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MARTIN FAUCHER
À QUELLE HEURE
ON MEURT ?
MATÉRIAUX
COLLECTION
MATÉRIAUX
Collage des textes par Martin Faucher
D’après l’œuvre de Réjean Ducharme
<théâtre>
Le Groupe Nota bene (Triptyque) remercie le Conseil des arts du Canada
et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC)
Titre
Titreoriginal pour:leur
original : The
Thesoutien
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2014
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: Gérard SODEC |
DuBois
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Illustration de la couverture : Gérard DuBois | www.gdubois.com
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remercient de de leur soutien financier
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© Triptyque, 2018
ISBN : 978-2-89741-985-1
ISBN PDF : 978-2-89741-986-8
En scènes bricolées
<introduction>
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pense à la mise en scène de Guy Alloucherie au Grand
Théâtre de Québec en 1999 ou à celle de Frédéric Dubois
avec les finissants en jeu de l’École de théâtre du Cégep de
Saint-Hyacinthe en 2011, puis en 2013 au Théâtre Denise-
Pelletier –, témoigne de l’importance de cette adaptation au
sein de l’histoire théâtrale contemporaine. Les spectateurs
ont été marqués par les représentations de À quelle heure
on meurt ? et les textes de Ducharme – ou adaptations à
partir de son œuvre – continuent de fasciner le public. La
démonstration n’est plus à faire.
« Matériaux » cherche certes à rendre compte de la création
contemporaine, mais aussi à archiver des productions
scéniques qui décomposent des textes préexistants pour
mieux les recomposer. L’approche scénique du « répertoire »,
qu’il soit récent si on pense à Réjean Ducharme ou traditionnel
si on pense à Shakespeare, produit de nouvelles œuvres,
fruit du travail des metteurs en scène et des équipes de
création, et il nous paraît nécessaire de rendre compte, par
une publication attentive, de ces nouveaux regards jetés sur
les classiques d’une collectivité, surtout lorsqu’ils ont, à leur
tour, marqué l’Histoire.
Les adaptations de textes-sources sont des archives
importantes à conserver puisque, tout en gardant vivant
le rapport aux textes originaux, elles témoignent d’un point
de vue singulier et critique sur le monde d’aujourd’hui. Elles
permettent ainsi de faire connaître l’actualité des pratiques
théâtrales et de mieux cerner le travail de certains metteurs
en scène dont la démarche repose en grande partie sur la
manipulation d’œuvres préexistantes.
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En plus de rendre accessible à un nouveau public une
version de ce spectacle historique, nous espérons, avec ce
livre, célébrer tout autant la qualité de la relecture de l’œuvre
de Ducharme proposée par Martin Faucher que les moyens
scéniques inventifs auxquels il a eu recours.
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assister à la pièce, je cherchai à me procurer quelque chose,
n’importe quoi, de cet écrivain qui déjà m’était familier. C’est
le roman L’avalée des avalés qui me tomba sous la main.
Choc et stupéfaction.
Ligne après ligne, page après page, je lus des mots, des
phrases que je ne comprenais pas tout à fait, mais que je
ressentis fortement, intimement. Je rencontrai alors des
personnages démesurés, monstrueux, qui me fascinèrent.
Les premiers mots du roman, ces fameux Tout m’avale1,
m’ont marqué à jamais.
Quelques années plus tard, enfin arrivé à Montréal, enfin
entré dans son monde théâtral, sur la pointe des pieds, je
cherchais urgemment un véhicule artistique par lequel libérer
le cri qui m’habitait. Un matin, c’était l’hiver, il faisait frette. Je
me souviens très bien du mal de ventre causé par ce rêve,
encore informe peut-être, mais bien vivant, que j’entretenais
depuis trop longtemps. J’avais lu en solitaire L’avalée des
avalés, L’océantume, Le nez qui voque, L’hiver de force. Je devais
me délivrer des Bérénice et Christian Einberg, Iode Ssouvie
et Asie Azothe, Mille Milles et Chateaugué, André et Nicole
Ferron qui me tenaillaient. J’étais trop plein de leurs mots,
de la révolte qui les animait, de leur beauté aussi. J’étais
tourmenté par l’aigle qui se débat dans le ventre de Mille
Milles et qui refuse de s’apaiser. Dans mon appartement
avec presque pas de meubles, je décrochai le téléphone
et j’appelai une comédienne que je ne connaissais pas
personnellement, Suzanne Lemoine, que j’avais vue jouer au
théâtre, et qui m’avait subjugué. Femme et enfant, grâce et
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feu réunis, Suzanne Lemoine incarnait Ducharme au grand
complet. Je l’appelle, je me présente, je lui parle de mon
projet. Elle de me dire immédiatement : « Ducharme ? Oui ! »
Galvanisé par cet enthousiasme, j’appelai un autre comédien
que je connaissais aussi à peine, Benoît Vermeulen, lui
aussi homme et enfant, lumière et noirceur. Même réponse
spontanée : « Ducharme ? Oui ! Oui ! Oui ! » Après toutes ces
années d’attente et de gestation, l’aventure théâtrale qui allait
être la plus formidable, la plus vive et la plus nécessaire de
ma vie de metteur en scène venait de commencer. Nous y
sommes. Soyons-y !
Sans savoir ni où ni quand nous présenterions ce projet
encore sans titre, nous nous sommes attelés à la tâche,
Suzanne, Benoît et moi, de lire ou relire tout ce qui était publié
de Ducharme – romans, théâtre, chansons, scénarios –,
de souligner tous les passages qui nous inspiraient, de
nous rencontrer chaque mois et d’en parler, parler, parler.
Rapidement, il apparut évident que la trame du spectacle
serait celle du Nez qui voque avec ses héros Mille Milles
et Chateaugué, leur modeste chambre à louer de la rue
Bonsecours dans le Vieux-Montréal, leurs jours et leurs nuits
à écrire, à flâner, à lire du Nelligan, à rejeter le genre humain.
Pour les répétitions, nous avions loué un grand espace du
boulevard Saint-Laurent qui avait déjà servi pour la danse
contemporaine et qui sentait le smoked meat à plein nez,
une boucherie hongroise logeant au rez-de-chaussée. Très
ducharmien, tout ça. C’était de bon augure.
