
velés et légers dans le vent qui siffle, nus et rougeâtres, bariolés de bleu,
corps sveltes et clairs parmi les pierres brunes et devant les horizons
noirs ; ils dansent, ils dansent, sur les énormes figures, heurtant de leurs
doigts de pieds, sans bruit, les fronts des colosses, les nez ou les joues.
Et on n’entend guère non plus ce qu’ils chantent, dans le fracas toujours
croissant des rafales et de la mer...
Les hommes de Rapa-Nui, qui vénèrent tant de petits fétiches et de
petits dieux, paraissent tous sans respect pour ces sépultures : ils ne se
souviennent plus des morts endormis là-dessous2 ”. [...]
“A la dernière minute pourtant, l’amiral, dont je suis ‘l’“ aspirant de
majorité ”, me fait appeler sur son balcon. Il remettra à demain ma jour-
née de garde, à condition que je lui rapporte un croquis exact du maraï
avant qu’on en ait changé l’aspect. — C’est étonnant ce que cela m’aura
servi pendant cette campagne, de savoir dessiner, pour obtenir ainsi des
permissions d’aller courir ! ” [...]
“Le lieutenant de vaisseau qui commande la corvée tient à ce que
les cent hommes s’acheminent vers le maraï en rangs et au pas, les clai-
rons sonnant la marche ; cette musique jamais entendue met la peuplade
entière dans un état de joie indescriptible, – et ils deviennent difficiles à
tenir en bon ordre, les matelots, avec toutes ces belles filles demi-nues
qui autour d’eux gambadent et s’amusent.
Au maraï, par exemple, il n’y a plus de discipline possible ; cela
devient une folle confusion de vareuses de marine et de chairs tatouées,
une frénésie de mouvement et de tapage ; tout ce monde se frôle, se

2 L’opinion admise est que les statues de l’île de Pâques n’ont pas été faites par les Maoris,
mais qu’elles sont l’œuvre d’une race antérieure, inconnue et aujourd’hui éteinte. Cela est vrai
peut-être pour les grandes statues de Rahoraraku, dont je parlerai plus loin. Mais les innom-
brables statues qui garnissaient jadis les maraï au bord des plages appartiennent bien à la race
maorie et représentent vraisemblablement l’Esprit des Sables et l’Esprit des Rochers.

41
presse, chante, hurle et danse. Au bout d’une heure, à coups de pinces
et de leviers, tout est bousculé, les statues plus chavirées, plus brisées,
et on ne sait pas encore laquelle sera choisie.
L’une, qui paraît moins lourde et moins fruste, est couchée la tête
en bas, le nez dans la terre ; on ne connaît pas encore sa figure, et il faut
la retourner pour voir. Elle cède aux efforts des leviers manœuvrés à
grands cris, pivote autour d’elle-même et retombe sur le dos avec un
bruit sourd. Son retournement et sa chute donnent le signal d’une danse
plus furieuse et d’une clameur plus haute. Vingt sauvages lui sautent au
ventre et y gambadent comme des forcenés... Ces vieux morts des races
primitives, depuis qu’ils dorment là sous leur tumulus, n’ont jamais
entendu pareil vacarme, – si ce n’est peut-être quand ces statues ont
perdu l’équilibre, secouées toutes ensemble par quelque tremblement
de terre, ou bien tombant de vieillesse, une à une, le front dans l’herbe.
C’est bien celle-là, décidément, la dernière touchée et retournée,
que nous allons emporter ; non pas tout son corps, mais seulement sa
tête, sa grosse tête qui pèse déjà quatre ou cinq tonnes ; alors, on se met
en devoir de lui scier le cou. Par bonheur, elle est en une sorte de pierre
volcanique assez friable, et les scies mordent bien, en grinçant d’une
manière affreuse... ” [...]
“Terminé, dans la bousculade, mes croquis pour l’amiral, je m’en
vais, moi ; la fin de la manœuvre et l’embarquement de la statue massa-
crée ne m’intéressent plus ”. [...]
“Le vieux chef, comme je passe devant sa grotte, m’appelle par
signes ; d’un air engageant et confidentiel, il me montre une poussière
sombre, qu’il tient enveloppée dans un étui de feuilles mortes et qu’il
nomme “tatou”. C’est de la poudre à tatouer, et, puisque je semble
apprécier l’industrie de Rapa-Nui, il me propose de me faire sur les
jambes quelques légers dessins bleus, en échange de mon pantalon que
je lui offrirais pour sa peine.
Un autre vieillard aussi m’emmène chez lui, pour échanger, contre
une boîte d’allumettes suédoises, une paire de boucles d’oreilles en
épine dorsale de requin. Je rapporterai donc, ce soir encore, mille
choses étonnantes ”. [...]

42
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

6 janvier 1872
“Dans cette île, tout est pour inquiéter l’imagination. Le lieu dont
nous continuons de nous approcher a dû être, dans la nuit du passé,
quelque centre d’adoration, temple ou nécropole, car voici maintenant
que la région entière s’encombre de ruines : assises de pierres cyclo-
péennes, restes d’épaisses murailles, débris de constructions gigan-
tesques. Et l’herbe de plus en plus haute, recouvre ces traces des mysté-
rieux temps, – l’herbe à tiges ligneuses comme celles du genêt, toujours,
toujours la même herbe et du même vert décoloré.
Nous cheminons à présent le long de la mer. Au bord des plages,
sur les falaises, il y a des terrasses faites de pierres immenses ; on y mon-
tait jadis par des gradins semblables à ceux des anciennes pagodes hin-
doues et elles étaient chargées de pesantes idoles, qui sont renversées
aujourd’hui la tête en bas, le visage enfoui dans des décombres. L’Esprit
des Sables et l’Esprit des Rochers3, l’un et l’autre gardiens des îles contre
l’envahissement des mers, tels sont les personnages des vieilles théogo-
nies polynésiennes que ces statues figuraient.
C’est ici, au milieu des ruines, que les missionnaires découvrirent
quantité de petites tablettes en bois, gravées d’hiéroglyphes ; – l’évêque
de Tahiti les possède aujourd’hui, et sans doute donneraient-elles le mot
de la grande énigme de Rapa-Nui, si l’on parvenait à les traduire ”. [...]
“Des mâchoires, des crânes, on en trouve du reste ici partout. On
ne peut nulle part soulever un peu de terre sans remuer des débris
humains, comme si ce pays était un ossuaire immense. C’est que, à une
époque dont l’épouvante s’est transmise jusqu’aux vieillards de nos
jours, les hommes de Rapa-Nui connurent l’horreur d’être trop nom-
breux, de s’affamer et se s’étouffer dans leur île, dont ils ne savaient plus
sortir ; alors survinrent, entre les tribus, de grandes guerres d’extermi-
nation et de cannibalisme. C’était en des temps où l’existence de
l’Océanie n’était même pas soupçonnée par les hommes blancs ; mais,
au siècle dernier, lorsque passa Vancouver, il trouva encore, dans cette

3 Tii-Oué et Tii-Papa, l’“ Esprit des Sables ” et l’“ Esprit des Rochers ” : ces noms et cette expli-
cation viennent des vieux chefs de l’île Laïvavaï (archipel Toubouaï, Polynésie) où se trouvent
au bord de la mer des statues de même figure qu’à l’île de Pâques, bien que moins hautes et
moins détériorées.

43
île qui n’avait déjà plus que deux mille habitants à peine, des traces de
camps retranchés sur toutes les montagnes, des restes de fortifications
en palissades au bord de tous les cratères ”. [...]
“Il y a une heure et demie environ que nous avons repris notre
route depuis la halte de Vaïhou, lorsque nous commençons de distin-
guer, debout au versant de cette montagne, de grands personnages qui
projettent sur l’herbe triste des ombres démesurées. Ils sont plantés
sans ordre et regardent de notre côté comme pour savoir qui arrive,
bien que nous apercevions aussi quelques longs profils à nez pointu
tournés vers ailleurs. C’est bien eux cette fois, eux auxquels nous venions
faire visite ; notre attente n’est point déçue, et involontairement nous
parlons plus bas à leur approche ”. [...]
“Vraisemblablement, ils ne sont point l’œuvre des Maoris, ceux-là.
D’après la tradition que les vieillards conservent, ils auraient précédé
l’arrivée des ancêtres ; les migrateurs de Polynésie, en débarquant de
leurs pirogues, il y a un millier d’années, auraient trouvé l’île depuis
longtemps déserte, gardée seulement par ces monstrueux visages.
Quelle race, aujourd’hui disparue sans laisser d’autres souvenirs dans
l’histoire humaine, aurait donc vécu ici jadis, et comment se serait-elle
éteinte ?...
Et qui dira jamais l’âge de ces dieux ?... Tout rongés de lichens, ils
paraissent avoir la patine des siècles qui ne se comptent plus, comme les
menhirs celtiques... Il y en a aussi de tombés et de brisés. D’autres, que
le temps, l’exhaussement du sol ont enfouis jusqu’aux narines, semblent
renifler la terre ”. [...]
“Ces mornes figures, ces groupes figés au soleil, vite, vite il me faut,
puisque je l’ai promis, les esquisser sur mon album, tandis que mes
compagnons s’endorment dans l’herbe. Et ma hâte, ma hâte fiévreuse à
noter tous ces aspects, – malgré la fatigue et le sommeil impérieux
contre lesquels je me défends, – ma hâte est pour rendre plus particu-
liers et plus étranges encore les souvenirs que cette vision m’aura lais-
sés... ” [...]
“Le soir, à bord, j’ai entre les mains, pour la première fois, une des
tablettes hiéroglyphes de Rapa-Nui, que le commandant possède et m’a
confiée, un de ces “bois qui parlent”, ainsi que les Maoris les appellent.

44
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Elle est en forme de carré allongé, aux angles arrondies ; elle a dû être
polie par quelque moyen primitif, sans doute par le frottement d’un
silex ; le bois, rapporté on ne sait d’où, en est extrêmement vieux et des-
séché. Oh ! la troublante et mystérieuse petite planche, dont les secrets
à présent demeureront à jamais impénétrables ! Sur plusieurs rangs, des
caractères gravés s’y alignent ; comme ceux d’Egypte, ils figurent des
hommes, des animaux, des objets ; on y reconnaît des personnages assis
ou debout, des poissons, des tortues, des lances. Ils éternisaient ce lan-
gage sacré, inintelligible pour les autres hommes, que les grands chefs
parlaient, aux conseils tenus dans les cavernes. Ils avaient un sens éso-
térique ; ils signifiaient des choses profondes et cachées, que seuls pou-
vaient comprendre les rois ou les prêtres initiés”. [...]
“Il fait presque jour quand je me rembarque dans la baleinière,
avec l’idole. Mes cinq amis restent sur la grève, pour me suivre jusqu’à
perte de vue. Seul le vieux chef, qui était descendu avec eux pour me
reconduire, remonte lentement vers sa case. – et, le voyant si ridicule et
lamentable avec sa redingote d’amiral d’où sortent deux longues jambes
tatouées, j’ai le sentiment de lui avoir manqué de respect, en concluant
ce marché, d’avoir commis envers lui une faute de lèse-sauvagerie”.

Pierre Loti

Cabine de Loti par Loti à bord de La Flore.


Doc. S.E.O.
45
Rapport
sur l’île de Pâques
en 1882

Rapport1 sur Sala-y-Gomez et l’île de Pâques

«Sappho» en mer par lat. 26°01 S et long. 114° 02 W

20 juin 1882

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous informer que j’ai abordé à l’île de Pâques


avec le HMS sous mon commandement lors du trajet allant de Coquimbo
à Pitcairn et comme le Sappho est le premier bâtiment de guerre à visiter
cette île depuis le passage du Topaze en 1868 (pour autant que je sache)
et qu’il y a eu beaucoup de changement depuis lors, je pense qu’il est de
mon devoir de vous donner des détails sur cette visite.

1 Chaque visiteur a sa propre façon de voir et d’appréhender les choses et les événements et
cela donne parfois des comptes-rendus très différents si ce n’est diamétralement opposés mais
toujours dignes d’intérêt. Ainsi les 14 années qui séparent le passage du Topaze à l’île de
Pâques de celui du Sappho couvrent incontestablement une des périodes les plus troublées de
l’histoire de cette île et il ne nous a pas semblé inutile de faire connaître le bref compte-rendu
que fit, à ce moment là, le commandant de ce bâtiment de guerre mixte. (C.B.)
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Avant d’arriver à l’Ile de Pâques, je longeais Sala y Gomez à minuit,


le 13 juin 1882 et, pensant qu’il était préférable de l’examiner durant le
jour pour chercher un abord possible, j’attendais le matin afin d’exami-
ner le rivage d’une distance d’un demi mile mais je ne vis rien mis à part
quelques épaves de bois ballottées par les vents sans possibilité de savoir
si elles étaient là depuis longtemps. Après avoir cherché une possibilité
pour aborder, cela nous est apparu finalement trop risqué, le récif de
Scott étant par trop dangereux pour tout bâtiment passant la nuit à
proximité.

L’île de Pâques était signalée à une distance d’environ 30 miles, le


17ème jour après le départ de Coquimbo (16 juin) et nous doublâmes
la pointe est pour nous ancrer en face du Mont Topaze pour la nuit ;
mais comme le vent de SO enflait et rendait l’atterrissage problématique,
je faisais relancer la vapeur afin d’aller nous ancrer dans la baie de Cook
pour la soirée. En doublant la pointe SO, je passais entre le Needle Rock
et la côte et je peux mentionner ici que ce passage, ainsi que celui entre
les deux îles est parfaitement clair et libre de tout danger, avec de l’eau
profonde dans les deux cas. La haute falaise formant des tours au milieu
desquelles on passe, donne au paysage un aspect pittoresque et saisis-
sant.
En passant au large du village de Mataviri, je fus surpris d’y voir flot-
ter le pavillon anglais et peu de temps après l’ancrage, nous eûmes la
visite de M. Alexander Salmon, l’agent de la maison Brander de Tahiti
qui possède la plus grande part de l’île et, par lui (durant notre arrêt de
trois jours), j’eus des informations et de nombreux détails. Je dois ajou-
ter que M. Salmon parle couramment la langue locale ayant eu de nom-
breux Pascuans comme employés de la maison Brander à Tahiti et par
conséquent, je pense que les informations recueillies auprès de lui au
sujet des noms et traditions des indigènes ne sont pas sujettes à caution.
La maison Brander a acquis une partie de l’île en quelques années
et, il y a environ 4 ans, a acheté à l’évêché de Tahiti la propriété que les
missionnaires y possédaient et qui avaient emmené aux îles Gambier
environ 300 Pascuans. Il y avait aussi un Français nommé Bornier qui
fut assassiné par les indigènes il y a deux ans pour avoir intrigué avec les

47
femmes et pris des terres que la maison Brander a également rachetées
depuis et qui possède donc maintenant la plus grande partie de l’île.
Il y a maintenant environ 10.000 moutons et 400 têtes de bétail et
comme il y a 2 (et parfois 3) mises bas par an, le cheptel est en rapide
progression. Les pâturages sont abondants mais M. Brander dit qu’il
n’est plus possible de mettre plus de bêtes malgré que l’herbe soit bien
grasse et que les résultats obtenus soient bons. Avec le nombre de mou-
tons actuel, il a été possible de fournir 18 tonnes de laine sur un an.
Il y a un grand nombre de volailles sur l’île à l’état demi sauvage
mais appartenant aux indigènes qui les connaissent toutes et, en fait, une
flotte peut facilement être approvisionnée en nourriture fraîche à l’ex-
ception des légumes qui sont introuvables à bref délai mais comme les
ignames, les patates douces, les bananes et autres racines sont abon-
dantes, cela peut aisément compenser. L’eau est également un article
rare, mais à part cette exception, les vaisseaux de passage à l’île peuvent
parfaitement s’approvisionner.

Il y a maintenant environ 150 natifs sur l’île et ils ne sont pas en


augmentation car il y a autant de morts que de naissances, si ce n’est
plus. Il y a environ 8 ans, la maison Brander envoya environ 500 indi-
gènes travailler dans les plantations de Tahiti et les missionnaires en pri-
rent également 300 pour leurs missions, provoquant une énorme diffé-
rence de population depuis la visite du Commodore Powell2. J’essayais
en vain de trouver les traces de la «singulière beauté» de cette race
décrite par lui mais les possesseurs de cette particularité devaient sans
doute faire partie du tas d’émigrants.
Il n’y a également plus trace du travail missionnaire. Ce qu’il reste
de natifs n’a plus de religion du tout. Ils sont des voleurs très habiles,
sont vindicatifs et n’oublient jamais une offense bien qu’ils restent
calmes en général. Ils n’ont aucune cérémonie ou observances reli-
gieuses. Le mariage est arrangé avec l’achat d’un sac de pommes de
terre et ne tient que tant que l’un et l’autre le désire ou reste fidèle.

2 Commandant du H.M.S. Topaze.

48
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Ils sont divisés en plusieurs petits clans dont le seul but est de mon-
trer sa force et son courage et les querelles de chefs viennent principa-
lement des efforts fournis par chaque clan pour s’assurer la récolte des
premiers œufs sur Needle Rock, lors du «grand renouveau» de chaque
année et auquel ils attachent une superstitieuse valeur. L’homme qui
ramène le premier œuf donne la supériorité à son clan pour une année
tout en devenant lui-même ermite, subvenant seul à ses besoins, ne se
coupant ni cheveux ni ongles durant ce laps de temps.
Comme il y un violent ressac en bas de la falaise qui forme Needle
Rock, plusieurs indigènes laissent leur vie chaque année dans cette cour-
se aux œufs.
M. Salmon explique qu’après de longues discussions avec les natifs
sur le sujet, ils prétendent tous qu’ils abordèrent sur la côte nord de
l’île, à Anakena, et qu’ils venaient de l’est dans deux pirogues dans les-
quelles il y avait des ignames, des taros, des patates douces. Le roi (dont
le nom était Hotometua ou «le père géniteur») était dans une des embar-
cations et la reine dans l’autre. Ils contournèrent l’île chacun de leur
côté pour se rencontrer de nouveau à l’opposé, à Anakena, où ils abor-
dèrent et s’installèrent alors sur le Mont Topaze dont l’appellation est
Hotu-iti, nom du plus jeune fils du roi, n’apparaissant pas sur la carte.
Ils construisirent des maisons de pierres que l’on peut encore voir et
taillèrent les statues dont la colline est couverte mais la première ne fut
sculptée qu’une quinzaine d’années après qu’ils eurent abordés. Cette
version de leur tradition semble plus vraisemblable que celle donnée pp.
483-5 du South Pacific Directory. Le nom original de l’île est Te-pito-
fenua «Terre du milieu de la mer», «Terre au centre de la mer» mais
non Rapa-nui.

L’ancrage dans la baie de Cook est parfaitement relevé sur la carte


à l’exception du Point Roa qui court à environ une encablure plus loin
que normal et qu’ainsi, un bâtiment venant ici sur une allure ESE se trou-
vera 16 fms plus à l’intérieur lorsque le Point Roa et la pointe extrême
Sud de l’île seront en ligne.
L’atterrissage en baie de Cook n’est pas très aisé car il faut passer sur
un fond rocheux ce qui nécessite un renforcement (des embarcations ?)

49
?????? pour le débarquement des hommes mais à Hanga-Piko il y a un
très bon débarcadère seulement le chenal est étroit, la mer agitée et les
brisants de chaque côté sont plutôt menaçants. Cependant nous n’eûmes
jamais d’ennuis dans ce chenal, mis à part un coup de vent et nous
fîmes, durant notre séjour, sauter un rocher qui gênait le passage.

Ce serait une excellente chose, avec la fertilité du sol, si celui-ci était


cultivé. Je suis convaincu que le rendement serait formidable et il me
semble que la culture de la vigne serait particulièrement appropriée
mais on n’en voit pas encore sur l’île. M. Salmon qui est seul au milieu
des natifs n’a pas le temps de s’occuper de quoi que ce soit si ce n’est
veiller sur ses bêtes et troupeaux.
Le volcan éteint Rana Kao dans le coin sud-ouest de l’île mérite bien
l’estime et les éloges que lui a accordés le commodore Powell. Il vaut la
visite à lui tout seul. Le fond n’a pas le niveau indiqué dans le Sailing
Directions ; au contraire, il n’y a aucun fond à 50 fms dans le centre du
cratère mais il y a un tapis de végétaux en décomposition qui s’étend sur
l’eau et grâce auquel on peut traverser d’une rive à l’autre. Il y a des
canards sauvages que l’on peut tirer entre les mares et des cochons sau-
vages sur les bordures ainsi que dans le caractère du Mont Topaze.
M. Salmon m’informe que durant les derniers mois, de grandes
quantités de bois flottants ont été rejetées sur les côtes nord et sud-est
de l’île lesquels, pense-t-il, doivent provenir de l’épave d’un transporteur
de bois. Une grosse poutre fut également trouvée mais les indigènes la
découpèrent avant qu’il n’en ait entendu parler.
En conclusion, je me permets de vous suggérer de réfléchir à la
possibilité, étant donné que l’île est presqu’entièrement achetée par un
sujet britannique, que le gouvernement de Sa Majesté étende maintenant
son protectorat sur celle-ci.
J’ai l’honneur etc..

B. F. Clark
H.M.S. Sappho.

(traduction Christian Beslu)

50
Voyage à l’île de Pâques
en 1877
[…] Perdue au milieu de l’immensité du Pacifique1, l’île de Pâques,
par son aspect triste et aride, son isolement, son manque absolu de res-
sources, était peu faite pour tenter l’avidité de ceux qui l’avaient explo-
rée ; elle renfermait cependant des monuments d’un aspect étrange, bien
dignes de fixer l’attention des explorateurs ; aussi tous ceux qui la visitè-
rent ne manquèrent pas de décrire les statues colossales taillées de main
d’homme qu’elle portait sur ses sommets, comme autant de signaux
propres à la caractériser : cela seul suffisait en effet pour la rendre
célèbre. Ces statues gigantesques, mentionnées pour la première fois par
les Hollandais, n’ont point encore disparu, et elles se dressent aujour-
d’hui, presque toutes, sur leur base volcanique, comme pour attester le
passage d’une population puissante jadis, là où aujourd’hui quelques
pauvres sauvages vivent avec peine, sans avoir conservé même les plus
faibles traces d’une tradition relative à ceux qui les ont précédés.

1 Le texte d’A. Pinart et les dessins de A. de Bar d’après les croquis de l’auteur ont paru en
1878 dans Le tour du Monde (pp. 225-240), magazine que Christian Beslu a bien voulu mettre
à notre disposition : qu’il en soit vivement remercié.
Quel était ce peuple disparu ? Quels sont ces monuments respectés
par les siècles et principalement localisés dans l’étroite enceinte de
Vaihou [Vaihu] ? Ce sont autant d’énigmes dont nous nous sommes
efforcé de chercher la solution et que la relation exacte de notre rapide
passage dans l’île parviendra peut-être à résoudre en partie.
Ce fut aussi le jour de Pâques 1877, à huit heures et demie du
matin, que le Seignelay, à bord duquel nous étions, se montra en vue de
l’île, et que, pour la première fois du haut du pont du navire, nous aper-
çûmes dans le lointain se dessiner à nos yeux le profil de ses côtes où la
mer déferlait avec force.
[…] Nous longions la
partie nord de l’île avec l’in-
tention d’aller mouiller vers
l’ouest à la baie de Hanga-
Roa ; très près de terre, nous
remarquions, à l’entrée de la
baie de La Pérouse, une petite
crique sablonneuse où la mer
était calme ; néanmoins nous
Tumulus de la baie de La Pérouse
poursuivions notre route, et,
après avoir doublé la pointe ouest de la baie de La Pérouse, nous ren-
contrions une autre petite crique de forme circulaire, appelée par les
naturels baie d’Anakena. Il nous était facile de distinguer, du bord, des
champs de bananiers et de cannes à sucre.
En examinant la côte avec le plus grand soin, nous relevions le point
nord-ouest le plus élevé de toute l’île et nous arrivions à une heure en
vue du village de Mataveri, dont nous apercevions les maisons sur la
hauteur, et l’église de la mission construite dans le fond de la vallée.
[…] Le rivage était désert ; pas un naturel ne se montrait ; nous
signalions notre venue par un coup de canon et, virant de bord, nous
mettions le cap sur la baie de La Pérouse, oùnous mouillions à deux
heures de l’après-midi.
Quelques instants après, la baleinière nous conduisait à terre, et
nous abordions dans la petite crique signalée plus haut et que nous
nommions crique du Seignelay.

52
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Elle est ouverte au pied d’une falaise de laves rouges et poreuses,


dont les flancs recèlent plusieurs grottes. Notre premier soin fut d’en
visiter quelques-unes ; nous reconnûmes que les naturels ont coutume
d’y chercher un refuge lorsqu’ils viennent dans ces parages ; l’une de
ces grottes contenait un squelette encore enveloppé de nattes et plu-
sieurs crânes.
Sur la gauche de la plage se dressait un petit tumulus, et, sur une
pointe voisine, une grande quantité de pierres empilées avec ordre mar-
quaient l’emplacement de sépultures anciennes.

Muraille avec tumulus - Ancien village d’Ovahé

Une odeur cadavéreuse qui se répandait autour de nous, nous fit


penser qu’une inhumation récente y avait été faite ; nous en eûmes bien-
tôt la certitude, et nous apprîmes plus tard que les naturels de l’île de
Pâques ont la coutume de profiter des anciennes sépultures pour y
déposer leurs morts, se contentant simplement d’enlever quelques
pierres et de creuser à une faible profondeur pour y coucher le corps,
qu’ils recouvrent à peine avec les pierres enlevées.
Notre désir était de nous rendre à pied au village d’Hanga-Roa, et
nous nous disposions à contourner un mamelon formant la pointe est de
la baie de la Pérouse, lorsque nous aperçûmes plusieurs Kanakes à che-
val se dirigeant vers nous.
Aussitôt qu’ils nous virent, ils firent halte à cinquante pas environ ;
mais dès que nous leur eûmes adressé la parole, ils s’avancèrent sans
crainte, en criant leur formule de salut : ia-ora-na.
Ils étaient vêtus à l’européenne, et notre première question fut de
leur demander si Dutrou-Bornier était encore dans l’île ; ils nous répon-
dirent qu’il était mort !

