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20 | 2018
Repenser la « dimension argumentative » du
discours
Ruth Amossy (dir.)
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/aad/2492
DOI : 10.4000/aad.2492
ISSN : 1565-8961
Éditeur
Université de Tel-Aviv
Référence électronique
Ruth Amossy (dir.), Argumentation et Analyse du Discours, 20 | 2018, « Repenser la « dimension
argumentative » du discours » [En ligne], mis en ligne le 15 avril 2018, consulté le 10 novembre 2020.
URL : http://journals.openedition.org/aad/2492 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.2492
Argumentation & analyse du discours est mis à disposition selon les termes de la licence Creative
Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
1
SOMMAIRE
Comptes rendus
Paveau, Marie-Anne. 2017. L’Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des
pratiques (Paris : Hermann)
Dominique Maingueneau
Rabatel, Alain. 2017. Pour une lecture linguistique et critique des médias. Empathie,
éthique, point(s) de vue (Limoges : Lambert-Lucas)
Roselyne Koren
Introduction : la dimension
argumentative du discours - enjeux
théoriques et pratiques
Ruth Amossy
8 C’est dans cette perspective que l’édition de 2010 (et 2012) de L’argumentation dans le
discours ajoute dans l’introduction un passage qui fait de l’argumentativité un trait
constitutif du discours, à côté de l’énonciation et de la subjectivité (Benveniste 1966,
1974, Kerbrat-Orecchioni 1980), du dialogisme (Bakhtine-Volochinov 1977), ou de l’ethos
comme présentation discursive de soi (Maingueneau 1999, Amossy 2010) :
Pas de discours non plus sans ce qu’on pourrait appeler « argumentativité », ou
orientation plus ou moins marquée et plus ou moins raisonnée de l’énoncé qui
invite l’autre à partager des façons de penser, de voir, de sentir. En bref, tout
discours suppose l’acte de faire fonctionner le langage dans un cadre figuratif
(« Je »-« tu »), est pris dans la trame des discours qui le précèdent et l’entourent,
produit bon gré mal gré une image du locuteur et influe sur les représentations ou
les opinions d’un allocutaire. Dans ce sens, l’étude de l’argumentation, et de la façon
dont elle s’allie aux autres composants dans l’épaisseur des textes, fait partie
intégrante de l’analyse du discours (Amossy 2010 : 9).
9 Ce point de vue pourrait sembler au départ contre-intuitif dans la mesure où il ne
correspond pas à ce qu’on entend dans la langue courante par « argumenter », à savoir
« développer une suite d’arguments » (TLFi) ou « justifier, appuyer une thèse, en
exposé, etc. par un nombre suffisant d’arguments » (Larousse). Mais il en va de même
des autres traits constitutifs du discours : il y a énonciation dans des énoncés débrayés
dont la première personne est absente ; dialogisme ne correspond pas à dialoguer dans
le sens courant d’échanger des propos avec un interlocuteur ; la subjectivité comme
« présence du sujet parlant dans son discours » (TLFi) ne signifie pas que se manifeste
une expression du moi immédiatement appréhensible ; et la présentation de soi
apparaît en-dehors des formes où l’on la repère à l’œil nu, dans des discours où le
locuteur ne se met pas directement en scène. C’est l’analyste qui en traque les marques,
en dégage la construction, en explore les modalités et les fonctions. Ainsi, par exemple,
c’est le linguiste qui repère l’effacement énonciatif et les traces gommées de la
subjectivité, ou encore dans le cas du dialogisme, la façon dont le discours renvoie à des
discours préexistants lorsque l’hétérogénéité n’est pas montrée par des traces claires
comme les guillemets ou le discours rapporté (Authier-Revuz 1982). C’est de même
l’analyste qui repère les traces de l’argumentation dans les discours qui n’avancent pas
d’arguments formels ; il en montre « l’argumentativité », « autrement plus large que ce
qui est rangé sous la notion d’argumentation » note ici même Rabatel, qui fait de ce
terme un pivot de sa réflexion.
10 Reprenons l’exemple de Plantin emprunté ici-même par Rabatel : l’information sur
l’heure. L’énoncé : « Il est minuit », prononcé par l’un des invités dans un dîner arrivé à
sa fin, ne comporte pas de traces d’énonciation, de subjectivité, de dialogisme ou
d’argumentativité. En accord avec la pragmatique et au-delà des divergences
terminologiques, les théories étendues de l’argumentation comme celles de Grize,
d’Amossy ou de Rabatel y voient cependant une dimension argumentative en l’absence
de tout argument explicite. L’énoncé invite en effet à penser que l’heure étant tardive,
il est temps de rentrer chez soi. Il y a énonciation sans déictiques, subjectivité sans
axiologiques ou affectifs, dialogisme sans hétérogénéité montrée. Un sujet parlant
s’approprie le langage pour manifester son point de vue en s’appuyant sur une doxa non
formulée – minuit est une heure tardive, une heure tardive appelle à aller se coucher ; il
transmet sa façon de voir et tente d’orienter des façons de voir et de faire – prendre
congé. Cette orientation de l’énoncé vers une conclusion non formulée se met en place
grâce à un fonctionnement de la communication fondée sur l’implicite qui ne diffère de
ce que les sciences du langage ont exploré, des implicatures de Grice (1979) à la
présupposition de Ducrot (1972) ou aux topoï selon Anscombre (1995), aux travaux sur
l’implicite de Kerbrat-Orecchioni (1986). Nous n’entrerons pas ici dans une analyse plus
poussée – qu’il suffise de souligner que des procédures d’induction (ou d’abduction,
comme le montre Rabatel sur le cas de la narration) sont activées pour reconstruire ce
qui reste dans le non-dit.
11 Cet exemple certes sommaire entendait illustrer le fait que l’argumentativité du
discours se laisse saisir en-dehors de la formulation explicite d’une question, d’une
thèse et des arguments qui viennent l’étayer. Pour être implicite, elle n’en est pas pour
autant absente – à condition d’examiner le discours en situation et en relation avec
l’interdiscours, en repérant les marques linguistiques de son inscription. On peut alors
– comme le montrent les études réalisées dans ce dossier – saisir dans une grande
variété de genres de discours la façon dont non seulement elle oriente des façons de
voir un pan de réel ou une situation, mais aussi soulève des questionnements, suscite la
réflexion sans nécessairement trancher, manifeste des paradoxes ou des apories.
12 Dans la mesure où argumenter « n’est pas « attaché […] à un type spécial de discours ni
à l’emploi de technique discursives spécifiques » (Plantin 2016 : 78), on a pu exprimer la
crainte – qui n’est certes pas sans fondement – que l’argumentation se dissolve dans
l’AD. A cela répond, du côté de ceux qui refusent de s’en tenir à la conception dite
restreinte, le désir de rendre compte de l’argumentativité dans toutes ses modalités en
se refusant à la dissocier de l’argumentation. Si tous ne s’accordent pas sur
l’omniprésence de l’argumentation comme trait constitutif du discours, ils se
rejoignent cependant dans le désir d’en rendre compte dans des textes qui la mobilisent
en-dehors des schèmes de raisonnement formel et d’élaborer une approche susceptible
de l’analyser de façon rigoureuse dans des corpus concrets – nous y reviendrons.
élevée avec Adeline, qui justement travaille pour subsister. Le narrateur s’adresse au
lecteur par-dessus la tête de ses personnages. Or Bette, à la page précédente et en fin de
chapitre (lieu stratégique du feuilleton), vient de livrer l’une de ses pensées intimes sur
le même sujet : « Adeline va, comme moi, travailler pour vivre, pensa la cousine Bette.
Je veux qu’elle me mette au courant de ce qu’elle fera… Ces jolis doigts sauront donc
enfin comme les miens ce que c’est que le travail forcé ». Le désir de vengeance de la
parente pauvre érigée en Opposante maléfique confirme le caractère déshonorant du
travail pour une personne du rang d’Adeline. Mais il souligne aussi l’égalisation que le
travail établirait entre les deux femmes, toutes deux issues du même milieu populaire
et néanmoins promises à un sort si différent. On peut alors se demander si ce retour de
fortune est effectivement aussi « affreux » que Hortense veut bien le dire. Le texte ne
milite certes pas pour la promotion des travailleurs et l’égalité pour tous et toutes ;
mais il problématise la question de l’inégalité de la situation faite aux gens du peuple
dans la France de 1846, et montre les attitudes d’envie et le désir de revanche qu’elle
suscite chez les défavorisés. Le narrateur ne déclarait-il pas au début du roman que « La
cousine Bette […] appartenait à cette catégorie de caractères plus communs chez le
peuple qu’on ne pense et qui peut en expliquer la conduite pendant les révolutions » ?
23 La dimension argumentative du texte se construit ici dans la matérialité du discours,
en-dehors de tout schème argumentatif immédiatement formalisable. Elle s’inscrit dans
le choix des qualifications et dans le renvoi à une doxa partagée qui permettent au
lecteur d’adhérer à un point de vue qui conforte ses valeurs, et de tirer la morale
implicite du feuilleton, elle aussi en prise sur son système de croyances. En même
temps, par un jeu d’ironie dramatique (le lecteur a accès à un savoir concernant la
cousine pauvre qui échappe à la locutrice Hortense, laquelle s’aveugle sur la portée de
ses dires), le texte problématise le point de vue consensuel du feuilleton et propose des
recoupements qui mettent en cause la question de l’inégalité sociale et du ressentiment
populaire qu’elle suscite. Il ne soumet pas une thèse à ses lecteurs, il offre un contre-
point à l’argumentation que développe le récit feuilletonesque en se fondant sur le
point de vue dominant et la morale sociale. Semblable construction textuelle soulève
implicitement des questions plus qu’elle n’apporte des réponses.
24 On voit ainsi comment une argumentation peut se construire dans le discours rapporté
du texte narratif, et dans la mise en confrontation des paroles des unes et des autres,
sans recours à des arguments formels, à des séquences argumentatives ou à des
confrontations explicites de positions dont chacune se doit d’être étayée et justifiée.
38 Dans cette perspective, il ne faudrait pas selon Herman parler d’ethos ou de pathos en-
dehors d’une opinion exprimée. Dans le cas où celle-ci intervient, on reste cependant
dans le domaine de la rhétorique et non de l’argumentation. Et en effet, la présentation
de soi de l’orateur et le recours au sentiment ne sont pas des raisonnements en forme
qui mettent en œuvre des arguments pour justifier une thèse (c’est l’apanage du logos).
Ils sont néanmoins opératoires pour provoquer ou renforcer l’adhésion de l’auditoire,
comme y insiste la rhétorique d’Aristote qui leur accorde une importance majeure.
39 Certains articles de ce dossier tentent au contraire de montrer comment l’ethos et le
pathos contribuent à susciter des façons de penser et de voir en-dehors de toute opinion
exprimée, et rangent ces procédures sous la dénomination de dimension
argumentative. Selon Amadori, il y a dans le cas des œuvres numériques désignées sous
le nom de « livre enrichi » une tentative de la part de l’auteur comme des éditeurs
d’orienter leur réception afin de faire percevoir ces formes d’écriture nouvelles comme
pleinement littéraires. L’étude propose une analyse originale de l’ethos éditorial de
deux auteures, Frain et Deleaume, qui vient confirmer une image d’auteure préalable
extratextuelle : celle d’écrivaines accréditées et charismatiques. Cet ethos éditorial,
notion empruntée à Maingueneau, est construit par des éléments techniques – « la
couleur, la forme, la taille des caractères, la pagination, la couverture, le sommaire,
ainsi que toutes sortes d’allusions éditoriales entretenant un rapport ‘dialogique’ aux
supports de lecture précédents », qui tous contribuent à orienter l’acte de réception et
à conforter le statut littéraire des textes numériques par ailleurs crédités de leur
potentiel de nouveauté.
40 Par ailleurs dans Beauvoir, l’enquête de Frain, « qui se présente comme une enquête,
enrichie d’extraits de films, musiques, notes de travail, photos inédites, images
d’archives, ayant pour but d’accompagner le lecteur dans les coulisses de l’écriture de
Beauvoir in love (Lafon) », l’auteure construit selon Amadori un ethos de « détective
nouvelle génération » en fournissant au lecteur des photos, des vidéos, des hyperliens.
Elle assume ainsi un rôle de sous-énonciateur en laissant parler ses preuves, ce qui
conforte la crédibilité qu’on doit lui accorder dans sa présentation de l’histoire d’amour
de Simone de Beauvoir avec le poète américain Nelson Algren comme le plus grand
moment de sa vie. « Un tel mode énonciatif, dont la tablette détermine la spécificité
[…] », note Amadori, « se met ainsi au service d’une “dimension argumentative” qui
tend à se rapprocher de la “ visée argumentative ”, en mettant en évidence que les deux
notions doivent être pensées comme un continuum plutôt que comme deux unités
discrètes »
42 Cette question ne porte pas seulement sur la dimension argumentative des discours :
elle ne peut manquer de se poser pour tout discours qui mobilise l’implicite. Et en effet,
elle occupe une partie importante de l’ouvrage consacré à ce sujet par Kerbrat-
Orecchioni. Elle se pose avec une acuité toute particulière quand on passe des
présupposés qui « sont en principe décodés à l’aide de la seule compétence
linguistique », aux sous-entendus qui « font en outre intervenir la compétence
encyclopédique des sujets parlants » (Kerbrat-Orrechioni 1986 : 41) : l’actualisation des
informations portées par l’énoncé porteur d’un sous-entendu est tributaire du contexte
et nécessite un « calcul interprétatif ». De façon générale, celui-ci consiste en une
opération complexe. Il constitue un travail qui demande de combiner des informations
extraites de l’énoncé avec d’autres encyclopédiques (dont on dispose au préalable) « de
telle sorte que le résultat se conforme aux lois du discours […] et aux principes de la
logique naturelle » (ibid. : 299). C’est aussi un calcul interprétatif qu’appelle la
dimension argumentative des textes – surtout, mais pas uniquement, quand
l’indirection et donc la part d’implicite, y est particulièrement flagrante, ou encore
dans le cas de textes savamment élaborés dont il faut examiner la structuration, ou la
multimodalité, ou qu’il faut déchiffrer dans l’espace numérique en tenant compte de
ses particularités comme les hyperliens. Le récepteur se fonde sur des marques
langagières (des observables, même si certains peuvent être privilégiés au détriment
d’autres), les combine avec un savoir contextuel, un interdiscours (dont la connaissance
varie selon les allocutaires), et les intègre dans une construction de lecture
respectueuse de la cohérence du texte (mais qui peut varier selon les démarches de
reconstruction).
43 Ainsi, on ne peut nier que dans tous les cas d’indirection fondés sur l’implicite au sens
large et sur la complexification du discours, intervient un calcul interprétatif et donc
une construction de lecture par définition variable qui assigne au discours certaines
significations. Est-ce à dire que la dimension argumentative qui oriente des façons de
penser et de voir est le résultat d’une interprétation qui offre une possibilité parmi
d’autres, et qu’à la limite, l’analyse de l’argumentativité se confond avec une démarche
de construction du sens ?
44 La question est certes pertinente ; mais elle n’est pas réservée au cas de la dimension
argumentative. N’est-ce pas aussi celui du discours à visée argumentative ? Le travail de
Doury (2017) sur le déchiffrement de textes argumentatifs au sens classique effectué
par des étudiants le montre bien. Elle écrit ainsi :
Il ne fait aucun doute que les textes et discours argumentatifs sont, sous différents
aspects, des données textuelles complexes, dont le sens plein n’est pas accessible via
la seule compréhension des mots ni même des phrases qui les composent. C’est un
agencement plus global du texte argumentatif qui en génère la pleine signification,
agencement qui, pour être saisi, exige de l’interprète qu’il s’appuie sur le sens des
mots employés, leur organisation syntagmatique au sein d’énoncés, sur
l’organisation énonciative du texte, sur une connaissance de la situation
d’énonciation, de l’interdiscours, et plus largement, sur une connaissance du
monde.
45 On retrouve ici les éléments du calcul interprétatif énumérés par Kerbrat. Doury
ajoute :
L’interprétation d’un discours argumentatif demande également, et peut-être en
premier lieu, que l’on s’interroge sur l’intention du locuteur – intention qui, dans
une perspective argumentative, est relative à la conclusion qu’il cherche à étayer :
interpréter un texte argumentatif, c’est en identifier la conclusion, et montrer
une dimension argumentative à travers les nouvelles technologies. Cet aspect est bien
mis en valeur par l’article de Mayeur, qui traite des blogs scientifiques en sciences
humaines et insiste sur le fait qu’en raison de leur caractère numérique, ils ne
recourent pas aux mêmes procédures que celles qui caractérisent les textes écrits et les
discours oraux. Mayeur évoque par exemple la « délinéarisation du discours par les
hypertextes », ou la « plurisémioticité de l’énoncé intégrant images, vidéos ou
animations ». Dans ce contexte, la volonté d’agir sur le lecteur prend une forme très
concrète qui appelle à une activation (comme cliquer sur un hyperlien). S’appuyant sur
les travaux de Saemmer (2015), l’auteure montre comment le discours scientifique
numérique des blogs anticipe des usages en fonction de l’image de l’auditoire (qui est
toujours, comme l’a bien noté Perelman, une construction de l’orateur).
55 De même Amadori, en étudiant le livre enrichi de Delaume qui traite des asiles d’aliénés
sans proposer de thèse explicite sur le sujet, mais en construisant une dimension
argumentative qui oriente l’approche du lecteur, montre comment la fiction
numérique exploite les moyens offerts par les nouvelles technologies. Elles donnent par
exemple accès au lecteur non seulement aux journaux des personnages, mais aussi « à
des enregistrements de voix, de bruits, à des morceaux de vidéo-surveillance ».
Amadori parle d’« une performance expérimentale » inspirée du cinéma d’animation et
de la « dramatique sonore ». L’examen des éléments qui contribuent à construire une
dimension argumentative dans le numérique semble ouvrir une voie féconde et invite à
une exploration plus poussée.
56 Les analyses concrètes de ce numéro sont encadrées par une réflexion théorique
approfondie dans les deux textes qui ouvrent le dossier – celui de Rabatel (qui fait suite
à d'importants travaux antérieurs) et celui de Herman. La présente introduction espère
contribuer à cette réflexion par cet état des lieux succinct qui tente de justifier la
notion de dimension argumentative sans éluder les questions parfois difficiles qu’elle
soulève, et sans prétendre y apporter des réponses tranchées. Le dossier qui suit
permettra à chacun d’évaluer sur pièces les bénéfices ou les défauts d’une conception
étendue de l’argumentation qui se veut inclusive.
BIBLIOGRAPHIE
Adam, Jean-Michel. 2011 [1992]. Les textes : types et prototypes (Paris : Colin)
Amossy, Ruth. 2005. « The argumentative dimension of discourse ». Van Eemeren, Frans H. &
Peter Houtlosser (eds). Practices of Argumentation (Amsterdam: John Benjamins), 87-98
Amossy, Ruth. 2007. « Les récits médiatiques de grande diffusion au prisme de l’argumentation
dans le discours : le cas du roman feuilleton », Belphégor, Idéologie et stratégies argumentatives dans
les récits imprimés de grande consommation. XIXème – XXIème siècles 54 (en ligne)
Amossy, Ruth. 2010. La présentation de soi. Ethos et identité verbale (Paris : PUF)
Amossy, Ruth & Roselyne Koren. 2009. « Rhétorique et argumentation : approches croisées »,
Argumentation et Analyse du Discours [En ligne].
Angenot, Marc. 2008. Dialogues de sourds : traité de rhétorique antilogique (Paris : Mille et une nuits)
Anscombre, Jean-Claude & Oswald Ducrot. 1988. L’Argumentation dans la langue (Liège : Mardaga)
Bakhtine, Mikhail (v. n. Volochinov). 1977. Le Marxisme et la philosophie du langage (Paris : Minuit)
Bonhomme, Marc, Anne-Marie Paillet & Philippe Wahl (éds). 2017. Métaphore et argumentation
(Louvain-la-Neuve : Academia)
Ducrot, Oswald, 1972. Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique (Paris : Hermann)
Micheli, Raphaël. 2012. « Les visées de l’argumentation et leurs corrélats langagiers : une
approche discursive », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le
15 octobre 2012, consulté le 09 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/aad/1406 ; DOI :
10.4000/aad.1406
Micheli, Raphael. 2010. L’émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans le débat
parlementaire (Paris : Le Cerf)
Perelman, Chaim & Lucie Olbrechts Tyteca. 1970. [1958] Traité de l’argumentation. La nouvelle
rhétorique (Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles)
Plantin, Christian. 2011. Les bonnes raisons des émotions. Principes et méthode pour l’étude du
discours émotionné (Berne : P. Lang)
Plantin, Christian. 2016. Dictionnaire de l’argumentation une introduction aux études d’argumentation
(Lyon : ENS)
Rabatel, Alain. 2014 « Quelques remarques sur la théorie argumentative de la polyphonie » Arena
romanistica, 14, 204-222
Rabatel, Alain. 2016. « En amont d’une théorie argumentative de la polyphonie, une conception
radicale de l’énonciation comme énonciation problématisante », Verbum XXXVIII, 1-2, 131-150
NOTES
1. Ces références sont données à titre indicatif uniquement. Les textes de Rabatel théorisent et
exemplifient à de nombreuses reprises l’argumentation indirecte, qui est synonyme de
dimension argumentative.
2. Je remercie Christian Plantin de la discussion très éclairante que j’ai eue avec lui à propos de
cette distinction, et Roselyne Koren de ses remarques et suggestions.
3. Cf. l’introduction que j’ai rédigée avec Roselyne Koren dans Argumentation et analyse du discours
2 (2009).
AUTEUR
RUTH AMOSSY
Université de Tel aviv, ADARR
Alain Rabatel
1. Argumentation et argumentativité
3 Fondamentalement, la sous-estimation de la dimension argumentative et, plus
généralement, de toutes les formes indirectes d’argumentation, renvoie à la difficulté
que rencontrent la plupart des spécialistes de l’« argumentation » à rendre compte de
la question de l’argumentativité, autrement plus large que ce qui est rangé sous la
notion d’argumentation. Comme le montre Plantin (2016 : 77-81), il existe une tension
fondamentale dans la plupart des définitions de l’argumentation entre nature et
fonction, en d’autres termes entre argumentation et argumentativité. Parmi les onze
traits définitionnels retenus, neuf concernent l’argumentation et deux
l’argumentativité. L’argumentation est ainsi définie comme :
12. une forme du discours monologal, rationnel, raisonnable, dans lequel un énoncé,
l’argument, appuie un autre énoncé, conclusif,
2. une adresse à un groupe, un des critères qui, selon Plantin (2016 : 77), intrique
dimensions structurelles et fonctionnelles et distingue l’argumentation – utilisant des
techniques discursives « explicites, ouvertes » – de la propagande, qui « est à la fois
ouverte et cachée »3,
3. une forme de la signification linguistique4,
5. une forme de dialogue : Plantin distingue les discours monogérés intégrant
dialogiquement l’autre dans son propre discours, des interactions argumentatives,
dialogales, externalisant les rôles de Proposant, d’Opposant et de Tiers,
6. un mode de gestion du différend, sous forme linguistique ou non, qui ne se réduit pas au
débat ou à la polémique,
7. un dialogue critique, susceptible de s’incarner dans des règles normatives (par
exemple, celles de la pragma-dialectique),
8. un instrument de la rationalité au service de l’action,
9. des conclusions révisables,
11. une réalité multimodale.
4 Deux traits, au beau milieu des précédents, concernent l’argumentativité :
4. l’argumentativité, une propriété de toute parole et de tout discours. Plantin évoque ici le
point de vue structurel de Grize et de Ducrot :
L’argumentation est une parole schématisant le monde, un point de vue […]
Argumenter c’est métaphoriquement « orienter le regard ». Dans cette perspective,
l’argumentation n’est pas forcément un ensemble d’énoncés ordonnés à la Toulmin,
et l’influence éventuelle n’est pas attachée à un type spécial de discours ni à
l’emploi de techniques discursives spécifiques (Plantin 2016 : 78).
5 Il en va de même avec la théorie de l’argumentation dans la langue d’Anscombre et
Ducrot. Plantin ajoute ensuite que, d’un point de vue fonctionnel, dès lors que
l’argumentation se définit comme une modification des représentations et des
comportements, alors, la logique naturelle et la pragmatique généralisée font qu’« un
énoncé informatif comme ‘il est 8 heures’ est argumentatif » (ibid.).
10. L’argumentativité, une notion binaire ou graduelle. Plantin rappelle que
pour les théories généralisées de l’argumentation, la langue (Ducrot), le discours
(Grize) sont par nature argumentatifs. Pour les théories restreintes de
l’argumentation, certains genres discursifs (délibératif, épidictique, judiciaire), ou
plus largement certains types de séquences discursives sont dits essentiellement
argumentatifs et opposés à d’autres genres ou d’autres types de séquences. Ces
besoin que deux discours s’opposent, ni qu’une interrogation commune soit posée dans
l’ordre des discours, même si ces critères sont indispensables d’un point de vue
cognitif.
12 c) Lorsqu’il discute des relations entre argumentativité et argumentation, Plantin
s’appuie sur la nature des textes, des discours, des conduites discursives, opposant des
données par nature argumentatives à d’autres qui ne seraient argumentatives que par
leur fonction. À cet égard, le point 3 ci-dessus est exemplaire : l’argumentativité
déborde l’argumentation, parce que tout est argumentatif, que ce soit en fonction de
théories de la langue, de conceptions du discours ou en raison de la primauté de la
fonction sur les formes. Or Plantin n’utilise pas cet argument lorsqu’il présente les
conceptions ou définitions d’Aristote, de Perelman et Olbrechts-Tyteca, Angenot,
Toulmin…, alors que toutes ces définitions intriquent nature et fonction. Il est à vrai
dire impossible de ne pas le faire. En d’autres termes, la difficulté alléguée contre les
théories de l’argumentativité généralisée (j’y inclus ma conception énonciativo-
pragmatique du point de vue, et celle de l’argumentation dans le discours d’Amossy, sur
lesquelles le dictionnaire fait l’impasse), porte en réalité sur toutes les conceptions de
l’argumentation.
13 En définitive, le Dictionnaire de l’argumentation distingue à juste titre l’argumentation de
l’argumentativité. Mais il est contestable de poser une barrière quasi infranchissable
entre elles, comme cela apparaît nettement dans le schéma p. 81, qui, de, bifurcation en
bifurcation, privilégie les formes localisées (restreintes) de l’argumentation,
monologale ou dialogale, qui forment le cœur du système, par rapport aux dimensions
argumentatives qui n’affectent pas la définition de l’argumentation, et se trouvent ainsi
aux confins du système. Face à cette approche, je défendrai ci-dessous une position qui
ne vise pas à substituer une définition à une autre (ce qui est ma position constante
depuis 2000 (250-251), mais à les poser comme complémentaires ; qui reconnait que les
discours correspondant à la visée argumentative sont davantage au cœur de
l’argumentation, sans considérer pour autant que ceux qui relèvent de la dimension
argumentative sont secondaires. C’est la différence entre des marges, reconnues
comme telles, mais intégrées néanmoins dans les définitions de l’argumentation (à
l’instar de la norme et de ses variations), et la marginalité. Car on passe alors d’un
jugement de fréquence à un jugement de valeur, critiquable dès lors qu’il conclut que
ce qui est aux marges doit être marginalisé au plan théorique. Une marginalisation
analogue frappe les approches onomasiologiques.
manifestes, in praesentia, si elles peuvent opérer aussi in absentia, question cruciale pour
rendre compte de l’argumentativité liée à la dimension dialogique interdiscursive.
