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021/
Elias fixa quelques secondes son regard dans les yeux d’Ibarra et reprit:
—Ne vous inquiétez pas, répondit Crisóstomo avec un certain ennui, je sais
que vous êtes poursuivi, mais je ne suis pas un délateur.
—Oh! ce n’est pas pour moi! ce n’est pas pour moi! s’écria vivement Elias,
non sans quelque hauteur, c’est pour vous: moi, je ne crains rien des
hommes!
La surprise d’Ibarra s’augmenta encore; le ton dont lui parlait ce paysan, cet
ancien pilote, était nouveau et semblait n’être en rapport ni avec son état, ni
avec sa fortune.
—Que voulez-vous dire? demanda le jeune homme en interrogeant du
regard cet homme mystérieux.
—Je ne parle pas par énigmes; je veux m’expliquer clairement. Pour assurer
votre sécurité, il faut que vos ennemis vous croient aveugle et confiant.
Ibarra recula.
—Nous en avons tous, señor, depuis le plus petit insecte jusqu’à l’homme,
depuis le plus pauvre et le plus humble jusqu’au plus riche et au plus
puissant! La haine est la loi de la vie.
—Vous avez des ennemis dans les hautes comme dans les basses sphères,
continua Elias, sans paraître avoir entendu. Vous méditez une grande
entreprise; vous avez un passé: votre père, votre grand-père ont eu des
ennemis parce qu’ils ont eu des passions; dans la vie ce ne sont pas les
criminels qui provoquent le plus de haine, ce sont les hommes honorables.
—J’en connaissais un, celui qui est mort, répondit-il. Hier soir, par quelques
paroles échangées entre lui et un inconnu qui se perdit dans la foule, je
découvris qu’il se tramait quelque chose contre vous. «Celui-là, les
poissons ne le mangeront pas comme ils ont mangé son père, vous le verrez
demain!» avait-il dit. Ces mots attirèrent mon attention, aussi bien par leur
signification propre que par la personne de l’homme qui les prononçait. Il y
a quelques jours, cet individu s’était présenté au chef de chantier en
s’offrant expressément pour diriger les travaux de pose de la pierre, ne
demandant pas un gros salaire, mais faisant étalage de grandes
connaissances. Je n’avais aucun motif pour croire à de mauvais desseins de
sa part, mais, en moi, quelque chose me disait que mes présomptions étaient
fondées. C’est pour cela que, voulant vous avertir, j’ai choisi un moment et
une occasion propices pour que vous ne puissiez pas me questionner. Quant
au reste, vous l’avez vu!
Elias s’était tu depuis un long moment, qu’Ibarra ne lui avait pas encore
répondu, n’avait pas prononcé une seule parole.
—Je regrette que cet homme soit mort! dit-il enfin, par lui j’aurais pu savoir
quelque chose de plus!
Crisóstomo regarda un instant l’homme qui lui parlait ainsi et, découvrant
ses bras musculeux, couverts de meurtrissures et de contusions, il lui dit en
souriant:
—Croire au hasard c’est croire au miracle; c’est toujours supposer que Dieu
ne connaît pas l’avenir. Qu’est-ce que le hasard? Un événement que
personne n’avait prévu. Qu’est-ce que le miracle? Une contradiction, un
renversement des lois naturelles. Imprévision et contradiction dans
l’Intelligence qui dirige la machine du monde, ce sont là deux grandes
imperfections.
—Qui êtes-vous? demanda Ibarra avec une certaine crainte; avez-vous fait
des études?
—J’ai dû croire beaucoup en Dieu puisque j’ai perdu la croyance dans les
hommes, répondit le pilote en éludant la question.
—Pour faire le bien, oui; non pour faire le mal; pour corriger et améliorer,
non pour détruire; parce que si ses jugements sont erronés il n’a pas le
pouvoir de remédier au mal qu’il a fait. Mais, ajouta-t-il en changeant de
ton, cette discussion est au-dessus de mes forces et je vous retiens alors que
l’on vous attend. N’oubliez pas ce que je viens de vous dire: vous avez des
ennemis, conservez-vous pour le bien de votre pays.
Et il s’en alla.
—Chaque fois que vous le voudrez et chaque fois que cela pourra vous être
utile. Je suis encore votre débiteur!
XXXIV
Le repas
Tous les grands personnages de la province sont réunis sous le kiosque
décoré et pavoisé.
