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1 | 2008
L'analyse du discours au prisme de l'argumentation
Questions disciplinaires et interdisciplinaires
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/aad/171
DOI : 10.4000/aad.171
ISSN : 1565-8961
Éditeur
Université de Tel-Aviv
Référence électronique
Ruth Amossy et Roselyne Koren (dir.), Argumentation et Analyse du Discours, 1 | 2008, « L'analyse du
discours au prisme de l'argumentation » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2008, consulté le 02
octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/aad/171 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.171
Argumentation & analyse du discours est mis à disposition selon les termes de la licence Creative
Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
1
SOMMAIRE
Introduction
Ruth Amossy et Roselyne Koren
Les types d’arguments dans le traitement du débat sur la crise des banlieues par la
télévision
Anne Kalinic
Genres de discours
Découpages disciplinaires
Introduction
Ruth Amossy et Roselyne Koren
leur apport et leurs rapports souvent difficiles avec les autres disciplines qui
entreprennent de traiter des mêmes corpus.
16 C’est dans cette perspective que la majeure partie du numéro est construite sur des
études concrètes de corpus. On trouve ainsi des travaux portant sur le discours
médiatique, juridique, politique, diplomatique, épistolaire, étudiant, littéraire. Les
différentes études construisent des objets dont elles tentent de dégager les spécificités
génériques, tout en s’attachant à analyser en termes discursifs, séparément ou
conjointement, le logos, l’ethos et le pathos. La première partie du numéro traite de la
question de l’argument. Ainsi l’article d’Anne Kalinic met en pratique la théorie de
l’argumentation de Patrick Charaudeau dans un corpus constitué par des interviews
télévisées qui ont pour objet les modes d’intervention préconisés pour faire cesser les
émeutes de jeunes en banlieue. Emmanuel de Jonge, qui se penche sur la Déclaration
d’Indépendance américaine, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, se fonde sur Toulmin et place le
point fort de l’articulation entre AD et argumentation dans la procédure de
justification, définie en termes de « garantie ». C’est l’inscription du pathos dans le
discours et ses enjeux qui se trouvent au centre de l’étude de Raphaël Micheli sur les
débats parlementaires sur la peine de mort, et de Claire Sukiennik sur la présentation
de l’Intifada al-Aqsa par la presse écrite en France. La construction d’une image de soi
dans le discours, ou ethos, fait l’objet des articles d’Eithan Orkibi sur « Ethos collectif et
Rhétorique de polarisation : le discours des étudiants en France pendant la guerre
d’Algérie », et de Pascale Delormas sur « L’image de soi dans les “autographies” de
Rousseau ». Enfin, la question du genre, de son fonctionnement discursif et de ses
stratégies argumentatives est le sujet sur lequel se concentrent plus particulièrement
les travaux de Guylaine Martel, qui examine la performance et la contre-performance
communicationnelles dans le débat politique télévisé, de Sylvie Housiel qui s’attache
aux lettres de combattants pendant la Grande Guerre et de Sivan Cohen-Wiesenfeld qui
analyse le discours diplomatique à travers l’étude de la correspondance franco-
allemande 1871-1914. Une partie de ces travaux sur corpus sont menés par de jeunes
chercheurs issus d’universités françaises, belges, suisses et israéliennes. En leur
donnant la parole dans le premier numéro de notre revue, nous entendons marquer
l’importance accordée à la recherche de pointe qui se développe aujourd’hui en langue
française dans les thèses et les travaux post-doctoraux de divers pays.
NOTES
1. Voir : http://perso.orange.fr/dominique.maingueneau/conclusion2.html
AUTEURS
RUTH AMOSSY
Université de Tel-Aviv, ADARR
ROSELYNE KOREN
Université Bar-Ilan, ADARR
Analyse du discours et
Argumentation
Patrick Charaudeau
communication (les débats citoyens ou les débats juridiques), tout en récupérant des
types d’arguments largement définis dans cette tradition.
situationnel. Evidemment, ces différents aspects coexistent, car il est difficile pour
quelque société que ce soit de ne plus croire en des valeurs d’absolu ; cependant, un
curieux jeu de masques s’instaure dans nos sociétés modernes entre vérité absolue et
relative2. Toujours est-il que l’analyse du discours n’a pas à se donner pour objet la
découverte de la Vérité, mais la découverte des jeux de mise en scène de la vérité
comme « croire » et « faire croire ». C’est ce que j’appelle une problématique de
l’influence.
10 Pour répondre à la seconde question (quels processus langagiers participent de cet acte
d’influence ?), et en prenant le point de vue du sujet du discours, il suffit d’envisager les
problèmes qui se présentent à lui dès lors qu’il veut parler à quelqu’un dans quelque
situation de communication que ce soit. On peut en envisager quatre :
• Comment entrer en contact avec l’autre, à travers quelle relation ? Il s’agit ici de s’interroger
sur le processus de prise de contact, sachant qu’entrer en contact avec l’autre est, pour le
sujet parlant, un acte d’imposition de sa présence à l’autre, et sachant que toute mise en
place d’une relation instaure des positions de supériorité / infériorité. Les rituels socio-
langagiers étudiés par l’ethnométhodologie du langage masquent cette difficulté et tentent
de justifier ce qui autorise le sujet parlant à obliger l’autre à entrer en relation avec lui.
• Quelle position d’autorité adopter vis-à-vis de l’autre ? Il s’agit ici de s’interroger sur le
processus de construction de l’image du sujet parlant, de sorte que l’autre le considère
crédible ou aille jusqu’à s’identifier à sa personne. On retrouve l’ethos de la rhétorique 3 qui
est constitutif de tout acte de langage, mais prend des caractéristiques particulières selon la
situation de communication dans laquelle il s’inscrit 4.
• Comment toucher l’autre ? Sachant qu’il n’est pas acquis par avance d’influencer l’autre, il
s’agit de s’interroger sur le processus langagier qui permet de faire en sorte que l’autre
adhère sans résistance au point de vue du sujet. On retrouve ici le pathos de la rhétorique
qui, s’appuyant sur les émotions susceptibles de faire se mouvoir l’individu dans telle ou
telle direction, met en place des stratégies discursives de dramatisation afin d’emprisonner
l’autre dans un univers affectuel qui le mettra à la merci du sujet parlant.
• Enfin, comment ordonnancer son dire de telle sorte que celui-ci soit au service du processus
d’influence du sujet ? Car il faut bien parler du monde et le transmettre à l’autre pour qu’il
lui soit compréhensible. Il s’agit ici de s’interroger sur les modes d’organisation du discours
selon que l’on choisit de raconter ou d’argumenter. Raconter suppose que l’on organise son
discours de façon descriptive et narrative ; argumenter que l’on organise son discours de
manière argumentative.
11 Chacun de ces modes d’organisation a, comme on va le voir, des particularités qui lui
sont propres, mais on remarquera qu’ils se distinguent en ce que le premier est
« identificatoire » : il permet à l’autre de se projeter librement dans le récit qui lui est
proposé, et de s’identifier ou non à tel ou tel aspect du récit ; le second est
« impositif » : il oblige l’autre à entrer dans un mode de pensée et à l’évaluer en
fonction de son propre point de vue. C’est pourquoi le premier est générateur de
discours mythiques, le second de discours savants, mais tous deux participent d’un
processus de rationalisation.
12 Chacun de ces processus (voir Figure 1) fait l’objet d’une mise en scène qui obéit à une
certaine mécanique et a recours à certains procédés que l’on peut décrire et
catégoriser : mise en scène et catégories des rituels de prise de contact ; mise en scène
et catégories de l’ethos ; procédés des stratégies du pathos, mécanique et catégories de
Figure 1
résulte d’une co-construction et donc l’acte argumentatif, qui s’y trouve, tire sa validité (et
non point sa valeur) des instructions de cette situation ;
• le processus de rationalisation argumentative obéit à certaines conditions de mise en scène
discursive, faisant que la pertinence de l’argumentation ne peut être jugée que rapportée
aux conditions de cette mise en scène ;
• le processus argumentatif tire sa force d’influence d’un certain type d’argument, à
l’intérieur d’une certaine situation, et selon la fonction que remplit l’argument considéré au
regard de la mise en scène discursive.
15 On évoquera rapidement le premier considérant, pour s’attacher plus particulièrement
aux deux autres.
4.1. Problématiser
19 Problématiser est une activité discursive qui consiste à proposer à quelqu’un, non
seulement ce dont il est question, mais aussi ce qu’il faut en penser : d’une part, faire
savoir à l’interlocuteur (ou à l’auditoire) de quoi il s’agit, c’est-à-dire quel domaine
thématique on lui propose de prendre en considération ; d’autre part, lui dire quelle est
la question qui se pose à son propos.
20 En effet, une assertion ne prête à aucune discussion tant qu’on n’en perçoit pas la mise
en cause possible : l’énoncé « le premier ministre démissionne » peut n’être qu’un
simple constat ; il ne devient problématisé qu’à partir du moment où est envisagée
l’assertion opposée « le premier ministre ne démissionne pas », ce qui oblige à
s’interroger sur les causes (pourquoi ?) et/ou les conséquences (donc) de cette
opposition. Chaque fois qu’un locuteur profère un énoncé et que l’interlocuteur lui
rétorque : « et alors ? », cela veut dire que ce dernier n’en saisit pas la
problématisation. Ainsi, un dialogue apparemment argumentatif comme
A - Pourquoi est-il arrivé en retard à la réunion ?
B - Parce qu’il est parti en retard de chez lui
21 ne présente pas de problématisation, du moins si on en exclut des implicites qui
pourraient mettre en cause soit la réponse, soit les conséquences de la réponse. Et donc
l’on est en droit de se demander s’il s’agit ici d’un acte argumentatif, si ce ne serait pas
plutôt un acte purement informatif, ce qui nous conduirait à dire que toute expression
d’une causalité n’a pas nécessairement de validité argumentative.
4.2. Se positionner
24 Mais cela n’est pas suffisant, car encore faut-il que le sujet qui veut argumenter dise
quel terme de l’opposition il veut défendre. Il doit se positionner par rapport à la
problématisation proposée, dire quel est son point de vue par rapport aux assertions en
présence. Il s’engage alors dans une prise de position en défendant l’une des deux
assertions, ce qui le conduira du même coup à s’opposer à l’autre. Théoriquement, il
pourra argumenter soit en faveur d’une position (il est pour) ; soit en défaveur d’une
position (il est contre) ; soit en faveur de l’une et parallèlement en défaveur de l’autre,
cela dépendra des enjeux du sujet argumentant. Dans un débat, par exemple, on peut
avoir une prise de position seulement orientée vers l’une ou l’autre position.
25 Cependant, le sujet argumentant peut également ne pas prendre parti, car son but est
d’examiner les caractéristiques de chaque position pour éventuellement mettre en
évidence les avantages et les inconvénients de chacune d’elles. Par exemple, à propos
du débat sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, on peut argumenter en
faveur de son intégration, on peut argumenter contre son intégration, ou bien on peut
montrer les avantages et les inconvénients de chaque position sans pour autant en
prendre une soi-même. On dira que, dans ce cas, le sujet argumentant prend une
position de neutralité qui consiste à pondérer un point de vue par l’autre et à examiner
les différents positionnements. On retrouve ici l’enjeu situationnel d’explication dont
j’ai parlé plus haut : expliquer, c’est ne pas prendre parti et mettre en lumière les
différentes prises de position.