18 Il faut aussi se demander si les définitions ne font pas la part trop belle au locuteur et
ne sous-estiment pas le poids des récepteurs, des destinataires (Amossy 2007), qui
peuvent jouer un rôle majeur, non pas seulement pour décoder et comprendre les
intentions communicatives et les actes de langage de l’auteur du message, mais aussi
les interpréter d’une façon rationnelle, en un sens problématique qui ne correspond
pas nécessairement aux visées de son auteur12. C’est cette approche onomasiologique
qu’on va mettre en œuvre à présent, en essayant d’avancer des éléments de réponse
aux questions selon une conception qui ne considère pas les formes comme
secondaires, mais qui pense leur infinie diversité en fonction des effets produits (par le
locuteur) et construits (par les destinataires).
21 Je rappelle encore que mes conceptions reposent sur une logique inférentielle et
privilégient l’abduction (Rabatel 2008, 2016). C’est pourquoi j’ai été intéressé et intrigué
par certaines remarques du Dictionnaire de l’Argumentation, qui auraient pu donner lieu à
des positions théoriques bien différentes de celle de leur auteur. Je citerai en premier
lieu l’argument a posteriori, qui « part des données de l’expérience et remonte à leur
cause ou à leur essence. L’argumentation de l’effet à la cause, l’argumentation fondée
sur l’exploitation d’un indice, d’un exemple, et d’une façon générale l’abduction, sont
des cas d’argumentation a posteriori » (2016 : 27). Dans une autre entrée du Dictionnaire
consacrée à l’indice et à l’argumentation indiciaire, Plantin cite un extrait du récit de
Dorgelès, La drôle de guerre :
De là-haut, on domine les lignes ennemies comme d’un balcon […]
Le sergent qui ne les quitte pas des yeux, connaît maintenant leurs habitudes, sait
d’où ils viennent et où ils vont.
- Là, montre-t-il du doigt, ils creusent une sape. Regardez la terre remuée… Cette
maison grise, ils l’ont certainement bétonnée. Vous remarquez l’embrasure ? Et ces
tuiles déplacées ? Leurs travailleurs en ce moment s’occupent surtout par là. Ce
matin, j’en ai compté soixante qui revenaient du chantier. Avec des lampes : donc
ils piochent dessous (Plantin 2016 : 314).
22 Or, dans ce seul texte, la description, insérée dans un dialogue romanesque, est riche
d’inférences du point de vue de l’observateur (on est en effet au cœur de l’effet-PDV),
qui construisent une représentation et la rendent partageable, sans même rechercher
explicitement l’assentiment du destinataire, par la force de ce qui est vu et des
conclusions qu’en tirent le personnage comme le lecteur. Par ces deux références, on se
retrouve au cœur des inférences abductives, et aussi au cœur de l’argumentation par le
point de vue (Rabatel 2004a) … L’approche linguistique des PDV se présente ainsi
comme un des domaines de l’argumentativité, centré sur les prédications,
complémentaire de l’approche lexicale de Ducrot ou de la logique naturelle de Grize.
Plantin va même jusqu’à écrire : « Mieux que comme une forme bâtarde de déduction
ou d’induction, l’argumentation gagnerait à être pensée comme une forme
d’abduction » (2016 : 34).
23 C’est en écho à cette remarque que je propose l’étude qui suit, bien différente de celle
de Plantin, sous l’entrée « Preuve et arts de la preuve » (ibid. : 467-473). Je m’attacherai
notamment à montrer que c’est par le discours de la narration et l’hétérogénéité
discursive que le récit argumente indirectement, parallèlement à l’argumentation
directe, dans les vers 7 à 26 de la fable.
24 En principe, la preuve par les faits « suppose l’évidence non discursive des réalités
matérielles »15, supposant « un double effacement du discours » qui correspond selon
Plantin d’une part à l’effacement du discours de la personne rapportant le fait, d’autre
part à celui « du lien entre probant et prouvé » (ibid. : 468). Cependant, la preuve par les
faits ne conduit pas nécessairement à leur acceptation, et c’est au fond cette thèse que
Plantin illustre en étudiant la fable de La Fontaine. Il commence par citer la morale,
sans la commenter, puis évoque la situation initiale (v. 3-6 16) et le « violent reproche »
adressé par le loup à l’agneau (v. 7-9). Il affirme que « le délit est présupposé (tu
troubles mon breuvage) » (ibid. : 469). Or le délit est posé ; ce qui est présupposé, c’est le
fait que l’eau appartiendrait au loup. Plantin souligne que la justification de l’agneau (v.
10-17) manque son objet, puisqu’elle « est suivie immédiatement d’une condamnation »
17. De même pour les autres justifications de l’agneau, toutes basées sur des preuves par
les faits (v. 20-23). Aussi, vu la fin de l’histoire, écrit-il que « l’on conclut que les bonnes
raisons ne déterminent pas le cours de l’histoire », citant les v. 27 à 29. Il faut donc
comprendre que ces derniers illustrent on ne peut mieux la moralité initiale (ibid. :
470). Personnellement, je ne fais pas partie de l’indéfini « on » qui semble aboutir sans
discussion à une telle conclusion. Je la trouve en totale contradiction avec le pouvoir de
la fable et de son argumentation par le fait du discours, en l’occurrence de la narration,
et j’affirme même qu’une telle conclusion, qui a été souvent faite, correspond à un
contresens interprétatif. Il est audacieux d’accepter la moralité sans s’interroger sur
elle, quand on sait combien le texte de La Fontaine est polyphonique. Compte tenu de
ce qui précède, je crois que le lecteur (et l’analyste) a tout intérêt à problématiser la
moralité.
qu’allié aux autres, il aurait pu ne pas aller boire seul, et se trouver ainsi en situation de
faire masse.
28 Bref, le rapport de force n’est pas seulement un état de fait, c’est une création, et les
justes, les faibles, peuvent travailler à devenir forts. C’est là une conception marxiste
des rapports de force, je n’en disconviens pas, qu’on retrouve chez Brecht, dans un
apologue de M. Keuner, mais qu’on s’étonnera de trouver chez La Fontaine, qui ne passe
pas pour avoir été marxiste… Cependant, les bonnes idées peuvent être partagées, et
Tite-Live en donnait déjà une leçon saisissante, à travers le récit du combat des Horaces
et des Curiaces (et après lui Corneille, dans Horace), en racontant comment un rapport
de force a priori défavorable de un contre trois est renversé par le Romain Pubius
Horatius. Ce dernier feint de fuir, mais c’est pour mieux affronter ses trois adversaires
inégalement blessés, les tuant tour à tour dans un combat singulier.
29 En d’autres termes, la lecture polyphonique et problématisante de la morale invite à
s’interroger sur le fait qu’on peut soit entériner les situations où le rapport de force
nous est défavorable, soit les éviter (par exemple en n’allant pas boire là où rôde le
loup, en n’y allant pas seul) ; qu’on peut s’interroger pour savoir comment devenir plus
fort que le fort… Bref, la lecture polyphonique revient à dire qu’avec la moralité comme
avec le récit dont elle est l’émanation, on substitue à une logique syllogistique, et pour
tout dire désespérante, un possible narratif (et politique). Il ne s’agit plus de vérifier
déductivement un état de fait – les forts ont toujours raison (même s’ils argumentent
mal) / Or l’agneau est faible (même s’il argumente bien) / Donc l’agneau sera vaincu –,
mais de lui opposer une lecture ouverte basée sur une interrogation ouverte. Si tu fais
ceci, il arrivera cela, mais si tu faisais autrement, il pourrait arriver du neuf.
Problématiser la moralité revient à opposer à un certain discours, un contre-discours.
C’est là, selon Plantin ou Doury, une caractéristique essentielle de l’argumentation.
Cependant, s’il se rencontre des discours qui ne mentionnent pas explicitement un
contre-discours, alors que ce dernier pilote totalement le discours de l’orateur – à
l’instar de la position de Rocard au congrès du parti socialiste à Metz, centrale dans le
discours de F. Mitterrand alors que ce dernier ne mentionne pas son adversaire – c’est à
l’analyste de le mettre au jour pour restituer leur contexte argumentatif (Gelas 1980).
Cependant, il faut se demander si ce contexte ne repose que sur la reconstruction des
calculs du locuteur, ou si un tel travail, en appui sur les hypothèses interprétatives et
argumentatives du lecteur, peut s’émanciper plus ou moins fortement des intentions du
locuteur.
31 Il est révélateur de la façon dont le fabuliste souhaite faire entendre sa fable. Ainsi, la
moralité est exprimée à travers une énonciation impersonnelle, non ancrée dans la
situation d’énonciation, avec une dimension générique20 qui plaide en faveur d’une
vérité toujours vraie (c’est ce qu’entérine Plantin). Quant à l’histoire, elle repose sur
une énonciation historique (le « récit » de Benveniste), également non ancrée dans la
situation d’énonciation, dans les v. 3 à 6 et 27 à 29, qui comprennent des présents de
narration. Par rapport à ces deux formes d’énonciation en rupture de la situation
d’énonciation, il existe des présents d’énonciation : celui du vers 2 (« nous l’allons
montrer tout à l’heure », c’est-à-dire tout de suite), et ceux des dialogues entre le loup
et l’agneau. Mais il y a une grande différence entre le v. 2 et les v. 7 à 26 : le premier est
une énonciation personnelle exophorique, comme le dit Bronckart (1997), tandis que
les derniers relèvent d’une actualité endophorique, représentée, imaginaire 21. Somme
toute, ces présents endophoriques disent que le présent des personnages n’a rien à voir
avec l’actualité du fabuliste (et du lecteur). Cet enchâssement des actualités est
significatif : il construit un rapport emboîté qui assure les allers et retours réflexifs du
récit vers sa narration et son interprétation. Ce mouvement est d’ailleurs amplifié par
le fait que les fragments relevant de l’énonciation historique jouent sur des présents de
narration qui produisent un effet d’hypotypose, rendant la scène comme présente sous
les yeux du lecteur. Ils encadrent le récit ; à ce titre, ils relèvent de la stratégie du
fabuliste, qui veut assurer le passage du monde du récit vers le monde du lecteur, pour
mieux inciter ce dernier à penser la valeur exemplaire de l’histoire, telle qu’elle est
racontée. Par-là, le fabuliste veut faire entendre aux lecteurs qu’il conviendrait de
prendre au sérieux la question du mal, des rapports de force et de réfléchir à la
meilleure des façons de traiter cette question, sans se satisfaire de l’idée que les
méchants s(er)ont toujours les plus forts.
32 On retrouve la tension entre ces deux démarches autour des topoï et des énoncés
proverbiaux, parémiques. La fable comporte un énoncé proverbial (le v. 1). Mais
certains vers – tels « comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né », « si ce n’est toi c’est
donc ton frère, car vous ne m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens » – sont
de bons candidats à la proverbialité du fait de la généricité des situations, des noms et
déterminants caractérisés par la désinscription énonciative (Rabatel 2004b : 19-20), du
fait également de la valeur gnomique des temps et de la stéréotypie de la situation, de
la densité figurale, qui rend ces énoncés mémorisables et mémorables. L’ensemble de
ces énoncés potentiellement parémiques, généralisables, détachables, aphorisables
(Maingueneau 2012), ne sont cependant pas sans susciter une certaine distance avec la
moralité proverbiale initiale. Ils sèment le doute dans la confiance de la sagesse des
nations, car ils mettent en relief la faiblesse de la bonne foi (v. 20) devant l’expression
de la mauvaise foi argumentative (v. 22). Au total, ils invitent à interroger la moralité,
moins sur le diagnostic de la prégnance du rapport de force que sur la façon souvent
paresseuse avec laquelle on l’entérine pour justifier l’injustifiable.
33 On observe une égale tension entre ces deux lectures, selon la visée ou la dimension
argumentative. L’ethos relève d’abord de la visée argumentative, puisqu’il émerge du
dialogue agonique entre les deux personnages. Mais il ne passe pas seulement par
l’expression brute des paroles, il passe aussi par leur contextualisation, laquelle est à
mettre au compte du narrateur fabuliste. De ce point de vue, l’ethos est une sorte
d’agent double qui montre (via les paroles des personnages), et qui est montré (via leur
contextualisation et la narration) : c’est cette représentation qui permet au lecteur de
porter appréciation sur la parole des personnages, sur sa pertinence argumentative,
rapportée non seulement au logos et à l’ethos, mais encore au pathos, et, plus largement
encore, à la situation, celle des protagonistes … ou celle des lecteurs, qui sont dans la
position du Tiers.
34 Ainsi, du point de vue de la visée argumentative, le loup argumente en des phrases
courtes, impérieuses, traduisant un ethos de fureur, au plan psychologique, et un ethos
d’autorité, au plan institutionnel-politique. Sa parole est incisive, agressive, comme
l’indique le tutoiement initial. Ses arguments (attaque ad personam v. 7-9) ; argument
d’autorité (v. 18) ; généralisation abusive et responsabilité collective indue (v. 19, 23-25)
; argumentation par la vox populi (v. 26) sont au service d’une rationalité relevant de la
mauvaise foi, faisant violence à la vérité des faits. De surcroît, avant même la mise en
spectacle de l’argumentation par la mauvaise foi, la narration de l’entrée en scène du
loup est hautement significative. Adam (2011) avait fait remarquer que le fait que la
narration de la dispute débute in medias res – éliminant ainsi le récit des préliminaires
polis qui, en principe, sont censés atténuer l’incursion dans le territoire d’autrui –
exacerbe une violence à l’état pur. Une telle mise en scène initiale est en totale
discordance avec la moralité. Plantin se demande pourquoi le loup argumente, alors
qu’il pourrait satisfaire d’emblée ses désirs. Si on prend en compte la contextualisation,
la représentation de cet ethos, avec une telle saturation de traits négatifs, on est fondé à
imaginer une réponse qui souligne que les puissants ne veulent pas seulement profiter
du rapport de force qui leur est favorable, ils veulent par surcroit que cette inégalité et
cette violence soient reconnues comme justes. Ce n’est pas un hasard si les pouvoirs
autoritaires, a fortiori les dictatures, organisent des (simulacres de) procès. Il faut que la
victime consente, pour que le pouvoir injuste des puissants perdure.
35 On peut observer une égale distance du côté de l’ethos de l’agneau. Dans un premier
temps son ethos ne peut qu’être interprété en bonne part. Les formules de politesse, le
vouvoiement, les apostrophes sont le signe d’un ethos poli et respectueux, au plan
psycho-social. Malgré son infériorité sociale, il fait preuve d’une remarquable capacité
à se justifier et à contre-argumenter en s’appuyant sur les faits. Dans un deuxième
temps, cependant, au fur et à mesure que le loup fait preuve de mauvaise foi, l’ethos de
l’agneau devient plus discutable, l’acharnement à se défendre étant contreproductif.
Certes, les contre-arguments de l’agneau sont éloquents, mais comme ils ne sont pas
adaptés à son destinataire proximal – et pas davantage à la situation, car il est seul –, il
est facile de profiter de l’aubaine pour faire taire une voix si éloquemment accusatrice.
Par conséquent le contraste entre le discours et la situation invite à relativiser les
valeurs positives associées à l’ethos, dès lors que ce dernier se manifeste en faisant
abstraction de ladite situation, en d’autres termes, des rapports de force concrets 22.
36 Cette distance est également sensible avec l’ethos du fabuliste : certes, il prend fait et
cause contre le loup23, mais il ne va pas jusqu’à exprimer de solidarité avec l’agneau ;
c’est un ethos réflexif, qui montre, plus qu’il ne démontre. Ce qui est montré, c’est bien
sûr la loi d’airain des rapports de force. Et ce qui est démontré, c’est le danger mortel
de les oublier, pour l’agneau, comme pour le lecteur. Ainsi, en creux, le récit
exemplaire fait-il la « démonstration » que cette question des rapports de force doit
être pensée stratégiquement. L’ethos de « sagesse » est donc un ethos de perspicacité qui
incite (à travers les lignes) à problématiser son rapport aux leçons du passé, à
Conclusion
38 Mon propos n’était pas de substituer une conception à une autre, de diluer
l’argumentation, mais de proposer un cadre plus global dans lequel on peut rendre
compte des diverses formes et stratégies langagières pour arriver à faire adhérer à sa
façon de voir, ou, à tout le moins, pour ne pas se satisfaire des manières communes de
penser. On peut à présent répondre aux questions posées : oui, il est sinon nécessaire,
du moins pragmatiquement et théoriquement utile, de prendre en compte l’ensemble
de la dimension énonciative des discours, qui construisent à travers l’activité de
référenciation le monde dont on parle, le rapport à soi et aux autres, comme le rapport
au langage et aux discours antérieurs qui cherchent toujours en quelque façon, selon la
définition que Benveniste donnait de l’énonciation, à influer sur l’autre et à peser sur
ses interprétations. Dans ce cadre, il est sinon nécessaire, du moins utile, de prendre en
compte l’ensemble des marques et indices, phrastiques et transphrastiques, qui
construisent et orientent ces interprétations, dans des processus largement inférentiels
et abductifs, tout en s’intéressant aussi à la part du destinataire dans cette
construction, à la façon dont il organise ses parcours interprétatifs, à la croisée des
instructions du texte, de sa saisie des contextes – celui de la production des messages
comme celui (ou ceux) de sa (ou de ses) réception(s). Partant de là, il me semble qu’on
peut amender la définition de l’argumentation, ce que je ferai en reprenant à titre
d’hommage, celle des refondateurs modernes de l’argumentation et de la nouvelle
rhétorique (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958 : 5) :
L’objet des théories de l’argumentation est l’étude des techniques discursives
permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses ou aux
visions du monde qu’on propose à leur assentiment. Ces techniques discursives
peuvent être de deux ordres. Les premières reposent sur des moyens logiques, le
plus souvent déductifs, qui étayent le raisonnement par des arguments en appui sur
des prémisses vraisemblables, appropriées à l’auditoire, et que ne dément pas la
conduite langagière de l’orateur. Les deuxièmes consistent à provoquer et recueillir
l’assentiment sans paraître argumenter, dans des genres qui ne relèvent pas de
l’argumentation au sens où ils n’utilisent pas les techniques précédentes, par
exemple en recourant aux faits bruts24 ou aux émotions brutes, à la nature des
BIBLIOGRAPHIE
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dans le discours : le cas du roman feuilleton », Belphégor, Idéologie et stratégies argumentatives dans
les récits imprimés de grande consommation, XIXe – XXIe siècles.
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Les points de vue et la logique de la narration. Tome 2. Dialogisme et polyphonie dans le récit (Limoges :
Lambert-Lucas)
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Guérin, Charles, Siouffi, Gilles & Sandrine Sorlin (éds). Le rapport éthique au discours (Berne : P.
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A.Cunha, Christiane Donahue, Frédéric François, & Alain Rabatel. Points de vue sur le point de vue.
Un essai de réflexion collective (Limoges : Lambert-Lucas), 327-355
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Jean-Marie & Yves Reuter (éds). Littérature, linguistique et didactique du français. Les travaux
Pratiques d'André Petitjean (Villeneuve d’Ascq : P. U. du Septentrion), 97-105
Rabatel, Alain. 2016. « En amont d’une théorie argumentative de la polyphonie, une conception
radicale de l’énonciation comme énonciation problématisante », Verbum, XXXVIII, n° 1-2, 131-150
Rabatel, Alain. 2017a. Pour une lecture linguistique et critique des médias. Empathie, éthique, point(s) de
vue (Limoges : Lambert-Lucas)
ANNEXES
Le loup et l’agneau
NOTES
1. Cette approche pourrait être croisée avec la sociologie des champs. Comme Bourdieu 1984 l’a
montré, le champ académique n’échappe pas aux luttes des places. Ceux qui tiennent le discours
mainstream, que rapporte le Dictionnaire de l’argumentation, sont en position haute. Par
conséquent, leurs discours, le choix de leurs contradicteurs ne s’interprètent pas seulement sous
le ciel pur des idées, mais aussi à l’aune de la lutte pour occuper (ou maintenir) une position
haute.
2. Je reproduis la numérotation de l’auteur.
3. Point de vue normatif qui mériterait débat…
4. Plantin évoque la Théorie de l’Argumentation dans la Langue, mais non ses développements,
Théorie des Blocs Sémantiques, Théorie Argumentative de la Polyphonie de Carel et Ducrot : voir
Rabatel 2016 pour une discussion.
5. Dans le discours monogéré, le locuteur fait ce qu’il veut de l’argumentation d’autrui, tandis
que l’opposant est beaucoup plus libre de sa parole dans une interaction dialogale. Certes. Mais
libre, cela ne veut pas dire pour autant pertinent, eu égard aux règles normatives plus ou moins
contraignantes de l’argumentation : on peut dire ce qu’on veut, mais aussi n’importe quoi. Les
argumentations dialogales sont pleines de discours de mauvaise foi, irrationnels, comme les
argumentations écrites monogérées.
6. Sur la notion de contre-discours, voir Rabatel (2017a : 414-421).
7. Toutes choses égales, comme la distinction discours monologal vs dialogue (ou polylogue), il
s’agit de traits sous-catégoriels, descriptifs, qui permettent de distinguer des sous-genres de
discours argumentatifs, mais pas d’un trait définitoire catégoriel. Sur ces distinctions des critères
supra-catégoriels, catégoriels, sous-catégoriels, trans-catégoriels, voir Rabatel 2017b.
8. Ce processus concerne autant les discours à visée qu’à dimension argumentatives, et a une
portée sémantique générale ; il sera largement exemplifié dans la troisième partie.
9. Même si Doury a raison de « mettre en garde contre le "tout-connecteur" » (ibid. : 149).
10. On rencontre d’ailleurs le même problème dans l’étude des émotions. Outre qu’il n’est pas
facile d’isoler un lexique spécifique (vu les chevauchements avec les lexiques des affects, des
sentiments), il existe des discours provoquant des émotions, sans contenir de termes d’émotion
(Rabatel 2017a : 315-326).
11. Les connecteurs (ou ligateurs) présentent une grande hétérogénéité : à côté des adverbes de
liaison évoqués par la nomenclature grammaticale officielle française, coexistent des
RÉSUMÉS
Cet article cherche à expliquer le faible écho théorique de la notion de dimension argumentative
(ou argumentation indirecte ou oblique) par rapport à la visée argumentative (ou argumentation
directe). Pour rendre compte des raisons épistémologiques de cet état de fait, il s’appuie sur le
récent Dictionnaire de l’argumentation de Plantin, emblématique du courant mainstream, qui ne
définit l’argumentation que d’après une visée argumentative explicite. Les études dominantes
opposent argumentation et argumentativité, privilégient des conceptions dites restreintes basées
sur des marques argumentatives, survalorisant les approches sémasiologiques au détriment des
approches onomasiologiques, en principe complémentaires. Pour finir, l’article propose une
illustration de la rentabilité descriptive et explicative de l’approche indirecte de l’argumentation,
à partir de l’analyse de la fable de la Fontaine Le loup et l’agneau. L’approche articulée de la
dimension et de la visée argumentatives aboutit à une proposition de redéfinition de la notion
d’argumentation. Son objectif n’est pas de substituer une conception à une autre, ni de diluer
l’argumentation, mais d’élaborer un cadre plus global, rendant compte des diverses formes et
stratégies langagières pour arriver à faire adhérer à sa façon de voir, et, complémentairement,
pour aider l’analyste à problématiser des façons de voir illusoirement transparentes. Son cadre
théorique s’appuie sur une conception pragma-énonciative qui analyse la construction des
interprétations sur la base des choix de référenciation et de leur actualisation interprétative,
dans lesquelles logique inférentielle, indices, abduction, argumentativité et point de vue jouent
un rôle fondamental.
The paper tries to explain the limited theoretical response to the notion of argumentative
dimension (or indirect or oblique argumentation) as opposed to argumentative aim (or direct
argumentation). In order to give a full account of the epistemological reasons of this situation,
the paper draws on Plantin’s recent Dictionary of argumentation, which is emblematic of the
mainstream and defines argumentation only in relation to an explicit argumentative aim. The
prevailing studies oppose argumentation and argumentativity, favoring the so-called limited
conceptions based on argumentative markers and overestimating semasiological approaches at
the expense of onomasiological approaches, which are, theoretically, complementary. Eventually,
the paper provides an example of the descriptive and explicative rentability of the indirect
approach to argumentation, based on an analysis of La Fontaine’s fable “The Wolf and the Lamb”.
The articulation of the argumentative dimension and aim results in a redefinition of the notion
of argumentation. Its purpose is neither to substitute one conception for another nor to dilute
argumentation, but to elaborate a larger framework accounting for different language forms and
strategies that allow for adherence to one’s view and, at the same time, help problematize views
that are illusorily transparent. The theoretical framework is built around a pragmatic and
enunciative conception that analyzes the construction of interpretations based on the choice of
INDEX
Mots-clés : abduction, argumentativité, dimension argumentative, énonciation/référenciation,
inférence, point de vue
Keywords : abduction, argumentative dimension, argumentativity, enunciation/referenciation,
inference, viewpoint
AUTEUR
ALAIN RABATEL
Université de Lyon 1, ICAR
Thierry Herman
Introduction
1 Le problème de l’argumentation est qu’il est possible, suivant les théories qui s’en
emparent, de la voir un peu partout. Au moins trois conceptions peuvent être prises en
considération dans ce domaine. Dans sa définition classique, une argumentation
suppose a minima la défense d’un point de vue exprimé sous une forme de proposition
par une autre proposition qui joue le rôle d’argument. Que ce soit sous la forme logique
du raisonnement syllogistique dont on calculerait les tables de vérité ou sous la forme
enthymématique de l’argumentation dans le contexte de différents champs, étudiée par
le modèle de Stephen Toulmin (2003[1958]), cette approche inscrit de fait
l’argumentation dans une perspective qui intéresse la linguistique textuelle, dès lors
que l’on va au-delà de l’énoncé pour saisir le lien transphrastique ou
transpropositionnel entre arguments et conclusion.
