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RÉJEAN DUCHARME

MARTIN FAUCHER

À QUELLE HEURE
ON MEURT ?
MATÉRIAUX
COLLECTION
MATÉRIAUX
Collage des textes par Martin Faucher
D’après l’œuvre de Réjean Ducharme

À QUELLE HEURE ON MEURT ?

<théâtre>
Le Groupe Nota bene (Triptyque) remercie le Conseil des arts du Canada
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ISBN 978-2-89694-214-5
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Denoël, 2015
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présente édition

© Éditions Gallimard pour les textes de Réjean Ducharme issus de


Le nez qui voque
L’hiver de force
L’océantume
L’avalée des avalés
HA ha !…

© Triptyque, 2018
ISBN : 978-2-89741-985-1
ISBN PDF : 978-2-89741-986-8
En scènes bricolées
<introduction>

Pourquoi publier, trente ans après sa création, À quelle


heure on meurt ? Nous croyons important, au sein de
la collection « Matériaux », d’interroger le rapport que
le théâtre québécois entretient avec son répertoire. Le
spectacle fait aujourd’hui partie de ces créations mythiques,
de ces événements auxquels il fallait être présent sous
peine de passer à côté de l’Histoire ; pour les plus jeunes
d’entre nous, À quelle heure on meurt ? est un des jalons
importants du théâtre québécois de la fin du xxe siècle
qui nous reste inaccessible, dont on entend parler sans
pouvoir en mesurer l’impact.
Le succès critique1 et populaire, tant à la création par
Martin Faucher en 1988 que lors des reprises – qu’on

1. Lors de la création, la critique ne tarit pas d’éloges à propos du spectacle.


Selon Louise Vigeant, la pièce « suscitait un double plaisir : celui de la
reconnaissance d’un univers, d’un souffle, d’une énergie, le plaisir, en
somme, de l’intimité retrouvée ; et le plaisir d’être ému, ébranlé encore une
fois par Ducharme, grâce à de nouveaux moyens, à travers de nouveaux
signes » (« Le Ducharme de Faucher – Des romans au spectacle : un
même univers », Jeu, n° 51, 1989, p. 36-37). Pour Jean Beaunoyer, c’était
« un collage si habile qu’on pourrait croire à une nouvelle œuvre » (« Réjean
Ducharme à l’Espace Go : simplement génial… », La Presse, 10 novembre
1988, p. F1). Jean St-Hilaire, lui, invitait le public à « accourir voir ce miracle
d’une jeunesse qui, maîtresse absolue de sa machine théâtrale, jette un
regard clair sur l’imaginaire complexe, déroutant et à la fois si fascinant
de [Ducharme] » (« À quelle heure on meurt ? : piquant rituel pour des noces
tragiques », Le Soleil, 27 septembre 1990, p. C4). Robert Lévesque, enfin,
parlait d’un « spectacle remarquable, solidement porté par le plus beau
texte de théâtre de la rentrée théâtrale » (« Les guerres enfantines de
Ducharme », Le Devoir, 10 novembre 1988, p. 13).

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pense à la mise en scène de Guy Alloucherie au Grand
Théâtre de Québec en 1999 ou à celle de Frédéric Dubois
avec les finissants en jeu de l’École de théâtre du Cégep de
Saint-Hyacinthe en 2011, puis en 2013 au Théâtre Denise-
Pelletier –, témoigne de l’importance de cette adaptation au
sein de l’histoire théâtrale contemporaine. Les spectateurs
ont été marqués par les représentations de À quelle heure
on meurt ? et les textes de Ducharme – ou adaptations à
partir de son œuvre – continuent de fasciner le public. La
démonstration n’est plus à faire.
« Matériaux » cherche certes à rendre compte de la création
contemporaine, mais aussi à archiver des productions
scéniques qui décomposent des textes préexistants pour
mieux les recomposer. L’approche scénique du « répertoire »,
qu’il soit récent si on pense à Réjean Ducharme ou traditionnel
si on pense à Shakespeare, produit de nouvelles œuvres,
fruit du travail des metteurs en scène et des équipes de
création, et il nous paraît nécessaire de rendre compte, par
une publication attentive, de ces nouveaux regards jetés sur
les classiques d’une collectivité, surtout lorsqu’ils ont, à leur
tour, marqué l’Histoire.
Les adaptations de textes-sources sont des archives
importantes à conserver puisque, tout en gardant vivant
le rapport aux textes originaux, elles témoignent d’un point
de vue singulier et critique sur le monde d’aujourd’hui. Elles
permettent ainsi de faire connaître l’actualité des pratiques
théâtrales et de mieux cerner le travail de certains metteurs
en scène dont la démarche repose en grande partie sur la
manipulation d’œuvres préexistantes.

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En plus de rendre accessible à un nouveau public une
version de ce spectacle historique, nous espérons, avec ce
livre, célébrer tout autant la qualité de la relecture de l’œuvre
de Ducharme proposée par Martin Faucher que les moyens
scéniques inventifs auxquels il a eu recours.

Émilie Coulombe et François Jardon-Gomez


Codirecteurs de la collection « Matériaux »
Pour la vie
<préface>

Montréal, milieu des années 1980, j’étais jeune, j’étais beau,


j’étais naïf, j’étais fougueux. J’étais acteur, un peu. J’étais
artiste, romantique, beaucoup. Le théâtre, ses gestes, ses
mots, ses fureurs, ses fulgurances, m’appelaient. Entre de
petits contrats à la télé et une job d’aide barman au Palais
des congrès de Montréal, je voulais l’absolu. Lorsque je me
levais le matin dans mon appartement avec presque pas de
meubles, une chose me travaillait, là, en mon creux : le désir
de faire quelque chose avec les mots, la poésie, l’angoisse,
la joie et l’insolence de ces frères et sœurs qui forment les
couples insolites, refusant de vieillir, terriblement fusionnels,
qui peuplent l’univers de Réjean Ducharme.
Je ne sais plus trop comment Ducharme est entré dans
ma vie. En fait, oui, il y est entré par défaut, par absence, par
privation. Adolescent, j’habitais une petite ville tranquille à
une heure de Montréal. Déjà, je voulais tout. J’étais une Irina
québécoise de quatorze ans. Montréal était mon Moscou.
Je dévorais de bord en bord le cahier « Arts et spectacles »
de la grosse Presse du samedi. Brûlant d’être tous les soirs
dans un théâtre montréalais, sur scène ou dans la salle, peu
importe, je lisais articles et critiques de tous les spectacles
qu’on présentait dans cette ville où je ne demandais qu’à
m’enfuir. Je lus un jour un article avec photos à propos d’un
spectacle dont le titre m’interpella : Ines Pérée et Inat Tendu.
Quoi, une pièce dont le nom des personnages s’accordait
avec mon idéal ? Cet Ines Pérée et Inat Tendu d’un certain
Réjean Ducharme m’intrigua au plus haut point. Ne pouvant

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assister à la pièce, je cherchai à me procurer quelque chose,
n’importe quoi, de cet écrivain qui déjà m’était familier. C’est
le roman L’avalée des avalés qui me tomba sous la main.
Choc et stupéfaction.
Ligne après ligne, page après page, je lus des mots, des
phrases que je ne comprenais pas tout à fait, mais que je
ressentis fortement, intimement. Je rencontrai alors des
personnages démesurés, monstrueux, qui me fascinèrent.
Les premiers mots du roman, ces fameux Tout m’avale1,
m’ont marqué à jamais.
Quelques années plus tard, enfin arrivé à Montréal, enfin
entré dans son monde théâtral, sur la pointe des pieds, je
cherchais urgemment un véhicule artistique par lequel libérer
le cri qui m’habitait. Un matin, c’était l’hiver, il faisait frette. Je
me souviens très bien du mal de ventre causé par ce rêve,
encore informe peut-être, mais bien vivant, que j’entretenais
depuis trop longtemps. J’avais lu en solitaire L’avalée des
avalés, L’océantume, Le nez qui voque, L’hiver de force. Je devais
me délivrer des Bérénice et Christian Einberg, Iode Ssouvie
et Asie Azothe, Mille Milles et Chateaugué, André et Nicole
Ferron qui me tenaillaient. J’étais trop plein de leurs mots,
de la révolte qui les animait, de leur beauté aussi. J’étais
tourmenté par l’aigle qui se débat dans le ventre de Mille
Milles et qui refuse de s’apaiser. Dans mon appartement
avec presque pas de meubles, je décrochai le téléphone
et j’appelai une comédienne que je ne connaissais pas
personnellement, Suzanne Lemoine, que j’avais vue jouer au
théâtre, et qui m’avait subjugué. Femme et enfant, grâce et

1. En plus de désigner les titres des œuvres de Ducharme, l’italique signale


des emprunts aux textes ducharmiens.

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feu réunis, Suzanne Lemoine incarnait Ducharme au grand
complet. Je l’appelle, je me présente, je lui parle de mon
projet. Elle de me dire immédiatement : « Ducharme ? Oui ! »
Galvanisé par cet enthousiasme, j’appelai un autre comédien
que je connaissais aussi à peine, Benoît Vermeulen, lui
aussi homme et enfant, lumière et noirceur. Même réponse
spontanée : « Ducharme ? Oui ! Oui ! Oui ! » Après toutes ces
années d’attente et de gestation, l’aventure théâtrale qui allait
être la plus formidable, la plus vive et la plus nécessaire de
ma vie de metteur en scène venait de commencer. Nous y
sommes. Soyons-y !
Sans savoir ni où ni quand nous présenterions ce projet
encore sans titre, nous nous sommes attelés à la tâche,
Suzanne, Benoît et moi, de lire ou relire tout ce qui était publié
de Ducharme – romans, théâtre, chansons, scénarios –,
de souligner tous les passages qui nous inspiraient, de
nous rencontrer chaque mois et d’en parler, parler, parler.
Rapidement, il apparut évident que la trame du spectacle
serait celle du Nez qui voque avec ses héros Mille Milles
et Chateaugué, leur modeste chambre à louer de la rue
Bonsecours dans le Vieux-Montréal, leurs jours et leurs nuits
à écrire, à flâner, à lire du Nelligan, à rejeter le genre humain.
Pour les répétitions, nous avions loué un grand espace du
boulevard Saint-Laurent qui avait déjà servi pour la danse
contemporaine et qui sentait le smoked meat à plein nez,
une boucherie hongroise logeant au rez-de-chaussée. Très
ducharmien, tout ça. C’était de bon augure.
J’avais de la difficulté à décrire avec justesse notre
projet. Après quelques recherches infructueuses, c’est
finalement dans la petite salle du sous-sol d’Espace Go,
rue Clark à l’époque, que nous présenterions notre chose, le