J’avais de la difficulté à décrire avec justesse notre
projet. Après quelques recherches infructueuses, c’est
finalement dans la petite salle du sous-sol d’Espace Go,
rue Clark à l’époque, que nous présenterions notre chose, le
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8 novembre plus précisément. Le moment était donc venu
de lui trouver un titre. Oui, la trame principale du spectacle
était bien celle du Nez qui voque, mais il y avait tout plein
de mots, de phrases, de chansons tirés d’autres œuvres
de ce Réjean qu’on aimait de plus en plus, de ce Ducharme
invisible qui nous avait accordé les droits de représentation
via sa blonde, Claire, d’abord un peu hostile, sceptique, puis
curieuse de notre projet. J’avais appris par les journaux
que notre Réjean s’adonnait aussi aux arts visuels sous le
suave pseudonyme de Roch Plante. Arpentant les rues et
ruelles de Montréal, Réjean/Roch ramassait des centaines
de petits objets perdus ou abandonnés et les assemblait
en tableaux ou sculptures délirants baptisés du curieux
nom de « trophoux ». Une exposition de Roch Plante se
tenait justement à la Galerie Pink, rue Notre-Dame Ouest,
pas très loin de la chambre à louer de la rue Bonsecours
du Nez qui voque.
Je me rendis à la Galerie. Le quartier, ses commerces
– une alternance de bineries, d’antiquaires et de locaux
abandonnés –, ses logements tout croches, ses rares
passants, ses terrains vagues, stations-service et parkings
me semblaient tout droit sortis d’un documentaire en noir et
blanc mettant en vedette un Montréal d’une autre époque,
hors du temps. Je me sentais chez moi. J’entrai dans la
Galerie Pink. Je fus accueilli avec bienveillance par sa
propriétaire, une anglophone à l’accent français des plus
délicieux. Impressionné, je ne dis pas un mot. Je regardai
longuement les « trophoux ». J’étais ravi par le baroque,
l’inventivité et l’humour de ces assemblages d’objets
improbables organisés avec un doigté et une intelligence
redoutables. Les tableaux et sculptures dégageaient une
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énergie folle, comme les romans de Ducharme. Les titres
des œuvres étaient bien réjeanesques, Le déjeuner sous
l’herbe, Plaintes grimpantes et autres, mais je ne trouvais rien
qui collât à notre projet. C’est en feuilletant un catalogue
d’expositions antérieures que je tombai sur la photo d’une
sculpture intitulée À quelle heure on meurt ? Mon sang ne fit
qu’un tour, je fus frappé au ventre, notre titre était trouvé !
Dorénavant, c’est À quelle heure on meurt ? que nous
répétions. Ce titre qui comportait un défi relevant de
l’impossible nous excitait au plus haut point. À cette époque,
je n’avais pas de montre, j’étais libre comme l’air. Les heures
de répétitions étaient floues, extensibles. Rien que Suzanne,
Benoît et moi dans la salle de répétition. Pas d’assistant
metteur en scène. Nous n’en avions pas les moyens.
Nous répétions et répétions, seuls, comme des grands.
Comme des enfants. Je n’avais aucune idée de la durée
du spectacle. Metteur en scène inexpérimenté, je pouvais
passer une éternité sur un mot, une intonation. Vulves venez !
Un geste, un déplacement, une intention. Si ce n’est pas toi
qui vaincs, c’est toi qu’on vainc ! Nous n’avions de cesse de
nous poser une question, cruciale : les mots de Réjean, on
les dit comment ? C’est bien du québécois, oui, mais… les
liaisons, on les fait ou pas ? Les négations, on les fait ou
pas ? Me semble que ce n’est pas une langue naturaliste…
Comme on est bien ici. Comme c’est blanc ! On se croirait à
l’intérieur du soleil, de la neige. Ces questions, mille et une fois
posées, et jamais tout à fait résolues, étaient bien la preuve
que nous avions affaire à un matériau riche, unique, résistant
à l’évidence et à la facilité, à une musique mystérieuse qui
répondait à ses propres règles. Il fallait trouver pour la scène
une langue à la fois tragique et désinvolte, une langue qui
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tue et une langue qui caresse, une langue belle, ouvragée
et une langue âpre, bien sonore. La tâche à accomplir était
exaltante.
Pour concrétiser la haine que vouaient Mille Milles et
Chateaugué au capitalisme et à la déshumanisation de nos
villes, Danièle Lévesque, la scénographe du spectacle, et moi
avions décidé de mettre à l’avant du décor qui représentait
la chambre à louer des dizaines de voitures miniatures, des
Hot Wheels et des Tonka. J’ai arpenté des après-midi durant
toutes les brocantes et marchés aux puces de la rue Ontario
et Sainte-Catherine de Papineau à Pie-IX, fouillant dans des
tas de boîtes poussiéreuses et des tiroirs de commodes
éventrées. Ces chasses au trésor urbaines m’enchantaient.
Peut-être qu’au même moment, Roch/Réjean explorait son
propre bout de ville pour ses « trophoux » ? J’ai encore chez
moi une valise pleine de ces voitures dont je n’arrive pas
à me départir.
L’automne était doux, octobre progressait, tout comme À
quelle heure on meurt ? Nous répétions et répétions, coupions,
décollions et recollions les mots de Ducharme jusqu’à plus
soif, jusqu’à tracer une trajectoire qui nous satisfît. En
l’espace de trois jours, nous sommes passés d’un spectacle-
fleuve de plus de deux heures trente, supplice prétentieux
où il y avait davantage de silences que de répliques, à une
pièce d’une heure trente à la courbe implacable.
Puis ce fut le 8 novembre. Déjà. Ce soir-là devait avoir
lieu à Espace libre la grande première du Dortoir de Gilles
Maheu, LA vedette de l’avant-garde montréalaise. Une
rumeur des plus enthousiastes précédait cette création,
mais le spectacle n’était pas prêt et fut reporté d’une
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semaine. Désœuvrés, les critiques, journalistes et tout le
tralala théâtral se rabattirent donc sur le sous-sol de Go
pour voir un collage qui-porte-paraît-il-sur-le-couple-chez-
Ducharme. Sur les soixante sièges de la minuscule salle
au plafond d’à peine onze pieds, au moins une vingtaine
de ces bonnes gens se présentèrent. En voyant entrer à la
queue leu leu les Robert Lévesque, Jean Beaunoyer, Paul
Lefebvre, Solange Lévesque, Francine Grimaldi et autres, je
fus quelque peu étonné. Mais heureux. Mais terrifié. Fuck !
