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Juliette femme de ménage

Vingt-trois heures étaient passées quand le père Judelin reçut l’appel.


— Allo, m’sieur l’curé ?
— Oui, c’est moi.
— C’est à cause de Juliette. C’est son heure. Elle a demandé à vous voir. Le
docteur, y dit qu’elle passera pas la nuit. Elle veut pas aller à l’hosto. Elle dit qu’elle
veut causer à un prêtre. C’est bien vous le nouveau curé ?
— Oui, donnez-moi l’adresse, j’arrive tout de suite.

Juliette Vigreux, la vieille dame, était sur le point de mourir. Elle devait avoir dépassé
les quatre-vingt-cinq ans, et pratiquement tout le monde dans le village la
connaissait.
Le curé avait été nommé dans cette paroisse depuis peu, et pourtant il en avait déjà
entendu parler. Rien d’étonnant : Juliette Vigreux faisait partie du paysage. Elle avait
pendant très longtemps fait le ménage chez tous les notables du coin. Par tous les
temps, on la voyait parcourir la campagne sur son vélo qui datait d’avant-guerre et
dont les roulements n’en finissaient pas de couiner. À l’arrière, accrochées au porte-
bagage, les deux sacoches contenaient tout le nécessaire pour effectuer son travail.
Ce qui faisait de la vieille dame une personne célèbre, c’était le talent particulier
qu’elle avait toujours eu pour rendre une maison totalement impeccable. Si bien que
toutes les personnes qui comptaient dans la commune avaient pris l’habitude de faire
appel à elle. Et leurs enfants ensuite avaient fait de même. Et leurs petits-enfants
également.
Alors même qu’elle avait largement dépassé les soixante-dix ans ils étaient encore
nombreux ceux qui avaient continué de l’appeler ponctuellement quand il s’agissait
de rendre à certaines pièces leur éclat d’antan. Sans jamais rechigner à la tâche,
chaque fois, elle avait enfourché son vélo et s’était présentée chez qui la demandait
en renfort. Quand elle quittait la maison, pas une seule trace, pas une seule tache,
pas la plus petite parcelle de salissure n’avait pu échapper. Avec amusement, on
l’appelait parfois Attila : le fléau des poussières. Mais, sa gentillesse et sa douceur
tranchaient avec ce surnom guerrier.
Et puis, il avait bien fallu se résoudre à la laisser un peu en paix. Mais, pour tout le
monde, elle restait Juliette, la femme de ménage. On l’appelait encore pour
demander conseil ou pour lui emprunter certains produits miracles qu’elle n’utilisait
Juliette femme de ménage

plus que pour faire briller sa propre maison qui, malgré son grand âge, continuait de
rester impeccable. Elle était robuste comme un chêne et rien n’avait jamais réussi à
l’ébranler. Pas même son coquin de mari quand il s’était enfui à l’aube de la
cinquantaine, probablement avec une jeunette, la laissant seule pour s’occuper de la
fermette et de la petite basse-cour.
Le temps avait semblé glisser sur elle, mais il avait fini par la rattraper, comme tous
les autres.

