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Sommaire

Le Malade imaginaire (1673), Molière Texte n°1 : « Scène 7 de l’acte 1 »............................................. 3


Le Malade imaginaire (1673), Molière Texte n°2 : « Scène 7 de l’acte 1 » (Suite) ................................. 5
Le Malade imaginaire (1673), Molière Texte n°3 : « Scène 8 de l’acte II »............................................. 6
Le Malade imaginaire (1673), Molière Texte n°4 : « Scène 14 de l’acte III ».......................................... 8
Le Malade imaginaire (1673), Molière Texte n°5 : « Scène 14 de l’acte III » (Suite) .............................. 9
Les Fleurs du mal (1857), Charles BAUDELAIRE Texte n°6 : « Une Charogne » .................................... 11
Les Fleurs du mal (1857), Charles BAUDELAIRE Texte n°7 : « L’albatros »............................................ 13
Les Fleurs du mal (1857), Charles BAUDELAIRE Texte n°8 : « Recueillement » .................................... 14
Les Villes tentaculaires (1895), Émile Verhaeren Texte n°9 : « Les Usines » ........................................ 15
Les contemplations (1856), Victor Hugo Texte n°10 : « Demain dès l’aube » ...................................... 17
Gargantua (1534), Rabelais Texte n°11 : Prologue ............................................................................... 19
Gargantua (1534), Rabelais Texte n°12 : Chapitre 14 .......................................................................... 21
Gargantua (1534), Rabelais Texte n°13 : Chapitre 21 .......................................................................... 22
Fables (1678), Jean de La Fontaine Texte n°14 : « Le rat qui s’était retiré du monde » ....................... 24
L’île des esclaves (1725), Marivaux Texte n°15 : Acte I, Scène 1........................................................... 25
Sido, (1929), Colette Texte n°16 : Portrait de Sido................................................................................ 28
Sido (1929), Colette Texte n°17 : « Car j’aimais tant l’aube » ............................................................... 29
Sido (1929), Colette Texte n°18 : Sido au cerisier ................................................................................. 30
Les vrilles de la vigne (1908), Colette Texte n°19 : Forêt de Crécy ....................................................... 31
Un roi sans divertissement (1947), Jean Giono Texte n°20 : Mme Tim ................................................ 32

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Objet d’étude n°1 : Le théâtre du XVIIe au XXI siècle

Œuvre intégrale : Le Malade imaginaire (1673), Molière

Parcours : Spectacle et comédie

Extraits retenus :

- Texte n°1 : Acte I, Scène 7 (1re partie)

- Texte n°2 : Acte I, Scène 7 (2e partie)

- Texte n°3 : Acte II, Scène 8

- Texte n°4 : Acte III, Scène 14 (1re partie)

- Texte n°5 : Acte III, Scène 14 (2e partie)

Lecture cursive : Le mariage de Figaro (1784), Beaumarchais

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Le Malade imaginaire (1673), Molière
Texte n°1 : « Scène 7 de l’acte 1 »

ARGAN.- Approchez, Monsieur de Bonnefoy, approchez. Prenez un siège, s’il vous plaît.
Ma femme m’a dit, Monsieur, que vous étiez fort honnête homme, et tout à fait de ses
amis ; et je l’ai chargée de vous parler, pour un testament que je veux faire.

BÉLINE.- Hélas ! je ne suis point capable de parler de ces choses-là.

5 LE NOTAIRE.- Elle m’a, Monsieur, expliqué vos intentions, et le dessein où vous êtes pour
elle ; et j’ai à vous dire là-dessus, que vous ne sauriez rien donner à votre femme par votre
testament.

ARGAN.- Mais pourquoi ?

LE NOTAIRE.- La coutume y résiste. Si vous étiez en pays de droit écrit, cela se pourrait
10 faire ; mais à Paris, et dans les pays coutumiers, au moins dans la plupart, c’est ce qui ne
se peut, et la disposition serait nulle. Tout l’avantage qu’homme et femme conjoints par
mariage se peuvent faire l’un à l’autre, c’est un don mutuel entre vifs ; encore faut-il qu’il
n’y ait enfants, soit des deux conjoints, ou de l’un d’eux, lors du décès du premier
mourant.

15 ARGAN.- Voilà une coutume bien impertinente, qu’un mari ne puisse rien laisser à une
femme, dont il est aimé tendrement, et qui prend de lui tant de soin. J’aurais envie de
consulter mon avocat, pour voir comment je pourrais faire.

LE NOTAIRE.- Ce n’est point à des avocats qu’il faut aller, car ils sont d’ordinaire sévères
là-dessus, et s’imaginent que c’est un grand crime, que de disposer en fraude de la loi. Ce
20 sont gens de difficultés, et qui sont ignorants des détours de la conscience. Il y a d’autres
personnes à consulter, qui sont bien plus accommodantes ; qui ont des expédients pour
passer doucement par-dessus la loi, et rendre juste ce qui n’est pas permis ; qui savent
aplanir les difficultés d’une affaire, et trouver des moyens d’éluder la coutume, par
quelque avantage indirect. Sans cela, où en serions-nous tous les jours ? Il faut de la
25 facilité dans les choses, autrement nous ne ferions rien, et je ne donnerais pas un sou de
notre métier.

ARGAN.- Ma femme m’avait bien dit, Monsieur, que vous étiez fort habile, et fort honnête
homme. Comment puis-je faire, s’il vous plaît, pour lui donner mon bien, et en frustrer
mes enfants ?

