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Al.

O'WOLF

Dans le miroir

THRILLER

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Al.

O'WOLF

Dans le miroir

THRILLER

© 2021 – Tous droits réservés

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Cet ebook a été mis en ligne par Edition999

© Al. O'WOLF 2021


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« Le miroir garde des secrets
Que seul le monstre qui regarde connait »

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Sous le drap, un corps est allongé. Il se met
subtilement à bouger. Des doigts cherchent
frénétiquement le bout du tissu pour le retirer. Une
dame en robe de nuit se lève subitement. Ses traits sont
tirés dans tous les sens et ses cheveux sont dressés
comme des antennes-relais. Une panique curieuse
envahit son être. Son visage est perlé de sueur. Ses nerfs
semblent à vif car ses membres sont crispés, tendues
comme les câbles d’acier du pont de Manhattan. Elle
garde ses mains contre son thorax. Son cœur bat à la
chamade. Des frissonnements dansent sur sa peau.
Dans les ténèbres de sa chambre, elle palpe les alentours
de son lit. Ainsi, elle parvient à allumer une lampe qui
est sur un meuble à sa gauche. Une fois cette tâche
accomplie, elle retire l’oreiller sous la tête de l’homme
qui dort à ses côtés. Elle le secoue vivement comme un
sac de patates. Elle va jusqu’à le taper sans autre forme
de procès. L’individu ne semble rien sentir, il semble loin

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du monde réel. La mère des rêves, Morphée, l’a emporté
sur les rives où il côtoie des fantaisies qu’il sait ne pas
posséder dans la vraie vie. Un sourire est au bord de ses
lèvres. Il nage dans un bonheur rare que la dame à côté
veut lui enlever. Au départ, toutes les actions de la
femme en robe de nuit sont vaines. Mais, ses gestes
violents et insistants finissent par le tirer de ses rêveries.

– Lève-toi chéri.

– Qu’y-at-il ? Répond nonchalamment l’homme


à demi-éveillé.

– N’as-tu donc rien entendu ?

– Quoi donc ? Il fait nuit, rendors-toi. Tu as dû


faire un vilain cauchemar.

– Je ne plaisante pas chéri. J’ai entendu


comme…

– Comme quoi chéri ? Répète l’époux un peu sur


les nerfs. Laisse-moi dormir en paix. Il replonge dans le
lit et se recouvre avec le drap.

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Il n’apprécie pas que son épouse le dérange en pleine
nuit pour des bruits que lui ne perçoit pas. La dame en
robe de nuit compte bien se faire entendre.

– Je peux t’assurer qu’il y avait un bruit sourd,


pas plus tard que deux secondes.

– Je n’entends rien moi.

– C’est normal le bruit vient de s’estomper.


C’était un son fort et sec comme une détonation.

– C’est ça. J’ai eu tort de te faire regarder ce film


de Western. Tu es traumatisée. Maintenant, laisse-moi
me rendormir. Demain est une journée chargée pour
moi. Je n’ai aucune envie de me lever sur mon pied
gauche et de saper toute ma semaine.

– Mais chéri…

– Trêve de bavardage, coupe l’homme. Couche-


toi et…

BAMM !!!

– Tu l’as entendu ? Dit la dame en robe de nuit


en sursautant de peur.

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L’homme se redresse d’un coup. Il n’a plus son air
somnolent.

– Bon sang que se passe-t-il ?

Il quitte son lit en un bond. Il est sur ses genoux et entre


sous le lit. Son épouse est surprise par son attitude.

– Que fais-tu ? Tu ne vas quand-même pas te


cacher sous le lit ? lui demande la dame toute craintive.

– Cesse donc de jacasser autant. Si c’est ce que


je crois, on doit faire un minimum de bruit.

L’homme ressort un vieux calibre 12 du dessous de son


lit.

– Je pensais que tu avais jeté cette antiquité.


Pourquoi l’as-tu conservé ? Rajoute la dame.

– Pour les situations comme celle-ci, ma Nina.


On n’est jamais trop prudent. C’est un coup de feu que
j’ai entendu. Il faut que je voie tout ça de près.

– Tu vas me laisser seule dans cette chambre. En


plus, ce n’est pas ton boulot. Il y a des gens qui sont
chargés de surveiller la maison.

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– Tu n’as aucune arme pour te défendre, ma
Nina. Je ne veux pas t’emmener avec moi, cela pourrait
être dangereux pour...

– Je viens avec toi. Rien ne me garantit que celui


qui a tiré ne viendra pas dans notre chambre pour
accomplir un acte ignoble.

L’homme s’arrête alors qu’il est dans le cadre de la porte


un instant. Il semble réfléchir.

– Allez, viens. Ne perdons pas de temps. Le


bruit provient sans nul doute de l’aile ouest de la maison.

Il entrouvre la porte et sort le premier. La dame en robe


de nuit le rejoint ensuite.

Accompagné de sa femme, l’homme, fusil aux poings,


longe les grands couloirs de la bâtisse. C’est un véritable
manoir. Les escaliers sont époustouflants même dans
l’obscurité. Afin de ne pas alerter l’auteur du coup de
feu, ils marchent à pas feutrés. L’homme se base sur ses
impressions pour essayer de repérer l’endroit d’où
provenait la déflagration. L’homme à la carabine préfère
utiliser la lampe de son téléphone pour déchirer, par

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moment et par endroit, les ténèbres qui couvrent tout.
Il l’éteint et la rallume par instantanément pour éclairer
son chemin. Chaque fois que son épouse heurte une
chaise ou un vase, il se retourne pour lui jeter un regard
furibond.

BAMM !!!

Cette fois, l’homme à la carabine est sûr de lui. Le son


n’est plus très loin. Soudain, il entend un fracas. Il fait
demi-tour pour agresser une nouvelle fois sa femme
avec ses yeux enragés. En éclairant, il ne la voit pas
automatiquement. C’est quand il éclaire le sol qu’il
retrouve sa femme dans une posture inadéquate. Il se
rend compte que la dame en robe de nuit a brisé un vase
en porcelaine par inadvertance. L’instant d’après, c’est
un silence total. Il resserre les mains sur son fusil. La
sueur sur le front, ils marchent tous les deux vers
l’inconnu. Ils ne savent pas ce qui les attend. Les deux
individus progressent jusqu’à percevoir un endroit un
peu éclairé.

– Il y a de la lumière, chéri, s’empresse de dire la


femme en robe de nuit.

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– Oui, répond immédiatement son époux. Je
vois. Parle moins fort. Tu pourrais alerter les brigands.

Ils se rapprochent de plus en plus du coin


éclairé. Il n’y a plus de doute. Toutes les ampoules du
couloir qui mène à la chambre vers laquelle se dirige le
couple sont allumées. L’homme prend les devants. Il
pointe son arme à l’horizontale, la tête tournée vers
l’extérieur. Il est prêt à lâcher une balle dans le corps du
premier individu qu’il croisera. Ses mains se serrent de
plus en plus sur la crosse. Son index hésite à faire
pression sur la détente. Il va-et-vient à l’affût du
moindre mouvement suspect qui pourrait apparaître
dans la pénombre. La femme en robe de nuit, elle, se
contente de regarder son homme se lancer dans un
périple à l’issue incertaine. Elle se ronge les ongles. Ses
dents claquent par moment, son cœur s’emballe et ses
yeux ne sont pas loin de laisser tomber des larmes.
L’homme arrive enfin à la porte de la chambre. Il s’arrête
et penche lentement la tête. Il y va avec toute la
précaution possible. Il revient à sa position initiale. Il

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jette un dernier regard à son épouse pétrifiée comme
une statue grecque. Son arme est contre sa poitrine. Sa
respiration s’accélère, il vient de faire un choix. Sans plus
d’hésitation, il fait un demi-tour sur lui-même et entre
dans la chambre, la carabine prête à œuvrer. Dix
secondes passent, puis vingt. La femme s’inquiète. Elle
approche à pas de chat vers la chambre d’où ne ressort
pas son mari.

– Chérie, lui dit son homme, entre !

Dans sa voix brille une inquiétude. Son épouse le sait,


quelque chose ne va pas. Elle a peur de rentrer dans la
chambre. En même temps, elle est curieuse de savoir ce
qui s’y trouve. Elle atteint le cadre de la porte, elle avance
son premier pied dans la chambre. Ensuite le deuxième,
puis elle ouvre les yeux.

– MISERICORDE !!! S’écrie-t-elle.

Son cri déchire la nuit. Une chose horrible se


dresse ou plutôt est allongée sous ses pupilles. Ses yeux

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se révulsent et elle tombe évanouie. Sur le lit, il y a deux
corps maculés de sang.

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CHAPITRE I

Il est deux heures du matin quand la police


s’amène au domicile des De Domini. Tout le château est
dans le plus grand étonnement. Personne n’a imaginé un
seul instant que cette nuit prendrait une tournure aussi
dramatique. Les policiers quadrillent sans plus attendre
la scène de crime. Des rubans jaunes sont déroulés dans
toutes les directions. Des chiens policiers et leurs
maîtres sillonnent déjà les alentours à la recherche du
moindre indice. On a tenté de prendre le tireur en fuite
mais c’était peine perdue. Il s’est volatilisé dans la nature.
Les numéros qui marquent l’emplacement des indices
envahissent les coins de la maison. Pour l’heure
personne ne sait s’il y a des éléments en dehors de la
pièce qui sont reliés au double homicide. Les
interrogatoires n’ont pas commencé. De simples
questions de routine sont posées. Toutefois, elles ne

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sont pas aussi pointues car on attend que les experts
viennent pour faire le travail comme il faut. Les policiers
de la ville de Jonatany se contentent de recenser les
noms et prénoms de tous les habitants du manoir.
Aucun d’eux n’est autorisé à s’approcher de l’aile où a
eu lieu les crimes horribles. Le froid de la nuit est encore
mordant mais l’abominable nouvelle arrache tout le
monde aux bras de Morphée. Les adultes sont séparés
des plus jeunes. Des ambulances envahissent le vaste
parking du manoir encadrées par des voitures de police.
La tension est à son comble car le couple qui a été tué
est l’un des plus puissants de Jonatany. Les urgentistes
qui arrivent sur place se pressent pour vérifier que
chaque individu est au mieux de sa forme. Les policiers,
de leur côté, continuent de prendre les empreintes de
tous les résidents du manoir. La procédure est
curieusement accélérée ce fameux jour. Les cœurs
balancent. La peur, la rage et l’incompréhension se lisent
sur le visage de chaque membre de la grande famille des
De Domini. Des larmes silencieuses glissent sur le
visage de certains résidents, les autres ne réalisent pas
encore le malheur qui vient de les frapper.

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C’est dans cette atmosphère douloureuse que le
manoir des De Domini se trouve. Au loin, à l’entrée
principale, aux environs de trois heures, le grand portail
du manoir s’ouvre. Quelques vérifications sont
effectuées avant de laisser passer une voiture que les
agents de la région ne connaissent que trop bien dans
leur grande majorité. Le véhicule gris se gare dans
l’immense parking des De Domini. Un homme descend
rapidement. Il se dirige vers l’autre portière qu’il ouvre
avec révérence. C’est l’enquêteur Dan Grecis qui salue
comme une princesse sa collègue Janet Elech. Elle sort
du véhicule non sans une grâce vénusienne. Elle sourit
délicatement à son collègue quand elle pose son pied
dans les graviers du parking.

– Dan, rien ne t’oblige à faire tout ceci pour moi.

– Tu es plus qu’une princesse à mes yeux. Mais


surtout, que dirait ma mère si je ne faisais pas preuve
d’un peu de galanterie à ton endroit.

– Maintenant que tu le dis. Un instant, tu n’as


quand même pas pris des cours sur les bonnes manières.

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– Oh que si. Je suis tellement maladroit avec les
femmes qu’elles me fuient toutes. Sauf toi bien sûr.

– Tu le crois. Je suis obligée de travailler avec toi,


sinon je serais déjà loin de cette région, dit Janet sur un
ton rieur.

Dan se laisse aller et se met à rire.

– Et dire que je dormais paisiblement. Cela ne


s’était pas produit depuis plus d’un mois. Notre dernière
enquête m’a provoqué des cauchemars atroces. Pour
une fois que j’avais eu du répit, une nouvelle affaire me
tombe dessus. Je me demande bien si j’aurai une bonne
retraite. Je ne sais même pas si j’aurais suffisamment de
chance pour l’atteindre. Un de ces matins, ils vont me
causer un arrêt cardiaque à cause de leurs appels
impromptus.

– Sur ce point, tu as tout à fait raison. Mais c’est


nous qui avons décidé de faire ce métier pour rendre le
monde un peu meilleur.

Dan acquiesce du regard.

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– Je trouve curieux que le patron nous ait fait
quitter Tooth Mountain pour nous envoyer dans la
dernière ville de la région. Cela aurait pu atteindre le
matin.

– Cette précipitation, je ne pourrais pas te


l’expliquer, ajoute simplement Dan.

– Il n’est pas impossible que le patron soit amis


avec une des personnes qui résident dans ce manoir. Les
De Domini sont si célèbres dans la région.

– Tu n’as pas tort. Je n’ai pas vu les choses sous


cet angle, avoue Dan.

– Bon, soyons sérieux. Un drame vient de se


produire dans ce manoir.

– Tu as raison, Janet. Il serait indélicat de notre


part de rire devant ces pauvres gens.

Dan lève la tête et tente de scruter le bâtiment qui se


trouve en face de lui. Janet l’a déjà devancé. Elle a déjà
ses conclusions.

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– De pauvres gens, je n’en ai pas l’impression.
Pour bâtir un manoir pareil, il faut être riche comme
Crésus. Toutes les façades de la maison sont couvertes
de marbre. C’est rare de trouver des constructions de ce
style.

– A ton avis la bâtisse date de quel siècle ?


Demande Dan qui voit une lumière briller dans les
pupilles de sa collègue.

– Il fait encore noir mais pour moi rien dans ce


bâtiment n’est antérieur à notre époque. La façade n’est
en proie à aucune forme de dégradation qui pourrait
indiquer l’âge avancé des constructions. Je peux te dire
que rien n’a été rénové parce que tout est neuf. Les
architectes et compagnie ont su donner une allure
médiévale au domaine.

– En plus d’être une bonne enquêtrice, tu as de


solides connaissances en architecture.

– J’ai connu le monde des architectes malgré


moi. Mon père ne cessait de me trimballer avec lui dans
les expositions et séminaires internationaux. Il était

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passionné par les choses du Moyen-âge, comme s’il y
avait vécu. Je dois avouer que je n’aimais pas cette vie,
exceptés les voyages. Janet soupire avant de poursuivre.
Le maître des lieux doit avoir un goût exquis et une
passion féroce pour les œuvres du Moyen-âge.

– Humm…

– Qu’est-ce qui te tracasse ?

– Eh bien, tu as fait allusion au maître des lieux.


Tu devrais parler de lui au passé. Son épouse et lui sont
les victimes de cette affaire.

Alors que Janet essaie de remettre ses idées en place, un


agent approche. Il fait le garde-à-vous pour saluer Janet
Elech et Dan Grecis.

– Bonsoir Miss Elech et M. Grecis. Je suis


l’agent Brunard de la police de Jonatany. On nous a
prévenu de votre arrivée.

– Je le constate, laisse échapper Dan.

– J’ai reçu la tâche de vous guider dans le Manoir


car, comme vous le voyez, il est vaste.

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– Effectivement, dit Dan.

– Si vous voulez bien me suivre, je vais vous


mener à la scène de crime.