4.3. Prouver
26 Prouver est l’activité discursive qui sert à justifier le choix du positionnement. En effet,
problématiser et se positionner ne constituent pas le tout de l’acte argumentatif. Il faut
encore que le sujet argumentant assure la validité de sa prise de position et que, du
même coup, il donne à l’interlocuteur les moyens de juger celle-ci. Car il faut que ce
dernier soit à son tour en mesure d’adhérer à la prise de position ou de la rejeter.
27 Évidemment, on pourrait discuter le choix de ce terme « prouver ». Car si l’on se réfère
à la tradition de la rhétorique argumentative, on pourrait défendre l’idée qu’il faut
distinguer preuve et argument. La preuve serait de l’ordre de l’« irréfutable » dans la
mesure où elle s’appuie sur son authenticité, comme dans le cas de la pièce à conviction
(l’arme du crime), ou sur une norme logique absolue reconnue par tous (l’homme est
mortel). L’argument, lui, serait toujours discutable, dans la mesure où il s’appuie sur un
savoir relatif. Mais on peut aussi soutenir que la preuve peut elle-même être mise en
cause, non pas dans son authenticité, mais parce qu’elle doit toujours être interprétée.
Aussi, je préfère avancer qu’il ne s’agit là que d’un jeu stratégique à l’intérieur d’une
même activité qui est de prouver. C’est dans la façon de les présenter que certains
arguments apparaîtront - stratégiquement - comme irréfutables.
28 Pour prouver, le sujet argumentant se livre à deux types d’opération :
• Des opérations de raisonnement qui consistent à établir des rapports de causalité (cause/
conséquence) entre deux ou plusieurs assertions et à assurer la force du lien (de possibilité,
de probabilité, de nécessité ou d’inéluctabilité) ; par exemple, il ne suffit pas d’établir un lien
entre la consommation de tabac et la santé, comme dans « La consommation de tabac nuit
gravement à la santé », il faut encore dire si ce lien est de l’ordre du possible ou de
l’inéluctable9 ;
• Des choix parmi les arguments de valeur qui lui sembleront les mieux à même de jouer le
rôle de garant du raisonnement10, ou, en tout cas, qui lui semblent pouvoir avoir un impact
sur le sujet destinataire. Un raisonnement ne peut être jugé qu’à la teneur de la preuve.
29 On verra en quoi consistent ces arguments, mais on peut conclure ici que c’est par cette
activité de probation que le sujet argumentant, tout en tentant de justifier son point de
vue et de le faire partager à son destinataire, révèlera en même temps son
positionnement vis-à-vis des systèmes de valeurs qui circulent dans la société à laquelle
il appartient.
30 Les stratégies argumentatives sont une manière de spécifier les stratégies d’influence 11.
Elles agissent au service de ces dernières, comme d’autres stratégies discursives
(narratives, descriptives, énonciatives) pourraient le faire.
31 Ces stratégies, sans préciser pour l’instant sur quoi elles s’appuient, peuvent intervenir
à différents niveaux de la mise en scène argumentative : au niveau de la
problématisation, au niveau du positionnement du sujet et au niveau de l’acte de
probation.
36 Elles concernent la façon dont le sujet argumentant prend position. La prise de position
est le fait d’une déclaration du sujet par rapport à la problématisation, mais il peut se
faire que le sujet soit amené à la justifier et donc à l’expliciter à des fins de crédibilité. Il
précisera, par exemple, « en tant que quoi » il parle, quelle est la qualité qui l’autorise à
argumenter. Ce peut être en tant que personne impliquée (témoin, victime, acteur
d’événements vécus), en tant que spécialiste qui a été sollicité (expert, savant), en tant
que représentant d’un groupe qui l’a mandaté (délégué) ou en tant que porte-parole
d’une voix d’autorité institutionnelle (la Loi), stratégie qui revient à utiliser ce que la
rhétorique traditionnelle appelle l’« argument d’autorité ». Il s’agit de montrer que ce
que l’on affirme est fondé, et permet de prendre position sans a priori de jugement ni
volonté polémique, car sinon, l’interlocuteur ou l’auditoire seraient en droit d’avoir des
soupçons sur la validité de l’argumentation, ce qui tendrait à discréditer le sujet
argumentant.
37 Celui-ci peut également assurer son positionnement en s’appuyant sur d’autres paroles,
soit pour établir des alliances (« Comme vient de le dire mon collègue… » ou « J’irai
dans le même sens que madame, et ajouterai que… »), soit pour marquer des
oppositions avec d’autres participants afin de souligner sa propre crédibilité (« Je ne
sais pas ce qui vous permet de dire ça, mais moi qui pratique quotidiennement des
statistiques, je peux vous dire que… »).
38 La notion d’argument est différemment définie selon les domaines disciplinaires dans
lesquels elle est utilisée : elle est considérée comme un « prédicat » en logique, elle est
un « schéma d’intrigue » en littérature, elle joue le rôle de « preuve » en rhétorique
(voir Charaudeau et Maingueneau 2005). On a dit plus haut le sens qu’on attribuait à
cette notion de preuve que l’on n’oppose pas à argument.
39 La question consiste ici à se demander à quoi tient la force des arguments. On répondra
que cela tient à trois choses : le mode de raisonnement dans lequel s’insère l’argument
employé, c’est-à-dire la force du lien causal qui relie l’argument à son contexte ; le type
de savoir dont il est porteur, c’est-à-dire la force axiologique susceptible de produire un
40 Je ne peux, dans le cadre de cet exposé, décrire dans le détail les modes de
raisonnement que j’ai retenus de la tradition rhétorique. Il y a d’ailleurs nombre
d’écrits sur la question, chaque auteur proposant la catégorisation qui lui semble la
plus pertinente. Disons que, pour ce qui me concerne, j’ai regroupé les formes de
raisonnement en quatre modes : raisonnement par déduction, raisonnement par
analogie, raisonnement par opposition, raisonnement par calcul. Je me contenterai ici
de donner un exemple pour chacun de ces modes.
41 Le raisonnement par déduction concerne les types de liens de causalité qui peuvent
être établis entre une assertion et sa cause ou une assertion et sa conséquence :
A - Pourquoi devrais-je voter ?
B - Parce que tu es un bon citoyen.
42 La force de cet argument repose sur le garant : « Si on est un bon citoyen, on doit
voter », et le lien est d’inéluctabilité. Mais il y a deux façons de présenter cette relation
de causalité. L’une, principielle (ou éthique), en disant « C’est parce que tu es un bon
citoyen que tu dois voter » ; ici, la cause est originelle et l’on ne peut s’y soustraire, ce
qui lui donne une plus grande force d’évidence. L’autre, pragmatique, en disant « Tu
dois voter pour montrer que tu es un bon citoyen » ; ici, la relation de cause à
conséquence correspond à une causalité intentionnelle qui a moins de force que la
précédente. On peut donc donner à l’argument « être un bon citoyen » une plus ou
moins grande force d’évidence selon le mode de déduction choisi.
43 Le raisonnement par analogie consiste à établir un rapprochement entre au moins deux
faits, deux savoirs, deux jugements, deux comportements, etc., du fait d’une certaine
similitude entre eux, dont l’un est donné comme déjà établi, comme ayant une certaine
autorité, ce qui donne force d’autorité à l’argument qui lui est comparé 12. Georges
Frèche, président du Conseil régional du Languedoc-Roussillon, menacé de passer
devant la commission des conflits du Parti socialiste pour avoir tenu des propos
désobligeants vis-à-vis des Harkis, lance « Sarkozy et sa “karchérisation”, et Chirac et
les odeurs, est-ce qu’ils sont passés devant la commission des conflits de l’UMP ? Non,
on a écrasé » ; est établie ici une analogie à quatre termes (une homologie) : les
déclarations de Sarkozy et Chirac sont à la commission des conflits de l’UMP, ce que la
déclaration de Frèche devrait être à la commission des conflits du PS. Évidemment, le
rapprochement ici n’est pas en sa faveur, mais les hommes politiques quelque peu
sanguins peuvent commettre des erreurs de raisonnement. Il n’empêche que
l’argument consiste ici à s’appuyer sur un fait déjà établi pour l’utiliser comme
référence ou modèle13. Le raisonnement par analogie peut être une « poudre aux
yeux », mais une poudre qui peut donner de la force à l’argument.
44 Le raisonnement par opposition consiste à mettre en regard des faits, des états, des
jugements opposés qui s’excluent, ce qui permet d’argumenter en mettant en évidence
des contradictions ou des incompatibilités. Ce mode de raisonnement est le plus
souvent employé pour présenter des objections ou une contre-argumentation face à
son contradicteur. C’est l’exemple emblématique du « On ne peut pas vouloir le beurre
50 En revanche, une explication comme « J’ai voté Non au référendum sur la Constitution
européenne, parce que je ne veux pas que Bruxelles m’interdise de manger du fromage
au lait cru » s’appuie sur un savoir de croyance, celui de l’attachement à des valeurs de
souveraineté nationale. Il en est, évidemment, de même pour les arguments qui
s’appuient sur des croyances religieuses, doctrinales, ou sur des convictions morales,
comme c’est le cas des personnes auxquelles on demande pourquoi elles ont sauvé des
Juifs pendant la deuxième guerre mondiale, et qui répondent « Je ne pouvais faire
autrement ».
51 Ces savoirs de croyance sont eux-mêmes spécifiés en divers domaines de valeur : moral
(ou éthique) : le bien/le mal (justice, liberté, paix, pardon, vertu, civilité, politesse,
solidarité, tolérance, non violence, courage/lâcheté, etc.) ; pragmatique : l’utile/
l’inutile, le préférable, l’efficace/l’inefficace ; hédonique : les sentiments, l’émotionnel,
le sensible, le désirable, la menace, la compassion, la peur ; esthétique : le beau/le laid.
52 La façon de modaliser l’énonciation intervient également dans la force qui est attribuée
aux arguments. En effet, le sujet argumentant peut jouer entre l’explicite et l’implicite
du discours pour faire varier cette force. Par exemple, une forme interrogative
(« Aurait-il tort ? ») a peut-être plus de force, et ce malgré les apparences, qu’une forme
affirmative (« Il a tort »). Il en est de même pour l’emploi des arguments. Dans une
déclaration télévisée à propos du Référendum européen de 1972, Georges Pompidou,
alors président de la République, fustige les opposants au Oui en disant : « Il y a ceux
qui vous recommandent l’abstention. Est-ce qu’ils n’auraient pas d’avis sur l’Europe ? »
Il est sûr que cette modalisation allocutive sous forme d’interrogation donne plus de
force à l’argument : « quand on est un citoyen responsable on ne peut pas ne pas avoir
d’avis sur l’Europe », que si cet argument avait été exprimé de façon délocutive 15 (« Ils
n’ont pas d’avis sur l’Europe »).