53
Nous crûmes comprendre que cet événement datait de peu de jours ;
la façon dont ils nous montraient leurs vêtements nous parut désigner
quelque chose d’anormal, et nous ne fûmes pas éloignés de croire qu’ils
avaient commis un meurtre sur la personne de Dutrou-Bornier, malgré leur
version d’après laquelle, étant ivre, il se serait tué en tombant de cheval.
Plus loin nous verrons que notre supposition était fausse.
Si notre première question posée aux naturels était relative à
Dutrou-Bornier, c’est que ce nom pour nous, image de la patrie absente,
était celui d’un homme courageux et dévoué qui, capitaine au long cours,
n’avait pas craint de venir habiter ces contrées ingrates, dans le but de les
améliorer. Fixé depuis plusieurs années dans l’île, ses efforts avaient été
déjà couronnés de succès et laissaient entrevoir pour les Kanakes un ave-
nir plein de promesses que la mort du patient colonisateur anéantissait
peut-être pour toujours.
Notre entretien avec les naturels nous avait retardés ; l’heure avan-
cée ne nous permettait pas de continuer notre route ; nos soupçons sur
la mort du capitaine nous engagèrent à rentrer à bord, et nous reprîmes
le chemin du mouillage, précédés par nos Kanakes à cheval, auxquels
vinrent se joindre deux Kanakes à pied, ceux-ci vêtus d’une sorte de veste
et d’un chiffon maintenu entre les cuisses. Nous arrivâmes à la baie de la
Pérouse à la nuit close, en passant par l’ancien village d’Ovahé [Ovahe].
Le 2 avril, malgré la pluie, nous retournions à terre avec neuf
hommes du bord, porteurs de nos instruments et de nos objets de cam-
pement, et nous retrouvions les Kanakes de la veille, qui, après avoir
passé la nuit dans les grottes de la falaise, nous attendaient pour nous
escorter jusqu’au volcan de Ronororaka [Rano Raraku].
Notre premier soin fut de retourner à la grotte où la veille nous
avions vu un squelette, afin de le recueillir. Un vieux Kanake, de ceux qui
nous avaient rejoints, se montra rebelle quand nous voulûmes enlever ce
squelette ; il cherchait à nous faire comprendre qu’il représentait les
restes d’une de ses femmes et que nous commettions une action blâ-
mable ; quelques feuilles de tabac finirent par calmer sa douleur vraie ou
feinte, et, pour une quantité plus forte de la plante tant enviée, il nous
promit même de nous faire trouver d’autres ossements.

54
Cratère de Ronororaka
Derrière l’ancien village d’Ovahé, notre attention fut attirée par une
longue muraille de pierres placées les unes sur les autres sans grande régu-
larité, d’une longueur totale de cinquante mètres environ, sur quatre
mètres de large et un mètre cinquante centimètres de haut ; des ossements
étaient mélangés avec les matériaux de construction ; des fouilles ulté-
rieures, pratiquées par M. Thoulon, docteur du Seignelay, nous procurè-
rent vingt crânes et deux squelettes complets.
Un grand nombre de petits tumulus façonnés de pierres amoncelées
régulièrement étaient échelonnés sur cette muraille et présentaient ceci de
remarquable, qu’à une certaine distance ils simulaient des hommes
accroupis.
De forme tantôt circulaire, tantôt pyramidale, ces tumulus ont servi de
sépulture. Des cases ruinées de formes circulaires et rectangulaires étaient
mêlées à ces restes ; elles étaient faites de fragments de lave ; la toiture, très-
probablement faite de matières végétales, avait entièrement disparu.
De distance en distance, des excavations ovales ou circulaires, de un
à deux mètres de profondeur, sur un diamètre de trois à douze mètres, sont
éparses sur cet emplacement ; un mur s’élève autour de l’ouverture de cha-
cune, et au fond, croissent des bananiers, des cannes à sucre et des
Dracaena terminalis (le tii des indigènes).
Le mode de construction de ces sortes de jardins, que l’on pourrait
appeler jardins en profondeur, s’explique par l’examen même du sol, qui,
essentiellement formé de cendres volcaniques et de laves décomposées,
par conséquent très-poreux, retient difficilement l’humidité nécessaire à
l’accroissement des végétaux.
Il fallait donc, pour obvier à cet inconvénient, creuser jusqu’à un cer-
tain point, afin de rencontrer l’humidité indispensable aux espèces culti-
vées ; peut-être aussi les constructeurs n’avaient-ils qu’un but, celui de
garantir leur plantations de l’action des vents de mer, soufflant toujours
avec violence et ayant une influence destructrice sur la végétation.
Sur l’un des côtés du mur circulaire des excavations, se trouve géné-
ralement une ouverture tournée vers le sud, donnant entrée à une chambre
construite en pierres et ayant probablement servi d’habitation.
Entre le volcan de Ronororaka et la baie de la Pérouse, le terrain est
ondulé, mais ne présente pas de points élevés.

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N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Sous la pluie qui depuis le matin n’a pas cessé un instant, nous che-
minons avec peine à travers de hautes verbénacées, quelques buissons
de mimosa et une sorte de graminée, maigre flore composant le fond de
la végétation. Non loin de nous, des grognements caractéristiques se font
entendre ; nous ne tardons pas à être en présence d’un troupeau de
cochons que la pluie ne semblait inquiéter en aucune façon.
Ces animaux, dont les ancêtres ont été très-probablement importés
par les missionnaires et Dutrou-Bornier, sont devenus excessivement
nombreux et vivent entièrement à l’état sauvage.
M. le commandant Lafontaine et M. Berryer ne purent résister au
désir d’exercer leur adresse aux dépens de ces bêtes inoffensives : ils en
atteignirent une.
Ces cochons sauvages sont fort redoutés des naturels, qui ne leur
font jamais la chasse et s’occupent encore moins de les domestiquer.
Les bœufs, les moutons et les chevaux sont assez nombreux. Il faut
y ajouter le rat commun, très multiplié dans la campagne, et quelques
lapins de petite taille princi-
palement cantonnés autour
des villages. C’est là toute la
faune de l’île.
Continuant notre route,
nous apercevons, se dres-
sant à notre droite, les pics
de Pui et Toatoa, l’un avec
son sommet horizontal
simulant une table, l’autre
avec sa forme pyramidale ; à
gauche, le massif de Poike
s’étend au loin, et devant
nous se dresse le volcan de
Ronororaka, au pied duquel
nous arrivons et dont nous
commençons l’ascension.

Statue à Ronororaka.

57
[…] D’une étendue de six cents mètres dans son plus grand dia-
mètre ovalaire, le cratère de Ronororaka présente une pente douce de
quatre-vingts à cent mètres de profondeur, couverte de hautes verbéna-
cées qui nous montent jusqu’à la ceinture ; le fond est tapissé de joncs
et de roseaux croissant au milieu de flaques d’eau sulfureuse.
En nous dirigeant vers une sorte d’abri sous roche que nous décri-
rons plus loin, et où nous comptons établir notre campement, nous ren-
controns les premières statues.
Au nombre de quarante, disposées sur le flanc intérieur du cratère
en trois groupes séparés, la face tournée vers le nord, elles se ressem-
blent toutes invariablement ; plusieurs sont couchées ; l’une d’elles est
entièrement taillée, mais non encore séparée de la roche.
Au point où nous sommes, le volcan forme une falaise à pic, de
deux cents mètres de hauteur : c’est la partie la plus élevée. M. Escande
s’occupe d’y prendre des observations au théodolithe. L’ossature de la
montagne est trachytique, mélangée d’une forte quantité d’une roche
grise, bréchiforme, sorte d’amalgame de cendres et de pierres ignées.
Plusieurs statues sont taillées dans cette roche, quelques-unes sont
entièrement trachytiques.
Après être parvenus tout à fait au sommet par un sentier glissant
couvert de lichens, en nous hissant de nos pieds et de nos mains sur les
rochers, nous pûmes constater que la face sud-est de ce point culminant
est couverte de statues à divers degrés de fabrication.
L’ensemble de ce vaste atelier de statues gigantesques, les unes
entièrement terminées, les autres à l’état d’ébauche et en voie d’exécu-
tion, nous permit de nous rendre compte de la façon dont le travail était
accompli et de la manière dont elles étaient érigées et mises en place
après leur complet achèvement.
L’exécution de ce travail qui de prime abord paraît considérable,
qui a tant étonné les voyageurs et suggéré de nombreuses hypothèses, est
cependant d’une grande simplicité.
Les sculpteurs choisissaient toujours pour tailler leurs statues une
roche placée sur un plan assez incliné ; ils la façonnaient dans cette
roche même, sur place, et ce n’était qu’après l’avoir terminée qu’ils
s’occupaient de l’en détacher.

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N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Ronororaka-Intérieur du volcan-Versant sud-est.

Pour arriver à ce résultat, il fallait percer parallèlement en dessous


une multitude de trous de huit centimètres environ de diamètre, comme
nous avons pu le constater.
La statue une fois isolée de la roche mère, il devenait facile de la faire
glisser sur la pente naturelle jusqu’à la place qui lui était assignée d’avan-
ce. Là le sol avait été préalablement creusé assez profondément pour
contenir le corps jusqu’au buste, qui seul émergeait, puis insensiblement,
sans un déploiement considérable de forces, elle était soulevée à l’aide de
fragments de rochers que l’on disposait en dessous, formant ainsi un plan
incliné, ou plutôt un énorme coin dont la base plus épaisse correspondait
à la tête, ainsi consolidée et relevée ; l’excavation était comblée, le plan
incliné détruit, et la statue se trouvait définitivement érigée.
La plus grande statue debout que nous ayons vue, située sur le ver-
sant sud-est, mesure sept mètres de haut à partir du buste.
Sur le flanc du volcan, dans le voisinage des statues, de même que
sur les autres points de l’île où il s’en trouve d’autres, nous rencontrons
un grand nombre de lames d’obsidienne taillées en forme de grattoirs,
de couteaux, de lances, etc.
Serions-nous en présence des instruments ayant servi à les sculpter ?

59
Bien que surprenante au premier abord pour quelques-uns, cette
supposition paraît vraisemblable, surtout si l’on réfléchit au peu de
dureté de la roche et à la facilité avec laquelle elle peut être entaillée.
La pluie incessante nous avait contraints de séjourner dans l’espèce
de caverne que nous avions d’abord rencontrée.
Il nous parut évident qu’elle avait été taillée de main d’homme, dans
le but de séparer du rocher une gigantesque statue ; de chaque côté ainsi
que derrière la tête, les sculpteurs avaient creusé une sorte de couloir
circulaire, afin de travailler plus commodément.
M. Lafontaine s’était dirigé avec les Kanakes de l’autre côté du vol-
can, vers Hutuiti [Hotu-iti], et avait découvert un abri plus commode ; à
la tombée du jour nous
allâmes y camper.
Comme la précédente,
cette grotte avait été creusée
pour opérer la séparation
d’une statue. Tout près, à
notre droite, une autre statue
était à peine ébauchée ;
Ruine d’un allée pavée - Environs de Hutuiti.
quelques-unes, échelonnées
plus loin, debout ou couchées, entouraient notre abri.
Après avoir puisé de l’eau potable dans un creux du rocher, installé
notre table sur le front de la statue, et choisi l’emplacement de nos lits,
nous allumâmes à l’entrée de la grotte un feu de branchages.
A pic, au-dessus de nous, dominait la falaise perdue dans l’ombre
de la nuit ; à notre gauche, la mer mugissait, violemment agitée, mêlant
le bruit fiévreux de ses vagues aux rafales du vent et de la pluie ; en face
dans le lointain, la plaine de l’intérieur de l’île nous apparaissait plus
vaste et plus sombre avec ses bouquets de mimosa et de mûriers tordus
par l’orage, tandis que derrière nous une portion de la grotte, éclairée
par le feu du campement dont les lueurs vacillaient sur la paroi des sta-
tues, nous donnait le spectacle étrange d’une troupe de monstrueux fan-
tômes réveillés par le bruit de nos pas, ou plutôt d’une assemblée de
génies de Vaïhou réunis tout exprès pour répondre à nos évocations et
nous initier aux mystères d’un peuple de géants disparus.

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N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Ruines du Pakoapa d’Opulu.

Malgré les fatigues de la journée, longtemps nous ne pûmes déta-


cher nos regards de ces apparitions fantastiques que les dernières étin-
celles de notre foyer mourant firent enfin disparaître.
Au point du jour, désireux de remonter à l’emplacement étudié la
veille, nous prenons un sentier à gauche d’où nous dominons la plaine
d’Hutuiti, où se trouvent les ruines d’un village avec ses jardins en pro-
fondeur, ses cases et ses tumulus.
Nous rencontrons, à droite de la déclivité que nous suivons, un
immense buste qui avait dû se briser lorsqu’on avait voulu le faire chan-
ger de place.
C’est là un des points les plus propres à faire comprendre le travail
d’isolement des statues, car la roche a été creusée à une profondeur
d’environ quatre mètres de long sur deux mètres vingt-cinq centimètres
de large.

Restauration du pakaopa d’Opulu.


Voir p. 92
61
Tout près de là, deux statues sont couchées parallèlement, l’une
seulement ébauchée, l’autre entièrement terminée et qui donne les
dimensions suivantes : Hauteur du front, 2 mètres ; - longueur du nez,
3 m, 40 ; - longueur du nez aux lèvres, 0 m, 75 ; - hauteur du menton,
2 mètres ; - corps, 12 mètres.
Dans la même direction et sur le sommet d’un véritable amphi-
théâtre entouré d’un mur en pierres sèches, est une troisième statue
couchée sur le dos, encore intimement unie à la roche et surélevée d’en-
viron quatre mètres.
La paroi gauche de cet amphithéâtre porte gravés en croix deux
signes représentant, l’un une sorte d’oiseau, l’autre une forme humaine,
tandis que sur la paroi droite est sculpté un buste mesurant : hauteur du
front, 1 m, 25 ; - longueur du nez, 2 m, 80 ; - longueur de la bouche et
du menton, 1 m, 75 ; - reste du corps, 8 m, 50.
Ce buste, qui se trouve surélevé comme sur une espèce d’autel, est
remarquable par certains caractères qui lui sont propres, consistant en
une ligne de tatouages formée de petits cercles en relief disposés sur le
nez et sur toute la longueur du corps. Le corps lui-même paraît couvert
de bandelettes ; derrière la tête nous avons pu recueillir quelques osse-
ments calcinés, ce qui semblerait démontrer qu’il a dû être l’objet d’un
ancien culte.
La tête de la grande statue de notre campement portait aussi des
traces de tatouages paraissant peints en rouge sur le nez et le menton.
A une faible distance de nous est un autre amphithéâtre identique
au premier, et à proximité de nouveaux groupes de statues formant un
ensemble de quatre-vingts.
Ces statues sont debout et ne diffè-
rent de celles placées à l’intérieur du
cratère que par un nez plus long, ou par
des lèvres plus épaisses. En divers
endroits nous avions rencontré des
espèces d’allées pavées, bordées de
pierres taillées de un mètre vingt centi-
Plan de l’une des chambres sépulcrales
mètres de long, de quinze centimètres
du pakaopa d’Opulu. de haut et dix centimètres d’épaisseur,

62
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

portant de petites ouvertures circulaires disposées sur une ligne média-


ne. Peut-être servaient-elles aussi aux cérémonies du culte des insulaires
primitifs.
Le 4, dès le matin, nous quittons Ronororaka, et, guidés par deux
Kanakes qui la veille avaient rejoint nos hommes, nous traversons la
plaine d’Hutuiti en nous dirigeant vers Toatoa, à travers un sentier cou-
vert de débris de roches, le long duquel s’échelonnent des fosses à bana-
niers et à tii.
La côte que les cartes indiquent comme peu échancrée en cet
endroit est au contraire dentelée de petites criques où la mer déferle
avec une violence inouïe. L’une d’elles, à mi-chemin entre le cap Atama
[Tama] et le cap Kai-Kai [Koe Koe ?], est appelée Opulu [ ?] par les insu-
laires.
Sur la partie gauche de cette crique et avant d’arriver à un pakaopa
ou terrasse que nous étudierons bientôt, nous observons tout d’abord
un pilier en lave rouge encore debout, autour duquel des blocs de
rochers avaient été empilés, montrant sur la paroi sud les traces gros-
sières d’une tête gravée en creux ; en outre, nous retrouvons les mitres
ou coiffures des statues du pakaopa, qui, à l’époque où ces statues ont
été renversées, ont roulé jusqu’à cet endroit.
Elles consistent en cylindres de lave rouge en partie enfouis dans le
sol. Dans le principe ils devaient par un effet d’équilibre se maintenir
droits sur les têtes des statues, du reste généralement plates. Ces
cylindres ont une hauteur de soixante-dix à quatre-vingts centimètres sur
un diamètre de cinquante à soixante centimètres.
Le pakaopa est construit sur un petit promontoire peu élevé, au
pied duquel les vagues viennent se briser.
Aujourd’hui en ruine, cette terrasse devait présenter dans le princi-
pe une première plate-forme de cinquante mètres de haut sur deux cents
mètres de long et dix mètres de large ; les côtés en étaient inclinés et
construits en dalles taillées sans beaucoup d’art. L’intérieur, autant qu’il
nous a été donné d’en juger, était rempli de fragments de roches ; au-
dessus était construite une seconde terrasse de cinq mètres de large, de
un mètre soixante-dix de haut et un mètre cinquante de long, et bâtie de
grosses dalles placées de champ côte à côte ; à leur partie inférieure,

63
elles portaient une gorge dans laquelle venait s’encastrer une corniche
sculptée, formée également de lave rouge de un mètre quarante de long
sur soixante-dix centimètres de hauteur, et dont la face parfaitement
plane portait un bas-relief de figures assez finement sculptées.
L’état de détérioration dans lequel nous trouvâmes ces ruines ne
nous permit que très difficilement d’en faire un dessin. Sur l’une d’entre
elles cependant on reconnaît distinctement la représentation de têtes de
morts. La face de la corniche, du côté de la mer, ne présente aucune
trace de figures. Les statues étaient dressées dans l’espace compris entre
les deux plates-formes.
L’intérieur de cette terrasse renfermait des chambres sépulcrales
d’assez grandes dimensions, faites de dalles plates posées l’une sur
l’autre, de telle façon que celle du sommet fermait hermétiquement le
sarcophage.
Les chambres mesurent en moyenne deux mètres de long sur
quatre-vingts centimètres de large ; un assez grand nombre de cadavres
paraissent y avoir été déposés sans ordre régulier.
Ces sépultures sont anciennes. Aujourd’hui les insulaires profitent,
comme nous l’avons dit, de tous les emplacements qu’ils rencontrent
pour y ensevelir leurs morts, les déposant tantôt sous les statues tom-
bées, tantôt dans les pakaopa, et se contentant d’enlever quelques
pierres afin d’obtenir une cavité.
Placées sur la terrasse inférieure la plus large, les statues avaient la
face tournée du côté de la terrasse supérieure ; cette position toutefois
n’était pas caractéristique pour toutes les terrasses, car nous en avons
vu sur lesquelles les statues avaient la face tournée dans le sens contrai-
re, c’est-à-dire regardant l’intérieur de l’île.
D’un travail beaucoup plus grossier que celles des cratères, elles
indiquent seulement la courbe du front et les méplats du nez. La place
des yeux est marquée par deux fentes au-dessous du front. Des lignes
concentriques et parallèles simulent une sorte de tatouage.
Leur forme générale est plate ; en outre, elles sont taillées dans une
roche tout à fait autre que celle des volcans. Cette roche consiste en une
cendre volcanique compacte, au milieu de laquelle des portions de laves
et de graviers se sont agglutinées. Extrêmement tendre, elle a dû être

64
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

travaillée sur place à peu de distance des terrasses. Elle est de formation
relativement récente, et l’on doit prévoir que, vu son état de friabilité,
elle ne résistera pas longtemps à l’influence destructive du climat de l’île
de Pâques.
A droite de ce pakaopa on voit une statue renversée du type et de la
même roche que celles du cratère de Roronoraka. Nous observons sur
le sommet de la terrasse les petits monticules de pierre précédemment
décrits. Nous en rencontrons pour ainsi dire à chaque pas. Les plates-
formes, les tumulus, les endroits élevés en sont couverts et nous donnent
le spectacle imposant d’une armée d’hommes accroupis. Tous ces restes
abondent sur cette côte sud, chaque pointe s’avançant dans la mer sup-
porte des pakaopa. A tout instant nous foulons des tumulus et, de tous
côtés, des amas de roches recouvrent des restes d’insulaires.
Nous sommes au centre d’une vaste nécropole et nous nous deman-
dons ce que devait être cette population si nombreuse, sous quelle
influence se sont éteintes ces tribus, nous pouvons le dire puissantes, si
on les juge d’après les monuments cyclopéens dont elles ont jalonné
leur passage.

Les habitants actuels de l’île de Pâques, nous l’avons vu, n’ont


conservé aucun souvenir de ceux qui les ont précédés. Cette absence
absolue de traditions donne à penser que les sculpteurs d’alors ne sont
point les ancêtres des Kanakes d’aujourd’hui, et que ces générations ont
disparu, soit par manque d’espace sur leurs îles, soit qu’elles aient émi-
gré, soit enfin qu’elles aient été détruites par l’invasion polynésienne,
d’où paraissent descendre les indigènes de Vaïhou.
De la crique d’Opulu une vaste plaine onduleuse s’étend jusqu’aux
plateaux intérieurs de l’île au pied du Ronororaka. Cette longue étendue
est couverte d’une graminée à végétation luxuriante où les troupeaux de
moutons trouvent un abondant pâturage.
La distance du pakaopa d’Opulu à Vaiho [Vaihu ?], où nous venons
d’arriver, peut être évaluée à dix kilomètres. Il reste peu de ruines des
villages kanakes dans cette localité ; quelques murs en pierres sèches de
1 mètre à 1m, 25 de haut, de forme circulaire ou quadrangulaire, indi-
quent seuls l’emplacement des cases. Ces murs sont cependant intacts.

65
L’église de la mission n’est qu’un vaste bâtiment en planches apportées
des Etats-Unis, pouvant contenir six cents habitants.
Sur la gauche de l’église, un mur entoure deux maisonnettes et un jar-
din. L’une des maisonnettes est en bois, l’autre en pierres sèches ; dans le
jardin abandonné croissent quelques vignes, des figuiers, des pivoines de
Chine aussi vivaces que si elles étaient sur leur sol natal.
C’est dans cette portion de l’île, nous le supposons du moins, que
Dutrou-Bornier s’était établi pour s’y livrer à l’élevage des bestiaux, avant
d’aller habiter Mataveri.
Six kilomètres nous restaient encore à franchir avant d’arriver à ce
dernier village.
Nous continuons notre marche sur un chemin battu et facilement pra-
ticable. Peu à peu nous nous élevons, laissant à droite des champs de bana-
niers et de cannes à sucre.
Partout le sol est couvert de la graminée que nous avons vue dans la
vallée. Les verbénacées ne se montrent plus qu’à de rares intervalles ; à
gauche se dresse le volcan de Ranakau [Ranokao]. Sa déclivité sud-ouest
est connue sous le nom de district de Vinapu. C’est une région fertile et dont
la culture présenterait de grands avantages.
Laissant à notre gauche Orito et Tarai [?], nous parvenons sur la divi-
sion centrale de l’île, d’où nous distinguons, à droite les mâts du Seignelay,
et à gauche le village de Mataveri où flottent les plis du pavillon de France.
A deux kilomètres du village, presque tous les habitants viennent à
notre rencontre. Ils nous assourdissent de leur ia-ora-na. Ils apportent des
bananes qu’ils nous distribuent, débarrassent nos hommes de leurs far-
deaux pour les porter eux-mêmes et nous conduisent directement à l’habi-
tation de la reine.
Vêtue d’une large “ gaule ” à la manière des femmes de Taïti, la tête
couverte d’un panama, les épaules enveloppées d’un tartan écossais, les
pieds nus, la reine, debout entre ses deux filles, nous attendait à la porte de
sa case.
D’un aspect intelligent, la figure encadrée par de longs cheveux noirs
régulièrement coupés au-dessus des oreilles, elle ôte gravement son cha-
peau de ses deux mains pour répondre à notre salut, nous tend gracieuse-
ment la main et nous présente ses deux filles.

66
Réception de M. A. Pinart par la reine de l’île de Pâques.
Elle nous fait entendre que l’aînée, enfant de cinq ou six ans, aux
traits de Napolitaine, aux grands yeux noirs pensifs, aux longs cheveux
bruns cerclés d’un diadème de clinquant, parure de quelque Saint de
bois parti avec les missionnaires, est aujourd’hui reine, et qu’elle, sa
mère, exerce seulement les fonctions de régente.
La seconde fille, aux cheveux châtain foncé, semble plutôt un enfant
exilé des faubourgs de Paris, perdu dans ces solitudes, qu’une métisse
kanake.
Ayant demandé à la régente s’il nous serait possible d’avoir une case,
d’un geste éloquent elle nous indiqua l’habitation de Dutrou-Bornier,
nous faisant ainsi comprendre qu’elle la met à notre disposition.
Toute la population du village était réunie dans la cour intérieure.
Une sorte de majordome portant à la main un bâton de commandement
semblait maintenir l’ordre. Sur l’invitation de la régente, nous pénétrons
dans la maison qu’elle habite, et aussitôt commence la seconde partie du
programme de notre réception.
Un canapé et des chaises sont apportés. La régente prend place à
côté de nous entre ses deux filles. Ces formalités accomplies, elle nous
fait comprendre qu’elle nous offre un mouton pour le dîner qu’elle
compte partager avec nous.
L’heure du banquet ne tarda pas à sonner. La régente y prit place
avec nous. Pendant toute sa durée, elle nous répète sans cesse que ses
filles se nomment l’une Caroline, l’autre Hariette, qu’elle-même s’appelle
Koreto, et que ses deux enfants ressemblent beaucoup à Dutrou-Bornier,
leur père.
Tous les bœufs, chevaux et moutons de l’île lui appartiennent, nous
dit-elle ; elle les met à notre disposition, nous prie de ne pas toucher aux
poules, propriété exclusive des Kanakes, et nous affirme que tous les
cochons que nous pourrons rencontrer sont bons à être abattus.
Elle nous imite en tout ce que nous faisons, copie tous nos gestes,
buvant et mangeant comme nous, répond mereti quand on la sert, fait
prononcer le même mot par ses filles, exige que l’on change les four-
chettes et les couteaux dont elle et ses filles se servent, frappant avec
impatience sur la table lorsque le matelot de service n’exécute pas assez
promptement ses ordres.