– Bien entendu, termine Dan. Nous sommes


présents c’est pour cette raison, sinon quelle autre ?

L’agent Brunard semble intimidé en la présence


des deux agents les plus réputés de Tooth Mountain. Il
reste devant eux et dans sa démarche on peut lire une
grande hésitation. C’est presque comme si l’agent est
tenu en respect par une arme braquée dans son dos.
Cette arme, pour le jeune agent, est sans nul doute la
présence des agents Dan Grecis et Janet Elech. Pendant
qu’ils entrent dans le vaste salon, Janet hâte le pas et
rejoint le jeune agent dans son élan. Elle décide
d’entamer la discussion.

– Dites-moi pourquoi est-ce que vous parlez de


crime ?

– Miss Elech, j’ai peur de ne pas être qualifié


pour vous donner mon avis.

– Ne vous gênez pas. Vous pouvez tout me dire.

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L’agent inspire et expire lentement.

– Miss Elech, selon moi, c’est un crime parce


que l’homme, M. Ronaldo De Domini a reçu deux balles
en plein cœur, tandis que son épouse Rebecca n’en a
reçu qu’une seule dans le dos. D’après mon analyse, les
deux individus devraient être endormis au moment où
leur assassin est entré. Je suis sûr que ce double meurtre
est lié à la fortune de M. Ronaldo De Domini.

– Je vois. Merci pour votre franchise.

– Miss Elech, dit l’agent Brunard l’air de


supplier, pardonnez-moi si mes déductions anticipent
sur ce que vous allez voir.

– Soyez tranquille. Je saurai analyser les éléments


avec froideur. Nous verrons si vos suppositions se
confirment.

Les enquêteurs entrent dans la chambre.


Cependant, l’agent Brunard ne fait pas un pas de plus, il
reste à l’entrée. Janet et Dan ont sous leurs yeux une
scène horrible. Un tableau fait de rouge et de boyaux à

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l’air. Les draps visiblement blancs ont changé
d’apparence pour devenir pourpre. Le sang des victimes
a tout éclaboussé. Du sol au plafond, c’est une vraie
boucherie qui s’étale devant les enquêteurs. Dan retient
une remontée acide. Il se tient la bouche pour ne pas
vomir. Pour lui, il semble que c’est la première fois de
voir une aussi grande quantité de sang répandue dans
une pièce aussi vaste.

Quelques meubles sur les côtés sont couverts du liquide


rouge. Mêmes les lustres qui se trouvent à une hauteur
non négligeable sont colorés par le fluide des victimes.
On lit dans les yeux d’une des victimes, une horreur non
voilée. Les corps des deux octogénaires effrayent
davantage Dan qui se met à frissonner.

– Qui est-ce qui a pu faire une chose pareille ?


C’est atroce. Dan se retient de vomir.

Il se retourne presqu’aussitôt pour éloigner ces images


horribles de sa vue. Il se presse vers une porte-fenêtre
pour prendre de l’air. L’un des battants est déjà ouvert.
Il le pousse légèrement ce qui produit des grincements

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désagréables. Dan se crispe un peu avant de sortir la tête
pour inspirer de l’air frais.

– Ils devaient être endormis quand le tueur est


entré, débute Janet faisant fi du malaise de son collègue.
Mme Rebecca De Domini a été tuée la première. Elle a
reçu la balle en plein dos. Elle était probablement sur
son ventre au moment où on l’a attaqué. De son côté, le
drap n’est pas froissé, preuve qu’il n’a pas été remué. Sa
tête est posée sur la têt d’oreiller. Cela vient corroborer
tout le reste. Mais pour M. Ronaldo De Domini, je dirai
que les choses se sont passées différemment. M. De
Domini a dû se retourner quand il a entendu le premier
coup de feu. Il a certainement eu le temps d’ouvrir les
yeux. Je pense que c’est ce qui explique sa position. Il est
légèrement penché sur le côté, couché sur le dos. Il a
certainement pris les deux balles en pleine poitrine avant
de retomber sur le lit. L’une du côté du poumon droit et
l’autre du côté du cœur. M. Brunard, vos déductions
sont justes.

Le jeune homme sourit l’air embêté mais surtout rassuré.

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– Bon sang Janet, reprend Dan en gardant sa
main sur sa poitrine. Tu as vu tout ce sang. Le tueur n’a
pas utilisé un fusil conventionnel pour commettre son
forfait.

– Exactement. Rien qu’en appréciant les plaies,


je peux déduire qu’il était muni d’un fusil d’assaut équipé
de balles explosives. Les douilles sont encore là. Janet se
baisse pour les ramasser. Je suis certaine que l’analyse
balistique confirmera mes soupçons. L’assassin s’est
certainement mis dans cette position pour leur tirer
dessus. Il n’a pas fait feu à bout portant sinon les
éclaboussures ne seraient pas si hautes. Il s’est de toute
évidence mis là.

Janet se place en face du lit à environ un mètre du pied


de l’objet. Elle fait semblant d’avoir une arme en main.
Elle la dirige d’abord sur Madame Rebecca De Domini,
puis sur M. Ronaldo De Domini.

– Le tueur n’a pas bougé d’un millimètre au


niveau des pieds, reprend Janet qui demeure dans sa
simulation sur la position du tueur. Pourtant, un doute
m’habite.

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– Pourquoi donc ? S’empresse de demander
Dan.

– Il y a des traces de pas curieuses sur le tapis qui


ne semblent pas très cohérentes. Les traces de pas
indiquent qu’on a fait un aller-retour.

– Ces traces doivent certainement être celles de


feux Ronaldo et Rebecca De Domini.

– Il faut qu’on évite à tout prix que d’autres


agents entrent dans la pièce. Il y a des indices qui
pourraient être corrompus.

– Je vais me charger d’en avertir les autres,


déclare Dan tel un scout. Le Patron aurait dû attendre la
matinée pour nous faire venir.

– Ce n’est pas grave, coupe court Janet.

Dan penche de nouveau la tête sur les victimes avec une


crainte non voilée.

– L’usage du fusil et des balles explosives


indique une vérité cruelle. Le tueur voulait être certain
que le couple De Domini ne se réveille jamais.

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– C’est quand même dingue que rien ne soit
remué dans cette chambre. Dan parcourt la chambre du
regard. Tout est en place. Les bijoux et l’argent n’ont pas
été touchés alors qu’ils sont en quantité suffisante. C’est
impossible de les rater en entrant dans la pièce. Je trouve
ça louche pour un cambriolage qui aurait mal tourné.

– La vérité est ailleurs mon cher Dan. Si les


tiroirs n’ont pas été fouillés c’est simplement parce que
le tueur avait un point personnel à régler avec les
victimes. Les bijoux ne l’intéressaient pas.

– Maintenant que tu le dis, ça paraît si évident.

– Tout ceci n’est valable à moins que le tueur ait


subtilisé un objet de grande valeur, ce dont je doute fort.

– Humm… D’accord. Dan n’ajoute plus rien.

– Une chose me tracasse encore, Janet fait un


demi-tour sur elle-même. Ce miroir gigantesque. Je le
trouve particulièrement beau mais effrayant. Il doit dater
de l’époque médiéval.

– Ah bon, fait sortir Dan. Pourquoi penses-tu


qu’il est aussi vieux ?

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– Les miroirs de cette taille, possédant de tels
ornements ne se font plus de nos jours. De tels détails
ne peuvent être que l’œuvre d’un artisan à la dextérité
divine. Rien qu’en l’observant, je sens qu’il a dû capter
de nombreux visages, dont celui des De Domini.

– Il n’y a que les gens riches pour oser ce genre


de gaucherie. Un miroir pareil, ça peut foutre une crise
cardiaque au beau milieu de la nuit. Imagine un seul
instant que tu te lèves dans le noir après un cauchemar
des plus traumatisants et que tu vois une forme dans le
miroir. Tu paniquerais comme jamais. Dan amène de
nouveau le regard de sa collègue sur le miroir. Je suis sûr
que les De Domini prenaient le temps de s’admirer
avant de se jeter dans leur lit.

– C’est fort probable puisque tu mets le doigt


dessus, reconnait Janet.

– A mon avis, poursuit Dan, avant de rendre


l’âme M. Ronaldo De Domini n’a pas vu le visage de son
agresseur, mais le sien dans cet affreux miroir.

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Janet marque une pause. Elle écoute attentivement Dan
et prend note dans son carnet. Elle est toujours arrêtée
face au grand miroir circulaire.

– On dirait que Miss Elech me vole mes


déductions, ajoute Dan.

– Je dessine ce miroir si c’est ce que tu veux


savoir. Cet objet doit avoir vu passer beaucoup de
personnes.

– Une multitude à mon avis, puisque tu dis qu’il


a été fabriqué à l’époque médiévale.

– Sa forme, ses motifs… Il y a quelque chose


dans cet objet qui…

– Qui te trouble, ajoute Dan. C’est la première


fois que je te découvre aussi inquiète pour un premier
jour d’enquête.

– Tu commences à trop bien me connaître. Janet


adresse au même moment un regard taquin à Dan.
S’agissant des notes, poursuit Janet pour détourner le
débat, j’ai ma propre idée sur le déroulement du double

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homicide. Je dois admettre que certaines de tes
suggestions me semblent plausibles.

– Enfin, elle discerne le génie qui sommeille en


moi. Janet étouffe un rire moqueur. Tu sais Janet, je suis
perplexe quant à savoir l’issue que le tueur a pris pour se
faufiler. J’essaie de me dire que c’est par la porte-fenêtre
mais elle est trop bruyante.

Sur ces mots, Dan se tourne pour apprécier la porte


d’entrée. L’agent Brunard se sent automatiquement
obligé de répondre à une question qu’on ne lui a pas
posé.

– Le couple qui les a découvert a affirmé que la


porte était ouverte. D’après leurs propos, tout était dans
cet état quand ils sont arrivés. Ils n’ont, semble-t-il, rien
touché. Je suppose que c’est par là que le tueur est entré.

– Je vois, souffle Janet. Je vais les interroger


après notre inspection des lieux. Vous savez donc ce que
vous devez faire.

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– Oui Miss Elech, s’empresse de dire l’agent
Brunard. Je vais veiller à les emmener dans un endroit
paisible afin que vous puissiez les questionner.

– Très bien, ajoute Dan.

– Vous pouvez nous laisser maintenant,


complète Janet.

– Bien entendu Miss Elech.

L’agent quitte le pas de la porte à toute vitesse. Tout cela


comme s’il attendait que l’on le lui demande pour fuir
les horreurs qu’il a vues dans cette chambre. Il disparaît
et part accomplir la tâche que les enquêteurs lui ont
confié.

– Ce garçon est en proie au plus grand stress.


Tous ses mouvements sont gauches. J’ai même eu peur
qu’il s’effondre.

– Tu l’as dit. J’ai la nette impression que c’est la


première fois qu’il se trouve sur une scène de crime.
Toutefois, contrairement à toi, il n’a pas vomi ses tripes.

32
– Je n’ai pas vomi, mais j’ai failli. Je sens
tellement de rage dans ces meurtres. D’où peut bien
venir toute cette colère.

– Dan !

Ce dernier cesse de gribouiller dans son carnet. Il relève


la tête pour répondre à sa collègue.

– Oui Janet.

– Les lustres de cette chambre sont certes


puissants, mais pas assez pour nous révéler ce que nous
désirons. Il est préférable que nous revenions demain.
On y verra plus clair.

– J’allais te le dire. Mais comme toujours tu


prends de l’avance sur moi. Au fait, j’aimerais savoir si
tu comptes interroger le couple témoin cette nuit ou…

– Il est préférable que nous discutions avec eux


aujourd’hui. Les éléments sont encore tout frais dans
leur tête.

– Le traumatisme alors ? lance Dan.

33
– Il jettera un peu de brume dans leurs esprits
mais les points les plus marquants leur reviendront
systématiquement.

– Alors, faisons comme tu as dit.

Dan emboite le pas à Janet. Il demande par radio à


l’agent qui les a accompagnés quelques minutes plus tôt
de ramener dans une pièce tranquille le couple qui a
découvert les corps sans vie de Ronaldo et Rebecca De
Domini.

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CHAPITRE II

Le couple Frakel se tient par la main. Frau Nina


Frakel ne retient pas ses larmes. Les enquêteurs se
rendent bien compte qu’elle est encore sous le choc et
qu’elle a surtout beaucoup pleuré. Son visage se perd
sous le torrent de larmes qui ne cesse de s’extirper de ses
yeux devenus bouffis. Ses cheveux sont dans le plus
grand désordre et sa robe est froissée comme un
chiffon. Pourtant, elle a l’air d’une reine. Sa jeunesse a
raison de la tristesse qui essaie tant bien que mal de se
loger dans ses traits. Le blond qui couvre sa tête est
étincelant et aussi vivant que du blé. Et pour revenir sur
sa robe de nuit. Le vêtement glisse sur son corps et rend
plus mystérieuse sa poitrine. Ses grandes jambes lisses
n’échappent pas au regard farfouilleur de Dan. En y
prêtant attention, on remarque dans ses grands yeux un
bleu océan. Ses sourcils taillés parfaitement sont d’un

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blond divin. Ses lèvres subtilement pulpeuses éveillent
un volcan en Dan. Par moment, Dame Nina ramène ses
cheveux derrière son oreille droite. La finesse de son
geste n’a d’égale que la tendresse apparente de sa peau.
N’importe quel homme se serait donné tous les
prétextes pour effleurer seulement ses doigts.

Mais bon, il y a déjà quelqu’un qui se charge de


cela. C’est le fameux Hubert Frakel. L’allemand ne
manque pas de serrer Dame Nina dans ses bras. Il est
nettement plus âgé que sa compagne. On lui donne
facilement soixante dix ans. Les rides qui parcourent sa
face sont d’une dureté éprouvante pour celui qui
soutient son regard. M. Hubert n’a pas loupé l’œil
pétillant et vif de Dan et cela ne lui plaît guère. La
jeunesse de l’individu semble le mettre encore plus sur
le qui-vive. De beauté, on dira que Her Hubert Frakel
n’a que sa taille de géant. Dans son visage, on lit la
rudesse d’un travail acharné dans sa jeunesse. Ses traits
lourds engloutissent ses yeux et font ressortir un menton
digne de bosse de dromadaire. On ne découvre aucune
émotion en lui. Il est semblable à une roche. Impossible
de le sonder.

36
Janet jauge le couple Frakel. Son collègue n’y
voit que du feu. Pour lui, la douleur de perdre quelqu’un
d’aussi important et de surcroit la découverte de leurs
cadavres ruinera toutes leurs chances de tirer de bons
détails du couple Frakel. Le déferlement d’émotions
auquel ils ont été en proie les rend probablement inaptes
à fournir de bons renseignements.

– Je sais que vous traversez un moment


épouvantable en ce moment, débute Janet. Toutefois,
Her et Frau Frakel, nous avons besoin de recueillir votre
témoignage pour trouver le responsable.

– Le trouver ? Ce monstre doit être abattu


comme un chien, scande M. Hubert.

– Calmez-vous Frau Frakel, dit Janet. Il ne sert à


rien de vous énerver.

– Dans mon pays, c’est comme ça qu’on traite


les meurtriers, ajoute M. Frakel.

– Si vous tenez à ce que justice soit rendue, il


faut vous nous disiez ce que vous avez entendu et vu.
Janet tente de calmer l’allemand.

37
M. Hubert prend une position plus décontractée mais
tout aussi grave. L’argument de Janet l’a achevé. Il prend
une grande inspiration et clôt ses paupières. Hubert
semble chercher dans un coin de sa tête des souvenirs
qu’il sait douloureux.

