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Argumentation et Analyse du Discours

20 | 2018
Repenser la « dimension argumentative » du
discours
Ruth Amossy (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/aad/2492
DOI : 10.4000/aad.2492
ISSN : 1565-8961

Éditeur
Université de Tel-Aviv

Référence électronique
Ruth Amossy (dir.), Argumentation et Analyse du Discours, 20 | 2018, « Repenser la « dimension
argumentative » du discours » [En ligne], mis en ligne le 15 avril 2018, consulté le 10 novembre 2020.
URL : http://journals.openedition.org/aad/2492 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.2492

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1

SOMMAIRE

Introduction : la dimension argumentative du discours - enjeux théoriques et pratiques


Ruth Amossy

Pour une reconception de l’argumentation à la lumière de la dimension argumentative des


discours
Alain Rabatel

Éclairages, dimension rhétorique et argumentation à l’épreuve des tweets de Donald Trump


Thierry Herman

La dimension argumentative dans les textes poétiques : marques formelles et enjeux de


lecture
Michèle Monte

Hétérogénéité énonciative/discursive et dimension argumentative dans le texte


romanesque : Mission terminée (1957) de Mongo Beti
Tal Sela

La « dimension argumentative » plurisémiotique du livre enrichi


Sara Amadori

Quelle dimension argumentative dans les carnets de recherche en sciences humaines ?


Ingrid Mayeur

Questionner un écrit professionnel au prisme de sa dimension argumentative : le cas du


dossier d’usager en CSAPA
Séverine Equoy-Hutin et Virginie Lethier

Comptes rendus

Wodak, Ruth. 2015. The politics of fear (London: SAGE)


Rachele Raus

Paveau, Marie-Anne. 2017. L’Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des
pratiques (Paris : Hermann)
Dominique Maingueneau

Rabatel, Alain. 2017. Pour une lecture linguistique et critique des médias. Empathie,
éthique, point(s) de vue (Limoges : Lambert-Lucas)
Roselyne Koren

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Introduction : la dimension
argumentative du discours - enjeux
théoriques et pratiques
Ruth Amossy

1. L’argumentation entre conception restreinte et


conception étendue
1 Le présent dossier se propose de revenir sur la notion aussi influente que discutée de
« dimension argumentative » mise en place dans la théorie de l’argumentation dans le
discours (Amossy 2012 [2000], 2005), mais aussi développée dans d’autres travaux, en
particulier par Rabatel (2004, 2014, 20161) sous le nom d’« argumentation indirecte ». Il
s’agit à la fois d’en tester la rentabilité, et de revenir sur les problèmes théoriques
qu’elle a soulevés. Si elle s’est retrouvée au centre d’un débat, c’est en effet parce
qu’elle met en jeu des questions fondamentales concernant d’une part la définition (et
les frontières) de l’argumentation, et d’autre part les outils nécessaires à son analyse.
2 En effet, la dimension argumentative marque l’écart qui sépare une conception
restreinte et une conception large ou étendue de l’argumentation (il va de soi que
restreinte n’a ici aucun sens péjoratif). Chacune repose sur une vision différente de la
pratique de l’argumentation, et de la discipline qui en traite. Toutes deux sont bien sûr
légitimes et chacune d’elle comporte ses avantages et ses inconvénients 2 – comme nous
le verrons par la suite. La conception restreinte entend limiter l’argumentation au
déploiement d’un discours qui use d’arguments pour prouver le bien-fondé d’une
thèse ; elle l’étudie dans sa singularité en le différenciant de tout ce qui n’en relève pas
de façon stricte. Dans ce sens, elle est donc exclusive. La conception étendue est
inclusive : elle englobe l’argumentation comprise au sens strict et la place au cœur de
ses préoccupations ; mais elle la situe au centre d’un continuum qui comprend à l’une
de ses extrémités la polémique comme confrontation violente de thèses antagonistes,

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et de l’autre une orientation des façons de penser et de voir, de questionner et de


problématiser, qui ne s’effectue pas par la voie du raisonnement formel.
3 Avant d’engager plus avant la réflexion, précisons la nature de ces deux options. Les
théories de l’argumentation restreinte se focalisent sur le logos, y voyant avant tout un
partage de la raison effectué sur la base d’arguments logiquement valides menant de
prémisses partagées à une position présentée comme vraie, ou tout au moins comme
raisonnable. Même si elles sont très diverses, les théories de l’argumentation qui
relèvent de cette approche mettent l’accent sur (1) le raisonnement (2) en situation de
communication (3) concernant une question controversée (4) menant à une thèse (5)
ayant recours à des procédures argumentatives formalisables. Sans doute peuvent-elles
faire place au pathos – comme le montrent bien les travaux de Plantin (2011) ou de
Micheli (2010] –, mais l’existence de l’argumentation dépend du logos qui en constitue
l’ossature.
4 La notion de dimension argumentative a été au contraire avancée pour penser des
formes d’argumentation alternatives qui dépassent les formes canoniques. En se
penchant sur l’éloge funèbre (et donc l’épidictique), le témoignage, la description, les
textes dits d’information, la conversation familière, la lettre, le récit littéraire, et bien
d’autres, elle montre qu’ils argumentent à leur façon. Ils le font dans le sens où ils
tentent de faire partager des opinions, des vues, des questionnements, à travers des
procédures discursives qui ne sont pas des arguments en forme.
5 Sans doute n’est-il pas inutile de rappeler une fois de plus que la notion de dimension
argumentative ou argumentation indirecte, et la conception étendue de
l’argumentation dont elle participe, s’inspirent des travaux précurseurs de Grize qui
dans le chapitre « L’omniprésence de l’argumentation » de Logique et langage (1990 : 40),
écrivait : « Argumenter renvoie à justifier, expliquer, étayer […] Mais il est aussi
possible de concevoir l’argumentation d’un point de vue plus large et de l’entendre
comme une démarche qui vise à intervenir sur l’opinion, l’attitude, voire le
comportement de quelqu’un ». Ce que Plantin résume par : « Argumenter, c’est
métaphoriquement “orienter” le regard » (2016 : 78).
6 On reprendra ici brièvement les divers aspects de cette conception étendue, les
problèmes qui en découlent, et les arguments qui peuvent jouer en sa faveur.

2. L’argumentation comme dimension constitutive du


discours
7 En un premier temps, et dans sa forme la plus extrême, la notion de dimension
argumentative situe l’argumentativité au cœur même du discours. Elle est de ce point
de vue le pendant discursif des conceptions issues de Ducrot (Anscombre & Ducrot
1988), qui situent l’argumentation dans la langue. De ce fait disparaît la séparation
traditionnelle entre une discipline qui traite du discours (l’analyse du discours ou AD)
et une autre qui traite de l’argumentation (la théorie de l’argumentation) : il s’agit
d’analyser dans leur matérialité discursive les modalités de l’argumentation directe
aussi bien qu’indirecte. La première se fonde sur des schèmes argumentatifs qui
nécessitent une mise en mots ; la seconde s’élabore dans l’épaisseur du discours en-
dehors de schèmes argumentatifs repérables (Amossy 2005, 2009).

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8 C’est dans cette perspective que l’édition de 2010 (et 2012) de L’argumentation dans le
discours ajoute dans l’introduction un passage qui fait de l’argumentativité un trait
constitutif du discours, à côté de l’énonciation et de la subjectivité (Benveniste 1966,
1974, Kerbrat-Orecchioni 1980), du dialogisme (Bakhtine-Volochinov 1977), ou de l’ethos
comme présentation discursive de soi (Maingueneau 1999, Amossy 2010) :
Pas de discours non plus sans ce qu’on pourrait appeler « argumentativité », ou
orientation plus ou moins marquée et plus ou moins raisonnée de l’énoncé qui
invite l’autre à partager des façons de penser, de voir, de sentir. En bref, tout
discours suppose l’acte de faire fonctionner le langage dans un cadre figuratif
(« Je »-« tu »), est pris dans la trame des discours qui le précèdent et l’entourent,
produit bon gré mal gré une image du locuteur et influe sur les représentations ou
les opinions d’un allocutaire. Dans ce sens, l’étude de l’argumentation, et de la façon
dont elle s’allie aux autres composants dans l’épaisseur des textes, fait partie
intégrante de l’analyse du discours (Amossy 2010 : 9).
9 Ce point de vue pourrait sembler au départ contre-intuitif dans la mesure où il ne
correspond pas à ce qu’on entend dans la langue courante par « argumenter », à savoir
« développer une suite d’arguments » (TLFi) ou « justifier, appuyer une thèse, en
exposé, etc. par un nombre suffisant d’arguments » (Larousse). Mais il en va de même
des autres traits constitutifs du discours : il y a énonciation dans des énoncés débrayés
dont la première personne est absente ; dialogisme ne correspond pas à dialoguer dans
le sens courant d’échanger des propos avec un interlocuteur ; la subjectivité comme
« présence du sujet parlant dans son discours » (TLFi) ne signifie pas que se manifeste
une expression du moi immédiatement appréhensible ; et la présentation de soi
apparaît en-dehors des formes où l’on la repère à l’œil nu, dans des discours où le
locuteur ne se met pas directement en scène. C’est l’analyste qui en traque les marques,
en dégage la construction, en explore les modalités et les fonctions. Ainsi, par exemple,
c’est le linguiste qui repère l’effacement énonciatif et les traces gommées de la
subjectivité, ou encore dans le cas du dialogisme, la façon dont le discours renvoie à des
discours préexistants lorsque l’hétérogénéité n’est pas montrée par des traces claires
comme les guillemets ou le discours rapporté (Authier-Revuz 1982). C’est de même
l’analyste qui repère les traces de l’argumentation dans les discours qui n’avancent pas
d’arguments formels ; il en montre « l’argumentativité », « autrement plus large que ce
qui est rangé sous la notion d’argumentation » note ici même Rabatel, qui fait de ce
terme un pivot de sa réflexion.
10 Reprenons l’exemple de Plantin emprunté ici-même par Rabatel : l’information sur
l’heure. L’énoncé : « Il est minuit », prononcé par l’un des invités dans un dîner arrivé à
sa fin, ne comporte pas de traces d’énonciation, de subjectivité, de dialogisme ou
d’argumentativité. En accord avec la pragmatique et au-delà des divergences
terminologiques, les théories étendues de l’argumentation comme celles de Grize,
d’Amossy ou de Rabatel y voient cependant une dimension argumentative en l’absence
de tout argument explicite. L’énoncé invite en effet à penser que l’heure étant tardive,
il est temps de rentrer chez soi. Il y a énonciation sans déictiques, subjectivité sans
axiologiques ou affectifs, dialogisme sans hétérogénéité montrée. Un sujet parlant
s’approprie le langage pour manifester son point de vue en s’appuyant sur une doxa non
formulée – minuit est une heure tardive, une heure tardive appelle à aller se coucher ; il
transmet sa façon de voir et tente d’orienter des façons de voir et de faire – prendre
congé. Cette orientation de l’énoncé vers une conclusion non formulée se met en place
grâce à un fonctionnement de la communication fondée sur l’implicite qui ne diffère de
ce que les sciences du langage ont exploré, des implicatures de Grice (1979) à la

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présupposition de Ducrot (1972) ou aux topoï selon Anscombre (1995), aux travaux sur
l’implicite de Kerbrat-Orecchioni (1986). Nous n’entrerons pas ici dans une analyse plus
poussée – qu’il suffise de souligner que des procédures d’induction (ou d’abduction,
comme le montre Rabatel sur le cas de la narration) sont activées pour reconstruire ce
qui reste dans le non-dit.
11 Cet exemple certes sommaire entendait illustrer le fait que l’argumentativité du
discours se laisse saisir en-dehors de la formulation explicite d’une question, d’une
thèse et des arguments qui viennent l’étayer. Pour être implicite, elle n’en est pas pour
autant absente – à condition d’examiner le discours en situation et en relation avec
l’interdiscours, en repérant les marques linguistiques de son inscription. On peut alors
– comme le montrent les études réalisées dans ce dossier – saisir dans une grande
variété de genres de discours la façon dont non seulement elle oriente des façons de
voir un pan de réel ou une situation, mais aussi soulève des questionnements, suscite la
réflexion sans nécessairement trancher, manifeste des paradoxes ou des apories.
12 Dans la mesure où argumenter « n’est pas « attaché […] à un type spécial de discours ni
à l’emploi de technique discursives spécifiques » (Plantin 2016 : 78), on a pu exprimer la
crainte – qui n’est certes pas sans fondement – que l’argumentation se dissolve dans
l’AD. A cela répond, du côté de ceux qui refusent de s’en tenir à la conception dite
restreinte, le désir de rendre compte de l’argumentativité dans toutes ses modalités en
se refusant à la dissocier de l’argumentation. Si tous ne s’accordent pas sur
l’omniprésence de l’argumentation comme trait constitutif du discours, ils se
rejoignent cependant dans le désir d’en rendre compte dans des textes qui la mobilisent
en-dehors des schèmes de raisonnement formel et d’élaborer une approche susceptible
de l’analyser de façon rigoureuse dans des corpus concrets – nous y reviendrons.

3. Argumentation et séquence argumentative


13 La notion de dimension argumentative semble aller à l’encontre des distinctions
souvent établies entre des types de texte comme la description, la narration,
l’explication et l’argumentation. En réalité, elle ne les remet pas en question, comme
Adam l’avait bien souligné dès la première édition de son ouvrage Les textes : types et
prototypes (2011 [1992]). Il y mettait en garde contre la confusion entre la « séquence
argumentative » qui est une « unité compositionnelle », et l’argumentation dans
laquelle il suggérait de voir l’une des fonctions du langage dans le sens de Jakobson – à
côté des fonctions phatiques, métalinguistique, poétique, etc. (1992 :103).
14 La séquence argumentative fait chez Adam l’objet d’une étude approfondie fondée sur
le schéma de Toulmin (2003 [1958]), qui présente le cheminement menant des données
à la conclusion grâce à des règles de passage. D’autres travaux se penchent sur la
construction discursive du raisonnement et la séquentialité des textes qui permet
d’aboutir à une thèse déterminée, mais en la coupant du cadrage proposé par Adam
(séquence argumentative vs. argumentation). Dès lors la démarche qui étudie
l’agencement argumentatif du discours exclut de son champ toute parole qui n’est pas
agencée de manière à justifier rationnellement une thèse. Pour Micheli (2012), la
« visée justificatoire » qui selon lui fonde l’argumentation (plus que la visée de
persuasion) « est liée à la question fondamentale de la séquentialité : l’argumentation
s’accompagne, au niveau textuel, d’une manière relativement spécifique d’agencer les

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énoncés […] qui permet de distinguer minimalement l’argumentation d’autres modes


d’organisation du discours ».
15 Le reproche essentiel adressé à l’argumentation dans le discours est alors qu’elle est
trop « accueillante » et de ce fait ne permet pas « d’isoler des phénomènes
spécifiquement argumentatifs dans le flux des discours » (ibid.). En bref, la conception
étendue de l’argumentation qui ne se focalise pas sur la séquentialité est critiquée dans
la mesure où elle n’est pas assez discriminante.

4. Opposition des points de vue et dialogisme


16 Mais qu’en est-il d’une condition que certains considèrent comme nécessaire, à savoir
l’opposition explicite des points de vue à partir de laquelle le locuteur tente de faire
prévaloir le sien aux yeux de l’auditoire ? Ainsi pour Plantin, « la communication est
pleinement argumentative lorsque la différence est problématisée en une question
argumentative et que se dégagent les trois rôles de proposant, d’opposant et de tiers »
(2016 : 80). Cette approche est contestée ici même par Rabatel, qui considère qu’elle
« survalorise » un « modèle dialogal de l’argumentation » issu de la primauté accordée
à l’oral aux dépens de l’écrit, modèle qui ne correspond d’ailleurs pas aux conceptions
de l’argumentation développées par de grandes théories contemporaines comme celles
de Perelman ou de Toulmin. De plus, « quoi de plus “naturel” que de raconter une
histoire, d’inférer du sens, et, au total, d’en abduire des conclusions résistantes ? Dans
cette configuration, un seul discours suffit, et la question problématique n’a pas besoin
non plus d’être explicitée, par le locuteur du moins ». Et Rabatel ajoute : « De plus,
dialogisme et interdiscours aidant, il est souvent très aisé au lecteur ou au destinataire
de faire le lien avec des situations antagonistes, des points de vue différents ».
17 La question du dialogisme est prise en compte par Marianne Doury, qui suit cependant
les vues de Plantin sur l’argumentation comme « un mode de gestion discursive du
désaccord », une « confrontation entre un discours et un contre-discours » (2016 : 23).
Elle note en effet qu’il y a « des textes ou des discours dans lesquels toute référence
explicite à une opposition est gommée. Ces textes, pourtant, ne prennent leur sens que
par rapport à un contre-discours à la lumière duquel émerge leur dimension
argumentative » (ibid. : 23). Doury ajoute néanmoins :
Cette invitation à l’élargissement du corpus doit bien sûr rester dans des limites
raisonnables, et ne peut pas conduire à étendre à l’infini ses données, dans une
application quasi fanatique du principe selon lequel tout discours, peu ou prou, se
détermine par rapport à l’ensemble des autres discours existants, ou seulement
possibles.
18 Bien que Doury ne le mentionne pas explicitement, cette position va à l’encontre du
rôle prépondérant accordé au dialogisme dans la notion de « dimension
argumentative » ou d’« argumentation indirecte ». C’est ce que j’ai formulé dans un
texte de 2008 en notant :
La position adverse n’a pas besoin d’être présentée en toutes lettres, dans la mesure
où la parole est toujours une réponse au mot de l’autre, une réaction au dit
antérieur qu’elle confirme, modifie ou réfute :
Toute énonciation, même sous forme écrite figée, est une réponse à quelque chose
et est construite comme telle. […] Toute inscription prolonge celles qui l’ont
précédée, engage une polémique avec elles, s’attend à des réactions actives de
compréhension, anticipe sur celles-ci, etc. (Bakhtine-Volochinov 1977 : 105).

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Dans cette perspective dialogique, l’argumentation est donc a priori dans le


discours […]
19 Dans cette optique, la confrontation explicite sur une même question n’est pas une
condition sine qua non de l’argumentation, même si elle s’y trouve en bonne place. La
position restreinte veille à délimiter l’argumentation et à la maintenir dans les
frontières d’une définition qui en fait un phénomène distinctif aisément reconnaissable
et analysable dans sa spécificité ; elle donne une importance primordiale à sa structure
formelle. La position étendue tire les conséquences pour l’argumentation d’un
dialogisme généralisé qui situe toute parole dans la circulation des discours, si bien
qu’elle la saisit dans son rapport à ce qui se dit et s’écrit dans un espace social donné ;
elle manifeste son caractère socio-historique.

5. Une argumentation sans arguments ?


20 Si l’argumentation n’est pas à confondre avec la séquence argumentative et ne
nécessite pas une confrontation explicite entre des positions contradictoires, qu’en est-
il de la question de la justification et de l’étayage qui apparaissent dans de nombreuses
définitions comme des conditions sine qua non ? Se pose ici la question des arguments à
l’aide desquels on soutient une thèse. Peut-on imaginer une argumentation sans
arguments ? En d’autres termes, y a-t-il argumentation là où il n’y a pas une démarche
fondée sur des arguments répertoriés et formellement repérables (comme
l’enthymème, l’analogie, l’argument par la conséquence, etc.) qui viennent justifier la
position présentée ?
21 À ce stade, je voudrais revenir sur un exemple que j’avais analysé dans un article (2007)
sur le roman-feuilleton qui se situe autour des années 1846, où Hortense dit de sa mère
Adeline Hulot, mariée à un baron ancien général de Napoléon dont les frasques ruinent
la famille : « Tu ne sais pas, Lisbeth, eh bien ! j’ai le soupçon affreux qu’elle travaille en
secret ». L’adjectif affectif mais aussi axiologique « affreux » dramatise l’énoncé et
rejaillit sur le travail en lui donnant un sens fortement péjoratif ; l’expression « en
secret » achève de le marquer du sceau de la honte. La dévalorisation marquée par ces
deux qualifications n’est pas d’ordre éthique, mais bien social. A cette époque,
travailler pour une femme de la haute société dénonce une pénurie totale, une
dégradation qu’on veut dérober aux regards. Cette réplique ne contient pas d’argument
formel explicite. Mais elle permet d’inférer du fait que le soupçon est affreux et le
travail secret que ce dernier est pour Adeline honteux, et de justifier cette honte par un
renvoi aux croyances et valeurs partagées de l’époque, qui correspondent à la doxa de
l’auditoire-cible. De ce cas particulier se dégage une norme, une règle, qui entraînent
une réflexion plus générale : le travail constitue une déchéance pour toute femme de la
bonne société ; la prodigalité et l’irresponsabilité du père de famille mènent à une telle
déchéance, comme le montre l’intrigue du récit dans laquelle il faut replonger
l’observation d’Hortense. C’est donc dans le discours rapporté – la réplique d’un
personnage – que se met en place une dimension argumentative qui n’est pas de l’ordre
d’un raisonnement logique formel, mais qui n’en présente pas moins un point de vue
déterminé sur le travail (plus particulièrement des femmes) et une leçon sur la
prodigalité des maris volages.
22 Mais il y a plus encore. Pour être interprétée à bon escient, cette réplique doit être
replacée dans l’interaction fictionnelle : Hortense s’adresse à Bette, la cousine pauvre

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élevée avec Adeline, qui justement travaille pour subsister. Le narrateur s’adresse au
lecteur par-dessus la tête de ses personnages. Or Bette, à la page précédente et en fin de
chapitre (lieu stratégique du feuilleton), vient de livrer l’une de ses pensées intimes sur
le même sujet : « Adeline va, comme moi, travailler pour vivre, pensa la cousine Bette.
Je veux qu’elle me mette au courant de ce qu’elle fera… Ces jolis doigts sauront donc
enfin comme les miens ce que c’est que le travail forcé ». Le désir de vengeance de la
parente pauvre érigée en Opposante maléfique confirme le caractère déshonorant du
travail pour une personne du rang d’Adeline. Mais il souligne aussi l’égalisation que le
travail établirait entre les deux femmes, toutes deux issues du même milieu populaire
et néanmoins promises à un sort si différent. On peut alors se demander si ce retour de
fortune est effectivement aussi « affreux » que Hortense veut bien le dire. Le texte ne
milite certes pas pour la promotion des travailleurs et l’égalité pour tous et toutes ;
mais il problématise la question de l’inégalité de la situation faite aux gens du peuple
dans la France de 1846, et montre les attitudes d’envie et le désir de revanche qu’elle
suscite chez les défavorisés. Le narrateur ne déclarait-il pas au début du roman que « La
cousine Bette […] appartenait à cette catégorie de caractères plus communs chez le
peuple qu’on ne pense et qui peut en expliquer la conduite pendant les révolutions » ?
23 La dimension argumentative du texte se construit ici dans la matérialité du discours,
en-dehors de tout schème argumentatif immédiatement formalisable. Elle s’inscrit dans
le choix des qualifications et dans le renvoi à une doxa partagée qui permettent au
lecteur d’adhérer à un point de vue qui conforte ses valeurs, et de tirer la morale
implicite du feuilleton, elle aussi en prise sur son système de croyances. En même
temps, par un jeu d’ironie dramatique (le lecteur a accès à un savoir concernant la
cousine pauvre qui échappe à la locutrice Hortense, laquelle s’aveugle sur la portée de
ses dires), le texte problématise le point de vue consensuel du feuilleton et propose des
recoupements qui mettent en cause la question de l’inégalité sociale et du ressentiment
populaire qu’elle suscite. Il ne soumet pas une thèse à ses lecteurs, il offre un contre-
point à l’argumentation que développe le récit feuilletonesque en se fondant sur le
point de vue dominant et la morale sociale. Semblable construction textuelle soulève
implicitement des questions plus qu’elle n’apporte des réponses.
24 On voit ainsi comment une argumentation peut se construire dans le discours rapporté
du texte narratif, et dans la mise en confrontation des paroles des unes et des autres,
sans recours à des arguments formels, à des séquences argumentatives ou à des
confrontations explicites de positions dont chacune se doit d’être étayée et justifiée.

6. Dimension argumentative et problématisation


25 On voit par ailleurs que l’argumentation travaille ici à problématiser, à proposer un
questionnement, plutôt qu’à défendre une thèse. Cette approche est exemplifiée avec
brio ici même dans les articles d’Alain Rabatel, qui analyse une fable de La Fontaine, Le
loup et l’agneau, et de Tal Sela qui examine l’argumentation dans le roman d’un écrivain
d’origine africaine, Mongo Béti. Ils montrent tous deux comment une dimension
argumentative, ou une argumentation indirecte dans la terminologie de Rabatel, se
construit dans les dessous du texte et propose en filigrane, ici un point de vue différent
de la thèse affirmée dans la moralité de la fable (« la loi d’airain des rapports de
force »), là une problématisation des rapports de l’Afrique noire à la tradition et à la
modernité qui contredit le discours doxique du narrateur – les habitants du village

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comme (bons) sauvages. Ainsi, l’analyse de la fable montre « qu’il conviendrait de


prendre au sérieux la question du mal, des rapports de force et de réfléchir à la
meilleure des façons de traiter cette question, sans se satisfaire de l’idée que les
méchants s(er)ont toujours les plus forts ». Celle du roman montre comment la voix des
personnages qui traverse celle du narrateur donne l’image complexe d’une société
africaine paysanne qui a soif de modernité alors même qu’elle reste enracinée dans la
tradition. Pour Rabatel, « c’est par le discours de la narration et l’hétérogénéité
discursive que le récit argumente indirectement, parallèlement à l’argumentation
directe » ; pour Sela c’est également l’hétérogénéité énonciative et discursive telle
qu’elle se déploie dans le format de la narration romanesque qui construit la dimension
argumentative du texte.
26 De La Fontaine à Balzac et à Mongo Beti, on peut voir comment le discours
problématise une vision doxique plutôt qu’il ne démontre une thèse univoque. Car c’est
bien l’une des propriétés de la dimension argumentative qui se construit dans les textes
littéraires ici examinés que de procurer un « éclairage » (concept dû à Grize 1990)
différent sur le réel et de susciter des questionnements. Dans cette perspective,
l’argumentation ne vise pas à faire adhérer à une thèse à travers un raisonnement
logiquement valide ; par des moyens discursifs variés, elle soumet à l’auditoire un
questionnement auquel aucune réponse explicite, et encore moins univoque, n’est
fournie. Elle remet en cause des idées reçues, et suscite une réflexion.
27 Sans doute la notion de « problématisation », prégnante dans mes travaux comme dans
ceux de Rabatel, est-elle ici centrale. En l’occurrence, la problématisation consiste ici
dans l’acte qui met en question un savoir de sens commun et dévoile des problèmes que
recouvrent les évidences. Elle autorise ainsi des points de vue différents, sans pour
autant trancher ni se placer dans le paradigme vrai/faux. Il ne s’agit donc pas de la
démonstration d’une thèse mais d’un retour sur une doxa partagée et d’un processus de
réflexion auquel invitent les mises en perspective du texte.
28 L’article d’Equoy-Hutin et Lethier sur le dossier d’usager dévoile un autre aspect de la
problématisation, liée cette fois à une démarche de coopération et de coordination.
C’est celle qui caractérise un genre particulier d’écrit professionnel, le dossier d’usager
circulant dans un Centre de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie
(CSAPA). En effet, il participe selon les auteures des genres qui « problématisent,
soulèvent des questions et engagent une réflexion sur le mode de la co-construction
d’un point de vue collectif ». Dans leur travail d’accompagnement d’un usager, les
participants aux soins ne tentent pas de persuader l’autre de la véracité d’une thèse : ils
inscrivent bien plutôt leur propos dans une interrogation qui s’effectue au sein d’un
« processus collectif de questionnements et de prise de décision ». « Ainsi »,
poursuivent les auteures, « la dimension argumentative des textes serait constituée de
l’ensemble des contributions explicites ou implicites qui alimentent un cadre de
questionnement, en font progresser la densité problématique, voire participent à son
orientation vers une conclusion-action particulière ».
29 L’argumentation apparaît ainsi sous l’une des modalités qu’il importe de prendre en
considération, à savoir le processus de co-construction qui se met en place dans une
réflexion partagée. L’écrit professionnel est d’autant plus intéressant qu’il ne travaille
pas à une co-construction raisonnée, dans le dialogue, de réponses communes à un
problème (cas de figure le plus souvent envisagé, notamment dans l’interaction à
l’oral). Il offre des interventions écrites dans un style codé de type télégraphique qui

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concrétisent un processus d’accompagnement ; elles soulèvent des questions qui


orientent des façons de voir et de faire concernant un patient particulier.

7. Une argumentation sans formulation de problème


et sans conclusion ?
30 Dans tous ces cas, la dimension argumentative ne fournit pas de conclusion clairement
formulée mais offre des pistes de réflexion sur une question en suspens, ou encore met
au jour une question voilée qu’elle invite à (re)penser. Il n’en découle pas pour autant,
loin de là, que la dimension argumentative contribue toujours à un processus de
problématisation. Bien souvent, au contraire, elle exploite les effets d’évidence qui
découlent de l’absence de confrontation explicite pour orienter l’allocutaire vers ses
propres façons de voir.
31 Rabatel souligne que l’argumentation est d’autant plus probante et résistante à la
contestation, qu’elle n’affronte pas explicitement la thèse adverse et présente son point
de vue sous un jour naturel qui laisse à l’auditoire le soin de dégager les conclusions.
Ainsi dans son analyse de l’effacement énonciatif et argumentatif dans Le mort qu’il faut
de Semprun, il parlait des descriptions où les « évidences perceptuelles ou
conceptuelles » reçoivent une valeur argumentative : le texte ne « démontre » pas, il
« montre une situation » (2004 : 125). Evoquant des « types d’arguments par les faits »,
Rabatel note : « ils n’ont pas l’air d’arguments, et, s’ils servent à l’argumentation, la
charge en échoit au lecteur, qui n’est pas, de ce fait, institué en contradicteur
explicite » (ibid.). Alors que l’argumentation directe qui affirme une thèse ou intervient
dans un conflit d’opinions génère des contre-discours, l’argumentation indirecte
constitue au contraire une démarche d’évitement de la confrontation. La position
suggérée est alors d’autant plus probante qu’elle se présente en l’absence de toute
position contradictoire, et qu’elle n’est pas énoncée en toutes lettres mais donnée à
reconstruire à l’allocutaire qui y adhère d’autant plus facilement qu’il l’a lui-même
(re)construite.
32 Il en résulte que la dimension argumentative peut s’inscrire dans le discours en
l’absence d’un problème clairement formulé et d’une réponse en forme de conclusion.
Dans La Cousine Bette, le problème de l’inégalité des situations et de l’injustice qui en
résulte n’est pas posé. Dans le « livre enrichi » de Delaume – récit en ligne qui exploite
les possibilités du numérique – qui traite des asiles d’aliénés, et où la position de
l’auteure reste implicite, Amadori montre la façon dont est utilisée la tablette avec son
mode énonciatif fictif et ludique pour susciter chez ses lecteurs « des réactions et des
émotions susceptibles d’orienter leur opinion » sur l’espace hospitalier sans que celui-ci
soit directement discuté. Monte, en analysant le poème de Lorent Gaspar « Les
Amandiers », montre comment il construit sa dimension argumentative en l’absence de
toute problématique affirmée. En effet, il soustrait à l’interrogation ce dont il entend
imprégner le lecteur. Menant celui-ci « non seulement à croire mais même à
éprouver », il l’invite « à vivre une expérience et pas simplement à construire une
représentation du monde ». Ici, le raisonnement formel qui vient répondre à une
question à laquelle sont apportée des réponses contradictoires cède la place à un
« contenu exhortatif » qui « repose sur la communion dans l’émotion ».

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8. Dimension argumentative ou dimension


rhétorique ?
33 La discussion sur la pertinence de la notion de dimension argumentative passe
également par une réflexion sur la distinction entre argumentation et rhétorique.
Ainsi, la différence entre la justification dûment étayée d’une position dans une
confrontation de points de vue, et le discours qui oriente des façons de penser, de voir
et de sentir, en-dehors de toute confrontation explicite, recoupe la distinction
qu’établit Michel Meyer entre argumentation et rhétorique. Pour lui, la première
« procède en plaçant la question sur la table, la prenant à bras le corps par des
arguments qui s’opposent en faveur de telle ou de telle solution » ; la seconde « évacue
le problématique en le présentant résolu » ; « elle part des réponses comme, si de ce fait
même, la question était résolue » (Meyer 2008 : 87 et 85).
34 L’effort de répartir les diverses modalités de l’argumentativité dans des catégories
distinctes n’est pas nouveau. Il a été en partie consacré par les découpages
disciplinaires : dans les cursus académiques et les revues savantes, on constate souvent
que rhétorique et argumentation sont nettement séparées. Cette approche va à
l’encontre de la perspective perelmanienne inscrite dans l’intitulé de l’ouvrage
pionnier de 1958 : Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, lui-même inspiré de la
rhétorique argumentative d’Aristote3.
35 La question de la dimension argumentative dans son rapport à la rhétorique comme
domaine distinctif est traitée dans ce numéro par Thierry Herman. C’est encore une fois
un désir de différenciation et de catégorisation opératoire qui anime l’auteur : « si
l’argumentation désigne tous les moyens permettant de provoquer l’adhésion à une
thèse, par quel vocable désigner l’enchaînement de la cellule argumentative entre
argument(s) et conclusion » ?
36 Herman souhaite donc maintenir une définition restreinte de l’argumentation fondée
sur l’étayage d’un point de vue. Mais il ne veut pas perdre les bénéfices de la dimension
argumentative qui permet d’explorer des discours qui ne relèvent pas du raisonnement
formel, comme les tweets de Donald Trump qu’il prend comme corpus. Pour ce faire, il
établit une distinction entre l’argumentation, qui comporte des arguments pour étayer
une thèse dans un objectif de justification, la question de l’adhésion y étant subsidiaire ;
et la rhétorique où est énoncée une opinion explicite dans laquelle le locuteur s’engage,
et à laquelle il tente de faire adhérer son auditoire – l’étayage par des arguments n’y
étant pas indispensable. Un exemple tiré de son article : dans « We did it! Thank you to
all of my great supporters, we just officially won the election (despite all of the
distorted and inaccurate media) », Herman note qu’on trouve une opinion sur les
médias, dont l’influence négative n’a pas réussi à faire échouer le candidat – mais elle
est « véhiculée sans étayage » tout en appelant à une adhésion de son auditoire. Ce
serait là une « dimension rhétorique » du discours (où le jugement de valeur revêt les
apparences du jugement de fait).
37 Quant à l’éclairage selon Grize, ou la dimension argumentative qui découpe le réel,
questionne une situation, à plus forte raison transmet un point de vue à travers une
expérience affective sans exprimer d’opinion – elles constituent chez Herman une
catégorie à part et ne participent selon lui ni de l’argumentation (il n’y a pas d’étayage)
ni de la rhétorique (il n’y a pas d’opinion).

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38 Dans cette perspective, il ne faudrait pas selon Herman parler d’ethos ou de pathos en-
dehors d’une opinion exprimée. Dans le cas où celle-ci intervient, on reste cependant
dans le domaine de la rhétorique et non de l’argumentation. Et en effet, la présentation
de soi de l’orateur et le recours au sentiment ne sont pas des raisonnements en forme
qui mettent en œuvre des arguments pour justifier une thèse (c’est l’apanage du logos).
Ils sont néanmoins opératoires pour provoquer ou renforcer l’adhésion de l’auditoire,
comme y insiste la rhétorique d’Aristote qui leur accorde une importance majeure.
39 Certains articles de ce dossier tentent au contraire de montrer comment l’ethos et le
pathos contribuent à susciter des façons de penser et de voir en-dehors de toute opinion
exprimée, et rangent ces procédures sous la dénomination de dimension
argumentative. Selon Amadori, il y a dans le cas des œuvres numériques désignées sous
le nom de « livre enrichi » une tentative de la part de l’auteur comme des éditeurs
d’orienter leur réception afin de faire percevoir ces formes d’écriture nouvelles comme
pleinement littéraires. L’étude propose une analyse originale de l’ethos éditorial de
deux auteures, Frain et Deleaume, qui vient confirmer une image d’auteure préalable
extratextuelle : celle d’écrivaines accréditées et charismatiques. Cet ethos éditorial,
notion empruntée à Maingueneau, est construit par des éléments techniques – « la
couleur, la forme, la taille des caractères, la pagination, la couverture, le sommaire,
ainsi que toutes sortes d’allusions éditoriales entretenant un rapport ‘dialogique’ aux
supports de lecture précédents », qui tous contribuent à orienter l’acte de réception et
à conforter le statut littéraire des textes numériques par ailleurs crédités de leur
potentiel de nouveauté.
40 Par ailleurs dans Beauvoir, l’enquête de Frain, « qui se présente comme une enquête,
enrichie d’extraits de films, musiques, notes de travail, photos inédites, images
d’archives, ayant pour but d’accompagner le lecteur dans les coulisses de l’écriture de
Beauvoir in love (Lafon) », l’auteure construit selon Amadori un ethos de « détective
nouvelle génération » en fournissant au lecteur des photos, des vidéos, des hyperliens.
Elle assume ainsi un rôle de sous-énonciateur en laissant parler ses preuves, ce qui
conforte la crédibilité qu’on doit lui accorder dans sa présentation de l’histoire d’amour
de Simone de Beauvoir avec le poète américain Nelson Algren comme le plus grand
moment de sa vie. « Un tel mode énonciatif, dont la tablette détermine la spécificité
[…] », note Amadori, « se met ainsi au service d’une “dimension argumentative” qui
tend à se rapprocher de la “ visée argumentative ”, en mettant en évidence que les deux
notions doivent être pensées comme un continuum plutôt que comme deux unités
discrètes »

9. Dimension argumentative et interprétation


41 On ne peut éluder ici la question de l’interprétation dans sa relation avec la dimension
argumentative du discours. Dans la mesure où celle-ci relève de l’indirection et génère
des significations plus ou moins enfouies, elle nécessite un travail de déchiffrement. On
peut alors se demander dans quelle mesure la dimension argumentative que l’analyste
repère est le résultat d’un déchiffrement qui peut varier selon les récepteurs. En
d’autres termes, les significations et points de vue dégagés sont-ils le fait d’une
interprétation par définition variable – auquel cas ils ne seraient pas inscrits à même le
discours mais constitueraient une construction de lecture par définition aléatoire ?

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42 Cette question ne porte pas seulement sur la dimension argumentative des discours :
elle ne peut manquer de se poser pour tout discours qui mobilise l’implicite. Et en effet,
elle occupe une partie importante de l’ouvrage consacré à ce sujet par Kerbrat-
Orecchioni. Elle se pose avec une acuité toute particulière quand on passe des
présupposés qui « sont en principe décodés à l’aide de la seule compétence
linguistique », aux sous-entendus qui « font en outre intervenir la compétence
encyclopédique des sujets parlants » (Kerbrat-Orrechioni 1986 : 41) : l’actualisation des
informations portées par l’énoncé porteur d’un sous-entendu est tributaire du contexte
et nécessite un « calcul interprétatif ». De façon générale, celui-ci consiste en une
opération complexe. Il constitue un travail qui demande de combiner des informations
extraites de l’énoncé avec d’autres encyclopédiques (dont on dispose au préalable) « de
telle sorte que le résultat se conforme aux lois du discours […] et aux principes de la
logique naturelle » (ibid. : 299). C’est aussi un calcul interprétatif qu’appelle la
dimension argumentative des textes – surtout, mais pas uniquement, quand
l’indirection et donc la part d’implicite, y est particulièrement flagrante, ou encore
dans le cas de textes savamment élaborés dont il faut examiner la structuration, ou la
multimodalité, ou qu’il faut déchiffrer dans l’espace numérique en tenant compte de
ses particularités comme les hyperliens. Le récepteur se fonde sur des marques
langagières (des observables, même si certains peuvent être privilégiés au détriment
d’autres), les combine avec un savoir contextuel, un interdiscours (dont la connaissance
varie selon les allocutaires), et les intègre dans une construction de lecture
respectueuse de la cohérence du texte (mais qui peut varier selon les démarches de
reconstruction).
43 Ainsi, on ne peut nier que dans tous les cas d’indirection fondés sur l’implicite au sens
large et sur la complexification du discours, intervient un calcul interprétatif et donc
une construction de lecture par définition variable qui assigne au discours certaines
significations. Est-ce à dire que la dimension argumentative qui oriente des façons de
penser et de voir est le résultat d’une interprétation qui offre une possibilité parmi
d’autres, et qu’à la limite, l’analyse de l’argumentativité se confond avec une démarche
de construction du sens ?
44 La question est certes pertinente ; mais elle n’est pas réservée au cas de la dimension
argumentative. N’est-ce pas aussi celui du discours à visée argumentative ? Le travail de
Doury (2017) sur le déchiffrement de textes argumentatifs au sens classique effectué
par des étudiants le montre bien. Elle écrit ainsi :
Il ne fait aucun doute que les textes et discours argumentatifs sont, sous différents
aspects, des données textuelles complexes, dont le sens plein n’est pas accessible via
la seule compréhension des mots ni même des phrases qui les composent. C’est un
agencement plus global du texte argumentatif qui en génère la pleine signification,
agencement qui, pour être saisi, exige de l’interprète qu’il s’appuie sur le sens des
mots employés, leur organisation syntagmatique au sein d’énoncés, sur
l’organisation énonciative du texte, sur une connaissance de la situation
d’énonciation, de l’interdiscours, et plus largement, sur une connaissance du
monde.
45 On retrouve ici les éléments du calcul interprétatif énumérés par Kerbrat. Doury
ajoute :
L’interprétation d’un discours argumentatif demande également, et peut-être en
premier lieu, que l’on s’interroge sur l’intention du locuteur – intention qui, dans
une perspective argumentative, est relative à la conclusion qu’il cherche à étayer :
interpréter un texte argumentatif, c’est en identifier la conclusion, et montrer

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comment les différents énoncés du texte contribuent, directement ou


indirectement, à la rendre plus résistante à la contestation.
46 Dans cet extrait se trouve mise en valeur la spécificité d’une interprétation de
l’argumentation, au sens de raisonnement qui mène à une conclusion par une
démarche de justification. Elle appelle à retrouver l’intention du locuteur telle qu’elle
s’inscrit dans le discours et la thèse qu’il avance. Cette intention est en fait une
construction du lecteur effectuée à partir de la conclusion à laquelle mène le discours.
On peut voir dans les résultats obtenus par la chercheuse que les différents lecteurs
n’aboutissaient pas au même résultat et déchiffraient différemment le texte.
47 La dimension argumentative demande également de dégager l’orientation imprimée au
discours à partir d’un travail de (re)construction, certes d’autant plus délicat qu’aucune
conclusion explicite ne vient en confirmer le bien-fondé. Elle invite à relever les
marques discursives qui se combinent dans une situation d’énonciation, un cadre
générique, un contexte donné pour produire des significations qui doivent être inférées
par le destinataire. Il s’agit de voir comment la fable, le poème lyrique, le roman-
feuilleton, le récit post-colonial, le blog scientifique, orientent notre réflexion ou notre
vision par des moyens qui leur sont propres.
48 Sans doute convient-il ici de reprendre la notion d’adhésion et de persuasion au cœur
des définitions de l’argumentation rhétorique. On peut arguer, comme le rappelle ici
même Herman, que l’argumentation ne se définit pas par un objectif de persuasion
mais par sa démarche de justification, d’étayage et de positionnement. Les notions de
visée et de dimension argumentative, Herman le souligne bien, s’appuient au contraire
sur la notion d’une communication comprise en termes d’interaction et d’influence
mutuelle. Rien n’assure que les efforts de faire adhérer l’autre à ses vues puissent être
couronnés de succès ; les échecs dans le domaine sont patents, et Angenot (2008) l’a
bien montré dans les nombreux cas où les adversaires ne parviennent jamais à se
mettre d’accord. Il n’en reste pas moins qu’on ne peut imaginer des interactions orales
ou écrites où le déchiffrement exigé de l’autre ne suppose pas qu’il intègre, s’approprie
et active les significations qu’il est parvenu à dégager. Rendre une thèse plus résistante
à la confrontation, c’est aussi s’assurer qu’elle peut susciter l’adhésion. Prononcer un
discours de cérémonie, c’est appeler une communion autour de valeurs partagées qu’il
faut maintenir vives et qui pourront être mobilisées au besoin. Agencer un discours
historique sur la Révolution d’une façon plutôt que d’une autre, c’est faire adopter au
lecteur une vision de l’histoire.
49 En bref, la question de l’interprétation renvoie bien aux significations construites par
les discours à dimension argumentative comme à visée argumentative. Elle souligne
que toutes deux sont tributaires d’une construction de lecture, dont la difficulté croît
au gré de l’importance de l’implicite et de la complexification du discours. Encore faut-
il préciser qu’il s’agit d’une démarche interprétative qui privilégie tout ce qui, dans le
discours, est de l’ordre d’une orientation plus ou moins marquée vers une conclusion,
un point de vue, un questionnement – bref, un échange où une tentative d’agir sur
l’autre est exercée.

10. Les observables


50 Les articles de ce dossier le montrent bien : la dimension argumentative peut être
analysée à partir d’observables qui sont d’ordre divers. Perelman et Olbrechts-

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Tyteca parlaient des « techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître


l’adhésion des esprits » (1970 [1958] : 5). Ces techniques discursives, ils les
répertoriaient aussi bien dans les types d’arguments que dans le choix du lexique, la
qualification ou la figuralité. Les avancées des sciences du langage viennent enrichir les
données recueillies par la nouvelle rhétorique et permettent de faire une étude fine des
textes en procurant des instruments d’analyse plus précis. Ainsi, l’attention au lexique
et au choix des termes relève de procédures de nomination ou d’axiologisation qui ont
été étudiées en profondeur. Le maniement des connecteurs manifeste des orientations
argumentatives, et permet d’intégrer les acquis de la théorie de Ducrot dans l’étude du
discours. Les notions de présupposés, de sous-entendus, d’allusions et les diverses
formes de l’implicite ont fait l’objet d’analyses fouillées dont les résultats s’avèrent
indispensable pour reconstruire une dimension argumentative située dans le non-dit.
Les figures du discours, comme la métaphore ou l’ironie, produisent des significations
analysées dans les travaux qui en examinent le potentiel discursif et argumentatif
(Bonhomme, Paillet et Wahl 2017).
51 On l’a vu, par ailleurs, les travaux sur le dialogisme et l’interdiscours permettent
d’éclairer la construction de la dimension argumentative en montrant comment elle se
fonde sur un renvoi plus ou moins tacite à une parole antérieure. La réflexion
contemporaine sur la doxa enrichit l’étude de l’interdiscours : elle attire l’attention sur
les clichés, les formules, les stéréotypes que charrie le discours, tantôt pour
transmettre et renforcer leur savoir de sens commun, tantôt pour les retravailler et
proposer une vision nouvelle. Les phénomènes d’hétérogénéité énonciative et
discursive qui sont au centre de travaux importants mettent en lumière des tensions
signifiantes.
52 Il ne s’agit pas ici de dresser un catalogue, mais de souligner que toutes ces procédures
discursives, qui interviennent aussi, on l’a dit, dans la mise en mots des arguments,
occupent le devant de la scène dès lors qu’en l’absence de raisonnements formels tout
se joue dans la trame du texte.
53 C’est ce que montrent les articles de ce dossier, qui examinent la façon dont la
dimension argumentative se construit dans des genres très divers. Ceux-ci ne
manquent pas d’exercer des contraintes sur les modalités argumentatives. C’est
pourquoi ce numéro se propose d’explorer celles-ci dans des cadres génériques divers,
dans lesquels la présence de l’argumentativité est plus ou moins reconnue (elle est
attendue dans la fable et le tweet mais pas dans le poème lyrique ou l’écrit
professionnel d’accompagnement). Il laisse une large place aux genres de discours dans
lesquels l’argumentation n’était guère étudiée, afin de sonder les voies de la dimension
argumentative. En même temps, les auteurs tentent d’en examiner la rentabilité dans
des corpus particuliers. Ils montrent comment une dimension argumentative
prégnante se dessine sous la moralité de la fable de La Fontaine (Rabatel) et derrière le
discours explicite du narrateur de Mongo Béti (Sela), ou comment elle éclaire le
fonctionnement des tweets de Donald Trump quand l’opinion se passe d’étayage
(Herman), ou encore ce qu’elle permet de saisir dans un poème lyrique comme ceux de
Michaux ou de Jaccottet (Monte), dans un livre enrichi sur Beauvoir ou sur les asiles
(Amadori), dans un carnet scientifique en ligne (Mayeur).
54 Last but not least, on a voulu laisser une place aux écrits numériques (Amadori, Mayeur)
dont les procédures sont multimodales et qui s’appuient sur les multiples possibilités
du Net, pour voir selon quelles modalités innovantes elles permettaient de construire

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une dimension argumentative à travers les nouvelles technologies. Cet aspect est bien
mis en valeur par l’article de Mayeur, qui traite des blogs scientifiques en sciences
humaines et insiste sur le fait qu’en raison de leur caractère numérique, ils ne
recourent pas aux mêmes procédures que celles qui caractérisent les textes écrits et les
discours oraux. Mayeur évoque par exemple la « délinéarisation du discours par les
hypertextes », ou la « plurisémioticité de l’énoncé intégrant images, vidéos ou
animations ». Dans ce contexte, la volonté d’agir sur le lecteur prend une forme très
concrète qui appelle à une activation (comme cliquer sur un hyperlien). S’appuyant sur
les travaux de Saemmer (2015), l’auteure montre comment le discours scientifique
numérique des blogs anticipe des usages en fonction de l’image de l’auditoire (qui est
toujours, comme l’a bien noté Perelman, une construction de l’orateur).
55 De même Amadori, en étudiant le livre enrichi de Delaume qui traite des asiles d’aliénés
sans proposer de thèse explicite sur le sujet, mais en construisant une dimension
argumentative qui oriente l’approche du lecteur, montre comment la fiction
numérique exploite les moyens offerts par les nouvelles technologies. Elles donnent par
exemple accès au lecteur non seulement aux journaux des personnages, mais aussi « à
des enregistrements de voix, de bruits, à des morceaux de vidéo-surveillance ».
Amadori parle d’« une performance expérimentale » inspirée du cinéma d’animation et
de la « dramatique sonore ». L’examen des éléments qui contribuent à construire une
dimension argumentative dans le numérique semble ouvrir une voie féconde et invite à
une exploration plus poussée.
56 Les analyses concrètes de ce numéro sont encadrées par une réflexion théorique
approfondie dans les deux textes qui ouvrent le dossier – celui de Rabatel (qui fait suite
à d'importants travaux antérieurs) et celui de Herman. La présente introduction espère
contribuer à cette réflexion par cet état des lieux succinct qui tente de justifier la
notion de dimension argumentative sans éluder les questions parfois difficiles qu’elle
soulève, et sans prétendre y apporter des réponses tranchées. Le dossier qui suit
permettra à chacun d’évaluer sur pièces les bénéfices ou les défauts d’une conception
étendue de l’argumentation qui se veut inclusive.

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NOTES
1. Ces références sont données à titre indicatif uniquement. Les textes de Rabatel théorisent et
exemplifient à de nombreuses reprises l’argumentation indirecte, qui est synonyme de
dimension argumentative.
2. Je remercie Christian Plantin de la discussion très éclairante que j’ai eue avec lui à propos de
cette distinction, et Roselyne Koren de ses remarques et suggestions.
3. Cf. l’introduction que j’ai rédigée avec Roselyne Koren dans Argumentation et analyse du discours
2 (2009).

AUTEUR
RUTH AMOSSY
Université de Tel aviv, ADARR

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Pour une reconception de


l’argumentation à la lumière de la
dimension argumentative des
discours
For a reconceptualization of argumentation in the light of the argumentative
dimension of speech

Alain Rabatel

1 Le présent article voudrait d’abord expliquer le faible écho théorique de la notion de


« dimension argumentative » par rapport à la visée argumentative (Amossy 2012
[2000]), autrement dit encore la sous-estimation de l’« argumentation indirecte ou
oblique » au profit de l’argumentation directe (Rabatel 2000, 2004a), ces dénominations
ayant largement le même contenu. Pourquoi la plupart des spécialistes en
argumentation ne consacrent-ils pas à cette notion une place dans leurs définitions de
l’argumentation, quand bien même on trouve dans leurs travaux des éléments épars
susceptibles d’alimenter cette thèse – comme le montre l’exemple éclairant du récent
Dictionnaire de l’argumentation de Plantin (2016) sur lequel, par commodité, je
m’appuierai ici ?
2 L’essentiel de mon propos cherchera à expliquer les raisons épistémologiques de cet
état de fait1, que j’attribue essentiellement aux tensions entre argumentation et
argumentativité (1), entre approches sémasiologiques et onomasiologiques (2). Je
terminerai, last but not least, par une illustration de la rentabilité descriptive et
explicative de l’analyse indirecte de l’argumentation et plaiderai pour une étude
articulée de la dimension et de la visée argumentatives (3), en vue d’une reconception
souhaitable du cadre théorique de l’argumentation, dont j’avance ici quelques jalons.