68
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

C’est une étude curieuse que celle des faits et gestes de cette reine
sauvage devenue régente, voulant imiter les coutumes françaises, asso-
ciant la naïveté de sa primitive nature aux exigences inhérentes à son
titre, mélange risible et triste à la fois de l’influence du rang suprême.
Après le repas, Koreto nous initie aux causes de la mort de Dutrou-
Bornier, arrivée en août 1876. Comme nous l’avaient dit les Kanakes à
notre arrivée, cet événement était survenu à la suite d’une chute de che-
val. Avant de mourir, le capitaine colonisateur brûla ses papiers, laissa
toutes ses propriétés à la reine et à ses filles, et partagea ses vêtements
entre les Kanakes les plus influents du village.
Elle nous dit combien elle et son peuple désiraient le protectorat de
la France, ne nous dissimulant point son aversion pour les Chiliens, les
Américains et les Allemands, aversion partagée du reste, nous nous
empressons de le dire, par les notables de l’île présents à cet entretien.
Elle nous pria d’écrire plusieurs lettres à Taïti, et aussi au commandant
du Seignelay pour le prier de venir le lendemain.
A huit heures nous quittions la régente ; par ses soins une chambre
nous avait été préparée, et nous nous disposions à y passer la nuit en
attendant avec impatience le retour du jour.
Dès le lendemain, Koreto nous conduisit à la tombe de Dutrou-
Bornier, située sur une petite éminence à gauche du village, à côté d’un
mât de pavillon où avait été hissé le drapeau français.
Ce fut là que, accroupie sur le tertre et les larmes dans la voix, elle
nous demanda une croix pour la planter sur les restes de l’homme qui
l’avait associée à sa vie et dont encore elle pleurait la mort.

Bientôt, laissant la régente à sa douleur, nous nous acheminons une


seconde fois, en compagnie de M. Thoulon, vers Vahio, où nous devons
fouiller un pakaopa. Ce pakaopa est en tout semblable à ceux que nous
avons précédemment décrits.
Sous les statues à présent couchées, la face reposant sur le bord
supérieur de la terrasse, deux cadavres encore enveloppés de nattes
liées aux deux extrémités avaient été déposés dans l’espace laissé vide
au-dessous des statues. Cet espace était clos par un mur en pierres
sèches.

69
M. Lafontaine nous avait quittés pour aller visiter Kaou [ ?] et en
relever les points principaux, tandis que M. Berryer était resté au village
afin de photographier les principaux types indigènes.
Pendant leur absence, nous pûmes visiter les chambres sépulcrales
du pakaopa et y recueillir une quarantaine de crânes et quelques sque-
lettes.
Afin de transporter plus facilement nos trouvailles, les matelots qui
nous avaient accompagnés imaginèrent d’attacher ensemble crânes et
ossements, et après se les être partagés, de les suspendre à leur cou en
forme de colliers. Rien de plus inaccoutumé et de plus pittoresque que
de voir nos braves marins portant gravement cette parure d’un nouveau
genre, et nous précéder dans ce costume funèbre vers le village.
Craignant cependant d’effrayer les Kanakes, nous crûmes devoir
contourner Mataveri et nous diriger vers le petit port de Hanga-Piko, afin
d’y cacher nos richesses jusqu’au lendemain, sous les pierres et les
décombres.
Malgré nos précautions, les naturels nous avaient aperçus, et nous
fûmes singulièrement étonnés peu de temps après de les voir venir vers
nous, eux aussi porteurs d’ossements qu’ils nous cédèrent sans difficulté
pour un peu de tabac.
Le village de Mataveri se compose d’une trentaine de huttes bâties
sur la même ligne et formant un carré au centre duquel est pratiquée
une grande place. A gauche se trouve l’habitation de Dutrou-Bornier,
occupée par la reine.
Les huttes sont la plupart construites en bois provenant d’épaves de
navires, et à la manière des cases d’Europe, mais sans fenêtres, seule-
ment avec une ouverture servant de porte, de 0 m, 60 à 0 m, 80 de haut.
Quelques anciennes huttes en jonc, également pourvues d’une très-peti-
te porte, se voient encore sur cet emplacement.
Là Dutrou-Bornier s’était construit une demeure dans le genre de
celles des planteurs des Etats du Sud, entourée d’une vaste véranda où
s’enlaçaient des vignes vigoureuses. A côté étaient disposés des réser-
voirs en fer pour contenir l’eau potable.
Le jardin, divisé en carrés et en allées bordées de tonnelles de
vignes, était rempli de figuiers, d’amandiers, de pêchers, de mûriers en

70
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

pleine végétation. Derrière la maison, il avait créé une vaste plantation


de vignes, et devant, une culture de cannes à sucre les plus belles qu’il
nous ait été donné de voir.
Non loin du village, dans la petite crique d’Hanga-Piko, d’un accès
difficile et où l’on pénètre par un étroit chenal bordé de rochers,
Dutrou-Bornier avait établi un petit port où la goélette qu’il avait
construite pour ses excursions dans les parages de l’île se trouvait en
parfaite sécurité.
Dutrou-Bornier, homme d’une rare énergie, devait être doué
d’autres précieuses qualités ; nous en trouvons la preuve dans cette ins-
tallation au milieu d’une peuplade sauvage. Là il avait su cultiver le sol
ingrat de l’île, y faire prospérer des végétaux utiles, élever des chevaux,
des bœufs, des moutons, et tout cela avec les seules ressources d’une
volonté inébranlable.
Ces succès croissants présageaient une colonisation avantageuse et
certaine. Il était l’ami des Kanakes, disposés à le seconder ; cependant
ses efforts portaient ombrage, et les missionnaires, paraît-il, loin de l’en-
courager et de lui offrir un concours utile qu’il eût accepté avec empres-
sement, lui devinrent hostiles. La lutte ne fut pas longue ; aidé par ses
alliés les Kanakes, Dutrou-Bornier fut vainqueur, et les missionnaires
durent quitter l’île ; les convertis les suivirent et allèrent habiter presque
tous Taïti.
La stature moyenne des habitants de l’île de Pâques est de 1 m, 57
pour les hommes et de 1 m, 52 pour les femmes. Leur poitrine paraît
étroite, légèrement enfoncée ; les clavicules sont saillantes, la tête est
relativement allongée, le front un peu déprimé, les pommettes modéré-
ment saillantes, le nez assez fin, à narines passablement ouvertes, les
lèvres sont épaisses ; les yeux noirs et vifs sont pleins d’expression ; la
couleur de la peau est d’un brun bronzé.
Quoique médiocrement musclés, ils peuvent porter sur la tête des
fardeaux assez lourds. Nous avons vu un vieux Tago transporter ainsi
depuis Ronororaka jusqu’à Mataveri un sac pesant environ trente-cinq
kilogrammes.
Ce sont d’infatigables marcheurs. Beaucoup d’entre eux ont sur la
nuque une forte loupe.

71
La population actuelle est seulement de cent onze hommes, femmes
et enfants. Leur nourriture, essentiellement végétale, presque exclusive-
ment composée de bananes et d’une espèce de pastèque, est probable-
ment la cause de leur faiblesse de constitution.
Les hommes sont d’une sobriété remarquable ; ils refusent obstiné-
ment l’eau-de-vie et même le vin ; le tabac et les vêtements européens
sont avidement recherchés.
La conduite des femmes est irréprochable. Nous en avons seule-
ment compté vingt-six sur toute la population.
Hommes et femmes témoignent d’un véritable amour pour leurs
enfants. Il n’est pas rare de voir des hommes entourer des soins de la
nourrice la plus dévouée leurs petits enfants de sept à huit mois.
Vêtus presque tous à l’européenne, plusieurs portent cependant
pour tout vêtement, ainsi que nous l’avons déjà dit, une espèce de veste
ou de paletot jeté sur les épaules, et un chiffon d’étoffe maintenu entre
les cuisses.

Nous n’avons vu qu’un vieux Tago ayant sur tout le corps un tatoua-
ge bleu fort compliqué.
La plupart des femmes ont la figure tatouée. Les dessins consistent
en une ligne circulaire bleue, qui, partant de la tempe, va presque
rejoindre le sourcil et finit vers la partie médiane du front, à la racine
des cheveux. Elle est accompagnée à l’extérieur d’une série de points
bleus ; une autre ligne, également bleue, entoure la bouche.
Un autre genre de tatouage représente une hache de pierre emman-
chée. Le bout ou extrémité du manche part du lobe de l’oreille ; la hache
dessinée sur la joue dirige les pointes du tranchant vers l’angle externe
de l’œil.
Le lobe de l’oreille, percé d’un trou, pend jusqu’au niveau du men-
ton et est affreusement déformé. Tout le contour du trou ainsi que le car-
tilage sont ornés d’une ligne de points bleus. D’autres tatouages circu-
laires entourent le poignet et la cheville.
Les femmes portent les cheveux relevés en arrière en forme de chi-
gnon. La reine et ses filles ont les cheveux longs ; seule aussi, Koreto n’a
de tatouage qu’à la lèvre et aux poignets.

72
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Bois parlant.

Indépendamment des monuments que nous avons décrits, on ren-


contre dans l’île de Pâques des objets d’un haut intérêt : nous voulons
parler de ces planches en bois, de ces bâtons dont les voyageurs ont déjà
fait mention et sur lesquels sont gravés de remarquables hiéroglyphes.
Plusieurs exemplaires de ces gravures, aujourd’hui d’une excessive
rareté, sont conservés au musée de
Santiago.
C’est la seule île de la Polynésie où l’on
ait trouvé de semblables documents ; très-
probablement dus à la génération qui a
élevé les statues monumentales. Ces bois
parlants, comme on les appelle dans l’île,
sont indéchiffrables pour les habitants
actuels.
Les rares “ bois-parlants ” que l’on
rencontre encore servent aux naturels à
enrouler les cordes qu’ils emploient pour
leurs lignes de pêche ou leurs filets ; c’est à
cet usage que l’on en doit la conservation.
Beaucoup d’insulaires portent de
petites statuettes généralement taillées dans
le bois d’une espèce de mimosa assez com-
mune dans l’île, et auxquelles ils tiennent
beaucoup ; ce qui prouve l’intérêt qu’ils y
attachent, c’est que l’on ne peut qu’avec
peine les échanger même contre du tabac. Statuette en bois.

73
Ces statuettes sont mâles et femelles. Les Kanakes les conservent
enveloppées dans de petits sacs d’étoffe de toile ou de coton ; quelques-
unes sont ornées de colliers et d’une énorme chevelure tressée avec
soin.
On rencontre aussi d’autres statuettes en pierre, reproductions
exactes en petit, pour la plupart, des statues des cratères.
Les Kanakes possèdent également des ornements en forme de crois-
sants, sorte de hausse-col qu’ils portent sur la poitrine, et d’un usage
pour nous indéterminé.
A peu de distance de Mataveri, nous pûmes étudier un petit pakao-
pa supportant des statues à peine ébauchées. Là, comme à Opulu, il y en
avait une d’un travail plus fini ; c’est celle dont la Flore emporta la tête
en 1872, tête aujourd’hui déposée dans les riches galeries anthropolo-
giques du Muséum de Paris.
Une autre terrasse sans statues se voit aux environs du débarcadère
de Hanga-Piko.
Le 6, nous nous disposons à aller visiter le volcan de Ranakau, dont
les mesures prises par les officiers du O’Higgins donnent quatre cent
huit mètres d’altitude.
M. Escande, de son côté, se dirige vers Tauatapu [ ?], localité d’où
les naturels tiraient les cylindres ou chapeaux des statues et où il en vit
un nombre considérable entièrement taillés.
Le cratère de Ranakau, où nous parvenons péniblement, présente
une pente intérieure à pic, couverte de roches éboulées, ce qui rend
l’accès difficile. Sa profondeur peut mesurer huit cents mètres sur une
largeur de quinze cents mètres.
Un sentier en spirale conduit au fond, qui est rempli de flaques
d’eau où croissent des roseaux.
La partie sud du cratère forme une falaise perpendiculaire à la mer.

Ornement en forme de croissant.

74
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Placés sur un espace de soixante-quinze


centimètres de large entre le rebord de la
falaise et celui du cratère, nous voyons à nos
pieds l’aiguille de Mota-Nui [Motu-nui].
Sur les flancs du cratère poussent de
nombreux dracaena, des fougères, une espèce
d’acacia à fleurs jaunes, une plantation de
robinia et un nombre considérable de lagena-
ria.
Un peu au milieu de l’étroit espace où
nous sommes, nous avons cru distinguer sur
un rocher les traces d’une inscription que
nous n’avons pu relever.
C’est avec une peine inouïe que nous exé-
cutons l’ascension du flanc sud-ouest du cra-
tère où nous nous trouvons. Plusieurs
chambres souterraines ont dû servir jadis aux
insulaires lorsqu’ils venaient assister à l’élec-
tion de leurs chefs. Statuette en bois.

On pénètre dans ces chambres par une petite ouverture de soixante


centimètres de haut ; au centre, une autre ouverture couverte de dalles
plates donnait accès à l’air ou à la fumée. Devant l’ouverture servant
d’entrée, le terrain était déblayé et aplani. De chaque côté, des murs en
pierres se reliaient à la façade des chambres souterraines. L’exploration
du volcan terminée, nous revînmes à deux heures au village de Mataveri.
Quant aux productions naturelles de l’île de Pâques, il nous suffira
de dire qu’à part les quelques animaux domestiques et les rares espèces
végétales dont nous avons parlé, rien n’y mérite guère de fixer l’attention
des naturalistes.
Toutefois nous croyons devoir insister sur la fertilité de certains dis-
tricts où les plantes utiles introduites par Dutrou-Bornier ont prospéré
d’une manière remarquable, et répéter avec quelques-uns des voyageurs
qui nous ont précédés, que l’avenir de cette île repose sur l’exploitation
de l’industrie vinicole et la culture du tabac, du bananier, de la canne à
sucre et du dracaena.

75
Il nous restait un devoir à remplir. Peu de temps après notre retour
au village, nos hommes apportèrent la croix que Koreto nous avait
demandée pour la tombe de Dutrou-Bornier.
Après nous être inclinés devant la douleur muette et le regard
reconnaissant de la pauvre reine kanake, nous lui fîmes nos derniers
adieux.
Quelques instants encore, et nous cinglions vers les rivages des
Pomotu et de Taïti.

Alphonse Pinart

76
Du tatouage des insulaires
de l’île de Pâques

La télévision nous a rendus attentifs aux peintures


corporelles des habitants de l’île de Pâques lors des céré-
monies traditionnelles d’aujourd’hui. Le tatouage de ces
Polynésiens est beaucoup plus discret. Il nous a semblé
intéressant de proposer l’article de Hjalmar Stolpe sur le
“tatouage des insulaires de l’île de Pâques”, paru en alle-
mand il y a exactement 100 ans, dans le Bulletin de la
Société royale de zoologie, d’anthropologie et d’ethnolo-
gie de Dresde (1899, n° 6 pp. 1-13).
Stolpe fait d’abord l’historique des expéditions occi- ill. 1
dentales qui passèrent à Rapa Nui, tout en regrettant le manque de des-
cription précise de ces premiers voyageurs : en avril 1722 Karl-Friedrich
Behrens, officier de Roggeveen qui découvre l’île le jour de Pâques et
premier Occidental à fouler son sol, note peu ;
- en 1774 même James Cook, les deux Forster et Sparmann se
contentent d’écrire des généralités sur le “tattooing, or puncturing the
skin” ;
- en mars 1816 Kotzebue et Chamisso insistent sur “la couleur
bleuâtre des larges bandes de tatouage qui accompagnent le jeu des
muscles et qui contraste agréablement avec le brun de la peau de la
main” mais ne vont pas au-delà ; Choris, le dessinateur1 du Rurick, est
le premier à reproduire les tatouages pascuans (ill. 1), mais les motifs
ne sont pas reconnaissables de façon suffisamment précise ;
1 Choris, Voyage pittoresque autour du monde, Paris 1822, cahier I, pl. XI.
- Beechey en 1825 remarque surtout le tatouage des femmes, qui
ont « teint » leur peau en imitant des pantalons retroussés, et décrit pour
la première fois les tatouages du cou (semblables aux illustrations 5 et
16) ;
- J. L. Palmer, chirurgien à bord du HMS Topaze2, ne parle pas du
tatouage, mais ce navire de guerre britannique emporte un moai, Hoa-
haka-nana-ia, une statue de pierre haute de huit pieds et pesant
quatre tonnes, portant sur son dos des motifs, “vraisemblablement des
tatouages” ;
- Alphonse Pinart en 1877 enfin “publie une monographie très inté-
ressante3 […] mais n’apporte rien de neuf concernant le tatouage”.
Toujours selon Stolpe, la première description scientifique date de
1882 ; faite par J. Weisser, commissaire de la canonnière allemande
Hyäne, qui a visité l’île du 20 au 23 septembre et qui rapporte la
remarque suivante (reprise dans le Rapport officiel du capitaine
Geiseler4). Le tatouage y aurait été introduit il y a à peine 200 ans par un
Marquisien venu sur un baleinier (mais Stolpe émet les plus expresses
réserves à ce sujet). Par contre la description des motifs du visage et du
cou recoupe celle de Choris (ill. 1) et celles de Stolpe (ill. 4, 5, 6, 12 et
16) et correspond à des structures invariantes, “anciens motifs de clan
qui, maintenant, à cause de la décimation de la population, se retrouvent
sur peu de gens, les survivants des clans de jadis”.
Parmi les motifs relevés de manière superficielle en décembre 1886
par W. J. Thompson, commissaire du navire américain Le Mohican, se
trouve la première description d’un “tatouage en forme de ceinture
autour du corps”, malheureusement insuffisante quant aux motifs
anthropomorphes ou phytomorphes.
Nous en venons maintenant à H. Stolpe lui-même (1841-1905),
archéologue et ethnologue suédois qui, au cours du tour de monde de
la frégate suédoise Vanadis en 1883-1885, ne visita pas l’île de Pâques à

2 Voir ce Bulletin p. 17.


3 Voir ce Bulletin p. 51.
4 Die Oster-Insel, eine Stätte prähistorischer Kultur in der Südsee, Bericht über die ethnolo-
gische Untersuchung der Oster-Insel (Rapanui) an den Chef der Kaiserlichen Admiralität, E. S.
Mittler u. Sohn, Berlin 1883.

78
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

son grand regret, mais s’efforça de rencontrer des Pascuans sur toutes
les îles où il passait ; c’est ainsi qu’il effectua ses recherches sur le
tatouage rapanui… à Nuku Hiva et à Tahiti ; le voyage permit aussi à
Stolpe de constituer d’importantes collections qui se trouvent dans le
Musée de Stockholm5.
“Je commence par Tahiti car j’eus là […] la chance de trouver un
insulaire de l’île de Pâques bien tatoué : il s’appelait Tepano (= Etienne)
du nom du vicaire apostolique de Tahiti, Tepano Jaussen. C’était un bel
homme, plutôt robuste, au front haut, aux yeux brillants, au nez aquilin
et à la barbe inhabituellement bien fournie. Il semblait mener une vie
assez agitée à Papeete, travaillant sur le port et dans les entrepôts.
Je l’ai photographié de face et de profil, mais comme le tatouage
n’apparaît pas très bien sur la photo, j’ai reproduit les différentes parties
tatouées (le visage, le cou, le dos, le ventre, la main et le bras) avec pré-
cision et à la même échelle. Plus tard il s’avéra que le tatouage se révéla
sur le cliché de façon pâle mais assez distincte (ill. 4 et 5).
[…] La pomme d’Adam porte un motif en forme d’oiseau (ill. 6),
la tête dessinée vers le bas et deux ailes bien reconnaissables. Des deux
côtés du cou (ill. 5) il y a une structure de quatre paires de bandes

ill. 4 ill. 5

5 Nous remercions Marie-Thérèse Danielsson et Rolf du Rietz pour leur aide amicale en ce qui
concerne le trajet de la frégate dans le Pacifique : venant de Callao, la Vanadis jeta l’ancre dans
la baie de Taiohae pour un séjour du 8 au 12 mai 1884, fit escale à Fakarava du 15 au 17 mai
puis à Tahiti du 19 mai au 2 juin avant de faire voile pour Oahu (20 juin-10 juillet) et les îles
Marshall alors allemandes (26 juillet-2 août).

79
larges, arquées : elles alternent avec des bandes plus courtes […] à
l’extrémité supérieure desquelles se trouvent chaque fois un cercle avec
un point au centre, ainsi que quatre petits carrés avec un point au milieu
aux extrémités inférieures. Sur le dos (ill. 7) se trouve à droite de la
colonne vertébrale un ensemble de neuf lignes parallèles […]. Les
petites figurines sur la partie supérieure représentent peut-être des ani-
maux, elles ne sont pas très reconnaissables, et Tepano lui-même n’a
rien pu me dire sur leur signification. […]

Sur le devant du corps ne se trouve qu’un seul motif (ill. 8) à 9 cm


environ au-dessus du nombril, légèrement à droite : sa ressemblance

ill. 6 ill. 7

avec la silhouette d’un homme assis fut confirmé par Tepano qui l’appela
tagata. Remarquable est la forme bizarre des talons prolongés de façon
non naturelle. On retrouve cette forme sur la plupart des figurines des
ancêtres, taillées dans le bois, et je l’ai retrouvée aussi sur des bas-reliefs
en pierre du musée de Santiago ; il est vrai qu’elle reprend en gros la sil-
houette humaine caractéristique parmi les hiéroglyphes des
kohau-rongo-rongo [tablettes gravées], mais ne corres-
pond totalement avec aucune de celles que je connais.
Comme on peut le voir dans l’illustration 9, la partie
extérieure des mains est entièrement tatouée, si bien que
toute sa surface, des ongles au poignet, paraît noire à l’ex-
ception de deux étroites bandes parallèles laissées libres
près du poignet. ill. 8

80
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Le tatouage le plus intéressant - il transforme Tepano


en chronique vivante de l’île de Pâques - se trouve sur
l’avant-bras droit (ill. 10). En haut et en travers, près du
creux du bras, se trouve une silhouette humaine grossiè-
rement dessinée, sans jambes : depuis son milieu et
jusqu’au poignet, un trait droit tenu par dix petites figu-
ill. 9
rines humaines ; d’un côté se trouve une grande silhouette
appuyée sur un bâton, et de l’autre, une autre un peu plus petite.
Lorsque je l’ai interrogé sur sa signification, Tepano me fit une
réponse étonnante : il représente le halage d’une des grandes statues de
pierre jusque sur le rivage ; les dix personnes tirant sur la corde repré-
sentent les “marins anglais”, la grande avec le bâton le “premier offi-
cier”, l’autre l’“officier en second” ; la petite sil-
houette qui se tient sur la statue est un chef en train
de danser. Cet événement que Tepano “pérennise”
de cette façon dans sa peau aurait eu lieu “il y a
quinze ans”. Il ne peut s’agir que de la statue Hoa-
haka-nana-ia qui se trouve maintenant au British
Museum et qui fut emportée en Europe en 1868 par
J. L. Palmer, le chirurgien du Topaze. Tepano le
confirme d’ailleurs en reconnaissant de suite le nom
de Palmer.
On s’est beaucoup disputé quant à la significa-
tion des tatouages des peuples primitifs. […] Mais
il existe une autre voie pour résoudre cette question.
Les motifs du tatouage ont les mêmes caractéris-
tiques fondamentales que les ornements qui appa-
raissent dans la culture matérielle de chaque
peuple : le plus souvent, ils leur sont presque iden-
tiques comme, par exemple, aux Marquises, en
Nouvelle-Zélande et ailleurs. Si l’on étudiait les
motifs de tatouage plus avant, la coïncidence serait
encore plus flagrante. Et aucun chercheur sérieux ne
doute que les motifs, comme tout dans le monde, se
sont développés à partir de modèles qui eurent
ill. 10

81
certainement, à l’époque, une certaine signification pour les hommes,
par exemple des totems ou d’autres figurations ou […] eurent un lien
certain avec des représentations religieuses. Aussi longtemps que la
connaissance d’une telle origine existe encore […], il faut regarder les
motifs ornementaux comme une espèce d’art graphique, qu’ils se trou-
vent gravés sur des objets utilitaires ou inscrits dans la peau humaine.
Il nous faut donc considérer comme un curieux retour aux ori-
gines, comme une régression ou comme une renaissance de l’art - si
nous avons perdu peut-être la connaissance de la signification des motifs
tatoués de l’île de Pâques, de même que celle de leurs hiéroglyphes - la
représentation réaliste d’un événement historique représenté sur le bras
de Tepano. Ou bien serait-ce même la preuve que l’ancien sens de la
coutume du tatouage n’était pas encore complètement oublié ? Si c’était
le cas, alors les tatouages de Tepano nous auraient rendu un service
encore plus grand que […] celui de la détermination de l’origine d’un
objet ethnographique rare.
Alors que je recopiais les motifs de tatouage de Tepano à Tahiti,
j’avais déjà eu l’occasion, à Nuku Hiva, d’avoir affaire aux tatouages de
l’île de Pâques : il s’avéra qu’y vivaient deux indigènes pascuans, des
aides-policiers. Pioeva (communément appelé Piou) et Amoi ; je passais
toute une nuit (c’était celle du 10 mai 1884) avec eux à m’entretenir de
leur île, et la conversation aboutit au tatouage. Tous les deux préten-
daient connaître un motif et, comme je voulais mettre leur adresse à
l’épreuve, je donnai à Pioeva - qui se voulait le plus doué - du papier et
un crayon et lui demandai de le dessiner. Mais il avoua, penaud, que, s’il
savait bien dessiner le motif, il ne savait pas faire la forme humaine
nécessaire ; je lui dessinai donc, en rouge, les contours d’un visage mas-
culin avec quelques détails indispensables, les yeux, le nez et la bouche ;
ce qui provient de ma main figure en pointillé sur le dessin original, tout
le reste est dessiné par Pioeva, aidé par endroits par Amoi (ill. 11).
Son dessin avança avec lenteur et circonspection, interrompu de
vives discussions avec Amoi sur des points bien précis. On pouvait clai-
rement comprendre qu’il s’agissaient de certains détails qui devaient
être comme ci et pas autrement. Amoi prit parfois le crayon pour corri-
ger le dessin de Pioeva.

