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LXXIX.
A THÉODORE RITTER.
12 janvier 1856.
LXXX.
A M. ERNEST LEGOUVÉ[92].
Mille joies triomphantes, mon cher Legouvé! c'est superbe! C'est le plus
beau succès, le plus pur, le plus légitime, le plus providentiel auquel j'aie
assisté de ma vie. J'ai le cœur gonflé, à en éclater.... C'est si beau, un chef-
d'œuvre complet! un chef-d'œuvre interprété par une femme de génie, par
une muse, et un chef-d'œuvre échappé, qui plus est, aux dangers de la
traduction. Vous avez tous les bonheurs à la fois, un traducteur
incomparable, une actrice sublime, un public intelligent et sensible, et une
offense vengée....
Je vous chante en mon âme un hymne de gloire dont les fanfares
retentiraient jusqu'en Grèce si on l'exécutait.
Nous avons pleuré et frémi, ma femme et moi. Je vous embrasse; il y avait
longtemps que je n'avais ressenti une telle joie!
LXXXI.
A M. AUGUSTE MOREL
Paris, 23 mai 1856.
AU MÊME.
LXXXIII.
A M. L'ABBÉ GIROD[93].
Paris, 16 décembre 1856
Monsieur,
J'ai reçu le livre que vous avez bien voulu m'envoyer et je l'ai lu avec le
plus vif intérêt. Si la question pouvait être rendue plus claire qu'elle ne l'est,
elle l'eût été par vous. Il n'est pas possible de la concevoir mieux exposée, ni
mieux débattue; mais c'est, je l'avoue, une espèce de chagrin pour moi, de
voir des hommes de cœur et d'intelligence tels que vous, monsieur,
employer leur temps et leurs forces à combattre de semblables moulins à
vent. Les seuls points sur lesquels j'ai le regret de me trouver en dissidence
avec vous, sont ceux qui ont trait à la fugue classique sur Amen! et au jeu de
mutation des orgues.
Sans doute, on pourrait écrire une belle fugue d'un caractère religieux pour
exprimer le souhait pieux: Amen! Mais elle devrait être lente, pleine de
componction et fort courte; car, si bien qu'on exprime le sens d'un mot, ce
mot ne saurait être, sans ridicule, répété un grand nombre de fois. Au lieu de
cette réserve et de cette tendance expressive, les fugues sur le mot amen
sont toutes rapides, violentes, turbulentes, et ressemblent d'autant plus à des
chœurs de buveurs entremêlés d'éclats de rire, que chaque partie vocalise
sur la première syllabe du mot a......a-a-a-a-men, ce qui produit l'effet le
plus grotesque et le plus indécent. Ces fugues traditionnelles ne sont que
d'insensés blasphèmes.
Quant aux jeux de mutation de l'orgue, c'est le charivari organisé et je ne
puis les entendre sans horreur.
L'habitude, l'usage, la routine sont les soutiens de ces barbaries que nous
légua l'ignorance du moyen âge; si j'étais encore un artiste guerroyant
comme autrefois, je vous dirais: Delenda est Carthago! Mais je suis las et
obligé de reconnaître que les absurdités sont nécessaires à l'esprit humain et
naissent de lui comme les insectes naissent des marécages. Laissons les uns
et les autres bourdonner!
LXXXIV.
A M . B E N N E T.
Oui, Théodore a raison: votre papier pelure qui boit l'encre m'a fortement
agacé les nerfs, qui sont déjà si malades. Changez donc de parchemin pour
m'écrire à l'avenir.
Je vous remercie néanmoins, et très cordialement, de votre bonne et
réconfortante lettre. Mais je n'ai pas besoin, autant que vous le croyez, d'être
encouragé à continuer mon travail. Tout malade que je suis, je vais toujours;
ma partition[94] se fait, comme les stalactites se forment dans les grottes
humides, et presque sans que j'en aie conscience. J'achève en ce moment
d'instrumenter le finale monstre du premier acte, qui m'avait jusqu'à hier
donné de graves inquiétudes à cause de ses dimensions. Mais j'ai envoyé
Rocquemont me chercher au Conservatoire la partition d'Olympie de
Spontini, où se trouve une marche triomphale dans le même mouvement
que la mienne et dont les mesures ont la même durée que celles de mon
finale. J'ai compté les mesures; il y en a 347, et je n'en ai, moi, que 244.