Conclusion
53 C’est donc à l’articulation entre mode de raisonnement, type de savoir et modalisation
que peut être évaluée la force d’un argument dans une problématique de l’influence. On
pourrait d’ailleurs compléter ce travail en demandant à des psychosociologues du
langage de mesurer les effets d’impact des arguments en faisant varier ces différents
paramètres.
54 Mais je voudrais terminer cet exposé en l’illustrant par un court extrait de La
controverse de Valladolid (Carrière 1992 : 168-169). Le débat porte sur la question de
savoir si les Indiens de l’Amérique nouvellement conquise appartiennent à l’espèce
humaine et ont une âme susceptible d’être sauvée par Dieu. Ce débat oppose de façon
très polémique le père dominicain, Las Casas, défenseur des Indiens, à Luis Sepúlveda,
philosophe, se déclarant de surcroît aristotélicien, cela en présence du cardinal, légat
du Pape. A ce moment du débat, le philosophe propose de faire le point
- Je vais essayer, pour la clarté de tous, de résumer cette discussion en quelques
phrases, telle au moins que je l’ai comprise.
Sepúlveda joint les mains sous son menton, réfléchit un moment et parle :
- J’énonce d’abord un principe logique, auquel, je pense, nous devons tous
BIBLIOGRAPHIE
Amossy, Ruth (éd.). 1999. Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos (Lausanne :
Delachaux et Niestlé)
Aristote. 1991. Rhétorique, trad. Ruelle, introd. M. Meyer, commentaire B. Timmermans (Paris : Le
livre de poche)
Charaudeau, Patrick. 1994. « Le discours publicitaire, genre discursif », revue Mscope, 8 (CRDP de
Versailles)
Charaudeau, Patrick. 2005. Le discours politique. Les masques du pouvoir (Paris : Vuibert)
Charaudeau, Patrick (éd.). 2006. La voix cachée du tiers. Les non-dits du discours (Paris : L’Harmattan)
Charaudeau, Patrick (éd.). 2008. La médiatisation de la science dans les médias d’information (clonage,
OGM, manipulations génétiques), (Bruxelles : De Boeck-Ina)
Charaudeau, Patrick (sous presse). « Les stéréotypes, c’est bien, les imaginaires, c’est mieux »
(Actes du colloque de Montpellier, Juin 2006)
Maingueneau, Dominique. 1998. « Scénographie épistolaire et débat public », Siess, Jürgen (éd.).
La lettre entre réel et fiction Paris : Sedes)
Perelman, Chaim et Olbrechts Tyteca, Lucie. 1970 [1958]. Traité de l’argumentation. La nouvelle
rhétorique (Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles)
NOTES
1. Une partie de cette intervention a été exposée dans un autre colloque organisé par
l’Université de Pau en mars-avril 2005. Les Actes du colloque ne paraissant pas (deux ans), je me
suis autorisé à exposer de nouveau l’ensemble de mon point de vue sur la question de
l’argumentation. Mais au jour où je termine cette rédaction j’apprends que ces Actes vont,
finalement, être publiés. Je m’excuse donc auprès de ceux qui auraient accès aux deux écrits,
mais ils pourront en même temps y trouver une complémentarité.
2. C’est dans cet antagonisme que s’est développée l’affaire des caricatures de Mahomet.
3. Question reprise par certains analystes du discours comme Ruth Amossy (1999) et Dominique
Maingueneau (1998), et par ailleurs traitée dans le présent numéro.
4. Pour l’ethos dans la situation de communication politique, voir Charaudeau 2005.
RÉSUMÉS
Pour traiter les actes de langage dans une problématique de l’influence, il faut répondre à deux
questions qui sont complémentaires l’une de l’autre : quel est l’enjeu psychologique et social d’un
acte de langage ? Quels processus langagiers participent de cet acte d’influence ? Pour répondre à
la première question, il faut se référer à l’histoire de la rhétorique argumentative, et
particulièrement à celle qui, d’Aristote à Perelman, est tournée vers l’autre pour le faire adhérer
à une prise de position. Mais il faut aller plus loin, car ces auteurs, tout en tenant compte des
situations de communication (débat politique, débat juridique), en limitent la portée. Les sciences
humaines et sociales ont montré que les sociétés sont composites, fragmentées, faites de divers
domaines d’activité qui tous se construisent de manière interactionnelle entre des individus qui
tentent de réguler socialement les rapports de force qui s’y instaurent. Le modèle de délibération
du forum athénien et le modèle de persuasion des débats juridiques ne sont plus les seuls, voire
ne sont plus dominants. Les rapports sociaux ne se joueraient pas tant sur le mode du « être
vrai » que sur celui du « croire vrai » ; on ne jouerait plus tant sur la « force logique » des
arguments que sur leur « force d’adhésion » ; on ne chercherait pas tant une « preuve absolue »
renvoyant à l’universel qu’une « validité circonstancielle » dans le cadre limité du particulier.
Pour répondre à la seconde question (Quels processus langagiers participent de cet acte
d’influence ?), et en prenant le point de vue du sujet du discours, il faut envisager les problèmes
qui se présentent à lui lorsqu’il cherche à persuader quelqu’un : Comment entrer en contact avec
l’autre, quelle position d’autorité adopter vis-à-vis de l’autre, comment toucher l’autre, et,
conséquemment, comment ordonnancer son dire ? C’est à répondre à ces questions que s’attache
cette contribution.
In order to take into account the efficacy of speech acts, we need to answer two complementary
questions: What are the psychological and social stakes of a speech act? What are the linguistic
processes involved in such an act aimed at achieving influence? To answer the first question, we
must refer to the history of argumentative rhetoric, and in particular the one, which—from
Aristotle to Perelman—, is aimed at the other in order to elicit adherence to a given position. But
we should go further, since these authors have limited the scope of their theory to specific
contexts of communication (such as political and forensic debates). The humanities and the
social sciences have shown that human societies are composite, fragmentary and are made up of
diverse fields of activity, all of which are constructed through interaction between individuals
who attempt to socially regulate the power relationships resulting from such interaction. The
Athenian deliberation model and the forensic debates persuasion model are no longer the only
ones existing, and are not the most dominant ones either. Social relationships are no longer
viewed as taking place on the “being true” or “seeming true” dichotomy; arguments are no
longer judged according to their “logical force” or their “adherence power” ; we no longer look
for an “absolute proof” related to the universal or a “circumstantial validity” within the limited
framework of the particular. In order to answer the second question (What are the linguistic
processes involved in such an act aimed at achieving influence?), and from the perspective of the
speaking subject, we should take into account the problems a speaker encounters when she seeks
to persuade someone: when in contact with another, what position of authority should we adopt,
how do we touch the other, and consequently, how do we lay out what we have to say. The
present paper aims at answering such questions.
INDEX
Keywords : explanation, persuasion, problematisation, proof, stand-taking
Mots-clés : explication, persuasion, positionnement, preuve, problématisation
AUTEUR
PATRICK CHARAUDEAU
Centre d’Analyse du Discours (CAD), Université de Paris 13
Anne Kalinic
1 Les émeutes de novembre 2005, qui se sont déclenchées à la suite de la mort de deux
adolescents survenue après un contrôle de police en banlieue parisienne, vont se
prolonger dans la durée et s’étendre géographiquement à plusieurs communes des
périphéries urbaines du pays, créant à cet égard un événement sans précédent en
France. Alors que le traitement du discours d’information des chaînes télévisées
s’inscrit dans un processus de questionnement sur les causes de la crise - problème de
délinquance et d’ordre public ou bien problème social dû aux conditions de vie
défavorisées - et sur l’attribution de responsabilités qui en découle, individuelles ou
collectives -, un certain nombre de reportages sont consacrés aux modes d’intervention
pour enrayer le phénomène.
2 Parmi ces modes d’intervention médiatisés, on abordera ici la discussion suscitée par le
recours à la mesure de l’état d’urgence, arrêtée en Conseil des ministres le 8 novembre
2005, prévoyant notamment l’application du couvre-feu pour les mineurs, et d’autre
part, les appels au calme proférés par divers acteurs de terrain sur les lieux des
incidents ou encore par certaines personnalités ayant grandi en banlieue, exemples de
réussite sociale.
3 Le journal télévisé apparaît alors comme un lieu de configuration du débat, notamment
à travers les opérations de cadrage des problématisations s’y manifestant. Les prises de
position successives des différents acteurs sociaux qui investissent l’espace discursif
forment un réseau de discours en tension répondant et participant à une logique
d’influence et de persuasion. A cet égard, nous attribuons la logique d’influence à une
finalité de captation de l’attention de l’autre, à savoir, comment le locuteur tente de
s’imposer dans l’échange en se construisant, par exemple, une position d’autorité ou de
crédibilité. La persuasion correspond, quant à elle, à la visée du discours caractérisé par
1. Reconstituer le débat
5 Les problématisations abordées manifestant des conditions d’émergence distinctes, il
convient de les présenter au préalable à travers les différentes scènes de débat où elles
sont exposées. On tiendra compte des types de locuteurs interviewés afin de dégager les
divers enjeux relatifs aux différents niveaux de problématisation, de positionnement et
de probation.
6 Le décret déclarant l’état d’urgence, tel qu’il a été adopté au Conseil des Ministres,
consiste en diverses applications1. Toutefois, le cadre de questionnement relevé dans
les reportages du corpus porte essentiellement sur l’application d’un couvre-feu dans
les communes concernées par les incendies, et les affrontements avec les forces de
police. Ce mode d’intervention se trouve problématisé à travers une argumentation
réactive. L’argumentation réactive est une argumentation de contestation, d’opposition
voire de mise en cause du discours préalable, lequel est mentionné ou repris
partiellement pour en contester le propos ou encore pour en disqualifier l’auteur. Dans
l’exemple suivant, l’argumentation réactive est mise en évidence par citation
interposée ou par la mise en parallèle des discours en opposition :
(F2 8NOV R2)
[Journaliste Commentateur] : Approuvée par l’UMP et le PS, l’état d’urgence est
dénoncé par les Verts et l’extrême gauche.
[Eric Raoult, député UMP] : Je préfère qu’on puisse utiliser la loi de 55 pour que les
mômes restent chez eux, plutôt qu’ils soient dehors en train de brûler des voitures.
[Noël Mamère, député Verts] : Sortir la loi de 55, c’est-à-dire l’état d’urgence, c’est
considérer qu’aujourd’hui tous les habitants des banlieues sont des relégués.
7 Le premier positionnement du député UMP vient défendre l’application du couvre-feu,
laissant sous-entendre un discours adverse, c’est-à-dire la possibilité de deux assertions
contradictoires, à travers le verbe « préférer » marquant le choix, l’idée de préférence
renvoyant à celle d’un engagement personnel. Dans le discours du député écologiste qui
lui succède, le positionnement en faveur de l’état d’urgence représenté par la
pour la réplique précédente de la passante. Dès lors, cette dernière essaie d’amener la
problématisation sur son terrain par la contestation alors que le maire rejette la
discussion :
(TF1 12 NOV R8)
[Eric Raoult] : Ici, on ne l’a pas connu sur les pavillons pour le moment…
[Passante] : Enfin, faut voir les termes qui ont été employés…
[Eric Raoult] : Pour le moment, on dit au gamin qui est là de jour oui, de nuit, non !