Le digne Capitan commença par froncer les sourcils, puis il leva la tête: son
visage pâlissait, s’illuminait, puis il replia précipitamment la dépêche et se
levant:
On lui aurait annoncé l’arrivée des tulisanes qu’il eût certainement été
moins troublé.
«Le capitaine général fait encore une des siennes, il nous vexe; c’est au
couvent qu’il devait descendre». Mais tous se turent et personne n’exprima
sa pensée à ce sujet.
—On m’avait déjà parlé de ceci hier, dit l’Alcalde, mais alors Son
Excellence n’était pas encore décidée.
Léonidas ne peut certes avoir mieux dit: «Ce soir nous souperons chez
Pluton!»
—Comment quelque peu, s’écria l’alférez; il doit être rendu et, comme on
dit ici, malunqueado. Quel sermon!
—Pour pouvoir tant parler, il faut avoir ses poumons! observa le P. Manuel
Martin.
—Je vous remercie, señor... vous vous occupez trop de ma personne, mais...
—Le señor alférez sait bien, en ces jours-ci, que ce n’est pas moi qui gagne
ou qui perds le plus.
—Votre Excellence est poète! dit gaiement le notaire; et tous deux vidèrent
leur verre.
—Je ne puis moins faire, dit l’Alcalde en s’essuyant les lèvres; l’occasion,
si elle ne fait pas toujours le larron, fait le poète. En ma jeunesse j’ai
composé des vers, qui certainement n’étaient pas mauvais.
—De telle sorte que, pour suivre Thémis, Votre Excellence a été infidèle
aux Muses! dit emphatiquement notre mythique et sympathique
correspondant.
—Psh! que voulez-vous dire? Parcourir toute l’échelle sociale a toujours été
mon rêve. Hier je cueillais des fleurs et j’entonnais des chansons,
aujourd’hui j’ai pris la verge de la justice et je sers l’humanité, demain...
—Psh! oui... non... être ministre n’est pas précisément mon idéal: le premier
venu arrive à l’être. Une villa dans le Nord pour passer l’été, un hôtel à
Madrid, quelques propriétés en Andalousie pour l’hiver... Nous vivrons en
paix, nous souvenant de nos chères Philippines... De moi, Voltaire n’aurait
pas dit: Nous n’avons été chez ces peuples que pour nous y enrichir et pour
les calomnier1.
Les employés crurent que Son Excellence avait fait un bon mot et se mirent
à rire pour le célébrer; les moines les imitèrent, car ils ne savaient pas que
Voltaire était le Voltaïré2 qu’ils avaient tant de fois maudit et voué à l’enfer.
P. Sibyla, lui, le savait, et supposant que l’Alcalde avait soutenu quelque
hérésie ou proféré quelque impiété, il affecta un air sérieux et réservé.
Dans l’autre kiosque étaient les enfants. Ils étaient plus bruyants que ne le
sont d’ordinaire les enfants philippins qui, à table ou devant des étrangers,
pèchent plutôt par timidité que par hardiesse. Si l’un se servait mal de son
couvert son voisin le corrigeait; de là une discussion, tous deux avaient
leurs partisans: pour les uns tel ou tel objet était une cuiller, pour les autres
une fourchette ou un couteau, et, comme personne ne faisait autorité, c’était
un vacarme épouvantable; on aurait cru assister à une discussion de
théologiens.
—Oui, disait une paysanne à un vieillard qui triturait du buyo dans son
kalikut3; bien que mon mari ne le veuille pas, mon Andoy sera prêtre. Il est
vrai que nous sommes pauvres, mais nous travaillerons; s’il le faut nous
demanderons l’aumône. Beaucoup donnent de l’argent pour permettre aux
pauvres de se faire ordonner. Le frère Mateo, qui ne ment jamais, n’a-t-il
pas dit que le pape Sixte avait été pasteur de carabaos à Batangas? Tiens!
regarde-le mon Andoy, regarde s’il n’a pas déjà la figure de saint Vincent!
Et l’eau en venait à la bouche de la bonne mère de voir son fils prendre sa
fourchette à deux mains!
—N’ayez crainte, grand-père! Andoy n’oubliera pas que vous lui avez
enseigné à tresser des paniers de roseaux et de dikines4.
