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Sciences sociales et santé

L'informatisation du dossier médical et ses (détr)acteurs


Pascale Lehoux, Claude Sicotte, Jean-Louis Denis, Diane Raymond, André Lafrance

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Lehoux Pascale, Sicotte Claude, Denis Jean-Louis, Raymond Diane, Lafrance André. L'informatisation du dossier médical et
ses (détr)acteurs. In: Sciences sociales et santé. Volume 16, n°1, 1998. pp. 81-121;

doi : https://doi.org/10.3406/sosan.1998.1420

https://www.persee.fr/doc/sosan_0294-0337_1998_num_16_1_1420

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Resumen
Este artículo presenta los resultados de la evaluación de la implantación de una historia médicos
informatizada en cuatro hospitales de Quebec (Canada). Se estudian los aspectos relacionados con el
desarrollo y la experimentación in situ de esta innovación a la luz de la teoría de la red de actores. La
atención se centra en la distribución de tareas que operan en la red asociandos humanos y no
humanos. Se describen los très principales problemas existentes entre administradores, enfermeras y
médicos que han marcado el desarrollo de la historia informatizada, su experimentación en las
unidades de cuidados y su dificil integración en el trabajo clínico. El objectivo des estudio es sustentar
empíricamente el potencial heurístico de la teoría de la red de actores mostrando los aspectos más
sobresalientes de la concepción u utilización de instrumentes informatizados.

Résumé
Résumé. Ce texte présente les résultats d'une évaluation de l'implantation d'un dossier médical
informatisé dans quatre hôpitaux québécois (Canada). Nous étudions les enjeux accompagnant le
développement et l'expérimentation in situ de cette innovation à la lumière de la théorie des réseaux
d'actants. L'attention est ainsi portée sur la redistribution des tâches qui s'opère dans le réseau
associant des humains et des non- humains. Nous détaillons trois problématisations dominantes parmi
les gestionnaires, les infirmières et les médecins qui ont marqué le développement du dossier
informatisé, son expérimentation dans les unités de soins ainsi que son intégration ardue au travail
clinique. Notre but est d'étayer empiriquement le potentiel heuristique de la théorie des réseaux
d'actants tout en dégageant des enjeux importants dans la conception et la mise en œuvre d'outils
informatisés.

Abstract
This article presents an evaluation of the implementation of a computerized medical records System in
four Quebec hospitals (Canada). We discuss the development and in situ experimentation of this
innovation in the light of the Actants' Network Theory. The focus of the evaluation is mainly directed at
task distribution that operates within the network linking humans and non-humans. We describe in
detail three prevailing «problematizations» which exist among administrators, nurses and physicians,
and which affected the development of the computerized medical records System, its implementation
in health care units and its integration within clinical work. Our aim is to illustrate, in empirical terms, the
heuristic potential of the Actants' Network Theory, while at the same time bringing to light important
design and experimentation issues in the implementation of computerized Systems.
H

Sciences Sociales et Santé, Vol. 16, n° 1, mars 1998

L'informatisation du dossier médical

et ses (détr)acteurs

Pascale Lehoux*, Claude Sicotte**, Jean-Louis Denis***,


Diane Raymond****, André Lafrance*****

Résumé. Ce texte présente les résultats d'une évaluation de


l'implantation d'un dossier médical informatisé dans quatre hôpitaux québécois
(Canada). Nous étudions les enjeux accompagnant le développement et
l'expérimentation in situ de cette innovation à la lumière de la théorie des
réseaux d'actants. L'attention est ainsi portée sur la redistribution des
tâches qui s'opère dans le réseau associant des humains et des non-
humains. Nous détaillons trois problématisations dominantes parmi les
gestionnaires, les infirmières et les médecins qui ont marqué le
développement du dossier informatisé, son expérimentation dans les unités de
soins ainsi que son intégration ardue au travail clinique. Notre but est

* Pascale Lehoux, chercheur postdoctoral, Département des études sur les sciences et
les technologies, Université d'Amsterdam, Nieuwe Achtergracht 166, 1018 WV
Amsterdam, Pays-Bas. E-mail : lehoux@chem.uva.nl
** Claude Sicotte, chercheur au GRIS, professeur agrégé au Département
d'administration de la santé, Université de Montréal, Québec, Canada.
*** Jean-Louis Denis, chercheur au GRIS, professeur agrégé au Département
d'administration de la santé, Université de Montréal, Québec, Canada.
**** Diane Raymond, candidat au Ph.D en communication et assistant de recherche
au Groupe d'intervention stratégique en communication dans les organisations (GIS-
COR), Département de communication, Université de Montréal, Québec, Canada.
***** André Lafrance, directeur du GISCOR, professeur titulaire, Département de
communication, Université de Montréal, Québec, Canada.
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d'étayer empiriquement le potentiel heuristique de la théorie des réseaux


d'actants tout en dégageant des enjeux importants dans la conception et
la mise en œuvre d'outils informatisés.

Mots clés : réseau d'actants, dossier médical informatisé, innovation,


évaluation d'implantation

La genèse d'une innovation associe


des humains et des non-humains (1)

Nous avons retenu la théorie des réseaux d'actants (Akrich et al,


1988a, 1988b ; Latour, 1988, 1989 ; Callon 1986, 1989) lors de
l'évaluation de l'implantation du dossier médical informatisé dans quatre hôpitaux
québécois (Canada). Le développement de cette innovation, depuis 1987
jusqu'à aujourd'hui, a été mené conjointement par une firme spécialisée
en informatique et par des cliniciens et des gestionnaires des hôpitaux. Il
s'agit d'un investissement global en Recherche et Développement de plus
de 60M de $CAN. Notre évaluation se concentre sur l'évolution du
projet, pendant la période 1992-1994, dans les quatre hôpitaux ayant
expérimenté une version partielle du système.

(1) Remerciements. Cet article est issu d'une thèse de troisième cycle soutenue par le
premier auteur en septembre 1996 pour l'obtention du diplôme de Ph.D. en Santé
publique de l'Université de Montréal (Québec, Canada). Une première version de ce
texte a grandement bénéficié des commentaires et des critiques du directeur de thèse,
R. Lévy, et de la codirectrice, D. Couture, ainsi que des membres du jury : R.N. Bat-
tista, G. Bourgeault, J.-L. Denis et L. Potvin. Nous les remercions, de même que les
réviseurs de la revue Sciences Sociales et Santé, pour leurs critiques minutieuses et
leurs réflexions perspicaces. Par ailleurs, une bourse doctorale a été accordée par le
Fonds pour la formation de chercheurs et l'aide à la recherche (FCAR) et une bourse
d'excellence a été offerte par la Faculté des études supérieures (FES) de l'Université
de Montréal.
L'INFORMATISATIONDU DOSSIER MEDICAL 83

Le cadre théorique retenu pose l'innovation technologique au cœur


d'un dispositif sociotechnique d'intéressement. L'originalité des réseaux
d'actants est de considérer sur un même plan les associations hétérogènes
formées par des humains et des non-humains (technique, texte, procédure,
dispositif, etc.). Il y a, en effet, un partage particulier de tâches et de
savoirs qui s'opère lors de la mise en œuvre d'un système sociotechnique.
Le partage de tâches découle d'une problématisation définie en amont de
l'implantation, lors des étapes de conception et de diffusion de
l'innovation. C'est dans la mesure où ce partage de tâches est contesté, qu'il est
erratique ou qu'il demande une réorganisation majeure du précédent mode
de fonctionnement que les humains et les non-humains ne peuvent
s'associer conformément à la problématisation initiale.
Notre article espère démontrer la densité interprétative que cette
théorie procure à l'évaluation de l'implantation d'une innovation. En
introduction, nous situons la problématique de notre recherche évaluative
et définissons les principaux concepts des réseaux d'actants. Ensuite, nous
donnons un certain nombre de repères empiriques concernant les objectifs
et le contexte organisationnel ayant présidé au projet innovant, les sources
de données ainsi que les stratégies d'analyse. La section suivante expose
le schéma organisateur des résultats pour, ensuite, décrire et interpréter les
trois problématisations dominantes (développement, expérimentation et
travail clinique) des groupes d'acteurs impliqués dans l'expérimentation
du dossier médical informatisé. Enfin, la conclusion reformule quelques
observations auxquelles conduit la théorie des réseaux d'actants et qui
éclairent différemment la maîtrise d'un tel processus innovant.

L'informatisation des données clinico-administratives

Dès le début des années soixante, des hôpitaux universitaires ont


tenté d'informatiser des systèmes d'information clinique (Kaplan, 1995).
Malgré des efforts soutenus de développement, peu de systèmes
informatisés ont réussi à s'imposer dans les milieux d'essais et, conséquemment,
aucune percée commerciale n'a été réalisée. Les modèles initiaux, calqués
sur l'organisation linéaire du dossier « papier » ont rapidement montré
leur insuffisance. Dans ce contexte difficile, le dossier médical
informatisé que nous avons évalué a été conçu et développé conjointement par une
firme privée et par quatre hôpitaux québécois (publics). Cette innovation
a pour objectif l'informatisation complète des données concernant les
patients hospitalisés, des communications professionnelles (médecins,
infirmières, ergothérapeutes, diététiciens, etc.) et des communications
avec les services médicotechniques périphériques (pharmacie, labora-
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toires, radiologie, alimentation, etc.). Ce projet d'informatisation est


complexe car il s'attaque au noyau central opérationnel de l'organisation
hospitalière (Sicotte et al, 1995). Le dossier médical informatisé doit
recueillir, emmagasiner et permettre l'extraction de données vitales en
temps réel. Il doit répondre aux besoins informationnels des médecins et
des infirmières œuvrant dans les unités de soins. Il doit, enfin, soutenir la
coordination de la dispensation directe des soins et celle des services
médicotechniques {Figure 1).
Le développement du dossier médical informatisé suppose que les
développeurs, les gestionnaires, les cliniciens (2) et le personnel de bureau
peuvent s'entendre sur ses caractéristiques, ses modalités d'usage, son
intégration aux activités hospitalières et son financement. Divers schèmes

OBJECTIFS INITIAUX
1) Remplacer le dossier papier
• Bénéficiaire comme pivot central
• Approche multidisciphnaire orientée par
problème
• Résoudre les problèmes de
communication et de coordination
2) Exploitation des données- USAGERS
• Recherche clinique et épidémiologique • Infirmière et inf auxiliaire
• Revue d'utilisation des ressources • Médecin et résident
• Enseignement collégial et universitaire • Commis et secrétaire
• Audit médical et infirmier • Archiviste
• Diététicien
• Ergothérapeute
• Physiothérapeute
• Inhalothérapeute
• Travailleur social

Hospitalisation | | |
« IJJ

Figure 1
Le dossier médical informatisé

(2)Tel qu'il sera indiqué plus loin, l'innovation que nous avons étudiée a été
développée et utilisée surtout par des infirmières.
L'INFORMATISATIONDU DOSSIER MÉDICAL 85

cognitifs et diverses contraintes organisationnelles doivent se concilier en


un même système. En effet, il ne s'agit pas de l'informatisation «
verticale » et isolée d'un service (par exemple, pharmacie). Il ne s'agit pas non
plus de l'informatisation de tâches de bureau (admission, paie),
d'activités techniques (automatisation d'épreuves de laboratoire) ou encore de
coordination spécifique (gestion des lits). Toutes les interventions
médicales et infirmières, tous les signes d'évolution de l'épisode de soins et
toutes les communications périphériques devraient pouvoir être captés et
ordonnés par l'innovation. Face à la complexité et aux enjeux du
développement du dossier médical informatisé, nous avons donc opté pour un
plan de recherche qui permette de lier les attentes des acteurs concernés
avec les particularités techniques de l'innovation.

Qui sont les humains et les non-humains


qui s'associent en un dossier médical informatisé ?