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8 novembre plus précisément. Le moment était donc venu
de lui trouver un titre. Oui, la trame principale du spectacle
était bien celle du Nez qui voque, mais il y avait tout plein
de mots, de phrases, de chansons tirés d’autres œuvres
de ce Réjean qu’on aimait de plus en plus, de ce Ducharme
invisible qui nous avait accordé les droits de représentation
via sa blonde, Claire, d’abord un peu hostile, sceptique, puis
curieuse de notre projet. J’avais appris par les journaux
que notre Réjean s’adonnait aussi aux arts visuels sous le
suave pseudonyme de Roch Plante. Arpentant les rues et
ruelles de Montréal, Réjean/Roch ramassait des centaines
de petits objets perdus ou abandonnés et les assemblait
en tableaux ou sculptures délirants baptisés du curieux
nom de « trophoux ». Une exposition de Roch Plante se
tenait justement à la Galerie Pink, rue Notre-Dame Ouest,
pas très loin de la chambre à louer de la rue Bonsecours
du Nez qui voque.
Je me rendis à la Galerie. Le quartier, ses commerces
– une alternance de bineries, d’antiquaires et de locaux
abandonnés –, ses logements tout croches, ses rares
passants, ses terrains vagues, stations-service et parkings
me semblaient tout droit sortis d’un documentaire en noir et
blanc mettant en vedette un Montréal d’une autre époque,
hors du temps. Je me sentais chez moi. J’entrai dans la
Galerie Pink. Je fus accueilli avec bienveillance par sa
propriétaire, une anglophone à l’accent français des plus
délicieux. Impressionné, je ne dis pas un mot. Je regardai
longuement les « trophoux ». J’étais ravi par le baroque,
l’inventivité et l’humour de ces assemblages d’objets
improbables organisés avec un doigté et une intelligence
redoutables. Les tableaux et sculptures dégageaient une

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énergie folle, comme les romans de Ducharme. Les titres
des œuvres étaient bien réjeanesques, Le déjeuner sous
l’herbe, Plaintes grimpantes et autres, mais je ne trouvais rien
qui collât à notre projet. C’est en feuilletant un catalogue
d’expositions antérieures que je tombai sur la photo d’une
sculpture intitulée À quelle heure on meurt ? Mon sang ne fit
qu’un tour, je fus frappé au ventre, notre titre était trouvé !
Dorénavant, c’est À quelle heure on meurt ? que nous
répétions. Ce titre qui comportait un défi relevant de
l’impossible nous excitait au plus haut point. À cette époque,
je n’avais pas de montre, j’étais libre comme l’air. Les heures
de répétitions étaient floues, extensibles. Rien que Suzanne,
Benoît et moi dans la salle de répétition. Pas d’assistant
metteur en scène. Nous n’en avions pas les moyens.
Nous répétions et répétions, seuls, comme des grands.
Comme des enfants. Je n’avais aucune idée de la durée
du spectacle. Metteur en scène inexpérimenté, je pouvais
passer une éternité sur un mot, une intonation. Vulves venez !
Un geste, un déplacement, une intention. Si ce n’est pas toi
qui vaincs, c’est toi qu’on vainc ! Nous n’avions de cesse de
nous poser une question, cruciale : les mots de Réjean, on
les dit comment ? C’est bien du québécois, oui, mais… les
liaisons, on les fait ou pas ? Les négations, on les fait ou
pas ? Me semble que ce n’est pas une langue naturaliste…
Comme on est bien ici. Comme c’est blanc ! On se croirait à
l’intérieur du soleil, de la neige. Ces questions, mille et une fois
posées, et jamais tout à fait résolues, étaient bien la preuve
que nous avions affaire à un matériau riche, unique, résistant
à l’évidence et à la facilité, à une musique mystérieuse qui
répondait à ses propres règles. Il fallait trouver pour la scène
une langue à la fois tragique et désinvolte, une langue qui

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tue et une langue qui caresse, une langue belle, ouvragée
et une langue âpre, bien sonore. La tâche à accomplir était
exaltante.
Pour concrétiser la haine que vouaient Mille Milles et
Chateaugué au capitalisme et à la déshumanisation de nos
villes, Danièle Lévesque, la scénographe du spectacle, et moi
avions décidé de mettre à l’avant du décor qui représentait
la chambre à louer des dizaines de voitures miniatures, des
Hot Wheels et des Tonka. J’ai arpenté des après-midi durant
toutes les brocantes et marchés aux puces de la rue Ontario
et Sainte-Catherine de Papineau à Pie-IX, fouillant dans des
tas de boîtes poussiéreuses et des tiroirs de commodes
éventrées. Ces chasses au trésor urbaines m’enchantaient.
Peut-être qu’au même moment, Roch/Réjean explorait son
propre bout de ville pour ses « trophoux » ? J’ai encore chez
moi une valise pleine de ces voitures dont je n’arrive pas
à me départir.
L’automne était doux, octobre progressait, tout comme À
quelle heure on meurt ? Nous répétions et répétions, coupions,
décollions et recollions les mots de Ducharme jusqu’à plus
soif, jusqu’à tracer une trajectoire qui nous satisfît. En
l’espace de trois jours, nous sommes passés d’un spectacle-
fleuve de plus de deux heures trente, supplice prétentieux
où il y avait davantage de silences que de répliques, à une
pièce d’une heure trente à la courbe implacable.
Puis ce fut le 8 novembre. Déjà. Ce soir-là devait avoir
lieu à Espace libre la grande première du Dortoir de Gilles
Maheu, LA vedette de l’avant-garde montréalaise. Une
rumeur des plus enthousiastes précédait cette création,
mais le spectacle n’était pas prêt et fut reporté d’une

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semaine. Désœuvrés, les critiques, journalistes et tout le
tralala théâtral se rabattirent donc sur le sous-sol de Go
pour voir un collage qui-porte-paraît-il-sur-le-couple-chez-
Ducharme. Sur les soixante sièges de la minuscule salle
au plafond d’à peine onze pieds, au moins une vingtaine
de ces bonnes gens se présentèrent. En voyant entrer à la
queue leu leu les Robert Lévesque, Jean Beaunoyer, Paul
Lefebvre, Solange Lévesque, Francine Grimaldi et autres, je
fus quelque peu étonné. Mais heureux. Mais terrifié. Fuck !
Ki manchent da marde ! La dernière fois qu’une production
de Ducharme avait été présentée à Montréal, c’était dix ans
plus tôt, au TNM, lors de la création de HA ha !... Une hâte
d’entendre à nouveau les mots de Ducharme régnait dans
notre sous-sol. Un certain scepticisme aussi.
Les murs et le plafond blancs de la chambre à louer
de Mille Milles, avec en fond de scène la robe de mariée
blanche que convoitait Chateaugué, le petit matelas
blanc déposé au sol sur des dizaines de livres, romans,
recueils de poésie, dictionnaire et essais de philosophie,
les voitures jouets, tout était prêt pour propulser les mots
de Réjean et de Ducharme. Et propulsion il y eut. Tu es
beau, tu sais. Il n’y a rien de plus beau que toi. Tu es plus
beau qu’un arbre.
Plus la soirée progressait, plus l’air dans la salle
s’épaississait. L’âme de Mille Milles noircissait. La pure
Chateaugué se débattait avec la femme qui grandissait en
elle, malgré elle. À la fin, alors que Mille Milles et Chateaugué
se transforment en adultes tièdes, un parfum triste à engluer
la vie s’était répandu tant sur scène que dans la salle. Le
noir se fit. Silence. Long silence. Quelque chose venait de
se passer. Fais-toi z’en pas, tout le monde fait ça.

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Notre À quelle heure on meurt ? connut une belle vie
pendant trois saisons : une soixantaine de représentations
à Espace Go, une reprise pendant le Festival de théâtre des
Amériques, une tournée montréalaise des Maisons de la
culture, une série de représentations à Québec, une tournée
québécoise, une sortie en Guadeloupe et en Martinique, une
sortie en France aux 7es journées internationales Georges
Brassens à Sète, une diffusion radiophonique sur la Chaîne
culturelle de Radio-Canada. Puis, d’autres metteurs en scène
se sont approprié le collage, redonnant vie à leur manière
à cet univers infini.
Il y a trente ans, c’était hier, je plongeais de plain-pied
dans l’univers de Ducharme. Ce geste téméraire m’a mis
au monde, m’a fait flotter sur des flots fabuleux. J’étais les
impétueux Mille Milles et Chateaugué. Aujourd’hui, je suis
l’homme de Dévadé, Va savoir, Gros Mots. Quand ça ne va
pas, ou plus, je ferme les yeux et je revois les murs blancs
de guingois de la chambre à louer, j’entends J’suis snob de
Vian, le nocturne de Chopin qui accompagnait La romance
du vin de Nelligan. Je dis souvent à haute voix, comme
pour conjurer le sort : Moi, quelqu’un qui m’aime d’amitié, il
m’insulte, il m’écœure. S’il est pas capable de m’aimer plus que
ça, qu’il me laisse tranquille ! Persistent en moi des moments
précieux. Les cheveux de Benoît qui ondulent sous le souffle
de Suzanne : Tes cheveux volent comme volent les feuilles
de peuplier quand il vente. Suzanne, toute menue dans sa
jupe rose, qui se couche au sol avec angoisse : J’ai un grand
vide dans le ventre et ça étrangle. Suzanne qui, dansant sur
une musique cubaine, met des pelures d’orange dans une
enveloppe pour se jouer de la vie. Benoît qui, à la toute fin
du spectacle, décachète cette enveloppe d’où s’échappent

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les pelures d’orange devenues toutes sèches en murmurant
un fataliste C’est pas sérieux !
Réjean Ducharme nous a quittés. Un peu plus tôt, sa
Claire. À quelle heure on meurt ?, c’était eux. Et moi. Et vous.
Vous me l’avez dit, avec parfois les yeux dans l’eau. Ce
collage bricolé avec passion, avec naïveté, avec espoir,
avec trois fois rien et mon cœur, me collera au plus près
toute ma vie durant. Et c’est très bien ainsi. Car il m’aura
apporté du bonheur.

Martin Faucher
Réjean Ducharme se tait. […] C’est
un silence qui emmerde mais on
n’en veut pas à Ducharme : on peut
l’imaginer en n’importe quoi sauf en
écrivain bien sage qui produit son
petit roman ou sa petite pièce bien
régulièrement. Mais il y en a chez
qui ce silence a créé un vrai manque.
Paul Lefebvre,
« À quelle heure on meurt ? :
du charme fou », Voir, 1988.
La première représentation de À quelle heure on meurt ? a eu lieu
le 8 novembre 1988 à Espace Go, Montréal.

Production : Branle-bas

Textes : Réjean Ducharme


Collage des textes et mise en scène : Martin Faucher
Scénographie et costumes : Danièle Lévesque
Éclairages : Sylvie Galarneau
Conception sonore (musique et arrangements) : Christian Thomas
Direction de production et régie : Patrice Saint-Pierre

Elle (Bérénice puis Chateaugué) : Suzanne Lemoine


Lui (Mille Milles) : Benoît Vermeulen

LES EXTRAITS DU COLLAGE SONT TIRÉS

Des romans
Réjean Ducharme, L’avalée des avalés, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1966.
Réjean Ducharme, Le nez qui voque, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1967.
Réjean Ducharme, L’océantume, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1968.
Réjean Ducharme, L’hiver de force, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1973.

Des pièces de théâtre


Réjean Ducharme, Le Cid maghané, non publié, 1968.
Réjean Ducharme, HA ha !..., Paris, Gallimard, coll. « Le manteau d’Arlequin », 1982.

Des chansons
Robert Charlebois et Réjean Ducharme, « Fais-toi z’en pas », Charlebois (Fu
Man Chu), 1972.

22
Robert Charlebois et Réjean Ducharme, « Manche de pelle », Robert Charlebois
(Je rêve à Rio), 1974.
Robert Charlebois et Réjean Ducharme, « Dix ans », Solide, 1979.
Robert Charlebois et Réjean Ducharme, « C’est pas sérieux », Solide, 1979.