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1. Argumentation et argumentativité
3 Fondamentalement, la sous-estimation de la dimension argumentative et, plus
généralement, de toutes les formes indirectes d’argumentation, renvoie à la difficulté
que rencontrent la plupart des spécialistes de l’« argumentation » à rendre compte de
la question de l’argumentativité, autrement plus large que ce qui est rangé sous la
notion d’argumentation. Comme le montre Plantin (2016 : 77-81), il existe une tension
fondamentale dans la plupart des définitions de l’argumentation entre nature et
fonction, en d’autres termes entre argumentation et argumentativité. Parmi les onze
traits définitionnels retenus, neuf concernent l’argumentation et deux
l’argumentativité. L’argumentation est ainsi définie comme :
12. une forme du discours monologal, rationnel, raisonnable, dans lequel un énoncé,
l’argument, appuie un autre énoncé, conclusif,
2. une adresse à un groupe, un des critères qui, selon Plantin (2016 : 77), intrique
dimensions structurelles et fonctionnelles et distingue l’argumentation – utilisant des
techniques discursives « explicites, ouvertes » – de la propagande, qui « est à la fois
ouverte et cachée »3,
3. une forme de la signification linguistique4,
5. une forme de dialogue : Plantin distingue les discours monogérés intégrant
dialogiquement l’autre dans son propre discours, des interactions argumentatives,
dialogales, externalisant les rôles de Proposant, d’Opposant et de Tiers,
6. un mode de gestion du différend, sous forme linguistique ou non, qui ne se réduit pas au
débat ou à la polémique,
7. un dialogue critique, susceptible de s’incarner dans des règles normatives (par
exemple, celles de la pragma-dialectique),
8. un instrument de la rationalité au service de l’action,
9. des conclusions révisables,
11. une réalité multimodale.
4 Deux traits, au beau milieu des précédents, concernent l’argumentativité :
4. l’argumentativité, une propriété de toute parole et de tout discours. Plantin évoque ici le
point de vue structurel de Grize et de Ducrot :
L’argumentation est une parole schématisant le monde, un point de vue […]
Argumenter c’est métaphoriquement « orienter le regard ». Dans cette perspective,
l’argumentation n’est pas forcément un ensemble d’énoncés ordonnés à la Toulmin,
et l’influence éventuelle n’est pas attachée à un type spécial de discours ni à
l’emploi de techniques discursives spécifiques (Plantin 2016 : 78).
5 Il en va de même avec la théorie de l’argumentation dans la langue d’Anscombre et
Ducrot. Plantin ajoute ensuite que, d’un point de vue fonctionnel, dès lors que
l’argumentation se définit comme une modification des représentations et des
comportements, alors, la logique naturelle et la pragmatique généralisée font qu’« un
énoncé informatif comme ‘il est 8 heures’ est argumentatif » (ibid.).
10. L’argumentativité, une notion binaire ou graduelle. Plantin rappelle que
pour les théories généralisées de l’argumentation, la langue (Ducrot), le discours
(Grize) sont par nature argumentatifs. Pour les théories restreintes de
l’argumentation, certains genres discursifs (délibératif, épidictique, judiciaire), ou
plus largement certains types de séquences discursives sont dits essentiellement
argumentatifs et opposés à d’autres genres ou d’autres types de séquences. Ces

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dernières définitions incitent à faire de l’argumentativité une notion binaire : une


séquence est ou n’est pas argumentative.
Si on rapporte fondamentalement l’argumentation à l’activité langagière
développée dans une situation où les partenaires défendent des positions
contrastées, l’argumentativité d’une situation n’est pas une question de tout ou
rien ; on peut distinguer des formes et des degrés d’argumentativité.
Une situation langagière donnée commence à devenir argumentative lorsque s’y
manifeste une opposition de discours. Deux monologues juxtaposés,
contradictoires, sans allusion à l’autre, constituent un diptyque argumentatif. C’est
sans doute la forme argumentative de base : chacun répète et reformule sa position.
On peut ainsi aller au-delà de l’opposition entre formes narrative, descriptive ou
argumentative : il est possible d’évaluer le potentiel argumentatif de deux
descriptions ou de deux narrations contradictoires, à condition qu’elles soient
présentées en support de deux réponses différentes à une même interrogation.
La communication est pleinement argumentative lorsque la différence est
problématisée en une question argumentative et que se dégagent les trois rôles de
proposant, d’opposant et de tiers (ibid. : 80).
6 Plantin accorde un rôle central à la notion de textes « essentiellement » argumentatifs,
tout en intégrant à la réflexion l’hypothèse de formes et de degrés d’argumentativité,
avec la possibilité que des textes essentiellement descriptifs ou narratifs puissent servir
de support à une argumentation. C’est ici que le bât blesse, pour plusieurs raisons :
7 a) la première est qu’il survalorise son modèle, le modèle dialogal de l’argumentation
(voir plus haut le point 5). Prétendre que ce modèle « antiphonique » réalise
pleinement l’argumentation est sujet à discussion5 : la relativisation du poids des
argumentations dialogiques, au profit des dialogales, dépend de la valorisation de l’oral
par rapport à l’écrit, sur laquelle une relecture de Saussure, à l’aune des derniers textes
publiés (Saussure 2002), invite à être prudent. La conception antiphonique de
l’argumentation correspond à certains de ses sous-genres, mais n’est pas le trait
prototypique de la catégorie.
8 b) la deuxième raison, qui découle de la première, revient à dire qu’une description ou
une narration n’argumenteraient pas par elles-mêmes, mais uniquement si et
seulement si elles sont opposées, donnant lieu à des lectures contradictoires qui
répondent à une même interrogation. Je ne remets pas en cause le fait que ces
conditions donnent naissance à argumentation, je conteste en revanche leur caractère
de conditions impératives. Je ne crois pas qu’il y ait besoin de juxtaposer deux textes
contradictoires pour qu’il y ait argumentation. Si l’on se reporte à la plupart des
définitions – non pas de celles dont je me sens le plus proche, celle d’une
argumentativité générale et graduelle (Ducrot et Grize), ce serait trop facile – mais à
celles qui défendent l’existence de discours essentiellement argumentatifs, on constate
qu’elles ne disent rien sur la nécessité de la co-existence de deux thèses opposées
répondant explicitement à une question problématique. Ainsi, Perelman et Olbrechts-
Tyteca (1958 : 5) définissent l’argumentation comme « l’étude des techniques
discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses
qu’on présente à son assentiment ». Doury définit l’argumentation comme un mode de
construction du discours visant à le rendre plus résistant à la contestation (2003 : 13).
Toulmin (1958) lui-même ne dit pas qu’il est nécessaire que la thèse ou la conclusion
avancée intègre des contre-arguments. C’est bien évidemment possible (et souvent
souhaitable, mais pas toujours !). Il suffit que la thèse soit appuyée sur des données
(Data) et des règles (Warrant), autrement dit des prémisses, des topoï, des arguments qui
tous étayent la thèse. En d’autres termes, il n’est pas nécessaire, pour qu’il y ait

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argumentation, qu’il y ait confrontation de points de vue. Il faut en revanche que le


point de vue soit fondé par un étayage convaincant – ou encore, comme je le montrerai
plus loin, par des schématisations conformes à la nature des choses. C’est le propre des
argumentations monologiques.
9 Mon but n’est bien sûr pas de prétendre que ces argumentations sont plus riches que
les argumentations dialogiques ou dialogales. Il est simplement de dire que ces
argumentations-là sont déjà des argumentations, et définissent la séquence
argumentative, d’autant que les éventuelles adjonctions de mouvements opposés (sous
la forme de concessions, par exemple) placent le contre-argument (qui n’est pas
nécessairement développé en contre-discours6) en-dessous des relations entre les
prémisses et la conclusion, soit à un rang hiérarchiquement subordonné et secondaire 7.
Au demeurant, je suis tenté d’objecter que les définitions proposées sont discutables, eu
égard au paradoxe argumentatif. Car si argumenter c’est rendre son discours le plus
résistant à la contestation, alors, compte tenu du fait que tout discours appelle
nécessairement un contre-discours, le mieux est de ne pas argumenter explicitement.
Mon objection est à la limite de la mauvaise foi, car dans l’esprit de Perelman ou Doury,
ce sont les preuves techniques qui sont susceptibles de rendre résistant le discours.
J’entends bien, mais ce point de vue est verbo-centré, et, qui plus est, centré sur le
locuteur. Du point de vue des récepteurs, c’est autre chose. C’est pourquoi j’ai pour ma
part toujours été fortement sensible aux analyses de Grize soulignant le fait que la
schématisation est plus libérale que l’étayage, car elle n’impose pas le point de vue du
locuteur (fût-il absolument juste et convaincant), laissant l’interlocuteur ou le
destinataire dégager d’eux-mêmes la conclusion8. Les prémisses et schématisations
partagées fonctionnent comme une sorte de « patrimoine commun ». Comme le dit
Grize (1990 : 95), « Si une schématisation donne à voir, c’est à celui qui regarde de lui
donner un sens ». Et bien sûr, le grand art, c’est que le destinataire donne un sens qui
corresponde à celui que le locuteur voulait lui faire trouver… Cette situation présente
de grands avantages, relativement aux conduites d’étayages qui suscitent de
sempiternels contre-discours : pourquoi le lecteur remettrait-il en cause une
conclusion qu’il tire de lui-même ?
10 Partant de là, il est légitime de considérer que l’argumentation ne se définit pas
seulement par des discours comprenant des séquences argumentatives, avec un logos
étayant la conclusion sur la base de prémisses/données et de topoï/garants dans une
structure syllogistique de nature déductive (ce qu’Amossy 2012 [2000] nomme la visée
argumentative), mais intègre aussi dans ses définitions l’analyse de discours qui
argumentent par la « nature des choses », sans utiliser les marques de l’argumentation,
ni apparaître dans des discours dits argumentatifs (ce qu’Amossy [2000] nomme la
dimension argumentative). Quoi de plus « naturel » que de raconter une histoire,
d’inférer du sens, et, au total, d’en abduire des conclusions résistantes ? Dans cette
configuration, un seul discours suffit, et la question problématique n’a pas besoin non
plus d’être explicitée, par le locuteur du moins.
11 De plus, dialogisme et interdiscours aidant, il est souvent très aisé au lecteur ou au
destinataire de faire le lien avec des situations antagonistes, des points de vue
différents. Il n’en reste pas moins que, comme la narration ne les évoque pas
forcément, ou que, si elle les évoque, c’est par le biais de personnages et de situations
beaucoup moins impliquantes que les contre-arguments argumentatifs, les conclusions
que tire le lecteur de ce qu’il lit lui semblent résistantes. Je prétends donc qu’il n’est pas

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besoin que deux discours s’opposent, ni qu’une interrogation commune soit posée dans
l’ordre des discours, même si ces critères sont indispensables d’un point de vue
cognitif.
12 c) Lorsqu’il discute des relations entre argumentativité et argumentation, Plantin
s’appuie sur la nature des textes, des discours, des conduites discursives, opposant des
données par nature argumentatives à d’autres qui ne seraient argumentatives que par
leur fonction. À cet égard, le point 3 ci-dessus est exemplaire : l’argumentativité
déborde l’argumentation, parce que tout est argumentatif, que ce soit en fonction de
théories de la langue, de conceptions du discours ou en raison de la primauté de la
fonction sur les formes. Or Plantin n’utilise pas cet argument lorsqu’il présente les
conceptions ou définitions d’Aristote, de Perelman et Olbrechts-Tyteca, Angenot,
Toulmin…, alors que toutes ces définitions intriquent nature et fonction. Il est à vrai
dire impossible de ne pas le faire. En d’autres termes, la difficulté alléguée contre les
théories de l’argumentativité généralisée (j’y inclus ma conception énonciativo-
pragmatique du point de vue, et celle de l’argumentation dans le discours d’Amossy, sur
lesquelles le dictionnaire fait l’impasse), porte en réalité sur toutes les conceptions de
l’argumentation.
13 En définitive, le Dictionnaire de l’argumentation distingue à juste titre l’argumentation de
l’argumentativité. Mais il est contestable de poser une barrière quasi infranchissable
entre elles, comme cela apparaît nettement dans le schéma p. 81, qui, de, bifurcation en
bifurcation, privilégie les formes localisées (restreintes) de l’argumentation,
monologale ou dialogale, qui forment le cœur du système, par rapport aux dimensions
argumentatives qui n’affectent pas la définition de l’argumentation, et se trouvent ainsi
aux confins du système. Face à cette approche, je défendrai ci-dessous une position qui
ne vise pas à substituer une définition à une autre (ce qui est ma position constante
depuis 2000 (250-251), mais à les poser comme complémentaires ; qui reconnait que les
discours correspondant à la visée argumentative sont davantage au cœur de
l’argumentation, sans considérer pour autant que ceux qui relèvent de la dimension
argumentative sont secondaires. C’est la différence entre des marges, reconnues
comme telles, mais intégrées néanmoins dans les définitions de l’argumentation (à
l’instar de la norme et de ses variations), et la marginalité. Car on passe alors d’un
jugement de fréquence à un jugement de valeur, critiquable dès lors qu’il conclut que
ce qui est aux marges doit être marginalisé au plan théorique. Une marginalisation
analogue frappe les approches onomasiologiques.

2. Approches sémasiologique et onomasiologique


14 Épistémologiquement, les conceptions restreintes sont valorisées tandis que les
conceptions élargies sont connotées négativement. Les premières reposent sur une
approche sémasiologique du langage, qui définit des notions par des (combinaisons de)
marques idoines, seules à même de fonder une approche scientifique des phénomènes.
Mais est-il bien légitime de parler d’approche sémasiologique, pour les conceptions
restreintes de l’argumentation ?
15 Ce qui caractérise l’argumentation, c’est d’abord un schème cognitif, celui qui organise
la séquence argumentative, que l’on peut rapprocher de la structure syllogistique.
Quant aux marqueurs de l’argumentation, comme le reconnaît Doury, dans son
excellent ouvrage de manuélisation de la notion, notamment dans le chapitre 6, intitulé

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« inventaire raisonné des marques langagières de l’argumentation », le répertoire est


« inachevable » (2016 : 147), parce que les marques ne sont pas monovalentes ni
n’entrent dans un véritable système (au sens par exemple où Benveniste parle du
système de l’énonciation). Souvent, le terme « marque » alterne avec celui de
« marqueur ». Or ce terme a l’inconvénient de masquer de réelles différences entre des
marques pleinement grammaticalisées, lexicalisées, pragmaticalisées (qui n’ont pas le
même statut), celles qui sont au début de ces processus, d’autres enfin qui ne sont pas
des marques mais des indices, avec des valeurs moins conventionnalisées, davantage
dépendantes du co(n)texte. Ainsi des expressions telles que « soyons logique, en
étendant le raisonnement », que Doury cite comme des marqueurs de l’argumentation
par l’absurde (ibid. : 162) : or ces indices signalent un raisonnement par l’absurde dans
un contexte polémique ou ironique et pourraient avoir des valeurs positives, dans le
cadre d’un argument d’autorité : « soyons logique, suivant la leçon de Kant », « en
étendant le raisonnement, comme le propose Darwin », etc.
16 Il y a plus : l’inventaire raisonné que propose Doury recense (1) des marqueurs et
opérateurs argumentatifs ; (2) des expressions annonçant tel ou tel type d’argument ;
(3) le lexique, avec les termes méta-argumentatifs, les désignateurs ; (4) des marques
multimodales. Cette mise en ordre couvre une large palette de phénomènes, mais elle
reste néanmoins incomplète, dans la mesure où manquent notamment des marques ou
indices textuels, énonciatifs, rhétoriques. De plus, les marques sont surtout
déséquilibrées : l’accent sur les connecteurs9 qui viennent en premier dans la liste, ne
fait qu’exprimer, dans l’ordre des marques langagières, la primauté systématique
accordée à la séquence argumentative, dans maints travaux de didactisation de
l’argumentation, et revient à considérer que, dans le meilleur des cas, le lexique, les
données multimodales ne sont guère pertinents que pour une analyse de l’ethos et du
pathos, parfois si cloisonnée que le lien avec les preuves par le logos se distend. Par
conséquent, les théories dominantes de l’argumentation procèdent à une réduction de
l’argumentation au logos, aux types d’arguments, analogue à celle qui fut opérée, en son
temps, par la rhétorique, qui se focalisa sur l’elocutio puis réduisit cette dernière aux
tropes, avec la métaphore comme figure prototypique (Genette 1970). Je me résume :
l’approche restreinte se veut plus scientifique en se centrant sur des marques et en
privilégiant un schème cognitif, ainsi que certaines marques qui se laissent mal ériger
en système.
17 L’approche onomasiologique, quant à elle, pense le problème par un autre bout, celui
des effets argumentatifs, y compris en l’absence de marques caractéristiques de
l’« argumentation ». C’est ici qu’entrent en jeu les notions de « visée argumentative » et
de « dimension argumentative » (Amossy 2012 [2000]) ou d’« argumentativité oblique »
(Rabatel 2000 : 249). Ces approches onomasiologiques reposent elles aussi sur des
marques : mais ces dernières sont beaucoup plus nombreuses, plus variées (et tout aussi
polyvalentes) que dans l’approche précédente, car elles sont à la croisée de la nature
des marques et de leurs fonctions. Cette question épistémologique est décisive 10. Ces
choix sont lourds de sens, quand on travaille sur des catégories grammaticales (elles-
mêmes difficiles à circonscrire, à preuve celles des adverbes, prépositions,
conjonctions11), a fortiori sur des types d’enchaînements textuels, sur des variables
situationnelles et génériques. Il faut s’interroger sur la nature des marques, sur la
question de savoir si leurs effets requièrent que les marques soient explicites,

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manifestes, in praesentia, si elles peuvent opérer aussi in absentia, question cruciale pour
rendre compte de l’argumentativité liée à la dimension dialogique interdiscursive.
18 Il faut aussi se demander si les définitions ne font pas la part trop belle au locuteur et
ne sous-estiment pas le poids des récepteurs, des destinataires (Amossy 2007), qui
peuvent jouer un rôle majeur, non pas seulement pour décoder et comprendre les
intentions communicatives et les actes de langage de l’auteur du message, mais aussi
les interpréter d’une façon rationnelle, en un sens problématique qui ne correspond
pas nécessairement aux visées de son auteur12. C’est cette approche onomasiologique
qu’on va mettre en œuvre à présent, en essayant d’avancer des éléments de réponse
aux questions selon une conception qui ne considère pas les formes comme
secondaires, mais qui pense leur infinie diversité en fonction des effets produits (par le
locuteur) et construits (par les destinataires).

3. Argumenter dans et par un (seul) récit : l’exemple


(abductif) de la fable, « Le Loup et l’agneau »
19 Les parenthèses du titre font écho à la thèse de Plantin selon laquelle seuls des récits
mis en confrontation, réunis par une même interrogation, peuvent être intégrés à
l’argumentation. Quant à la référence à l’abduction13, elle souligne que ma réflexion
remonte constamment des faits, des textes, aux théories. D’autre part, elle souligne que
cet exemple comporte aussi une portée générale, méthodologique. Les fables de La
Fontaine se caractérisent par l’importance accordée aux « récits de parole », via des
dialogues argumentatifs souvent polémiques (créés de toutes pièces par l’auteur) : il
s’agit là de l’argumentation « classique », qui existe dans le récit. Mais le plus
remarquable est le fait que les enseignements les plus intéressants de la fable, ceux qui
problématisent la question (la moralité) sont ceux qui relèvent de la dimension
argumentative, celle qui se donne par le récit.
20 Avant de le démontrer, je dois au lecteur quelques explications sur mon cadre
théorique. Je suis d’abord un spécialiste du texte et de l’énonciation (Rabatel 2015b), et
c’est par ce biais, notamment celui de l’effacement argumentatif, que je me suis
intéressé à l’argumentation, et, plus particulièrement, aux liens entre effacement
argumentatif et argumentation indirecte dans le cadre d’une théorie du point de vue
(2000, 2004a, 2008). En linguistique, le point de vue (PDV) correspond au fait de faire
entendre le PDV de l’énonciateur sur l’objet du discours à travers ses choix de
référenciation, d’organisation du discours, dans une prédication (ou dans les ensembles
de prédications réunies par le même thème et la même orientation argumentative).
Partant de là, cette problématique translinguistique peut s’analyser selon des sous-
domaines sémantiques très différents, ceux des perceptions, des ressentis (affects,
émotions, sentiments), des pensées, des paroles, des actions, en prenant en compte le
fait que chacun de ces sous-domaines peut exprimer les PDV de l’énonciateur/locuteur
premier, mais aussi ceux des locuteurs/énonciateurs seconds (interlocuteurs ou tiers,
individus ou collectifs), que l’énonciateur premier reconstruit par empathie. Au total,
cette théorie permet de rendre compte des PDV y compris quand ils ne passent pas par
des paroles (Ducrot 1984, Banfield 1995), sans s’interdire d’analyser aussi les situations
où ils se disent explicitement dans des paroles, et dans ce cadre, par des arguments 14.

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21 Je rappelle encore que mes conceptions reposent sur une logique inférentielle et
privilégient l’abduction (Rabatel 2008, 2016). C’est pourquoi j’ai été intéressé et intrigué
par certaines remarques du Dictionnaire de l’Argumentation, qui auraient pu donner lieu à
des positions théoriques bien différentes de celle de leur auteur. Je citerai en premier
lieu l’argument a posteriori, qui « part des données de l’expérience et remonte à leur
cause ou à leur essence. L’argumentation de l’effet à la cause, l’argumentation fondée
sur l’exploitation d’un indice, d’un exemple, et d’une façon générale l’abduction, sont
des cas d’argumentation a posteriori » (2016 : 27). Dans une autre entrée du Dictionnaire
consacrée à l’indice et à l’argumentation indiciaire, Plantin cite un extrait du récit de
Dorgelès, La drôle de guerre :
De là-haut, on domine les lignes ennemies comme d’un balcon […]
Le sergent qui ne les quitte pas des yeux, connaît maintenant leurs habitudes, sait
d’où ils viennent et où ils vont.
- Là, montre-t-il du doigt, ils creusent une sape. Regardez la terre remuée… Cette
maison grise, ils l’ont certainement bétonnée. Vous remarquez l’embrasure ? Et ces
tuiles déplacées ? Leurs travailleurs en ce moment s’occupent surtout par là. Ce
matin, j’en ai compté soixante qui revenaient du chantier. Avec des lampes : donc
ils piochent dessous (Plantin 2016 : 314).
22 Or, dans ce seul texte, la description, insérée dans un dialogue romanesque, est riche
d’inférences du point de vue de l’observateur (on est en effet au cœur de l’effet-PDV),
qui construisent une représentation et la rendent partageable, sans même rechercher
explicitement l’assentiment du destinataire, par la force de ce qui est vu et des
conclusions qu’en tirent le personnage comme le lecteur. Par ces deux références, on se
retrouve au cœur des inférences abductives, et aussi au cœur de l’argumentation par le
point de vue (Rabatel 2004a) … L’approche linguistique des PDV se présente ainsi
comme un des domaines de l’argumentativité, centré sur les prédications,
complémentaire de l’approche lexicale de Ducrot ou de la logique naturelle de Grize.
Plantin va même jusqu’à écrire : « Mieux que comme une forme bâtarde de déduction
ou d’induction, l’argumentation gagnerait à être pensée comme une forme
d’abduction » (2016 : 34).
23 C’est en écho à cette remarque que je propose l’étude qui suit, bien différente de celle
de Plantin, sous l’entrée « Preuve et arts de la preuve » (ibid. : 467-473). Je m’attacherai
notamment à montrer que c’est par le discours de la narration et l’hétérogénéité
discursive que le récit argumente indirectement, parallèlement à l’argumentation
directe, dans les vers 7 à 26 de la fable.
24 En principe, la preuve par les faits « suppose l’évidence non discursive des réalités
matérielles »15, supposant « un double effacement du discours » qui correspond selon
Plantin d’une part à l’effacement du discours de la personne rapportant le fait, d’autre
part à celui « du lien entre probant et prouvé » (ibid. : 468). Cependant, la preuve par les
faits ne conduit pas nécessairement à leur acceptation, et c’est au fond cette thèse que
Plantin illustre en étudiant la fable de La Fontaine. Il commence par citer la morale,
sans la commenter, puis évoque la situation initiale (v. 3-6 16) et le « violent reproche »
adressé par le loup à l’agneau (v. 7-9). Il affirme que « le délit est présupposé (tu
troubles mon breuvage) » (ibid. : 469). Or le délit est posé ; ce qui est présupposé, c’est le
fait que l’eau appartiendrait au loup. Plantin souligne que la justification de l’agneau (v.
10-17) manque son objet, puisqu’elle « est suivie immédiatement d’une condamnation »
17. De même pour les autres justifications de l’agneau, toutes basées sur des preuves par

les faits (v. 20-23). Aussi, vu la fin de l’histoire, écrit-il que « l’on conclut que les bonnes

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raisons ne déterminent pas le cours de l’histoire », citant les v. 27 à 29. Il faut donc
comprendre que ces derniers illustrent on ne peut mieux la moralité initiale (ibid. :
470). Personnellement, je ne fais pas partie de l’indéfini « on » qui semble aboutir sans
discussion à une telle conclusion. Je la trouve en totale contradiction avec le pouvoir de
la fable et de son argumentation par le fait du discours, en l’occurrence de la narration,
et j’affirme même qu’une telle conclusion, qui a été souvent faite, correspond à un
contresens interprétatif. Il est audacieux d’accepter la moralité sans s’interroger sur
elle, quand on sait combien le texte de La Fontaine est polyphonique. Compte tenu de
ce qui précède, je crois que le lecteur (et l’analyste) a tout intérêt à problématiser la
moralité.

3.1. Problématiser la moralité

25 Il existe un premier degré de problématisation, si l’on considère que la moralité


s’incarne dans une situation immorale, puisque la raison du plus fort, de mauvaise foi,
l’emporte sur le juste, de bonne foi. Un deuxième s’appuie sur le fait qu’elle tient pour
nulle le recours à la vérité des preuves par les faits. C’est pourquoi il est fort possible
que le fabuliste ne cherche pas à réitérer ce constat, au demeurant fort trivial, surtout
si l’on pense à la formule pascalienne (à la fin du passage cité), bien connue des
contemporains de La Fontaine :
La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force
sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour
cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi
on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit
qu'elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût
juste18.
26 Au fond, plutôt que d’entériner l’idée que la raison du plus fort est toujours la
meilleure, le décalage entre la moralité et l’émotion que suscite la narration invite à
s’interroger sur d’autres faits, en l’occurrence les conditions d’action à remplir, pour
que la raison du plus fort soit celle du juste… ou des justes.
27 Cette question concerne bien évidemment les lecteurs qui sont censés s’identifier à
l’agneau, puisqu’il est tout à la fois la victime, le héros positif, innocent (à tous les sens
du terme, comme on le verra), de bonne foi, éprouvant une indignation forte devant
tant d’innocence confrontée à tant de mauvaise foi et de brutalité. Le lecteur est ainsi
incité, entre les lignes, à se poser la question de savoir si un agneau, et le lecteur avec
lui, peuvent travailler à l’émergence d’un rapport de force favorable. La fable montre,
et démontre, que l’agneau seul, confronté au loup, plus fort que lui, n’a aucune chance,
malgré son bon droit, comme l’a rappelé Plantin. Cette question d’un rapport de force
autre est évoquée, en creux, dans le discours du loup. En évoquant les frères de
l’agneau, ses maîtres, leurs chiens (« si ce n’est toi, c’est donc ton frère », « vous ne
m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens »), le loup donne à entendre une
possible coalition de tous ces personnages (fussent-ils fantomatiques sur la scène de la
fable), qui pourraient ainsi créer un rapport de force défavorable au loup. Ce dernier le
sait bien, comme le confirme l’emploi de « car », v. 24 19. Quant à l’agneau, il ne voit pas

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qu’allié aux autres, il aurait pu ne pas aller boire seul, et se trouver ainsi en situation de
faire masse.
28 Bref, le rapport de force n’est pas seulement un état de fait, c’est une création, et les
justes, les faibles, peuvent travailler à devenir forts. C’est là une conception marxiste
des rapports de force, je n’en disconviens pas, qu’on retrouve chez Brecht, dans un
apologue de M. Keuner, mais qu’on s’étonnera de trouver chez La Fontaine, qui ne passe
pas pour avoir été marxiste… Cependant, les bonnes idées peuvent être partagées, et
Tite-Live en donnait déjà une leçon saisissante, à travers le récit du combat des Horaces
et des Curiaces (et après lui Corneille, dans Horace), en racontant comment un rapport
de force a priori défavorable de un contre trois est renversé par le Romain Pubius
Horatius. Ce dernier feint de fuir, mais c’est pour mieux affronter ses trois adversaires
inégalement blessés, les tuant tour à tour dans un combat singulier.
29 En d’autres termes, la lecture polyphonique et problématisante de la morale invite à
s’interroger sur le fait qu’on peut soit entériner les situations où le rapport de force
nous est défavorable, soit les éviter (par exemple en n’allant pas boire là où rôde le
loup, en n’y allant pas seul) ; qu’on peut s’interroger pour savoir comment devenir plus
fort que le fort… Bref, la lecture polyphonique revient à dire qu’avec la moralité comme
avec le récit dont elle est l’émanation, on substitue à une logique syllogistique, et pour
tout dire désespérante, un possible narratif (et politique). Il ne s’agit plus de vérifier
déductivement un état de fait – les forts ont toujours raison (même s’ils argumentent
mal) / Or l’agneau est faible (même s’il argumente bien) / Donc l’agneau sera vaincu –,
mais de lui opposer une lecture ouverte basée sur une interrogation ouverte. Si tu fais
ceci, il arrivera cela, mais si tu faisais autrement, il pourrait arriver du neuf.
Problématiser la moralité revient à opposer à un certain discours, un contre-discours.
C’est là, selon Plantin ou Doury, une caractéristique essentielle de l’argumentation.
Cependant, s’il se rencontre des discours qui ne mentionnent pas explicitement un
contre-discours, alors que ce dernier pilote totalement le discours de l’orateur – à
l’instar de la position de Rocard au congrès du parti socialiste à Metz, centrale dans le
discours de F. Mitterrand alors que ce dernier ne mentionne pas son adversaire – c’est à
l’analyste de le mettre au jour pour restituer leur contexte argumentatif (Gelas 1980).
Cependant, il faut se demander si ce contexte ne repose que sur la reconstruction des
calculs du locuteur, ou si un tel travail, en appui sur les hypothèses interprétatives et
argumentatives du lecteur, peut s’émanciper plus ou moins fortement des intentions du
locuteur.

3.2. Le pouvoir argumentatif abductif de la narration

30 Ce déplacement est obtenu si le lecteur ne prend pas au premier degré la moralité ni ne


considère le récit comme une simple illustration, mais comme la base de mécanismes
abductifs invitant à réfléchir aux conditions à dégager pour que le juste soit fort. On
notera que dans ce qui suit, cette dimension abductive s’ajoute au mécanisme déductif,
venant non pas l’annuler mais l’interroger, le complexifier, en lui servant de
fondement délibératif.

3.2.1. Le choix des plans d’énonciation

31 Il est révélateur de la façon dont le fabuliste souhaite faire entendre sa fable. Ainsi, la
moralité est exprimée à travers une énonciation impersonnelle, non ancrée dans la

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situation d’énonciation, avec une dimension générique20 qui plaide en faveur d’une
vérité toujours vraie (c’est ce qu’entérine Plantin). Quant à l’histoire, elle repose sur
une énonciation historique (le « récit » de Benveniste), également non ancrée dans la
situation d’énonciation, dans les v. 3 à 6 et 27 à 29, qui comprennent des présents de
narration. Par rapport à ces deux formes d’énonciation en rupture de la situation
d’énonciation, il existe des présents d’énonciation : celui du vers 2 (« nous l’allons
montrer tout à l’heure », c’est-à-dire tout de suite), et ceux des dialogues entre le loup
et l’agneau. Mais il y a une grande différence entre le v. 2 et les v. 7 à 26 : le premier est
une énonciation personnelle exophorique, comme le dit Bronckart (1997), tandis que
les derniers relèvent d’une actualité endophorique, représentée, imaginaire 21. Somme
toute, ces présents endophoriques disent que le présent des personnages n’a rien à voir
avec l’actualité du fabuliste (et du lecteur). Cet enchâssement des actualités est
significatif : il construit un rapport emboîté qui assure les allers et retours réflexifs du
récit vers sa narration et son interprétation. Ce mouvement est d’ailleurs amplifié par
le fait que les fragments relevant de l’énonciation historique jouent sur des présents de
narration qui produisent un effet d’hypotypose, rendant la scène comme présente sous
les yeux du lecteur. Ils encadrent le récit ; à ce titre, ils relèvent de la stratégie du
fabuliste, qui veut assurer le passage du monde du récit vers le monde du lecteur, pour
mieux inciter ce dernier à penser la valeur exemplaire de l’histoire, telle qu’elle est
racontée. Par-là, le fabuliste veut faire entendre aux lecteurs qu’il conviendrait de
prendre au sérieux la question du mal, des rapports de force et de réfléchir à la
meilleure des façons de traiter cette question, sans se satisfaire de l’idée que les
méchants s(er)ont toujours les plus forts.

3.2.2. Démarche déductive descendante et démarche abductive ascendante

32 On retrouve la tension entre ces deux démarches autour des topoï et des énoncés
proverbiaux, parémiques. La fable comporte un énoncé proverbial (le v. 1). Mais
certains vers – tels « comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né », « si ce n’est toi c’est
donc ton frère, car vous ne m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens » – sont
de bons candidats à la proverbialité du fait de la généricité des situations, des noms et
déterminants caractérisés par la désinscription énonciative (Rabatel 2004b : 19-20), du
fait également de la valeur gnomique des temps et de la stéréotypie de la situation, de
la densité figurale, qui rend ces énoncés mémorisables et mémorables. L’ensemble de
ces énoncés potentiellement parémiques, généralisables, détachables, aphorisables
(Maingueneau 2012), ne sont cependant pas sans susciter une certaine distance avec la
moralité proverbiale initiale. Ils sèment le doute dans la confiance de la sagesse des
nations, car ils mettent en relief la faiblesse de la bonne foi (v. 20) devant l’expression
de la mauvaise foi argumentative (v. 22). Au total, ils invitent à interroger la moralité,
moins sur le diagnostic de la prégnance du rapport de force que sur la façon souvent
paresseuse avec laquelle on l’entérine pour justifier l’injustifiable.

3.2.3. Deux lectures possibles de l’ethos

33 On observe une égale tension entre ces deux lectures, selon la visée ou la dimension
argumentative. L’ethos relève d’abord de la visée argumentative, puisqu’il émerge du
dialogue agonique entre les deux personnages. Mais il ne passe pas seulement par
l’expression brute des paroles, il passe aussi par leur contextualisation, laquelle est à
mettre au compte du narrateur fabuliste. De ce point de vue, l’ethos est une sorte

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d’agent double qui montre (via les paroles des personnages), et qui est montré (via leur
contextualisation et la narration) : c’est cette représentation qui permet au lecteur de
porter appréciation sur la parole des personnages, sur sa pertinence argumentative,
rapportée non seulement au logos et à l’ethos, mais encore au pathos, et, plus largement
encore, à la situation, celle des protagonistes … ou celle des lecteurs, qui sont dans la
position du Tiers.
34 Ainsi, du point de vue de la visée argumentative, le loup argumente en des phrases
courtes, impérieuses, traduisant un ethos de fureur, au plan psychologique, et un ethos
d’autorité, au plan institutionnel-politique. Sa parole est incisive, agressive, comme
l’indique le tutoiement initial. Ses arguments (attaque ad personam v. 7-9) ; argument
d’autorité (v. 18) ; généralisation abusive et responsabilité collective indue (v. 19, 23-25)
; argumentation par la vox populi (v. 26) sont au service d’une rationalité relevant de la
mauvaise foi, faisant violence à la vérité des faits. De surcroît, avant même la mise en
spectacle de l’argumentation par la mauvaise foi, la narration de l’entrée en scène du
loup est hautement significative. Adam (2011) avait fait remarquer que le fait que la
narration de la dispute débute in medias res – éliminant ainsi le récit des préliminaires
polis qui, en principe, sont censés atténuer l’incursion dans le territoire d’autrui –
exacerbe une violence à l’état pur. Une telle mise en scène initiale est en totale
discordance avec la moralité. Plantin se demande pourquoi le loup argumente, alors
qu’il pourrait satisfaire d’emblée ses désirs. Si on prend en compte la contextualisation,
la représentation de cet ethos, avec une telle saturation de traits négatifs, on est fondé à
imaginer une réponse qui souligne que les puissants ne veulent pas seulement profiter
du rapport de force qui leur est favorable, ils veulent par surcroit que cette inégalité et
cette violence soient reconnues comme justes. Ce n’est pas un hasard si les pouvoirs
autoritaires, a fortiori les dictatures, organisent des (simulacres de) procès. Il faut que la
victime consente, pour que le pouvoir injuste des puissants perdure.
35 On peut observer une égale distance du côté de l’ethos de l’agneau. Dans un premier
temps son ethos ne peut qu’être interprété en bonne part. Les formules de politesse, le
vouvoiement, les apostrophes sont le signe d’un ethos poli et respectueux, au plan
psycho-social. Malgré son infériorité sociale, il fait preuve d’une remarquable capacité
à se justifier et à contre-argumenter en s’appuyant sur les faits. Dans un deuxième
temps, cependant, au fur et à mesure que le loup fait preuve de mauvaise foi, l’ethos de
l’agneau devient plus discutable, l’acharnement à se défendre étant contreproductif.
Certes, les contre-arguments de l’agneau sont éloquents, mais comme ils ne sont pas
adaptés à son destinataire proximal – et pas davantage à la situation, car il est seul –, il
est facile de profiter de l’aubaine pour faire taire une voix si éloquemment accusatrice.
Par conséquent le contraste entre le discours et la situation invite à relativiser les
valeurs positives associées à l’ethos, dès lors que ce dernier se manifeste en faisant
abstraction de ladite situation, en d’autres termes, des rapports de force concrets 22.
36 Cette distance est également sensible avec l’ethos du fabuliste : certes, il prend fait et
cause contre le loup23, mais il ne va pas jusqu’à exprimer de solidarité avec l’agneau ;
c’est un ethos réflexif, qui montre, plus qu’il ne démontre. Ce qui est montré, c’est bien
sûr la loi d’airain des rapports de force. Et ce qui est démontré, c’est le danger mortel
de les oublier, pour l’agneau, comme pour le lecteur. Ainsi, en creux, le récit
exemplaire fait-il la « démonstration » que cette question des rapports de force doit
être pensée stratégiquement. L’ethos de « sagesse » est donc un ethos de perspicacité qui
incite (à travers les lignes) à problématiser son rapport aux leçons du passé, à

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problématiser les vérités d’évidence en ne se contentant pas de réciter les proverbes du


passé, mais en cherchant à leur donner un sens qui permette une lecture progressiste
des rapports de force. Autrement dit, la question que l’agneau ne se pose pas, mais que
la fable soulève et à laquelle le lecteur doit répondre, c’est celle du moment propice
pour agir, argumenter : c’est toute la question du kairos, et, sous cet angle, l’agneau
manque de la plus élémentaire prudence (phronesis).
37 Cette lecture n’est peut-être pas celle de La Fontaine – même si elle trouve des échos
dans l’appartenance de ce dernier au clan libertin, sa distance vis-à-vis du pouvoir
royal. Mais elle est la résultante de ce que le texte dit, des choix d’un interprétant
habité par l’esprit des Lumières et du progrès social, ancré dans une actualité sensible
aux injustices liées aux rapports de force déséquilibrés. Ce qui est remarquable, c’est
qu’elle repose moins sur l’argumentation directe – mise en œuvre par l’agneau avec
talent, mais sans succès – que sur la force du récit, de sa dimension argumentative
indirecte et sur le rôle de l’interprète, qui interrogent la pertinence des arguments des
personnages comme celle de la doxa moralisatrice.

Conclusion
38 Mon propos n’était pas de substituer une conception à une autre, de diluer
l’argumentation, mais de proposer un cadre plus global dans lequel on peut rendre
compte des diverses formes et stratégies langagières pour arriver à faire adhérer à sa
façon de voir, ou, à tout le moins, pour ne pas se satisfaire des manières communes de
penser. On peut à présent répondre aux questions posées : oui, il est sinon nécessaire,
du moins pragmatiquement et théoriquement utile, de prendre en compte l’ensemble
de la dimension énonciative des discours, qui construisent à travers l’activité de
référenciation le monde dont on parle, le rapport à soi et aux autres, comme le rapport
au langage et aux discours antérieurs qui cherchent toujours en quelque façon, selon la
définition que Benveniste donnait de l’énonciation, à influer sur l’autre et à peser sur
ses interprétations. Dans ce cadre, il est sinon nécessaire, du moins utile, de prendre en
compte l’ensemble des marques et indices, phrastiques et transphrastiques, qui
construisent et orientent ces interprétations, dans des processus largement inférentiels
et abductifs, tout en s’intéressant aussi à la part du destinataire dans cette
construction, à la façon dont il organise ses parcours interprétatifs, à la croisée des
instructions du texte, de sa saisie des contextes – celui de la production des messages
comme celui (ou ceux) de sa (ou de ses) réception(s). Partant de là, il me semble qu’on
peut amender la définition de l’argumentation, ce que je ferai en reprenant à titre
d’hommage, celle des refondateurs modernes de l’argumentation et de la nouvelle
rhétorique (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958 : 5) :
L’objet des théories de l’argumentation est l’étude des techniques discursives
permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses ou aux
visions du monde qu’on propose à leur assentiment. Ces techniques discursives
peuvent être de deux ordres. Les premières reposent sur des moyens logiques, le
plus souvent déductifs, qui étayent le raisonnement par des arguments en appui sur
des prémisses vraisemblables, appropriées à l’auditoire, et que ne dément pas la
conduite langagière de l’orateur. Les deuxièmes consistent à provoquer et recueillir
l’assentiment sans paraître argumenter, dans des genres qui ne relèvent pas de
l’argumentation au sens où ils n’utilisent pas les techniques précédentes, par
exemple en recourant aux faits bruts24 ou aux émotions brutes, à la nature des

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choses, alimentant des processus inférentiels et abductifs laissant au destinataire


direct ou indirect la charge de conclure.
39 J’espère au terme de ce travail avoir convaincu que le cœur de la discussion théorique
oblige à mieux penser le débat argumentation/argumentativité, à partir d’un ensemble
de notions solidaires, logique inférentielle, indices, abduction, argumentativité et point
de vue, notions qui sont susceptibles de valider la consistance d’une deuxième voie
argumentative, d’une voie oblique, complémentaire de celle que la tradition a
privilégiée. Les études de l’argumentation auraient intérêt à croiser ces approches,
comme je l’ai esquissé avec l’étude de la fable de La Fontaine. Cela demanderait bien
d’autres explications et arguments – notamment en ce qui concerne les liens entre
argumentation, monstration, démonstration ou la distinction entre manières de voir et
manipulation – qui feront l’objet de travaux ultérieurs.

BIBLIOGRAPHIE
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dans le discours : le cas du roman feuilleton », Belphégor, Idéologie et stratégies argumentatives dans
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Rabatel, Alain. 2004a. Argumenter en racontant (Bruxelles : De Boeck)

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33

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Rabatel, Alain. 2008. Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit. Tome 1.
Les points de vue et la logique de la narration. Tome 2. Dialogisme et polyphonie dans le récit (Limoges :
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Guérin, Charles, Siouffi, Gilles & Sandrine Sorlin (éds). Le rapport éthique au discours (Berne : P.
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Pratiques d'André Petitjean (Villeneuve d’Ascq : P. U. du Septentrion), 97-105

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Rabatel, Alain. 2017a. Pour une lecture linguistique et critique des médias. Empathie, éthique, point(s) de
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Rabatel, Alain. 2017b. « Frontières supra-catégorielles, catégorielles et infra-catégorielles de la


reformulation », Annales de l’Université de Craiova, XXI, 66-103, http://litere.ucv.ro/litere/node/
131

Toulmin, S. E. [1958] 1993. Les usages de l’argumentation (Paris : PUF)

ANNEXES
Le loup et l’agneau

« La raison du plus fort est toujours la meilleure.


Nous l’allons montrer tout à l’heure. »
Un agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
v. 5 Un loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
v. 10 – Sire, répond l’agneau, Que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
v. 15 Plus de vingt pas au-dessous d’elle
Et que par conséquent en aucune façon
Je ne puis troubler sa boisson.

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– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,


Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
v. 20 – Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?
Reprit l’agneau, je tête encore ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point – C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
v. 25 Vous, vos bergers et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge. »
Là-dessus au fond des forêts
Le loup l’emporte, et puis le mange
Sans autre forme de procès.

(La Fontaine, Fables, Livre 1, 10, 1668)

NOTES
1. Cette approche pourrait être croisée avec la sociologie des champs. Comme Bourdieu 1984 l’a
montré, le champ académique n’échappe pas aux luttes des places. Ceux qui tiennent le discours
mainstream, que rapporte le Dictionnaire de l’argumentation, sont en position haute. Par
conséquent, leurs discours, le choix de leurs contradicteurs ne s’interprètent pas seulement sous
le ciel pur des idées, mais aussi à l’aune de la lutte pour occuper (ou maintenir) une position
haute.
2. Je reproduis la numérotation de l’auteur.
3. Point de vue normatif qui mériterait débat…
4. Plantin évoque la Théorie de l’Argumentation dans la Langue, mais non ses développements,
Théorie des Blocs Sémantiques, Théorie Argumentative de la Polyphonie de Carel et Ducrot : voir
Rabatel 2016 pour une discussion.
5. Dans le discours monogéré, le locuteur fait ce qu’il veut de l’argumentation d’autrui, tandis
que l’opposant est beaucoup plus libre de sa parole dans une interaction dialogale. Certes. Mais
libre, cela ne veut pas dire pour autant pertinent, eu égard aux règles normatives plus ou moins
contraignantes de l’argumentation : on peut dire ce qu’on veut, mais aussi n’importe quoi. Les
argumentations dialogales sont pleines de discours de mauvaise foi, irrationnels, comme les
argumentations écrites monogérées.
6. Sur la notion de contre-discours, voir Rabatel (2017a : 414-421).
7. Toutes choses égales, comme la distinction discours monologal vs dialogue (ou polylogue), il
s’agit de traits sous-catégoriels, descriptifs, qui permettent de distinguer des sous-genres de
discours argumentatifs, mais pas d’un trait définitoire catégoriel. Sur ces distinctions des critères
supra-catégoriels, catégoriels, sous-catégoriels, trans-catégoriels, voir Rabatel 2017b.
8. Ce processus concerne autant les discours à visée qu’à dimension argumentatives, et a une
portée sémantique générale ; il sera largement exemplifié dans la troisième partie.
9. Même si Doury a raison de « mettre en garde contre le "tout-connecteur" » (ibid. : 149).
10. On rencontre d’ailleurs le même problème dans l’étude des émotions. Outre qu’il n’est pas
facile d’isoler un lexique spécifique (vu les chevauchements avec les lexiques des affects, des
sentiments), il existe des discours provoquant des émotions, sans contenir de termes d’émotion
(Rabatel 2017a : 315-326).
11. Les connecteurs (ou ligateurs) présentent une grande hétérogénéité : à côté des adverbes de
liaison évoqués par la nomenclature grammaticale officielle française, coexistent des

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conjonctions de coordination, de subordination (distinguées par la grammaire scolaire du 19 e


siècle) ou des locutions prépositives. La classe des conjonctions de coordination est d’ailleurs
discutée, puisque certaines ont une origine adverbiale. De plus la fonction de connexion peut
prendre des formes très variables, être marquée par des verbes (il s’ensuit, il en résulte que, de là
vient que), des noms (la conséquence, le résultat, l’hypothèse, la cause, le prétexte), des propositions qui
verbalisent la logique structurante du discours De même, des signes de ponctuation peuvent
remplacer certains connecteurs pour indiquer la cause, l’addition (/,/, /:/) ; de même encore avec
la parataxe, si le lien sémantique est évident, ou si, au contraire, on veut produire un effet
particulier de distanciation.
12. Que l’on ait des documents péritextuels qui permettent de préciser les intentions préalables
de son auteur ou que l’on s’appuie sur le texte pour tenter de les reconstruire selon une logique
attentionnelle (Rabatel 2015a).
13. Par abduction, j’entends une inférence abductive, qui remonte des faits à leur cause, de façon
probabiliste (Plantin 2016 : 34, 161), en s’appuyant sur une logique indiciaire, propre aux
démarches scientifiques (Peirce). L’abduction est plus limitée que l’induction, qui va du
particulier au général. Elle est aussi moins certaine que les inférences universelles de la
déduction.
14. Dans ce cadre théorique translinguistique, le PDV peut renvoyer à des perceptions (et aux
focalisations narratives genettiennes), mais concerne en fait n’importe quel contenu sémantique
exprimé directement ou indirectement. Ma conception du PDV récuse la coupure radicale et
quasi métaphysique entre un PDV nécessairement limité vs la vérité, universelle et indépendante
de tout point de vue (Plantin 2016 : 70-71). L’approche perspectiviste, historicisée, du PDV rend
compte de la relativité des savoirs, sans verser dans le relativisme absolu (Rabatel 2013 : 70-72,
2016).
15. Ainsi, une photo non truquée d’une présence en tel lieu annule tous les discours relatifs à son
absence.
16. D’un point de vue narratologique, la situation s’arrête au v. 4, avec la description à
l’imparfait, et le passage au présent de narration évoquant la survenue du loup équivaut, dans le
schéma quinaire du récit, à la complication. Le découpage est secondaire, encore qu’au plan
argumentatif, on remarque que les ennuis apparaissent en même temps que surviennent les
puissants, ce qui n’est pas anecdotique…
17. En fait, la condamnation ne suit pas la réponse de l’agneau, les vers cités par Plantin la
précèdent (v. 9).
18. Fragment Raisons des effets n° 20 / 21 / Brunschvicg 298
Je mets en italiques les fragments qui montrent que Pascal, en fin dialecticien, met l’accent sur la
construction humaine/politique des rapports de force. Des évolutions sont envisageables malgré
« qu’il y a[it] toujours des méchants » : ce fait de nature pourrait être contrebalancé si les justes
s’efforçaient d’acquérir la force (de faire valoir la justice).
19. La valeur argumentative et énonciative de « car », à la différence des autres connecteurs
causaux, repose sur l’idée d’une cause évidente et partagée par tous, y compris l’interlocuteur. En
l’occurrence, le loup, qui est un prédateur des agneaux, renverse les rôles et pose comme évident,
y compris pour l’agneau, son statut de victime. Cette mauvaise foi vise à légitimer sa « défense »,
c’est-à-dire son agression.
20. Le présent de la moralité est un présent omni-temporel, générique. Cette généricité est
encore renforcée par le fait que le titre est une phrase nominale, avec des articles définis à valeur
généralisante qui plaident en faveur d’une lecture prototypique de la fable, voire stéréotypée,
avec des animaux emblématiques, symboles de la force, de la cruauté ou de l’innocence, y
compris à travers l’image de l’agnus dei.
21. Avec l’exophore, le référent est localisé dans le contexte, tandis qu’avec l’endophore, le
référent (ou plus exactement le syntagme auquel il renvoie) est donné par le cotexte.

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22. Il y a toujours un proverbe de la sagesse des nations à l’appui de sa thèse : en l’occurrence,


« on ne discute pas avec le Diable, même avec une longue cuillère ».
23. Le loup, par deux fois, est disqualifié : « cet animal plein de rage » (v. 8), « cette bête cruelle »
(v. 18) marquent la distance que le narrateur met entre le loup et lui, dès son apparition. Dans les
deux occurrences, le démonstratif pose ce jugement comme une évidence partagée.
24. C’est-à-dire présentés comme bruts.

RÉSUMÉS
Cet article cherche à expliquer le faible écho théorique de la notion de dimension argumentative
(ou argumentation indirecte ou oblique) par rapport à la visée argumentative (ou argumentation
directe). Pour rendre compte des raisons épistémologiques de cet état de fait, il s’appuie sur le
récent Dictionnaire de l’argumentation de Plantin, emblématique du courant mainstream, qui ne
définit l’argumentation que d’après une visée argumentative explicite. Les études dominantes
opposent argumentation et argumentativité, privilégient des conceptions dites restreintes basées
sur des marques argumentatives, survalorisant les approches sémasiologiques au détriment des
approches onomasiologiques, en principe complémentaires. Pour finir, l’article propose une
illustration de la rentabilité descriptive et explicative de l’approche indirecte de l’argumentation,
à partir de l’analyse de la fable de la Fontaine Le loup et l’agneau. L’approche articulée de la
dimension et de la visée argumentatives aboutit à une proposition de redéfinition de la notion
d’argumentation. Son objectif n’est pas de substituer une conception à une autre, ni de diluer
l’argumentation, mais d’élaborer un cadre plus global, rendant compte des diverses formes et
stratégies langagières pour arriver à faire adhérer à sa façon de voir, et, complémentairement,
pour aider l’analyste à problématiser des façons de voir illusoirement transparentes. Son cadre
théorique s’appuie sur une conception pragma-énonciative qui analyse la construction des
interprétations sur la base des choix de référenciation et de leur actualisation interprétative,
dans lesquelles logique inférentielle, indices, abduction, argumentativité et point de vue jouent
un rôle fondamental.

The paper tries to explain the limited theoretical response to the notion of argumentative
dimension (or indirect or oblique argumentation) as opposed to argumentative aim (or direct
argumentation). In order to give a full account of the epistemological reasons of this situation,
the paper draws on Plantin’s recent Dictionary of argumentation, which is emblematic of the
mainstream and defines argumentation only in relation to an explicit argumentative aim. The
prevailing studies oppose argumentation and argumentativity, favoring the so-called limited
conceptions based on argumentative markers and overestimating semasiological approaches at
the expense of onomasiological approaches, which are, theoretically, complementary. Eventually,
the paper provides an example of the descriptive and explicative rentability of the indirect
approach to argumentation, based on an analysis of La Fontaine’s fable “The Wolf and the Lamb”.
The articulation of the argumentative dimension and aim results in a redefinition of the notion
of argumentation. Its purpose is neither to substitute one conception for another nor to dilute
argumentation, but to elaborate a larger framework accounting for different language forms and
strategies that allow for adherence to one’s view and, at the same time, help problematize views
that are illusorily transparent. The theoretical framework is built around a pragmatic and
enunciative conception that analyzes the construction of interpretations based on the choice of

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referenciations and their interpretative actualization, where inferential logics, markers,


abduction, argumentativity and viewpoints play a fundamental role.

INDEX
Mots-clés : abduction, argumentativité, dimension argumentative, énonciation/référenciation,
inférence, point de vue
Keywords : abduction, argumentative dimension, argumentativity, enunciation/referenciation,
inference, viewpoint

AUTEUR
ALAIN RABATEL
Université de Lyon 1, ICAR

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Éclairages, dimension rhétorique et


argumentation à l’épreuve des
tweets de Donald Trump
Point of view (“éclairage”), Rhetorical Dimension and Argumentation: the test-
case of Donald Trump’s Tweets

Thierry Herman

Introduction
1 Le problème de l’argumentation est qu’il est possible, suivant les théories qui s’en
emparent, de la voir un peu partout. Au moins trois conceptions peuvent être prises en
considération dans ce domaine. Dans sa définition classique, une argumentation
suppose a minima la défense d’un point de vue exprimé sous une forme de proposition
par une autre proposition qui joue le rôle d’argument. Que ce soit sous la forme logique
du raisonnement syllogistique dont on calculerait les tables de vérité ou sous la forme
enthymématique de l’argumentation dans le contexte de différents champs, étudiée par
le modèle de Stephen Toulmin (2003[1958]), cette approche inscrit de fait
l’argumentation dans une perspective qui intéresse la linguistique textuelle, dès lors
que l’on va au-delà de l’énoncé pour saisir le lien transphrastique ou
transpropositionnel entre arguments et conclusion.
2 Mais, dans l’espace francophone bien plus qu’ailleurs, l’articulation entre deux
propositions énoncées n’est plus une condition nécessaire pour parler
d’argumentation. Une deuxième ligne de pensée s’inscrit dans les théories sémantico-
pragmatiques de l’argumentation dans la langue. Que ce soit celle des blocs
sémantiques (Carel et Ducrot 1999a, 1990b), celle des stéréotypes (Anscombre 2001),
celle des points de vue (Raccah 2005) ou celle des possibles argumentatifs (Galatanu
2009), toutes ces approches ont progressivement marqué une rupture avec la mise en
relation de deux propositions explicites, en étudiant non plus des paires d’énoncés
marquées par des connecteurs ou des opérateurs, mais le lexique lui-même, en tant

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qu’il est porteur d’argumentations intrinsèques. Par exemple, dans notre communauté
langagière, le mot « populiste » suffit à étayer l’idée d’un rejet ou d’un désaccord. Le
test de l’insertion de « mais » permet d’éclairer, si on suit la théorie d’Anscombre, la
puissance du stéréotype intégré en langue. Ainsi, « c’est une idée populiste, mais ne la
rejetons pas » paraît être une paire de propositions recevables alors que « c’est une idée
populiste, mais rejetons-la » sera probablement perçu comme étrange hors cénacle de
populistes s’assumant comme tels. La stabilisation du stéréotype en langue crée ce que
Carel et Ducrot nomment un bloc sémantique. Dans cette perspective, et au-delà des
différences d’approches entre les courants cités, chaque mot « argumente », dans le
sens où il oriente vers une classe de conclusions possibles.
3 La troisième conception de l’argumentation est représentée par Amossy (2012 [2000]) et
Grize (1996) ou Vignaux (1988) avant eux, et elle est se trouve au cœur de ce numéro.
Inspirées par le dialogisme bakhtinien, ces approches mettent en relief l’idée que tout
énoncé, saisi dans un contexte précis, fait écho à des énoncés similaires, oriente des
points de vue ou des perspectives de lecture. Les « données » de l’argumentation sont
loin d’être données, justement – elles subissent les effets d’une schématisation par le
locuteur :
Le discours argumenté opère sur un matériau factuel « retenu », dans un contexte
de référence qui permet de tester les thèses débattues, les notions évoquées, les
corrélations mises en raisonnement. Ce contexte n’est pas le monde empirique […],
il est une « schématisation » (Grize, Vignaux) qui opère une sélection, qui énonce
des « faits » et les exprime avec un vocabulaire donné, les regroupe et les oppose à
d’autres, […] – opérations logiquement préalables à l’argumentation et au débat et qui
souvent décident de tout (Angenot 2008 : 148-149, je souligne).
4 Angenot montre ainsi que la notion de « données » n’est que pure illusion, mais on voit
une ligne de fracture avec les représentants de l’argumentation dans le discours : le
premier reconnaît les éclairages que permet le processus de schématisation, mais les
exclut du champ de l’argumentation ; les seconds affirment au contraire que c’est déjà
une forme d’argumentation. Amossy, en introduisant l’idée de « dimension
argumentative », la définit comme des « moyens verbaux utilisés pour modifier ou
renforcer les représentations et croyances de l’allocutaire ou pour simplement orienter
sa réflexion sur un problème donné » (2005, je traduis).
5 Dans les deux dernières approches, l’argumentation repose sur des enchaînements
implicites, qu’il est possible de mettre au jour par une analyse sémantique et
pragmatique, mais qui échappent d’une certaine manière au critère cardinal de
l’argumentation dite classique : l’expression et la défense d’une opinion par un
locuteur. On ne veut pas dire par là qu’il n’y a pas de construction d’un point de vue au
fil du texte (ou de l’intertexte), ce qu’on pourrait considérer comme une forme
d’argumentation indirecte selon Rabatel (2017), mais bien insister sur le fait que le
caractère visible, posé, noir sur blanc, d’une opinion dans laquelle s’engage le locuteur
n’est plus un prérequis pour parler d’argumentation. Deuxième conséquence, dès lors
que tout lexème peut orienter ou influencer l’allocutaire, l’argumentation devient
consubstantielle à toute parole – Micheli parle d’argumentativisme généralisé (2009,
2012a).
6 Le but de cet article est théorique mais aussi méthodologique. Depuis un point de vue
qui demeure attaché à une vision « classique » de l’argumentation, j’aimerais reprendre
à nouveaux frais le couple visée argumentative/dimension argumentative d’Amossy
pour proposer une vision alternative fondée sur des critères langagiers que j’espère

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suffisamment clairs et applicables. Comment en effet pratiquer une analyse du discours


qui tienne compte de l’argumentation dans la langue ou des « éclairages » de la
schématisation sans pour autant engager la notion d’argumentation ? Au-delà
d’alimenter un débat théorique, l’intention méthodologique est d’arriver à une grille
d’analyse ayant un intérêt heuristique pour l’analyse du discours. Je me propose
d’analyser par la suite un corpus a priori défavorable à une vision classique de
l’argumentation articulant argument et conclusion : les tweets de Donald Trump.
7 Le réseau Twitter, dont Donald Trump est devenu une figure marquante, possède une
caractéristique technique bien connue : la limite des messages fixée à 140 signes. Or, la
norme de 140 caractères est une contrainte assez forte pour limiter l’expression et a
fortiori le développement d’une « cellule argumentative », au sens de Plantin (1990),
composée minimalement d’un argument et d’une conclusion. Sous réserve d’examen du
corpus, les tweets devraient avoir peu de séquences argumentatives classiques, mais
une « dimension argumentative » importante. En effet, s’il y a quelque vérité dans
l’idée que Twitter a favorisé l’élection de Trump, la dimension argumentative aurait
alors pleinement exercé son rôle. Cette hypothèse est rendue plausible par le contexte
appelé « post-truth politics » qui a toutes les chances de considérer l’argumentation
classique comme superfétatoire, sinon contre-productive1.
8 L’enjeu de cet article n’est pas de déterminer si cette dimension argumentative a joué
un rôle dans l’élection, ni de typologiser les caractéristiques langagières de l’ère de
post-vérité ou des tweets étiquetés comme populistes. Le corpus présente un matériau
qui paraît idéal pour illustrer et défendre un modèle d’analyse de la visée et de la
dimension argumentatives et d’en observer le rendement escompté.