30 LE NOTAIRE.- Comment vous pouvez faire ? Vous pouvez choisir doucement un ami intime
de votre femme, auquel vous donnerez en bonne forme par votre testament tout ce que
vous pouvez ; et cet ami ensuite lui rendra tout. Vous pouvez encore contracter un grand
nombre d’obligations, non suspectes, au profit de divers créanciers, qui prêteront leur
nom à votre femme, et entre les mains de laquelle ils mettront leur déclaration, que ce
35 qu’ils en ont fait n’a été que pour lui faire plaisir. Vous pouvez aussi, pendant que vous

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êtes en vie, mettre entre ses mains de l’argent comptant, ou des billets que vous pourrez
avoir, payables au porteur. […]

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Le Malade imaginaire (1673), Molière
Texte n°2 : « Scène 7 de l’acte 1 » (Suite)

[…] BÉLINE.- Mon Dieu, il ne faut point vous tourmenter de tout cela. S’il vient faute de
vous, mon fils, je ne veux plus rester au monde.

ARGAN.- Mamie !

BÉLINE.- Oui, mon ami, si je suis assez malheureuse pour vous perdre…

5 ARGAN.- Ma chère femme !

BÉLINE.- La vie ne me sera plus de rien.

ARGAN.- Mamour !

BÉLINE.- Et je suivrai vos pas, pour vous faire connaître la tendresse que j’ai pour vous.

ARGAN.- Mamie, vous me fendez le cœur. Consolez-vous je vous en prie.

10 LE NOTAIRE.- Ces larmes sont hors de saison, et les choses n’en sont point encore là.

BÉLINE.- Ah ! Monsieur, vous ne savez pas ce que c’est qu’un mari, qu’on aime
tendrement.

ARGAN.- Tout le regret que j’aurai, si je meurs, mamie, c’est de n’avoir point un enfant de
vous. Monsieur Purgon m’avait dit qu’il m’en ferait faire un.

15 LE NOTAIRE.- Cela pourra venir encore.

ARGAN.- Il faut faire mon testament, mamour, de la façon que Monsieur dit ; mais par
précaution je veux vous mettre entre les mains vingt mille francs en or, que j’ai dans le
lambris de mon alcôve, et deux billets payables au porteur, qui me sont dus, l’un par
Monsieur Damon, et l’autre par Monsieur Gérante.

20 BÉLINE.- Non, non, je ne veux point de tout cela. Ah ! combien dites-vous qu’il y a dans
votre alcôve ?

ARGAN.- Vingt mille francs, mamour.

BÉLINE.- Ne me parlez point de bien, je vous prie. Ah ! de combien sont les deux billets ?

ARGAN.- Ils sont, mamie, l’un de quatre mille francs, et l’autre de six.

25 BÉLINE.- Tous les biens du monde, mon ami, ne me sont rien, au prix de vous.

LE NOTAIRE.- Voulez-vous que nous procédions au testament ?

ARGAN.- Oui, Monsieur ; mais nous serons mieux dans mon petit cabinet. Mamour,
conduisez-moi, je vous prie.

BÉLINE.- Allons, mon pauvre petit fils.

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Le Malade imaginaire (1673) Molière
Texte n°3 : « Scène 8 de l’acte II »

LOUISON.- Mon pauvre papa, ne me donnez pas le fouet.

ARGAN.- Vous l’aurez.

LOUISON.- Au nom de Dieu, mon papa, que je ne l’aie pas.

ARGAN, la prenant pour la fouetter.- Allons, allons.

5 LOUISON.- Ah ! mon papa, vous m’avez blessée. Attendez, je suis morte. Elle contrefait la
morte.

ARGAN.- Holà. Qu’est-ce là ? Louison, Louison. Ah ! mon Dieu ! Louison. Ah ! ma fille ! Ah !


malheureux, ma pauvre fille est morte. Qu’ai-je fait, misérable ? Ah ! chiennes de verges.
La peste soit des verges ! Ah ! ma pauvre fille ; ma pauvre petite Louison.

10 LOUISON.- Là, là, mon papa, ne pleurez point tant, je ne suis pas morte tout à fait.

ARGAN.- Voyez-vous la petite rusée ? Oh çà, çà, je vous pardonne pour cette fois-ci,
pourvu que vous me disiez bien tout.

LOUISON.- Ho, oui, mon papa.

ARGAN.- Prenez-y bien garde au moins, car voilà un petit doigt qui sait tout, qui me dira
15 si vous mentez.

LOUISON.- Mais, mon papa, ne dites pas à ma sœur que je vous l’ai dit.

ARGAN.- Non, non.

LOUISON.- C’est, mon papa, qu’il est venu un homme dans la chambre de ma sœur
comme j’y étais.

20 ARGAN.- Hé bien ?

LOUISON.- Je lui ai demandé ce qu’il demandait, et il m’a dit qu’il était son maître à
chanter.

ARGAN.- Hon, hon. Voilà l’affaire. Hé bien ?

LOUISON.- Ma sœur est venue après.

25 ARGAN.- Hé bien ?

LOUISON.- Elle lui a dit : « sortez, sortez, sortez, mon Dieu sortez, vous me mettez au
désespoir».

ARGAN.- Hé bien ?

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LOUISON.- Et lui, il ne voulait pas sortir.

30 ARGAN.- Qu’est-ce qu’il lui disait ?

LOUISON.- Il lui disait je ne sais combien de choses.

ARGAN.- Et quoi encore ?