D'ailleurs, il n'y a point d'action durant cet immense développement
processionnel de la marche d'Olympie, tandis que j'ai une Cassandre qui
occupe la scène pendant le déroulement du cortège du cheval de bois dans
le lointain. Enfin cela peut aller[95].
J'ai entièrement fini aussi le duo et le finale du quatrième acte. Voyez avec
quelle facilité vous m'entraînez à vous parler de mon ouvrage!... Ah! je n'ai
pas d'illusions, non, et vous me faites rire avec ces vieux mots de mission à
remplir! quel missionnaire!... Mais il y a en moi une mécanique
inexplicable qui fonctionne malgré tous les raisonnements, et je la laisse
faire, parce que je ne puis l'empêcher de fonctionner.
Ce qui me dégoûte le plus, c'est la certitude où je suis de la non-existence
du beau pour l'incalculable majorité des singes humains!...
Madame X..., qui est venue me voir avant-hier, m'avouait naïvement et
tristement qu'elle n'avait jamais ni vu ni lu la Vestale de Spontini.
Une artiste pareille qui a passé sa vie dans le monde musical et théâtral,
s'être trouvée, par hasard, partout où cette lumière du génie ne brillait pas!...
N'y a-t-il pas là de quoi révolter contre le sort des chefs-d'œuvre! Il est vrai
qu'elle a été élevée au milieu de la boutique des épiciers italiens!... Mais
cette éducation coloniale ne l'a pas empêchée de faire connaissance plus
tard avec Mozart, Haydn, Beethoven, Gluck, et de s'éprendre même pour la
lourde face emperruquée de ce tonneau de porc et de bière qu'on nomme
Haendel!...
Ainsi me voilà à la tête d'un acte et demi de partition terminée. Avec du
temps, le reste de la stalactite se formera peut-être bien, si la voûte de la
grotte ne s'écroule pas....
Nous serons bien heureux de vous voir revenir à Paris, ne fût-ce que pour
quelques semaines.... Réalisez votre plan de concert, je serai probablement
assez fort dans un mois pour pouvoir le diriger, et cela me réchauffera un
peu.
Il est heureux que ma lettre touche à sa fin;... le pâle rayon de soleil qui
éclairait ma fenêtre quand j'ai commencé à vous écrire, s'éteint, et je ne me
sens plus que du froid au cœur, et je vois tout en gris, et je vais m'étendre
sur mon canapé et y fermer les yeux de l'esprit et du corps pour ne rien voir
et demeurer stupide comme un arbre sans feuilles et ruisselant de pluie.
LXXXV.
A M. AUGUSTE MOREL
Dimanche matin.
AU MÊME.
LXXXVII.
AU MÊME.
LXXXVIII.
AU MÊME.
LXXXIX.
AU MÊME.
XC.
AU MÊME.
Je ne puis plus vous parler, vous me l'avez défendu, de toutes vos bontés
pour Louis et de l'intérêt constant que vous prenez à tout ce qui le regarde.
J'y suis de plus en plus sensible cependant. Mon oncle et ma sœur sont
également bien touchés de vos soins et de votre affection pour lui. Grâce à
vous et à cet excellent Lecourt, le voilà monté sur un magnifique navire et
investi de fonctions qui doivent le forcer à devenir laborieux et raisonnable
de plus en plus.
J'espère beaucoup du mode de traitement auquel votre médecin vient de
vous soumettre[96]. En tout cas, s'il a raison ou non dans ses conjectures,
vous ne tarderez pas à le savoir. Vous devez être tourmenté par la
suspension du travail de votre partition. Je serais au supplice, en ce moment
surtout, s'il m'arrivait d'être obligé d'abandonner la mienne. Et pourtant qu'y
a-t-il de plus triste, de plus misérable que notre monde musical de Paris!
quelle direction imprimée à tous nos théâtres lyriques!...
L'Opéra a toujours du monde; on ne peut pas empêcher le public d'y aller.