1. Reconsidérer la visée argumentative


9 Le problème définitionnel que je rencontre avec le couple notionnel d’Amossy est que
l’argumentation, parce qu’elle n’est pas définie par une structure compositionnelle, se
confond avec la rhétorique (Amossy et Koren 2009). En effet, les deux définitions de ces
notions mettent en exergue comme critère définitoire une visée sur autrui. La « visée
argumentative » est définie, dans une perspective très perelmanienne, par « l’intention
délibérée de mener à une conclusion, et dans les stratégies programmées qui autorisent
l’adhésion de l’auditoire à la thèse présentée à son assentiment » (Amossy 2007). La
dimension argumentative, pour sa part, est aussi définie par une finalité : « moyens
verbaux utilisés pour modifier ou renforcer les représentations et croyances de
l’allocutaire ou pour simplement orienter sa réflexion sur un problème donné » (2005, je
traduis et souligne).
10 Cette mise en évidence des effets perlocutoires donne peu de place à la nature même de
l’argumentation. Lilian Bermejo-Luque (2011) par exemple considère l’argumentation
comme « une activité de communication dont le but constitutif est de justifier le point de
vue-cible [target-claim] » (2011 : 55, je traduis et souligne) : l’argumentation remplit
d’abord une fonction intrinsèque de justification, ce qui n’exclut pas ensuite la
possibilité de persuader, sur le plan perlocutoire des effets produits. Cette approche est
compatible avec une définition de l’argumentation comme une séquence textuelle
étayant une opinion par au moins une raison. Dans une telle perspective,
l’argumentation est donc considérée comme un moyen (justifier) distinct d’une finalité
(l’adhésion). Or, la notion même de « visée argumentative » crée une unité conceptuelle

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réunissant en un même syntagme les deux. Cela soulève deux questions :


premièrement, peut-on viser à argumenter et, si oui, en quoi cette finalité différerait de
l’adhésion (ou de la tentative d’adhésion) ? Deuxièmement, si l’argumentation désigne
tous les moyens permettant de provoquer l’adhésion à une thèse, par quel vocable
désigner l’enchaînement textuel de la cellule argumentative entre argument(s) et
conclusion ? Car la ressemblance conceptuelle entre argumentation et rhétorique rend
difficile de décrire la preuve technique du logos (que l’on considérera comme de
l’argumentation en discours) de manière indépendante des deux autres preuves de la
rhétorique.
11 Je pense que l’argumentation gagne à être définie en dehors de l’effet perlocutoire
potentiel, qui est de provoquer ou renforcer l’adhésion à une thèse, pour ne conserver
que l’idée d’étayage d’un point de vue. Selon cette perspective, c’est donc non
l’argumentation, mais la rhétorique qui pourrait être définie par une finalité
d’adhésion à une thèse. Tant Angenot (2008) que Micheli (2012b) ont soutenu toutefois
que la persuasion renvoie à une idée trop forte, celle de changement d’attitude d’un
allocutaire sur un objet. Mais on peut donner à la persuasion un sens nettement plus
faible : il est à mon sens nécessaire, et très important pour la dimension argumentative
qui va nous occuper, de conserver l’idée perelmanienne d’adhésion. Je dirais qu’en tant
que locuteur, on ne s’engage jamais dans l’expression d’une opinion sans un espoir 2
qu’au moins une partie de l’auditoire, même minoritaire, puisse y adhérer. Cette
dimension sociale, qui permet aux locuteurs d’une communauté linguistique de se
reconnaître autour de certaines croyances ou certaines valeurs, est certes centrale dans
toutes les approches de la rhétorique, ne serait-ce qu’à travers l’idée d’adaptation à
l’auditoire, mais, sans être au premier plan, à mon sens, dans les définitions les plus
classiques de la discipline, comme par exemple « l’art de persuader par le discours ».
Une telle définition pose par exemple un problème pour le genre épidictique, qui ne
vise pas à persuader, mais à renforcer des valeurs admises par la communauté et qui,
dans la mesure où l’on prêche souvent des convaincus, se fonde moins sur des cellules
argumentatives que sur des stratégies d’amplification (Danblon 2001).
12 Si on continue de considérer le genre épidictique, on peut même se demander si cette
visée d’adhésion à des thèses qui n’ont pas un impact aussi déterminant que dans le
discours judiciaire ou délibératif (rappelons qu’Aristote considère l’épidictique comme
un spectacle) reste bien un pivot essentiel de définition. Autrement dit, ne faudrait-il
pas définir la rhétorique moins par sa visée intrinsèque que par la nature d’au moins
une proposition identifiable sous la forme d’une opinion ? Si la rhétorique n’est pas
forcément argumentative et ne veut pas forcément modifier des opinions, mais les
maintenir ou les renforcer, elle entre minimalement en jeu lorsque le locuteur s’engage
sur une opinion avec un espoir d’adhésion, nouvelle ou confirmée, à cette thèse. Je
dirais ainsi que, dans la mesure où il risque le rejet d’une partie voire de tout
l’auditoire, le locuteur s’engage dans un champ rhétorique dès qu’il défend
publiquement une opinion,
13 On voit donc que j’exprime des réserves quant à la notion de « visée argumentative »
pour deux raisons : (1) si l’argumentation est inhérente au discours, alors l’adjectif est
superflu ; (2) la visée argumentative est définie uniquement par une intention (et non
par une structuration textuelle) qui devient dès lors déterminante pour identifier le
type de texte qui nous intéresse. Mais si l’argumentativiste que je suis soulève les
problèmes posés par une définition très large de l’argumentation, l’analyste du discours

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qui est aussi en moi reste proche de Perelman et d’Amossy : il garde l’idée que l’analyse
de la façon dont on peut provoquer ou accroître l’adhésion à une thèse par des moyens
verbaux permet d’étudier toute une catégorie de textes non-argumentatifs (au sens
classique du terme) mais que l’on peut qualifier de rhétoriques.
14 Mais l’argumentation est-elle effectivement réductible à une forme d’étayage dont le
but est de justifier l’opinion que l’on veut défendre ? Des théories classiques de
l’argumentation intègrent souvent non seulement l’idée d’un étayage, mais aussi une
dimension dialectique intrinsèque à l’argumentation. Abordons rapidement ce point.

2. Reconsidérer l’aspect dialectique de


l’argumentation
15 Dissocier la rhétorique de l’argumentation demande de mieux circonscrire
l’argumentation si on exclut que la visée persuasive ou d’adhésion soit un critère
définitoire. Plantin (2009 : 53), Angenot (2008), Jacquin et Micheli (2012) ou Doury
(2016) ont tous avancé une définition de l’argumentation qui ne mobilise pas l’effet
perlocutoire potentiel mais qui insiste sur un mode particulier d’agencement des
énoncés. En outre, ces auteurs ont en commun d’avancer une dimension dialectique
dans leurs approches. Doury propose une définition aussi simple qu’intéressante :
« mode de construction du discours visant à le rendre plus résistant à la contestation »
(2016 : 22), tandis que Jacquin et Micheli la voient comme « un mode spécifique de
traitement verbal du désaccord, qui consiste en la construction de positions solides,
c'est-à-dire étayées par un travail textuel de justification et situées par un travail
interactionnel et dialogique de positionnement » (2012 : 600). Ces auteurs mettent en
évidence deux caractéristiques posées comme fondamentales : 1. le désaccord, le
contre-discours, ou la contestation ; 2. la justification, l’étayage. Pour réfléchir au
caractère nécessaire des deux traits, on peut se demander s’il est encore possible de
parler d’argumentation en l’absence de contre-discours, de contestation ou de
désaccord (réel ou potentiel) d’une part, et en l’absence d’étayage par des arguments
d’autre part. Observons ces cas-limites.
16 Dans le premier cas, on retrouve le genre épidictique évoqué plus haut. La question du
désaccord n’y affleure guère. Si on prend l’exemple (1) tiré de l’éloge de Jacques Chirac
à la mort de François Mitterrand, on trouvera bien un point de vue (Mitterrand avait la
volonté de servir certains idéaux), étayé par différentes illustrations. Mais dans la
situation consensuelle, conventionnelle et ritualisée d’éloge national, cette structure
textuelle avec étayage – qui ne contient ni concession, ni négation polémique, ni trace
marquée de polyphonie – n’envisage pas dans son spectre le désaccord, une notion qui
paraît même incongrue pour l’éloge dont l’une des fonctions essentielles est de
rassembler une communauté autour de valeurs (cf. Dominicy et Frédéric 2001) 3.
(1) François Mitterrand, c’est une volonté. Volonté de servir certains idéaux. La
solidarité et la justice sociale. Le message humaniste dont notre pays est porteur, et
qui s’enracine au plus profond de nos traditions.
17 On peut donc justifier un point de vue, étayer une position, en occultant ou en rendant
non pertinente la notion de contestation. Est-ce ce suffisant pour parler
d’argumentation ? Soit on considère que l’on est ici en présence d’une justification et
que cela ne devient une argumentation qu’à partir du moment où un contexte de
contestation est possible ; soit on affirme que c’est bien déjà de l’argumentation et que

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la notion de désaccord, de problème ou de contestation n’est pas nécessaire pour parler


d’argumentation de prime abord, même si on considère ces cas comme rares ou
marginaux. Or, la distinction systématique entre justification et argumentation ne me
semble pas toujours adoptée par les auteurs cités.
18 Dans le deuxième cas (contestation sans étayage), on peut songer au moins à deux sous-
catégories : (a) lorsque le locuteur étaie une position à laquelle il s’oppose, mais sans
justifier sa position propre ; (b) lorsqu’il y a bien une prise de position, mais pas
d’étayage. Les cas (a) sont nettement plus rares, de manière générale (et dans notre
corpus en particulier). En effet, ils sont en porte-à-faux avec l’idée de « résistance à la
contestation », puisqu’il s’agit de concéder et de justifier un contre-argument sans
même étayer son propre point de vue. La promesse de Trump dans l’exemple (2), « cela
changera », pourrait-elle ainsi être considérée comme une argumentation, dans la
mesure où les arguments qui justifieraient le changement promis ne sont pas assertés,
à l’inverse du contre-argument (« la haine est trop profonde », ma trad.) ?
(2) For many years our country has been divided, angry and untrusting. Many say it
will never change, the hatred is too deep. IT WILL CHANGE!!!! (Trump, 15 janvier
2017, 14 :00)
19 Bien que ce tweet ne contienne pas de connecteurs explicitant les relations de discours,
la reprise du verbe (« change ») invite à considérer que l’on a affaire à une seule cellule
argumentative, manifestant très clairement un désaccord, mais dont l’étayage ne
concerne que la partie adverse (la haine est trop profonde ; donc rien ne changera)
alors que la position de Trump se contente d’exprimer un point de vue opposé à celui
qui est défendu. Bermejo-Luque, par exemple, ne considérerait pas ce cas comme de
l’argumentation, dans la mesure où le locuteur ne donne pas les raisons qui
justifieraient sa promesse. Pourtant, outre la mention de l’argumentation prêtée à
autrui, l’allocutaire est structurellement invité à admettre que le locuteur dispose
d’arguments plus forts, bien que non exprimés, pour soutenir la conclusion exprimée.
L’absence d’arguments n’implique pas son inexistence.
20 La sous-catégorie (b) en revanche est extrêmement fréquente. En voici un exemple :
(3) Somebody with aptitude and conviction should buy the FAKE NEWS and failing
@nytimes and either run it correctly or let it fold with dignity! (Donald Trump, 28
janvier 2017, 08:00 AM)
21 On voit ici une très claire prise de position – le tweet exprime le souhait qu’une
personne capable et convaincue achète le NY Times en déliquescence et ses Fake news
pour en faire une entreprise qui tienne la route ou pour le mettre au placard avec
dignité ; il exprime en même temps un désaccord avec les médias et ce qu’ils disent du
président Trump. Cependant, l’opinion présentée ne reçoit aucun étayage explicite.
Aucun des tenants de l’argumentation en tant que structure compositionnelle
n’utiliserait cette catégorie pour aborder ce cas de discours polémique, ce qui me
semble indiquer que la compositionnalité est le trait définitoire sine qua non pour
évoquer l’argumentation, indépendamment de la polémicité ou du positionnement que
l’on retrouve dans plusieurs définitions. Toujours est-il qu’il y a bien une prise de
position dans un espace social, autrement dit une forme de rhétorique, selon ce que j’ai
défini plus haut, ce que la « dimension argumentative » d’Amossy permet en partie
d’envisager.

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3. Reconsidérer la dimension argumentative


22 Dans la perspective adoptée ici, l’argumentation se définit nécessairement par une
forme de justification textuelle d’un point de vue ou d’une opinion – que ce soit la
sienne propre ou celle d’un opposant. Mais j’adopte une posture qui peut paraître
moins ouvertement dialectique que celles de Plantin, Jacquin et Micheli ou Doury sur la
question du positionnement par rapport à un discours autre. Je considère plutôt que le
discours autre existe dès la formulation de son opinion propre.
23 J’entends par là qu’exprimer une opinion, c’est précisément se positionner ; le locuteur
se découvre, se met en position de devoir se justifier, prend donc le risque d’une
opposition, réelle ou potentielle, déjà connue ou pas encore socialement formée. Cela
revient à dire qu’il s’inscrit dans une forme de « territoire social », une Cité pour faire
allusion à la rhétorique grecque, que l’on peut considérer comme une communauté de
valeurs (cf. la notion d’homonoïa – Danblon 2001). Ce faisant, une opinion offre un
positionnement par rapport à une « frontière » déterminant une Cité – les personnes
susceptibles d’adhérer au moins partiellement à l’opinion exprimée – et un monde
extérieur, qui résiste ou conteste, de manière réelle ou potentielle. C’est pourquoi elle
présente un risque social, lequel peut être amoindri ou amplifié par diverses techniques
de modalisation, des stratégies de reformulation ou de langue de bois, etc.
24 Nombre d’énoncés peuvent donc se présenter avec un clair positionnement, sans pour
autant offrir ni un étayage, ni une position adverse saillante, à l’image d’une personne
sortant d’un cinéma et s’adressant à un autre spectateur en ces termes : « Quel superbe
film ! J’ai adoré… » en imaginant que son interlocuteur partage le même avis. On ne
verra pas ici de cellule argumentative (sauf en cas de contestation et de demande de
justification), mais on peut imaginer que de tels propos non étayés ne sont pas
dépourvus d’influence, par exemple si l’allocutaire est plus hésitant ou réservé au sujet
du film en question. Comme dit plus haut, je considère que formuler une opinion est un
acte rhétorique, dans le sens où, précisément, il renvoie à un positionnement avec le
plus souvent l’espoir de recueillir une forme d’adhésion – sauf volonté expresse de
provocation. Si l’on veut reprendre la terminologie d’Amossy, c’est ici que je vois une
dimension argumentative, que je préfère appeler, en raison de l’absence d’étayage,
dimension rhétorique ou rhétoricité.
25 A l’inverse toutefois d’Amossy, je considère que la présence d’une thèse ou d’une
opinion est nécessaire pour parler de dimension rhétorique ou de rhétoricité du
discours. Cela implique l’idée que toute parole n’a pas forcément une dimension
rhétorique, contrairement à la dimension argumentative, consubstantielle au discours.
Un titre de dépêche comme « Des inondations font plus de cent morts en Chine » n’est
pas une opinion4 et ne saurait à ce titre être considéré comme exprimant une
dimension rhétorique, dans la mesure où l’ambition de mettre en rapport des prises de
position d’un locuteur par rapport à son auditoire et à un espace social est absente ; ce
titre constitue une proposition discursive qui ne s’offre pas à l’accord ou au désaccord.
Notons qu’en principe, ce qui vaut pour le titre est valable pour l’ensemble de la
dépêche, selon le principe de la séparation des faits et du commentaire (problématique
comme on le sait – cf. Koren 1996) qui prévaut dans ce genre de discours. Il n’en
demeure pas moins qu’un tel énoncé demeure une schématisation dans l’optique de
Grize : on pourrait imaginer que « Plus de 100 morts en Chine à la suite d’inondations »

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ou « Chine : 109 morts dans des inondations » constituent des variantes de cette
schématisation avec d’autres effets sur l’auditoire.
26 Les genres que cite Amossy pour illustrer la dimension argumentative (« l’article
d’information qui se veut neutre, la conversation familière, une grande partie des récits
fictionnels », [2008, §9]) paraissent donc a priori peu rhétoriques. Prenons cependant
un cas plus complexe, ce chapeau d’un article d’information du Temps du 12 mars 2004 :
(4) Une vague d’attentats sans précédent a secoué jeudi matin la capitale espagnole.
Une dizaine d’engins explosifs (sur treize déposés) ont éventré en quelques minutes
quatre trains bondés dans trois gares.
27 Dans cet exemple et suivant la définition donnée, je ne relierais pas les deux premières
phrases typographiques de ce chapeau à de la rhétorique, même si l’analyse du discours
sera attentive à la dramatisation induite par « sans précédent », « secoué », « éventré »,
« bondés » ainsi qu’à l’emploi métaphorique de « vague ». La dominante est descriptive
et on ne trouve pas d’opinion soumise à l’appréciation de l’auditoire. Mais la volonté
manifeste de « faire voir les choses d’une certaine façon » est patente, par
l’accentuation de l’impact émotionnel des faits rapportés entre autres.
28 Précisément parce que l’analyste du discours doit pouvoir montrer que les énoncés,
aussi descriptifs apparaissent-ils, ne sont pas neutres, il faut créer une place pour une
catégorie proche de ce qu’exprime la dimension argumentative d’Amossy. Considérons
différents arguments justifiant cette nécessité. Tout d’abord, je pense avec elle qu’il n’y
a pas d’énoncé sans une forme d’image du locuteur. Mais j’éviterais de la nommer ethos
si on sort de la dimension rhétorique définie par l’expression de l’opinion personnelle.
Ensuite, Plantin (2011) et Micheli (2014) ont montré que la question de l’émotion
débordait du cadre des noms ou adjectifs d’émotions. Ainsi, « des enfants meurent de
faim en Syldavie » est un énoncé qui légitime, de par l’issue fatale exprimée, la pitié ou
la colère à l’égard de la situation. A nouveau, j’éviterais d’évoquer le pathos en l’absence
d’une opinion exprimée. Enfin, on connaît aussi, dans la sémantique différentielle de
Rastier, l’importance de la propagation de sèmes. Il montre par exemple qu’un panneau
que l’on trouvait à l’entrée de certains restaurants dans la France occupée, « Interdit
aux chiens et aux Juifs », animalise et déshumanise les Juifs par transfert de sèmes. Ces
différents exemples, sans même considérer ici que de tels énoncés interviennent bien
sûr dans le bain historique et social des discours ou plus largement le dialogisme
bakhtinien, montrent bien une idée assez centrale dans l’analyse du discours : les
énoncés ne font pas que décrire la réalité, ils insufflent ou peuvent insuffler des façons
de considérer le monde. Du coup, on peut se demander s’il reste pertinent d’isoler de la
masse des discours une dimension rhétorique liée à l’expression d’une opinion.
29 Les phénomènes décrits dans le paragraphe précédent ne se laissent pas vraiment saisir
par une théorie de l’argumentation proprement dite : il n’y a ni étayage, ni opinion
dans le texte observé ; pourtant, l’analyste du discours ne manquera pas de tirer des
interprétations sur des manières de voir, de sentir, de penser présentes dans ces
exemples. Mieux, le texte lui-même (mais aussi son intertexte, et son contexte) sert
d’argument pour justifier une interprétation dans une démarche abductive (Eco 1992).
Les signes, ici langagiers, mais on pourrait élargir la palette (prosodie, gestualité, etc.),
sont autant d’arguments qui viennent étayer des interprétations, mais cette
argumentation est métatextuelle – l’opinion défendue est celle de l’analyste et non celle
du locuteur. Cette démarche interprétative, qui me semble au cœur de la « dimension
argumentative » d’Amossy, tient compte des « éclairages » des objets de discours

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schématisés, notion chère à Grize que l’on reprendra ici : « Les objets du discours
doivent être éclairés, ce qui revient à mettre en évidence quelques-unes de leurs
facettes et à en occulter d’autres et tout éclairage colore ce qu’il illumine, ce qui
découle du fait qu’il se sert des préconstruits culturels qui ne sont jamais neutres »
(2004 : 42). Pour garder une spécificité à la « dimension rhétorique », je propose de la
distinguer de l’analyse des « éclairages ».

4. Proposition d’un modèle à des fins


méthodologiques
30 La démarche théorique qui précède conduit donc à prendre les décisions suivantes : se
refuser à fusionner rhétorique et argumentation, diminuer la dimension téléologique
de persuasion au profit d’une forme de positionnement social que je vois dans le fait
d’exprimer une opinion dans l’espoir d’une adhésion renforcée ou nouvelle, considérer
que tout n’est pas rhétorique même si tout peut s’interpréter. C’est donc au final une
vision en feuilleté que je propose de considérer depuis l’énoncé et ses éclairages jusqu’à
la cellule argumentative comprenant argumentation et contre-argumentation 5. On peut
résumer cette proposition sous la forme suivante :

Objet Critères

Les éclairages de l’énoncé et de son contexte d’énonciation peuvent être


Eclairages (E) analysés pour rendre compte d’une vision des choses, une façon de voir ou
de sentir. C’est un travail interprétatif possible.

E + dimension
L’énoncé exprime une opinion dans laquelle le locuteur s’engage.
rhétorique (R)

Au moins un énoncé sert d’argument en faveur d’une opinion, laquelle n’est


E + R + étayage
pas forcément explicite, mais est au moins inférable par principe de
argumentatif (ARG)
pertinence.

E + R + ARG +
Présence ou mention de positions contraires ou de contre-arguments
contre-arguments
concédés, dimension dialectique posée.
(CA)

31 De manière approximative, la dimension argumentative d’Amossy concerne les points I


et II alors que la visée argumentative toucherait plutôt les points III et IV. Un tel
modèle vise certes à clarifier sur le plan théorique la nature et la définition de
l’argumentation, afin de maintenir un dialogue entre différents cadres théoriques. Mais
sa fonctionnalité est aussi méthodologique. Ma préoccupation majeure d’analyste du
discours étant de déterminer les outils les plus idoines pour saisir des observables et les
interpréter, un tel tableau me semble utilisable pour saisir l’ouverture à
l’argumentation ou à la discussion manifestée dans le discours. En tant que citoyen, je
suis étonné de voir que l’expression d’une opinion (II) peut se substituer à une
argumentation en bonne et due forme (III et IV) ou que le droit d’exprimer une opinion
semble même constituer un argument pour délégitimer toute forme de critique. Je me
demande aussi si l’ouverture à la posture adverse (IV) devient rare dans le discours

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politique, si l’unilatéralisme (III) tend à s’imposer. Est-ce que cela correspond à une
réalité tangible ? Le tableau permet d’y réfléchir. Dans le cas du corpus de tweets de
Trump, une comparaison ou une évolution historique n’est pas possible dans l’espace
qui est alloué ici, mais je vais analyser quelques cas de figure intéressants.

5. Analyse de quelques tweets de Donald Trump


32 Plusieurs études journalistiques ont déjà été menées sur l’atypique président Trump et
sur son usage de Twitter. Ainsi, le New York Times a-t-il fait le décompte du nombre
d’insultes du président (plus de 350 personnes ou institutions en janvier 2017), en
particulier à destination des médias depuis décembre 2016. Dans « How Trump Thinks »
(2017), Peter Osborne, journaliste au Daily Mail, compte quelques caractéristiques des
tweets, par exemple les dichotomies : 585 occurrences de « the best » et « the worst »,
445 occurrences de « strong » et « weak » ; mais aussi les éloges, souvent autotéliques,
4400 « great », 1100 « big » et 535 « amazing ». Le site www.trumptwitterarchive.com,
utilisé pour constituer le corpus, permet aussi de faire plusieurs recherches. Par
exemple, le point d’exclamation apparaît plus de 13000 fois sur 31000 tweets : une
fréquence d’émotion montrée largement au-delà des pratiques politiques habituelles.
Ces études, si elles pouvaient être plus comparatives, pourraient révéler une série de
caractéristiques des tweets de Donald Trump, et plus largement, de l’ère de post-vérité
impliquant une forte dimension émotionnelle.
33 J’ai décidé de considérer les tweets les plus populaires du mois de décembre 2016, en
termes de nombre de « likes » afin de voir si la dimension rhétorique pouvait être
représentative de cette popularité.
(5) We did it! Thank you to all of my great supporters, we just officially won the
election (despite all of the distorted and inaccurate media) (19 décembre 2016,
18h51, 223.249 likes et 59.296 retweet).
34 Dans ce premier exemple, « We did it ! », par le point d’exclamation et la formule figée,
marque une émotion de joie – un éclairage – mais ne constitue pas une opinion (cas I).
La deuxième proposition, en parataxe, adresse un remerciement et annonce le résultat
officiel – le caractère collectif de la victoire (« we »), l’épithète évaluative (« great »)
orientent interprétativement vers des émotions de joie et de gratitude et vers l’image
d’un élu reconnaissant, mais on n’y verra pas d’opinion non plus (I). La parenthèse est
en revanche plus complexe : l’opinion selon laquelle les médias sont déformés et
inexacts s’inscrit sous forme de présupposition, mais le tout est présenté sous la forme
d’un contre-argument avec « despite ». L’influence négative des médias est ici décrite
comme ayant été un facteur insuffisant pour faire échouer le candidat républicain. Il
demeure que l’opinion « les médias sont biaisés et inexacts » est bien véhiculée sans
étayage (cas II).
(6) Merry Christmas and a very, very, very, very Happy New Year to everyone!! (25
décembre 2016, 00h48, 212.467 likes, 50.193 retweet))
35 Ce tweet de Noël rentre pleinement dans les conventions et ne saurait être considéré
comme argumentatif, pas plus que comme une opinion. Mais les éclairages (I) sont
importants avec la dimension émotionnelle renforcée par la quadruple mention d’un
adverbe d’intensité, mais aussi par la formule choisie. Il existe en effet un débat aux
Etats-Unis entre la formulation « Merry Christmas » ou la plus œcuménique formule
« Happy Holidays »6. C’est à l’occasion de telles formules figées que l’on se rend compte

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que la « dimension argumentative » d’Amossy met le doigt sur un élément essentiel


pour une analyse du discours située, attentive à l’intertexte et aux effets produits par le
choix des mots.
(7) Boeing is building a brand new 747 Air Force One for future presidents, but costs
are out of control, more than $4 billion. Cancel order! (6 décembre 2016, 8h52,
141.534 likes, 42.984 retweet)
36 On peut être étonné que ce soit le troisième tweet le plus apprécié du mois de
décembre. Il se démarque par une structure argumentative et s’appuie sur un chiffre
vérifiable, ce qui est loin d’être la norme avec Trump. Il faut noter que le souhait
d’annuler la commande (Trump n’a pas encore le pouvoir de le faire) est légitimé par
un argument qui est aussi une opinion (« hors de contrôle »). Pour beaucoup, et même
si le chiffre de 4 milliards est certes très élevé, mais reconnu comme probable, il
demeure raisonnable étant donné le projet en question7. Le passage de la première
donnée (« quatre milliards ») à la conclusion intermédiaire (« hors de contrôle »)
représente un certain saut dans le raisonnement, mais la présence d’un étayage
demeure. La première phrase pose un contexte et introduit le problème, mais, sous
l’angle des éclairages (I) (« brand new » amène une axiologie positive), on peut
l’envisager comme un contre-argument articulé par « but », ce qui amènerait à
considérer l’ensemble de ce tweet comme une structure de type IV, rare dans ce corpus.
(8) (a) If the press would cover me accurately & honorably, (b) I would have far less
reason to “tweet.” (c) Sadly, I don’t know if that will ever happen! (5 décembre
2016, 11h00, 141’203 likes, 42984 retweet)
37 Voilà un autre cas intéressant pour tester le modèle avec un raisonnement
contrefactuel nié. Je ne pense pas que l’on soit dans le domaine de l’argumentation (sur
le plan formel), mais dans l’explication : Trump explique pourquoi il continue de
produire des tweets – alors qu’il avait annoncé vouloir cesser. Hormis l’absence, à mon
sens, d’opinion, on peut y voir une cellule « explicative » complète : Si (a) alors (b), mais
(c) donc je vais continuer à tweeter (conclusion implicite d). La dimension explicative
peut se lire dans « reason ». On remarquera toutefois que (a) présente une opinion
(dimension rhétorique ou II) comme point de départ, c’est-à-dire une certitude
généralisée sur la couverture médiatique dont Trump fait l’objet. Dans le même ordre
d’idées, il ne justifie pas pourquoi il pense que cela ne changera jamais. On voit donc
une dimension rhétorique assez forte dans (a) et (c) avec une construction d’ethos de
victime au centre du tweet. Bien entendu, cette « explication » sur le plan formel
s’inscrit dans un contexte polémique dans lequel l’usage de twitter par Trump est sujet
à contestation : le texte dans son ensemble est une forme de positionnement dans ce
débat.
(9) Peaceful protests are a hallmark of our democracy. Even if I don’t always agree, I
recognize the rights of people to express their views (22 janvier 2017, 9h23).
38 Le deuxième cas clair d’une cellule argumentative avec contre-argument est l’exemple
(9), qui se trouve être le tweet qui a reçu le plus de « like » durant les deux mois sous
inventaire. Il présente un cas très inhabituel de cellule argumentative avec un
argument concédé dégageant une forme d’ethos d’ouverture du président, deux jours
après son entrée en fonction qui date du 20 janvier 2017. Ce tweet s’appuie sur la valeur
américaine essentielle de la liberté de parole, mais il intervient un peu moins de deux
heures après avoir manifesté une forme d’incompréhension voire de mépris face aux
marches de protestation des femmes à la suite de son élection 8 et il est stylistiquement
très différent (absence de points d’exclamation, de phrases averbales, de mots en

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majuscules et d’adjectifs évaluatifs dont le président est pourtant coutumier), au point


où l’on peut se demander s’il a été dicté par une équipe de communication deux heures
après un premier tweet maladroit.
39 On notera que les tweets les plus aimés de décembre expriment une émotion marquée
par le point d’exclamation, que la plupart (hormis le cas Boeing) font appel à une
dimension collective (Cité) ainsi qu’à la désignation d’un adversaire dont Trump et ses
partisans sont les victimes. Il est aussi très étonnant que les cas (7) et (8) soient les seuls
présentant une structure de type IV du corpus tout en étant les plus aimés des deux
mois sous inventaire – comme si l’ouverture à l’autre attirait plus de « likes ».
Quantitativement, il faut souligner la dimension rhétorique créant et solidifiant le
camp Trump autour de quelques opinions-clés, mais aussi de formules figées. C’est par
exemple en décembre qu’apparaît pour la première fois « FAKE NEWS », en majuscules
connotant la colère, qui va se figer et se répéter à plus de 90 reprises dans les huit mois
qui suivent.
40 Mais ce qui frappe surtout dans ce corpus, c’est que les argumentations ne recourent
pratiquement qu’à des opinions, à l’image de ce tweet : « Just tried watching Saturday
Night Live - unwatchable! Totally biased, not funny and the Baldwin impersonation just
can’t get any worse. Sad » (4 décembre 2016, 00h13), dans lequel l’opinion « non-
regardable » est justifiée par trois arguments exprimant autant d’opinions personnelles
« totalement biaisé », « pas drôle », « l’imitation de Baldwin ne pourrait pas être pire ».
Avant de conclure, comme souvent, par une phrase averbale exprimant une émotion :
« Triste ». Les accords, ou les points de départ de l’argumentation, si on considère cette
catégorie du Traité de l’argumentation (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958) sont donc des
opinions (II), mais elles passent pour des évidences déjà partagées, dans le sens où
« pour pouvoir fonctionner comme argument, un énoncé doit être sinon incontestable,
du moins incontesté » (Doury et Plantin 2015). Malgré une forme argumentative (III), la
« résistance à la contestation » dont parle Marianne Doury est particulièrement fragile
dans la mesure où les raisons invoquées en faveur d’une opinion sont elles-mêmes très
souvent des opinions personnelles contestables et non étayées. Hormis le cas (7), rares
sont les argumentations dans lesquelles une opinion est soutenue par des faits ou des
arguments vérifiables de la catégorie I. Il émerge de cet examen l’importance de la
dimension rhétorique de positionnement, y compris dans des structures
argumentatives, accentuée par des hyperboles, des images de soi, de l’émotion, des
évaluations sur les personnes ou sur des faits dans laquelle il ne fait guère de sens de
parler d’une visée persuasive. L’impression qui se dégage est que Donald Trump ne
cherche pas à persuader des personnes indécises à adopter tel ou tel point de vue, mais
à défendre sa vision du monde, sa Cité, ses valeurs et son image. S’il fait usage parfois
de structures argumentatives, c’est essentiellement pour justifier une opinion par
d’autres opinions dans une forme presque autarcique ou centripète de rhétorique ne
tenant que rarement compte des arguments d’autrui ou d’arguments assez généraux ou
solides pour séduire au-delà des murs de la Cité.

Conclusion
41 Au bout de ce parcours, on pourrait croire que je rejette le couple notionnel visée/
dimension argumentative(s). Mais ce n’est pas vraiment le cas. J’ai certes soutenu trois
différences avec Amossy. La première est que je résiste à l’adjectif argumentatif, car je

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le trouve ambigu dans sa proximité avec la rhétorique. La deuxième est que la visée
argumentative met en lumière un caractère intentionnel et offensif de la rhétorique
alors que la notion d’adhésion, que l’on trouve en particulier chez Perelman, permet de
réenvisager une dimension plus défensive et sociale de la rhétorique, à savoir
l’expression d’un positionnement qui s’inscrit dans un territoire symbolique avec ses
croyances et ses valeurs. C’est à ce titre que la dimension rhétorique m’intéresse,
conçue au minimum comme l’expression d’une opinion qui engage son locuteur. La
troisième, c’est que cette dimension rebaptisée rhétorique ne peut pas, pour rester
pertinente, être consubstantielle à toute parole : elle nécessite au minimum
l’engagement d’un locuteur dans une croyance, même si l’analyste du discours ne peut
manquer de montrer l’influence possible de diverses formes d’« éclairages » que
permet la schématisation. On a ainsi construit un modèle qui vise à clarifier un
positionnement possible et cohérent lorsque l’on reste attaché à une vision
« classique » de l’argumentation comme une forme de structuration textuelle, sans
fermer la porte au dialogue avec d’autres perspectives sur l’argumentation ; mais aussi
un modèle qui vise à être un outil d’examen de corpus permettant de déterminer des
stratégies rhétoriques dans la parole publique, en particulier la place de l’opinion
personnelle non étayée mais imposée comme partagée.
42 Malgré les divergences mentionnées, on notera que le travail d’analyse des éclairages,
nécessairement argumentatif dans le sens restreint donné ici, appuie pleinement l’idée
de Ruth Amossy : sous les discours, l’argumentation.

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NOTES
1. La « Post-truth politics », dont la désignation a été élue par l’Oxford Dictionnary mot de
l’année 2016 (https://en.oxforddictionaries.com/word-of-the-year/word-of-the-year-2016)
privilégie « des appels à l’émotion et des croyances personnelles » (ibid.) plutôt que l’exactitude
des faits. On peut lire une forme de rhétorique faisant appel au pathos et à l’ethos au détriment du
logos.
2. Je préfère l’idée d’espoir à celle de visée qui marque une forme d’intentionnalité qui ne
s’adapte pas à toutes les situations rhétoriques.
3. Je ne veux pas dire ici que le désaccord, même sous une forme potentielle, n’est pas
envisageable ni existant, mais que cette notion n’est pas pertinente dans le contexte envisagé.
4. Sans pouvoir développer ce point ici, un test simple, inspiré par les modalités linguistiques,
permet souvent de différencier la modalité aléthique (factuelle) des autres modalités. Il s’agit de
l’insertion de « je trouve que ». Ainsi, « Cette table est ronde » présente une modalité aléthique,
que l’on peut juger en vrai/faux. L’insertion de « je trouve que », parce qu’elle fait entrer la
catégorisation proposée en débat, change la modalité (qui devient épistémique). Cf. Gosselin
(2010 : 67-70), sur cette question de modalités et les difficultés du test en certaines situations.
5. La cellule argumentative est une forme « moléculaire » de base qui peut se combiner à des
échelles plus grandes – cf. les travaux portant sur les structures argumentatives complexes. Pour
penser la question de l’argumentation à l’échelle du texte, voir Herman et Micheli 2015. Par
ailleurs, mon propos ne vise ici que les discours monogérés : la question du débat ou des échos
intertextuels à des positions adverses peut compléter le tableau ci-dessous, mais excède le cadre
donné.
6. https://fivethirtyeight.com/features/where-to-say-merry-christmas-vs-happy-holidays-2016-
edition/
7. http://www.politifact.com/truth-o-meter/statements/2016/dec/06/donald-trump/fact-
checking-donald-trumps-tweet-air-force-one-bo/
8. « Watched protests yesterday but was under the impression that we just had an election! Why
didn't these people vote? Celebs hurt cause badly. » (22 janvier 2017, 7h47)

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53

RÉSUMÉS
Cet article revient sur le couple « visée argumentative » et « dimension argumentative » pour les
réinterroger depuis une perspective attachée à une vision classique de l’argumentation en tant
que structure compositionnelle mais attentive aux intérêts de l’analyse du discours que propose
Ruth Amossy. En proposant de distinguer éclairages d’une schématisation, dimension rhétorique
de l’opinion énoncée sans étayages, argumentation étayée et argumentation dialectique, je crée
un modèle permettant d’observer le rôle restreint (ou non) de l’argumentation dans un corpus
ainsi que le poids des opinions présentées comme évidentes. Quelques tweets de Donald Trump
sont passés au crible de ce modèle analytique afin de montrer le poids de la dimension rhétorique
dans sa communication.

Revisiting the couple “argumentative aim” and “argumentative dimension” from the point of
view of a classical definition - argumentation as a structural composition linking between a
reason and a claim – this paper however aspires to integrate it in Discourse analysis as suggested
by Amossy. It distinguishes between Grize’s notion of point of view (“éclairage”) on a
schematization; the rhetorical dimension of an opinion expressed without justification; justified
argumentation; and dialectical argumentation. I thus offer a model allowing to measure the
weight of argumentation in a given corpus, as well as the weight of opinions presented as
obvious. This model is tested on Donald Trump’s tweets in order to show the importance of the
rhetorical dimension in his political communication.

INDEX
Mots-clés : analyse du discours, cellule argumentative, dimension argumentative, Donald
Trump, opinion
Keywords : argumentative cell, argumentative dimension, discourse analysis, Donald Trump,
opinion

AUTEUR
THIERRY HERMAN
Universités de Lausanne et de Neuchâtel

Argumentation et Analyse du Discours, 20 | 2018


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La dimension argumentative dans


les textes poétiques : marques
formelles et enjeux de lecture
Arguing in poetry: how it can be analyzsed and how it challenges our reading

Michèle Monte

Cadre théorique
1 Lorsque j’ai entrepris pour ma thèse d’étudier l’énonciation dans les poèmes de
Philippe Jaccottet (Monte 2002), j’ai adopté une approche pragmatique qui s’est
attachée entre autres à analyser le dialogisme inhérent à cette œuvre par une étude des
négations, des interrogations, des connecteurs concessifs. J’ai voulu restituer à ces
poèmes leur dimension de parole adressée et de débat, tout à la fois sur les conditions
de la parole poétique et sur la façon de vivre (l’éthique) dans un monde traversé de
forces contradictoires, et je l’ai fait en partant d’une étude des marqueurs indiquant
des points de vue en confrontation. Dans des travaux ultérieurs, j’ai étudié les
différentes manifestations de l’ethos en poésie, qu’il s’agisse du rapport à l’autre dans
les discours représentés, des choix lexicaux, syntaxiques et rythmiques, ou de la
construction du recueil (pour une synthèse, voir Monte 2016). Cet ethos est un des
enjeux de la production/réception du poème, non pas parce qu’il contribuerait à
convaincre le lecteur d’adhérer à une opinion explicite portée par un garant, mais
parce qu’il lui propose une manière d’être et de dire qui est l’objet même du texte.
L’enjeu de la parole poétique de type lyrique1 réside en effet principalement dans la
transmission d’une expérience qui a ceci de spécifique qu’elle est inséparable d’un
travail sur le matériau langagier. Certains poètes ont voulu théoriser cette spécificité
en opposant par exemple, comme le fait Yves Bonnefoy, le langage de la poésie et celui
du concept. D’autres ont refusé une dichotomie aussi radicale. Mais, dans tous les cas, la
scène d’énonciation construite par le poème fait partie intégrante de son
interprétation, aussi bien que la façon dont s’y opèrent la cohésion textuelle et la
référenciation du monde. L’énonciation lyrique possède des caractéristiques propres

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(Monte 2003 et à paraitre) qui brouillent la différence entre situation spécifique et


générique, entre émetteur et récepteur, cependant que le travail sur la dimension
sensible du langage (rythme, sonorités) et sur sa dimension sémantique (en
bouleversant souvent les représentations doxiques du monde) sollicitent la
participation active du lecteur, amené de ce fait, lors du travail interprétatif, à vivre
une expérience et pas simplement à construire une représentation du monde. C’est
pourquoi le poème possède à certains égards une forte dimension argumentative,
comme je vais m’employer à le montrer ici. Cependant la justification en est bien
souvent absente, le poème s’attachant plutôt à construire une sorte d’évidence. La
notion de dimension argumentative élaborée par Amossy (2012) est bien appropriée
pour décrire ce type de relation avec le destinataire où c’est celui-ci qui, en
s’incorporant le texte, en adopte les points de vue2. Néanmoins il arrive que certains
poèmes possèdent une argumentativité beaucoup plus directe que le concept de
dialogisme aide à appréhender.
2 Dans le débat qui oppose Amossy à d’autres chercheurs, je me propose donc, à propos
du poème, de monter que l’argumentativité peut y être conçue de façon graduelle
(Plantin 2016 : 80). Il est certes légitime, ne serait-ce que pour aider les lecteurs novices
à catégoriser les textes ou pour évaluer la cohérence d’un passage, de vouloir
distinguer un noyau dur de textes argumentatifs possédant une visée de justification et
impliquant une séquentialité spécifique due à la relation d’étayage (Micheli 2012). Or
cette relation est bien souvent absente des textes poétiques, comme en sont absentes
les concessions au sens strict du terme3. En revanche, la visée de positionnement que
Micheli pose également comme définitoire de l’argumentation me parait présente dans
tout texte poétique, et plus largement dans tout texte littéraire, en raison de la nature
même du discours littéraire qui se construit par positionnements successifs à
l’intérieur d’un champ bien étudié par Bourdieu (1992). Plus précisément, chaque texte
littéraire, de par la réflexivité langagière qui le caractérise, montre son
positionnement, même s’il ne le dit pas explicitement par des reprises de discours
autres. C’est pourquoi je me propose ici de distinguer différents degrés
d’argumentativité dans les textes poétiques : nous verrons au fil des exemples étudiés
qu’argumenter en poésie peut porter sur le dit ou le dire, mais aussi que le
positionnement adopté, conflictuel ou pas, est parfois très visible, parfois naturalisé par
une énonciation qui efface le dialogisme inhérent à toute argumentation.
3 Précisons pour terminer la présentation de mon cadre théorique que j’adopte l’analyse
énonciative de Rabatel qui distingue le locuteur primaire et l’énonciateur primaire :
« le locuteur est l’instance qui profère un énoncé, dans ses dimensions phonétiques et
phatiques ou scripturales, selon un repérage déictique ou indépendant d’ego, hic et
nunc. » (Rabatel 2008 : 7). Les énonciateurs sont les sources de points de vue (PDV) sur
les objets de discours, et l’énonciateur premier E1 (en syncrétisme avec le locuteur
premier L1) « subsume tous les contenus propositionnels qu’il assume » (ibid.). L1/E1
prend en charge ses propres PDV, et impute aux énonciateurs seconds des PDV qu’il
prend en compte de façon neutre ou en manifestant son accord et son désaccord
(Rabatel 2009). Un PDV est « un énoncé qui prédique des informations sur n’importe
quel objet de discours, en donnant non seulement des renseignements sur l’objet
(relatifs à sa dénotation), mais aussi sur la façon dont l’énonciateur envisage l’objet »
(Rabatel 2017 : 43). Un PDV peut ainsi correspondre à des propos rapportés, à des

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perceptions représentées, ou se manifester essentiellement par des choix de


référenciation, comme nous le verrons.

Conflits de points de vue


4 Dans cette première partie, j’étudierai des poèmes où se manifestent plusieurs
énonciateurs, voire locuteurs, exprimant des PDV contrastés plus ou moins étayés.

Marqueurs explicites

5 Certains poèmes sont organisés explicitement en séquences argumentatives : Adam


(1990 : 227-236) montre brillamment comment la leçon profonde du poème de Queneau
« Veille » résulte de l’enchainement des connecteurs « si… certes… mais ». Dans ces
poèmes, L1/E1 débat avec lui-même ou avec d’autres énonciateurs, comme on peut le
voir dans ces extraits de « Parler », poème issu de Chants d’en bas de Jaccottet composé
de huit parties numérotées :
(1)
Section 1 :
Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de chose […]
et j’aurai beau répéter « sang » du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé.
Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur […]
Section 3 :
Parler pourtant est autre chose, quelquefois
que se couvrir d’un bouclier d’air ou de paille…
Quelquefois c’est […]
Parler ainsi, ce qui eut nom chanter jadis
et que l’on ose à peine maintenant,
est-ce mensonge, illusion ? […]
Section 6 :
J’aurais voulu parler sans images, simplement
pousser la porte…
Section 7 :
Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ? […]
[Fin hors numérotation :]
(Je t’arracherais bien la langue, quelquefois,
sentencieux phraseur. Mais regarde-toi donc […])
(Chants d’en bas, 41-51)
6 Les connecteurs logiques (« pourtant », « aussi », « donc »), l’emploi d’« avoir beau » et
du marqueur argumentatif « bien », les lexèmes évaluatifs (« facile », « prenne en
horreur », « mensonge, illusion », « difficile ») qui portent tous sur le même objet de
discours, à savoir la parole, permettent de discerner des positions opposées sur
l’écriture poétique : pour le PDV (A), elle n’est qu’une échappatoire mensongère alors
que le PDV (B) croit possible une parole juste. Comme on peut le voir dans les extraits
des sections 1 et 3, ces PDV sont étayés par une description tantôt flatteuse, tantôt
dépréciative de l’activité de parole. L’enjeu du poème se dégage peu à peu : il s’agit, en
dépassant cette opposition des PDV, de déterminer les conditions qui permettront à la
parole de tenir face à la mort qui « f[ai]t pourrir /même les mots » (ibid., 47). La section

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7 examine ces conditions. Elle est toutefois suivie d’une section qui congédie la parole
au profit de l’action : « habille-toi d’une fourrure de soleil et sors », en mettant en scène
un autre énonciateur qui traite le poète de « faux mendiant », de « coureur de linceuls »
et qui est porteur d’un point de vue (C) surplombant. C’est à lui que l’on attribue
également le poème en italiques non numéroté qui clôt « Parler ». On pourra également
analyser à la lumière de ces positionnements le passage d’une alternance « on/nous »,
« je », « vous » à une alternance « je » vs « tu » quand surgit le point de vue (C). Dans la
première partie, le « je » a une valeur quasi générique, de même que le « vous » et le
« on » : les référents des trois pronoms ne se distinguent pas par des positions
différentes, tous épousent tour à tour (A) et (B). Dans la deuxième partie, le « je » blâme
le « tu » et apparait comme la conscience critique du locuteur. On passe ainsi d’un
dialogisme interlocutif où le locuteur se fait le porte-parole d’une communauté en
quête de vérité à un dialogisme intralocutif (Bres et al. 2016) plus conflictuel où le « je »
cherche à disqualifier le « tu » par des arguments ad hominem.
7 L’exemple suivant offre également des marqueurs d’argumentation mais,
contrairement à (1), les thèses en présence ne sont pas explicitées :
(2)
Trente-quatre lances enchevêtrées peuvent-elles composer un être ? Oui, un
Meidosem. Un Meidosem souffrant, un Meidosem qui ne sait plus où se mettre, qui
ne sait plus comment se tenir, comment faire face, qui ne sait plus être qu’un
Meidosem.
Ils ont détruit son « un ».
Mais il n’est pas encore battu. Les lances qui doivent lui servir utilement contre tant
d’ennemis, il se les est passées d’abord à travers le corps.
Mais il n’est pas encore battu.
(Henri Michaux, « Portrait des Meidosems » 1949, fragment 5, p.202)
8 « Portrait des Meidosems » est une des quatre parties de La vie dans les plis : le poème
comprend soixante-neuf fragments non numérotés séparés par des étoiles. Comme
l’indique son titre, il ne s’agit pas a priori d’un texte argumentatif, mais du portrait de
créatures imaginaires, comme dans Ailleurs. Néanmoins les fragments se caractérisent
très souvent par des formes de dialogisme. On relève ici une interrogation suivie d’une
réponse confirmative, puis d’une phrase nominale dont les relatives prédicatives
suggèrent des inférences qui sont ensuite contestées par l’énoncé « il n’est pas encore
battu » précédé de « mais ». On peut résumer le texte sous la forme : « Certes ce
Meidosem est en piteux état mais il n’est pas encore battu ». Le résumé montre que ce
qui manque, c’est la conclusion qu’on pourrait tirer de ce constat. On peut cependant
l’inférer et la formuler ainsi : « Une victoire du Meidosem est encore possible ». On
observe également que L1/E1, dépourvu de marques déictiques, est fortement présent
comme sujet modal : après une interrogation qui anticipe sur le scepticisme du lecteur,
il oriente la présentation des faits de façon à nous faire inférer la conclusion favorable
au Meidosem. Une inversion des énoncés qui se trouvent à gauche et à droite des deux
« mais » conduirait à une inférence inverse4. Le fragment est ainsi doté d’une
dimension argumentative indiscutable. Cependant l’étayage de la conclusion repose
surtout sur la force de conviction du locuteur, manifestée par la répétition de « Mais il
n’est pas encore battu. » Le fragment présente ainsi le paradoxe d’une allure logique
masquant une fragilité intrinsèque. Ceci me parait caractéristique de l’humour de
Michaux qui se plait à dérouter ses lecteurs en leur proposant des textes dont la
structure superficielle pousse à chercher des raisons de croire à ce qu’il nous raconte
alors que le raisonnement est en réalité lacunaire.

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9 « Portrait des Meidosems » présente toutes les caractéristiques d’un texte dialogique :
– dislocations gauche et droite exhibant le choix de l’objet de discours : « Ce troupeau
qui vient là, comme des pachydermes lents, avançant à la file, leur masse est et n’est
pas » (203)
– énoncés négatifs inscrivant en creux la position combattue par l’énonciateur de nég-p
– interrogations sur le sens à donner à un évènement : « Un ciel de cuivre le couvre.
Une ville de sucre lui rit. Que va-t-il faire ? » (207)
– 37 occurrences de « mais », quatre de « pourtant » et « cependant »
– emploi de « oui » et « non » à plusieurs reprises.
10 S’il s’agissait simplement de nous faire éprouver de l’empathie pour ces êtres étranges
et de nous pousser à souhaiter sinon leur victoire, du moins leur préservation, l’appui
sur les émotions et les ressources mobilisées d’ordinaire par l’épidictique (lexèmes
affectifs, figures d’amplification, travail sur le rythme, voir Koren 2004) – d’ailleurs
présentes dans ce texte – suffiraient. En construisant deux PDV, un de soutien aux
Meidosems, l’autre, d’indifférence, de non-participation à leurs efforts, le poème
introduit une perplexité chez le lecteur, une distance critique, comme on peut
l’observer à nouveau dans le fragment 39 :
(3)
Le voici le nœud indivisible et c’est un Meidosem. Tout éruption, si on l’écoutait,
mais c’est un nœud indivisible.
Profondément, inextricablement noué. Sa jambe cessant d’être jambe si jamais elle
l’a été, balai terminal d’une poitrine serrée qui elle aussi montre la corde et le jute.
Quel étranglé ne parle un jour de se libérer ? Les tables elles-mêmes parlent, à ce
qu’on dit, de se libérer de leurs fibres.
(Michaux 2001 : 213)
11 Dans ce fragment, on peut repérer des procédés discursifs qui rendent le Meidosem
présent et proche – déictique « le voici », insistance créée par les deux adverbes du
début du § 2, description pathétique de son corps –, mais on observe aussi des éléments
de mise à distance. Le PDV de L1/E1, qui, en (2), soutenait les Meidosems s’oppose ici à
celui du Meidosem : là où le Meidosem se présente comme un être en éruption, L1/E1
voit surtout un être noué, et il nous amène, sans s’engager lui-même directement, à
considérer comme irréaliste son aspiration à se libérer 5.
12 Du point de vue générique, « Portrait des Meidosems » se caractérise ainsi par son
hybridité : il conjoint les propriétés de la description empathique et de l’examen
critique. L1/E1 tient en bride l’émotion et il le fait en amenant l’allocutaire à
s’interroger sur la nature des Meidosems, sur leurs chances de survie, sur la rationalité
ou la bizarrerie de leurs comportements. De là un intense dialogisme. Mais ce poème
nous permet d’établir une distinction importante entre degré de dialogisme et degré
d’argumentativité. En effet le dialogisme, qui est ici surtout de nature interlocutive,
anticipe sur les erreurs d’interprétation du lecteur, le sollicite par des questions, lui
impute des points de vue à réfuter, mais il ne conduit pas nécessairement à une
argumentation complète. Dans la perspective de Micheli, on peut dire qu’il satisfait à la
visée de positionnement, mais pas à celle d’étayage.