– Que voulez-vous savoir précisément, dit Her


Hubert Frakel.

– D’où connaissez-vous les De Domini ?

– Cela doit remonter à dix ans. Nous avons eu


la chance de les rencontrer lors d’une des croisières
qu’on effectuait pour rejoindre la Martinique. Nous
avions discuté, accoudés à un bar du bateau. C’est de là
que notre amitié est partie. Nous l’avons invité une
première fois dans notre domaine à Berlin. Ronaldo et
Rebecca ont accepté sans résistance. Cela nous avait fort
plu. Depuis, Ronaldo nous invitait chez lui chaque
trimestre afin que nous passions une semaine dans son
domaine. Ronaldo était un homme très éduqué. Il savait
comment s’y prendre pour que nous acceptions son
invitation. En retour, nous procédions identiquement.

38
– Depuis combien de temps êtes-vous ici, à
Jonatany ?

– Je dirai plus de quatre jours.

Janet trace des lignes dans son carnet. Dan la regarde


faire.

– Qu’est-ce qui vous a alerté ? Parce que j’ose


croire que vous étiez endormi.

– Je n’ai rien saisi au départ, répond


automatiquement Her Hubert Frakel. Je dormais
profondément. C’est ma Nina qui pourra mieux vous
éclairer sur cette partie.

Janet tourne légèrement la tête vers Madame Nina


Frakel.

– Frau Nina, je souhaiterais que vous


m’expliquiez ce que vous avez entendu.

La jeune dame fait un effort pour ralentir la cadence de


ses larmes. Sa gorge est encore serrée. Malgré tout, elle
veut apporter son témoignage aux enquêteurs. Elle
entrouvre les lèvres et souffle.

39
– J’avais du mal à trouver le sommeil. J’avais pris
des somnifères mais l’habitude a fait que mon corps ne
réagit plus favorablement à leurs effets. Après avoir lu
un livre, j’ai éteint la lampe du chevet pour me coucher.
Ce n’est que quelques instants après que j’ai entendu une
détonation.

– Avez-vous eu peur sur le coup ?

– Oui, j’ai paniqué. J’ai immédiatement réveillé


mon Hubert. Il a mis du temps à recouvrer ses esprits.
Le deuxième coup de feu le tira de sa torpeur.

– Ma Nina a raison, dit Her Hubert. Je ne la


prenais pas au sérieux au départ. Mais quand le son est
parvenu à mes oreilles, je n’ai pas eu d’autre choix que
de me rallier à sa remarque. J’ai donc sorti mon fusil et
ensemble nous avons arpenté les murs de la maison.

– Comment aviez-vous su que le bruit venait de


la chambre des De Domini ? Janet appuie
particulièrement sur ces derniers mots.

– On ne savait rien de précis au départ, n’est-ce


pas ma Nina ?

40
– Oui nous n’en savions rien, dit-elle.

– Le son provenait du côté opposé à notre


chambre, hors de l’autre côté se trouvent Ronaldo et son
épouse Rebecca. Nos soupçons se sont accentués quand
nous avons entendu une autre détonation.

– Ah bon ! Fait Dan.

– Oui monsieur l’agent, insiste Hubert

Dan note cette remarque dans son carnet. Il semble plus


concentré que jamais.

– D’autres personnes vous ont-elles rejoint


après que vous ayez découvert les corps de vos amis ?
Demande Janet.

– Oui, j’avais oublié. C’étaient Mauricio et


Clémencia, précise Frau Frakel.

– Tu oublies Dolorès et Paula, ajoute son époux.

– Elles sont arrivées bien après je crois.


Quelques gardiens les accompagnaient aussi.

41
– Ah oui ! Her Frakel fait un geste qui indique
qu’il vient de se souvenir.

– Qui sont les personnes que vous venez de


mentionner ?

– Ce sont les enfants de Ronaldo et son épouse,


dit Nina Frakel. Car ils en ont huit en tout. Chacun vient
passer un séjour ici pour éviter que la maison soit trop
vide. Mauricio travaille aux États-Unis en tant que
directeur général d’une société de bois et Dolorès est
auditrice dans une grande boîte à Buenos-Aires.
Humm… Paula chirurgienne affiliée à la Croix-Rouge.
Clémencia est interprète mais…

– Dites nous tout. N’ayez aucune crainte Frau


Nina, prononce Janet l’air d’exhorter Nina Frakel. La
dame délie sa langue.

– Pour le moment, rien est certain mais


Clémencia a formulé le souhait de devenir religieuse.
Mais son père, feu notre ami Ronaldo, s’opposait à son
choix.

42
– Tu manques de citer le dernier enfant présent
dans la maison, s’empresse de dire Hubert Frakel. Il
s’agit de la dernière Bénédicte. Je crois qu’elle a fait un
malaise quand on lui a annoncé la mort de ses parents.

– C’est noté, dit Dan.

– Ma Nina, j’ai oublié mon téléphone dans le


salon, peux-tu me l’apporter ?

– Oui mon Hubert.

La belle dame se lève et sort de la pièce. Elle ne résiste


pas à la demande de son mari. Dan se dit que ce doit être
une femme fort respectueuse vis-à-vis de son époux.

– Ma Nina, dit Hubert tout bas, a fait un malaise


et je vous serai reconnaissant de ne pas la soumettre à
une trop grande émotion. C’est qu’elle a un pacemaker.

– Nous en tiendrons compte la prochaine fois


que nous reviendrons vers vous.

– Merci Frau Elech.

43
Nina revient et s’assied après avoir tendu le téléphone à
son époux. Janet et Dan congédient quelques minutes
après le couple Frakel. Janet note certaines de ses
impressions mais le regard interrogateur de son collège
la sort de sa concentration. Dan est pressé de demander
quelque chose à Janet et celle-ci le sait.

– Je ne savais pas que tu possédais quelques


rudiments en allemand.

– J’apprends les langues de temps à autre.

– Tu n’es pas sérieuse ? Dan est perplexe.

– J’avoue. J’ai fait de l’allemand au lycée.

– Tu me rassures. Je n’ai aucune envie


d’apparaître comme un ignorant à tes côtés. Ce serait la
gêne totale.

– Sois tranquille. Actuellement, je me consacre à


l’étude des espèces marines.

– Pourquoi cela ? C’est pour apprendre à chasser


la baleine ? Ricane Dan.

44
– Non, la vérité est ailleurs. Je veux bien
effectuer un voyage et surfer sur les vagues des plages
d’Australie.

– Australie ? Il paraît qu’ils ont de gros requins


là-bas.

– Tu te trompes si tu penses que tu vas réussir à


me dissuader de visiter ce pays.

– Comme tu voudras. Ne viens pas après te


plaindre parce que là, tu ne diras pas que je ne t’avais pas
prévenu. Dan fait un regard taquin à Janet. Alors dis-
moi, qu’est-ce que je dois retenir de ce couple allemand ?

– Tu as tes déductions mais je vais quand même


te livrer les miennes. Les Frakel sont des amis intimes
des De Domini. Ce que je ne comprends pas, c’est
pourquoi M. Frakel a sorti son fusil avant de gagner la
chambre du couple De Domini. Cette mission n’était
pas la leur mais plutôt celle des gardiens. Et même après
avoir entendu le coup de feu, ils auraient pu se contenter
d’appeler la sécurité. J’ai constaté que chaque chambre

45
est équipée de combiné relié au poste de surveillance du
domaine.

– Maintenant que tu le dis… Les Frakel devaient


être vraiment proches des De Domini pour se permettre
d’apporter des armes dans leur demeure.

– Her Hubert Frakel a laissé entendre qu’ils


viennent de façon récurrente voir les De Domini. Cela
signifie qu’ils doivent avoir une bonne connaissance du
bâtiment.

– Tu as tout à fait raison, acquiesce Dan.

– As-tu remarqué la gourmette que portait


M. Frakel ?

– Oui. Elle est de bonne qualité. Elle a dû lui


valoir la peau des fesses.

– Ce n’est pas sur cet élément que je voulais


attirer ton attention, dit Janet. Sur cette gourmette il y a
le chiffre 5.

Dan fronce les sourcils. Il n’arrive pas à suivre la


démarche de sa collègue.

46
– Eh bien, poursuit Janet, c’est un fétichiste des
chiffres. OK, je reformule, c’est un joueur de poker.

– Ô misère ! Tu penses qu’il doit avoir des dettes


de jeux et qu’il vient de temps à autre pour se ressourcer
auprès de son défunt ami ?

– Je préfère que Camille étudie les comptes du


couple Frakel et bien évidemment que le service de
balistique analyse l’arme et les douilles du fusil de
M. Frakel.

– Je vais me charger de leur passer le message.


Dan sort son téléphone. Il commence à composer un
numéro quand Janet reprend la parole.

– En plus Frau Nina nous a menti.

– A quel sujet ? Je l’ai trouvé sincère durant tout


l’interrogatoire. Hormis le fait qu’elle se perdait dans son
récit.

– Mon très cher, je sais ce que je dis. Elle a fait


semblant lorsqu’elle a dit avoir pris peur en entendant le
premier coup de feu. Sa voix avait changé de tonalité.

47
Son mari garde sous leur lit une vieille carabine. Elle
devait être habituée au son des armes.

– Pourquoi nous aurait-elle menti ? Je ne vois


pas quel intérêt elle aurait à poser un tel acte.

– C’est cela qu’il reste à découvrir. J’ai mon idée


mais il me faut d’autres pièces du puzzle pour la
confirmer ou l’infirmer.

– On peut toujours interroger les gardes, si tu


veux, propose Dan.

– Excellente idée

48
CHAPITRE III

Janet se libère quelques instants de l’agent


Brunard, celui qui les a précédemment guidés. Elle se
balade dans la maison sans trop savoir où elle se dirige.
Elle se lance dans les escaliers et commence une
ascension presque sans fin. Elle atteint une porte et se
presse contre cette dernière. Elle se cramponne à la
poignée avant de la tourner. La porte ne résiste pas et
s’ouvre. Janet est maintenant sur le toit du manoir des
De Domini. De sa position, elle saisit difficilement les
éléments du domaine car ils sont majoritairement
plongés dans le noir. Cette obscurité est cependant
alternée par les lumières des gyrophares. Elle remarque
tant bien que mal un curieux jardin qui se trouve
beaucoup plus bas. Janet fait quelques pas dans le
gravas. Elle parvient à l’aile gauche. Après quelques
secondes d’inspection, elle se rend sur la droite. La vue

49
est simplement spectaculaire. Le vent ne rencontre
aucun obstacle et sa puissance semble sans limite. Janet
prend une grande bouffée d’air. Elle se rend compte que
la forme de la maison s’apparente fort à celle d’une
abbaye. Une quinzaine de minutes s’écoule avant que
Janet ne décide de redescendre. Elle tourne les talons et
s’engage à retourner dans la salle où se trouve son
collègue. Sur le chemin du retour, elle surprend une
conversation entre un homme et une femme dans une
pièce.

– Chéri, je pense que ce n’est pas l’endroit pour


en parler.

– Si seulement tu voyais les choses comme moi.


J’en suis certaine. Les choses vont radicalement changer
dans cette maison.

– Oui je sais…

– Arrête de faire cette tête. Il le fallait, dit la


femme. Cela n’a que trop duré. La liberté est toute
proche…

– Arrête de dire toutes ces méchancetés…

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S’apercevant qu’ils ne sont pas seuls, les deux individus
cessent de parler.

– Bonsoir madame, M…

L’homme hésite car il ne sait visiblement pas le nom de


la demoiselle chapeautée qui les a surpris.

– Je suis l’inspectrice Janet Elech de la police de


Tooth Mountain.

– Bonsoir à vous. L’homme se presse vers Janet.


Je suis Mauricio, fils de… mon père Ronaldo De
Domini. Et voici ma femme Amy.

– Je tiens à vous présenter mes sincères


condoléances. Personne ne souhaite voir ses parents
partir de cette façon.

– Nous essayons de tenir le coup, mes frères et


sœurs ainsi que mon épouse et moi, déclare Mauricio en
essuyant une larme invisible.

– Nous réussirons à coincer l’auteur de ces


meurtres et soyez certains qu’il finira le reste de son

51
existence en prison. Le visage de l’épouse de Mauricio,
la belle Amy, se froisse subrepticement.

– Un moment, nous avons eu peur.

– C’est tout à fait normal, ajoute Janet.


Pardonnez mon indiscrétion. Je cherchais mon chemin.
Il est si difficile de se repérer dans une si vaste demeure.

– Je vous le concède. Cette maison est beaucoup


trop grande. Il faut dire que mon père était un peu
excentrique. Mama a essayé tout le long de leur vie de
couple de le recadrer mais…

La voix de Mauricio se brise. Sa gorge est, semble-t-il,


nouée à un point où les mots ont du mal à sortir.

– On m’a fait savoir que vous avez une sœur


malade, poursuit Janet. Est-ce exact ?

– Oui. Elle se nomme Bénédicte. En réalité,


nous sommes huit et elle est la dernière du lot. En
principe nous devrions tous nous retrouver le mardi
pour festoyer mais hélas... Mauricio baisse légèrement la
tête.

52
– Nous sommes vraiment navrés pour vos
parents, dit Janet.

– Merci pour votre promptitude Miss Elech.


Sans vous nous serions encore plus désemparés.

– Je ne fais que mon boulot.

– Pour ma sœur, continue Mauricio, l’annonce


de la mort de nos parents l’a fortement bousculée. Son
malaise nous a tous ébranlés. J’ai demandé qu’une
ambulance vienne à son secours. Je pense qu’à cette
heure, elle est entre les mains des meilleurs médecins de
notre ville.

– C’est aussi grave que cela ?

– Malheureusement. Elle a fait une crise


d’asthme. En plus, elle a subi une lourde opération la
semaine dernière.

– Une greffe ? Demande Janet.

– Oui, une greffe de reins, répond Mauricio.


Bénédicte, je me dois d’insister, est très fragile. J’ignore
en ce moment si elle est remise. Elle a été transportée de

53
toute urgence au centre hospitalier de notre ville. Je suis
très inquiet pour sa santé. Je ne pense pas que vous
pourrez la questionner cette nuit.

– Je vois. Lorsque je la rencontrerai, je ferai mon


possible pour ne pas l’épuiser davantage.

– Merci pour votre compréhension, Miss Elech.

– Je vais prendre congés de vous. Je reviendrai


certainement vers vous pour plus d’informations.

– Nous sommes tout à vous Miss Elech,


n’hésitez pas.

Quelques secondes après avoir quitté Mauricio


De Domini et son épouse, Janet regagne la salle
spécialement réservée aux interrogatoires.

Deux hommes sont assis en face de Dan. Celui


qui se trouve en face, mais du côté gauche de Dan, se
prénomme Lorenzo. C’est un homme charmant. Il
atteint le mètre quatre-vingt-dix. C’est ce que Janet
déduit quant il s’est levé pour l’accueillir. Ses cheveux

54
impeccablement coupés lui donnent l’allure de prince
espagnol. Ses yeux intelligents font tout de suite vibrer
Janet. Il possède des sourcils épais mais bien ordonnés.
Une magnifique couronne de barbe et moustaches
encadre ses lèvres et aggrave par là même son charme.
Les lumières parviennent à mettre en valeur son teint
bronzé à point. Son corps est structuré comme celui
d’un athlète de haut niveau. Ses vêtements ne
parviennent pas à masquer ses muscles travaillés avec
tact. Tout en lui respire l’homme virile. C’est sans nul
doute le style de personne que toute femme espère
découvrir dans son lit le matin, à son réveil.