17 Alors qu’une discussion aurait pu être amorcée concernant le choix du mode
d’intervention, le maire UMP opère un recadrage en suggérant la menace de
propagation des troubles dans la commune à travers l’indication temporelle » pour le
moment » révélant une position d’anticipation créant une expectative d’ordre négatif.
Par inférence, l’effet perlocutoire qui en découle renvoie à un argument de type
hédonique visant à produire la peur chez l’interlocuteur. A nouveau, un recadrage a
lieu dans le discours de la passante, introduit par l’adverbe « enfin » marquant à la fois
l’opposition et l’impatience, comme pour appeler son interlocuteur à la considération.
Cette mise en cause faisant allusion au registre injurieux du terme « racaille » utilisé
par le Ministre de l’Intérieur avant le déclenchement des émeutes, engage un cadrage
éthique impliquant la notion du respect des personnes. Toutefois, cette mise en cause
n’est pas discutée par le maire qui clôt l’échange en renforçant son positionnement
initial avec force2. En effet, le maire réaffirme son statut de représentant institutionnel
et le pouvoir de légiférer qui lui incombe dans sa commune - celui d’autoriser ou
d’interdire -, ainsi sa sentence finale « de jour oui, de nuit, non » renvoie à l’argument
d’autorité et détermine une relation asymétrique entre le fondé de pouvoir et la
citoyenne.
18 Face à ces positionnements constituant un premier cadrage, une mise en cause est
initiée dans une argumentation réactive, dès la scène parlementaire. Le discours
d’opposition d’un député du parti communiste reprend le discours de l’adversaire à
travers un procédé de redéfinition de la notion d’insécurité :
(TF1 8NOV R6)
[Maxime GREMETZ, député PC] : Au lieu de faire la guerre, je dirais, à nos jeunes des
banlieues, il faut faire la guerre précisément à l’insécurité sociale permanente.
19 L’insécurité, se référant dans le discours de l’adversaire à la menace de l’ordre public et
à la délinquance, fait référence alors à la précarité des conditions de vie dans certaines
banlieues à travers la reformulation « insécurité sociale permanente ». Le
raisonnement produit un déplacement causal en substituant le retour à l’ordre public
évoqué précédemment par le Premier Ministre comme priorité par une autre cause
d’ordre social, celle-ci étant sous-tendue implicitement par l’idée que ce sont les
conditions de vie défavorisées qui engendrent les actes délictueux.
20 Le recadrage de la question procède également à la réappropriation du domaine du
combat, comme imaginaire d’une politique de gauche avec la locution verbale « faire la
guerre ». Tout d’abord mentionnée dans une dépréciation du caractère répressif de la
mesure de l’adversaire, elle vient exprimer la lutte contre la précarité dans une
modalité déontique. Le débat s’oriente alors sur un problème de hiérarchisation des
causes entre une vision de la délinquance comme menaçant l’ordre public ou encore
comme cause de l’insécurité venant s’opposer à une vision des conditions de vie
défavorisées comme cause première de cette délinquance.
de type éthique, la protection des enfants, tout en mobilisant des valeurs affectives à
travers les expressions « nos enfants » et « nos petits frères ». L’ensemble de ces
arguments nous donne à voir le reflet de la sagesse.
27 D’autre part, le point de vue d’une victime, identifiée en tant que telle en surtitre,
pourrait favoriser la considération de ses arguments en faveur du couvre-feu,
notamment quand (« celle-ci ») son discours laisse les acteurs de l’incendie dans
l’indétermination (« ça peut continuer comme ça ») et appelle davantage la compassion.
(F2 9NOV R3)
[Michel Blanguernon, propriétaire de salon de coiffure incendié] : Moi je pense que
c’est la seule solution, je vois pas autre chose pour l’instant. Pour sauvegarder un
peu ce qui reste, je vois pas, parce que ça peut continuer comme ça.
28 Enfin, certaines personnalités ayant grandi en banlieue sont sollicitées dans le cadre du
journal télévisé en tant que modèle de réussite exemplaire, voire d’idole, comme dans
cette question que pose Patrick Poivre d’Arvor à Lilian Thuram, joueur de football de
grande renommée, mais également membre du Haut Conseil de l’intégration, où
l’admiration qu’il peut susciter se trouve instrumentalisée dans le discours du
journaliste pour faire fonction d’argument d’autorité auprès des jeunes :
(TF1 8NOV interview en duplex, fin de journal)
[Journaliste présentateur : PPDA] : Et vous qui êtes très respecté par un grand
nombre de ces jeunes, adulé parfois, est-ce que vous auriez envie de lancer un appel
au calme ?
[Lilian Thuram] : Evidemment, mais en fait pour ce qui se passe, il faut faire bien
attention pour ces jeunes, parce que ce qui se passe en faisant tout ce qu’ils font,
c’est qu’ils dénigrent la banlieue alors que je pense que ce n’est pas ce qu’ils ont
envie d’envoyer comme message, et surtout il faut qu’ils fassent attention parce que
ça va se retourner contre eux. Ça va donner raison justement à certaines personnes
qui croient que la banlieue est un endroit où il n’y a pas de, je dirais, de sécurité et
où il n’y a rien à faire, c’est-à-dire c’est ça qui me blesse, et ce qu’ils n’arrivent pas à
comprendre, en fait, tout ce qu’ils sont en train de faire, ça se retourne contre eux.
29 L’atteinte à l’image de la banlieue se trouve au centre des préoccupations du locuteur.
Celles-ci se manifestent notamment par la révélation de son attachement affectuel
(« c’est ça qui me blesse »), comme faisant corps avec tout ce qui touche à la banlieue.
L’implication personnelle se trouve renforcée par la modalité élocutive.
30 Le commentaire journalistique suivant fait appel à l’autorité de fait de l’acteur de
terrain, caractérisée par l’efficace de son savoir-faire et de son expérience :
(F2 8NOV en duplex)
[Journaliste présentateur : David Pujadas] : Avec nous maintenant en direct de
Clichy-Sous-Bois, d’où tout est parti rappelons-le, Samir Mihi, bonsoir. Vous êtes
éducateur sportif. Vous êtes devenu un peu par la force des choses médiateur, on
vous a vu notamment appeler au calme la semaine dernière et obtenir d’ailleurs un
apaisement. […] Est-ce que vous renouvelez votre appel ce soir à calmer le jeu
partout, dans tous les quartiers où il y a les incidents ?
[Samir Mihi ] : Bien sûr, c’est un appel au calme que je ferai le plus longtemps
possible et autant de fois qu’on me le permettra mais, je le redis encore une fois,
pour connaître la vérité sur les deux drames de Clichy-sous-Bois, ici les gens se
sentent concernés, et s’ils veulent vraiment connaître la vérité, moi je leur
demande de se calmer, parce que dans tout ce bruit, dans toutes ces violences,
notre parole n’a plus aucune valeur, on a l’impression. Donc, je leur demande
encore une fois le calme, partout en France pour qu’on puisse un peu nous écouter
et pour qu’on ait une voix un petit peu plus crédible.
36 Dans les positionnements contre le couvre-feu, les arguments s’inscrivent dans une
mise en doute du lien de causalité entre l’application de la mesure impliquant un mode
d’intervention répressif et la cessation effective des émeutes.
37 Le raisonnement adverse est représenté sous la forme d’une implication absolue afin de
mettre en évidence son incompétence tout en invitant les tiers à le co-constater :
(F2 8NOV R2)
[Maxime GREMETZ, député PC] : Si c’était la police qui pouvait ramener le calme, ça
se saurait : y aurait déjà le calme, y a plein de policiers partout.
38 Le raisonnement causal attribué à l’adversaire « la police peut ramener le calme » se
trouve mis en cause dans une reformulation d’hypothèse marquée par l’emploi d’un
« si » implicatif ainsi que la succession de l’imparfait, « si c’était la police… », et du
conditionnel, « ça se saurait ». Ainsi, par cette dernière assertion à la forme
45 Dans un appel au calme adressé aux jeunes incendiaires, ce locuteur faisant figure de
modèle de réussite exemplaire condamne le recours à la violence en en réfutant le lien
d’inéluctabilité avec la précarité :
(F2 8NOV R11)
[Interview : Malamine Koné, directeur de AIRNESS] : On sort de banlieues, donc, je
ne dis pas qu’on n’a pas de chance, mais on part avec moins de chance que les
autres. Mais alors, quand on a moins de chance, est-ce qu’il faut baisser les bras ? Est-ce
qu’il faut choisir la violence ? Non.
46 L’argumentation du locuteur s’initie par une rectification sur l’absence de chance des
personnes issues des banlieues en y substituant une comparaison d’inégalité relative, ce
qui a pour effet d’atténuer la portée exclusive de la négation absolue « on n’a pas de
chance ». Le pronom personnel correspond à un « nous » inclusif, évoquant le partage
du vécu de conditions de vie difficiles. Le lien d’inéluctabilité de la causalité avec la
précarité se trouve alors mis en cause à travers l’évocation de la lâcheté, avec
l’expression « baisser les bras » dans les questions rhétoriques, marquées par la
répétition « est-ce qu’il faut ». C’est le principe du libre-arbitre dont dispose chaque
individu quelle que soit sa condition qui est évoqué à travers le verbe « falloir » ainsi
que le verbe « choisir ». Les questions portent sur des termes génériques comme
modèles de comportement (« baisser les bras »; « choisir la violence ») se rattachant à
des principes éthiques tels que le courage et l’honneur.
En guise de conclusion
47 Cette étude de l’argumentation sur les modes d’intervention relatives aux émeutes met
en regard les interventions de locuteurs variés. L’analyse des différents niveaux de la
problématisation, du positionnement et de la probation permet de situer précisément
les enjeux et les stratégies d’influence mises en place par la combinaison des
arguments, que ce soit dans le discours rapporté seul ou sur un matériel polyphonique
alliant la voix du journaliste et celle du locuteur interviewé.
48 Au niveau des problématisations, chaque cadrage excluant l’autre, le débat présente
une forme dichotomique circonscrivant le débat entre deux pôles affrontant leur
conception des émeutes, soit comme problème d’ordre public, soit comme découlant de
problèmes socio-économiques. Les types d’arguments employés mettent en question la
légitimité de la violence et du mode d’intervention de l’Etat. Il s’agit d’une
argumentation en amont, remontant à la source des positionnements et du chemin du
problème posé, comme on a pu le voir avec le débat sur la cause prioritaire.
49 Parmi les arguments de probation, on rencontre également une argumentation
exclusive s’appuyant d’une part sur des principes d’ordre moral disqualifiant
l’adversaire, ou encore sur une contre-argumentation mettant en cause l’incompétence
du raisonnement adverse ; d’autres types d’arguments dans les appels au calme
notamment relèvent davantage de l’éthique de responsabilité en mettant en exergue la
conséquence des actes incendiaires tout en mobilisant des valeurs affectives afin d’en
dissuader. Dès lors, on pourrait discerner principalement trois ensembles de stratégies
argumentatives à visée persuasive s’articulant sur une relation distincte à l’autre pour
chacune d’entre elles : le premier groupe d’arguments de probation vise
principalement à renforcer le positionnement du locuteur en fédérant une adhésion
autour des valeurs morales qu’il s’est approprié dans le discours, tel qu’on a pu le
constater avec l’analyse du principe absolu et exclusif ; le second groupe d’arguments
renvoie à une désolidarisation avec l’adversaire par l’attaque de son raisonnement ; le
troisième groupe d’arguments s’inscrit dans l’établissement d’une relation partagée
avec l’autre en ce sens que, cette fois-ci, le locuteur tente d’agir sur l’autre en recourant
à des références communes de valeur morale et affective ou encore de modèle de
conduite. Ces stratégies sont susceptibles de se combiner, par exemple, on pourrait
envisager que la valorisation de l’entre-soi soit sous-tendue par la disqualification de
l’adversaire dans une posture polémique.