Dialogisme interdiscursif et discours rapportés

13 Dans les textes que je vais examiner à présent, L1/E1 problématise des PDV qu’il ne se
borne pas à prendre en compte dans ses propres énoncés, mais dont il reprend, à des

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fins polémiques, les formulations mêmes, telles qu’elles ont pu être cristallisées dans
l’interdiscours. Contrairement à ce qu’a pu écrire Bakhtine (1978), tous les poèmes ne
sont pas portés par une voix homogène. Certains recueils sont au contraire tissés de
références à des discours multiples et leur interprétation dépend crucialement du rôle
que, dans l’économie de l’œuvre, on pourra attribuer à ces discours représentés 6.
Voyons par exemple ce poème extrait de Leçons de Jaccottet :
(4)
On le déchire, on l’arrache,
cette chambre où nous nous serrons est déchirée,
notre fibre crie.
Si c’était le « voile du Temps » qui se déchire,
la « cage du corps » qui se brise,
si c’était l’« autre naissance » ?
On passerait par le chas de la plaie,
on entrerait vivant dans l’éternel...
Accoucheuses si calmes, si sévères,
avez-vous entendu le cri
d’une nouvelle vie ?
Moi je n’ai vu que cire qui perdait sa flamme
et pas la place entre ces lèvres sèches
pour l’envol d’aucun oiseau.
(Leçons, Poésie/Gallimard, 25)
14 Dans ce poème, les guillemets isolent des expressions qui renvoient à des discours sur
la mort que L1/E1 prend tout d’abord en compte à titre d’hypothèse par les formes en
« si + IMP - conditionnel » puis qu’il questionne en interrogeant les « accoucheuses » 7
avant de les contester par la négation exceptive et le pronom d’insistance qui oppose
l’expérience du « je » aux propos consolateurs. La mise en scène des discours rapportés
est porteuse d’une forte argumentativité, puisqu’elle oppose non seulement deux
opinions mais aussi deux séries de formulations dont l’hétérogénéité est marquée : aux
périphrases platoniciennes s’oppose la sécheresse de la dernière laisse 8. Ce dialogisme
interdiscursif est ici marqué mais ponctuel. Il peut parfois être systématisé et devenir
la raison d’être du livre, comme nous allons le voir avec cet extrait d’Un ABC de la
barbarie de Jacques-Henri Michot :
(5)
Fête du travail : les syndicats défilent en ordre dispersé de la Bastille à la
République. (vieux)
Feux aux poudres, feux de l’actualité, feux des projecteurs
Feux roulants des questions
Feux verts Cf. Satisfaction dans les capitales européennes
Feuilletons politico-médiatiques de l’été
Fichages
Fidélisation de la clientèle
(Vieux) Fiefs électoraux
(72-73, les caractères gras sont de l’auteur)
15 Un ABC de la barbarie se présente comme une liste par ordre alphabétique de mots,
syntagmes et énoncés empruntés à la phraséologie journalistique, économique et/ou
politique du moment, entrecoupés par des citations d’écrivains en italiques, des titres
d’œuvres musicales et des reproductions de tableaux qui en apparaissent dès lors
comme le contrepoint et qui sont, elles aussi, rangées par ordre alphabétique des noms
d’auteur. Ces citations sont commentées par d’abondantes notes de bas de page qui sont
attribuées par la préface à un certain François B, lequel évoque le rapport

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qu’entretenaient avec ces écrivains et artistes ses amis Barnabé et Jérémie,


respectivement auteur et éditeur du livre, décédés. Voici un exemple de ces notes,
après une citation de Malachie :
(6)
N°3003. Jamais je n’oublierai la troublante déclaration que Barnabé nous fit, à
Jérémie et à moi-même, une nuit de son dernier hiver, vers 3 heures du matin :
« Malachie, comme vous le savez l’un et l’autre, n’est pas un garçon que ses père et
mère auraient appelé Malachie. Nul prénom qui lui soit propre, mais la seule
désignation d’une fonction : maléaki, le messager. Eh bien, très chers, je me sens
assez proche de ce Malachie-là, qui, en somme, n’existe pas » (122, italiques de
l’auteur).
16 La dimension argumentative de ce livre réside tout entière dans son organisation : il ne
dénonce pas explicitement le prêt-à-penser des dominants mais il en fait entendre la
vacuité ou le caractère oppressif par la juxtaposition interne (la succession des
emprunts à la doxa médiatique) et externe (le contrepoint des citations et références
aux œuvres d’art) et par les notes qui construisent progressivement le portrait d’une
amitié intellectuelle entre trois personnages de « résistants » à l’ordre dominant à qui il
arrive d’évaluer explicitement les discours cités.
17 Dans les exemples (1) à (6), le locuteur anticipe sur des questions du lecteur, lui impute
des attentes ou des inférences, engage le débat avec lui, conteste explicitement certains
PDV, cite certains discours pour les critiquer et d’autres pour les proposer à notre
admiration. Toutes les formes du dialogisme sont présentes et aisément repérables, et
l’on voit que la poésie peut très bien mettre en débat des façons de dire et de penser,
notamment par la construction des recueils où les textes se répondent les uns aux
autres. Il arrive cependant que l’imbrication des PDV, comme dans les exemples (2) et
(3), soit assez subtile pour brouiller les cartes. Cette complexité s’accroit, nous allons le
voir, quand ce qui est mis en débat n’est pas un contenu de pensée, une façon de dire ou
un comportement, mais la pratique littéraire elle-même.

Le travestissement et le pastiche : argumenter en


prenant la littérature pour objet
18 Au sein des pratiques hypertextuelles (Genette 1982), les parties en romains d’Un ABC de
la barbarie constituent un bon exemple de parodie. Celle-ci n’imite pas, elle reprend et
détourne un hypotexte précis : toutes les expressions empruntées par Michot et citées
en (5) pourraient être retrouvées en x exemplaires dans les médias. D’autres pratiques
dialoguent avec des textes sources en s’en inspirant mais sans les reprendre tels quels :
il s’agit du travestissement et du pastiche9, qui se distinguent aussi bien par leur
structure que par leur objectif. Le travestissement burlesque « modifie le style sans
changer le sujet » (Genette 1982 : 35) : il consiste dans sa forme la plus basique à mettre
des propos triviaux dans la bouche de personnages nobles. Un bon exemple en serait la
chute du sonnet « Le Cid » de Georges Fourest : Chimène s’exclame en effet, en voyant
passer Rodrigue, « Qu’il est joli garçon, l’assassin de papa ! ». Dans La Négresse blonde
(1913), Fourest évoque ainsi plusieurs tragédies classiques en mettant dans la bouche
des héros force anachronismes et expressions familières ou vulgaires 10. On peut
défendre une conception plus large du travestissement en considérant qu’il concerne

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également la reprise dans un style familier des topiques récurrentes de la poésie. Un


exemple nous en est fourni par le célèbre poème de Rimbaud « Ma bohème » 11 :
(7)
Ma bohème (Fantaisie)
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
19 Le texte doit être lu comme une critique des évocations topiques du poète inspiré. Il
mêle volontairement les topoï romantiques (la fidélité à la Muse, les promenades
nocturnes sous les étoiles, l’union avec la nature, le consentement à la pauvreté par
désintéressement) et le choix d’un lexique familier ou trivial (« poches crevées »,
« paletot », « Oh ! là ! là ! », « culotte »12, « élastiques » comparés aux « lyres », « souliers
blessés ») dont le lecteur d’aujourd’hui, habitué aux contrastes de tons, ne perçoit
qu’imparfaitement la violence. Ce choc des registres est résumé dans le dernier
hémistiche « un pied près de mon cœur ». Une telle pratique hypertextuelle a une
finalité argumentative claire : il s’agit d’affirmer un positionnement anticonformiste,
qui appelle un chat un chat et prétend renouveler la poésie, même si le locuteur mis en
scène par l’énonciateur textuel ne renie qu’en partie les topoï et assume la part d’idéal
de ses vagabondages. Le jeu entre le dire et le montrer est subtil : le poème respecte les
règles du sonnet régulier et L1/E1 affirme son contentement de façon apparemment
non dialogique. Seule une connaissance du contexte littéraire aide l’interprète à
percevoir l’ironie et à poser un dialogisme entre L1/E1 et l’énonciateur textuel (l’auteur
impliqué)13.
20 Le pastiche littéraire, quant à lui, est « une pratique mimétique visant à produire un
texte (T2) en reprenant les traits stylistiques marquants d’un modèle (T1) » (Aron 2009
§1). Ce modèle peut être le style d’un écrivain précis14 ou les traits d’un genre.
L’énonciateur textuel signale généralement sa présence dans le paratexte, et, comme le
dit Aron à propos du premier pastiche dont nous disposions, l’imitation par Socrate,
dans le Ménexène de Platon, d’une oraison funèbre prononcée par Aspasie : « [l]a
fonction du discours-cadre est de donner un code de lecture du discours encadré, de
signaler le nom ou la nature du texte pastiché. Ce dispositif ne conduit cependant pas à
disqualifier les propos attribués à Aspasie, mais à attirer l’attention de l’auditeur sur
leur construction et leurs effets » (§ 2).
21 L’objectif du pastiche est en effet, depuis le 19e siècle qui a vu l’essor de la pratique, de
prouver la virtuosité de son auteur, mais aussi d’amener le lecteur à s’interroger sur les
ingrédients d’un style, et plus généralement à prendre ses distances vis-à-vis de la doxa
de l’auteur génial, inimitable. Œuvre reposant sur la connivence de lecteurs cultivés, le

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pastiche à la fois célèbre et critique la littérature. Examinons à cet effet un pastiche de


Baudelaire écrit par Henri de Régnier et publié par La Revue de Paris le 15 avril 1921 15 :
(8)
« Stances baudelairiennes »
Je veux chanter tout bas, ô beauté taciturne,
Le silence divin de tes beaux yeux fermés
En choisissant, parmi notre passé nocturne,
Les instants que ma vie aura le mieux aimés.
Sera-ce ce doux soir où, dans l’air qu’elle embaume,
Je me revois assis en de nobles jardins,
Respirant près de toi le magnétique arome
D’une fleur parfumée à l’odeur de tes mains ?
Ou cet autre où, couchée au divan de paresse,
Dans le trouble désir d’un délice inconnu,
D’une incertaine, vague et furtive caresse
J’effleurai doucement l’ongle de ton pied nu ?
Mais non ! C’est cette nuit ardente et généreuse
Où, sans peur, sans remords, sans honte et sans aveux,
Tu laissas se poser ma lèvre aventureuse
Sur les trésors secrets de ton corps ténébreux.
Car cet obscur baiser, ô reine taciturne
De l’ombre favorable et des instants aimés,
A scellé notre pacte amoureux et nocturne
Mieux que ton cher silence et tes beaux yeux fermés !
22 Conformément aux règles qui gouvernent les pastiches les plus exigeants, ce texte
reprend des thèmes, du vocabulaire, des structures énonciatives (apostrophes),
syntaxiques (série d’adjectifs antéposés, circonstants antéposés) et rythmiques
(enjambements, préposition « parmi » aux 7e et 8 e syllabes) typiques des Fleurs du mal,
tout en ne comportant aucun vers figurant dans le recueil. Henri de Régnier brasse le
matériau verbal du recueil et compose un poème original mais typiquement
baudelairien. L’argumentativité revêt ici une dimension métatextuelle et elle est
indissociable de la scène d’énonciation : l’énonciateur textuel est censé être Baudelaire,
mais le titre indique la supercherie et l’on a une dissociation entre le locuteur qui
reproduit l’ethos de l’énonciateur Baudelaire et l’énonciateur textuel, le poète Henri de
Régnier. Le poème apparait à la fois comme un hommage et comme un tour de force qui
illustre son auteur. Régnier est un habitué du pastiche et on peut penser que ses
pastiches argumentent en faveur d’une pratique de la littérature entendue comme une
lecture assidue des grands auteurs et une capacité à trouver sa voie en sachant imiter
les autres.
23 Le point commun, sur le plan linguistique, de toutes les pratiques étudiées ci-dessus,
c’est qu’elles peuvent toutes être définies, selon les propositions de Bres, Nowakowska,
Sarale (2016), comme des représentations dans un énoncé (E) soit d’un autre énoncé (e)
plus ou moins reconnaissable selon qu’on a affaire à une citation (ex. 4 et 5), à une
allusion (« Ma bohème ») ou à une reformulation (« Stances baudelairiennes »), soit
d’un PDV qui peut se trouver intégré à (E) – cas de la négation – ou être implicite mais
reconstituable à partir de (E) qui nécessite pour être compris de poser un PDV opposé à
celui qui est présent en (E) : les exemples (1), (2) et (3) combinent intégration et ellipse 16
du PDV opposé. Nous allons passer à présent à un mode beaucoup plus oblique
d’argumentation en basculant vers des poèmes qui proposent au lecteur des
schématisations à visée épidictique.

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L’argumentation épidictique
24 Lorsqu’une situation, comme dans les textes étudiés en deuxième partie, est montrée
sous deux (ou plusieurs) faces ou lorsqu’on indique que des discours bien différents
peuvent en rendre compte, elle devient problématique. Le dialogisme a une vertu
problématisante. Il s’oppose à l’évidence que Doury considère comme le but de
l’épidictique : « L’épidictique, se donnant comme hors-débat, revendique une forme
d’évidence. À cette évidence sont associés différents procédés discursifs qui relèvent
non de l’intellection, mais de la mise en scène : il s’agit de conférer à ce dont on parle
une forme de présence susceptible d’agir directement sur la sensibilité de l’auditoire »
(2010 : § 8). La place de l’épidictique dans l’argumentation a toujours été discutée,
précisément en raison de l’effacement de la conflictualité qui en est constitutif. Alors
que Plantin défend l’idée qu’« une situation langagière donnée commence à devenir
argumentative lorsque s’y manifeste une opposition de discours » (2016 : 80), je poserai
au contraire qu’un texte épidictique17, dans la mesure où il valorise ou dévalorise un
objet de discours, est argumentatif. Mais la neutralisation du conflit ne signifie pas que
L1/E1 se départit d’un certain jugement sur la réalité. Simplement celui-ci passe par
d’autres moyens, et notamment par la schématisation18, au sens que Grize donne à ce
mot : « Une schématisation a pour rôle de faire voir quelque chose à quelqu’un, plus
précisément, c’est une représentation discursive orientée vers un destinataire de ce
que son auteur conçoit ou imagine d’une certaine réalité » (1997 : 50).
25 La pertinence d’une schématisation dépend tout à la fois « de la finalité du
schématisateur et des attentes qu’il prête à son auditoire » (ibid.). Pour mettre cela en
évidence dans le cas de la poésie, j’examinerai successivement deux poèmes
caractérisés, l’un par une forte densité d’exclamations, l’autre au contraire par une
apparente neutralité des formulations, afin de distinguer deux pôles opposés dans ce
type d’argumentation par la description.
26 Voici tout d’abord le deuxième fragment du poème « Amandiers » de Lorand Gaspar
(2004 : 30) :
(9)
Que la joie est simple au bout du cheminement obscur !
Comme ces minces pellicules donnent corps à la lumière !
Regarde comme il fond ce peu
de blanc tombé au fond de l’œil !
Les amandiers dans la nuit !
Ô les dents de clarté !
Pulsation sourde d’étoiles
dans l’épaisseur de la terre —
27 Du point de vue illocutoire, le poème vise d’abord à faire partager une émotion : il
enchaine une série d’actes expressifs, marqués par l’utilisation d’adverbes exclamatifs,
par le « ô » lyrique et par une invitation adressée à l’allocutaire afin qu’il partage
l’admiration et la joie du locuteur. Que l’on adopte ou non la théorie des actes de
langage de Kissine et Dominicy19, on peut observer que L1/E1 ne fournit pas de raison
de croire à ce qu’il dit : dans les deux premières laisses, les démonstratifs à valeur
déictique créent un espace partagé. Ceci coïncide avec le recours à des structures
phrastiques qui présentent les contenus des énoncés comme des évidences
présupposées20, communes à tous les membres de la collectivité. Il n’y a donc pas

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d’assertion mais un rappel de choses connues fondant une communion expressive. Dans
la troisième laisse, l’énonciation devient générique : il est question des amandiers en
fleurs en général et pas seulement de ceux que L1/E1 a sous les yeux. Mais l’intensité
expressive se poursuit encore sur deux vers, et L1/E1 s’appuie sur elle pour
communiquer in fine sans l’argumenter une croyance exprimée par deux métaphores :
les amandiers sont décrits comme les dents de la nuit personnifiée puis comme des
étoiles surgies de la terre21. Si l’on s’interroge à présent sur la valeur perlocutoire de ce
fragment, il me semble possible d’affirmer que l’énonciateur textuel veut, au moyen des
structures exclamatives et de l’amplification cosmique de la dernière laisse, nous
amener non seulement à croire mais même à éprouver, en convoquant des
représentations supposées partagées, que les amandiers sont une source de joie et
d’émerveillement en raison de leur clarté qui naît de la nuit et transcende donc les
oppositions lumière/obscurité. Ce dépassement des contraires est un des topoï de la
poésie (Monte 2008) et, dans une culture occidentale fondée sur le principe de non-
contradiction, invite à une autre vision du monde et de la vie, ce qui ressortit à la
dimension argumentative des textes, comme en relève également dans ce fragment
l’invitation indirecte à la joie. Cependant ce contenu exhortatif ne se situe pas au
niveau illocutoire et n’est pas étayé par des raisons, il repose sur une communion dans
l’émotion. J’adopte ici l’analyse de Franken et Dominicy (2001) qui écrivent : « Nous
supposerons ici qu’au contraire de ce qui se passe dans le délibératif, l’orateur de
l’épidictique, cherchant à fournir un conseil « parénétique », agit sur son auditoire en
l’amenant à un certain état psychologique, sans que cet auditoire prenne conscience
d’autre chose que de la nature expressive du discours produit » (2001 : 106).
28 Franken et Dominicy entendent par conseil « parénétique » un conseil « qui touche à
des matières non controversées, provoquant ainsi une décision spontanée et évidente –
la proairesis » (ibid. : 104). La proairesis ou préférence éthique conduit à la praxis et
s’appuie non sur un raisonnement mais sur l’adhésion à des valeurs communes
réactivées par l’amplification. Comme l’épidictique, le poétique suscite une proairesis en
« amenant l’auditeur à un certain état psychologique ». On peut en revanche opposer
l’univocité des discours épidictiques politiques ou religieux, au flou conceptuel des
représentations évoquées par le poème, notamment en raison de la présence fréquente
de paradoxes cognitifs (Michaux et Dominicy 2001). Ce flou conceptuel est toutefois
compensé en (7) par l’intensité émotionnelle. L’exemple suivant (Grosjean 1996 : 67),
représentatif de ce que Maulpoix a appelé le lyrisme critique (2009), va nous confronter
à une variété paradoxale d’épidictique où l’émotion semble tenue à distance :
(10)
Bol de thé
Le rosier rouge en fleur contre la grange.
Longueur du jour puisque l’été commence.
Déjà les blés sur les coteaux jaunissent.
Un pavot noir s’ouvre au bord des moissons.
Un merle chante au milieu d’un buisson.
L’ombre de la maison nous est propice.
L’échelle appuie son ombre au mur qui penche.
Le soleil ne descend que par degrés.
Le ciel repose au fond d’un bol de thé.
L’ombre effilée d’une herbe sous ma manche.
29 On peut remarquer que ce poème contient quelques évaluatifs (« longueur », « déjà »,
« ne…que ») qui situent certains des phénomènes évoqués sur une échelle quantitative,

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toujours en rapport avec la localisation de l’instant dans l’année. On observe aussi un


adjectif faiblement euphorique au vers 6 (« propice ») associé au « nous ». En fonction
de stéréotypes culturels partagés (sur l’agrément procuré par les fleurs, le chant des
oiseaux, le thé), on peut en conclure que le moment décrit est vécu comme agréable par
le locuteur qui apparaît au dernier vers. Cependant rien n’est dit explicitement, et
l’enjeu du texte est ailleurs. Comme dans les haïkus, il s’agit de poser un certain
nombre de rapports entre des éléments d’un même paysage : contrastes de couleurs, de
lumière, de positions dans l’espace (loin vs près, vertical vs horizontal), d’expériences
perceptives (immensité du ciel vs petitesse du bol, mise en regard de l’échelle et de
l’herbe, du pavot et du merle). Le texte possède une dimension picturale et doit être lu
comme une invitation à la contemplation. La régularité des décasyllabes (tous césurés
6-4 ou 4-6) est en accord avec l’impression paisible qui se dégage des énoncés. La
présence de rimes, plutôt rares dans ce livre, associe fortement les énoncés
homéotéleutes, renforçant ainsi les parallélismes et les contrastes sémantiques. On
peut qualifier ce texte de descriptif, et donc considérer qu’il ne possède pas de
dimension argumentative. Cependant les travaux sur la description, depuis Barthes
(1968) et Hamon (1994), ont bien montré que, dans le roman, celle-ci est au service
d’une visée englobante, qu’il s’agisse d’ancrer la narration dans le réel, de fournir des
indices d’une évolution du récit, d’indiquer, par les subjectivèmes, l’état d’esprit du
locuteur principal ou d’un personnage : Adam et Petitjean (1989 : 47) parlent de la
« sursignifiance » des descriptions dans un récit.
30 En poésie, la description ou ekphrasis est un des lieux du texte où se manifeste le
pouvoir du poète de « faire voir » et de rivaliser avec la nature. Elle se déploie
notamment dans l’évocation du locus amoenus : il s’agit de recréer par les mots un lieu
idyllique et de prendre ainsi en charge une nostalgie du paradis perdu qui est un thème
récurrent de la tradition poétique. On peut ainsi en conclure comme Jean Lebel (2002)
qu’à l’origine, « la description n’est jamais neutre, se fait éloge ou blâme et porte
toujours la marque de la subjectivité du descripteur ». À l’aune de cet ancrage
historique, la description neutre du « Bol de thé » affirme à la fois une continuité et une
différence : d’une part, elle indique que la poésie fait toujours sienne l’ambition de
recréer par les mots un lieu et les sensations qui y sont attachées, d’autre part, elle
revendique le refus de l’emphase, la simplicité et l’effacement de l’énonciateur 22. Ces
trois traits correspondent à la modestie des poètes contemporains, à leur posture
critique qui se méfie d’un langage qui ferait illusion et empêcherait l’accès à la vérité,
et à leur volonté de laisser la première place au réel en disparaissant au profit de ce
dont ils parlent. Dès lors, l’écriture de « Bol de thé » se fait argumentative par son refus
même de l’argumentation, et si elle défend un certain rapport au réel, c’est uniquement
en l’incarnant dans l’écriture même du texte. Dans ses textes réflexifs, Jaccottet s’est
exprimé parfois sur cette quête du simple, et le passage ci-dessous de La Promenade sous
les arbres me semble en consonance avec le poème de Grosjean :
(11)
Mais vient un moment où l’on s’aperçoit que les images même les moins fausses
gênent encore notre souci de la vérité absolue, et qu’il faudrait les dépasser. […] Le
rêve qui nous saisit à ce moment-là est celui d’une transparence absolue du poème,
dans lequel les choses seraient simplement situées, mises en ordre, avec les
tensions que créent les distances, les accents particuliers que donne l’éclairage, la
sérénité aussi que suscite une diction régulière, un discours dépouillé de tout souci de
convaincre l’auditeur, de faire briller celui qui discourt, ou, à plus forte raison, de lui

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valoir une victoire de quelque espèce que ce soit.


(Jaccottet 1988 : 119-120, je souligne)
31 On voit ici que Jaccottet accorde à tout discours une dimension foncièrement
argumentative mais exprime son idéal d’un discours qui toucherait son auditeur en
renonçant à cette visée perlocutoire. Il y a là bien sûr une illusion, car le lecteur ne
pourra adhérer au texte que s’il lui attribue une visée, et, en l’occurrence, s’il se
satisfait de cette mise en place de rapports et en perçoit la subtilité. De tels poèmes
affichent des partis pris qui font sens dans l’histoire des esthétiques, mais leur
énonciateur assume en les écrivant deux risques qui sont inhérents à son
positionnement :
– au niveau du dit, argumenter sans recourir à des marqueurs explicites de subjectivité
qui orienteraient vers une vision euphorique ou dysphorique de la réalité décrite
expose au risque de bloquer la relation d’empathie avec le lecteur : celui-ci ne sait pas
quelle leçon tirer de la description, il la perçoit comme gratuite et peu pertinente.
– au niveau du dire, s’interdire toute amplification, tout brillant, expose au reproche
d’une écriture plate, sans intérêt.
32 On le voit bien ici, si argumenter, c’est se positionner dans un débat, l’effacement des
marques argumentatives explicites, et, au-delà, des subjectivèmes transparents du locus
amoenus, n’est qu’une autre façon d’argumenter et de tels choix d’écriture, délestant le
texte de toute intentionnalité apparente, peuvent diviser les lecteurs à la fois sur le
plan de l’engagement éthique23 et sur celui de l’appréciation esthétique. Des problèmes
en partie similaires sont posés par les textes allégoriques qui sont plus fréquents qu’on
ne croit dans la poésie contemporaine et qui, eux aussi, permettent d’argumenter par la
schématisation mais avec de plus un rapport d’analogie implicite entre le thème et le
phore24.

Conclusion
33 J’ai voulu dans cet article distinguer assez nettement deux modes d’argumentation en
poésie qui appellent à mon sens deux attitudes de lecture distinctes. Je me suis tout
d’abord intéressée à des textes articulés sur des conflits de points de vue qui affichent
leur dialogisme en recourant à des marqueurs bien étudiés par la théorie de
l’argumentation dans la langue et par la linguistique énonciative : connecteurs,
négations, discours rapportés. J’ai envisagé ensuite un cas particulier de rapport au
discours de l’autre, interne au champ littéraire, qui a suscité des genres spécifiques, le
travestissement et le pastiche. Enfin j’ai examiné des textes qui se présentent comme
fondamentalement descriptifs, et qui me semblent relever clairement de ce que Rabatel
(2004, § 47-49) appelle l’argumentation indirecte, plus particulièrement dans la
deuxième formulation qu’il en donne :
Hypothèse n° 2 :
1a : Il y a bien un énoncé E2 ; mais l’énoncé E1 n’est pas explicite […];
2a : Il y a bien une réponse ; mais celle-ci prend la forme d’un énoncé descriptif, en
l’absence de question explicite […]
3 : Il n’y a pas d’argument explicitement proféré par un locuteur ; mais les états du
monde dénotés (valeur descriptive) se doublent d’une valeur argumentative (interprétative)
à valeur d’argument, sur le mode des évidences perceptuelles ou conceptuelles (italiques
d’A. Rabatel).

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34 Dans le cas des travestissements et pastiches, l’énoncé E1 est encore présent


allusivement et peut, plus ou moins facilement, être retrouvé mais il s’agit d’un texte
entier, d’une œuvre, voire d’une tradition discursive. On peut également remonter à un
texte E1 dans le cas des textes épidictiques relevant de l’effacement énonciatif, qui
prennent le contrepied des textes épidictiques canoniques. Mais, au-delà de leurs
différences, les poèmes des troisième et quatrième parties partagent trois
caractéristiques essentielles :
– c’est leur forme même qui se fait argumentation, soit par rapport à un certain état du
champ littéraire, soit en suggérant au lecteur un sens oblique 25 (ce que Ponge appelait
une « leçon ») : cette forme régit à la fois le contenu (thèmes, référents) et l’expression
(lexique, syntaxe, rythme) – on passe ainsi d’une argumentation dans le poème (partie
2) à une argumentation du poème (parties 3 et 4) ;
– leur dimension argumentative s’exerce dans deux directions et apporte une réponse à
deux questions à la fois : « quelles sont les valeurs qui doivent guider notre être au
monde ? » et « comment en parler adéquatement ? ». Ces questions très générales
peuvent bien sûr être spécifiées en fonction des situations socio-discursives qui
déterminent la production du texte : « comment écrire quand on est frappé par un
deuil ? », « comment écrire sur l’humain sans tomber dans la psychologie et l’effusion
des sentiments ? », « comment exprimer notre rapport au cosmos ? », etc.
– l’implicitation de l’argumentation a pour conséquence que le lecteur peut passer à
côté du dialogisme de ces poèmes (ignorer par exemple la façon dont l’auteur, par ce
texte, revendique une certaine position dans le champ littéraire), mais aussi de leur
dimension éthique, point sur lequel je m’attarderai un peu pour finir.
35 Le passage mal compris de Jakobson (1963) sur l’autotélisme de la fonction poétique
ainsi que l’hégémonie du structuralisme – qui, lui-même, réagissait au tout historique
de la critique traditionnelle – ont conduit pendant un certain nombre d’années la
majorité des critiques à se désintéresser de la dimension éthique de la poésie et à
privilégier dans l’étude des textes la façon dont ils répondaient à la question
« comment écrire ? ». Pourtant les poètes ne cessaient d’affirmer qu’ils écrivaient
« pour mieux vivre » (réponse de Saint-John Perse à une enquête). S’intéresser à la
valeur argumentative de ces textes en analysant l’intrication entre leur dimension
éthique et leur dimension esthétique me parait faire justice à la fois à cette affirmation
des auteurs relayée par leurs lecteurs26 et aux caractéristiques intrinsèques de ces
textes qui, par l’usage qu’ils font du langage, non seulement décrivent le monde mais
cherchent à nous le faire éprouver, parfois sur le mode de l’évidence, d’autres fois, sur
le mode du conflit cognitif et de la mise en débat. Cultivant tantôt l’homonoia, tantôt la
dissidence, parfois l’intranquillité, et d’autres fois encore l’absorption du moi dans le
monde, les poèmes sont leçons de vie autant que de langage 27. Cela devrait nous inciter,
dans notre enseignement, à développer chez les lecteurs novices une capacité de
lecture où la jouissance esthétique ne soit pas séparée d’une prise de conscience du
positionnement socio-historique du poète mais aussi des enjeux éthiques de ses textes.

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BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Je laisserai de côté ici la poésie épique et la poésie didactique qui me semblent relever de
régimes énonciatifs partiellement distincts. Sur la question du lyrique conçu comme un pacte de
lecture, on pourra lire Rodriguez (2003) et Monte (à paraitre).
2. « [L]a simple transmission d’un point de vue sur les choses, qui n’entend pas expressément
modifier les positions de l’allocutaire, ne se confond pas avec une entreprise de persuasion
soutenue par une intention consciente et offrant des stratégies programmées à cet effet » (2012 :
44).
3. L’étude de la répartition des connecteurs concessifs par genre que j’avais menée avec Sylvie
Mellet avait bien montré une sous-représentation de ces connecteurs dans la poésie (Mellet et
Monte 2008 : 58) mais avec des exceptions chez certains auteurs.
4. Le découpage en paragraphes est déroutant : on attendrait que « les lances…corps » qui joue
argumentativement le même rôle que « Ils ont détruit son “un” soit isolé par un alinéa. Michaux
suggère sans doute par là que ce qui fait la faiblesse du Meidosem est aussi ce qui fait sa force et
peut donc figurer aussi bien avant qu’après « mais ».
5. Notons que cette aspiration n’est pas exprimée dans un discours rapporté attribué au
Meidosem mais inférée de l’interrogation rhétorique « Quel étranglé ne parle un jour de se

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libérer ? » où L1/E1 prend le lecteur à témoin d’une vantardise commune à toute une classe dont
font partie les Meidosems.
6. On trouvera deux analyses détaillées de ces stratégies citationnelles à l’échelle d’une œuvre
entière dans Monte (2010 et 2011a).
7. Le choix lexical pour désigner les femmes qui s’occupent du mourant épouse le PDV qui voit
dans la mort une « autre naissance ».
8. J’appelle ainsi des groupes de vers en poésie non métrique.
9. Genette fait remarquer à juste titre que, dans l’usage courant, et même dans les dictionnaires,
ces trois catégories sont fréquemment confondues (1982 : 37), voir également l’article
« pastiche » d’Aron (2002).
10. Genette évoque ces poèmes aux p. 89-91 de Palimpsestes.
11. Écrit en 1870 et adressé à Demeny, il est publié pour la première fois en 1891 dans Reliquaire
(voir Rimbaud 1999 : 780).
12. Les parallélismes entre le vers 5 et le vers 8 montrent sans la dire une correspondance entre
la culotte et les étoiles, le trou et le frou-frou. Le frou-frou étant associé aux vêtements féminins,
les connotations sexuelles abondent.
13. Sur ces cas de dissociation, voir Monte (à paraître).
14. La première moitié du 20 e siècle a vu fleurir des recueils de pastiches où, sur un même sujet,
l’auteur ou les auteurs imitai[en]t successivement des écrivains différents. Proust (1971 [1919]) le
fait sur le mode sérieux dans L’Affaire Lemoine, et Reboux et Müller (1913) de façon plaisante dans
À la manière de...
15. On trouvera, dans Camusso (2009), une première analyse de ce texte ainsi que de dix-sept
autres pastiches de Baudelaire, et dans Monte (2011b) une étude stylistique de ces mêmes textes.
16. Sur ces deux modes d’intégration de l’énoncé ou PDV autre, auxquels il faut ajouter la
prolepse qui commence par donner la parole à l’opposant, voir Bres et al, art. cité. Notons que la
praxématique préfère parler d’image d’énoncé que de point de vue, terme que je reprends à
Rabatel.
17. Il est significatif du parti pris de Plantin que l’entrée « épidictique » soit absente de son
dictionnaire.
18. Dans les textes explicitement argumentatifs, la schématisation contribue à asseoir la thèse
défendue. Dans les textes épidictiques, c’est à elle seule qu’incombe cette tâche.
19. Dans leur théorie des actes de langage (2009, 2013), ces énoncés sont décrits comme des actes
locutoires exprimant une croyance mais sont dépourvus de valeur illocutoire, L1/E1 ne donnant
pas de raison à l’allocutaire pour croire ce que l’acte locutoire a formulé. Pour Dominicy, cette
analyse convient mieux aux textes poétiques qu’une analyse rhétorique « moniste » qui voit dans
l’énoncé poétique, au moins au niveau de L1/E1, un énoncé comme les autres. J’assume, quant à
moi, jusqu’à présent cette position moniste (voir Dominicy 2011 et Monte 2012) tout en
reconnaissant que la théorie de l’évocation, qui, elle, postule l’hétérogénéité mutuelle des
organisations linguistique et poétique, rend beaucoup mieux compte du rôle du vers dans la
poésie.
20. Le seul posé des énoncés exclamatifs est l’intensité.
21. On a là affaire typiquement à des concepts inanalysés que Dominicy (2011) estime essentiels
dans le mécanisme de l’évocation poétique.
22. La dimension problématisante de cette attitude est difficile à percevoir en dehors d’une
bonne connaissance de l’histoire de la poésie, d’où la perplexité de certains lecteurs qui m’a
amenée à parler d’« objets pragmatiquement non identifiés » pour ce type de poème (Monte
2006).
23. J’entends ici cet adjectif comme un dérivé d’ethos : tout texte est porté par un ton rattachable
à un ethos et, dans le cas du texte littéraire, cherche à susciter en retour une incorporation de cet
ethos par le lecteur (Maingueneau 2004).

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24. Je réserve leur étude à un autre article.


25. Ce sens oblique devient double sens dans l’allégorie, qui est une sorte d’analogie.
26. Y compris dans des situations extrêmes comme celles que durent affronter Primo Levi, Jorge
Semprun ou Varlam Chalamov, qui, tous, évoquent la récitation de poèmes dans les camps.
27. Monte et Bellatorre (2008) s’intéressent précisément à cette articulation dans le cas de Ponge
et Jaccottet.

RÉSUMÉS
Cet article défend l’idée que les poèmes possèdent une argumentativité intrinsèque, mais
graduelle, allant de formes très explicites (mise en scène de conflits de points de vue, dialogisme
interlocutif et interdiscursif) à des formes implicites, reposant sur les schématisations. La
démonstration s’appuie sur l’étude de poèmes variés (Rimbaud, Jaccottet, Michaux, Grosjean,
Gaspar) et s’attarde tout particulièrement, d’une part sur l’argumentation qui porte sur la
littérature elle-même par le recours au travestissement et au pastiche, d’autre part sur les textes
épidictiques, qu’ils recherchent l’expressivité ou reposent au contraire sur l’effacement
énonciatif. L’imbrication qu’opèrent les poèmes entre choix formels et contenus thématiques
conduit à affirmer que l’éthique et l’esthétique y sont étroitement liés, ce que l’analyse devrait
prendre en compte.

This paper argues that poems are intrinsically but gradually argumentative. It describes both
explicit argumentative forms (conflicting points of view, interlocutive and interdiscursive
dialogism) and implicit ones, through what Grize called schematizations. Focusing on the study
of several poems (by Rimbaud, Jaccottet, Michaux, Grosjean, Gaspar), it pays a particular
attention to argumentation dealing with literature itself (through burlesque and pastiche), and
to epidictic texts seeking for expressivity or obliterating their speaker. The close connection
between formal choices and thematic contents in poetry shows that it tightly links ethics with
aesthetics, a feature that the analyst should take into account.
argumentation, dialogism in poetry, epidictic, ethics, hypertextual genres, implicit, reader, 20 th
century French poetry

INDEX
Mots-clés : argumentativité, dialogisme du poème, épidictique, éthique, genres hypertextuels,
implicite, lecteur, poésie française du 20e siècle

AUTEUR
MICHÈLE MONTE
Université de Toulon, Babel EA 2649

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Hétérogénéité énonciative/
discursive et dimension
argumentative dans le texte
romanesque : Mission terminée (1957)
de Mongo Beti
Enunciative/discursive heterogeneity and argumentative dimension in the
novel: Mongo Beti’s Novel Mission terminée (1957)

Tal Sela

Introduction
1 Cette étude part du principe de la distinction entre les discours à visée argumentative,
c’est-à-dire soutenus « par une intention consciente et offrant des stratégies
programmées à cet effet » (Amossy 2006 : 33) – et ceux qui, comme le discours littéraire,
peuvent « avoir une dimension plutôt qu’une volonté argumentative » (ibid.).
Participant du deuxième cas de figure, le roman Mission terminée (1957) de Mongo Beti
travaille à problématiser une question sociale plutôt qu’à démontrer une thèse. A
travers l’exploitation de différentes voix narratives (Je-narrateur, Je-protagoniste,
autres personnages), se dégagent des tensions qui remettent en cause une image
stéréotypée de l’Afrique et inscrivent indirectement le roman dans une réflexion
savante sur les notions de tradition et de modernité.
2 Pour étudier l’hétérogénéité énonciative et discursive dans un texte romanesque, il faut
prendre en considération le cadre de communication complexe au sein duquel elle
s’élabore. Dans un article consacré à la question de La mise en scène de l’argumentation
dans la fiction (2000), Ruth Amossy met en évidence une particularité du discours
littéraire : là où le discours judiciaire ou journalistique se déroule sur un seul plan, celui
du locuteur face à son auditoire, le récit fictionnel se développe sur plusieurs plans

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simultanément – des personnages échangent les uns avec les autres ; le narrateur met
en scène leur parole en s’adressant, lui-aussi, à un narrataire concret ou implicite ; et,
enfin, toutes ces voix narratives sont constitutives de l’ensemble de l’œuvre littéraire
que l’auteur, dont le nom apparaît sur la couverture, transmet à son lecteur. Le récit
fictionnel apparaît comme un terrain fertile pour un mode particulier d’argumentation
où l’hétérogénéité énonciative et discursive joue un rôle central. C’est ce qui se produit
dans Mission terminée où elle fait l’objet d’une construction particulièrement élaborée.
3 Cette recherche s’inscrit dans le sillage de Jacqueline Authier-Revuz (1982, 1984) qui,
dans les années 80, reprend au Cercle de Bakhtine le concept de dialogisme, pour
insister sur la dimension fondamentalement hétérogène du langage. Prendre en
compte cette hétérogénéité, c’est être sensible à la présence d’« une pluralité de “voix”
au sein du même énoncé. » (Maingueneau 1981 : 97) Le texte littéraire s’attache ainsi à
produire un effet d’hétérogénéité énonciative en mettant en jeu la question de savoir
qui parle. On sait combien le maniement du discours rapporté rend difficile toute
réponse univoque à cette question (Rosier 2008). La narratologie, à laquelle se réfère
Ducrot (1984) dans sa théorie de la polyphonie, a déjà constaté comment à travers la
voix du locuteur, l’instance première qui produit les énoncés, se dessine la figure de
l’énonciateur. Celle-ci correspond aux points de vue qui se construisent par la voix du
locuteur pour envisager les faits et les événements constitutifs du récit (Rabatel 2016,
2008).
4 Mais la question de la construction de l’hétérogénéité énonciative, strictement liée à la
structuration narrative du récit, s’imbrique dans la question de l’hétérogénéité
discursive, « constitutive du sujet et de son discours » (Authier-Revuz 1984 : 99).
L’hétérogénéité discursive (Martens et Meurée 2014, Duteil-Mougel et Fèvre-Pernet
2011), quant à elle, se réfère aux matériaux discursifs – registres de langue, genres de
discours, modalisation, figures de style et de rhétorique – permettant au locuteur, par
l’activation de sa culture personnelle, de manifester son ancrage social, bref, de
construire son identité sociale (Amossy 2010) dans et par le discours qu’il élabore.
5 L’histoire de Mission terminée, le deuxième roman de Mongo Beti 1, se situe en Afrique
occidentale française dans la période coloniale, au sortir de la deuxième guerre
mondiale. Élève à l’école coloniale, Jean-Marie Medza échoue à l’oral de son
baccalauréat. Il rentre dans son village mais son projet de se préparer à la deuxième
session trois mois plus tard ne se réalise pas : à peine arrivé, on lui demande de repartir
au village de Kala pour accomplir une mission au nom de sa communauté – chercher la
mariée disparue de Niam et la ramener à son mari. Jean-Marie Medza accepte
finalement la mission – le roman suit le cours de son accomplissement.
6 Dans Mission terminée, on constate d’emblée une identité hétérogène composée de deux
Je : le Je-protagoniste de Medza encore jeune, qui vit les événements tels qu’ils se
produisent ici et maintenant, et le Je-narrateur de Medza adulte, qui présente l’histoire
sous forme d’autobiographie fictionnelle en se projetant, à partir de son propre
présent, dans son passé d’adolescent par rapport auquel il peut prendre ses distances.
L’hétérogénéité énonciative et discursive qui se construit dans le roman est ainsi
diffractée à partir d’une seule voix, celle du Je-narrateur. Mais le discours narratif qu’il
développe rapporte aussi la parole des autres personnages, souvent en discours direct :
ce faisant, il dessine pour chacun des sujets parlants une identité sociale qui se
construit dans l’interaction et la scénographie mises en place.

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7 Les analyses qui suivent se proposent de souligner les tensions importantes qui se font
jour à l’intérieur du texte entre différentes voix sociales, tensions qui s’accroissent au
fur et à mesure de la progression du récit au cours de laquelle les choses se déploient et
se dévoilent peu à peu. À un autre niveau, elles mettront en évidence la confrontation,
indiquée en filigrane, entre une doxa colonialiste et une voix sociale qui ne s’y soumet
pas. La construction textuelle de l’hétérogénéité énonciative et discursive, et
la confrontation qu’elle génère entre perspectives du narrateur et des personnages, fait
émerger un questionnement critique sur le discours social relatif aux sociétés
africaines en montrant comment elles sont tiraillées entre les forces de la modernité et
les institutions de la tradition.
8 La première partie de l’article relie l’élaboration textuelle de l’hétérogénéité
énonciative/discursive à la construction de l’image du protagoniste Medza avant le
départ pour la mission de Kala, ainsi qu’à celle, préalable, que le texte projette sur les
villageois de Kala. On verra dans la deuxième partie comment ces images sont
réinvesties dans le discours que Medza porte sur ses hôtes. La troisième partie
s’intéresse à la manière dont les villageois de Kala travaillent à modifier l’image
préalable, stéréotypée, qui leur est imposée dans leurs interactions verbales avec
Medza. La quatrième partie montre comment la construction de l’hétérogénéité
énonciative/discursive dans le texte romanesque participe de sa dimension
argumentative qui consiste à questionner la doxa et à problématiser ses valeurs.

1. Phase préparatoire de la mission


Exemple 1

9 Le premier exemple analysé est extrait de la scène de délibération qui porte sur la
question éminente du départ du protagoniste. Medza entre dans une négociation avec
Niam, soutenu par l’oncle de Medza et Bikokolo le patriarche, avec, comme public, les
autres habitants du village.
Durant le discours du patriarche, mon esprit avait travaillé et tout à coup je
découvris, dans l’arsenal de ma dialectique cartésienne, un argument qui, me
semblait-il, ne pourrait manquer de faire mouche, de me faire triompher du féroce
ennemi, de la même façon qu’une balle explosive abat le fauve qui marche sur le
chasseur – sauf que dans la situation, ce n’était pas moi le chasseur (26).
10 Les indicateurs temporels – « durant le discours du patriarche » et « tout à coup » –
créent un effet de point de vue (Rabatel 1998). Il réoriente la perception de la scène du
locuteur-narrateur, Medza adulte, source de la voix, vers le protagoniste, le jeune
Medza, source du point de vue. Cette hétérogénéité énonciative est doublée d’une
hétérogénéité discursive. « L’arsenal de ma dialectique cartésienne » implique un
locuteur connaisseur des textes de Descartes, figure emblématique de la philosophie
française. Medza se lance dans un dialogue raisonné à partir d’un savoir privilégié
d’origine européenne, lequel est présenté comme une arme qui doit permettre de
vaincre l’adversaire. Medza s’appuie sur l’idée reçue qui fait de la philosophie
occidentale le gage de la rationalité dont se réclament les Européens, et qui prouve le
bien-fondé de leur supériorité.
11 Mais le narrateur évoque en même temps un imaginaire situant le lecteur en Afrique : il
investit un scénario emprunté à l’univers des chasseurs. Le narrateur amplifie l’effet

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dramatique en comparant, rétrospectivement, sa situation à celle d’un animal traqué.


Cette métaphore transforme la scène en une épreuve difficile que le protagoniste doit
surmonter. Mobilisant deux genres de discours, celui de la philosophie et celui de la
chasse, le narrateur assume deux univers discursifs, européen et africain.
12 Encore faut-il mentionner la dimension ironique du discours narratif. L’attribut
hyperbolique « féroce ennemi » insiste sur la dimension éristique de la scène : le
narrateur dramatise une joute oratoire portant sur la discorde entre deux adversaires.
Or, l’effet ironique de cette dramatisation est renforcé par la distribution des rôles
effectuée par le narrateur : l’un des participants de la joute oratoire incarne la figure de
l’Européen, les autres, par contraste, celle des Africains. On passe ainsi du plan textuel
où se déroule une confrontation entre Medza et le patriarche, à un autre plan,
allégorique, opposant deux entités sociologiques : la confrontation entre Medza et les
doyens du village est calquée sur celle, historique, entre l’Occident et l’Afrique. Dès
lors, le protagoniste se voit tourné en dérision : Medza, qui se donne comme le
représentant de la Raison occidentale, ne l’emporte pas dans la joute oratoire avec
l’Africain en dépit de la supériorité que le savoir d’origine européenne est censé lui
accorder. Cet effet ironique opère un retournement qui remet en question les idées
reçues sur la supériorité du raisonnement issu de l’Occident, et sur la hiérarchie entre
les héritiers de la culture française, à l’image de Medza, et les Africains dont il se
distingue.

Exemple 2

13 L’analyse suivante examine l’hétérogénéité discursive qui se fait jour dans la voix du
patriarche, l’adversaire du protagoniste. Là aussi, l’univers discursif africain se mêle à
celui venu d’Europe. L’un et l’autre participent ensemble à la construction discursive de
l’identité sociale du patriarche ainsi qu’à la démarche argumentative qu’il élabore.
Bikokolo entreprit alors de me conter […] une forte longue histoire tirée de notre
mythologie. […] Voici la légende réduite pour ainsi dire à sa plus simple expression :
un homme, à son insu, parlait avec la voix du tonnerre ; quel ne fut pas son
étonnement de se voir chargé un jour d’une mission semblable à celle qui
m’incombait aujourd’hui ! Il se demanda notamment de quelle puissance
surnaturelle il disposait pour réussir, lui, là où d’autres avaient échoué. […] Fils,
termina le patriarche, cette histoire-là, lorsqu’on la contera plus tard, après ma
mort, c’est toi qui en seras le héros. Mais tu es un homme terrible ! Et tu parles
aussi avec la voix du tonnerre. Et tu ne soupçonnes même pas ta puissance ! Ta voix
du tonnerre, sais-tu ce que c’est ? Tes diplômes, ton instruction, ta connaissance des
choses des Blancs. Sais-tu ce que s’imaginent sérieusement ces bushmen de
l’arrière-pays ? Qu’il te suffirait d’adresser une lettre écrite en français, de parler en
français au chef de la subdivision la plus proche, pour faire mettre en prison qui tu
voudrais… (28)
14 La parole du narrateur et celle du protagoniste ne sont pas clairement délimitées. Une
hétérogénéité énonciative se construit par l’usage du discours indirect libre. Medza
adulte est l’instance première qui produit matériellement les énoncés. Le déictique
temporel « aujourd’hui ! », suivi d’un point d’exclamation, implique un changement de
position énonciative. Le locuteur adopte le point de vue du jeune Medza, en
envisageant les faits sous son angle au moment de leur déroulement, ce qui confère au
discours sa marque d’authenticité.

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15 La construction de l’hétérogénéité discursive demande cependant une analyse plus


fine. L’évocation de la « légende » fait partie d’une argumentation par l’analogie. Elle
valide la scénographie du « vieux sage », passeur et détenteur du savoir accumulé au
cours des années, savoir qui remonte à un passé lointain et qu’il mobilise dans son
discours au présent. Ainsi, la « voix » de l’homme affirme son rôle social (le
patriarche) ; son autorité se construit dans le discours en autorisant une prophétie
fondée sur l’analogie : comme dans la légende, la mission transformera celui qui
l’accomplit en immortel, il occupera dans la mémoire collective la place d’un héros
épique, légendaire.
16 Les affirmations formulées au sujet de Medza, le ton exclamatif sur lequel elles sont
énoncées et la formulation interrogative (« Sais-tu ce que c’est ? » Sais-tu ce que
s’imaginent […] ? ») valident un rapport de force qui sous-tend cette scénographie, à
l’image d’un rituel d’onction. Le patriarche se pose en prophète-connaisseur qui dévoile
à l’élu son rôle social, son pouvoir. L’image de Medza, l’élu, est renforcée par
l’ignorance de son propre pouvoir : son humilité atteste de sa grandeur. Medza est ainsi
pris au piège : plus il rejette le rôle qu’on lui assigne, plus il manifeste qu’il est le mieux
placé pour le remplir.
17 Mais cette scénographie tirée d’un univers discursif légendaire, proprement africain,
prend une dimension qui dépasse de loin les limites du genre. La « puissance » que le
conteur de la légende attribue à Medza, son héros épique, il ne la doit pas à un savoir
ancestral de nature ésotérique, mais bien à celui qu’il a acquis à l’école coloniale.
Paradoxalement, le patriarche s’inscrit, lui aussi, dans un univers discursif européen,
au sein d’une hétérogénéité discursive qui produit un effet de hiérarchisation entre
deux populations. Le patriarche accorde aux « diplômes », à l’« instruction », à la
« connaissance des choses des Blancs » une forte valeur symbolique, mise sur le compte
des villageois de Kala dont se distinguent les habitants de son propre village. Les termes
« péquenots » (paysan dans le sens de « homme grossier, inculte, niais et peu dégourdi,
dont on fait peu de cas » [TLF]) et « bushman », trahissent un sentiment de mépris.
Désigner les autres comme des péquenots/bushmen, c’est valoriser les siens en tant que
citadins, évolués2.
18 Mais le patriarche ne réduit pas pour autant les habitants de Kala au statut de sauvages.
« Parler en français », « adresser une lettre écrite en français » renvoient à une
argumentation par la peur. Elle est censée agir sur les « péquenots » qui, pris de
frayeur, libéreraient aussitôt l’épouse Niam. Pourtant, l’efficacité de l’argument ne
repose pas sur des croyances superstitieuses, primitives, qui conduiraient les habitants
de Kala à accorder à la langue française, orale et/ou écrite, la puissance magique d’un
artifice de sorcier. Elle repose plutôt sur la (fausse) croyance selon laquelle un Noir qui
maîtrise la langue française et s’approprie la culture blanche aurait, aux yeux des
villageois, le statut social et les privilèges corollaires d’un colonisateur blanc. La
différence entre les deux groupes ne s’affiche qu’à travers la familiarisation de chacune
avec le modus operandi de l’administration coloniale. Les uns connaissent le champ des
possibles offert aux « évolués » africains, les autres l’ignorent complètement.
19 L’hétérogénéité discursive participe de l’image d’un patriarche qui s’exprime à partir
d’un discours africain en y intégrant des représentations culturelles empruntées à la
culture coloniale. Cet ethos étaie l’efficacité argumentative de son discours. Le
patriarche finit par convaincre son jeune adversaire de prendre en charge la mission et
sape la distinction opérée par Medza entre civilisation européenne et sauvagerie

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africaine, en même temps qu’il remet en cause la supériorité absolue de la pensée


occidentale. Le patriarche n’est pas formé par les lumières de la raison cartésienne et
pourtant, il manie fort bien l’argumentation et parvient à réfuter les arguments du
jeune occidentalisé.

Exemple 3

20 L’analyse de l’hétérogénéité discursive a relevé la posture identitaire qu’adoptent les


adversaires dans cette joute oratoire au bénéfice de leur argumentation. Medza se
réclame de son identité d’élève de l’école coloniale, Bikokolo assume pleinement son
rôle de patriarche lui permettant d’immortaliser Medza en tant que futur héros
populaire. Si son discours renvoie à la littérature orale africaine, Medza, cependant, est
séduit par un autre scénario :
Mon intérêt avait crû à mesure que j’avais écouté le patriarche. Quoique je me
demandasse si ses opinions sur les bushmen de Kala n’étaient pas un tantinet
exagérées, et peut-être même à cause du fait que je me posais cette question,
quelque chose s’éveillait en moi comme une vocation : l’amour de l’aventure. Mais
une aventure tout de même assez facile, parmi les populations naïves – ce qui est le
souhait et même le vœu de tous les aventuriers, tant il est vrai que les aventuriers
s’expliquent par la seule existence des naïfs, avec lesquels ils disparaîtront comme
deux races jumelles dont l’une ne peut vivre sans l’autre. Mon imagination tournait
à plein régime : le recalé au baccalauréat se muait en condottiere ou carbonaro ou
je ne sais plus quel conquistador…Ah ! les conquistadores ! Je m’arrêtai
définitivement sur cette belle race qui s’offrait ainsi à m’adopter. Quelle
promotion !... (29)
21 L’autre scénario, latent, est suscité par la stéréotypie véhiculée par la dénomination
axiologique péjorative bushmen/péquenots. Bien que Medza reconnaisse le fondement
factice du stéréotype, il est sensible à sa force évocatrice. Il englobe les habitants de
Kala dans une identité collective au relent primitiviste, différente de celle construite
par le patriarche, pour qui, rappelons-le, ces dénominations sont relatives au peu de
connaissance que les habitants de Kala ont de l’administration coloniale. Visiblement,
le protagoniste ne saisit pas toutes les nuances du discours du patriarche. Son esprit est
sollicité par la découverte d’autres horizons (« quelque chose s’éveillait en moi »).
22 Une tension se crée entre le rôle que Medza est censé jouer (héros épique) et celui avec
lequel finalement il s’identifie. Revêtant le rôle d’un conquistador, le jeune
protagoniste s’inspire plutôt d’un imaginaire littéraire européen emprunté au roman
colonial d’aventure. Celui-ci implique une scénographie à laquelle Medza se soumet. Un
sens symbolique est accordé aux éléments constitutifs de la scène : le village de Kala se
situe désormais au fin fond du pays, loin de toute civilisation ; au vu des rôles distribués
– populations naïves vs aventuriers – il ne reste au héros qu’à fixer le temps de
l’aventure et à préciser le type d’aventurier qu’il préfère être. Le choix de se mettre
dans la peau d’un « conquistador » n’est pas gratuit. Cette posture littéraire va de pair
avec celle du bon sauvage, figure mythique qui s’alimente de la rencontre avec la
population amérindienne et des aventuriers espagnols, partis à la conquête de
l’Amérique au 16e siècle (Todorov 1982, Camayd-Feixas 2015).
23 Les dénominations « bushmen de l’arrière-pays », « péquenots », « population naïve »,
forment un champ lexical réduisant les habitants de Kala à l’état de nature et de
sauvagerie. Elles s’inscrivent dans un réseau de sens axiologique tantôt négatif tantôt
positif (« bon sauvage ») permettant la construction d’un modèle antithétique.

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L’invention des « sauvages » d’Afrique ou d’Amérique, ces « peuples sans histoire, sans
écriture, sans religion, sans mœurs, sans police » (Michèle Duchet 1995 : 11), s’avère
être l’axe autour duquel se constitue dans l’esprit européen l’idée de sa supériorité
relative par rapport aux Africains. Elle suppose un homme blanc sorti de l’état de
nature pour passer à l’état civilisé, et un homme noir resté en l’état de nature.
24 Le monologue à la première personne donne lieu à une hétérogénéité énonciative : le
discours indirect libre (« Ah ! les conquistadores ! ») oriente la perception sur la prise
de conscience du protagoniste, émerveillé par sa nouvelle situation (« quelle
promotion ! »). Le jeune Medza se transforme en conquistador, alors que la voix de
Medza l’adulte commente, dans le présent, la nature de cette transformation. « Tant il
est vrai que les aventuriers s’expliquent par la seule existence des naïfs » explique aussi
bien l’activation, dans l’esprit du héros, d’un scénario littéraire colonial, que le modèle
idéologique dans lequel il s’inscrit. La voix critique de Medza adulte relève de
l’expression rétrospective d’un vœu pieux affirmant sa volonté de voir disparaître de la
surface de la terre ce modèle antithétique idéologique et toute la tradition littéraire qui
en découle – « avec lesquels ils disparaîtront comme deux races jumelles dont l’une ne
peut vivre sans l’autre ». En revanche, l’identité que le narrateur assigne au jeune
Medza est celle d’un lecteur assidu de romans dépourvu de point de vue critique. La
passion manifeste envers les conquistadores découle de la passion inconditionnelle du
héros pour la littérature – les romans qu’il lit constituent son réseau intertextuel, et
plus largement, l’univers culturel, colonial, à travers lequel il construit son identité.