Le père Judelin monta dans sa vieille 205 et quitta Tôtes, le bourg situé à quelques
kilomètres pour se rendre à Biville–La–Baignarde, le village où Juliette avait toujours
vécu. Il brancha son GPS qui le guidait aussi sûrement dans ses déplacements que
Dieu dans ses actes, et se retrouva bientôt sur une route communale détrempée par
une averse qui venait juste d’éclater.
Il regretta aussitôt de ne pas avoir pris de manteau. Puis, au bout d’un temps qui lui
parut interminable, il arriva devant une boite aux lettres à moitié détruite par les
années et qui semblait indiquer un chemin boueux et irrégulier. Le père Judelin pria
le ciel que sa 205 ne s’embourbe pas, et s’enfonça bravement avant d’arriver
finalement devant une petite ferme qui ne payait pas de mine.
La pluie lui fouetta le visage quand il ouvrit la portière et une bourrasque faillit le
rasseoir sur son siège comme si la nature elle-même lui intimait l’ordre de repartir
sur-le-champ. Il faillit glisser dans la gadoue et se rattrapa in extremis au toit de sa
voiture. Par chance, seules ses chaussures en furent crottées. Il n’aurait plus
manqué qu’il entre dans la maison la soutane maculée de boue. C’était sa toute
première extrême-onction et il était important pour lui que tout se passât bien. Il
s’empara de sa mallette sur le siège arrière, ne se donna même pas la peine de
fermer ses portières avec sa clef qu’il avait laissée sur le contact, et avança
prudemment, mais rapidement.
L’homme qui lui ouvrit avait la peau aussi ridée qu’une très vieille pomme flétrie. Les
crevasses qui parcouraient son visage étaient impressionnantes et semblaient avoir
été directement taillées au burin. Il ne tendit pas la main, et ne le fit pas entrer tout de
suite. Sa voix était rauque.
— J’crois qui faudrait enlever vos chaussures m’sieur l’curé. Juliette, elle aime pas
qu’on salisse.
Juliette femme de ménage

— Oui, bien sûr. Je vais le faire dès que je serai à l’intérieur mon fils.
— Ouais, mais si vous entrez, vous salirez quand même un peu et Juliette, elle aime
pas qu’on salisse.
— Ah, et comment dois-je procéder ? fit-il, un peu agacé d’être laissé ainsi sous la
pluie.
— Z'avez qu’à enlever la première et poser vot'pied sur l’paillasson à l’intérieur et
ensuite enlever la deuxième pareil. Juliette, elle aime pas qu’on salisse.
Le jeune curé commençait à se demander si l’homme chargé de l’accueillir avait,
comme il disait quand il était plus jeune, et comme il s’interdisait de dire depuis sa
vocation, l’éclairage à tous les étages, mais s’abstint de toute discussion. Il ôta sa
première bottine pour la confier à son interlocuteur, posa alors un pied à l’intérieur et
fit de même avec la deuxième. Pendant ce temps, le vieil homme posa ses deux
chaussures pleines de boue dans un carton. Puis il lui donna aussitôt une serviette.
— Faut pas mettre des gouttes partout. Juliette, elle…
— n’aime pas qu’on salisse. J’ai bien compris mon fils, fit-il en tentant tant bien que
mal de se sécher.

Quand il eut fini de s’essuyer et eut rendu la serviette, il regarda autour de lui, et ce
qu’il vit le stupéfia autant qu’il l’éclaira.
Dire que la maison était propre et bien tenue était un doux euphémisme. Elle
étincelait. Il y avait sur le sol un parquet qui manifestement venait d’être ciré, la
grande salle était dans un ordre impeccable et les vieux meubles en chêne brillaient
à s’en brûler la rétine. Il se demanda un court instant qui avait bien pu s’astreindre à
un tel ménage dans la maison d’une mourante. Instinctivement, il regarda les pieds
du vieil homme et vit qu’il était en chaussettes, sur des patins. Il en tenait d’ailleurs
une paire à la main qu’il déposa devant le père Judelin.
— Vous êtes de la famille ? demanda-t-il pour rompre un silence qui devenait pesant.
— Nan. Ch’uis Robert, l’voisin. Juliette, elle a plus personne. Son mari est parti il y a
longtemps. J’crois qu’elle avait aussi un neveu, mais il est mort maintenant. Comme
qui dirait que la pauv’vieille a plus qu’moi. Mais, elle a été bien bonne alors, c’est
normal que j’m’occupe d’elle maintenant.
— Et c’est vous qui faites le ménage ?
— Pensez donc ! Tout c’que m’a appris Juliette, c’est à pas salir. Là–dessus, j’vous
Juliette femme de ménage