50 Enfin, le recours aux interviews de personnalités dans le journal télévisé manifeste la
recherche d’interlocuteurs faisant fonction de médiateurs, voire de « grand frère »
auprès des jeunes. Autrement dit, le journal télévisé chercherait à établir une légitimité
auprès des jeunes par cet intermédiaire afin de capter leur attention. A cet égard, bon
nombre des arguments répondant aux enjeux de crédibilité et de légitimité sont
mentionnés dans le commentaire du journaliste et les appels au calme des
personnalités sont bien souvent suscités et orientés par la question qui leur est posée.
La mise en scène argumentative se constitue donc autour de la valorisation de la
personne interviewée et de sa prise à partie pour porter un discours de dissuasion à
l’adresse des jeunes.
51 A travers ces différentes scènes de débat, on peut donc observer les modalités de la
répartition des enjeux pour les différents locuteurs qui s’opère au sein du journal
télévisé. Par la mise en opposition des discours des locuteurs, les reportages
configurent une mise en débat se focalisant sur les discours de mise en cause de l’autre,
faisant du journal télévisé un espace de confrontation discursive pour les différents
acteurs sociaux, et pouvant amener à une « co-production » d’arguments dans une
visée d’influence et de persuasion.
BIBLIOGRAPHIE
Amossy, Ruth. 2006 [2000]. L’argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées,
fiction (Paris : Colin)
Charaudeau, Patrick. 2005. Le discours politique. Les masques du pouvoir (Paris : Vuibert)
Doury, Marianne. 1997. Le débat immobile. L’argumentation dans le débat médiatique sur les
parasciences(Paris : Kimé)
ANNEXES
Retranscription d’un reportage (scène de politique de terrain)
(TF1 12 NOV R8)
[Présentateur plateau : Patrick Poivre D’Arvor] : La question de l’instauration du
couvre-feu divise la classe politique depuis que le premier ministre l’a annoncé. En Ile-
de-France où les préfets ne l’ont pas décrété, certains maires UMP ont pris eux-mêmes
un arrêté municipal allant dans ce sens, d’autres n’ont pas fait ce choix. Pour mieux
comprendre les différents points de vue, reportage de Christophe Pallée et Liseron
Boudoul.
/Début du reportage/
NOTES
1. Le décret, qui se base sur une loi du 3 avril 1955 datant de la guerre d’Algérie, permet
également des perquisitions à tout moment au domicile de particuliers lorsqu’il y a suspicion de
détention d’armes, sans passer par un mandat judiciaire comme c’est normalement la règle.
2. Cette clôture de la part du locuteur coïncide avec la fin de la séquence de dialogue dans le
reportage.
RÉSUMÉS
Les émeutes de novembre 2005 survenues dans les banlieues françaises ont suscité un débat
médiatisé à propos des causes de la crise et des modes d’intervention pour sa résolution. A
travers son traitement discursif, le journal télévisé configure un cadrage du débat dans lequel les
prises de position des différents acteurs interviewés viennent s’opposer. L’analyse des arguments
des discours cités se décomposera sur les trois niveaux proposés par P. Charaudeau :
problématisation, positionnement et probation, en tenant compte de leur valeur - par exemple,
éthique, pragmatique ou émotionnelle - afin de dégager les différentes stratégies à visée
persuasive.
The October and November 2005 riots of the French suburbs, following the death of two
teenagers chased by the police, have kindled a debate in the media on the causes of the crisis and
the means used to resolve it. By its treatment of the question, TV discourse frames this debate, in
which the stands of the various interviewed actors are in conflict. The analysis of the quoted
arguments is performed on the three levels described by P. Charaudeau: “problematizing”,
positioning, proving, while considering their value—for example, ethical, pragmatical or
emotional—in order to find out the different strategies meant at persuading.
INDEX
Mots-clés : banlieues, journal télévisé, argumentation, argumentation polyphonique,
positionnement, visée persuasive
Keywords : suburbs, television news, argumentation, polyphonic argumentation, positioning,
persuasion
AUTEUR
ANNE KALINIC
Université de Paris 13
Roselyne Koren
Introduction
1 Le chercheur en analyse du discours est nécessairement amené à problématiser des
objets de recherche qu’il partage avec d’autres disciplines faisant partie des sciences
humaines ou sociales. Le discours, mode de vie sociale et de régulation de
l’intersubjectivité, rend ces rencontres inéluctables. Patrick Charaudeau souligne ici
même1 la pertinence et le bénéfice de références à la psychologie sociale et à la
sociologie quant à la définition des notions d’« influence » et de « force de l’argument ».
Je souhaite pour ma part situer cet article à la croisée de l’AD, de la rhétorique
argumentative et du concept philosophique d’éthique afin de problématiser la question
du « positionnement » discursif.
2 Je tenterai de réexaminer cette notion au prisme du concept argumentatif de
« jugement » - et par « jugement » j’entends prise de position discursive - afin de
contribuer à la conceptualisation de la notion d’éthique du discours. Cette démarche a
pour fin de répondre à des questions épistémologiques comme : Pourquoi la prise de
parole dans l’espace public implique-t-elle que le locuteur recoure, dans de nombreux
genres de discours et même si les contraintes du genre ne l’exigent pas, à l’effacement
énonciatif et donne à ses opinions les apparences du jugement de fait ? Pourquoi est-il
encore nécessaire aujourd’hui de rappeler que le lexique de la langue comprend des
masses de termes subjectifs axiologiques et que des questions comme « Que pense X de
cette question ? Est-il pour ou contre ? Est-ce bien ou mal à ses yeux ? » constituent des
réactions spontanées inéluctables aux dires des autres2 ? Pourquoi la majorité des
Cependant une distinction est établie entre des identités à forte « consistance
doctrinale », soit des positionnements idéologiques (« discours du parti communiste »,
par exemple), et des identités « à faible consistance doctrinale ». Ainsi par exemple,
pour Charaudeau, le « positionnement » correspond « à la position qu’occupe un
locuteur dans un champ de discussion » et « aux valeurs qu’il défend (consciemment ou
inconsciemment) et qui caractérisent en retour son identité sociale et idéologique »
(2002 : 453). C’est donc au prisme de concepts comme ceux de « doctrine », de
militantisme ou de « normes de comportement social », « plus ou moins » choisies et
assumées consciemment et librement par les sujets sociaux, que la prise de position est
pensée. Il n’y est pas question de l’acte de juger et de trancher, ni de responsabilité
individuelle ou collective quant aux conséquences éventuelles de ce même
positionnement discursif. La question de l’éthique du chercheur, par ailleurs, n’y est
pas non plus problématisée. Sans doute est-ce parce que le devoir de non-intervention
est perçu comme un axiome irréfutable. Mais est-il vraiment impossible d’allier « souci
éthique » et rationalité scientifique ?
6 Il ne s’agira pas ici de mettre le principe de neutralité en question, mais de proposer
des réajustements inspirés par une conception argumentative de l’ethos du chercheur.
Je tenterai plus loin de justifier l’hypothèse qu’il pourrait exister, entre l’ethos de
l’observateur impartial et celui du donneur de leçons ou du militant, une place pour l’
ethos d’un chercheur qui souhaiterait énoncer, si nécessaire, des jugements de valeur
raisonnés, toujours conçus a priori comme réfutables.
7 Le texte de référence dont s’inspire la définition opératoire annoncée ci-dessus est
l’entrée « éthique » du dictionnaire des Notions philosophiques, publié sous la direction
de Sylvain Auroux. Le concept de « sujet » y occupe une place centrale. Il y est certes
présenté au prisme de l’opposition « individu\milieu » (1990 : 875), du contexte social
dans lequel il évolue et des contraintes qui pèsent donc sur son autonomie (1990 : 870 ;
2251-2252), mais ceci ne fait pas de lui un être entièrement asservi à des injonctions
doxiques. C’est la liberté, même partielle, du sujet, qui fait de lui un être autonome et
moralement responsable (ibid. : 2250, 2253). Ce qui « fascine » ce sujet, ce ne sont pas
uniquement les « évidences » rationalistes consensuelles (ibid. : 875), mais l’option
d’une logique des valeurs qui permette de rationaliser les prises de position subjectives
(ibid. : 871). Ce questionnement a la « rectitude éthique » pour objet, autrement dit le
juste et l’injuste, le bien et le mal, et non pas uniquement la « véridiction ». Rationalité
et jugement de valeur subjectif y sont considérés comme parfaitement compatibles. Il
n’y est pas question de « comportements » sociaux ni de principes de morale extérieurs
au sujet, mais de questions existentielles, de responsabilité individuelle et d’autonomie
partielle, certes, mais inéluctable.
8 Le sujet éthique affronte des dilemmes qu’il lui faut résoudre en effectuant des choix,
choix qui l’engagent (ibid. : 870-871 ; 877) en tant qu’individu et qui doivent le mener à
l’action. Si la morale est constituée par un système de principes imposé de l’extérieur à
une collectivité sociale, le questionnement éthique est inhérent au sujet, il « colle » à
chaque individualité et correspond à une exigence intérieure de « fonder la conduite
humaine, de donner un sens à la vie » (ibid. : 875). L’éthique serait un mode de réflexion
individuel sur l’agir humain5.
Le9 questionnement éthique serait lié par ailleurs aux interactions verbales par
des liens essentiels. La discussion contradictoire intersubjective (ibid. : 871) y est
considérée comme la condition préalable, et incontournable, de la quête du juste, du
garant » dont le rôle instrumental consiste avant tout à légitimer ou à valoriser les
dires de l’Un.
13 L’ordre « contrainte » / « individuation » est inverse dans le cas du sujet de
l’argumentation ou « personne » dans les termes de Perelman et Olbrechts-Tyteca
(1970 : 78). La liberté y est première sans être pour autant absolue. Comment le serait-
elle ? Le « point de vue » du sujet qui argumente ne peut en aucun cas être celui de
« Sirius », affirment Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970 : 79) ; il fait partie d’une
collectivité évoluant dans un contexte socio-historique (ibid. : 439-440) dont il ne peut
aisément enfreindre les règles. Son point de vue ne peut être qualifié de fiable et
crédible sans l’accord de l’opposant ; il sait et admet enfin que tout ce qui est discuté
est systématiquement discutable. L’un et l’autre partagent la même « liberté de
jugement » (ibid. : 73). L’allocutaire peut parfaitement refuser d’adhérer à la thèse
proposée ; son autonomie est inhérente au système de l’argumentation 10. L’opposant et
le proposant d’une argumentation ont le même droit de choisir les opinions et les
valeurs qu’ils ont à prendre en charge. La « personne » perelmanienne doit donc être
considérée avant tout comme « l’auteur d’une série d’actes et de jugements », comme
« un sujet libre » dont la liberté consiste dans le « pouvoir de changer et de se
transformer », d’« être persuadé et de résister à la persuasion » (1970 : 397). Les
protagonistes d’une argumentation sont certes responsables de la vérité de leurs dires,
mais ce qu’ils doivent essentiellement justifier, c’est la validité des valeurs qui régulent
leurs prises de position car « le jugement permet » aussi « de juger le juge » (ibid. : 401).