2. La rencontre avec la « population naïve » de Kala ou


la validation des préjugés
C’est dans l’après-midi, aux environs de trois heures, que je parvins à Kala. […] Le
voyage à travers la forêt humide n’ayant pas manqué de refroidir considérablement
mon ardeur […] Dès l’abord, il me fut donné de vérifier à quel point le terme
péquenot, utilisé le matin par Bikokolo le patriarche, s’appliquait aux gens de ce
pays.
Juste à l’entrée du village se déroulait un spectacle saisissant non tant par son décor
que par la rude sauvagerie qui en agitait tous les acteurs. […] une vingtaine de
grands gaillards, le torse et les jambes nus, se livraient à un sport dont Sparte même
n’eût pas désavoué le caractère martial. […]
Il faisait très chaud (37).
25 Medza se pose en spectateur. Il porte sur le spectacle qui s’offre à lui à l’entrée du
village un jugement de valeur critique qui confirme son image préalable des habitants
de Kala – les gens qu’il contemple sont en effet des « péquenots ». Les notations
géographique (« la forêt humide ») et climatique (« il faisait très chaud ») reproduisent
les poncifs de l’Afrique romantique (Omgba 2007, Fanoudh-Siefer 1968). Le narrateur
intègre dans son propre discours un scénario emprunté au genre du roman colonial
d’aventures où un explorateur européen, à l’image d’un Charles Marlow (Au cœur des
ténèbres), est confronté pour la première fois à la majesté de la forêt africaine. Quand
Medza évoque le cliché du « torse et des jambes nus », ce n’est pas seulement pour
constater naïvement un fait, mais aussi pour confirmer qu’il s’agit bel et bien d’une
activité relevant de la « rude sauvagerie ».
26 L’hétérogénéité discursive et la stéréotypie qu’elle véhicule, avec son réseau lexical et
thématique, est ainsi mise au service d’un locuteur qui affirme son altérité. Elle se

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construit dans une asymétrie : dans le regard que Medza porte sur ces habitants
« sauvages » de la forêt, il est tout ce qu’ils ne sont pas. La séquence suivante résume les
traits du « bon sauvage » de façon encore plus condensée :
J’aurais donné tous les bachots du monde pour nager comme le Palmipède, danser
comme Abraham le Désossé, avoir l’expérience sexuelle du jeune Petrus Fils-de-
Dieu, lancer la sagaie comme Zambo, boire, manger, rire en sécurité, dans
l’insouciance, sans me préoccuper de seconde session, ni de révisions, ni d’oraux
(79).
27 Medza reproduit ici l’antinomie sauvagerie vs civilisation. Le protagoniste assume
l’identité du civilisé par les devoirs qui incombent à ce statut (« seconde session »,
« révisions », « oraux »). La connotation négative associée à cette identité renforce
l’opposition avec le monde primitif que le protagoniste embellit et idéalise. Là encore,
Medza est traversé par une tradition discursive qui sous-tend l’histoire des rapports
entre l’Afrique et l’Occident.

3. Discours hétérogène et reformulation de l’image


préalable
28 Quand on examine de près les discours sociaux endossés par les personnages, l’identité
des villageois s’avère cependant moins cohérente qu’on ne l’imagine à travers la
stéréotypie primitiviste. Pour mettre en évidence le caractère composite, plurivalent,
de cette identité, l’analyse de l’hétérogénéité énonciative et discursive prendra en
considération les topoï, à savoir les opinions communes, partagées par la collectivité,
telle qu’elles se révèlent dans la voix des habitants de Kala, rapporté en discours direct
par le narrateur.

3.1. Parenté, réussite scolaire, mérite individuel, registre de langue


Eh bien, le voici devant vous : contemplez-le à loisir […]. Vous pouvez toujours
chercher à deux cents, trois cents, quatre cents, cinq cents kilomètres d’ici et à la
ronde, je vous parie tout ce que vous voudrez que vous ne trouverez jamais un
homme blanc ou noir aussi instruit que lui (47-48).
29 Le narrateur rapporte les propos de Zambo, son cousin ; le discours rapporté,
notamment en style direct, est la manifestation la plus évidente de l’hétérogénéité
énonciative3. Il marque l’autonomie que la voix du personnage prend par rapport à la
voix du narrateur, autonomie qui permet de distinguer les opinions du protagoniste de
celles des habitants de Kala, en insistant sur leur caractère collectif et leur circulation
au sein de la communauté.
30 Le discours se développe à travers un registre épidictique-laudatif. L’efficacité du
discours de Zambo relève de l’adhésion tacite de son auditoire non seulement au
principe de la parenté sur lequel il insiste pour faire sa propre louange, mais aussi à
l’importance symbolique qu’il est censé accorder à la réussite scolaire comme valeur
sociale supérieure. Au vu de l’effet produit par son discours, Zambo surenchérit par une
stratégie d’exagération :
Il a reçu tous les diplômes que vos petites caboches peuvent s’imaginer sans
compter les autres, c’est pour vous dire. Et quoiqu’il se trouve aujourd’hui sur les
mêmes bancs que les fils des Blancs, rendez-vous compte ! Ces derniers eux-mêmes
sont en train de se demander avec désespoir quelle sorte de diplôme ils lui

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décerneront prochainement. C’est qu’il a épuisé tout le stock dont ils disposaient.
Pourtant, regardez-le bien, c’est un enfant (48).
31 Les propos citant – « répondit mon cousin en français » – renvoient l’énoncé au cadre
de son énonciation. Utiliser une expression idiomatique en français (« lui-même en
chair et en os ! ») montre l’importante symbolique accordée à la langue française par
les habitants de Kala. Le discours repose sur le principe tacite du mérite individuel,
démocratiquement reconnu par l’école, d’où sont exclus les habitants de Kala, du fait
qu’ils vivent selon la nature et la tradition.

3.2. Désir de savoir, désir d’écrire

32 L’analyse du monologue suivant dégagera les valeurs sociales à partir desquelles se


constitue en filigrane l’identité sociale, collective, des habitants de Kala.
J’étais pris d’assaut dès la matinée. Il y avait d’abord les jeunes garçons. Ils
envahissaient la case de l’oncle Mama, chargés de livres, d’ardoises. Ils me
demandaient de leur enseigner à lire, à écrire, à faire les quatre opérations, de leur
expliquer les illustrations de leurs livres. Il y avait les hommes. Ils me faisaient
rédiger leurs correspondances : chacun, depuis mon arrivée, s’était mis en tête de
faire une commande dans un magasin d’Europe. Je devins écrivain public, j’écrivais
du matin au soir, sous le regard intéressé et inlassablement curieux d’une foule de
gens (115-116).
33 Cette séquence descriptive, rapportée à la première personne, décrit au présent de
narration l’intensité des relations qui se sont nouées entre le protagoniste et les
habitants de Kala dans le passé. Le déictique temporel « dès la matinée » suscite une
idée d’urgence. La formule « j’étais pris d’assaut », et le verbe « envahir » établissent un
champ lexical de guerre au vu duquel les verbes « à lire, à écrire, à faire les quatre
opérations, […] expliquer les illustrations de leurs livres » se présentent comme une
liste de demandes à satisfaire avant de rétablir le calme. Ce scénario métaphorique de
la guerre suggère que les enfants sont conscients de l’enjeu que représente le séjour de
Medza : celui-ci étant limité, il faut saisir l’opportunité pour combler leur désir
d’apprendre. En définitive, les enfants ont soif de savoir, Medza représente pour eux
une occasion de s’abreuver à cette source.
34 Quant aux adultes, le nombre de tâches qu’ils assignent à Medza donne l’impression
qu’il était attendu. Pour être « sans écriture », cette société n’aspire pas moins à
l’écriture. Si les commandes partent dans les magasins d’Europe, c’est qu’il y a une
nécessité issue d’une demande. Et si on envoie des lettres, c’est qu’elles ont des
destinataires. Selon toute apparence, les gens sont illettrés non pas parce qu’ils veulent
l’être mais parce ils y sont contraints à cause des structures et des institutions sociales
qui régissent leur société. Dans cette séquence descriptive se construit une dimension
argumentative : l’identité sociale qui ressort du discours du narrateur est celle d’une
communauté en désir de savoir, fondamentalement ouverte au monde extérieur dont
elle est coupée.

3.3. La mise en valeur de l’argumentation

35 D’autres valeurs sociales se révèlent à travers les confrontations, théâtralisées par le


narrateur en discours direct, opposant le jeune Medza aux gens du village qui l’invitent
chez eux pour connaître sa vie de citadin et d’écolier. Les questions que l’on pose à

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Medza tournent autour de l’école, établissement profondément valorisé par les


habitants de Kala. Un débat est déclenché sur le programme scolaire. Les analyses du
dialogue suivant permettent de constater le lien étroit qui se noue entre l’élaboration
d’une hétérogénéité discursive, l’identité sociale qui en découle, et les ressources
rhétoriques et argumentatives mises en œuvre par le sujet parlant, en l’occurrence « le
vieillard », afin de fonder son identité sociale en fonction de ses tentatives raisonnées
de convaincre Medza, le protagoniste, par des arguments valides.
– « Et qu’est-ce que les Blancs vous enseignent au juste ? demandait
impitoyablement la maîtresse du céans.
– Oh ! des tas de choses…
– Dis-les-nous donc, fils.
– Si je vous les disais, est-ce que vous comprendriez ?
Une rumeur de désappointement accueillit ma question. « Nom de Dieu, quelle gaffe
je viens de faire ! Pensai-je » […]
– « Écoute bien, fils, déclara un vieillard qui s’était levé et ponctuait de gestes
apaisant son intervention. Écoute, fils, raconte-nous quand même nous ne
comprendrions pas, raconte-nous tout de même. Vois-tu, pour toi les Blancs ce sont
les vrais, puisque tu comprends leur langue, mais nous qui ne comprenons pas leur
langue, nous qui n’avons pas été à l’école, le Blanc, c’est toi fils, parce que toi seul
peux nous expliquer tout ce que nous ne comprenons pas. […]
Je pensai : « très juste. » Ces gens avaient tous une irrésistible force de persuasion
(86).
36 La réplique de Medza – « Si je vous les disais, est-ce que vous comprendriez ? » – est
compatible avec l’image stéréotypée qu’il confère à son auditoire. C’est une question
rhétorique à laquelle l’auditoire est censé répondre par la négative. Le raisonnement
implicite est le suivant : vous ne pouvez comprendre même si je vous explique, donc ce
n’est pas la peine d’expliquer. Il est révélateur des préjugés du locuteur, ce qui suscite
la contestation du public – « Une rumeur de désappointement accueillit ma question ».
37 Le vieillard assigne à Medza le rôle d’intermédiaire entre Blancs et Noirs. Une analyse
fine de la « situation coloniale » se formule entre les lignes de son discours. Les tensions
entre Noirs et Blancs ne proviennent pas de l’infériorité présupposée de l’homme noir :
elles relèvent bien plutôt des problèmes de communication liés à la langue. D’où la
possibilité, grâce à Medza, non seulement de comprendre le cursus scolaire de l’école
mais aussi les attentes, aussi injustes soient-elles, que les colonisateurs ont par rapport
aux colonisés. C’est pourquoi le vieillard qualifie Medza de « blanc ». La couleur de la
peau n’est plus considérée comme un critère racial mais comme un statut social. Le
« vieillard » met ainsi en cause le rapport de causalité qui fonde la logique coloniale :
l’infériorité relative de l’homme noir relève d’un accès limité à des formes modernes de
savoir et non pas de sa couleur de peau. On voit comment les villageois de Kala,
représentés par la voix du vieillard, s’efforcent de rattraper leurs homologues
« évolués » dans la ville en ce qui concerne les codes régissant les rapports de force
coloniaux. La voix du vieillard entre en relation dialogique avec celle de Bikokolo le
patriarche. Son souci de s’informer, d’apprendre, dément l’image péjorative de
péquenots que le patriarche se fait des villageois de Kala, en fonction de leur ignorance
du modus operandi de l’administration coloniale. Par là-même, l’image de ces derniers
diffère considérablement de celle de la communauté de sauvages construite dans la
voix du protagoniste.
38 Le protagoniste se présente en effet comme le représentant des colonisateurs, porteur
de leur parole, ce qui est confirmé par les propos admiratifs des Africains qui lui

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attribuent un savoir absolu et par les stéréotypes au relent colonial qu’il projette sur
eux. Pourtant, la mise en scène de l’argumentation ébranle le rapport de forces
qu’implique normalement un dispositif énonciatif opposant un locuteur blanc, rôle
assumé par le protagoniste, à un locuteur noir, représenté par la voix du vieillard. Les
villageois de Kala exercent sur leur hôte un fort impact persuasif, dont ils ne sont pas
censés disposer si on prend en considération leur identité noire stéréotypée plutôt
intuitive que discursive selon la formulation de Senghor4. En effet, Medza ne peut pas
résister à la « force de persuasion » qui s’exerce sur lui.

3.4. Industrialisation, mondialisation, consommation de masse

39 Le cours improvisé de géographie commence par la présentation de la ville de New-


York. Medza est sûr que celle-ci va susciter l’intérêt de son auditoire, et croit pouvoir
l’impressionner par le nombre des habitants, par les gratte-ciels. Mais le manque
d’intérêt est d’autant plus voyant que les efforts rhétoriques investis pour le susciter
sont grands. Medza décide de changer de sujet et se met à parler de la Russie. Il évoque
les kolkhozes, le travail dans les champs, la récolte, le principe du partage du profit…
Cette fois-ci, le résultat dépasse les attentes de l’orateur : « la salle explosa comme un
feu d’artifice », « mon auditoire haletait » (88).
Et c’est alors qu’un homme, point vieux, déclara lentement :
« Dans le fond, ces gens-là nous ressemblent. Ils s’aiment les uns les autres et ils se
tiennent les coudes. C’est tout à fait comme chez nous. […] Au fond, […] les Russes
nous ressemblent étrangement. Si seulement on nous donnait aussi un tracteur par
clan, seulement un tracteur par clan, sûr que nous aussi on ferait du bon travail, et
peut-être que nous aussi on produirait dix fois plus qu’en ce moment. Seulement un
tracteur par clan…mais voilà : qui nous donnera jamais un tracteur ? » (88-89)
40 Si l’auditoire reste indifférent à la vie newyorkaise – haut lieu de la modernité dans son
avatar capitaliste et individualiste –, il se reconnaît dans le communisme russe du
kolkhoze – modèle concurrent d’une société qui dénonce le capitalisme et met en
valeur le groupe au détriment de l’individu, tout en profitant des acquis du progrès et
de la modernité. La comparaison qui s’établit entre le kolkhoze russe et son équivalent
en Afrique met en cause la singularité des sociétés dites primitives dont les structures
sociales sont censées être à l’opposé de celles des sociétés modernes. En effet, les
habitants de Kala s’identifient avec leurs homologues russes dont ils envient la
modernité industrielle. Vouloir un « tracteur » c’est faire appel à la modernité
scientifique qui a permis son invention, c’est aussi vouloir participer au jeu de la
mondialisation et de la consommation de masse. Le connecteur « mais » dans l’énoncé
« mais voilà : qui nous donnera jamais un tracteur ? » renforce la contradiction entre
l’être et le devoir être ; la question rhétorique implique une réponse négative
(« personne ! ») partagée par le sujet parlant et l’auditoire. Le « mais » argumentatif et
la question rhétorique laissent entendre la frustration de l’agriculteur africain qui
aspire à la modernité mais ne peut y accéder.

3.5. Division du travail, capitalisme


Frère dit l’homme qui ne devait donc pas être vieux, frère, quel genre de travail
feras-tu après tes études ? Et en général, quel genre de travail font tous les jeunes
gens qui sont à l’école avec toi ? (102)

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41 Après la discussion sur le programme scolaire offert à l’école vient le moment de


questionner l’avenir professionnel de ses diplômés. S’interroger ainsi sur le cursus
scolaire et la vie professionnelle à laquelle il aboutit, c’est vouloir comprendre le rôle
primordial joué par l’école dans les sociétés modernes. Le principe moderne de la
méritocratie implique en effet la reconnaissance par l’école des mérites de ses élèves,
mais aussi bien la reconnaissance, par cette société villageoise, du diplôme scolaire
comme marqueur primordial des positions sociales et professionnelles 5 :
C’est le chef qui parla ensuite :
« Vous ne serez donc pas des chefs comme moi ? »
[…]
« Oh ! Non », répondis-je avec un détachement d’étourdi.
Le chef parut ulcéré à l’ouïe de cette réponse, et comme si j’avais paru mépriser ses
fonctions, il me demanda agressivement :
« Mais pourquoi donc ? Pourquoi pas ? Pourquoi, hein ?
– Chef, dis-je en riant, la chefferie est héréditaire, elle ne se donne pas à l’école.
[…]
C’est une femme qui parla alors, autant du moins que je puisse m’en souvenir
aujourd’hui :
– Fils, dit-elle, concentrée le visage irrité, lorsque vous occuperez des fonctions
comme ça, est-ce que vous gagnerez beaucoup d’argent ? Vous gagnerez beaucoup
d’argent, n’est-ce pas ? » (103-104)
42 Dans cette orchestration polyphonique, deux voix sociales s’opposent l’une à l’autre. La
voix du chef qui, par naïveté, inscrit le statut social qu’il exerce dans une logique
moderne de la division du travail, et confond par là-même deux univers culturels
étrangers l’un à l’autre. Elle évoque donc le vieux monde des traditions alors que celle
de la « femme » s’inscrit pleinement dans une logique de modernité. Dans l’énoncé –
« est-ce que vous gagnerez beaucoup d’argent ? Vous gagnerez beaucoup d’argent,
n’est-ce pas ? » – le ton interrogatif de la première question se transforme en ton plutôt
assertif dans la deuxième. Ce changement de ton trahit la pensée préconçue de la
femme selon laquelle des Africains diplômés font en effet beaucoup d’argent. Elle trahit
aussi l’image d’une personne curieuse, voire passionnée, par l’argent et la richesse. La
femme prend la parole en fonction de cette curiosité.
Est-ce une question à poser ? dit-on en chœur. Sûr qu’ils gagneront beaucoup
d’argent. Tu penses bien qu’après tant d’années passées à l’école, ils ne vont pas se
laisser prendre pour moins que rien – comme nous (105).
43 « Dit-on en chœur » renvoie l’énoncé qui suit à un locuteur collectif, à un « nous »
parlant (« comme nous »). « Est-ce une question à poser ? » implique que la réponse va
de soi, elle se rapporte à une évidence qui se passe de justification. Cela a un grand
impact sur l’image qui ressort de la société de Kala. L’auditoire n’est plus tellement
séduit par la vie égalitaire, il semble maintenant beaucoup plus enclin à un mode de vie
capitaliste qui suit la règle d’or de l’accumulation de l’argent par le travail.
44 En définitive, l’image de soi que l’auditoire construit dans son discours n’est donc pas
en phase avec celle que le protagoniste donne de lui. À travers le dialogue avec leur
hôte, les habitants de Kala explorent les différents aspects de la modernité – progrès,
méritocratie, capitalisme, mondialisation… – dont l’école constitue l’infrastructure. Les
valeurs de la modernité ne fondent peut-être pas l’univers quotidien des villageois,
mais elles n’en sont pas moins constitutives de leur univers discursif. Ce décalage
d’images entre l’auditoire « réel » et l’auditoire tel que Medza l’imagine, est à la source
du sentiment qui trouble son esprit, celui d’être perpétuellement « trahi par la vie »,

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découvrant à chaque fois que la « réalité » s’avère être éloignée de l’image qu’il avait
projetée sur elle6.
45 L’hétérogénéité énonciative et discursive qui se construit à l’intérieur du texte
littéraire permet de véhiculer plusieurs images discursives qui entrent en tension l’une
avec l’autre. D’une part, une image dite (« péquenots », « bushmen »), construite sur
une doxa coloniale (civilisation européenne vs sauvagerie africaine) – est projetée sur
les habitants de Kala dans les interactions que le jeune Jean-Marie Medza (le Je-
protagoniste) entretient avec eux. D’autre part, ce même Medza, en tant que narrateur,
est traversé par la voix des personnages qui donnent une image « réaliste » et complexe
de leur société paysanne. La voix du narrateur est non seulement doublée de celles de
tous les autres personnages du roman, mais aussi dépassée par elles : deux visions du
monde villageois – l’une idyllique, l’autre réaliste – cohabitent ainsi sans que Medza
soit vraiment capable de rendre compte du décalage entre l’image, naïve et
harmonieuse, qu’il se fait de la société de Kala et celle, réaliste et conflictuelle, qui se
dessine dans le discours de ses membres.
46 On voit bien comment le cadre énonciatif et la distribution des rôles, la structuration
du récit fictionnel et la théâtralisation de l’action, l’invocation de différents scénarios
littéraires, la mise en scène de l’argumentation, bref, tout ce qui relève de la
construction de l’hétérogénéité énonciative et discursive du récit de fiction, amène à
multiplier les points de vue à partir des positions sociales, identitaires, que le texte
s’engage à développer. En dévoilant les raisons des personnages romanesques, et
développant la rationalité de leur position, le texte met en scène toute la complexité
relative à un certain état de société. À un autre niveau, le texte de fiction est ainsi
susceptible d’enrichir les points de vue du lecteur, en incitant à voir les choses sous
d’autres angles. La dernière partie de cet article se propose d’éclairer la dimension
argumentative du roman à travers la réflexion qu’il élabore, entre les lignes, sur les
rapports de l’individu et de la société, et sur le rôle institutionnel de la tradition comme
facteur déterminant de ces rapports.

4. Tradition, modernité et la dimension argumentative


du roman
47 Dans son article Mongo Beti et la Modernité (1998), Bernard Mouralis insiste sur la
« perspective sociologique » (ibid. : 367) de l’œuvre du romancier. Celle-ci met l’accent
sur les tensions et les conflits sociaux en s’opposant à la vision ethnologique « qui tend
à donner de l’Afrique l’image d’une société immobile, ‘froide’ et hors de l’histoire »
(ibid.). Mouralis invoque Mission terminée en rappelant le cas des chefs « traditionnels »
qui se réclament des traditions africaines pour maintenir leur pouvoir en jouant un
rôle-clef dans la perpétuation de la « situation coloniale » (ibid.). D’après Mouralis,
Mongo Beti envisage ainsi la notion de « tradition » comme « un moyen de pouvoir »
qu’on peut « utiliser aussi bien à l’intérieur de la cellule familiale (père et enfants, mari
et femme) qu’à l’échelon du pays tout entier » (369). Les analyses qui précèdent
montrent que la « perspective sociologique » de Mongo Beti ne se contente pas de
présenter les aspects traditionnels de la société africaine pour les critiquer ; elle
problématise de surcroît la notion même de modernité en l’examinant à l’intérieur de
cette société traditionnelle.

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48 La société africaine du roman résiste aussi bien à la « modernité » définie par les
« caractéristiques communes aux pays qui sont les plus avancés en matière de
développement technologique, politique, économique et social », qu’à la
« modernisation » puisqu’elle n’a pas les moyens qui « permettent d’accéder à l’état de
‘modernité’ » (Balandier 1974 : 246-47). Il n’en reste pas moins que les habitants de Kala
sont foncièrement modernes, si on les met en regard, a contrario, de la définition que Ali
Mazrui donne des sociétés traditionnelles, « prémodernes » :
Si une société ne veut pas prendre en considération les formes actuelles de savoir,
science et érudition, cette société est prémoderne.
Si une société supprime l’esprit d’innovation et insiste sur des savoir-faire accordés
uniquement à la tradition, cette société est prémoderne.
Si une société interprète le concept d’homme en tant qu’être social de manière trop
étroite en limitant les liens sociaux à des appartenances claniques, tribales, voire
nationales, et en tournant le dos au monde extérieur de ses frères humains, cette
société est prémoderne (1980 : 79-80).
49 Les paysans de Kala, on l’a vu, véhiculent des voix sociales qui en appellent aux
différents aspects de la modernité ; individualisme, capitalisme, progrès technologique,
division du travail, système scolaire, mondialisation du savoir et des cultures… – le
texte met en jeu les différentes composantes de la modernité tout en livrant une
réflexion sur les enjeux politiques qui sous-tendent l’institution de la tradition. Soumis
à des contraintes sociales imposées par la « tradition », les paysans de Kala expriment
des opinions, des désirs, des aspirations, extrêmement modernes bien qu’ils ne puissent
pas les réaliser dans la pratique quotidienne.
50 Ce point est d’autant plus significatif que les institutions africaines de la tradition
contribuent au bon fonctionnement du système colonial. Selon Frederick Cooper, « la
force de ce concept [modernité] vient de l’affirmation selon laquelle la modernité a été
le modèle brandi aux peuples colonisés – un marqueur autorisant l’Europe à dominer,
quelque chose à quoi le colonisé se devait d’aspirer mais qu’il ne pourrait jamais tout à
fait mériter » (2010 : 156). Dans cette perspective, Mongo Beti développe un discours
littéraire qui corrobore le discours scientifique développé par George Balandier en 1951
dans son célèbre article sur la « situation coloniale ». Beti double le discours
sociologique d’un discours littéraire suggérant, à l’instar de Balandier, la nécessité de
changer de paradigme sur la façon d’étudier les phénomènes sociaux en Afrique. Avec
Balandier, Beti considère en effet le problème colonial comme une « totalité » (ibid. :
44). Ce n’est pas un groupe ethnique que l’on doit envisager mais une unité politique
dans laquelle s’exerce un pouvoir qui maintient des rapports de forces. Dans le cadre du
renouveau souhaité par Balandier, il est temps de dépasser la question de la parenté ou
de la sorcellerie, pour toucher au vif les problèmes qui préoccupent les membres des
sociétés africaines. Autrement dit, l’on doit porter désormais l’attention sur la
structuration sociale par classes qui s’affirme au détriment des structures sociales
traditionnelles, sur la précarité des conditions de vie, sur la mobilité des individus, sur
l’érosion des structures parentales, sur l’individualisation (Cooper 2010 : 52 et 54).
51 Cela implique que le terrain de la recherche sur les sociétés en « situation coloniale »
soit ouvert à d’autres disciplines que l’anthropologie et l’ethnologie. Une
« anthropologie focalisée sur l’Afrique primitive, statique, divisée en unités tribales
discrètes » (ibid. : 54) doit céder la place aux sciences humaines et sociales – la
sociologie, l’économie, les sciences politiques, l’histoire, la littérature – focalisées
jusqu’alors sur l’Europe. À l’instar du travail critique de Balandier, celui, littéraire, de

Argumentation et Analyse du Discours, 20 | 2018


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Mongo Beti, donne à voir toutes les tensions qui sous-tendent la société en situation
coloniale. Ce faisant, le texte abolit la séparation conventionnelle entre société dite
traditionnelle et société dite moderne. Comme toute autre, la société africaine est
traversée par des forces conservatrices et des forces progressistes qui s’opposent les
unes aux autres dans une lutte de pouvoir.
52 La dimension argumentative qui se dégage du texte opère ainsi une exploration de la
société africaine en situation coloniale, perçue comme un « système » traversé par des
forces contradictoires. Le romancier participe dans son domaine aux efforts
intellectuels les plus pointus qui, à l’instar de ceux de Balandier, se proposent
d’envisager autrement les problèmes sociaux qui déchirent la société africaine. Cette
vision du monde a d’ailleurs valu à Mongo Beti de vives critiques, qui rejoignent celles
proférées à l’encontre de son parti pris anticolonialiste dans son célèbre roman Le
Pauvre Christ de Bomba publié en 1956 (Steemers 2012). Mongo Beti rappelle lui-même,
dans un article intitulé « Identité et tradition » (1978), le cas de Pierre Dumayet qui –
dans une interview à la télévision en 1957, suite à l’obtention du prix Sainte-Beuve pour
Mission Terminée – reprochait à l’écrivain de « désacraliser la société africaine » (ibid. :
21) – à quoi il rétorque : « J’ai toujours, dans mes romans, adopté vis-à-vis de la
tradition africaine, la seule attitude raisonnable, la vision critique » (ibid.).
53 Pour conclure, cet article a mis en évidence la dimension argumentative de Mission
terminée à partir de l’analyse de l’hétérogénéité énonciative et discursive qui se déploie
dans le roman. Ce faisant, il a permis aussi, plus généralement, d’insister sur une
certaine conception du fait littéraire, « celle d’un acte de communication dans lequel le
dit et le dire, le texte et son contexte sont indissociables » (Maingueneau 1993 : VI).
Étudiant la manière dont le social traverse le texte en le constituant, on a pu évaluer
son potentiel communicationnel en tant que discours produit à l’intention d’un public
qui problématise des questions sociales par le biais de la fiction, de son dispositif
énonciatif et de son réseau interdiscursif – un discours susceptible de remettre en
cause des idées reçues et de susciter une réflexion, nouvelle et originale, sur l’univers
social de l’Afrique contemporaine.

BIBLIOGRAPHIE
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Amossy, Ruth. 2000. « La mise en scène de l’argumentation dans la fiction. Le tract pacifiste de
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NOTES
1. Rappelons que Alexandre Biyidi Awala, alias Mongo Beti, a écrit un autre roman Ville cruelle
(1953) sous le pseudonyme de Eza Boto.
2. Il est à noter que la délibération ne se déroule pas en français alors que le texte la présente en
français. En effet, le mot péquenot s’inscrit dans un horizon lexical européen. Quant au mot
bushmen, il provient de la langue anglaise pour désigner les membres de certains groupes
aborigènes en Afrique du Sud, les habitants, tout particulièrement, de la région du désert
Kalahari. L’emploi de ces deux termes renvoie à l’interaction qui se déroule entre l’auteur et le
lecteur. Il est amené à agir sur ce dernier en fonction de leur appartenance au même champ
discursif.
3. Selon Jacqueline Authier-Revuz, « le fragment cité dans le cadre d’un discours rapporté direct
ou introduit par un terme métalinguistique […], nettement délimité dans le fil du discours, est
montré comme objet ; il est extrait du fil énonciatif normal et renvoyé à un ailleurs : celui d’un
autre acte d’énonciation » (1984 : 103).
4. « Le blanc européen est d’abord discursif, le Négro-Africain d’abord intuitif » (Senghor 1993 :
18)
5. La reconnaissance des mérites des élèves par l’école est consécutive à la reconnaissance de
l’école par la société. Sur cette question, je renvoie à Élize Tenret (2011)
6. « Décidément, pensai-je, voici la soirée des surprises. Moi qui avais préparé de jolies
définitions, m’imaginant que cette séance ressemblerait à celle de la veille. Voilà qu’encore une
fois, la vie me trahissait » (104-105).

RÉSUMÉS
Cette contribution s’attache à l’analyse de l’hétérogénéité énonciative et discursive qui construit
la dimension argumentative du roman Mission terminée (1957) de Mongo Beti. Mettant en relief
l’aspect polyphonique, polyvalent et complexe de la construction identitaire des instances
narratives (narrateur, protagoniste, personnages), elle dévoile les tensions qui se font jour à
l’intérieur du roman entre des voix sociales divergentes. Ces tensions problématisent l’image
stéréotypée de l’Afrique en même temps qu’elles renvoient à des questions primordiales sur la
place et le rôle de la modernité et de la tradition dans les sociétés africaines au tournant des
indépendances.

This paper aims at showing how enunciative and discursive heterogeneity contributes to the
construction of a significant argumentative dimension in the novel Mission to Kala (1957) by
Mongo Beti. Focusing on the polyphonic, polyvalent, and complex composition of the narrator’s
identity, protagonist and secondary characters, this paper seeks to expose the tensions between
divergent social voices that emerge within the text. These tensions problematize the
stereotypical image of Africa while raising seminal questions on the place and role of modernity
and tradition in African societies on the eve of independence.

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INDEX
Keywords : Africa, doxa, enunciative and discursive heterogeneity, ethos, modernity, social
identity, stereotype, tradition
Mots-clés : Afrique, doxa, ethos, hétérogénéité énonciative et discursive, identité sociale,
modernité, stéréotype, tradition

AUTEUR
TAL SELA
Université de Tel Aviv, ADARR

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La « dimension argumentative »
plurisémiotique du livre enrichi
The enhanced book and its plurisemiotic “argumentative dimension”

Sara Amadori

Introduction
1 La valeur heuristique de la littérature numérique, à savoir de toute œuvre littéraire
créée pour n’être reçue que sur un support numérique en raison de sa dimension
multimédia, animée ou interactive (Bouchardon 2014), offre une perspective de
réflexion nouvelle et féconde non seulement pour les spécialistes en Sciences de
l’Information et de la Communication, mais également pour tous ceux qui étudient
l’argumentation rhétorique (Amossy 2010a). Dans cet article je focaliserai mon
attention sur ce qu’on appelle désormais « livre enrichi » 1, une évolution du « récit
littéraire interactif » né sur le web (Bouchardon 2014, 2005) 2. La diffusion
extraordinaire de nouveaux supports de lecture (tablettes, smartphones, etc.) a incité
les éditeurs à développer des contenus culturels permettant d’exploiter les
potentialités de ces nouveaux dispositifs. De grands éditeurs tels que Gallimard ou
Seuil, ainsi que des pure players, ont commencé à introduire sur le marché français des
produits numériques qui offrent une expérience de lecture originale, en raison de leur
caractère multi-sensoriel et plurisémiotique (Saemmer 2015).
2 Le corpus de mon étude se compose de deux livres enrichis : Beauvoir, l’enquête, par
Irène Frain (coédition Storylab-Lafon), et Alienare, par Chloé Delaume (paru au Seuil) 3.
Beauvoir, l’enquête de Frain est un roman bref qui se présente comme une enquête,
enrichie d’extraits de films, musiques, notes de travail, photos inédites, images
d’archives, ayant pour but d’accompagner le lecteur dans les coulisses de l’écriture de
Beauvoir in love (Lafon). Delaume, auteure de littérature expérimentale et écrivaine-
blogueuse, publie quant à elle Alienare en collaboration avec Franck Dion et Sophie
Couronne. Il s’agit d’un livre hybride qui mélange texte écrit, film et musique, à travers
lequel l’écrivaine recherche une « forme d’art total » (Delaume 2015a : en ligne).

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3 Ces deux livres enrichis invitent à approfondir la réflexion concernant la distinction


proposée par Amossy entre « dimension » et « visée argumentative ». Si cette dernière
caractérise toute prise de parole qui défend explicitement une thèse et entend agir sur
l’auditoire, la première est « l’orientation plus ou moins marquée de l’énoncé qui invite
l’autre à partager des façons de penser, de voir, de sentir » (Amossy 2010a : 9).
L’hétérogénéité sémiotique de ces nouvelles productions littéraires permet de mettre
en évidence que la dimension non seulement verbale mais également visuelle,
iconique-textuelle, audiovisuelle, sonore et musicale de ces œuvres possède un
potentiel d’« argumentativité ».
4 Je me propose d’analyser les relations qui s’instaurent entre matérialité discursive,
dispositif d’énonciation, « ethos éditorial » (Maingueneau 2013 : 23) et « images
d’auteures » (Amossy 2009 : en ligne) de Frain et de Delaume, afin de montrer combien
ces dimensions contribuent à déterminer l’« argumentativité » de ces œuvres à un
premier niveau para-péritextuel. En puisant dans la réflexion de la rhétorique du texte
numérique (Saemmer 2015), je montrerai que la tentative d’orienter la réception de ces
produits littéraires de la part aussi bien des éditeurs que des écrivaines est évidente.
Une enquête (Tréhondart 2014, 2013) menée auprès des responsables des principales
maisons d’édition qui produisent ce genre de livres a montré qu’ils ont intérêt à faire
croire au public qu’il existe un véritable rapport de filiation entre ces produits et le
livre en version papier. Une telle ressemblance est « rassurante » pour le lecteur, et
permet de démentir les critiques suscitées par les pratiques de lecture fragmentaire
traditionnellement associées au numérique (Saemmer 2011). En croisant la réflexion
proposée par l’analyse du discours littéraire (Maingueneau 2004) avec l’approche
développée par l’argumentation dans le discours (Amossy 2010a), je montrerai
également que les éditeurs exploitent l’« image d’auteure » extratextuelle de Frain et
de Delaume afin de confirmer la valeur littéraire de ces livres numériques. Dans
l’« espace associé » à leur Opus (Maingueneau 2004 : 113), les auteures elles-mêmes
insistent aussi bien sur le caractère littéraire de ces œuvres que sur l’originalité et la
valeur artistique ajoutée qui résulte de l’exploitation des ressources multimédia. Elles
retravaillent ainsi partiellement leurs « ethè préalables » (Amossy 2010b), en se
présentant au public comme des écrivaines innovantes et désireuses de renouveler les
formes de leur création artistique dans une société qui change rapidement.
5 En faisant jouer l’« image d’auteure » extratextuelle de Frain et de Delaume avec l’«
ethos auctorial » (Amossy 2009 : en ligne) projeté dans leurs œuvres, je mettrai en
évidence que des degrés de « subjectivité » ou d’« objectivité » différents (Amossy et
Koren 2004) caractérisent les prises de parole des deux écrivaines, et qu’une telle
gradualité influence le caractère plus ou moins implicite de leurs démarches
argumentatives. L’étude de leurs modes d’énonciation à partir de la distinction
proposée par Soulages entre dispositifs de médiatisation « de monstration », «
fictionnel » et « de mise en spectacle » (qui permettent respectivement un mode
d’énonciation « authentifiant », « fictif » et « ludique », 2007 : 21-23) jettera ainsi la
lumière sur la façon dont la complexité plurisémiotique de leurs discours littéraires
peut se mettre au service d’une « dimension argumentative » plus ou moins marquée.

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1. « Argumentativité » de l’« image d’auteur » et de « l’


ethos éditorial »
1.1. Une « image d’auteur » à la fois traditionnelle et innovante

6 La première question à laquelle j’essaierai de répondre est de savoir pourquoi les


éditeurs ont choisi deux auteures telles que Frain et Delaume. S’il ne s’agit pas de deux
« auteures-auctors », selon la définition de Maingueneau (2009 : en ligne), ces deux
écrivaines sont néanmoins bien positionnées dans le champ littéraire en tant
qu’« auteures-actrices » (Maingueneau 2009 : en ligne). Elles publient chez des maisons
d’édition reconnues, ont reçu des prix littéraires, et leurs ouvrages ont fait l’objet de
travaux universitaires. Un processus de constitution d’une « image d’auteure »
(Amossy 2009 : en ligne) et de canonisation de leur Opus (Mainguenau 2004) est donc en
cours.
7 Frain est agrégée de Lettres classiques, romancière et journaliste/portraitiste à Paris
Match. Elle a publié une trentaine de livres, chez des éditeurs prestigieux tels que Seuil,
Lafon, Fayard. Ses romans ont toujours connu un grand succès auprès du public. Selon
Grégoire, elle « compte parmi les cinq écrivains les plus lus en France » (1993 : 66). Les
Naufragés de l’Île Tromelin a reçu en 2009 le Grand Prix Palatine, un prix attribué aux
ouvrages qui font preuve d’une grande rigueur historique, d’un sens aigu du
romanesque et d’une évidente qualité littéraire. Ses livres sont souvent précédés de
longues recherches, pour lesquelles Frain met en œuvre sa formation d’universitaire,
de chercheuse et de journaliste.
8 Cette « image d’auteure » produite par le circuit éditorial et académique est rassurante
pour un éditeur à la recherche de formats nouveaux. Il en est de même quant à
l’engagement de Delaume. Avant tout romancière, Delaume a publié une vingtaine de
romans, dans des maisons d’édition telles que Seuil, Léo Scheer ou Verticales. Elle a
reçu le prix Décembre en 2001 pour Le Cri du sablier, son deuxième roman. Elle a été
chroniqueuse à l’émission télévisée Arrêt sur image et crée des fictions radiophoniques
pour France Culture. Elle est performeuse, pratique l’expérimentation instrumentale et
travaille en solo ou en collaboration avec d’autres performeurs, chanteurs ou cinéastes.
Bien que ses romans autofictifs appartiennent à la tradition littéraire papier, elle
explore tous les médias contemporains pour faire circuler ses histoires et ses images
d’elle-même (Ducas 2010 : 177).
9 Dans le cadre de son projet autofictif4 visant à dépasser le trauma familial (son père a
tué sa mère et s’est ensuite suicidé en sa présence, elle avait alors dix ans), Delaume a
choisi un pseudonyme littéraire qu’elle a substitué à son identité réelle (Nathalie-Anne
Abdallah) et qui fait d’elle la fille adoptive de Boris Vian et d’Antonin Artaud.
L’autofiction, telle que l’écrivaine la pratique, prend la forme d’un véritable
laboratoire. Littérarité et expérimentation sont indissociables dans son « image
d’auteure » :
Dans mon laboratoire, je cherche des outils pour produire de l’autofiction. Des
outils autres que l’écriture, des outils plus technologiques. La musique électronique,
internet, les jeux vidéo. […] Chaque livre est un chantier […] Musique et poésie
sonore, chercher encore d’autres supports, fouiller dans la boîte à outils. Ratisser
les zones en jachère, les territoires non exploités (Delaume 2008 : en ligne).

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10 Delaume, « depuis longtemps frustrée par le livre papier » (2015a : en ligne), non
seulement est prête à s’ouvrir au numérique, mais elle est convaincue que la tablette
rend possible la création d’un objet littéraire hybride, ayant une forme esthétique enfin
accomplie (Delaume 2009). Il est aisé de comprendre pourquoi Flore Roumens, qui
dirige la collection « Numérique » au Seuil, a proposé à Delaume de réaliser un livre
enrichi. L’écrivaine a accepté avec enthousiasme : cela lui permettait de confirmer son
« ethos préalable » (Amossy 2010b). C’est ainsi qu’Alienare a vu le jour.
11 Frain, quant à elle, confirme et retravaille son « ethos préalable » par le recours au
numérique, qui permet de partager avec son lecteur son expérience d’écriture de façon
nouvelle, plus intense. En effet, le support technique lui offre la possibilité de rendre
son ethos de chercheuse et de journaliste encore plus convaincant. « Je suis formée par
la Sorbonne […] Je suis agrégée en lettres classiques, donc les bibliothèques, les
archives, je sais comment on fait », a-t-elle affirmé lors d’un entretien radiophonique
(avec Nathalie de Broc). De même, elle insiste sur sa formation journalistique :
« l’enquête du journaliste sur le terrain, que j’avais commencé à apprendre avec mes
copains de Paris Match, je m’étais aperçue que c’était quelque chose de très rigoureux et
aussi très physique » (avec Hubert Prolongeau). Cette « image d’auteure » que Frain
projette d’elle-même trouve, dans la réalisation de Beauvoir, l’enquête son
accomplissement, comme l’écrivaine le confirme :
Pour écrire mon livre, j’avais enquêté entre Paris, Chicago et les archives d’une
université de l’Ohio. J’avais vite accumulé un trésor de pépites documentaires
inconnues, filmé, photographié, enregistré, noirci sur le vif des pages d’esquisses et
de notes. Et vécu un véritable petit polar littéraire, car la vraie histoire des amants
ne coïncidait jamais avec la version officielle, celle qui faisait de Sartre le seul vrai
grand amour de Beauvoir. […] Mes lecteurs […] n’ont pas cessé de me demander de
leur relater cette palpitante enquête. Seul le numérique permettait ce partage
[...]. [Et] après cette aventure, je me sens infiniment mieux inscrite dans le sillon
multimillénaire de la littérature (2014a : en ligne).
12 Le mouvement oscillatoire, entre tradition et innovation, de ce travail de « réglage »
(Maingueneau 2004 : 113) inscrit les créations numériques de Frain et de Delaume de
façon singulière et captivante dans le panorama des productions littéraires. Les
éditeurs Lafon/Storylab et Seuil, en choisissant deux écrivaines qui jouissent de ce que
Maingueneau définirait comme un fort « coefficient d’“auctorité” » (2009 : en ligne),
ont voulu orienter efficacement la réception de ces produits. La littérarité que le
lecteur est disposé à attacher préalablement à ces deux livres enrichis est, en effet, la
conséquence du charisme et du prestige des deux auteures dans le champ littéraire.
Autrement dit, leurs « images d’auteures » extratextuelles ont un potentiel
argumentatif que l’on pourrait définir comme intrinsèque et qui joue un rôle important
dans la construction de la « dimension argumentative » para-péritextuelle de ces
nouvelles productions littéraires (comme on va le voir).

1.2. « Argumentativité » de l’« ethos éditorial »

13 Au croisement entre les théories de la réception venant des sciences du texte, les S.I.C.
et l’approche de l’analyse du discours et de l’argumentation, je me pencherai
maintenant sur la « dimension argumentative » de ce que Maingueneau appelle « l’ethos
éditorial », « qui ressort de la collection où est publié le livre, du papier utilisé, de la
couverture » (2013 : 23). Cette notion est proche de celle d’« énonciation éditoriale »,

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élaborée par Souchier et Jeanneret (2005)5. Dans ce cadre, la rhétorique de la réception


développée par Saemmer (2015) s’est révélée essentielle. Sa démarche s’inscrit dans la
filiation de la Nouvelle rhétorique de Perelman et Olbrechts-Tyteca (2000[1958]) et des
théories de la réception d’Iser (1995) et de Jauss (2010). Or, selon Jauss, la réception
esthétique d’une œuvre présuppose un contexte d’expériences antérieures (par
exemple la connaissance des genres, des formes et des thématiques des œuvres
précédentes), et s’inscrit toujours dans un tel contexte (2010 : 54-56). La « rhétorique de
la réception » se propose ainsi de « cerner les pratiques de lecture modélisées par le
texte numérique, à travers ses procédés rhétoriques et ses formes graphiques sur la
page-écran » (Saemmer 2015 : 13). En concevant la lecture du texte numérique comme
le résultat de la rencontre entre des pratiques de lecture prédéterminées par le texte
lui-même et des imaginaires individuels et collectifs qui forment l’horizon d’attente de
chaque lecteur, Saemmer (2015 : 63) incite à penser le destinataire d’un livre enrichi en
termes d’« auditoire universel » (Perelman & Olbrechets-Tyteca 2000). En effet, cette
spécialiste considère le destinataire d’une œuvre de littérature numérique comme un
« lecteur modèle » (selon la définition de Eco, Saemmer 2011), dont la réception sera
prédéterminée par le texte lui-même et par les formes spécifiques de sa matérialité
sémiotique. Le choix d’un format éditorial acquiert par conséquent une « dimension
argumentative » dans la mesure où celui-ci apparaît comme « une conséquence du
dialogisme inhérent au discours » (Amossy 2010a : 33).
14 En effet, le recours de la part des éditeurs à certaines « formes modèles », des
« protocoles de lecture qui contribuent au potentiel d’action d’un texte » et qui font
appel à des formats éditoriaux plus anciens (Saemmer 2015 : 119), vise à éveiller chez le
lecteur l’imaginaire du livre imprimé et à confirmer l’appartenance des œuvres
numériques à la tradition littéraire. La couleur, la forme, la taille des caractères, la
pagination, la couverture, le sommaire, ainsi que toutes sortes d’allusions éditoriales
entretenant un rapport ‘dialogique’ aux supports de lecture précédents, orientent l’acte
de réception. Le format éditorial peut également surprendre et rompre
intentionnellement avec l’imaginaire de la lecture sur support papier. Il est nécessaire
alors d’évaluer quelles sont les conséquences de tels choix éditoriaux.
15 Mon corpus offre la possibilité de montrer que « l’ethos éditorial » fait écho aux images
d’auteure respectives de Frain et de Delaume. Dans le cas de Frain, la volonté de
s’inscrire dans l’héritage du livre papier est manifeste : son texte préfigure un public
habitué à la lecture de ses romans. Beauvoir, l’enquête est lu sur l’application iBooks de
l’iPad, son paratexte fait explicitement allusion à celui d’un livre papier. Sa couverture
présente le nom de l’auteure et le titre de l’ouvrage, ainsi qu’une bande rouge
indiquant au lecteur qu’il a reçu la « mention spéciale du jury du prix du livre
numérique 2014 ». La tentative d’évoquer l’objet physique par ces marques
d’énonciation éditoriale est incontestable, d’autant plus que la page-écran de la
couverture, d’une couleur sépia, imite le papier usé par le temps.
16 Dans le frontispice, le lecteur trouve le nom des éditeurs, l’ISBN, la date du dépôt légal,
et il découvre que l’ouvrage a été réalisé avec le soutien du Centre National du Livre. La
forme-modèle du sommaire est remédiatisée de deux façons différentes, sous forme de
liste sémantique des chapitres et de « chemin de fer » illustré en guise de vignettes de
pages. Le lecteur a ainsi toujours la sensation de pouvoir se repérer facilement pendant
la lecture de l’ouvrage, et de pouvoir en faire une expérience immersive et réfléchie.

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17 Beauvoir, l’enquête s’ouvre par une courte introduction animée (où Frain présente son
livre aux lecteurs), qui n’est que faiblement innovante par rapport aux conventions du
genre. Le livre est divisé en chapitres, les pages sont numérotées. Tout ce qui pourrait
éveiller l’expérience de la lecture sur papier est là. L’éditeur, en multipliant les efforts
pour imiter la matérialité du codex, arrive même à altérer l’objet numérique en lui
donnant un aspect artisanal. L’image 1 (Frain 2014b : 25) montre par exemple la tache
qu’aurait laissée une tasse de café pendant les longues et épuisantes recherches menées
par l’auteure pour écrire son Beauvoir in love.
18 La dimension typographique est également intéressante. À côté de caractères plus
traditionnels qui éveillent l’imaginaire de l’écriture imprimée, d’autres imitent une
écriture manuscrite. Un exemple de ce type de caractère est visible toujours dans
l’image 1 (2014b : 25). Les pages 24-29 sont présentées comme un extrait du « carnet de
notes » de Frain (23) par une notation précédente de l’auteure, qui est écrite en marge
de la page 23 sur un post-it jaune, avec le même caractère typographique que les pages
suivantes (voir image 2, 2014b : 23). Ces notations dans les marges des pages-écran sont
fréquentes tout au long de Beauvoir, l’enquête : elles renforcent l’idée selon laquelle Frain
serait une écrivaine à l’activité incessante, qui enregistre la moindre donnée pendant
ses recherches, afin d’attester le caractère scientifique de son enquête.
19 Un exemple de la calligraphie de Frain est offert par l’image 3 (2014b : 35). L’auteure,
grâce à une « métalepse interactive » (Saemmer 2007 : 92), incite ses lecteurs à
feuilleter les pages scannées de son carnet : « À vous de tourner les pages de mon
carnet… » (Frain 2014b : 35). Dans les crédits finaux, où toutes les sources dans
lesquelles elle a puisé sont listées, nous lisons, en référence à la page 35 : « pages
extraites du carnet de notes d’Irène Frain ». La tentative d’offrir l’écriture manuscrite
de Frain à la vue de son public se révèle ainsi encore plus audacieuse. Ce choix
témoigne, en outre, d’une allusion de l’auteure à son appartenance au champ littéraire.
En effet, comme le souligne Maingueneau, ce ne sont que les écrivains doués d’une
auctorialité forte, ayant un Opus canonisé et un statut d’autorités, qui voient publier
leurs textes qui n’étaient pas destinés à l’être, comme les brouillons, les carnets, les
journaux, etc. (2013 : 15-16).
20 Bref, « l’ethos éditorial » de Beauvoir, l’enquête reflète et renforce l’« image d’auteure »
de Frain, une écrivaine née dans le papier et pour le papier, mais qui vit avec son
temps, qui est désireuse de passionner ses lecteurs en leur offrant des expériences
littéraires nouvelles. Cet ethos montre d’ailleurs que l’éditeur lui aussi ne veut pas aller
trop loin et bouleverser tous les codes séculaires du livre papier, ce qui encore une fois
coïncide avec la « posture » (Meizoz 2007) de Frain. En effet, à la question « Allez-vous
publier directement sur ipad certains de vos livres ? », elle a répondu : « Beauvoir,
l’enquête est un document, une œuvre de passeur sous format court et vivant. J’en reste
pour mes romans à la même politique : publier sur support papier et support
numérique simultanément » (2014a : en ligne).

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Image 1. Capture d’écran de la page 25 (Frain 2014b) faite au mois de juillet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014

Image 2. Capture d’écran de la page 23 (Frain 2014b) faite au mois de juillet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014

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Image 3. Capture d’écran de la page 35 (Frain 2014b) faite au mois de juillet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014

21 Alienare, quant à lui, offre un exemple d’un « ethos éditorial » beaucoup plus
expérimental, qui est tout à fait cohérent avec « l’image d’auteure » de Delaume. Son
lecteur doit être prêt à s’engager dans une expérience de lecture attentive, sans
craindre parfois d’être surpris, voire dérouté, par les formes d’un texte numérique qui
s’invente en dehors de la tradition papier.
22 Tout d’abord ce texte n’a pas de couverture au sens traditionnel, il se décharge sous
forme d’application sur l’App Store. En cliquant sur l’icône, le lecteur a accès à une
page-écran que j’aimerais qualifier de « couverture animée » : une image mobile de la
même icône est visualisée, accompagnée par une voix, une musique et des bruits créant
potentiellement une ambiance inquiétante. Les noms des auteurs ainsi que le logo et le
nom de la maison d’édition y sont indiqués. Il n’y a pas de frontispice, mais une autre
page-écran qui suit la précédente et qui signale la date et la maison d’édition, le nom du
développeur, ainsi que le fait que le Centre National du Livre a soutenu ce projet. Les
pages ne sont pas numérotées et un texte défilant s’offre au lecteur, qui peut le
parcourir en le scrollant verticalement. Le sommaire (voire image 4, Delaume 2015c 6)
reste toujours accessible en appuyant sur la droite de la page-écran, et constitue la
seule ressource pour s’orienter dans le texte. Il propose la liste des extraits des
journaux internes des personnages qui ont participé à la mission Alienare, ainsi que
d’autres sections et animations qui composent le livre.

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Image 4. Capture d’écran de Delaume (2015c) faite au mois de juillet 2017.


Alienare, Chloé Delaume, Franck Dion, © Éditions du Seuil, 2015

23 La forme textuelle d’Alienare est celle d’une succession de voix qui donnent vie à une
performance théâtrale de type nouveau. Le journal interne de chaque personnage est
associé à une police de caractère. Le lecteur est progressivement appelé à identifier la
prise de parole de chaque personnage à partir du caractère typographique utilisé (voir,
après le troisième extrait du journal de Cornélius Lemillième, la section intitulée
« identification vocale »). Le manque de pagination, le texte défilant, les prises de
parole des personnages identifiées graphiquement créent en effet une expérience
potentiellement dépaysante. À cela s’ajoute le fait que la vision des caractères est
parfois intentionnellement dérangée : le texte se floute, suggérant la confusion
psychique des personnages (voir image 5, Delaume 2015c).

Image 5. Capture d'écran de Delaume (2015c) faite au mois de jullet 2017.


Alienare, Chloé Delaume, Franck Dion, © Éditions du Seuil, 2015

24 La couleur des pages-écran contribue à produire l’ambiance voulue par Delaume pour
sa Waste Land (Eliot 1922). Alienare met en scène la maladie mentale, la mort,

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l’internement dans les asiles : c’est un monde beckettien où l’absurdité de l’existence


règne, et aucun espoir n’est possible. Toutes les pages-écran et les animations jouent
sur les tons de gris, ce qui donne l’idée d’une séparation par rapport à une réalité qui
est, telle que beaucoup d’entre nous la connaissent, un triomphe de couleurs. Le choix
de cette forme-modèle « pro-référentielle », caractéristique selon Saemmer du discours
narratif numérique, préfigure « un lecteur prêt à s’abandonner aux simulacres de
référent » (2015 : 244)7, donc à se perdre parmi les voix des personnages comme dans le
gris labyrinthe physique qu’ils traversent.
25 Les animations visuelles et sonores, qui débutent automatiquement pendant la lecture
et ne peuvent pas être arrêtées, sont, quant à elles, une forme-modèle « pro-
depréhensive » : elles préfigurent « un lecteur acceptant de perdre prise sur
l’interface » (Saemmer 2015 : 194). L’« ethos éditorial » projeté par de tels choix montre
que Seuil est une maison d’édition qui nourrit un grand intérêt pour les
expérimentations littéraires et les potentialités esthétiques offertes par le numérique.
Un ethos aussi innovant peut sûrement séduire un lecteur habitué à la lecture
immersive d’un roman papier, mais prêt à s’impliquer intensément dans
l’expérimentation d’un texte à la fois lisible, visible et manipulable (et à s’y perdre
parfois): un lecteur que Delaume a déjà habitué à de telles pratiques.

2. Degrés d’« argumentativité » dans les textes du


régime « élocutif » et « délocutif »
26 Afin d’entrer dans le vif de l’analyse des deux livres enrichis du corpus, la distinction
proposée par Maingueneau (2004) entre régime « élocutif » et « délocutif » 8 est
intéressante. Si dans la section précédente la notion d’« image d’auteur » extratextuelle
a été mise en relation avec celle d’« ethos éditorial » afin de mettre en évidence le
potentiel argumentatif de cette synergie, dans cette section l’étude de l’« ethos
auctorial » (Amossy 2009 : en ligne) « dit » par Frain et « montré » (Maingueneau 2004 :
206) par Delaume fait ressortir les stratégies variablement argumentatives utilisées
dans Beauvoir, l’enquête et Alienare.