2 Mais, dans l’espace francophone bien plus qu’ailleurs, l’articulation entre deux
propositions énoncées n’est plus une condition nécessaire pour parler
d’argumentation. Une deuxième ligne de pensée s’inscrit dans les théories sémantico-
pragmatiques de l’argumentation dans la langue. Que ce soit celle des blocs
sémantiques (Carel et Ducrot 1999a, 1990b), celle des stéréotypes (Anscombre 2001),
celle des points de vue (Raccah 2005) ou celle des possibles argumentatifs (Galatanu
2009), toutes ces approches ont progressivement marqué une rupture avec la mise en
relation de deux propositions explicites, en étudiant non plus des paires d’énoncés
marquées par des connecteurs ou des opérateurs, mais le lexique lui-même, en tant
qu’il est porteur d’argumentations intrinsèques. Par exemple, dans notre communauté
langagière, le mot « populiste » suffit à étayer l’idée d’un rejet ou d’un désaccord. Le
test de l’insertion de « mais » permet d’éclairer, si on suit la théorie d’Anscombre, la
puissance du stéréotype intégré en langue. Ainsi, « c’est une idée populiste, mais ne la
rejetons pas » paraît être une paire de propositions recevables alors que « c’est une idée
populiste, mais rejetons-la » sera probablement perçu comme étrange hors cénacle de
populistes s’assumant comme tels. La stabilisation du stéréotype en langue crée ce que
Carel et Ducrot nomment un bloc sémantique. Dans cette perspective, et au-delà des
différences d’approches entre les courants cités, chaque mot « argumente », dans le
sens où il oriente vers une classe de conclusions possibles.
3 La troisième conception de l’argumentation est représentée par Amossy (2012 [2000]) et
Grize (1996) ou Vignaux (1988) avant eux, et elle est se trouve au cœur de ce numéro.
Inspirées par le dialogisme bakhtinien, ces approches mettent en relief l’idée que tout
énoncé, saisi dans un contexte précis, fait écho à des énoncés similaires, oriente des
points de vue ou des perspectives de lecture. Les « données » de l’argumentation sont
loin d’être données, justement – elles subissent les effets d’une schématisation par le
locuteur :
Le discours argumenté opère sur un matériau factuel « retenu », dans un contexte
de référence qui permet de tester les thèses débattues, les notions évoquées, les
corrélations mises en raisonnement. Ce contexte n’est pas le monde empirique […],
il est une « schématisation » (Grize, Vignaux) qui opère une sélection, qui énonce
des « faits » et les exprime avec un vocabulaire donné, les regroupe et les oppose à
d’autres, […] – opérations logiquement préalables à l’argumentation et au débat et qui
souvent décident de tout (Angenot 2008 : 148-149, je souligne).
4 Angenot montre ainsi que la notion de « données » n’est que pure illusion, mais on voit
une ligne de fracture avec les représentants de l’argumentation dans le discours : le
premier reconnaît les éclairages que permet le processus de schématisation, mais les
exclut du champ de l’argumentation ; les seconds affirment au contraire que c’est déjà
une forme d’argumentation. Amossy, en introduisant l’idée de « dimension
argumentative », la définit comme des « moyens verbaux utilisés pour modifier ou
renforcer les représentations et croyances de l’allocutaire ou pour simplement orienter
sa réflexion sur un problème donné » (2005, je traduis).
5 Dans les deux dernières approches, l’argumentation repose sur des enchaînements
implicites, qu’il est possible de mettre au jour par une analyse sémantique et
pragmatique, mais qui échappent d’une certaine manière au critère cardinal de
l’argumentation dite classique : l’expression et la défense d’une opinion par un
locuteur. On ne veut pas dire par là qu’il n’y a pas de construction d’un point de vue au
fil du texte (ou de l’intertexte), ce qu’on pourrait considérer comme une forme
d’argumentation indirecte selon Rabatel (2017), mais bien insister sur le fait que le
caractère visible, posé, noir sur blanc, d’une opinion dans laquelle s’engage le locuteur
n’est plus un prérequis pour parler d’argumentation. Deuxième conséquence, dès lors
que tout lexème peut orienter ou influencer l’allocutaire, l’argumentation devient
consubstantielle à toute parole – Micheli parle d’argumentativisme généralisé (2009,
2012a).
6 Le but de cet article est théorique mais aussi méthodologique. Depuis un point de vue
qui demeure attaché à une vision « classique » de l’argumentation, j’aimerais reprendre
à nouveaux frais le couple visée argumentative/dimension argumentative d’Amossy
pour proposer une vision alternative fondée sur des critères langagiers que j’espère
qui est aussi en moi reste proche de Perelman et d’Amossy : il garde l’idée que l’analyse
de la façon dont on peut provoquer ou accroître l’adhésion à une thèse par des moyens
verbaux permet d’étudier toute une catégorie de textes non-argumentatifs (au sens
classique du terme) mais que l’on peut qualifier de rhétoriques.
14 Mais l’argumentation est-elle effectivement réductible à une forme d’étayage dont le
but est de justifier l’opinion que l’on veut défendre ? Des théories classiques de
l’argumentation intègrent souvent non seulement l’idée d’un étayage, mais aussi une
dimension dialectique intrinsèque à l’argumentation. Abordons rapidement ce point.
ou « Chine : 109 morts dans des inondations » constituent des variantes de cette
schématisation avec d’autres effets sur l’auditoire.
26 Les genres que cite Amossy pour illustrer la dimension argumentative (« l’article
d’information qui se veut neutre, la conversation familière, une grande partie des récits
fictionnels », [2008, §9]) paraissent donc a priori peu rhétoriques. Prenons cependant
un cas plus complexe, ce chapeau d’un article d’information du Temps du 12 mars 2004 :
(4) Une vague d’attentats sans précédent a secoué jeudi matin la capitale espagnole.
Une dizaine d’engins explosifs (sur treize déposés) ont éventré en quelques minutes
quatre trains bondés dans trois gares.
27 Dans cet exemple et suivant la définition donnée, je ne relierais pas les deux premières
phrases typographiques de ce chapeau à de la rhétorique, même si l’analyse du discours
sera attentive à la dramatisation induite par « sans précédent », « secoué », « éventré »,
« bondés » ainsi qu’à l’emploi métaphorique de « vague ». La dominante est descriptive
et on ne trouve pas d’opinion soumise à l’appréciation de l’auditoire. Mais la volonté
manifeste de « faire voir les choses d’une certaine façon » est patente, par
l’accentuation de l’impact émotionnel des faits rapportés entre autres.
28 Précisément parce que l’analyste du discours doit pouvoir montrer que les énoncés,
aussi descriptifs apparaissent-ils, ne sont pas neutres, il faut créer une place pour une
catégorie proche de ce qu’exprime la dimension argumentative d’Amossy. Considérons
différents arguments justifiant cette nécessité. Tout d’abord, je pense avec elle qu’il n’y
a pas d’énoncé sans une forme d’image du locuteur. Mais j’éviterais de la nommer ethos
si on sort de la dimension rhétorique définie par l’expression de l’opinion personnelle.
Ensuite, Plantin (2011) et Micheli (2014) ont montré que la question de l’émotion
débordait du cadre des noms ou adjectifs d’émotions. Ainsi, « des enfants meurent de
faim en Syldavie » est un énoncé qui légitime, de par l’issue fatale exprimée, la pitié ou
la colère à l’égard de la situation. A nouveau, j’éviterais d’évoquer le pathos en l’absence
d’une opinion exprimée. Enfin, on connaît aussi, dans la sémantique différentielle de
Rastier, l’importance de la propagation de sèmes. Il montre par exemple qu’un panneau
que l’on trouvait à l’entrée de certains restaurants dans la France occupée, « Interdit
aux chiens et aux Juifs », animalise et déshumanise les Juifs par transfert de sèmes. Ces
différents exemples, sans même considérer ici que de tels énoncés interviennent bien
sûr dans le bain historique et social des discours ou plus largement le dialogisme
bakhtinien, montrent bien une idée assez centrale dans l’analyse du discours : les
énoncés ne font pas que décrire la réalité, ils insufflent ou peuvent insuffler des façons
de considérer le monde. Du coup, on peut se demander s’il reste pertinent d’isoler de la
masse des discours une dimension rhétorique liée à l’expression d’une opinion.
29 Les phénomènes décrits dans le paragraphe précédent ne se laissent pas vraiment saisir
par une théorie de l’argumentation proprement dite : il n’y a ni étayage, ni opinion
dans le texte observé ; pourtant, l’analyste du discours ne manquera pas de tirer des
interprétations sur des manières de voir, de sentir, de penser présentes dans ces
exemples. Mieux, le texte lui-même (mais aussi son intertexte, et son contexte) sert
d’argument pour justifier une interprétation dans une démarche abductive (Eco 1992).
Les signes, ici langagiers, mais on pourrait élargir la palette (prosodie, gestualité, etc.),
sont autant d’arguments qui viennent étayer des interprétations, mais cette
argumentation est métatextuelle – l’opinion défendue est celle de l’analyste et non celle
du locuteur. Cette démarche interprétative, qui me semble au cœur de la « dimension
argumentative » d’Amossy, tient compte des « éclairages » des objets de discours
schématisés, notion chère à Grize que l’on reprendra ici : « Les objets du discours
doivent être éclairés, ce qui revient à mettre en évidence quelques-unes de leurs
facettes et à en occulter d’autres et tout éclairage colore ce qu’il illumine, ce qui
découle du fait qu’il se sert des préconstruits culturels qui ne sont jamais neutres »
(2004 : 42). Pour garder une spécificité à la « dimension rhétorique », je propose de la
distinguer de l’analyse des « éclairages ».
Objet Critères
E + dimension
L’énoncé exprime une opinion dans laquelle le locuteur s’engage.
rhétorique (R)
E + R + ARG +
Présence ou mention de positions contraires ou de contre-arguments
contre-arguments
concédés, dimension dialectique posée.
(CA)
politique, si l’unilatéralisme (III) tend à s’imposer. Est-ce que cela correspond à une
réalité tangible ? Le tableau permet d’y réfléchir. Dans le cas du corpus de tweets de
Trump, une comparaison ou une évolution historique n’est pas possible dans l’espace
qui est alloué ici, mais je vais analyser quelques cas de figure intéressants.
Conclusion
41 Au bout de ce parcours, on pourrait croire que je rejette le couple notionnel visée/
dimension argumentative(s). Mais ce n’est pas vraiment le cas. J’ai certes soutenu trois
différences avec Amossy. La première est que je résiste à l’adjectif argumentatif, car je
le trouve ambigu dans sa proximité avec la rhétorique. La deuxième est que la visée
argumentative met en lumière un caractère intentionnel et offensif de la rhétorique
alors que la notion d’adhésion, que l’on trouve en particulier chez Perelman, permet de
réenvisager une dimension plus défensive et sociale de la rhétorique, à savoir
l’expression d’un positionnement qui s’inscrit dans un territoire symbolique avec ses
croyances et ses valeurs. C’est à ce titre que la dimension rhétorique m’intéresse,
conçue au minimum comme l’expression d’une opinion qui engage son locuteur. La
troisième, c’est que cette dimension rebaptisée rhétorique ne peut pas, pour rester
pertinente, être consubstantielle à toute parole : elle nécessite au minimum
l’engagement d’un locuteur dans une croyance, même si l’analyste du discours ne peut
manquer de montrer l’influence possible de diverses formes d’« éclairages » que
permet la schématisation. On a ainsi construit un modèle qui vise à clarifier un
positionnement possible et cohérent lorsque l’on reste attaché à une vision
« classique » de l’argumentation comme une forme de structuration textuelle, sans
fermer la porte au dialogue avec d’autres perspectives sur l’argumentation ; mais aussi
un modèle qui vise à être un outil d’examen de corpus permettant de déterminer des
stratégies rhétoriques dans la parole publique, en particulier la place de l’opinion
personnelle non étayée mais imposée comme partagée.
42 Malgré les divergences mentionnées, on notera que le travail d’analyse des éclairages,
nécessairement argumentatif dans le sens restreint donné ici, appuie pleinement l’idée
de Ruth Amossy : sous les discours, l’argumentation.
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NOTES
1. La « Post-truth politics », dont la désignation a été élue par l’Oxford Dictionnary mot de
l’année 2016 (https://en.oxforddictionaries.com/word-of-the-year/word-of-the-year-2016)
privilégie « des appels à l’émotion et des croyances personnelles » (ibid.) plutôt que l’exactitude
des faits. On peut lire une forme de rhétorique faisant appel au pathos et à l’ethos au détriment du
logos.
2. Je préfère l’idée d’espoir à celle de visée qui marque une forme d’intentionnalité qui ne
s’adapte pas à toutes les situations rhétoriques.
3. Je ne veux pas dire ici que le désaccord, même sous une forme potentielle, n’est pas
envisageable ni existant, mais que cette notion n’est pas pertinente dans le contexte envisagé.
4. Sans pouvoir développer ce point ici, un test simple, inspiré par les modalités linguistiques,
permet souvent de différencier la modalité aléthique (factuelle) des autres modalités. Il s’agit de
l’insertion de « je trouve que ». Ainsi, « Cette table est ronde » présente une modalité aléthique,
que l’on peut juger en vrai/faux. L’insertion de « je trouve que », parce qu’elle fait entrer la
catégorisation proposée en débat, change la modalité (qui devient épistémique). Cf. Gosselin
(2010 : 67-70), sur cette question de modalités et les difficultés du test en certaines situations.
5. La cellule argumentative est une forme « moléculaire » de base qui peut se combiner à des
échelles plus grandes – cf. les travaux portant sur les structures argumentatives complexes. Pour
penser la question de l’argumentation à l’échelle du texte, voir Herman et Micheli 2015. Par
ailleurs, mon propos ne vise ici que les discours monogérés : la question du débat ou des échos
intertextuels à des positions adverses peut compléter le tableau ci-dessous, mais excède le cadre
donné.
6. https://fivethirtyeight.com/features/where-to-say-merry-christmas-vs-happy-holidays-2016-
edition/
7. http://www.politifact.com/truth-o-meter/statements/2016/dec/06/donald-trump/fact-
checking-donald-trumps-tweet-air-force-one-bo/
8. « Watched protests yesterday but was under the impression that we just had an election! Why
didn't these people vote? Celebs hurt cause badly. » (22 janvier 2017, 7h47)
RÉSUMÉS
Cet article revient sur le couple « visée argumentative » et « dimension argumentative » pour les
réinterroger depuis une perspective attachée à une vision classique de l’argumentation en tant
que structure compositionnelle mais attentive aux intérêts de l’analyse du discours que propose
Ruth Amossy. En proposant de distinguer éclairages d’une schématisation, dimension rhétorique
de l’opinion énoncée sans étayages, argumentation étayée et argumentation dialectique, je crée
un modèle permettant d’observer le rôle restreint (ou non) de l’argumentation dans un corpus
ainsi que le poids des opinions présentées comme évidentes. Quelques tweets de Donald Trump
sont passés au crible de ce modèle analytique afin de montrer le poids de la dimension rhétorique
dans sa communication.
Revisiting the couple “argumentative aim” and “argumentative dimension” from the point of
view of a classical definition - argumentation as a structural composition linking between a
reason and a claim – this paper however aspires to integrate it in Discourse analysis as suggested
by Amossy. It distinguishes between Grize’s notion of point of view (“éclairage”) on a
schematization; the rhetorical dimension of an opinion expressed without justification; justified
argumentation; and dialectical argumentation. I thus offer a model allowing to measure the
weight of argumentation in a given corpus, as well as the weight of opinions presented as
obvious. This model is tested on Donald Trump’s tweets in order to show the importance of the
rhetorical dimension in his political communication.
INDEX
Mots-clés : analyse du discours, cellule argumentative, dimension argumentative, Donald
Trump, opinion
Keywords : argumentative cell, argumentative dimension, discourse analysis, Donald Trump,
opinion
AUTEUR
THIERRY HERMAN
Universités de Lausanne et de Neuchâtel
Michèle Monte
Cadre théorique
1 Lorsque j’ai entrepris pour ma thèse d’étudier l’énonciation dans les poèmes de
Philippe Jaccottet (Monte 2002), j’ai adopté une approche pragmatique qui s’est
attachée entre autres à analyser le dialogisme inhérent à cette œuvre par une étude des
négations, des interrogations, des connecteurs concessifs. J’ai voulu restituer à ces
poèmes leur dimension de parole adressée et de débat, tout à la fois sur les conditions
de la parole poétique et sur la façon de vivre (l’éthique) dans un monde traversé de
forces contradictoires, et je l’ai fait en partant d’une étude des marqueurs indiquant
des points de vue en confrontation. Dans des travaux ultérieurs, j’ai étudié les
différentes manifestations de l’ethos en poésie, qu’il s’agisse du rapport à l’autre dans
les discours représentés, des choix lexicaux, syntaxiques et rythmiques, ou de la
construction du recueil (pour une synthèse, voir Monte 2016). Cet ethos est un des
enjeux de la production/réception du poème, non pas parce qu’il contribuerait à
convaincre le lecteur d’adhérer à une opinion explicite portée par un garant, mais
parce qu’il lui propose une manière d’être et de dire qui est l’objet même du texte.
L’enjeu de la parole poétique de type lyrique1 réside en effet principalement dans la
transmission d’une expérience qui a ceci de spécifique qu’elle est inséparable d’un
travail sur le matériau langagier. Certains poètes ont voulu théoriser cette spécificité
en opposant par exemple, comme le fait Yves Bonnefoy, le langage de la poésie et celui
du concept. D’autres ont refusé une dichotomie aussi radicale. Mais, dans tous les cas, la
scène d’énonciation construite par le poème fait partie intégrante de son
interprétation, aussi bien que la façon dont s’y opèrent la cohésion textuelle et la
référenciation du monde. L’énonciation lyrique possède des caractéristiques propres
Marqueurs explicites
7 examine ces conditions. Elle est toutefois suivie d’une section qui congédie la parole
au profit de l’action : « habille-toi d’une fourrure de soleil et sors », en mettant en scène
un autre énonciateur qui traite le poète de « faux mendiant », de « coureur de linceuls »
et qui est porteur d’un point de vue (C) surplombant. C’est à lui que l’on attribue
également le poème en italiques non numéroté qui clôt « Parler ». On pourra également
analyser à la lumière de ces positionnements le passage d’une alternance « on/nous »,
« je », « vous » à une alternance « je » vs « tu » quand surgit le point de vue (C). Dans la
première partie, le « je » a une valeur quasi générique, de même que le « vous » et le
« on » : les référents des trois pronoms ne se distinguent pas par des positions
différentes, tous épousent tour à tour (A) et (B). Dans la deuxième partie, le « je » blâme
le « tu » et apparait comme la conscience critique du locuteur. On passe ainsi d’un
dialogisme interlocutif où le locuteur se fait le porte-parole d’une communauté en
quête de vérité à un dialogisme intralocutif (Bres et al. 2016) plus conflictuel où le « je »
cherche à disqualifier le « tu » par des arguments ad hominem.
7 L’exemple suivant offre également des marqueurs d’argumentation mais,
contrairement à (1), les thèses en présence ne sont pas explicitées :
(2)
Trente-quatre lances enchevêtrées peuvent-elles composer un être ? Oui, un
Meidosem. Un Meidosem souffrant, un Meidosem qui ne sait plus où se mettre, qui
ne sait plus comment se tenir, comment faire face, qui ne sait plus être qu’un
Meidosem.
Ils ont détruit son « un ».
Mais il n’est pas encore battu. Les lances qui doivent lui servir utilement contre tant
d’ennemis, il se les est passées d’abord à travers le corps.
Mais il n’est pas encore battu.
(Henri Michaux, « Portrait des Meidosems » 1949, fragment 5, p.202)
8 « Portrait des Meidosems » est une des quatre parties de La vie dans les plis : le poème
comprend soixante-neuf fragments non numérotés séparés par des étoiles. Comme
l’indique son titre, il ne s’agit pas a priori d’un texte argumentatif, mais du portrait de
créatures imaginaires, comme dans Ailleurs. Néanmoins les fragments se caractérisent
très souvent par des formes de dialogisme. On relève ici une interrogation suivie d’une
réponse confirmative, puis d’une phrase nominale dont les relatives prédicatives
suggèrent des inférences qui sont ensuite contestées par l’énoncé « il n’est pas encore
battu » précédé de « mais ». On peut résumer le texte sous la forme : « Certes ce
Meidosem est en piteux état mais il n’est pas encore battu ». Le résumé montre que ce
qui manque, c’est la conclusion qu’on pourrait tirer de ce constat. On peut cependant
l’inférer et la formuler ainsi : « Une victoire du Meidosem est encore possible ». On
observe également que L1/E1, dépourvu de marques déictiques, est fortement présent
comme sujet modal : après une interrogation qui anticipe sur le scepticisme du lecteur,
il oriente la présentation des faits de façon à nous faire inférer la conclusion favorable
au Meidosem. Une inversion des énoncés qui se trouvent à gauche et à droite des deux
« mais » conduirait à une inférence inverse4. Le fragment est ainsi doté d’une
dimension argumentative indiscutable. Cependant l’étayage de la conclusion repose
surtout sur la force de conviction du locuteur, manifestée par la répétition de « Mais il
n’est pas encore battu. » Le fragment présente ainsi le paradoxe d’une allure logique
masquant une fragilité intrinsèque. Ceci me parait caractéristique de l’humour de
Michaux qui se plait à dérouter ses lecteurs en leur proposant des textes dont la
structure superficielle pousse à chercher des raisons de croire à ce qu’il nous raconte
alors que le raisonnement est en réalité lacunaire.
9 « Portrait des Meidosems » présente toutes les caractéristiques d’un texte dialogique :
– dislocations gauche et droite exhibant le choix de l’objet de discours : « Ce troupeau
qui vient là, comme des pachydermes lents, avançant à la file, leur masse est et n’est
pas » (203)
– énoncés négatifs inscrivant en creux la position combattue par l’énonciateur de nég-p
– interrogations sur le sens à donner à un évènement : « Un ciel de cuivre le couvre.
Une ville de sucre lui rit. Que va-t-il faire ? » (207)
– 37 occurrences de « mais », quatre de « pourtant » et « cependant »
– emploi de « oui » et « non » à plusieurs reprises.
10 S’il s’agissait simplement de nous faire éprouver de l’empathie pour ces êtres étranges
et de nous pousser à souhaiter sinon leur victoire, du moins leur préservation, l’appui
sur les émotions et les ressources mobilisées d’ordinaire par l’épidictique (lexèmes
affectifs, figures d’amplification, travail sur le rythme, voir Koren 2004) – d’ailleurs
présentes dans ce texte – suffiraient. En construisant deux PDV, un de soutien aux
Meidosems, l’autre, d’indifférence, de non-participation à leurs efforts, le poème
introduit une perplexité chez le lecteur, une distance critique, comme on peut
l’observer à nouveau dans le fragment 39 :
(3)
Le voici le nœud indivisible et c’est un Meidosem. Tout éruption, si on l’écoutait,
mais c’est un nœud indivisible.
Profondément, inextricablement noué. Sa jambe cessant d’être jambe si jamais elle
l’a été, balai terminal d’une poitrine serrée qui elle aussi montre la corde et le jute.
Quel étranglé ne parle un jour de se libérer ? Les tables elles-mêmes parlent, à ce
qu’on dit, de se libérer de leurs fibres.
(Michaux 2001 : 213)
11 Dans ce fragment, on peut repérer des procédés discursifs qui rendent le Meidosem
présent et proche – déictique « le voici », insistance créée par les deux adverbes du
début du § 2, description pathétique de son corps –, mais on observe aussi des éléments
de mise à distance. Le PDV de L1/E1, qui, en (2), soutenait les Meidosems s’oppose ici à
celui du Meidosem : là où le Meidosem se présente comme un être en éruption, L1/E1
voit surtout un être noué, et il nous amène, sans s’engager lui-même directement, à
considérer comme irréaliste son aspiration à se libérer 5.
12 Du point de vue générique, « Portrait des Meidosems » se caractérise ainsi par son
hybridité : il conjoint les propriétés de la description empathique et de l’examen
critique. L1/E1 tient en bride l’émotion et il le fait en amenant l’allocutaire à
s’interroger sur la nature des Meidosems, sur leurs chances de survie, sur la rationalité
ou la bizarrerie de leurs comportements. De là un intense dialogisme. Mais ce poème
nous permet d’établir une distinction importante entre degré de dialogisme et degré
d’argumentativité. En effet le dialogisme, qui est ici surtout de nature interlocutive,
anticipe sur les erreurs d’interprétation du lecteur, le sollicite par des questions, lui
impute des points de vue à réfuter, mais il ne conduit pas nécessairement à une
argumentation complète. Dans la perspective de Micheli, on peut dire qu’il satisfait à la
visée de positionnement, mais pas à celle d’étayage.
13 Dans les textes que je vais examiner à présent, L1/E1 problématise des PDV qu’il ne se
borne pas à prendre en compte dans ses propres énoncés, mais dont il reprend, à des
fins polémiques, les formulations mêmes, telles qu’elles ont pu être cristallisées dans
l’interdiscours. Contrairement à ce qu’a pu écrire Bakhtine (1978), tous les poèmes ne
sont pas portés par une voix homogène. Certains recueils sont au contraire tissés de
références à des discours multiples et leur interprétation dépend crucialement du rôle
que, dans l’économie de l’œuvre, on pourra attribuer à ces discours représentés 6.
Voyons par exemple ce poème extrait de Leçons de Jaccottet :
(4)
On le déchire, on l’arrache,
cette chambre où nous nous serrons est déchirée,
notre fibre crie.
Si c’était le « voile du Temps » qui se déchire,
la « cage du corps » qui se brise,
si c’était l’« autre naissance » ?
On passerait par le chas de la plaie,
on entrerait vivant dans l’éternel...
Accoucheuses si calmes, si sévères,
avez-vous entendu le cri
d’une nouvelle vie ?
Moi je n’ai vu que cire qui perdait sa flamme
et pas la place entre ces lèvres sèches
pour l’envol d’aucun oiseau.