Celui qui prend position s’expose de ce fait à la contre-argumentation et aux risques de
la disqualification… Ce qui donne du sens à l’exercice de cette liberté et le rend
responsable et rationnel, c’est l’obligation dans laquelle se trouve le sujet de justifier
ses actes, ses choix et ses décisions et donc de les faire comprendre aux autres tout en
recourant à des « moyens discursifs » qui ont pour fin d’agir sur « l’esprit des
auditeurs » (ibid. : 62). « Seule l’existence d’une argumentation, qui ne soit ni
contraignante ni arbitraire, accorde un sens à la liberté humaine, condition d’exercice
d’un choix raisonnable », concluent les auteurs du Traité (1970 : 682). Le sujet de
l’argumentation n’est donc pas un être polémique qui aurait pour fin première de
« rejeter »11 le discours de l’Autre et de lui imposer sa mise en scène du Vrai, mais l’un
des protagonistes d’une négociation rationnelle qui a des prises de position
axiologiques12 pour enjeu.
subjectivité et à l’intersubjectivité. Il est donc surprenant que cela ne mène qu’à une
réflexion partielle sur la responsabilité discursive d’un énonciateur qui est aussi amené
à prendre position en termes axiologiques, termes qui impliquent nécessairement un
appel à l’Autre et la volonté ou la tentative d’exercer une influence sur autrui.
21 Ducrot est l’un des rares linguistes qui problématisent la question de la responsabilité
énonciative envers la prise en charge du Vrai. Mais il s’agit en fait d’un type d’approche
négatif qui prend pour objet les stratégies discursives de dénégation ou de masquage
des prises de position du sujet. Ainsi met-il essentiellement l’accent sur la « difficile
liberté » d’un locuteur occupé à résister aux contraintes de la doxa ou aux assauts
d’interlocuteurs qui exploiteraient l’intentionnalité inhérente à toute prise de parole
pour exercer un droit de regard sur ses dires22. L’éventualité de la contre-
argumentation constituerait une menace pour l’ethos du sujet d’énonciation, contraint
d’assumer la responsabilité de ses dires et de les justifier explicitement ; celui-ci
pourrait par exemple résoudre la difficulté en donnant à sa prise de position
l’apparence d’un énoncé comme « A donc C » qui arbore les apparences du jugement de
fait et l’autorité d’une logique déductive rationaliste. Il accomplit, ce faisant, affirme
Ducrot (2004 : 26), un « coup de force » polémique destiné à réduire son interlocuteur
au silence. L’énonciateur serait contraint s’il souhaite aller à rebours des idées reçues,
des tabous et des interdits énonciatifs « protégés par une sorte de loi du silence », de
recourir à des stratégies de masquage identitaire qui lui permettraient de « dire sans
encourir la responsabilité d’avoir dit » et donc sans avoir à rendre compte de ses dires
(1972 : 4-6).
22 Contrairement à la théorie ducrotienne de l’argumentation dans la langue,
l’«argumentation rhétorique » perelmanienne met l’accent sur l’autonomie et la
responsabilité du sujet d’énonciation qui ne souhaite pas s’effacer ni « dire et ne pas
dire », mais au contraire prendre position et trancher. Perelman critique la « tradition
scientifique et philosophique occidentale »23 qui alimenterait le mythe de la parole
autonome des faits et validerait ainsi la transformation du sujet responsable en un
« trou d’être » ou « néant » qui ne ferait pas écran entre « l’idée » et l’« objet de la
connaissance »24. Le sujet d’énonciation est certes à ses yeux un « être social »
(j’emprunte ce terme à Charaudeau 2005 : 232), mais il n’en est pas moins un individu
autonome et contraint, du fait de cette autonomie, de trancher et de prendre position.
La conception rhétorique de l’argumentation ne présente pas la responsabilité
énonciative comme un joug ni le « jugement du je » (Pottier 1992 : 76) comme un délit
ou un risque « redoutable » ; elle ne distingue pas sur ce point entre le chercheur (j’y
reviendrai) et les autres « êtres sociaux »...
23 Dernier point particulièrement éclairant quant aux liens qui lient la question de la
responsabilité énonciative à celle de l’autonomie du sujet du discours : la distinction
entre moralisation et questionnement éthique. Perelman (1945 : 9) distingue entre
argumenter, soit confronter et justifier rationnellement des choix éthiques contraires 25,
et « moraliser » entendu comme tirer profit de « mots à résonance émotive » ou « mots
que l’on écrit avec une majuscule pour bien montrer le respect qu’on leur témoigne » :
Justice, Liberté, Beau, Devoir, etc. Ce qu’il considère comme condamnable, c’est
l’exploitation du prestige de ces valeurs pour tenter d’imposer par la force des prises de
position idéologiques. Si les censeurs et les donneurs de leçons ne sont pas en odeur de
sainteté et si l’acte de juger est considéré comme suspect, c’est en raison d’une des
« deux composantes » qui constituent la « notion confuse de morale » : le « moralisme »
ou, affirme Marc Dominicy (2002 : 135), « qualité apparente des esprits faibles, enclins à
l’obéissance aveugle et soucieux de se conformer à l’opinion dominante » et la morale
authentique, qui serait « la qualité réelle de ceux qui restent capables d’évaluer leurs
actes en termes éthiques, au delà des modes ou pressions du moment ». La moralisation
impliquerait un comportement autoritaire qui aurait surtout la responsabilité de
l’Autre pour cible. Elle se reconnaîtrait à la « fascination » pour les « évidences » de
« l’ordre établi » et à « un monde de normes » où il n’y aurait pas de place pour le choix
individuel26. Or le questionnement éthique problématise la responsabilité de tous les
protagonistes de l’interaction verbale, il « colle à chaque individualité » et implique
« une exigence de renouvellement » et d’» inventivité personnelle ».
2. De la théorie à la pratique
24 Je me propose à présent de justifier les prises de position épistémologiques défendues
dans la première partie de cet article en proposant trois études de cas. Les deux
premières (2. 1 et 2. 2) concernent l’éthique du discours journalistique. La troisième (2.
3), celle du discours scientifique. Les analystes de la nouvelle rhétorique soulignent
dans la plupart des cas les liens qui lient cette théorie de l’argumentation aux discours
philosophique et/ou juridique, mais Perelman et Olbrechts-Tyteca affirment dès le
début du Traité :
Nous chercherons à la construire [la théorie de l’argumentation] en analysant les
moyens de preuve dont se servent les sciences humaines, le droit et la philosophie,
nous examinerons des argumentations présentées par des publicistes dans leurs
journaux, par des politiciens dans leurs discours, par des avocats dans leurs
plaidoiries, par des juges dans leurs attendus, par des philosophes dans leurs traités
(1970 : 13).
qui la rationalisent constituent, si nécessaire, une option valide pour le chercheur qui
souhaite, comme l’affirment les auteurs du Traité de l’argumentation (Perelman et
Olbrechts-Tyteca 1970 : 681-682), pratiquer un « rationalisme critique » et assumer la
responsabilité « de ses décisions dans le domaine de la connaissance comme dans celui
de l’action ».
BIBLIOGRAPHIE
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médias » (Semen, 22)
NOTES
1. Voir « L’argumentation dans une problématique de l’influence » : « C’est ce que j’appelle une
‘interdisciplinarité focalisée’. Ainsi en est-il, pour ce qui me concerne, de la problématique de
l’influence, des concepts de communication, de représentation et d’effets que j’emprunte largement à
la psychologie sociale et à la sociologie, mais que je redéfinis dans le champ langagier ».
2. Cf. Kerbrat-Orecchioni 1980 : 82, où l’auteur évoque le « besoin d’encodage qui se répercute au
décodage sous la forme de ce réflexe interprétatif dont on fait constamment l’expérience : que
pense celui qui parle de l’objet dont il parle ? est-il ‘pour’, est-il ‘contre’ ? Besoin de réflexe dont
il est plus facile de s’irriter que de se défaire ».
3. Cf. la définition de l’entrée « Argumentation » du Dictionnaire d’Analyse du Discours 2002 : 72.
4. Cf., ici même, Charaudeau, art. cité : « l’analyse du discours n’a pas à se donner pour objet la
découverte de la Vérité, mais la découverte des jeux de mise en scène de la vérité comme ‘croire’
et ‘faire croire”». Voir également, Boisson 2001, cité par Dendale et Coltier (2005 : 127) : « En
réalité, j’espère l’avoir montré par mon désossement analytique, la prise en charge, même si elle
déborde la notion de vérité, implique nécessairement l’indication d’une valeur de vérité, concept
décidément impossible à liquider facilement, quelque idée que l’on entretienne par ailleurs sur la
nature de la vérité. »
5. Ce point trouve un écho dans l’entrée « Actions / événements (en narratologie) » du
Dictionnaire d’Analyse du Discours (2002 : 26). La définition, rédigée par Jean-Michel Adam, s’y
achève par cette conclusion : « Tout récit […] peut être défini comme une interrogation portant
sur les raisons d’agir, sur les degrés d’intentionnalité (motifs, buts) et donc sur la responsabilité
des sujets ». Ce n’est pas le seul cas où les positions épistémologiques d’un chercheur en AD sont
plus proches des théories de l’argumentation et d’une éthique du discours que la plupart de celles
de leurs pairs. Jean-Michel Adam et Patrick Charaudeau accordent en effet une place centrale à
l’analyse argumentative dans leurs travaux.
6. Je suis arrivé, affirme Eggs, « à une conclusion ”contradictoire” mais simple ; on ne peut pas
réaliser l’ethos moral sans réaliser en même temps l’ethos neutre, objectif ou stratégique. Il faut
agir et argumenter stratégiquement pour pouvoir réaliser la sobriété morale du débat. Ces deux
faces de l’ethos constituent donc deux éléments de la même procédure : convaincre par le discours ».
7. Cette position est proche de celle défendue par Coltier et Dendale (2004 : 41 ; 44 ; 51) dans « La
modalisation du discours de soi ». Qu’il s’agisse de « vérité pour le locuteur », de « vérité pour
l’opinion publique » ou de vérité « onto-aléthique » de « l’ordre des choses », ce qui compterait
en fait, c’est la description que le sujet donne de ce qu’il est et de ce qu’il « croit » ou « veut
croire ».
8. J’emploierai désormais l’abréviation DictAD pour désigner cet ouvrage. V. également, l’entrée
« Sujet du discours », p. 554-555.
9. V. les définitions de ce terme dans les entrées « Individuation » p.308-309 et
« Positionnement » p. 453-454.