jure qu’elle est intraitable. Jamais elle laisserait à quelqu’un d’autre le soin de tenir sa
baraque propre. Elle cirait encore son parquet hier.
Les sourcils du curé se haussèrent d’étonnement compte tenu de la longue et
pénible maladie dont souffrait la vieille paroissienne et dont il avait entendu parler.
— Le Docteur Elias est-il encore ici ?
— Nan. Il a dit qui pouvait pas rester.
— Puis-je voir madame Vigreux ?
— Elle est à l’étage. La pauv', elle a plus toute sa tête. Faudra pas prendre tout
c’qu’elle vous dit pour argent comptant. Ça se brouille un peu là-haut, ajouta-t-il en
se tapotant la tempe.
Le père Judelin posa ses chaussettes mouillées sur les patins et avança jusqu’à
l’escalier. Il eut une envie incongrue de rire en imaginant l’allure qu’il devait avoir
glissant ainsi tel un skieur de fond des planchers. Puis, il se délesta de ses « skis »
et monta les marches en y laissant quelques traces humides.

Toute envie de rire disparut de son cœur quand il pénétra dans la chambre.
La femme qui gisait dans son lit était d’une grande maigreur et avait un regard voilé
où perçait encore une infinie douceur.
— Oh ! Mon père ! Vous êtes venu. Comme c’est gentil dit-elle d’une voix faible.
— Oui, ma fille. Je suis venu, car vous avez souhaité me rencontrer.
— Je crois que je ne passerai pas la nuit, mon père. J’en ai discuté avec le Docteur
Elias et apparemment, il était de mon avis. Un homme charmant ce Docteur.
Dommage qu’il soit si peu précautionneux.
Son regard sembla se perdre un instant dans l’infini, puis elle posa à nouveau son
regard sur lui et le père Judelin comprit pourquoi, dans le village, tout le monde
adorait Juliette. Ce n’était pas seulement son sourire qui rayonnait, c’était tout son
visage. La puissante empathie qui émanait d’un être aussi proche des portes de l’au-
delà le stupéfia. Il regretta de ne pas l’avoir connue plus tôt, quand elle était encore
au mieux de sa forme. Le timbre de sa voix évoquait à la fois celui d’une petite fille
fragile à consoler et celui d’une mère contre laquelle on aurait aimé se serrer. Sans
savoir pourquoi, tout ceci lui donna une subite envie de pleurer. Peut-être parce qu’il
était lui-même orphelin, ou peut-être parce qu’il avait dû choisir un jour entre son
désir d’enfant et sa dévotion. Il refoula bien vite les larmes qu’il sentait venir.
Juliette femme de ménage

Juliette n’avait pas besoin de sa tristesse.


Elle avait besoin de sa compassion et des saints sacrements.
— Puis-je m’asseoir au bord de votre lit ?
— Oui mon père. Je crois que ce sera nécessaire, car ma voix ne porte plus très loin
et ce que j’ai à dire ne se dit pas à voix haute.
Elle soupira et, de nouveau, sa vue se brouilla. Il s’approcha, déposa sa mallette sur
le sol et prit les deux mains de Juliette dans les siennes. Il remarqua alors que les
lèvres de la vieille femme s’étaient légèrement pincées.
— Voulez-vous que nous commencions dès maintenant ?
— Oui, mais j’ai une petite faveur à vous demander avant. Voudriez-vous poser votre
cartable ailleurs que sur mon parquet s’il vous plait ? Il a plu dehors et je crains qu’il
n’y laisse des traces.
— Je vous prie de m’excuser. Votre voisin m’avait pourtant dit que vous étiez très à
cheval sur la propreté.
— Hélas oui, mon père, et c’est la cause de mon malheur.
Il ouvrit la mallette pour y prendre les objets du culte et la reposa directement sur le
grand lit.
— Oui, comme cela c’est mieux. Maintenant, appelez-moi Juliette, et donnez-moi les
derniers sacrements.