Et des poèmes
Émile Nelligan, « La romance du vin », 1899.
Émile Nelligan, « La vierge noire », 1900.

Décor et costumes
Une chambre à louer est représentée par une boîte scénique aux murs blancs
et croches. À gauche, reposant sur des dizaines et des dizaines de livres de
toutes sortes, un matelas blanc et propre, un peu trop petit pour deux per-
sonnes. À droite, en fond de scène, une robe de mariée blanche suspendue,
flottante. En avant-scène, à l’extérieur de l’aire de jeu, une centaine de voi-
tures multicolores et miniatures.

Elle : chandail noir, jupe rose, pieds nus.


Lui : pantalons noirs, chemise blanche attachée au cou, chandail noir, pieds nus.

Note :
Les guillemets indiquent les passages lus par les personnages.
Les didascalies de l’adaptation de Faucher sont présentées
en italique.
Les puces alignées à droite indiquent des précisions de la
direction littéraire sur la mise en scène du texte, tel que joué
le 31 mai 1989.

23
À QUELLE HEURE ON MEURT ?

• Musique onirique. On entend


la respiration haletante et les
gémissements de Lui qui se
masturbe, caché derrière le lit.

La scène est plongée dans le noir. On entend la voix de


Chateaugué.
Elle. Mille Milles ! Mille Milles ! Viens me chercher, je brûle !
Viens me chercher, j’éclate ! Je me donne à toi de toutes mes
forces ! Je t’appartiens corps et âme ! Viens me prendre !
Viens me sauver ! Mon amour ! Mon amour ! Mon trésor !
Mon trésor ! Tu ne peux pas ne pas vouloir de moi ! Je suis si
belle ! Je suis si riche ! Je suis pleine de pétrole, de vinaigre
et d’acide ! Viens me chercher ! Tu feras des millions avec
moi ! Mon ami ! Mon ami ! Celui qui se dressera sur notre
route, je l’abattrai, je le jugulerai, j’injecterai du cyanure de
potassium dans les pommes de terre bouillies qu’il mange !
Aimer c’est se choisir quelqu’un et se faire prendre par lui.
Viens me prendre ! Je t’aime ! J’ai besoin de toi ! Fais un trou
dans les ténèbres et montre ton nez ! Viens ! Viens ! Viens !
Tu ne me reconnais pas ? Tu ne sais pas qui je suis ? Je suis

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la folle prisonnière en moi ! Je suis ton amie, ton amour, ton
trésor, ton chou, ta mère, ton frère, ta sœur Bérénice. Quel
temps fait-il où tu es ? Ici, il fait décadabacrouticaltaque !
Mille Milles est dans une chambre à louer, meublée à Montréal.
Il écrit son journal intime dans un cahier noir.

• L’espace d’écriture de Lui se


trouve à l’avant-scène, côté
cour. Il montre son cahier au
public et s’en sert comme d’un
bouclier.

Lui. J’ai seize ans et je suis un enfant de huit ans. C’est


difficile à comprendre. Ce n’est pas facile à comprendre.
Personne ne le comprend excepté moi. N’être pas compris
ne me dérange pas. Cela ne me fait rien. Je m’en fiche. Moi,
je reste le même. Je ne veux pas continuer car je ne veux
pas finir fini. Je reste comme je suis. Je les laisse tous
vieillir, loin devant moi. Je reste derrière, avec moi, avec
moi l’enfant, loin derrière, seul, intact, incorruptible ; frais et
amer comme une pomme verte, dur et solide comme une
roche. J’ai une sœur. Ce n’est pas une sœur de sang. On
peut dire que c’est une sœur par l’air, l’air des hivers et l’air
des étés, celui de la neige et celui de la pluie ; une sœur de
temps. Elle est comme moi. Elle a quatorze ans, mais c’est
une enfant de six ans. (Il presse une moitié d’orange qui n’a
plus de jus. Il retourne à son journal intime.) Il faut qu’il y ait
quelqu’un avec moi l’enfant, quelqu’un qui le garde, qui le
protège du tragique du monde.

26
Il déchire une page de son journal intime et écrit une lettre à
Bérénice/Chateaugué.
« Bérénice, désormais tu t’appelles Chateaugué. Viens être
mon amie ! Viens vivre avec moi. Nous nous cacherons.
Je ne permettrai à aucun adulte de porter son ombre sur
ta joie d’enfant. Je protégerai pour toi ta joie d’enfant.
Rien ni personne, aussi longtemps que je vivrai, ne pourra
l’assombrir. Je m’armerai jusqu’aux dents pour sauver ta
joie d’enfant. Je me battrai jusqu’à la dernière goutte de
mon sang pour qu’aucune adulterie ne te touche. Viens
ici. J’ai besoin de toi. Viens vite, si tu ne veux pas que je
meure. Viens vite, ici il y a tous les livres qu’on veut. Ma
chère Chateaugué, je t’aime, et nous partagerons le tabac
et le papier. »

• La scène n’est plus plongée


dans la pénombre. On passe
à un éclairage blanc pour la
scène suivante.
2

Chateaugué arrive chez Mille Milles.

• Elle lui lance une orange bien


ronde, bien pleine.

Lui. Belle étrangère ! Ouvrez ! Donnez asile ! Accueillez-moi


dans vos mystères !
Elle. Bel insolent, vous avez des poux. Vous avez les
cheveux pleins de petits animaux. J’aperçois également
quantité de gros animaux. Tous ces cerfs et ces serpents !
On dirait une forêt !
Lui. Errez-y, Madame. Promenez-vous-y.

• Elle et Lui se serrent l’un contre


l’autre.

Elle. Oh là ! Qu’ai-je devant les yeux ? La main impitoyable


qui poussait l’épée vengeresse qui est entrée sans frapper
dans le ventre bien formé de mon père adoré et qui a failli
sortir par l’autre côté ! On peut dire pour le moins que tu as
du front tout le tour de la tête ! Je te chasse ! Dehors ! Je ne
veux plus te revoir qu’en boulettes de steak haché !

28
Lui, s’effondrant. Pitié ! Je ne veux plus vivre !
Elle. Tu vas me faire mourir.
Lui. Règle-moi mon compte ! Passe-moi au fil de cette épée.
Elle. Achale-moi pas ! Sacre ton camp ! Laisse-moi brailler
tranquille.
Lui. Laisse-moi dire deux petits mots auxquels, si tu veux,
tu pourras répondre avec cette épée.
Elle. Quoi ? L’épée qui a fait un grand trou dans la plupart des
intestins de mon père et que tu n’as même pas pris la peine
d’essuyer ? On peut dire pour le moins que tu n’es pas barré !
Lui. Pitié, mon trésor ! Pitié, mon petit lapin !
Elle. Ôte ton épée de devant ma face et va te faire griller
jusqu’au sang sous le soleil radieux des plages magnifiques
de la Floride.

• Au fil des répliques suivantes,


Elle et Lui utilisent divers
tons et registres de la langue
française : un français tel
que joué de manière parfois
ridicule par certains acteurs
québécois des années 1960,
un québécois appuyé et
exagéré et un français au
grotesque accent espagnol.

Lui. Regarde mon épée comme il faut. Ça va t’exciter. Ça


va t’exciter. Ça va te donner le courage qui te manque pour
me l’enfoncer dans le corps comme je le mérite.

29
• Les corps s’imbriquent sur le lit.

Elle. Le sang sur la lame est du même rouge que mon


propre sang.
Lui. En pénétrant dans mon sang, le sang de ton père va
s’effacer. Allez ! Finis-moi ! Je ne suis plus capable d’endurer
de sentir que je t’ai rendue malheureuse. Le mieux que tu
as à faire pour le bien des deux, c’est de me tuer. (Il pleure
comme une vache.) Est-ce que j’ai mal fait d’avoir fait ce que
j’ai fait ? Dis-le moi ! Dis-le moi !
Elle. Arrête de brailler ! Ça me donne envie de téléphoner
à ta mère pour lui demander de donner ta suce à un taxi
pour qu’il me l’apporte pour que je puisse te la mettre dans
la bouche.
Lui. Mes larmes tombent trop bruyamment. Je n’ai rien
compris.
Elle. J’ai dit : « Ça me donne envie de téléphoner à ta mère
pour lui demander de donner ta suce à un taxi pour qu’il me
l’apporte pour que je puisse te la mettre dans la bouche. »
Lui. Ne recule pas ! Je ne veux pas ! Je me suis résigné à te
perdre, moi ! Résigne-toi à me perdre, toi !
Elle. Si tu continues de parler comme ça, c’est pas au
paradis que je t’envoie, mais à l’asile.
Lui. Fais ce que tu veux, mon trésor. Ma vie et ma mort
reposent entre tes mains.
Il change de ton.
Es-tu encore choquée, bébé ?
Elle. Qu’est-ce que c’est ?
Lui. Es-tu encore choquée mon amour ?

30
Elle. Qu’est-ce qui te prend de changer de ton comme ça
tout d’un coup ? Ça se croit tout permis ma parole.
Lui. Je te parle avec tendresse. Qu’est-ce qu’il y a de si
effronté là-dedans ? Si tu es choquée, tu me tues, et si tu es
pas choquée, il y a aucune raison pour que je te parle pas
tendrement comme j’ai toujours fait. Tu es pas choquée
puisque ça fait une heure que je t’offre de me tuer et que
tu refuses… Si tu avais été vraiment choquée tu m’aurais
tué en me voyant.
Elle. Tu le sais bien que je te haïrai jamais. Mais tu peux
pas me demander de virer mon capot de bord d’une minute
à l’autre.
Il la chatouille.
• Fin du jeu des accents.

Lâche-moi, grand fou ! Tu me chatouilles ! (Elle rit comme une


vache.) Tu le sais comment j’aime pas ça me faire chatouiller.
Arrête ! Arrête !
Il tombe par terre sur elle. Ils se roulent. Elle examine la tête
de Mille Milles.
Tu as encore la tête pleine de pellicules, Mille Milles. Viens ;
je vais te brosser les cheveux comme il faut.
Elle regarde la chambre à louer.

• Elle joue dans les cheveux de


Lui et l’enlace.

31
Comme on est bien ici. Comme c’est blanc ! On se croirait
à l’intérieur du soleil, de la neige. Ah, faudrait passer des
semaines ensemble sans manger ni dormir, ne soyons plus
inquiets du reste de nos jours. Jetons-les ; que les pauvres
les ramassent. Dans quelques mois, déjà, nous pourrons
passer notre temps à regarder le bout de nos chaussures
sans que ça nous ennuie du tout, tout à la satisfaction de ne
pas avoir à lutter pour échapper à quelque féroce angoisse.
Être partis pour toujours, mais rester là pour jouir de notre
absence ; être morts mais garder nos yeux ouverts pour
admirer notre repos. Faisons qu’y ait plus rien ; quand y
aura plus rien on pourra plus dire du mal de rien.
Lui. Veux-tu te suicider avec moi ?
Elle. Correk !

• Elle se jette sur Lui et l’enlace.


Ils roulent au sol.