Malgré la tristesse qui habille son visage, sa beauté n’est


point altérée. Dans sa main, il tient un mouchoir
fermement. Il a la tête baissée quand les agents lui
demandent de s’asseoir en face d’eux. Cela, comme s’il
est pris d’une soudaine timidité. Cela ne dure que
quelques secondes. Il change immédiatement d’allure
quand la voix de Janet parvient enfin à ses tympans. Eux
qui étaient apparemment sourds de douleurs.

55
Son collègue Achan est tout son opposé. Il a un corps
rond comme celui d’un éléphant de mer. Sa tête est
épaisse et les plis qui se trouvent derrière ressemblent
aux ondulations d’une mer instable. Ses yeux ne vont
pas dans la même direction. Il souffre d’un strabisme et
son air de mafieux n’arrange en rien les choses. Une
petite moustache supplante ses lèvres d’un volume
inquiétant. Il porte un anneau dans le nez qui lui donne
l’air d’un buffle de Torero. Lorenzo et lui travaillent
dans la même section de surveillance du domaine des
De Domini. Cependant, les agents Janet et Dan décident
d’interroger Lorenzo en premier. Ils débutent leur
opération, quand Achan quitte la salle.

– M. Lorenzo, rappelez-moi à l’ordre si j’écorche


votre nom.

– Vous le prononcez à merveille Señora Elech.


Votre accent me laisse comprendre que vous avez étudié
ma langue maternelle. Je me sens confus. Maintenant,
c’est moi qui ai peur de torturer votre nom.

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Dan n’aime pas les allusions de Lorenzo. Il renifle la
séduction dans l’air. Il s’avance et passe devant Janet qui
est en train de renvoyer son sourire à Lorenzo.

– Alors Señor Lorenzo, on nous a fait savoir que


vous êtes le chef de la sécurité de ce domaine.

– C’est tout à fait juste señor… Pardonnez-moi


je n’ai pas retenu votre nom.

Dan rougit légèrement. La provocation de Lorenzo


n’échappe pas à Janet mais elle préfère laisser faire. Elle
guette la réaction de son collègue.

– Je suis l’agent Dan Grecis de la police de


Tooth Mountain. Vous n’avez pas besoin de le retenir
maintenant. L’avenir vous obligera, qui sait, à le garder
profondément enfoui dans votre mémoire. Dan paraît
menaçant et Lorenzo le sent. Toutefois, il se garde de
lancer des mots maladroits car il fait face à un
représentant de l’Ordre.

– Je ne l’oublierai pas croyez-moi, dit Lorenzo.

– Poursuivons. Depuis combien d’années


travaillez-vous au service de M. De Domini ?

57
– Depuis plus de quinze ans.

– Bien entendu. Lui connaissiez-vous des


ennemis ?

– Je ne me mêlais pas de la vie de mon patron.


Je me contentais de surveiller les alentours de la maison
pour empêcher quiconque de rentrer.

– Avez-vous vu l’agresseur ?

– On n’a pas pu le rattraper. On a cherché


partout mais on n’a pas pu mettre la main sur lui, achève
de dire Lorenzo.

– Ah oui. J’oubliais. À ce niveau, on peut dire


que vous avez lamentablement échoué.

Lorenzo baisse la tête. Les propos de l’agent de police


semblent l’atteindre en plein cœur. Janet lance un regard
furibond à Dan. Ce dernier tourne la tête et continue
dans son élan. Nous avons constaté qu’il y a beaucoup
de caméras de surveillance à l’intérieur de la résidence.
Alors dites-moi comment avez-vous pu passer à côté du
meurtrier de votre patron ?

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– Dan, je vais prendre le relais.

– Laisse-moi faire Janet, lance Dan un peu


agressif. Où étiez-vous au moment des faits ? Vous
dormiez je parie.

– Je reconnais que je n’ai pas été à la hauteur sur


ce coup. Au moment des faits, j’étais aux toilettes. Une
indigestion me torture l’estomac depuis plus de trois
jours. Mais je ne pouvais pas demander la permission
pour maladie.

– Et pourquoi dites-moi ? Dan lance cette


question du tac-au-tac.

– Señor Ronaldo renvoyait tous ceux qui


restaient trop longtemps hors de leurs postes. J’ai donc
pris sur moi. La salle de contrôle est insonorisée. Je
pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles je n’ai
rien entendu. Mon collègue et les autres vous
confirmeront mes dires.

– Je vais me gêner.

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Dan part sur un coup de tête laissant sa collègue seule
avec Lorenzo. Cependant, il ne claque pas la porte en
sortant. Il la laisse grande ouverte.

– J’ai la nette impression que je déplais fort à


votre collègue, reprend Lorenzo.

– Il est un peu protecteur avec moi. Veuillez lui


pardonner son comportement. Il est parfois un peu
excessif. Je voudrais savoir si vous avez de la famille, ou
dirais-je si vous êtes mariés ?

– Pas encore, je suis un cœur à prendre.

Janet rougit encore plus. Elle a une forte bouffée de


chaleur quand Lorenzo, enlève sa veste. Elle est
légèrement perturbée par la tournure de la situation.

– Les De Domini sont les seuls parents que je


n’ai jamais eus, poursuit Lorenzo. J’ai été très tôt
orphelin de père. Et ma mère, ne pouvant pas me
prendre en charge, s’est libérée de moi en
m’abandonnant entre les mains de bonnes sœurs en
Espagne.

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– Je suis profondément navrée pour vous, dit
Janet l’air confuse.

– Ne vous en faites pas Miss Elech. Je n’ai,


envers elle, aucune forme de rancœur. Après tout, ainsi
va la vie. Je l’ai même revue il y a trois ans, alors que
M. De Domini m’avait confié une mission à New York.
En vérité, il m’envoyait découvrir la personne qu’était
devenue ma mère. J’ai appris que celle-ci m’avait en
réalité abandonné pour se lancer à l’aventure. Elle
voulait se construire une nouvelle vie sur la terre de
l’Oncle Sam.

– Excusez-moi, je n’aurai pas dû aborder ce


point.

– Ne vous inquiétez pas. J’ai rangé le triste


personnage de ma mère dans mon passé. Cela m’attriste
que M. De Domini soit mort ainsi, et Mama…

L’homme se garde de poursuivre son propos. Il respire


de plus en plus vite. Janet comprend qu’il pense ce qu’il
dit

61
– Merci pour votre coopération. Je pense que je
vais vous laisser. Si jamais certains éléments vous
reviennent en tête, n’hésitez pas à me contacter. Janet lui
tend sa carte de visite.

– Ce sera fait, Miss Elech.

Lorenzo saisit la main de Janet, s’incline et dépose sur


elle un tendre baiser. Janet n’est pas loin de s’évanouir
tellement elle est euphorique. Au même moment, Dan
entre. Son regard freine Lorenzo qui relâche
délicatement la main de Janet. Elle lui sourit, se retourne
et passe la porte comme si Dan n’existe pas.

– Alors qu’est-ce que tu as pu tirer de tes


investigations ? demande Janet une fois qu’ils se
trouvent dans un des couloirs de l’imposante maison.

– Lorenzo est clean, répond Dan. Ses collègues


ont confirmé son alibi. La discussion que j’ai eue avec ce
fameux Achan ne m’a pas avancé d’un millimètre.

– Je vois. On n’élucidera pas ce double homicide


cette nuit. Revenons quand il fera jour pour mieux
apprécier les choses.

62
– J’allais le dire, ajoute Dan.

63
CHAPITRE IV

Il est neuf heures du matin quand Janet Elech


quitte son appartement. Elle sort à peine de sa maison
que son regard se pose sur un magnifique engin. La
voiture grise de Dan est garée dans la rue attenante. Il
est hors du véhicule et semble l’attendre patiemment.
Quelques rayons solaires l’obligent à froncer les sourcils.
Sans plus attendre, elle tire son chapeau vert velours
pour se protéger. Elle marche d’un pas lent mais assuré
vers lui. Son teint cuivré fait toujours valser l’esprit et le
cœur de Dan. Son top blanc en soi frôle subtilement sa
poitrine que l’on devine ferme. Sa taille marquée est
accentuée par le top en soie qu’elle a parfaitement fourré
dans son pantalon kaki. Le pantalon est fluide et
s’achève en bas, en pattes d’elfe. Il accroche ses formes
discrètes mais tout aussi mordantes. Le déhanchement
de la jeune inspectrice est, sans exagération, aussi

64
chatoyante que celle d’un félin. Soudain, son téléphone
se met à vibrer. Elle enfonce sa main dans sa poche le
sort délicatement. Elle ôte ses lunettes de soleil pour
considérer avec plus de netteté le nom qui s’affiche sur
l’écran. Elle semble surprise mais ne laisse pas son
collègue le remarquer.

– Dan, tu peux m’attendre deux secondes. Je fais


un truc rapidement puis je reviens.

– C’est noté. Ne t’éloigne pas trop. Je ne


voudrais pas que tu en profites pour fuir, dit Dan sur un
ton particulièrement insistant mais provocateur.

Janet ralentit ainsi sa course vers la voiture. Elle


s’adosse sur la clôture de sa maison. De l’endroit où elle
se trouve, il est quasiment impossible à son collègue
d’entendre la discussion téléphonique qu’elle se prépare
à entamer. Quand elle est sûre du nom qui s’affiche sur
l’écran de son smartphone, elle décroche l’appel.

– Allô, bonjour Patron.

65
– Bonjour, Miss Elech ! Répond une voix
d’homme de l’autre côté du fil. J’espère que je ne vous
ai pas dérangée pendant un moment critique.

– Loin de là Patron.

– J’en suis soulagé. Alors à quel stade se situe


l’enquête ?

– Rien de nouveau pour l’instant. On a essayé


hier d’explorer quelques pistes. La nuit ne nous a pas été
d’un grand secours. Toutefois, ce matin, nous ferons
notre possible pour faire le tri. Il est primordial de
réduire les pistes au maximum afin ne pas nous égarer.

– J’ai une totale confiance en vous. C’est la


raison principale pour laquelle je vous ai confié cette
enquête.

– Je suis contente de savoir que vous placez


autant d’espoir en moi, patron, répond l’enquêtrice.

– Je sais que vous trouvez ça dérangeant mais


cette affaire me tient vraiment à cœur.

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– Vous étiez proches de Ronaldo De Domini, je
suppose ?

– Je vois qu’on ne peut rien vous cachez


longtemps.

– Il faut dire que vous ne savez plus faire dans la


discrétion.

– Miss Elech, votre sens de l’humour me


surprendra toujours. Mais vous avez raison. Ronaldo
était un ami très proche. Il m’a soutenu pendant des
moments difficiles. Il était le frère que ma mère ne m’a
pas donné. Sa mort me peine beaucoup. Et le lien que
j’entretenais avec lui m’empêche de m’occuper de cette
affaire.

– C’est tout à fait compréhensible, dit Janet.

– J’aimerais tellement me rendre dans son


manoir pour mener les investigations. Mais je crains qu’il
n’y ait un conflit d’intérêt. Je tiens à ce que tout soit fait
dans les règles.

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– Il y a-t-il autre chose que vous ne me dites pas ?
Vous insistez particulièrement sur le conflit d’intérêts,
d’où ma question.

– J’ai l’impression d’être le sujet d’un


interrogatoire téléphonique, déclare le Patron.

– C’est le cas, Patron.

– Humm. Allons-y donc pour les questions. Je


vais m’efforcer de vous révéler certains éléments que j’ai
en ma possession. Ils vous aideront peut-être.

– Je vous écoute, Patron.

– Je sais que mon ami avait une immense fortune


et que ses descendants ne restaient à ses côtés que pour
pouvoir avoir m, après sa mort, leur part d’héritage. Ces
huit enfants et même ses neveux vivent presque tous à
son crochet. Il m’a, pour cette raison, confié la gestion
d’une partie de son patrimoine. Ronaldo savait que
j’étais notaire de formation et je n’ai pas pu lui refuser
cette demande. A présent qu’il est mort, la succession va
s’ouvrir. Il me tient beaucoup à cœur de savoir qui est
l’auteur de cette boucherie avant de dispatcher l’héritage

68
de mon vieil ami entre ses descendants ingrats et
insouciants.

– D’accord. Combien de temps reste-t-il avant


l’ouverture de la succession ?

– Dans un mois environ, répond le Patron. Mais


je peux la retarder si cela s’avère nécessaire.

– J’espère que nous n’en arriverons pas là.


Patron, y’a-t-il quelqu’un d’autre qui sait que vous êtes
le notaire particulier de la famille De Domini ?

– Uniquement les descendants directs. Cela me


fait huit personnes sans oublier que ces dernières
peuvent ne pas avoir tenu leur langue.

– Je reconnais que votre supposition est fort


probable. Il me serait insupportable de dormir en
gardant un doute sur le coupable de son meurtre et de
celui de Rebecca.

– C’est légitime Patron. J’aurai certainement les


mêmes craintes que vous, si j’étais à votre place.

69
– Ronaldo est passé à mon bureau récemment.
Si mes souvenirs sont justes, nous avons eu une
entrevue le lundi dernier. Il avait l’air inquiet. Je lui ai
posé plusieurs questions, mais il n’a pas daigné
m’éclairer davantage sur l’objet de son trouble.

– Je suppose que vous pensez que cela avait un


rapport avec sa sécurité.

– Il ne me l’a pas ouvertement dit, j’ai fait une


déduction. Mes soupçons ont décuplé quand j’ai su qu’il
a fait monter le niveau de sécurité dans son domaine.

– Je comprends mieux pourquoi il y avait autant


de caméras de surveillance dans cette maison. Il est
inévitable qu’il craignît pour sa sécurité.

– Janet, dit le Patron. Je compte sur vous. Vous


êtes mon ultime recours pour rendre justice à mon ami
et son épouse.

– Je ferai tout mon possible pour coincer le ou


les coupables. Le temps qui m’est imparti est largement
suffisant pour que je résolve ce double homicide.

– A bientôt Miss Elech.

70
– A bientôt Patron.

Janet laisse son patron raccrocher avant de ranger son


appareil. Elle revient vers la voiture grise de Dan. Celui-
ci est toujours adossé sur son véhicule.

– Me revoilà, déclare Janet en se mettant au


niveau de Dan. J’étais un peu occupée au téléphone.

– Tu n’as pas besoin de me le dire. Je l’ai


constaté. T’en as mis du temps. Tu discutais avec l’élu
de ton cœur ?

– J’aurais bien voulu, mais les téléphones d’ici ne


captent pas encore le réseau de Jupiter.

Dan éclate de rire. Il se tord dans tous les sens. Il n’arrive


pas à se retenir après la blague de Janet.

– C’était le Patron.

– Ah bon, dit Dan un peu étonné. Je suppose


que s’il t’a contacté c’est parce qu’il est préoccupé par
l’avancement de l’enquête.

– C’est cela.
71
– J’ai un creux très profond à l’estomac. Tu veux
qu’on aille manger ?

– Volontiers. Je n’ai aucune envie de


m’effondrer.

– Ce serait une belle occasion…

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je me serais comporté comme un


fier chevalier. Je t’aurais portée sur dans mes bras
vigoureux. Dan se bombe le torse.

– S’il te plaît. Tu risques fort bien de me briser


le dos.

– Seul l’avenir nous le dira, déclare Dan d’un air


de confidence à Janet. Allons, ne tardons plus.