Il s’abstint de lui dire que les derniers sacrements en tant que tels n’existaient plus et
qu’ils étaient depuis longtemps déjà remplacés par l’onction aux malades qui avait
l’avantage d’être renouvelable. Tout ceci n’aurait rien changé à son devoir. Il
s’habilla, prit l’huile et déclama les paroles consacrées. Puis, il prit sa voix la plus
douce.
— Que désirez-vous confesser, Juliette ?
Elle resta un moment silencieuse en se perdant à nouveau dans les méandres du
néant, et poussa encore une fois un long soupir.
— Je suis maniaque mon père. Une maniaque du ménage. Je crains bien avoir
empoisonné la vie de mes proches avec ça.
— C’est un bien petit péché que vous me dites là, ma fille.
— Détrompez-vous, mon père. Détrompez-vous.
Au fur et à mesure qu’elle parlait, sa voix se faisait moins hésitante et plus affirmée.
Juliette femme de ménage

— Les gens sont sales, vous savez. Mais, je crois bien que le plus sale d’entre eux
c’était Alphonse, mon mari. J’avais beau tout faire pour maintenir la maison propre, il
fallait qu’il fasse de la crasse partout où il mettait les pieds. J’avais beau lui dire de
faire attention, rouspéter, le supplier même, rien n’y faisait. Chaque fois qu’il rentrait
d’aller nourrir les poules ou de la grange, fallait qu’il pose ses godasses pleines de
saleté sur mon beau parquet que je venais de cirer. J’ai fini par comprendre qu’il en
faisait exprès.
— Vous vous reprochez de vous être laissée aller à la colère ?
— Oui, et pas qu’une fois. Finalement, il était préférable qu’il s’en aille définitivement.
Enfin, il n’était pas regardant sur l’alcool. Ce qu’il y a de bien avec le whisky, c’est
que ça masque le goût d’à peu près n’importe quoi.
Elle parlait d’une voix monocorde, en continuant de fixer l’horizon. Le père Judelin ne
voyait pas très bien où elle voulait en venir, mais elle poursuivait sans sembler s’en
soucier.
— Avant, il y avait eu la femme de Robert. Le pauvre homme, il me faisait pitié.
Une vraie souillon, voilà ce que c’était. Un jour, il était venu me demander si je ne
pouvais pas faire un peu de ménage chez lui une fois par semaine. À l’époque, il
était garagiste à Tôtes. C’est bien après qu’il est venu s’installer à côté de chez moi.
Après qu’elle ait avalé tous ses fichus médicaments pour le cœur, cette souillon.
Robert disait que c’est parce qu’elle était malade qu’elle ne pouvait pas s’occuper de
sa maison, mais je voyais bien que même lui n’était pas convaincu par ce qu’il disait.
Moi je dis que ce n’est pas sorcier de passer un coup de balai ou de serpillière.
Fallait voir l’état de la baraque la première fois que j’y suis entrée. Mon poulailler était
plus propre. Alors, j’ai fait du mieux que j’ai pu. Quand je suis parti, ça brillait, je peux
vous le dire. La semaine d’après, j’y suis retournée en croyant que je n’aurais plus
qu’à faire un peu d’entretien. Croyez-moi si vous le voulez, mais les pièces étaient
quasiment dans le même état qu’avant que je m’y mette sept jours plus tôt. J’étais
écœurée. J’étais sûre que c’était elle la responsable. Il n’y a qu’à voir comment elle
s’empiffrait cette grosse dondon. Robert a été bien mieux après.
— Après quoi, ma fille ?
— Après qu’elle soit morte. J’espère que le bon Dieu n’a pas besoin de femme de
ménage là-haut parce que sinon, ce n’est pas sur elle qu’il peut compter, faites-moi
confiance.
Juliette femme de ménage