La lecture des systèmes techniques proposée par la théorie des


réseaux d'actants demande de prendre part à un exercice d'analyse
inusité : identifier les scripts par lesquels est mis en scène le jeu conjoint
des actants (3). Cet exercice demande de faire fi des cloisonnements
conceptuels coutumiers. On a, en effet, l'habitude de départager les
attributs individuels et sociaux des attributs techniques : « ou bien l'erreur est
technique, ou bien l'erreur est humaine ». En fonction de ce
cloisonnement, les ingénieurs et techniciens se cantonnent dans l'identification des
problèmes techniques tandis que les psychologues, anthropologues et
sociologues débattent les aléas des interactions humaines. Maintenant,
nous proposons plutôt au lecteur de suivre le script ou scénario sous-jacent
au développement d'une innovation qui explique la distribution (planifiée
mais pas nécessairement effective) des rôles parmi les techniques et les
humains. Pour ce faire, les concepts d'intéressement et de scripts sont
successivement approfondis (encadré 1).
Ce qui a retenu notre attention d'abord envers le modèle de
l'intéressement développé par Akrich et al. (1988a ; 1988b), c'est sa capacité à
mettre au premier plan la mobilisation des acteurs autour d'une
innovation. Cette mobilisation apparaît nécessaire pour qu'un dossier médical
informatisé puisse être implanté et accepté par plusieurs groupes
d'usagers. Le modèle de l'intéressement insiste sur le faisceau de liens à travers

(3) Le terme actant réfère à ce qui agit ou dévie l'action, que cette entité soit humaine
ou technique (Akrich et Latour, 1 992).
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lequel l'innovation, sa finalité, son utilité et sa pertinence sont traduites


par les protagonistes dans le but de séduire des alliés et des usagers
potentiels. Un tel faisceau de liens est prépondérant dans le projet du dossier
informatisé, entre autres parce que le développement du système s'est fait
conjointement avec des représentants des quatre centres hospitaliers et
que, de surcroît, la participation des usagers a été sollicitée lors de la phase
d' expérimentation.

Encadré 1
Principaux concepts de la théorie des réseaux d'actants

L 'intéressement

• « La problématisation où chacun des acteurs définit ses objectifs, son


rôle et celui des autres, ainsi que l'ensemble des contraintes par lesquelles
devra passer la solution pour qu'elle lui soit acceptable ;
• l'intéressement renvoie à l'ensemble des actions et stratégies par
lesquelles un acteur s'efforce d'imposer aux autres sa problématisation,
c'est-à-dire de leur faire accepter ses contraintes et de leur imposer un
rôle défini ;
• l'enrôlement qui est le résultat d'un intéressement réussi c'est-à-dire
l'acceptation par une entité d'un rôle défini par autrui ;
• la mobilisation qui est l'étape de l'alliance progressive des acteurs qui
devront faire masse pour rendre l'action crédible et indiscutable »
(Demers, 1993, p. 276)

Les scripts

• La description consiste en une énonciation des situations possibles


d'usage de la technique et des diverses associations potentielles
d'humains et de non-humains.
• L'inscription représente un durcissement d'une solution vis-à-vis
d'autres, ce qui la rend de moins en moins discutable et qui conduit à une
distribution particulière des tâches entre les humains et les non-humains.
• La prescription est un savoir ou une entité matérielle du réseau qui
conditionne fortement, voire qui oblige, un certain comportement.
• La souscription définit le degré d'adhésion de l'humain ou du non-
humain envers le comportement prescrit par le script sous-jacent au
réseau d'actants
(Akrich, 1992 ; Akrich et Latour, 1992 ; Latour, 1988).
L'INFORMATISATIONDU DOSSIER MEDICAL 87

Or, la légitimité de l'innovation résulte d'une mise à l'épreuve


réussie. Ce qui signifie que les protagonistes ont, au préalable, amené divers
groupes à endosser leur problématisation. Une problématisation
correspond à un plan plus ou moins explicite, mais convaincant et intéressant,
du réseau sociotechnique où l'innovation devrait se concrétiser (4). Elle
comporte une définition des objectifs, des rôles et des contraintes qui
relient les acteurs et les techniques en un réseau. L'enrôlement des acteurs
se réalise à la suite de traductions crédibles et celles-ci peuvent à tout
moment être soumises à des procès d'accusation. Pour le projet du dossier
informatisé, les concepts d'enrôlement et de procès supposent qu'il faut
comprendre ce qu'on lui reproche, ce qu'on lui attribue et, surtout, « qui
est-ce qui parle au nom de qui ». Il s'agit d'identifier les porte-parole, les
arguments et les débats qui créent le réseau sociotechnique du dossier
médical informatisé.
Enfin, les traductions successives résultent des négociations grâce
auxquelles se concrétise un projet (5). La pérennité des alliances forgées
au cours du développement d'une innovation n'est jamais assurée, pas
plus que la forme définitive de celle-ci (Latour, 1988, 1992).
Théoriquement, de nouveaux arrangements peuvent se former mais seulement au
prix d'une modification des réseaux alors soumis à l'influence des forces
nouvellement enrôlées (Callon, 1989). Dans un secteur aussi politisé que
celui du travail hospitalier, et tel que notre illustration empirique le
montrera, la constitution d'alliances est également une « mise à distance »
d'autres acteurs puisque les coalitions antérieures subsistent partiellement.
Ainsi, le modèle de l'intéressement permet de dépasser une limite
des études sur les innovations. Généralement, seule est observée la forme
stabilisée de l'innovation alors que les solutions qui n'ont jamais été pour-

(4) Callon (1989) assimile l'activité de problématisation à l'application d'une


sociologie implicite par les ingénieurs et par les entrepreneurs. Ils émettent des postulats au
sujet de ce que veulent les usagers, de ce qu'ils sont prêts à faire pour adopter une
technique, des sommes qu'ils sont disposés à verser pour acquérir un objet, etc.
(5) Dans cet esprit, le modèle de la diffusion des technologies contraste avec le modèle
de la traduction. Le premier retient généralement la métaphore balistique pour
expliquer qu'une innovation (projectile) se déplace dans un environnement (vide) et atteint
un marché d'usagers (cible). Le second postule que la technologie n'est pas
dissociable de la perception des acteurs et, qu'au contraire, c'est grâce à leur travail actif de
traduction que celle-ci se constitue graduellement et se transforme dans le temps.
C'est pourquoi Latour (1989 ; 1992) insiste sur l'idée qu'un projet innovant n'est
jamais faisable ou infaisable mais plutôt qu'il se contextualise ou se décontextualise
au fil des traductions des protagonistes.
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suivies au-delà de quelques esquisses sont occultées ou sont trop souvent


considérées comme étant nécessairement infaisables. Autrement dit, le
chercheur accepte que l'état de la situation actuelle (l'innovation
concrétisée dans un champ d'alternatives intangibles) soit expliqué, d'une part,
par les contraintes techniques ou, d'autre part, par la non-acceptabilité
sociale. « II y a de bonnes raisons qui font que les alternatives n'étaient ni
praticables ni réalisables. » Or, selon Latour (1989), une telle explication
dans le domaine de la science et des techniques s'avère bancale. Elle
suppose d'accepter sans rechigner le point de vue des scientifiques et des
ingénieurs. Il est préférable de s'attarder aux ressources pratiques que ces
acteurs peuvent mobiliser afin de maintenir une définition de la situation
dans le temps (Latour, 1989).
Une problématisation table implicitement sur un script. Derrière la
majorité des artefacts, un ingénieur ou un technicien a en effet esquissé un
scénario des comportements nécessaires grâce auquel la technique
fonctionne et ceux, nuisibles, qui portent atteinte à son bon usage. Une série
de délégations de tâches est inscrite dans le réseau et, pour que l'usage de
l'innovation soit fluide, il faut que l'individu tout autant que la technique
s'y conforment. Dit autrement, le script ordonne les connaissances et les
actions qui permettent l'usage planifié et qui interdisent un usage déviant.
C'est pourquoi la compétence dans la mise en opération d'un réseau
sociotechnique est résolument celle conjuguée des humains et des non-
humains.
Plus spécifiquement, selon les travaux d'Akrich (Akrich, 1992 ;
Akrich et Latour, 1992 ; Latour, 1988), un script peut être analytiquement
décomposé en quatre concepts {encadré 1) :
1) La description initiale ouvre l'éventail des options pour mener à
terme un projet dont les objectifs sont grossièrement définis. L'ingénieur
projette dans sa tête, sur papier et en discutant avec différents acteurs des
situations dans lesquelles le dispositif technique risque de se retrouver.
2) Ensuite, l'inscription est une traduction plus durable d'un
répertoire de solutions à un autre (Latour, 1988, p. 306). Cela signifie qu'à
partir du moment où des options sont rejetées, d'autres deviennent de plus en
plus solides, évidentes et indiscutables. L'inscription d'une tâche et d'un
savoir peut être incorporée dans l'humain ou dans le non-humain. Cette
délégation résulte de l'imposition réussie et reconnue légitime d'une
solution, À travers un entendement implicite, graduellement et culturellement
partagé, sont mis à l'écart d'autres possibles ; une série différente de
délégations aurait tout aussi bien pu voir le jour malgré qu'une inscription plus
persuasive domine.
3) La prescription correspond aux savoirs et aux comportements
encodés dans le développement et l'usage d'une technologie. L'usager
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MEDICAL 89

opère selon un registre défini d'actions et la technique répond selon un


éventail de possibles tout aussi prédéfini. Ceci ne veut pas dire, en
revanche, que tout est prévisible. La prescription est parfois très complexe
car elle cherche à contraindre des usages potentiels non désirés.
4) C'est en ce sens que la souscription constitue la marge de
manœuvre individuelle dont bénéficient les humains pour adhérer ou non
à une prescription. Les usagers façonnent leur propre usage du réseau
sociotechnique. Aussi, certains ordres sont fidèlement obéis alors que
d'autres sont ignorés (Latour, 1988).
Soulignons que la théorie des réseaux d'actants (Latour, 1989) a
donné lieu à un certain nombre d'études empiriques (6). Par exemple,
l'analyse du projet français de transport collectif urbain, Aramis, s'attarde
à rouvrir une pluralité de boîtes noires et conduit au constat que cette
innovation abandonnée n'a pas été suffisamment négociée et traduite (Latour,
1992). Prout, dans le champ de la sociologie médicale, propose une
analyse non-dualiste de l'inhalateur développé pour les enfants souffrant
d'asthme (Prout, 1996). La fabrication d'énoncés et la distribution des
porte-parole parmi les coquilles St-Jacques, les biologistes et les pêcheurs
de la Baie de St-Brieuc sont bien mises en lumière par Callon (1986).
L'étude d'Akrich représente une analyse lucide et instructive du rôle des
scripts dans la complexité des transferts technologiques vers les pays en
développement (Akrich, 1989). Demers a tracé les phases d'évolution et
les coalitions fluctuantes d'un projet de santé communautaire à l'aide des
notions d'intéressement (Demers, 1993). Enfin, l'évaluation d'un projet
d'archivage d'images médicales a été centrée pertinemment sur la
négociation des compromis sociotechniques par Boullier et De Certaines
(1992). Dans une veine similaire mais en même temps distincte et plus
critique, Dodier a décrit les diverses formes de traduction administrative et
médicale qu'opèrent les médecins du travail lors du traitement des plaintes
des travailleurs (Dodier, 1993).