(Leçons, Poésie/Gallimard, 25)
14 Dans ce poème, les guillemets isolent des expressions qui renvoient à des discours sur
la mort que L1/E1 prend tout d’abord en compte à titre d’hypothèse par les formes en
« si + IMP - conditionnel » puis qu’il questionne en interrogeant les « accoucheuses » 7
avant de les contester par la négation exceptive et le pronom d’insistance qui oppose
l’expérience du « je » aux propos consolateurs. La mise en scène des discours rapportés
est porteuse d’une forte argumentativité, puisqu’elle oppose non seulement deux
opinions mais aussi deux séries de formulations dont l’hétérogénéité est marquée : aux
périphrases platoniciennes s’oppose la sécheresse de la dernière laisse 8. Ce dialogisme
interdiscursif est ici marqué mais ponctuel. Il peut parfois être systématisé et devenir
la raison d’être du livre, comme nous allons le voir avec cet extrait d’Un ABC de la
barbarie de Jacques-Henri Michot :
(5)
Fête du travail : les syndicats défilent en ordre dispersé de la Bastille à la
République. (vieux)
Feux aux poudres, feux de l’actualité, feux des projecteurs
Feux roulants des questions
Feux verts Cf. Satisfaction dans les capitales européennes
Feuilletons politico-médiatiques de l’été
Fichages
Fidélisation de la clientèle
(Vieux) Fiefs électoraux
(72-73, les caractères gras sont de l’auteur)
15 Un ABC de la barbarie se présente comme une liste par ordre alphabétique de mots,
syntagmes et énoncés empruntés à la phraséologie journalistique, économique et/ou
politique du moment, entrecoupés par des citations d’écrivains en italiques, des titres
d’œuvres musicales et des reproductions de tableaux qui en apparaissent dès lors
comme le contrepoint et qui sont, elles aussi, rangées par ordre alphabétique des noms
d’auteur. Ces citations sont commentées par d’abondantes notes de bas de page qui sont
attribuées par la préface à un certain François B, lequel évoque le rapport
L’argumentation épidictique
24 Lorsqu’une situation, comme dans les textes étudiés en deuxième partie, est montrée
sous deux (ou plusieurs) faces ou lorsqu’on indique que des discours bien différents
peuvent en rendre compte, elle devient problématique. Le dialogisme a une vertu
problématisante. Il s’oppose à l’évidence que Doury considère comme le but de
l’épidictique : « L’épidictique, se donnant comme hors-débat, revendique une forme
d’évidence. À cette évidence sont associés différents procédés discursifs qui relèvent
non de l’intellection, mais de la mise en scène : il s’agit de conférer à ce dont on parle
une forme de présence susceptible d’agir directement sur la sensibilité de l’auditoire »
(2010 : § 8). La place de l’épidictique dans l’argumentation a toujours été discutée,
précisément en raison de l’effacement de la conflictualité qui en est constitutif. Alors
que Plantin défend l’idée qu’« une situation langagière donnée commence à devenir
argumentative lorsque s’y manifeste une opposition de discours » (2016 : 80), je poserai
au contraire qu’un texte épidictique17, dans la mesure où il valorise ou dévalorise un
objet de discours, est argumentatif. Mais la neutralisation du conflit ne signifie pas que
L1/E1 se départit d’un certain jugement sur la réalité. Simplement celui-ci passe par
d’autres moyens, et notamment par la schématisation18, au sens que Grize donne à ce
mot : « Une schématisation a pour rôle de faire voir quelque chose à quelqu’un, plus
précisément, c’est une représentation discursive orientée vers un destinataire de ce
que son auteur conçoit ou imagine d’une certaine réalité » (1997 : 50).
25 La pertinence d’une schématisation dépend tout à la fois « de la finalité du
schématisateur et des attentes qu’il prête à son auditoire » (ibid.). Pour mettre cela en
évidence dans le cas de la poésie, j’examinerai successivement deux poèmes
caractérisés, l’un par une forte densité d’exclamations, l’autre au contraire par une
apparente neutralité des formulations, afin de distinguer deux pôles opposés dans ce
type d’argumentation par la description.
26 Voici tout d’abord le deuxième fragment du poème « Amandiers » de Lorand Gaspar
(2004 : 30) :
(9)
Que la joie est simple au bout du cheminement obscur !
Comme ces minces pellicules donnent corps à la lumière !
Regarde comme il fond ce peu
de blanc tombé au fond de l’œil !
Les amandiers dans la nuit !
Ô les dents de clarté !
Pulsation sourde d’étoiles
dans l’épaisseur de la terre —
27 Du point de vue illocutoire, le poème vise d’abord à faire partager une émotion : il
enchaine une série d’actes expressifs, marqués par l’utilisation d’adverbes exclamatifs,
par le « ô » lyrique et par une invitation adressée à l’allocutaire afin qu’il partage
l’admiration et la joie du locuteur. Que l’on adopte ou non la théorie des actes de
langage de Kissine et Dominicy19, on peut observer que L1/E1 ne fournit pas de raison
de croire à ce qu’il dit : dans les deux premières laisses, les démonstratifs à valeur
déictique créent un espace partagé. Ceci coïncide avec le recours à des structures
phrastiques qui présentent les contenus des énoncés comme des évidences
présupposées20, communes à tous les membres de la collectivité. Il n’y a donc pas
d’assertion mais un rappel de choses connues fondant une communion expressive. Dans
la troisième laisse, l’énonciation devient générique : il est question des amandiers en
fleurs en général et pas seulement de ceux que L1/E1 a sous les yeux. Mais l’intensité
expressive se poursuit encore sur deux vers, et L1/E1 s’appuie sur elle pour
communiquer in fine sans l’argumenter une croyance exprimée par deux métaphores :
les amandiers sont décrits comme les dents de la nuit personnifiée puis comme des
étoiles surgies de la terre21. Si l’on s’interroge à présent sur la valeur perlocutoire de ce
fragment, il me semble possible d’affirmer que l’énonciateur textuel veut, au moyen des
structures exclamatives et de l’amplification cosmique de la dernière laisse, nous
amener non seulement à croire mais même à éprouver, en convoquant des
représentations supposées partagées, que les amandiers sont une source de joie et
d’émerveillement en raison de leur clarté qui naît de la nuit et transcende donc les
oppositions lumière/obscurité. Ce dépassement des contraires est un des topoï de la
poésie (Monte 2008) et, dans une culture occidentale fondée sur le principe de non-
contradiction, invite à une autre vision du monde et de la vie, ce qui ressortit à la
dimension argumentative des textes, comme en relève également dans ce fragment
l’invitation indirecte à la joie. Cependant ce contenu exhortatif ne se situe pas au
niveau illocutoire et n’est pas étayé par des raisons, il repose sur une communion dans
l’émotion. J’adopte ici l’analyse de Franken et Dominicy (2001) qui écrivent : « Nous
supposerons ici qu’au contraire de ce qui se passe dans le délibératif, l’orateur de
l’épidictique, cherchant à fournir un conseil « parénétique », agit sur son auditoire en
l’amenant à un certain état psychologique, sans que cet auditoire prenne conscience
d’autre chose que de la nature expressive du discours produit » (2001 : 106).
28 Franken et Dominicy entendent par conseil « parénétique » un conseil « qui touche à
des matières non controversées, provoquant ainsi une décision spontanée et évidente –
la proairesis » (ibid. : 104). La proairesis ou préférence éthique conduit à la praxis et
s’appuie non sur un raisonnement mais sur l’adhésion à des valeurs communes
réactivées par l’amplification. Comme l’épidictique, le poétique suscite une proairesis en
« amenant l’auditeur à un certain état psychologique ». On peut en revanche opposer
l’univocité des discours épidictiques politiques ou religieux, au flou conceptuel des
représentations évoquées par le poème, notamment en raison de la présence fréquente
de paradoxes cognitifs (Michaux et Dominicy 2001). Ce flou conceptuel est toutefois
compensé en (7) par l’intensité émotionnelle. L’exemple suivant (Grosjean 1996 : 67),
représentatif de ce que Maulpoix a appelé le lyrisme critique (2009), va nous confronter
à une variété paradoxale d’épidictique où l’émotion semble tenue à distance :
(10)
Bol de thé
Le rosier rouge en fleur contre la grange.
Longueur du jour puisque l’été commence.
Déjà les blés sur les coteaux jaunissent.
Un pavot noir s’ouvre au bord des moissons.
Un merle chante au milieu d’un buisson.
L’ombre de la maison nous est propice.
L’échelle appuie son ombre au mur qui penche.
Le soleil ne descend que par degrés.
Le ciel repose au fond d’un bol de thé.
L’ombre effilée d’une herbe sous ma manche.
29 On peut remarquer que ce poème contient quelques évaluatifs (« longueur », « déjà »,
« ne…que ») qui situent certains des phénomènes évoqués sur une échelle quantitative,
Conclusion
33 J’ai voulu dans cet article distinguer assez nettement deux modes d’argumentation en
poésie qui appellent à mon sens deux attitudes de lecture distinctes. Je me suis tout
d’abord intéressée à des textes articulés sur des conflits de points de vue qui affichent
leur dialogisme en recourant à des marqueurs bien étudiés par la théorie de
l’argumentation dans la langue et par la linguistique énonciative : connecteurs,
négations, discours rapportés. J’ai envisagé ensuite un cas particulier de rapport au
discours de l’autre, interne au champ littéraire, qui a suscité des genres spécifiques, le
travestissement et le pastiche. Enfin j’ai examiné des textes qui se présentent comme
fondamentalement descriptifs, et qui me semblent relever clairement de ce que Rabatel
(2004, § 47-49) appelle l’argumentation indirecte, plus particulièrement dans la
deuxième formulation qu’il en donne :
Hypothèse n° 2 :
1a : Il y a bien un énoncé E2 ; mais l’énoncé E1 n’est pas explicite […];
2a : Il y a bien une réponse ; mais celle-ci prend la forme d’un énoncé descriptif, en
l’absence de question explicite […]
3 : Il n’y a pas d’argument explicitement proféré par un locuteur ; mais les états du
monde dénotés (valeur descriptive) se doublent d’une valeur argumentative (interprétative)
à valeur d’argument, sur le mode des évidences perceptuelles ou conceptuelles (italiques
d’A. Rabatel).
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NOTES
1. Je laisserai de côté ici la poésie épique et la poésie didactique qui me semblent relever de
régimes énonciatifs partiellement distincts. Sur la question du lyrique conçu comme un pacte de
lecture, on pourra lire Rodriguez (2003) et Monte (à paraitre).
2. « [L]a simple transmission d’un point de vue sur les choses, qui n’entend pas expressément
modifier les positions de l’allocutaire, ne se confond pas avec une entreprise de persuasion
soutenue par une intention consciente et offrant des stratégies programmées à cet effet » (2012 :
44).
3. L’étude de la répartition des connecteurs concessifs par genre que j’avais menée avec Sylvie
Mellet avait bien montré une sous-représentation de ces connecteurs dans la poésie (Mellet et
Monte 2008 : 58) mais avec des exceptions chez certains auteurs.
4. Le découpage en paragraphes est déroutant : on attendrait que « les lances…corps » qui joue
argumentativement le même rôle que « Ils ont détruit son “un” soit isolé par un alinéa. Michaux
suggère sans doute par là que ce qui fait la faiblesse du Meidosem est aussi ce qui fait sa force et
peut donc figurer aussi bien avant qu’après « mais ».
5. Notons que cette aspiration n’est pas exprimée dans un discours rapporté attribué au
Meidosem mais inférée de l’interrogation rhétorique « Quel étranglé ne parle un jour de se
libérer ? » où L1/E1 prend le lecteur à témoin d’une vantardise commune à toute une classe dont
font partie les Meidosems.
6. On trouvera deux analyses détaillées de ces stratégies citationnelles à l’échelle d’une œuvre
entière dans Monte (2010 et 2011a).
7. Le choix lexical pour désigner les femmes qui s’occupent du mourant épouse le PDV qui voit
dans la mort une « autre naissance ».
8. J’appelle ainsi des groupes de vers en poésie non métrique.
9. Genette fait remarquer à juste titre que, dans l’usage courant, et même dans les dictionnaires,
ces trois catégories sont fréquemment confondues (1982 : 37), voir également l’article
« pastiche » d’Aron (2002).
10. Genette évoque ces poèmes aux p. 89-91 de Palimpsestes.
11. Écrit en 1870 et adressé à Demeny, il est publié pour la première fois en 1891 dans Reliquaire
(voir Rimbaud 1999 : 780).
12. Les parallélismes entre le vers 5 et le vers 8 montrent sans la dire une correspondance entre
la culotte et les étoiles, le trou et le frou-frou. Le frou-frou étant associé aux vêtements féminins,
les connotations sexuelles abondent.
13. Sur ces cas de dissociation, voir Monte (à paraître).
14. La première moitié du 20 e siècle a vu fleurir des recueils de pastiches où, sur un même sujet,
l’auteur ou les auteurs imitai[en]t successivement des écrivains différents. Proust (1971 [1919]) le
fait sur le mode sérieux dans L’Affaire Lemoine, et Reboux et Müller (1913) de façon plaisante dans
À la manière de...
15. On trouvera, dans Camusso (2009), une première analyse de ce texte ainsi que de dix-sept
autres pastiches de Baudelaire, et dans Monte (2011b) une étude stylistique de ces mêmes textes.
16. Sur ces deux modes d’intégration de l’énoncé ou PDV autre, auxquels il faut ajouter la
prolepse qui commence par donner la parole à l’opposant, voir Bres et al, art. cité. Notons que la
praxématique préfère parler d’image d’énoncé que de point de vue, terme que je reprends à
Rabatel.
17. Il est significatif du parti pris de Plantin que l’entrée « épidictique » soit absente de son
dictionnaire.
18. Dans les textes explicitement argumentatifs, la schématisation contribue à asseoir la thèse
défendue. Dans les textes épidictiques, c’est à elle seule qu’incombe cette tâche.
19. Dans leur théorie des actes de langage (2009, 2013), ces énoncés sont décrits comme des actes
locutoires exprimant une croyance mais sont dépourvus de valeur illocutoire, L1/E1 ne donnant
pas de raison à l’allocutaire pour croire ce que l’acte locutoire a formulé. Pour Dominicy, cette
analyse convient mieux aux textes poétiques qu’une analyse rhétorique « moniste » qui voit dans
l’énoncé poétique, au moins au niveau de L1/E1, un énoncé comme les autres. J’assume, quant à
moi, jusqu’à présent cette position moniste (voir Dominicy 2011 et Monte 2012) tout en
reconnaissant que la théorie de l’évocation, qui, elle, postule l’hétérogénéité mutuelle des
organisations linguistique et poétique, rend beaucoup mieux compte du rôle du vers dans la
poésie.
20. Le seul posé des énoncés exclamatifs est l’intensité.
21. On a là affaire typiquement à des concepts inanalysés que Dominicy (2011) estime essentiels
dans le mécanisme de l’évocation poétique.
22. La dimension problématisante de cette attitude est difficile à percevoir en dehors d’une
bonne connaissance de l’histoire de la poésie, d’où la perplexité de certains lecteurs qui m’a
amenée à parler d’« objets pragmatiquement non identifiés » pour ce type de poème (Monte
2006).
23. J’entends ici cet adjectif comme un dérivé d’ethos : tout texte est porté par un ton rattachable
à un ethos et, dans le cas du texte littéraire, cherche à susciter en retour une incorporation de cet
ethos par le lecteur (Maingueneau 2004).
RÉSUMÉS
Cet article défend l’idée que les poèmes possèdent une argumentativité intrinsèque, mais
graduelle, allant de formes très explicites (mise en scène de conflits de points de vue, dialogisme
interlocutif et interdiscursif) à des formes implicites, reposant sur les schématisations. La
démonstration s’appuie sur l’étude de poèmes variés (Rimbaud, Jaccottet, Michaux, Grosjean,
Gaspar) et s’attarde tout particulièrement, d’une part sur l’argumentation qui porte sur la
littérature elle-même par le recours au travestissement et au pastiche, d’autre part sur les textes
épidictiques, qu’ils recherchent l’expressivité ou reposent au contraire sur l’effacement
énonciatif. L’imbrication qu’opèrent les poèmes entre choix formels et contenus thématiques
conduit à affirmer que l’éthique et l’esthétique y sont étroitement liés, ce que l’analyse devrait
prendre en compte.
This paper argues that poems are intrinsically but gradually argumentative. It describes both
explicit argumentative forms (conflicting points of view, interlocutive and interdiscursive
dialogism) and implicit ones, through what Grize called schematizations. Focusing on the study
of several poems (by Rimbaud, Jaccottet, Michaux, Grosjean, Gaspar), it pays a particular
attention to argumentation dealing with literature itself (through burlesque and pastiche), and
to epidictic texts seeking for expressivity or obliterating their speaker. The close connection
between formal choices and thematic contents in poetry shows that it tightly links ethics with
aesthetics, a feature that the analyst should take into account.
argumentation, dialogism in poetry, epidictic, ethics, hypertextual genres, implicit, reader, 20 th
century French poetry
INDEX
Mots-clés : argumentativité, dialogisme du poème, épidictique, éthique, genres hypertextuels,
implicite, lecteur, poésie française du 20e siècle
AUTEUR
MICHÈLE MONTE
Université de Toulon, Babel EA 2649
Hétérogénéité énonciative/
discursive et dimension
argumentative dans le texte
romanesque : Mission terminée (1957)
de Mongo Beti
Enunciative/discursive heterogeneity and argumentative dimension in the
novel: Mongo Beti’s Novel Mission terminée (1957)
Tal Sela
Introduction
1 Cette étude part du principe de la distinction entre les discours à visée argumentative,
c’est-à-dire soutenus « par une intention consciente et offrant des stratégies
programmées à cet effet » (Amossy 2006 : 33) – et ceux qui, comme le discours littéraire,
peuvent « avoir une dimension plutôt qu’une volonté argumentative » (ibid.).
Participant du deuxième cas de figure, le roman Mission terminée (1957) de Mongo Beti
travaille à problématiser une question sociale plutôt qu’à démontrer une thèse. A
travers l’exploitation de différentes voix narratives (Je-narrateur, Je-protagoniste,
autres personnages), se dégagent des tensions qui remettent en cause une image
stéréotypée de l’Afrique et inscrivent indirectement le roman dans une réflexion
savante sur les notions de tradition et de modernité.
2 Pour étudier l’hétérogénéité énonciative et discursive dans un texte romanesque, il faut
prendre en considération le cadre de communication complexe au sein duquel elle
s’élabore. Dans un article consacré à la question de La mise en scène de l’argumentation
dans la fiction (2000), Ruth Amossy met en évidence une particularité du discours
littéraire : là où le discours judiciaire ou journalistique se déroule sur un seul plan, celui
du locuteur face à son auditoire, le récit fictionnel se développe sur plusieurs plans
simultanément – des personnages échangent les uns avec les autres ; le narrateur met
en scène leur parole en s’adressant, lui-aussi, à un narrataire concret ou implicite ; et,
enfin, toutes ces voix narratives sont constitutives de l’ensemble de l’œuvre littéraire
que l’auteur, dont le nom apparaît sur la couverture, transmet à son lecteur. Le récit
fictionnel apparaît comme un terrain fertile pour un mode particulier d’argumentation
où l’hétérogénéité énonciative et discursive joue un rôle central. C’est ce qui se produit
dans Mission terminée où elle fait l’objet d’une construction particulièrement élaborée.
3 Cette recherche s’inscrit dans le sillage de Jacqueline Authier-Revuz (1982, 1984) qui,
dans les années 80, reprend au Cercle de Bakhtine le concept de dialogisme, pour
insister sur la dimension fondamentalement hétérogène du langage. Prendre en
compte cette hétérogénéité, c’est être sensible à la présence d’« une pluralité de “voix”
au sein du même énoncé. » (Maingueneau 1981 : 97) Le texte littéraire s’attache ainsi à
produire un effet d’hétérogénéité énonciative en mettant en jeu la question de savoir
qui parle. On sait combien le maniement du discours rapporté rend difficile toute
réponse univoque à cette question (Rosier 2008). La narratologie, à laquelle se réfère
Ducrot (1984) dans sa théorie de la polyphonie, a déjà constaté comment à travers la
voix du locuteur, l’instance première qui produit les énoncés, se dessine la figure de
l’énonciateur. Celle-ci correspond aux points de vue qui se construisent par la voix du
locuteur pour envisager les faits et les événements constitutifs du récit (Rabatel 2016,
2008).
4 Mais la question de la construction de l’hétérogénéité énonciative, strictement liée à la
structuration narrative du récit, s’imbrique dans la question de l’hétérogénéité
discursive, « constitutive du sujet et de son discours » (Authier-Revuz 1984 : 99).
L’hétérogénéité discursive (Martens et Meurée 2014, Duteil-Mougel et Fèvre-Pernet
2011), quant à elle, se réfère aux matériaux discursifs – registres de langue, genres de
discours, modalisation, figures de style et de rhétorique – permettant au locuteur, par
l’activation de sa culture personnelle, de manifester son ancrage social, bref, de
construire son identité sociale (Amossy 2010) dans et par le discours qu’il élabore.
5 L’histoire de Mission terminée, le deuxième roman de Mongo Beti 1, se situe en Afrique
occidentale française dans la période coloniale, au sortir de la deuxième guerre
mondiale. Élève à l’école coloniale, Jean-Marie Medza échoue à l’oral de son
baccalauréat. Il rentre dans son village mais son projet de se préparer à la deuxième
session trois mois plus tard ne se réalise pas : à peine arrivé, on lui demande de repartir
au village de Kala pour accomplir une mission au nom de sa communauté – chercher la
mariée disparue de Niam et la ramener à son mari. Jean-Marie Medza accepte
finalement la mission – le roman suit le cours de son accomplissement.
6 Dans Mission terminée, on constate d’emblée une identité hétérogène composée de deux
Je : le Je-protagoniste de Medza encore jeune, qui vit les événements tels qu’ils se
produisent ici et maintenant, et le Je-narrateur de Medza adulte, qui présente l’histoire
sous forme d’autobiographie fictionnelle en se projetant, à partir de son propre
présent, dans son passé d’adolescent par rapport auquel il peut prendre ses distances.
L’hétérogénéité énonciative et discursive qui se construit dans le roman est ainsi
diffractée à partir d’une seule voix, celle du Je-narrateur. Mais le discours narratif qu’il
développe rapporte aussi la parole des autres personnages, souvent en discours direct :
ce faisant, il dessine pour chacun des sujets parlants une identité sociale qui se
construit dans l’interaction et la scénographie mises en place.
7 Les analyses qui suivent se proposent de souligner les tensions importantes qui se font
jour à l’intérieur du texte entre différentes voix sociales, tensions qui s’accroissent au
fur et à mesure de la progression du récit au cours de laquelle les choses se déploient et
se dévoilent peu à peu. À un autre niveau, elles mettront en évidence la confrontation,
indiquée en filigrane, entre une doxa colonialiste et une voix sociale qui ne s’y soumet
pas. La construction textuelle de l’hétérogénéité énonciative et discursive, et
la confrontation qu’elle génère entre perspectives du narrateur et des personnages, fait
émerger un questionnement critique sur le discours social relatif aux sociétés
africaines en montrant comment elles sont tiraillées entre les forces de la modernité et
les institutions de la tradition.
8 La première partie de l’article relie l’élaboration textuelle de l’hétérogénéité
énonciative/discursive à la construction de l’image du protagoniste Medza avant le
départ pour la mission de Kala, ainsi qu’à celle, préalable, que le texte projette sur les
villageois de Kala. On verra dans la deuxième partie comment ces images sont
réinvesties dans le discours que Medza porte sur ses hôtes. La troisième partie
s’intéresse à la manière dont les villageois de Kala travaillent à modifier l’image
préalable, stéréotypée, qui leur est imposée dans leurs interactions verbales avec
Medza. La quatrième partie montre comment la construction de l’hétérogénéité
énonciative/discursive dans le texte romanesque participe de sa dimension
argumentative qui consiste à questionner la doxa et à problématiser ses valeurs.
9 Le premier exemple analysé est extrait de la scène de délibération qui porte sur la
question éminente du départ du protagoniste. Medza entre dans une négociation avec
Niam, soutenu par l’oncle de Medza et Bikokolo le patriarche, avec, comme public, les
autres habitants du village.
Durant le discours du patriarche, mon esprit avait travaillé et tout à coup je
découvris, dans l’arsenal de ma dialectique cartésienne, un argument qui, me
semblait-il, ne pourrait manquer de faire mouche, de me faire triompher du féroce
ennemi, de la même façon qu’une balle explosive abat le fauve qui marche sur le
chasseur – sauf que dans la situation, ce n’était pas moi le chasseur (26).
10 Les indicateurs temporels – « durant le discours du patriarche » et « tout à coup » –
créent un effet de point de vue (Rabatel 1998). Il réoriente la perception de la scène du
locuteur-narrateur, Medza adulte, source de la voix, vers le protagoniste, le jeune
Medza, source du point de vue. Cette hétérogénéité énonciative est doublée d’une
hétérogénéité discursive. « L’arsenal de ma dialectique cartésienne » implique un
locuteur connaisseur des textes de Descartes, figure emblématique de la philosophie
française. Medza se lance dans un dialogue raisonné à partir d’un savoir privilégié
d’origine européenne, lequel est présenté comme une arme qui doit permettre de
vaincre l’adversaire. Medza s’appuie sur l’idée reçue qui fait de la philosophie
occidentale le gage de la rationalité dont se réclament les Européens, et qui prouve le
bien-fondé de leur supériorité.
11 Mais le narrateur évoque en même temps un imaginaire situant le lecteur en Afrique : il
investit un scénario emprunté à l’univers des chasseurs. Le narrateur amplifie l’effet
Exemple 2
13 L’analyse suivante examine l’hétérogénéité discursive qui se fait jour dans la voix du
patriarche, l’adversaire du protagoniste. Là aussi, l’univers discursif africain se mêle à
celui venu d’Europe. L’un et l’autre participent ensemble à la construction discursive de
l’identité sociale du patriarche ainsi qu’à la démarche argumentative qu’il élabore.
Bikokolo entreprit alors de me conter […] une forte longue histoire tirée de notre
mythologie. […] Voici la légende réduite pour ainsi dire à sa plus simple expression :
un homme, à son insu, parlait avec la voix du tonnerre ; quel ne fut pas son
étonnement de se voir chargé un jour d’une mission semblable à celle qui
m’incombait aujourd’hui ! Il se demanda notamment de quelle puissance
surnaturelle il disposait pour réussir, lui, là où d’autres avaient échoué. […] Fils,
termina le patriarche, cette histoire-là, lorsqu’on la contera plus tard, après ma
mort, c’est toi qui en seras le héros. Mais tu es un homme terrible ! Et tu parles
aussi avec la voix du tonnerre. Et tu ne soupçonnes même pas ta puissance ! Ta voix
du tonnerre, sais-tu ce que c’est ? Tes diplômes, ton instruction, ta connaissance des
choses des Blancs. Sais-tu ce que s’imaginent sérieusement ces bushmen de
l’arrière-pays ? Qu’il te suffirait d’adresser une lettre écrite en français, de parler en
français au chef de la subdivision la plus proche, pour faire mettre en prison qui tu
voudrais… (28)
14 La parole du narrateur et celle du protagoniste ne sont pas clairement délimitées. Une
hétérogénéité énonciative se construit par l’usage du discours indirect libre. Medza
adulte est l’instance première qui produit matériellement les énoncés. Le déictique
temporel « aujourd’hui ! », suivi d’un point d’exclamation, implique un changement de
position énonciative. Le locuteur adopte le point de vue du jeune Medza, en
envisageant les faits sous son angle au moment de leur déroulement, ce qui confère au
discours sa marque d’authenticité.
Exemple 3
L’invention des « sauvages » d’Afrique ou d’Amérique, ces « peuples sans histoire, sans
écriture, sans religion, sans mœurs, sans police » (Michèle Duchet 1995 : 11), s’avère
être l’axe autour duquel se constitue dans l’esprit européen l’idée de sa supériorité
relative par rapport aux Africains. Elle suppose un homme blanc sorti de l’état de
nature pour passer à l’état civilisé, et un homme noir resté en l’état de nature.