Le père Judelin sentit un certain malaise s’insinuer dans les tréfonds de son âme.
— Qu’essayez-vous de me dire, madame Vigreux ? demanda-t-il, sans se rendre
compte qu’inconsciemment il s’était un tout petit peu reculé sur le lit.
— Fallait bien que quelqu’un fasse quelque chose pour ce pauvre Robert, non ? Ça
n’a pas été facile, mais, heureusement, le Bon Dieu y a pourvu.
— Et qu’a fait le Bon Dieu ?
— Des coïncidences. Sans lui, jamais je ne serais allée à l’église, jamais je n’aurais
parlé avec la gentille madame Lecointre – Dieu ait son âme – de ses problèmes
cardiaques et du fait qu’elle prenait de la Digoxine. Elle était inquiète parce que ce
médicament est très dangereux et parfois mortel si l’on en prend trop. Sans lui,
jamais je n’aurais découvert, en faisant le ménage, que la souillon en prenait aussi.
Elle n’était pas très futée la pauvre. Elle se serait damnée pour un verre de coca
glacé. Faut dire qu’il faisait chaud. Vingt comprimés écrasés dedans et elle a tout bu
d’un trait, sans demander son reste. Après, il n’y avait plus qu’à mettre négligemment
le tube vide sur la table de nuit. Comme elle était toujours à se plaindre, le docteur a
vite conclu au suicide.
L’homme d’Église sentit que le sang partait de son visage, de ses mains, de ses
pieds. Comme s’ils se sentaient en danger d’être contaminés, ses globules rouges
quittaient la périphérie de son corps pour se regrouper au centre, près des organes
vitaux. Il eut froid tout à coup.
« Je crains bien avoir empoisonné la vie de mes proches avec ça »
— Mon Dieu, Juliette, êtes-vous en train de me dire que vous avez commis… un
crime ?
— On voit que ce n’est pas vous qui vous coltiniez tout ce travail ! Que vouliez-vous
que je fasse d’autre, hein ? Laissez ce pauvre Robert avec une courge incapable de
lui offrir autre chose que des taches de gras sur les nappes, des papiers partout et
de la poussière sous les meubles ? Fallait bien que quelqu’un s’y colle !
Le père Judelin réprima une soudaine envie de vomir. La mourante se perdit à
nouveau dans le dédale de ses souvenirs et reprit son ton monotone.
— Après Alphonse, il a bien fallu que je bosse plus régulièrement. Avant, je donnais
quelques coups de main. Ensuite, c’est devenu un véritable travail. J’adorais rendre
à ces maisons la propreté qu’elles méritaient. Mais, voyez-vous, les gens ne
respectent pas leur maison. Certains encore moins que d’autres. Je ne veux pas
Juliette femme de ménage