Ki manchent da marde ! La dernière fois qu’une production
de Ducharme avait été présentée à Montréal, c’était dix ans
plus tôt, au TNM, lors de la création de HA ha !... Une hâte
d’entendre à nouveau les mots de Ducharme régnait dans
notre sous-sol. Un certain scepticisme aussi.
Les murs et le plafond blancs de la chambre à louer
de Mille Milles, avec en fond de scène la robe de mariée
blanche que convoitait Chateaugué, le petit matelas
blanc déposé au sol sur des dizaines de livres, romans,
recueils de poésie, dictionnaire et essais de philosophie,
les voitures jouets, tout était prêt pour propulser les mots
de Réjean et de Ducharme. Et propulsion il y eut. Tu es
beau, tu sais. Il n’y a rien de plus beau que toi. Tu es plus
beau qu’un arbre.
Plus la soirée progressait, plus l’air dans la salle
s’épaississait. L’âme de Mille Milles noircissait. La pure
Chateaugué se débattait avec la femme qui grandissait en
elle, malgré elle. À la fin, alors que Mille Milles et Chateaugué
se transforment en adultes tièdes, un parfum triste à engluer
la vie s’était répandu tant sur scène que dans la salle. Le
noir se fit. Silence. Long silence. Quelque chose venait de
se passer. Fais-toi z’en pas, tout le monde fait ça.
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Notre À quelle heure on meurt ? connut une belle vie
pendant trois saisons : une soixantaine de représentations
à Espace Go, une reprise pendant le Festival de théâtre des
Amériques, une tournée montréalaise des Maisons de la
culture, une série de représentations à Québec, une tournée
québécoise, une sortie en Guadeloupe et en Martinique, une
sortie en France aux 7es journées internationales Georges
Brassens à Sète, une diffusion radiophonique sur la Chaîne
culturelle de Radio-Canada. Puis, d’autres metteurs en scène
se sont approprié le collage, redonnant vie à leur manière
à cet univers infini.
Il y a trente ans, c’était hier, je plongeais de plain-pied
dans l’univers de Ducharme. Ce geste téméraire m’a mis
au monde, m’a fait flotter sur des flots fabuleux. J’étais les
impétueux Mille Milles et Chateaugué. Aujourd’hui, je suis
l’homme de Dévadé, Va savoir, Gros Mots. Quand ça ne va
pas, ou plus, je ferme les yeux et je revois les murs blancs
de guingois de la chambre à louer, j’entends J’suis snob de
Vian, le nocturne de Chopin qui accompagnait La romance
du vin de Nelligan. Je dis souvent à haute voix, comme
pour conjurer le sort : Moi, quelqu’un qui m’aime d’amitié, il
m’insulte, il m’écœure. S’il est pas capable de m’aimer plus que
ça, qu’il me laisse tranquille ! Persistent en moi des moments
précieux. Les cheveux de Benoît qui ondulent sous le souffle
de Suzanne : Tes cheveux volent comme volent les feuilles
de peuplier quand il vente. Suzanne, toute menue dans sa
jupe rose, qui se couche au sol avec angoisse : J’ai un grand
vide dans le ventre et ça étrangle. Suzanne qui, dansant sur
une musique cubaine, met des pelures d’orange dans une
enveloppe pour se jouer de la vie. Benoît qui, à la toute fin
du spectacle, décachète cette enveloppe d’où s’échappent
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les pelures d’orange devenues toutes sèches en murmurant
un fataliste C’est pas sérieux !
Réjean Ducharme nous a quittés. Un peu plus tôt, sa
Claire. À quelle heure on meurt ?, c’était eux. Et moi. Et vous.
Vous me l’avez dit, avec parfois les yeux dans l’eau. Ce
collage bricolé avec passion, avec naïveté, avec espoir,
avec trois fois rien et mon cœur, me collera au plus près
toute ma vie durant. Et c’est très bien ainsi. Car il m’aura
apporté du bonheur.
Martin Faucher
Réjean Ducharme se tait. […] C’est
un silence qui emmerde mais on
n’en veut pas à Ducharme : on peut
l’imaginer en n’importe quoi sauf en
écrivain bien sage qui produit son
petit roman ou sa petite pièce bien
régulièrement. Mais il y en a chez
qui ce silence a créé un vrai manque.
Paul Lefebvre,
« À quelle heure on meurt ? :
du charme fou », Voir, 1988.
La première représentation de À quelle heure on meurt ? a eu lieu
le 8 novembre 1988 à Espace Go, Montréal.
Production : Branle-bas
Des romans
Réjean Ducharme, L’avalée des avalés, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1966.
Réjean Ducharme, Le nez qui voque, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1967.
Réjean Ducharme, L’océantume, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1968.
Réjean Ducharme, L’hiver de force, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1973.
Des chansons
Robert Charlebois et Réjean Ducharme, « Fais-toi z’en pas », Charlebois (Fu
Man Chu), 1972.
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Robert Charlebois et Réjean Ducharme, « Manche de pelle », Robert Charlebois
(Je rêve à Rio), 1974.
Robert Charlebois et Réjean Ducharme, « Dix ans », Solide, 1979.
Robert Charlebois et Réjean Ducharme, « C’est pas sérieux », Solide, 1979.
Et des poèmes
Émile Nelligan, « La romance du vin », 1899.
Émile Nelligan, « La vierge noire », 1900.
Décor et costumes
Une chambre à louer est représentée par une boîte scénique aux murs blancs
et croches. À gauche, reposant sur des dizaines et des dizaines de livres de
toutes sortes, un matelas blanc et propre, un peu trop petit pour deux per-
sonnes. À droite, en fond de scène, une robe de mariée blanche suspendue,
flottante. En avant-scène, à l’extérieur de l’aire de jeu, une centaine de voi-
tures multicolores et miniatures.
Note :
Les guillemets indiquent les passages lus par les personnages.
Les didascalies de l’adaptation de Faucher sont présentées
en italique.
Les puces alignées à droite indiquent des précisions de la
direction littéraire sur la mise en scène du texte, tel que joué
le 31 mai 1989.
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À QUELLE HEURE ON MEURT ?
25
la folle prisonnière en moi ! Je suis ton amie, ton amour, ton
trésor, ton chou, ta mère, ton frère, ta sœur Bérénice. Quel
temps fait-il où tu es ? Ici, il fait décadabacrouticaltaque !