LOUISON.- Il lui disait tout ci, tout çà, qu’il l’aimait bien, et qu’elle était la plus belle du
monde.

35 ARGAN.- Et puis après ?LOUISON.- Et puis après, il se mettait à genoux devant elle.

ARGAN.- Et puis après ?

LOUISON.- Et puis après, il lui baisait les mains.

ARGAN.- Et puis après ?

LOUISON.- Et puis après, ma belle-maman est venue à la porte, et il s’est enfui.

40 ARGAN.- Il n’y a point autre chose ?

LOUISON.- Non, mon papa.

ARGAN.- Voilà mon petit doigt pourtant qui gronde quelque chose. (Il met son doigt à son
oreille.) Attendez. Eh ! ah, ah ; oui ? Oh, oh ; voilà mon petit doigt qui me dit quelque
chose que vous avez vu, et que vous ne m’avez pas dit.

45 LOUISON.- Ah ! mon papa. Votre petit doigt est un menteur.

ARGAN.- Prenez garde.

LOUISON.- Non, mon papa, ne le croyez pas, il ment, je vous assure.

ARGAN.- Oh bien, bien, nous verrons cela. Allez-vous-en, et prenez bien garde à tout, allez.
Ah ! il n’y a plus d’enfants. Ah ! que d’affaires ; je n’ai pas seulement le loisir de songer à
50 ma maladie. En vérité, je n’en puis plus.

Il se remet dans sa chaise.

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Le Malade imaginaire (1673), Molière
Texte n°4 : « Scène 14 de l’acte III »

Toinette.- Monsieur, serez-vous insensible à tant d’amour ?

Argan.- Qu’il se fasse médecin, je consens au mariage. (À Cléante.) Oui, faites-vous


médecin, je vous donne ma fille.

Cléante.- Très volontiers, monsieur. S’il ne tient qu’à cela pour être votre gendre, je me
5 ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez. Ce n’est pas une affaire que cela, et je
ferais bien d’autres choses pour obtenir la belle Angélique.

Béralde.- Mais, mon frère, il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même. La
commodité sera encore plus grande, d’avoir en vous tout ce qu’il vous faut.

Toinette.- Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n’y a point de
10 maladie si osée que de se jouer à la personne d’un médecin.

Argan.- Je pense, mon frère, que vous vous moquez de moi. Est-ce que je suis en âge
d’étudier ?

Béralde.- Bon, étudier ! Vous êtes assez savant ; et il y en a beaucoup parmi eux qui ne
sont pas plus habiles que vous.

15 Argan.- Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies, et les remèdes qu’il y
faut faire.

Béralde.- En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela ; et vous
serez après plus habile que vous ne voudrez.

Argan.- Quoi ! l’on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?

20 Béralde.- Oui. L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient
savant, et toute sottise devient raison.

Toinette.- Tenez, monsieur, quand il n’y aurait que votre barbe, c’est déjà beaucoup ; et
la barbe fait plus de la moitié d’un médecin.

Cléante.- En tout cas, je suis prêt à tout. […]

8
Le Malade imaginaire (1673), Molière
Texte n°5 : « Scène 14 de l’acte III » (Suite)

[…]

Béralde, à Argan.- Voulez-vous que l’affaire se fasse tout à l’heure ?

Argan.- Comment, tout à l’heure ?

Béralde.- Oui, et dans votre maison.

Argan.- Dans ma maison ?

5 Béralde.- Oui. Je connais une Faculté de mes amies, qui viendra tout à l’heure en faire la
cérémonie dans votre salle. Cela ne vous coûtera rien.

Argan.- Mais moi, que dire ? que répondre ?

Béralde.- On vous instruira en deux mots, et l’on vous donnera par écrit ce que vous devez
dire. Allez-vous-en vous mettre en habit décent. Je vais les envoyer quérir.

10 Argan.- Allons, voyons cela.

Cléante.- Que voulez-vous dire ? et qu’entendez-vous avec cette Faculté de vos amies ?

Toinette.- Quel est votre dessein ?

Béralde.- De vous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la
réception d’un médecin, avec des danses et de la musique ; je veux que nous en prenions
15 ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.

Angélique.- Mais, mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon
père.

Béralde.- Mais, ma nièce, ce n’est pas tant le jouer, que s’accommoder à ses fantaisies.
Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et
20 nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite
préparer toutes choses.

Cléante, à Angélique.- Y consentez-vous ?

Angélique.- Oui, puisque mon oncle nous conduit.

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Objet d’étude n°2 : La poésie du XIXe au XXIe siècle

Œuvre intégrale : Les fleurs du mal (1857), Charles Baudelaire

Parcours : Alchimie poétique : la boue et l’or

Textes retenus :

- Texte n°6 : « Une charogne »

- Texte n°7 : « L’albatros »

- Texte n°8 : « Recueillement »

Textes complémentaires :

- Texte n°9 : « Les Usines », Les villes tentaculaires (1894), Émile Verhaeren

- Texte n°10 : « Demain, dès l’aube », Les contemplations (1856), Victor Hugo

Lecture cursive : Les villes tentaculaires (1894), Émile Verhaeren

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Les Fleurs du mal (1857), Charles BAUDELAIRE
Texte n°6 : « Une Charogne »

Une charogne

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,


Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

5 Le ventre en l’air, comme une femme lubrique,


Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,


10 Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe


Comme une fleur s’épanouir.
15 La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,


D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
20 Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague


Ou s’élançait en pétillant
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

25 Et ce monde rendait une étrange musique,


Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

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30 Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète


35 Nous regardait d’un œil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,


À cette horrible infection,
40 Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,


Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
45 Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine


Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

12
Les Fleurs du mal (1857), Charles BAUDELAIRE
Texte n°7 : « L’albatros »

L’albatros

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage


Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
5
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

10 Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !


Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées


15 Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

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Les Fleurs du mal (1857), Charles BAUDELAIRE
Texte n°8 : « Recueillement »

Recueillement

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.


Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

5 Pendant que des mortels la multitude vile,


Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années,


10 Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,


Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

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Les Villes tentaculaires (1895), Émile Verhaeren
Texte n°9 : « Les Usines »

Les usines

Se regardant avec les yeux cassés de leurs fenêtres


Et se mirant dans l’eau de poix et de salpêtre
D’un canal droit, marquant sa barre à l’infini,
Face à face, le long des quais d’ombre et de nuit,
5 Par à travers les faubourgs lourds
Et la misère en pleurs de ces faubourgs,
Ronflent terriblement usine et fabriques.

Rectangles de granit et monuments de briques,


Et longs murs noirs durant des lieues,
10 Immensément, par les banlieues ;
Et sur les toits, dans le brouillard, aiguillonnées
De fers et de paratonnerres,
Les cheminées.

Se regardant de leurs yeux noirs et symétriques,


15 Par la banlieue, à l’infini.
Ronflent le jour, la nuit,
Les usines et les fabriques.

Oh les quartiers rouillés de pluie et leurs grand-rues !


Et les femmes et leurs guenilles apparues,
20 Et les squares, où s’ouvre, en des caries
De plâtras blanc et de scories,
Une flore pâle et pourrie.

Aux carrefours, porte ouverte, les bars :


Étains, cuivres, miroirs hagards,
25 Dressoirs d’ébène et flacons fols
D’où luit l’alcool
Et sa lueur vers les trottoirs.
Et des pintes qui tout à coup rayonnent,
Sur le comptoir, en pyramides de couronnes ;
30 Et des gens soûls, debout,
Dont les larges langues lappent, sans phrases,
Les ales d’or et le whisky, couleur topaze.

Par à travers les faubourgs lourds


Et la misère en pleurs de ces faubourgs,

15
35 Et les troubles et mornes voisinages,
Et les haines s’entrecroisant de gens à gens
Et de ménages à ménages,
Et le vol même entre indigents,
Grondent, au fond des cours, toujours,
40 Les haletants battements sourds
Des usines et des fabriques symétriques.

Ici, sous de grands toits où scintille le verre,


La vapeur se condense en force prisonnière :
Des mâchoires d’acier mordent et fument ;
45 De grands marteaux monumentaux
Broient des blocs d’or sur des enclumes,
Et, dans un coin, s’illuminent les fontes
En brasiers tors et effrénés qu’on dompte.

16
Les contemplations (1856), Victor Hugo
Texte n°10 : « Demain dès l’aube »

Demain dès l’aube

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,


Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
5
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
10
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j’arriverai, je mettra sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

17
Objet d’étude n°3 : La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Œuvre intégrale : Gargantua (1534), Rabelais


(translation en français moderne de Maurice Rat, Bibliolycée, Hachette, 2021)

Parcours : Rire et savoir

Textes retenus :

- Texte n°11 : Prologue

- Texte n°12 : Chapitre 14

- Texte n°13 : Chapitre 21

Textes complémentaires :

- Texte n°14 : « Le rat qui s’est retiré du monde », Fables (1678), Jean de La Fontaine

- Texte n°15 : Acte I Scène 1, L’île des esclaves (1725), Marivaux

Lecture cursive : L’île des esclaves (1725), Marivaux

18
Gargantua (1534), Rabelais
Texte n°11 : Prologue

Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux, car c'est à vous, non aux
autres, que je dédie mes écrits, Alcibiade, dans un dialogue de Platon intitulé le
Banquet, faisant l'éloge de son précepteur Socrate, sans conteste le prince des
philosophes, déclare entre autres choses qu'il est semblable aux silènes. Les
5 Silènes étaient jadis de petites boites, comme celles que nous voyons à présent
dans les boutiques des apothicaires, sur lesquelles étaient peintes des figures
drôles et frivoles […] Mais en ouvrant cette boite, vous y auriez trouvé une céleste
et inappréciable drogue : une intelligence plus qu'humaine, une force d'âme
merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans égale, une égalité d'âme
10 sans faille, une assurance parfaite, un détachement incroyable à l'égard de tout ce
pour quoi les humains veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent.

À quoi tend, à votre avis, ce prélude et coup d'essai ? C'est que vous, mes bons
disciples, et quelques autres fous oisifs, en lisant les joyeux titres de quelques
livres de votre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fesse pinte, La dignité
15 des braguettes, des pois au lard avec commentaire, etc., vous pensez trop
facilement qu'on n'y traite que de moqueries, folâtreries et joyeux mensonges,
puisque l'enseigne extérieure est sans chercher plus loin, habituellement reçue
comme moquerie et plaisanterie. Mais il ne faut pas considérer si légèrement les
œuvres des hommes. Car vous-mêmes vous dites que l'habit ne fait pas le moine,
20 et tel est vêtu d'un froc qui au-dedans n'est rien moins que moine, et tel est vêtu
d'une cape espagnole qui, dans son courage, n'a rien à voir avec l'Espagne. C'est
pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est traité. Alors vous
reconnaîtrez que la drogue qui y est contenue est d'une tout autre valeur que ne
le promettait la boite : c'est-à-dire que les matières ici traitées ne sont pas si
25 folâtres que le titre le prétendait.