Dan trouve sur le tronçon qui mène chez les De


Domini, un Food drive. Il se presse de passer une
commande. Quelques croissants et pains au chocolats
leur permettent de prendre des forces pour affronter la
journée laborieuse qui commence.

72
Une fois qu’ils atteignent le manoir, Dan gare à
nouveau son beau carrosse dans le vaste parking. Sa
voiture fait tâche à côté de celles des enfants De
Domini. Bugatti, Audi, Maserati et Laguna se côtoient
amoureusement dans cet espace. Les gros calibres de
l’industrie automobile semblent avoir trouvé des clients
attachants. Au nombre de quinze, en les voyant on se dit
clairement que le garage souterrain doit en contenir une
bonne vingtaine.

La lumière du jour met en évidence la haute


sophistication du Manoir. Des roseraies habilement
mêlées forment les bordures des allées qui mènent au
bâtiment principal. Des pavées aux motifs romains
tapissent le sol du garage et forment des sillons
savoureux qui courent entre le bâtiment principal et les
autres coins de la maison. Des arbres fruitiers
s’embrassent à des angles pointus du manoir. Des
fontaines aux sculptures angéliques sont dispatchées
avec harmonie dans la cour du manoir. L’une des plus
belles est perdue au milieu d’un labyrinthe de roses aux
murs plutôt hauts. Malgré tout, on entrevoit une masse

73
blanche, un homme armé de son épée assis sur un cheval
sur le pied de guerre.

Mais pour l’heure, Dan n’y fait pas attention. Il


n’en a que faire, son esprit est absorbé par l’enquête. Il
descend rapidement de son siège conducteur et se presse
pour faire le tour de l’engin. Il ouvre la portière côté
passager pour faire descendre sa collègue. Janet s’extirpe
de la voiture avec une majesté sans pareille. Elle pose la
main sur son chapeau en feutre de laine vert velours. Ses
pupilles marrons brillent sous la luminescence douce des
rayons du soleil. Elle lance un sourire à son collègue
faisant ainsi apparaître ses fossettes amusantes. Dan
essaie de tenir sur ses pieds, ce sourire lui fait toujours
l’effet d’une torpille.

– Qu’avons-nous au programme ce matin ?


Parce que la journée d’hier n’a pas porté suffisamment
de fruits. J’espère que ce deuxième jour d’enquête
portera beaucoup de fruit.

– Mon très cher, nous sommes toujours au


premier jour d’investigation.

74
– Ah oui, j’avais complètement oublié que c’est
aux environs de trois heures du matin de ce jeudi que
nous sommes arrivés.

– Eh bien, tu vois. Janet tourne la tête vers le


bâtiment imposant. J’estime avec raison que nous
devons faire un tour à nouveau dans la chambre des De
Domini.

– Les corps ont été retirés, tu sais.

– Je le sais, Dan. Cela ne changera absolument


rien à ce que nous ferons aujourd’hui.

– Le valet de chambre des De Domini est


présent d’après ce qu’on m’a laissé entendre. Je pense
qu’avec lui nous n’avons plus à craindre de nous égarer
dans cette demeure immense.

Ledit valet les conduit à nouveau dans l’ancienne


loge des De Domini. C’est un homme de taille moyenne,
droit comme un bambou de chine. A la seule différence
qu’il parait inflexible sur les manières et les règles. Son
crâne est aussi lisse qu’une bille en verre. Ses mains sont
gantées et sa tenue est soigneusement repassée. Même à

75
l’annonce de la mort de leur patron, les hommes et
femmes de maison des De Domini continuent de
remplir leurs fonctions. Et ce, avec le plus grand
dévouement.

Les individus marchent quelques minutes avant


de finalement arriver devant la chambre. Janet Elech
prend une grande bouffée d’air avant de rentrer. Dan,
lui, se bouche les narines en les serrant avec ses doigts.

– Les traces vont dans deux sens différents,


commence Janet.

– Ce sont les traces que tu voulais voir ?


Demande Dan.

– Tout à fait.

– Selon moi, poursuit Dan, le tueur s’est d’abord


précipité vers la porte de la chambre, puis s’apercevant
que ce n’était pas une bonne idée, il a dû rebrousser
chemin. Et finalement, il s’est sauvé par la porte-fenêtre.

– C’est…

– Fort possible tu veux dire, ajoute Dan.

76
Janet ne répond pas tout de suite. Elle ôte ses paires de
lunettes noires et se met à examiner avec une attention
soutenue les pas sur le tapis.

– Les traces sont différentes au niveau de la


taille.

– Je n’ai rien remarqué de tel. Peut-être qu’un


coup de vent a modifié les traces, déclare Dan.

– Je ne pense pas que les choses se soient


déroulées ainsi. Le tapis est très épais. Regarde les traces
que nous avons laissées en entrant sont très profondes.
Elles sont très précises. De ce côté par exemple, ce sont
les traces qu’on a laissées hier. Nous n’avons pas
approché cette zone. Ces marques ne sont ni les nôtres,
ni celles des victimes.

Janet se tourne vers le miroir large comme le cadre d’une


porte d’un mètre cinquante de haut et un mètre de large.

– Ce miroir ne cesse de m’intriguer.

– A moi, il fout les boules. Dan détourne les


yeux du miroir. J’ai peur de me regarder dans ce truc. Il
ressemble trop aux miroirs dans les films d’horreur.

77
C’est comme s’il serrait capable de m’absorber et me
garder dans un monde monstrueux. Rien que d’en
parler, j’en ai des frissons.

Janet se courbe sur l’objet en question. Elle repère des


marques suspectes sur le miroir.

– Dan, il y a des empreintes sur ce miroir.

– Certainement quelqu’un qui ne s’est pas lavé


les mains et l’a touché.

– Je ne pense pas. Ses empreintes de doigts sont


ensanglantées.

Dan s’approche pour vérifier les dires de sa collègue.

– Tu as raison, constate t’il.

Il sort les outils utiles et tente de les prélever. Il plaque


un ruban sur les sillons de doigts ensanglantés. Lorsqu’il
retire ce dernier, il ne porte aucune trace. Pourtant, les
empreintes sont sur le miroir.

– C’est bizarre. La colle ne semble pas utile.


J’essaie encore.

78
C’est tout pareil. Janet se penche un peu plus sur le
miroir. Elle s’empresse de mettre des gants. Elle glisse
son doigt ganté sur la surface de l’objet.

– Les traces, tu vas les effacer ! Dan est surpris


par l’attitude de sa collègue.

Il a peur que son acte corrompe les preuves. Malgré le


geste de Janet, les marques de doigts ensanglantés
restent identiques à elles-mêmes.

– Je pense comprendre pourquoi tu n’arrives pas


à récupérer ces empreintes.

Elle balade ses doigts sur les bordures du miroir. Elle


cherche quelque chose et Dan ne sait pas quoi. Sa main
s’arrête soudain à un endroit. Un petit déclic se fait
entendre. Le miroir s’ouvre. Janet tire le battant vers elle.
C’est la subjugation. Derrière le miroir, il y a un espace
assez grand pour y cacher un adulte d’un mètre quatre-
vingts.

– Vois-tu Dan. Tu n’as pas pu récupérer les


empreintes parce qu’elles ne sont pas sur le miroir mais
dans le miroir.

79
– Ô misère ! Je perds pied.

– De toute évidence, un miroir aussi grand ne


pouvait que dissimuler une ouverture. Les miroirs
médiévaux cachent toujours des secrets. Comme tu
peux le remarquer, quelqu’un s’est caché dans le miroir
au moment où le couple De Domini se faisait assassiner.
C’est cette personne qui a laissé des traces de mains
ensanglantées.

– L’assassin à coup sûr, déclare Dan.

– Possible. Ce dont je suis certaine, c’est que la


personne qui s’est cachée dans le miroir a été témoin du
meurtre des De Domini.

Les agents Elech et Grecis poursuivent leur


enquête. Ils ne manquent pas d’interroger les autres
enfants De Domini. Ils passent au crible les trois filles
De Domini qu’ils n’ont pas pu interroger la veille. Elles
avaient accompagné leur petite sœur, Bénédicte
lorsqu’elle fit son malaise, à l’hôpital. Les trois sont

80
rentrées au petit matin, car la Dame qui veille sur leur
sœur s’est engagée à prendre le relais.

Dante débute dans l’ordre des naissances. C’est ainsi


qu’il interroge d’abord Dolorès. Dolorès, qui suit
directement Mauricio est la première à être questionnée.
Puisque Dan prétend savoir s’y prendre avec les jeunes
demoiselles, c’est lui qui mène l’interrogatoire. Dolorès
se montre coopérative. Elle leur explique sa version des
faits, ce qu’elle a entendu et vu. Elle est encore sous le
choc de la disparition de ses parents et se laisse envahir,
par moment, par la tristesse. Durant l’interrogatoire,
Dan sent monter en lui une grande compassion pour cet
enfant qui a vu les corps de ses parents détruits par les
balles. Ce genre d’images ne s’oublie jamais. Même si
Dolorès avoisine les vingt six ans, le traumatisme
l’habitera toujours.

Puis, Dan questionne Paula. Paula, la deuxième grande


fille est, on dirait, inerte. Tout s’emmêle dans son esprit.
Elle s’embrouille dans les détails et sursaute au moindre
bruit plus fort que le sifflement du vent. Elle craint
quelque chose, mais les enquêteurs ne savent pas ce dont

81
il s’agit. Son regard est livide. Dan, commençant à
fatiguer, permet à la jeune demoiselle de se retirer.

Enfin vient le tour de Clémencia. Clémencia suit


directement, dans l’ordre de naissance, Hugo le
deuxième garçon de Ronaldo De Domini. Ce dernier
n’étant pas sur les lieux du crime, sa participation est
écartée. Car, il séjourne en Angleterre pour ses études
doctorales. Quant à Clémencia, Janet croit bon de
l’interroger en dernière position car elle est la troisième
personne à avoir découvert les corps sans vie de
Ronaldo et Rebecca De Domini.

– Je ne peux pas vous cacher qu’entre mon père


et moi, la relation était tendue. Il ne me laissait pas vivre
mes propres expériences. J’avais tellement de colère
contre lui.

– De la colère, s’étonne Janet, c’est un peu fort


comme sentiment.

– Oui je le reconnais. Si vous étiez à ma place


vous vous sentiriez pareil. Recevoir tout le temps des
ordres, être obligé de se plier en quatre pour faire plaisir,
ou même faire des choses qu’on déteste au nom du

82
respect, ça peut rendre fou. Mais n’allez pas croire que
j’étais en colère au point de leur tirer dessus. C’étaient
quand-même mes parents.

– Il n’est pas rare pour des enfants d’abattre leurs


parents sur un simple coup de tête. Si vous suiviez les
documentaires sur les enfants tueurs vous auriez fait
attention à vos propos, jeune fille. Dan ferme son visage
après avoir parlé ainsi.

– Je n’aurais pas pu m’en pendre à eux. Le


parricide est un crime que je sais que Mon Père dans les
cieux ne me pardonnera pas. Clemencia regarde vers le
ciel en parlant.

Dan fait la moue. Il ne semble pas convaincu par les


paroles de Clemencia.

– La mort de votre paternel vous soulage t-elle ?


Demande Janet.

– Il est peut-être mesquin de le dire, mais oui. Sa


mort me délivre enfin de son courroux.

– Il est mort pas plus tard que quelques heures


et vous ne semblez pas affectée. Pourquoi ?

83
– Je le suis, mais au-dedans de moi. Je prierai
pour que son âme repose en paix.

– Est-ce qu’avec votre mère les choses étaient


plus paisibles ?

– Mama… soupire Clémencia. Elle soutenait


mon père dans toutes ses décisions. Elle ne s’opposait
jamais. Et même quand cela se produisait sa résistance
ne durait jamais. Malgré tout, je me sens profondément
touchée par sa mort.

– D’accord. Dan est choqué par la froideur des


propos de Clémencia.

– La voir étendue sur le lit, les yeux fermés


comme si elle dormait… Et son corps qui a été souillé
par cette balle. Clémencia reste silencieuse un moment
avant de parler à nouveau. Je hais les armes à feu. Si
seulement elles n’existaient pas dans ce monde, la paix
règnerait.

– Vous croyez. Nobel, le créateur de la dynamite,


n’a pas pensé un seul instant que son invention allait
servir à détruire des vies humaines. Il l’avait composée

84
pour aider les hommes à bâtir des édifices et aplanir les
montagnes. Ce qui pose le problème dans ce monde, ce
ne sont pas les armes, elles n’ont aucune volonté propre.
Ce sont plutôt les hommes qui les tiennent qui
constituent le vrai danger.

Après leur échange avec Clémencia, les agents


Elech et Grecis se retirent. Ils essaient ensemble
d’accorder leurs idées.

– Cette fille est un cas à part, Dan pèse ses mots.

– Tu l’as dit, déclare Janet.

– D’après ces propos, elle aurait vu les yeux de


sa mère fermés comme si elle dormait. Cela laisse deux
possibilités. Soit elle s’est approchée suffisamment du
corps pour les voir, soit c’est elle qui les a abattus.

– C’est exact. Une chose encore me laisse


pourtant perplexe. Elle est demeurée sincère durant
l’interrogatoire.

85
– C’est clair, pour moi. Cette fille est un monstre
sans cœur. Je l’imagine bien entrain de cribler de balles
son père. On peut détester un parent, mais une mort
aussi violente ça émeut au minimum.

Les inspecteurs Janet Elech et Dan Grecis


demeurent à l’affût du moindre indice. Le manoir quant
à lui est encerclé par des brigades de police. Des agents
sont venus en renfort pour s’assurer que l’assassin ne
revienne pas perturber la famille De Domini. Car pour
l’heure, les indices qu’ils ont relevés ne sont pas
suffisants pour les éclairer sur l’identité du tueur et sur
sa motivation. La journée du jeudi est compliquée pour
les agents. Après avoir fouillé les différentes pièces de la
maison de fond en comble, ils ne trouvent rien de
concluant. Toutefois, ils restent optimistes et ne baissent
pas les bras.

86
CHAPITRE V

Le vendredi se présente aussi vite qu’il n’en faut


pour le dire. Le ciel est étouffé par quelques nuages et
les rayons du soleil peinent à se frayer un chemin. C’est
dans cette atmosphère morose que les agents Elech et
Grecis se retrouvent à nouveau au domicile des De
Domini. Ce matin, ils ont prévu mener les investigations
à l’extérieur du manoir.

– Dis donc, tu as sorti le grand jeu, dit Dan


quand il voit sa collègue. Je ne savais pas qu’on fêtait un
évènement particulier aujourd’hui.

– Tu me cherches mais je ne vais pas tomber


dans ton piège.

– Si tu le dis…

– A quoi est-ce que tu penses ?

87
– Je dirai… à toi, articule avec minutie Dan.

Janet sourit subtilement avant de reprendre aussitôt son


expression habituelle. Dan n’a rien vu tellement l’action
a été brève.

– Tu sais, poursuit Dan, j’adore les motifs à


carreaux sur ta cape. Ils me font penser… Je ne sais pas
pourquoi mais j’ai l’impression que j’ai déjà vu un
vêtement de ce style.

– C’est tout à fait juste. Le Patron a la même.

– Ah bien sûr. Il n’était pas censé se présenter


sur les lieux aujourd’hui.

– En effet, mais il a eu un léger contretemps.

– Humm… d’accord, Pouffe Dan.

– Ne traînons pas trop, dit Janet. Il faut qu’on


interroge les autres habitants du manoir. J’espère qu’on
pourra tirer quelque chose de chacun d’eux.