2.1. Beauvoir, l’enquête : « comme dans un polar »

27 Le livre enrichi de Frain est un récit autobiographique bref, qui rapporte ses recherches
concernant ce qui aurait été la seule véritable histoire d’amour de Simone de Beauvoir :
celle avec le poète américain Nelson Algren. Comme tout texte appartenant au régime
« élocutif », la dimension de « figuration » (Maingueneau 2004 : 113) y est essentielle.
Dans Beauvoir, l’enquête la « personne » de Frain est à la fois l’héroïne du récit et
l’« inscripteur » du texte (Maingueneau 2004 : 113). Ce livre permet ainsi à l’écrivaine
de réaffirmer la valeur artistique et la légitimité littéraire de son Beauvoir in love.
28 En effet, l’un des traits distinctifs de l’écriture de Frain est de prendre comme source
pour ses romans des événements historiques. Du Nabab (1982) à Devi (1992), en passant
par Au Royaume des Femmes (2006) ou Les Naufragés de l’Île Tromelin (2009) pour arriver à
Beauvoir in love (2012), les exemples foisonnent. La narration, dans ce dernier livre, se
veut donc factuelle (Schaeffer 2013). L’interaction entre le réel et le fictionnel exige que
le lecteur accepte le « pacte référentiel », en assumant que l’œuvre établit un lien étroit

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avec le monde réel, et que sa fiabilité peut être mise à l’épreuve sur la base de la
validité des informations qui y sont données (Lejeune 1975 : 36). Beauvoir, l’enquête est
ainsi complémentaire et nécessaire à Beauvoir in love, étant en même temps un récit
autobiographique et un dossier documentaire. Dans l’introduction animée qui ouvre ce
livre enrichi (une courte vidéo où Frain s’adresse à ses lecteurs) elle affirme :
Un livre, c’est toujours l’élucidation d’un secret. […] J’ai voulu comprendre, je suis
allée sur place, à Chicago […]. J’ai […] noirci des carnets avant d’écrire, et ces
carnets, qui ressemblent à la chronique d’un thriller, j’ai voulu les partager
aujourd’hui avec vous. Vous allez voir, c’est palpitant, c’est plein de
rebondissements. Des zones d’ombres se sont éclairées. On y va (2014b).
29 Et dans la conclusion, nous lisons :
À force de recoupements et de vérifications, j’avais réussi à faire la part des
mensonges, des silences, des reconstructions après coup. J’en étais maintenant
certaine : [l’] histoire [de Simone] avec Nelson fut le zénith de sa vie. […] J’ai alors
décidé de donner ma propre version de ces trois années de folie amoureuse (2014b :
70).
30 En se montrant physiquement à ses lecteurs dans son introduction animée, Frain
évoque toute une série de représentations liées à son « image d’auteure » circulant
dans le champ littéraire. C’est en tant que journaliste et chercheuse attentive et
passionnée qu’elle s’adresse à son public : de façon cohérente, sa prise de parole (orale
et écrite) est très marquée par sa subjectivité, comme le témoigne le recours à la
première personne ainsi que l’étayage d’un champ lexical fort subjectif (voir par
exemple, dans les passages susmentionnés, « palpitant », « certaine »), qui ponctue tout
Beauvoir, l’enquête. La complexité plurisémiotique du livre enrichi, qui rend en même
temps présentes la parole écrite de Frain, sa voix, son image, produit un mode
d’énonciation nouveau qui, en exploitant plusieurs ressources multimédia, permet à
Frain d’expliquer pourquoi l’histoire de Simone avec Nelson fut à ses yeux « le zénith
de sa vie ».
31 En effet, le numérique est la possibilité pour l’auteure d’offrir à son public nombre de
preuves qui confirment sa version des faits, ainsi que le bien-fondé de l’histoire qu’elle
raconte dans son Beauvoir in love. Elle choisit pour son récit la « scénographie
numérique » (Maingueneau 2014 : 176-179) du polar, en s’inscrivant dans un genre
traditionnel, tout en le renouvelant. Le titre du chapitre 2 est, en effet, « comme dans
un polar ». C’est un ethos de détective de nouvelle génération que l’auteure projette
tout au long de Beauvoir, l’enquête, en partageant avec ses lecteurs ses hypothèses (le
titre du chapitre 4 est « Nouvelles hypothèses »), ses indices, ses pistes (voir le titre du
chapitre 5), ainsi que les résultats de ses recherches.
32 Elle se sert de nouveaux médias pour obtenir les informations dont elle a besoin : le
lecteur assiste à un échange sur Skype que Frain aurait eu avec la spécialiste des
œuvres de Nelson Algren pendant qu’elle était en train de rechercher la
correspondance de celui-ci avec Simone (Frain 2014b : 37-39). Il a accès aux résultats
des recherches de l’écrivaine sur Internet : un grand nombre de photos (par exemple
celle d’archives d’Algren, p. 21), de vidéos (comme le document INA montrant Beauvoir
au travail, ainsi que la photo du couple officiel Beauvoir-Sartre, p. 11) ou d’extraits
audio (comme la chanson The House of Rising Sun, qu’Algren « écoutait en boucle », p.
28). Frain insiste sur le fait que tous ces documents lui ont permis de se plonger dans
l’ambiance, les sensations, les expériences vécues par Simone et Nelson, ce qui a été
essentiel pour écrire son roman.

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33 L’auteure ne manque de préciser que, comme un véritable détective, elle s’est rendue
sur les lieux des faits, à Chicago, car « lorsqu’ils enquêtent, les écrivains comme les
policiers et les juges d’instruction, sont convaincus que les lieux parlent » (Frain 2014b :
42). Nombreuses sont les photos des lieux visités et elles sont présentées au moyen de
ressources techniques visant à susciter un plaisir de la lecture de type nouveau. Un
exemple intéressant est la carte interactive que l’on peut voir dans l’image 6 (Frain
2014b : 60).

Image 6. Capture d’écran de la page 60 (Frain 2014b) faite au mois de jullet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014

34 Frain multiplie également les photos prises dans les archives (voir l’image 7 – Frain
2014b : 46), où elle a eu accès aux documents authentiques qui lui auraient permis de
découvrir la vraie histoire des deux amants.

Image 7. Capture d’écran de la page 46 (Frain 2014b) faite au mois de jullet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014

35 De telles images, montrant les documents authentiques entre les mains de Frain, visent
à persuader le lecteur de l’authenticité de ce récit autobiographique, ainsi que de la

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véracité de l’histoire racontée dans Beauvoir in love. Les photos sont d’ailleurs, comme
l’affirme Amossy (2011 : 32), des preuves extra-techniques, à savoir un type de preuve
qui n’a pas besoin d’être démontré, et qui agit directement au niveau du pathos. Nous
sommes dans ce que la spécialiste appelle une « rhétorique du témoignage » : l’image
authentique « a une présence qui lui permet d’imposer le réel plus fortement que tout
discours » (Amossy 2011 : 32).
36 Les extraits de l’interview de Frain avec Art Shay (voir image 8, 2014b : 66), l’auteur de
célèbres clichés volés à de Beauvoir nue dans une salle de bain, ont une fonction
comparable. Il s’agit d’hyperliens de type « informationnel » qui, comme le constate
Saemmer, « préfigure[nt] […] un lecteur à la recherche de confirmations, de définitions,
d’illustrations, de preuves ou d’explications » (2015 : 131). Ce type d’hyperlien, qui
place le lecteur dans la logique de la révélation d’un secret, et de l’apparition de vérités
cachées (Saemmer 2015 : 26), est fréquent dans le discours informatif et argumentatif,
notamment dans la presse en ligne.
37 L’« ethos auctorial » projeté dans Beauvoir, l’enquête établit un rapport étroit avec
l’« image d’auteure » extratextuelle de Frain (celle de la femme de lettres, érudite et à
son aise dans les archives, ainsi que de l’écrivaine passionnée et à la recherche d’une
vérité à consigner à son public). Le recours à des stratégies rhétoriques
« authentifiantes », indissociables du dispositif « de monstration » (Soulages 2007) qui
les véhicule, vise à donner à ce livre enrichi une dimension réaliste, et au discours de
l’auteure, très marqué par sa subjectivité, un caractère d’objectivité. En effet, en
assumant systématiquement le rôle d’un « sous-énonciateur » (Rabatel 2004a : en
ligne), la « détective » laisse souvent « parler » ses preuves sémiotiquement variées, en
essayant ainsi de fasciner un public de « lecteurs-spectateurs » de plus en plus habitué
à la consultation de contenus multimédia sur le Web. Un tel mode énonciatif, dont la
tablette détermine la spécificité et qui se veut en même temps « authentifiant » et
« ludique », se met ainsi au service d’une « dimension argumentative » qui tend à se
rapprocher de la « visée argumentative », en mettant en évidence que les deux notions
doivent être pensées comme un continuum plutôt que comme deux unités discrètes.

Image 8. Capture d’écran de la page 66 (Frain 2014b) faite au mois de jullet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014

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2.2. Alienare : le pouvoir persuasif de la peur

38 Alienare est un texte littéraire appartenant au régime « délocutif » (Maingueneau 2004 :


110). En s’éloignant des autofictions précédentes publiées sur support papier, Delaume
propose une fiction numérique qui prend la forme d’une performance expérimentale à
plusieurs voix, s’inspirant des codes du cinéma d’animation et de la dramatique sonore.
Dans un futur proche, six personnages (Léonard Rizen, Héloïse Sterne, Cornélius
Lemilième, Agathe Chester, Major_42, Isolde von Valmut, Jean-Priam Despraves)
participent à une mission dans un asile pendant quarante-huit heures : ils doivent
détruire « l’unité centrale ». Le lecteur lit leurs journaux internes et a accès à leurs
souvenirs, ainsi qu’à des enregistrements de voix, de bruits, à des morceaux de vidéo-
surveillance.
39 Dans cette fiction, comme ailleurs dans son œuvre, Delaume se penche sur le thème de
la maladie mentale. Diagnostiquée maniaco-dépressive, puis bipolaire, elle assume et
proclame sa condition de malade. Les malades mentaux sont déjà les protagonistes
d’œuvres telles que La Nuit je suis Buffy Summers (2007), Transhumances (2007) ou
Certainement pas (2004). Ce dernier ouvrage met en scène une partie de Cluedo dans
l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne, où Delaume a été internée. L’auteure confirme la
centralité de la maladie mentale dans son expérience d’écriture : « L’internement
apprend au Je à s’écrire autrement, à contrer les ficelles de sa pathologie. […] S’écrire
durant un internement influe sur la structure de Je, qui, en ces instants, est friable,
éclaté » (2008 : en ligne). La maladie mentale, causée par le drame familial, est d’ailleurs
à l’origine de l’expérience d’écriture de Delaume, avatar moderne du « poète-mourant »
romantique selon Ruiz (2015 : 252), et représente un trait distinctif de son « image
d’auteure ». Une telle condition « paratopique » (Maingueneau 2004 : 72) s’incarne
volontiers dans des personnages féminins ayant une identité fragmentée, ou habités
par la folie, et dans des lieux « paratopiques » (Maingueneau 2004 : 102) tels que les
asiles.
40 Si tous les personnages d’Alienare ont des traits « paratopiques » (Maingueneau 2004 :
86), l’embrayeur « paratopique » principal est Héloïse Sterne. Elle est psychiatre, elle
connaît donc très bien les maladies mentales ainsi que leurs traitements : elle a rédigé
le Grand Manuel des Classifications des Troubles Mentaux et elle a inventé des médicaments
pour tout. Son travail consiste à « optimiser l’humain » par la psychiatrie (Delaume
2015c). En lisant son journal interne, nous découvrons cependant qu’Héloïse est elle-
même malade, on pourrait dire schizophrène, vu le dialogue constant qui a lieu entre
les différentes parties de son moi fragmenté. L’« ethos auctorial » projeté est celui d’une
écrivaine qui connaît très bien la maladie mentale, ainsi que la psychiatrie et les
psychotropes. Tout comme la création littéraire, les médicaments l’ont aidée à faire
face à son drame familial. La « magie » de l’autofiction lui a consenti de corriger un réel
absurde et douloureux, elle le répète d’ailleurs souvent dans ses écrits. À l’instar de
Delaume, Héloïse Sterne est une « sorcière » de la pharmacologie, ce qui lui permet
« d’optimiser le réel ». Ainsi l’ethos que la voix de ce personnage projette, reflète à la
fois la condition « paratopique » de l’auteure et s’inscrit dans son projet autofictif de
longue haleine.
41 L’ethos « montré » par Delaume dans son livre enrichi confirme la littérarité d’Alienare.
Le lecteur de ses romans y retrouve tous les traits stylistiques essentiels de son
écriture : de l’utilisation de phrases courtes, elliptiques, hachées, à l’usage inhabituel et

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déroutant de la ponctuation ; de la présence de formules mathématiques


incompréhensibles dans le corps du texte à celle de néologismes et de mots inusités. La
recherche d’une prose poétique intensément rythmique, riche en assonances et en
consonances, est un autre indice de la volonté de l’auteure de s’inscrire dans une
longue tradition littéraire et poétique. Dans quelques extraits des journaux internes,
notamment dans celui de Léonard Rizen, le lecteur reconnaît des vers, souvent des
alexandrins blancs, divisés en deux hémistiches, non rejetés à l’alinéa. Le rythme
régulier, presque une cantilène, qui caractérise les prises de parole de ce personnage
tend à renforcer l’effet d’aliénation qui résume sa condition : Rizen (un cyborg) se
révèle être un véritable esclave de nos sociétés productivistes et de
l’hyperconsommation. Il sera par ailleurs le « dernier survivant » à la mission Alienare,
le seul qu’une telle société, et son produit le plus affreux pour Delaume, les asiles, n’ont
pu tuer.
42 Contrairement à celle de Frain, la prise de parole de Delaume dans son livre enrichi se
veut objectivante. L’auteure n’exprime pas directement ce qu’elle pense des hôpitaux
psychiatriques, en gommant toute trace de sa subjectivité dans son discours littéraire.
Elle se cache derrière ses personnages, en jouant sur l’« effacement énonciatif »
(Rabatel 2004b), et se limite à rapporter tout ce que chacun d’eux dit, fait, pense ou
éprouve. Comme dans un montage filmique elle enregistre tous les événements qui les
conduisent à leur mort, une mort inéluctable et absurde, dont le seul responsable est le
lieu dystopique où la mission se déroule.
43 L’« effacement énonciatif » produit ainsi ce que Rabatel appelle un « effacement
argumentatif » (2004b : en ligne) essentiel pour la construction d’une « dimension
argumentative » visant à influencer l’opinion du public. Grâce à un tel effacement, « les
états du monde dénotés (valeur descriptive) se doublent d’une valeur argumentative
(interprétative) à valeur d’argument, sur le mode des évidences perceptuelles ou conceptuelles »
(2004b : en ligne). Une telle argumentation indirecte est d’autant plus efficace qu’elle
est difficilement réfutable, les faits étant présentés comme des évidences. La démarche
argumentative de Delaume, dont la position personnelle sur la légitimité de l’existence
des asiles reste implicite, tend donc à montrer plutôt qu’à démontrer. Dans ce cadre, un
rôle essentiel est joué par un support tel que la tablette, dont Delaume sait bien
exploiter la complexité sémiotique. Son mode énonciatif, à la fois « fictif » et
« ludique », fait appel à la totalité des sens de ses « lecteurs-spectateurs », en exploitant
tout un éventail de ressources sémiotiques pour susciter en eux des réactions et des
émotions susceptibles d’orienter leur opinion.
44 La spécificité de la « scénographie numérique » (Maingueneau 2014 : 176-179) d’
Alienare, associant le texte à des extraits audio et à des animations vidéo, produit une
atmosphère potentiellement angoissante pour le lecteur, qui fait écho à ce qui est
raconté dans le récit. Delaume avait d’ailleurs déclaré avoir « envie d’écrire un roman
qui se passerait dans un futur post-apocalyptique, [...] [et de] réussir à créer de
l’angoisse, de la peur » (Delaume 2012 : en ligne). Elle a récemment ajouté que, dans la
réalisation d’Alienare, « Stalker [a été] une référence capitale. Mais […] aussi [les] décors
et […] l’atmosphère de Shutter Island de Scorsese, […] [le] labyrinthe de Shining »
(2015b : en ligne).
45 Un exemple intéressant de cet « effacement argumentatif » qui mobilise des ressources
plurisémiotiques est offert par les Dix Commandements de l’hôpital psychiatrique (voir
le premier « Interlude »), une réécriture en version antiphrastique de ceux de la

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tradition chrétienne. Voici, à titre d’exemple, le quatrième : « Tu dormiras six jours […].
Mais le septième jour est le jour des ateliers thérapeutiques : […] tu sculpteras dans la
glaise ta voisine schizophrène obèse, partageras ton tapis de yoga avec l’autiste
incontinent du secteur 13, et ta petite caméra avec l’anorexique psychotique du
moment » (Delaume 2015c). La lecture de ces commandements est accompagnée par
une musique inquiétante et par deux voix, l’une masculine, l’autre féminine, qui
mettent en scène un dialogue suggestif entre un homme, qui semble être le chef de
service de l’hôpital, et une patiente.
46 Dans Alienare la musique, les bruits, les voix lisant les passages les plus troublants ou
reproduisant les cris et les délires des affolés veulent éveiller un imaginaire perceptif et
cognitif qui est présent chez tout un chacun. Les traitements parfois très
problématiques dans les asiles font désormais partie d’un imaginaire collectif, dans
lequel le monde littéraire et cinématographique a déjà abondamment puisé. Delaume
dénonce ainsi implicitement leur existence en misant sur la valeur argumentative des
éléments doxiques (Amossy 2010a : 94), sur un savoir partagé depuis longtemps en
circulation dans l’interdiscours.
47 Un autre exemple intéressant est le passage qui raconte l’histoire de la création des
hôpitaux psychiatriques (dans la section appelée « La salle capitonnée »), lu par une
voix masculine et une voix féminine qu’on dirait celle de Delaume. Les deux voix
parfois se répondent, parfois se superposent ou s’élèvent à l’unisson. En voici un
extrait :
Il était tant de fois un royaume endormi. Un royaume où la loi cousait chaque
paupière, et où les bouches souriaient d’être soumises à la nuit. […] Souffrir devint
un crime. […] Le profit devint maître des corps et des cerveaux […] Le Styx en
déborda, et à cette époque furent créées les écluses […]. Le peuple des affolés fut
muré, peu à peu. Leurs plaintes, derrière le plâtre, égrenaient les fissures (Delaume
2015c).
48 La lecture à voix haute de tout l’extrait est accompagnée par une animation (voir image
9, Delaume 2015c). Celle-ci montre une cellule épouvantable, en essayant d’orienter
l’imagination du lecteur et de lui faire croire que les patients étaient « emprisonnés »
dans des immeubles délabrés et insalubres de ce genre. Sont ainsi potentiellement
mobilisées chez le public la pitié et l’indignation, deux sentiments moraux reliés à la
notion d’injustice et ayant un fondement rationnel (Amossy 2010a : 168). Delaume fait
ainsi appel à un pathos « à l’état pur », comme le dirait Amossy, car « le discours qui
soulève l’indignation est dépourvu de marques d’affectivité. Moins l’émotion s’inscrit
verbalement, plus fortement elle semble pouvoir être suscitée chez le lecteur »
(Amossy 2004 : en ligne).

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Image 9. Capture d’écran de Delaume (2015c) faite au mois de juillet 2017.


Alienare, Chloé Delaume, Franck Dion, © Éditions du Seuil, 2015

49 L’image 9 est pour sa part un véritable argument visuel de nature pragmatique (Roque
2008 : 185), qui dénonce l’existence des asiles en raison des conséquences mortelles que
leur ouverture a entraînées. Le public est ainsi invité à tirer des conclusions de faits qui
sont présentés comme des évidences, et à prendre position. L’association entre le récit
et de telles animations, nombreuses dans ce livre enrichi, vise à agir sur le pathos sans
pour autant négliger la dimension rationnelle : cela confirme que « visual rhetoric can
be simultaneously emotional and rational seeking to persuade the viewer by means
both of pathos and of a pragmatic argument » (Roque 2008 : 186).
50 J’ai également relevé dans les vidéos d’Alienare le recours à différents types de « figures
d’animation », notion par laquelle Saemmer désigne « une relation – entre des textes
ou images et un mouvement – dans laquelle la sémiose est basée sur des processus
d’intersection de traits signifiants associés au mouvement, au texte/à l’image, et aux
contextes » (2011 : en ligne). Par traits signifiants la spécialiste en S.I.C. entend « les
caractéristiques que le “lecteur modèle” […] associe à un mouvement parce qu’elles ont
été sélectionnées au long des expériences répétées dans une culture » (2011 : en ligne).
51 Ainsi, l’animation qui suit l’« épreuve de Léonard Rizen », qui se trouve prisonnier de la
pharmacie de l’hôpital psychiatrique (voir image 10, Delaume 2015c) et est forcé à
avaler une grande quantité de médicaments, offre un exemple de l’« unité sémiotique
de mouvement » appelée par Saemmer l’« obsessionnel » (2011 : en ligne). Nombre de
médicaments défilent sur des étagères, allumés par un néon clignotant très
rapidement. Les « traits signifiants » que ce clignotement caractéristique de
l’« obsessionnel » tend à activer, sont l’urgence et le stress. L’animation réalisée par
Dion renforce ainsi l’ambiance de nervosité et la sensation de danger. Celle-ci est
intensifiée par les sons, les notes brèves et frénétiques du violon ainsi que par les voix,
qui dressent de façon pressante une longue liste de maladies mentales et de
médicaments. Dion avoue avoir recherché précisément cet effet : « Du témoignage de
personnes disparues à la topologie même des lieux que le lecteur découvre en avançant
dans le récit, la hantise est omniprésente » (dans Delaume 2015b : en ligne). Dans
l’animation suivante (image 11, Delaume 2015c), le lecteur voit une porte fermée dans
l’un des couloirs de l’asile, et entend plusieurs voix venant de l’intérieur, parmi

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lesquelles on distingue clairement quelqu’un crier « I want to get out ». L’idée suggérée
par une telle succession de séquences animées est que les psychotropes créent une
addiction chez les patients, dont il est impossible de se libérer. Le lecteur ne peut
qu’éprouver de l’empathie, de l’angoisse et de la peur pour la destinée de ces affolés,
des émotions ayant un caractère persuasif indiscutable (Amossy 2010a : 164).

Image 10. Capture d’écran de Delaume (2015c) faite au mois de juillet 2017.
Alienare, Chloé Delaume, Franck Dion, © Éditions du Seuil, 2015

Image 11. Capture d’écran de Delaume (2015c) faite au mois de juillet 2017.
Alienare, Chloé Delaume, Franck Dion, © Éditions du Seuil, 2015

52 Le recours à de telles « figures d’animation » est une confirmation supplémentaire que


l’« ethos auctorial » projeté par Delaume dans Alienare est celui de l’écrivaine qui
s’engage profondément dans l’expérimentation, en essayant d’élargir les terrains
sémantiques et sémiotiques de l’œuvre littéraire. Texte, sons, musique et animations
métamorphosent l’écran, qui devient un espace d’immersion onirique, dans lequel une
nouvelle forme de performance numérique se joue : un ensemble signifiant où plusieurs
sens sont simultanément stimulés, et dans lequel le corps du lecteur est profondément
impliqué (comme au théâtre ou dans la poésie orale, Zumthor 1983 : 156). Dans une telle

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performance numérique, la « dimension argumentative » n’est pas bâtie seulement au


niveau textuel, mais également grâce à la synergie que créent le texte écrit, les
animations, la musique, les bruits, les voix. Toute l’ampleur et la fécondité de la notion
devient ainsi explicite lorsqu’elle est mise en relation avec les potentialités
plurisémiotiques du multimédia.

3. Conclusion
53 Cette étude, en s’inscrivant dans la réflexion d’Amossy qui insiste sur la nécessité
d’« embrasser dans le même champ d’étude toutes les modalités selon lesquelles la
parole tente d’agir dans l’espace social » (2010a : 7), a montré, je l’espère, que l’image
d’une auteure qui circule dans le champ littéraire a une capacité remarquable
d’orienter la réception des œuvres. Je me suis d’abord penchée sur « l’image d’auteure »
extratextuelle de Frain et de Delaume, en montrant qu’une première dimension
d’« argumentativité » de leurs livres enrichis se définit au niveau para-péritextuel,
grâce à l’association qui se crée entre leurs « images d’auteures » et l’« ethos éditorial »
des deux œuvres.
54 En passant à l’étude de l’« image d’auteure » intratextuelle et en différenciant l’« ethos
auctorial » « dit » par Frain et « montré » par Delaume, j’ai examiné le degré
d’objectivité et de subjectivité des prises de parole des deux auteures pour voir
comment il se met au service de la construction de la « dimension argumentative » de
Beauvoir, l’enquête et d’Alienare. L’ethos de détective de Frain et la « rhétorique du
témoignage » à laquelle elle a recours, en exploitant abondamment les ressources
multimédia, produisent une synergie profonde entre « image d’auteure » extratextuelle
et « ethos auctorial », visant à persuader le lecteur de la véracité de sa version de
l’histoire d’amour racontée dans Beauvoir in love. Delaume privilégie, quant à elle, une
prise de parole objectivante dans son Alienare, qui favorise la construction d’une
« dimension argumentative » par le recours à l’implicite et à l’« effacement
énonciatif ». La matérialité discursive plurisémiotique des deux livres enrichis se met,
dans chaque cas de façon spécifique, au service de la démarche argumentative des deux
auteures, qui peut être plus ou moins explicitement argumentative au niveau textuel,
mais qui est en revanche dans les deux cas subrepticement argumentative au niveau
para-péritextuel.
55 L’analyse du corpus a enfin mis en évidence que l’« argumentativité » de ces textes
littéraires est strictement liée à un travail attentif des auteures sur le pathos du public.
L’intrication entre dimension rationnelle et pathémique est essentielle : logos et pathos
sont synergiques. Associés aux ethè auctoriaux respectifs des deux écrivaines, les trois
dimensions orientent potentiellement l’expérience de lecture du public et essaient de
guider sa vision des choses, tout en le tenant sous le charme d’une expérience
esthétique de type nouveau.

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Émissions de radio ou de télévision

Frain, Irène. s. d. « Entretien avec Irène Frain » de Nathalie de Broc - émission de radio 2 De Bric et
de Broc, en ligne : http://www.nathaliedebroc.fr/index.php/emissions-de-radio2

Frain, Irène. s. d. Rencontre avec l’écrivaine animée par Hubert Prolongeau au Musée du quai
Branly-Jacques Chirac, en ligne : https://www.franceculture.fr/conferences/musee-du-quai-
branly-jacques-chirac/irene-frain-rencontre-animee-par-hubert-prolongeau?
xtmc=ir%C3%A8ne%20frain&xtnp=1&xtcr=2

NOTES
1. Une définition officielle du livre enrichi a été proposée par la loi n° 2011-590 du 26 mai 2011 et
par le décret qui précise les caractéristiques des livres entrant dans le champ d’application de
cette loi.
2. Le livre enrichi peut accueillir d’autres formes discursives, telles que les catalogues
d’exposition pour tablette ou les livres de cuisine enrichis pour téléphone portable, que je ne
prendrai pourtant pas en compte ici.
3. Je tiens à remecier, pour leur aimable autorisation de reproduction des captures d’écran des
deux livres enrichis, les auteurs Irène Frain, Chloé Delaume, Franck Dion, et les éditeurs Michel
Lafon-Storylab et Seuil.
4. Elle le résume parfaitement dans ce passage , qui débute par l’embrayeur d’autofiction
récurrent dans ses romans : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Je le
dis, le redis, sans cesse partout l’affirme. […] J’utilise, comme mes pairs, le vécu comme matériau.
[…] S’écrire, non pas à nu, mais parfaitement à vif » (Delaume 2008 : en ligne).
5. « L’énonciation éditoriale […] désigne l’ensemble de ce qui contribue à la production matérielle
des formes qui donnent au texte sa consistance, son “image de texte”. Il s’agit d’un processus
social déterminé, […] qui peut […] être appréhendé à travers la marque qu’impriment les
pratiques de métiers constitutives de l’élaboration, de la constitution ou de la circulation des
textes. […] Plus fondamentalement, l’énonciation éditoriale est ce par quoi le texte peut exister
matériellement, socialement, culturellement... aux yeux du lecteur » (Jeanneret et Souchier
2005 : 6).

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6. Étant donné le manque de pagination, toute référence à ce livre enrichi se limitera à signaler la
date de sa publication.
7. Le texte numérique est capable de devenir simulacre de référent dans la mesure où la couleur,
les unités sémiotiques temporelles ou de la manipulation qui le caractérisent, peuvent renvoyer
par leurs caractéristiques sensibles à des référents d’expérience (Saemmer 2015 : 244).
8. Comme l’explique Maingueneau, « la littérature entremêle deux régimes : un régime qu’on
pourrait dire délocutif dans lequel l’auteur s’efface devant les mondes qu’il instaure, et un régime
élocutif, dans lequel “l’inscripteur”, “l’écrivain” et la “personne”, conjointement mobilisés,
glissent l’un sur l’autre » (2004 : 110).

RÉSUMÉS
Le corpus de cette étude se compose de deux livres enrichis : Beauvoir, l’enquête, par Irène Frain, et
Alienare, par Chloé Delaume. En puisant dans la réflexion de la rhétorique du texte numérique,
j’analyse le rapport entre l’« image d’auteure » de Frain et de Delaume et l’« ethos éditorial » des
deux livres, en montrant que les maisons d’édition ont essayé d’orienter la réception de ces
œuvres et que leur « dimension argumentative » se manifeste d’abord à un niveau para-
péritextuel. En croisant la réflexion proposée par l’analyse du discours littéraire avec l’approche
développée par l’argumentation dans le discours, j’étudie les « ethè auctoriaux » projetés par les
deux écrivaines dans leurs œuvres. Le niveau d’objectivité/subjectivité de leurs discours, ainsi
que les stratégies rhétoriques mobilisées, ont été pris en compte pour réfléchir sur le caractère
complexe et graduel de la notion de « dimension argumentative », lorsqu’elle est mise à l’épreuve
des potentialités plurisémiotiques du multimédia.

The case study of this paper are two enhanced books: Beauvoir, l’enquête, by Irène Frain, and
Alienare, by Chloé Delaume. The rhetoric of the digital text is essential to the study of the
relationship between Frain’s and Delaume’s “author’s image” and the “editorial ethos” of the two
books. I show that their “argumentative dimension” manifests itself first of all at a paratextual/
peritextual level, and that the publishers exploit it to influence the reception of these works.
Using the theoretical approaches of Literary Discourse Analysis and of Argumentation in
Discourse, I also take into consideration the “ethos of the author” projected by Frain and Delaume
in their books. The objectivity/subjectivity of their discourse, as well as the rhetoric strategies
they use, are analysed in order to revisit the complex and gradual character of the notion of
“argumentative dimension”, in relation to the plurisemiotic potential of the digital text.

INDEX
Mots-clés : discours plurisémiotique, ethos auctorial, ethos éditorial, image d’auteur, littérature
numérique
Keywords : digital literature, ethos of the author, image of the author, plurisemiotic discourse,
publishing ethos

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AUTEUR
SARA AMADORI
Université de Bologne

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Quelle dimension argumentative


dans les carnets de recherche en
sciences humaines ?
The argumentative dimension of academic blogs in the Humanities

Ingrid Mayeur

NOTE DE L'AUTEUR
Je tiens à remercier Marin Dacos et l’équipe d’OpenEdition pour leur disponibilité ainsi
que l’accès à certains documents, qui ont aidé à la rédaction de cet article.

1 Les formes de communication de la recherche se trouvent affectées par les conditions


particulières de production et de diffusion autorisées par les dispositifs numériques.
Dans le domaine de l’écrit, les genres de l’article et de la monographie évoluent,
notamment par l’ajout de métadonnées qui en permettent l’éditorialisation (Vitali
Rosati 2016) au sein d’une plateforme de communication scientifique. S’y joignent des
formats natifs du Web tel que le billet de blog, publié sur un carnet de chercheur ou un
site collectif ; ou des écrits que l’on rattache à la littérature grise (rapports, notes
préliminaires, etc.) déposés au sein d’archives ouvertes prévues à cet effet.
2 Article et monographie s’adressent généralement à un lectorat de pairs dans une
communauté disciplinaire définie (si l’on excepte les écrits de vulgarisation, qui
occupent une place distincte dans le champ éditorial). Ils relèvent ainsi de la catégorie
des discours fermés (Charaudeau et Maingueneau 2002 : 261), établis par des
spécialistes pour des spécialistes. Le numérique contribue à brouiller les frontières ;
outre la possibilité technique, avec l’accès ouvert, de toucher un public extra-
académique, l’Open Science1 postule une nouvelle temporalité de la recherche
préconisant les échanges immédiats dans une communauté scientifique globalisée. L’
Open Science encourage ainsi un double mouvement de médiatisation et de médiation de
la recherche, dans le but de répondre à une demande émanant du grand public

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(Commission Européenne 2016 : 35). Si les études linguistiques des écrits scientifiques,
s’appuyant au besoin sur la notion de dimension argumentative (Amossy 2000), ont
insisté sur le dialogisme (Volochinov 2010) qui traverse le discours savant (chaque
énoncé se positionnant par rapport aux énoncés antérieurs, voire à venir) et les
conditions particulières d’énonciation qui visent à le légitimer, elles se préoccupent
surtout d’un discours adressé à un public homogène constitué d’acteurs du monde
universitaire, soit un discours fermé.
3 La présente contribution entend questionner la dimension argumentative d’écrits
scientifiques natifs du Web que sont les billets de blog, à partir d’une étude de cas tirés
de la plateforme Hypothèses. Cet espace de blogging scientifique hébergé sur la
plateforme OpenEdition, lancé officiellement en 2010, compte actuellement à son
catalogue près de 2500 carnets de recherche en sciences humaines et sociales 2.
L’auditoire hétérogène que présuppose le contexte de l’Open Science amène à
s’interroger sur les stratégies rhétoriques d’adaptation au public mises en œuvre par
les carnetiers pour favoriser l’appropriation des savoirs diffusés. L’étude de la
dimension argumentative des écrits de blogs, qui intègre dans l’analyse du discours
scientifique la préoccupation d’une action sur l’auditoire, fournit des outils pour
expliquer le recours aux moyens de preuves rhétoriques au sein de textes qui ne
possèdent pas une visée argumentative explicite. Ce sont ces outils dont je voudrais
tester ici l’opérativité.

1. La dimension argumentative du discours


scientifique
4 Pour cerner la notion de discours scientifique, on recourra à la définition proposée par
Rinck qui en fait un « discours produit dans le cadre de l’activité de recherche à des fins
de construction et de diffusion du savoir » (2010 : §2). Dans l’imaginaire courant, on
tend à considérer le texte scientifique comme empreint d’objectivité ; celle-ci se
traduirait au plan discursif par l’effacement énonciatif du locuteur et la neutralité
axiologique du lexique. La tendance à l’objectivité garantirait en quelque sorte la
validité de la recherche, puisque l’auteur n’aurait plus qu’à s’effacer devant l’évidence
empirique des résultats. Or, cette représentation s’est vue mise en cause par les
approches rhétoriques et linguistiques des textes scientifiques, qui ont relevé depuis les
années 1960 (Boch et Rinck 2010) que le discours scientifique était traversé de bout en
bout par le recours aux moyens de persuasion. De ce point de vue, l’effacement
énonciatif dont témoignent les textes dits « théoriques » (dans la typologie énonciative
des textes de Bronckart et al. 1994 [1985] : 83) peut être perçu comme une stratégie
rhétorique.
5 Une livraison de la revue Lidil intitulée « Énonciation et rhétorique dans l’écrit
scientifique » (Boch et Rinck éds. 2010) étudie précisément la manière dont les
locuteurs des écrits scientifiques construisent leur positionnement énonciatif et
manifestent de ce fait l’appropriation discursive d’un habitus académique et
disciplinaire. L’ouvrage dirigé par Tutin et Grossmann présentant les résultats du
projet Scientext (2013) porte également une attention particulière à la question de
l’auctorialité, et participe du même mouvement de remise en cause de la neutralité des
écrits scientifiques3. À la suite de travaux récents que corroborent leurs propres
observations sur le corpus de Scientext, les auteurs signalent, au sein des textes

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scientifiques étudiés, « une importante présence de l’auteur en sciences humaines et en


sciences sociales » (2013 : 13). Ils affirment ainsi que « l’écrit scientifique est
véritablement un texte argumentatif où la dimension rhétorique est fortement
présente » (ibid.) Si, en effet, le discours scientifique s’attache à construire un savoir à
partir d’hypothèses validées, il s’agit rarement de convaincre explicitement le lecteur
de suivre une proposition A au détriment d’une proposition B.
6 Les travaux d’Amossy sur l’argumentation dans le discours permettent de distinguer
entre visée argumentative – où l’argumentation portant sur un choix à faire entre deux
positions antagonistes est explicite –, et dimension argumentative où le débat reste
tacite (Amossy 2000 : 24). La notion de dimension argumentative est susceptible de
servir l’étude des écrits scientifiques, dès lors que la démarche de recherche s’inscrit
dans un horizon de questionnement plus large, par rapport aux positions d’autres
auteurs. La prise en compte du dialogisme intrinsèque de tout énoncé s’accompagne
d’une réévaluation du rôle argumentatif de l’ethos et du pathos, parfois sous-estimé dans
les études centrées sur le logos (ibid. : 4). D’où une attention particulière portée à
l’auditoire, notion issue de la rhétorique aristotélicienne et retravaillée par Perelman et
Olbrechts-Tyteca qui en font une image mentale du public construite par l’orateur, en
fonction de laquelle on construira l’argumentation (Perelman et Olbrecht-Tyteca 1988
[1958]).

2. L’écriture en ligne : textes et discours numériques


7 Un apport de Perelman et Olbrechts-Tyteca est d’élargir les préceptes issus la
rhétorique aristotélicienne, orale, aux discours écrits. Or, les moyens de discourir et
d’argumenter dans l’environnement numérique diffèrent sensiblement de ce qui a
cours non seulement dans les échanges oraux mais également dans le domaine de
l’imprimé. Chartier avait ainsi montré que le numérique entraînait une rupture de
l’ordre des discours, sur laquelle repose la culture écrite occidentale, et par conséquent
de l’ordre des raisons (2006 : 18) :
Du côté de l’auteur, la textualité électronique permet de développer des
démonstrations selon une logique qui n’est plus nécessairement linéaire ou
déductive […]. Du côté du lecteur, la validation ou la récusation d’un argument peut
désormais s’appuyer sur la consultation des textes […] qui sont l’objet même de
l’étude, à condition, évidemment, qu’ils soient accessibles en une forme numérisée
[…]. Il y a là une mutation épistémologique fondamentale qui transforme
profondément les techniques de la preuve et les modalités de construction et de
validation des discours de savoir.
8 La matérialité du texte numérique transforme ainsi les conditions de production et de
réception du discours savant, et en particulier ses modes de validation.
9 Dans le champ de l’analyse du discours, les travaux de Paveau sur les technologies
discursives (Paveau 2017) ont bien saisi cette matérialité particulière du discours
numérique, qui imbrique étroitement les composantes linguistiques et techniques. Les
propriétés matérielles du discours en ligne posent la question de l’intégrité des
données étudiées (Paveau 2012) : délinéarisation du discours par les hypertextes,
augmentation par l’ajout de commentaires, technogenres spécifiques au Web et
plurisémioticité de l’énoncé intégrant images, vidéos ou animations. Ces discours
anticipent des pratiques d’écrilectures (Paveau 2016) où la navigation hypertextuelle

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autorise des appropriations textuelles variées : le lecteur est amené à participer à


l’élaboration du texte, par sa pratique de lecture et les manipulations qu’elle induit.
10 Ainsi qu’on le voit, l’usager se trouve activement sollicité par le discours numérique. Si
la notion de dimension argumentative suppose la volonté d’agir sur l’allocutaire, cette
action est ici très concrète et implique une manipulation physique de sa part (cliquer
sur un hyperlien, activer les ascenseurs de défilement etc.) – c’est ainsi que Saemmer
(2015) évoque l’anticipation des pratiques comme des « figures de la lecture », prises
laissées à l’attention du lecteur pour une action sur le texte. Le discours scientifique
numérique anticipera des usages précis selon l’image de l’auditoire construite par le
locuteur.

3. Le dispositif éditorial des écrits scientifiques


numériques
11 Le numérique ne reconfigure pas seulement l’ordre des discours ; c’est également
l’industrie de la publication des textes scientifiques qui se voit réorganisée par les
possibilités de diffusion en réseau. Sans entrer ici dans le détail 4, le numérique favorise
l’émergence d’une communication scientifique en accès libre, qui ne fait pas forcément
l’objet d’une révision préalable par les pairs (c’est le cas du blogging scientifique). Dans
la sphère francophone, OpenEdition lance en 2010 la plateforme Hypothèses, qui postule,
outre le public académique, un lectorat extra-universitaire : il y est ainsi spécifié que
« [les textes] ne s’adressent pas exclusivement à des spécialistes, mais également au
grand public »5. Dacos et Mounier insistent d’ailleurs sur cet aspect de « brouillage
éditorial » du carnet de recherche – le discours scientifique qui s’y inscrit ne peut dès
lors plus être considéré comme « fermé » :
Par le blog, le chercheur s’adresse directement à un public qui n’est d’ailleurs plus
segmenté […]. Les différents billets, portant sur des sujets divers, rédigés de
manières différentes s’adressent à des publics hétérogènes ou, mieux, ne préjugent
ni de la qualité ni des compétences de ceux qui peuvent les lire (2010 : 5)
12 Le texte scientifique devient ainsi polychrésique, susceptible de soutenir différentes
logiques sociales et de mener à des usages différents (Jeanneret 2014 :14). Seulement, la
médiatisation d’un texte scientifique auprès d’un public hétérogène ne signifie pas
grand-chose si elle ne vise pas l’appropriation des savoirs par ce public, en vue de leur
circulation – processus que Jeanneret a mis en évidence par ses travaux sur la trivialité,
définie comme « le caractère fondamental des processus qui permettent le partage, la
transformation, l’appropriation des objets et des savoirs au sein d’un espace social
hétérogène. » (Jeanneret 2014 : 20). De son point de vue, le discours constitue un
« opérateur puissant de trivialité » (ibid. : 93) en ce qu’il met en lien, reformule,
condense ou augmente les énoncés antérieurs. Les discours favorisent la circulation des
savoirs à travers plusieurs pratiques, au rang desquelles figurent les stratégies
rhétoriques d’adaptation au public. Jeanneret, comme sémioticien issu des études
littéraires, ne fournit pas à proprement parler de méthodes pour les étudier, bien qu’il
établisse un cadre théorique pertinent pour l’analyse critique des médias informatisés
au sein desquels s’inscrivent ces discours. Les propositions théoriques d’Amossy
fournissent les outils qui permettent de repérer les traces discursives de cet ajustement
à l’auditoire.

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13 Il est difficile dans les limites de cet article de rendre compte de la richesse des
appropriations du dispositif par les chercheurs en sciences humaines et sociale qui
s’investissent dans un blog de recherche sur Hypothèses. C’est pourquoi je voudrais
étudier plus précisément deux carnets, l’un donnant la parole à des chercheurs dans le
contexte de la société française post-attentats, l’autre se rattachant à l’actualité de la
recherche – en l’occurrence, celle d’une thèse en cours, relatée par deux historiens.

4. Étude de cas
4.1. Choix du corpus et situation dans un interdiscours

14 Pour mener à bien cette étude de cas, j’ai sélectionné deux carnets de recherche,
UC@ctualité (section « Les attentats et après », corpus A) et ParenThèses (corpus B) dont
j’ai extrait en tant qu’observables le texte de présentation ainsi que les cinq derniers
billets en date du 10 mai 2017. On s’intéressera ici de manière privilégiée aux matériaux
(techno)discursifs, mais il est évident qu’ils sont à mettre en relation avec l’économie
globale du carnet de recherche (éléments visuels, énonciation éditoriale, structure et
catégorisations) et, plus largement, à la logique éditoriale de la plateforme Hypothèses.

Fig. 1 : Bandeau du carnet UC@ctualité (capturé le 14 novembre 2017)

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Fig. 2 : Bandeau du carnet ParenThèses (capturé le 23 novembre 2017)

15 Le premier carnet de recherche, UC@ctualité, suggère d’offrir comme mentionné par le


sous-titre une « mise en perspective de l’actualité par les universitaires ». Si la rubrique
« À propos » indique avant tout la volonté de fournir des matériaux à un lectorat de
médiateurs (journalistes, enseignants etc.), l’éditorial intègre la possibilité d’un
échange avec les collègues universitaires de toutes disciplines. Mais il est également
question d’exploiter l’espace de liberté qu’offre le format du blog pour produire un
savoir scientifique spécifique :
Ces contributions n’ont pas vertu à être des articles au sens de nos revues
scientifiques de recherche. Il s’agit de laisser la place à la liberté intime de
conviction de chaque auteur sans abandonner pour autant la rigueur scientifique et
la distance nécessaires au traitement de l’événement. (corpus A, billet 1)
16 Le second, ParenThèses, est animé par deux doctorants en histoire :
Le carnet se veut, d’une part, un véritable « laboratoire méthodologie » [sic] des
recherches doctorales de ses deux auteurs : seront publiés des billets portant sur
des auteurs et des ouvrages qui nous sont chers, sur des réflexions théoriques et des
paradigmes en usage dans notre discipline, de même que sur des hypothèses de
travail que nous élaborons dans le cadre de nos thèses respectives. D’autre part,
ParenThèses se veut également un lieu de promotion et de diffusion de l’histoire du
droit et des institutions […] Les auteurs de ce carnet tenteront, enfin, de s’aventurer
en dehors de leur champ de recherche habituel pour se livrer à des réflexions sur
les représentations du droit et des institutions dans les médias contemporains
(corpus B, billet 1)
17 Il semble donc, selon les dires des auteurs à tout le moins, que les contenus des blogs
UC@ctualité et ParenThèses correspondent à la définition donnée par Rinck du discours
scientifique. Ils visent la production de savoirs d’un type autre que celui diffusé dans
une revue disciplinaire à lectorat homogène, mais qui n’en reste pas moins pleinement
intégré dans le domaine des écrits scientifiques. Ces savoirs se démarquent par leur
inscription dans un interdiscours qui a vocation à dépasser les paradigmes d’un champ
disciplinaire donné pour rejoindre une sphère d’activité sociale plus large au sein de
laquelle l’activité scientifique se trouve intégrée.

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18 L’interdiscours au sein duquel s’exerce la prise de parole d’UC@ctualité est celui d’une
société française marquée par les attentats de 2015. Le carnet de recherche se présente
comme une zone intermédiaire entre ce traitement de l’événement dans la temporalité
immédiate « des médias et des réseaux sociaux » (corpus A, billet 1), et celui dont il fera
l’objet dans un second temps par les « experts » dans des revues spécialisées, qui
toutefois « ne permet pas toujours une vision pluridisciplinaire » (ibid.). Le carnet
permet aussi l’« ouverture à la société » (que ce soit par les auteurs envisagés, pour
l’essentiel des universitaires, mais également des artistes ou citoyens, ou par le lectorat
attendu) considérée comme « vocation première » des scientifiques (ibid.).
19 Le carnet ParenThèses se rapproche pour une part de l’interdiscours classique du
discours scientifique, où le chercheur se positionne au sein des paradigmes en cours
dans sa discipline. Toutefois, pour une autre part, il s’agit de médiatiser la démarche de
recherche dans son actualité, que ce soit par des réflexions sur des travaux en cours,
des comptes rendus d’événements scientifiques ou des interviews de chercheurs. Le
lien à l’actualité sociale n’est pas non plus absent : un billet comme « Le Moyen Âge vu
par les politiques » (corpus B, billet 2) procède de l’actualité des débats parlementaires
et questionne la pertinence des allusions à cette période historique par des hommes et
femmes politiques non historiens, à travers le temps. À nouveau, le discours
scientifique s’inscrit dans un interdiscours plus large où l’activité scientifique n’est plus
en marge des autres activités sociales ; ce qui a une incidence directe sur la
construction de l’ethos du chercheur.

4.2 L’ethos du chercheur-carnetier

20 Le chercheur est amené, dans ses écrits, à construire discursivement son autorité afin
de faire accepter de nouveaux savoirs à sa communauté disciplinaire. Sur quelles
composantes discursives repose l’ethos du chercheur respectable ? D’après Amossy,
c’est donc le ton impersonnel et l’effacement énonciatif qui construisent une image
fiable de l’homme de science. […] Il se dit et se montre par le refus de s’exprimer et
de se manifester. Ce faisant, il projette un ethos qui lui permet de proclamer son
appartenance identitaire à la communauté à laquelle il entend s’intégrer, et par
laquelle il demande à être reconnu (2010 : 191-192).
21 Ainsi qu’on l’a signalé sur la base de travaux antérieurs, l’effacement énonciatif n’est
pas la marque d’une absence de subjectivité6. Au sein des carnets de recherches du
corpus toutefois, cet effacement énonciatif n’a pas cours : au contraire, la majorité des
billets étudiés sont écrits à la première personne, et bien souvent en « je » – pratique
courante dans le blogging au demeurant. À l’origine, les blogs consistent soit en des
pages personnelles recensant les nouveautés de la toile par des liens hypertextes,
assurant en quelque sorte le rôle d’annuaire du Web (Web-log), soit en des
commentaires des actualités ; ils prendront aussi par la suite la forme d’un journal
exposant le vécu quotidien de leurs auteurs (Stassin 2016 : 25 et ss.). La dénomination
de « carnet de recherche en ligne », parfois privilégiée à celle de « blog » sur Hypothèses,
vise à mettre à distance cet héritage du blog comme espace d’écriture de l’intime pour
en asseoir la légitimité scientifique.
22 Dans ce contexte, la construction d’un ethos de chercheur fiable est d’autant plus
importante que l’autopublication d’écrits scientifiques est entachée d’un soupçon
d’illégitimité, ceux-ci ne faisant pas l’objet d’une révision préalable par les pairs. Que
devient alors la construction discursive de l’ethos dans cet environnement ?

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L’interdiscours mobilisé au sein des billets de blogs étudiés, on l’a vu, déborde
désormais les énoncés des positions concurrentes en vigueur dans le champ
disciplinaire des auteurs. De ce fait, le chercheur se positionne à présent non seulement
comme scientifique rigoureux, mais aussi comme partie prenante de la société : cette
double composante se manifeste à travers les billets du corpus.
23 Sur UC@ctualités (corpus A), qui inscrit le discours scientifique dans l’après des
attentats ayant marqué l’année 2015, chaque auteur se positionne comme chercheur
qui, participant tout d’abord de l’émotion ressentie par la communauté citoyenne,
appréhende progressivement les événements avec la rigueur de sa profession. L’ethos se
marque ainsi d’un point de vue langagier par le recours à des pronoms de première
personne qui rendent compte de ce glissement : que ce soit un « nous » dont le référent
bascule progressivement de la communauté citoyenne à la communauté de chercheurs
(billet 2), un « je » enregistrant dans un premier temps la réaction « sur le vif » du
citoyen pour ensuite prendre en charge l’énonciation du chercheur en littérature (billet
4) ou à nouveau de ce « nous » citoyen qui sollicite les éclaircissements d’un chercheur
interviewé (billet 6). Le billet 3, seul billet du corpus témoignant de la désinscription de
l’auteur, met en scène un historien soucieux de poser des questions, de formuler une
problématique claire, de qualifier adéquatement les événements et de les inscrire dans
une historicité, en documentant les termes « terreur », « attentats » ainsi que leurs
évolutions.
24 Cette tendance est également présente au sein du second corpus où les locuteurs
construisent, par des biais différents toutefois, cet ethos de chercheur-citoyen. Les
auteurs de ParenThèses se donnent à voir en historiens soucieux de suivre les règles de
scientificité en vigueur dans leur discipline par l’usage de sources authentifiées, d’une
méthode critique, le refus des anachronismes ou de toute instrumentalisation politique
des faits historiques. La concurrence d’historiens non certifiés (« il ne s’agit pas d’une
profession protégée » [corpus B, billet 2]) est bien présente dans les médias et nuit à
l’image de la recherche : ils cherchent à s’en distancier. À cet égard, les figures de
Stéphane Bern et de Lorànt Deutsch sont régulièrement convoquées comme repoussoir,
en tant qu’historiens amateurs souvent sollicités au détriment d’historiens de
profession. Au sein des billets, les auteurs veillent à expliciter leur méthode de travail
et référencer les archives, y renvoyant par hyperliens cliquables le cas échéant (billets
2 et 4). Ils se montrent préoccupés des questions de validité des sources, du
positionnement intellectuel dans un champ de recherche (ainsi qu’en témoigne
l’interview d’un chercheur réalisé dans le billet 3). Enfin, l’un des billets – qui consiste
en la relation de la soutenance de thèse de l’un des deux bloggeurs – s’interroge non
sans malice sur la place qu’occupe ce genre de discours au sein de la discipline, dans le
souci de ne pas délégitimer le contenu du carnet de recherche. Le locuteur tranche :
« On n’a qu’à dire qu’il s’agit de la retranscription de notes ethnographiques » – et titre
donc le billet « Observation (pas trop) participante d’une défense de thèse » (billet 6).
25 Mais la construction de cet ethos d’historien rigoureux se double d’une volonté
délibérée de casser l’image de l’universitaire sérieux enfermé dans sa tour d’ivoire et
ce, à deux niveaux. D’une part, on l’a déjà signalé, l’historien se montre concerné par
les possibilités d’utilisation de l’histoire à des fins politiques, contre laquelle il souhaite
prévenir l’allocutaire qui n’est pas forcément envisagé comme un universitaire. On
trouve un exemple manifeste de cette entreprise dans le billet 5, qui consiste en une
recension très critique (c’est le moins que l’on puisse dire) d’un ouvrage de Casali, La

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longue montée de l’ignorance. L’énonciation, très engagée, s’écarte de toute idée de


neutralité axiologique (« Écoeuré, je suis écoeuré » ; « j’ai l’impression de m’être fait
carjacker intellectuellement » ; « un potentiel élevé de nuisance intellectuelle », etc.).
Toutefois, le citoyen-chercheur se montre aussi comme un universitaire attaché aux
valeurs éthiques de sa profession, qui prend la peine de situer Casali dans un horizon
scientifique, culturel et médiatique, de citer des extraits de l’ouvrage auxquels il réagit,
de pointer les lacunes bibliographiques, et de faire porter les critiques sur des éléments
d’ordre épistémique (« Quels indicateurs ? On ne le saura jamais ») – suivant en cela le
format attendu de la recension d’ouvrage.
26 D’autre part, ce carnet de recherche se démarque par une touche humoristique
omniprésente, qui agrémente la lecture des billets. L’usage de l’humour est questionné
de manière réflexive dans un billet hyperlié au billet 6 7. Les auteurs exposent à la suite
de Bartlett (2014) en quoi l’humour manié à bon escient faciliterait l’appropriation des
savoirs : il n’y aurait donc pas lieu de s’en priver, a fortiori dans les espaces de
publications comme Hypothèses qui autorisent des formes plus légères et moins
conventionnelles de communication. Dans ParenThèses, l’humour se manifeste ainsi par
le recours massif aux figures de l’ironie et de l’allusion, qui reposent sur un implicite
partagé par l’auditoire ; il est également construit par des éléments visuels (gifs animés,
ou illustrations du billet 5, p. ex.) qui entrent en résonance avec les éléments discursifs.
Par ailleurs, un certain nombre d’énoncés d’archive convoqués – la plupart du temps
par le biais d’hyperliens cliquables menant vers des extraits YouTube (cf. infra), mais
également d’acronymes8, d’anglicismes9, de « phrases cultes »10 – manifestent la
connaissance d’une culture populaire dont la reprise et la mise en relation avec les
énoncés de l’archive scientifique contribuent à nourrir l’effacement des frontières déjà
signalé.
27 On voit ainsi que le chercheur-locuteur des billets étudiés, dans le but d’asseoir sa
légitimité, se présente à la fois comme respectueux des cadres et méthodes de sa
discipline, mais également comme un citoyen intégré dans une sphère d’activités plus
large ou, si l’on suit la terminologie de Maingueneau pour en revenir au plan du
discours, actif sur une scène d’énonciation à la fois scientifique et extra-scientifique
(2009 [1998]). Le savoir-faire du chercheur ne se marque pas ici par l’effacement
énonciatif et l’appropriation d’un habitus discursif, mais par la mise en scène d’une
méthodologie rigoureuse conformément à un ethos caractéristique du discours
scientifique, qui entend servir à produire des connaissances utiles à des non-
universitaires, sans qu’il s’agisse pour autant de vulgarisation.