Le sujet se connaissant et connu par les autres

Dans une autre filière théorique, il importe de souligner que


l'informatisation a fait l'objet de nombreux travaux préoccupés par l'évolution
de l'organisation du travail et par son impact sur les rôles professionnels

(6) Pour une discussion de la position occupée par la théorie des réseaux d'actants dans
le champ des études sur les sciences et les techniques voir Williams et Edge (1996) et
Lehoux(1996).
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(Swanson, 1987). Ces travaux soulignent la problématique de la


construction des informations en milieu organisé et l'exercice du pouvoir par les
individus et par les groupes dans les organisations. Les processus
d'informatisation proposent une définition particulière des rôles et des expertises
des acteurs et, en bout de course, modifient leurs cadres d'action de même
que leurs identités. Par exemple, Kling décompose les transformations
induites par le traitement informatisé des informations dans une
perspective politique (Kling, 1991). L'informatisation transforme la nature,
l'accès, l'organisation et les configurations sociales de dépendances aux
données. Ainsi, ce qu'il faut étudier de près ce sont les paramètres retenus
dans un processus d'informatisation pour définir qui aura accès à quelle
information et dans la poursuite de quelles activités ? Kling propose un
modèle théorique de réseau qui permet de préciser les contextes sociaux
où est développé et utilisé le système d'information, les infrastructures qui
supportent le système et l'histoire de l'arrangement social qui lui a donné
naissance. La théorie des réseaux d'actants poursuit ces recommandations
lorsqu'elle s'attarde à la genèse des associations hétérogènes d'humains et
de non-humains composant un projet innovant.
En scrutant le système d'information per se, Bloomfield et Coombs
insistent pour qu'une attention soit portée au modèle des données, lequel
capture une image de l'organisation et de sa gestion (Bloomfield et
Coombs, 1992). La standardisation que ce modèle suppose, ainsi que le
processus effectif d'analyse de l'information, c'est-à-dire les interventions
de contrôle auxquelles cette information conduit, devraient être mis en
exergue. Il s'agit en fait d'un exercice de construction des données et, par
extension, d'une « mise en visibilité » partielle qui induisent des
transformations dans les pratiques organisationnelles. Dit autrement, le modèle
des données est une image sélective à partir de laquelle les gestionnaires
orientent les comportements des membres de l'organisation.
À ce propos, il semble bien que la transformation des pratiques
impulsée par l'informatisation soit à double tranchant. Dans une étude sur
la réforme du National Health System (NHS), Bloomfield et Coombs
relèvent que les gestionnaires « voient » la performance des médecins et que
ces derniers, en retour, fondent leurs revendications sur ce « portrait
informationnel » (Bloomfield et Coombs, 1992). C'est pourquoi, selon ces
mêmes auteurs, les effets de l'informatisation ne peuvent être
sérieusement abordés sans reconceptualiser, dans ses dimensions relationnelles et
symboliques, le pouvoir lié à l'information. En fait, une spécificité des
systèmes d'information par rapport aux innovations technologiques en
général consiste justement en leur capacité à induire des relations de
pouvoir-savoir et d'intervenir sur la subjectivité des utilisateurs en la
constituant à travers des informations sélectives (Coombs et al, 1992). Cet
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MEDICAL 91

aspect renvoie à un exercice de problématisation central dans la


conception des systèmes informatisés. Cet exercice est d'autant plus chargé de
sens, lorsqu'il tente de concilier les attentes et les intérêts de groupes
hétérogènes dont les médecins, les infirmières et les administrateurs
d'hôpitaux. En d'autres mots, les informations que ceux-ci désirent connaître et
donner à voir à travers l'informatisation des pratiques hospitalières sont le
siège d'enjeux politiques forts, touchant la représentation des différents
rôles administratifs et professionnels.
Dans un article précurseur à l'étude du NHS, Knights et Willmott
affirment que les savoirs sont à la fois les conditions et les conséquences
des relations de pouvoir (Knights et Willmott, 1989). La compréhension
foucaldienne du pouvoir permet de conceptualiser comment les dualités
individu/société et subjectivité/objectivité sont réaménagées par les
acteurs. Entre autres, un contrôle disciplinaire est inscrit dans des
procédures organisationnelles qui transforment l'individu en « sujet se
connaissant » et en « objet connu » par les autres (7). Toujours selon Knights et
Willmott, en ce qui concerne le contrôle exercé via l'informatisation, il
s'agit d'autodiscipline puisque la surveillance et les pratiques
normalisantes créent l'individualisation des sujets et augmentent l'insécurité de
ne pas rencontrer les standards des jugements institutionnalisés (Knights
et Willmott, 1989). Dans les termes de la théorie des réseaux d'actants, les
humains traduisent les objectifs et les contraintes à l'usage de
l'innovation. De ce fait, en arrêtant certains critères de design de l'innovation et à
partir de la conception qu'ils ont de leur rôle, ils définissent et tentent
d'imposer à d'autres acteurs les normes de la bonne pratique aussi bien
que la marginalité acceptable. Ce type d'observation empirique échappe
généralement aux théories qui ne tiennent pas suffisamment compte de la
subjectivité des individus et de leur marge de négociation (Knights et
Willmott, 1989).
De ces constats théoriques, trois connexions avec la théorie des
réseaux d'actants doivent être gardées à l'esprit car ces dernières ont guidé
notre analyse de l'expérimentation du dossier médical informatisé :
- les humains et les non-humains connaissent des évolutions
interdépendantes en milieu organisé et celles-ci doivent être élucidées lors de
l'analyse d'un processus innovant ;

(7) Selon une lecture psychanalytique, la prise de conscience d'eux-mêmes en tant


qu'objet et que sujet de connaissance crée simultanément une ouverture émancipatoire
et une insécurité chez les individus. D'où provient une injonction contradictoire —
être soi-même et être dans la norme — et dont la tension consiste en un désir
d'indépendance individuelle s' opposant à la peur que provoque une position marginale.
92 PASCALE LEHOUX ET AL.

- l'informatisation contribue à structurer des zones de problématisa-


tion (l'image capturée par l'informatisation sélective des données)
obligeant les acteurs à se positionner à l'égard de la technique ;
- l'informatisation, en produisant et en rendant partiellement
publiques des représentations du travail, intervient dans la constitution et
la négociation des identités professionnelles (le sujet se connaissant et
connu par les autres).
Cette sensibilité politique, lors de l'interprétation du matériel
empirique, a raffermi le recours à des concepts de la théorie des réseaux d'ac-
tants mais elle a aussi pallié quelques-unes de ces limites. Entre autres, en
approfondissant les divers malaises suscités par l'usage explicite et
implicite des données cliniques une fois informatisées.

Quelques repères empiriques

Parce que le dossier médical informatisé était en développement,


qu'il destinait certaines fonctionnalités à des groupes distincts d'usagers,
de même qu'il affichait des niveaux d'accès différentiels aux données,
l'assemblage de ces points de vue posait un défi de taille à notre
évaluation (Lehoux et Sicotte, soumis). Qu'est-ce qui est évalué au juste ? Et
quel point de vue est retenu ? À la lumière de la discussion précédente, les
question spécifiques auxquelles notre démarche empirique a tenté de
répondre se formulent ainsi : quelles sont les stratégies d'intéressement
déployées par les gestionnaires pour enrôler les cliniciens ? Quels sont les
positionnements des gestionnaires et des cliniciens à l'égard du dossier
médical informatisé aux différents moments du processus
d'expérimentation ? Comment le non-humain perturbe l'organisation du travail clinique
et les identités professionnelles ? Comment se déroulent les négociations
sur la pertinence des scripts qui allient les humains aux non-humains ?

Assemblage des sources et des points de vue

La méthode retenue était celle de l'étude de cas multiple et misait


principalement sur des entrevues auprès d'informateurs-clés et sur la
consultation de documents administratifs, techniques et promotionnels. La
finalité des études de cas était de rendre intelligibles les expérimentations
du dossier informatisé à l'aide des concepts de l'intéressement et des
scripts. Nous avons documenté l'expérimentation du dossier médical
informatisé dans treize unités pilotes réparties parmi les quatre hôpitaux.
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MEDICAL 93

Plusieurs versions incomplètes du système ont été mises à l'essai à cette


époque (1992-1994) et pendant une période maximale de vingt-quatre
mois. La présence active et déterminante d'une équipe de gestion interne
à chacun des centres nous a conduit à retenir l'hôpital comme niveau du
cas. Quatre histoires de cas détaillées ont été rédigées (Sicotte et al, 1995)
et elles fondent l'analyse transversale présentée dans cet article. Cette
dernière est issue d'une analyse comparative des quatre cas qui a permis de
raffiner les interprétations à deux niveaux : premièrement, les
observations hétérogènes appellent des explications plus étayées qui transcendent
les particularités des sites et, deuxièmement, les régularités observées
favorisent la robustesse des interprétations (Dodier, 1993 ; Vaughan,
1992 ; Abbott, 1992 ; Stake, 1994). Aussi, notre lecture transversale
contribue à la compréhension des difficultés susceptibles de marquer des
projets d'informatisation similaires dans des conditions organisationnelles
similaires.
Les entrevues ont été conduites à l'automne 1994, après la période
d'essai in situ. Au total soixante-deux entrevues ont été conduites. La
sélection des informateurs s'est généralement opérée sur la base de leur
implication dans l'expérimentation et de leur niveau d'utilisation du
système, ceci en incluant à la fois des individus favorables et défavorables au
projet. Les informateurs rencontrés appartiennent à deux groupes : les
protagonistes du projet et les usagers du dossier médical informatisé (8). Au
total trente-trois usagers, dont vingt-quatre infirmières et neuf médecins,
et vingt-neuf protagonistes ont été rencontrés. Ces entrevues étaient de
type semi-structure (durée : entre 45 minutes et 1 heure 30). Le contenu
des entrevues a été analysé en fonction des activités de gestion de
l'expérimentation dans chacune des unités pilotes. Un plus grand nombre de
protagonistes (10/29) provient de l'hôpital A {tableau 1). Ce centre
universitaire est celui des initiateurs du projet.

(8) Qualifier de « protagonistes » les promoteurs du projet (les membres de l'équipe


de gestion) et « d'usagers » les cliniciens à qui l'on destine explicitement l'innovation
peut laisser entendre que les premiers jouent un rôle de premier plan et que les seconds
sont secondaires... Or, nos entretiens nous ont confirmé que cette répartition des rôles
était bien celle désirée par les promoteurs jusqu'au moment où, justement, les
infirmières et les médecins ont modifié activement le scénario initial en refusant de
s'enrôler. Les usagers sont devenus en quelque sorte les protagonistes. Par ailleurs, il faut
noter que les patients ne sont jamais, à toute fin utile, définis en tant « qu'usagers »
des technologies médicales (Couture, 1996). Même si l'objectif de plusieurs
technologies médicales (thérapeutique, de monitorage, palliative) est de favoriser le
rétablissement et le bien-être du malade, les professionnels demeurent les « opérateurs » pour
qui sont conçues les technologies (Dodier, 1995).
94 PASCALE LEHOUX ET AL.

Tableau 1
Les informateurs

CHA CHB CHC CHD

Protagonistes
Infirmière 7 1 2 3 13
Médecin 1 1 1 1 4
Pharmacien 0 1 0 0 1
Archiviste 0 1 0 0 1
Épidémiologiste 0 0 1 0 1
Infirmière-chef (site pilote) 2 2 3 2 9
Sous-total : 10 6 7 6 29

Usagers
Infirmière 10 4 5 5 24
Médecin 2 2 2 3 9
Sous-total 12 6 7 8 33

Grand total 22 12 14 14 62

Traitement du matériel empirique

Des documents ont été sollicités auprès des quatre directeurs de


projet concernant la préparation et le déroulement de l'expérimentation du
système (quarante-deux documents ont été répertoriés : organigramme,
programme de formation, guide pour l'utilisateur, compte rendu de
réunion, etc.). Les documents consultés ont fourni des informations sur
une période s 'étalant entre 1986 et 1994, incluant ainsi la phase de
développement et de planification des expérimentations. Le contenu des
entrevues a été traité à l'aide d'un logiciel de base de données simple
(Filemaker Pro®). Des fiches ont été créées et codées selon le type
d'énoncé (stratégie, raison, constat) et leur sujet (par exemple : formation,
support, utilité, etc.) puis réunies en un seul fichier. Il a été, par la suite,
possible de rechercher et de trier de manière sélective des fiches que ce
soit, par exemple, celles qui portaient sur un sujet précis, celles qui avaient
été suscitées par une question particulière ou encore celles qui provenaient
d'un groupe spécifique d'informateurs.
C'est de cette façon, après plusieurs itérations, qu'ont été bâties,
dans un premier temps, quatre histoires de cas et, dans un second temps,
une analyse transversale de ces cas. L'interprétation cas par cas cherchait
à arrimer les énoncés des informateurs les uns aux autres (points de
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MEDICAL 95

convergence et de divergence) afin de rédiger une histoire spécifique du


déroulement de l'expérimentation. Les énoncés permettent de reconstruire
des procès d'accusation où différents acteurs (s' Expliquaient la situation,
recadraient les problèmes et justifiaient les actions à entreprendre à ce
moment (Lehoux et Sicotte, soumis). Ce sont les énoncés robustes et
partagés parmi les informateurs des quatres hôpitaux qui composent les
résultats de l'analyse transversale. À la lumière de la théorie employée, ils
forment la trame du récit transversal des principales négociations
auxquelles conduit le script sous-jacent au dossier médical informatisé. Avant
de présenter les résultats, nous allons cependant retracer le script original
à la base du projet.