82
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

On commença par le front, et Pioeva s’excusa, lorsqu’il eut terminé


avec cette partie, de ce que la limite supérieure soit de travers - et mal
dessinée. On voit aux tempes qu’il a consciemment tracé à l’extérieur de
mes propres contours deux cercles concentriques assez grands, que
normalement on ne pourrait pas voir de face. Cette précision à ne rien
omettre renforce à mes yeux la fidélité du dessin. […] On ne peut man-
quer de reconnaître une certaine similitude avec le tatouage du cou de
Tepano. Sur les épaules on ne voit qu’une petite asymétrie grâce aux
essais de correction de Amoi. Jusque là j’avais en vain attendu des motifs
réalistes, c’est alors qu’au milieu de la poitrine apparut le dessin typique
d’un cocotier (niu) et en dessous, tout à fait en conformité avec le rap-

ill. 11 - Tatouage d’après le dessin original du Pascuan Piova.

83
port de Geiseler (p. 29 et 36), la vulve d’une femme : le dessin veut être
si détaillé qu’on y trouve le clitoris et les nymphes particulièrement
accentués (voir aussi ill. 15).
Opposé à Geiseler, qui attribuait ce dessin aux signes distinctifs des
hommes mariés, les deux artistes, d’une seule voix, tout au contraire,
déclarèrent qu’un célibataire pouvait le porter si - ayant eu la chance de
surprendre les ébats d’un couple - il courrait chez lui pour se faire
tatouer ce signe équivoque en guise de souvenir.
L’événement fut mimé. Les deux Pascuans
placèrent toutes les chaises de la salle du tribunal
où nous nous trouvions près des murs pour-
qu’elles figurent les “broussailles”. Amoi qui
devait jouer la femme rampa alors sous les
chaises. Puis Pioeva (le mari) suivit sa femme sur
le même chemin incommode et, lorsqu’il la
rejoignit, ils mimèrent assez crûment le but de
cette disparition dans les buissons. Amoi s’éloi-
gna alors de l’endroit choisi et prit le rôle d’un
jeune homme curieux ; il rampa à nouveau sous
les chaises afin d’épier le couple qui s’était isolé.
Cela devait être lié à un danger certain - on pou-
vait le voir aux grandes précautions que Amoi
prenait pour s’approcher de Pioeva “toujours
ill. 15
occupé”. Lorsqu’il fut suffisamment près, il écar-
quilla les yeux, imita Pioeva afin de montrer ce qu’il voyait, puis s’enfuit
à toutes jambes chez lui “à la maison” ; il y imita le mouvement du
tatoueur percutant avec véhémence son sternum de la pointe des doigts
de la main droite.
Quoi qu’il en soit, cette représentation théâtrale improvisée fit une
impression des plus comiques, et est aussi un élément de l’ethnographie
pascuane dont je n’ai pas voulu priver mes lecteurs.
Pour quelle catégorie de gens ces motifs étaient-ils dessinés ? Je ne
pus malheureusement pas l’apprendre, ni rien de la signification des
autres motifs.

84
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

La conversation s’était faite par l’intermédiaire de leurs deux


femmes marquisiennes : le récit des hommes fut d’abord traduit en mar-
quisien et, de-là, elles le traduisirent dans un français maladroit - ce qui
mena naturellement à beaucoup de difficultés. Le dessin, cependant,
peut être considéré comme une preuve des dons artistiques d’un insu-
laire de l’île de Pâques.
Curieusement, la troisième contribution à la connaissance du
tatouage pascuan, je la découvris en Europe en 1893, alors que j’étu-
diais les collection ethnographiques en Angleterre : en visitant le musée
de Belfast, j’y trouvai une petite figurine enveloppée de tapa et colorée
qui, soi-disant, provenait des îles Marquises. Mais il était facile de
constater que les peintures n’avaient rien en commun avec les motifs
ornementaux typiques de cet archipel. Mais où avais-je déjà vu quelque
chose de semblable ? Finalement l’image de Tepano se forma dans mon
esprit et une étude plus poussée me donna la certitude absolue qu’il
s’agissait là d’une des reliques les plus précieuses de l’île de Pâques.
La figurine (ill. 12 et 13) est haute de 47 cm environ ; elle semble char-
pentée à partir de rameaux de bois et est assez adroitement recouverte de
tapa grossier. La tête est énorme, avec un grand nez et une bouche grand
ouverte. Les dents sont formées de tapa blanc enroulé serré.
Le sommet de la tête est orné de motifs noirs en demi-lune (ill. 14)
qui rappellent vaguement les cheveux bouclés de nombreuses figures
d’ancêtres taillées dans le bois, moai kavakava6. Les espaces sont rem-
plis de traits et colorés en jaune-rouge, tout comme le sont les cercles

ill. 12 ill. 13

85
Figurine recouverte de tapa et colorée de l’île de Pâques.
Reproduite avec l’aimable autorisation de Thor Heyerdahl.
concentriques de devant, sur le front, semblables à des yeux ; à la base
du nez, une tache rouge, bordée de noir, dans la même couleur ; à la
pointe du nez, un petit cercle comme chez Tepano, et de lui part un motif
en forme de triangle aigu qui suit le bas de chaque aile du nez ; les lèvres
et le menton sont colorés en sombre - il n’était pas possible de voir s’il
y avait des lignes ou d’autres motifs ; partant de chaque œil, un bandeau
en pointillé court le long des joues.
Mais la ressemblance la plus frappante avec le motif de Tepano se
trouve dans la décoration du cou : dans les deux cas la pomme d’Adam
porte un oiseau stylisé (ill. 15 et 16, voir aussi ill. 6), la tête en bas, et,
des deux côtés du cou, nous retrouvons les mêmes bandeaux qui vont

ill. 14

par deux en zigzag. Même les cercles à la partie supérieure de ces motifs
ne manquent pas et on peut reconnaître les traces légères des losanges
avec leur point central sur la figurine en tapa. Sous la pomme d’Adam,
à la fourchette sternale, se trouvent deux motifs en forme d’arc au
contour noir avec, à l’intérieur, une ligne rouge-jaune. Entre les deux, à
ne pas s’y tromper, une vulve, une fois de plus un emblème caractéris-
tique de l’île de Pâques. Le long des épaules se déroule un bandeau de
petits points noirs.
Il est difficile de dire ce que signifient les grandes figurines sur les
deux côtés de la poitrine, et sur le bas du tronc : peut-être des ao ou
des rapa. Sous les mamelons, deux autres motifs étroits en forme de
bêche, probablement identiques aux têtes humaines sous les seins de
6 Kavakava, « côtes » s’applique aux sculptures représentant des hommes décharnés.

88
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

l’illustration n° 2. Sur notre figurine en tapa, ils res-


semblent fort aux feuilles de ao ou de rapa habi-
tuelles, et je soupçonne Thompson de les avoir des-
sinées de façon plus anthropomorphiques qu’elles
ne le sont habituellement. Une autre concordance
avec le motif de Thompson se retrouve, sans nul
doute, dans les quatre ornements en arc qui suivent,
semblables en tout point, aussi bien dans leur posi-
tion que dans leur composition, aux objets en forme
de faucille au-dessus de la ceinture - sauf qu’ils sont
ill. 6
dessinés avec plus de négligence. La plus frappante
des ressemblances sur la figurine en tapa, une paire de lignes perpendi-
culaires sur le bord inférieur de la ceinture correspond à la grande den-
sité du tatouage dessinée clairement par Thompson. On ne peut plus
nier qu’il y a des “motifs invariants”, vu le nombre de concordances
jusque dans les plus petits détails !
Le dos (ill. 17) est parcouru de longues bandes décorées alternati-
vement de petits points et d’une ligne rouge-jaune. Sur les hanches elles
se rejoignent pour former deux cercles concentriques portant un appen-
dice qui ressemble à un bec d’oiseau (ill. 18). Sur le côté droit ne sub-
sistent que les traces de ces motifs.

ill. 2 & 3
Femme tatouée de l’île de Pâques d’après Thomson

89
ill. 18
ill. 19
ill. 17

Les cuisses sont parcourues de lignes parallèles qui se rejoignent


parfois vers le bas (ill. 19).
Situé sous le genou, le motif de l’illustration n° 20 rappelle l’hiéro-
glyphe dessiné par Jaussen7, humu i te vae (= tatouages aux jambes,
ill. 21). Ce glyphe, serait-il une simplification du motif de tatouage ? Il
faut remarquer que les couleurs de notre image en tapa sont par
endroits plutôt usées, de sorte que la forme précise du motif n’est sou-
vent reconnaissable qu’à grand-peine.
Pour autant que je sache, la figurine en tapa de l’île de Pâques que
nous venons de décrire est unique dans les musées européens, peut-être
aujourd’hui unique au monde8. Mais autrefois ? La
Pérouse mentionne dans ses relations de voyage9 que des
figurines confectionnées de cette manière existaient bien
jadis dans l’île :
“Nous visitâmes dans la matinée sept différentes
plates-formes sur lesquelles il y avait des statues debout
ou renversées ; elles ne différaient que par leur gran-
deur ; le temps avait fait sur elles plus ou moins de
ravages, suivant leur ancienneté. Nous trouvâmes auprès
de la dernière une espèce de mannequin de jonc qui ill. 20

7 Jaussen, L’île de Pâques, Paris 1893, p. 27.


8 Thor Heyerdahl a retrouvé plusieurs figurines semblables dans les musées : nous le remer-
cions de nous avoir autorisés à reproduire les clichés de la figurine de tapa de Belfast, paru
dans son ouvrage Die Kunst der Osterinsel - Geheimnisse und Rätsel, édité en 1975 à Munich
chez Bertelsmann (pl. IX en couleur et 21 en noir et blanc). Ces photos nous semblent plus par-
lantes que les autotypies et zincographies de Stolpe, vieilles maintenant de plus d’un siècle.
9 Voyage de La Pérouse autour du monde, Paris 1797 t. II, p. 99.

90
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

figurait une statue humaine de dix pieds de hauteur ; il était recouvert


d’une étoffe blanche du pays, la tête de grandeur naturelle, et le corps
mince, les jambes dans des proportions assez exactes ; à son cou pen-
dait un filet en forme de panier revêtu d’étoffes blanches : il nous parut
qu’il contenait de l’herbe. A côté de ce sac, il y avait une figure d’enfant,
de deux pieds de longueur, dont les bras étaient en croix et les jambes
pendantes. Ce mannequin ne pouvait exister depuis un grand nombre
d’années ; c’était peut-être un modèle des statues qu’on érige aujour-
d’hui aux chefs du pays.”
Personne ne semble avoir aperçu de telles figurines en tapa à l’île
de Pâques depuis le passage de La Pérouse. Confectionnées dans un
matériau aussi éphémère, aucune ne pouvait durer. Faut-il pour autant
[…] les considérer comme des modèles pour la sculpture des statues
de pierre ? Certainement pas ; les peuples proches de la nature utilisent
rarement des modèles pour leurs productions artistiques. Peut-être
n’ont-elles été confectionnées que pour des occasions particulières et,
là, nous nous retrouvons devant une énigme supplémentaire dont l’île de
Pâques est si riche ; on ne pourra probablement jamais les résoudre.

A propos de la signification des motifs de tatouage des insulaires de


l’île de Pâques, comme je l’ai dit plus haut, je n’ai rien pu apprendre. Ni
Pioeva ni Amoi - pourtant des jeunes gens fort éveillés et qui pouvaient
bien expliquer ce qu’ils voyaient - n’avaient été instruits dans les
anciennes traditions ou plutôt, comme on dit à l’île de Pâques, ils
n’étaient pas des Maoris. Cependant j’ai voulu faire savoir ici le peu que
je connais du tatouage de ce peuple singulier dans l’espoir que d’autres,
plus heureux que moi, pourront mener sur place l’étude de cette ques-
tion importante et, motivés par ce que j’ai dit, consacrer leur attention
pleine et entière à ce sujet.”

Hjalmar Stolpe, 1899


(trad. de l’allemand par
D. & R. Koenig)

ill. 21

91
World Heritage Site - ICOMOUSE
Proposed restoration of an ahu
Mondialisation de l’île de Pâques
Projet de restauration d’un ahu

Voir p. 92
L’épopée aérienne
de l’île de Pâques

«Victime d’un infarctus, le général Roberto Parragué Singuer est


mort le 25 décembre 1995 à l’âge de 82 ans...» Ainsi titrait le quotidien
chilien la Estrella de Arica du 31 décembre de cette même année, rap-
pelant brièvement que cet illustre aviateur avait joint le Chili à l’île de
Pâques en 19 heures et 22 minutes, le 19 janvier 1951. Parti de l’aéro-
drome de La Serena, le Catalina 405 Manu-Tara (oiseau légendaire pas-
cuan) amerrissait pour la première fois à Rapa Nui dans la baie de
Hanga Roa, après un vol sans escale de 3.700 miles.
Son homologue Australien Gordon Taylor réussissant deux mois
plus tard à relier, en plusieurs étapes, l’Australie au Chili avec son
Catalina Frigate Bird II, ajoutant lui aussi son nom à l’extraordinaire his-
toire de cette île mythique qui a fait rêver tant de générations.
Si ces deux personnages, aussi haut en couleur l’un que l’autre, ne
figurent pas au panthéon des grands noms de l’aviation, leurs exploits
n’en sont pas pour autant dérisoires car, même à cette époque relative-
ment récente, affronter cette partie de l’océan Pacifique, où les points de
repère et les escales possibles étaient des plus réduits, constituait effec-
tivement un réel défi.

Roberto Parragué était parti vers l’île de Pâques avec la ferme inten-
tion de prolonger ce premier essai jusqu’à Tahiti, en faisant une seconde
escale aux îles Gambier mais le paradis des immenses statues de pierre,
n’est pas celui des marins et l’île n’offre guère de havres valables...
En ce 19 janvier, après un amerrissage au milieu d’une mer agitée,
comme bien souvent dans les parages, Parragué dut se résoudre à faire
hisser d’urgence son hydravion à terre... et le Manu Tara perdit une aile
dans la manÏuvre.
Le petit capitaine ne put donc repartir, ni dans un sens, ni dans
l’autre et son rival, plus chanceux, rendit visite à «l’oiseau d’argent à
l’aile brisée» lors de son passage en mars 1951.
Comme il est de tradition lors des vols d’essai ou des inaugurations
de lignes aériennes, Parragué avait emmené dans son périple un sac de
courrier rempli d’enveloppes philatéliques qui ne purent rejoindre le
continent qu’en empruntant la voie maritime ; toutes portant malgré tout
l’énorme cachet souvenir qu’avait fait faire le capitaine.
Il n’y avait pas de bureau de poste sur l’île à cette époque et ce sont
les cachets de la petite garnison militaire chilienne qui y résidait en per-
manence qui servirent pour les oblitérations «postales» !
Parragué effectua plusieurs autres voyages à Rapa Nui avec un
Manu Tara II, emmenant à chaque fois dans ses bagages quelques enve-
loppes sur lesquelles figuraient la griffe du vol inaugural de 1951, se
contentant de surcharger celles-ci avec les dates ad hoc. On voit cepen-
dant apparaître à partir de 1959 de vrais cachets postaux indiquant la
récente ouverture d’un guichet postal chilien.
Dès 1959, une piste terrestre de fortune avait été spécialement amé-
nagée pour notre capitaine mais elle s’avéra peu pratique et le gouver-
nement chilien mit à profit le passage à Santiago, en janvier 1962, de
Louis Castex, spécialiste français des aéroports qui venait justement
d’achever celui de Tahiti, pour lui demander d’aller avec Parragué, étu-
dier la question à l’île de Pâques. Le site d’Anakena s’étendant de part et
d’autres du volcan Rano Raraku, endroit où se tiennent la plus grande
partie des fameux monolithes, retient d’abord l’attention de Castex mais,
pour des raisons d’économies, c’est finalement le site de Mataveri, où se
tenait déjà l’embryon de piste qui fut retenu pour la construction du
futur aéroport international.
L’inauguration «officielle» de ce complexe n’eut lieu qu’en 1967,
mais la Compagnie Nationale d’Aviation Lan Chile y posa son empreinte
dès 1963 en faisant atterrir le 24 janvier un Catalina à sa marque.

94
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

La plaque commémorative scellée à l’entrée de l’aérogare spécifie


«Commandado por el pionero de los vuelvos del Pacifico Sur, Roberto
Parragué», le commandant étant en effet passé de l’Armée de l’air à la
Lan Chile.
Le premier vol Chili-Tahiti via l’île de Pâques et retour (août-sep-
tembre 1965) fut marqué par l’émission d’un nombre impressionnant
d’enveloppes et de cartes souvenirs, tant du côté chilien que du côté
tahitien. Il faut dire que l’événement était d’importance car il inaugurait
l’ère des liaisons régulières entre le Chili et Tahiti avec, bien sûr, possi-
bilité de continuation sur l’Australie. Parragué mettra 25 heures pour
relier directement l’île de Pâques à Tahiti, toujours avec son Manu Tara
II, accompagné par un temps tellement déplorable qu’il se verra
contraint de voler très bas, empêchant la tour de contrôle de Faaa de le
suivre régulièrement.
C’est avec un DC6 B que s’ouvre en avril 1967 la ligne commerciale
régulière entre Santiago et Rapa Nui. C’est également à ce moment-là
que des actionnaires de la Lindblad Travel Inc. de New York décident
d’effectuer un voyage touristique à l’”le de Pâques, sous la houlette du
célèbre archéologue William Mulloy et avec l’accord de la Lan Chile qui
met à leur disposition le DC6 Manu-Tara II avec, bien sûr, Roberto
Parragué comme commandant de bord.
Il n’existe alors sur l’île aucune structure d’accueil et les richis-
simes Américains, parmi lesquels figurent : archéologues, photo-
graphes, journalistes et négociants en timbres poste, sont obligés de
loger sous des tentes prêtées par l’armée chilienne, sans eau courante
ni électricité, découvrant avec paraît-il une joie enfantine, une existence
de Robinson pour laquelle ils n’étaient guère préparés.
Est-ce cette tranche de vie «écologique» qui les inspire ? Toujours
est-il qu’ils sont à l’origine d’une curieuse cuisine philatélique à base de
timbres sur lesquels apparaissent évidemment les fameux moai mais éga-
lement des «Robinson Crusoé» qu’ils ont pris la liberté de surcharger de
la mention «Isla de Pascua». Ils prirent de plus un immense plaisir à
venir en aide au malheureux postier qui n’avait d’habitude que quelques
lettres officielles à expédier de temps à autres, jouant ainsi aux préposés
en oblitérant près de 4.000 lettres dont quelque 300 comportent la

95
curieuse surcharge locale, plus ou moins bien venue, que les catalogues
philatéliques refusent bien évidemment de prendre en compte et qui
sont pourtant activement recherchées par les amateurs de timbrologie
pascuane.
Hormis cette folklorique édition para-philatélique, les Postes chi-
liennes émettront en 1971 un timbre célébrant l’installation régulière de
la ligne «Santiago-Tahiti» via l’île de Pâques par Boeing 707 et un bloc
de quatre autres timbres en 1974, commémorant la prolongation de
cette même ligne jusqu’à Sydney via les Fidji. Ces deux émissions étant,
ces fois-ci, dûment accompagnées d’enveloppes souvenir parfaitement
officielles. En réalité, les vols n’iront jamais plus loin qu’aux Fidji et,
suite à un incident diplomatique, le général Pinochet décrétera en 1980
la cessation des vols au-delà de Tahiti.

Plus âgé que Roberto Parragué, le capitaine P. Gordon Taylor


(1890-1966) était déjà bien connu dans le monde de l’aviation lorsqu’il
décide en 1950, de sa propre initiative, de relier l’Australie au Chili.
Pilote de chasse en France à la fin de la Première Guerre mon-
diale, il était l’un des pionniers de l’Australian National Airways. Copilote
de Charles Ulm en 1933 lors de la liaison «Australie-Londres» sur le
Faith of Australia ; également copilote de Charles Kingsford en 1934
pour le vol Trans-Tasman Flight sur le Southern Cross, il avait participé
à la Seconde Guerre en tant que convoyeur de Catalinas pour le compte
de la Royal Australian Air Force. C’est dire que ces hydravions n’avaient
pas beaucoup de secrets pour lui ; c’est à bord d’un tel appareil, le
Frigate Bird I qu’il effectue en 1944 le trajet Bermuda-Sydney via
Acapulco-Clipperton-Bora-Bora-Tahiti et Nukualofa pour un vol d’étude
(30 septembre-4 octobre).

Taylor ne met pas moins de neuf mois à préparer le raid Australie-


Chili, choisissant soigneusement son équipage, s’assurant maintenance
et assistance pour chaque escale prévue... Le 13 mars 1951, le Catalina
Frigate Bird II décolle de la baie de Sydney avec un énorme matériel de
rechange et de secours, des réservoirs de carburant, de la nourriture et
surtout quatre fusées «Jato» pouvant donner durant quelques instants

96
1- Le Captain P.G. Taylor prêt à prendre les com-
mandes du Fregate Bird II. 2- El Comandante Roberto Parrague se faisant cou-
ronné lors de sa première escale à Tahiti.

4- Remise officielle, avant le départ de Sydney du


premier courrier avion à destination de l’Amérique
du Sud.

3- L’Executive Officer Jack Persival indique le pan-


neau annonçant l’imminent départ d’un courrier
“spécial avion” pour Mangareva.

6- Le Catalina mouille au milieu des voiliers dans le


port de Papeete.

5- Le Fregate Bird II, sur la route du retour, fait le


plein dans le lagon de Mangareva. 97
une puissance supplémentaire de 400 CV et qui permettront par deux
fois à l’hydravion de s’arracher des eaux peu conciliantes de l’île de
Pâques. Les quelques malheureux sacs de courrier comportant princi-
palement des enveloppes dûment affranchies et revêtues du cachet spé-
cial souvenir, apparaissent bien perdus au milieu de ce fatras qui trans-
forme en périlleuse aventure la traversée depuis le poste de pilotage jus-
qu’à l’arrière de l’appareil.
Amerrissages et décollages se succèdent, non sans de nombreux
accrocs amplement détaillés dans les journaux de bord de Taylor et de
ses deux copilotes, Purvis et Percival (les deux autres membres de
l’équipage étant Allison et l’Huillier). Les étapes défilent : Nouvelle-
Calédonie, Suva, Samoa, Aitutaki, Tahiti, Mangareva où les autorités du
Territoire ont dépêché la goélette administrative Tamara chargée d’un
nombre considérable de drums contenant le carburant nécessaire à un
super-plein des réservoirs en vu de la grande étape Gambier-île de
Pâques» (et retour). Outre le capitaine Temarii a Teai (l’homme ayant,
quelques années auparavant, remorqué le fameux Kon-Tiki à la fin de
son périple), se tiennent également sur la Tamara Frédéric Ahnne, alors
administrateur des Tuamotu-Gambier et Mr Besnaud, un spécialiste de
l’agriculture. Aidé de l’équipage habituel de la goélette, tout ce beau
monde accueille les Australiens «à la polynésienne» et cette étape n’ap-
paraît pas, dans les souvenirs, comme la plus triste...

Après 15 heures et 6 minutes de navigation à 7.000 pieds (et aux


étoiles !) et douze jours après le départ de Sydney, le Catalina arrive au-
dessus du «Nombril du monde» (Te Pito). Là aussi, l’accueil est chaleu-
reux mais la météo, elle, est peu clémente ; Taylor ne pense qu’à repar-
tir, ayant été obligé de laisser son appareil à Ovahe Cove, sur un ancrage
assez éloigné de la côte, celle-ci étant partout dangereuse et le vent sans
cesse tournant.
La nuit tombe rapidement et l’équipage décide de dormir dans
l’avion afin d’être à même d’intervenir en cas de besoin. Le sommeil
n’est évidemment pas au rendez-vous et les cinq hommes, surveillant
continuellement les nombreux ancrages, passent là la nuit la plus
pénible de tout le périple.

98
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

A l’aube du 25 mars, tout le monde est exténué, mais il faut malgré


tout procéder au remplissage des réservoirs ; ce ne sont pas les mes-
sages chargés d’impatience des autorités attendant l’arrivée du Frigate
Bird à Quinteros qui remontent le moral des troupes... Taylor envisage
même, pour la seule et unique fois, l’abandon de l’appareil...
Le vent particulièrement violent et l’état de la mer obligent le pilote
à amener son hydravion d’un côté de l’île lui paraissant un peu moins
agité afin de procéder, avec le moins de risque possible, au transborde-
ment du carburant.
Après mille difficultés et grâce à ses fusées d’appoint, Frigate Bird
s’arrache enfin à sa gangue marine. Les 18 heures de vol suivantes sont
très agitées et c’est un appareil complètement cabossé et un équipage
totalement vidé (mais en uniformes impeccable... indeed !) qui sont
reçus à Quinteros en ce 26ème jour de mars 1951 par les autorités chi-
liennes, civiles et militaires, y compris le président de la République :
Gonzales Videla.
Bien que n’étant pas officiel, ce vol d’essai avait malgré tout l’aval
du gouvernement australien et il avait été envisagé qu’il puisse se pro-
longer vers d’autres pays d’Amérique du Sud. Taylor se rangea finale-
ment à l’idée qu’il était plus important de confirmer la possibilité d’ex-
ploitation de cette ligne nouvellement tracée par un bon retour, via les
mêmes escales, que de parcourir des trajets déjà explorés d’Amérique
du Sud.
En dehors des honneurs, Taylor sera très sensible à l’accueil que lui
fera son homologue chilien. Leurs rapports seront des plus cordiaux et
Parragué lui offrira même un modèle réduit du Manu tara taillé dans du
bois par un Pascuan lors de sa propre aventure. Profondément touché
par ce symbolique cadeau, Taylor et sa précieuse équipe reprennent l’air
le 4 avril, ramenant les mêmes sacs postaux qu’à l’aller moins quelques
enveloppes souvenir laissées sur place et avec, en plus, quelques rares
plis chiliens, les postes du pays n’ayant pas jugé bon de commémorer
«philatéliquement» l’événement.
Le vol de retour durera 17 jours et sera presque aussi agité qu’à
l’aller avec toujours, au décollage de l’île de Pâques, l’appui précieux de
la deuxième paire de fusées.