24 Le monologue à la première personne donne lieu à une hétérogénéité énonciative : le
discours indirect libre (« Ah ! les conquistadores ! ») oriente la perception sur la prise
de conscience du protagoniste, émerveillé par sa nouvelle situation (« quelle
promotion ! »). Le jeune Medza se transforme en conquistador, alors que la voix de
Medza l’adulte commente, dans le présent, la nature de cette transformation. « Tant il
est vrai que les aventuriers s’expliquent par la seule existence des naïfs » explique aussi
bien l’activation, dans l’esprit du héros, d’un scénario littéraire colonial, que le modèle
idéologique dans lequel il s’inscrit. La voix critique de Medza adulte relève de
l’expression rétrospective d’un vœu pieux affirmant sa volonté de voir disparaître de la
surface de la terre ce modèle antithétique idéologique et toute la tradition littéraire qui
en découle – « avec lesquels ils disparaîtront comme deux races jumelles dont l’une ne
peut vivre sans l’autre ». En revanche, l’identité que le narrateur assigne au jeune
Medza est celle d’un lecteur assidu de romans dépourvu de point de vue critique. La
passion manifeste envers les conquistadores découle de la passion inconditionnelle du
héros pour la littérature – les romans qu’il lit constituent son réseau intertextuel, et
plus largement, l’univers culturel, colonial, à travers lequel il construit son identité.
construit dans une asymétrie : dans le regard que Medza porte sur ces habitants
« sauvages » de la forêt, il est tout ce qu’ils ne sont pas. La séquence suivante résume les
traits du « bon sauvage » de façon encore plus condensée :
J’aurais donné tous les bachots du monde pour nager comme le Palmipède, danser
comme Abraham le Désossé, avoir l’expérience sexuelle du jeune Petrus Fils-de-
Dieu, lancer la sagaie comme Zambo, boire, manger, rire en sécurité, dans
l’insouciance, sans me préoccuper de seconde session, ni de révisions, ni d’oraux
(79).
27 Medza reproduit ici l’antinomie sauvagerie vs civilisation. Le protagoniste assume
l’identité du civilisé par les devoirs qui incombent à ce statut (« seconde session »,
« révisions », « oraux »). La connotation négative associée à cette identité renforce
l’opposition avec le monde primitif que le protagoniste embellit et idéalise. Là encore,
Medza est traversé par une tradition discursive qui sous-tend l’histoire des rapports
entre l’Afrique et l’Occident.
décerneront prochainement. C’est qu’il a épuisé tout le stock dont ils disposaient.
Pourtant, regardez-le bien, c’est un enfant (48).
31 Les propos citant – « répondit mon cousin en français » – renvoient l’énoncé au cadre
de son énonciation. Utiliser une expression idiomatique en français (« lui-même en
chair et en os ! ») montre l’importante symbolique accordée à la langue française par
les habitants de Kala. Le discours repose sur le principe tacite du mérite individuel,
démocratiquement reconnu par l’école, d’où sont exclus les habitants de Kala, du fait
qu’ils vivent selon la nature et la tradition.
attribuent un savoir absolu et par les stéréotypes au relent colonial qu’il projette sur
eux. Pourtant, la mise en scène de l’argumentation ébranle le rapport de forces
qu’implique normalement un dispositif énonciatif opposant un locuteur blanc, rôle
assumé par le protagoniste, à un locuteur noir, représenté par la voix du vieillard. Les
villageois de Kala exercent sur leur hôte un fort impact persuasif, dont ils ne sont pas
censés disposer si on prend en considération leur identité noire stéréotypée plutôt
intuitive que discursive selon la formulation de Senghor4. En effet, Medza ne peut pas
résister à la « force de persuasion » qui s’exerce sur lui.
découvrant à chaque fois que la « réalité » s’avère être éloignée de l’image qu’il avait
projetée sur elle6.
45 L’hétérogénéité énonciative et discursive qui se construit à l’intérieur du texte
littéraire permet de véhiculer plusieurs images discursives qui entrent en tension l’une
avec l’autre. D’une part, une image dite (« péquenots », « bushmen »), construite sur
une doxa coloniale (civilisation européenne vs sauvagerie africaine) – est projetée sur
les habitants de Kala dans les interactions que le jeune Jean-Marie Medza (le Je-
protagoniste) entretient avec eux. D’autre part, ce même Medza, en tant que narrateur,
est traversé par la voix des personnages qui donnent une image « réaliste » et complexe
de leur société paysanne. La voix du narrateur est non seulement doublée de celles de
tous les autres personnages du roman, mais aussi dépassée par elles : deux visions du
monde villageois – l’une idyllique, l’autre réaliste – cohabitent ainsi sans que Medza
soit vraiment capable de rendre compte du décalage entre l’image, naïve et
harmonieuse, qu’il se fait de la société de Kala et celle, réaliste et conflictuelle, qui se
dessine dans le discours de ses membres.
46 On voit bien comment le cadre énonciatif et la distribution des rôles, la structuration
du récit fictionnel et la théâtralisation de l’action, l’invocation de différents scénarios
littéraires, la mise en scène de l’argumentation, bref, tout ce qui relève de la
construction de l’hétérogénéité énonciative et discursive du récit de fiction, amène à
multiplier les points de vue à partir des positions sociales, identitaires, que le texte
s’engage à développer. En dévoilant les raisons des personnages romanesques, et
développant la rationalité de leur position, le texte met en scène toute la complexité
relative à un certain état de société. À un autre niveau, le texte de fiction est ainsi
susceptible d’enrichir les points de vue du lecteur, en incitant à voir les choses sous
d’autres angles. La dernière partie de cet article se propose d’éclairer la dimension
argumentative du roman à travers la réflexion qu’il élabore, entre les lignes, sur les
rapports de l’individu et de la société, et sur le rôle institutionnel de la tradition comme
facteur déterminant de ces rapports.
48 La société africaine du roman résiste aussi bien à la « modernité » définie par les
« caractéristiques communes aux pays qui sont les plus avancés en matière de
développement technologique, politique, économique et social », qu’à la
« modernisation » puisqu’elle n’a pas les moyens qui « permettent d’accéder à l’état de
‘modernité’ » (Balandier 1974 : 246-47). Il n’en reste pas moins que les habitants de Kala
sont foncièrement modernes, si on les met en regard, a contrario, de la définition que Ali
Mazrui donne des sociétés traditionnelles, « prémodernes » :
Si une société ne veut pas prendre en considération les formes actuelles de savoir,
science et érudition, cette société est prémoderne.
Si une société supprime l’esprit d’innovation et insiste sur des savoir-faire accordés
uniquement à la tradition, cette société est prémoderne.
Si une société interprète le concept d’homme en tant qu’être social de manière trop
étroite en limitant les liens sociaux à des appartenances claniques, tribales, voire
nationales, et en tournant le dos au monde extérieur de ses frères humains, cette
société est prémoderne (1980 : 79-80).
49 Les paysans de Kala, on l’a vu, véhiculent des voix sociales qui en appellent aux
différents aspects de la modernité ; individualisme, capitalisme, progrès technologique,
division du travail, système scolaire, mondialisation du savoir et des cultures… – le
texte met en jeu les différentes composantes de la modernité tout en livrant une
réflexion sur les enjeux politiques qui sous-tendent l’institution de la tradition. Soumis
à des contraintes sociales imposées par la « tradition », les paysans de Kala expriment
des opinions, des désirs, des aspirations, extrêmement modernes bien qu’ils ne puissent
pas les réaliser dans la pratique quotidienne.
50 Ce point est d’autant plus significatif que les institutions africaines de la tradition
contribuent au bon fonctionnement du système colonial. Selon Frederick Cooper, « la
force de ce concept [modernité] vient de l’affirmation selon laquelle la modernité a été
le modèle brandi aux peuples colonisés – un marqueur autorisant l’Europe à dominer,
quelque chose à quoi le colonisé se devait d’aspirer mais qu’il ne pourrait jamais tout à
fait mériter » (2010 : 156). Dans cette perspective, Mongo Beti développe un discours
littéraire qui corrobore le discours scientifique développé par George Balandier en 1951
dans son célèbre article sur la « situation coloniale ». Beti double le discours
sociologique d’un discours littéraire suggérant, à l’instar de Balandier, la nécessité de
changer de paradigme sur la façon d’étudier les phénomènes sociaux en Afrique. Avec
Balandier, Beti considère en effet le problème colonial comme une « totalité » (ibid. :
44). Ce n’est pas un groupe ethnique que l’on doit envisager mais une unité politique
dans laquelle s’exerce un pouvoir qui maintient des rapports de forces. Dans le cadre du
renouveau souhaité par Balandier, il est temps de dépasser la question de la parenté ou
de la sorcellerie, pour toucher au vif les problèmes qui préoccupent les membres des
sociétés africaines. Autrement dit, l’on doit porter désormais l’attention sur la
structuration sociale par classes qui s’affirme au détriment des structures sociales
traditionnelles, sur la précarité des conditions de vie, sur la mobilité des individus, sur
l’érosion des structures parentales, sur l’individualisation (Cooper 2010 : 52 et 54).
51 Cela implique que le terrain de la recherche sur les sociétés en « situation coloniale »
soit ouvert à d’autres disciplines que l’anthropologie et l’ethnologie. Une
« anthropologie focalisée sur l’Afrique primitive, statique, divisée en unités tribales
discrètes » (ibid. : 54) doit céder la place aux sciences humaines et sociales – la
sociologie, l’économie, les sciences politiques, l’histoire, la littérature – focalisées
jusqu’alors sur l’Europe. À l’instar du travail critique de Balandier, celui, littéraire, de
Mongo Beti, donne à voir toutes les tensions qui sous-tendent la société en situation
coloniale. Ce faisant, le texte abolit la séparation conventionnelle entre société dite
traditionnelle et société dite moderne. Comme toute autre, la société africaine est
traversée par des forces conservatrices et des forces progressistes qui s’opposent les
unes aux autres dans une lutte de pouvoir.
52 La dimension argumentative qui se dégage du texte opère ainsi une exploration de la
société africaine en situation coloniale, perçue comme un « système » traversé par des
forces contradictoires. Le romancier participe dans son domaine aux efforts
intellectuels les plus pointus qui, à l’instar de ceux de Balandier, se proposent
d’envisager autrement les problèmes sociaux qui déchirent la société africaine. Cette
vision du monde a d’ailleurs valu à Mongo Beti de vives critiques, qui rejoignent celles
proférées à l’encontre de son parti pris anticolonialiste dans son célèbre roman Le
Pauvre Christ de Bomba publié en 1956 (Steemers 2012). Mongo Beti rappelle lui-même,
dans un article intitulé « Identité et tradition » (1978), le cas de Pierre Dumayet qui –
dans une interview à la télévision en 1957, suite à l’obtention du prix Sainte-Beuve pour
Mission Terminée – reprochait à l’écrivain de « désacraliser la société africaine » (ibid. :
21) – à quoi il rétorque : « J’ai toujours, dans mes romans, adopté vis-à-vis de la
tradition africaine, la seule attitude raisonnable, la vision critique » (ibid.).
53 Pour conclure, cet article a mis en évidence la dimension argumentative de Mission
terminée à partir de l’analyse de l’hétérogénéité énonciative et discursive qui se déploie
dans le roman. Ce faisant, il a permis aussi, plus généralement, d’insister sur une
certaine conception du fait littéraire, « celle d’un acte de communication dans lequel le
dit et le dire, le texte et son contexte sont indissociables » (Maingueneau 1993 : VI).
Étudiant la manière dont le social traverse le texte en le constituant, on a pu évaluer
son potentiel communicationnel en tant que discours produit à l’intention d’un public
qui problématise des questions sociales par le biais de la fiction, de son dispositif
énonciatif et de son réseau interdiscursif – un discours susceptible de remettre en
cause des idées reçues et de susciter une réflexion, nouvelle et originale, sur l’univers
social de l’Afrique contemporaine.
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Tenret, Élize. 2011. L’École et la méritocratie. Représentations sociales et socialisation scolaire (Paris :
PUF)
NOTES
1. Rappelons que Alexandre Biyidi Awala, alias Mongo Beti, a écrit un autre roman Ville cruelle
(1953) sous le pseudonyme de Eza Boto.
2. Il est à noter que la délibération ne se déroule pas en français alors que le texte la présente en
français. En effet, le mot péquenot s’inscrit dans un horizon lexical européen. Quant au mot
bushmen, il provient de la langue anglaise pour désigner les membres de certains groupes
aborigènes en Afrique du Sud, les habitants, tout particulièrement, de la région du désert
Kalahari. L’emploi de ces deux termes renvoie à l’interaction qui se déroule entre l’auteur et le
lecteur. Il est amené à agir sur ce dernier en fonction de leur appartenance au même champ
discursif.
3. Selon Jacqueline Authier-Revuz, « le fragment cité dans le cadre d’un discours rapporté direct
ou introduit par un terme métalinguistique […], nettement délimité dans le fil du discours, est
montré comme objet ; il est extrait du fil énonciatif normal et renvoyé à un ailleurs : celui d’un
autre acte d’énonciation » (1984 : 103).
4. « Le blanc européen est d’abord discursif, le Négro-Africain d’abord intuitif » (Senghor 1993 :
18)
5. La reconnaissance des mérites des élèves par l’école est consécutive à la reconnaissance de
l’école par la société. Sur cette question, je renvoie à Élize Tenret (2011)
6. « Décidément, pensai-je, voici la soirée des surprises. Moi qui avais préparé de jolies
définitions, m’imaginant que cette séance ressemblerait à celle de la veille. Voilà qu’encore une
fois, la vie me trahissait » (104-105).
RÉSUMÉS
Cette contribution s’attache à l’analyse de l’hétérogénéité énonciative et discursive qui construit
la dimension argumentative du roman Mission terminée (1957) de Mongo Beti. Mettant en relief
l’aspect polyphonique, polyvalent et complexe de la construction identitaire des instances
narratives (narrateur, protagoniste, personnages), elle dévoile les tensions qui se font jour à
l’intérieur du roman entre des voix sociales divergentes. Ces tensions problématisent l’image
stéréotypée de l’Afrique en même temps qu’elles renvoient à des questions primordiales sur la
place et le rôle de la modernité et de la tradition dans les sociétés africaines au tournant des
indépendances.
This paper aims at showing how enunciative and discursive heterogeneity contributes to the
construction of a significant argumentative dimension in the novel Mission to Kala (1957) by
Mongo Beti. Focusing on the polyphonic, polyvalent, and complex composition of the narrator’s
identity, protagonist and secondary characters, this paper seeks to expose the tensions between
divergent social voices that emerge within the text. These tensions problematize the
stereotypical image of Africa while raising seminal questions on the place and role of modernity
and tradition in African societies on the eve of independence.
INDEX
Keywords : Africa, doxa, enunciative and discursive heterogeneity, ethos, modernity, social
identity, stereotype, tradition
Mots-clés : Afrique, doxa, ethos, hétérogénéité énonciative et discursive, identité sociale,
modernité, stéréotype, tradition
AUTEUR
TAL SELA
Université de Tel Aviv, ADARR
La « dimension argumentative »
plurisémiotique du livre enrichi
The enhanced book and its plurisemiotic “argumentative dimension”
Sara Amadori
Introduction
1 La valeur heuristique de la littérature numérique, à savoir de toute œuvre littéraire
créée pour n’être reçue que sur un support numérique en raison de sa dimension
multimédia, animée ou interactive (Bouchardon 2014), offre une perspective de
réflexion nouvelle et féconde non seulement pour les spécialistes en Sciences de
l’Information et de la Communication, mais également pour tous ceux qui étudient
l’argumentation rhétorique (Amossy 2010a). Dans cet article je focaliserai mon
attention sur ce qu’on appelle désormais « livre enrichi » 1, une évolution du « récit
littéraire interactif » né sur le web (Bouchardon 2014, 2005) 2. La diffusion
extraordinaire de nouveaux supports de lecture (tablettes, smartphones, etc.) a incité
les éditeurs à développer des contenus culturels permettant d’exploiter les
potentialités de ces nouveaux dispositifs. De grands éditeurs tels que Gallimard ou
Seuil, ainsi que des pure players, ont commencé à introduire sur le marché français des
produits numériques qui offrent une expérience de lecture originale, en raison de leur
caractère multi-sensoriel et plurisémiotique (Saemmer 2015).
2 Le corpus de mon étude se compose de deux livres enrichis : Beauvoir, l’enquête, par
Irène Frain (coédition Storylab-Lafon), et Alienare, par Chloé Delaume (paru au Seuil) 3.
Beauvoir, l’enquête de Frain est un roman bref qui se présente comme une enquête,
enrichie d’extraits de films, musiques, notes de travail, photos inédites, images
d’archives, ayant pour but d’accompagner le lecteur dans les coulisses de l’écriture de
Beauvoir in love (Lafon). Delaume, auteure de littérature expérimentale et écrivaine-
blogueuse, publie quant à elle Alienare en collaboration avec Franck Dion et Sophie
Couronne. Il s’agit d’un livre hybride qui mélange texte écrit, film et musique, à travers
lequel l’écrivaine recherche une « forme d’art total » (Delaume 2015a : en ligne).
10 Delaume, « depuis longtemps frustrée par le livre papier » (2015a : en ligne), non
seulement est prête à s’ouvrir au numérique, mais elle est convaincue que la tablette
rend possible la création d’un objet littéraire hybride, ayant une forme esthétique enfin
accomplie (Delaume 2009). Il est aisé de comprendre pourquoi Flore Roumens, qui
dirige la collection « Numérique » au Seuil, a proposé à Delaume de réaliser un livre
enrichi. L’écrivaine a accepté avec enthousiasme : cela lui permettait de confirmer son
« ethos préalable » (Amossy 2010b). C’est ainsi qu’Alienare a vu le jour.
11 Frain, quant à elle, confirme et retravaille son « ethos préalable » par le recours au
numérique, qui permet de partager avec son lecteur son expérience d’écriture de façon
nouvelle, plus intense. En effet, le support technique lui offre la possibilité de rendre
son ethos de chercheuse et de journaliste encore plus convaincant. « Je suis formée par
la Sorbonne […] Je suis agrégée en lettres classiques, donc les bibliothèques, les
archives, je sais comment on fait », a-t-elle affirmé lors d’un entretien radiophonique
(avec Nathalie de Broc). De même, elle insiste sur sa formation journalistique :
« l’enquête du journaliste sur le terrain, que j’avais commencé à apprendre avec mes
copains de Paris Match, je m’étais aperçue que c’était quelque chose de très rigoureux et
aussi très physique » (avec Hubert Prolongeau). Cette « image d’auteure » que Frain
projette d’elle-même trouve, dans la réalisation de Beauvoir, l’enquête son
accomplissement, comme l’écrivaine le confirme :
Pour écrire mon livre, j’avais enquêté entre Paris, Chicago et les archives d’une
université de l’Ohio. J’avais vite accumulé un trésor de pépites documentaires
inconnues, filmé, photographié, enregistré, noirci sur le vif des pages d’esquisses et
de notes. Et vécu un véritable petit polar littéraire, car la vraie histoire des amants
ne coïncidait jamais avec la version officielle, celle qui faisait de Sartre le seul vrai
grand amour de Beauvoir. […] Mes lecteurs […] n’ont pas cessé de me demander de
leur relater cette palpitante enquête. Seul le numérique permettait ce partage
[...]. [Et] après cette aventure, je me sens infiniment mieux inscrite dans le sillon
multimillénaire de la littérature (2014a : en ligne).
12 Le mouvement oscillatoire, entre tradition et innovation, de ce travail de « réglage »
(Maingueneau 2004 : 113) inscrit les créations numériques de Frain et de Delaume de
façon singulière et captivante dans le panorama des productions littéraires. Les
éditeurs Lafon/Storylab et Seuil, en choisissant deux écrivaines qui jouissent de ce que
Maingueneau définirait comme un fort « coefficient d’“auctorité” » (2009 : en ligne),
ont voulu orienter efficacement la réception de ces produits. La littérarité que le
lecteur est disposé à attacher préalablement à ces deux livres enrichis est, en effet, la
conséquence du charisme et du prestige des deux auteures dans le champ littéraire.
Autrement dit, leurs « images d’auteures » extratextuelles ont un potentiel
argumentatif que l’on pourrait définir comme intrinsèque et qui joue un rôle important
dans la construction de la « dimension argumentative » para-péritextuelle de ces
nouvelles productions littéraires (comme on va le voir).
13 Au croisement entre les théories de la réception venant des sciences du texte, les S.I.C.
et l’approche de l’analyse du discours et de l’argumentation, je me pencherai
maintenant sur la « dimension argumentative » de ce que Maingueneau appelle « l’ethos
éditorial », « qui ressort de la collection où est publié le livre, du papier utilisé, de la
couverture » (2013 : 23). Cette notion est proche de celle d’« énonciation éditoriale »,
17 Beauvoir, l’enquête s’ouvre par une courte introduction animée (où Frain présente son
livre aux lecteurs), qui n’est que faiblement innovante par rapport aux conventions du
genre. Le livre est divisé en chapitres, les pages sont numérotées. Tout ce qui pourrait
éveiller l’expérience de la lecture sur papier est là. L’éditeur, en multipliant les efforts
pour imiter la matérialité du codex, arrive même à altérer l’objet numérique en lui
donnant un aspect artisanal. L’image 1 (Frain 2014b : 25) montre par exemple la tache
qu’aurait laissée une tasse de café pendant les longues et épuisantes recherches menées
par l’auteure pour écrire son Beauvoir in love.
18 La dimension typographique est également intéressante. À côté de caractères plus
traditionnels qui éveillent l’imaginaire de l’écriture imprimée, d’autres imitent une
écriture manuscrite. Un exemple de ce type de caractère est visible toujours dans
l’image 1 (2014b : 25). Les pages 24-29 sont présentées comme un extrait du « carnet de
notes » de Frain (23) par une notation précédente de l’auteure, qui est écrite en marge
de la page 23 sur un post-it jaune, avec le même caractère typographique que les pages
suivantes (voir image 2, 2014b : 23). Ces notations dans les marges des pages-écran sont
fréquentes tout au long de Beauvoir, l’enquête : elles renforcent l’idée selon laquelle Frain
serait une écrivaine à l’activité incessante, qui enregistre la moindre donnée pendant
ses recherches, afin d’attester le caractère scientifique de son enquête.
19 Un exemple de la calligraphie de Frain est offert par l’image 3 (2014b : 35). L’auteure,
grâce à une « métalepse interactive » (Saemmer 2007 : 92), incite ses lecteurs à
feuilleter les pages scannées de son carnet : « À vous de tourner les pages de mon
carnet… » (Frain 2014b : 35). Dans les crédits finaux, où toutes les sources dans
lesquelles elle a puisé sont listées, nous lisons, en référence à la page 35 : « pages
extraites du carnet de notes d’Irène Frain ». La tentative d’offrir l’écriture manuscrite
de Frain à la vue de son public se révèle ainsi encore plus audacieuse. Ce choix
témoigne, en outre, d’une allusion de l’auteure à son appartenance au champ littéraire.
En effet, comme le souligne Maingueneau, ce ne sont que les écrivains doués d’une
auctorialité forte, ayant un Opus canonisé et un statut d’autorités, qui voient publier
leurs textes qui n’étaient pas destinés à l’être, comme les brouillons, les carnets, les
journaux, etc. (2013 : 15-16).
20 Bref, « l’ethos éditorial » de Beauvoir, l’enquête reflète et renforce l’« image d’auteure »
de Frain, une écrivaine née dans le papier et pour le papier, mais qui vit avec son
temps, qui est désireuse de passionner ses lecteurs en leur offrant des expériences
littéraires nouvelles. Cet ethos montre d’ailleurs que l’éditeur lui aussi ne veut pas aller
trop loin et bouleverser tous les codes séculaires du livre papier, ce qui encore une fois
coïncide avec la « posture » (Meizoz 2007) de Frain. En effet, à la question « Allez-vous
publier directement sur ipad certains de vos livres ? », elle a répondu : « Beauvoir,
l’enquête est un document, une œuvre de passeur sous format court et vivant. J’en reste
pour mes romans à la même politique : publier sur support papier et support
numérique simultanément » (2014a : en ligne).
Image 1. Capture d’écran de la page 25 (Frain 2014b) faite au mois de juillet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014
Image 2. Capture d’écran de la page 23 (Frain 2014b) faite au mois de juillet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014
Image 3. Capture d’écran de la page 35 (Frain 2014b) faite au mois de juillet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014
21 Alienare, quant à lui, offre un exemple d’un « ethos éditorial » beaucoup plus
expérimental, qui est tout à fait cohérent avec « l’image d’auteure » de Delaume. Son
lecteur doit être prêt à s’engager dans une expérience de lecture attentive, sans
craindre parfois d’être surpris, voire dérouté, par les formes d’un texte numérique qui
s’invente en dehors de la tradition papier.
22 Tout d’abord ce texte n’a pas de couverture au sens traditionnel, il se décharge sous
forme d’application sur l’App Store. En cliquant sur l’icône, le lecteur a accès à une
page-écran que j’aimerais qualifier de « couverture animée » : une image mobile de la
même icône est visualisée, accompagnée par une voix, une musique et des bruits créant
potentiellement une ambiance inquiétante. Les noms des auteurs ainsi que le logo et le
nom de la maison d’édition y sont indiqués. Il n’y a pas de frontispice, mais une autre
page-écran qui suit la précédente et qui signale la date et la maison d’édition, le nom du
développeur, ainsi que le fait que le Centre National du Livre a soutenu ce projet. Les
pages ne sont pas numérotées et un texte défilant s’offre au lecteur, qui peut le
parcourir en le scrollant verticalement. Le sommaire (voire image 4, Delaume 2015c 6)
reste toujours accessible en appuyant sur la droite de la page-écran, et constitue la
seule ressource pour s’orienter dans le texte. Il propose la liste des extraits des
journaux internes des personnages qui ont participé à la mission Alienare, ainsi que
d’autres sections et animations qui composent le livre.
23 La forme textuelle d’Alienare est celle d’une succession de voix qui donnent vie à une
performance théâtrale de type nouveau. Le journal interne de chaque personnage est
associé à une police de caractère. Le lecteur est progressivement appelé à identifier la
prise de parole de chaque personnage à partir du caractère typographique utilisé (voir,
après le troisième extrait du journal de Cornélius Lemillième, la section intitulée
« identification vocale »). Le manque de pagination, le texte défilant, les prises de
parole des personnages identifiées graphiquement créent en effet une expérience
potentiellement dépaysante. À cela s’ajoute le fait que la vision des caractères est
parfois intentionnellement dérangée : le texte se floute, suggérant la confusion
psychique des personnages (voir image 5, Delaume 2015c).