4.3. À travers les discours, quelle(s) communauté(s) ?

28 L’humour déployé dans le carnet ParenThèses repose, outre sa composante visuelle et


technique, sur l’ironie et l’allusion, figures supposant un implicite source de
connivence entre le locuteur et son auditoire. Pour être efficaces, ironie et allusion
nécessitent d’être adressées à une communauté partageant un même bagage culturel et
informationnel, ainsi que des références communes. De ce fait, Perelman et Olbrechts-
Tyteca, qui soulignent le rôle argumentatif des figures, qualifient l’allusion de « figure
de la communion » par laquelle « l’on s’efforce de créer ou de confirmer la communion
avec l’auditoire » (Traité 1988 [1958] : 239 et ss.). L’apostrophe, autre figure de la
communion identifiée par les auteurs du Traité, est très présente dans les billets de
ParenThèses, témoignant d’un lien fort noué au lectorat anticipé (par exemple : « vous

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verrez, il y aura de quoi discuter » [Corpus B, billet 4] ; « Avouez ! Vous pensez à la


même chose que moi » [Corpus B, billet 5]). Les apostrophes au lecteur sont en
revanche marginales dans les textes d’UC@ctualité (on relève une question rhétorique,
« est-ce mieux ? », dans le billet 4 du corpus A).
29 Enfin, les billets recourent d’une manière particulière à la citation, autre figure de la
communion signalée par Perelman et Olbrechts-Tyteca qui renseigne d’ailleurs sur
l’interdiscours mobilisé. On sait la place prépondérante qu’occupent les sources
théoriques dans les textes scientifiques : ceux-ci s’appuient en effet sur une production
de savoir antérieure par rapport à laquelle se situe toute connaissance nouvelle
produite dans une activité de recherche. Or, la citation d’écrits scientifiques reste assez
marginale au sein des billets étudiés dans ParenThèses, à l’exception du compte rendu,
qui assez logiquement cite des extraits de l’ouvrage recensé (corpus B, billet 5). Les
citations émanent par contre de sources primaires (pièces d’archives : corpus B, billets
2 et 4) – auxquels s’ajoutent les nombreuses citations issues de la culture populaire
disséminées dans l’ensemble des billets, qui peuvent également prendre la forme de
gifs animés ou d’hyperliens renvoyant vers un extrait vidéo diffusé sur YouTube. On
trouve par contre davantage de références à la littérature scientifique sur UC@ctualité,
dans le billet « Que faire ? » (corpus A, billet 2), ainsi que dans « Les attentats… et après
quoi ? » (corpus A, billet 3), tandis qu’« Une sociologie des attentats » (corpus A, billet
6) consiste en l’interview d’un chercheur suite à la parution de son livre.
30 Le carnet UC@ctualité, par ailleurs, ne recourt pas aux procédés humoristiques – sans
doute le référent ne s’y prête-t-il pas. En revanche, on peut y observer l’usage d’une
figure comme l’hypotypose, catégorisée par Perelman et Olbrechts-Tyteca parmi les
« figures de la présence » qui ont pour effet de « rendre présent à la conscience l’objet
du discours » (1988 : 235). Ainsi, l’évocation d’une expérience humaine susceptible de
faire écho chez le lecteur : « Il y a ainsi des textes, des phrases, des tableaux que l’on
intériorise et qui, sommeillant en vous, viennent à se réveiller à l’occasion d’un
événement comme pour y porter un peu de leur pâle lumière » (corpus A, billet 4).
Autre exemple, le billet Que faire ? s’ouvre sur un rappel des attentats de Paris et des
manifestations qui s’en sont suivies :
Le Grand Duduche, le Roi des Cons mais aussi les Pandas (dans la Brume) et « celui
qui n’aimait pas les gens » (enfin, certains), entre autres, ont été assassinés un
mercredi matin de janvier 2015. Des Lumières se sont éteintes que de nombreuses
bougies ont tentées de raviver quelques jours plus tard sur une place devenue
« Chose Publique ». Espace public ? Tout le monde, tout le Monde ou presque, était
« Charlie ». Paris redevenait porteur d’une valeur culturelle universelle : « Citoyen,
quel est ton nom ? » (corpus A, billet 2).
31 Selon les propres termes de l’auteur, il s’agit là de l’« écriture automatique de mots-
symboles, porteurs d’images pour le monde » (ibid.) susceptibles de réactiver, chez le
lecteur, l’émotion ressentie à la suite des attentats contre Charlie Hebdo. Le rappel d’un
vécu commun aux Français est ici utilisé pour questionner la distance par rapport à
d’autres attentats ayant émaillés l’année 2015, à d’autres endroits du monde, sans pour
autant provoquer une mobilisation semblable à celle du mouvement rassemblé sous la
bannière « Je suis Charlie ». Le billet lance opportunément une réflexion sur le rôle du
discours comme lien social, et sur la fonction des chercheurs en information-
communication dans le décryptage de la communication médiatique des idéologies
structurant les communautés. Les éléments iconographiques co-construisent
également l’énonciation de ce billet : par exemple, l’image d’en-tête, représentant le

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passe-muraille de Montmartre11, fait écho à l’évocation des frontières invisibles qui font
barrière au partage de l’émotion.

Fig. 3 : Bandeau du billet « Que faire » (corpus A, billet 2) (capturé le 23 novembre 2017)

32 Figures de la communion et de la présence sont liées, dans la tradition rhétorique, au


genre épidictique ; un genre non pas à visée mais à dimension argumentative, reposant
sur le pathos qui entretient chez le citoyen une disposition à l’action. Bien entendu, les
textes scientifiques abordés ici ne peuvent être assimilés à des discours épidictiques.
Mais la dimension argumentative de ces textes semble concerner le citoyen au moins
autant que le scientifique. Quelle est alors l’action visée sur l’auditoire par ce recours
au pathos ? On peut sans doute y discerner le souci de convaincre l’auditoire du bien-
fondé d’une approche des questions sociales par les humanités, et une volonté de situer
cette recherche dans un cadre global. Les figures intègrent le lecteur, universitaire ou
non, dans une communauté sociale qui excède le champ académique ; le recours à
l’émotion – on l’a vu dans le cas de l’humour, c’est également le cas pour le
recueillement – est de nature à favoriser l’appropriation des savoirs en vue d’une
utilisation ultérieure par l’action citoyenne.

4.4 Technologies discursives

33 Les deux carnets étudiés recourent à divers degrés aux procédés technodiscursifs,
associant les qualités langagières et techniques du discours numérique. Dans les limites
de cette contribution, je m’attacherai uniquement à poursuivre la réflexion sur les
figures rhétoriques ; on gardera cependant à l’esprit que, dans l’environnement
numérique, l’allocutaire est invité à prendre part à l’écriture du texte en effectuant des
choix d’affichage et de paramétrage, ainsi que des choix de navigation dans le blog par
l’activation des filtres de catégories ou de mots-clés, voire de mots cliquables ou

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technomots (Paveau 2012) figurant au sein des billets qui dessinent un parcours de
lecture à travers l’archive. À cet égard, ParenThèses se démarque comme reposant sur
une intrication étroite des billets, soulignant la continuité de la réflexion dans le temps
long et les échanges entre ses deux animateurs12 ; à laquelle s’ajoutent de nombreux
renvois vers des pages externes.
34 Certaines figures observées dans le corpus ne peuvent advenir, se matérialiser, sans
action concrète de l’allocutaire : reposant sur des technomots, elles nécessitent en effet
l’activation d’un signe-passeur (Davallon et al. 2003) et la délinéarisation du discours
qui en découle pour exister. L’usager participe pleinement de la construction du sens à
travers cette opération (Paveau 2016 ; Saemmer 2015). On peut citer, à titre d’exemple,
cet extrait du billet 3 (corpus B) :

Fig. 4 : extrait du billet 3, corpus B (capturé le 14 novembre 2017)

35 Aucune allusion ou citation au sens classique du terme, mis à part les technomots « le
monde arabo-musulman » [soulignés, et en contexte signalés par une couleur
particulière] renvoyant à un extrait du film OSS 117 : Le Caire, nid d’espions 13 où le
protagoniste principal fait montre d’une totale ignorance sur la question. Seule
l’activation du lien par l’écrilecteur, toutefois, permet de saisir l’allusion amenée par la
citation de l’extrait.
36 Les pratiques de citation des sources font également appel aux textes hyperliés,
permettant éventuellement au lecteur de les vérifier par lui-même ainsi que l’avait
relevé Chartier (voir plus haut). Certains billets du corpus fournissent l’accès direct aux
références citées : c’est par exemple le cas dans le billet 2 du corpus B, où de
nombreuses sources primaires (essentiellement des discours politiques) peuvent être
consultées sur des sites externes par l’activation de technomots. Cette pratique de
renvoi vers les sources existe également sur UC@ctualité, par exemple dans le billet 3
où, en bibliographie, la Revue blanche est liée à la page Wikipédia présentant le
périodique, et où des livres cités figurent en vignettes cliquables sur le côté gauche du
billet :

Fig. 5 : extrait du billet 3, corpus A (capturé le 14 novembre 2017)

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37 Les éléments technodiscursifs participent ainsi d’une sollicitation directe de


l’allocutaire qui se voit dès lors invité à prendre une part active dans le processus
d’appropriation des savoirs.

Conclusion
38 Je voudrais à présent tirer quelques éléments de conclusion, dans les limites permises
par une analyse forcément restreinte sur un corpus qui l’est tout autant.
39 Premièrement, le discours scientifique produit en régime d’Open Science ne peut plus
être considéré comme un discours fermé, même si ce sont avant tout les
caractéristiques techniques des modes de diffusion de la science ouverte qui offrent la
possibilité que ces écrits soient lus par un public extra-académique. Les discours
d’escorte (des pouvoirs politiques comme l’UE, ou au niveau de la plateforme Hypothèses
) encouragent de fait les chercheurs à tenir compte de ce nouveau public ; et certains
d’entre eux – c’est le cas dans les billets étudiés – ajustent leurs pratiques à cette
injonction. C’est à ce niveau que le concept de dimension argumentative prend son
utilité : ce ne sont pas seulement les technologies discursives des écrits scientifiques en
ligne qui provoquent la transformation du discours scientifique, même s’ils sont
essentiels, mais bien la prise en compte d’un public plus large qu’autorisent les modes
de diffusion de la recherche dans l’environnement numérique.
40 De ce fait, la finalité en vue de laquelle s’exerce la dimension argumentative des textes
scientifiques peut se trouver modifiée. La dimension argumentative des discours
étudiés ici porte non tant sur une prise de position dans un champ scientifique défini
que sur l’utilité sociale de savoirs et méthodes en Humanités, dont il s’agit de
convaincre l’allocutaire. Si la prise de position à l’encontre de pairs existe dans
ParenThèses (ex. corpus B, billets 3 et 5), il s’agit davantage de proposer une image de la
recherche en train de se faire suivant les règles de l’art, potentiellement utile à un
public profane qui au demeurant goûtera les allusions à la culture populaire. Ce
positionnement se trouve également sur UC@ctualité (ex. billet 2, corpus A), qui sert de
façon similaire une finalité externe à la progression d’un champ de recherche puisqu’il
s’agit de fournir une grille d’analyse à des faits d’actualité. Dans l’un et l’autre cas,
l’interdiscours mobilisé inscrit la recherche dans un contexte social plus large qui
dépasse le champ académique. Par ailleurs, les marques discursives qui construisent ces
deux types d’actualité, sociale et professionnelle (par exemple les apostrophes à
l’allocutaire qui ont été signalées) lient l’énoncé à sa situation d’énonciation et placent
le discours scientifique sur un plan embrayé, alors qu’il est ordinairement réputé ne
pas l’être (Maingueneau 2009 [1998] : 91). On signalera toutefois une certaine continuité
des usages en ce sens qu’il s’agit toujours bien, à l’instar de ce qui se fait dans les
publications scientifiques imprimées, de présenter la figure d’un locuteur-chercheur à
même de servir de caution à la validité des savoirs diffusés 14.
41 Ensuite, les stratégies rhétoriques d’adaptation à ce public anticipé sont de nature à
favoriser l’appropriation des connaissances de manières variées. On peut ici les
regrouper en trois catégories : (1) la construction d’une autorité discursive visant à
légitimer la démarche du chercheur en Humanités et à justifier la scientificité des écrits
de blogs15, (2) le recours aux émotions que suscite le pathos des figures amenant le rire,

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le recueillement ou le sentiment de partage, ainsi que (3) l’usage des technologies


discursives engageant le lecteur à vérifier des sources et se documenter.
42 Enfin, on pourrait s’interroger sur la tension entre l’hétérogénéité du public que rend
possible le brouillage des frontières de la communication scientifique sur blog, et
l’abondance des figures de la présence et de la communion qui visent à renforcer le
sentiment d’inclusion dans une communauté16. Sans trancher nécessairement ici la
question, cette tension pourrait se résoudre dans la dimension d’une science citoyenne,
souvent liée à l’Open Science ; soit une science au service de l’intérêt général, qui voit le
citoyen prendre part à la recherche mais également le chercheur agir en tant que
citoyen (Stilgoe 2009). Cette tension manifeste, une fois de plus, la volonté d’inscrire la
recherche dans un contexte social plus large, comme activité citoyenne à part entière.
43 La notion de dimension argumentative se révèle opératoire pour traiter des écrits
scientifiques en accès ouvert, dans les limites du corpus étudié du moins. Le concept
reste toutefois très en prise sur une conception classique de l’analyse du discours
portant sur des corpus oraux et imprimés, en ce qu’il ne tient pas compte de
l’énonciation éditoriale ou visuelle des écrits d’écran, par laquelle se construit d’une
part une image de l’allocutaire par l’inscription dans un univers culturel donné et
d’autre part une autorité énonciative à travers les logiques de réquisition qui poussent
l’allocutaire à agir sur le texte. On pourrait par ailleurs s’interroger de manière plus
approfondie sur le statut des ressources hyperliées (vidéos YouTube, articles, etc.),
qu’on pourrait rapprocher des moyens de preuve extra-techniques17 – non construites
discursivement par l’orateur – de la rhétorique classique. Une telle approche pourrait
s’appuyer sur les travaux déjà mentionnés (Saemmer 2015 ; Paveau 2016).

BIBLIOGRAPHIE
Tous les liens de l’article ont été vérifiés le 22 juin 2017.

Sources primaires

Corpus A

Caron, Jean-Claude. 2016. « Les attentats… et après quoi ? ». UC@ctualité. Publié le 28 septembre
2016. URL : https://ucactualite.hypotheses.org/63. [billet 3]

Mesnard, Philippe. 2016. « L’imagination de la terreur ». UC@ctualité. Publié le 28 septembre 2016.


URL : https://ucactualite.hypotheses.org/82 [billet 4]

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Argumentation et Analyse du Discours, 20 | 2018


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Verreycken, Simon [pseud. de Nicolas Simon et Quentin Verreycken]. 2017. « Droit au but : Bram
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www.sens-public.org/article1059.html

Volochinov, Valentin Nicolaïevitch. 2010. Marxisme et philosophie du langage. Éd. par Patrick Sériot
(Limoges : Lambert-Lucas)

NOTES
1. L’Open Science consiste à promouvoir le libre accès aux données de la recherche ainsi qu’aux
publications scientifiques, afin de favoriser la circulation des connaissances (Commission
Européenne 2016).
2. Le catalogue des carnets de recherche est accessible à l’adresse https://www.openedition.org/
catalogue-notebooks. En novembre 2017, 2488 carnets y figuraient.
3. Il faudrait encore distinguer, à la suite de Boch et Grossmann (2007: §9), entre la neutralité,
soit l’absence de prise de position (qui est illusoire dans le cas du discours scientifique) et
l’objectivité, qui est construite par les procédés énonciatifs du discours scientifique.
4. On se référera à l’étude de Guylaine Beaudry : La communication scientifique et le numérique
(2011).

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131

5. HYPOTHÈSES, s. d. « À propos », Hypothèses. URL: https://fr.hypotheses.org/a-propos-


dhypotheses. Notons par ailleurs que la plateforme est ensuite devenue multilingue : quatorze
langues sont ainsi répertoriées au catalogue (novembre 2017).
6. Il faudrait encore distinguer ici entre subjectivité déictique et subjectivité modale (Rabatel
2005) . Dans le discours scientifique traditionnel, l’effacement énonciatif concerne
essentiellement la première, ce qui n’est plus le cas dans les exemples de notre corpus.
7. Quentin Verreycken, 2014. « Why so serious? De l’usage de l’humour dans la production
scientifique ». Billet ParenThèses, publié le 13 octobre 2014. URL : https://
parenthese.hypotheses.org/158.
8. Ex. : « Ils sont tellement YOLO en 1913 qu’ils prennent des copies authentiques d’actes du 18 e
siècle en séance plénière » (corpus B, billet 2). YOLO est l’acronyme de « You Only Live Once », qui
peut être prononcé avant de procéder à une action dangereuse ou décalée.
9. Ex. « en termes de whathefuckesque organisationnel » (corpus B, billet 5).
10. Ex. : « Hasta la vista baby » (corpus B, billet 2) – célèbre réplique du film Terminator 2 réalisé
par James Cameron en 1991.
11. Source : Flickr. Attribution : Martine. Licence (CC BY-NC 2.0)
12. Un exemple tiré du corpus B : le billet 6 (relation de la défense de thèse) se clôt sur un renvoi
au billet 5 (compte rendu de l’ouvrage de Casali manifestement reçu à l’issue de la soutenance de
thèse en question).
13. Réalisé par Michel Hazanavicus en 2006.
14. Je remercie le relecteur de cet article d'avoir attiré mon attention sur ce point.
15. Dans le corpus, hormis les textes de présentation, un texte ne correspond clairement pas à la
définition de l’écrit scientifique proposée par Rinck : il s’agit du billet « Les dessins d’Adrien
Weber, quelques jours après les attentats du 13 novembre » (billet 3, corpus A). Étant donné qu’il
s’agit de croquis, je n’en ai pas fait mention dans l’analyse – bien qu’il puisse être intéressant de
questionner par ailleurs l’hétérogénéité des contenus dans l’économie générale d’un carnet de
recherche.
16. Je remercie Grégory Cormann d’avoir attiré mon attention sur ce point.
17. Sur le rôle des textes ou documents audio-visuels, hyperliés, discours rapportés/montrés directs
utilisés comme moyens de preuve, voir Rabatel (2017: 379-394).

RÉSUMÉS
La présente contribution entend questionner la dimension argumentative (Amossy 2000) d’écrits
scientifiques natifs du Web que sont les billets de blog. Des travaux antérieurs ont mis en
évidence le rôle majeur des moyens de persuasion qui traversent le discours scientifique. Si ce
type de discours est traditionnellement considéré comme un discours fermé, à l’attention des
pairs, les dispositifs numériques autorisent l’élargissement potentiel du lectorat de la recherche.
L’auditoire hétérogène que présuppose le contexte de l’Open Science amène dès lors à s’interroger
sur les stratégies rhétoriques d’adaptation au public mises en œuvre par les carnetiers pour
favoriser l’appropriation des savoirs diffusés. L’étude de la dimension argumentative des écrits
de blogs, qui intègre dans l’analyse du discours scientifique la préoccupation d’une action sur
l’auditoire, fournit des outils pour expliquer le recours aux moyens de preuves rhétoriques au
sein de textes qui ne possèdent pas une visée argumentative explicite. Nous en testerons ici

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l’opérativité, en étudiant plus précisément deux carnets de recherche : l’un donnant la parole à
des chercheurs dans le contexte de la société française post-attentats, l’autre se rattachant à
l’actualité de la recherche – en l’occurrence, celle d’une thèse en cours, relatée par deux
historiens.

This contribution aims to examine the argumentative dimension of scientific blog posts. Previous
works have shown the important role of persuasion means in scientific discourses, usually
viewed as «closed discourses” exclusively addressed to peers. However, new modes of diffusion
due to the Open Science context are changing the expected audience of scientific writings and
thus involve new rhetorical strategies in order to take into account a broader public. The concept
of “argumentative dimension” (Amossy 2000) entails the adjustment to an audience in order to
win shared acceptance of a vision and therein the use of rhetorical means of proof (ethos, logos,
pathos). This article discusses this concept by way of a case study based on two academic blogs
from the French platform Hypothèses : on the one hand, a blog that gives voice to French
researchers after the 2015 terrorist attacks, on the other hand, a blog where two historians are
relating their current PhD project.

INDEX
Mots-clés : blogging scientifique, dimension argumentative, discours scientifique, Open Science
Keywords : academic blogging, argumentative dimension, Open Science, scientific discourse

AUTEUR
INGRID MAYEUR
Université de Liège, UR Traverses, Sémiotique et Rhétorique

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Questionner un écrit professionnel


au prisme de sa dimension
argumentative : le cas du dossier
d’usager en CSAPA
Exploring professional writings through its argumentative dimension: the user
record in French addiction treatment centers (CSAPA)

Séverine Equoy-Hutin et Virginie Lethier

Introduction
1 Cette contribution propose de s’intéresser à un écrit professionnel, le dossier d’usager
circulant dans un Centre de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie
(CSAPA), et de le considérer sous l’angle du concept de « dimension argumentative »,
afin d’en éprouver la validité et la pertinence pour l’analyse des genres professionnels.
2 L’analyse de l’argumentation dans le discours (Amossy 2012 [2000]) se fonde sur une
conception étendue de l’argumentation et s’est dotée d’une ambition empirique qui lui
donne tout son intérêt sur le plan social. Elle vise en effet à élaborer un cadre
conceptuel à partir de l’étude de discours issus de pratiques langagières diversifiées,
pris dans leur matérialité et leur contexte socio-historique singuliers. En outre, elle
accorde une place de choix aux genres de discours considérant qu’« il faut se référer au
genre de discours pour saisir la parole en action, dans ses possibilités et ses
contraintes » (Amossy 2012 : 28).
3 Les genres du discours professionnel sont jusqu’ici restés en dehors du champ de
l’argumentation dans le discours, qui s’est dans un premier temps principalement
concentrée sur les discours littéraire, politique et médiatique. Or ceux-ci peuvent tout
aussi légitimement prétendre être envisagés comme un objet fécond permettant
d’éprouver la théorie-cadre, en l’ouvrant notamment à des problématiques afférentes
comme celles de l’écriture collective, des stratégies d’acteurs et de l’action

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professionnelle. Nous postulons à ce titre que l’étude des genres du discours


professionnels peut nourrir le programme de recherche amorcé par Amossy
précisément en ce qu’ils mobilisent « des modes de fonctionnement non répertoriés,
voire des modèles de raisonnements alternatifs » (2009 : 239) qu’il s’agit de mettre au
jour.
4 Les « écrits professionnels » ont donné lieu à une abondante littérature (Borzeix et
Fraenkel 2005, Filliettaz et Bronckart 2005, Bouquet et Riffault 2009, Matuszak 2014,
Delcambre 1997), et on la doit principalement au réseau interdisciplinaire Langage et
Travail qui problématise les relations entre pratiques langagières et activités
laborieuses. Les activités langagières au travail (Filliettaz et Bronckart 2005)
s’organisent en « genres professionnels » (Boutet 2005) qui diffèrent d’un métier, d’une
situation et d’un secteur professionnel à l’autre et structurent l’écologie discursive et
communicationnelle d’un univers de travail donné. Nous postulons qu’en dépit de leur
grande diversité, les écrits professionnels partagent un certain nombre de propriétés et
de régularités qui résultent de leur appartenance à l’hypergenre des genres
professionnels : par exemple, l’économie des moyens verbaux (style elliptique,
asyntacticité, siglaison) témoigne de leur rapport étroit au contexte d’action et aux
objectifs de l’activité, ainsi que d’une relation particulière au temps. Par ailleurs, les
écrits professionnels se caractérisent par une forte plurisémioticité observable dans la
complémentarité des supports et des ordres de l’oral et du scriptural.
5 L’écrit professionnel que nous nous proposons ici d’étudier, le dossier d’usager, ne se
présente pas comme relevant d’une entreprise argumentative. Toutefois, en
l’envisageant sous l’angle de sa dimension argumentative potentielle (Amossy 2012
[2000]), nous postulons qu’une analyse argumentative permet au professionnel et au
chercheur d’appréhender des phénomènes qui renvoient à des logiques d’acteurs
professionnels en situation. Autrement dit, aborder le dossier d’usager en saisissant les
traces de sa dimension argumentative contribuerait à révéler les enjeux de cette
pratique d’écriture, dans le champ de la communication et de la circulation des
discours au travail d’une part, et de l’action des professionnels engagés dans un
processus quotidien d’accompagnement de l’usager en situation d’addiction d’autre
part.
6 Dans un premier temps, il s’agira de discuter l’adéquation du cadre méthodologique et
théorique de l’argumentation dans le discours à un tel genre premier (Bakhtine 1984).
Dans un second temps, nous présenterons le terrain d’étude et ses spécificités, ainsi que
les caractéristiques du corpus sur lequel se fonde cette contribution. Il s’agira enfin
d’envisager le dossier d’usager comme relevant d’une écriture problématisante et
d’examiner quelques lieux discursifs dans l’espace desquels se joue la dimension
argumentative.

1. L’argumentativité des genres professionnels en


question
7 Pour certains genres professionnels, tels que le rapport de signalement (Cislaru et al.
2008), l’argumentation constitue indéniablement une entrée d’analyse riche en
perspectives. En revanche, on peut s’interroger sur sa pertinence dans le cas de genres
qui, a priori, ne relèvent pas d’une entreprise de persuasion affichée. Pour autant,
échappent-ils à l’argumentation ? En quoi l’analyse argumentative peut-elle constituer

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un cadre fructueux pour mieux appréhender leur fonctionnement et leur potentiel


d’action ?

1.1. Une conception étendue de l’argumentation pour l’analyse des


genres professionnels

8 Un premier élément de réponse est à trouver dans la conception étendue de


l’argumentation proposée par Amossy et dans la distinction entre visée argumentative
et dimension argumentative (2012 [2000] : 25) qui est à envisager sur le mode d’un
continuum. Le champ d’étude de l’argumentation dans le discours n’intègre plus
seulement les discours correspondant à une entreprise argumentative (visée
argumentative) : il s’ouvre aussi aux discours qui orientent « le regard de l’allocutaire
pour lui faire percevoir les choses d’une certaine façon » (2008 : 11) 1. Amossy opère
ainsi un déplacement essentiel des pôles de la communication argumentative,
habituellement restreinte à la confrontation des points de vue explicite et forte, de
sorte que celle-ci « de surcroît lorsqu’elle est polémique, constitue l’un des pôles de
l’argumentation, l’autre étant la dimension argumentative des discours » (2012 : 18).
Pour l’argumentation dans le discours, il y aurait donc lieu d’envisager
l’argumentativité dans des situations non-conflictuelles et de prendre en compte les
discours qui s’échafaudent sur le mode de la coopération et de la complémentarité des
points de vue, ou qui visent le renforcement de l’adhésion dans l’épidictique. Ce
programme fait écho aux propositions de Nonnon qui envisage les discours polygérés et
met l’accent sur la dynamique constructive s’exerçant dans une « activité de
tâtonnement en commun » (1996 : 74) :
Cette représentation de l’argumentation comme obligation de disposer d’une
réponse déterminée face à un problème, de se tenir à un avis et de le défendre
constitue certainement un obstacle épistémologique pour d’autres activités
argumentatives, la dissertation philosophique par exemple, qui relèvent plus de
l’examen d’un problème, où l’on cherche à instruire une question, à établir un
parcours autour d’une notion en adoptant tour à tour, de façon contrôlée,
différents points de vue (1996 : 68).
9 Ce déplacement vers une conception étendue de l’argumentation est tout
particulièrement important pour l’approche des genres professionnels qui ne sont
généralement pas placés sous le régime de l’antagonisme ou de la polémique, mais bien
sous celui de la coopération et de la coordination au service d’une finalité partagée.
C’est le cas pour la communication au travail qui répond à un « impératif de
coordination » (Grosjean et Lacoste 1999). Celui-ci s’effectue toujours en coopération et
en coordination de sorte que la dimension collective, la mise en commun des
informations, la mutualisation des savoirs et des savoir-faire, en constituent une des
conditions de réussite fondamentale. La communication au travail construit et donne à
voir des rapports de places, de pouvoir, de domination, de coopération, de co-
construction et remplit des fonctions cognitives, sociales et réflexives qui sont à mettre
en relation avec la nature des structures organisationnelles, les identités
professionnelles et les routines de travail.
10 Cette conception étendue de l’argumentation nous semble dès lors constituer un cadre
théorique approprié pour l’analyse des genres professionnels ne visant pas à faire
adhérer l’autre à une position ni à défendre des positions antagonistes mais bien à co-

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construire une position commune au-delà des individualités ou des missions attribuées
localement à tel ou tel acteur.

1.2. Comment reconstruire la dimension argumentative des


discours professionnels ?

11 La notion de dimension argumentative fait écho à celle d’« argumentation indirecte »


développée par Rabatel (2016 : 28). Ces deux notions ont en commun de renvoyer à des
discours qui « argumentent sans paraître argumenter » (2016 : 31) et ne présentent pas
un raisonnement ou une structure d’ordre logique. Un premier trait définitionnel de la
notion de dimension argumentative serait donc la discrétion des éléments formels du
raisonnement repérables à la surface du texte :
Souvent, l’orientation [argumentative] donnée au discours apparaît dans des traces
langagières (modalités, axiologiques, connecteurs, etc.) sans que se dégage pour
autant un argument formel. Parfois, cet argument ne s’énonce que sous une forme
elliptique et qui nécessite le recours de l’interdiscours pour pouvoir être
reconstruit (Amossy 2012 : 7).
12 Moins que des éléments accessibles dans et par la matérialité textuelle, l’évaluation de
la dimension argumentative dépend d’un mouvement de contextualisation. Celui-ci
consiste tout d’abord à resituer l’énoncé dans la situation de communication dont il
relève afin d’en dégager la « socialité » (Amossy 2005 : 61). Cette prise en compte du
contexte suppose notamment de spécifier la nature du contrat de communication
(Charaudeau 1998 : en ligne) qui régit la situation et de déterminer la finalité de l’acte
de communication, l’identité des partenaires, le propos et les circonstances matérielles
de l’échange.
13 Ensuite, parce qu’on ne saurait évaluer la « dimension argumentative des discours en
dehors d’une situation où deux options au moins sont envisageables » (Amossy 2010 :
32), certains énoncés, même s’ils ne se présentent pas comme une réponse explicite à
un énoncé antérieur, peuvent présenter une dimension argumentative en vertu du
principe dialogique. La potentialité de la dimension argumentative s’actualiserait ainsi
dans l’interdiscours, entendu comme l’ensemble des unités discursives avec lesquelles
cet énoncé particulier entre en dialogue implicite ou explicite, de façon volontaire ou
non, et qui participent à la construction de son sens.
14 L’importance de l’interdiscours pour la mise au jour de la dimension argumentative
appelle deux remarques. La première, générale, vise à pointer que l’interdiscours, s’il
relève bien des « matériaux préexistants » (Amossy 2010 : 94) à l’échange argumentatif,
ne constitue pas un observable existant en dehors des choix herméneutiques de
l’analyste. Dans la pratique d’analyse, il appartient au chercheur de délimiter les types
de relations interdiscursives (discours cités, discours du même genre, discours d’un
autre genre traitant d’un même thème, etc.) qu’il considère comme une des bases
pertinentes pour reconstruire la dimension argumentative du discours étudié
(Maingueneau 1996 : 50-51, cité dans Amossy 2010 : 94).
15 Une deuxième remarque émane plus spécifiquement de l’analyse de genres
professionnels. Amossy remarque avec justesse que le dialogisme est d’autant plus
évident quand « il s’agit d’affaires publiques ou d’événements mondiaux sur lesquelles
différentes opinions, éventuellement conflictuelles, sont toujours possibles » (Amossy
2009 : 240-241). Qu’en est-il alors pour les énoncés relevant de genres qui ne participent

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pas à un « échange public sur un problème de société » (2012 : 14) ? Autrement dit, quel
est l’univers dialogique des discours professionnels ? Les implications de cette question
sont avant tout d’ordre méthodologique : dans quelle(s) mesure(s) et sur quel(s)
critère(s) l’analyste peut-il identifier et délimiter l’horizon des discours antérieurement
émis auxquels répondent implicitement ou explicitement, de façon consciente et
volontaire ou non, les énoncés des genres professionnels ?

1.3. Problématisation et dimension argumentative

16 La notion de dimension argumentative est étroitement corrélée à une activité


discursive qui « problématise ». Ainsi, Amossy remarque que la dimension
argumentative des Thibaut de Roger Martin du Gard tient à ce que « le discours du
roman problématise, [...] soulève des questions de société et engage une réflexion plus
qu’il ne démontre une thèse » (2009 : 246). Ce faisant, « le discours argumentatif peut
proposer des questions qu’il travaille à dégager et à formuler, mais qu’il se refuse à
trancher. Il peut soumettre un problème à la réflexion de l’auditoire sans pour autant
avancer de solution définitive » (2012 [2000] : 35).
17 Par suite, nous formulons l’hypothèse que certains genres professionnels, dont le
dossier d’usager, problématisent, soulèvent des questions et engagent une réflexion sur
le mode de la co-construction d’un point de vue collectif. En d’autres termes, la
problématisation constituerait une activité cognitive et une caractéristique
argumentative majeure de certains genres professionnels fondés sur la coopération et
la coordination. Cette dimension argumentative se caractériserait par le fait que les
partenaires de l’échange œuvrent en vue de la co-construction d’un point de vue
collectif, donnant lieu à des échanges non-polémiques de points de vue non tranchés.
Une telle conception de la problématisation ne présuppose donc pas une logique
d’antagonisme entre les sujets parlants, qui ne sont pas mus par l’objectif d’imposer
leur point de vue, mais tout au plus de le faire entendre et de l’inscrire dans le
processus collectif de questionnements et de prise de décision. Ainsi, la dimension
argumentative des textes serait constituée de l’ensemble des contributions explicites
ou implicites qui alimentent un cadre de questionnement, en font progresser la densité
problématique, voire participent à son orientation vers une conclusion-action
particulière.
18 Le terme « implicite » est ici important : en effet, la problématisation revient à
soumettre un propos (ou thème) et à le circonscrire dans un « cadre de
questionnement » opposant deux assertions – implicites ou explicites –, et à inviter
l’interlocuteur à s’en saisir pour s’interroger sur un fait ou un acte d’énonciation. Parce
qu’elle vise à mettre en question une assertion, la problématisation amène donc à
considérer une « pluralité d’options » de façon plus ou moins implicite (Amossy 2010 :
32). Dans notre cas, la question est de savoir comment la problématisation prend
forme(s) dans un écrit professionnel résolument tourné vers l’action et placé sous le
sceau de la coopération et de la coordination.

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138

2. Du terrain au corpus d’analyse


2.1. Éléments de contextualisation

19 Ces réflexions sur la dimension argumentative des écrits professionnels trouvent leur
origine dans le projet interdisciplinaire « Parole émergée » 2 (2013-2016) dont l’objectif
était de contribuer à une meilleure connaissance des enjeux de la communication et du
langage dans la relation de soin et d’accompagnement en addictologie. Le terrain
d’étude de ce projet est un Centre de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en
Addictologie (CSAPA) généraliste de Haute-Saône.
20 La sphère d’activité dont relève ce type de structure est celle du travail médico-social,
couramment défini comme l’ensemble des « activités sociales conduites par des
personnes qualifiées, dans le cadre d’une mission autorisée et/ou prévue par la loi, au
sein de structures publiques ou privées, en direction de personnes ou de groupes en
difficultés, afin de contribuer à la résolution de leurs problèmes » (Barreyre et Bouquet
2006). Le champ d’intervention des CSAPA est celui de l’addictologie : créés en 2007, ces
structures pluridisciplinaires de proximité résultent du regroupement des services
spécialisés pour l’alcool et les drogues3.
21 Dans ce champ « sensible » – notamment parce qu’il fait l’objet de nombreux débats
sociétaux –, une expertise est reconnue à l’« usager » comme en témoignent les
désignants utilisés par la structure : en effet, le terme d’« usager » reflète un modèle
thérapeutique reconnaissant ce dernier comme un acteur du parcours de soin, par
opposition à une relation hiérarchique et ascendante entre l’usager « addict » et le
professionnel-expert.
22 Le CSAPA de Haute-Sâone accueille des usagers de différents âges, de milieux sociaux et
dans des situations familiales, sanitaires et professionnelles très hétérogènes, évoluant
dans un département rural et le plus souvent poly-addicts (drogue, alcool,
médicaments). Différentes professions y coopèrent pour proposer à l’usager un
dispositif de soin à plusieurs voix et à plusieurs niveaux d’interventions : un directeur
(également éducateur), cinq médecins, un éducateur, deux infirmières, deux
psychologues et une animatrice. Cette pluridisciplinarité renvoie à une conception
globale de l’addictologie qui postule que ni les causes ni les solutions aux conduites
addictives ne sont exclusivement biologiques, sociales ou psychologiques (Pedersen
2015 : 124). Cette prise en charge pluridimensionnelle induit une indispensable
« cohérence entre les différents acteurs pour œuvrer dans la même direction »
(Lascaux et Morel 2016 : 340). Ainsi, le partage d’informations s’avère essentiel dans la
mesure où « il enrichit l’observation, oblige chacun à clarifier le rôle des différents
intervenants et garantit une continuité des soins par l’équipe pluridisciplinaire »
(Lascaux et Morel 2016 : 343).

2.2. Le dossier d’usager comme matériau d’observation empirique

23 Au sein du CSAPA, différents genres professionnels sont mobilisés pour garantir ce


partage d’informations essentiel à la mise en œuvre d’une action concertée. Le dossier
d’usager – une relation hiérarchique et ascendante entre l’usager « addict » et le
professionnel-expert – ainsi que le désignent les professionnels de la structure, est la
pierre angulaire de cet espace communicationnel.

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139

24 Chaque dossier se présente sous la forme d’un classeur souple, à l’organisation stable :
sa première section contient des informations personnelles 4 et administratives sur
l’usager, ainsi que sur sa situation sociale, juridique et familiale. La deuxième section
est dédiée aux notes des professionnels inscrites sur des feuilles libres A4 sans lignes
pré-dessinées5, qui n’imposent donc aucune contrainte de format aux professionnels :
celles-ci sont organisées en sous-sections structurées par des intercalaires dédiés aux
différentes disciplines. Cette organisation matérielle témoigne de la reconnaissance des
spécificités disciplinaires (en matière de compétences et de champ d’action), tout
comme de leur coexistence et de leur complémentarité au sein de la structure pour une
prise en charge globale de l’usager. Stocké dans une armoire située dans une salle
commune, ce dossier circule dans la structure d’un professionnel à l’autre, d’un bureau
à l’autre. De ce point de vue, le dossier s’inscrit dans une logique qui vise à faciliter le
déploiement d’une intelligence collective et une coordination pluridisciplinaire. La
réussite du projet d’accompagnement présuppose en effet que les professionnels
associent, en les partageant, « leurs perceptions de l’environnement qui permettent
une plus grande conscience des éléments de la totalité » (Lascaux et Morel 2016 : 335)
pour ensuite déterminer et mettre en place des actions.
25 Outil et trace matérielle d’un processus de réflexion, de planification, de prise de
décision et de mise en visibilité des actions menées ou à mener, le dossier d’usager
épouse donc la temporalité du parcours d’accompagnement et de soin. Chaque prise
d’écriture s’expose à la relecture, immédiate ou différée, par les « autres » mais aussi
par soi. Car les notes font également fonction de vade-mecum et soutiennent la cohésion
et la progression des échanges et des actions aux différentes étapes de suivi de l’usager.
Au-delà d’assurer « une persistance à travers les traces » (Rot et al. 2014 : 10) et
d’assurer la mémoire du suivi, le dossier d’usager revêt trois fonctions principales :
faire faire, faire savoir, mais aussi faire preuve (Fraenkel 2005 : 254), notamment parce
qu’il constitue un objet institutionnel sur lequel sont fixées par écrit les traces d’actes
d’accompagnement et de soin.
26 Le dossier pose ainsi la question de l’adressage multiple et des modes de circulation de
l’information : s’il est avant tout un écrit de l’« espace protégé de l’entre nous
professionnel » (Laé 2008 : 18), c’est-à-dire un écrit rédigé par et pour les pairs, le
dossier d’usager est par ailleurs un document consultable par une autorité externe au
CSAPA, dans des cas très exceptionnels, par exemple sur commission rogatoire dans
une procédure judiciaire. De plus, dans le cadre de la loi « loi Kouchner » 2002-2,
l’usager peut consulter son propre dossier sur demande écrite au directeur. Les
professionnels savent donc qu’ils seront potentiellement lus par l’usager, avec lequel
une relation de confiance est essentielle pour le déroulement du parcours de soin.
27 Dans quelle mesure ce régime de circulation peut-il conditionner l’écriture et
participer à la dimension argumentative du dossier d’usager ? Comment le contexte
pluridisciplinaire, le cadre matériel de la prise d’écriture, le caractère multiple de
l’instance adressée qui excède l’« entre nous » professionnel croisent-ils la nécessité du
partage d’informations et une déontologie qui invitent parfois à ne pas « tout dire »
(Equoy-Hutin et Mariani-Rousset 2016) pour respecter l’intimité de l’usager et de sa
famille ? Quelles relations peut-on établir entre l’ensemble de ces éléments et la
dimension argumentative que nous cherchons à mettre au jour ?

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2.3. Hétérogénéités du dossier d’usager

28 Parmi l’ensemble des matériaux recueillis lors du projet « Parole émergée », nous avons
sélectionné huit dossiers d’usager qui constituent le corpus-échantillon sur lequel se
fonde cette contribution. Ce corpus présente des formes d’hétérogénéités dont il
convient de faire état brièvement.
29 Les dossiers d’usager incluent tout d’abord des (sous-)genres hétérogènes, qui relèvent
principalement de la forme prototypique du compte rendu (d’appels téléphoniques,
d’entretiens, d’actions), conformément aux recommandations publiées dans les guides
des bonnes pratiques publiés par la direction générale de l’action sociale 6. Ces
documents et les manuels dédiés au travail médico-social invitent le scripteur qui
recourt au genre du compte rendu à tendre vers un idéal d’objectivité et à mettre en
œuvre une écriture de la factualité. Un tel idéal rentre néanmoins potentiellement en
tension avec la mission d’évaluation de la situation (psychologique, sociale, médicale)
de l’usager au prisme des grilles professionnelles du soignant. Cette tension atteint son
paroxysme dans le cas du compte rendu de « l’entretien d’évaluation » entre
l’éducateur ou le psychologue et l’usager – entretien qui initie le parcours de soin –, où
les frontières entre le rapport et le compte rendu tendent à s’amenuiser.
30 Une autre forme d’hétérogénéité caractéristique du dossier tient à ce qu’il met en
réseau une succession de tours d’écriture, une « polygraphie » (Fraenkel 2005 : 128) :
chaque professionnel inscrit dans le dossier d’usager des notes qui se juxtaposent,
s’enchaînent et se répondent plus ou moins directement. En eux-mêmes, ces dossiers
d’usager sont pour le professionnel et le chercheur des dispositifs intertextuels de par
leur épaisseur intratextuelle et temporelle. Cette hétérogénéité porte en germe une
forme de réflexivité particulièrement précieuse pour interpréter des énoncés bien
souvent elliptiques et fortement indexés sur une situation de communication, mais
aussi pour reconstruire l’argumentativité des énoncés.
31 La capacité du chercheur à interpréter ces énoncés tient par ailleurs à sa capacité à les
contextualiser en les observant à la lumière des discours qui encadrent leurs
productions et des « savoirs du domaine » (Sitri et Cislaru 2012). En l’occurrence, ces
savoirs et cet intertexte ont été matérialisés par la constitution d’une archive résultant
de la mise en lien de documents hétérogènes : des textes juridiques et documents-
cadres sur le travail social et l’addictologie, des discours réflexifs des professionnels
spontanés ou suscités (publications, entretiens), des écrits scientifiques sur le travail
social et l’addictologie, des manuels du travail social.

3. Le dossier d’usager : vers une écriture


problématisante
32 Dans cette partie, nous proposons de chercher à identifier et à localiser la dimension
argumentative de cet outil d’accompagnement quotidien marqué par l’impératif de
coordination que représente le dossier d’usager.

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3.1. Le parcours de soin et d’accompagnement comme activité de


problématisation

33 Lorsque le professionnel se fait scripteur, il rapporte et enregistre des faits et des


paroles qu’il considère comme saillants pour le processus d’accompagnement. Le
scripteur (pro)pose donc une « schématisation » (Grize), c’est-à-dire une
« représentation partielle, sélective et stratégique d’une réalité » (Adam 1999 : 105), qui
constitue, selon lui, un « point d’attention » méritant d’être consigné et devant intégrer
le processus d’« investigation en commun » (Nonnon 1996 : 72). Cette schématisation
dépend certes du domaine et du champ d’action de chaque professionnel mais elle le
« dépasse » en ce sens que, bien souvent, le médecin ou l’infirmière (par exemple)
livrent des informations qui relèvent du champ d’action de l’éducateur ou du
psychologue. Une lecture sérielle du corpus met au jour que ce que les professionnels
tendent à poser comme « points d’attention » correspond à des pratiques relevant
d’une socialité « décalée » (Jamoulle et Panunzi-Roger 2001 : 20), c’est-à-dire à des
écarts par rapport à des normes capacitaires (Laforgue 2009) qu’il s’agit de « travailler »
avec l’usager, parmi lesquelles : avoir un travail, avoir un logement autonome, avoir de
bonnes relations familiales, faire des démarches, avoir des activités diurnes. C’est par
exemple le cas dans cet extrait où l’éducateur énumère des observations, pour ensuite
s’interroger explicitement sur leur signification :
Exemple 17 (564-EDUC) :
12/12/13 [Prénom de l’usager] maintient son projet à [Nom d’un CSAPA hors
région]. Est sur liste d’attente. Toujours dans des projets théoriques : arrêt de
l’héroïne, [CSAPA hors région], [Nom d’une structure d’orientation sociale et
professionnelle], logement autonome….. etc
Est-il véritablement volontaire au changement ?
Doit voir le SPIP8 la semaine prochaine.
34 Cet exemple illustre le fait qu’écrire consiste à (pro)poser un sujet que le professionnel
juge « bon à savoir et à partager » et sur la signification duquel il invite ses collègues-
lecteurs à s’interroger, sans la fixer. Dans l’espace du dossier, le scripteur ne vise pas à
imposer « ce qu’il faut penser ». En effet, lorsqu’il soumet un « thème » et un cadre de
questionnement, il ne le fait pas dans le cadre d’une « lutte » pour imposer son propre
point de vue mais pour participer à l’exploration collective d’un sujet et à la
construction d’une action concertée. Il s’inscrit dans une situation d’argumentation co-
gérée qui revêt « une dimension interactive, adaptative et évolutive, [et] qui nécessite
d’autres outils d’analyse des modes de cohérence, de la construction des objets de
discours que les textes ou les monologues argumentatifs [...] » (Nonnon 1996 : 69).
35 Dans l’exemple 1, il ne s’agit pas de débattre du caractère « théorique » des projets de
l’usager, ni de le justifier en donnant des exemples. Il s’agit davantage de soulever une
question (Amossy 2012 [2000] : 27) et d’utiliser les « points d’attention » de
l’énumération pour poser concrètement le problème et s’interroger dans le cadre d’un
processus de « tâtonnement en commun » (Nonnon 1996 : 68). L’ensemble des acteurs
est en quelque sorte « mis en alerte » et invité à se saisir de cette question pour y
apporter ultérieurement un/des élément(s) de réponse. L’argumentation recouvre ici,
comme dans beaucoup d’autres situations quotidiennes, « une dimension heuristique et
constructive » (ibid.). C’est en cela que l’écriture observable dans le dossier d’usager
nous paraît pouvoir être qualifiée d’écriture « problématisante », en écho au concept
d’« énonciation problématisante » proposé par A. Rabatel (2016 : 32).

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36 Si cet exemple est représentatif du fonctionnement d’un geste d’écriture visant à réifier
des observations en cadre collectif de questionnements, il présente cependant la
singularité d’expliciter une interrogation qui, bien souvent, reste implicite. Cette
tendance à l’ellipse de l’interrogation doit d’abord être mise en lien avec le contrat de
communication : d’une part, celui-ci présuppose que le lecteur-professionnel
s’interroge simultanément sur l’énoncé et l’acte d’énonciation produit par son
collègue-scripteur, même lorsque ce dernier ne l’y invite pas explicitement. D’autre
part, la doxa professionnelle partagée par les professionnels autorise le non-dit. « Qui
connaît son métier » saura pourquoi un événement en apparence anodin (une absence
à un rendez-vous, une demande de l’usager de réduire sa consommation de méthadone)
peut constituer un lieu d’interrogation. De fait, l’écriture problématisante de
professionnel en addictologie a pour pendant un régime interprétatif consistant à
rechercher ce qui, dans les énoncés en apparence purement informatifs – descriptifs ou
narratifs – pourrait nourrir la réflexion et la prise de décision à l’échelle de la prise
d’écriture ponctuelle mais également de l’ensemble de processus d’accompagnement.

3.2. Quelques lieux discursifs de l’écriture problématisante

37 De quelle(s) manière(s) se construit cette écriture problématisante ? Nous nous


focaliserons sur quelques traits caractéristiques du corpus où elle se joue, sans viser
l’exhaustivité.
38 Dans le dossier d’usager, la suggestion d’un point de vue s’opère en exploitant les
blancs du texte. Le professionnel, éducateur, médecin ou infirmière, parce que soumis à
un idéal illusoire de « neutralité », parce que pris dans une relation de soin et de suivi
qu’il s’agit d’opérer tout en conservant la confiance de l’usager, avance avec prudence,
comme en attestent notamment les nombreux modalisateurs observés dans le corpus
(« il semble », « il apparaît », « sans doute »). Ce sur quoi nous voudrions insister est
que le format de la prise de note figure un terreau fertile pour le développement
d’« écritures de la ruse, de la résistance, mais aussi de la prise de distance » (Rouzel
2014 : 4).
39 Régis par le format de la prise de note, les énoncés du corpus présentent les marques
d’une écriture opérative (Fraenkel 2005 : 254) : le scripteur économise les traces
graphiques pour écrire plus vite. On observe ainsi dans le corpus une recherche de la
concision reposant sur différents procédés abréviatifs, une tendance à la suppression
de la ponctuation faible et des points, le recours à différentes procédures de
substitution grâce à l’emploi de symboles mathématiques (=, + , -), iconiques (des
flèches principalement). Ces différentes marques, qui participent à accroître l’effet
d’absence de filtre entre les faits rapportés et l’inévitable subjectivité du professionnel,
cohabitent avec les traces les plus évidentes d’un effacement énonciatif. Les
connecteurs figurent parmi les premières victimes de ce style télégraphique. Un style
paratactique vient donc renforcer l’effet de neutralité et de prise directe des énoncés
au réel, tout en appelant le lecteur à (re)construire ce qui se joue entre les blancs qui
séparent deux phrases.
40 On considérera ainsi l’exemple 2 :
Exemple 2 (71-MED) :
28/08/14 = Je trouve [Prénom de l’usager] encore amaigri (très marqué/visage)
Dit avoir stopper OH et conso occast héro _
AU + op + eddp _

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Me parle de vouloir faire les vendanges, mais ne sait pas encore les dates… [Initiales
du professionnel]
La première phrase (une assertion caractérisée par une présence des marques de la
subjectivité du locuteur) n’est pas délimitée par la ponctuation forte, mais par un
retour à la ligne et une majuscule « pointant » le début de la nouvelle. Ces deux phrases
correspondent-elles à une simple énumération de « faits » sans rapport, à la façon
d’une liste ? Si, au contraire, est faite la présomption que ces deux phrases s’enchaînent
en vertu d’un principe de cohérence textuelle, quels sont les calculs interprétatifs à
opérer pour reconstruire le lien absent de la surface du texte ? Le chaînon manquant
entre ces deux phrases correspond en premier lieu à un savoir professionnel que le
scripteur présuppose connu de son lecteur-collègue : l’usage de certaines drogues se
traduit par un effet anorexigène. Ainsi, si l’usager présente une perte de poids, il est
possible que celle-ci soit l’indice d’une consommation régulière de drogues (et non pas
« occasionnelle »). Dès lors, il faudrait lire un lien de mise en tension (pouvant être
incarné par « mais ») entre la première et la deuxième phrase, autrement dit entre
l’observation soupçonneuse du scripteur et le discours rapporté de l’usager, disant ne
plus faire l’usage d’alcool (« OH ») et consommer de façon occasionnelle de l’héroïne.
Sans commentaire ni transition, cette séquence de discours rapporté est ensuite
confrontée au verdict des analyses urinaires (« AU ») qui confirment pour leur part une
consommation régulière de méthadone (EDDP) et d’opiacées (dont relève l’héroïne).
41 Cet exemple permet de pointer un autre trait régulier observé dans le corpus, à savoir
l’utilisation intensive de la ponctuation suspensive le plus souvent en fin de tour
d’écriture. Cette ponctuation permet au scripteur de faire résonner les virtualités d’un
dit qu’il laisse au lecteur la charge de reconstruire « sans avoir à endosser la
responsabilité de cette interprétation » (Kerbrat-Orecchioni 1986 : 284). Deux
hypothèses interprétatives sont ainsi ouvertes par la ponctuation suspensive dans
l’exemple ci-dessus : 1) le projet de l’usager, en phase de maturation, est une affaire en
cours et à suivre ; 2) le projet de l’usager, puisque n’ayant pas de date arrêtée, n’est que
théorique et n’est pas à prendre « au sérieux ».
42 De façon générale, l’utilisation intensive des ponctèmes contribue à inviter à créer un
surplus de sens à la surface du texte : c’est ainsi le cas des parenthèses, dont on
s’attachera à décrire deux types d’utilisation dans le corpus. En premier lieu, les
parenthèses permettent au scripteur de fournir dans un format concis une séquence
explicative, sans pour autant expliciter les liens de cause à effet entre les éléments mis
en relation. Ce type d’emploi est illustré dans l’exemple précédent. En second lieu, les
parenthèses, qui opèrent une rupture dans le plan énonciatif, constituent une entaille
par laquelle le scripteur tend à afficher une séparation entre les commentaires et les
faits, et par suite, à accroître l’effet de neutralité de son discours. Cette rupture affichée
entre les deux plans peut parfois être une mise en scène d’un ailleurs discursif. Il peut
ainsi résulter de l’utilisation des parenthèses un brouillage de l’origine énonciative de
l’énoncé mis à distance. Ainsi, dans l’exemple suivant, l’origine énonciative de l’énoncé
entre parenthèses (« ou ne veut ») est incertaine :
Exemple 3 (338-EDUC) :
05/09/12 Reçu [Prénom de l’usager] pour évaluation de sa situation
[...] Actuellement, squatte derrière la gare de [Toponyme]. L’[Nom d’une structure
associative] ne peut (ou ne veut) pas le prendre...
Ne veut pas retourner à [Nom d’un centre d’hébergement et d’accueil].
Ok pour que je les contacte // ses affaires.