Le script à V origine du projet

Le projet d'informatisation du dossier médical a pris naissance dans


le cadre d'un regroupement formel, en 1987, de quatre hôpitaux désirant
mener conjointement le développement d'un tel système informatisé. Ce
qui n'existait pas à l'époque sur le marché et qu'il fallait informatiser,
c'est un dossier comportant les données relatives aux soins prodigués par
les médecins, les infirmières et les autres professionnels de la santé au
cours de l'hospitalisation d'un patient singulier. Le modèle initialement
retenu pour l'informatisation place le « patient au centre » de la mission
de l'hôpital et considère les autres systèmes comme étant «
périphériques ». Aussi, afin d'assurer la saisie et la consultation directes des
données (en temps réel), la solution d'un terminal au chevet du patient de
même que la possibilité d'interfacer avec les autres systèmes déjà
informatisés a été retenue (figure 1). De plus, une étude sur la structure du
dossier préconisait une approche multidisciplinaire orientée par problème.
Cette « description » initiale de l'innovation peut être assimilée à une
tentative de nivelage des compétences infirmières et médicales.
Les fonctionnalités du dossier informatisé ont été développées et
introduites aux usagers séparément et successivement. Par exemple, la
fonctionnalité qui permet à l'infirmière de recueillir les informations bio-
psychosociales du patient se nomme la « collecte de données ». Elle a été
développée en premier puisque logiquement il s'agit du premier contact
avec le patient hospitalisé. Les fonctionnalités subséquemment utiles dans
l'épisode de soins (tests et diagnostic, prescription médicale, plan de
soins, etc.) devaient être développées par la suite. Néanmoins, ces
fonctionnalités ne peuvent être développées ni utilisées de manière totalement
indépendante. Une partie des informations appartenant à une
fonctionnalité est nécessaire à l'usage d'une autre fonctionnalité. En effet, la force
96 PASCALE LEHOUX ETAL.

derrière le concept du dossier informatisé est aussi sa plus grande


faiblesse : le flux interdépendant des informations.
À ce titre, il faut souligner que la forte proportion d'infirmières au
sein de l'équipe des protagonistes a eu une influence non seulement sur le
développement du système informatique mais aussi sur les stratégies de
« non-implication » des médecins. Par exemple, il n'est pas anodin que les
premières fonctionnalités « disponibles » pour les expérimentations
relevaient des tâches infirmières. Il n'y avait donc pas de « raisons »
d'impliquer les médecins au moment des expérimentations parce qu'il n'y avait
pas de fonctionnalités pour eux. Mais y en aurait-il eu si ces derniers
avaient été impliqués dès le départ ? En d'autres mots, les
infirmières-protagonistes ont fortement orienté des choix de développement tandis que
les médecins-protagonistes ont préféré (et ont été relégués à) une voie
parallèle moins visible et plus prudente.

Des problématisations qui ne s'alignent pas

Nous relatons le récit transversal des cas selon trois zones de pro-
blématisation : développement, expérimentation et travail clinique.
Chacune de ces problématisations repose sur un ensemble d'éléments
polarisés dans les négociations et à travers lesquels se concrétise le
dossier médical informatisé (figure 2). Ces zones nous permettent
d'organiser le discours des informateurs non en fonction d'une séquence
temporelle stricto sensu, mais plutôt en fonction des éléments perçus
déterminants par certains acteurs, à certains moments. Par exemple, la
zone du « travail clinique » est celle où les cliniciens (infirmières et
médecins) ne veulent plus patienter devant l'innovation qui brise le flot de leurs
tâches depuis déjà un an et demi d'expérimentation sans avoir rempli les
promesses initiales. Ensuite, pour exprimer les tensions à l'intérieur de la
zone, nous avons recours à des têtes de paragraphe en italique qui
reflètent un ordre chronologique. Néanmoins, puisque les zones sont
largement associées aux points de vue de groupes d'acteurs, l'analyse
transversale n'est pas présentée selon une logique strictement
chronologique. Les repères temporels rassemblés par Y encadré 2 pourront guider
la lecture des résultats.
Compte tenu du réseau spécifique d'une zone, notre analyse dégage
le script auquel adhèrent les actants (et celui qu'ils contournent ou
contestent). Nous verrons en effet que les usagers ne s'en tiennent pas qu'à
l'usage « prescrit » de l'innovation. Les zones de problématisation ne sont
pas étanches puisqu'elles rendent compte de dynamiques organisation-
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MEDICAL 97

PROBLEMATISATION PROBLEMATISATION
DU DÉVELOPPEMENT ( DU TRAVAILCLINIQUE
Intéresser
Rehausser Reproduire la pratique Mettre à distance Normaliser Réactiver les normes
• < >■ • • ■< >■ m
Informer Créer des attentes Changer Intégrer la pratique
• ■< >- • PROBLEMATISATION • ■< >■ •
DE L'EXPERIMENTATION Système est et n'est pas le problème
Améliorer Commercialiser le produit • ■< >■ •
• ■< >■ • Utilisation imposée
Eventuelle i
Pari des protagonistes -< >■ • Procès d'accusation
Convertir infirmières Séduire médecins
• -< >■ •
Mise à l'épreuve

NON- ALIGNEMENT Tester le système


Persuader les usagers

Figure 2
Les zones problématisation
Les cadres délimitent une des trois problématisations dominantes. Les cercles
ombrés représentent des éléments de négociation. Les flèches doubles
indiquent des tensions entre deux éléments de négociation.
Ainsi, nos analyses distinguent deux niveaux d'abstraction dans les
négociations : 1) entre les trois problématisations et 2) à l'intérieur des
problématisations. Le « non-alignement », qui aboutit à la tension « tester le système »,
« persuader les usagers », résulte en fait de l'ensemble des tensions intra et
inter-problématisations.

nelles et interprofessionnelles. De surcroît, les expérimentations du


système s'insèrent dans un réseau de boucles de rétroaction (essais,
commentaires, modifications). Des traductions s'opèrent à l'intérieur des
zones et entre les zones : on attribue des positions aux autres, on réagit
face à des constats, on vise des objectifs, on évalue des choses et des
actions et on exprime des griefs. D'emblée, un noyau central de ces
traductions mérite d'être explicité. La notion d'intéressement est exprimée
par les informateurs pour expliquer plusieurs choses : l'échec et la
réussite des expérimentations, l'adéquation du produit par rapport aux attentes
des usagers ou encore la réceptivité du personnel face au changement.
Cette notion relie les trois problématisations {figure 2). Chacun tente
apparemment d'intéresser les autres et la plupart ont une idée de ce qui
intéresse les autres. Cependant, il faut admettre que cette volonté
s'accompagne dans les faits d'une « distanciation » plus ou moins consciente
de certains acteurs, notamment les médecins. Il y a pour le moins un
travail d'intéressement sélectif, fluctuant et imprévisible.
98 PASCALE LEHOUX ET AL.

Encadré 2
Repères chronologiques

• De 1987 jusqu'à 1992 : modélisation du système, financement,


promotion interne et externe, choix et développement du hardware.
• Printemps et été 1992 : sélection des unités pilotes, installation de
l'équipement, préparation de matériel didactique, planification des
implantations, introduction de la fonctionnalité « collecte de données ».
• Automne 1992 : formation des infirmières et des commis, timide
sollicitation des médecins, support et suivi.
• Hiver 1993 : formation ciblée en vue de l'introduction de la
fonctionnalité « signes vitaux », introduction de la fonctionnalité « plan de
soins », formulation de règles concernant l'impression des données,
support et suivi, déploiement vers de nouvelles unités pilotes.
• Eté et automne 1993 : usage décroissant et inégal, rehaussement du
logiciel, substitution des formulaires de papier, boycott par des
infirmières (2 centres), protestation des médecins.
• Hiver 1994 : ententes sur usage restreint du système, utilisation
pratiquement nulle, révision des stratégies internes.

Dans les pages suivantes, en suivant l'organisation du schéma des


problématisations, nous expliquons que les gestionnaires de projet
semblent plus motivés par la réussite (à tout prix) de l'expérimentation, que
les usagers expriment des problèmes qui relèvent tantôt du système,
tantôt de l'organisation du travail et, qu'enfin, les développeurs reçoivent et
réagissent à des signaux ambigus.

Problématisation du développement. Les paris des protagonistes

L 'enthousiasme initial

II est notoire que les projets ambitieux démarrent dans un climat


d'enthousiasme. Les protagonistes croient en leur idée. Ils ont su
persuader d'autres personnes que celle-ci devait être financée, supportée,
défendue et prise au sérieux, pour éventuellement se voir concrétisée sous une
forme dont on ne sait encore peu de choses mais qui promet. L'originalité
du projet saura rallier les deux principaux bailleurs de fonds qui toutefois
valorisent des objectifs distincts : le ministère de la Santé et des services
sociaux est très sensible à l'argument de baisse des coûts (sortie opportune
du patient, disponibilité immédiate des données, ré-allocation du temps du
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MÉDICAL 99

personnel infirmier) tandis que le Fonds de développement technologique


espère des débouchés commerciaux. Cet enthousiasme se dégradera au fil
des obstacles (technique, financier, politique, institutionnel).

La fabrication d'énoncés légitimant le projet

Pendant la promotion du projet, une brochette d'énoncés sera


fabriquée afin de rendre indiscutable la solution du dossier médical
informatisé. La mise en évidence des lacunes du dossier papier constitue la
principale stratégie. D'abord, les problèmes de communication inter et
intra-professionnelle seront dénoncés. L'accessibilité, en tout temps et en
tout lieu dans l'hôpital, du dossier informatisé solutionnera, prétend-on,
ces communications difficiles. Lorsqu'est déclinée une liste comparative
d'avantages et de désavantages du dossier informatisé versus le dossier
papier, des dichotomies parfois pernicieuses sont introduites comme,
entre autres, de reprocher à l'un de ne pas permettre ce que l'autre rend
possible. Par exemple, le dossier papier ne peut pas être consulté par
plusieurs personnes en même temps. Ce qui revient à dire qu'un livre ne peut
pas être lu par plusieurs lecteurs à la fois, mais que s'il était disponible sur
Internet des milliers de détenteurs de compte pourraient en prendre
connaissance. Oui, évidemment. Mais, une fois que de tels énoncés font
autorité, la question qui n'est plus posée est la suivante : « est-ce vraiment
nécessaire ? ». D'ailleurs, le projet d'informatisation profitera de
l'acceptation généralisée qu'il s'agit-là de l'incontournable voie d'avenir : « être
informatisé, c'est nécessairement être plus loin, plus avancé, plus
progressiste ». Par ce durcissement consensuel, les solutions alternatives
s'évanouissent.

Les besoins à combler

Tout au cours du développement du projet, les protagonistes croiront


fermement en la validité de leurs énoncés, même ceux qui concernent les
besoins des autres. Dans les premiers travaux, la possibilité pour le patient
de consulter son dossier est aussi évoquée comme un avantage de
l'innovation. Au fil du temps, cet énoncé de démocratisation du dossier
informatisé s'étiolera et disparaîtra. Enfin, et puisque personne ne peut
s'opposer à l'idée d'améliorer la qualité des soins aux malades, les
protagonistes vont taire les doutes des sceptiques en soulignant, entre autres,
que des patients attendent souvent inutilement leur sortie simplement
parce qu'un résultat n'a pas été acheminé au médecin traitant. Ainsi,
l'énoncé de l'amélioration des soins, celui qui paradoxalement est le plus
1 00 PASCALE LEHOUX ET AL.

difficile à faire tenir, rendra quasiment toute critique de l'inscription


initiale déplacée. Du moins, avant que ne débutent les mises à l'épreuve et
que l'introduction de l'innovation n'affecte négativement la prestation des
soins.