24 La couleur des pages-écran contribue à produire l’ambiance voulue par Delaume pour
sa Waste Land (Eliot 1922). Alienare met en scène la maladie mentale, la mort,
27 Le livre enrichi de Frain est un récit autobiographique bref, qui rapporte ses recherches
concernant ce qui aurait été la seule véritable histoire d’amour de Simone de Beauvoir :
celle avec le poète américain Nelson Algren. Comme tout texte appartenant au régime
« élocutif », la dimension de « figuration » (Maingueneau 2004 : 113) y est essentielle.
Dans Beauvoir, l’enquête la « personne » de Frain est à la fois l’héroïne du récit et
l’« inscripteur » du texte (Maingueneau 2004 : 113). Ce livre permet ainsi à l’écrivaine
de réaffirmer la valeur artistique et la légitimité littéraire de son Beauvoir in love.
28 En effet, l’un des traits distinctifs de l’écriture de Frain est de prendre comme source
pour ses romans des événements historiques. Du Nabab (1982) à Devi (1992), en passant
par Au Royaume des Femmes (2006) ou Les Naufragés de l’Île Tromelin (2009) pour arriver à
Beauvoir in love (2012), les exemples foisonnent. La narration, dans ce dernier livre, se
veut donc factuelle (Schaeffer 2013). L’interaction entre le réel et le fictionnel exige que
le lecteur accepte le « pacte référentiel », en assumant que l’œuvre établit un lien étroit
avec le monde réel, et que sa fiabilité peut être mise à l’épreuve sur la base de la
validité des informations qui y sont données (Lejeune 1975 : 36). Beauvoir, l’enquête est
ainsi complémentaire et nécessaire à Beauvoir in love, étant en même temps un récit
autobiographique et un dossier documentaire. Dans l’introduction animée qui ouvre ce
livre enrichi (une courte vidéo où Frain s’adresse à ses lecteurs) elle affirme :
Un livre, c’est toujours l’élucidation d’un secret. […] J’ai voulu comprendre, je suis
allée sur place, à Chicago […]. J’ai […] noirci des carnets avant d’écrire, et ces
carnets, qui ressemblent à la chronique d’un thriller, j’ai voulu les partager
aujourd’hui avec vous. Vous allez voir, c’est palpitant, c’est plein de
rebondissements. Des zones d’ombres se sont éclairées. On y va (2014b).
29 Et dans la conclusion, nous lisons :
À force de recoupements et de vérifications, j’avais réussi à faire la part des
mensonges, des silences, des reconstructions après coup. J’en étais maintenant
certaine : [l’] histoire [de Simone] avec Nelson fut le zénith de sa vie. […] J’ai alors
décidé de donner ma propre version de ces trois années de folie amoureuse (2014b :
70).
30 En se montrant physiquement à ses lecteurs dans son introduction animée, Frain
évoque toute une série de représentations liées à son « image d’auteure » circulant
dans le champ littéraire. C’est en tant que journaliste et chercheuse attentive et
passionnée qu’elle s’adresse à son public : de façon cohérente, sa prise de parole (orale
et écrite) est très marquée par sa subjectivité, comme le témoigne le recours à la
première personne ainsi que l’étayage d’un champ lexical fort subjectif (voir par
exemple, dans les passages susmentionnés, « palpitant », « certaine »), qui ponctue tout
Beauvoir, l’enquête. La complexité plurisémiotique du livre enrichi, qui rend en même
temps présentes la parole écrite de Frain, sa voix, son image, produit un mode
d’énonciation nouveau qui, en exploitant plusieurs ressources multimédia, permet à
Frain d’expliquer pourquoi l’histoire de Simone avec Nelson fut à ses yeux « le zénith
de sa vie ».
31 En effet, le numérique est la possibilité pour l’auteure d’offrir à son public nombre de
preuves qui confirment sa version des faits, ainsi que le bien-fondé de l’histoire qu’elle
raconte dans son Beauvoir in love. Elle choisit pour son récit la « scénographie
numérique » (Maingueneau 2014 : 176-179) du polar, en s’inscrivant dans un genre
traditionnel, tout en le renouvelant. Le titre du chapitre 2 est, en effet, « comme dans
un polar ». C’est un ethos de détective de nouvelle génération que l’auteure projette
tout au long de Beauvoir, l’enquête, en partageant avec ses lecteurs ses hypothèses (le
titre du chapitre 4 est « Nouvelles hypothèses »), ses indices, ses pistes (voir le titre du
chapitre 5), ainsi que les résultats de ses recherches.
32 Elle se sert de nouveaux médias pour obtenir les informations dont elle a besoin : le
lecteur assiste à un échange sur Skype que Frain aurait eu avec la spécialiste des
œuvres de Nelson Algren pendant qu’elle était en train de rechercher la
correspondance de celui-ci avec Simone (Frain 2014b : 37-39). Il a accès aux résultats
des recherches de l’écrivaine sur Internet : un grand nombre de photos (par exemple
celle d’archives d’Algren, p. 21), de vidéos (comme le document INA montrant Beauvoir
au travail, ainsi que la photo du couple officiel Beauvoir-Sartre, p. 11) ou d’extraits
audio (comme la chanson The House of Rising Sun, qu’Algren « écoutait en boucle », p.
28). Frain insiste sur le fait que tous ces documents lui ont permis de se plonger dans
l’ambiance, les sensations, les expériences vécues par Simone et Nelson, ce qui a été
essentiel pour écrire son roman.
33 L’auteure ne manque de préciser que, comme un véritable détective, elle s’est rendue
sur les lieux des faits, à Chicago, car « lorsqu’ils enquêtent, les écrivains comme les
policiers et les juges d’instruction, sont convaincus que les lieux parlent » (Frain 2014b :
42). Nombreuses sont les photos des lieux visités et elles sont présentées au moyen de
ressources techniques visant à susciter un plaisir de la lecture de type nouveau. Un
exemple intéressant est la carte interactive que l’on peut voir dans l’image 6 (Frain
2014b : 60).
Image 6. Capture d’écran de la page 60 (Frain 2014b) faite au mois de jullet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014
34 Frain multiplie également les photos prises dans les archives (voir l’image 7 – Frain
2014b : 46), où elle a eu accès aux documents authentiques qui lui auraient permis de
découvrir la vraie histoire des deux amants.
Image 7. Capture d’écran de la page 46 (Frain 2014b) faite au mois de jullet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014
35 De telles images, montrant les documents authentiques entre les mains de Frain, visent
à persuader le lecteur de l’authenticité de ce récit autobiographique, ainsi que de la
véracité de l’histoire racontée dans Beauvoir in love. Les photos sont d’ailleurs, comme
l’affirme Amossy (2011 : 32), des preuves extra-techniques, à savoir un type de preuve
qui n’a pas besoin d’être démontré, et qui agit directement au niveau du pathos. Nous
sommes dans ce que la spécialiste appelle une « rhétorique du témoignage » : l’image
authentique « a une présence qui lui permet d’imposer le réel plus fortement que tout
discours » (Amossy 2011 : 32).
36 Les extraits de l’interview de Frain avec Art Shay (voir image 8, 2014b : 66), l’auteur de
célèbres clichés volés à de Beauvoir nue dans une salle de bain, ont une fonction
comparable. Il s’agit d’hyperliens de type « informationnel » qui, comme le constate
Saemmer, « préfigure[nt] […] un lecteur à la recherche de confirmations, de définitions,
d’illustrations, de preuves ou d’explications » (2015 : 131). Ce type d’hyperlien, qui
place le lecteur dans la logique de la révélation d’un secret, et de l’apparition de vérités
cachées (Saemmer 2015 : 26), est fréquent dans le discours informatif et argumentatif,
notamment dans la presse en ligne.
37 L’« ethos auctorial » projeté dans Beauvoir, l’enquête établit un rapport étroit avec
l’« image d’auteure » extratextuelle de Frain (celle de la femme de lettres, érudite et à
son aise dans les archives, ainsi que de l’écrivaine passionnée et à la recherche d’une
vérité à consigner à son public). Le recours à des stratégies rhétoriques
« authentifiantes », indissociables du dispositif « de monstration » (Soulages 2007) qui
les véhicule, vise à donner à ce livre enrichi une dimension réaliste, et au discours de
l’auteure, très marqué par sa subjectivité, un caractère d’objectivité. En effet, en
assumant systématiquement le rôle d’un « sous-énonciateur » (Rabatel 2004a : en
ligne), la « détective » laisse souvent « parler » ses preuves sémiotiquement variées, en
essayant ainsi de fasciner un public de « lecteurs-spectateurs » de plus en plus habitué
à la consultation de contenus multimédia sur le Web. Un tel mode énonciatif, dont la
tablette détermine la spécificité et qui se veut en même temps « authentifiant » et
« ludique », se met ainsi au service d’une « dimension argumentative » qui tend à se
rapprocher de la « visée argumentative », en mettant en évidence que les deux notions
doivent être pensées comme un continuum plutôt que comme deux unités discrètes.
Image 8. Capture d’écran de la page 66 (Frain 2014b) faite au mois de jullet 2017.
Beauvoir, l’enquête, Irène Frain, © Éditions Michel Lafon-Storylab, 2014
tradition chrétienne. Voici, à titre d’exemple, le quatrième : « Tu dormiras six jours […].
Mais le septième jour est le jour des ateliers thérapeutiques : […] tu sculpteras dans la
glaise ta voisine schizophrène obèse, partageras ton tapis de yoga avec l’autiste
incontinent du secteur 13, et ta petite caméra avec l’anorexique psychotique du
moment » (Delaume 2015c). La lecture de ces commandements est accompagnée par
une musique inquiétante et par deux voix, l’une masculine, l’autre féminine, qui
mettent en scène un dialogue suggestif entre un homme, qui semble être le chef de
service de l’hôpital, et une patiente.
46 Dans Alienare la musique, les bruits, les voix lisant les passages les plus troublants ou
reproduisant les cris et les délires des affolés veulent éveiller un imaginaire perceptif et
cognitif qui est présent chez tout un chacun. Les traitements parfois très
problématiques dans les asiles font désormais partie d’un imaginaire collectif, dans
lequel le monde littéraire et cinématographique a déjà abondamment puisé. Delaume
dénonce ainsi implicitement leur existence en misant sur la valeur argumentative des
éléments doxiques (Amossy 2010a : 94), sur un savoir partagé depuis longtemps en
circulation dans l’interdiscours.
47 Un autre exemple intéressant est le passage qui raconte l’histoire de la création des
hôpitaux psychiatriques (dans la section appelée « La salle capitonnée »), lu par une
voix masculine et une voix féminine qu’on dirait celle de Delaume. Les deux voix
parfois se répondent, parfois se superposent ou s’élèvent à l’unisson. En voici un
extrait :
Il était tant de fois un royaume endormi. Un royaume où la loi cousait chaque
paupière, et où les bouches souriaient d’être soumises à la nuit. […] Souffrir devint
un crime. […] Le profit devint maître des corps et des cerveaux […] Le Styx en
déborda, et à cette époque furent créées les écluses […]. Le peuple des affolés fut
muré, peu à peu. Leurs plaintes, derrière le plâtre, égrenaient les fissures (Delaume
2015c).
48 La lecture à voix haute de tout l’extrait est accompagnée par une animation (voir image
9, Delaume 2015c). Celle-ci montre une cellule épouvantable, en essayant d’orienter
l’imagination du lecteur et de lui faire croire que les patients étaient « emprisonnés »
dans des immeubles délabrés et insalubres de ce genre. Sont ainsi potentiellement
mobilisées chez le public la pitié et l’indignation, deux sentiments moraux reliés à la
notion d’injustice et ayant un fondement rationnel (Amossy 2010a : 168). Delaume fait
ainsi appel à un pathos « à l’état pur », comme le dirait Amossy, car « le discours qui
soulève l’indignation est dépourvu de marques d’affectivité. Moins l’émotion s’inscrit
verbalement, plus fortement elle semble pouvoir être suscitée chez le lecteur »
(Amossy 2004 : en ligne).
49 L’image 9 est pour sa part un véritable argument visuel de nature pragmatique (Roque
2008 : 185), qui dénonce l’existence des asiles en raison des conséquences mortelles que
leur ouverture a entraînées. Le public est ainsi invité à tirer des conclusions de faits qui
sont présentés comme des évidences, et à prendre position. L’association entre le récit
et de telles animations, nombreuses dans ce livre enrichi, vise à agir sur le pathos sans
pour autant négliger la dimension rationnelle : cela confirme que « visual rhetoric can
be simultaneously emotional and rational seeking to persuade the viewer by means
both of pathos and of a pragmatic argument » (Roque 2008 : 186).
50 J’ai également relevé dans les vidéos d’Alienare le recours à différents types de « figures
d’animation », notion par laquelle Saemmer désigne « une relation – entre des textes
ou images et un mouvement – dans laquelle la sémiose est basée sur des processus
d’intersection de traits signifiants associés au mouvement, au texte/à l’image, et aux
contextes » (2011 : en ligne). Par traits signifiants la spécialiste en S.I.C. entend « les
caractéristiques que le “lecteur modèle” […] associe à un mouvement parce qu’elles ont
été sélectionnées au long des expériences répétées dans une culture » (2011 : en ligne).
51 Ainsi, l’animation qui suit l’« épreuve de Léonard Rizen », qui se trouve prisonnier de la
pharmacie de l’hôpital psychiatrique (voir image 10, Delaume 2015c) et est forcé à
avaler une grande quantité de médicaments, offre un exemple de l’« unité sémiotique
de mouvement » appelée par Saemmer l’« obsessionnel » (2011 : en ligne). Nombre de
médicaments défilent sur des étagères, allumés par un néon clignotant très
rapidement. Les « traits signifiants » que ce clignotement caractéristique de
l’« obsessionnel » tend à activer, sont l’urgence et le stress. L’animation réalisée par
Dion renforce ainsi l’ambiance de nervosité et la sensation de danger. Celle-ci est
intensifiée par les sons, les notes brèves et frénétiques du violon ainsi que par les voix,
qui dressent de façon pressante une longue liste de maladies mentales et de
médicaments. Dion avoue avoir recherché précisément cet effet : « Du témoignage de
personnes disparues à la topologie même des lieux que le lecteur découvre en avançant
dans le récit, la hantise est omniprésente » (dans Delaume 2015b : en ligne). Dans
l’animation suivante (image 11, Delaume 2015c), le lecteur voit une porte fermée dans
l’un des couloirs de l’asile, et entend plusieurs voix venant de l’intérieur, parmi
lesquelles on distingue clairement quelqu’un crier « I want to get out ». L’idée suggérée
par une telle succession de séquences animées est que les psychotropes créent une
addiction chez les patients, dont il est impossible de se libérer. Le lecteur ne peut
qu’éprouver de l’empathie, de l’angoisse et de la peur pour la destinée de ces affolés,
des émotions ayant un caractère persuasif indiscutable (Amossy 2010a : 164).
Image 10. Capture d’écran de Delaume (2015c) faite au mois de juillet 2017.
Alienare, Chloé Delaume, Franck Dion, © Éditions du Seuil, 2015
Image 11. Capture d’écran de Delaume (2015c) faite au mois de juillet 2017.
Alienare, Chloé Delaume, Franck Dion, © Éditions du Seuil, 2015
3. Conclusion
53 Cette étude, en s’inscrivant dans la réflexion d’Amossy qui insiste sur la nécessité
d’« embrasser dans le même champ d’étude toutes les modalités selon lesquelles la
parole tente d’agir dans l’espace social » (2010a : 7), a montré, je l’espère, que l’image
d’une auteure qui circule dans le champ littéraire a une capacité remarquable
d’orienter la réception des œuvres. Je me suis d’abord penchée sur « l’image d’auteure »
extratextuelle de Frain et de Delaume, en montrant qu’une première dimension
d’« argumentativité » de leurs livres enrichis se définit au niveau para-péritextuel,
grâce à l’association qui se crée entre leurs « images d’auteures » et l’« ethos éditorial »
des deux œuvres.
54 En passant à l’étude de l’« image d’auteure » intratextuelle et en différenciant l’« ethos
auctorial » « dit » par Frain et « montré » par Delaume, j’ai examiné le degré
d’objectivité et de subjectivité des prises de parole des deux auteures pour voir
comment il se met au service de la construction de la « dimension argumentative » de
Beauvoir, l’enquête et d’Alienare. L’ethos de détective de Frain et la « rhétorique du
témoignage » à laquelle elle a recours, en exploitant abondamment les ressources
multimédia, produisent une synergie profonde entre « image d’auteure » extratextuelle
et « ethos auctorial », visant à persuader le lecteur de la véracité de sa version de
l’histoire d’amour racontée dans Beauvoir in love. Delaume privilégie, quant à elle, une
prise de parole objectivante dans son Alienare, qui favorise la construction d’une
« dimension argumentative » par le recours à l’implicite et à l’« effacement
énonciatif ». La matérialité discursive plurisémiotique des deux livres enrichis se met,
dans chaque cas de façon spécifique, au service de la démarche argumentative des deux
auteures, qui peut être plus ou moins explicitement argumentative au niveau textuel,
mais qui est en revanche dans les deux cas subrepticement argumentative au niveau
para-péritextuel.
55 L’analyse du corpus a enfin mis en évidence que l’« argumentativité » de ces textes
littéraires est strictement liée à un travail attentif des auteures sur le pathos du public.
L’intrication entre dimension rationnelle et pathémique est essentielle : logos et pathos
sont synergiques. Associés aux ethè auctoriaux respectifs des deux écrivaines, les trois
dimensions orientent potentiellement l’expérience de lecture du public et essaient de
guider sa vision des choses, tout en le tenant sous le charme d’une expérience
esthétique de type nouveau.
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Documents » [Disponible uniquement sur iPad]
Frain, Irène. s. d. « Entretien avec Irène Frain » de Nathalie de Broc - émission de radio 2 De Bric et
de Broc, en ligne : http://www.nathaliedebroc.fr/index.php/emissions-de-radio2
Frain, Irène. s. d. Rencontre avec l’écrivaine animée par Hubert Prolongeau au Musée du quai
Branly-Jacques Chirac, en ligne : https://www.franceculture.fr/conferences/musee-du-quai-
branly-jacques-chirac/irene-frain-rencontre-animee-par-hubert-prolongeau?
xtmc=ir%C3%A8ne%20frain&xtnp=1&xtcr=2
NOTES
1. Une définition officielle du livre enrichi a été proposée par la loi n° 2011-590 du 26 mai 2011 et
par le décret qui précise les caractéristiques des livres entrant dans le champ d’application de
cette loi.
2. Le livre enrichi peut accueillir d’autres formes discursives, telles que les catalogues
d’exposition pour tablette ou les livres de cuisine enrichis pour téléphone portable, que je ne
prendrai pourtant pas en compte ici.
3. Je tiens à remecier, pour leur aimable autorisation de reproduction des captures d’écran des
deux livres enrichis, les auteurs Irène Frain, Chloé Delaume, Franck Dion, et les éditeurs Michel
Lafon-Storylab et Seuil.
4. Elle le résume parfaitement dans ce passage , qui débute par l’embrayeur d’autofiction
récurrent dans ses romans : « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Je le
dis, le redis, sans cesse partout l’affirme. […] J’utilise, comme mes pairs, le vécu comme matériau.
[…] S’écrire, non pas à nu, mais parfaitement à vif » (Delaume 2008 : en ligne).
5. « L’énonciation éditoriale […] désigne l’ensemble de ce qui contribue à la production matérielle
des formes qui donnent au texte sa consistance, son “image de texte”. Il s’agit d’un processus
social déterminé, […] qui peut […] être appréhendé à travers la marque qu’impriment les
pratiques de métiers constitutives de l’élaboration, de la constitution ou de la circulation des
textes. […] Plus fondamentalement, l’énonciation éditoriale est ce par quoi le texte peut exister
matériellement, socialement, culturellement... aux yeux du lecteur » (Jeanneret et Souchier
2005 : 6).
6. Étant donné le manque de pagination, toute référence à ce livre enrichi se limitera à signaler la
date de sa publication.
7. Le texte numérique est capable de devenir simulacre de référent dans la mesure où la couleur,
les unités sémiotiques temporelles ou de la manipulation qui le caractérisent, peuvent renvoyer
par leurs caractéristiques sensibles à des référents d’expérience (Saemmer 2015 : 244).
8. Comme l’explique Maingueneau, « la littérature entremêle deux régimes : un régime qu’on
pourrait dire délocutif dans lequel l’auteur s’efface devant les mondes qu’il instaure, et un régime
élocutif, dans lequel “l’inscripteur”, “l’écrivain” et la “personne”, conjointement mobilisés,
glissent l’un sur l’autre » (2004 : 110).
RÉSUMÉS
Le corpus de cette étude se compose de deux livres enrichis : Beauvoir, l’enquête, par Irène Frain, et
Alienare, par Chloé Delaume. En puisant dans la réflexion de la rhétorique du texte numérique,
j’analyse le rapport entre l’« image d’auteure » de Frain et de Delaume et l’« ethos éditorial » des
deux livres, en montrant que les maisons d’édition ont essayé d’orienter la réception de ces
œuvres et que leur « dimension argumentative » se manifeste d’abord à un niveau para-
péritextuel. En croisant la réflexion proposée par l’analyse du discours littéraire avec l’approche
développée par l’argumentation dans le discours, j’étudie les « ethè auctoriaux » projetés par les
deux écrivaines dans leurs œuvres. Le niveau d’objectivité/subjectivité de leurs discours, ainsi
que les stratégies rhétoriques mobilisées, ont été pris en compte pour réfléchir sur le caractère
complexe et graduel de la notion de « dimension argumentative », lorsqu’elle est mise à l’épreuve
des potentialités plurisémiotiques du multimédia.
The case study of this paper are two enhanced books: Beauvoir, l’enquête, by Irène Frain, and
Alienare, by Chloé Delaume. The rhetoric of the digital text is essential to the study of the
relationship between Frain’s and Delaume’s “author’s image” and the “editorial ethos” of the two
books. I show that their “argumentative dimension” manifests itself first of all at a paratextual/
peritextual level, and that the publishers exploit it to influence the reception of these works.
Using the theoretical approaches of Literary Discourse Analysis and of Argumentation in
Discourse, I also take into consideration the “ethos of the author” projected by Frain and Delaume
in their books. The objectivity/subjectivity of their discourse, as well as the rhetoric strategies
they use, are analysed in order to revisit the complex and gradual character of the notion of
“argumentative dimension”, in relation to the plurisemiotic potential of the digital text.
INDEX
Mots-clés : discours plurisémiotique, ethos auctorial, ethos éditorial, image d’auteur, littérature
numérique
Keywords : digital literature, ethos of the author, image of the author, plurisemiotic discourse,
publishing ethos
AUTEUR
SARA AMADORI
Université de Bologne
Ingrid Mayeur
NOTE DE L'AUTEUR
Je tiens à remercier Marin Dacos et l’équipe d’OpenEdition pour leur disponibilité ainsi
que l’accès à certains documents, qui ont aidé à la rédaction de cet article.
(Commission Européenne 2016 : 35). Si les études linguistiques des écrits scientifiques,
s’appuyant au besoin sur la notion de dimension argumentative (Amossy 2000), ont
insisté sur le dialogisme (Volochinov 2010) qui traverse le discours savant (chaque
énoncé se positionnant par rapport aux énoncés antérieurs, voire à venir) et les
conditions particulières d’énonciation qui visent à le légitimer, elles se préoccupent
surtout d’un discours adressé à un public homogène constitué d’acteurs du monde
universitaire, soit un discours fermé.
3 La présente contribution entend questionner la dimension argumentative d’écrits
scientifiques natifs du Web que sont les billets de blog, à partir d’une étude de cas tirés
de la plateforme Hypothèses. Cet espace de blogging scientifique hébergé sur la
plateforme OpenEdition, lancé officiellement en 2010, compte actuellement à son
catalogue près de 2500 carnets de recherche en sciences humaines et sociales 2.
L’auditoire hétérogène que présuppose le contexte de l’Open Science amène à
s’interroger sur les stratégies rhétoriques d’adaptation au public mises en œuvre par
les carnetiers pour favoriser l’appropriation des savoirs diffusés. L’étude de la
dimension argumentative des écrits de blogs, qui intègre dans l’analyse du discours
scientifique la préoccupation d’une action sur l’auditoire, fournit des outils pour
expliquer le recours aux moyens de preuves rhétoriques au sein de textes qui ne
possèdent pas une visée argumentative explicite. Ce sont ces outils dont je voudrais
tester ici l’opérativité.
13 Il est difficile dans les limites de cet article de rendre compte de la richesse des
appropriations du dispositif par les chercheurs en sciences humaines et sociale qui
s’investissent dans un blog de recherche sur Hypothèses. C’est pourquoi je voudrais
étudier plus précisément deux carnets, l’un donnant la parole à des chercheurs dans le
contexte de la société française post-attentats, l’autre se rattachant à l’actualité de la
recherche – en l’occurrence, celle d’une thèse en cours, relatée par deux historiens.
4. Étude de cas
4.1. Choix du corpus et situation dans un interdiscours
14 Pour mener à bien cette étude de cas, j’ai sélectionné deux carnets de recherche,
UC@ctualité (section « Les attentats et après », corpus A) et ParenThèses (corpus B) dont
j’ai extrait en tant qu’observables le texte de présentation ainsi que les cinq derniers
billets en date du 10 mai 2017. On s’intéressera ici de manière privilégiée aux matériaux
(techno)discursifs, mais il est évident qu’ils sont à mettre en relation avec l’économie
globale du carnet de recherche (éléments visuels, énonciation éditoriale, structure et
catégorisations) et, plus largement, à la logique éditoriale de la plateforme Hypothèses.
18 L’interdiscours au sein duquel s’exerce la prise de parole d’UC@ctualité est celui d’une
société française marquée par les attentats de 2015. Le carnet de recherche se présente
comme une zone intermédiaire entre ce traitement de l’événement dans la temporalité
immédiate « des médias et des réseaux sociaux » (corpus A, billet 1), et celui dont il fera
l’objet dans un second temps par les « experts » dans des revues spécialisées, qui
toutefois « ne permet pas toujours une vision pluridisciplinaire » (ibid.). Le carnet
permet aussi l’« ouverture à la société » (que ce soit par les auteurs envisagés, pour
l’essentiel des universitaires, mais également des artistes ou citoyens, ou par le lectorat
attendu) considérée comme « vocation première » des scientifiques (ibid.).
19 Le carnet ParenThèses se rapproche pour une part de l’interdiscours classique du
discours scientifique, où le chercheur se positionne au sein des paradigmes en cours
dans sa discipline. Toutefois, pour une autre part, il s’agit de médiatiser la démarche de
recherche dans son actualité, que ce soit par des réflexions sur des travaux en cours,
des comptes rendus d’événements scientifiques ou des interviews de chercheurs. Le
lien à l’actualité sociale n’est pas non plus absent : un billet comme « Le Moyen Âge vu
par les politiques » (corpus B, billet 2) procède de l’actualité des débats parlementaires
et questionne la pertinence des allusions à cette période historique par des hommes et
femmes politiques non historiens, à travers le temps. À nouveau, le discours
scientifique s’inscrit dans un interdiscours plus large où l’activité scientifique n’est plus
en marge des autres activités sociales ; ce qui a une incidence directe sur la
construction de l’ethos du chercheur.