99
Il fallut, lors de l’escale des Gambier, faire un peu de natation pour
retrouver le motu sur lequel avaient été déposé le carburant, laissé par
la Tamara et caché sous des troncs de cocotier afin de le protéger du
soleil. C’est par pirogue que les précieux drums furent amenés jus-
qu’aux ailes de l’appareil.
L’accueil de Tahiti, où l’équipage se reposera durant quatre jours,
sera encore plus grandiose qu’à l’aller et Taylor envisagera dans son
rapport l’extrême importance de cette escale pour les futurs vols dans le
Pacifique Sud «aussi important que Hawaii dans le Nord !»
Heureuse surprise à l’escale d’Aitutaki où John Harrington, un ex-
colonel de l’Armée américaine, marié avec une insulaire, ayant reprise
en main la principale boutique d’approvisionnement, y compris celui du
carburant, put aisément en fournir la quantité (et la qualité) requise.
Il y aura encore un arrêt à Brisbane avant que le Frigate Bird II et
son heureux équipage amerrissent à Rose Bay où ils recevront, bien évi-
demment, un accueil triomphal.
Le rapport détaillé de cette expédition permettra de prévoir les
escales les plus intéressantes pour hydravions, tant au point de vue tech-
nique (carburant, contacts radio, etc.) qu’au point de vue touristique
mais il faudra cependant attendre quinze autres années avant que s’éta-
blisse un contact vraiment régulier entre l’Australie et le Chili et les
hydravions ne seront alors plus de mise...

Mise à part une aérophilatélie, courte mais bien remplie, la timbro-


logie pascuane reste encore assez réduites. Depuis la malheureuse affai-
re du «triangle polynésien», le Chili a émis une douzaine de timbres
«ISLA DE PASCUA/TERRITORIO INSULAR CHILENO» afin de réaffirmer
aux yeux du monde l’appartenance de ce précieux bout de terre. Il faut
ajouter à ces timbres récents une vingtaine d’autres émis entre 1940 et
1992 dont les sujets ont un rapport plus ou moins étroits avec Rapa Nui.
Curieusement, aucune vignette n’est consacrée à Jacob Roggeven
auquel on doit la découverte de l’île le 5 avril 1722, ni même aux
célèbres tablettes rongo rongo dont on a dernièrement parlé à Tahiti et
qui constituent pourtant les éléments archéologiques les plus typiques
après les moai.

100
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Malgré un énorme afflux touristique, on ne peut pas dire que la phi-


latélie occupe là-bas une place primordiale. Les vignettes spécifiques à
l’île y sont quasiment inconnues. Les cachets à date, pourtant souvent
très originaux n’apparaissent clairement que sur les «1ers jours» prépa-
rés à Santiago ; le courrier posté sur place ne recevant quant à lui qu’un
gribouillis impossible à déchiffrer.
Parmi les derniers aérogrammes émis par les Postes chiliennes,
deux ont pour principale illustration les moai de Rapa Nui.1

Christian Beslu

1 Il paraîtrait que le Catalina «Manu Tara II» serait toujours en service en Espagne où il partici-
perait à la surveillance des incendies...?
Aux «toutes dernières nouvelles», il serait question d’attribuer le nom de Parrague à l’aéroport
de l’Ile de Pâques dernièrement rénové (?)
Mes plus vifs remerciements à MM. Dereck Palmer de la Société Philatélique de Santiago,
Nelson Eustis d’Adélaïde, Bernard Le Boursicot de Sydney et François Dederen de Belgique
pour les renseignements et documents, gracieusement fournis.

101
Psychodrame
philatélico-diplomatique !

Lors de la préparation du programme philatélique de 1990, les res-


ponsables du Service Philatélie de l’O.P.T. tombèrent d’accord pour
rendre hommage au peuple maohi et faire connaître à travers le monde,
via les timbres poste, l’aire de peuplement de ces premiers colonisateurs
du Grand Pacifique, le fameux «triangle polynésien».

Il fut donc décidé d’étaler sur plusieurs années les caractéristiques


de ce peuple par l’émission de trois ou quatre timbres par an en se réfé-
rant aux peintures et gravures anciennes relativement nombreuses sur le
sujet et se prêtant particulièrement bien à la réalisation de vignettes en
«taille douce» ; ce procédé permettant, grâce au talent d’artistes confir-
més, de donner une réplique des plus fidèles des images initiales.
La première série situait géographiquement le triangle polynésien.
Pour ce faire on choisit trois gravures extraites des voyages de James
Cook et montrant le faciès d’un ancien habitant des îles Sandwich, de
Nouvelle-Zélande et de l’île de Pâques. On y adjoignit le tracé ombré de
ces îles, positionnant ainsi les trois pointes du triangle. Un quatrième
timbre reprenait un dessin de P.H. Buck des années 50 montrant une
pieuvre dont le corps, reposant sur un monstrueux Tahiti, occupait tout
le centre du triangle, et dont certains bras tentaculaires allaient chercher
plusieurs îles éloignées de celui-ci, indiquant par là quelques points de
colonisation maohi relativement éloignés du triangle théorique.
Cette première série de timbres magnifiquement gravés par
Betemps vit le jour le 14 mars 1990 et fut bien accueillie dans le monde
de la philatélie. L’un d’entre-eux obtint d’ailleurs le «Grand Prix de l’art
philatélique 1991» (série TOM).

Une deuxième série fut émise le 13 mars 1991. Il s’agissait cette


fois-ci de scènes de la vie courante des mêmes pays et l’on choisit pour
les îles Sandwich une course de pirogues anciennes, pour la Nouvelle-
Zélande une peinture montrant un village maori et pour l’île de Pâques
une femme ayant un panier à provisions dans une main et tenant un
enfant de l’autre, gravure extraite d’un livre de voyages du XVIIIème
siècle et sur laquelle on ajouta en fond un alignement de moai afin de
mieux situer la scène...
Est-ce cette bien innocente supercherie qui mit le feu aux poudres ?

Un négociant parisien de passage dans l’île y vendit quelques


planches de ces derniers timbres et... le 28 août 1991, le Chili portait
plainte contre la Polynésie française par l’intermédiaire de l’ambassade
de France au Chili pour «tentative d’hégémonie sur l’île de Pâques»...
Etant le principal concepteur de ces timbres, mais résidant à ce
moment-là à Moruroa, le Directeur général de l’O.P.T. chercha en vain à
me contacter pour avoir des détails quant à leur élaboration, ce qu’il ne
me fut permis de faire que quelques jours plus tard.
L’agence «France presse» ayant diffusé la nouvelle, celle-ci fut lar-
gement reprise par tous les médias francophones et ce fut une véritable
avalanche de stupidités, plus monumentales les unes que les autres dont
je donne quelques exemples.

Je fis, moi-même, une mise au point dès le 3 septembre mais ne


pus, évidemment pas, empêcher le retrait de la vente non seulement du
timbre incriminé mais également de celui concernant l’île de Pâques
émis l’année précédente.
Les exemplaires de ces deux vignettes retirés de la vente furent donc
détruits par le feu propulsant ainsi les timbres légalement vendus au rang
de semi-raretés ou, à tout le moins, de meilleurs timbres de la décennie :

103
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

- 1990 (59 F) tirage total = 125.000 - détruits = 71.909 - réelle-


ment débités = 53.091
- 1991 (68 F) tirage total = 120.000 - détruits = 65.320 - réelle-
ment débités = 54.680

En réaction à cette «agressivité philatélique», le Chili émettait dès le


mois de juin 1992 une dizaine de timbres dont l’intitulé «ISLA DE PAS-
CUA - TERRITORIO INSULAR CHILENO» ne laissait aucun doute quant à
l’appartenance de Rapa nui.

Christian Beslu

104
Quelques visions actuelles
sur l’île de Pâques
Fin de siècle historique pour Rapa Nui

Dans une interview1 qui vient d’accorder à La Dépêche de Tahiti,


Jacob Hey Paoa, le gouverneur de l’île de Pâques, a dévoilé le cadeau
de fin d’année que le Chili accordait aux Pascuans : 5 hectares de terre
pour chaque famille, 3.000 hectares sont concernés et plus de 500
familles pourraient en profiter. Distribution prévue en novembre-
décembre. “ En un an, nous aurons plus fait qu’en un siècle ” déclare
avec fierté Jacobo Paoa.
________

L’île de Pâques ne sera plus dans quelques mois ce qu’elle est


aujourd’hui. Alors qu’ici et là le passage à l’an 2000 ne signifiera pas de
grands bouleversements dans les habitudes de vie, à Rapa Nui, tout va
changer. En profondeur. Les Lois indigènes votées par les Chiliens il y a
quelques années en faveur des minorités (Indiens Aymaras au nord,
Indiens Mapuche au sud, Pascuans) vont en effet aboutir à la concréti-
sation d’une ancienne et lancinante revendication des Pascuans : la res-
titution des terres.
Le statut complexe de leur île, parc naturel et véritable musée
archéologique à ciel ouvert, ne permettait pas une restitution facile de

1 L’actualité entre dans l’histoire à l’instant même de sa diffusion et, bien que notre Bulletin
soit le plus souvent consacré à des études sur un passé déjà lointain, rien ne nous empêche
d’y inclure de récents événements et anecdotes.
Inconditionnel de l’île de Pâques, Daniel Pardon, rédacteur en chef de La Dépêche de Tahiti qui
ramène à chacun de ses séjours interviews, observations et renseignements nous a donné l’au-
torisation de reproduire dans ce Bulletin des extraits de ses derniers articles (La Dépêche
Dimanche du 21 mars et 4 avril 1999); ceux-ci nous paraissant dignes d’intérêt à plus d’un titre.
Qu’il en soit ici remercié. (C.B.)
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surfaces foncières, d’autant que l’Unesco a récemment classé l’île au


rand de patrimoine mondial de l’humanité. Toutefois, l’avènement de la
démocratie au Chili avait été l’occasion de promesses de la part du gou-
vernement chilien. Elles sont aujourd’hui tenues, chaque famille pascua-
ne de voyant proposer dans quelques mois 5 hectares de terre.
Monsieur le Gouverneur, avez-vous prévu des manifestations parti-
culières pour marquer l’accès de l’île de Pâques à l’an 2000 ?
Nous n’avons pas prévu de fête spéciale si c’est le sens de votre
question. Nous avons plutôt choisi un itinéraire depuis 1990 jusqu’en
l’an 2000, itinéraire qui coïncidait avec le désir local et le vœu du gou-
vernement central de fondamentalement œuvrer au développement des
infrastructures de cette île en associant de très près la population à son
propre destin. Un point important dans cette déclaration d’intention :
l’île de Pâques est classée patrimoine mondial de l’humanité, et lorsque
nous développons des infrastructures, nous devons en référer à l’Unesco
et tenir compte de ce statut très particulier qui est le notre.
Justement, ce classement par l’Unesco n’est-il pas trop contraignant
et n’est-il pas un frein au développement ?
Non, ce classement est pour nous globalement positif car il a attiré
les regards du monde entier sur notre petit communauté. Nous bénéfi-
cions d’une protection de la part du reste du monde qui nous reconnaît
une spécificité, nous disposons de plus d’argent pour étudier notre
passé, restaurer et développer notre patrimoine et donc notre dévelop-
pement s’en trouve renforcé.
Je ne vous donne qu’un exemple : le gouvernement japonais vient
de nous octroyer un crédit de 700.000 US $ au titre de la conservation
de notre patrimoine. Le projet a été approuvé et la distribution de ces
fonds va commencer cette année sous l’égide de l’Unesco.
Quelles sont les priorités immédiates du gouverneur de l’île de
Pâques dans le domaine culturel, sachant donc que des crédits en pro-
venance de l’étranger sont ou seront disponibles ?
Mon premier souci est la conservation des sites archéologiques.
Nous devons de toute urgence fermer l’accès des sites à causes des ani-
maux qui divaguent dans l’île, chevaux notamment, et qui commettent
des dégradations.

106
Petits murets de pierres, grillages, il y a plusieurs formules, mais
c’est une nécessité. Le second sujet d’inquiétude concerne ponctuelle-
ment certains sites, qui sont dégradés par l’érosion due aux vagues. La
mer, à l’île de Pâques, érode la côte, ce n’est pas bien nouveau, mais en
certains lieux, il nous faut prendre des mesures avant que cette érosion
n’aille trop loin. Enfin l’autre priorité urgente est le traitement des sta-
tues contre l’érosion éolienne ; les embruns, l’air salé, la pluie, abîment
les moai à un rythme qui s’accélère. Nous avons lancé une étude avec
l’Institut de conservation du Chili et nous espérons pouvoir rapidement
enrayer ce processus de dégradation de la pierre qui compose nos moai.
A propos de tourisme, l’aéroport est en rénovation depuis plusieurs
mois. Où en en êtes-vous aujourd’hui ?
En l’an 2000, nous aurons fini les travaux entrepris sur notre ter-
minal aéroport international, pouvant accueillir et traiter le nombre tou-
jours croissant de visiteurs que nous recevons.
Le grand projet des mois à venir, toute l’île en parle, consiste à
redistribuer des terres. Où en est-on sur ce dossier ?
Cela fait neuf ans bientôt que je suis gouverneur de l’île et je vais
partir dans quelques mois avec la satisfaction d’avoir mené à son terme,
en collaboration étroite avec le gouvernement chilien et la population de
l’île, le projet le plus important pour tous les Pascuans, la restitution des
terres. Je vous le dis avec une certaine solennité, en un an, nous allons
faire plus que ce qui a été fait en 100 ans. L’idée générale tourne autour
de la constitution d’un “ conseil de développement ” institué par les Lois
indigènes votées au Chili en faveur des minorités. Ce Conseil, qui regrou-
pe tous les acteurs de l’île, va distribuer avant la fin du mois de
décembre, 3.000 hectares de terre réservés exclusivement aux Rapa Nui,
aux Pascuans d’origine, à leurs familles. Chaque famille recevra 5 hec-
tares, avec des titres de propriété en bonne et due forme. Pour le
moment, 280 familles ont fait valoir leurs droits, et ont demandé à béné-
ficier de cette distribution de terrain, mais je pense que lorsque tous les
dossiers seront clos, nous arriverons à 500 familles.
Des terres où et pour faire quoi ? Les sites archéologiques sont-ils
concernés ?
Bien sûr que non, aucun site archéologique n’est concerné. Ils sont

107
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

tous protégés. Je vous rappelle que nous avons au-dessus de nous


l’Unesco qui veille ainsi que le gouvernement chilien ; ces terres seront
distribuées dans le respect strict des textes et des lois qui nous régissent.
Une fois les terres données, n’importe qui ne pourra pas faire n’importe
quoi dessus. Là encore, aménagements et constructions éventuelles
devront répondre aux normes qui sont en vigueur. Mais convenez avec
moi que cette restitution de terres est hautement symbolique pour les
Pascuans ; j’espère que ce dossier sera réglé avant la fin de l’année, j’en
suis même convaincu, et le gouverneur que j’ai été pourra se retirer des
affaires publiques.
Où en est le projet de goudronnage du tour de l’île ? le tronçon
Hanga Roa-Anakena a parfaitement résisté au temps. Fera-t-on bientôt le
tour de Rapa Nui sur de l’asphalte ?
Il nous faut environ 500.000 US $ pour achever le bitumage du tour
de l’île. La décision a été prise et cet aménagement sera tout prochaine-
ment réalisé. Si vous vous souvenez de l’histoire du premier tronçon,
vous devez vous rappeler que c’est finalement moi qui ai imposé ce gou-
dronnage après bien des tergiversations. Aujourd’hui, tout le monde est
content, tout le monde emprunte la route régulièrement pour se rendre
à la plage, et notre vie à tous en a été sensiblement améliorée. Alors je
sais bien qu’il y a toujours des gens qui disent qu’il ne faut rien changer,
que le modernisme va détruire l’esprit de l’île. Sur ce seul aspect du
bitume, je crois que les avantages l’emportent très largement sur les
inconvénients. Le tour de l’île sera donc réalisé en l’an 2000 si tous les
crédits sont débloqués. De même, nous allons essayer de terminer le
pavage des rues de Hanga Roa pour l’an 2000 mais cela, c’est une ques-
tion à laquelle le maire de Hanga Roa vous répondra mieux que moi.
Côté mer, l’île de Pâques reste toujours aussi difficile d’accès. Y a-
t-il, sur ce plan, des projets de port par exemple ?
Oui, nous avons un projet précis qui consiste à bâtir un vrai port à
Hanga Piko, à la fois pour le fret (les navires qui nous ravitaillent) et
pour les touristes (les voiliers qui nous rendent visite ou les bateaux de
croisière). Mais ce projet ne s’inscrit pas dans l’immédiat. Il est bien
réel, les études sont lancées. Sachez toutefois que le coût de cette infra-
structure est très important : 80 millions US $ (8 milliards CFP environ).

108
Pourquoi les Pascuans n’ont plus de terres ?

Depuis l’annexion de l’île de Pâques, au Chili, en 1888, les


Pascuans n’ont plus de terre entend-on souvent affirmer. La petite com-
munauté pascuane est en effet concentrée sur des lopins situés autour
de la mission catholique de Hanga Roa. Il serait un peu rapide de résu-
mer plus d’un siècle d’histoire en se contentant d’affirmer que ce sont
les Chiliens qui ont confisqué les terres aux Pascuans. En réalité, ceux-
ci les avaient déjà perdues, dès 1868, lorsque des aventuriers d’origine
française, Jean-Baptiste Dutrou-Bornier à leur tête, avaient littéralement
confisqué l’île à leur profit, en expulsant au passage les missionnaires
rapatriés à Tahiti par Mgr Tepano Jaussen.
Après l’assassinat inexpliqué de Dutrou-Bornier en 1877, le nou-
veau propriétaire de ce qui était devenu une exploitation agricole, M.
Brander, nomma un certain Alexandre Salmon gérant de son petit busi-
ness dans l’île. Il vivra 20 ans sur place, en bonne harmonie avec les
Pascuans et lorsque le Chili annexa l’île grâce au capitaine Policarpo
Toro (le 9 septembre 1888), les Chiliens se contentèrent de racheter à
Brander ses terres. Parc naturel, relevant de plusieurs administrations
chiliennes (l’équivalent de nos Monuments historiques et de nos Eaux et
forêts en métropole par exemple), la terre pascuane était donc propriété
de l’Etat chilien depuis cette annexion, Etat qui a décidé de rétrocéder
cette année 3.000 hectares aux Pascuans, dans des zones ne relevant pas
de la protection archéologique. […]

•••

Claudio Cristino est triste. L’archéologue qui a réalisé la plus belle


restauration de monument de tout le Pacifique Sud n’a jamais été aussi
seul. Ni les Chiliens ni les Pascuans ne l’ont épargné. Et son extraordi-
naire travail, le ahu Tongariki, n’est toujours pas achevé.
Comment trouvez-vous le Tongatiki ?
La restauration du ahu n’a pas été complètement achevée. Des fini-
tions manquent. Je suis inquiet notamment pour la plate-forme centrale,

110
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car elle a été recouverte de terre stérile, mais des petites pierres man-
quent, qui devaient empêcher le ruissellement. Or il y a déjà aujourd’hui
des signes d’érosion. On devrait mettre le plus vite possible une couche
de graviers compressés, mais nous n’avons pas l’argent pour le faire. Il
faut également clôturer le site à cause des animaux qui divaguent libre-
ment. Il faudrait aussi achever l’aile gauche du ahu. Enfin il y a les cha-
peaux, les pukao, à réparer et à remettre sur les moai. J’espère que l’on
pourra avoir cet argent cette année ; à mes yeux il manque environ
200.000 US $ (environ 20 millions CFP) et seulement quelques mois de
travail.
Aucune plaque sur le site ne mentionne le don des Japonais ou
votre nom. C’est un oubli voulu ?
En fait, une plaque explicative avait été prévue, mais elle n’a pas été
installée faute de budget. Nous aurions mis cette plaque si nous avions
fini, et sur cette plaque, il était notamment prévu de faire référence à la
société de grues japonaise. Tadano, qui nous a fait cadeau d’une de ses
grues et de 500.000 US $ pour le chantier. Il était aussi prévu de men-
tionner les dons publics comme ceux obtenus auprès du gouvernement
du Chili. On comptait faire cela, mais nous n’avons pas pu. C’est aujour-
d’hui au parc national chilien de s’occuper du site.
Votre travail consiste en quoi aujourd’hui ?
Basiquement, je suis rémunéré par l’Université nationale du Chili.
Je suis enseignant et je fais de la recherche. Je publie des monographies
très spécialisées, comme par exemple une récente étude sur Orongo, ses
sites, les cultes, les cérémonies et leur interprétation finale. Je prépare
également deux rapports grand public sur mon travail au Tongariki.
Mais c’est vrai que je suis dans une période de transition difficile. Malgré
tout, je suis optimiste et face à ces nouveaux pouvoirs qui se dessinent
en faveur des Pascuans, je crois que toute la communauté pascuane va
bien vite comprendre qu’elle a besoin du support des archéologues et
que nous lui serons très utiles. C’est en tous les cas ma seule ambition.
Votre rêve d’archéologue serait de restaurer d’autres grands ahu ?
Je vais vous surprendre, mais si j’avais toutes les autorisations et
tout l’argent dont je peux rêver, je ne toucherais plus les grands monu-
ments. 80 % de l’intérêt de la recherche tourne autour de la structure

111
ahu-moai. Je ne veux plus faire de grande reconstitution. Je fais surtout
de la prospection et je voudrais pouvoir continuer. J’ai déjà recensé
20.000 sites archéologiques à Rapa Nui et il me reste 20% de la surface
de l’île à couvrir pour terminer cet inventaire. Mon rêve, c’est de
prendre toutes ces informations, de les mettre dans un programme
informatique, de les digitaliser, de les digérer et d’avoir ainsi une vue et
donc un contrôle total des aires à protéger. Cela permettrait de mieux
orienter la répartition des terres qui est bientôt prévue. Car beaucoup de
terres ne doivent pas être touchées. Mes autres ambitions d’archéologue
seraient de refaire des fouilles dans les dunes de sable de Anakena. Le
site le plus important est la plage, derrière les moai. J’ai déjà testé le ter-
rain. Il y a là une accumulation de plus de dix siècles d’histoire. Avec le
système de datation que permet l’obsidienne, il faudrait un programme
financier d’une dizaine d’années pour prélever des échantillons systéma-
tiquement et pour les dater et suivre ainsi l’évolution de la société à tra-
vers le temps.
Plus généralement, vers où doit se tourner aujourd’hui l’archéolo-
gie polynésienne ?
Si on veut avancer dans la connaissance des migrations, il faut aller de
plus en plus vers l’ouest, à partit des Cook. Actuellement, le modèle selon
lequel l’île de Pâques a vécu isolée est complètement remis en cause. La
légende même de Hotu Matua, premier roi marquisien à avoir débarqué,
est remise en cause. L’idée qu’un groupe d’une centaine de personnes à
l’origine a peuplé l’île, jusqu’à sa découverte par les Européens, est fausse.
Ces navigateurs ont eu la possibilité de venir sur l’île, ils ont aussi eu la pos-
sibilité d’en repartir et de revenir chez eux ; il y a eu des échanges. Enfin
l’origine marquisienne du peuple de Rapa Nui est peu probable. Le plus
vraisemblable aujourd’hui est qu’il existait une route empruntée régulière-
ment à travers les Cook, les Gambier, Pitcairn, l’île de Pâques. Cette route
faisait peut-être partie d’un plus vaste système d’échanges et de contacts
réguliers. Imaginer l’île isolée en permanence n’est pas raisonnable.
Et les fameuses migrations de l’est, de l’Amérique du Sud ?
Il y a une possibilité de contacts avec l’est, mais il n’y a aucune évi-
dence. On parle du ahu du Vinapu avec ses pierres de style incaïque,
mais il y a une foule d’autres assemblages de pierres de ce style sur l’île,

112
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

la plupart enterrés, mais de même qualité. Il y a des prototypes de ces


murs un peu partout. Or ces murs sont apparus en Amérique du Sud
bien plus tard. Ce sont peut-être les Polynésiens qui sont venus apporter
des savoirs dans les Andes, de même qu’ils ont très bien pu y apporter
la patate douce. Enfin la grande question est de savoir pourquoi, à une
période donnée, les migrations polynésiennes ont cessé.
Vous êtes tiède, lorsqu’on parle de restauration alors qu’on vous
doit la plus belle. Ce n’est pas un peu contradictoire ?
Je suis pour la mise en valeur des monuments mais contre l’archéo-
logie politique, celle qui veut restaurer pour amener de l’argent via les
touristes, ou qui veut faire des réalisations pour le prestige et l’image. Ce
n’est pas de cette manière que l’on apportera des réponses aux ques-
tions du passé. Prenez l’exemple de l’ahu Vinapu. Je vous réponds
“ oui ” j’aimerais le restaurer, mais après étude, pas le contraire. Je ne
veux pas de restaurations trop rapides, car à chaque fois, ce sont des
chapitres entiers de l’histoire que l’on fait disparaître définitivement.
Mais les touristes justement, ils font vivre l’île et ils veulent des
monuments ?
Pour les touristes, et compte tenu de leur faible intérêt archéolo-
gique et de leur côté spectaculaire, je ferais restaurer le ahu Te Piko
Kuro, là où se trouve la plus grande statue, pas très loin de la baie de La
Pérouse et peut-être le ahu Aka Hanga sur la côte sud, mais si sa restau-
ration serait spectaculaire, car tout est sur place, c’est quand même un
site plus compliqué à aborder.

Les Pascuans mangeurs de dauphins


Lors d’un travail de fouille à Anakena, Claudio Cristino a eu l’op-
portunité de réaliser une tranchée dans le sable situé derrière le ahu,
du côté de la plage. Pour lui, ce site est le plus important, plus en tous
les cas que les ahu que l’on aperçoit à la limite de l’herbe et du sable.
“J’avais déjà testé le site” raconte Claudio, “et c’est là que j’ai pu trou-
ver les restes les plus anciens de la faune endémique de l’île, qui a dis-
paru à cause de la prédation des Polynésiens ; j’ai ainsi retrouvé des
restes de rats et de pigeons, qui ont disparu en même temps que le cou-
vert forestier”.
113
Mais la trouvaille la plus extraordinaire de Claudio Cristino, et qui
remonte aux environs de l’an 800 à 900 après Jésus-Christ, est un véri-
table tapis d’os de dauphins, une quantité que l’archéologue qualifie lui-
même d’incroyable. Pour Claudio, les premiers Pascuans furent donc de
redoutables tueurs de dauphins, capables de les poursuivre sur des
pirogues et de les harponner. Il y a visiblement eu beaucoup de dauphins
chassés dans les premiers temps d’occupation de l’île, puis la chasse
s’est interrompue, faute de gibier sans doute.
Alors bien sûr, au regard de ces découvertes d’ossements de mam-
mifères marins, les grands pétroglyphes un peu mystérieux que l’on
trouve en bas du cratère du Rano Kau représentant des “hommes-dau-
phins” prennent, sans jeu de mots, plus de relief. Les dauphins, les tor-
tues, les oiseaux, la forêt,... les Pascuans ont sans doute systématique-
ment détruit et pillé leurs richesses naturelles, tout comme les Maohi le
firent avec les nene aux îles Hawaii, ou les grandes autruches néo-zélan-
daises, les moa.
Dès lors, la cérémonie de l’homme-oiseau à Orongo, symbole de
renouveau, prend aussi des allures de triste supplique à Dame Nature.
“On t’a pillé toutes tes richesses, on a tué tous tes oiseaux, ils ne nidifient
plus sur l’île, ils se réfugient désormais sur deux petits motu au large
pour pondre, dis-leur de revenir” peut-être la signification plus précise
à donner à cette cérémonie étrange, comme ces “hommes-dauphins”
mystérieux peuvent avoir été une manière de prier la mer de ramener
aux Pascuans leur nourriture si allégrement gaspillée dans les premiers
temps d’installation.
Il ne s’agit bien entendu que de déductions. Mais de même que les
chasseurs de Lascaux peignaient leur gibier pour mieux réussir leurs
chasses, il est finalement très probable que les Pascuans aient gravé des
“ hommes-oiseaux ” et des “hommes-dauphins” sur leurs rochers pour une
raison purement alimentaire. Ces trouvailles d’os de dauphins en tous les
cas n’ont pas fini d’intéresser les curieux de l’histoire de l’île de Pâques...