Et en admettant que le sens littéral vous procure des matières assez joyeuses et
correspondant bien au titre, il ne faut pourtant pas s'y arrêter, comme au chant
des sirènes, mais interpréter à plus haut ce que hasard vous croyiez dit de gaieté
de cœur.

30 Avez-vous jamais crocheté une bouteille ? Canaille ! Souvenez-vous de la


contenance que vous aviez. Mais n'avez-vous jamais vu un chien rencontrant
quelque os à moelle ? C'est, comme dit Platon au livre II de la République, la bête
la plus philosophe du monde. Si vous l'avez vu, vous avez pu noter avec quelle
dévotion il guette son os, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient,
35 avec quelle prudence il entame, avec quelle passion il le brise, avec quel zèle il le
suce. Qui le pousse à faire cela ? Quel est l'espoir de sa recherche ? Quel bien en

19
attend-il ? Rien de plus qu'un peu de moelle. Il est vrai que ce peu est plus délicieux
que le beaucoup d'autres produits, parce que la moelle est un aliment élaboré
selon ce que la nature a de plus parfait, comme le dit Galien au livre 3 Des Facultés
40 naturelles et IIe de L'Usage des parties du corps.

À son exemple, il vous faut être sages pour humer, sentir et estimer ces beaux
livres de haute graisse, légers à la poursuite et hardis à l'attaque. Puis, par une
lecture attentive et une méditation assidue, rompre l'os et sucer la substantifique
moelle, c'est-à-dire - ce que je signifie par ces symboles pythagoriciens - avec
45 l'espoir assuré de devenir avisés et vaillants à cette lecture. Car vous y trouverez
une bien autre saveur et une doctrine plus profonde, qui vous révèlera de très
hauts sacrements et mystères horrifiques, tant sur notre religion que sur l'état de
la cité et la gestion des affaires.

20
École internationale Al Souleimaniya - Riyad

Gargantua (1534), Rabelais


Texte n°12 : Chapitre 14

[…] De fait, l’on lui enseigna[1] un grand docteur en théologie, nommé « maître
Thubal Holopherne[2] », qui lui apprit son abécé[3], si bien qu’il le disait par cœur
à rebours[4], et il y fut cinq ans et trois mois. Puis il lui lut Donat[5], le Facet[6],
Théodolet[7] et Alanus[8] in Parabolis, et y fut treize ans, six mois et deux
5 semaines. Mais notez que, cependant, il lui apprenait à écrire gothiquement[9] et
écrivait[10] tous ses livres, car l’art d’impression n’était pas encore en usage.Et il
portait ordinairement un gros écritoire[11], pesant plus de sept mille
quintaux[12], duquel l’étui à plumes était aussi gros et grand que les gros piliers
d’Ainay[13], et l’encrier y pendait à grosses chaînes de fer, de la capacité d’un
10 tonneau de marchandise. Puis il lui lut De modis significandi[14], avec les
commentaires de Heurtebise, de Faquin, de Tropditeux, de Gualehaut, de Jean le
Veau, de Billonio, Brelinguandus[15], et un tas d’autres ; et y fut de dix-huit ans et
onze mois. Et le sut si bien qu’à l’épreuve il le récitait par cœur à l’envers, et
prouvait sur ses doigts à sa mère que de modis significandi non erat scientia[16].
15 Puis il lut le Compost[17], où il fut bien seize ans et deux mois, lorsque son dit
précepteur mourut, Et fut l’an mil quatre cent vingt De la vérole qui lui vint[18].
Après, il en eut un autre vieux, tousseux, nommé « maître Jobelin Bridé[19] », qui
lui lut Hugutio, Hébrard, Grécisme, le Doctrinal, les Pars, le Quid est, le
Supplementum, Marmotret, de Moribus in mensa servandis, Seneca, de Quatuor
20 virtutibus cardinalibus, Passavantus cum Commento, et Dormi secura[20] pour les
fêtes, et quelques autres de semblable farine, à la lecture desquels il devint aussi
sage qu’oncques depuis [21]nous n’en enfournâmes[22].
[1] enseigna : indiqua, recommanda.
[2] Thubal : en hébreu, signifie « la confusion » ; dans la Bible, Holopherne est un général de Nabuchodonosor, image du
persécuteur des Hébreux. Holopherne fut tué par Judith qui l’avait séduit.
[3] abécé : alphabet
[4] à rebours : à l’envers.
[5] Donat (Aelius Donatus) : auteur d’une grammaire latine au ivesiècle.
[6] Facet : traité de savoir-vivre.
[7] Théodolet : référence à un livre soi-disant écrit par un évêque qui dénonçait les faussetés de la mythologie.
[8] Alanus (Alain de Lille) : poète et théologien (xiie siècle).
[9] gothiquement : en lettres gothiques et non pas italiennes comme préféraient les humanistes. [10] et écrivaient : sous-entendu,
les copiaient (comme avant l’invention de l’imprimerie).
[11] écritoire : coffret contenant tout le matériel nécessaire pour écrire.
[12] quintux : un quintal est un poids de presque 50 livres.
[13] les gros piliers d’Ainay : il s’agit d’une église située à Lyon.
[14] De modis significandi : « Des modes de signification », traité de grammaire scolastique de Thomas d’Erfurt (xive siècle)
critiqué par les humanistes.
[15] Série de noms fantaisistes et satiriques, sauf Gualehaut, qui est un chevalier de la Table Ronde.
[16] de modis significandi non erat scientia (latin) : il n’y avait pas de science des modes de signification.
[17] Compost : calendrier populaire, almanach.
[18] Allusion à des vers de Clément Marot.
[19] Jobelin Bridé : signifie « oisillon bridé ».
[20] Cette série cite des ouvrages condamnés ou moqués par les humanistes : traités de grammaire, commentaires ou sermons,
traités de savoir-vivre.
[21] qu’oncques depuis : que jamais depuis.
[22] enfournâmes (enfourner) : mettre au four, ingurgiter.