10. V. également à ce sujet Perelman 1989 : 299.
11. V. le DictAD (2002 : 231) : « L’énonciation est fondamentalement prise dans l’interdiscours ».
« L’énonciation revient à poser des frontières entre ce qui est ”selectionné” et précisé peu à peu
[…] et ce qui est rejeté. Ainsi se trouve dessiné en creux le champ de ”tout ce à quoi s’oppose ce
que le sujet a dit”».
12. Ceci ne signifie pas que l’argumentation soit une forme d’interaction verbale irénique et
toujours consensuelle, mais que la conception du Vrai de celui qui remplit la fonction de l’Autre y
a plus de poids que dans le cas de l’AD où elle serait réduite à n’exister qu’« en creux ».
13. Pour le recensement des effets d’objectivité analysés par Perelman et quant à son rapport à
la question de l’objectivité discursive, cf. Koren (1993 : 469-487).
14. Il est intéressant de constater que Ducrot (2004 : 31) imagine l’existence dans les interactions
verbales polémiques d’un tiers intériorisé par le sujet d’énonciation et son co-énonciateur, tiers à
« apprivoiser » car il constituerait « cette sorte de sur-moi abstrait, que les interlocuteurs
prennent comme arbitre idéal » et qui pourrait être la voix d’une doxa rationaliste objectiviste.
15. Cf.C. Kerbrat-Orecchioni 1981, “Argumentation et mauvaise foi”.
16. Perelman ne cesse de répéter, affirme Kerbrat-Orecchioni (1981 : 44) que « toute
argumentation est contestable, et toute réfutation, à son tour réfutable » ; il n’existerait donc pas
de définition préalable absolue du « bon » et du « mauvais » argument ; « bon » peut signifier
« valable » ou « valide », tandis que « mauvais » peut renvoyer à « fautif » ou « abusif »
« frauduleux », mais si le « caractère fluctuant de la norme argumentative » constitue un obstacle
à la définition de la mauvaise foi, elle crée simultanément les conditions de possibilité qui
permettent de penser son contraire : l’honnêteté discursive (cf. ibid. : 63).
17. Le Dictionnaire des Notions philosophiques considère l’intrication de la responsabilité juridique
et de la responsabilité morale comme un trait distinctif de l’acception moderne du concept. On
peut même y lire que si le sentiment de « responsabilité morale » n’était pas ressenti par le sujet
et qu’il ne restait donc que la « responsabilité juridique », celle-ci ne serait qu’une « simple règle
de jeu », « un peu d’habileté suffirait pour la tourner ou s’y soustraire » (p. 2251). L’effacement
énonciatif pourrait donc être légitimement perçu, au prisme de cette remarque critique, comme
une procédure langagière de refus d’assumer la responsabilité juridique de ses actes de parole -
mais cela n’annule pas pour autant la nécessité de penser l’autre versant de la responsabilité : le
versant moral.
18. C’est également à ce type de responsabilité envers la vérité référentielle que Searle (1982 :
105) réfère dans sa théorie pragmatique des actes de langage. Ces actes doivent être accomplis
« conformément à des règles » qui donnent lieu à des engagements (commitments). Ainsi
l’assertion obéit à des « règles sémantiques et pragmatiques » tout à fait particulières dont la
première et la quatrième sont les suivantes : 1. « La règle essentielle : l’auteur d’une assertion
répond (commits himself to) de la vérité de la proposition exprimée » ; 4. « La règle de sincérité : le
locuteur répond (commits himself to) de sa croyance dans la vérité de la proposition exprimée ».
Searle (1972 : 254) conclut : « “ignorer“ l’emploi “engagé“ des mots, aboutit en définitive à
ignorer le langage lui-même ».
19. Dictionnaire des Notions philosophiques, « Subjectivité »(1990 : 2479). Patrick Charaudeau
(2002 : 554), auteur de l’entrée « Sujet du discours », souligne que celui-ci est, « à la fois,
surdéterminé—mais seulement en partie—par des conditionnements d’ordre divers, et libre
d’opérer des choix lors de la mise en œuvre du discours. », entendu comme « libre de s’individuer,
ce qui l’amène à user de stratégies ».
20. Dictionnaire d’Analyse du Discours, « Sujet du discours » (2002 : 554).
21. Notions philosophiques, « Subjectivité » (1990 : 2480).
22. C’est pour l’auditeur, affirme Oswald Ducrot (1972 : 8), « une attitude considérée comme
légitime que de se demander si le locuteur était autorisé à parler comme il l’a fait, et quelles
intentions il pouvait avoir en le faisant. Les questions De quel droit dis-tu cela ? ou Pourquoi dis-tu
cela ? passent pour des questions raisonnables ».
23. V., à ce sujet, Rhétoriques (1989 : 202-203, 430-431) et le Traité de l’argumentation (1970 : 679).
24. Rhétoriques (1989 :431) ; et également, au sujet de la problématique de l’effacement
énonciatif : le Traité (1970 : 218, 243), Koren (1993 : 475-479) et le Dictionnaire des Notions
philosophiques (1990 : 2252b), entrée « responsabilité », sur « faire le vide en soi ».
25. V. le Dictionnaire des Notions philosophiques (1990 : 871b).
26. V. également le Dictionnaire des Notions philosophiques (1990 : 875b) ; et ci-dessous l’analyse de
l’article du Monde intitulé « Évidences ».
27. Cf. Koren (2004). J’emprunte la notion d’« engagement neutre » à Charaudeau (1997 : 262).
28. Il s’agit du premier et du dernier paragraphe de l’article, reproduits ici en entier ; l’exemple
deux, par contre, ne cite que les trois premières lignes du troisième paragraphe. Les citations
sélectionnées sont représentatives de la rhétorique à l’œuvre dans la totalité du texte. Je souhaite
revisiter mon commentaire partiel de cet article, publié dans Semen 17, au prisme du concept
d’éthique du discours.
29. V., au sujet de ce concept, Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970 : 42 et 75) : « Là où s’insère
l’évidence rationnelle, l’adhésion de l’esprit semble suspendue à une vérité contraignante et les
procédés d’argumentation ne jouent aucun rôle. L’individu, avec sa liberté de délibération et de
choix, s’efface devant la raison qui le contraint et lui enlève toute possibilité de doute » (42) ; « le
sens commun » admet « l’existence de vérités indiscutées et indiscutables, il admet que certaines
règles soient “hors discussion” et que certaines suggestions “ne méritent pas discussion“. Un fait
établi, une vérité évidente, une règle absolue, portent avec eux l’affirmation de leur caractère
indiscutable, excluant la possibilité de défendre le pour et le contre ». La ressemblance avec la
voix anonyme, mais péremptoire du locuteur du Monde est saisissante.
30. V., à propos des liens qui lient le concept d’argumentation à celui d’avenir, Perelman et
Olbrechts-Tyteca (1970 : 106-107).
31. Voir, à propos du concept de « récit » journalistique « bipolaire », Morin (1969 : 155).
32. Voir Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970 : 188) au sujet de la « manière statique » dont est
abordée, hors du champ de l’argumentation, la signification essentiellement descriptive des
notions.
33. Voir, à ce sujet, Koren (1996 : 259-267 ; 2001 : 177-200 ; 2006a).
34. Voir, parmi tant d’autres, les deux exemples types suivants : cet extrait d’un texte de Simone
de Beauvoir paru dans un article du Nouvel Observateur (12 janvier 1981) : « En disant tour à tour
ou même simultanément blanc et noir, il [Le Monde] prétend donner leur chance à toutes les
opinions : comme si le vrai et le faux s’équivalaient », et cet énoncé relevé dans un reportage sur
le terrorisme : « Trente années de terrorisme ou de résistance, comme on voudra »…
35. Une remarque critique épistémologique aurait donc le droit d’user de termes axiologiques ou
axiologisés pour discréditer une position théorique rivale ; il faudrait la distinguer de
l’accusation formulée par les acteurs d’un échange polémique afin de discréditer leurs cibles. Un
chercheur qui affirme ses réticences théoriques sur un ton radical serait toujours encore un
scientifique « objectif »…
36. J’ai problématisé la question de la neutralité du chercheur linguiste dans Koren (2002 ; 2003 ;
2006 ; 2006a).
37. Il existe toutefois des exceptions ; ainsi les auteurs de « Discours en situation de travail »,
Boutet, Gardin et Lacoste, paru en mars 1995 dans Langages 117, « Les analyses du discours en
France», posent une question qui aurait pu constituer le point de départ d’un amendement de la
doxa dominante : « Le linguiste peut-il dès lors se comporter uniquement en “linguiste” : faire
abstraction de cette intrication du langagier et du non-langagier et traiter les situations de
travail comme un lieu de recueil de corpus au même titre qu’un square ou un arrêt d’autobus ?
Pour deux ensembles de raisons nous pensons que non. D’abord pour des raisons éthiques. Ce que
les femmes et les hommes au travail engagent d’énergie, de pulsions, de souffrance rendrait mal
venue une attitude de linguiste consistant à venir chercher là des corpus exotiques. Cependant,
même si nous n’avions pas de semblables dispositions éthiques, les propriétés mêmes de
l’empirie observée nous contraindraient à répondre négativement. […] Les collectifs se
construisent, se transforment ou se détruisent sur le terrain par les actions langagières des
participants, ils ne sont pas seulement des êtres de papier préconstitués ou créés par un discours
monologal. Nous trouvons des agents engagés collectivement dans des activités et obligés de se
servir du langage pour se coordonner, co-construire un objet, un processus, réaliser une tâche »
(p. 16). Ce qui traduit parfaitement ici le « souci éthique » (p. 15) des trois chercheurs, c’est le fait
de présenter leur position comme un choix et donc, « en creux », les positions contraires non pas
comme des positions « rejetées », mais comme des options tout aussi valides…
RÉSUMÉS
Cet article se situe à la croisée de l’analyse du discours, de la rhétorique argumentative et du
concept philosophique d’éthique. Il a pour fin de problématiser la question du
« positionnement » discursif. Je tenterai de réexaminer cette notion au prisme du concept
argumentatif de « jugement » - et par « jugement » j’entends prise de position discursive - afin de
contribuer à la conceptualisation de la notion d’éthique du discours. Cette démarche a pour fin
de tenter de répondre à des questions épistémologiques comme : Pourquoi la prise de parole dans
l’espace public implique-t-elle que le locuteur recoure, dans de nombreux genres de discours et
même si les contraintes du genre ne l’exigent pas, à l’effacement énonciatif et donne à ses
opinions les apparences du jugement de fait ? Pourquoi est-il encore nécessaire aujourd’hui de
rappeler que le lexique de la langue comprend des masses de termes subjectifs axiologiques et
que des questions comme « Que pense X de cette question ? Est-il pour ou contre ? Est-ce bien ou
mal à ses yeux ? » constituent des réactions spontanées inéluctables aux dires des autres ?