– Je le souhaite aussi.

– Je dois dire que j’ai un peu de mal à saisir le


bon bout de cette affaire.

88
– Tu réussis toujours à démasquer le coupable.
Je ne suis pas inquiet. Tu auras certainement une
solution très vite.

Dan a l’air enthousiaste. Il croit fermement aux capacités


de sa collègue. Pourtant, cette fois, Janet a la nette
impression que quelque chose de bien grave lui échappe.

– On nous a dit que le jardinier a passé la


tondeuse sur la pelouse très tôt ce matin. Il a
pratiquement ratissé toute la zone se situant dans les
environs de la chambre du couple De Domini.

– Comment cela est-il possible ? La police locale


n’a-t-elle pas gardé la maison ?

– Les agents étaient sur tous les fronts et cela me


perturbe au plus haut point tout comme toi. Mais bon,
ne les blâmons pas.

– Mon très cher, leur manque de vigilance nous


a peut-être fait perdre les éléments primordiaux.

– Maintenant que tu mets le doigt dessus, dit


Dan tout pensif.

89
– Mais revenons-en aux faits, ajoute Janet. Les
indices que nous avons relevés hier indiquaient deux
directions. Tout tend à prouver que le meurtrier s’est
probablement échappé par la porte-fenêtre. La tondeuse
à gazon… Les traces ont dû disparaître.

– Pas totalement. J’ai pu en relever quelques-


unes qui mènent dans un endroit que tu vas fort
apprécier. Mais pour en revenir au jardinier, les choses
se sont compliquées. Les gardiens de la maison ont pris
en chasse ledit jardinier parce que cette tâche était
prévue pour la fin de la semaine. Malgré tout, il avait déjà
passé dix minutes à tondre la pelouse.

– Cela signifie donc que le jardinier était un


imposteur.

– Je le pense aussi.

– L’ont-ils appréhendé ?

– Malheureusement non. Le saligaud s’est


engouffré dans ce jardin de fleurs et a disparu. Les
gardiens eux-mêmes ne maîtrisent pas bien les recoins
de ce jardin labyrinthique. C’était donc peine perdue.

90
Mais ils ont pu me donner une description sommaire de
l’individu. Il n’était pas très grand. Il faisait dans le mètre
soixante-neuf. J’oubliais, il avait des lunettes de soleil et
les cheveux courts.

– Qui t’as fait cette description ?

– Achan et les autres gardiens qui étaient avec


lui.

– Merci Dan. Les éléments que tu me livres sont


très intéressants.

– A mon avis, le jardinier est aussi le tueur.

– Ne nous pressons pas en déduction hâtive.

– Tu crois ? réplique Dan. Qui sait quels


éléments accusateurs il a pu effacer de la scène de crime.
Il est prétentieux, ce voyou. Il est entré dans cette
maison, alors qu’il savait pertinemment que la police s’y
trouvait.

– Il n’est pas entré dans les murs du domaine,


Dan.

– Que dis-tu ?

91
– La vérité est ailleurs, mon très cher. Le
jardinier, prétendu tueur des De Domini, n’est pas entré
dans la maison. Il y vit déjà.

– Pourquoi une telle supposition, Dan est effaré.

– Seul un habitant de la maison peut oser


s’aventurer dans le labyrinthe de fleurs et en sortir sans
se faire remarquer, continue Janet. La personne qui s’est
déguisée en jardinier connait parfaitement le labyrinthe
de fleurs.

– Je n’y avais pas pensé.

– J’espère que les traces de pas que tu as pu


relever nous seront utiles. Allons-y.

Janet et Dan débutent leurs recherches matinales


à l’extérieur, devant la chambre des De Domini. Ils
repèrent rapidement les traces laissées par le soi-disant
jardinier et se mettent à les suivre. Ils vont jusqu’à entrer
dans le jardin de fleurs en forme de labyrinthe. Les
plantes qui s’y trouvent sont tellement hautes qu’il leur
est difficile de se repérer. Malgré tout, ils progressent. Ils

92
se laissent guider par les traces et prennent des couloirs
inquiétants du labyrinthe de fleurs. Dan est anxieux car
il ne maitrise pas le chemin qui peut les mener à la sortie.
Il essaie tant bien que mal de retenir chaque détour qu’ils
empruntent, à gauche, à droite. A un moment, il perd
ses repères, son cerveau le lâche dans un moment
d’inattention. Un papillon passe sous ses yeux. Quelques
secondes à admirer le papillon monarque suffisent à
corrompre les données qu’il a accumulées pour espérer
quitter le labyrinthe. Il continue avec Janet d’avancer
jusqu’à ce qu’ils rencontrent un obstacle. Il est tout
peinard et n’ose pas dire à sa collègue son grave oubli.
Les traces de pas disparaissent alors qu’en face il y a un
mur épais de roses épineuses haut de deux mètres.

– O misère ! On était si près du but. Tu


m’écoutes au moins, Janet.

Janet est concentrée. Elle ne prête pas trop attention aux


propos de son collègue. Elle se baisse pour examiner de
plus près les traces de pas.

– Janet, t’es là ? Je pense qu’on va rebrousser


chemin.

93
– Attends Dan. Il y a un problème.

– Lequel ?

– Depuis que je regarde les traces, quelque chose


ne colle pas.

– Quoi donc ? A part le fait qu’elles disparaissent


devant un mur de roses épineuses. Je ne vois rien
d’anormal.

– Tu m’as dit que le jardinier a passé la tondeuse


tôt le matin. Janet ne se relève pas et semble inquiète.

– Oui aux environs de six heures, répond Dan.

– A cette heure, en principe, il y a une légère


rosée qui se dépose sur les plantes.

– Je ne suis pas un amateur de la pluie du petit


matin, mais je pense que c’est juste.

– Cette fine rosée s’arrête vers 6 h 30. Il est à


peine 7 h 15 min, si je me fie à ma montre. Les traces de
pas que nous suivons devaient être couvertes d’un peu
d’eau. Mais ce n’est pas le cas.

94
– Où veux-tu en venir ? Je ne comprends pas ce
que tu veux me dire.

– Ces traces ont été laissées tout récemment.


Cela signifie qu’on a voulu nous tendre un piège.

Immédiatement, un sifflement se fait entendre.


Quelque chose de rapide vient de passer tout près de
Janet. Les plantes se mettent à voler dans tous les sens.
Elles sont percées de part en part par des objets lancés
à grande vitesse. Instinctivement, Dan se jette sur Janet.
Il la couvre pendant qu’au-dessus d’eux, les balles
fusent. Ils sont coincés. Se relever est une démarche
dangereuse et fuir est encore incertain car le labyrinthe
de fleurs, ben, c’est un labyrinthe. Le moindre de leur
mouvement accentue les rafales. Ils décident de ne plus
bouger, sauf pour respirer. Mais là encore, le pari se
complique. Janet parvient à identifier l’endroit d’où
viennent les balles. Elle n’hésite pas à le signifier à son
collègue.

95
– Les balles sont tirées depuis un point en
hauteur. Le toit de la bâtisse. C’est le seul endroit d’où
on peut voir tout ce qui se trouve à l’intérieur du
domaine.

– Comment le sais-tu ?

– Une longue histoire.

Les balles se font de plus en plus précises. La trajectoire


s’ajuste, et les deux agents ne savent pas comment s’y
prendre. Personne ne peut savoir qu’ils sont en danger.

– Les détonations ne nous parviennent pas. T’es


sûre de ton analyse ? Il doit tirer depuis une longue
distance, certainement hors du domaine.

– La vérité est ailleurs. Le tireur utilise un


silencieux.

– Bon sang. Il faut qu’on riposte sinon on se fera


trouer comme des passoirs.

Dan, après cette parole dégaine son arme. Il est sur le


point de se redresser pour tirer quand Janet le retient par
le manche de son blouson en cuir.

96
– Calme-toi. On a certainement affaire à un
tireur d’élite. Tu auras à peine le temps de viser qu’il
enverra balader ton cerveau sur les violettes. Dan se
ravise et se courbe pour essayer d’éviter les balles qui
pleuvent.

– On aurait dû venir avec du renfort, pouffe


Dan.

– On a plutôt bien fait de ne pas venir avec tout


le monde. Tous, nous nous serions faits massacrés.
Tiens ma radio, dit Janet en la tendant à Dan.

Il la saisit sans tarder. Il la porte à ses lèvres et se met à


crier.

– ALLO, LES GARS. NOUS SOMMES


CERNÉS PAR DES TIRS.

– Des tirs ? Nous n’entendons rien, chef.

– MAIS PUISQUE JE VOUS DIS QU’ON


EST EN TRAIN DE NOUS CANARDER.
RENDEZ-VOUS SUR LE TOIT DE LA MAISON.
FAITES VITE !!

97
Six minutes d’après, les tirs s’estompent. Plus de balles
et de sifflements inquiétants, plus de feuilles qui volent
dans tous les sens. La pression commence à
redescendre. La radio se rallume.

– Chef, il n’y a personne sur le toit. Pas d’armes


et pas de munitions. Toutefois, il y a des traces qui
indiquent qu’on a tiré quelque chose de lourd sur les
gravas de la dalle.

– Nous pouvons donc nous relever sans


problème ?

– Oui chef.

– Merci. Répond Dan.

– On a tout sécurisé. Soyez confiant, chef.

Dan éteint la radio et pousse un soupir de soulagement.

– Bon sang, on a failli y passer.

– J’aurais dû m’en douter.

– De quoi Janet ? Nous sommes en vie, c’est le


plus important.

98
– Le jardinier nous a tendu un piège pour nous
tuer. Cela étant dit, le timing est serré si l’on prend en
compte son passage dans le jardin et son
positionnement sur le bâtiment.

– Tu trouves que c’est court ? Dit Dan. Pour


moi, il a, de toute évidence, couru comme un guépard
pour gagner le toit et se placer pour guetter notre entrée
dans le labyrinthe.

– C’est vraiment serré vue la distance qui sépare


le labyrinthe de la maison. Janet fronce délicatement les
sourcils. Reste à savoir la cause profonde de ce choix
qu’il a fait de nous tirer dessus.

– Moi je dis que ce type nous nargue. Il ose s’en


prendre à des agents de la police en pleine journée. Il a
tout préparé. La raison de son acte est simple, selon moi.
Dan se relève et aide Janet à se remettre sur pied. Il veut
que la police se retire de l’affaire.

– Cette hypothèse est certainement proche de la


vérité mais elle manque cruellement de profondeur Dan.

99
Tu sais bien qu’avec les meurtriers tout devient plus
complexe.

– Humm… Puisque tu mets le doigt dessus.


C’est fou comment tu mets mes réflexions en déroute.

– Quittons ce jardin, ajoute prestement Janet.

– Franchement, dit Dan sur un ton inquiet et


mal à l’aise, je ne sais plus par où nous sommes arrivés.

– Ne t’inquiète pas. J’ai fait un schéma mental de


notre parcours. Par mesure de précaution, il nous faut
suivre un autre sentier.

– Oh que oui. Je m’en remets à toi.

Dan n’a plus en tête le chemin du retour et sans le dire,


il se sent briser par cette erreur colossale.

Pendant qu’ils s’extirpent du labyrinthe de fleurs, Janet


rompt le silence.

– Je suis fortement troublée, Dan.

– Dis-moi ce qui te tracasse.

100
– Les marques que nous avons suivies ne
ressemblent à aucune des traces repérées dans la
chambre des victimes. Vérifie par toi-même.

Dan saisit le smartphone de Janet et scrute le collage


qu’elle a réalisé.

– O misère ! La différence est trop grande.


L’affaire se complexifie.

– Loin de là, mon très cher, dit lentement Janet.


Tout devient plus limpide. Un seul point reste à élucider
à mon avis.

– Ah bon.

– Exactement. Il nous faut impérativement voir


les traces de pas laissées par le sniper de tout à l’heure.

– Pressons-nous donc. Mais Janet, notre sécurité


devient une priorité.

– Tu as raison de t’inquiéter. Cependant, crois-


moi quand je te dis que le tireur ne s’y reprendra pas de
sitôt.

101
Les agents s’engouffrent dans le manoir et
prennent les escaliers qui les guident jusqu’au toit.
Quelques instants à scruter les graviers leur offrent ce
qu’ils désirent, Janet la première. Janet repère les traces
du sniper à l’endroit où il s’est vraisemblablement placé
pour les canarder. Elles ne sont pas très précises.
Cependant, les traits caractéristiques des chaussures
sont remarquables. De cette position, les agents
s’aperçoivent que le tireur voyait toute cette zone
jusqu’au grand portail.

– Dan, les photos sont sans appel.

– Dis-moi ce que tu as trouvé.

– Les marques de chaussures laissées ici


correspondent en tout point à une catégorie de traces
que nous avons relevé dans la chambre.

– Que dois-je retenir de tout ceci ?

– Dan, fais un peu d’effort. Je ne vais pas


toujours te servir les résultats sur un plateau.

– Franchement, mon cerveau peine à mener de


bonnes réflexions après l’attaque que nous avons subie.

102
– Puisque tu ne veux pas te donner plus de mal,
je vais tout te dire. Celui qui a abattu le couple De
Domini est aussi celui qui a tenté de nous éliminer.

– Heureusement que je n’ai rien dit, avoue Dan.


Je risquais de passer à côté. Je parie que tu sais qui est le
coupable.

– En partie, car tout n’est pas clair comme je le


souhaite. Il nous reste d’autres personnes à interroger.

– Ah bon. Je pensais qu’on avait fait le tour de


toute la famille et du personnel de maison.

– Tu oublies la dernière fille du couple De


Domini, Bénédicte De Domini.

Un des agents qui a entendu Janet Elech parler


s’approche subtilement.

– Miss Elech, veuillez pardonner mon


indiscrétion.

– M. Kart… Je suppose que vous avez des


informations à nous donner sur la fille des De Domini.

103
– En effet, Miss Elech. Comme vous le savez,
elle a fait une crise d’asthme associée avec sa greffe, il lui
a fallu du repos. Elle est encore à l’hôpital. Elle sera en
meilleure forme le lundi d’après ce que les médecins ont
dit.

– Merci pour ces informations.

– Je vous en prie Miss Elech.

L’agent s’éloigne. Dan retient les mots qu’il


souhaite dire à sa collègue. Il a constaté que tous les
hommes qui s’adressent à Janet le font sur un ton
révérencieux. Cela l’irrite mais il n’a pas d’autres options
sinon celle de cacher ses impressions pour paraître plus
professionnel. Janet entreprend de visiter la chambre de
Bénédicte. Elle y découvre de nombreux posters des
plages australiennes. Une émotion curieuse envahit
Janet. De nombreux livres d’aventures sont encastrés
dans un genre de petite bibliothèque. Janet repère dans
un coin de la chambre une chaise roulante.
Certainement, l’un des moyens de déplacement de la
jeune fille maladive que Mauricio, son frère, a

104
longuement décrit. Dan se dit en lui-même que la vie de
cette fille doit être difficile. Malgré toute la richesse de
ses parents, à cause de sa santé, elle était obligée de rester
dans sa chambre comme une prisonnière. Malgré le
sourire de la jeune fille sur les photos, on lit sans trop de
difficultés un mal être profond.

– Cette chambre est vraiment bien rangée. La


mienne ressemble à un dépotoir.

– Tu l’as dit, lance Janet. Cela ne peut pas être la


jeune fille qu’on voit sur les photos. Sa santé ne lui
permet pas, même si je ne suis pas médecin, d’effectuer
des tâches aussi importantes. Elle doit avoir une dame à
son service pour faire ce qui est hors de ses capacités.