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Gargantua (1534), Rabelais


Texte n°13 : Chapitre 21

Cela fait, il voulut de tout son sens étudier à la discrétion de Ponocrate. Mais celui-
ci, pour le commencement, ordonna qu’il ferait à sa manière accoutumée, afin
d’entreprendre par quel moyen, en un si long temps, ses anciens précepteurs
l’avaient rendu fat, niais et ignorant. Il disposait donc de son temps de telle façon
5 qu’il s’éveillait soudainement entre huit et neuf heures, qu’il fût jour ou non : ainsi
l’avaient ordonné ses régents théologiques, alléguant ce que dit David : vanum est
vobis ante lucem surgere. Puis il gambillait, gigotait et paillardait parmi le lit
quelque temps, pour mieux ébaudir ses esprits animaux, et s’habillait selon la
saison, mais il portait volontiers une grande et longue robe de grosse frise, fourrée
10 de renards ; après il se peignait du peigne d’Almain, c’est-à-dire des quatre doigts
et du pouce, car ses précepteurs disaient qu’autrement se peigner, laver et
nettoyer était perdre son temps en ce monde. Puis il fientait, pissait, rendait sa
gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se mouchait
en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et le mauvais air : belles tripes
15 frites, belles grillades, beaux jambons, belles cabirotades et force soupes de
premier matin. Ponocrate lui remontrait qu’il ne devait se repaître si tôt au sortir
du lit, sans avoir fait premièrement quelque exercice. Gargantua répondit : « Quoi
? N’ai-je fait suffisant exercice ? Je me suis vautré six ou sept fois parmi le lit avant
de me lever. N’est-ce pas assez ? Le pape Alexandre faisait ainsi par le conseil de
20 son médecin juif, et il vécut jusqu’à la mort, en dépit des envieux. Mes premiers
maîtres m’y ont accoutumé, disant que le déjeuner faisait bonne mémoire ;
pourtant ils y buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien et n’en dîne que
mieux. Et me disait maître Tubal, qui fut premier à sa licence à Paris, que ce n’est
pas tout l’avantage de courir bien vite, mais bien de partir de bonne heure ; ce
25 n’est point non plus la santé totale de notre humanité de boire à tas, à tas, à tas,
comme canes, mais oui bien de boire matin, unde versus :

« Lever matin n’est point bonheur ;

Boire matin est le meilleur. »

Après avoir bien à point déjeuné, il allait à l’église, et on lui portait, dans un gros
30 panier, un gros bréviaire empantouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et
parchemins, un peu plus un peu moins, onze quintaux six livres. Là il entendait
vingt-six ou trente messes. Pendant ce temps son diseur d’heures venait en place,
empaletoqué comme une huppe, et ayant très bien antidoté son haleine à force
de sirop de vigne. Il marmonnait avec lui toutes ses kyrielles et les épluchait tant
35 soigneusement qu’il n’en tombait un seul grain à terre. Au sortir de l’église, on lui
amenait, sur un train à bœufs, un monceau de patenôtres de Saint-Claude, aussi

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grosses chacune qu’est le moule d’un bonnet, et, se promenant par les cloîtres,
galeries ou jardin, il disait plus que seize ermites. Puis il étudiait quelque méchante
demi-heure, les yeux assis sur son livre, mais, comme dit le Comique, son âme était
40 en la cuisine.

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Fables (1678), Jean de La Fontaine


Texte n°14 : « Le rat qui s’était retiré du monde »

Les Levantins en leur légende


Disent qu'un certain Rat las des soins d'ici-bas,
Dans un fromage de Hollande
Se retira loin du tracas.
5 La solitude était profonde,
S'étendant partout à la ronde.
Notre ermite nouveau subsistait là-dedans.
Il fit tant de pieds et de dents
Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage
10 Le vivre et le couvert : que faut-il davantage ?
Il devint gros et gras ; Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d'être siens.
Un jour, au dévot personnage
Des députés du peuple Rat
15 S'en vinrent demander quelque aumône légère :
Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat ;
Ratopolis était bloquée :
On les avait contraints de partir sans argent,
20 Attendu l'état indigent
De la République attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes amis, dit le Solitaire,
25 Les choses d'ici-bas ne me regardent plus :
En quoi peut un pauvre Reclus Vous assister ? que peut-il faire,
Que de prier le Ciel qu'il vous aide en ceci ?
J'espère qu'il aura de vous quelque souci.
Ayant parlé de cette sorte
30 Le nouveau Saint ferma sa porte.
Qui désignai-je, à votre avis, Par ce Rat si peu secourable ?
Un Moine ? Non, mais un Dervis :
Je suppose qu'un Moine est toujours charitable

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L’île des esclaves (1725), Marivaux


Texte n°15 : Acte I, Scène 1

[…]

Iphicrate, à part les premiers mots.

