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TROIS LETTRES D’ERIK SATIE

A CLAUDE DEBUSSY (1903)

T A copie des trois lettres qui suivent adressées par Satie à


JLj Claude Debussy a été découverte chez une amie de Lilly
Texier à Bichain, il y a quelques années. C’est à Bichain près de
Villenenve-la-Guyard, on le sait, que Debussy et sa femme pas­
saient leurs vacances ; ils y vinrent les été de 1900 à 1904.
Henri BORGEAUD.
I

Arcueil le 20 juillet 1903.


Mon bon vieux Claude,
Monsieur Erik Satie demande poliment des nouvelles dessus le voj^age
que vous fîtes avec votre dame.
Eûtes-vous quelque aventure ?
A Paris, Monsieur Erik Satie vit par hasard une fête dite du 14 juillet
pour ce qu’elle tombe à ce quantième du mois précité.
Cette fête ? Monsieur Erik Satie la trouve banale et proche de la
grossièreté. Dans le temps qu’elle dure, le menu peuple boit avide­
ment, et sans mesure, de fort mauvais vin qu’il rend ensuite sur le
trottoir. Monsieur Erik Satie ne connaît pas de spectacle plus répu­
gnant que celui-ci, si ce n’est celui que nous donne avec minutie la
Direction du Théâtre National de l’Opéra où Monsieur Erik Satie
manqua d’être joué dans une de ses œuvres si pleines du Dramatique :
Uspud 1.
Ne parlons pas du Passé ; s’il est agréable pour quelques-uns, Mon­
sieur Erik Satie n’y voit que déplaisirs à côté, il est vrai, d’une superbe
carrière de lutte et de courage. Disons donc :

ì. Uspud, ballet chrétien en 3 actes de J. P. Contamine de La Tour,


présenté à l’Opéra le 20 décembre 1892. Le livret existe avec fragments
musicaux dans une plaquette de 16 pages (s.l.ni d.)· Sur la couverture
médaillon avec les profils des deux auteurs par Suzanne Valadon,
72 TROIS LETTRES d’E. SATIE A C. DEBUSSY
Honneur à Monsieur Erik Satie !
Comment va la petite Dame ? Et vous, mon bon Claude ?
Recevez ci-joint mes amitiés pour vous et pour les vôtres.
Monsieur Erik Satie.

II

Arcueil le 14 août 1903.


Mon bon vieux Claude,
Reçûtes-vous la lettre que vous écrivit le 20 juillet 1903 Mon­
sieur Erik Satie ?
La reçûtes-vous, dites ? la prîtes-vous ? et la lûtes-vous ?
Monsieur Erik Satie vous demandait des nouvelles dessus le voyage
que vous fîtes avec votre Dame ; de plus, il s’informait si vous eûtes
quelque aventure, ture ture, ture tu ture.
De vos nouvelles ?
Et la Dame ? Toujours gentille et polie ? Monsieur Erik Satie, lui,
est bien toujours le même : un peu con, si j’ose dire. Il se promène
dans les pays qui entourent le lieu où il repose ; après quoi, prenant
un des livres merveilleux que lui seul peut comprendre tant ils sont
arides, il s’endort pour ne se réveiller que fort longtemps après.
Admirable vie de lutte, hutte, hutte !
Nous eûmes ici un fâcheux événement : le Métropolitain fit naufrage
du côté de Belleville 1.
Il n’en faut pas rire ; aussi, Monsieur Erik Satie en est encore tout
chose, mais il se remettra.
Monsieur Erik Satie fut tourmenté, ces jours-ci d’une méchante et
encombrante sciatique qui l’obligeait de marcher tout courbé en deux
à la manière incommode des poulets, et le faisait durement souffrir.
Monsieur Erik Satie se demande si l’on peut s’habituer à ce mal et
y prendre goût.
Donnez-moi votre main, mon ami ; dites des meilleures choses à la
Dame et présentez mes respects à Monsieur et à Madame Texier.
Erik Satie.

III

Arcueil le 17 août 1903.


Mon bon Claude,
Monsieur Erik Satie veut, par ce billet, vous remercier du plaisir
qu’il ressentit lui-même en lisant celui que vous lui adressâtes.

ì. Le 10 août incendie qui fit 75 victimes à la station des Couronnes.