Lui. Qu’est-ce que c’est qui est plus fort que tout ?
Elle. Ce qu’il y a de plus fort, c’est un océan.
Lui. Un océan ne peut pas se détruire lui-même. Nous
pouvons nous détruire nous-mêmes. Nous sommes plus
forts qu’un océan. Mais, un océan reste un océan. Il n’a pas
à craindre de se trouver lac, mare, marais, flaque ou sec un
beau matin. Sa dignité est garantie.
Elle. Oui.
Elle souffle dans ses cheveux.

32
• Elle et Lui sont maintenant
assis face à face.

Tes cheveux volent comme volent les feuilles de peuplier


quand il vente. C’est le fun, avoir fait cinquante milles quand
on sait qu’on va se saborder dans quelques jours. J’ai un
grand vide dans le ventre et ça étrangle.
Lui. Je connais ce qui te fait mal, ce qui te serre, tord, fouette,
possède des pieds à la tête. C’est la médiocrité de la mise
en scène. C’est le fait que la vie soit si banale et qu’on ne
puisse la changer. Le terne, le tiède et le lent engluent. Allons
nous coucher, Chateaugué.
Ils se couchent côte à côte dans un lit trop petit.
Je vais t’initier au fumage, Chateaugué. Nous allons veiller,
Chateaugué. Fume. Garde les yeux ouverts et regarde passer
ce qui passe, fais attention, monte une garde vigilante. Sais-
tu pourquoi ils ont bâti tout cela ?

33
Elle. Non.
Lui. Pour rien. Pour se coucher, pour travailler, pour se
réveiller, pour gagner de l’argent, pour manger, pour digérer,
pour compter de l’argent, pour s’acheter des vêtements.
Pourquoi s’achètent-ils des vêtements ?
Elle. Pour ne pas avoir froid ?
Lui. Non. Pour ne pas avoir froid, il suffit de se tuer. Morts, ils
n’auraient pas froid. Ils s’achètent des vêtements pour ne pas
mourir de froid. Ils s’achètent des vêtements pour continuer
de vivre. Pourquoi vivent-ils ? Pour s’acheter des vêtements.
Elle. Je suis de ton avis.
Lui. Cette ville, ces maisons… pour vivre ! C’est insensé ! Tous
ces clous plantés avec ennui. Toutes ces briques collées
par des maçons qui s’ennuyaient, qui pensaient à autre
chose, que le maître maçon s’amusait à humilier. La ville,
c’est les hommes qui cherchent à s’enraciner pour toujours.
L’homme dépérit, meurt, se couche dans son cercueil et se
pulvérise ; ses racines de brique restent debout, restent là,
à narguer sa tombe, immortelles.
Elle. Tu as raison. Je n’aime pas ça vivre, moi.
Lui. Regarde sous mon oreiller pour voir si mon sabre est
bien là et regarde sous ton oreiller pour voir si ton revolver
est bien là.

• Elle sort deux couteaux qui


s’apparentent à des machettes,
mais pas de revolver.

Elle. Qu’est-ce qui rend les mains tièdes ?

35
Lui. La vie.
Ils s’endorment.

• Elle et Lui sont couchés en


cuillère. L’éclairage devient
bleu pour évoquer la nuit.
3

• Une très forte lumière blanche


éclaire rapidement la scène.

Les deux sont couchés.


Lui. Moi je me lève plus ! C’est fini ! C’est toujours à
recommencer ! Fuck ! Ki manchent da marde !
Elle. Moi aussi !
Lui. Premier qui se lève.
Ils se lèvent. Mille Milles pèle une orange.
Pourquoi que l’écorce est si épaisse ?
Elle, en retirant l’étiquette de l’orange. C’est parce que c’est
une orange libanaise. Jaffa.

• Elle colle l’étiquette sur le nez


de Lui, comme à un clown.

Lui. Jaffa c’est pas au Liban, c’est en Israël.


Elle. T’es trop intelligent, toi. Tu vas te ramasser avec une
tumeur au cerveau. À ta place, moi, je ferais attention.
Elle regarde Mille Milles intensément.
Lui. Pourquoi tu me regardes comme ça ? Ça va pas bien ?

37
• À partir d’ici, on entend la
chanson El Manisero/The
Peanut Vendor de Moisés
Simons.

Mille Milles lit dans son cahier d’écriture.


Les mots sont aussi beaux les uns que les autres. Un « u »
est-il plus joli qu’un « i », un « i » moins bien tourné qu’un « e » ?
Elle joue avec les pelures d’orange.
Elle. Hé ! c’est formidable, il y en a neuf !
Lui. Un mot pour moi, c’est comme une fleur : c’est composé
de pétales, c’est comme un arbre : c’est fait de branches.
Elle. Ça fait un cercle ! C’est merveilleux.
Lui. Pi est un village à deux maisons et ces maisons sont
comme les deux doigts de la main, comme toi et moi.
Elle met les pelures dans une enveloppe.

• Elle cache l’enveloppe sous le


matelas.

Elle. Je veux savoir ce qu’elle va finir par faire si on la laisse


tranquille.
Lui. Je vais te dire tout de suite ce qu’elle va finir par faire,
ta lettre de pelures d’orange ! Elle va finir par rester où tu
l’as mise !
Elle. Ça me fait rien, moi.

38
Ils écoutent Boris Vian, The Beatles, Robert Charlebois et la
Huitième de Beethoven.

• Elle et Lui trinquent avec les


quartiers d’oranges. Pendant
l’enchaînement musical, ils
dansent, miment les actions
et chantent les paroles, parfois
très mal. Dans l’ordre, on
entend : Boris Vian (Fais-moi
mal, Johnny), Giacomo Puccini
(Madama Butterfly), Willie
Lamothe (Je chante à cheval),
The Beatles (All My Loving),
Robert Charlebois (Dolorès),
Boris Vian (J’suis snob) et
Beethoven (Symphonie no 8).

39
Elle. Les gens qui peuvent écouter ça sans se lancer tête
première contre les murs ont une force morale exceptionnelle.
Lui. Mais peut-être qu’ils sont juste insensibles, il ne faut
pas mélanger force morale et dureté, comme tout le monde.
Qu’est-ce qui a une plus grande force morale qu’une roche ?
Rien ne peut déprimer une roche.

• Retour de la musique cubaine


El Manisero/The Peanut Vendor.
Elle danse et attire Lui sur le lit
avec un bonbon.

Ils mangent un bonbon creux au whisky.


Elle. Il est presque tout fondu, le veux-tu ?
Lui. Oui.
Elle. Tu l’auras pas, je le garde pour moi. Je sens ça va
venir, ça va y être, le veux-tu ?
Lui. Non, manche da marde !
Elle. Dépêche, ça presse !
Elle donne avec sa bouche le bonbon qui éclate dans celle de
Mille Milles. Ils se regardent tous les deux ravis.
Lui. Là, on est heureux.
Mille Milles écrit dans son journal intime.

• Sous un éclairage tamisé, Lui


présente son cahier au public,
comme un bouclier.

41
C’est à cause des hommes que je me suicide. Chaque
être humain m’affecte ; c’est l’affection : l’amitié, l’amour,
la haine, l’ambition. Je suis malade d’affection. J’ai l’âme
constipée d’affection, l’affection m’écœure. L’affection ne
marche jamais. Je me tue parce que je ne pourrais vivre que
complètement seul et qu’on ne peut pas vivre complètement
seul. Je ne veux rien : pourquoi est-ce que je ne jouis pas de
la paix ? Mourir. C’est ce qu’il faut. Allons nous promener !

• Lui dépose le cahier et


retourne vers Elle.

Elle. Nous marcherons sans arrêt. Nos pieds s’émousseront.


Nos jambes s’useront jusqu’aux genoux. Les autres resteront
loin derrière.

• Retour à la pénombre. Une


lumière bleutée et douce
éclaire la robe et l’arrière-
scène.
4

Ils font une promenade dans la rue et rencontrent des passants.

• C’est la première fois qu’Elle et


Lui sortent de la boîte scénique.
Ils marchent entre les autos et
le cadre de scène. Elle parle en
direction du public.

43
Elle, aux passants. Regardez-moi ! Je suis plus glacée que
le fleuve ! Je suis prise jusqu’au cœur, jusqu’au fond ! J’ai
les yeux gelés et le ventre gelé. J’ai les jambes en bois et
les bras en corne ! Je suis au centre d’un bloc de pierre !
Frappez aussi fort que vous voulez, vous qui me faisiez
mal hier ; il y a entre vous et moi, tout autour de moi, vingt
pieds de métal !
Les deux se regardent.
Lui. Fuck !
Elle et Lui. Ki manchent da marde !
Elle. Je veux me taillader le visage avec une lame de rasoir.
Lui. Non.
Elle. Qu’est-ce que ça fait puisque nous allons mourir ?
Lui. Reste belle. Mourons beaux. Demain nous irons t’acheter
la plus belle robe du monde. Avant de mourir, nous nous
laverons et nous nous peignerons. Je te peignerai et tu me
peigneras.
Elle. Oui, oui. Oui. C’est une très bonne idée. Je te parfumerai
et tu me parfumeras. Nous ferons le lit.
Lui. C’est ça. Mais pourquoi acheter la plus belle robe du
monde ? Nous la volerons. Mourir vieux, mourir laid et
malade, c’est comme mourir tué. C’est ridicule. Cela ne se
fait pas. Ce n’est pas poli pour celui à qui cela arrive. C’est
debout que nous recevrons la mort, un poignard au poing
et un poignard au cœur.
Ils passent devant une vitrine où se trouve une magnifique
robe de mariée.

44
• Elle et Lui font le tour de la
boîte scénique et se retrouvent
à l’arrière-scène. Retour de la
musique onirique. La robe se
teinte d’une lumière rose.

Elle. C’est celle-là ! Qu’elle est belle ! C’est celle-là que je


veux pour mourir.
Lui. Tu es complètement folle. C’est une robe de mariage.
Elle. C’est une robe de mariage, mais ça ne me fait rien :
je l’aime quand même.
Lui. Tu l’auras. Nous viendrons la voler.
Elle. Quand ?
Lui. Cette nuit.
Ils retournent dans la chambre.

• On entend Chopin. Elle et Lui


reviennent à l’avant-scène
avec des bouteilles de bière
dans les mains, en procession
cérémonieuse.
5

Elle. Moi, je propose qu’on se soûle assez pour qu’on roule.


Ils boivent plusieurs bières.

• Elle et Lui ouvrent les bouteilles.


Chaque bouteille décapsulée
accentue leur état d’ébriété.

De la bière, c’est une sorte de blé fondu, c’est de l’avoine


liquide, c’est jaune comme de l’orge.
Ils allument des bougies. Ils se disent des poèmes en écoutant
Chopin.

• Les bouteilles ouvertes sont


devenues des chandeliers. À
la représentation, la récitation
se fait sans musique. Celui
qui récite est à genoux, face
au public, l’autre écoute
attentivement.

Lui. Elle a les yeux pareils à d’étranges flambeaux


Et ses cheveux d’or faux sur ses maigres épaules,

46
Dans des subtils frissons de feuillages de saules,
L’habillent comme font les cyprès des tombeaux.

Elle porte toujours ses robes par lambeaux,


Elle est noire et méchante ; or qu’on la mette aux geôles,
Qu’on la batte à jamais à grands fouets de tôles.
Gare d’elle, mortels, c’est la chair des corbeaux !

Elle m’avait souri d’une bonté profonde,


Je l’aurais crue aimable et, sans souci du monde,
Nous nous serions tenus, Elle et moi par les mains.