Mille Milles est dans une chambre à louer, meublée à Montréal.
Il écrit son journal intime dans un cahier noir.
26
Il déchire une page de son journal intime et écrit une lettre à
Bérénice/Chateaugué.
« Bérénice, désormais tu t’appelles Chateaugué. Viens être
mon amie ! Viens vivre avec moi. Nous nous cacherons.
Je ne permettrai à aucun adulte de porter son ombre sur
ta joie d’enfant. Je protégerai pour toi ta joie d’enfant.
Rien ni personne, aussi longtemps que je vivrai, ne pourra
l’assombrir. Je m’armerai jusqu’aux dents pour sauver ta
joie d’enfant. Je me battrai jusqu’à la dernière goutte de
mon sang pour qu’aucune adulterie ne te touche. Viens
ici. J’ai besoin de toi. Viens vite, si tu ne veux pas que je
meure. Viens vite, ici il y a tous les livres qu’on veut. Ma
chère Chateaugué, je t’aime, et nous partagerons le tabac
et le papier. »
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Lui, s’effondrant. Pitié ! Je ne veux plus vivre !
Elle. Tu vas me faire mourir.
Lui. Règle-moi mon compte ! Passe-moi au fil de cette épée.
Elle. Achale-moi pas ! Sacre ton camp ! Laisse-moi brailler
tranquille.
Lui. Laisse-moi dire deux petits mots auxquels, si tu veux,
tu pourras répondre avec cette épée.
Elle. Quoi ? L’épée qui a fait un grand trou dans la plupart des
intestins de mon père et que tu n’as même pas pris la peine
d’essuyer ? On peut dire pour le moins que tu n’es pas barré !
Lui. Pitié, mon trésor ! Pitié, mon petit lapin !
Elle. Ôte ton épée de devant ma face et va te faire griller
jusqu’au sang sous le soleil radieux des plages magnifiques
de la Floride.
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• Les corps s’imbriquent sur le lit.
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Elle. Qu’est-ce qui te prend de changer de ton comme ça
tout d’un coup ? Ça se croit tout permis ma parole.
Lui. Je te parle avec tendresse. Qu’est-ce qu’il y a de si
effronté là-dedans ? Si tu es choquée, tu me tues, et si tu es
pas choquée, il y a aucune raison pour que je te parle pas
tendrement comme j’ai toujours fait. Tu es pas choquée
puisque ça fait une heure que je t’offre de me tuer et que
tu refuses… Si tu avais été vraiment choquée tu m’aurais
tué en me voyant.
Elle. Tu le sais bien que je te haïrai jamais. Mais tu peux
pas me demander de virer mon capot de bord d’une minute
à l’autre.
Il la chatouille.
• Fin du jeu des accents.
31
Comme on est bien ici. Comme c’est blanc ! On se croirait
à l’intérieur du soleil, de la neige. Ah, faudrait passer des
semaines ensemble sans manger ni dormir, ne soyons plus
inquiets du reste de nos jours. Jetons-les ; que les pauvres
les ramassent. Dans quelques mois, déjà, nous pourrons
passer notre temps à regarder le bout de nos chaussures
sans que ça nous ennuie du tout, tout à la satisfaction de ne
pas avoir à lutter pour échapper à quelque féroce angoisse.
Être partis pour toujours, mais rester là pour jouir de notre
absence ; être morts mais garder nos yeux ouverts pour
admirer notre repos. Faisons qu’y ait plus rien ; quand y
aura plus rien on pourra plus dire du mal de rien.
Lui. Veux-tu te suicider avec moi ?
Elle. Correk !
Lui. Qu’est-ce que c’est qui est plus fort que tout ?
Elle. Ce qu’il y a de plus fort, c’est un océan.
Lui. Un océan ne peut pas se détruire lui-même. Nous
pouvons nous détruire nous-mêmes. Nous sommes plus
forts qu’un océan. Mais, un océan reste un océan. Il n’a pas
à craindre de se trouver lac, mare, marais, flaque ou sec un
beau matin. Sa dignité est garantie.
Elle. Oui.
Elle souffle dans ses cheveux.
32
• Elle et Lui sont maintenant
assis face à face.
33
Elle. Non.
Lui. Pour rien. Pour se coucher, pour travailler, pour se
réveiller, pour gagner de l’argent, pour manger, pour digérer,
pour compter de l’argent, pour s’acheter des vêtements.
Pourquoi s’achètent-ils des vêtements ?
Elle. Pour ne pas avoir froid ?
Lui. Non. Pour ne pas avoir froid, il suffit de se tuer. Morts, ils
n’auraient pas froid. Ils s’achètent des vêtements pour ne pas
mourir de froid. Ils s’achètent des vêtements pour continuer
de vivre. Pourquoi vivent-ils ? Pour s’acheter des vêtements.
Elle. Je suis de ton avis.
Lui. Cette ville, ces maisons… pour vivre ! C’est insensé ! Tous
ces clous plantés avec ennui. Toutes ces briques collées
par des maçons qui s’ennuyaient, qui pensaient à autre
chose, que le maître maçon s’amusait à humilier. La ville,
c’est les hommes qui cherchent à s’enraciner pour toujours.
L’homme dépérit, meurt, se couche dans son cercueil et se
pulvérise ; ses racines de brique restent debout, restent là,
à narguer sa tombe, immortelles.
Elle. Tu as raison. Je n’aime pas ça vivre, moi.
Lui. Regarde sous mon oreiller pour voir si mon sabre est
bien là et regarde sous ton oreiller pour voir si ton revolver
est bien là.
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Lui. La vie.
Ils s’endorment.
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• À partir d’ici, on entend la
chanson El Manisero/The
Peanut Vendor de Moisés
Simons.
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Ils écoutent Boris Vian, The Beatles, Robert Charlebois et la
Huitième de Beethoven.
39
Elle. Les gens qui peuvent écouter ça sans se lancer tête
première contre les murs ont une force morale exceptionnelle.
Lui. Mais peut-être qu’ils sont juste insensibles, il ne faut
pas mélanger force morale et dureté, comme tout le monde.
Qu’est-ce qui a une plus grande force morale qu’une roche ?
Rien ne peut déprimer une roche.