paraître raciste, mais les Américains, s’ils sont tous comme la famille Douglas, eh
bien ça doit faire un bon paquet de crasseux là-bas. Ils avaient une maison pour les
vacances. Fallait voir ce qu’ils pouvaient bâfrer ceux-là ! Si mon Alphonse était un
porc, eux, c’étaient des rats. Les parents et leurs deux rejetons mangeaient leurs
cochonneries de hamburgers dans toutes les pièces, partout, sauf à table. Le matin
je trouvais des traces de ketchup sur la moquette. Avez-vous la plus petite idée de ce
qu’il faut dépenser comme huile de coude pour avoir ces taches de sauce, hein ?
Heureusement que là aussi, le Seigneur est intervenu.
— Juliette, supplia-t-il, ne me dites pas que…
— Non, non ! C’était il y a plus de vingt ans, c’est normal que vous n’en ayez jamais
entendu parler. Ils se sont asphyxiés avec leur cheminée qui tirait mal. Je suis
arrivée le matin et j’ai tout de suite senti une odeur de suie dans la maison.
J’entendais au premier étage la femme qui vomissait. J’ai tout de suite compris ce
qui se passait. Comme j’ai tout de suite compris que c’était encore moi qui allais
devoir astiquer pour effacer toutes les traces de vomi. Il paraît que Zola est mort
comme cela. Alors, je me suis dit que si le Seigneur avait fait mourir un grand
écrivain, peut-être que c’était aussi ce qu’il avait décidé de faire pour les Douglas. Et
qui suis-je, moi, pour rejeter la volonté du Très Haut ? Non, fit-elle en secouant la
tête, j’ai juste refermé la porte, et je suis rentrée chez moi… pour faire mon ménage.
Le curé avait les yeux tellement écarquillés qu’ils en étaient brûlants. Il semblait que
rien ne pouvait arrêter l’horrible confession.
— Par contre, pour la vieille madame Boucher, ce n’était pas pareil. Là, j’ai vraiment
senti que si je n’y mettais pas du mien, ça ne se ferait pas tout seul. C’était devenu
insupportable. La pauvre perdait complètement la tête et elle prenait tous les recoins
de la maison pour ses cabinets. Insupportable je vous dis. Cette femme était plus
devenue une bête qu’autre chose depuis sa maladie. À mon avis, je lui ai rendu
service. À elle et à sa famille parce que la dame avait des biens. Ils ont voulu me
donner quelque chose pour m’être bien occupée du ménage et de leur aïeule, mais
j’ai refusé. J’ai ma dignité.
« Elle est cinglée, Seigneur, elle est totalement cinglée et depuis bien longtemps, se
lamentait intérieurement l’homme de Dieu. Ma première onction à une mourante et il
faut que je tombe sur une tueuse en série. Et je ne pourrais le dire à personne parce
que je suis tenu par le secret. Elle a tué ou laissé mourir sept personnes. »
Juliette femme de ménage

—... regretté neveu. Lui, ce fut un accident. Il était porté sur l’alcool et il a trouvé la
bouteille de whisky d’Alphonse que j’avais cachée derrière le poulailler, au cas où. Il
n’a pas pu s’empêcher de siffler tout ce qui restait de Jack Daniels et de strychnine
qui était dedans. Si ce n’est pas malheureux, cette dépendance à la boisson tout de
même !
Le prêtre avala sa salive de travers et toussa longtemps avant de pouvoir reprendre
une goulée d’air. Les larmes qui coulèrent de ses paupières devaient autant au
résultat de cette brève asphyxie qu’au désespoir d’avoir à entendre les paroles qui
ne cessaient de couler de la bouche de la vieille femme, comme le poison qu’elle se
vantait d’avoir utilisé. Et la seule certitude qui rendait tout cela encore supportable,
c’était qu’il était persuadé que Juliette Vigreux n’était pas responsable de ses actes.
Il devait s’en persuader. C’était sa seule porte de sortie. Une folle pouvait être
pardonnée. Seule une folle pouvait être pardonnée.
— Ça va mieux, mon père ? Vous devriez penser à mettre la main devant la bouche
quand vous toussez.
— Oui, ma fille. Ça va maintenant.
Il n’avait plus qu’une envie : terminer ce pour quoi il était venu pour quitter cette
chambre et sa propriétaire.
— Est-ce tout, Juliette ? demanda-t-il comme une supplique.
— Oui. Le reste n’est que broutille et je suis très fatiguée maintenant.
Il n’avait aucun désir de connaître la nature de ces broutilles et appliqua les huiles
sur le front et les mains en murmurant la formule consacrée.
— Par cette onction sainte, que le Seigneur, en sa grande bonté, vous réconforte par
la grâce de l’Esprit saint. Ainsi, vous ayant libéré de tous péchés, qu’il vous sauve et
vous relève.
« S’il vous plait Seigneur, pria-t-il en silence, prenez pitié de cette âme perdue dans
les méandres de la folie. »
Il vit un profond regard de gratitude émaner de la démente.
— Merci, mon père. Maintenant, je peux m’endormir tranquille.