Dès lors, une suffisance et une nonchalance dans l'administration qui
dépassent tout ce que vous pouvez vous figurer. Pourvu qu'on puisse
régulièrement, quatre ou cinq fois par mois, donner la Favorite, paroles de
M. le directeur, et Lucie, paroles de M. le directeur, tout va bien. En ce
moment, tout va mieux encore; on monte la Magicienne (paroles de M. le
directeur attribuées à M. de Saint-Georges). Roqueplan fait parler de lui par
ses excentricités de langage à l'Opéra-Comique. Il dit à Stockhausen qu'il ne
sait pas chanter, il envoie tout le monde se faire f..... Il dit à ce brave M***,
qui s'était cru obligé, de lui faire une visite: «Qu'est-ce que vous f..... ici?
f.....-moi le camp! l'Opéra-Comique n'est pas un lieu public.» Nous avons
un haut fonctionnaire qui ne va pas mal non plus de son côté; il répond à un
homme de lettres qui était allé le remercier de la part de nos associations
pour une faveur que ce grand homme leur avait accordée: «Je me f... de la
reconnaissance des artistes! je n'ai pas fait cela pour eux. Les arts
m'embêtent.» Vous voyez que les idées poétiques ont à se manifester dans
un joli petit monde... L'empereur et l'impératrice sont allés voir le Cheval de
bronze, il y a trois jours. Ils sont sortis très mécontents, dit-on. Je voudrais
que vous entendissiez la musique qu'on fait à la cour de temps en temps...
D'un autre côté, voilà ce pauvre roi de Prusse qui perd la tête; je ne sais si
son frère aura autant que lui le sentiment des arts. Les petites cours
allemandes, où l'on aime la musique, ne sont pas riches, et la Russie
(comme l'Angleterre) est tout acquise aux Italiens.
Reste la reine Pomaré; mais Taïti est bien loin. Encore assure-t-on que la
gracieuse Aimata-Pomaré préfère à tout les jeux de cartes, les cigares et
l'eau-de-vie. Le Brésil est à Verdi. Si nous allions en Chine!...
XCI.
A M . H A N S D E B U L O W.
ils sont franchement convenus que cet accord, bien qu'écrit par moi, n'était
pas devenu faux. Notre maniaque de la Revue des Deux Mondes n'est pas de
cette probité-là[98], et quand on lui fait entendre un accord de mi sorti de
ma plume, il déclare l'accord intolérable.
Baisez la main, de ma part, je vous prie, à mademoiselle Milde quand
vous la verrez, et remerciez-la de son courage à chanter l'accord de mi
quand même.
Les parties d'orchestre et de chœur de l'Impériale sont à vos ordres, et je
vous les enverrai quand vous le désirerez; seulement je n'ai pas la traduction
allemande du texte de cette cantate, et je ne suppose pas qu'on puisse faire
chanter du français par des choristes allemands. Comment tournerez-vous
cette difficulté? Répondez-moi à ce sujet; après quoi, je ferai ce que vous
voudrez et je vous donnerai quelques indications pour l'exécution du
morceau.
Je fais des vœux pour la prospérité de votre pieuse entreprise; mais, entre
nous, je tremble qu'elle ne vous coûte de l'argent; à moins que votre
orchestre ne soit d'un bon marché extrême. Ici, une pareille crainte serait
déraisonnable: il n'y a rien à craindre, on est sûr de ne pas faire les frais.
Il faut que je vous dise que Brandus vient de faire une espèce de nouvelle
édition de Roméo et Juliette, grande partition et parties séparées, contenant
une foule de corrections et quelques petits changements de détail assez
importants. C'est d'après ces corrections qu'a été rédigée la partition de
piano et chant, avec double texte allemand et français, qu'on va publier
prochainement à Leipzig. Si jamais vous aviez envie d'exécuter quelque
fragment de Roméo et Juliette à vos concerts, ne le faites pas sans me
prévenir; je vous indiquerai les morceaux où il y a des changements.
Vous me demandez ce que je fais. J'achève les Troyens. Depuis quinze
jours, il m'a été impossible d'y travailler. J'en suis à la catastrophe finale;
Énée est parti, Didon l'ignore encore, elle va l'apprendre, elle pressent le
départ...
Quis fallere possit amantem?
Ces angoisses de cœur à exprimer, ces cris de douleur à noter,
m'épouvantent... comment vais-je m'en tirer? Je suis surtout inquiet sur
l'accentuation de ce passage dit par Anna et Narbal au milieu de la
cérémonie religieuse de prêtres de Pluton:
S'il faut enfin qu'Énée aborde en Italie,
Qu'il y trouve un obscur trépas!