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C’est à cause des hommes que je me suicide. Chaque
être humain m’affecte ; c’est l’affection : l’amitié, l’amour,
la haine, l’ambition. Je suis malade d’affection. J’ai l’âme
constipée d’affection, l’affection m’écœure. L’affection ne
marche jamais. Je me tue parce que je ne pourrais vivre que
complètement seul et qu’on ne peut pas vivre complètement
seul. Je ne veux rien : pourquoi est-ce que je ne jouis pas de
la paix ? Mourir. C’est ce qu’il faut. Allons nous promener !
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Elle, aux passants. Regardez-moi ! Je suis plus glacée que
le fleuve ! Je suis prise jusqu’au cœur, jusqu’au fond ! J’ai
les yeux gelés et le ventre gelé. J’ai les jambes en bois et
les bras en corne ! Je suis au centre d’un bloc de pierre !
Frappez aussi fort que vous voulez, vous qui me faisiez
mal hier ; il y a entre vous et moi, tout autour de moi, vingt
pieds de métal !
Les deux se regardent.
Lui. Fuck !
Elle et Lui. Ki manchent da marde !
Elle. Je veux me taillader le visage avec une lame de rasoir.
Lui. Non.
Elle. Qu’est-ce que ça fait puisque nous allons mourir ?
Lui. Reste belle. Mourons beaux. Demain nous irons t’acheter
la plus belle robe du monde. Avant de mourir, nous nous
laverons et nous nous peignerons. Je te peignerai et tu me
peigneras.
Elle. Oui, oui. Oui. C’est une très bonne idée. Je te parfumerai
et tu me parfumeras. Nous ferons le lit.
Lui. C’est ça. Mais pourquoi acheter la plus belle robe du
monde ? Nous la volerons. Mourir vieux, mourir laid et
malade, c’est comme mourir tué. C’est ridicule. Cela ne se
fait pas. Ce n’est pas poli pour celui à qui cela arrive. C’est
debout que nous recevrons la mort, un poignard au poing
et un poignard au cœur.
Ils passent devant une vitrine où se trouve une magnifique
robe de mariée.
44
• Elle et Lui font le tour de la
boîte scénique et se retrouvent
à l’arrière-scène. Retour de la
musique onirique. La robe se
teinte d’une lumière rose.
46
Dans des subtils frissons de feuillages de saules,
L’habillent comme font les cyprès des tombeaux.
47
C’est le règne du rire amer et de la rage
De se savoir poète et l’objet du mépris,
De se savoir un cœur et de n’être compris
Que par le clair de lune et les grands soirs d’orage !
48
Elle et Lui. Pas nous. Pas nous. Pas nous. Pas nous.
Ils chantent Manche de pelle.
1 2 3 4
Michel Joly Jacqueline Freddie Fafard Étienne Asselin
Jean Lalande Suzelle Richard Johnny Toupin
Sansregret Alexis Roux Jean-Guy Bernie Bédard
Pierre-Paul Joseph Picard Maurice
Soucy Débande Louis Robillard Brouillard
Vincent Forget Abraham Stéphane Aubin Francine Lamy
Hubert Lepage Groulx Ginette Harnois François Courcy
Gilbert Valois Fernand Mondor Albert Prieur Claudette
Guy Durivage Henri Poupart On a pas peur Rémy
René Marois Pierrette Sicard Omer Giroux J’vous avertis
Jean St-Martin Encore encore Denise Héroux C’est pas fini
Marcel Cantin Louis Chèvrefils Julot Sirois
Colette Martel Tel père tel fils Tony Gadouas
Fa frett’ on gèle Desneige
Lacroix
Faut faire de
quoi
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Lui. J’en ai assez du mot suicide et de ses dérivés. Ouvre le
dictionnaire au hasard et lis le premier mot de la colonne
de gauche de la page de gauche.
Elle. Quelle gauche ?
Elle rit et prend le dictionnaire qu’elle ouvre au hasard.
Branle-bas !
Lui. Donc, nous ne nous suiciderons pas, nous nous
branle-basserons.
Elle. Je n’ai pas quatorze ans et tu n’as pas seize ans ; j’ai
trente ans et tu as trente ans. Nous avons le même âge et
le même nom, la même chevelure et une seule tête sur un
seul cou. Nous avons le même nom. Pourquoi deux noms
pour une même chose ? Nous sommes Tate.
Lui. Pourquoi Tate ?
Elle. Tate, c’est comme ta te, sa se, votre vous, notre nous.
Tate.
Lui. Tes désirs sont des ordres et à partir de maintenant
nous nous appelons Tate.
Elle. Nous y allons ?
Lui. Où ça ?
Elle. Chercher ma robe. Il fait assez noir ; il fait noir noir.
Lui. Allons-y, Alonso !
Ils sortent et vont devant la vitrine où est la robe de mariée. Ils
la volent et retournent dans la chambre.
50
Leurs gestes et déplacements
exagérés évoquent des
enfants jouant aux voleurs. La
lumière bleue revient pendant
le vol de la robe.
51
C’est laid, de la peau. C’est comme de la porcelaine manquée,
pas assez cuite. C’est comme mort. C’est mou. Ça ne fait
rien ; c’est comme du papier. On regarde ça et ça ne nous
dit rien.
Lui. Tate, pour la première fois de notre vie, je veux te poser
une question embarrassante. Est-ce que je peux ?
Elle. Ça ne me fait rien.
Lui. Tate, Chateaugué, t’aperçois-tu… que… tu as des seins ?
Elle. Des quoi ? Où ?
Lui. Tu ne sais pas ce que c’est ?… Je veux dire des… ça…
Elle. Ça ! Mais oui ! Quelle idée ! J’en ai, tu en as, tout le
monde en a. Pourquoi est-ce que je ne m’en apercevrais pas ?
Lui. Moi j’en ai ? Je ne suis pas comme toi, moi. Je ne suis
pas une femme !
Elle. Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu en as toi aussi… Ils ne
sont pas pareils aux miens, mais tu en as. Les miens sont
boursouflés comme ceux des cochons. Les tiens sont tout
petits, comme ceux des chats. Mais c’est la même chose.
C’est à la même place : c’est la même chose. Non ?
Lui. Oublie tout ça.