Mais, quand je lui parlai, le regard noir d’envie,


Elle me dit : « Tes pas ont souillé mes chemins. »
Certes, tu la connais, on l’appelle la Vie !

Elle. Tout se mêle en un vif éclat de gaîté verte.


Ô le beau soir de mai ! Tous les oiseaux en chœur,
Ainsi que les espoirs naguères à mon cœur,
Modulent leur prélude à ma croisée ouverte.

Ô le beau soir de mai ! le joyeux soir de mai !


Un orgue au loin éclate en froides mélopées ;
Et les rayons, ainsi que de pourpres épées,
Percent le cœur du jour qui se meurt parfumé.

Je suis gai ! je suis gai ! Dans le cristal qui chante,


Verse, verse le vin ! verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j’ai de la foule méchante !

Je suis gai ! je suis gai ! Vive le vin et l’Art !...


J’ai le rêve de faire aussi des vers célèbres,
Des vers qui gémiront les musiques funèbres
Des vents d’automne au loin passant dans le brouillard.

47
C’est le règne du rire amer et de la rage
De se savoir poète et l’objet du mépris,
De se savoir un cœur et de n’être compris
Que par le clair de lune et les grands soirs d’orage !

Femmes ! je bois à vous qui riez du chemin


Où l’Idéal m’appelle en ouvrant ses bras roses ;
Je bois à vous surtout, hommes aux fronts moroses
Qui dédaignez ma vie et repoussez ma main !

Pendant que tout l’azur s’étoile dans la gloire,


Et qu’un hymne s’entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n’ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire !

Je suis gai ! je suis gai ! Vive le soir de mai !


Je suis follement gai, sans être pourtant ivre !...
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre ;
Enfin mon cœur est-il guéri d’avoir aimé ?

Les cloches ont chanté ; le vent du soir odore...


Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh ! si gai, que j’ai peur d’éclater en sanglots !

Lui. Nous ne serons pas vieux, mais déjà las de vivre.


Elle. C’est beau, Mille Milles. C’est si beau. Dis encore :
« Nous ne serons pas vieux, mais déjà las de vivre. »
Lui. Nous ne serons pas vieux, mais déjà las de vivre.
Elle. Fuck !
Elle et Lui. Ki manchent da marde !
Elle. Mes bas-culottes mettent mes bourrelets en évidence :
Whisper !
Lui. Ahouighanhan !

48
Elle et Lui. Pas nous. Pas nous. Pas nous. Pas nous.
Ils chantent Manche de pelle.

• Elle et Lui sont assis face


à face et se tiennent les
mains en chantant la
mélodie de Charlebois dans
un arrangement musical
mélancolique.

1 2 3 4
Michel Joly Jacqueline Freddie Fafard Étienne Asselin
Jean Lalande Suzelle Richard Johnny Toupin
Sansregret Alexis Roux Jean-Guy Bernie Bédard
Pierre-Paul Joseph Picard Maurice
Soucy Débande Louis Robillard Brouillard
Vincent Forget Abraham Stéphane Aubin Francine Lamy
Hubert Lepage Groulx Ginette Harnois François Courcy
Gilbert Valois Fernand Mondor Albert Prieur Claudette
Guy Durivage Henri Poupart On a pas peur Rémy
René Marois Pierrette Sicard Omer Giroux J’vous avertis
Jean St-Martin Encore encore Denise Héroux C’est pas fini
Marcel Cantin Louis Chèvrefils Julot Sirois
Colette Martel Tel père tel fils Tony Gadouas
Fa frett’ on gèle Desneige
Lacroix
Faut faire de
quoi

49
Lui. J’en ai assez du mot suicide et de ses dérivés. Ouvre le
dictionnaire au hasard et lis le premier mot de la colonne
de gauche de la page de gauche.
Elle. Quelle gauche ?
Elle rit et prend le dictionnaire qu’elle ouvre au hasard.
Branle-bas !
Lui. Donc, nous ne nous suiciderons pas, nous nous
branle-basserons.
Elle. Je n’ai pas quatorze ans et tu n’as pas seize ans ; j’ai
trente ans et tu as trente ans. Nous avons le même âge et
le même nom, la même chevelure et une seule tête sur un
seul cou. Nous avons le même nom. Pourquoi deux noms
pour une même chose ? Nous sommes Tate.
Lui. Pourquoi Tate ?
Elle. Tate, c’est comme ta te, sa se, votre vous, notre nous.
Tate.
Lui. Tes désirs sont des ordres et à partir de maintenant
nous nous appelons Tate.
Elle. Nous y allons ?
Lui. Où ça ?
Elle. Chercher ma robe. Il fait assez noir ; il fait noir noir.
Lui. Allons-y, Alonso !
Ils sortent et vont devant la vitrine où est la robe de mariée. Ils
la volent et retournent dans la chambre.

• Elle et Lui rasent les murs et


font de petits pas saccadés.

50
Leurs gestes et déplacements
exagérés évoquent des
enfants jouant aux voleurs. La
lumière bleue revient pendant
le vol de la robe.

Elle. C’est une robe absolument belle. Je n’ai pas le droit


de lui reprocher d’être trop grande. Ce n’est pas de sa faute
si je suis petite.
Chateaugué a tellement bu qu’elle est malade.

• Elle est à l’arrière-scène, côté


jardin, faisant dos au public
pour vomir. Pendant ce temps,
Lui est dans son coin écriture
et se masturbe, la main dans
les pantalons. Il arrête quand
elle parle.

Vomir est désagréable quand on a peur de la mort. Quand


on n’a plus peur de la mort, c’est agréable, c’est drôle. Avant,
quand je vomissais, j’avais l’impression que mon cœur
allait me sortir par ma bouche, et j’avais peur de mourir.
Maintenant, qui a peur de mourir ?
Elle et Lui. Pas nous !
Elle. Que j’ai chaud !
Elle se déshabille et ne garde que sa petite culotte et sa camisole.
Elle examine ses jambes.

51
C’est laid, de la peau. C’est comme de la porcelaine manquée,
pas assez cuite. C’est comme mort. C’est mou. Ça ne fait
rien ; c’est comme du papier. On regarde ça et ça ne nous
dit rien.
Lui. Tate, pour la première fois de notre vie, je veux te poser
une question embarrassante. Est-ce que je peux ?
Elle. Ça ne me fait rien.
Lui. Tate, Chateaugué, t’aperçois-tu… que… tu as des seins ?
Elle. Des quoi ? Où ?
Lui. Tu ne sais pas ce que c’est ?… Je veux dire des… ça…
Elle. Ça ! Mais oui ! Quelle idée ! J’en ai, tu en as, tout le
monde en a. Pourquoi est-ce que je ne m’en apercevrais pas ?
Lui. Moi j’en ai ? Je ne suis pas comme toi, moi. Je ne suis
pas une femme !
Elle. Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu en as toi aussi… Ils ne
sont pas pareils aux miens, mais tu en as. Les miens sont
boursouflés comme ceux des cochons. Les tiens sont tout
petits, comme ceux des chats. Mais c’est la même chose.
C’est à la même place : c’est la même chose. Non ?
Lui. Oublie tout ça.

• Lui se réfugie sur les genoux


d’Elle.

Elle. Mille Milles. Mille Milles ? Es-tu malade, Mille Milles ?


As-tu mal au cœur ? As-tu envie de renvoyer ? Qu’est-ce que
tu as ? Dis-le à Chateaugué.

52
Lui. Je vais te le dire ce que j’ai ! Tu m’écœures ! Tu n’es
pas pure ; tu n’es qu’ignorante. Tu n’es pas chaste, tu es
sotte. Tu n’es qu’une hostie de femme ! Tu as hâte de le
savoir, comment ça fonctionne, une femme, hein ? Ça presse,
hein ? C’est navrant d’être une femme, d’en avoir tout le sale
appareil et de ne pas savoir comment s’en servir, hein ? Tu
n’as jamais voulu être pure, n’est-ce pas ? Tu es tout à fait
innocente, n’est-ce pas ? La gueule fendue jusqu’aux oreilles,
quoi qu’il arrive, n’est-ce pas ? Tu es prête à tout, il suffit
de te dire comment t’y prendre, hein ? Le premier venu ;
c’est ça qui t’attend ! Tu vas trouver ça bon. Tu vas trouver
ça drôle, comme toutes les autres. Tu vas rire, la gueule
fendue jusqu’aux oreilles. Tu n’es qu’une hostie de femme,
Chateaugué ; voilà ce que j’ai ! voilà pourquoi je suis écœuré !
Elle. Il ne faut pas tout dire, Tate. Il ne faut pas tout dire.
Garde tes secrets, Tate. Garde-toi. Ne force rien. Ne fais
pas mal.

• Elle pleure sur les genoux de


Lui.

Lui. Couche dans le lit. Je vais coucher à terre.


Elle. Qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi es-tu venu me
chercher si tu ne veux même pas coucher avec moi ?
Lui. Qu’est-ce que tu penses de l’amitié ?
Elle. Moi, quelqu’un qui m’aime d’amitié, il m’insulte, il
m’écœure. S’il est pas capable de m’aimer plus que ça qu’il
me laisse tranquille ! Comme tu es laid de dos. De dos tu es
odieux ! Je fais mon possible pour que nous soyons bien

54
ensemble et tu fais ton possible pour me haïr. Tu n’avais
qu’à ne pas venir me chercher.
Lui. Je suis un homme ; je ne comprends rien aux larmes
des femmes.

• Sur le lit, Elle essaie de


consoler Lui et le serre dans
ses bras.

Elle. Ce n’est pas vrai. Tu n’es pas un homme ; je ne suis


pas une femme. Et puis, moi non plus je ne comprends rien
à mes larmes. Quand je pleure, je n’ai pas vraiment mal,
je ne souffre pas ; j’ai seulement peur. Quand je pleure, je
ne veux pas être seule pour pleurer ; c’est tout. Pleurer ne
fait vraiment mal que lorsqu’on n’a personne ou que ceux
qu’on a nous laissent pleurer tout seuls. Il faut s’appuyer
contre quelqu’un qu’on aime pour bien pleurer. Tout à l’heure,
contre toi, j’avais tant de plaisir à pleurer, chaque larme me
soulageait tellement, m’apaisait tellement, que je souhaitais
que ça dure toute la nuit, toute la vie. Pourquoi m’as-tu
repoussée ? Tu n’as pas de cœur ! Sans-cœur ! Méchant !
Lui. Tu es ridicule ; tu devrais avoir honte, à ton âge, de
vouloir qu’on te prenne dans ses bras.
Mille Milles va dans son coin écriture. Chateaugué écrit elle
aussi dans un coin.

• Lui lit. Le cahier est posé par


terre.