Que le peuple latin à l'Ombrien s'allie,
Pour arrêter ses pas!
Percé d'un trait vulgaire en la mêlée ardente,
Qu'il reste abandonné sur l'arène sanglante
Pour servir de pâture aux dévorants oiseaux!>
Entendez-vous, Hécate, Érèbe, et toi, Chaos?
Est-ce une imprécation violente? est-ce de la fureur concentrée, sourde?...
Si cette pauvre Rachel n'était pas morte, je serais allé le lui demander. Vous
pensez, sans doute, que j'ai bien de la bonté de me préoccuper ainsi de la
vérité d'expression, et que ce sera toujours assez vrai pour le public. Oui,
mais pour nous?... Enfin, je trouverai peut-être.
Vous ne sauriez, mon cher Bulow, vous faire une idée juste du flux et du
reflux de sentiments contraires dont j'ai le cœur agité depuis que je travaille
à cet ouvrage. Tantôt c'est une passion, une joie, une tendresse dignes d'un
artiste de vingt ans. Puis c'est un dégoût, une froideur, une répulsion pour
mon travail, qui m'épouvantent. Je ne doute jamais: je crois et je ne crois
plus, puis je recrois... et, en dernière analyse, je continue à rouler mon
rocher... Encore un grand effort, et nous arriverons au sommet de la
montagne, l'un portant l'autre.
Ce qu'il y aurait de fatal en ce moment pour le Sysiphe, ce serait un accès
de découragement venu du dehors; mais personne ne peut me décourager,
personne n'entend rien de ma partition, aucun refroidissement ne me
viendra par suite des impressions d'autrui. Vous même, vous seriez ici, que
je ne vous montrerais rien. J'ai trop peur d'avoir peur.
J'ai ajouté une fin au drame, fin bien plus grandiose et plus concluante que
celle dont je m'étais contenté jusqu'à présent. Le spectateur verra ainsi la
tâche d'Énée accomplie, et Clio s'écrie à la dernière scène, pendant que le
Capitole romain rayonne à l'horizon:
Fuit Troja!... Stat Roma!
Il y a là, en outre, une grande pompe musicale, dont il serait trop long de
vous expliquer le sujet.
Voyez avec quelle naïveté je me laisse aller à vous parler de tout cela.
Voilà ce que c'est que de m'écrire des lettres comme celle que je viens de
recevoir de vous. Il ne faut pas porter une vive lumière aux yeux d'un
homme enrhumé, si l'on ne veut pas le faire éternuer pendant une demi-
heure.
Mais voilà mes éternuements finis. Adieu; écrivez-moi souvent, je
m'engage à vous répondre en style de notaire et fort laconiquement. Je ne
suis pas féroce...
XCII.
A LOUIS BERLIOZ.
XCIII.
AU MÊME.
Cher Louis,
Le courrier des Indes part demain et j'ai tout juste aujourd'hui quelques
instants pour causer un peu avec toi. Je suis bien impatient de recevoir de
tes nouvelles! Comment auras-tu fait cette longue traversée? comment te
portes-tu? comment te trouves-tu à bord? n'oublie aucun de ces détails. Ici,
on ne va pas bien. Je suis, moi, assez passablement remis en ce moment;
mais ma femme est presque toujours au lit et fort souffrante, et se
tourmentant beaucoup.
J'ai aussi une triste nouvelle à t'annoncer; le pauvre M. Lawsson est mort
ces jours-ci. Il s'est éteint sans agonie, sans souffrance, comme une lampe
qui n'a plus d'huile. Mon oncle est toujours à Cannes en Provence.
Je travaille tant que je peux pour finir ma partition et j'avance peu à peu.
J'en suis à cette heure au dernier monologue de Didon: «Je vais mourir dans
ma douleur immense submergée.»
Je suis plus content de ce que je viens d'écrire que de tout ce que j'ai fait
auparavant. Je crois que ces terribles scènes du cinquième acte seront en
musique d'une vérité déchirante.
Mais j'ai encore modifié cet acte. J'y ai fait une large coupure et j'y ai
ajouté un morceau de caractère, destiné à contraster avec le style épique et