Elle fermait déjà les yeux quand il franchit le seuil et redescendit au rez-de-chaussée.
Robert, son voisin, l’attendait au pied de l’escalier avec les patins dans les mains.
— Vous voulez un truc chaud avant de partir ?
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Il hésita un court instant. Après ce qu’il venait d’entendre et de comprendre il n’était


pas très sûr de vouloir ingurgiter quoi que ce soit qui vint de la maison de Juliette
Vigreux. Comme s’il avait deviné ses doutes, le vieil homme ajouta :
— Je viens de me faire du café, mais il y en a assez pour deux.
— D’accord, soupira-t-il en jetant un coup d’œil aux carreaux des fenêtres martelés
par la pluie. Je crois effectivement que j’ai besoin de boire quelque chose, et
j’aimerais bien que cette averse se calme un peu.
Ils glissèrent tous les deux dans la cuisine et s’assirent bientôt devant deux tasses de
café fumantes.
— Alors, fit Robert, à vous aussi elle vous a raconté toutes ses histoires ?
Le prêtre sentit son pouls s’accélérer.
— Je suis tenu au secret de la confession, mon fils. Rien de ce que j’ai entendu ne
peut être révélé.
— Oh, pas besoin vous savez ! J’connais déjà toute la vérité. Enfin toute sa vérité si
vous voulez mon avis. Parce que personnellement, j’crois pas un foutu mot de tout
c’qu’elle a pu vous raconter à vous et au Docteur Elias.
— Elle… elle a parlé au Docteur ?
— Oui, et lui, il a pas franchement respecté le secret professionnel si vous voulez
mon avis. C’est comme ça que je sais. Mais j’connais Juliette. Jamais elle aurait fait
des trucs pareils. Et puis, comment elle aurait fait pour les corps, hein ? Nan, si vous
voulez mon avis, elle perd complètement la boule au point qu’elle s’imagine des
trucs. Attention, j’dis pas qu’elle a pas eu envie plusieurs fois d’buter son ivrogne de
mari mais qu’elle l’ait réellement fait, nan, j’y crois pas une seconde. Et pis, j’m’en
serais rendu compte si elle avait tué ma Madeleine. J’peux vous jurer qu’ma femme,
c’était une foutue dépressive. Qu’elle se soit pas tuée avant ses quarante-cinq ans,
c’est plutôt ça qui m’étonne.
Le curé gardait obstinément les lèvres closes, ne voulant pas laisser un seul indice
qui aurait pu conforter Robert sur son idée des propos de la mourante. Il était plongé
dans la plus totale confusion et n’aspirait qu’à une chose : rentrer chez lui.
— Je crois qu’il est temps pour moi de partir.
À cet instant, il entendit un vague bruit de clochette.
— C’est Juliette. Faut qu’je monte. Allez, au r’voir m’sieur l’curé. Désolé pour tout ça.
Et sans un regard, il enfourcha à nouveau les patins et glissa jusqu’à l’escalier tandis
Juliette femme de ménage

que le père Judelin se dirigeait vers la porte d’entrée. La pluie commençait à se


calmer maintenant. Ses chaussures l’attendaient à côté d’un porte–parapluie. Elles
avaient été nettoyées et même cirées.