55
« Ah ! si tu savais… Des blattes, des grappes de blattes, me
grugent les côtes et les boyaux. Ma poitrine est une ruche
bourdonnante, une ruche de cancrelats. Des vers me courent
dans le sang. Des masses de crapauds puants sauteront
à la face de la femme qui m’ouvrira pour voir mon âme, de
l’embaumeur qui me fendra pour m’embaumer. » J’en ai
assez de porter mes insectes à l’intérieur, de me cacher.
Je suis laid. Je suis sale, très sale. Je pue. Je suis veule et
hypocrite. Je n’aime personne. Chateaugué est de l’autre
côté de l’azur. C’est pour cela qu’elle ne me voit pas, que
mon odeur ne parvient pas à ses narines. Je ne suis rien
du tout. Ne te donne pas à moi ; ne me charge pas les bras.
Contente-toi d’être ma sœur, d’être avec moi ; ne cherche
pas à être à moi. Reste avec moi ; je ne suis pas meilleur
qu’eux, mais j’essaie.
Elle, à genoux sur le lit. J’ai fini. « Ceci est mon testament.
Je n’ai rien à donner. Je n’ai rien au monde. Je n’ai que mes
vêtements et Mille Milles, mon ami. Je ne connais presque
plus personne sur la terre. Je n’ai haï personne. J’ai toujours
eu peur de haïr. J’ai aimé tous ceux que j’ai connus, et ils
m’auraient aimée autant que je les aimais si j’avais été plus
généreuse avec eux. J’espère que je ne cause de chagrin
à personne en mourant avec Mille Milles. Mille Milles n’est
pas à blâmer pour ce qui m’est arrivé. Je veux que le nom
de Mille Milles et que le nom qu’il m’a donné soient gravés
sur ma pierre. J’aimerais que Mille Milles soit enterré avec
moi, mais il est libre de se faire enterrer où il voudra. » Signé :
Chateaugué.
Lui. Qu’est-ce qui te prend ?
Elle. Si tu veux que je le déchire, je vais le déchirer.

56
Lui. As-tu pris dans ta tête tout ce que tu as écrit là ?
Mille Milles sort de l’appartement.

• Lui s’enfuit avec la robe.

Elle. Mille Milles !


Lui. Chateaugué ! Retourne à la chambre ou je ne réponds
plus de moi ! Va-t’en ! As-tu compris ? Va-t’en. Fiche-moi
la paix !
Elle. Ne fais pas le fou, Mille Milles. Ne me laisse pas.
Laisse-moi aller avec toi.
Il sort.
6

Elle est seule.


Elle, en se rhabillant. La vie est remplie de déceptions. Mais
on est des capables. On est capables de le prendre, on est
même capables de trouver ça bon.
Lui, hors scène. Vulves, venez ! Laissez venir à moi les grosses
adultes et les gros adultes.
Elle est au sol et éteint les bougies. Pendant ce temps, Lui
souille la robe.
Elle. Ici, quelque jeu qu’on joue se termine en bon tour
joué à soi-même, finit avec soi-même dans la banalité et
l’angoisse jusqu’aux oreilles. Ici, regarder les formes et la
lumière se changer en néant et ténèbres est tout ce qu’on
peut faire sans se tromper. N’aidez pas la vie à se moquer
de vous. Ne bougez pas. Restez assis. Ne dites rien, ne
faites rien. Ne courez pas, ne vous élancez pas vers les
gouffres. Regardez les gouffres avancer jusque sous vos
pieds. Nous ne succomberons pas Mille Milles et moi. Nous
ne nous laisserons pas abattre. Nous vivrons sans déchoir
et nous mourrons en riant. Et nous disparaîtrons gras et
ce sont des cadavres resplendissants qu’ils viendront voir
dans notre chapelle ardente.
• Lui est revenu en scène avec
la robe souillée.

58
Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre
que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand
j’ai les yeux ouverts, c’est parce que je vois que je suis avalée,
c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je
suis seule et j’ai peur. Si on fait attention quand on regarde,
on s’aperçoit que ce qu’on regarde nous fait mal, qu’on est
seul et qu’on a peur. Je suis seule. Je n’ai qu’à fermer les
yeux pour m’en apercevoir. Quand on veut savoir où on
est, on se ferme les yeux. On est là où on est quand on a
les yeux fermés : on est dans le noir et dans le vide. Là où
je suis quand j’ai les yeux fermés, il n’y a personne, il n’y
a jamais que moi. Il ne faut pas s’occuper des autres : ils
sont ailleurs. Les autres, c’est loin. Les autres, ça se sauve,
comme les papillons. Un papillon, c’est loin, loin comme le
firmament, même quand on le tient dans sa main, il ne faut
pas s’occuper des papillons. On souffre pour rien. Il n’y a
que moi ici. Je suis une locomotive enterrée vivante. Un
aéroplane en cage.
Chateaugué sort précipitamment.

Mille Milles est seul. Il perd son temps. Chateaugué lui manque.

• On entend Yesterday des


Beatles. Lui ramasse les
bouteilles, embrasse la robe
et la serre dans ses bras.
Elle court autour de la boîte
scénique, s’arrêtant à chaque
coin avant de repartir, puis
se lance contre le mur, côté
jardin. Ils ne se regardent pas.

59
7

Après plusieurs jours, Chateaugué revient à la chambre. Mille


Milles demeure impassible.

• Lui est assis sur le lit.

Elle. Il y a des automobiles qui ont essayé de m’embarquer,


mais je ne me suis pas laissé faire. Il y en a une qui s’est
arrêtée à côté de moi, rien que pour rire de moi. Il y en a une
qui m’a frôlée pour me faire peur : elle allait à cent milles à
l’heure. Si elle m’avait frappée, j’aurais revolé.
Il ne dit rien. Chateaugué va se réfugier dans le lit.
J’ai froid ! Laisse-moi tranquille, sans-cœur. Donne-moi ta
main.
Lui. Pour quoi faire ?
Elle. Pour la regarder.
Mille Milles tend sa main.
Tu n’as pas de sentiment. Tu m’offres la main qu’on a quand
on veut donner une mornifle. Tu es beau, tu sais. Il n’y a rien
de plus beau que toi. Tu es plus beau qu’un arbre.
Lui. Dors maintenant. Dors. Dors.
Elle. Si tu crois. Pourquoi dormir ? Pour que le pâle de la
vie revienne plus vite ?

61
Lui. Le pâle de la vie ?
Elle. Dis-moi quelque chose, n’importe quoi. Mets des mots
dans mes oreilles : il n’y a tellement rien dedans qu’elles
vont éclater.
Lui. Meunier, tu as sommeil. Meunier, tu dors.
Elle. C’est vrai, j’ai sommeil. J’ai sommeil, mais ce n’est
pas d’ennui, c’est d’amitié. Continue de parler. Soûle-moi
de paroles. Abrutis-moi avec ta voix.

• Elle et Lui sont enlacés.

Lui. À dos d’âne, des cow-boys se sont mis à nous poursuivre.


Ils nous ont trouvés endormis au fond d’un fossé, dans la
boue. Pour nous réveiller, ils nous ont assené des coups
de lasso… Rien de tout cela n’est arrivé, Chateaugué : je te
mens effrontément ; je te raconte des blagues terribles ; je
fais mon petit Victor Hugo.

• On passe à l’éclairage bleu


évoquant la nuit.

Elle. C’est faux ! Tu ne mens pas effrontément ! Continue,


n’aie pas peur que je manque de foi. Il n’y a que ce que tu
inventes, que ce que tu crées. Le reste, ils sont des milliards à
se l’arracher, à le violer tour à tour. Ici, rien ne nous attendait :
nous avons dû nous accueillir nous-mêmes. Ici, pour ne pas
manger de ce qui a été empoisonné, il faut créer à mesure
ce qu’on mange. L’air et l’eau, le réel, le vrai, sont viciés, sont
pleins de fumée d’automobiles et de cigarettes, de jus de

62
baignoires et de chaises percées. Il reste le faux : regarder
un chou et s’imaginer que lorsqu’il sera mûr chacune de
ses feuilles s’arrachera toute seule et se mettra à voler, à
chanter, à être un chardonneret. Continue.
Long silence.

• Lui se couche en tournant le


dos à Elle.

Tate, Tate, Tate, Tate… Tu as oublié, Tate. Tu oublies, oublies,


oublies. Tu dors, Tate.
Lui. Dors ! Pour l’amour du Christ. Dors ! Et puis, arrête de
m’appeler Tate. Si tu veux le savoir : Tate m’agace, Tate me
fait grincer des dents, Tate m’écœure. Nous ne sommes
plus des enfants. Tu peux arrêter de jouer à la petite fille :
c’est fini, bien fini.
Elle. Tu veux dire que nous ne nous branle-bassons plus.
Tu veux dire que tout… que nous… ?
Lui. J’ai bien réfléchi, Chateaugué. Je pense que ce que nous
attendons, tous les deux, c’est la joie. Pourquoi l’attendre,
hein ? Pourquoi attendons-nous la joie ? Pourquoi ne nous
l’imposons-nous pas ? Je suis sûr, Chateaugué… Cesse de
me regarder comme ça.
Elle. C’est vrai que tu es un homme maintenant.
Lui. Chateaugué, je ne peux plus t’endurer. Tu vas t’en aller.
Mais rien n’est changé entre nous. Nous sommes amis.
Nous avons toujours été amis. Nous risquons de rester
amis tout le reste de nos vies. Nous sommes frère et sœur,
comme nous l’avons été jusqu’ici.

63
Elle. Laisse-moi tranquille.
Lui. Le temps des folies est fini, et chacun de nous a sa vie
à faire, ses enfants et sa maison à avoir. Pour que chacun
fasse sa vie, pour que chacun ait ses enfants et sa maison,
il va falloir que nous nous quittions. Réponds. Tu ne trouves
pas ça raisonnable ?
Elle. Mille Milles… Mille Milles… Garde-moi… Garde-moi. Ne
me laisse pas toute seule. Quand tu voudras être seul, tu
n’auras qu’à le dire : je sortirai. Je serai ta bonne à tout faire.
Je t’obéirai comme une esclave. Garde-moi. N’aimes-tu pas
ça, que quelqu’un t’aime ? Laisse-moi mettre ma tête dans
ton cou. Je suis bien. Ne dis plus rien. Rien. Tu pleures, Mille
Milles ? C’est oui ? C’est oui ? Tu as changé d’idée ?
Lui. C’est non, non et non. Crois-moi si je te dis que c’est pour
nous sauver que nous nous séparons, c’est non. Demain,
tu déménages.
Elle. Oh là ! Qu’ai-je devant les yeux ? La main impitoyable qui…
Lui. Oublie tout ce que je t’ai dit, tout ce que j’ai fait avec
toi. Efface de ta vie le Mille Milles que tu as connu : il n’a
jamais existé. Je n’ai pas cessé de te mentir, de manquer
de sincérité envers toi. D’ailleurs, je crois que tu n’as pas
été dupe. Je voulais que tu me fasses croire que j’étais
demeuré un enfant. Est-ce qu’on peut se contenter de n’être
de cela que des témoins oculaires ? Cela ne t’appelle-t-il pas
d’une voix de stentor et d’une voix de sirène ? Si un arbre
t’ouvrait son écorce, n’y pénètrerais-tu pas ? Si je creusais
un tunnel dans l’air, n’y ramperais-tu pas jusqu’aux étoiles ?
Cette nuit, je veux que tu comprennes que nous sommes
vivants. Comprends-tu ce que je veux dire ?
Elle. Oui.
8

Mille Milles retourne à son coin écriture, mais il n’écrit rien.


Chateaugué revêt la robe de mariée.

• Retour de la musique onirique.

Elle. J’ai envie de fondre. Je voudrais que le plancher soit


mou comme de la neige, la terre aussi. Je m’enfoncerais,
tranquillement, comme quand on s’endort, et je deviendrais
de plus en plus petite, comme un ballon qui se dessouffle.
Elle s’étend sur le lit.