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Un vrai moai sous l’eau


Associer les moai à l’océan qui les entoure n’est pas nouveau. Des
théoriciens peu familiers de l’île ont même imaginé le transport des sta-
tues, toutes sculptées à la carrière du Rano Raraku, vers les différents
ahu entourant l’île, se serait fait par la mer, à bord de radeaux.
L’hypothèse n’a jamais été suffisamment prise au sérieux pour être infir-
mée, mais il est certain que Michel et Henri Garcia, qui ont sillonné les
côtes de Rapa Nui en tous sens depuis des années, n’ont jamais décou-
vert la moindre trace de moai sous les flots. Or si un tel transport avait
eu lieu, compte tenu de l’état très difficile de la mer la majeure partie du
temps autour de l’île, il y aurait eu de nombreux naufrages. Et donc des
traces.
Cette hypothèse de transport par la mer rejetée, les frères Garcia
savent, comme tous ceux qui se sont un jour intéressés à l’île de Pâques,
qu’en face du village de Hanga Roa, il y a bel et bien un moai sous la mer.
Ce serait un des nombreux bateaux “pilleurs” qui, lors de l’embar-
quement des différents “souvenirs” archéologiques, serait à l’origine de
cette immersion.
De nombreux archéologues avaient pris pour habitude, lorsqu’ils
terminaient une mission, d’embarquer un moai.
Ainsi les scientifiques Métraux et Lavachery, en 1934, n’avaient pas
pu s’empêcher de clore leur expédition par le vol d’une statue, l’une
pour le musée de Paris, l’autre pour celui de Bruxelles.
A la fin du XIXe siècle déjà, le prestigieux British Museum avait
acquis au prix d’un pillage à Orongo, la célèbre Briseuse de vagues (Hoa
haka nanaia) ; une autre statue avait été décapitée à Hanga Roa pour
finir à Paris dans un musée ; une autre provenant du prestigieux site de
Anakena se trouve à Washington, etc.
Or donc, les marins de ce navire chargeaient-ils avec bonne
conscience un moai, lorsque celui-ci, déjà en l’air, entre le radeau qui
l’avait amené et le pont du bateau qui s’apprêtait à le recevoir, cassa-t-il
ses élingues : le moai libéré de ses attaches laissa parler tout son poids :
il retomba sur le radeau qui l’avait amené contre les flancs du navire,
traversa ce fragile plancher et disparut sous les flots. Depuis, on le
recherche, des amers approximatifs ayant été pris.
115
Henri Garcia qui connaît parfaitement ces fonds marins, est aujour-
d’hui optimiste : “ A l’heure où je vous parle, c’est vrai, nous ne savons
pas où est la statue ; mais nous avons cerné un périmètre ; le fond sur
cet endroit est sablonneux et en pente régulière. La statue peut se trou-
ver à 60 ou même 70 mètres si elle a glissé sur cette langue de sable,
mais il ne fait pas de doute que nous la retrouverons. Elle doit être enco-
re emballée comme le jour où elle devait quitter l’île, mais son mana a
été assez puissant pour empêcher ce départ. J’ai bon espoir d’enfin par-
venir à la localiser avec précision très bientôt ”.
Il restera ensuite à remonter ce lourd “ bébé ”. Et à le ramener de
la surface à la terre ferme, où la statue devra sans doute subir un traite-
ment après ces longues décennies d’immersion en milieu salé.
Mais c’est déjà une autre histoire, qui ne concerne plus directement
nos deux explorateurs des fonds marins de Rapa Nui, Henri et Michel
Garcia.

Daniel Pardon

116
Note sur l’identification
botanique de six tablettes
Kohau Rongorongo
de l’île de Pâques
La question de l’ancienneté des tablettes Kohau rongorongo reste
au coeur d’un débat entre spécialistes. Une des voies suivie ces dix der-
nières années pour répondre à cette question est la détermination du
bois utilisé pour le façonnage de ces objets prestigieux.

Les tablettes dites «Mamari»,


«Tahua» et «Aruku Kurenga»

Les premières tentatives d’identification botanique de tablettes ron-


gorongo ont été effectuées en 1989 sur les échantillons envoyés au
Muséum National d’Histoire Naturelle par H. Lavachery en 1933. Cette
série de prélèvements avait été effectués sur six objets pascuans dont
trois tablettes appartenant au Musée des Pères Picpuciens de Braine-Le-
Comte (Belgique). Quelques échantillons de petite dimension, conser-
vés dans les collections du Musée de l’Homme et qui n’avaient pas été
étudiés par le laboratoire de Phanérogamie en 1933, ont été analysés au
microscope électronique à balayage dans le but de confirmer ou d’enri-
chir les observations faites, il y a 60 ans, avec les moyens de l’époque1.
1C. Orliac et A. Vitalis-Brun 1989
J’ai examiné six fragments de bois de 1 à 3 mm de longueur, 1 mm
de largeur et moins d’1 millimètre d’épaisseur provenant de la tablette
«Mamari». Cet objet, couvert d’un millier de glyphes, aurait appartenu à
l’ariki Nga’ara, roi de l’île vers 1840 ; il aurait été acquis par le Père
Zumbohm à la fin de 1869 ou au début de 18702.
Les prélèvements, en très mauvais état de conservation, n’ont pu
être étudiés qu’en section transversale3 : les vaisseaux sont disséminés,
assez nombreux, souvent isolés, parfois accolés par 2 et 3 radialement
et tangentiellement ; le parenchyme (tissu de réserve et de distribution)
est abondant associé aux vaisseaux et développé tangentiellement ; les
rayons sont homogènes formés de cellules couchées. L’absence de pré-
lèvement orienté en section tangentielle ou radiale4 n’a pas permis
d’identifier ce bois ni d’affirmer qu’il s’agissait bien d’une Myrtacée
comme le proposaient les analyses de 1933.
La présence de Myrtacées à l’île de Pâques est attestée par des pol-
lens5 et par des fragments de bois calcinés ; de récentes études anthra-
cologiques ont en effet montré l’existence, à Orongo, de charbons de
bois d’une Myrtacée : Syzygium cf. S. malaccense, datés de 320 + 70 BP6.
La famille des Myrtacées est cependant très répandue en Océanie et cet
objet pourrait aussi avoir été façonné dans un bois flotté.
Six autres prélèvements d’1 à 5 mm de longueur, 2 mm de largeur
et 1 mm d’épaisseur, provenant de la tablette dite «Tahua» (la Rame) ont
également été étudiés. Cet objet exceptionnel, qui appartenait à la collec-
tion personnelle de Monseigneur Jaussen, évêque de Tahiti, a sans doute
été assemblée par les Pères Roussel et Zumbohm entre 1869 et 18707.
2S.R. Fischer 1997 p. 417 ; cet objet mesure 29 cm de long sur 19,5 cm de large et 2,5 cm
d’épaisseur.
3Débit de bois de bout, la section transversale est perpendiculaire à l’axe du tronc et au fil du
bois.
4Pour pouvoir identifier un bois d’œuvre les prélèvements doivent être orientés en section
transversale mais aussi tangentielle et radiale ; la section tangentielle (débit sur dosse) est
parallèle à l’axe du tronc et perpendiculaire aux rayons ; la section radiale (débit sur maille) est
parallèle à l’axe du tronc et aux rayons du bois.
5J.R. Flenley et alii 1991.
6C. Orliac 1998 p 139.
7S.R. Fischer 1997 p. 410 ; cet objet, couvert de 1825 signes, mesure 91 cm de long sur 11,5
cm de large et 2 cm d’épaisseur.

118
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Le bois, à zone poreuse, comporte des vaisseaux disséminés, aux


parois épaisses et sans thylles, isolés ou accolés par 2-3 radialement,
d’un diamètre variant de 300 µ dans la zone poreuse à 50 µ dans le bois
final ; les rayons sont de structure homogène, 1 à 3 sériés, et le paren-
chyme abondant, circumvasculaire. La structure anatomique de ce bois
est celle de Fraxinus sp. de la famille des Oléacées. La faible dimension
des prélèvements, la largeur des rayons ne dépassant pas 3 cellules et
l’épaisseur des parois de vaisseaux ne permettent pas d’affirmer qu’il
s’agisse bien d’un Fraxinus excelsior. Cet objet semble avoir été taillé
dans la rame étroite et rectangulaire d’un navire européen ou américain.
Une dernière série de prélèvements de 1,5 mm de largeur, 1 à 2
mm de longueur et moins d’1 mm d’épaisseur provenant de la tablette
dite «Aruku Kurenga» a également été étudiée au microscope électro-
nique à balayage. Cet objet, couvert sur les deux faces de 1.290 signes,
provient aussi de la collection de Monseigneur Jaussen assemblée par
les Pères Roussel et Zumbohm à l’île de Pâques en 18708.
Le bois de cette tablette, très détérioré et attaqué par les champi-
gnons, n’a pu être étudié qu’en section transversale ; les vaisseaux sont
disséminés, d’un diamètre assez large, souvent isolés, parfois accolés
par 2-3 ; les rayons sont 1 à 3 sériés et le parenchyme est abondant,
associé aux vaisseaux et dispersé ; les fibres ont sans doute des parois
épaisses. Ce bois présente des similitudes avec celui de la tablette
Mamari, mais on ne peut affirmer qu’il soit identique ni en préciser la
détermination botanique. Parfois donné comme appartenant à la famille
des Lauracées9, ce bois n’avait pas été identifié en 1933.

8S.R. Fischer 1997 p. 410, 427. La tablette mesure 41 cm de long, 15,2 cm de large et 2,3 cm
d’épaisseur.
9S.R. Fischer 1997 p. 427.

119
Les deux tablettes Kohau Rongorongo
du Musée d’Histoire Naturelle de Santiago (Chili)
En 1996, à l’occasion de l’exposition «Voyage vers l’île mystérieuse,
de la Polynésie à l’île de Pâques», organisée au Musée d’Aquitaine de
Bordeaux, deux objets ont été exposés pour la première fois en France :
les tablettes dites «petite de Santiago» et «grande de Santiago» conser-
vées au Musée d’Histoire naturelle de Santiago, au Chili. Ces deux objets
prestigieux avaient été remis par le Père Roussel, en 1870, aux officiers
de la corvette chilienne O’Higgins et déposés la même année dans les
réserves du Musée de Santiago10.
Aucun prélèvement n’a été effectué sur ces objets entièrement cou-
verts de motifs rongorongo. L’observation, à des grossissements de 16 à
80 fois au stéréomicroscope, de la surface de ces deux objets, a montré
qu’ils avaient été taillées sur dosse et qu’une observation de la section
tangentielle était possible. L’analyse macroscopique a permis de repérer
clairement des rayons échelonnés, 3 à 4 sériés, de structure hétérogène
avec de nombreux contenus rouges ainsi qu’un parenchyme étagés com-
posé de 2 éléments. Ces caractéristiques sont incompatibles avec celles
du bois de Sophora toromiro indiqué sur la fiche d’inventaire de ces
deux objets11. Elles correspondent à celle du bois d’une Malvacée,
Thespesia populnea, ce que confirme la couleur rose de la matière et
son grain fin. Une étude microscopique plus approfondie serait néces-
saire pour vérifier cette détermination.
Thespesia populnea, appelé miro à l’île de Pâques, est un bois
d’œuvre prisé des artistes polynésiens en raison de ses qualités plastiques
mais aussi pour sa valeur symbolique12. Comme Sophora toromiro, il était
très souvent utilisé pour le façonnage d’objets de prestige13, tels les bâton
ua, ou pour les sculptures anthropomorphes de type moai kava kava14.

10R.S. Fischer 1997 p. 442 ; la petite tablette inv. n°5497 (314) mesure 32 cm de long sur 12,1 de large et
1,8 cm d’épaisseur ; elle est couverte de 720 signes. La grande tablette inv. n°5498 (315) mesure 44,5 cm
de long et 11,6 cm de large et 2,7 cm d’épaisseur et elle est couverte de 1580 signes ; une de ses faces porte
un profond sillon calciné indiquant que l’objet fut utilisée postérieurement comme frottoir dans un dispositif
d’obtention du feu par friction.
11Catalogue de l’exposition de Bordeaux 1996 p. 225-226.
12C. Orliac, 1990, p. 37.
13C. Orliac 1994 : p. 61-62. C. Orliac 1993 p. 203-204.
14Ce bois a été observé pour le façonnage de deux moai kava kava appartenant à une collection privée.

120
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

La tabatière du Musée de l’Homme


En 1998 j’ai pu étudier une petite tabatière (fig. 1), couverte de 90
signes rongorongo de style classique15, conservée dans les collections
océaniennes du Musée de l’Homme. Cet objet, acquis par le Musée en
1961, fut découvert par A. Métraux dans une collection privée ; le 26
octobre 1961, l’ethnologue écrivait à son ami T. Barthel pour lui faire
part de sa trouvaille : «Hier j’ai tenu dans mes mains une boîte ancienne
qui appartient à une famille française de province depuis plusieurs géné-
rations. La boîte est fabriquée avec les fragments d’une des meilleure
tablette de l’île de Pâques que j’ai jamais vue.»
La tabatière, confectionnée au cours du XIXe siècle par un marin
français, est façonnée dans une tablette rongorongo sciée en six mor-
ceaux de 0,4 à 0,5 cm d’épaisseur. L’authenticité de cet objet a été confir-
mé par K. Pozdniakov16 et S. R. Fischer qui remarque que certains
groupes de signes incisés sur la boîte se retrouvent sur d’autres tablettes
rongorongo : «Such a functional similarity would be impossible for an
art imitator to reproduce, unless he were a rongorongo expert»17.

Figure 1 :
La tabatière du Musée
de l’Homme de Paris.
(n° inv. 62.47.5).
(cliché Musée de l’Homme,
Paris)

115Cet objet, souvent considéré comme un curio, mesure 7,1 cm de long sur 4,7 cm de large et 2,8 cm de
haut.
16K. Pozdniakov communication personnelle.
17S.R. Fischer1997 p. 432.

121
Une dizaine de prélèvements de quelques millimètres de longueur
et de largeur ont été effectués dans l’angle gauche de la boîte sur les
faces externes et internes. Les sections transversale (fig. 2) et tangentiel-
le (fig. 3) montrent des vaisseaux à perforation simple, isolés et accolés
par 2-3 ou 4 radialement et tangentiellement, des rayons de deux tailles,
certains très larges, jusqu’à 19 cellules, d’autres unisériés ou bisériés,
avec des contenus bruns et quelques cristaux ; un parenchyme abon-
dant, circumvaculaire et en bandes larges associées aux vaisseaux, et des
fibres à parois épaisses. Ces caractéristiques anatomiques s’apparentent
à la famille des Protéacées sans qu’il soit possible, par manque d’échan-
tillons de référence, d’en déterminer le genre et l’espèce.
La famille des Proteacées n’a pas été repérée dans les analyses pol-
liniques et anthracologiques effectuées à l’île de Pâques. Cette famille,
qui compte environ 54 genres et plus d’un millier d’espèces, est large-
ment répandue dans l’aire Pacifique, notamment en Afrique du Sud (300
espèces) et surtout en Australie (600 espèces) ; elle est également pré-
sente dans le Sud-Est Asiatique jusqu’en Nouvelle-Guinée mais aussi en
Nouvelle-Calédonie, à Tahiti, en Nouvelle-Zélande et en Amérique du Sud
(5 genres)18. Cet objet n’est donc pas façonné dans le bois de Thespesia
populnea comme on le pensait jusqu’alors19, mais plus vraisemblable-
ment dans un bois flotté 20.
La détermination botanique d’un ensemble si limité de tablettes Kau
rongorongo n’apporte pas d’éléments concluants sur l’ancienneté de ces
objets. Elle permet cependant d’affirmer que le choix de la matière pre-
mière reposait sans doute, comme on pouvait s’y attendre, sur de puis-
sants critères symboliques. L’emploi probable du bois de rose d’Océanie
(Thespesia populnea), un des bois sacré de Polynésie, pour le façonna-
ge des deux tablettes de Santiago, ainsi que l’usage de bois flottés, ines-
timables présents des dieux, en sont l’illustration flagrante ; mais aucun
élément ne permet d’affirmer que les bois flottés ont toujours été utilisés
comme matériaux de sculpture et que ce choix n’a pas été motivé par la

18M. Chattaway p. 279-280.


19S.R. Fischer 1993 p. 177.
20S.R. Fischer 1997 p. 430

122
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

disparition du couvert forestier de l’île que les récentes analyses anthra-


cologiques situent aujourd’hui après la seconde moitié du XVIIe
siècle21. ; en ce sens, l’absence dans les analyses xylologiques de
Sophora toromiro, bois sacré par excellence, largement utilisé par les
artistes pascuans juqu’au XIXe siècle, reste problématique. Seule la
détermination botanique d’un plus grand nombre de tablettes Kohau
rongorongo apportera des réponses à toutes ces questions.
22
Catherine Orliac

Figure 2 :
Tabatière du Musée de
l’Homme, section transversale,
microscope électronique
à balayage X 75,
bois de Protéacée.
(Cliché G. Flëck, MNHN)

Figure 3 :
Tabatière du Musée de l’Homme,
section tangentielle,
microscope électronique
à balayage X 80, bois de Protéacée.
(Cliché G. Flëck, MNHN)

21C. Orliac 1999 p. 204


22CNRS, EP 1730 Maison de l’Ethnologie et de l’Archéologie de Nanterre et GDR 1170,
Laboratoire Ethnobiologie-biogéographie du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris.

123
BIBIOGRAPHIE

Catalogue de l’exposition «Voyage vers l’île mystérieuse, de la Polynésie à l’île de


Pâques», Musée d’Aquitaine, Bordeaux, 1996, Erizzo editrice, Venise.

•Chattaway M., 1948 The wood anatomy of the Proteaceae, Australian Journal of
Scientific Researches, Series B, Biological Sciences, Vol 1, n°3, p 279-302.
•Fischer S.R., 1993 A provisional inventory of the inscribed artifacts in the three
rapanui scripts, in Easter Island Studies, contribution to the history of Rapanui in
memory of William T. Mulloy, edited by Steven Roger Fischer. Oxbow monograph 32,
Oxbow Books, p 177-181, Oxford.
•Fischer S.R., 1997 Rongorongo, the Easter Island script ; history, traditions, texts.
Oxford Studies in Anthropological Linguistics., Clarendon Press, Oxford.
•Flenley J. R et alii, 1991 The late quaternary vegetation and climatic history of
Easter Island, Journal of Quaternary Science, 6 (2) : 85-115.
•Orliac C. et Vitalis-Brun A., 1989 Etude au microscope électronique à balayage de
prélèvements effectués sur des objets de l’île de Pâques expédiés par H. Lavachery
en 1933 (Documents des collections du Musée de l’Homme). CNRS URA 275, rap-
port multigraphié, 12 pages, Paris.
•Orliac C., 1990, Des arbres et des dieux, choix des matériaux de sculpture en
Polynésie, Journal de la Société des Océanistes 90-1, pp. 35-42. Musée de l’Homme,
Paris.
•Orliac C., 1993, Types of wood used in Rapanui carving, in Easter Island Studies,
contribution to the history of Rapanui in memory of William T. Mulloy, edited by
Steven Roger Fischer. Oxbow monograph 32, Oxbow Books, p 201-205, Oxford.
•Orliac C., 1994 : Reflections on the use of Thespesia populnea as wood for carvings
on Easter Island. Rapa Nui Journal. vol 8, n°3, p 61-62. Los Osos, California.
•Orliac C., 1998 Données nouvelles sur la composition de la flore de l’île de Pâques,
Journal de la Société des Océanistes n° 107, p 135-143, Musée de l’Homme, Paris.
•Orliac C., 1999 - The woody vegetation of Easter Island between the early 14th to
the mid-17th centuries AD in Easter Island Archaeology : Essays in Early Rapa Nui
culture edited by Christopher M. Stevenson and William S. Ayres. Easter Island
Foundation, Los Osos, California.

124
L’écriture rongorongo
de l’île de Pâques

En 1864, le Français Eugène Eyraud, frère convers et premier habi-


tant non-polynésien connu de Rapa Nui, rapporta à son supérieur à Paris
qu’il avait vu “dans toutes les maisons” de l’île de Pâques des centaines
de tablettes et bâtons gravés de milliers de figures hiéroglyphiques1.
Deux ans plus tard, il n’en restait qu’un petit nombre. La plupart des
rongorongo, comme ces objets singuliers furent appelés par la suite,
avaient déjà été brûlés, cachés dans des souterrains, ou adroitement
cannibalisés, récupérés pour devenir des planches de bateau, des lignes
de pêche ou des écheveaux honorifiques de cheveux humains : le petit
nombre de survivants rapanui des raids d’esclaves et des contagions
n’avaient plus peur du tapu ancien sur les objets.
Quand Eugène Eyraud mourut de tuberculose, quatre ans plus tard
en 1868, sur Rapa Nui, ses compagnons missionnaires, qui n’étaient
arrivés qu’en 1866, ne savaient rien de l’existence de ces tablettes et de
ces bâtons. Le rongorongo demeura le secret le mieux gardé des habi-
tants insulaires.
L’écriture rongorongo est l’une des plus fascinantes du monde.
C’est surtout parce qu’elle est la seule écriture indigène de l’Océanie
antérieure au vingtième siècle et aussi parce qu’elle représente l’une des
manifestations graphiques les plus éloquentes du monde. La plupart des

1 On peut lire les détails historiques de l’écriture rongorongo dans Fischer 1997a, pp. 1-263.
inscriptions rongorongo se composent de lignes parallèles de signes ou
glyphes représentant des figures humaines, des oiseaux, des poissons,
des plantes, des figures géométriques, etc. Ces glyphes de la dimension
d’un ongle étaient traditionnellement gravées sur de grands bâtons de
guerre, sur des tablettes de bois flotté, sur de petits “Hommes-Oiseaux”
en bois et sur d’autres statuettes, sur des pectoraux, sur des pagaies
cérémonielles et même sur des crânes humains. Des glyphes rongoron-
go figuraient aussi dans le répertoire des tatouages spéciaux pour les
experts rongorongo. Sur ces bâtons et sur ces tablettes, deux lignes qui
se suivent se retrouvent tête-bêche; cette orientation oblige le lecteur à
tourner l’objet à 180° au bout de chaque ligne de glyphes, évidemment
pour permettre de lire sans interruption et pour éviter de rendre confuse
la lecture des lignes parallèles. Au premier regard, le rongorongo offre
un défilé fantastique d’hiéroglyphes et, pendant plus de 130 ans, de
nombreux savants distingués de beaucoup de pays essayèrent de décou-
vrir ce qu’évoque cette parade hiéroglyphique.

En 1869 les inscriptions rongorongo furent “redécouvertes” : leur


second découvreur européen fut l’évêque catholique légendaire de
Tahiti, Tepano Jaussen. Soupçonnant que les inscriptions rapanui pour-
raient révéler les origines anciennes de ses convertis polynésiens,
l’évêque amassa bientôt la plus grande collection de rongorongo. Les
nouvelles de leur existence arriva à Santiago de Chili et, de là, en Europe.
Presque du jour au lendemain, le rongorongo devint l’objet d’une atten-
tion scientifique passionnée ; cette énigme cérébrale unique captiva et
défia les esprits les plus pénétrants de l’époque, y compris Thomas
Huxley en 1870. Naturalistes, historiens, épigraphistes, anthropologues,
linguistes, tous s’acharnèrent à lire l’illisible.
Ce n’est qu’à cause du rongorongo que le fameux savant russe
Miklukho-Maklai, en route pour son séjour historique en Nouvelle-
Guinée, visita Rapa Nui, Mangareva puis Tahiti en 1871. En 1914 et
1915, l’une des premières motivations de leur expédition Mana à Rapa
Nui pour les Britanniques Scoresby et Katherine Routledge, fut la
recherche de nouveaux artefacts rongorongo et la découverte des ori-
gines vraies de l’écriture de cette île. Le rongorongo inspira aussi une

126
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

expédition franco-belge bien connue, menée en 1934 et 1935 par un


anthropologue suisse renommé, Alfred Métraux. Cependant il est beau-
coup plus qu’un objet d’investigation scientifique. Comme Paul Bahn et
John Flenley l’ont récemment écrit, le rongorongo est “le seul mystère
authentique qui reste du passé de l’île”2.

Le “mystère” a enfin été levé, et nous en avons la preuve : en fait le


rongorongo n’est qu’un phénomène assez récent sur l’île de Pâques. En
1770, les Espagnols, qui furent les deuxièmes visiteurs étrangers à l’île,
rédigèrent une proclamation d’annexion et, utilisant le langage par
signes pendant cette cérémonie formelle, encouragèrent les habitants à
“signer”. Quand les Rapa Nui eurent tracé leurs marques curieuses à la
plume, apparemment en imitation incompréhensible des traits espa-
gnols, ils semblèrent sentir le mana étranger qui demeurait dans cette
merveille de l’écriture, accouplant langage humain et art graphique.
Autant que l’on sache, aucun autre peuple du Grand océan à cette
époque n’avait d’écriture: il n’était nul besoin d’écriture en Océanie.
Lorsque les Espagnols, le même jour, quittèrent l’île de Pâques, les
habitants de Rapa Nui tentèrent apparemment d’invoquer le puissant
mana de ces étrangers de la même façon : ils gravèrent dans le bois des
séries linéaires de petits glyphes. Pour cela ils utilisèrent les motifs tirés
de l’inventaire des pétropglyphes de leur île, le plus riche de Polynésie,
comme on le considère aujourd’hui.
Ainsi, cette écriture de l’île de Pâques, unique, est finalement rede-
vable au contact européen pour son inspiration, pour sa linéarité et pour
le sens de sa lecture3. Mais les glyphes rongorongo, leur mécanisme
intérieur, leurs textes et leur emploi rituel restent le produit de l’ingénio-
sité rapanui.