TROIS LETTRES d’e. SATIE A C. DEBUSSY 73
Il est agréable et rémunérateur de correspondre comme qui dirait
avec vous : vous octroyez le centuple de ce que l’on vous donne. Quand
supposez-vous, en supposant comme de juste une supposition, revenir
vous-mêmes tous les deux dans nos bons gros murs (lesquels vont être
abattus comme des chiens, sauf votre respect) ? Il doit faire froid dans
le pays de Bichain. Le vent y est peut-être plus frais qu’ailleurs ; aussi
n’y faut-il point rester des mois et des mois, car il s’y pourrait attraper
de vilains maux, tous plus méchants en méchanceté qu’il ne convient
vis-à-vis de la santé du pauvre monde.
Et votre pieuse et digne Dame ? Lui fites-vous part de mes poli­
tesses pour elle ? Et ce sacré nom de Dieu de « Poisson rêveur »? 1
Lui donnâtes-vous de votre hameçon ? Monsieur Erik Satie travaille
en ce moment à une œuvre plaisante, laquelle est appelée « 2 Mor­
ceaux en forme de poire ». Monsieur Erik Satie est fou de cette nouvelle
invention de son esprit. Il en parle beaucoup et en dit grand bien. Il
la croit supérieure à tout ce qui a été écrit jusqu’à ce jour ; peut-être
se trompe-t-il ; mais il ne faut le lui dire ; il ne le croirait pas 2.
Vous qui le connaissez bien, dites-lui ce que vous en pensez : sûre­
ment, il vous écoutera mieux que quiconque, tant est portée son ami­
tié pour vous. Voulez-vous que je dise ? Eh bien ! par la bouche humide
de cette plume qui vous parle dans mes bons gros vieux doigts plé­
béiens le bon langage de la bonne concordance que l’on se doit censé­
ment les uns et les autres, je vous souhaite bien le bonjour, à vous,
mon bon Claude, à votre Dame et à l’honorable compagnie ici présente,
et croyez à l’affection affectueuse et affectionneuse de votre vieux.
Erik Satie.

Lettre de Satie à Ernest Chausson


à propos des « Gymnopédies » orchestrées par Debussy.
Église
Métropolitaine ď Art Abbatiale le 23 du mois de février de 1897.
de
Jésus Conducteur
Erik Satie, Parcier et Maître de Chapelle,
à Monsieur Ernest Chausson.

Messire. Si l’abomination mérite les châtiments de l’extermination,


la concorde appelle les hommages du Juste, Conséquemment, Je vous

ì. The dreamy fish pour piano (Le Poisson rêveur) inachevé.


Conte de Lord Cheminot.
Un fragment du manuscrit porte la date : Arcueil, mars 190г.
2. Il s’agit des Trois morceaux en forme de poire écrits par Satie pour
piano à 4 mains édités par Rouart-Lerolle en 1911.
74 DEUX LETTRES DE G. FAURÉ A C. DEBUSSY

prie d’aviser de Mon affection et de Mes congratulations, Messieurs


les membres du Comité de la Société Nationale de Musique ; manière
de gratification spirituelle, que Je concède pour l’accueil fait par eux
à Mes « Gymnopédies » orchestrées par le Vénérable Claude A. Debussy 1.
Il est de toute justice que ces Chers Messieurs reçoivent ici Mes grâces ;
car la colère que Je ressens toujours contre ceux qui se nourrissent
exclusivement des flammes de l’Enfer, impètre Ma gratitude en faveur
des bons ; gratitude que Je suis heureux de leur exprimer chaque fois
qu’il est en mon pouvoir de le faire ; gratitude qui les distingue des
malheureux terrorisés par l’humilité de Mon courage et par la décense
de Mes aspirations.
Que le Dieu Tout-puissant, Père et Fils et Saint-Esprit, vous
bénisse, Mesire.
Étant très chrétiennement le Pauvre
Erik Satie.

Dédicace des « Gymnopédies » à Gustave Doret.

Abbatiale, le 2 du mois d’avril de 1897.


À Gustave Doret,
Je vous accole, mon Frère. Que mes embrassements conservent,
par leur vertu pétrifiante et consolatrice, le fidèle compagnon que
vous M’êtes.
Erik Satie.

ì. Deux Gymnopédies de Satie orchestrées par Debussy avaient été


exécutées en première audition au concert de la Société Nationale de Musique
donné Salle Erard le 20 février 1897 sous la direction de Gustave Doret.
Title: Trois lettres d'Erik Satie à Claude Debussy (1903)

Author(s)/Editor(s): Henri Borgeaud (editor and introduction), and Éric Satie

Source: Revue de musicologie 48/125 (juillet-décembre 1962) 71–74) 71–74

ISSN: 0000-0000

e-ISSN: 0000-0000

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