• Elle prend les couteaux dans


ses mains.

Viens. Étends-toi un peu près de moi. Regarde : je t’ai fait


une belle grande place.
Mille Milles va s’étendre sur elle.

• Elle, avec les couteaux dans


les mains, enlace Lui qui tente
de résister.

65
Ne bouge pas. Ne dis rien. Je t’aime. Demeure. Demeure ici.
Demeure comme ça. Qui que tu sois, mon chéri, je t’aime.
Sache-le ! Qui que tu deviennes, mon chéri, tu demeureras
mon enfant, tu auras toujours droit à moi. Où que doive
t’entraîner ta course au bonheur, sache que je serai à
chaque détour de la route, qu’au fond de chaque impasse
je t’attendrai, les bras grand ouverts. Souviens-toi que je
t’aime, je t’en supplie. Dors maintenant… Tu dois être fatigué…
9

• Lui se relève. On entend


la musique de Charlebois.
Pendant que Lui chante dans
son coin écriture, Elle range le
dictionnaire, le cahier noir,
ramasse les bouchons de
bière et jette les couteaux à
l’extérieur de la boîte scénique.

Chateaugué et Mille Milles sont maintenant des adultes à part


entière. La platitude du quotidien les a complètement atteints.
Mille Milles chante Dix ans.

Le soir après l’école on voyageait


On prenait le bateau rue Saint-Laurent
Il n’avait pas de mâts pas de voiles on lui en donnait
Même des drapeaux l’amour fournissait tout tout
Puis au bout de la ligne 55 on s’en revenait
On ne voyait pas nos arrêts passer
On a eu des secrets on s’est cachés
Notre île s’appelait chambre à louer
Il y avait les palmiers sur les murs, le sel sur ta peau
Même le soleil au milieu du lit tout tout

67
On avait tout le temps le printemps qui recommençait
On ne voyait pas les journées passer
On revient du bureau on est crevés
Plus le temps plus la tête à voyager
On bataille on chamaille on travaille à gagner sa vie
Puis on s’aperçoit que l’on a perdu le goût
Qu’est-ce qu’on a qu’est-ce qu’on fait affalés devant la télé
On n’a pas vu sept huit neuf ans passer
J’ai trouvé dans mes malles un vieux tricot
Qu’on portait tous les deux comme un drapeau
Je l’ai mis ce matin j’ai eu chaud et comme le goût
Mais tout est fini et il faut rester debout
Des passants des curieux sur le quai où l’amarre est brisée
Auriez-vous vu notre bateau passer
Mille Milles est effoiré dans son fauteuil et ne fait rien. Il végète.
Chateaugué lui chante Fais-toi z’en pas.

• Lui est assis par terre. Elle lui


flatte les cheveux en chantant,
puis s’agenouille à ses côtés.

Prendre un café ébouriffé


Dans un matin de souterrain
Ne rien vouloir et tout toffer
Fais-toi z’en pas
Tout le monde fait ça
Regarder un peu à côté
Dans le miroir pour ne pas se voir
Ne pas aimer ce qu’on a l’air

68
Se faire la barbe à quoi ça sert ?
Fais-toi z’en pas
Tout le monde fait ça
Marcher tout seul sur le trottoir
Rencontrer des gens solitaires
Aimer mieux regarder par terre
Les sacs de chips écrapoutis
Les paquets vides de cigarettes
Se parler tout seul se dire hostie
Se dire qu’y est temps que ça arrête
Fais-toi z’en pas
Tout le monde fait ça
Avoir voulu changer la vie
S’endormir avec l’ennui
Après avoir perdu son temps
Personne a pu faire autrement
Ben oui, c’est pas si important que ça

• Lui se lève et va ouvrir la lettre


de pelures d’orange pendant
qu’Elle chante.

Fais-toi z’en pas


Tout le monde fait ça
Ne rien vouloir et tout toffer
Tout le monde fait ça
Ne pas aimer ce qu’on a l’air
Fais-toi z’en pas
Tout le monde fait ça

69
Avoir voulu changer la vie
Fais-toi z’en pas
Tout le monde fait ça

Les pelures d’orange sont séchées et tombent par terre.


Lui. C’est pas sérieux.
Noir.

FIN
L’art du florilège
<postface>

Le titre qu’a choisi Martin Faucher, À quelle heure on meurt ?,


titre d’un « trophoux » de Réjean Ducharme/Roch Plante,
résonne tout autrement depuis que, le 21 août 2017, Réjean
Ducharme a vraiment disparu. Sa mort rend plus nécessaire
encore la publication de ce collage. Dès l’annonce du décès
de l’écrivain, les citations tirées de son œuvre se sont
multipliées dans les journaux, sur les réseaux sociaux, en
écho à ce vieux désir d’enfance et d’école, si souvent éprouvé
à la lecture des textes de Ducharme, de recopier, coller
comme dans un scrapbook ou un herbier, ces phrases qui
saisissent, émeuvent ou amusent, émeuvent et amusent,
donnent à penser surtout, et qu’on veut garder pour qu’elles
nous accompagnent. Appropriation, réassemblage dans la
connivence d’un Ducharme qui serait nôtre. En 1975, dans
le dossier de la revue Études françaises intitulé « Avez-vous
relu Ducharme ? » paraissait un premier florilège, composé
par thèmes1. Un autre, organisé en fausse interview, sera
publié en 1997 dans le numéro que la revue Conjonctures
consacre à l’écrivain2. Des phrases de Ducharme, des drôles
et des dures, on en a pour toutes les saisons, pour l’été « si

1. Nicole Deschamps, avec la collaboration de Ghislaine Legendre, Charlotte


Melançon, Diane Richer, André-Guy Robert et Georges-André Vachon,
« Ducharme par lui-même », Études françaises, dossier « Avez-vous relu
Ducharme ? », vol. 11, nos 3-4, octobre 1975, p. 193-226.
2. Véronique Dassas, « Mon nom est Personne. Une stratégie du vacarme »,
Conjonctures. Revue québécoise d’analyse et de débat, dossier « Pour Réjean
Ducharme », no 26, automne 1997, p. 9-21.

73
beau si tendre » de Va savoir et pour tous les « hivers de
force », plein nos carnets.

Mais si À quelle heure on meurt ? est a priori le florilège


de Martin Faucher, le travail est d’un tout autre ordre. La
publication de ce collage rend peut-être plus perceptible
encore que les différentes mises en scène que le spectacle
a connues3 l’intelligence proprement théâtrale de la lecture
de Ducharme qu’il constitue. En effet, en proposant pour la
première fois de mettre en scène des pans de son œuvre
romanesque, Martin Faucher, qui intègre aussi des extraits
des pièces HA ha !... et Le Cid maghané, a bien vu comment,
hors des textes dramatiques4, une théâtralisation de la
parole est à l’œuvre dans les romans de Ducharme5. C’est

3. Après la mise en scène de Martin Faucher (Espace Go, 1988), le spectacle


est repris en 1999 par Guy Alloucherie et la Compagnie Hendrick Van Der
Zee, en collaboration avec le Trident de Québec ; le spectacle est joué
en France entre 1999 et 2001 ; Frédéric Dubois et le Théâtre Deux en
proposent une nouvelle mise en scène au Théâtre Denise-Pelletier du 10
au 30 mars 2013.
4. Deux autres textes dramatiques, Ines Pérée et Inat Tendu (1976) et Le
marquis qui perdit (1969) ne sont pas cités dans À quelle heure on meurt ?
5. Martin Faucher a monté La fille de Christophe Colomb au Théâtre d’Aujourd’hui
(10 mars au 18 avril 1994) avec l’inoubliable Markita Boies dans le rôle de
Colombe Colomb. Lorraine Pintal a adapté L’hiver de force au Théâtre du
Nouveau Monde en décembre 2001, puis au théâtre de l’Odéon à Paris du
7 au 17 février 2002. Le synopsis de la pièce a été publié chez Gallimard
dans la collection « Le manteau d’Arlequin » en 2002 et le spectacle a été
repris au Québec. L’océantume a également été adapté par le Théâtre Le
Clou, dans une mise en scène de Sylvain Scott présentée du 11 au 30
novembre 2012 à la Maison Théâtre de Montréal.

74
d’abord cette théâtralité de la prose que le collage rend
sensible. La critique a tôt fait de le noter, l’énonciation
de Bérénice Einberg, qui se demande dans L’avalée des
avalés « [p]ourquoi gémir sur un tréteau6 », emprunte à la
rhétorique du sermon, de la harangue, de la diatribe. Elle
s’exalte, séduit ou menace dans des tirades grandiloquentes
qu’une pirouette finale vient souvent faire s’écrouler, indice
d’auto-ironie et de mise à distance qui n’édulcore en rien,
Martin Faucher l’a bien compris, la violence de ses propos.
Bérénice Einberg déclame et le théâtre est d’ailleurs l’un des
jeux qu’elle partage avec son frère :

Nous faisions du théâtre grec dans la chapelle. Livret en


main, on se lançait à la figure des répliques centenaires
et centenaires d’une comédie de je ne sais plus qui,
quelque Aristophane, quelque Térence. Ce qui, après
le souper, avait commencé par une lecture assise
avait vite dégénéré. Les greniers avaient été envahis,
vieux bahuts et vieilles commodes avaient été violés.
Masques, cothurnes, lances, trabées, péplos, pourpre,
tout le nécessaire avait été trouvé et on était monté sur
les planches. Engourdis de fatigue, soûls de sommeil, on
trouvait tout drôle, on devenait géniaux, on soutenait des
algarades jusques-à-quand-Catilina d’un quart d’heure
sans regarder son livret7.

6. Réjean Ducharme, L’avalée des avalés, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1966,
p. 117.
7. Ibid., p. 100-101.

75
Iode Ssouvie ne procède pas différemment dans
L’océantume et si Mille Milles, qui tient son journal dans Le nez
qui voque, et André, la chronique de sa vie avec Nicole dans
L’hiver de force, inscrivent la narration dans la représentation
de l’écriture, la part faite aux monologues adressés ou
auto-adressés, aux dialogues, à l’oralité de la langue et
à la mise en scène des différentes interactions entre les
personnages relève de la même théâtralité à l’intérieur du
roman. Sans doute ce théâtre qui se revendique et s’exhibe
a-t-il pour premier effet de désamorcer le lyrisme et le pathos
en les rappelant à l’ordre de l’artifice : Mille Milles avertit
Chateaugué qu’il « fait son petit Jean Racine8 ». Mais surtout
cette théâtralité réalise et donne à voir la performativité de
la parole. La principale action de Bérénice et des différents
narrateurs des romans de Ducharme est bien de dire,
d’affirmer, de décréter : « Il n’y a que ce que tu inventes,
que ce tu crées9. » L’économie des didascalies dans À quelle
heure on meurt ? le met éloquemment en évidence.
Martin Faucher fait le choix de limiter les personnages à
« Elle », Bérénice puis Chateaugué (mais aussi Iode Ssouvie,
Sophie, Nicole, Mimi et Chimène), et « Lui », Mille Milles
(mais aussi André, Roger et Rodrigue). La fluidité textuelle
de À quelle heure on meurt ? vient valider cette interprétation
qui consiste à confondre dans deux voix emblématiques les
narrateurs et narratrices, sans égard à leurs incarnations
respectives dans les différents livres. La forte cohérence
de l’univers ducharmien s’en trouve soulignée et cette

8. R. Ducharme, Le nez qui voque, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1967,


p. 79.
9. Id., L’océantume, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1968, p. 112 ; repris
dans À quelle heure on meurt ?, p. 62.