2 Voyez Bahn et Flenley 1992, pp. 203-207.


3 L’évidence cumulative pour cet argument est à lire en détail dans Fischer 1997a, pp. 363-376.

127
Il semble que le rongorongo ait fleuri pendant trois générations
seulement, des années 1770 ou 1780 au milieu des années 1860,
moment où mourut l’ancienne société. Le nom de plus d’une centaine
d’experts rongorongo a survécu, ainsi que de nombreux rapports sur les
rites et sur les coutumes rongorongo encore en mémoire vivante dans la
deuxième décade du vingtième siècle. Sans nul doute le rongorongo a
constitué l’un des phénomènes sociaux rapanui les plus importants de
cette première moitié du dix-neuvième siècle.
Aujourd’hui il ne reste que vingt-cinq artefacts authentiques et
connus, gravés de glyphes rongorongo. Dès le dix-neuvième siècle, les
ouvrages de la seule bibliothèque indigène de la Polynésie avaient été
pillés et dispersés dans des musées ou des institutions aussi éloignés de
l’île de Pâques que Saint-Petersbourg et Londres. A Rapa Nui même ne
se trouve aucun objet rongorongo authentique. Chacun des artefacts sur-
vivants montre entre 2 et 2320 glyphes. Il existe ainsi plus de 14000
glyphes dans le corpus des rongorongo.

Les lectures du rongorongo


Les tentatives4 pour déchiffrer les inscriptions rongorongo5 furent
nombreuses. Au milieu du dix-neuvième siècle, au moment de leur
découverte, plusieurs savants interrogèrent avec empressement les rares
Rapanui survivants pour savoir s’ils possédaient encore une connaissan-
ce directe de première main de cette écriture. Les Rapanui vivant à Tahiti
étaient d’un intérêt particulier, eux qui prétendaient avoir reçu une ins-
truction élémentaire dans l’une de ces soi-disantes “écoles rongorongo”
de leur île. Cependant on ne put obtenir aucune lecture digne de
confiance d’un rongorongo par un informateur rapanui.

4 Pour les détails du déchiffrement scientifique des rongorongo, voyez Fischer 1995a et 1995b.
Il est le premier à avoir obtenu l’approbation de presque tous les spécialistes de l’Océanie et de
la linguistique. Ce déchiffrement a aussi attiré l’attention de la presse mondiale.
5 Même dans les pages du Bulletin de la S.E.O. on a pu lire des articles sur le rongorongo de
l’île de Pâques, écrits par l’ancien Président Ahnne, en 1933, 1935 et 1936 (BSEO 47, 55 et 56).

128
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Divers savants de plusieurs pays se lancèrent alors dans la


recherche afin de trouver une écriture parente de celle du rongorongo.
Avec cette méthode ils espérèrent que les valeurs de sons connus pour-
raient fournir la “clé”. Dans les années 1930 le monde fut abasourdi par
la prétention suivante d’un savant hongrois vivant à Paris : le rongorongo
de l’île de Pâques descendrait de l’écriture de la vallée de l’Indus et date-
rait approximativement de 2.000 avant J.-C. Cette “hypothèse de la vallée
de l’Indus”, comme elle vint à être connue, fut, bien sûr, par la suite,
réduite au silence par ceux qui rappelèrent les réalités du temps et de
l’espace, 4.000 ans et presque la moitié du tour du monde. A l’Age du
diffusionnisme anthropologique, d’autres “experts” dans pontifièrent :
le rongorongo se serait développé à partir de l’écriture chinoise ancien-
ne; ou de l’écriture pré-inca du Pérou (et ce fut le motif pour l’expédi-
tion de Thor Heyerdahl) ; ou encore de l’ancien hébreux, ou de l’ancien
phénicien, ou de l’ancien allemand, ou de l’ancien norvégien et de beau-
coup d’autres langues… Il y eut ceux qui étaient convaincus que le ron-
gorongo représenterait un des vestiges de l’antique bibliothèque jadis
magnifique du soi-disant “continent perdu de Lémurie”. Et jusque dans
les années 1960, l’on dit que - comme les statues en pierre, les fameux
moai - les objets rongorongo auraient été gravés par les rayons laser
d’extraterrestres en visite sur l’île. Cependant, il est finalement devenu
évident à tous, sauf aux incorrigibles, que le rongorongo est un orphelin
rapanui, sans parent scriptural, ni vivant ni mort. Et au milieu du ving-
tième siècle seuls des déchiffreurs prétendus de l’écriture de l’île de
Pâques se désespèrent encore dans leurs publications de ne jamais pou-
voir lire “le seul mystère authentique qui reste du passé de l’île”…
C’est alors que la science moderne arriva.

Des épigraphistes commencèrent dans les années 1950 une enquête


sérieuse et détaillée de la structure interne du rongorongo selon les der-
nières techniques de leur science. Les recherches des épigraphistes russes
de l’ancien Leningrad et surtout celles de l’anthropologue allemand
Thomas Barthel à Tübingen offrirent des aperçus nouveaux et importants6.
Barthel fut le premier à cataloguer chaque glyphe rongorongo et à décrire
6 Voyez particulièrement Barthel 1958.

129
les paramètres formels de l’écriture, à fournir les reproductions tex-
tuelles de presque toutes les inscriptions ; il fut capable de démontrer,
travaillant sur l’oeuvre d’Alfred Métraux, que l’inventaire rongorongo se
compose, approximativement, de 120 glyphes de base pouvant se com-
biner et offrir entre 1200 et 2000 glyphes composés qui se répètent
alors en inscriptions de façon significative.
Mais que disent les inscriptions rongorongo ? Barthel à Tübingen et
les savants de Leningrad aboutirent à de nombreuses spéculations inté-
ressantes dans les années 1950 et 1960. Mais, au bout du compte, les
inscriptions restèrent aussi muettes que les moai de l’île de Pâques.

Pendant l’enquête intensive de l’auteur, alors qu’il examinait


presque chaque inscription de l’île de Pâques in situ et s’efforçait de
recueillir ainsi la première documentation complète du phénomène
rongorongo tout entier7, se présenta la “pierre de Rosette” de cette écri-
ture. C’était le “bâton de Santiago”, un sceptre en bois de 126 cm de lon-
gueur et d’environ 6 cm d’épaisseur et d’un poids de plus de 2 kg, rame-
né par la marine chilienne en 1870 pendant sa visite historique à Rapa
Nui. Montrant approximativement 2.320 glyphes gravés, le “bâton de
Santiago” est l’inscription rongorongo la plus longue qui ait survécu. Il
est aussi le rongorongo le plus étonnant. Quand les Rapanui, qui
venaient de se convertir au christianisme, offrirent le “bâton” aux offi-
ciers, ils montrèrent le ciel puis le “Bâton” ; les officiers eurent immé-
diatement l’impression que, comme leur commandant l’écrivit plus
tard : “ces hiéroglyphes rappelaient quelque chose de sacrée”.
Maintenant la science peut l’analyser.
Le “bâton de Santiago” est le seul artefact rongorongo qui marque
des divisions textuelles, révélant, par intervalles, 103 traits verticaux (cf.
ill. 1.) Chaque glyphe à droite d’un trait vertical, c’est-à-dire chaque
glyphe commençant l’une de ces divisions textuelles, montre un suffixe
phallique. Ainsi l’on doit prendre conscience de deux faits : d’abord, le
rongorongo, en imitation apparente de l’écriture occidentale, se lit de

7 Fischer 1997a. Une vulgarisation du déchiffrement de l’écriture rongorongo pour non-spécia-


listes a été publiée par l’auteur à New York (Fischer 1997b).

130
gauche à droite, comme des informateurs rapanui l’avaient déclaré il y
a plus d’une centaine d’années et comme l’a constaté depuis l’analyse
interne de ces inscriptions ; ensuite, ce suffixe avait été identifié comme
phallus par un informateur rapanui dans les années 1870 déjà. De plus,
dans chacune des divisions définies par l’un de ces traits verticaux,
presque chaque troisième glyphe porte un tel suffixe phallique. Aucune
division ne conclut avec un glyphe portant un phallus. Aucun glyphe
pénultième ne montre un phallus. Aucune division n’a moins de trois
glyphes. Et à peu près toutes les divisions comprennent des multiples de
trois glyphes. Que veut dire tout cela ?
Cela signifie que le texte fondamental du “bâton de Santiago” pos-
sède une structure de triade, c’est-à-dire de groupements répétés de
trois glyphes chacun, et que le premier glyphe de chacune de ces triades
doit montrer un phallus.
Deux tablettes rongorongo (qui ne sont pas des bâtons) révèlent
une structure identique à celle-ci : elles montrent un suffixe phallique
sur presque chaque troisième glyphe, mais il leur manque les traits ver-
ticaux pour les divisions textuelles comme sur le “bâton”. L’une de ces
deux tablettes est le verso de la “petite tablette de Santiago”. L’autre est
le seul côté lisible de la “tablette 1 de Honolulu”.
L’identification interne de telles triades glyphiques sur trois artefacts
rongorongo différents me permit de suggérer la formule épigraphique
X1YZn comme rapport abstrait de leur message caché. Dans celle-ci, X
représente le glyphe qui porte le phallus ; le 1 superlinéaire indique le
phallus ; Y est le deuxième glyphe d’une triade ; Z est le troisième glyphe
d’une triade ; et n est la constante, signifiant la répétition de la structure
de triade. Une confirmation, tout à fait extérieure à cette découverte
structurale, m’a permis ensuite de donner un son aux glyphes.
En 1886, des officiers de la marine américaine en visite prièrent
Daniel Ure Va‘e Iko, un vieux Rapanui, de réciter en chantant, la photo-
graphie d’une tablette dans les mains, un chant rongorongo tradition-
nel ; il leur donna ‘Atua mata riri ou “Dieu aux yeux fâchés”. Ce chant
traditionnel, mais linguistiquement contaminé, compte 41 copulations et
leurs conséquences dans une structure rhétorique qui se répète, la
voici : “La Terre s’accoupla avec le poisson Ruhi le Paralyseur: Il en

131
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

naquit le soleil.” ‘Atua mata riri révèle aussi la même structure de triade
identifiée dans les trois inscriptions rongorongo, X1YZ (cf. ill. 2). Le
copulateur est X ; la phrase “s’accoupla avec” est le 1 superlinéaire ; la
compagne de la copulation est Y ; et le fruit de cette copulation est Z.
En effet, la formule X1YZ reproduit, en abrégé, la structure rhéto-
rique et fondamentale de la plupart des chants polynésiens de procréa-
tions et de généalogies : quelqu’un ou quelque chose s’accouple avec
quelqu’une ou quelque chose, et le fruit de cette copulation est un
enfant, qui pourrait être humain ou surnaturel, une plante, un poisson,
un oiseau, ou même le soleil. Dans tous les chants polynésiens anciens,
c’est exactement de cette façon que l’univers, avec la multitude de ses
manifestations, tire son origine.
Les trois inscriptions rongorongo qui répètent cette structure X1YZ
(ou X1YX) seraient alors, logiquement, en rapport avec le chant de pro-
création ou de la cosmogonie rongorongo traditionnelle entonné par
Daniel Ure Va‘e Iko, et donc avec les chants de procréations ou des cos-
mogonies identiques : le glyphe X s’accouple avec le glyphe Y, comme le
phallus l’indique, et le fruit de cette copulation est le glyphe Z ou encore
un glyphe X.

Cette première découverte signifie que l’écriture rongorongo est


une écriture mixte : elle est à la fois logographique et sémasiographique.
Logographique en ce que le glyphe X représente un objet physique :

132
il est un seul mot ou un groupe de mots que le glyphe identifie (comme
“‘Atua mata riri” ou “Dieu aux yeux fâchés” entendu dans le chant de
1886) ; mais aussi sémasiographique en ce que le phallus, attaché au
glyphe X logographique, fournit directement une communication visuel-
le, sans recours au langage, de la phrase verbale “s’accoupla avec”. Ici,
le suffixe phallique, le 1 superlinéaire, ne représente pas un objet -
comme X, Y, ou Z - mais une action.
En poursuivant selon cette méthode dans le déchiffrement, je pus
provisoirement analyser et lire phonétiquement, entre autres, une autre
triade significative des glyphes de base du “bâton de Santiago” : “Tous
les oiseaux s’accouplèrent avec de poissons : il en naquit le soleil.” (cf.
ill. 3.) Cette procréation est manifestement semblable à l’une des 41
récitées en 1886 par Daniel Ure Va’e Iko : “La Terre s’accoupla avec le
poisson Ruhi le Paralyseur : il en naquit le soleil.”
Une recherche ultérieure montra que cette découverte, d’abord
limitée aux trois artefacts du “bâton de Santiago”, de la “petite tablette
de Santiago” et de la “tablette 1 de Honolulu”, comprend en vérité le
déchiffrement réussi d’à peu près toutes les inscriptions rongorongo - si
“déchiffrement” signifie la découverte d’une clé pour lire une écriture
jusqu’ici illisible. J’ai trouvé ainsi que cette même triade de procréation
lue sur le “bâton de Santiago” : “Tous les oiseaux s’accouplèrent avec
des poissons : il en naquit le soleil”, est reproduite sur une tablette ron-
gorongo, mais dans une version différente de celle du “bâton” - il y man-
quait le phallus sur le glyphe X, le père de la copulation. Par la suite une
étude montra de nombreux exemples de triades de procréation sur tous
les trois artefacts mentionnés plus haut (c’est-à-dire ceux qui montrent
le phallus) et reproduits sur d’autres artefacts rongorongo qui omettent
le phallus. Parfois les glyphes X et Y d’une procréation se combinent
dans le glyphe Z de façon à produire un résultat qui incorpore les deux
parents ou des éléments des deux. L’évidence la plus forte de l’existence
des triades de procréation auxquelles manque un phallus sur leur
glyphe X est peut-être la segmentation fréquente de la plupart des ins-
criptions rongorongo dans des groupements naturels de trois glyphes.
Cette segmentation révèle souvent la structure XYXn qui répète le père
comme issu de l’accouplement.

133
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Cela signifie que presque toutes les 25 inscriptions rongorongo sur-


vivantes sont des chants de procréations, généralement du type X1YZ ou
XYZ - c’est à dire d’inscriptions qui se composent de nombreux groupe-
ments de trois glyphes chacun, avec ou sans un phallus sur leur premier
glyphe (glyphe X) ; que chaque triade ou groupement d’un chant de pro-
création répète la formule de rhétorique dans la langue de l’ancien rapa-
nui : X ki ‘ai ki roto ‘o Y: ka pu› te Z, c’est-à-dire «X s’accoupla avec Y :
il en naquit Z.» On est maintenant en position de pouvoir fournir de
nombreux textes traduits de cette façon provisoire (cf. ill. 4). Seules les
inscriptions rongorongo de second ordre semblent comprendre
quelque chose de différent d’un chant de procréation : une ligne ou
deux glyphes sur un pectoral, une ligne sur une rame, un calendrier
lunaire, des segments fréquents qui commencent avec un homme assis
devant un bâton vertical, des phrases isolées sur la statuette d’un
“Homme Oiseau”, et des glyphes divers sur des crânes et d’autres arte-
facts.
85% du corpus rongorongo se compose approximativement de
chants de procréation du type X1YZ ou XYZ - autant qu’on puisse l’esti-
mer en ce moment. Parce que tous ces artefacts rongorongo ont survécu
au hasard, on peut supposer que la plupart de ces “centaines” de bâtons
et tablettes gravés et que Eugène Eyraud vit à Rapa Nui en 1864 renfer-
maient de chants de procréations.

134
L’écriture rongorongo de l’île de Pâques n’était pas simplement un
aide-mémoire pour se remémorer les chants antérieurement appris par
coeur8. Les anciens prêtres rapanui lurent le rongorongo, mot à mot et
phrase après phrase, et ils composèrent et ils créèrent dans l’écriture.
Enfin commence-t-on, même lentement et provisoirement pour le
moment, à lire le rongorongo.

Steven Roger Fischer

BIBLIOGRAPHIE

•Ahnne, Edouard (1933) : “Les hiéroglyphes de l’île de Pâques” BSEO, nº 47,


pp. 185-193.
•Ahnne, Edouard (1935-1936) : “Les “Bois parlants” de l’île de Pâques”. BSEO, nº
55, pp. 537-542, et nº 56, pp. 583-588.
•Bahn, Paul, et John Flenley (1992) : Easter Island, Earth Island. Thames &
Hudson, London.
•Barthel, Thomas S. (1958) : Grundlagen zur Entzifferung der Osterinselschrift.
Abhandlungen aus dem Gebiet der Auslandskunde 64, Reihe B, vol. 36. Cram, de
Gruyter & Co., Hamburg.
•Fischer, Steven Roger (1995a) : “Preliminary Evidence for Cosmogonic Texts in
Rapanui’s Rongorongo Inscriptions”. Journal of the Polynesian Society, nº 104, pp.
303-321.
•Fischer, Steven Roger (1995b) : “Further Evidence for Cosmogonic Texts in the
Rongorongo Inscriptions of Easter Island”. Rapa Nui Journal, nº 9, pp. 99-107.
•Fischer, Steven Roger (1997a) : Rongorongo: The Easter Island Script. History,
Traditions, Texts. Oxford Studies in Anthropological Linguistics, vol. 14. Oxford
University Press, Oxford. Consultez cette oeuvre pour la bibliographie la plus com-
plète sur le rongorongo.
•Fischer, Steven Roger (1997b) : Glyphbreaker. Copernicus, New York.
•Jaussen, Florentin Etienne (Tepano) (1935-1936) : “Les bois parlants de l’île de
Pâques”. BSEO, nº 55, pp. 537-542, et nº 56, pp. 583-588 (édités par E. Ahnne).
•Métraux, Alfred (1940) : Ethnology of Easter Island. Bernice P. Bishop Museum
Bulletin, vol. 160. Bishop Museum Press, Honolulu.
•Métraux, Alfred (1941) : L’Ile de Pâques. Gallimard, Paris.
•Métraux, Alfred (1958) : “Le déchiffrement des tablettes de l’île de Pâques”. La
Revue de Paris, nº 6, pp. 118-126.

8 Tel était l’évaluation d’Alfred Métraux dans les années 1930 (Métraux 1940, 1941) ; elle est
encore citée par des savants aujourd’hui, même si, dans les années 50 et 60, Métraux a conclu
que le rongorongo est une écriture véritable et non un aide-mémoire après tout (Métraux 1958,
pp. 118 ; voyez aussi Fischer 1997a, p. 170).

136
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

ILL.4 : traduction provisoire de quelques procréations rongorongo


(avec et sans phallus sur le glyphe X , le “père”).

Steven R. Fischer, directeur de l’Institute of Polynesian Languages and Literatures, édite à Auckland depuis
1991 un bulletin, “ Rongorongo Studies - a forum for Polynesian Philology ”. La collection complète de ce
périodique ainsi que “ Rongorongo, the Easter Island script, History, Traditions, Texts ” qui vient d’être publié
dans la prestigieuse collection d’Oxford Studies in Anthropological Linguistics, se trouvent dans la biblio-
thèque de la Société. Nous remercions Steven R. Fischer d’avoir bien voulu participer à notre Bulletin SEO en
écrivant cet article en langue française, texte revu par Chantal Canadas et Denise Koenig.

137
Recherche archéoastronomique
à l’île de Pâques :
mythe du lithisme solaire des Pascuans
et perspectives archéoastronomiques

Les structures les plus imposantes sur Rapa Nui sont les plates
formes cérémonielles, les ahu. Plus de trois cents d’entre elles, variant
en longueur de quelques mètres à presque 150 mètres, sont maintenant
connues, et approximativement 90% d’entre elles sont localisées à
moins de 100 mètres de la côte au tracé chaotique. Les plus anciennes
plates formes datent probablement des premières années de l’occupa-
tion de l’île. Plusieurs ahu, mais cependant pas tous, devaient supporter
un ou plusieurs moai dont le regard protecteur était tourné vers un
proche village à l’intérieur des terres. A un moment donné de l’histoire,
au moins quinze moai occupaient l’ahu le plus long et le plus grand, le
Tongariki. Cependant, au cours des guerres intestines qui commencè-
rent à la fin du XVIIe siècle, tous les moai furent renversés : vers le milieu
du XlXe siècle, aucune statue n’était plus debout. Leur découverte suscita
bien des interrogations. Certains tentatives d’explication avancèrent
l’existence d’un culte solaire ancien.
L’île de Pâques compte plus d’un mystère, c’est bien connu. Le
«reflet de l’opinion» de l’aspect mythique de l’île pascuane, certes
quelque peu caduque depuis certaines clarifications, est assez bien
représenté dans la littérature ethnologique des auteurs piqués d’astro-
nomie qui se sont mis en quête d’un imaginaire solaire d’origine lithique
et mythologique. Un Roggeveen n’avait-il pas, déjà, évoqué comme
d’autres l’avaient fait ailleurs, lors du premier contact un culte solaire
Document Cruchet.
qui devait marquer les représentations du ciel pascuan, lorsque l’île
devint «la chose» de certains ethnologues en mal d’un comparatisme
renforcé par la proximité des cultures du Nouveau Monde précolom-
bien. D’autres ont suivi, mais, après le mythe établi en partie par l’expé-
dition norvégienne des années 50, les recherches plus scientifiques, qui
furent menées entre autres par William Liller, arrachèrent un pan de la
mythologie solaire pour ouvrir une nouvelle brèche dans la pensée
archéoastronomique.

Le mythe des premières découvertes


en archéoastronomie
le rêve solaire dans la littérature ethnologique
de l’île de Pâques
La première personne à noter sérieusement les sites astronomiques
fut probablement Katherine Routledge. Un rocher plat sur la péninsule de
Poike, papa ui hetu’u, ainsi qu’une caverne au nord de Hangaroa, ana ui
hetu’u, étaient, lui avait-on dit, les endroits pour «observer les étoiles»
(ui hetu’u) où les prêtres astronomes enseignaient à leurs apprentis les
étranges mouvements du cosmos. Métraux évoqua également les deux
observatoires astronomiques : l’observatoire de Ana ui hetu près de l’ahu
Okahu, sur la côte ouest, et celui de Poike, sur la côte Est.

Les “pierres du soleil” de Thor Heyerdahl


à Orongo
Cependant, les premières investigations objectives d’instruments ou
de structures d’observation furent faites par les membres de l’expédition
archéologique norvégienne de 1955-56. Les trois trouvailles les plus
remarquables furent : 1) un groupe de quatre cavités taillées dans le lit
rocheux à Orongo ; 2) les orientations de deux plates-formes empier-
rées à Tepeu ; 3) les orientations des deux grands ahu à Vinapu. Leurs
résultats ont été résumés brièvement, par William Liller, comme suit.
Dans son examen de l’important village ancien d’Orongo, Edwin
Ferdon nota un curieux groupe de quatre cavités, dont trois étaient
manifestement taillées de main d’homme. Elles occupaient un restant

140
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

arrondi du lit rocheux affleurant près de la «structure 1», supposée être


un ahu (plate-forme cérémonielle) très ancien. De ses observations,
Ferdon déduisit que ces cavités avaient été positionnées pour pointer
vers les levers solaires au moment des solstices et des équinoxes, et par
conséquent il les appela «pierres du soleil»(fig.1).
Dans son étude d’un groupe d’ahu représentatifs, Carlyle Smith
découvrit que les deux plates-formes centrales à Tepeu, à quelques kilo-
mètres au nord de Hangaroa, étaient orientées de façon à ce que les huit
moai qui s’y trouvèrent un jour dressés fassent directement face au soleil
levant le jour le plus long de l’année, c’est-à-dire à la date du solstice
d’été.
Le mythe solaire pascuan qui prenait forme était dorénavant entéri-
né par le rapport ethnologique.

Des pierres solaires à l’homme-oiseau,


selon Robert Dehon
Dans les perspectives ouvertes par l’archéologie norvégienne, la lit-
térature francophone n’est pas en reste. Robert Dehon, en 1979,
reprend les trouvailles norvégiennes pour en faire le fer de lance d’une
archéoastronomie définitivement solaire, dans son article «Le soleil
dans les yeux», où il établit la corrélation entre le gnomon solaire et les
rites pascuans. Du côté des légendes, le site d’Orongo est lié aux céré-
monies du culte de l’homme-oiseau, lui-même proche des rites du dieu
Make-Make, nous dit-il. Il s’appuie sur l’ordonnance des dates qui trou-
ve sa source dans les observation du rythme solaire. Reprenant Ferdon,
le coéquipier de Heyerdahl: «A la lumière de la découverte d’un instru-
ment d’observation solaire à Orongo, il est possible que les cérémonies
étaient déterminées par le Soleil, et débutaient au solstice d’été ou
immédiatement après, pour arriver à leur comble avec l’arrivée de
l’équinoxe en septembre», Robert Dehon relève «précisément quand les
jeunes Pascuans concourent à ramener l’œuf de l’oiseau manutara».
Il n’est fallait pas moins pour que Jean Bianco n’en établisse sa
théorie «personnelle» sur la religieux des Pascans en particulier et des
Polynésiens en général.