52
Lui. Je vais te le dire ce que j’ai ! Tu m’écœures ! Tu n’es
pas pure ; tu n’es qu’ignorante. Tu n’es pas chaste, tu es
sotte. Tu n’es qu’une hostie de femme ! Tu as hâte de le
savoir, comment ça fonctionne, une femme, hein ? Ça presse,
hein ? C’est navrant d’être une femme, d’en avoir tout le sale
appareil et de ne pas savoir comment s’en servir, hein ? Tu
n’as jamais voulu être pure, n’est-ce pas ? Tu es tout à fait
innocente, n’est-ce pas ? La gueule fendue jusqu’aux oreilles,
quoi qu’il arrive, n’est-ce pas ? Tu es prête à tout, il suffit
de te dire comment t’y prendre, hein ? Le premier venu ;
c’est ça qui t’attend ! Tu vas trouver ça bon. Tu vas trouver
ça drôle, comme toutes les autres. Tu vas rire, la gueule
fendue jusqu’aux oreilles. Tu n’es qu’une hostie de femme,
Chateaugué ; voilà ce que j’ai ! voilà pourquoi je suis écœuré !
Elle. Il ne faut pas tout dire, Tate. Il ne faut pas tout dire.
Garde tes secrets, Tate. Garde-toi. Ne force rien. Ne fais
pas mal.
54
ensemble et tu fais ton possible pour me haïr. Tu n’avais
qu’à ne pas venir me chercher.
Lui. Je suis un homme ; je ne comprends rien aux larmes
des femmes.
55
« Ah ! si tu savais… Des blattes, des grappes de blattes, me
grugent les côtes et les boyaux. Ma poitrine est une ruche
bourdonnante, une ruche de cancrelats. Des vers me courent
dans le sang. Des masses de crapauds puants sauteront
à la face de la femme qui m’ouvrira pour voir mon âme, de
l’embaumeur qui me fendra pour m’embaumer. » J’en ai
assez de porter mes insectes à l’intérieur, de me cacher.
Je suis laid. Je suis sale, très sale. Je pue. Je suis veule et
hypocrite. Je n’aime personne. Chateaugué est de l’autre
côté de l’azur. C’est pour cela qu’elle ne me voit pas, que
mon odeur ne parvient pas à ses narines. Je ne suis rien
du tout. Ne te donne pas à moi ; ne me charge pas les bras.
Contente-toi d’être ma sœur, d’être avec moi ; ne cherche
pas à être à moi. Reste avec moi ; je ne suis pas meilleur
qu’eux, mais j’essaie.
Elle, à genoux sur le lit. J’ai fini. « Ceci est mon testament.
Je n’ai rien à donner. Je n’ai rien au monde. Je n’ai que mes
vêtements et Mille Milles, mon ami. Je ne connais presque
plus personne sur la terre. Je n’ai haï personne. J’ai toujours
eu peur de haïr. J’ai aimé tous ceux que j’ai connus, et ils
m’auraient aimée autant que je les aimais si j’avais été plus
généreuse avec eux. J’espère que je ne cause de chagrin
à personne en mourant avec Mille Milles. Mille Milles n’est
pas à blâmer pour ce qui m’est arrivé. Je veux que le nom
de Mille Milles et que le nom qu’il m’a donné soient gravés
sur ma pierre. J’aimerais que Mille Milles soit enterré avec
moi, mais il est libre de se faire enterrer où il voudra. » Signé :
Chateaugué.
Lui. Qu’est-ce qui te prend ?
Elle. Si tu veux que je le déchire, je vais le déchirer.
56
Lui. As-tu pris dans ta tête tout ce que tu as écrit là ?
Mille Milles sort de l’appartement.
58
Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre
que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand
j’ai les yeux ouverts, c’est parce que je vois que je suis avalée,
c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je
suis seule et j’ai peur. Si on fait attention quand on regarde,
on s’aperçoit que ce qu’on regarde nous fait mal, qu’on est
seul et qu’on a peur. Je suis seule. Je n’ai qu’à fermer les
yeux pour m’en apercevoir. Quand on veut savoir où on
est, on se ferme les yeux. On est là où on est quand on a
les yeux fermés : on est dans le noir et dans le vide. Là où
je suis quand j’ai les yeux fermés, il n’y a personne, il n’y
a jamais que moi. Il ne faut pas s’occuper des autres : ils
sont ailleurs. Les autres, c’est loin. Les autres, ça se sauve,
comme les papillons. Un papillon, c’est loin, loin comme le
firmament, même quand on le tient dans sa main, il ne faut
pas s’occuper des papillons. On souffre pour rien. Il n’y a
que moi ici. Je suis une locomotive enterrée vivante. Un
aéroplane en cage.
Chateaugué sort précipitamment.
Mille Milles est seul. Il perd son temps. Chateaugué lui manque.
59
7
61
Lui. Le pâle de la vie ?
Elle. Dis-moi quelque chose, n’importe quoi. Mets des mots
dans mes oreilles : il n’y a tellement rien dedans qu’elles
vont éclater.
Lui. Meunier, tu as sommeil. Meunier, tu dors.
Elle. C’est vrai, j’ai sommeil. J’ai sommeil, mais ce n’est
pas d’ennui, c’est d’amitié. Continue de parler. Soûle-moi
de paroles. Abrutis-moi avec ta voix.
62
baignoires et de chaises percées. Il reste le faux : regarder
un chou et s’imaginer que lorsqu’il sera mûr chacune de
ses feuilles s’arrachera toute seule et se mettra à voler, à
chanter, à être un chardonneret. Continue.
Long silence.
63
Elle. Laisse-moi tranquille.
Lui. Le temps des folies est fini, et chacun de nous a sa vie
à faire, ses enfants et sa maison à avoir. Pour que chacun
fasse sa vie, pour que chacun ait ses enfants et sa maison,
il va falloir que nous nous quittions. Réponds. Tu ne trouves
pas ça raisonnable ?
Elle. Mille Milles… Mille Milles… Garde-moi… Garde-moi. Ne
me laisse pas toute seule. Quand tu voudras être seul, tu
n’auras qu’à le dire : je sortirai. Je serai ta bonne à tout faire.
Je t’obéirai comme une esclave. Garde-moi. N’aimes-tu pas
ça, que quelqu’un t’aime ? Laisse-moi mettre ma tête dans
ton cou. Je suis bien. Ne dis plus rien. Rien. Tu pleures, Mille
Milles ? C’est oui ? C’est oui ? Tu as changé d’idée ?
Lui. C’est non, non et non. Crois-moi si je te dis que c’est pour
nous sauver que nous nous séparons, c’est non. Demain,
tu déménages.