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43 Est-ce le point de vue de l’usager ? Celui de l’éducateur ? L’énoncé amène ainsi le


lecteur à envisager deux options interprétatives, et à interroger la possibilité et la
nature de motifs justifiant le refus de la structure : la structure n’est-elle pas en mesure
d’accueillir l’usager par exemple en raison d’un dépassement de ses capacités
d’accueil ? Ou est-ce que la structure ne souhaite pas l’accueillir par exemple parce que
l’usager présente des troubles de comportement ou n’en respecte pas le règlement
intérieur ?
44 Le dossier d’usager se caractérise, on l’a vu, par un épaississement progressif au fil des
gestes d’écriture : ceux-ci sont soumis à la temporalité saccadée du parcours de suivi de
l’usager et suspendus les uns aux autres. Les différentes prises de note des
professionnels, parce qu’elles participent à articuler tout à la fois le passé, le présent et
le futur du parcours de l’usager, forment en elles-mêmes un réseau d’échos qui oblige
l’analyste à les interroger comme tels. La chaîne, argumentative en tant qu’elle
s’oriente vers la prise de décision et l’action, se déploie ainsi dans un régime de
mobilité sur l’ensemble de la temporalité du dossier.
45 L’exemple 3 permet d’observer l’éclairage décisif apporté par l’intertexte observable en
corpus. Ce type de relation interdiscursive apparaît en effet essentiel pour accéder aux
connaissances locales et circonstancielles nécessaires à l’interprétation de l’énoncé et
des enjeux qu’il recouvre. Dans l’épaisseur des relations intra- et intertextuelles de ce
même dossier, d’un onglet à l’autre, se donnent à lire les traces de la mémoire
d’échanges discursifs (oraux et écrits) de l’équipe autour d’une information connue
relative aux problèmes de comportement de l’usager. Sous une forme non moins
elliptique et ambiguë que l’énoncé considéré en 3, le médecin évoque, dans l’onglet
dédié à sa spécialité, à demi-mots et entre parenthèses, l’existence de « plaintes » par
rapport aux « dangers des autres » :
Exemple 4 (338-MED) :
30/08/12 : [Prénom de l’usager] est au foyer [nom propre] à [toponyme 1] (toujours
des plaintes// dangers des autres…) [...]
Est parti brutalement, sans doute parce qu’il est acculé. Mais il aurait laissé des
affaires au foyer à [toponyme 1].
[Prénom de l’usager] aurait dormi dehors la nuit dern-, dit-il. A peur de retourner à
l’accueil de jr/de nuit à [toponyme 2] (très connu là-bas ;!)
46 Appelée par un effet « boule de neige », une remontée dans l’épaisseur intra- et
intertextuelle du dossier permet d’accéder à l’information et de lever l’ambiguïté
l’usager fait l’objet de plaintes plus qu’il n’en est l’auteur, puisqu’il est enregistré dans
le dossier que le foyer a, quelques mois plus tôt, « mis à pied » l’usager.
47 Entremêlement de tours d’écriture dont les liens participent à déterminer leur(s) sens,
le dossier d’usager figure également un espace où s’entremêlent les voix. Parce qu’ils
consignent les traces d’une activité de suivi et d’accompagnement à forte consistance
langagière, les tours d’écriture du dossier d’usager sont le lieu d’une intense
représentation du discours de l’usager, comme on aura pu l’observer dans les
exemples 2 et 4. L’énonciation du discours de l’usager dans celui du professionnel est
un lieu privilégié d’observation de la tension paradoxale qui sous-tend l’action du
travailleur social en addictologie : celui-ci oscille entre la nécessité de mettre en doute
la parole de l’usager et l’objectif de la prendre en compte et de la reconnaître,
conformément au paradigme thérapeutique dominant en addictologie. On considérera
à cet égard la façon dont en 4, le professionnel représente le discours de l’usager, en
enchaînant une énonciation de la mise à distance à grand renfort d’indices redoublés

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de non-prise en charge (conditionnel et incise), puis une prise en charge


« empathique » du point de vue de l’usager dès lors qu’il n’est plus question de
conduite, mais de ressentis et de sentiments. Aucun commentaire ne fait suite à ces
énonciations dans l’énonciation, si ce n’est, en clôture d’un ailleurs discursif signalé
comme décalage par des parenthèses, un point d’exclamation laissant, ici encore,
résonner des hypothèses interprétatives plurielles.

Conclusion
48 Nous avons proposé de considérer comment un écrit professionnel, le dossier d’usager
en CSAPA, peut être appréhendé sous l’angle de sa dimension argumentative et de
montrer en quoi la théorie de de l’argumentation dans le discours peut en retour
étendre son champ d’analyse empirique du côté des genres professionnels.
49 Moins que de livrer une analyse empirique et exhaustive des marqueurs d’une
dimension argumentative, cette contribution a permis de faire émerger des pistes pour
travailler les genres professionnels à l’aune d’une conception étendue de
l’argumentation.
50 En abordant l’argumentativité du dossier d’usager comme une dimension corrélée à
l’écriture problématisante qui la justifie et la caractérise, nous avons voulu insister sur
plusieurs points : tout d’abord, le dossier, en s’alimentant au fil des rendez-vous avec
l’usager ou des contacts avec son entourage, s’enrichit progressivement et s’inscrit
donc dans un processus à long terme. Ensuite, il condense le questionnement global
d’une équipe pluridisciplinaire, qui est aux prises, d’une part, avec des « êtres » aux
pratiques le plus souvent décalées, et d’autre part, avec des normes professionnelles et
sociales. Ce questionnement peut s’étendre sur plusieurs années, le suivi de l’usager
étant par définition fragile et toujours « suspendu » à la prochaine rencontre : chaque
prise d’écriture est peut-être la dernière et peut contenir une information susceptible,
plus tard, de devenir un élément clé du processus d’accompagnement. Enfin, parler
d’écriture problématisante, c’est insister sur le pouvoir réflexif et performatif de
l’écriture qui aide à l’identification de points d’attention, à la prise de distance, à la
problématisation et à la prise de décision. Chaque scripteur soulève des questions et les
livre au collectif comme pour lui demander de l’aide...
51 Il apparaît au terme de cette étude que la dimension argumentative du dossier d’usager
résulte de plusieurs éléments propres à une situation de communication, à un genre et
au champ de l’addictologie : une mise en convergence des points de vue des
professionnels qui co-construisent la définition du parcours d’accompagnement ; une
prise de distance vis-à-vis des mots de l’autre qui fait émerger des contradictions et un
questionnement ; une dynamique argumentative qui émerge d’une sorte de
« navigation à vue » : il ne s’agit pas de proposer un point de vue tranché dans
l’immédiat mais de se donner les moyens d’être vigilants.

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Essentiels d’Hermès), 27-40

NOTES
1. En Sciences de l’information et de la communication, Wolton défend une position similaire et
pose que l’argumentation structure tout échange communicationnel en ce sens qu’« [...] il n’y a
pas de communication intersubjective, sans argumentation. » (2011 : 28).

Argumentation et Analyse du Discours, 20 | 2018


148

2. Ploog, Katja, Séverine Equoy Hutin & Sophie Mariani-Rousset. 2014. Parole émergée. Corpus
plurimodal en structure de soin pluridisciplinaire : interactions de soin, réunions de travail, dossiers de
patients (Besançon : Université de Franche Comté).
3. Les activités des CSAPA liées aux addictions s’inscrivent tout d’abord dans un cadre
réglementaire imposé par l’État et se voient attribuées six missions obligatoires par les pouvoirs
publics : l’accueil ; l’information ; l’orientation ; l’évaluation et la prise en charge médicale,
psychologique et socio-éducative ; la réduction des risques.
4. Le(s) type(s) d’addiction de l’usager, la nature de sa pratique de consommation y sont décrits,
ainsi que le contexte d’origine de la demande de suivi (volontaire ou contrainte).
5. Un formulaire type est réservé à l’onglet « soins infirmiers » : imprimé selon une orientation
paysage, un tableau à six colonnes et aux lignes à l’espacement prédéfini laisse la possibilité à
l’infirmière d’y inscrire ses éventuelles « observations » dans une rubrique dédiée.
6. « Qualité du dossier de l’usager en établissement médicosocial relevant de l’addictologie. Guide
repères ». Publié par ANPAA. En ligne : http://www.anpaa.asso.fr/lanpaa/actualites/65-
generales/836-guide-reperes-qualite-dossier-usager-en-etablissement-medicosocial-relevant-
addictologie
7. Les exemples présentés ici sont les transcriptions exactes et intégrales des notes telles
qu’inscrites sur le support d’origine. Nos interventions se limitent à l’anonymisation des noms
propres.
8. SPIP : Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation

RÉSUMÉS
Cet article se propose d’interroger les contours définitionnels et les enjeux de la notion de
« dimension argumentative » au prisme d’un écrit professionnel : le dossier d’usager produit
dans une structure de travail social en addictologie (CSAPA). Il s’agit d’une part d’examiner
comment la dimension argumentative peut participer à révéler les enjeux de cette pratique
d’écriture dans le champ de la communication au travail. D’autre part, il s’agit de faire émerger
quelques questionnements sur le cadre théorique et méthodologique de l’argumentation dans le
discours, afin de le mettre à l’épreuve des spécificités des genres professionnels et plus
particulièrement du dossier d’usager. Ces genres qui ne se présentent pas comme relevant d’une
entreprise argumentative, se caractérisent par une forte indexation au contexte et à une finalité
d’action. Face à un tel objet d’étude, dans quelle mesure et sous quelle condition observer
l’argumentativité et en reconstruire les lieux discursifs ?

This paper aims at examining the definitional borders of the notion of “argumentative
dimension”, and the issues it raises, through a professional writing: the user’s file in French
addiction treatment centers (CSAPA). On the one hand, we will examine how the argumentative
dimension can contribute to illuminate this practice in the field of professional communication.
On the other hand, the specificity of professional writings and especially of users’ files, will allow
us to put to the test some theoretical and methodological frameworks of the theory of
argumentation in discourse. These professional writings - which are not presented as
argumentative - are characterized by a strong indexation to the context and to the action’s
purpose. When exploring such a genre of discourse, to what extent and under which conditions
can we observe its argumentativity and spot the latter’s discursive manifestations?

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INDEX
Keywords : addiction care, argumentative dimension, problematization process, professional
genres (types), social work
Mots-clés : addictologie, dimension argumentative, dossier d’usager, genres professionnels,
travail social

AUTEURS
SÉVERINE EQUOY-HUTIN
Université de Bourgogne Franche-Comté, Laboratoire ELLIADD

VIRGINIE LETHIER
Université de Bourgogne Franche-Comté, Laboratoire ELLIADD

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Comptes rendus

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Wodak, Ruth. 2015. The politics of fear


(London: SAGE)
Rachele Raus

RÉFÉRENCE
Wodak, Ruth. 2015. The politics of fear. What right-wing populist discourses mean (London:
SAGE), ISBN 978-1-4462-4700-6, 256 pages

La rhétorique de la droite populiste passée au crible de


l’analyse
1 Les statistiques montrent que les populismes de droite sont en hausse depuis 1990
(29-31). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les analystes se sont récemment
intéressés à la « rhétorique » et au langage de la droite, voire de l’extrême-droite
(Alduy & Wahnich 2015)1, afin de repérer les stratégies principales qui en ont fait le
succès. En ce sens, l’ouvrage de Ruth Wodak se distingue par sa capacité d’aborder cette
thématique de manière transversale aux différents pays de façon à en cerner les
caractéristiques générales mais aussi les éléments contextuels. En effet, l’auteure porte
l’attention sur la rhétorique populiste des partis actuels de la droite, en donnant des
exemples tirés des pays européens et des États-Unis.
2 L’intérêt de l’ouvrage ressort non seulement de l’analyse de l’argumentation utilisée
dans les discours concernés mais aussi du fait que la démonstration s’appuie
principalement sur un corpus restreint de discours politiques. Cela est d’autant plus à
souligner que la tendance actuelle en analyse du discours semble privilégier, en France
comme au Royaume-Uni, les recherches sur des corpus de grande taille à l’aide de
l’informatique (Née 2017), parfois aux dépens de la démarche qualitative. En revanche,
le livre de Wodak permet de reconstruire la rhétorique populiste à partir d’un corpus
hétérogène de quinze exemples qui fait ressortir de manière ponctuelle les éléments

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caractérisant les discours populistes de la droite, notamment : les stratégies de


reniement (deny), de trivialisation, de l’ambiguïté, de la victimisation et du
renversement victime-bourreau.
3 La création d’un « nous » qui s’oppose à toute forme d’altérité permet de retracer le
vrai enjeu qui se cache derrière le populisme de la droite : une lutte de valeurs, qui a
désormais remplacé toute autre forme de lutte, y compris celle de classe. Cette
dichotomie manichéenne radicale n’est pas nouvelle, mais ses formes le sont dans la
mesure où la rhétorique actuelle se fonde sur une mitopoiesis ancienne qui est
réactualisée de manière « soft ». En effet, les narrations et les mythes anciens, entre
autres ceux venant des narrations identitaires nationalistes et totalitaristes, sont
modernisés par des discours qui, tout en pouvant provoquer des scandales, finissent
par rendre ces narrations acceptables par l’ambiguïté et la rationalisation des
arguments. La diffusion de ces mêmes narrations par les médias, responsables de la
circulation des nouveaux arguments, finit par les naturaliser, ce qui contribue à leur
acceptabilité auprès du grand public. Ainsi en va-t-il pour l’islamophobie,
l’antisémitisme, les défenses des frontières de l’invasion des migrants et le refus de tout
changement de l’ordre familial traditionnel. Il s’agit d’autant de valeurs affichées par le
populiste, qui se présente comme un leader charismatique capable de défendre la
« vraie » Nation et ayant à cœur le « peuple » dont il est issu.
4 Ce langage rhétorique, où la forme et le contenu sont étroitement liés, ne change pas
dans le fond mais peut varier en surface pour des raisons de contextualisation. En effet,
tout énoncé nécessite d’être contextualisé pour qu’on puisse en comprendre le sens et
la force pragmatique. La présence du christianisme justifie, par exemple, l’utilisation,
aux USA et dans les pays de l’Ouest de l’Europe, de certains topoï et arguments liés à
l’islamophobie qui sont remplacés par l’antisémitisme dans l’Europe de l’Est. Tout en
changeant d’arguments pour s’adapter au contexte, l’argumentation reste
fondamentalement la même dans la mesure où elle finit par naturaliser l’opposition
Nous -Eux et par faire passer les formes racistes actuelles et plus généralement la peur
de l’autre. Selon l’auteure, c’est l’exemple autrichien d’Haider qui a produit une
naturalisation du racisme dans les pays de l’Union européenne et qui a favorisé ensuite
la parution de cas similaires.

Les chapitres de l’ouvrage


5 Venons-en maintenant aux huit chapitres qui composent le livre. Dans le premier, il est
question d’analyser les narrations identitaires qui fondent la rhétorique populiste de la
droite par la création d’un bouc émissaire (Scapegoat), un ennemi qui produit un
sentiment de peur, cette dernière étant justement instrumentalisée à des fins politiques
pour légitimer des politiques d’exclusion. Dans ce chapitre, Wodak donne également
une toute première définition du populisme comme d’une « political ideology that
rejects existing political consensus and usually combines laissez-faire liberalism and
anti-elitism » (7). Dans un contexte de crise et de déception par rapport à l’élite
politique, le populiste réactualise des messages et des discours anciens, tout en
provoquant des scandales, comme il arrive en 2012 lorsque l’autrichien H. C. Strachte
réactualise une caricature américaine de 1962 en y insérant des éléments antisémites.
L’analyse intertextuelle des images caricaturales montre justement comment la
contextualisation et les changements de stratégie finissent par déclencher des effets

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différents : si l’image américaine entend provoquer ouvertement des réactions


antisémites par l’affichage de symboles clairs comme l’étoile de David, la caricature
autrichienne s’appuie plutôt sur le stéréotype du Juif (le gros nez, des boutons de
manchette sous forme d’étoiles…) pour réactualiser l’ancien message tout en restant
ambiguë.
6 À la fin du chapitre, Wodak résume les éléments qui caractérisent et légitiment les
politiques de la peur, allant de l’exclusion de l’autre à la « fictionnalisation » de la
politique. Cette dernière catégorie concerne notamment la transformation du leader
politique en vedette de spectacle, la « fiction » de l’image construite devançant alors la
réalité, ce qui produit le simulacre de leaders charismatiques attrayants et
convaincants dans leur contestation de l’élite gouvernementale.
7 Dans le deuxième chapitre, après avoir présenté plusieurs théories sur le populisme,
l’auteure retrace les trois éléments fondateurs du model actuel de ce dernier : la
création d’un Nous, la création d’un ennemi (Eux) et la relation de distance-proximité
entre ce Nous et les autres. L’exemple de l’affiche du parti Jobbik lors des élections
hongroises de 2010 sert à présenter l’une des stratégies utilisées pour laisser passer les
propos populistes : l’ambiguïté, qui, dans ce cas, est provoquée par le symbole choisi
par le Jobbik. Ce symbole, en effet, rappelle d’une part, le drapeau des Arpad de la
tradition hongroise mais de l’autre, il renvoie également au symbole du parti des Croix
fléchées, dont les propos fascistes et antisémites étaient bien connus en Hongrie
pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans l’exemple donné, le symbole du parti Jobbik
est légitimé par l’utilisation abusive de l’histoire ainsi que par l’appui sur la liberté
d’opinion.
8 Les types d’arguments et de topoï évoqués par ces discours sont présentés dans le
troisième chapitre à l’aide de l’approche historico-discursive (Discourse historical
approach – DHA) proposée par Wodak. Cette approche, qui s’intéresse à la dimension
thématique du texte, notamment sa cohérence et sa cohésion, permet de retracer les
schémas argumentatifs des genres de discours analysés de manière intertextuelle et
interdiscursive. En tant que « stratégies d’argumentation » (51), les topoï sont des
raisonnements s’appuyant sur des arguments et qui valident certaines conclusions. La
liste de ceux-ci est fournie en détail (53) et énumère, entre autres, des topoï très souvent
utilisés dans la rhétorique populiste, comme le topos du danger et/ou de la menace,
celui de l’histoire, celui de la comparaison ou encore celui de l’autorité. À travers les
exemples donnés, Wodak montre l’utilisation de ces topoï et décrit les stratégies de
reniement, qui, en niant le préjugé à la base du racisme, rendent acceptable et
légitiment ce dernier. Dans ce contexte, le fait de s’excuser pour avoir utilisé des
propos excessifs est une simple formalité qui permet de laisser passer des propos
scandaleux et choquants. Les politiques de l’exclusion analysées dans ce chapitre
s’appuient également sur le renversement des rôles des victimes et des bourreaux,
comme le démontre la critique des Juifs en tant que prototypes des banquiers. Cette
dénonciation est en effet justifiée par la paupérisation que la Hongrie subirait à cause
des banquiers, et donc des Juifs, véritables bourreaux du peuple hongrois. L’auteure
résume enfin les stratégies principales de la peur comme la division manichéenne Nous
– Eux, l’argument ad hominem qui sert à attaquer les autres conçus comme des
bourreaux, l’ambiguïté, la justification des provocations et des propos scandaleux qui
finissent par circuler dans l’espace médiatique, la narration historique revisitée à l’aide

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du topos de l’histoire, l’évocation de scénarios irréels qui finissent par confondre le


public via la spectacularisation de la politique et l’exagération.
9 Le nationalisme et son langage sont analysés dans le chapitre quatre : l’identité du
Nous, en effet, est étroitement liée à la nation et aux valeurs de la droite. Parmi ces
dernières, la langue devient l’un des instruments privilégiés d’accès à la citoyenneté.
L’exemple de l’Institut stratégique de la Langue voulu par le gouvernement hongrois en
2014 est parlant, tout comme l’affiche du parti Jobbik qui représente un panneau
routier d’accès interdit aux moustiques, ce qui renforce la politique de la frontière par
la métonymie du corps politique – le peuple et la nation – qui serait menacé par la
contagion des maladies apportées par les moustiques, métaphore ceux-ci des parasites
(Roms et Juifs). Les frontières du Nous incluent donc les valeurs communautaires
comme le partage de la langue maternelle, du même sang, de la famille traditionnelle…
Le corps politique menacé par l’étranger, ce dernier étant conçu le plus souvent dans
une logique sécuritaire, comme criminel ou terroriste, serait finalement sauvé par le
populiste.
10 Le cinquième chapitre s’intéresse à l’antisémitisme : Wodak parle de stratégie Iudeus ex
machina, selon laquelle le stéréotype du Juif serait instrumentalisé à des fins politiques.
Par exemple, l’accusation traditionnelle d’être les responsables de la mort de Jésus
transforme les Juifs en symbole de l’anti-Chrétien ; le fait de ne pas avoir de pays où
s’installer les rend les étrangers par excellence, entendus comme des parasites pour les
autres nations ; le fait d’être des capitalistes en fait le symbole de la mondialisation
ultra-libérale et des élites bancaires à combattre… En Autriche, les stratégies de
reniement des tueries de masse lors de l’Holocauste et l’appui sur la liberté d’opinion
sont parmi les moyens utilisés pour laisser passer des propos antisémites. Au Royaume-
Uni, la participation de Nick Griffin à un débat télévisé en 2009 favorise la victimisation
du leader du BNP, dont les propos racistes contre les Juifs et les homosexuels avaient
été violemment contestés par les autres participants à l’émission. Le langage « codé »
que Griffin utilise sert en outre à se faire entendre par ceux qui en partagent les idées.
11 Le chapitre six est consacré à la performance des populistes devant les médias et à la
spectacularisation de la politique et du charisme du populiste. En se présentant comme
l’« un parmi vous » et en insistant sur son « authenticité », le populiste crée un habitus
spécifique (127). Jens Gatter en Allemagne et surtout H. C. Strache en Autriche en sont
des exemples probants. La création du charisme, qui se lie souvent à la présence
physique et au sport, et d’une identité plurielle (chrétienne, familiale…) permet au
populiste de se poser en sauveur, en détenteur de la seule solution possible aux
menaces qui viennent de l’extérieur du Nous.
12 La question du « genre », au sens des gender studies, est prise en compte dans le chapitre
sept, où Wodak montre comment les valeurs familiales, que le populiste de droite
entend défendre dans la société actuelle, s’incarnent dans la famille traditionnelle.
D’après cette perspective, l’intersectionnalité de la femme musulmane, qui est à la fois
femme et musulmane, est utilisée pour promouvoir les valeurs occidentales : la
libération du voile signifie alors l’affranchissement de la religion islamique et
l’assimilation au modèle de la famille européenne. L’affiche du parti suisse SVP se
prononçant sur la question de la construction de minarets en Suisse en 2009, joue lui
aussi sur le voile de la femme musulmane, mais, cette fois-ci, le voile renvoie au
manque de sécurité, puisque les minarets sont représentés comme des missiles installés
sur le sol suisse symbolisé par le drapeau national. Parmi les autres exemples fournis,

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citons la campagne « Pro Life » de Sarah Palin aux USA, campagne contre
l’avortement qui a fini par joindre un électorat féminin qui avait été déçu par l’ancien
Président Bush. La dimension de genre démontre encore plus que l’opposition Nous –
Eux se joue sur les valeurs, qu’il s’agit donc d’une lutte de valeurs opposées.
13 Dans le dernier chapitre, Wodak s’interroge justement sur cette dichotomie que les
partis de l’opposition à la droite n’arrivent pas à défaire, puisqu’ils ne proposent pas de
programmes égalitaires et solidaires. Le populiste s’impose alors non seulement grâce à
la création d’un sentiment de peur et par les scandales qu’il provoque afin que les
médias contribuent à en diffuser le message, mais aussi et surtout parce que personne
ne propose des recettes différentes de cette lutte manichéenne. Ce que Wodak appelle
« haiderisation de l’Europe » (177) est justement le fait que cette rhétorique populiste
s’est imposée suite à l’exemple autrichien d’Haider. En effet, la condamnation que
l’Union européenne a faite des propos racistes de ce dernier s’est bientôt atténuée face
à la victimisation de l’auteur, d’une part, et à la difficulté de continuer à sanctionner
une rhétorique codée et ambiguë, d’autre part. Cet assouplissement d’un
positionnement résolument alternatif a favorisé la naturalisation des propos racistes et
a poussé d’autres populistes à entamer des démarches similaires. Les populismes de
droite continuent donc à se développer sans provoquer de vraies réactions contraires,
comme le démontrerait le cas récent du PEGIDA en Allemagne.

Quelques réflexions méthodologiques


14 L’ouvrage de Wodak s’appuie sur la tradition anglaise de la Critical Discourse Analysis
(CDA), l’une des tendances européennes d’analyse du discours qui, depuis les années
1990 (Wodak & Meyer 2009 : 3), regroupe des chercheurs « dans le but de critiquer les
relations de pouvoir dans les sociétés existantes et d’effectuer un changement social
‘positif’ […], son objectif visant à mesurer et à démasquer l’‘idéologie’ du discours
politique » (Angermüller 2007 : 15).
15 Plus précisément, Wodak se rattache à un courant spécifique de la CDA, la Discourse
historical approach (DHA). Ce courant se caractérise par une perspective historique qui
se focalise notamment sur l’argumentation (Amossy 2018 : 267) et fait de la
contextualisation, des genres discursifs et de l’intertextualité les notions clés de
l’analyse.
16 On peut sans doute constater que l’auteure finit par privilégier la dimension
mythopoïétique et la logique argumentative des textes (topoï et arguments) plutôt que
les attestations et les stratégies discursives dans une perspective argumentative, ce qui
aboutirait parfois à frôler ce qui, en France, est désigné par « analyse de contenu »
(Krieg-Planque 2012 : 42-45). Rappelons, en effet, que la tradition française d’Analyse
du Discours (Angermüller 2007 : 10 ; Angermüller, Maingueneau & Wodak 2014 : 8)
s’intéresse plus à la « matérialité de la langue » qu’aux thématiques du discours, comme
le font, en revanche, l’analyse de contenu et, en l’occurrence, la DHA.
17 En outre, force est d’admettre qu’il est parfois difficile de retracer les caractéristiques
des genres discursifs abordés par Wodak (débats télévisés, affiches, vignettes
caricaturales…) et de différencier les notions de « discours » et de « texte » (Puccinelli
Orlandi 2012), ainsi que les catégories qui s’y rattachent, comme le couple
« interdiscours – intertexte » (Paveau 2010), qui sont utilisées ici comme synonymes.

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18 Ces remarques faites, précisons que c’est en raison de l’observatoire décalé que Wodak
nous propose, entre autres quand elle souligne que ce sont la cohérence et la cohésion
qui l’intéressent dans le respect de la tradition anglo-saxonne 2, que cette approche
spécifique du discours se révèle particulièrement enrichissante. La démarche inductive
qui caractérise la DHA est d’ailleurs ce qui porte l’auteure à privilégier des cas d’études
spécifiques (Wodak & Meyer 2009 : 20) aux dépens de la quantité qui souvent
caractérise l’analyse de contenu.
19 Ajoutons que, dans une perspective de complémentarité, Theun Van Dijk (2011) a
proposé l’étiquette d’« études du discours » (discourse studies) pour désigner un domaine
d’analyse spécifique qui reste extrêmement hétérogène dans la mesure où il rassemble
des types d’analyse variés (Angermüller, Maingueneau, & Wodak 2014 : 1), qui se
distinguent justement par leur propre tradition (Maingueneau 2014, 2017). En ce sens,
le livre de Wodak non seulement donne une analyse fine du discours populiste de la
droite mais nous fait aussi réfléchir à la manière dont la DHA reste complémentaire
d’autres approches issues de traditions différentes, dont (entre autres) l’analyse du
discours « à la française ».

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157

NOTES
1. Précisons que le livre de Cécile Alduy et Sophie Wahnich (2015) présente des propos qui se
rapprochent fort de l’analyse de Wodak, notamment lorsque les auteures parlent de la
rationalisation, voire la « dédiabolisation », du discours et des stratégies de Marine Le Pen.
2. Depuis les années 1970, ces notions n’ont cessées d’être étudiées suite notamment aux travaux
de Michael Halliday et de Ruqaiya Hasan.

AUTEURS
RACHELE RAUS
Université de Turin

Argumentation et Analyse du Discours, 20 | 2018


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Paveau, Marie-Anne. 2017. L’Analyse


du discours numérique.
Dictionnaire des formes et des
pratiques (Paris : Hermann)
Dominique Maingueneau

RÉFÉRENCE
Paveau, Marie-Anne. 2017. L’Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des
pratiques (Paris : Hermann), ISBN : 9782705693213, 400 pages

1 Ceux qui connaissent les travaux que M.-A. Paveau mène sur l’univers numérique
depuis un certain nombre d’années ne seront pas surpris de voir paraître ce livre. Il
donne une visibilité plus grande à des recherches qui sont suffisamment mûres pour
faire l’objet de cette synthèse dont la visée est clairement didactique.
2 Aboutissement d’années de recherches, ce livre veut donner consistance à un champ de
recherche au lieu de se présenter comme un manifeste programmatique. Le projet qui
le sous-tend repose sur deux principes essentiels : 1) il faut développer au sein de
l’analyse du discours un domaine dédié au numérique, une « analyse du discours
numérique » ; 2) ce discours numérique ne ressortit pas au fonctionnement du discours
tel que l’appréhendent habituellement les sciences du langage. Pour M.-A. Paveau, les
travaux peu nombreux qui ont été menés dans ce domaine par les linguistes « accusent
un regard important sur la question des univers numériques et de leurs productions
natives, tant sur le plan épistémologique que théorique et méthodologique » (9). Les
spécialistes du langage « peinent à prendre en compte leur dimension technique,
intégrée à leur nature langagière du fait de la programmation informatique qui
structure les univers numériques ; ils restent logocentrés, c’est-à-dire axés sur la seule
matière langagière, considérée dans sa définition saussurienne et dualiste » (ibid.).
L’auteure affirme ainsi la nécessité d’une conversion épistémologique, le passage à une

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conception « symétrique » de la linguistique qui « accorde une place équivalente au


langagier et au non-langagier dans l’analyse linguistique, et repose sur une conception
composite de la langue et du discours. Elle [= une linguistique symétrique] remet en
cause la distinction entre linguistique et extralinguistique en posant un continuum
entre les matières langagières et leurs environnements de production. C’est ce
continuum qui est posé comme objet pour l’analyse, et non plus les seules matières
langagières. » (28) On le voit, il ne s’agit pas d’étendre le champ des sciences du
langage, et plus particulièrement de l’analyse du discours, à de nouveaux corpus mais
de prendre acte de la spécificité des nouveaux objets qu’a fait émerger le
développement du Web.
3 L’originalité du livre est de ne pas se présenter comme une sorte de manuel où
l’auteure exposerait sa problématique de manière progressive, mais comme un
dictionnaire qui comporte trente-deux entrées, précédées d’une introduction d’une
dizaine de pages qui précise la perspective adoptée par l’auteure. La volonté d’effectuer
un acte fondateur est ici bien visible : en privilégiant la terminologie, M.-A. Paveau
entend « outiller » le domaine qu’elle circonscrit. Ce n’est pas avec une trentaine
d’entrées que l’on peut couvrir un champ aussi vaste. L’entreprise de M.A. Paveau n’est
manifestement pas de proposer un vocabulaire exhaustif mais de montrer la pertinence
et la fécondité heuristique de la perspective qu’elle défend en s’appuyant sur un
nombre limité de termes-clés. À la différence de la plupart des terminologies, qui
définissent des termes qui sont en usage dans un champ de savoir déjà bien balisé, ce
livre mêle des entrées comme « Algorithme », « Hashtag », « Tweet », et d’autres qui
ressortissent à la problématique élaborée par l’auteure : « Technogenre de discours »,
« Mémoire technodiscursive », etc. Cette distinction entre deux catégories de termes
est néanmoins superficielle car, quelle que soit l’entrée, l’auteure les aborde à travers
ses catégories personnelles.
4 Elle a une très bonne connaissance des travaux menés dans ce domaine en France et à
l’étranger et elle les cite, en les évaluant à la lumière de sa propre problématique. Si
bien que le lecteur, comme dans un manuel, dispose sur chaque sujet d’un état de la
question bien documenté. À côté des entrées qui décrivent des dispositifs techniques,
d’autres privilégient le comportement des internautes (« Ethique du discours
numérique », « Lois du discours numérique », « Enonciateur numérique », p. ex.). Il ne
s’agit pas là d’une simple juxtaposition mais d’une approche qui entend précisément
intégrer les deux aspects, les dispositifs techniques et les usagers. Le choix de s’en tenir
à un nombre limité d’entrées permet de proposer de riches synthèses : par exemple,
l’article « Commentaire » a vingt pages, l’article « Cyberviolence discursive » en a
trente-trois.
5 La publication d’un tel livre ne peut qu’être bénéfique. L’auteure a raison de souligner
que l’émergence de l’univers numérique a jusqu’à présent suscité trop peu de réactions
de la part des analystes du discours qui, sans justification épistémologique explicite,
ont progressivement érigé les discours institutionnels et les interactions
conversationnelles en corpus de référence, alors même qu’ils sont censés s’intéresser à
toutes les manifestations du discours. À l’appui du point de vue défendu par M.-.A.
Paveau, j’évoquerai ici un sondage que j’ai fait récemment sur les articles publiés par la
principale revue d’analyse du discours au niveau international, Discourse Studies 1. Il en
ressortait que sur 100 articles publiés dans les années 2010, 2014, 2015 et 2016, 65 %
analysent des données orales et 5% seulement des corpus tirés du Web ; en réalité, ces

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5% sont des études de forums et d’e-mails qui sont abordés à travers les méthodes de
l’analyse conversationnelle, non des recherches qui mettraient en évidence les
spécificités du discours numérique. On comprend que ce soient d’autres champs
disciplinaires (en France ce sont surtout les sciences de l’information et de la
communication) qui aient investi cet immense domaine. M.-A. Paveau a le grand mérite
de proposer de l’intégrer dans l’espace de l’analyse du discours, en soulignant que cela
ne peut se faire qu’au prix d’une reconnaissance de la spécificité de l’univers
numérique, avec les transformations épistémologiques que cela implique. En effet,
l’analyse du discours doit accepter d’être hétérogène si elle ne veut pas être réduite au
rôle de méthode qualitative des sciences sociales, pertinente pour un ensemble de plus
en plus réduit de pratiques discursives.

NOTES
1. “The heterogeneity of discourse: expanding the field of discourse analysis”, Palgrave
communications 3 (https://www.nature.com/articles/palcomms201758)

AUTEURS
DOMINIQUE MAINGUENEAU
Université Paris-Sorbonne

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Rabatel, Alain. 2017. Pour une lecture


linguistique et critique des médias.
Empathie, éthique, point(s) de vue
(Limoges : Lambert-Lucas)
Roselyne Koren

RÉFÉRENCE
Rabatel, Alain. 2017. Pour une lecture linguistique et critique des médias. Empathie, éthique,
point(s) de vue (Limoges : Lambert-Lucas), ISBN : 978-2-35935-194-1, 520 pages

1 Alain Rabatel, auquel on doit, entre autres, la conceptualisation des notions de point de
vue, de « co-énonciation », « sur-énonciation », « sous-énonciation » et de
responsabilité énonciative, présente dans cet ouvrage une somme critique de ses
travaux sur les médias. Il s’agit d’un bilan ou plutôt, précise-t-il, d’« un rapport d’étape,
qui en laisse augurer de nouvelles », qu’elles soient effectuées par lui ou par d’autres
(449).
2 Les 26 chapitres de l’ouvrage sont divisés en quatre parties : les « Propositions
théoriques », « Les médias, sujets et objets de la critique », « Émotions et empathie dans
la construction des évènements », « Citer (à comparaître), dessiner les autres et se
positionner par rapport à leurs points de vue ». Ces chapitres reproduisent des
publications antérieures, classées, remaniées ou reproduites telles quelles. Une note
précise, en tête de chaque chapitre, la référence et le degré de conformité à l’original.
Ces parties et chapitres sont traversés par des « fils rouges », qui se retrouvent dans le
sous-titre Éthique, empathie, point(s) de vue. Ce dernier fil remplit la fonction fédératrice
d’interface dynamique. Rabatel nous invite à penser en permanence « sa co-
construction dialogique, réflexive, ses effets sur l’interprétation comme sur l’action »
(25).

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3 Ce qui constitue la contribution spécifique de l’ouvrage n’est pas uniquement le fait de


voir et les arbres et la forêt, mais l’omniprésence explicite et convaincue d’un linguiste
qui se désigne à la première personne et dont le savoir est configuré et mis en œuvre
par un engagement scientifique, qui se veut éthique et politique. Le lecteur est invité
d’emblée à partager des connaissances faisant néanmoins l’objet d’interrogations
constantes (415, 418, 420), d’un retour critique sur les convictions de l’auteur et de
confrontations interdisciplinaires avec d’autres domaines des sciences humaines et
sociales (124-125, etc.). L’ouvrage propose certes un savoir, mais tout autant, sinon
davantage, une réflexion sur les tenants et aboutissants de la linguistique et sur les
passerelles qu’il établit entre cette discipline et l’analyse du discours, l’analyse
textuelle, l’argumentation dans le discours, la philosophie, la sociologie et les sciences
politiques. « Penser le complexe » (145-147) et prendre en charge ses mises en mots est
l’un des enjeux majeurs de l’ouvrage.
4 On ne tentera pas ici d’en proposer un compte rendu exhaustif : l’ouvrage comprend
520 pages extrêmement denses. On mettra l’accent sur ce qui en constitue les points
forts : les propositions théoriques concernant la critique du discours en général et des
médias en particulier. Celle-ci conduit à la théorisation des notions d’empathie, soit de
rapport à la compréhension de l’Autre, et d’éthique du chercheur et du discours.
5 Les propositions théoriques sont étroitement liées aux réponses qui sont données aux
questions suivantes :
1. Pourquoi donner la primauté à une analyse des médias « d’abord au plan
linguistique » et non pas à celui des sciences de l’information et de la communication,
des « politistes », des sociologues ou des psychologues (11),
2. Pourquoi joindre analyse linguistique descriptive et critique, en dépit du fait que de
nombreux chercheurs considèrent la critique comme subjective et donc contraire de ce
fait à tout projet scientifique neutre et impartial (ibid.).
6 Ceci conduit l’auteur à définir et à justifier sa conception du langage et à brosser son
autoportrait de linguiste. Il se réclame, en tant qu’analyste des discours médiatiques,
d’une « conception pragma-énonciative accordant une grande attention à la dimension
communicative et praxique du langage » (12), point de vue qui inclut la linguistique
textuelle et la décision de faire place à une problématique linguistique du sujet : « non
pas un sujet tout puissant, mais un sujet qui parle […] des genres, des situations » et
auquel est rattachée une certaine intentionnalité (157-158). « La linguistique doit certes
étudier les langues », reconnaît-t-il, mais ce doit aussi être une discipline contributive,
n’hésitant pas à se mettre en danger en recherchant l’interdisciplinarité, « jouant un
rôle de questionnement utile dans les autres sciences qui oublient de questionner la
langue, dont elles ont une conception utilitariste et transparente » (285).
7 Cette conception complexe du discours inclut en outre la prise en compte de
l’argumentativité des énoncés et des textes, prise en compte qui ne va pas de soi dans le
champ de l’analyse du discours. Rabatel problématise les notions de visée ou de
dimension argumentatives, définies par Amossy. L’intégration de cette strate dans ses
analyses le conduit, par ailleurs, à explorer la dimension argumentative de l’« empathie
émotionnée » ou « compréhensive » et les liens entre émotion et raison (310-311,
320-321), logique, justification et preuve ou logos ethos et pathos (395, 399).
8 Les propositions théoriques majeures servant de cadre aux études de cas extraits de la
presse classique d’information ou du site natif La Gazette d’arrêt sur Images ont pour

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objet les concepts de point de vue, de co/sur/sous-énonciation, d’empathie et de


responsabilité. On se contentera de recenser les différents angles d’attaque auxquels ils
donnent lieu ici.
9 La notion de point de vue envisage, affirme Rabatel, dès son ouverture en forme de
bilan, « des données plus ou moins complexes en fonction d’une perspective humaine
qui hiérarchise, en intriquant dimensions perceptives et cognitives, associées à des
données évaluatives, émotives » (29). Le terme est, dans l’usage courant, synonyme
d’opinion. Rabatel nous invite à ne pas la confondre avec la « forme distanciée,
rationalisée du jugement critique » : l’opinion se signalerait en effet par son
incomplétude et sa subjectivité (29-30). Elle n’est pas un jugement, mais plutôt un
savoir hérité, subjectif, limité, « en fonction du lieu et du temps d’où l’on regarde, d’où
l’on parle, des expériences prises en compte » (42). La question du point de vue doit sa
complexité en linguistique au fait qu’ « elle interroge les théories sémantiques, les
relations entre sens et signification, […] entre objectivité et subjectivité ou entre
dénotation et connotation » (41) – et qu’elle concerne même le lexique et les valeurs
énonciatives et aspectuelles de tiroirs verbaux (ibid.). C’est en fait « une problématique
translinguistique générale » qui engage une façon de traiter des langues en situation
(52). Cette « disposition cognitive transversale » est étroitement liée à la notion
d’empathie qui réfère pour Rabatel à la problématique de l’altérité, de l’aptitude à se
mettre à la place des autres, soit de l’intercompréhension dans les discours sociaux
(59). Il s’agit de « traiter de l’empathie dans ses relations avec la problématique
linguistique du PDV, puis d’inscrire cette problématique, interdisciplinarité oblige,
dans son arrière-plan anthropologique et politique » (60).
10 L’exploration du concept implique, par ailleurs, une comparaison avec celui de
« contenu propositionnel » (CP, 88-89). Rabatel insiste alors sur l’obligation de les
distinguer. Le CP ne concerne en effet que les relations sujet + prédicat, alors que le
PDV prend en compte l’ensemble de la référenciation en situation, et donc « la valeur
de vérité et toutes les données modales autres que celles qui concernent la vérité ». À la
différence du CP, le PDV est configuré par des choix de référenciation qui « indiquent la
position de l’énonciateur par rapport au CP et influent sur le jugement de véridiction »
(89). Un dernier éclairage lie enfin le concept de PDV à ceux d’effacement énonciatif et
de naturalisation de l’opinion à l’œuvre dans les discours idéologiques qui imposent un
rapport au monde illusoire, en ce que, dans l’ordre du discours, ils « posent comme
naturels les choix de référenciation, donnant à croire que les PDV “sur les chosesˮ sont
conformes à une réalité anhistorique indépendante de la situation concrète des
énonciateurs » (224). Ces mises au point épistémiques permettent certes de
comprendre d’où parle l’analyste du discours dans l’ensemble de ses travaux, mais sont
ici particulièrement utiles dans le cas du chapitre 25 consacré au « jeu des points de vue
du locuteur/énonciateur premier et des locuteurs/énonciateurs seconds dans Le Monde
».
11 Seconde proposition théorique encadrant et sous-tendant les analyses critiques des
discours médiatiques : les notions de co/sur/sous-énonciateur. Rabatel effectue ici
quelques mises au point particulièrement utiles dans l’entretien avec Michele Monte
(« Ouverture en forme de bilan », 31-32). L’enjeu est le suivant : complexifier la notion
de consensus et contribuer à la conceptualisation de notions aussi fondamentales que
les « interactions dialogiques », « en contexte dialogal » ou dans les « textes
monogérés ». Ces notions invitent à « penser l’argumentation et le conflit socio-

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discursif » (Monte, ibid. : 31), et donc les tenants et aboutissants de l’accord et du


désaccord et de leurs modes de régulation respectifs. Rabatel y propose les définitions
suivantes : « la co-énonciation, c’est l’accord parfait », « une sorte de quasi-fusion des
voix, un nous énonciatif ». Mais, ajoute-t-il, « il est une deuxième forme d’accord,
apparent, que je nomme la sur-énonciation, qui s’éloigne déjà de l’accord, malgré les
apparences » : « un des deux énonciateurs, tout en affirmant être d’accord avec le PDV
de l’autre, le reformule d’une façon qui fait entendre une fêlure », « sorte de coup de
force discret » qui oriente le même PDV « dans un sens un peu différent ». Il s’agit dans
ce cas pour l’énonciateur de « marquer sa position surplombante par rapport à
l’autre ». Un pas de plus vers le dissensus et c’ est la « sous-énonciation » ou reprise du
PDV de l’autre, mais sous une forme distanciée (32). Intervient alors une distinction
entre les notions de « prise en charge » du point de vue de l’autre et celle de « prise en
compte », distinction permettant de penser une différence scalaire (76) entre
coopération réservée ou mitigée et réduction à une simple « prise en compte » où
l’allocutaire se contente en fait de reconnaître l’existence d’un PDV autre que le sien.
Nul doute : « les médias sont une mine pour traiter ces questions » !
12 Le cas de la sur-énonciation – et celui de la sous-énonciation davantage encore – ont,
entre autres, pour conséquence de rendre la question de l’empathie inéluctable. Ce
terme réfère à l’un des enjeux fondamentaux des interactions verbales jugées
rationnelles et équitables : suspendre momentanément toute forme d’évaluation, s’en
tenir à un réel effort de compréhension du PDV de l’autre, apprendre à se livrer à des
opérations de décentrement, non seulement pour mieux pouvoir saisir la complexité
des situations mais aussi pour « enrichir nos expériences des autres et du monde »
(65). C’est à ces opérations dynamiques et interactives que réfère la notion de
« mobilité empathique » (65-72), notion à distinguer de la compassion ou de la
sympathie. Ce type de mobilité est d’ordre cognitif et non pas émotionnel. Rabatel en
analyse tout particulièrement la mise en œuvre au chapitre17 – Empathie et émotions
argumentées en discours – où il souligne que « l’empathie humaine est une aptitude à
se mettre à la place des autres, sans fusion ni identification, tandis que la sympathie
consiste en une identification aux autres avec partage plus ou moins fusionnel de leurs
émotions » (299-300).
13 L’importance accordée à la subjectivité du système du langage et aux diverses postures
énonciatives régulant des PDV se situant entre socialisation et individuation conduit
l’auteur à problématiser la question de la prise en charge et de la responsabilité. Il ne
s’agit pas d’un détour momentané par la philosophie morale, mais de la tentative
d’intégrer ces notions dans la description du système du langage. Ces deux concepts
correspondent cependant ici à deux approches épistémiques distinctes : la première est
linguistique, la seconde discursive. La prise en charge (PEC) a un énoncé et plus
précisément une assertion pour objet. L’instance qui la formule se présente alors
comme garante de sa vérité référentielle. Il s’agit entre autres alors de complexifier
l’exploration de la notion en montrant combien elle est « un phénomène profondément
dialogique » (87-88). C’est dans ce cadre que Rabatel problématise la question des
énoncés doxiques anonymes et de l’effacement énonciatif des traces verbales de la
présence du locuteur/énonciateur. Il s’agit en effet de démontrer que le sujet absent de
ses propres dires est une illusion d’optique, une thèse indéfendable.
14 C’est à l’analyse de textes que Rabatel réserve par contre le concept de responsabilité
énonciative et collective (116). La totalité du chapitre 4 est ainsi consacrée à cette

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notion jugée très problématique dans les sciences du langage et d’ailleurs absente des
récents dictionnaires consacrés à ce champ. Rabatel, dans ses travaux, n’a de cesse de
prouver que « la juste “mise à mortˮ de Sa Majesté le Sujet impliquait l’impossibilité de
toute problématique matérialiste ( = scientifique) du sujet. ». Tout serait donc « social
dans la langue » et Rabatel un chercheur versant dans un « idéalisme » coupable. PDV
et responsabilité sont néanmoins des notions indissociables à ses yeux puisqu’il s’agit
de « manières de voir » configurant des modes de référenciation aléthique, mais aussi
des évaluations axiologiques qui sont trop souvent naturalisés et ainsi soustraits à la
discussion (137). Le social ne pourrait pas, à ses yeux, exclure le singulier et la
responsabilité énonciative de la réflexion sur le discours. « Si les journalistes
s’astreignent à rechercher la diversité des sources énonciatives dans le cadre de tel ou
tel sujet, en revanche, ils s’exonèrent souvent à bon compte d’une réflexion sur le cadre
d’analyse qu’ils choisissent/imposent pour traiter d’une information complexe » (ibid.).
15 Ces propositions sont ensuite appliquées à une série d’études de cas consacrées
majoritairement à la critique de médias d’information (presse écrite classique), mais
aussi à quelques techniques spécifiques des discours médiatiques numériques. Ces
études sont divisées en trois parties : « Les médias, sujets et objets de la critique »,
« Émotions et empathie dans la construction des évènements » et « Citer (à
comparaître), dessiner les autres et se positionner par rapport à leurs points de vue ».
La première série comprend des chapitres consacrés aux responsabilités énonciative et
collective, au « style en politique dans les commentaires métadiscursifs médiatiques »,
aux « parcours interprétatifs des présupposés et des sous-entendus », à « la rubrique
“Désintoxˮ de Libération » et à sa variable genrée et aux « apports de l’analyse des
discours médiatiques : de l’interprétation des données à la critique des pratiques
discursives et sociales ». La seconde série traite les questions suivantes : « Empathie et
émotions argumentées en discours », « Dégoût et indignation dans le manifeste-
pétition féministe Pas de justice, pas de paix », « Stratégies émotives d’un repentir public
offensif », « Le traitement médiatique des suicides à France Telecom de mai-juin à mi-
août 2009 », suivi par « La levée progressive du tabou des responsabilités socio-
professionnelles dans les suicides en lien avec le travail à France Telecom, de fin août à
octobre 2009 ». La troisième et dernière catégorie réunit des travaux de recherche
consacrés à la représentation des PDV et des études de formes nouvelles spécifiques de
médias numériques : « Analyse énonciative du discours rapporté/montré direct et du
discours d’escorte du site Arrêts sur images », « Analyse pragma-énonciative des s/
citations » de ce même site , « Une analyse du discours du manifeste “Pour des
universités à la hauteur de leurs missionsˮ », « Le jeu des points de vue du locuteur/
énonciateur premier et des locuteurs/énonciateurs seconds dans Le Monde » et enfin
« le cumul des points de vue dans les dessins satiriques et la question de la figure de
l’auteur ».
16 La posture critique adoptée par Rabatel est étroitement liée à sa conception de
l’éthique en général et de l’éthique du chercheur en particulier. Il se distingue en effet
de la plupart de ses pairs par son refus d’ériger la neutralité scientifique en dogme
absolu (123, 131, 161). Il insiste ainsi dès la seconde page de l’introduction sur la nature
« théorico-politique » de l’option scientifique qu’il défend et revendique dans l’ensemble
de ses travaux et dans ce livre en particulier. Ceci implique le choix d’une « conception
éthique de la politique (et tout autant, une conception politique de l’éthique) » (voir
150). Celle-ci a plus exactement le politique pour objet et l’articulation du « Comment
bien vivre ? avec le souci du commun », d’un commun « qui doit, ici et maintenant,

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s’éprouver dans la confrontation des PDV, dans la gestion de la conflictualité, animée


de la volonté empathique de comprendre l’autre, les collectifs, puis du souci de
discuter, de faire évoluer les PDV pour mieux penser le complexe et répondre aux
idéaux de justice, de liberté et de fraternité. » (25).
17 Ce sont ces convictions qui conduisent donc l’analyste du discours à « interroger les
journalistes sur leur façon d’investiguer puis d’écrire les informations, compte tenu des
contraintes qui pèsent sur eux » (18, 343). Le questionnement revendiqué se veut
critique et engagé, mais en aucun cas militant et partisan d’un point de vue idéologique
antérieur à l’analyse (26-27), ni tentant de l’imposer de force à ses auditoires (36-37). Le
linguiste qu’il veut être ne se contente pas ainsi de décrire et d’analyser des émotions, il
souhaite également être « porteur en tant que lecteur et justiciable, d’un certain
nombre d’attentes sociales – objectivées grâce à un corpus choisi à cette double fin –,
qui appellent de nouvelles façons de penser, de ressentir et d’écrire » (316 1). Son
engagement de linguiste le conduit donc à « dénaturaliser », « interroger les conditions
mêmes des débats ». Il est avant tout critique, problématisant ; aussi ses répercussions
sont-elles « politiques, éthiques, aux antipodes de tout discours prescriptif » (172). Le
chapitre 8 « Analyse de discours et inégalités sociales : de l’empathie pour les invisibles
à l’engagement pour le commun » en est une illustration exemplaire et pour la
profondeur et la pertinence des questions qui y sont posées et pour la méthode qui y
est proposée et pratiquée. On retiendra ainsi les questions suivantes :
18 – Comment parler des questions d’inégalités sociales, si elles sont reléguées à l’arrière-
plan des préoccupations économiques et politiques et sont invisibles aussi dans le ou les
discours ?
19 – Faut-il se borner à décrire les mécanismes linguistiques par lesquels les acteurs, les
victimes ou les témoins des invisibilités sociales les évoquent, ou discuter leurs
arguments, les émotions qu’ils convoquent, interroger leurs choix (ce qu’ils disent et
taisent) – questions qui relèvent de la responsabilité énonciative, individuelle ou
collective ? [On peut voir ici une référence à la « puissance critique initiale de l’analyse
de discours française ».]
20 – Quelles réponses les linguistes qui se réclament de l’AD peuvent-ils apporter pour être
à la hauteur de ces défis ? […] Le troisième défi […] concerne le rapport à
l’éthique [conçu comme un rapport à la vérité et à l’altérité] (173-174).
21 Rabatel déclare au moment de conclure : « le genre des comptes rendus d’ouvrage est
tenu pour négligeable, et les règles de la plupart des revues interdisent des comptes
rendus qui entrent en débat avec les thèses des auteurs » ; or, « rien ne doit échapper à
la discussion. Y compris les soucis théoriques et méthodologiques très personnels qui
engagent un certain rapport à l’éthique » (450). Je me sens donc pleinement autorisée à
adresser à l’auteur quelques remarques critiques – et par cette déclaration et par
l’éthique du discours perelmanienne qui ne cesse d’affirmer que tout ou presque est
inéluctablement discutable et discuté dans le champ rhétorique et éthique de la raison
pratique. Elles concernent trois points : l’esprit de la distinction entre co/sur/sous-
énonciation, le rapport de l’ouvrage à la notion de vérité référentielle en particulier et
à l’ensemble des autres valeurs en général et enfin la distinction entre les concepts de
point de vue et de jugement.
22 Le linguiste critique, page 73, les représentations dichotomiques « iréniques » ou
« pessimistes » du langage et de l’argumentation, et affirme vouloir pour sa part éviter
cette oscillation et « rendre compte du réel dans sa diversité ». Il me semble cependant

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que la définition du type d’accord ou plutôt de désaccord mis en œuvre dans la « sous-
énonciation » soit accord « apparent distancié, avec dégagement énonciatif discret »
(32) correspond, malgré les connotations négatives de distancié et de
dégagement discret, dans ce cotexte, à une vision par trop irénique des interactions
verbales. On peut se demander si le « souci du commun » qui habite l’auteur ne le
conduit pas à minimiser en l’occurrence la puissance du dissensus, de ses apories et du
refus violent du positionnement de l’autre du discours.
23 Rabatel accorde, par ailleurs, tout au long de l’ouvrage, une place fondamentale à la
valeur de vérité qui joue sans nul doute un rôle essentiel dans les procédures de
référenciation qu’elles soient ou non médiatiques. Il l’évoque ainsi, au chapitre 3, dans
son analyse de la notion de prise en charge où il distingue entre « les relations à la
vérité selon la source, la conception même de la notion de vérité » et les critères
pertinents de la PEC qui doivent de plus être « complétés par des critères modaux
axiologiques, évaluatifs ». On peut observer ici, mais cela reste vrai dans l’ensemble des
développements concernant la véridiction2 que les autres valeurs : le juste, le bien, la
responsabilité , la liberté (la liste est loin d’être exhaustive) qui comptent assurément
pour le « chercheur-citoyen » ne remplissent qu’une fonction secondaire comme
l’indique, par exemple, le verbe « compléter » et le fait qu’elles ne soient considérées
que lorsque commencent les difficultés venant troubler l’ordre avant tout aléthique des
choses. Mais est-il uniquement question de vérité dans le champ des inégalités
sociales ? Dans quelle mesure est-il pertinent de distinguer alors entre prise en charge
aléthique linguistique, limitée à l’énoncé et responsabilité énonciative textuelle ou
discursive essentiellement activée afin de configurer le vrai et d’évoquer,
éventuellement seulement, le juste, le bien et leurs contraires ?
24 Ceci me conduit au dernier point : la distinction entre point de vue et jugement. Rabatel
l’évoque certes, comme il évoque d’ailleurs le « jugement de vérité » (448), mais sans
consacrer de développement à la notion de jugement de valeur. « L’opinion n’est pas un
jugement, affirme-t-il, c’est plutôt un savoir hérité et/ou qui procède de l’expérience
(personnelle ou collective) sans prendre la forme distanciée, rationalisée du jugement
critique, qui, lui, transforme l’opinion, partielle et partiale, en jugement plus global,
acceptable par tous » (29-303). On peut en déduire qu’en dépit d’un intérêt affirmé et
réitéré pour l’argumentation et la rhétorique d’Aristote, la conception de la rationalité
à laquelle Rabatel s’identifie, à cette étape de ses questionnements, se situe plutôt dans
le champ de la raison théorique que dans celui de la raison pratique. On peut formuler
l’hypothèse que ce type de réserve est peut-être lié à une méfiance à l’égard de la
dimension axiologique des mises en mots, reléguée dans le non-dit (voir la formule
« danger d’axiologisation », p. 124). Ni valeur, ni jugement ou jugement de valeur ne
figurent dans l’index rerum, ce qui est surprenant pour un ouvrage où les notions
d’éthique et de point de vue ou opinion jouent un rôle central.
25 Mais quelles que soient les critiques auxquelles cet ouvrage peut donner lieu, elles
n’enlèvent rien, bien au contraire, au fait qu’il donne matière à réflexion et que le
lecteur est invité de facto à partager un savoir et des questionnements éthiques et
épistémiques qu’il pourra activer et dans le domaine scientifique et dans ses
engagements politiques et sociaux.

Argumentation et Analyse du Discours, 20 | 2018


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NOTES
1. Voir également, quant à la « puissance critique initiale de l’analyse de discours française » :
361-362.
2. Voir, entre autres, 102, -106, 111, 140, 142, 150, 325, 448.
3. Voir aussi 44,48, 51, 153, etc.

AUTEURS
ROSELYNE KOREN
Université Bar-Ilan, ADARR

Argumentation et Analyse du Discours, 20 | 2018

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