La rencontre d'univers étrangers et la constitution d'un vocabulaire commun

Tout un travail de transposition lexicale doit être effectué afin


d'identifier des équivalences entre les termes et les actions associés à
l'usage du dossier papier et ceux qui s'y substituent dans le dossier
informatisé. À l'occasion de leur formation, les humains vont donc apprendre
le langage (9) du non-humain, par exemple, ce que signifient « un bouton
de radio », un « estampillage de données », une « suspension automatique
de la session laissée ouverte » et une « arborescence ». L'élaboration du
vocabulaire commun aux informaticiens et aux cliniciens demandera, dès
l'amorce du projet, des traductions inédites entre l'univers intangible du
logiciel et l'univers codifié de l'hôpital. Or, dans le cas de la substitution
de l'actant de papier par l'actant informatisé, le vocabulaire du nouveau
script doit être rapidement maîtrisé par les infirmières et associé, si
possible, aux activités de l'ancien script. Et les équivalences sont rarement
directes. Par exemple, au lieu de chercher la feuille rosé des résultats de
laboratoire en regardant la tranche du dossier papier, il faudra naviguer à
travers plusieurs fenêtres d'affichage en actionnant des boutons et des
flèches.

Les vœux pieux

La conjugaison d'intérêts fut possible entre les univers public et


privé au début du projet. Toutefois, les efforts consacrés à l'amélioration
du produit, selon les besoins spécifiques des hôpitaux partenaires, seront
graduellement réorientés vers la nécessité d'en rentabiliser les coûts de
développement en le commercialisant au sein d'un marché plus vaste
d'acheteurs. Du côté des cliniciens, les vœux pieux initiaux seront de
rehausser la pratique à l'aide de la prescription dans le dossier informatisé

(9) Sur un transparent didactique, le choix des icônes pour illustrer les différentes
zones de l'interface est un peu surprenant. Des symboles anciens, tels qu'un voilier,
un crayon de plomb et une rosé des vents, sont utilisés pour imager sur l'écran où se
situent respectivement la « zone de navigation », la « zone des données » et la « zone
de repérage ». Ce choix de symboles connus, « assimilés », vise à donner un sens à des
manipulations informatiques pour la plupart inconnues.
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MEDICAL 101

de tâches infirmières peu appliquées dans la pratique quotidienne, telles


qu'une collecte de données biopsychosociales élaborée et des plans de
soins adaptés aux problèmes spécifiques des bénéficiaires. Ces volontés
seront, elles aussi, abandonnées graduellement au profit d'une approche
plus pragmatique voulant « informatiser ce qui se fait » et non « ce qui
pourrait et/ou devrait se faire ».

L'apprentissage de la firme

Un revirement dans la gestion de la firme marquera le dernier


élément que nous avons dégagé dans la problématisation du développement.
La volonté de tester une version du système dans les hôpitaux, de
recueillir les commentaires des usagers et d'apporter des modifications
témoigne d'une démarche commerciale peu maîtrisée (10). La firme, sous
la pression des bailleurs de fonds et des protagonistes des centres
hospitaliers, devra démontrer une réceptivité plus grande face aux requêtes des
usagers. Cette réorientation signifie également d'adapter davantage le
dossier informatisé aux contraintes de la pratique « réelle » dans les
unités de soins par opposition à la pratique « idéale ». On verra d'ailleurs que
le modèle initial retenu, l'approche multidisciplinaire orientée par
problème, s'évanouira au cours de la genèse du dossier informatisé. La
collecte des données de base multidisciplinaire se fragmentera en une
« collecte de données » infirmière et une « histoire de cas » médicale. En
effet, cette dernière représentera la pierre d'achoppement dans
l'intéressement des médecins. Ils refuseront de saisir eux-mêmes l'histoire de cas à
l'aide du clavier et par sélection de mots-clés dans le dictionnaire clinique
en prétextant que la reconnaissance vocale, encore expérimentale mais
bientôt disponible, sera nettement plus efficace. Devant la répartition des
tâches plus intéressante que promet ce futur non-humain, les médecins ne
souscrivent simplement pas au script comportant la saisie par le clavier.
Bref, sur ce fil évolutif, la firme doit créer des boucles de rétroaction
la rendant dépendante de la participation des usagers. Les informaticiens
trébuchent devant la complexité technique du nouvel actant et les

(10) Si, tel que l'a noté ajuste titre un des réviseurs, ce type de démarche commerciale
est de plus en plus fréquent dans le domaine informatique, nous croyons cependant
qu'il est très difficile de dépasser le stade du recueil des premières impressions et des
critiques d'usagers « potentiels » (les tests alpha et beta) pour arriver à établir un réel
dialogue entre concepteurs et usagers, lequel pourrait conduire au design conjoint et
final de l'outil informatique. Aussi, cette difficulté est exacerbée lorsque les usagers
appartiennent à des groupes professionnels différents.
1 02 PASCALE LEHOUX ET AL.

échéances de la programmation ne sont pas respectées. La qualité


première du domaine informatique, sa flexibilité et la rapidité du
renouvellement technologique, la renvoie à des attentes immenses : démontrer que
l'idée du dossier informatisé, tel que cultivée dans les milieux
expérimentateurs, est faisable.

Problématisation de l'expérimentation. Les mises à l'épreuve

Depuis 1987, les protagonistes étaient occupés à définir les objectifs


du projet d'informatisation et la structure des données optimale. Dans cet
effort, des alliances ont été recherchées. Le recrutement d'infirmières
parce qu'elles ont un statut d'employées salariées a été massif
comparativement aux médecins qui, au Québec, sont des professionnels autonomes
rémunérés à l'acte (pour la majorité). Ce recrutement inégal a été favorisé
par le coût moindre et la possibilité de dégager les infirmières de leurs
tâches cliniques. Mais ce sont les mises à l'écart qui s'avéreront
finalement les plus déterminantes. Peu de médecins ont offert leur participation
et ceux qui se sont intéressés au projet ont dirigé leurs efforts sur les
fonctions d'extraction des données à des fins de recherche clinique. Arrivé au
dernier trimestre de 1992, le travail de traduction va se déplacer, ou
plutôt il va établir des passerelles avec une nouvelle zone étroitement liée à
la participation des cliniciens : l'expérimentation in situ.

Commençons par le commencement

Avant de débuter les implantations dans les unités pilotes, tout un


travail de planification et de promotion a été accompli par les
gestionnaires de projet dans les hôpitaux. Informer a été le mot d'ordre. Le côté
paradoxal de la transmission d'information est la très grande incertitude
qui accompagne nécessairement un projet de cette envergure : il faut dire
ce qui n'est pas su précisément, parler de ce qui n'est pas encore très bien
connu, décrire ce que l'on espère arriver à développer. Or, à cette période
l'enthousiasme des protagonistes est élevé et, sans s'en douter, ils créeront
des attentes tout aussi élevées chez les cadres et le personnel.

D 'abord, sélectionner des unité pilotes idéales

Des négociations inter-centres et intra-centres s'opèrent concernant


le choix des unités de soins. L'idée initiale de « contrôler » les variables
du contexte d'expérimentation en choisissant une unité commune
(l'obstétrique était la candidate) est écartée au profit d'une stratégie opposée :
L' INFORMATISATION DU DOSSIER MÉDICAL 1 03

diversifier le plus possible les unités pilotes afin de tester des aspects
différents de l'innovation. Les critères énoncés du choix des unités pilotes
sont pour la plupart très similaires. Cependant, chacun des centres tente
d'identifier ce qui le caractérise par rapport aux autres et qui permettra
d'expérimenter une fonctionnalité ou une facette spécifique du dossier
informatisé (11). Ce qui frappe a posteriori des unités pilotes
sélectionnées, c'est la contradiction opérationnelle entre la volonté de tester la
robustesse de l'innovation et celle d'harmoniser son intégration à la
réalité des cliniciens. Des unités « difficiles », comme les soins intensifs, ont
été choisies afin de « marquer » un niveau élevé de performance : « après
avoir vaincu aux soins intensifs, toutes les autres unités de soins pourront
être informatisées aisément ».

Puis, former (presque) tous les usagers

Les stratégies de formation des futurs usagers varient légèrement


d'un centre à l'autre, surtout en ce qui concerne le contrôle post-formation
des compétences acquises. Par exemple, dans un centre, un « contrat
d'auto-apprentissage » qui formalise la supervision de seize exercices à
effectuer en six semaines est établi avec les infirmières. La formation est
dispensée en fonction d'une répartition précise des tâches entre les
humains (commis, infirmières et archivistes (12)) et anticipe le maniement
indépendant des fonctionnalités du dossier informatisé. Déjà à cette
période, le développement des fonctionnalités accuse du retard. La
disponibilité exclusive de la collecte de données — qui ne concerne que les
infirmières — deviendra l'argument convaincant pour rendre raisonnable
la décision de ne pas former les médecins de manière systématique. Ils
seront invités à se procurer une carte d'accès et, dans le meilleur des cas,
à des périodes de formation individualisée. Au sein des équipes de gestion
et face aux premiers constats de faible performance de l'innovation, se

(11) Par exemple, la multidisciplinarité de l'unité de médecine générale, la grande


variété des diagnostics des patients admis, la possibilité d'amadouer les chirurgiens
parce que l'orthopédiste faisant partie des protagonistes est le chef du département de
chirurgie, la bonne réception qu'a connue l'informatisation antécédente de la
pharmacie aux soins intensifs, l'organisation du travail novatrice de la maternité
(collaboration infirmières-obstétriciens), etc.
(12) Les commis recevront une formation courte visant essentiellement la maîtrise de
la saisie des données administratives du patient et de « l'ouverture de l'épisode de
soins ». Les archivistes seront formés afin d'assurer leur rôle de vérification de la
rectitude du dossier lors de la « fermeture de l'épisode de soins ».
1 04 PASCALE LEHOUX ET AL.

profile la crainte que les médecins refusent de s'enrôler dans le script


incomplet. Alors les protagonistes préfèrent attendre que le dossier
informatisé soit plus robuste et plus approprié aux activités médicales
(prescription, résultats de laboratoires, etc.).
Il s'agit des premiers jalons d'une distribution inégale du savoir et
des tâches parmi les usagers et qui suscitera des enrôlements litigieux ;
certaines infirmières maîtriseront rapidement le dossier informatisé et
auront une certaine fierté « d'en savoir plus » que les médecins. En
revanche, dans le cas d'un hôpital où l'usage du dossier informatisé est
imposé par le retrait d'un non-humain (les formulaires usuels de papier où
sont transcrits les signes vitaux), quelques médecins réfractaires useront
de leur autorité et, afin de poursuivre normalement leur routine clinique,
prescriront (littéralement) aux infirmières de leur transmettre les données
saisies au dossier informatisé. Ceci consiste finalement à renvoyer la
compétence naissante des infirmières au rang d'une tâche supplémentaire
d'exécution au service du corps médical. Ces médecins rusent en
redéfinissant, grâce à leur pouvoir de subordination, le script qu'on tente de leur
imposer (13).

Arrêter un jour « J » et pallier aux catastrophes

Les mises à l'épreuve du système sont planifiées minutieusement.