105
CHAPITRE VI

Le lundi, de bonne heure, Janet et Dan se


rendent au centre hospitalier de Jonatany. A l’accueil, ils
se présentent avant de donner l’objet de leur visite. Très
tôt, on leur indique la chambre 206, celle de Bénédicte
De Domini. Cette dernière est gardée par des hommes
taillés comme des buffles. Comprenant qu’ils ont affaire
à des agents de police de Tooth Mountain, ils libèrent le
passage.

La chambre de repos est grande. Tout est d’un


blanc immaculé semblable aux premiers flocons de
neige de d’hiver. Tout un matériel hautement
sophistiqué est relié à une demoiselle allongée sur le lit.
Ses constantes apparaissent en temps réel. Des postes
de télé reliés aux caméras de surveillance indiquent ce
qui se passent devant la chambre. Un repas élégamment

107
composé est placé sur une tablette. L’objet est
commandé à partir d’un bouton que tient une dame au
chevet de la jeune fille.

La dame ne lâche pas la main de Bénédicte. Son


regard est sévère lorsqu’il croise celui des agents de
police. Dan ne résiste pas à se regard inquisiteur. Pour
le fuir, il jette les yeux n’importe où. Cette dame a
quelque chose dans le regard qui fait croire à Dan qu’elle
est capable de lire ses pensées et découvrir ses secrets les
plus sombres. Ilda n’a rien de beauté. Il est impossible
de lui trouver une quelconque qualité physique. Les
poches qui encerclent ses yeux ressemblent à des trous
béants. L’allure effrayante de son regard est aggravée par
ses pupilles rondes et légèrement exorbitées. Ses lèvres
minces parsemées de rides gardent des mots qui peuvent
achever tout être. Aucune des rides n’indique qu’elle a
une fois sourit dans sa vie. La peau qui couvre son cou
est aussi flasque qu’un ver de terre. Ses doigts, Dan les
préfèrent lorsqu’ils se trouvent dans les gants. Ils sont
parcourus de veines semblables des traces laissées par
des formules 1 sur une piste de course. Ses cheveux
n’ont rien de charmants. Ils sont bien coiffés mais leur

108
couleur laisse comprendre qu’ils sont en proie à la plus
grave des décolorations. Ses vêtements encadrent juste
ce qu’elle a de formes. Elle n’est pas grasse mais la
confusion de ses formes suppose un arrière-goût de pâte
à modeler.

Ilda foudroie Janet lorsque celle-ci adresse des


questions à la jeune Bénédicte. Comme pour lui dire : il
suffit !

Bénédicte est chétive. Des creux importants


mettent en avant les os de son crâne. Ses paupières sont
creusées comme des tranchées pendant la deuxième
guerre mondiale. Mais ses yeux bleus sont vifs. Ses bras
et ses pieds sont à peine recouvert de chair. Sa féminité
n’en est pas pour autant altérée. Sa poitrine est toute
discrète sous sa robe d’hôpital. Ses dix-huit ans se lisent
dans ses pupilles nostalgiques. Elle s’efforce par
moment de renvoyer leur sourire aux agents. Eux, ils
savent qu’elle souffre énormément. Elle parle
lentement, les mots semblent la faire doublement
souffrir. Ainsi, l’entretien ne dure pas, car la jeune fille
est encore faible. Toutefois, Ilda informe les agents que

109
Bénédicte rentrera le soir au manoir. Et à cet effet un
dîner se tiendra en son nom. Leur présence est sollicitée.

Janet, voulant plus d’informations, prend


attache avec le médecin de Bénédicte. Dan
l’accompagne et décide de la laisser récolter les
informations auprès du médecin. C’est un homme au
visage sympathique. Le genre de visage qui vous rassure
même si on est en train de vous couper le bras à vif. Sa
barbe et ses cheveux grisonnants lui donnent l’allure
d’adorable grand-père. Il n’hésite pas à recevoir les
agents quand ceux-ci se présentent et lui font part de
leurs attentes.

– Cette jeune fille souffre énormément, déclare


le médecin.

– De quoi souffre t-elle exactement ? Demande


Janet.

– Sa pathologie n’est pas un cas d’école. Elle est


si rare que je n’en reviens pas d’être tombé dessus.
Aucun des organes qu’elle possède n’est viable. Elle

110
subit incessamment des opérations pour changer ses
organes. Mais vous savez comme moi qu’il y a un organe
vital qu’on ne peut pas changer.

– Le cerveau, réplique Janet.

– C’est cela. Son cerveau va bientôt la lâcher.


Dans deux à cinq ans maximums. Ce délai est court pour
une fille aussi jeune.

– Je ne vous le fais pas dire. Qu’elle ait survécu


aussi longtemps c’est déjà un exploit.

– A-t-elle eu des malaises tout récemment ?

– Euh... Oui. Elle faisait tout un tas d’infections


alimentaires ou d’allergies.

– Quel est votre avis sur ce qui lui arrivait ?

– Miss Elech… vous me poussez à livrer mes


pensées qui ne sont que des suppositions.

– Je fais confiance à votre esprit critique,


docteur.

111
– Eh bien, reprend de plus belle le médecin, j’ai
eu l’impression qu’on se donnait du mal pour abîmer
davantage sa santé. Toute la famille a connaissance des
allergies de la jeune fille. Ce qui fait qu’il est
presqu’impossible de savoir qui lui fait ces mauvais
coups.

– Je vois. Je ne vais pas vous importuner


longtemps. Merci pour votre coopération, docteur.

– Je vous en prie. Ça été un immense plaisir de


discuter avec vous.

Quand ils quittent l’hôpital, Dan a un nerf sur le


front. Alors qu’ils sont en train de s’approcher de leur
véhicule, le téléphone portable de Janet sonne. Sans
procès, elle décroche l’appel.

– Allô. Bonjour Camille. Alors qu’est-ce que tu


as de nouveau pour moi ?

– Bonjour ma belle. Tu seras très heureuse. Tes


soupçons se sont confirmés. Les balles correspondent
au fusil qu’on a analysé. J’oubliais, les Frakel ont

112
effectivement des dettes de jeu. Des mouvements
bancaires indiquent qu’ils recevaient de l’argent chaque
fois qu’ils quittaient le manoir des De Domini. Je peux
te dire que ce sont des sommes colossales. Mais
actuellement, leurs comptes sont quasiment vides et ils
ont perdu la majorité de leurs biens tout récemment. Il
y a une hypothèque qui a été mise sur leur maison.
Quant à Clémencia, le couvant que j’ai contacté m’a
affirmé avoir reçu une lettre manuscrite signée de son
père Ronaldo De Domini. Cette lettre autorise sans
concession sa fille à se présenter comme aspirante.
Attends que je vérifie la date… Oui, la lettre date du 16
juillet.

– Soit le lundi dernier.

– Exactement, dit Camille.

– Merci pour ces informations.

– Je t’en prie ma belle.

Janet range son téléphone. Son visage s’illumine. Dan


comprend que l’affaire va prendre un bon virage.

– Qu’est-ce qui se passe ?

113
– Camille a confirmé certains de mes soupçons.

– Tu veux dire à propos des Frakel et de


Clémencia.

– Exactement.

– Que nous reste t-il donc à faire ?

– C’est évident, Dan. Nous allons nous préparer


pour le dîner.

114
Le soir, Dan et Janet se rendent au dîner des De
Domini comme prévu. Toute la famille se retrouve
autour de la grande table de cérémonie. Vins et
champagnes sont au rendez-vous. Toutes sortes de
volailles ont séjourné dans le four ou sur le gril pour
offrir des odeurs succulentes aux narines des convives.
Les lustres aux motifs les plus saisissants sont sortis
pour fêter l’évènement. L’aîné de la famille De Domini,
Mauricio préside le dîner en l’honneur d un retour de sa
sœur Bénédicte. Sa présence plonge la maison dans une
bonne humeur, approximative. Mauricio se lève et
prend la parole.

– Je suis heureux que ma sœur s’en soit sortie.


Bon retour parmi nous, chica.

Tous les convives lèvent leurs verres. Seule Bénédicte


n’a pas d’eau de vie dans son verre.

– La fragilité de ses organes ne l’autorise pas à


boire une seule goutte d’alcool.

C’est une cousine de la famille De Domini qui chuchote


ces mots à Janet. Janet décide d’écouter ce que cette
demoiselle a à lui dire.

115
– Quelle idiote ! Je ne me suis pas présentée. Je
suis Angelina, cousine des De Domini.

– Janet Elech, inspectrice de police de Tooth


Mountain.

– Super. Vous êtes donc une femme d’action.


Voyez-vous sa Dame, Ilda, poursuit immédiatement
Angelina sans laisser répondre celle à qui elle parle. Janet
acquiesce d’un signe de tête. Elle la suit partout, même
pour faire sa toilette. Ce n’est pas une dame de ménage
ordinaire, c’est presque un garde de corps.

– Vous semblez bien la connaître.

– Bien sûr, affirme Angelina. J’étais là quand feu


mon oncle Ronaldo l’a fait entrer dans cette maison. Il
disait qu’elle seule pouvait veiller au bien-être de
Bénédicte.

– Comment a réagi son épouse ?

– Ah Mama n’a rien dit. Elle était néanmoins


surprise que son époux ne l’ait pas avertie de l’arrivée
d’Ilda. Après quelques discussions à voix basse comme

116
ils savaient le faire, mon oncle et sa femme ont fini par
se mettre d’accord.

– Je vois.

– Je ne sais pas pour vous, poursuit Angelina,


mais je perçois quelque chose de troublant chez cette
femme. Elle m’a l’air d’un…

– Je vous écoute, s’empresse de dire Janet.

– Oh non, je préfère m’arrêter là. Il m’était sorti


de la tête que vous étiez une policière. Tout ce que je dis
peut-être et sera retenue contre moi. Angelina a tout à
coup un rire nerveux.

Toutefois, Janet n’ajoute rien à la suite des mots


de la cousine Angelina. Alors que tout le monde déguste
les mets juteux qui couvrent la table, on entend un
gloussement. Un étouffement caractéristique. Les têtes
sortent des plats. La jeune Bénédicte se tient la gorge et
se débat pour respirer. Ses frères ne se pressent pas tout
de suite pour lui venir en aide. Mauricio est le premier à
quitter l’extrémité de la table pour porter secours à sa
sœur. Les autres ne font que suivre le mouvement.

117
– Qu’est-ce qu’elle a ? Demande son frère. Ilda
saisît l’assiette de Bénédicte et la renifle.

– Il y a des noix dans son repas. Elle fait une


allergie.

Au même moment, Ilda dépose sur la table une


mallette que Janet reconnait. La Dame l’avait sur elle
plus tôt dans la matinée. Elle ouvre l’objet et se met à
parcourir les étiquettes. Elle semble trouver ce qu’elle
cherche. Elle assemble comme une infirmière confirmée
l’aiguille avant de tirer le piston afin de faire entrer le
liquide contenu dans une capsule. Une fois que cela est
fait, elle insère avec minutie l’aiguille dans le cou de
Bénédicte. Le liquide brun entre en elle. Une minute
plus tard l’incident est clos. Mauricio part en cuisine et
gronde le chef cuisinier qui le supplie de lui pardonner
cette erreur. Mauricio abandonne son projet de renvoi
mais suspend le cuisinier pour un mois. Amy tente de le
calmer, mais rien n’y fait.

Le dîner se termine. Ilda insiste pour que Bénédicte


monte dans sa chambre, mais la jeune fille refuse. La
chaleur de ses frères lui a manqué. Elle tient à ne pas

118
paraître fragile à leurs yeux. Pourtant, il est évident que
sa vie a été menacée.

– Je n’ai plus de doute, déclare Janet sur un ton


enthousiaste.

– T’es pas sérieuse, dit Dan qui se trouve sur sa


droite. D’abord, de quoi est-ce que tu me parles ?

– Le coupable vient de se trahir.

– Tu m’étonneras toujours.

119
EPILOGUE

Janet Elech attend que tous les résidents du


manoir soient engouffrés dans les fauteuils pour leur
faire part de ses conclusions.

– Mesdames et messieurs, je ne saurai attendre


plus longtemps pour vous livrer le résultat des
investigations que mon collègue et moi avions mené.
Pour faire court, je sais qui est le coupable. Mais avant
d’aboutir à la révélation de son identité laissez-moi faire
un résumé de l’affaire. Le tueur qui a perpétré ces
meurtres est quelqu’un d’habile. C’est une personne qui
a une maîtrise incroyable des armes à feu. Je dirai même
que c’est un tireur d’élite professionnel. Mon collègue et
moi avions failli y rester. Car voyez-vous, l’individu nous
a piégés dans le labyrinthe des fleurs. Cet autre fait m’a
permis de me conforter dans l’idée que le tueur est une

121
personne qui a une parfaite connaissance de
l’agencement des pièces du manoir des De Domini, du
vôtre.

– Qui cela peut-il être ? Demande Amy.

– Vous faites durer le suspense, Miss Elech.


Venez en aux faits, ajoute Clémencia.

– J’y viens. Soit dit en passant, le tueur est parmi


nous. Il a su garder son sang-froid durant toute
l’enquête. Il nous a lancé sur de fausses pistes, nous a
livré de faux témoignages. Il a corrompu un nombre
incalculable de preuves pour que nous ne puissions pas
remonter jusqu’à lui. N’est-ce pas M. Achan ?

Tous les regards se jettent sur le garde. Il est pétrifié. Il


a surtout l’air de ne pas comprendre ce qui arrive.

– Vous souffrez de strabisme, poursuit Janet.


C’est cela ?

– Oui Miss Elech, peine à dire Achan.

– Si je ne m’abuse, vous êtes aussi myope. Le


garde reste, quelques secondes, silencieux.

122
– C’est exact Miss Elech. Comment l’avez-vous
su ?

– Vous avez la fâcheuse tendance à froncer les


sourcils lorsqu’on s’adresse à vous. Il est facile de penser
que c’est un tic anodin, mais pour une habituée des
lunettes je sais reconnaître les pupilles défaillantes d’un
myope. Ce que j’aimerais savoir, ainsi que toutes les
personnes ici présentes, c’est pourquoi ne nous l’avoir
pas dit au moment opportun ?

– Je craignais de perdre mon emploi Miss Elech.

– Eh bien, vous nous avez fourni de mauvaises


descriptions du soi-disant jardinier qui tondait la
pelouse. Vous l’avez présenté comme un être imposant
avec une moustache. A la réalité, vous n’avez rien vu de
telle, sinon une image floue. Vous vous êtes donc dit que
c’était impérativement un homme.

– Si ce n’est pas un homme alors cela veut dire


que…

123
Dan, une fois de plus, vient de parler à voix haute. Janet
lui lance un regard de reproche et il ravale ses derniers
mots.

– Le miroir, reprend Janet. C’est lui la clé du


dénouement de toute cette affaire. Au départ, je ne m’en
étais pas rendue compte. Mais la suite de l’enquête a fait
ressortir l’importance de cet élément apparemment
véniel. Nous avons découvert de traces de sang dans le
miroir antique accroché aux murs de la chambre de M.
De Domini. Ces traces ont les courbes des empreintes
digitales mais leur mauvaise qualité les rend
inexploitables, en partie. La personne qui était cachée
dans ce miroir a assisté à la mort violente des De
Domini. Elle est certainement restée impuissante devant
l’horreur qui se produisait en face d’elle. J’ai d’abord cru
que c’était un enfant mais comme nous le savons tous,
ce manoir ne compte pas d’enfants. Alors, les éléments
m’ont porté à croire que c’était une personne de
n’importe quelle taille. Car voyez-vous, la cachette qui
se situe dans le miroir est relativement spacieuse. En
somme, l’individu caché dans le miroir est un témoin
oculaire sans pareille.