76
lecture fait également ressortir le grand mythe amoureux
de l’œuvre de Ducharme, le couple du frère et de la sœur,
dans toute sa complexité : « Ne te donne pas à moi, ne me
charge pas les bras. Contente-toi d’être ma sœur, d’être avec
moi, ne cherche pas à être à moi10. » Bottom, le narrateur
de Dévadé (1990), l’affirme aussi : « j’ai toujours aimé des
sœurs11. » La sœur, comme Fériée dans Les enfantômes
et Nicole dans L’hiver de force, est loyale jusqu’au « branle-
bas » final, elle est l’interlocutrice, l’égale et la complice
dans le partage du nom « Tate » (Le nez qui voque) et de
« l’île immatérielle » (Les enfantômes). Mais les rapports
égalitaires ne sont pas sans violence et s’aimer en frère
et sœur ne prémunit qu’en apparence contre les périls du
sexe. L’adaptation, là encore fidèle à la fable des romans
de Ducharme, met en scène cette cassure qui s’amorce à
la fin de la scène 5 dans la réaction de « Lui » qu’« Elle » ne
comprend pas et qui se consomme dans la scène finale.
À quelle heure on meurt ? est donc non seulement un
collage de textes, mais aussi une sorte de concentré de
l’œuvre de Ducharme où des personnages, qu’on pourrait
dire de synthèse (fabriqués à partir des mots des différents
textes), revivent en accéléré le drame qui structure tout
l’univers fictif : celui de l’entrée dans le temps et dans la
loi du désir. Ainsi Mille Milles répudie Chateaugué, comme
Bérénice abandonnée de Christian sacrifie Gloria, comme
Iode Ssouvie, devant l’océan « qui pue à s’en boucher le
nez12 », perd de vue le littoral qu’elle devait explorer avec

10. Id., Le nez qui voque, op. cit., p. 131 ; repris dans À quelle heure on meurt ?,
p. 56. (L’italique provient de la version originale.)
11. Id., Dévadé, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 215.
12. Id., L’océantume, op. cit., p. 189.

77
Asie Azote et Inachos, comme André et Nicole, délaissés
par leur Toune, reviennent à Montréal, leur Flore laurentienne
sous le bras, pour entrer, « le 21 juin 197113 », dans leur
« hiver de force ». Martin Faucher choisit de clore son
collage par la chanson de Ducharme, interprétée par
Charlebois, Fais-toi z’en pas, que commente « Lui », citant
Mille Milles dans un ultime « C’est pas sérieux ». Chassant
le pathos, la phrase appelle à relire ce qui précède sous
l’angle de l’ironie. Comme dans les romans de Ducharme,
le dénouement est suspendu. L’enchaînement de cette
dernière réplique (qui est l’un des titres que Ducharme a
écrits pour Charlebois et que cite À quelle heure on meurt ?)
avec les chansons interprétées par les acteurs est tout
aussi significatif de la lecture de l’œuvre que propose ici
Martin Faucher. La mélodie populaire, le passage au chant
comme les paroles adressées à ceux qui souffrent de « ne
rien vouloir et tout toffer » après qu’ils « ont voulu changer
la vie », bercent la peine et, du coup, rendent supportable
l’insupportable. Comme le note Brigitte Seyfried-Bommertz
à propos des jeux de langage, dans ce final, « le tragique
n’est pas […] “esquivé”, mais plutôt influencé, et donc altéré
par les modes comique et ironique. […] [D]errière la dérision
et l’ironie, le tragique trouve à s’embusquer14 ».
Ainsi l’adaptation cristallise et resserre à la fois la lettre
et l’esprit des textes de Ducharme, attentive à la logique
thématique qui traverse les différents genres pratiqués par
l’écrivain. Mêler sans les distinguer le titre d’un « trophoux »,

13. Id., L’hiver de force, Paris, Gallimard, coll. « Folio », [1973] 1985, p. 273.
14. Brigitte Seyfried-Bommertz, La rhétorique des passions dans les romans
d’enfance de Réjean Ducharme, Québec, Les Presses de l’Université Laval,
coll. « Vie des lettres québécoises », 2000, p. 129.

78
les romans et les pièces de théâtre et finir en chantant le
parolier donnent à entendre la texture unique d’une voix,
reconnaissable quel que soit le registre qu’elle adopte.
La présence des poèmes de Nelligan indique au passage
que cette voix est sans cesse habitée par d’autres, que
la littérature parle à travers les textes de Ducharme en
même temps que ces récitations de poésie figurent les
cérémonies, à la fois poignantes et bouffonnes, auxquelles
les personnages aiment à se livrer : « [l]e génie de Ducharme
consiste à faire en sorte que le lecteur saisisse en même
temps le ridicule et la beauté de la passion de Mille Milles
et Chateaugué pour Nelligan », écrit Michel Biron15. Les
chansons, connues d’un autre public grâce à leur interprète,
rattachent l’univers littéraire et théâtral de Ducharme à
l’environnement social et cassent l’image de l’écrivain de
génie au romantisme sombre en rappelant que le désarroi
de vieillir au quotidien et de s’être résigné à « brûler ses
drapeaux16 » relève de l’expérience commune : « Fais-toi
z’en pas / Tout l’monde fait ça ».

Dans sa recomposition, le florilège de Martin Faucher,


comme les fleurs cueillies qui font l’étymologie du mot, redit
que l’œuvre de Ducharme, ce en quoi elle est justement une
œuvre, est à tout le monde et l’offre ainsi à un vaste public.
Contre l’humour à tout prix d’un Ducharme uniquement

15. Michel Biron, « La cassure invisible », Liberté, vol. 50, no 4 (286), décembre
2009, p. 18.
16. R. Ducharme, L’océantume, op. cit., p. 92.

79
drôle, À quelle heure on meurt ? fait entendre beaucoup plus
subtilement, dans ses paradoxes et ses outrances, dans
sa sentimentalité tour à tour réprimée et sublimée, l’amour
exigeant et mélancolique qui irrigue toute l’œuvre. Les textes
ultérieurs lui donnent raison :

La flouve : elle a la même odeur de coumarine (un


glucoside en décomposition) que le mélitot (lotus à
miel) qui peuplait les fossés que nous avons piratés en
combattant les bourdons. Je suis racheté, réconcilié,
si je n’ai rien laissé à Fanie que ce souvenir, cette
impression dans ses muqueuses, et qu’elle l’associe,
quand elle aura grandi, aux plus beaux jours de l’été, au
bonheur, inconsciemment, sans savoir pourquoi, sans
pouvoir mettre le doigt sur ce que ça lui fait, comme
quand on dit je ne sais pas ce que ça me fait…17

On devrait tous dormir ensemble. On se retrouverait


quand on se réveillerait et on pourrait continuer ce
qu’on avait commencé, qu’on a été forcé de briser.
On déjeunerait ensemble et ainsi de suite, en cercle
fermé, où rien ne se perdrait et nul ne se sentirait
dépossédé. C’est donc mal organisé18.

L’amour est si rare que tous les amours ont, autant


qu’ils sont, ceux qu’on donne et ceux qu’on reçoit,
celui d’un jour et celui de toujours, celui qu’on attend
toujours, un par un ou tous en même temps, tous

17. Id., Va savoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1994, p. 298.


18. Ibid., p. 164.

80
les droits sur nous, qu’on a le devoir que ça se serve
comme ça veut de nous19.

Élisabeth Nardout-Lafarge

19. Id., Gros mots, Paris, Gallimard, coll. « Folio », [1999] 2001, p. 80.
Table

En scènes bricolées 5

Pour la vie 9

À quelle heure on meurt ? 25

L’art du florilège 73
<notice biographique de Martin Faucher>

Ayant terminé en 1982 sa formation de comédien au Cégep


de Saint-Hyacinthe, Martin Faucher signe sa première mise
en scène en 1988 avec son collage de l’œuvre de Réjean
Ducharme, À quelle heure on meurt ? Il signe depuis plus de
quarante mises en scène d’œuvres issues tant du répertoire
classique que du répertoire contemporain, notamment
pour des textes de Sarah Berthiaume, Carole Fréchette,
Jasmine Dubé, Lise Vaillancourt, Emmanuelle Jimenez, Larry
Tremblay, Claude Gauvreau et Jovette Marchessault. Il a
également mis en scène des textes de Rebekka Kricheldorf,
Elfriede Jelinek, Sarah Ruhl, Charles Ludlam, Edward Albee,
Martin McDonagh, Edward Thomas, Koulsy Lamko, Paul
Claudel, Corneille, Molière et Racine. De Réjean Ducharme,
il a aussi adapté pour la scène La fille de Christophe Colomb
et Le Lactume.
Déjà paru aux éditions Triptyque
dans la collection Matériaux

Félix-Antoine Boutin, Koalas / Un animal (mort) / Petit guide pour disparaître


doucement, théâtre, 2017.
Direction littéraire : Émilie Coulombe et François Jardon-Gomez

Rédaction des notes de mise en scène : Émilie Coulombe et François Jardon-Gomez


Révision : Julie Loncin
Correction : Marie-Julie Flagothier
Composition et infographie : KX3 Communication
Conception graphique : Marc-André Cholette-Héroux
Graphisme de la couverture : KX3 Communication
Illustration de couverture : Kim Renaud-Venne
Crédit des photos : Louise Oligny

Diffusion pour le Canada : Gallimard ltée


3700A, boul. Saint-Laurent
Montréal (Québec) H2X 2V4
Téléphone : 514 499-0072 Télécopieur : 514 499-0851
Distribution : Socadis

Diffusion pour la France et la Belgique :


DNM (Distribution du Nouveau-Monde)
30, rue Gay-Lussac, 75005 Paris
France
http ://www.librairieduquebec.fr
Téléphone : (33 1) 43 54 49 02 Télécopieur : (33 1) 43 54 39 15

Groupe Nota bene


2200, rue Marie-Anne Est
Montréal (Québec) H2H 1N1
info@groupenotabene.com
groupenotabene.com
Achevé d’imprimer
chez Marquis Imprimeur Inc.
à Montmagny (Québec)
en juillet 2018
pour le compte du Groupe Nota bene

Dépôt légal, 3e trimestre 2018


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
MATÉRIAUX
AVEC

textes RÉJEAN DUCHARME


collage des textes /
mise en scène / MARTIN FAUCHER
préface
postface ÉLISABETH NARDOUT-LAFARGE

MATÉRIAUX est une collection de « Elle. Continue, n’aie pas peur que je
textes de théâtre destinée à refléter manque de foi. Il n’y a que ce que tu
la scène contemporaine. Elle nous inventes, que ce que tu crées. Le reste,
convie à la découverte de canevas ils sont des milliards à se l’arracher,
de création, de textes classiques à le violer tour à tour. Ici, rien ne nous
réinventés et de jeux d’hybridation attendait : nous avons dû nous accueillir
des formes. nous-mêmes. Ici, pour ne pas manger de
ce qui a été empoisonné, il faut créer à
mesure ce qu’on mange. »

ISBN : 978-2-89741-985-1
ISBN 978-2-89741-985-1

9 782897 419851

groupenotabene.com

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