Trop. Un effort de maîtrise des événements est largement promu mais a
pour effet de rigidifier les capacités de l'équipe à parer aux difficultés
imprévues. Ce n'est pas tant la modification d'une tâche précise qui est en
jeu mais l'informatisation des tâches interdépendantes de plusieurs
professionnels au sein d'une organisation qui, elle, ne sera que partiellement
informatisée. Dans les mains de gestionnaires déterminés, l'anticipation
des problèmes n'est certainement pas inutile mais se transforme
rapidement en une gestion des activités per se. Des grilles de surveillance des
anomalies sont élaborées et, en exploitant les possibilités d'extraction des
données de l'innovation, des instruments de suivi sont mis au point. Si les
planifications initiales ont parfois été modifiées afin de s'adapter aux aléas
du développement, certaines décisions ont été maintenues sans égards à

(13) Pour mieux éclairer ce contournement du script imposé, il est intéressant de


souligner que la maîtrise de l'informatique n'est pas perçue d'emblée comme une habileté
que les cliniciens valorisent. Une habileté en informatique est très souvent opposée à
la compétence clinique comme prodiguer de bons soins ou établir un bon diagnostic.
En fait, pas plus que les médecins, les infirmières ne voient d'un bon œil les tâches de
saisies des données : « ce sont des tâches de secrétaires ! ».
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MÉDICAL 105

leurs répercussions (14). Le personnel soignant se plaindra de l'absence


de transparence (pourquoi notre unité ? pourquoi ne pas attendre que nous
ayons toutes reçu la formation ?), du caractère autoritaire (pourquoi faut-
il compléter toutes les collectes de tous les patients admis ?) et de l'
inéquité de ces décisions (pourquoi l'usage n'est pas imposé aux
médecins ?).

Montrer ce qui n 'existe pas

Tout un imaginaire doit être aménagé chez les infirmières afin


qu'elles puissent structurer et schématiser les opérations informatiques
dont elles font l'apprentissage et, ceci, dans un contexte de substitution
partielle des anciens outils. Pour la collecte de données, la procédure de
substitution du dossier papier demeure relativement simple puisque les
données ne sont pas modifiées pendant l'épisode de soins ; une fois
complétée, la collecte est imprimée et versée au dossier papier. Néanmoins, la
manière de saisir les signes vitaux du dossier informatisé est différente à
plusieurs égards de l'ancienne façon de faire (le graphique plaqué au lit du
malade). Non seulement deux fenêtres affichent ces données, l'une
numérique et l'autre graphique, mais en plus pour consulter les valeurs les plus
récentes, il faut accéder au système (et espérer qu'elles aient été saisies !).
Leur impression régulière ne fait que complexifier la substitution avec le
dossier papier, celui-ci se trouvant engorgé par des impressions périmées.
Remplacer un réseau d'actants concret et familier par un nouveau réseau
dynamique et inconnu demande une démonstration limpide mais très
complexe des équivalences entre les opérations anciennes-manuscrites et
les nouvelles-informatisées.

Enrôler des porte-parole

Pour faciliter l'acceptation du système dans les unités de soins des


porte-parole seront désignés. Cette stratégie vise par ailleurs à relayer les
membres de l'équipe de gestion qui assuraient depuis le début de l'expé-

(14) Un seul centre hospitalier démontre une modalité d'échange entre les
gestionnaires et les usagers suffisamment empreinte de réciprocité pour qu'à la fois les
contraintes de l'expérimentation soient perçues comme acceptables par les équipes
soignantes et que les activités de support et de suivi soient conduites avec diligence par
l'équipe de gestion. Pour une discussion méthodologique des effets de la médiation
organisationnelle des conflits sur l'assemblage des récits, voir Lehoux et Sicotte
(soumis).
1 06 PASCALE LEHOUX ET AL.

rimentation le support aux usagers. Ce qui se dégage de l'enrôlement des


porte-parole, c'est davantage la possibilité de convertir une infirmière
spécifique pour qu'elle convertisse les autres à son tour. Le degré de
conversion atteint par l'équipe soignante dépendra en fait de deux choses :
d'abord, de l'effort individuel du porte-parole — modifier la description
de tâches de l'assistante ne la transforme pas ipso facto en « experte
convaincue » — et, ensuite, de la crédibilité qu'accorderont les infirmières
à ce porte-parole — elles assimileront uniquement l'aide dont elles
reconnaissent la légitimité (15).

L'art d'imposer

Bien que tous s'entendent pour dire que l'usage spontané et


satisfaisant du système soit le meilleur indicateur de succès, ils justifient
néanmoins la légitimité de son imposition (directe ou indirecte) (16) en regard
même de l'atteinte de cet objectif. Bien qu'ils reconnaissent le côté
autoritaire derrière l'imposition de l'usage, ils ne voient pas très bien comment
faire autrement pour éviter une utilisation décroissante contagieuse. Cet
entendement, doublé du constat que l'innovation ne suscite pas
d'engouement, amènera les équipes de gestion à fignoler une stratégie de «
coercition bienveillante », c'est-à-dire à mettre en place des mécanismes de
suivi qui visent officiellement à supporter les usagers mais qui renforcent
le contrôle. Les statistiques des taux de collectes informatisées seront
fournies mensuellement aux infirmières-chefs. Celles-ci verront la «
performance comparative » de leur unité et devront motiver les infirmières en
suivant l'évolution de cet indicateur. Les « faibles utilisatrices » recevront
la visite personnalisée d'un membre de l'équipe afin de cerner et de cor-

Ci 5) Sur ce point, le milieu clinique peut sembler intransigeant. Dans les moments
mouvementés de l'expérimentation, de vives tensions ont animé le personnel
soignant ; un porte-parole habile en informatique mais dont la crédibilité clinique n'est
pas prépondérante y endosse un rôle de bouc émissaire. Au-delà de la forme
inachevée et peu performante dans laquelle nous l'avons évalué, il semble bien que le
dossier patient informatisé ne soit pas une technologie chniquement prioritaire et autour
de laquelle les professionnels se mobilisent spontanément.
(16) Divers raisonnements appuient la décision d'imposer l'usage du dossier
informatisé aux infirmières. Elles sont des employées de l'organisation, elles ont à utiliser les
outils qu'on leur fournit. Si elles n'utilisent pas le système, elles ne surmonteront
jamais leur crainte et n'amélioreront pas leur habileté à manipuler les fonctionnalités.
Si l'usage se fait sur une base volontaire, nécessairement toutes les infirmières finiront
par revenir à leur manière de faire habituelle qui est plus simple et plus facile.
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MÉDICAL 107

riger leurs difficultés spécifiques. Par ailleurs, des questionnaires et des


évaluations portant sur la rétention des habiletés acquises seront
administrés dans le but d'ajuster la formation (dans les faits le nombre d'heures
de formation sera revu à la baisse).

Hum ! les médecins...

La zone de problématisation des mises à l'épreuve dévoile une


dernière tension découlant des statuts professionnels et organisationnels.
Évidemment, les équipes de gestion (principalement formées d'infirmières)
ne peuvent pas user de « coercition bienveillante » auprès des médecins.
Impossible de les convertir ; il faut plutôt les séduire. La consultation des
signes vitaux sera le premier nœud dans la substitution des réseaux d'ac-
tants. Si déjà les archivistes rechignaient devant « l'enflure » du dossier
papier maintenant récipiendaire des multiples impressions du système
informatisé, les médecins réagiront d'autant plus violemment que
plusieurs d'entre eux n'auront pas été formés pour manipuler l'innovation. La
première stratégie pour minimiser ces irritants auprès des médecins a donc
été d'imprimer régulièrement les signes vitaux et de les verser au dossier
papier. Mais, parfois les infirmières les laisseront au chevet car c'était
bien là leur emplacement régulier. Par surcroît, dans des moments
d'activité intense, certaines infirmières ne saisiront pas les données directement
à l'écran et feront exactement comme avant, soit les griffonner sur des
bouts de papier qu'elles conservent dans leur poche jusqu'au moment où
elles ont le temps de les transcrire (bien souvent en lot) dans le dossier
papier. Bref, les signes vitaux sont indisciplinés ! Ils peuvent se trouver à
l'un des quatre endroits (chevet, dossier informatisé, dossier papier, poche
d'infirmière) et sous trois formats différents (manuscrit, informatisé,
imprimé). Le repérage de ces non-humains pose de sérieux problèmes
pour les médecins, surtout ceux pour qui l'unité de soins n'est pas
l'endroit principal de travail (cabinet, autres unités non informatisées).
Par souci de simplification de la gestion des impressions, la seconde
stratégie sera de les imprimer qu'au moment de la sortie du patient. Ce
script suppose que les médecins consultent directement à l'écran. Certains
centres hospitaliers vont diminuer les barrières à la consultation des
données, par exemple, en laissant dans un endroit protégé un terminal ouvert
en permanence et affichant la fenêtre de sélection des bénéficiaires
(certaines étapes du script sont escamotées : les médecins n'ont pas besoin de
carte d'accès, ni de naviguer parmi plusieurs écrans). Il en ressort
généralement que ce traitement inéquitable et, surtout temporaire, est dénoncé
par les infirmières. Elles refusent de se faire imposer l'usage d'une
innovation qui risque, en bout de course, d' augmenter leur fardeau de tâches
1 08 PASCALE LEHOUX ET AL.

si les médecins maintiennent leur refus de souscrire. En somme, un


humain (professionnel autonome) refuse de s'enrôler, ce qui perturbe la
répartition prévue des tâches et qui conduit un autre humain (subordonné)
à anticiper négativement l'augmentation de ses propres responsabilités
dans le maintien du réseau.

Problématisation du travail clinique. Rendre visible un certain travail

Les critiques sont constructives, enfin, la plupart du temps !

Depuis la zone du développement, en passant par celle des mises à


l'épreuve, pour enfin s'arrimer à celle du travail clinique, un argument
conducteur devait apparemment faire autorité. L'expérimentation du
dossier informatisé inachevé allait permettre d'en ajuster la complétude en
fonction des besoins des cliniciens. Une boucle de rétroaction est tant bien
que mal mise en place afin de transmettre aux développeurs les critiques
des usagers des sites pilotes et, occasionnellement, des groupes de
médecins formés ad hoc. En fin de boucle, les équipes de gestion devront rendre
des comptes aux cliniciens sur le traitement que connaîtront leurs requêtes
(17). Lorsque les usagers voient que leurs modifications ont été apportées
au produit, ils en sont gratifiés. Néanmoins, la règle du jeu générale (telle
que perçue par les gestionnaires) est de tout demander et de « faire avec »
ce qui adviendra. D'un autre côté, les modifications qui n'auront pas été
demandées, se rangent au même rang que les perturbations causées par le
renouvellement des versions ou par l'introduction de nouvelles fonction-

(17) À ce titre, il est intéressant de rappeler que deux équipes de gestion ont eu l'idée
de faire se rencontrer quelques infirmières de leurs unités pilotes respectives. Les
infirmières ont constaté que devant des problèmes techniques très similaires, elles ne
réagissaient pas avec le même degré d'insatisfaction. Dans un centre hospitalier, le
caractère « en développement » accolé au système, le situant irrémédiablement sur la
voie de l'amélioration, atténuait les griefs. Dans le second centre, à l'opposé, ce
caractère est source de méfiance et attise les récriminations. En fait, l'informatisation, bien
qu'étant la « voie de l'avenir », s'insère dans une représentation initiale des usagers
qui est soit empreinte de scepticisme, soit auréolée de bienveillance. Ce qui semble
expliquer cet effet antagoniste, c'est le niveau d'expérience des personnels avec
l'informatisation en général et l'habileté de l'équipe de gestion à donner un rôle de
participantes aux infirmières, c'est-à-dire que ce dossier médical informatisé est comparé
à d'autres expériences d'informatisation et, qu'au départ, les infirmières sont
disposées à marquer le développement d'un produit.
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MÉDICAL 1 09

nalités. Autrement dit, cette opportunité de marquer une innovation en


développement suscite l'intéressement général initial sans toutefois
garantir la mobilisation effective du plus grand nombre d'usagers.

Les usagers sont-ils récalcitrants ?

L'augmentation du taux d'utilisation du système informatisé a


constitué le point de mire des équipes de gestion. Sur la poursuite d'un tel
objectif, une nouvelle catégorie d'infirmières est née : les « faibles
utilisatrices ». Aux yeux des infirmières-chefs, un tel évitement semble
compréhensible, voire approprié, dans le contexte d'une charge de travail
élevée. Elles préfèrent, pour la plupart, que les soins infirmiers soient
priorisés par rapport à l'apprentissage d'un dossier informatisé.
D'ailleurs, ce pragmatisme conduira à mettre en cause la pertinence même
de l'informatisation d'un dossier papier qui, selon bien des infirmières,
fait très bien l'affaire. Bref, on a beau prétendre vouloir adapter
l'innovation à leurs besoins, elles ne sont pas du tout convaincues qu'elles en ont
effectivement besoin !