141
La généralisation du mythe
plus d’un demi siècle de certitude

C’est au début du siècle que fut établit le parallèle entre les


constructions mégalithiques océaniennes (orientées aux équinoxes et
solstice selon certains auteurs tels que Rivers) et le cycle annuel des
festivités. Parce que l’anthropologue américain Rivers établit un lien
entre les rites de mort et de renaissance (qu’il confondait avec les
cultes solaires) en Nouvelle-Bretagne, aux îles Bismarck, dans les îles
Salomon britanniques et aux Nouvelles-Hébrides, il en conclut l’exis-
tence d’un culte commun ayant été à l’origine de préoccupation solaire.
Pour Rivers, l’association de la diffusion des cycles cultuels à la présen-
ce des structures mégalithiques, suggérait que «les immigrants auquel
le culte solaire appartient ont pu aussi être le peuple qui introduisit l’art
de construire les structures de pierre qui ont tant excité la curiosité des
visiteurs de la Polynésie». Plus d’un demi-siècle après l’Américain
Rivers, Jean Bianco confortait le mythe à grand renfort de comparaison
et de citation des premiers contacts. L’auteur nous confie sa «théorie
personnelle» en ces termes : «Je pense que la religion des Polynésiens
était semblable au shintoïsme japonais ou à la mythologie-religion des
Grecs, reprise par les Romains». Persuadé que les glyphes rongorongo
sont des signes comparables à l’écriture maya, à laquelle se consacre
Thomas Barthel, représentant «certaines constellations ou planètes»
que la mythologie restitue sous forme de légendes, Bianco reprend les
paroles de Moerenhout, probablement le plus comparatiste des ethno-
graphes du XIXe siècle. Ces légendes «qui ont toutes [...] trait au déve-
loppement et à l’application des phénomènes physiques et astrono-
miques cachés en elles sous un sens allégorique des plus difficiles à
pénétrer aujourd’hui et presque entièrement ignoré même du plus
grand nombre des Indiens, qui n’y voient plus que le récit véridique de
la vie et des actions merveilleuses de leurs divinités et de leurs héros
déifiés».

142
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Les protagonistes du mythe solaire pascuan, ou de sa généralisation


polynésienne, reprenaient non seulement Moerenhout, mais aussi les
auteurs anglo-saxons qui ont participé de l’élaboration du mythe solaire
polynésien. Bien évidemment la généralisation du type de celle de
Bianco s’est cantonnée à la perspective marginale d’un archaïsme eth-
nographique vieux de cent ans. C’est dire combien une certaine littéra-
ture ethnologique publiée dans les revues scientifique jusqu’au années
70 fut tributaire des représentations séculaires.
Ces représentations du ciel pascuan, en particulier, et du ciel poly-
nésien en général, allaient-elles perdurer dans le deux dernières décen-
nies du XXe siècle où de véritables recherches scientifiques allaient être
menées ?

Louis Cruchet
(à suivre)

143
Y a-t-il encore
quelque chose à dire
sur Rapa Nui ?

J’entends déjà les lazzis que ma prétentieuse intervention va susciter


chez les passionnés de l’île de Pâques. Et des hourvaris, ou le silence
méprisant, des professionnels spécialisés. De nombreux ethnologues,
autoproclamés ou diplômés, mais compétents, ont en effet déjà longue-
ment et largement parcouru l’île, réfléchi sur ses mystères et publié le
résultat de leurs analyses, seulement fondées, il faut le reconnaître, sur
les bribes de confidences de descendants des quelques rares survivants
de la population originale, ou comme dit A. Métraux, sur “ les vestiges
épars d’une religion… disparue ”. Nombreuses encore sont les gloses
dont ces analyses ont fait l’objet, quelquefois de la part “d’amateurs
pressés” ou même de télépathes n’ayant pas mis le pied sur l’île, proba-
blement pour préserver la virginité de leur point de vue et éviter qu’il ne
soit contredit par la dure réalité des faits. Il est possible que l’air de Rapa
Nui, ou bien je ne sais quelle particularité tellurique, procure à l’intellect
toutes sortes de bienfaits, peut-être même une espèce d’exaltation de
l’imagination. Ou l’engourdissement de l’esprit critique... Le dilettante
que je suis en aurait alors probablement été victime... En tout cas, il ne
sera pas question ici des rongorongo. […]

Nous avions déjà fait plusieurs fois le tour de l’île, y compris, à


pied, la côte nord-ouest depuis le majestueux te Peu jusqu’à Anakena,
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

photographié un grand nombre de ahu et leurs moai couchés sur le sol


dans la pierraille, les yeux vides et le visage rongé par le vent et les
embruns, nous avions longuement écouté la profonde respiration de
l’océan depuis les abris rupestres d’Orongo et nous nous interrogions,
comme beaucoup avant nous, sur la vie, ou la survie, de ce peuple
condamné par l’histoire et la géographie à un exil de quinze siècles sur
ce rocher battu par les vagues, isolé au beau milieu de cette solitude
marine à laquelle les moai tournaient le dos, comme pour protéger leur
peuple de l’océan. Mais plutôt, ces moai, détournant leur regard de l’im-
mensité liquide, portant leurs yeux impavides en permanence vers ce
lopin de terre où la rare végétation doit être protégée du vent salé par
des manavai de pierres, ces moai érigés tous les cent mètres ou presque
tout autour de l’île n’étaient-ils pas en fait les gardiens de ce peuple pri-
sonnier, des “miradors” donc, à la fois au sens étymologique espagnol
et au sens claustral que ce mot a pris depuis chez nous? Ils avaient un
rôle religieux et mystique sûrement, mais aussi un rôle politique. Ces
“figures d’effroi” étaient chargées de surveiller la population.

[…] Il devait y avoir eu des contreparties à cette vie recluse. Il fal-


lait un exutoire aux rigueurs du culte des moai. Déjà, il y a les vulves
vénériennes, les komari, gravées sur les rochers d’Orongo. Et celles de
la Pierre de Hiro sur laquelle des chiures d’oiseaux, à moins que ce ne
soient des lichens ou des veines de la pierre, évoquent des traces d’éja-
culations mystiques. On l’appelle aussi la Fontaine de Hiro, bien qu’au-
cune tuyauterie ne subsiste de nos jours. Métraux en parle mais, si je
peux me permettre, non sans une sympathique ingénuité : “Il existe sur
la côte nord, près de l’ahu Mahatua, une pierre avec une perforation
naturelle que les indigènes appellent la “Trompe de Hiro”. Le vent du
nord, dit-on, en tire un son sourd et mélancolique comme celui d’une
conque marine.”
[…] Lavachery parle aussi d’une statue grotesque sculptée dans un
rocher sur la presqu’île de Poike et on peut penser qu’elle avait pu pré-
sider à une espèce de Carnaval, à une fête impie, ou dionysiaque, dans
la montagne, loin des ahu et de leurs sinistres moai. Il fallait y aller jeter
un coup d’œil pour en avoir le cœur net.

145
Lavachery a fait cette excursion. Il a vu la statue mais n’en donne
pas le nom. Ses interlocuteurs locaux, pourtant toujours prolixes,
avaient eux-mêmes, semble-t-il, déjà oublié qu’il s’agissait de Hiro. Ce
maître-dieu polynésien figure pourtant bien dans le panthéon de l’île de
Pâques, à côté du très prestigieux Tangaroa, dieu de la mer. Un cap de
la côte sud porte d’ailleurs précisément leur nom à tous les deux, uni à
celui de Papa, la Terre, et au nord, c’est une baie qui lui est dédiée,
proche de l’anse royale de Anakena.

Métraux rapporte un fragment d’hymne à ce “grand dieu navigateur


des mythes polynésiens, (qui) était à l’île de Pâques le dieu de la pluie...:
O pluie, longues larmes de Hiro,
Tombe,
Frappe le sol,
O Pluie, longues larmes de Hiro !”
Ses informateurs se souvenaient que, “en temps de sécheresse, c’est
sous les auspices du roi que des prières étaient adressées à Hiro pour
faire tomber la pluie”. On ne sait pas si ces séances de prière se dérou-
laient dans un ou des sites particuliers, mais les falaises de Poike surgis-
sent de l’océan à l’est de l’île. C’est le premier relief auquel se heurtent
les alizés chargés d’eau et c’est probablement là que l’île reçoit les
pluies les plus abondantes. C’est une grande étendue d’herbe plutôt ver-
doyante où paissent maintenant les vaches de l’île.

Quoiqu’il en soit, on nous avait donné les bonnes explications.


Passé Vaihu, Akahanga puis le volcan-carrière de Rano Raraku, suivant
la piste vers le nord, nous étions tôt le matin devant la maison des gar-
diens, tout juste à la hauteur de la mythique tranchée où périrent
nombre de Grandes Oreilles, si l’on en croit les légendes. Le chef vacher
buvait le café avec ses cavaliers avant de partir pour sa tournée. Tout
sourire et cordialité, il nous a ouvert le portail et montré, au pied d’un
poteau de la clôture, la cachette où nous retrouverions à notre retour la
clé du cadenas de la pâture en nous priant de bien refermer derrière
nous pour éviter que le bétail ne saisisse l’occasion de se faire la belle.

146
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

Il fait un temps agréablement doux, presque chaud. De gracieux


cumulus de beau temps parcourent le ciel bleu. Nous suivons la piste
défoncée de profondes ornières qui chemine à travers la vaste prairie
vers les trois maunga où Gonzalez aurait planté des croix en 1770 pour
le compte de la couronne d’Espagne, Puakatiki, le plus haut au sud, puis
en allant vers le nord Vai a Heva et le moins élevé, Tea Tea. On monte au
milieu des vaches paisibles. Le paysage impressionnant et désolé de l’île
s’étale sous nos yeux. A nos pied, le Rano Raraku et son lac vert sombre.
Au loin vers l’ouest, la chaîne des collines se fondent dans une brume
légère, à peine ponctuées par l’ombre mobile des nuages, du Terevaka
au nord jusqu’au Rano Kau au sud et les collines qui entourent
Hangaroa. Devant nous, les trois mornes, départs d’un golf de géants
dont le Rano Kau serait le green. De toute part le vieil océan borde de
son ourlet d’écume la côte déchiquetée.

La piste contourne Puakatiki et se perd dans la prairie. Et voilà, bien


visible, Hiro qui garde le passage. Le sculpteur a profité d’une vasque
naturelle creusée dans le rocher pour en faire une bouche goulue.
Lavachery a puisé de l’eau fraîche dans ce réceptacle des “larmes tom-
bées du ciel”. Il a un nez camus, des pommettes saillantes et de grands
yeux rigolards. Son expression sereine et amicale est tout à fait à l’oppo-
sé du hiératisme sévère des moai. On imagine cette bouche gourmande
débordant du kava orgiaque devant une foule d’adeptes vautrés à ses
pieds dans l’herbe grasse de la prairie.
Maintenant seules quelques vaches ruminent sous son œil bien-
veillant. Dans l’ensemble, ce dieu ressemble diablement à Bès l’égyptien,
le génie saugrenu, difforme et grimaçant qui, par sa bonne humeur,
protégeait les hommes des influences malfaisantes et pernicieuses.

Le pique-nique sur l’herbe grasse au pied de ce génie souriant est


l’un de nos meilleurs souvenirs. Nous étions au fond rassurés de penser
que les anciens Pascuans avaient pu, de temps à autre, échapper à la
pesante discipline imposée par le clergé des moai. […]
Puis nous partons vers l’ahu Parehe, l’ahu de pierres blanches.

147
C’est alors que contournant les mornes par l’est, notre regard est
attiré par un alignement de quelques pierres qui auraient pu être un
reste de fondation de quelque chose. Tout près s’amorce un sentier qui
semble monter vers le sommet. Après quelques pas, il débouche sur une
petite pelouse d’herbe verte et tendre. Là nous attend une surprise.
L’émotion nous étreint encore lorsque nous y repensons: A hauteur
d’œil, devant nous, se déroule à flanc de falaise, à peine protégé par la
végétation, bien visible malgré mousses et lichens, un long pétroglyphe.
Il représente la genèse de l’histoire de l’île: Une frise de plusieurs,
peut-être six ou sept, pirogues cheminent de gauche à droite sous le
regard d’une figure de dieu, Make Make ou Hiro, un masque aux grands
yeux étonnés! Incontestablement, la forme de leur voile ne laisse aucun
doute, des pirogues polynésiennes. Nous contemplons avec un enthou-
siasme fébrile et ému la représentation des pirogues de Hotu Matu’a en
route pour le Pito o te Henua, sous la protection de leur dieu tutélaire.

Nous vérifierons bientôt que personne n’a encore relevé ce pétro-


glyphe. Lavachery est passé tout près de là et ses accompagnateurs indi-
gènes ne l’y ont pas arrêté! Il est pourtant très facile d’accès.
Giorgia Lee ne l’a pas répertorié dans son ouvrage pourtant quasi
exhaustif sur l’art pariétal de l’île. Ces pirogues, s’il s’agit bien de
pirogues, sont d’un dessin tout à fait différent des représentations rele-
vées ailleurs.
Orliac se demande s’il ne s’agit pas plutôt de komari, ce qui n’est
pas évident, ou s’il ne s’agit pas d’un faux récent, mais qui ne serait
même pas répertorié comme tel. On peut penser que de prochains cher-
cheurs vont tâcher de tirer tout cela au clair.

On s’étonne qu’une gravure aussi extraordinaire ait pu échapper


aux nombreux spécialistes qui ont parcouru l’île et écrit des études très
approfondies sur les ruines de sa civilisation passée. On a été obnubilé
par les moai, leur production, leur transport, leur érection et leur des-
truction. On les a comptés, numérotés, décrits, dégagés, redressés. On a
fini par ne plus voir autre chose que ces centaines de têtes, certes magni-
fiques, étonnantes, impressionnantes. On a glosé sur Orongo et le mythe

148
N° 281 / 282 • Juin / Septembre 99

de l’Homme Oiseau, échafaudé des théories sur son culte et la compéti-


tion qui présidait à son sacre, puis à son enfermement pour la durée de
son règne. On se prend d’ailleurs à rêver d’un sort semblable pour les
élus de nos propres urnes!....

Mais pour nous, important nous semble qu’il ait pu y avoir aussi, au
sommet de Poike en particulier, un culte plus humain et plus plaisant, le
culte de Hiro peut-être, le dieu de la navigation, rôle illustré par la proxi-
mité de sa figure monumentale et de ce pétroglyphe! Un culte d’autant
plus émouvant que les rescapés de la navigation primordiale savaient
que, malgré la protection bienveillante de leur dieu, il n’y aurait jamais
de retour...
Au sommet du morne, au dessus du pétroglyphe, il y a, tourné vers
l’est, un dallage de quelques mètres carrés qui pourrait être ce qui reste
d’un observatoire. Astronomique? Ou un petit temple? Lavachery dit
avoir trouvé par là une statue couchée de près de deux mètres de long.
Nous n’en avons pas vu trace. Si c’était là, elle a disparu.

Peut-être après tout cette dalle est-elle seulement ce qui reste d’une
cabane de berger. Mais alors battue par les vents dont rien ne l’aurait
protégée. Pour un berger chaudement vêtu et un tantinet misanthrope.
Il aurait eu pour lui seul le paysage grandiose et mélancolique qui, au
delà de l’île, s’étend à perte de vue jusqu’à l’horizon infiniment circulai-
re où rien n’arrête le regard de toute éternité.
G. Poillot

Une des sept pirogues de Hotu Matu’a.

Figure monumentale de Hiro. 149


Les statues mégalithiques
de Raivavae

On vient d’amener à Tahiti deux très grandes et très curieuses sta-


tues provenant de Raivavae1, une des petites îles de l’archipel austral
(français) qui est situé en plein Pacifique, à 400 miles marins dans le
sud de Tahiti et à 2000 dans l’ouest de l’île de Pâques, fameuse elle aussi
par ses étranges monuments mégalithiques.

L’une des deux statues représente une très grosse femme, avec un
énorme ventre (3 mètres de tour) sur lequel sont posées des mains à six
doigts. Elle mesure un peu plus de 2 mètres de hauteur, non compris un
socle (0 m. 70) du même morceau, et son poids dépasse 2 tonnes. A peu
près aussi grande et beaucoup plus mince, l’autre figure probablement
un homme, mais qui semble avoir été émasculé depuis pas mal d’an-
nées. Les deux statues sont taillées dans un seul bloc de tuffeau basal-
tique, couleur rouge brique foncé. Précédemment plantées dans la
brousse et face au nord, à quelque 600 mètres de la mer, elles gardent
désormais l’avenue qui mène au musée Océanien de Papeete.

Sauf par leurs dimensions, elles ne ressemblent du reste en rien aux


idoles de l’île de Pâques, lesquelles ne sont que de simples bustes coiffés
d’une pierre plate généralement tombée à terre. Un dessin de Pierre
Loti, publié dans L’Illustration du 17 août 1872 et reproduit à nouveau
le 28 avril 1923 permettra de saisir la différence.

1 Extrait de L’Illustration du 13 janvier 1934


Ni le type, ni l’art, ni la matière n’apparaissent les mêmes. Quant à
leur date et à leur signification, elles demeurent ignorées. Les indigènes
de Raivavae les appellent des Tii et les tiennent pour des divinités ou
génies tutélaires. Elles constituent en tous cas d’inestimables documents
et aideront peut-être à résoudre le problème du peuplement de
l’Océanie : par l’Asie, par l’Amérique ou provenant d’un continent sub-
mergé dont les archipels polynésiens seraient les derniers débris...

Après avoir consenti à leur enlèvement moyennant une indemnité


dérisoire, la propriétaire du terrain qu’elles occupaient, une cheffesse
nommée Tanitoa vahine, a vu en songe sept de ses ancêtres revenus de
l’autre monde pour lui reprocher son abandon et n’a pu être que très
difficilement décidée à les laisser prendre. Aucun naturel de l’île n’a
d’ailleurs voulu prêter la main à l’opération, laquelle a été très brillam-
ment exécutée par le capitaine Higgins et l’équipage de la goélette
Valencia, affrétée tout exprès pour cela entre deux expéditions d’un inté-
rêt plus purement commercial sur les côtes de l’Amérique du Nord.

Or, le soir de l’arrivée à Papeete, voilà que des petites flammes mal-
odorantes se sont allumées sur la mer, semblables à des feux follets cou-
rant tout le long du rivage. Je les ai vues. Phénomène que les Tahitiens
n’ont pas manqué d’interpréter comme un signe de la colère des « Tii »
arrachés de chez eux.

Depuis, on a su qu’une boîte de phosphure de calcium, provenant


d’une bouée de sauvetage qu’elle devait rendre lumineuse la nuit en
venant au contact de l’eau, avait été brisée et le contenu répandu sur
toute la rade, où ses miettes se sont enflammées, comme il convenait.
Mais sait-on jusqu’où peut aller la malice d’un « Tii » transplanté malgré
lui ? Et de quel droit vient-on emporter d’un pays, si petit et si éloigné
soit-il, les témoins infiniment précieux, pour ne pas dire sacré, de son
passé le plus lointain ?

Emile Vedel

152
Hommage à Bob Putigny
Bob nous a quitté le 11 février 1999. Il aurait aimé ce numé-
ro spécialement dédié à l’île de Pâques, peut-être même y aurait-
il participé car il connaissait bien la question et y avait consacré
plusieurs ouvrages.
Malgré son allure aristocratique, le bonhomme était un ori-
ginal, tant dans ses discours que dans ses écrits et il aimait assez
prendre le contre-pied de la chose correctement établie. Le
meilleur exemple en était l’image qu’il donnait du tristement
célèbre Dutrou Bornier dans son livre «Le Roi de Pâques», arri-
vant à le rendre presque sympathique.
Il était très attaché à la Polynésie qu’il avait touchée pour la
première fois en 1952, s’y coulant avec le délice de celui qui dési-
re oublier les affres d’une guerre où il avait été correspondant de
guerre. Depuis quelque temps cependant, il ne trouvait plus ses
repères d’intellectuels dans le Tahiti d’aujourd’hui et il préféra se
retirer dans la gentilhommière de sa Bourgogne natale pour y
passer ses derniers jours.
Ce grand personnage qui avait frayé avec plus ou moins de
bonheur avec des Eric de Bisschop, des Heyerdhal, des Mazière
et autres «découvreurs-fabulateurs» de Rapa Nui, laisse derrière
lui quantité d’œuvres agréables à lire et le souvenir d’un homme
affable, aimant à faire partager son immense savoir.

C. Beslu

NOTE
Signalons et regrettons la disparition de l’Echo de Rapa Nui, bulletin belge d’information sur
l’île de Pâques, créé par François Dederen et qui nous a entretenu durant une dizaine d’années
des événements, anecdotes et écrits divers ayant trait à l’histoire et à la vie actuelle sur l’île.
Merci à son auteur d’avoir ainsi contribué, avec des moyens plus que modestes et au milieu de
difficultés sans nombre, à la divulgation de «la» connaissance.

153
Les pagaies dites
cérémonielles

La caractéristique de ces objets attribués aux îles Australes, certai-


nement à l’île de Raivavae, est d’être entièrement sculptés. Les décou-
vreurs ne parlent pas de ces pagaies qui ne peuvent pas être utilisées
pour la navigation : leur poignée est trop importante, le manche trop
court et le point de jonction entre la pelle et le manche trop fragile.
Leur décor rappelle ceux des tambours des fêtes religieuses ou des
plats à kava, il s’agit donc bien d’objets cérémoniels ou… des pre-
miers curios…

Les deux pagaies ont été remises par le Gouverneur général de la


Nouvelle-Zélande, Sir Michael Hardie Boys, au Gouvernement de la
Polynésie française au cours d’une cérémonie protocolaire qui s’est
déroulée au Musée de Tahiti et des îles, le 7 juin 1999.

Le ‘amuiraa de Taroma a chanté le tarava raivavae suivant, com-


posé par Opeta Tane, épouse Mahaa Manao.
Himene tarava raivavae

Ua tae i te tau Le jour est venu,


Ta te Atua i faatae Grâce à Dieu,
I te faa’iteraa te mau tamarii De montrer aux enfants
I te hoe no Vavitu Les rames de Vavitu,
E hoe te nana te ‘aito e Les rames des guerriers
I te tau matamua ra. D’autrefois.

A hi’o te mau tamarii Regardez, enfants,


I te roo no Vavitu Les symboles de la gloire de Vavitu
Afa’i roa hia Niuterani Emportés au musée de
I te pu faa’iteraa ra Nouvelle-Zélande
Na ratou ho’i faa’ite atu Ils les ont exposés
Na roto i teie nei ao Aux yeux du monde.

Teie nei ra to Vavitu A présent, gens de Vavitu,


Tena te hoe to rima e Elles vous sont revenues,
Afa’ihia mai i Tahiti nei e Et remises au musée de Tahiti,
I te pu no Punaauia A Punaauia.
Aue ra ia te aroha iti e Que de tendres pensées,
Te fenua no Vavitu e. A toi, ô Vavitu.

Vavitu est l’un des noms de l’île de Raivavae, le plus ancien étant
Ronomonaihaua et nous remercions Tevaatua Amédé Te’ana Temarama
qui a bien voulu nous aider à préserver le texte du chant austral.
COMPTE-RENDU
ADRIAAN HERMAN GOUWE

Partir à la découverte de l’œuvre d’Adriaan Herman Gouwe, guidé par


les propos éclairés de Riccardo Pineri, est un délicieux voyage dans le
temps et la peinture.
Ce peintre hollandais, qui étudia au côté de Piet Mondrian à
Amsterdam, débarqua à Tahiti en 1927, à l’âge de 52 ans.
Commence alors pour lui un véritable corps à corps avec la peinture
pour mieux saisir l’altérité polynésienne.
Touche expressionniste, matière dense, couleurs sourdes, gestuelle
brusque, Gouwe suspend l’espace-temps océanien au seuil de l’abstraction.
Ces choix plastiques lui permettront de mieux traduire «le caractère
d’étrangeté absolue de la nature tahitienne» loin des apparences et des cli-
chés, de mieux laisser s’installer une «présence».
Proches de l’ébauche, de l’inachevé, du flou, les figures et les corps
fusionnent de plus en plus avec le paysage à mesure que le peintre s’im-
prègne de l’atmosphère tropicale de Tahiti, Raiatea ou Tahaa. Jusqu’à
atteindre ce que Pineri nomme un «toucher du regard qui distribue la clarté
et l’obscurité dans l’espace du tableau».
L’auteur insiste beaucoup sur l’importance de la lumière chez Gouwe.
Cette incessante recherche «luministe» fut un des enjeux majeur de la
démarche du peintre. Mais lumière et peinture sont toujours inextricable-
ment liées, à fortiori pour un peintre installé en Polynésie.
A travers des détails biographiques, et au fil des pérégrinations de
Gouwe en Europe et en Polynésie, Pineri n’oublie pas de s’interroger avec
justesse sur notre regard d’Occidental bien souvent atteint de «strabisme
culturel» lorsqu’il est confronté à l’exotisme.
Il en arrive ainsi à une belle et optimiste définition de l’art : «Tout art est
archaïque dans la mesure où il est porté par le fond primitif originaire, par
ce pressentiment d’un éclat d’éternité qui traverse la division des civilisa-
tions et empêche l’enfermement sur soi des cultures.»
La peinture de Gouwe prend alors une autre dimension.

Corinne Cimerman

ADRIAAN HERMAN GOUWE, peintre de Polynésie, par R. Pineri aux Editions Avant et Après,
collection Permanence de l’art (120 pages).

158
M GR T EPANO J AUSSEN

DICTIONNAIRE
DE LA
DE LA
LANGUE TAHITIENNE
LANGUE TAHITIENNE

SOCIÉTÉ DES ETUDES OCÉANIENNES

M G R I.-R. D O R D I L L O N

GRAMMAIRE
ET
DICTIONNAIRE
DE LA LANGUE
DES ILES MARQUISES
1904

SOCIÉTÉ DES ETUDES OCÉANIENNES


TAHITI
1 9 9 9

Publié avec le concours du Ministère de la Culture de la Polynésie française


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DE LA SOCIETE
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En vente au siège de la Société, aux Archives Territoriales.

•Dictionnaire de la langue marquisienne


par I.R. Dordillon (édition de 1904) 1.500 FCP
•Dictionnaire de la langue tahitienne,
par Tepano Jaussen (9ème édition) 1.500 FCP
•Catalogue des titres parus aux Bulletins de la S.E.O.
1917 - 1997 1.500 FCP

•Etat de la société tahitienne à l'arrivée des Européens,


par Edmond de Bovis 1.000 FCP
•Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez 1.500 FCP
•Les cyclones en Polynésie française (1878-1906),
par Raoul Teissier 1.000 FCP
•Chefs et notables des Etablissements français d'Océanie
au temps du Protectorat (1842-1880),
par Raoul Teissier 1.000 FCP
•Colons français en Polynésie orientale,
par P.-Y. Toullelan 1.000 FCP
•Les Etablissements français d'Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985) 1.500 FCP
•Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
par Christian Beslu 1.000 FCP
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par Mai'arii 1.000 FCP
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par Emile de Curton 1.000 FCP
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•Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon 1.500 FCP

•Collection des numéros disponibles des Bulletins de la S.E.O. : 200.000 FCP


ISSN 0373-8957

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