20 Le chercheur est amené, dans ses écrits, à construire discursivement son autorité afin
de faire accepter de nouveaux savoirs à sa communauté disciplinaire. Sur quelles
composantes discursives repose l’ethos du chercheur respectable ? D’après Amossy,
c’est donc le ton impersonnel et l’effacement énonciatif qui construisent une image
fiable de l’homme de science. […] Il se dit et se montre par le refus de s’exprimer et
de se manifester. Ce faisant, il projette un ethos qui lui permet de proclamer son
appartenance identitaire à la communauté à laquelle il entend s’intégrer, et par
laquelle il demande à être reconnu (2010 : 191-192).
21 Ainsi qu’on l’a signalé sur la base de travaux antérieurs, l’effacement énonciatif n’est
pas la marque d’une absence de subjectivité6. Au sein des carnets de recherches du
corpus toutefois, cet effacement énonciatif n’a pas cours : au contraire, la majorité des
billets étudiés sont écrits à la première personne, et bien souvent en « je » – pratique
courante dans le blogging au demeurant. À l’origine, les blogs consistent soit en des
pages personnelles recensant les nouveautés de la toile par des liens hypertextes,
assurant en quelque sorte le rôle d’annuaire du Web (Web-log), soit en des
commentaires des actualités ; ils prendront aussi par la suite la forme d’un journal
exposant le vécu quotidien de leurs auteurs (Stassin 2016 : 25 et ss.). La dénomination
de « carnet de recherche en ligne », parfois privilégiée à celle de « blog » sur Hypothèses,
vise à mettre à distance cet héritage du blog comme espace d’écriture de l’intime pour
en asseoir la légitimité scientifique.
22 Dans ce contexte, la construction d’un ethos de chercheur fiable est d’autant plus
importante que l’autopublication d’écrits scientifiques est entachée d’un soupçon
d’illégitimité, ceux-ci ne faisant pas l’objet d’une révision préalable par les pairs. Que
devient alors la construction discursive de l’ethos dans cet environnement ?
L’interdiscours mobilisé au sein des billets de blogs étudiés, on l’a vu, déborde
désormais les énoncés des positions concurrentes en vigueur dans le champ
disciplinaire des auteurs. De ce fait, le chercheur se positionne à présent non seulement
comme scientifique rigoureux, mais aussi comme partie prenante de la société : cette
double composante se manifeste à travers les billets du corpus.
23 Sur UC@ctualités (corpus A), qui inscrit le discours scientifique dans l’après des
attentats ayant marqué l’année 2015, chaque auteur se positionne comme chercheur
qui, participant tout d’abord de l’émotion ressentie par la communauté citoyenne,
appréhende progressivement les événements avec la rigueur de sa profession. L’ethos se
marque ainsi d’un point de vue langagier par le recours à des pronoms de première
personne qui rendent compte de ce glissement : que ce soit un « nous » dont le référent
bascule progressivement de la communauté citoyenne à la communauté de chercheurs
(billet 2), un « je » enregistrant dans un premier temps la réaction « sur le vif » du
citoyen pour ensuite prendre en charge l’énonciation du chercheur en littérature (billet
4) ou à nouveau de ce « nous » citoyen qui sollicite les éclaircissements d’un chercheur
interviewé (billet 6). Le billet 3, seul billet du corpus témoignant de la désinscription de
l’auteur, met en scène un historien soucieux de poser des questions, de formuler une
problématique claire, de qualifier adéquatement les événements et de les inscrire dans
une historicité, en documentant les termes « terreur », « attentats » ainsi que leurs
évolutions.
24 Cette tendance est également présente au sein du second corpus où les locuteurs
construisent, par des biais différents toutefois, cet ethos de chercheur-citoyen. Les
auteurs de ParenThèses se donnent à voir en historiens soucieux de suivre les règles de
scientificité en vigueur dans leur discipline par l’usage de sources authentifiées, d’une
méthode critique, le refus des anachronismes ou de toute instrumentalisation politique
des faits historiques. La concurrence d’historiens non certifiés (« il ne s’agit pas d’une
profession protégée » [corpus B, billet 2]) est bien présente dans les médias et nuit à
l’image de la recherche : ils cherchent à s’en distancier. À cet égard, les figures de
Stéphane Bern et de Lorànt Deutsch sont régulièrement convoquées comme repoussoir,
en tant qu’historiens amateurs souvent sollicités au détriment d’historiens de
profession. Au sein des billets, les auteurs veillent à expliciter leur méthode de travail
et référencer les archives, y renvoyant par hyperliens cliquables le cas échéant (billets
2 et 4). Ils se montrent préoccupés des questions de validité des sources, du
positionnement intellectuel dans un champ de recherche (ainsi qu’en témoigne
l’interview d’un chercheur réalisé dans le billet 3). Enfin, l’un des billets – qui consiste
en la relation de la soutenance de thèse de l’un des deux bloggeurs – s’interroge non
sans malice sur la place qu’occupe ce genre de discours au sein de la discipline, dans le
souci de ne pas délégitimer le contenu du carnet de recherche. Le locuteur tranche :
« On n’a qu’à dire qu’il s’agit de la retranscription de notes ethnographiques » – et titre
donc le billet « Observation (pas trop) participante d’une défense de thèse » (billet 6).
25 Mais la construction de cet ethos d’historien rigoureux se double d’une volonté
délibérée de casser l’image de l’universitaire sérieux enfermé dans sa tour d’ivoire et
ce, à deux niveaux. D’une part, on l’a déjà signalé, l’historien se montre concerné par
les possibilités d’utilisation de l’histoire à des fins politiques, contre laquelle il souhaite
prévenir l’allocutaire qui n’est pas forcément envisagé comme un universitaire. On
trouve un exemple manifeste de cette entreprise dans le billet 5, qui consiste en une
recension très critique (c’est le moins que l’on puisse dire) d’un ouvrage de Casali, La
passe-muraille de Montmartre11, fait écho à l’évocation des frontières invisibles qui font
barrière au partage de l’émotion.
Fig. 3 : Bandeau du billet « Que faire » (corpus A, billet 2) (capturé le 23 novembre 2017)
33 Les deux carnets étudiés recourent à divers degrés aux procédés technodiscursifs,
associant les qualités langagières et techniques du discours numérique. Dans les limites
de cette contribution, je m’attacherai uniquement à poursuivre la réflexion sur les
figures rhétoriques ; on gardera cependant à l’esprit que, dans l’environnement
numérique, l’allocutaire est invité à prendre part à l’écriture du texte en effectuant des
choix d’affichage et de paramétrage, ainsi que des choix de navigation dans le blog par
l’activation des filtres de catégories ou de mots-clés, voire de mots cliquables ou
technomots (Paveau 2012) figurant au sein des billets qui dessinent un parcours de
lecture à travers l’archive. À cet égard, ParenThèses se démarque comme reposant sur
une intrication étroite des billets, soulignant la continuité de la réflexion dans le temps
long et les échanges entre ses deux animateurs12 ; à laquelle s’ajoutent de nombreux
renvois vers des pages externes.
34 Certaines figures observées dans le corpus ne peuvent advenir, se matérialiser, sans
action concrète de l’allocutaire : reposant sur des technomots, elles nécessitent en effet
l’activation d’un signe-passeur (Davallon et al. 2003) et la délinéarisation du discours
qui en découle pour exister. L’usager participe pleinement de la construction du sens à
travers cette opération (Paveau 2016 ; Saemmer 2015). On peut citer, à titre d’exemple,
cet extrait du billet 3 (corpus B) :
35 Aucune allusion ou citation au sens classique du terme, mis à part les technomots « le
monde arabo-musulman » [soulignés, et en contexte signalés par une couleur
particulière] renvoyant à un extrait du film OSS 117 : Le Caire, nid d’espions 13 où le
protagoniste principal fait montre d’une totale ignorance sur la question. Seule
l’activation du lien par l’écrilecteur, toutefois, permet de saisir l’allusion amenée par la
citation de l’extrait.
36 Les pratiques de citation des sources font également appel aux textes hyperliés,
permettant éventuellement au lecteur de les vérifier par lui-même ainsi que l’avait
relevé Chartier (voir plus haut). Certains billets du corpus fournissent l’accès direct aux
références citées : c’est par exemple le cas dans le billet 2 du corpus B, où de
nombreuses sources primaires (essentiellement des discours politiques) peuvent être
consultées sur des sites externes par l’activation de technomots. Cette pratique de
renvoi vers les sources existe également sur UC@ctualité, par exemple dans le billet 3
où, en bibliographie, la Revue blanche est liée à la page Wikipédia présentant le
périodique, et où des livres cités figurent en vignettes cliquables sur le côté gauche du
billet :
Conclusion
38 Je voudrais à présent tirer quelques éléments de conclusion, dans les limites permises
par une analyse forcément restreinte sur un corpus qui l’est tout autant.
39 Premièrement, le discours scientifique produit en régime d’Open Science ne peut plus
être considéré comme un discours fermé, même si ce sont avant tout les
caractéristiques techniques des modes de diffusion de la science ouverte qui offrent la
possibilité que ces écrits soient lus par un public extra-académique. Les discours
d’escorte (des pouvoirs politiques comme l’UE, ou au niveau de la plateforme Hypothèses
) encouragent de fait les chercheurs à tenir compte de ce nouveau public ; et certains
d’entre eux – c’est le cas dans les billets étudiés – ajustent leurs pratiques à cette
injonction. C’est à ce niveau que le concept de dimension argumentative prend son
utilité : ce ne sont pas seulement les technologies discursives des écrits scientifiques en
ligne qui provoquent la transformation du discours scientifique, même s’ils sont
essentiels, mais bien la prise en compte d’un public plus large qu’autorisent les modes
de diffusion de la recherche dans l’environnement numérique.
40 De ce fait, la finalité en vue de laquelle s’exerce la dimension argumentative des textes
scientifiques peut se trouver modifiée. La dimension argumentative des discours
étudiés ici porte non tant sur une prise de position dans un champ scientifique défini
que sur l’utilité sociale de savoirs et méthodes en Humanités, dont il s’agit de
convaincre l’allocutaire. Si la prise de position à l’encontre de pairs existe dans
ParenThèses (ex. corpus B, billets 3 et 5), il s’agit davantage de proposer une image de la
recherche en train de se faire suivant les règles de l’art, potentiellement utile à un
public profane qui au demeurant goûtera les allusions à la culture populaire. Ce
positionnement se trouve également sur UC@ctualité (ex. billet 2, corpus A), qui sert de
façon similaire une finalité externe à la progression d’un champ de recherche puisqu’il
s’agit de fournir une grille d’analyse à des faits d’actualité. Dans l’un et l’autre cas,
l’interdiscours mobilisé inscrit la recherche dans un contexte social plus large qui
dépasse le champ académique. Par ailleurs, les marques discursives qui construisent ces
deux types d’actualité, sociale et professionnelle (par exemple les apostrophes à
l’allocutaire qui ont été signalées) lient l’énoncé à sa situation d’énonciation et placent
le discours scientifique sur un plan embrayé, alors qu’il est ordinairement réputé ne
pas l’être (Maingueneau 2009 [1998] : 91). On signalera toutefois une certaine continuité
des usages en ce sens qu’il s’agit toujours bien, à l’instar de ce qui se fait dans les
publications scientifiques imprimées, de présenter la figure d’un locuteur-chercheur à
même de servir de caution à la validité des savoirs diffusés 14.
41 Ensuite, les stratégies rhétoriques d’adaptation à ce public anticipé sont de nature à
favoriser l’appropriation des connaissances de manières variées. On peut ici les
regrouper en trois catégories : (1) la construction d’une autorité discursive visant à
légitimer la démarche du chercheur en Humanités et à justifier la scientificité des écrits
de blogs15, (2) le recours aux émotions que suscite le pathos des figures amenant le rire,
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Tous les liens de l’article ont été vérifiés le 22 juin 2017.
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NOTES
1. L’Open Science consiste à promouvoir le libre accès aux données de la recherche ainsi qu’aux
publications scientifiques, afin de favoriser la circulation des connaissances (Commission
Européenne 2016).
2. Le catalogue des carnets de recherche est accessible à l’adresse https://www.openedition.org/
catalogue-notebooks. En novembre 2017, 2488 carnets y figuraient.
3. Il faudrait encore distinguer, à la suite de Boch et Grossmann (2007: §9), entre la neutralité,
soit l’absence de prise de position (qui est illusoire dans le cas du discours scientifique) et
l’objectivité, qui est construite par les procédés énonciatifs du discours scientifique.
4. On se référera à l’étude de Guylaine Beaudry : La communication scientifique et le numérique
(2011).
RÉSUMÉS
La présente contribution entend questionner la dimension argumentative (Amossy 2000) d’écrits
scientifiques natifs du Web que sont les billets de blog. Des travaux antérieurs ont mis en
évidence le rôle majeur des moyens de persuasion qui traversent le discours scientifique. Si ce
type de discours est traditionnellement considéré comme un discours fermé, à l’attention des
pairs, les dispositifs numériques autorisent l’élargissement potentiel du lectorat de la recherche.
L’auditoire hétérogène que présuppose le contexte de l’Open Science amène dès lors à s’interroger
sur les stratégies rhétoriques d’adaptation au public mises en œuvre par les carnetiers pour
favoriser l’appropriation des savoirs diffusés. L’étude de la dimension argumentative des écrits
de blogs, qui intègre dans l’analyse du discours scientifique la préoccupation d’une action sur
l’auditoire, fournit des outils pour expliquer le recours aux moyens de preuves rhétoriques au
sein de textes qui ne possèdent pas une visée argumentative explicite. Nous en testerons ici
l’opérativité, en étudiant plus précisément deux carnets de recherche : l’un donnant la parole à
des chercheurs dans le contexte de la société française post-attentats, l’autre se rattachant à
l’actualité de la recherche – en l’occurrence, celle d’une thèse en cours, relatée par deux
historiens.
This contribution aims to examine the argumentative dimension of scientific blog posts. Previous
works have shown the important role of persuasion means in scientific discourses, usually
viewed as «closed discourses” exclusively addressed to peers. However, new modes of diffusion
due to the Open Science context are changing the expected audience of scientific writings and
thus involve new rhetorical strategies in order to take into account a broader public. The concept
of “argumentative dimension” (Amossy 2000) entails the adjustment to an audience in order to
win shared acceptance of a vision and therein the use of rhetorical means of proof (ethos, logos,
pathos). This article discusses this concept by way of a case study based on two academic blogs
from the French platform Hypothèses : on the one hand, a blog that gives voice to French
researchers after the 2015 terrorist attacks, on the other hand, a blog where two historians are
relating their current PhD project.
INDEX
Mots-clés : blogging scientifique, dimension argumentative, discours scientifique, Open Science
Keywords : academic blogging, argumentative dimension, Open Science, scientific discourse
AUTEUR
INGRID MAYEUR
Université de Liège, UR Traverses, Sémiotique et Rhétorique
Introduction
1 Cette contribution propose de s’intéresser à un écrit professionnel, le dossier d’usager
circulant dans un Centre de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie
(CSAPA), et de le considérer sous l’angle du concept de « dimension argumentative »,
afin d’en éprouver la validité et la pertinence pour l’analyse des genres professionnels.
2 L’analyse de l’argumentation dans le discours (Amossy 2012 [2000]) se fonde sur une
conception étendue de l’argumentation et s’est dotée d’une ambition empirique qui lui
donne tout son intérêt sur le plan social. Elle vise en effet à élaborer un cadre
conceptuel à partir de l’étude de discours issus de pratiques langagières diversifiées,
pris dans leur matérialité et leur contexte socio-historique singuliers. En outre, elle
accorde une place de choix aux genres de discours considérant qu’« il faut se référer au
genre de discours pour saisir la parole en action, dans ses possibilités et ses
contraintes » (Amossy 2012 : 28).
3 Les genres du discours professionnel sont jusqu’ici restés en dehors du champ de
l’argumentation dans le discours, qui s’est dans un premier temps principalement
concentrée sur les discours littéraire, politique et médiatique. Or ceux-ci peuvent tout
aussi légitimement prétendre être envisagés comme un objet fécond permettant
d’éprouver la théorie-cadre, en l’ouvrant notamment à des problématiques afférentes
comme celles de l’écriture collective, des stratégies d’acteurs et de l’action
construire une position commune au-delà des individualités ou des missions attribuées
localement à tel ou tel acteur.
pas à un « échange public sur un problème de société » (2012 : 14) ? Autrement dit, quel
est l’univers dialogique des discours professionnels ? Les implications de cette question
sont avant tout d’ordre méthodologique : dans quelle(s) mesure(s) et sur quel(s)
critère(s) l’analyste peut-il identifier et délimiter l’horizon des discours antérieurement
émis auxquels répondent implicitement ou explicitement, de façon consciente et
volontaire ou non, les énoncés des genres professionnels ?
19 Ces réflexions sur la dimension argumentative des écrits professionnels trouvent leur
origine dans le projet interdisciplinaire « Parole émergée » 2 (2013-2016) dont l’objectif
était de contribuer à une meilleure connaissance des enjeux de la communication et du
langage dans la relation de soin et d’accompagnement en addictologie. Le terrain
d’étude de ce projet est un Centre de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en
Addictologie (CSAPA) généraliste de Haute-Saône.
20 La sphère d’activité dont relève ce type de structure est celle du travail médico-social,
couramment défini comme l’ensemble des « activités sociales conduites par des
personnes qualifiées, dans le cadre d’une mission autorisée et/ou prévue par la loi, au
sein de structures publiques ou privées, en direction de personnes ou de groupes en
difficultés, afin de contribuer à la résolution de leurs problèmes » (Barreyre et Bouquet
2006). Le champ d’intervention des CSAPA est celui de l’addictologie : créés en 2007, ces
structures pluridisciplinaires de proximité résultent du regroupement des services
spécialisés pour l’alcool et les drogues3.
21 Dans ce champ « sensible » – notamment parce qu’il fait l’objet de nombreux débats
sociétaux –, une expertise est reconnue à l’« usager » comme en témoignent les
désignants utilisés par la structure : en effet, le terme d’« usager » reflète un modèle
thérapeutique reconnaissant ce dernier comme un acteur du parcours de soin, par
opposition à une relation hiérarchique et ascendante entre l’usager « addict » et le
professionnel-expert.
22 Le CSAPA de Haute-Sâone accueille des usagers de différents âges, de milieux sociaux et
dans des situations familiales, sanitaires et professionnelles très hétérogènes, évoluant
dans un département rural et le plus souvent poly-addicts (drogue, alcool,
médicaments). Différentes professions y coopèrent pour proposer à l’usager un
dispositif de soin à plusieurs voix et à plusieurs niveaux d’interventions : un directeur
(également éducateur), cinq médecins, un éducateur, deux infirmières, deux
psychologues et une animatrice. Cette pluridisciplinarité renvoie à une conception
globale de l’addictologie qui postule que ni les causes ni les solutions aux conduites
addictives ne sont exclusivement biologiques, sociales ou psychologiques (Pedersen
2015 : 124). Cette prise en charge pluridimensionnelle induit une indispensable
« cohérence entre les différents acteurs pour œuvrer dans la même direction »
(Lascaux et Morel 2016 : 340). Ainsi, le partage d’informations s’avère essentiel dans la
mesure où « il enrichit l’observation, oblige chacun à clarifier le rôle des différents
intervenants et garantit une continuité des soins par l’équipe pluridisciplinaire »
(Lascaux et Morel 2016 : 343).
24 Chaque dossier se présente sous la forme d’un classeur souple, à l’organisation stable :
sa première section contient des informations personnelles 4 et administratives sur
l’usager, ainsi que sur sa situation sociale, juridique et familiale. La deuxième section
est dédiée aux notes des professionnels inscrites sur des feuilles libres A4 sans lignes
pré-dessinées5, qui n’imposent donc aucune contrainte de format aux professionnels :
celles-ci sont organisées en sous-sections structurées par des intercalaires dédiés aux
différentes disciplines. Cette organisation matérielle témoigne de la reconnaissance des
spécificités disciplinaires (en matière de compétences et de champ d’action), tout
comme de leur coexistence et de leur complémentarité au sein de la structure pour une
prise en charge globale de l’usager. Stocké dans une armoire située dans une salle
commune, ce dossier circule dans la structure d’un professionnel à l’autre, d’un bureau
à l’autre. De ce point de vue, le dossier s’inscrit dans une logique qui vise à faciliter le
déploiement d’une intelligence collective et une coordination pluridisciplinaire. La
réussite du projet d’accompagnement présuppose en effet que les professionnels
associent, en les partageant, « leurs perceptions de l’environnement qui permettent
une plus grande conscience des éléments de la totalité » (Lascaux et Morel 2016 : 335)
pour ensuite déterminer et mettre en place des actions.
25 Outil et trace matérielle d’un processus de réflexion, de planification, de prise de
décision et de mise en visibilité des actions menées ou à mener, le dossier d’usager
épouse donc la temporalité du parcours d’accompagnement et de soin. Chaque prise
d’écriture s’expose à la relecture, immédiate ou différée, par les « autres » mais aussi
par soi. Car les notes font également fonction de vade-mecum et soutiennent la cohésion
et la progression des échanges et des actions aux différentes étapes de suivi de l’usager.
Au-delà d’assurer « une persistance à travers les traces » (Rot et al. 2014 : 10) et
d’assurer la mémoire du suivi, le dossier d’usager revêt trois fonctions principales :
faire faire, faire savoir, mais aussi faire preuve (Fraenkel 2005 : 254), notamment parce
qu’il constitue un objet institutionnel sur lequel sont fixées par écrit les traces d’actes
d’accompagnement et de soin.
26 Le dossier pose ainsi la question de l’adressage multiple et des modes de circulation de
l’information : s’il est avant tout un écrit de l’« espace protégé de l’entre nous
professionnel » (Laé 2008 : 18), c’est-à-dire un écrit rédigé par et pour les pairs, le
dossier d’usager est par ailleurs un document consultable par une autorité externe au
CSAPA, dans des cas très exceptionnels, par exemple sur commission rogatoire dans
une procédure judiciaire. De plus, dans le cadre de la loi « loi Kouchner » 2002-2,
l’usager peut consulter son propre dossier sur demande écrite au directeur. Les
professionnels savent donc qu’ils seront potentiellement lus par l’usager, avec lequel
une relation de confiance est essentielle pour le déroulement du parcours de soin.
27 Dans quelle mesure ce régime de circulation peut-il conditionner l’écriture et
participer à la dimension argumentative du dossier d’usager ? Comment le contexte
pluridisciplinaire, le cadre matériel de la prise d’écriture, le caractère multiple de
l’instance adressée qui excède l’« entre nous » professionnel croisent-ils la nécessité du
partage d’informations et une déontologie qui invitent parfois à ne pas « tout dire »
(Equoy-Hutin et Mariani-Rousset 2016) pour respecter l’intimité de l’usager et de sa
famille ? Quelles relations peut-on établir entre l’ensemble de ces éléments et la
dimension argumentative que nous cherchons à mettre au jour ?
28 Parmi l’ensemble des matériaux recueillis lors du projet « Parole émergée », nous avons
sélectionné huit dossiers d’usager qui constituent le corpus-échantillon sur lequel se
fonde cette contribution. Ce corpus présente des formes d’hétérogénéités dont il
convient de faire état brièvement.
29 Les dossiers d’usager incluent tout d’abord des (sous-)genres hétérogènes, qui relèvent
principalement de la forme prototypique du compte rendu (d’appels téléphoniques,
d’entretiens, d’actions), conformément aux recommandations publiées dans les guides
des bonnes pratiques publiés par la direction générale de l’action sociale 6. Ces
documents et les manuels dédiés au travail médico-social invitent le scripteur qui
recourt au genre du compte rendu à tendre vers un idéal d’objectivité et à mettre en
œuvre une écriture de la factualité. Un tel idéal rentre néanmoins potentiellement en
tension avec la mission d’évaluation de la situation (psychologique, sociale, médicale)
de l’usager au prisme des grilles professionnelles du soignant. Cette tension atteint son
paroxysme dans le cas du compte rendu de « l’entretien d’évaluation » entre
l’éducateur ou le psychologue et l’usager – entretien qui initie le parcours de soin –, où
les frontières entre le rapport et le compte rendu tendent à s’amenuiser.
30 Une autre forme d’hétérogénéité caractéristique du dossier tient à ce qu’il met en
réseau une succession de tours d’écriture, une « polygraphie » (Fraenkel 2005 : 128) :
chaque professionnel inscrit dans le dossier d’usager des notes qui se juxtaposent,
s’enchaînent et se répondent plus ou moins directement. En eux-mêmes, ces dossiers
d’usager sont pour le professionnel et le chercheur des dispositifs intertextuels de par
leur épaisseur intratextuelle et temporelle. Cette hétérogénéité porte en germe une
forme de réflexivité particulièrement précieuse pour interpréter des énoncés bien
souvent elliptiques et fortement indexés sur une situation de communication, mais
aussi pour reconstruire l’argumentativité des énoncés.
31 La capacité du chercheur à interpréter ces énoncés tient par ailleurs à sa capacité à les
contextualiser en les observant à la lumière des discours qui encadrent leurs
productions et des « savoirs du domaine » (Sitri et Cislaru 2012). En l’occurrence, ces
savoirs et cet intertexte ont été matérialisés par la constitution d’une archive résultant
de la mise en lien de documents hétérogènes : des textes juridiques et documents-
cadres sur le travail social et l’addictologie, des discours réflexifs des professionnels
spontanés ou suscités (publications, entretiens), des écrits scientifiques sur le travail
social et l’addictologie, des manuels du travail social.
36 Si cet exemple est représentatif du fonctionnement d’un geste d’écriture visant à réifier
des observations en cadre collectif de questionnements, il présente cependant la
singularité d’expliciter une interrogation qui, bien souvent, reste implicite. Cette
tendance à l’ellipse de l’interrogation doit d’abord être mise en lien avec le contrat de
communication : d’une part, celui-ci présuppose que le lecteur-professionnel
s’interroge simultanément sur l’énoncé et l’acte d’énonciation produit par son
collègue-scripteur, même lorsque ce dernier ne l’y invite pas explicitement. D’autre
part, la doxa professionnelle partagée par les professionnels autorise le non-dit. « Qui
connaît son métier » saura pourquoi un événement en apparence anodin (une absence
à un rendez-vous, une demande de l’usager de réduire sa consommation de méthadone)
peut constituer un lieu d’interrogation. De fait, l’écriture problématisante de
professionnel en addictologie a pour pendant un régime interprétatif consistant à
rechercher ce qui, dans les énoncés en apparence purement informatifs – descriptifs ou
narratifs – pourrait nourrir la réflexion et la prise de décision à l’échelle de la prise
d’écriture ponctuelle mais également de l’ensemble de processus d’accompagnement.