Que sont devenues les normes de la bonne pratique ?

Il y a une tension importante qui demeure relativement implicite dans


les protestations des cliniciens et qui fait jouer les aspects normatifs de la
pratique infirmière. En fait, certains considèrent que les normes intégrées
dans le système informatisé sont simplement une actualisation des normes
traditionnellement reconnues de la pratique. Les cliniciens, au-delà des
ambitions démesurées des protagonistes cherchant à implanter des manières
de faire qui n'ont jamais suscité l'adhésion (collecte sophistiquée, plans de
soins), reconnaissent la présence de mécanismes de contrôle inquiétants
(enregistrement automatisé de la signature, des heures de saisies et des
« traces de consultation »). Il y a nettement une intention de normaliser les
pratiques à travers le dossier informatisé puisque les protagonistes
établissent des règles qu'ils prétendent universelles aux soins hospitaliers (profil
d'accès des types de professionnels, choix des données enregistrées
automatiquement, options d'extraction à des fins de suivi, etc.). En revanche, il
y a aussi le constat que dans « la vraie vie », les professionnels se créent un
système normatif local (ici, les infirmières des soins intensifs peuvent
modifier les prescriptions ; chez nous, les auxiliaires font des collectes ; les
renouvellements de prescription par téléphone ne sont pas acceptés, sauf la
nuit, etc.). En ce sens, l'introduction du non-humain ravive des tensions
professionnelles anciennes qui n'ont été « résolues » qu'à travers des ententes
plus ou moins tacites et localement cristallisées.
1 10 PASCALE LEHOUX ET AL.

Le dossier papier est de trop dans le nouveau réseau sociotechnique

Même si l'innovation avait pour prétention initiale le remplacement


du dossier papier, force est d'admettre qu'il s'avère un concurrent difficile
à déloger. Ce dernier appartient à la culture hospitalière. Les cliniciens
sont liés au dossier papier car ils connaissent toutes ses particularités
(couleur des feuilles, volume), ses normes d'usage (ordre chronologique et par
type d'intervention/consultation) et ses localisations. Ensuite, le dossier
papier ne disparaîtra pas de sitôt parce que les données relatives aux
épisodes de soins antérieurs ne seront (fort probablement) pas digitalisées ou
saisies pour l'ensemble des patients admis depuis les vingt dernières
années. Devant de telles contraintes, le script sous-jacent au dossier
informatisé n'a pas su intégrer judicieusement l'incontournable présence de
son rival. Un encombrement et une confusion importante résultent donc
de la superposition de deux non-humains dont les cohérences respectives
d'usage répondent à des scripts très différents. Lorsque des impressions
du dossier informatisé sont introduites au dossier papier, les cliniciens ne
reconnaissent plus les formulaires et les archivistes voient d'un mauvais
œil la déformation volumineuse qu'accusent les dossiers archivés. Bien
que l'impact de ces arrimages imparfaits puisse sembler secondaire, il faut
comprendre qu'il s'agit de plusieurs bris de continuité dans le travail
clinique et, qui plus est, s'inscrivent dans une phase de transition d'une durée
indéterminée. Or, ces brisures se condensent dans la pratique quotidienne
comme une série d'irritants freinant le flot usuel des communications et
des tâches des cliniciens. Ces derniers n'ont pas la même fenêtre
temporelle que les protagonistes pour juger de l'amélioration de l'innovation.
Cet objectif, à leurs yeux, est une finalité louable mais trop lointaine. Le
rétablissement rapide d'une cohérence dans l'organisation et la répartition
des tâches cliniques demeurent leur principale préoccupation. Voilà donc
minée une des raisons légitimant une inscription initiale : faciliter les
communications intra- et interprofessionnelles.

La nouvelle distribution du savoir et ce qu'elle rend maintenant visible

De cette tentative de remplacement d'un script de saisie et de


consultation des données clinico-administratives par un autre, va émerger un
malaise interpersonnel propre au phénomène d'informatisation.
L'informatisation rend visibles certaines choses, elle donne à voir des
particularités, des comportements ou des lacunes que les cliniciens n'avaient pas
eu à endosser ou à justifier jusqu'à maintenant. Trois effets peuvent être
dégagés. D'abord, devant le patient, le poste au chevet impose à
l'infirmière de « laisser voir » sa maladresse avec le maniement du clavier, de
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MEDICAL 11 1

l'écran tactile et du logiciel en général. La plupart d'entre elles préfèrent


nettement faire les saisies informatiques au poste central de l'unité de
soins. Ceci leur évite aussi de répondre aux interrogations du patient sur
la présence du terminal à son chevet. Ensuite, devant les collègues, les
infirmières tout comme les médecins n'aiment pas que leur grammaire
déficiente devienne plus évidente, une fois informatisée, que sous forme
manuscrite. Les anglophones qui ne maîtrisent pas le français sont
doublement inconfortables devant le clavier. Enfin, ces exemples dont nous
jugeons probablement tous à prime abord la portée triviale, sont
l'illustration d'un effet plus profond de l'informatisation sur la représentation de
soi (self) et du pouvoir disciplinaire qui l'accompagne. Plus
spécifiquement, l'inégale compétence conjuguée des humains et du non-humain
perturbe lorsqu'elle est mise en évidence.

Il n'y a pas que les données d'un dossier patient qui deviennent visibles

Les cliniciens sont interpellés par les « traces informatisées » de


consultation qui permettent à quelqu'un (l'équipe de gestion, le pilote du
système, l'administration hospitalière, le ministère, les compagnies
d'assurance, etc.) de savoir qui navigue dans les dossiers des patients. Le
« sujet se connaissant et connu par les autres » n'est pas dupe. Les
possibles ramifications informatisées de l'innovation donnent à voir et à
connaître plusieurs choses, bonnes et mauvaises. Pour les cliniciens, il
importe de clarifier pour qui sont informatisées ces données et à quelles
nouvelles fins elles serviront. Et ici aussi, la description initiale du dossier
multidisciplinaire accessible en tout temps et en tout lieu se fracasse
lorsque se profilent, en arrière-plan de cet argument, les enjeux du
contrôle des pratiques cliniques. En 1994, au moment de nos entrevues,
ces enjeux deviennent d'autant plus réels que se manifestent plus
fortement les volontés de rationalisation des dépenses publiques de santé. Le
travail clinique que rend visible l'informatisation du dossier patient reflète
partiellement des pratiques courantes et acceptées. Mais, par la
constitution de nouvelles informations, sortent de l'ombre d'autres aspects de
l'activité clinique qui eux pourront être mis en cause. En somme, le
travail clinique, une fois capté par l'informatisation sélective de données,
devient un objet de connaissance en fonction duquel pourront agir des
gestionnaires, des pairs-réviseurs ou des tiers-payant.

Votre problème n 'est pas le nôtre

Une dernière tension paradoxale anime la zone du travail clinique.


Nous avons été en effet confrontés tout au long du recueil des témoi-
1 12 PASCALE LEHOUX ET AL.

gnages des protagonistes avec le difficile et agaçant partage des fautes et


des problèmes. Parfois le système informatisé est le problème et parfois il
n'est que le bouc émissaire de problèmes préexistants. Par exemple, il est
dit que le système n'est simplement pas assez robuste ni adéquat pour
supporter soit le raisonnement médical soit les nuances subjectives des
interventions infirmières. Ici, le système est entendu comme étant la cause des
problèmes et de son rejet par les cliniciens. Il est dit, par ailleurs, que le
système sert de catalyseur dans le dévoilement des tensions organisation-
nelles et/ou personnelles concernant la répartition de la charge de travail.
Ici, il n'est donc pas la cause mais plutôt une conséquence des problèmes
intrinsèques à l'organisation du travail clinique. Par exemple, pendant les
mises à l'épreuve, les difficultés les plus faciles à mesurer et à distinguer
sont la longueur du temps de réponse et la lourdeur des interfaces.
Cependant, il ne s'agit pas des embûches les plus importantes dans la
substitution du dossier papier par l'innovation. Il ne suffit pas de rehausser les
performances techniques pour que souscrivent les humains au nouveau
script proposé.
Avec cette même ambiguïté, certains protagonistes vantent
l'opportunité de radicalement modifier, de rehausser et de professionnaliser
la pratique infirmière grâce à l'innovation. Tandis que d'autres
soulignent que le dossier informatisé n'est ni plus ni moins qu'un nouvel
outil, qu'il ne change rien aux manières de faire habituelles. Or, le
système est porteur d'une pratique clinique (principalement humaine)
autant qu'il démontre des attributs techniques. Autrement dit, puisque
l'expérimentation du dossier informatisé demande l'adhésion à un script
relativement différent, liant d'une manière inédite les usagers, les
gestionnaires et les deux formats de dossier, les problèmes rencontrés ne
peuvent généralement pas être attribués à une seule source, soit humaine
soit technique. Se ranger derrière des arguments techniques pour
expliquer l'insuccès de l'innovation semble tout aussi fallacieux que de se
ranger du côté des arguments psychosociaux brandissant la
technophobie des usagers (dont on sait par ailleurs le non sens dans un contexte
hospitalier très technicisé).

Un non-alignement déroutant.
Devait-on persuader les usagers ou tester le système ?

Pour exprimer les problèmes perçus et pour justifier les stratégies de


résolution, les acteurs doivent procéder à des négociations, à des
échanges. De ces compromis résulte un non-alignement entre les paris des
protagonistes, les mises à l'épreuve et les procès d'accusation. En fait, si
L'INFORMATISATIONDU DOSSIER MEDICAL 1 13

ces trois zones sont grosso modo orientées vers un but commun —
l'expérimentation du dossier informatisé — elles demeurent contraintes par
leurs propres logiques et contradictions. Quelques-unes de ces tensions
ont été illustrées dans les pages précédentes et se résument de la façon
suivante.

La problématisation du développement

Dans la problématisation du développement, informer les multiples


groupes d'acteurs concernés par le projet d'informatisation fonde une
première étape. Cependant, puisque le pari est ambitieux sur les plans de son
financement, de sa conception technique, du partenariat privé-public et de
ses enjeux politiques, les protagonistes réussissent davantage à créer des
attentes et des inquiétudes qu'à fournir des indications précises
concernant l'innovation. Ensuite, parmi les protagonistes et les nombreux
groupes de travail recrutés pour développer des fonctionnalités se loge une
volonté plus ou moins explicite de rehausser la pratique clinique à travers
l'informatisation sélective des données cliniques. Cette volonté se
heurtera à une attitude plus pragmatique d'autres protagonistes voulant faire
correspondre l'innovation à la « réalité clinique ». Ce pragmatisme a
certainement été favorisé par les premiers constats issus de l'expérimentation
et est également en résonance avec l'impératif de commercialisation du
produit. Cet impératif apparaît indissociable de la logique du
développement mais, en même temps, il semble contraint par les efforts nécessaires
à l'amélioration de l'innovation. Autrement dit, plus de temps est
consacré à répondre aux attentes des usagers des sites pilotes et plus la conquête
d'un marché élargi est retardée (ajoutons que dans le domaine de
l'informatique, le moment d'introduction est crucial).

La problématisation de l'expérimentation

Dans la problématisation de l'expérimentation, l'utilisation du


dossier informatisé sera imposée avec un degré de coercition variable. Son
usage est imposé selon une logique tautologique : pour réussir
l'expérimentation (et ultimement rendre l'innovation adéquate) il faut que les
infirmières utilisent le système et la réussite de l'expérimentation sera
constatée lorsque les infirmières utiliseront le système. Les médecins ne
pourront pas être enrôlés selon la même stratégie. À l'exception d'un
hôpital, il sera tenté tant bien que mal de minimiser les barrières d'accès
au système en attendant que les fonctionnalités plus séduisantes pour les
médecins soient développées. De plus, la boucle de rétroaction liant les
114 PASCALE LEHOUX ET AL

commentaires des usagers aux modifications de l'innovation, suscite plus


de frustration que de gratification.