Il ouvrit la porte pour saluer une dernière fois le vieil homme, mais celui-ci montait
déjà les marches d’une curieuse façon. Il levait un pied, déposait le patin sur la
marche supérieure pour y reposer son pied et ainsi de suite. Le prêtre secoua la tête
et sortit sur le perron.
La boue était partout, et la nuit était sans lune. Il marcha précautionneusement, sa
mallette à la main et finit par rejoindre son véhicule. Quand il ouvrit la portière, ce fut
pour voir que l’intérieur de la 205 avait été entièrement nettoyé. Il s’assit et alluma
aussitôt les phares. La clef n’était plus sur le contact.
« Il a dû oublier de la remettre. Incroyable ce type. C’est vraiment un maniaque du
ménage. »
Et cette réflexion déclencha immédiatement en lui un sentiment de malaise. Les
phares éclairaient toute la façade de la maison et le garage sur le côté. L’avant d’une
voiture s’y enfonçait légèrement.
Il y avait quelque chose sur le pare-brise. Une sorte de rectangle clair avec du rouge
à l’intérieur.
« N’y va pas, se disait-il. N’y va surtout pas. »
Mais ses mains avaient déjà ouvert la portière et son pied gauche touchait déjà le
sol. Son regard ne quittait pas le bout de plastique que la 205 illuminait de ses feux.
« Ne va pas voir. Ne va pas voir. »
Mais il avança comme hypnotisé. Sachant déjà ce que c’était. Son cœur battait
follement dans sa poitrine et s’accélérait malgré tout à chaque pas. Et là, devant le
bâton rouge enroulé du serpent d’Esculape, il sentit sa vessie se vider le long de ses
jambes.
— Z’avez trouvé la chiotte du Doc, l’abbé ? fit une voix rauque derrière lui.
Il se retourna et vit un Robert qui souriait de toutes ses dents pourries.
Il vit qu’il lui barrait le passage.
Il vit le manche qu’il tenait dans sa main droite. Un long manche qui posait par terre.
Et il vit la lame au bout.
Instinctivement, il recula vers le fond du garage, entre la BMW et le mur, refermant
Juliette femme de ménage

un peu plus le piège sur lui. Il fallait qu’il le raisonne. Il le fallait.


— Écoutez, mon fils. Calmons-nous voulez-vous. Essayons de parler calmement de
tout ça.
Le garage était profond, il dépassa l’arrière de la voiture. S’il pouvait faire le tour, il
avait une chance. Il était jeune, l’autre était vieux. Même en soutane, il devait courir
plus vite que lui.
— Je suis tenu par le secret de la confession, je ne dirais rien, continua-t-il pour
l’occuper.
— On l’sait, mon père. C’est pas pour ça.
Et là, le vieux se mit à hurler.
— ON MET LA MAIN DEVANT SA BOUCHE QUAND ON TOUSSE, BORDEL DE
DIEU ! Ça évite de foutre des postillons partout ! J’vous avais pourtant dit qu’Juliette,
elle aime pas qu’on salisse. Toujours pareil avec vous autres. Z’écoutez rien de
s’qu’on vous dit bordel de merde ! Et après, c’est moi qu’est toujours en train de me
farcir le boulot. Parce que si Juliette fait le ménage, moi j’peux vous dire qui faut que
j’repasse derrière elle pour nettoyer ses cochonneries. Si vous croyez qu’c’est facile
de faire disparaître tous les corps qu’elle laisse traîner. Pour sûr qu’ça m’a fait un
choc quand elle m’a expliqué comment elle avait réglé son compte à ma souillon
d’bonne femme. Pis après j’ai compris. Comme j’ai compris qu’avec Juliette, fallait
filer droit. Pas comme son abruti d’mari. Heureusement qu’les cochons d’Juliette y
z’aiment la viande et qu’ses chiens bouffent les os, sinon, ch’ais pas comment on
aurait fait. Et pis j’vais t’dire un truc, espèce de cureton de mes deux. J’ai jamais vu
une caisse aussi dégueulasse que la tienne !
Horrifié, le prêtre s’apprêtait à faire demi-tour pour foncer et passer de l’autre côté
quand ses jambes heurtèrent quelque chose de mou. Battant des bras un court
instant, il bascula par-dessus un corps et s’effondra sur le dos. Il hurla quand son
crâne en heurta un autre qui roula juste à côté de lui.
Le vieux enjamba négligemment le cadavre décapité et posa un pied sur la poitrine
de l’homme d’église en brandissant le manche à deux mains.
— J’vous l’avais pourtant dit, insista-t-il. Juliette, elle aime pas qu’on salisse. Moi non
plus d’ailleurs.
« Oh mon Dieu ! » fut la seule réplique et la dernière qui sortit de la bouche du Père
Juliette femme de ménage

Judelin quand la hache s’abattit pour lui fendre la tête en deux parties à peu près
égales.

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