124
L’émoi s’empare de la salle. Les individus se jettent des
regards interrogateurs comme pour lire sur les visages
de n’importe qui, un brin de culpabilité.

– Vous vous leurrez si vous pensez que


l’individu caché derrière le miroir est blanc comme
neige. A la réalité, c’est le commanditaire du meurtre qui
a séjourné dans le miroir.

– Le commanditaire ? Que voulez-vous dire ?


demande Nina Frakel.

– Nous arrivons au moment fatidique, mes très


chers. En effet, pour assassiner M. Ronaldo et Rebecca
De Domini, il n’y avait pas une mais deux personnes. Je
dirai même que c’est un couple qui a opéré ce massacre.

– Un couple tueur ? S’exclame Achan.

– Il ne s’agit pas du couple de Mauricio et Amy !


Ajoute Janet.

Ces mots frappent violemment le couple Frakel car


maintenant, une pression exercée par les autres
personnes présentes les écrase. Hubert et Nina restent
impassibles pendant quelques secondes. Cette attitude,

125
Janet la connait que trop bien. Les gens de leur pays ont
la réputation ne jamais laisser paraître leurs émotions.

– Vous vous trompez encore dans vos


déductions chers messieurs et mesdames. Il s’agit de
deux amants que tout oppose et qui ont réussi à rester
dans l’ombre durant tout le déroulement de l’enquête.
Le principal acteur dans ce couple, resté dans le miroir
pour s’assurer que Ronaldo et Rebecca se fassent tuer,
s’est présenté comme un saint. Cette personne n’est
autre que vous, Mademoiselle Bénédicte De Domini.

Bénédicte, ce soir, est aussi pâle qu’à


l’accoutumée. Elle garde son air fébrile et ses paupières
sont aussi striées que des vagues. La jeune fille porte des
vêtements en velours épais comme si elle se trouve
quelque part dans un des déserts de glace de l’Alaska. En
entendant son prénom, elle s’évanouie. Vélocement,
Ilda la saisit, palpe son pouls et mouille une serviette
pour la poser sur le front de la jeune fille. Son frère, en
la voyant s’affaisser aussi subitement dans son fauteuil
roulant, ne peut tenir sa langue.

126
– COMMENT OSEZ-VOUS PORTER DE
TELLES ACCUSATIONS CONTRE MA SŒUR ? Le
frère de Bénédicte s’enflamme.

Il a la tête rouge de colère. Sa posture est menaçante et


Dan se sent prêt à intervenir en cas de dérapage. Il porte
la main à l’étui de son pistolet électrique, mais Janet lui
fait un léger signe de la tête. Il comprend alors qu’il n’en
aura pas besoin, pour le moment.

– Ma sœur est malade et elle aime Papa et Mama


tout autant que moi. Il est donc impossible qu’elle ait
commis ce meurtre. Vous risquez, avec vos propos, de
lui abîmer encore plus la santé.

– Attendez mon petit. Miss Elech a dit qu’il


s’agit d’un couple d’assassins.

– SILENCE, VIEUX SEMILE ! lance à tue-tête


Mauricio De Domini.

Mauricio est saisi par l’avant-bras par son épouse, Amy.


Il comprend, lorsqu’il tourne la tête pour la voir, qu’il
est allé un peu trop loin. Il ravale ses paroles à contre
cœur.

127
– Veuillez me pardonner, M. Hubert.

– Il suffit, dit lentement le vieil homme.

Le geste de la main que fait Hubert résume qu’il lui a


pardonné son acte et que cela arrive de s’emporter.

– Señor Mauricio, reprend Janet Elech, votre


père M. Ronaldo, ne vous avait pas placé comme
principal bénéficiaire de ses biens. Il jugeait votre union
avec Amy, hors norme. Et vous le saviez.

– C’est vrai, dit péniblement Mauricio. Il n’a


jamais approuvé que je m’unisse à une fille qui n’est pas
du pays, à une américaine. Il ne manquait pas de me le
dire. C’est la raison pour laquelle il a placé Bénédicte en
tête de sa succession.

– Bénédicte avait une position confortable,


pourtant, elle était épuisée par le fait d’attendre
indéfiniment que votre père meure. Il est vrai qu’elle est
malade, mais pour parvenir à ses fins, elle a aggravé son
cas. C’est elle-même qui a mis des noisettes dans son
dîner, je l’ai vue faire. Vous en trouverez dans son
pullman. C’est aussi elle qui fait exprès de rester cloitrer

128
dans sa chambre sous d’épais draps pour faire croire
qu’elle est à l’agonie. Son ton et son attitude fragiles ont
failli nous perdre. Votre sœur a toujours rêvé de vivre
sous le soleil de l’Australie, je l’ai compris en voyant les
nombreux posters des plages australiennes plaqués sur
les murs de sa chambre. Mais comme on le dit, que vaut
un rêve si on est seul à le vivre, sinon la folie. Tout cela
pour dire que votre sœur a un amoureux. C’est ce
dernier qui l’a aidée à accomplir son plan machiavélique.
C’est cet amant qui a tué Ronaldo et Rebecca. C’est aussi
lui qui nous asséner de balles mon collègue et moi
dans le labyrinthe de fleurs. Le tireur a reçu pour
instruction de tuer le Patron de la police de Tooth
Mountain car c’est lui qui est en charge de la succession.
Il s’est trompé à cause de mes vêtements qu’il a
confondus avec ceux que portent habituellement le
Patron. Si le Patron avait été tué, la succession passerait
par un autre notaire que vraisemblablement Bénédicte
aurait acheté.

Janet marque une petite pause.

129
– Pour en revenir à l’évènement du jardin.
M. Mauricio, c’est votre sœur qui s’est avancée dans le
labyrinthe pour nous piéger, mon collègue et moi. Elle
est dans une chaise roulante mais elle n’a pas pour autant
perdu l’usage de ses jambes. Elle connait ce lieu aussi
bien que vous. Maintenant vous savez le pourquoi.
Alors qui l’a aidé et comment ?

Personne n’a à priori la réponse à la question de


l’enquêtrice car la salle demeure dans un silence tombal.

– Celui qui l’a aidée dans ses projets, a une


parfaite connaissance du manoir, comme je le disais
jadis. C’est vous, dit Janet en se retournant brusquement
mais avec toujours autant d’élégance, M. Lorenzo. Très
tard dans la nuit du jeudi, vous êtes sortis de la salle de
contrôle. Connaissant l’emplacement des caméras, il ne
vous était pas difficile de rejoindre la chambre de
Ronaldo en passant par les angles morts. Vous avez
endormi votre collègue en vaporisant dans la salle un gaz
somniféré. Sur ce coup mon odorat m’a été fort utile.
Armé d’un fusil de chasse, vous êtes entrés dans la
chambre. Vous avez tiré sur Rebecca avant de tirer sur

130
Ronaldo avec des cartouches prises chez les Frakel.
Vous avez ensuite quitté la chambre par l’endroit par
lequel vous êtes arrivés. Mais Bénédicte était cachée
dans le miroir. Elle est sortie pour vérifier que les deux
parents étaient bien morts. Vous avez pris son pouls et
vous avez compris, ajoute Janet en s’approchant de la
demoiselle.

– Bénédicte, dis-moi que tu n’as rien fait de tout


cela. Je t’en supplie, Clémencia a les yeux pleins de
liquides salés.

– Je ne te dirai pas ce que tu veux entendre,


crache sèchement Bénédicte.

– Pourquoi as-tu fait ça à Papa et Mama ?


Demande Dolorès toujours incrédule.

– Ils méritaient leur sort, ces deux pantins,


répond Bénédicte.

– COMMENT OSES-TU ? Mauricio se lève


tout furibond. Il frappe la table avec son poing.

– Arrête de faire ton cinéma grand frère. Arrêtez


tous de faire comme si vous les aimiez profondément.

131
Papa nous a toujours tout imposé. De nos études à nos
conduites de vie et même nos amitiés. Il contrôlait tout
et c’est à peine si on pouvait profiter de son argent en
contrepartie de son courroux. Je nous ai tous libérés
d’un gourou infâme. Et sa femme… Mama ne s’est
jamais opposée à son avis. Elle me débecte encore celle-
là. Une femme trop faible pour exister par ses propres
moyens.

– BÉNÉ, hurle d’étonnement Dolorès. N’as-tu


donc aucune âme ?

– Il ne me reste pas beaucoup de temps à vivre,


donc je fais ce que je veux. Reconnaissez tous que j’ai eu
plus de courage que vous. J’ai accompli ce à quoi tous
nous rêvions en secret. Passez-moi donc vos sermons
hypocrites.

– Je suis choquée par tes mots, déclare Paula.

– Lâche-moi, tu veux. Fausse altruiste. Si


seulement vous n’étiez pas venue, dit Bénédicte en
regardant Janet Elech. Quand j’ai entendu dire qu’on

132
vous avait mise sur l’affaire, j’ai compris que tout était
joué d’avance.

– Vous avez failli me dérouter mais bon… La


vérité est toujours ailleurs. Où en étais-je déjà… Oui,
quand vous vous êtes aperçu que votre père était en vie,
vous avez demandé à Lorenzo de venir achever son
travail. Ce qu’il a fait, continue Janet. Vous aviez prévu
que les Frakel viendraient. La disposition du bâtiment
favorise la propagation du bruit dans leur direction. En
les entendant venir un peu trop tôt, M. Lorenzo est sorti
par la porte-fenêtre, et vous Miss Bénédicte, vous êtes
entrée dans le miroir. Quelle personne peut admirer
avec délectation la mort de ses géniteurs sinon un
démon. Le parricide que vous avez commis est de loin
le plus ignoble que je connaisse.

Bénédicte et Lorenzo sont trainés hors du


manoir. Deux voitures de police les séparent. Mais peu
avant le départ, dans un dernier élan, Bénédicte court
vers Lorenzo et saute dans ses bras alors qu’un policier
tente de le menotter. Il accueille sa bien-aimée. Tous

133
deux se livrent à un baiser langoureux et passionné. Ils
semblent seuls au monde, emportés dans une rêverie
sans pareille. Les policiers viennent les séparer avec
toute la boule au ventre. C’est là que Bénédicte rompt le
silence.

– Je t’aime Lorenzo.

– Je t’adore Béné. Tu es la plus belle chose qui


me soit arrivée.

– Nous nous reverrons, mon amour.

Sans plus attendre, ils sont immédiatement


encastrés dans les véhicules puis embarqués. Les
vêtements que Lorenzo a portés pour accomplir son
forfait sont découverts ce même soir. Les analyses
montreront plus tard que la poudre qui s’y est déposée
est identique à celle prélevée sur les cadavres. Quelques
cheveux ensanglantés de Bénédicte sont retrouvés dans
le miroir et sur les victimes. Les traces de pas
confirmeront qu’elle s’est trouvée dans la chambre au
moment du meurtre.

134
En somme, toutes les preuves médico-légales et
les différents indices récoltés sur le tas ne laissent aucun
doute. Ils vont moisir en prison. Mauricio ainsi que ses
frères et sœurs sont grandement affectés par la tournure
qu’ont pris les évènements. Pourtant, le grand frère ne
compte pas s’opposer aux déductions de l’agent Elech.
Il demeure longtemps dans le plus grand émoi.

135
Janet Elech et Dan Grecis quittent Jonatany
satisfaits mais aussi tristes du dénouement de l’enquête.
Dans le véhicule, Dan semble tourner en boucle des
idées dans sa tête. Janet s’en rend compte mais ne lui
pose aucune question. A bout de patience, Dan se lance.

– Janet, Janet. Je sais que tu as gardé quelques


détails pour toi. Je crois que c’est le moment de les
partager avec ton collègue ignorant.

Dan sait ce qu’il dit. Il en est convaincu et Janet se sent


vaincue.

– Oui, tu as raison. Tu as vu comment Lorenzo


nous tenait en respect dans le labyrinthe. Il aurait pu
nous tuer si nous n’avions pas prévenu nos collègues.

– Où veux-tu en venir ?

– Son habileté à l’arme et son cursus avorté en


médecine suppose une nette connaissance de
l’anatomie. Quand tu veux tuer une personne, tu ne lui

136
tires pas dans le poumon droit. Je crois qu’il a fait exprès
de mal placer son premier tir.

– Tu crois ?

– Il avait une grande admiration pour son


patron. Je suis certaine qu’il comptait fuir la maison sans
le dire à sa bien-aimée. M. Ronaldo aurait pu survivre
mais c’était sans compter sur la présence dissimulée de
Bénédicte.

– O misère ! S’exclame Dan.

– Oui Dan, il a abattu de la dernière balle


M. Ronaldo parce que sa fille l’avait rattrapé et obligé à
le faire.

Une fois de retour à Tooth Mountain, Dan


dépose Janet à son appartement. Alors qu’elle tente de
prendre ses clefs, sa main saisit un objet. Elle le sort
lentement et constate que c’est une lettre. Sur cette
dernière elle lit : Adressé à Janet Elech. Elle l’ouvre sans
plus de patience et se demande comment l’objet s’est
retrouvé dans la poche de sa veste.

137
Miss Elech,

J’ai pris du plaisir à vous observer durant l’enquête.


Votre intelligence me fascine. Je suis l’un de vos plus fervents
admirateurs. J’espère que ces mots vous parlent. Je ne peux
plus attendre longtemps, les choses s’accélèrent.
Vos services me seront indispensables pour une
enquête qui a dérouté bon nombre de vos collègues. Voilà des
années qu’un criminel digne d’un démon m’a échappées et je
veux le freiner une bonne fois pour toute. J’ose croire que vous
m’aiderez à enfin l’envoyer dans l’endroit où il doit séjourner.
Excusez-moi de ne pas vous donner plus de détails,
c’est qu’on ne sait jamais qui pourrait tomber sur cette lettre.
Je vous prie aussi de la détruire juste après l’avoir lu. Si vous
tenez à connaître le bout de cette affaire, prenez le prochain
taxi qui passera, et ne donnez pas votre destination quand il
vous la demandera.

Au plaisir de vous revoir.

Mister.

138
Janet est toujours à l’entrée de son immeuble.
Elle est intérieurement perturbée par la lettre qu’elle
vient de lire. Elle se souvient du fameux individu qui
l’avait accostée lors de sa dernière enquête au Château
Bleu de Great City. La signature de la lettre ne fait aucun
doute, il s’agit bien de Mister. Soudain, elle froisse le
papier qu’elle tient dans ses mains. Elle tourne les talons
et se dirige vers la porte d’entrée de son immeuble. Elle
entrouvre les lèvres pour parler dans l’interphone quant
au même moment, elle entend un véhicule qui approche.

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Du même auteur

Roman

2… 3 CAUCHEMARS, Al. O’WOLF, 09 septembre


2021

Dans la série Contre la Bête

JANET ELECH ET LE TRIANGLE, AL. O’WOLF,


18 février 2021
ODEUR AMRERE, AL. O’WOLF, 20 mars 2021

Recueils de poèmes

10 PETITS PAS, AL. O’WOLF, 13 avril 2020


L’ENCRE D’UNE NUIT, AL. O’WOLF, 26 janvier
2021
HYMNES DES HOMMES, AL. O’WOLF, 09 juin
2021

141
LES VERTIGES DU CŒUR, Al. O’WOLF, 09 août
2021

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