La problématisation du travail clinique

Dans la problématisation du travail clinique, l'arrangement normatif


des pratiques propre aux unités de soins et aux centres hospitaliers sera
perturbé par l'introduction du dossier informatisé qui prescrit, ou réactive,
certaines de ces normes. Le changement qui doit être géré dans les unités
pilotes n'est pas seulement la substitution d'un outil par un autre mais bel
et bien une nouvelle répartition des responsabilités cliniques intra et
interprofessionnelles. Faut-il profiter de l'informatisation du dossier clinique
pour changer l'organisation du travail ? Ou doit-on intégrer l'innovation à
l'organisation actuelle ? Nolens volens, une transformation de
l'organisation du travail est inhérente à l'introduction d'un nouvel actant non-
humain. De surcroît, dans les unités de soins, l'identification des sources
de problèmes implique un arbitrage résolument délicat entre ce qui peut
être imparti aux relations organisationnelles et ce qui découle de
l'innovation. Les procès d'accusation dévoilent que le système est et n'est pas
le problème.

Enfin, à travers ces tensions et ces traductions d'une zone de


problématisation à l'autre, la capacité d'intéresser des alliés est liée à la
possibilité de résister aux assauts des non-alliés. Or ceux-ci sont les acteurs mis
à distance par les alliances constituées. Dans un milieu hospitalier
historiquement politisé et soumis à des restrictions budgétaires imposantes, la
constitution des alliances avec les cadres, les syndicats, les Corporations
professionnelles est périlleuse. Et les protagonistes ne parviennent pas à
intéresser tous ces groupes vis-à-vis le développement coûteux d'une
innovation (plus de 60M de $CAN en sept ans) dont l'utilité clinique est
mise en doute par ceux-là même à qui l'on en destine l'usage. En fin de
parcours, dans un hôpital les médecins auront exigé que le projet se limite
à une petite unité de soins intensifs, les infirmières de deux hôpitaux
auront boycotté explicitement l'usage du système et, enfin, dans le
quatrième centre l'utilisation sera graduellement abandonnée. Bref,
globalement, le projet innovant souffre de son ambition qui apparaît dans un
contexte de restriction budgétaire franchement démesurée et, localement,
de la perte de vue de la finalité des mises à l'épreuve (persuader les
usagers) au profit d'objectifs de gestion (tester le produit).
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MEDICAL 1 15

Conclusion :
pourquoi il ne faut bouder ni les humains ni les non-humains

D'après ce récit transversal du déroulement de l'expérimentation du


dossier médical informatisé, les problèmes perçus sont exprimés, traduits
et négociés à travers certaines modalités d'échanges liant les protagonistes
aux usagers. À une gestion favorisant la négociation, correspond une
acceptation patiente. A une gestion privilégiant le contrôle, correspond
une manifestation collective ferme des employés. Que le dossier
informatisé devienne une extension à la stratégie privilégiée par les gestionnaires
n'est pas un constat surprenant mais, selon l'heuristique de la théorie des
réseaux d'actants, il doit être relu comme étant une propriété des réseaux
d'associations hétérogènes. Cette théorie met en exergue le fait que les
actions normatives ne sont pas qu'humaines, elles animent le script de
l'innovation, les choix poursuivis pendant le développement et inscrits
dans la délégation des tâches du réseau. Pour clore cet article, nous
discutons deux limites de la théorie retenue, nous formulons quelques
recommandations sur l'implantation d'outils informatisés en milieu hospitalier
et nous proposons des questions pour de futures recherches.

Le changement, nous le savions,


n 'est pas un objet de résistance mais de négociation

En évaluant, à l'aide de ce modèle théorique, les activités entourant


l'introduction d'un nouveau réseau d'actants, nous sommes plus près de
porter un jugement éclairé sur la délégation des tâches en milieu organisé.
Cependant et tel que le rappelle Dodier, un glissement du regard critique
représente le premier piège de l'application de cette récente sociologie des
techniques (Dodier, 1995, p. 3). Les chercheurs adoptant la théorie des
réseaux d'actants, à l'instar de Machiavel, se font-ils conseillers du
Prince? Pour contrer ce glissement et ne pas consolider les projets des
puissants, il est essentiel de retenir le point de vue des « opérateurs » et
non uniquement celui des « innovateurs » (Dodier, 1995). Notre analyse a
révélé des points de vue contrastés entre les protagonistes et les usagers,
c'est pourquoi nous réitérons cette recommandation.
Ensuite, après avoir décliné la liste des embûches que les
protagonistes ont dû apprendre à contourner, une question pragmatique demeure
ouverte : le dossier médical informatisé, les gestionnaires d'hôpitaux et les
cliniciens peuvent-ils se lier durablement ? En effet, que sait-on
maintenant sur la maîtrise d'un tel processus innovant ? Tout en reconnaissant
n'avoir observé que la mise en opération de l'innovation inachevée, selon
1 16 PASCALE LEHOUX ET AL

nous seul un script de substitution partielle du dossier papier par le


dossier informatisé qui soit viable et négocié peut lier les actants, c'est-à-dire
un script tenant compte des particularités locales des unités de soins. Un
climat de collaboration et l'introduction des seules fonctionnalités jugées
utiles par les cliniciens représentent des éléments de convergence d'un
script viable. Seule une participation soutenue des usagers-cliniciens aux
activités de développement et d'adaptation in situ peut conduire à une
innovation susceptible de refléter aux professionnels l'identité qui leur
convient.
Dans cet angle stratégique, une propriété des techniques vernaculai-
rement connue quoique mal théorisée mérite d'être évoquée : la difficulté
qu'ont les humains à se défaire d'un non-humain incorporé à leur praxis.
S'il semble ardu de convaincre les cliniciens d'adopter le dossier médical
informatisé, on sait paradoxalement qu'une fois intégré à leur pratique ils
ne souhaiteront plus s'en départir. Cet entendement est à la source d'une
stratégie plus fine d'intéressement : implanter le dossier informatisé en ne
suivant ni à la lettre, ni logiquement le script du réseau achevé. Par
exemple, en réduisant au maximum les barrières à l'usage et quitte à
reporter certaines procédures (modalités d'accès, saisie) à plus tard. Il est
en effet notoire dans les projets d'informatisation que les opérations de
saisie des données soient un fardeau nécessaire à leur exploitation
subséquente. Néanmoins, ceci ne veut pas dire qu'il faille imposer ce fardeau
dès le début de l'expérimentation. Cette tâche peut être assignée à du
personnel de bureau ou, tout au moins, allégée en redistribuant la charge
normale de travail (augmenter temporairement le nombre d'infirmières). Ceci
suppose, pour une période d'apprivoisement, d'éviter aux médecins la
saisie au clavier en maintenant partiellement le script usuel qui comporte une
dictée sur bande magnétique qu'un commis dactylographie et verse au
dossier.
Si cette stratégie peut sembler au lecteur évidente, il ne faudrait pas
perdre de vue les scripts sous-jacents au développement de l'innovation et
auxquels désiraient adhérer étroitement les protagonistes. Le dossier
médical informatisé a été développé justement pour éviter les saisies
redondantes ou différées des informations cliniques. Il était quasi
impensable de ne pas exiger que les médecins fassent la saisie eux-mêmes et, par
là, de trahir la finalité annoncée de l'innovation. Enfin, les dépenses
associées au support et à la formation des usagers en phase d'implantation
semblaient entrer en contradiction avec les objectifs de baisse des coûts.
Cependant, cette délégation précise de la saisie des données à l'actant
humain s'est avérée être la pierre d'achoppement et la fuite en avant
(exiger la reconnaissance vocale) des expérimentations. Cette dernière
clarification cherche à dégager le second piège associé à la théorie retenue :
L'INFORMATISATION DU DOSSIER MEDICAL 1 17

réduire la genèse d'une innovation à une analyse politique trop rapide qui
escamote les effets structurants, concrets et symboliques d'un projet
technique au sein d'une organisation. Dans le cas de cette innovation, la
logique du script imposait une délégation des tâches qui n'avait pas été
pleinement négociée parmi les « opérateurs ».
Enfin, au moins trois aspects n'ont pas été suffisamment traités par
notre évaluation et nous les évoquons en guise de pistes de recherches
futures ( 1 8). Premièrement, le rôle et les statuts privés et publics de
certains acteurs, tels que le Ministère de la santé, le Fonds de développement
technologique, les hôpitaux et l'entreprise, pourraient être analysés plus
en détails. Par exemple, les arguments de baisse des coûts (personnel
infirmier et commis, sortie opportune du patient) qui accompagnaient le
projet ont offert un point de convergence pour que ces acteurs
« transcendent » leur statut et initient en partenariat financier une activité
à visée commerciale. Jusqu'où ces alliances tiennent-elles? Quelles sont
leurs répercussions dans le secteur de la santé? Deuxièmement, la
flexibilité et le renouvellement rapide de l'outil informatique, donc de ses
performances, affectent son insertion dans les réseaux du travail clinique.
Est-il possible d'articuler davantage ces dimensions techniques sans pour
autant les réifier et leur accorder la prédominance? Sans se concentrer sur
le troisième aspect, notre analyse a illustré plusieurs éléments de la
« construction d'usages » par les infirmières et les médecins, c'est-à-dire
leur valorisation propre de l'outil. À la condition d'observer un outil «
utilisé », non une innovation en expérimentation, une étude focalisant sur ces
constructions pousserait vraisemblablement l'analyse au-delà des jeux de
pouvoir, notamment en s' attardant à la technique, à son maniement en
contexte réel.
En somme, nous avons proposé une illustration empirique dans
laquelle il n'y pas de « résistance au changement » mais des négociations
plus ou moins fécondes entre des protagonistes et des usagers. Le concept
de résistance ne traduit généralement que le point de vue des protagonistes
d'une technologie en y opposant d'emblée des usagers récalcitrants. En
contraste, la théorie des réseaux d'actants, si elle est couplée à une
sensibilité empirique, procure une densité interprétative à l'évaluation de
l'implantation d'une innovation car elle prête parole aux acteurs concernés.
Elle met également en exergue les alliances constituées pendant le
développement d'une innovation. Enfin, elle dégage les scripts par lesquels un
réseau d'humains et de non-humains se maintient (ou se dégrade) lors de

(18) Nous remercions les deux réviseurs pour avoir attiré notre attention sur ces
aspects.
1 18 PASCALE LEHOUX ET AL.

la mise à l'épreuve qu'exige sa concrétisation. Bref, les anthropologues


l'avaient déjà compris : il semble qu'il faille poursuivre à rebours la
genèse des techniques, bien au-delà de leur triviale apparence, si l'on
espère saisir les fines ramifications qu'elles tissent avec les humains.

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ABSTRACT

This article présents an évaluation of the implementation of a


computerized médical records System in four Québec hospitals (Canada). We dis-
cuss the development and in situ expérimentation of this innovation in the
light of the Actants' Network Theory. The focus of the évaluation is
mainly directed at task distribution that opérâtes within the network lin-
king humans and non-humans. We describe in détail three prevailing
« problematizations » which exist among administrators, nurses and phy-
sicians, and which affected the development of the computerized médical
records System, its implementation in health care units and its intégration
within clinical work. Our aim is to illustrate, in empirical terms, the heu-
ristic potential of the Actants' Network Theory, while at the same time
bringing to light important design and expérimentation issues in the
implementation of computerized Systems.
L'INFORMATISATIONDU DOSSIER MÉDICAL 121

RESUMEN

Este articulo présenta los resultados de la evaluaciôn de la implantaciôn


de una historia médicos informatizada en cuatro hospitales de Québec
(Canada). Se estudian los aspectos relacionados con el desarrollo y la
experimentacion in situ de esta innovaciôn a la luz de la teoria de la red
de actores. La atenciôn se centra en la distribuciôn de tareas que operan
en la red asociandos humanos y no humanos. Se describen los très
principales problemas existentes entre administradores, enfermeras y médicos
que han marcado el desarrollo de la historia informatizada, su
experimentacion en las unidades de cuidados y su dificil integraciôn en el tra-
bajo clinico. El objectivo des estudio es sustentar empiricamente el
potencial heuristico de la teoria de la red de actores mostrando los
aspectos mas sobresalientes de la concepciôn u utilizaciôn de instrumentes
informatizados.

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