Elle. Oh là ! Qu’ai-je devant les yeux ? La main impitoyable qui…
Lui. Oublie tout ce que je t’ai dit, tout ce que j’ai fait avec
toi. Efface de ta vie le Mille Milles que tu as connu : il n’a
jamais existé. Je n’ai pas cessé de te mentir, de manquer
de sincérité envers toi. D’ailleurs, je crois que tu n’as pas
été dupe. Je voulais que tu me fasses croire que j’étais
demeuré un enfant. Est-ce qu’on peut se contenter de n’être
de cela que des témoins oculaires ? Cela ne t’appelle-t-il pas
d’une voix de stentor et d’une voix de sirène ? Si un arbre
t’ouvrait son écorce, n’y pénètrerais-tu pas ? Si je creusais
un tunnel dans l’air, n’y ramperais-tu pas jusqu’aux étoiles ?
Cette nuit, je veux que tu comprennes que nous sommes
vivants. Comprends-tu ce que je veux dire ?
Elle. Oui.
8
65
Ne bouge pas. Ne dis rien. Je t’aime. Demeure. Demeure ici.
Demeure comme ça. Qui que tu sois, mon chéri, je t’aime.
Sache-le ! Qui que tu deviennes, mon chéri, tu demeureras
mon enfant, tu auras toujours droit à moi. Où que doive
t’entraîner ta course au bonheur, sache que je serai à
chaque détour de la route, qu’au fond de chaque impasse
je t’attendrai, les bras grand ouverts. Souviens-toi que je
t’aime, je t’en supplie. Dors maintenant… Tu dois être fatigué…
9
67
On avait tout le temps le printemps qui recommençait
On ne voyait pas les journées passer
On revient du bureau on est crevés
Plus le temps plus la tête à voyager
On bataille on chamaille on travaille à gagner sa vie
Puis on s’aperçoit que l’on a perdu le goût
Qu’est-ce qu’on a qu’est-ce qu’on fait affalés devant la télé
On n’a pas vu sept huit neuf ans passer
J’ai trouvé dans mes malles un vieux tricot
Qu’on portait tous les deux comme un drapeau
Je l’ai mis ce matin j’ai eu chaud et comme le goût
Mais tout est fini et il faut rester debout
Des passants des curieux sur le quai où l’amarre est brisée
Auriez-vous vu notre bateau passer
Mille Milles est effoiré dans son fauteuil et ne fait rien. Il végète.
Chateaugué lui chante Fais-toi z’en pas.
68
Se faire la barbe à quoi ça sert ?
Fais-toi z’en pas
Tout le monde fait ça
Marcher tout seul sur le trottoir
Rencontrer des gens solitaires
Aimer mieux regarder par terre
Les sacs de chips écrapoutis
Les paquets vides de cigarettes
Se parler tout seul se dire hostie
Se dire qu’y est temps que ça arrête
Fais-toi z’en pas
Tout le monde fait ça
Avoir voulu changer la vie
S’endormir avec l’ennui
Après avoir perdu son temps
Personne a pu faire autrement
Ben oui, c’est pas si important que ça
69
Avoir voulu changer la vie
Fais-toi z’en pas
Tout le monde fait ça
FIN
L’art du florilège
<postface>
73
beau si tendre » de Va savoir et pour tous les « hivers de
force », plein nos carnets.
74
d’abord cette théâtralité de la prose que le collage rend
sensible. La critique a tôt fait de le noter, l’énonciation
de Bérénice Einberg, qui se demande dans L’avalée des
avalés « [p]ourquoi gémir sur un tréteau6 », emprunte à la
rhétorique du sermon, de la harangue, de la diatribe. Elle
s’exalte, séduit ou menace dans des tirades grandiloquentes
qu’une pirouette finale vient souvent faire s’écrouler, indice
d’auto-ironie et de mise à distance qui n’édulcore en rien,
Martin Faucher l’a bien compris, la violence de ses propos.
Bérénice Einberg déclame et le théâtre est d’ailleurs l’un des
jeux qu’elle partage avec son frère :
6. Réjean Ducharme, L’avalée des avalés, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1966,
p. 117.
7. Ibid., p. 100-101.
75
Iode Ssouvie ne procède pas différemment dans
L’océantume et si Mille Milles, qui tient son journal dans Le nez
qui voque, et André, la chronique de sa vie avec Nicole dans
L’hiver de force, inscrivent la narration dans la représentation
de l’écriture, la part faite aux monologues adressés ou
auto-adressés, aux dialogues, à l’oralité de la langue et
à la mise en scène des différentes interactions entre les
personnages relève de la même théâtralité à l’intérieur du
roman. Sans doute ce théâtre qui se revendique et s’exhibe
a-t-il pour premier effet de désamorcer le lyrisme et le pathos
en les rappelant à l’ordre de l’artifice : Mille Milles avertit
Chateaugué qu’il « fait son petit Jean Racine8 ». Mais surtout
cette théâtralité réalise et donne à voir la performativité de
la parole. La principale action de Bérénice et des différents
narrateurs des romans de Ducharme est bien de dire,
d’affirmer, de décréter : « Il n’y a que ce que tu inventes,
que ce tu crées9. » L’économie des didascalies dans À quelle
heure on meurt ? le met éloquemment en évidence.
Martin Faucher fait le choix de limiter les personnages à
« Elle », Bérénice puis Chateaugué (mais aussi Iode Ssouvie,
Sophie, Nicole, Mimi et Chimène), et « Lui », Mille Milles
(mais aussi André, Roger et Rodrigue). La fluidité textuelle
de À quelle heure on meurt ? vient valider cette interprétation
qui consiste à confondre dans deux voix emblématiques les
narrateurs et narratrices, sans égard à leurs incarnations
respectives dans les différents livres. La forte cohérence
de l’univers ducharmien s’en trouve soulignée et cette
76
lecture fait également ressortir le grand mythe amoureux
de l’œuvre de Ducharme, le couple du frère et de la sœur,
dans toute sa complexité : « Ne te donne pas à moi, ne me
charge pas les bras. Contente-toi d’être ma sœur, d’être avec
moi, ne cherche pas à être à moi10. » Bottom, le narrateur
de Dévadé (1990), l’affirme aussi : « j’ai toujours aimé des
sœurs11. » La sœur, comme Fériée dans Les enfantômes
et Nicole dans L’hiver de force, est loyale jusqu’au « branle-
bas » final, elle est l’interlocutrice, l’égale et la complice
dans le partage du nom « Tate » (Le nez qui voque) et de
« l’île immatérielle » (Les enfantômes). Mais les rapports
égalitaires ne sont pas sans violence et s’aimer en frère
et sœur ne prémunit qu’en apparence contre les périls du
sexe. L’adaptation, là encore fidèle à la fable des romans
de Ducharme, met en scène cette cassure qui s’amorce à
la fin de la scène 5 dans la réaction de « Lui » qu’« Elle » ne
comprend pas et qui se consomme dans la scène finale.