(Le coquin abuse de ma situation ; j'ai mal fait de lui dire où nous sommes.)
Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons de ce côté.
5
Arlequin
J'ai les jambes si engourdies.

Iphicrate
Avançons, je t'en prie.

10 Arlequin
Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c'est l'air du pays qui fait cela.

Iphicrate
Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre
chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce cas-là,
15 nous nous rembarquerons avec eux.

Arlequin, en badinant.

Badin, comme vous tournez cela !


Il chante :
20 L'embarquement est divin
Quand on vogue, vogue, vogue,
L'embarquement est divin,
Quand on vogue avec Catin.

25 Iphicrate, retenant sa colère.

Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.

Arlequin
Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m'en faire à
coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.

30 Iphicrate
Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?

Arlequin
Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal

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placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s'ils sont morts, en
35 voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge.

Iphicrate, un peu ému.

Mais j'ai besoin d'eux, moi.

Arlequin, indifféremment.

Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas !

40 Iphicrate
Esclave insolent !

Arlequin, riant.

Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes ; mauvais jargon que je n'entends plus.

Iphicrate
45 Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?

Arlequin, se reculant d'un air sérieux.

Je l'ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent
rien.
Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu
50 disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver
ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste,
et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment, je
t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il
est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te
55 ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes
camarades et tes maîtres. Il s'éloigne.

Iphicrate, au désespoir, courant après lui l'épée à la main.

Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne
mérites pas de vivre.

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Objet d’étude n°4 : Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle

Œuvre intégrale : Sido (1929), Les vrilles de la vigne (1908), Colette

Parcours : La célébration du monde

Extraits retenus :

- Texte n°16 : « Portrait de Sido »

- Texte n°17 : « Car j’aimais tant l’aube… »

- Texte n°18 : Sido au cerisier

- Texte n°19 : Forêt de Crécy

Texte complémentaire :

- Texte n°20 : « Mme Tim », Un roi sans divertissement (1947), Jean Giono

Lecture cursive : La promesse de l’aube (1960), Romain Gary

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Sido, (1929), Colette


Texte n°16 : Portrait de Sido

Elle revenait chez nous lourde de chocolat en barre, de denrées exotiques et d’étoffes en
coupons, mais surtout de programmes de spectacles et d’essence à la violette, et elle
commençait de nous peindre Paris dont tous les attraits étaient à sa mesure, puisqu’elle ne
dédaignait rien.

5 En une semaine elle avait visité la momie exhumée, le musée agrandi, le nouveau magasin,
entendu le ténor et la conférence sur la Musique birmane. Elle rapportait un manteau
modeste, des bas d’usage, des gants très chers.

Surtout elle nous rapportait son regard gris voltigeant, son teint vermeil que la fatigue
rougissait, elle revenait ailes battantes, inquiète de tout ce qui, privé d’elle, perdait la chaleur
10 et le goût de vivre. Elle n’a jamais su qu’à chaque retour l’odeur de sa pelisse en ventre-de-
gris, pénétrée d’un parfum châtain clair, féminin, chaste, éloigné des basses séductions
axillaires, m’ôtait la parole et jusqu’à l’effusion.

D’un geste, d’un regard elle reprenait tout. Quelle promptitude de main ! Elle coupait des
bolducs roses, déchaînait des comestibles coloniaux, repliait avec soin les papiers noirs
15 goudronnés qui sentaient le calfatage. Elle parlait, appelait la chatte, observait à la dérobée
mon père amaigri, touchait et flairait mes longues tresses pour s’assurer que j’avais brossé
mes cheveux… Une fois qu’elle dénouait un cordon d’or sifflant, elle s’aperçut qu’au géranium
prisonnier contre la vitre d’une des fenêtres, sous le rideau de tulle, un rameau pendait,
rompu, vivant encore. La ficelle d’or à peine déroulée s’enroula vingt fois autour du rameau
20 rebouté, étayé d’une petite éclisse de carton…Je frissonnai, et crus frémir de jalousie, alors
qu’il s’agissait seulement d’une résonance poétique, éveillée par la magie du secours efficace
scellé d’or…

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Sido (1929), Colette


Texte n°17 : « Car j’aimais tant l’aube »

Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais
qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un panier vide à chaque bras, vers
des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les
cassis et les groseilles barbues.

5 À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand
je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes
jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus
sensibles que tout le reste de mon corps… J’allais seule, ce pays mal pensant était sans
dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un
10 état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau,
le soleil encore ovale, déformé par son éclosion…

Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle


regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, – « chef-d’œuvre » disait-elle. J’étais
peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord… Je
15 l’étais, à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure,
des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant
éveillée sur les autres enfants endormis.

Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d’avoir mangé mon saoul,
pas avant d’avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l’eau
20 de deux sources perdues, que je révérais. L’une se haussait hors de la terre par une convulsion
cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait
aussitôt née et replongeait sous la terre. L’autre source, presque invisible, froissait l’herbe
comme un serpent, s’étalait secrète au centre d’un pré où des narcisses, fleuris en ronde,
attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et
25 de tige de jacinthe…Rien qu’à parler d’elles je souhaite que leur saveur m’emplisse la bouche
au moment de tout finir, et que j’emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire…

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Sido (1929), Colette


Texte n°18 : Sido au cerisier

Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer les merles, car l’Ouest,
notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série, ne manquait pas de déguiser
ses cerisiers en vieux chemineaux et coiffait ses groseilliers de gibus poilus. Peu de jours après,
je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où
5 elle bannissait les religions humaines…