—Tu as raison, Petra; moi aussi je crois que ton fils sera quelque chose de
grand..... au moins patriarche! Je n’en ai pas vu d’autres qui ait appris
l’office en moins de temps! Oui, oui, il se rappellera de moi quand il sera
Pape ou évêque et qu’il s’amusera à faire des paniers pour sa cuisinière. Il
dira des messes pour mon âme, hé! hé!
—Hem! bah! que croyez-vous donc, grand-père? Pensez-vous que les Papes
travaillent des mains? Le curé, bien qu’il ne soit qu’un curé, ne travaille
qu’à la messe... quand il se retourne! L’archevêque, lui, ne se retourne pas;
il dit la messe assis; et le Pape... le Pape doit la dire dans le lit, avec un
éventail! Que vous imaginiez-vous donc!
—C’est décidé, cumare6, mon fils doit être docteur; il n’y a rien de tel que
d’être docteur!
—Merci bien! Le curé, pour faire deux ou trois tours et dire déminos
pabiscum, mange le bon Dieu et reçoit de l’argent. Tous, même les femmes,
lui racontent leurs secrets.
—Et le curé? peut-être que le curé n’en voit pas autant que votre docteur?
Et encore mieux! Vous savez le refrain: poule grasse et jambe ronde sont
pour le curé!
—Quoi? est-ce que les médecins mangent des sardines sèches? est-ce qu’ils
s’abîment les doigts à manger du sel?
—Est-ce que le curé se salit les mains comme vos médecins? C’est pour
cela qu’il a de grandes fermes et, quand il travaille, il travaille avec de la
musique et les sacristains l’aident.
—Et le... le prêcher? vous ne me direz pas que ce n’est pas un travail. Voyez
donc, comme le grand curé suait ce matin! objecta l’homme, qui ne voulait
pas battre en retraite.
—Quel expert, quelles expertes! s’écria avec ironie le P. Dámaso. Celui qui
a besoin d’experts est un petit chien7! Il faut être plus brute que les Indiens
qui bâtissent eux-mêmes leurs propres maisons, pour ne pas savoir
construire quatre murs et placer une charpente dessus; c’est tout ce qu’il
faut pour une école!
Tous regardèrent Ibarra, mais celui-ci, bien qu’il ait un peu pâli, poursuivait
sa conversation avec Maria Clara.
—Votre Révérence dit que l’on ne donnait que huit cuartos? c’est
impossible! dit l’Alcalde pour changer le cours de la conversation.
—Si, señor, et c’est ce que devraient faire aussi ceux qui se targuent d’être
bons Espagnols. On voit bien que, depuis l’ouverture du canal de Suez, la
corruption est venue jusqu’ici. Autrefois, quand on devait doubler le Cap, il
ne venait pas tant d’hommes perdus et il n’y en avait pas tant qui allassent
se perdre là-bas!
—Mais, P. Dámaso...!
—Tous finissent comme ils le méritent, continua-t-il, la main de Dieu est là,
il faut être aveugle pour ne pas la voir. Déjà, dans cette vie, les pères de tous
ces serpents reçoivent leur châtiment... ils meurent en prison! hé!...
Ibarra était hors de lui, son corps tremblait, ses yeux menaçants sortaient de
leurs orbites. Fr. Dámaso, d’un effort, se souleva mais le jeune homme, lui
prenant le cou, le secoua jusqu’à ce qu’il l’eût plié à genoux.
—Vous tous, ici, vous n’avez rien dit! maintenant, cela me regarde! Je l’ai
évité, Dieu me l’apporte! que Dieu juge!
Le jeune homme respirait avec effort; mais son bras de fer maintenait
durement le franciscain qui luttait en vain pour se dégager.
Ibarra la regarda d’un œil qui semblait refléter la folie. Peu à peu ses doigts
crispés s’étendirent, il laissa tomber le corps du franciscain, abandonna le
couteau, puis se couvrant la figure de ses deux mains, s’enfuit à travers la
multitude.
—Qu’il repose en paix, mais il n’a que payé sa dette! s’écriait un jeune
homme. Ce qu’il a fait ce matin au couvent n’a pas de nom.
—Eh bien! après le sermon, il l’a fait appeler et lui a demandé pourquoi il
était sorti. «Je ne comprends pas le tagal, Père», répondit le jeune homme.
«Et pourquoi t’es-tu moqué de moi en disant que c’était du grec?» lui cria le
P. Dámaso en lui donnant un soufflet. L’autre riposta, ce fut une bataille à
coups de poings jusqu’à ce qu’on fût venu les séparer.