À quelle heure on meurt ? est donc non seulement un
collage de textes, mais aussi une sorte de concentré de
l’œuvre de Ducharme où des personnages, qu’on pourrait
dire de synthèse (fabriqués à partir des mots des différents
textes), revivent en accéléré le drame qui structure tout
l’univers fictif : celui de l’entrée dans le temps et dans la
loi du désir. Ainsi Mille Milles répudie Chateaugué, comme
Bérénice abandonnée de Christian sacrifie Gloria, comme
Iode Ssouvie, devant l’océan « qui pue à s’en boucher le
nez12 », perd de vue le littoral qu’elle devait explorer avec
10. Id., Le nez qui voque, op. cit., p. 131 ; repris dans À quelle heure on meurt ?,
p. 56. (L’italique provient de la version originale.)
11. Id., Dévadé, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 215.
12. Id., L’océantume, op. cit., p. 189.
77
Asie Azote et Inachos, comme André et Nicole, délaissés
par leur Toune, reviennent à Montréal, leur Flore laurentienne
sous le bras, pour entrer, « le 21 juin 197113 », dans leur
« hiver de force ». Martin Faucher choisit de clore son
collage par la chanson de Ducharme, interprétée par
Charlebois, Fais-toi z’en pas, que commente « Lui », citant
Mille Milles dans un ultime « C’est pas sérieux ». Chassant
le pathos, la phrase appelle à relire ce qui précède sous
l’angle de l’ironie. Comme dans les romans de Ducharme,
le dénouement est suspendu. L’enchaînement de cette
dernière réplique (qui est l’un des titres que Ducharme a
écrits pour Charlebois et que cite À quelle heure on meurt ?)
avec les chansons interprétées par les acteurs est tout
aussi significatif de la lecture de l’œuvre que propose ici
Martin Faucher. La mélodie populaire, le passage au chant
comme les paroles adressées à ceux qui souffrent de « ne
rien vouloir et tout toffer » après qu’ils « ont voulu changer
la vie », bercent la peine et, du coup, rendent supportable
l’insupportable. Comme le note Brigitte Seyfried-Bommertz
à propos des jeux de langage, dans ce final, « le tragique
n’est pas […] “esquivé”, mais plutôt influencé, et donc altéré
par les modes comique et ironique. […] [D]errière la dérision
et l’ironie, le tragique trouve à s’embusquer14 ».
Ainsi l’adaptation cristallise et resserre à la fois la lettre
et l’esprit des textes de Ducharme, attentive à la logique
thématique qui traverse les différents genres pratiqués par
l’écrivain. Mêler sans les distinguer le titre d’un « trophoux »,
13. Id., L’hiver de force, Paris, Gallimard, coll. « Folio », [1973] 1985, p. 273.
14. Brigitte Seyfried-Bommertz, La rhétorique des passions dans les romans
d’enfance de Réjean Ducharme, Québec, Les Presses de l’Université Laval,
coll. « Vie des lettres québécoises », 2000, p. 129.
78
les romans et les pièces de théâtre et finir en chantant le
parolier donnent à entendre la texture unique d’une voix,
reconnaissable quel que soit le registre qu’elle adopte.
La présence des poèmes de Nelligan indique au passage
que cette voix est sans cesse habitée par d’autres, que
la littérature parle à travers les textes de Ducharme en
même temps que ces récitations de poésie figurent les
cérémonies, à la fois poignantes et bouffonnes, auxquelles
les personnages aiment à se livrer : « [l]e génie de Ducharme
consiste à faire en sorte que le lecteur saisisse en même
temps le ridicule et la beauté de la passion de Mille Milles
et Chateaugué pour Nelligan », écrit Michel Biron15. Les
chansons, connues d’un autre public grâce à leur interprète,
rattachent l’univers littéraire et théâtral de Ducharme à
l’environnement social et cassent l’image de l’écrivain de
génie au romantisme sombre en rappelant que le désarroi
de vieillir au quotidien et de s’être résigné à « brûler ses
drapeaux16 » relève de l’expérience commune : « Fais-toi
z’en pas / Tout l’monde fait ça ».
15. Michel Biron, « La cassure invisible », Liberté, vol. 50, no 4 (286), décembre
2009, p. 18.
16. R. Ducharme, L’océantume, op. cit., p. 92.
79
drôle, À quelle heure on meurt ? fait entendre beaucoup plus
subtilement, dans ses paradoxes et ses outrances, dans
sa sentimentalité tour à tour réprimée et sublimée, l’amour
exigeant et mélancolique qui irrigue toute l’œuvre. Les textes
ultérieurs lui donnent raison :
80
les droits sur nous, qu’on a le devoir que ça se serve
comme ça veut de nous19.
Élisabeth Nardout-Lafarge
19. Id., Gros mots, Paris, Gallimard, coll. « Folio », [1999] 2001, p. 80.
Table
En scènes bricolées 5
Pour la vie 9
L’art du florilège 73
<notice biographique de Martin Faucher>
MATÉRIAUX est une collection de « Elle. Continue, n’aie pas peur que je
textes de théâtre destinée à refléter manque de foi. Il n’y a que ce que tu
la scène contemporaine. Elle nous inventes, que ce que tu crées. Le reste,
convie à la découverte de canevas ils sont des milliards à se l’arracher,
de création, de textes classiques à le violer tour à tour. Ici, rien ne nous
réinventés et de jeux d’hybridation attendait : nous avons dû nous accueillir
des formes. nous-mêmes. Ici, pour ne pas manger de
ce qui a été empoisonné, il faut créer à
mesure ce qu’on mange. »
ISBN : 978-2-89741-985-1
ISBN 978-2-89741-985-1
9 782897 419851
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