Me parle de vouloir faire les vendanges, mais ne sait pas encore les dates… [Initiales
du professionnel]
La première phrase (une assertion caractérisée par une présence des marques de la
subjectivité du locuteur) n’est pas délimitée par la ponctuation forte, mais par un
retour à la ligne et une majuscule « pointant » le début de la nouvelle. Ces deux phrases
correspondent-elles à une simple énumération de « faits » sans rapport, à la façon
d’une liste ? Si, au contraire, est faite la présomption que ces deux phrases s’enchaînent
en vertu d’un principe de cohérence textuelle, quels sont les calculs interprétatifs à
opérer pour reconstruire le lien absent de la surface du texte ? Le chaînon manquant
entre ces deux phrases correspond en premier lieu à un savoir professionnel que le
scripteur présuppose connu de son lecteur-collègue : l’usage de certaines drogues se
traduit par un effet anorexigène. Ainsi, si l’usager présente une perte de poids, il est
possible que celle-ci soit l’indice d’une consommation régulière de drogues (et non pas
« occasionnelle »). Dès lors, il faudrait lire un lien de mise en tension (pouvant être
incarné par « mais ») entre la première et la deuxième phrase, autrement dit entre
l’observation soupçonneuse du scripteur et le discours rapporté de l’usager, disant ne
plus faire l’usage d’alcool (« OH ») et consommer de façon occasionnelle de l’héroïne.
Sans commentaire ni transition, cette séquence de discours rapporté est ensuite
confrontée au verdict des analyses urinaires (« AU ») qui confirment pour leur part une
consommation régulière de méthadone (EDDP) et d’opiacées (dont relève l’héroïne).
41 Cet exemple permet de pointer un autre trait régulier observé dans le corpus, à savoir
l’utilisation intensive de la ponctuation suspensive le plus souvent en fin de tour
d’écriture. Cette ponctuation permet au scripteur de faire résonner les virtualités d’un
dit qu’il laisse au lecteur la charge de reconstruire « sans avoir à endosser la
responsabilité de cette interprétation » (Kerbrat-Orecchioni 1986 : 284). Deux
hypothèses interprétatives sont ainsi ouvertes par la ponctuation suspensive dans
l’exemple ci-dessus : 1) le projet de l’usager, en phase de maturation, est une affaire en
cours et à suivre ; 2) le projet de l’usager, puisque n’ayant pas de date arrêtée, n’est que
théorique et n’est pas à prendre « au sérieux ».
42 De façon générale, l’utilisation intensive des ponctèmes contribue à inviter à créer un
surplus de sens à la surface du texte : c’est ainsi le cas des parenthèses, dont on
s’attachera à décrire deux types d’utilisation dans le corpus. En premier lieu, les
parenthèses permettent au scripteur de fournir dans un format concis une séquence
explicative, sans pour autant expliciter les liens de cause à effet entre les éléments mis
en relation. Ce type d’emploi est illustré dans l’exemple précédent. En second lieu, les
parenthèses, qui opèrent une rupture dans le plan énonciatif, constituent une entaille
par laquelle le scripteur tend à afficher une séparation entre les commentaires et les
faits, et par suite, à accroître l’effet de neutralité de son discours. Cette rupture affichée
entre les deux plans peut parfois être une mise en scène d’un ailleurs discursif. Il peut
ainsi résulter de l’utilisation des parenthèses un brouillage de l’origine énonciative de
l’énoncé mis à distance. Ainsi, dans l’exemple suivant, l’origine énonciative de l’énoncé
entre parenthèses (« ou ne veut ») est incertaine :
Exemple 3 (338-EDUC) :
05/09/12 Reçu [Prénom de l’usager] pour évaluation de sa situation
[...] Actuellement, squatte derrière la gare de [Toponyme]. L’[Nom d’une structure
associative] ne peut (ou ne veut) pas le prendre...
Ne veut pas retourner à [Nom d’un centre d’hébergement et d’accueil].
Ok pour que je les contacte // ses affaires.
Conclusion
48 Nous avons proposé de considérer comment un écrit professionnel, le dossier d’usager
en CSAPA, peut être appréhendé sous l’angle de sa dimension argumentative et de
montrer en quoi la théorie de de l’argumentation dans le discours peut en retour
étendre son champ d’analyse empirique du côté des genres professionnels.
49 Moins que de livrer une analyse empirique et exhaustive des marqueurs d’une
dimension argumentative, cette contribution a permis de faire émerger des pistes pour
travailler les genres professionnels à l’aune d’une conception étendue de
l’argumentation.
50 En abordant l’argumentativité du dossier d’usager comme une dimension corrélée à
l’écriture problématisante qui la justifie et la caractérise, nous avons voulu insister sur
plusieurs points : tout d’abord, le dossier, en s’alimentant au fil des rendez-vous avec
l’usager ou des contacts avec son entourage, s’enrichit progressivement et s’inscrit
donc dans un processus à long terme. Ensuite, il condense le questionnement global
d’une équipe pluridisciplinaire, qui est aux prises, d’une part, avec des « êtres » aux
pratiques le plus souvent décalées, et d’autre part, avec des normes professionnelles et
sociales. Ce questionnement peut s’étendre sur plusieurs années, le suivi de l’usager
étant par définition fragile et toujours « suspendu » à la prochaine rencontre : chaque
prise d’écriture est peut-être la dernière et peut contenir une information susceptible,
plus tard, de devenir un élément clé du processus d’accompagnement. Enfin, parler
d’écriture problématisante, c’est insister sur le pouvoir réflexif et performatif de
l’écriture qui aide à l’identification de points d’attention, à la prise de distance, à la
problématisation et à la prise de décision. Chaque scripteur soulève des questions et les
livre au collectif comme pour lui demander de l’aide...
51 Il apparaît au terme de cette étude que la dimension argumentative du dossier d’usager
résulte de plusieurs éléments propres à une situation de communication, à un genre et
au champ de l’addictologie : une mise en convergence des points de vue des
professionnels qui co-construisent la définition du parcours d’accompagnement ; une
prise de distance vis-à-vis des mots de l’autre qui fait émerger des contradictions et un
questionnement ; une dynamique argumentative qui émerge d’une sorte de
« navigation à vue » : il ne s’agit pas de proposer un point de vue tranché dans
l’immédiat mais de se donner les moyens d’être vigilants.
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NOTES
1. En Sciences de l’information et de la communication, Wolton défend une position similaire et
pose que l’argumentation structure tout échange communicationnel en ce sens qu’« [...] il n’y a
pas de communication intersubjective, sans argumentation. » (2011 : 28).
2. Ploog, Katja, Séverine Equoy Hutin & Sophie Mariani-Rousset. 2014. Parole émergée. Corpus
plurimodal en structure de soin pluridisciplinaire : interactions de soin, réunions de travail, dossiers de
patients (Besançon : Université de Franche Comté).
3. Les activités des CSAPA liées aux addictions s’inscrivent tout d’abord dans un cadre
réglementaire imposé par l’État et se voient attribuées six missions obligatoires par les pouvoirs
publics : l’accueil ; l’information ; l’orientation ; l’évaluation et la prise en charge médicale,
psychologique et socio-éducative ; la réduction des risques.
4. Le(s) type(s) d’addiction de l’usager, la nature de sa pratique de consommation y sont décrits,
ainsi que le contexte d’origine de la demande de suivi (volontaire ou contrainte).
5. Un formulaire type est réservé à l’onglet « soins infirmiers » : imprimé selon une orientation
paysage, un tableau à six colonnes et aux lignes à l’espacement prédéfini laisse la possibilité à
l’infirmière d’y inscrire ses éventuelles « observations » dans une rubrique dédiée.
6. « Qualité du dossier de l’usager en établissement médicosocial relevant de l’addictologie. Guide
repères ». Publié par ANPAA. En ligne : http://www.anpaa.asso.fr/lanpaa/actualites/65-
generales/836-guide-reperes-qualite-dossier-usager-en-etablissement-medicosocial-relevant-
addictologie
7. Les exemples présentés ici sont les transcriptions exactes et intégrales des notes telles
qu’inscrites sur le support d’origine. Nos interventions se limitent à l’anonymisation des noms
propres.
8. SPIP : Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation
RÉSUMÉS
Cet article se propose d’interroger les contours définitionnels et les enjeux de la notion de
« dimension argumentative » au prisme d’un écrit professionnel : le dossier d’usager produit
dans une structure de travail social en addictologie (CSAPA). Il s’agit d’une part d’examiner
comment la dimension argumentative peut participer à révéler les enjeux de cette pratique
d’écriture dans le champ de la communication au travail. D’autre part, il s’agit de faire émerger
quelques questionnements sur le cadre théorique et méthodologique de l’argumentation dans le
discours, afin de le mettre à l’épreuve des spécificités des genres professionnels et plus
particulièrement du dossier d’usager. Ces genres qui ne se présentent pas comme relevant d’une
entreprise argumentative, se caractérisent par une forte indexation au contexte et à une finalité
d’action. Face à un tel objet d’étude, dans quelle mesure et sous quelle condition observer
l’argumentativité et en reconstruire les lieux discursifs ?
This paper aims at examining the definitional borders of the notion of “argumentative
dimension”, and the issues it raises, through a professional writing: the user’s file in French
addiction treatment centers (CSAPA). On the one hand, we will examine how the argumentative
dimension can contribute to illuminate this practice in the field of professional communication.
On the other hand, the specificity of professional writings and especially of users’ files, will allow
us to put to the test some theoretical and methodological frameworks of the theory of
argumentation in discourse. These professional writings - which are not presented as
argumentative - are characterized by a strong indexation to the context and to the action’s
purpose. When exploring such a genre of discourse, to what extent and under which conditions
can we observe its argumentativity and spot the latter’s discursive manifestations?
INDEX
Keywords : addiction care, argumentative dimension, problematization process, professional
genres (types), social work
Mots-clés : addictologie, dimension argumentative, dossier d’usager, genres professionnels,
travail social
AUTEURS
SÉVERINE EQUOY-HUTIN
Université de Bourgogne Franche-Comté, Laboratoire ELLIADD
VIRGINIE LETHIER
Université de Bourgogne Franche-Comté, Laboratoire ELLIADD
Comptes rendus
RÉFÉRENCE
Wodak, Ruth. 2015. The politics of fear. What right-wing populist discourses mean (London:
SAGE), ISBN 978-1-4462-4700-6, 256 pages
citons la campagne « Pro Life » de Sarah Palin aux USA, campagne contre
l’avortement qui a fini par joindre un électorat féminin qui avait été déçu par l’ancien
Président Bush. La dimension de genre démontre encore plus que l’opposition Nous –
Eux se joue sur les valeurs, qu’il s’agit donc d’une lutte de valeurs opposées.
13 Dans le dernier chapitre, Wodak s’interroge justement sur cette dichotomie que les
partis de l’opposition à la droite n’arrivent pas à défaire, puisqu’ils ne proposent pas de
programmes égalitaires et solidaires. Le populiste s’impose alors non seulement grâce à
la création d’un sentiment de peur et par les scandales qu’il provoque afin que les
médias contribuent à en diffuser le message, mais aussi et surtout parce que personne
ne propose des recettes différentes de cette lutte manichéenne. Ce que Wodak appelle
« haiderisation de l’Europe » (177) est justement le fait que cette rhétorique populiste
s’est imposée suite à l’exemple autrichien d’Haider. En effet, la condamnation que
l’Union européenne a faite des propos racistes de ce dernier s’est bientôt atténuée face
à la victimisation de l’auteur, d’une part, et à la difficulté de continuer à sanctionner
une rhétorique codée et ambiguë, d’autre part. Cet assouplissement d’un
positionnement résolument alternatif a favorisé la naturalisation des propos racistes et
a poussé d’autres populistes à entamer des démarches similaires. Les populismes de
droite continuent donc à se développer sans provoquer de vraies réactions contraires,
comme le démontrerait le cas récent du PEGIDA en Allemagne.
18 Ces remarques faites, précisons que c’est en raison de l’observatoire décalé que Wodak
nous propose, entre autres quand elle souligne que ce sont la cohérence et la cohésion
qui l’intéressent dans le respect de la tradition anglo-saxonne 2, que cette approche
spécifique du discours se révèle particulièrement enrichissante. La démarche inductive
qui caractérise la DHA est d’ailleurs ce qui porte l’auteure à privilégier des cas d’études
spécifiques (Wodak & Meyer 2009 : 20) aux dépens de la quantité qui souvent
caractérise l’analyse de contenu.
19 Ajoutons que, dans une perspective de complémentarité, Theun Van Dijk (2011) a
proposé l’étiquette d’« études du discours » (discourse studies) pour désigner un domaine
d’analyse spécifique qui reste extrêmement hétérogène dans la mesure où il rassemble
des types d’analyse variés (Angermüller, Maingueneau, & Wodak 2014 : 1), qui se
distinguent justement par leur propre tradition (Maingueneau 2014, 2017). En ce sens,
le livre de Wodak non seulement donne une analyse fine du discours populiste de la
droite mais nous fait aussi réfléchir à la manière dont la DHA reste complémentaire
d’autres approches issues de traditions différentes, dont (entre autres) l’analyse du
discours « à la française ».
BIBLIOGRAPHIE
Alduy, Cécile & Wahnich, Sophie. 2015. Marine Le Pen prise aux mots (Paris : Seuil)
Amossy, Ruth. 2018. « Understanding Political Issues through Argumentation Analysis ». Wodak,
R & B. Forchtner (eds), Handbook of Language and Politics (London: Routledge), 262-275
Angermüller, Johannes. 2007. « L’analyse du discours en Europe », Bonnafous, Simone & Malika
Temmar (éds), Analyse du discours et sciences humaines et sociales (Paris : Ophrys), 9-22
Angermüller, Johannes, Dominique Maingueneau & Ruth Wodak (eds). 2014. The discourse Studies
Reader. Main current in theory and analysis (Amstrdam/ Philadelphia: John Benjamins).
Maingueneau, Dominique. 2017. « Parcours en analyse du discours », Langage & Société 160-161,
129-143
Née, Émile (éd.). 2017. Méthodes et outils informatiques pour l’analyse du discours (Rennes : PUR)
Puccinelli Orlani, Eni. 2012. Discurso e Texto. Formulaçao e Circulaçao dos Sentidos (Campinas : Pontes
Editores)
Van Dijk, Teun A. (éd.). 2011. Discourse Studies. A Multidisciplanary Introduction (London : SAGE)
Wodak, Ruth & Meyer, Michael (éds). 2009. Methods of Critical Discourse Analysis. (London: SAGE)
NOTES
1. Précisons que le livre de Cécile Alduy et Sophie Wahnich (2015) présente des propos qui se
rapprochent fort de l’analyse de Wodak, notamment lorsque les auteures parlent de la
rationalisation, voire la « dédiabolisation », du discours et des stratégies de Marine Le Pen.
2. Depuis les années 1970, ces notions n’ont cessées d’être étudiées suite notamment aux travaux
de Michael Halliday et de Ruqaiya Hasan.
AUTEURS
RACHELE RAUS
Université de Turin
RÉFÉRENCE
Paveau, Marie-Anne. 2017. L’Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des
pratiques (Paris : Hermann), ISBN : 9782705693213, 400 pages
1 Ceux qui connaissent les travaux que M.-A. Paveau mène sur l’univers numérique
depuis un certain nombre d’années ne seront pas surpris de voir paraître ce livre. Il
donne une visibilité plus grande à des recherches qui sont suffisamment mûres pour
faire l’objet de cette synthèse dont la visée est clairement didactique.
2 Aboutissement d’années de recherches, ce livre veut donner consistance à un champ de
recherche au lieu de se présenter comme un manifeste programmatique. Le projet qui
le sous-tend repose sur deux principes essentiels : 1) il faut développer au sein de
l’analyse du discours un domaine dédié au numérique, une « analyse du discours
numérique » ; 2) ce discours numérique ne ressortit pas au fonctionnement du discours
tel que l’appréhendent habituellement les sciences du langage. Pour M.-A. Paveau, les
travaux peu nombreux qui ont été menés dans ce domaine par les linguistes « accusent
un regard important sur la question des univers numériques et de leurs productions
natives, tant sur le plan épistémologique que théorique et méthodologique » (9). Les
spécialistes du langage « peinent à prendre en compte leur dimension technique,
intégrée à leur nature langagière du fait de la programmation informatique qui
structure les univers numériques ; ils restent logocentrés, c’est-à-dire axés sur la seule
matière langagière, considérée dans sa définition saussurienne et dualiste » (ibid.).
L’auteure affirme ainsi la nécessité d’une conversion épistémologique, le passage à une
5% sont des études de forums et d’e-mails qui sont abordés à travers les méthodes de
l’analyse conversationnelle, non des recherches qui mettraient en évidence les
spécificités du discours numérique. On comprend que ce soient d’autres champs
disciplinaires (en France ce sont surtout les sciences de l’information et de la
communication) qui aient investi cet immense domaine. M.-A. Paveau a le grand mérite
de proposer de l’intégrer dans l’espace de l’analyse du discours, en soulignant que cela
ne peut se faire qu’au prix d’une reconnaissance de la spécificité de l’univers
numérique, avec les transformations épistémologiques que cela implique. En effet,
l’analyse du discours doit accepter d’être hétérogène si elle ne veut pas être réduite au
rôle de méthode qualitative des sciences sociales, pertinente pour un ensemble de plus
en plus réduit de pratiques discursives.
NOTES
1. “The heterogeneity of discourse: expanding the field of discourse analysis”, Palgrave
communications 3 (https://www.nature.com/articles/palcomms201758)
AUTEURS
DOMINIQUE MAINGUENEAU
Université Paris-Sorbonne
RÉFÉRENCE
Rabatel, Alain. 2017. Pour une lecture linguistique et critique des médias. Empathie, éthique,
point(s) de vue (Limoges : Lambert-Lucas), ISBN : 978-2-35935-194-1, 520 pages
1 Alain Rabatel, auquel on doit, entre autres, la conceptualisation des notions de point de
vue, de « co-énonciation », « sur-énonciation », « sous-énonciation » et de
responsabilité énonciative, présente dans cet ouvrage une somme critique de ses
travaux sur les médias. Il s’agit d’un bilan ou plutôt, précise-t-il, d’« un rapport d’étape,
qui en laisse augurer de nouvelles », qu’elles soient effectuées par lui ou par d’autres
(449).
2 Les 26 chapitres de l’ouvrage sont divisés en quatre parties : les « Propositions
théoriques », « Les médias, sujets et objets de la critique », « Émotions et empathie dans
la construction des évènements », « Citer (à comparaître), dessiner les autres et se
positionner par rapport à leurs points de vue ». Ces chapitres reproduisent des
publications antérieures, classées, remaniées ou reproduites telles quelles. Une note
précise, en tête de chaque chapitre, la référence et le degré de conformité à l’original.
Ces parties et chapitres sont traversés par des « fils rouges », qui se retrouvent dans le
sous-titre Éthique, empathie, point(s) de vue. Ce dernier fil remplit la fonction fédératrice
d’interface dynamique. Rabatel nous invite à penser en permanence « sa co-
construction dialogique, réflexive, ses effets sur l’interprétation comme sur l’action »
(25).
notion jugée très problématique dans les sciences du langage et d’ailleurs absente des
récents dictionnaires consacrés à ce champ. Rabatel, dans ses travaux, n’a de cesse de
prouver que « la juste “mise à mortˮ de Sa Majesté le Sujet impliquait l’impossibilité de
toute problématique matérialiste ( = scientifique) du sujet. ». Tout serait donc « social
dans la langue » et Rabatel un chercheur versant dans un « idéalisme » coupable. PDV
et responsabilité sont néanmoins des notions indissociables à ses yeux puisqu’il s’agit
de « manières de voir » configurant des modes de référenciation aléthique, mais aussi
des évaluations axiologiques qui sont trop souvent naturalisés et ainsi soustraits à la
discussion (137). Le social ne pourrait pas, à ses yeux, exclure le singulier et la
responsabilité énonciative de la réflexion sur le discours. « Si les journalistes
s’astreignent à rechercher la diversité des sources énonciatives dans le cadre de tel ou
tel sujet, en revanche, ils s’exonèrent souvent à bon compte d’une réflexion sur le cadre
d’analyse qu’ils choisissent/imposent pour traiter d’une information complexe » (ibid.).
15 Ces propositions sont ensuite appliquées à une série d’études de cas consacrées
majoritairement à la critique de médias d’information (presse écrite classique), mais
aussi à quelques techniques spécifiques des discours médiatiques numériques. Ces
études sont divisées en trois parties : « Les médias, sujets et objets de la critique »,
« Émotions et empathie dans la construction des évènements » et « Citer (à
comparaître), dessiner les autres et se positionner par rapport à leurs points de vue ».
La première série comprend des chapitres consacrés aux responsabilités énonciative et
collective, au « style en politique dans les commentaires métadiscursifs médiatiques »,
aux « parcours interprétatifs des présupposés et des sous-entendus », à « la rubrique
“Désintoxˮ de Libération » et à sa variable genrée et aux « apports de l’analyse des
discours médiatiques : de l’interprétation des données à la critique des pratiques
discursives et sociales ». La seconde série traite les questions suivantes : « Empathie et
émotions argumentées en discours », « Dégoût et indignation dans le manifeste-
pétition féministe Pas de justice, pas de paix », « Stratégies émotives d’un repentir public
offensif », « Le traitement médiatique des suicides à France Telecom de mai-juin à mi-
août 2009 », suivi par « La levée progressive du tabou des responsabilités socio-
professionnelles dans les suicides en lien avec le travail à France Telecom, de fin août à
octobre 2009 ». La troisième et dernière catégorie réunit des travaux de recherche
consacrés à la représentation des PDV et des études de formes nouvelles spécifiques de
médias numériques : « Analyse énonciative du discours rapporté/montré direct et du
discours d’escorte du site Arrêts sur images », « Analyse pragma-énonciative des s/
citations » de ce même site , « Une analyse du discours du manifeste “Pour des
universités à la hauteur de leurs missionsˮ », « Le jeu des points de vue du locuteur/
énonciateur premier et des locuteurs/énonciateurs seconds dans Le Monde » et enfin
« le cumul des points de vue dans les dessins satiriques et la question de la figure de
l’auteur ».
16 La posture critique adoptée par Rabatel est étroitement liée à sa conception de
l’éthique en général et de l’éthique du chercheur en particulier. Il se distingue en effet
de la plupart de ses pairs par son refus d’ériger la neutralité scientifique en dogme
absolu (123, 131, 161). Il insiste ainsi dès la seconde page de l’introduction sur la nature
« théorico-politique » de l’option scientifique qu’il défend et revendique dans l’ensemble
de ses travaux et dans ce livre en particulier. Ceci implique le choix d’une « conception
éthique de la politique (et tout autant, une conception politique de l’éthique) » (voir
150). Celle-ci a plus exactement le politique pour objet et l’articulation du « Comment
bien vivre ? avec le souci du commun », d’un commun « qui doit, ici et maintenant,
que la définition du type d’accord ou plutôt de désaccord mis en œuvre dans la « sous-
énonciation » soit accord « apparent distancié, avec dégagement énonciatif discret »
(32) correspond, malgré les connotations négatives de distancié et de
dégagement discret, dans ce cotexte, à une vision par trop irénique des interactions
verbales. On peut se demander si le « souci du commun » qui habite l’auteur ne le
conduit pas à minimiser en l’occurrence la puissance du dissensus, de ses apories et du
refus violent du positionnement de l’autre du discours.
23 Rabatel accorde, par ailleurs, tout au long de l’ouvrage, une place fondamentale à la
valeur de vérité qui joue sans nul doute un rôle essentiel dans les procédures de
référenciation qu’elles soient ou non médiatiques. Il l’évoque ainsi, au chapitre 3, dans
son analyse de la notion de prise en charge où il distingue entre « les relations à la
vérité selon la source, la conception même de la notion de vérité » et les critères
pertinents de la PEC qui doivent de plus être « complétés par des critères modaux
axiologiques, évaluatifs ». On peut observer ici, mais cela reste vrai dans l’ensemble des
développements concernant la véridiction2 que les autres valeurs : le juste, le bien, la
responsabilité , la liberté (la liste est loin d’être exhaustive) qui comptent assurément
pour le « chercheur-citoyen » ne remplissent qu’une fonction secondaire comme
l’indique, par exemple, le verbe « compléter » et le fait qu’elles ne soient considérées
que lorsque commencent les difficultés venant troubler l’ordre avant tout aléthique des
choses. Mais est-il uniquement question de vérité dans le champ des inégalités
sociales ? Dans quelle mesure est-il pertinent de distinguer alors entre prise en charge
aléthique linguistique, limitée à l’énoncé et responsabilité énonciative textuelle ou
discursive essentiellement activée afin de configurer le vrai et d’évoquer,
éventuellement seulement, le juste, le bien et leurs contraires ?
24 Ceci me conduit au dernier point : la distinction entre point de vue et jugement. Rabatel
l’évoque certes, comme il évoque d’ailleurs le « jugement de vérité » (448), mais sans
consacrer de développement à la notion de jugement de valeur. « L’opinion n’est pas un
jugement, affirme-t-il, c’est plutôt un savoir hérité et/ou qui procède de l’expérience
(personnelle ou collective) sans prendre la forme distanciée, rationalisée du jugement
critique, qui, lui, transforme l’opinion, partielle et partiale, en jugement plus global,
acceptable par tous » (29-303). On peut en déduire qu’en dépit d’un intérêt affirmé et
réitéré pour l’argumentation et la rhétorique d’Aristote, la conception de la rationalité
à laquelle Rabatel s’identifie, à cette étape de ses questionnements, se situe plutôt dans
le champ de la raison théorique que dans celui de la raison pratique. On peut formuler
l’hypothèse que ce type de réserve est peut-être lié à une méfiance à l’égard de la
dimension axiologique des mises en mots, reléguée dans le non-dit (voir la formule
« danger d’axiologisation », p. 124). Ni valeur, ni jugement ou jugement de valeur ne
figurent dans l’index rerum, ce qui est surprenant pour un ouvrage où les notions
d’éthique et de point de vue ou opinion jouent un rôle central.
25 Mais quelles que soient les critiques auxquelles cet ouvrage peut donner lieu, elles
n’enlèvent rien, bien au contraire, au fait qu’il donne matière à réflexion et que le
lecteur est invité de facto à partager un savoir et des questionnements éthiques et
épistémiques qu’il pourra activer et dans le domaine scientifique et dans ses
engagements politiques et sociaux.
NOTES
1. Voir également, quant à la « puissance critique initiale de l’analyse de discours française » :
361-362.
2. Voir, entre autres, 102, -106, 111, 140, 142, 150, 325, 448.
3. Voir aussi 44,48, 51, 153, etc.
AUTEURS
ROSELYNE KOREN
Université Bar-Ilan, ADARR