– Chut !… Regarde…

Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la
chair rosée…

– Qu’il est beau !… chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois
10 les mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et
remarque bien qu’il n’attrape que les plus mûres…

– Mais, maman, l’épouvantail…

– Chut !… L’épouvantail ne le gêne pas…

– Mais, maman, les cerises !…

15 Ma mère ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie :

– Les cerises ?… Ah ! oui, les cerises…

Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain dansant
qui me foulait avec tout le reste, allégrement… Ce ne fut qu’un moment, – non pas un moment
unique. Maintenant que je la connais mieux, j’interprète ces éclairs de son visage. Il me semble
20 qu’un besoin d’échapper à tout et à tous, un bond vers le haut, vers une loi écrite par elle
seule, pour elle seule, les allumait. Si je me trompe, laissez-moi errer.

Sous le cerisier, elle retomba encore une fois parmi nous, lestée de soucis, d’amour,
d’enfants et de mari suspendus, elle redevint bonne, ronde, humble devant l’ordinaire de sa
vie :

25 – C’est vrai, les cerises…

Le merle était parti, gavé, et l’épouvantail hochait auvent son gibus vide.

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Les vrilles de la vigne (1908), Colette


Texte n°19 : Forêt de Crécy

À la première haleine de la forêt, mon cœur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse,


tressaille d’une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le
parfum.

Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l’air se balance à peine, lourd, musqué… Une
5 vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit
ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave pourriture framboisée
dont l’arôme se mêle à celui d’un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d’une ronde
de champignons blancs… Ils sont nés de cette nuit, et soulèvent de leurs têtes le tapis craquant
de feuilles et de brindilles… Ils sont d’un blanc fragile et mat de gant neuf, emperlés, moites
10 comme un nez d’agneau ; ils embaument la truffe fraîche et la tubéreuse.

Sous la futaie centenaire, la verte obscurité solennelle ignore le soleil et les oiseaux.
L’ombre impérieuse des chênes et des frênes a banni du sol l’herbe, la fleur, la mousse et
jusqu’à l’insecte. Un écho nous suit, inquiétant, qui double le rythme de nos pas… On regrette
le ramier, la mésange ; on désire le bond roux d’un écureuil ou le lumineux petit derrière des
15 lapins… Ici la forêt, ennemie de l’homme, l’écrase.

Tout près de ma joue, collé au tronc de l’orme où je m’adosse, dort un beau papillon
crépusculaire dont je sais le nom : lykénée… Clos, allongé en forme de feuille, il attend son
heure. Ce soir, au soleil couché, demain, à l’aube trempée, il ouvrira ses lourdes ailes bigarrées
de fauve, de gris et de noir. Il s’épanouira comme une danseuse tournoyante, montrant deux
20 autres ailes plus courtes, éclatantes, d’un rouge de cerise mûre, barrées de velours noir ; –
dessous voyants, juponnage de fête et de nuit qu’un manteau neutre, durant le jour,
dissimule…

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Un roi sans divertissement (1947), Jean Giono


Texte n°20 : Mme Tim

[…] Mme Tim était abondamment grand-mère. Les filles occupaient aussi des situations
dans les plaines, en bas autour.

A chaque instant, sur les chemins qui descendaient de Saint-Baudille on voyait partir le
messager et, sur les chemins qui montaient à Saint-Baudille, on voyait monter ensuite des
5 cargaisons de nourrices et d’enfants. L’aînée à elle seule en avait six. Le messager de Mme
Tim avait toujours l’ordre de faire le tour des trois ménages et de tout ramasser.

C’étaient, alors, des fêtes à n’en plus finir : des goûters dans le labyrinthe de buis ; des
promenades à dos de mulets dans le parc ; des jeux sur les terrasses et, en cas de pluie, pour
calmer le fourmillement de jambes de tout ce petit monde, des sortes de bamboulas dans les
10 grands combles du château dont les planchers grondaient alors de courses et de sauts, comme
un lointain tonnerre.

Quand l’occasion s’en présentait, soit qu’on revienne de Mens (dont la route passe en
bordure d’un coin de parc), soit que ce fût pendant une journée d’automne, au retour d’une
petite partie de chasse au lièvre, c’est-à-dire quand on était sur les crêtes qui dominent le
15 labyrinthe de buis et les terrasses, on ne manquait pas de regarder tous ces amusements.
D’autant que Mme Tim était toujours la tambour-major.

Elle était vêtue à l’opulente d’une robe de bure, avec des fonds énormes qui se plissaient
et se déplissaient autour d’elle à chaque pas, le long de son corps de statue. Elle avait du
corsage et elle l’agrémentait de jabots de linon. A la voir au milieu de cette cuve d’enfants
20 dont elle tenait une grappe dans chaque main, pendant que les autres giclaient autour d’elle,
on l’aurait toute voulue. Derrière elle, les nourrices portaient encore les derniers-nés dans des
cocons blancs. Ou bien, en se relevant sur la pointe des pieds et en passant la tête par-dessus
la haie, on la surprenait au milieu d’un en-cas champêtre, distribuant des parts de gâteaux et
des verres de sirop, encadrée, à droite, d’un laquais (qui était le fils Onésiphore de Prébois)
25 vêtu de bleu, portant le tonnelet d’orangeade et, à gauche, d’une domestique femme (qui
était la petite fille de la vieille Nanette d’Avers), vêtue de zinzolins et de linge blanc, portant
le panier à pâtisserie. C’était à voir !

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