This article is situated at the crossroads of Discourse Analysis, Argumentative Rhetoric and the
philosophical concept of Ethics. It aims at raising the problems inherent to the issue of discursive
positioning. It will attempt to reexamine this notion through the prism of the argumentative
concept of judgment or discursive stand, in order to contribute to a conceptualization of the
notion of an Ethics of discourse. This paper attempts to answer epistemological questions such
as: 1) why does taking a stand in public imply that the speakers recur, in numerous genres of
discourse, and even if the genre does not require it, to erasing any trace of discursive
subjectivity, thus making opinions appear as judgments of fact? 2) Why is it still necessary today
to remind linguists that the lexicon of a language contains a myriad of subjective axiological
terms and that questions such as “what does X think about this? Is he for or against it? Does he
like it or not?” constitute spontaneous inescapable reactions to the words of others? Lastly, why
would a discourse analyst preoccupied by referential truth, but similarly by “ethical rectitude”
and axiological rationality, have to turn to a theory of argumentation in order to deal with the
ins and outs of judging ? This article starts with a presentation of a theoretical frame dealing
with the necessity to take into account not only referential truth, but also and in close relation to
it, of value judgments and axiological rationality. The coexistence between the speaker’s
discursive responsibility and his argumentative responsibility, and the coexistence of the issues
of “referential truth” and “ethical rectitude”, should be considered jointly. Three case studies
will then allow us to move from theory to practice. The first two cases deal with the rhetoric of
the written press, analyzing first the deontological concept of “neutral commitment” and then a
fundamental journalistic rhythm: the static oscillation between two opposing poles. The third
and last example illustrates the controversial question of the linguist’s neutrality. Most scholars
subscribe to the deontological axiom of non-intervention, thus presupposing that neutrality is
linguistically and discursively possible, although simultaneously affirming that enunciative
subjectivity is inescapable.
INDEX
Keywords : ethics of discourse, value judgment, axiological rationality, “objectivity” of the
written press, researcher’s commitment
Mots-clés : éthique du discours, prise en charge, jugement de valeur, rationalité axiologique,
rhétorique « égalitaire » de la presse écrite, engagement du chercheur
AUTEUR
ROSELYNE KOREN
Université Bar-Ilan, ADARR
Pertinence de l’utilisation du
modèle de Toulmin dans l’analyse
de corpus
The relevance of Toulmin’s model in case studies
Emmanuel de Jonge
Merci à Ruth Amossy et Jürgen Siess pour leurs conseils, à Roselyne Koren et Dominique
Maingueneau pour leur relecture approfondie du texte.
Introduction
1 Le terme « analyse du discours » recouvre une série d’approches qui se sont
développées ces dernières années dans le domaine de l’argumentation et dont le projet
consiste à pouvoir décrire un texte dans toutes ses dimensions, contextuelles,
narratives et socio-discursives. Dans cette perspective, l’analyse du discours a de
nombreux points de contact avec la rhétorique aristotélicienne, l’approche
perelmanienne de l’argumentation et la sociologie du langage. A ce titre, elle peut se
féliciter d’être résolument transdisciplinaire et de réussir à rassembler plusieurs
domaines de recherche pour parvenir à son objectif : comprendre le discours dans
toute sa complexité.
2 L’approche que nous exposerons ici s’inspire des derniers développements en analyse
du discours (R. Amossy, D. Maingueneau, P. Charaudeau, M. Angenot), en rhétorique à
orientation anthropologique (E. Danblon) et en linguistique textuelle (J.-M. Adam).
Dans cette optique, nous considérons que la réflexion rhétorique et argumentative ne
peut se concevoir que dans une perspective empirique qui prend en compte à la fois la
fonction persuasive et la dimension cognitive du langage ; il s’ensuit que la réflexion
rhétorique doit se focaliser sur l’arrière-plan cognitif et psychologique du discours, ce
dernier étant vu comme le « niveau de surface » d’un ensemble de phénomènes
complexes plus « profonds ». En outre, notre perspective se place dans une vision
anthropologique-naturaliste de l’activité langagière qui stratifie les normes de
7 Au plan cognitif, les déclarations sont une expression linguistique fiable des
représentations mentales collectives d’une période déterminée. Promulguées à la suite
d’un événement marquant, elles sont le traité de réunion de la communauté autour
d’un socle commun de nouvelles valeurs et de nouvelles directions. Ainsi, dans la
plupart des préambules de déclarations ou de constitutions, on trouve une référence à
l’histoire du pays, et dans le cas des grandes déclarations fondatrices, une mise en récit
de l’événement qui a divisé la communauté.
8 L’articulation formelle des déclarations les rendent particulièrement propices à
l’analyse : elles sont constituées d’un préambule qui joue le rôle de justification et d’une
proclamation qui peut être considérée comme la conclusion du raisonnement. Dans
cette mesure, l’analyse à l’aide du modèle de Toulmin de leur structure logique formelle
va tendre à un objectif double : montrer comment la déclaration fonctionne à un niveau
micro-linguistique mais aussi permettre de lier la structure profonde - ce qu’exprime la
déclaration - à l’analyse des discours qui se situent dans le paradigme de pensée de
cette dernière.
9 Dans cette réflexion, nous nous concentrerons sur trois déclarations exemplaires qui
appartiennent au même champ topique, celui des droits de l’homme : la Déclaration
d’Indépendance américaine, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la
Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
Figure 1
résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables
et sacrés de l’Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les
Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin
que leurs actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à
chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus
respectés; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des
principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la
Constitution et au bonheur de tous.
En conséquence, l’Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les
auspices de l’Etre suprême, les droits suivants de l’Homme et du Citoyen.
Figure 2
14 Dans cette Déclaration, le récit n’a qu’une fonction limitée puisqu’il n’est pas
explicitement raconté dans la Déclaration. On sait que les droits de l’homme n’ont pas
toujours été respectés et qu’il y a eu corruption de gouvernements mais cela peut
s’appliquer à n’importe quelle situation. L’absence de récit accentue la dimension
globalisante et universelle de la Déclaration puisque le préambule exprime une vérité
générale et abstraite qui a un caractère sacré et transcendant dans la communauté. Ici
comme dans la DI, le droit à la révolte, garanti par Dieu 1, soutient la dynamique
dialectique et permet aux hommes en ultime recours, chaque fois que leurs droits sont
bafoués, d’agir afin de rétablir l’état de liberté et de justice 2.
15 En ce qui concerne l’articulation entre structure profonde (les représentations
mentales) et structure de surface (l’argumentation), on peut remarquer une très forte
similitude entre les garanties et les fondements de la DDHC et ceux de la rhétorique
pré- et post-révolutionnaire. En effet, une fois le nouveau paradigme établi, la
dynamique critique va continuer à fonctionner dans le même mouvement, ce qui
signifie qu’en examinant tout discours critique qui s’inscrit dans le paradigme post-
Révolution Française, on observera le même mouvement.
16 Le texte suivant est une exhortation à la suppression du véto royal, publié par
Robespierre en 1789 :
Il ne faut plus nous dire continuellement : La France est un État Monarchique; et
faire découler ensuite de cet axiome les droits du Roi, comme la première et la plus
Figure 3
Figure 4
nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette
Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation,
de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures
progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application
universelles et effectives, tant parmi les populations des États Membres eux-mêmes
que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction.
21 L’analyse toulminienne révèle la structure particulière de ce préambule. Nous avons
établi ailleurs (de Jonge 2008) que les énoncés (3) à (7) sont tous des conséquences
historiques de l’énoncé (2), à savoir la Seconde Guerre Mondiale et son traumatisme sur
les populations européennes. Bien que l’énoncé (1) exprime une vérité générale, il n’a
pas de cohérence logique, en première position, avec l’articulation du préambule. En
effet, (1) exprime un principe général qui est posé, alors que paradoxalement, c’est (2)
qui semble avoir causé la prise de conscience de (1). La référence aux droits de l’homme
comme protection du citoyen ne peut pas logiquement précéder la proclamation de ces
droits pour la première fois.
22 (2) est donc la garantie de ce raisonnement, garantie qui diffère des deux garanties que
nous avions établies dans les préambules précédents en ce qu’il ne s’agit plus d’une
vérité générale mais d’une référence à un événement particulier (voir l’utilisation de
des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité, ce qui implique que les
actes barbares sont spécifiques et définis) :
Figure 5
fondements, est totalement différent, l’un s’exprimant comme l’idéal voulu par les
Lumières ; l’autre comme une crainte par rapport à un événement traumatisant.
L’événement de bouleversement du paradigme ne vient plus s’inscrire dans une
dynamique prospective de remplacement des fondements mais dans une peur
rétrospective de répétition du fondement originel. Contrairement aux idéaux présentés
dans la DDHC (où la volonté de ne pas répéter la période de l’Ancien Régime était un
moyen pour obtenir le bonheur politique), l’évitement de la répétition des événements
négatifs constitue la finalité de la DUDH :
Figure 6
Hitler Haider
Allemagne Autriche
La race allemande ne doit pas se faire empoisonner par Les étrangers volent le travail des
des étrangers Autrichiens
25
Cette inférence est acceptable dans un contexte contemporain, le saut cognitif vers la
conclusion « Haider risque d’exterminer les étrangers » semble pratiquement
inévitable. La justification de l’empêchement de l’accession d’Haider au pouvoir,
analysée dans un modèle de Toulmin, pourrait être exprimée comme suit : « Il faut
empêcher le retour de la possibilité des actes barbares », ce qui est équivalent à la
garantie mise au jour dans la DUDH.
26 L’énoncé aurait donc la forme d’une prédiction nécessaire basée sur une seule
expérience, et donc sur la peur du retour de cette expérience. Ainsi, loin d’être une
mise en scène fictionnelle, la « menace » représentée par le risque de retour aux actes
barbares est bien réelle et utilisée avec sa force prédictive, et donc avec une force
persuasive de nécessité dans l’argumentation contemporaine. Tous les traits qui sont
potentiellement similaires à la situation qui a précédé la Deuxième Guerre Mondiale
sont considérés comme pertinents pour effectuer un passage direct vers la prédiction
négative. La rhétorique contemporaine, et en particulier la critique politique,
s’articulent autour de la comparaison possible avec les événements qui ont précédé la
Shoah. Tout trait de ressemblance, parfois choisi en dépit du moindre critère de
pertinence, est utilisé dans la critique pour prédire le retour aux actes barbares, vu
comme la réalisation irrépressible de la prédiction.
27 A un niveau plus général, cet éclairage de la Déclaration de 1948 par l’analyse
toulminienne mérite d’être mise à l’épreuve d’un certain nombre de discours et
mouvements de pensée qui ont émergé après la Seconde Guerre Mondiale, et qui,
analysés en surface, n’ont apparemment pas de réel rapport entre eux, mais une fois
examinés en lien avec la structure profonde, peuvent révéler des bases de
représentations psycho-cognitives communes, relatives au traumatisme de la Seconde
Guerre Mondiale. On peut citer le négationnisme, les débats sur la liberté d’expression,
sur la discrimination ou certains mouvements post-modernes à titre d’exemple, qui
entretiennent tous une relation plus ou moins particulière au fondement du
paradigme.
Conclusion
28 Comme nous avons pu le constater, le modèle de Toulmin permet, dans ce type
d’analyses, de révéler l’articulation entre la structure profonde - ce que signifie
l’argument - et la structure de surface - la manière dont l’argument est exprimé. A ce
titre il semble être un outil nécessaire et indispensable à l’analyse du discours car il
permet d’en inclure toutes les dimensions et de travailler de manière empirique sur les
corpus de textes. Il est un élément essentiel de la méthode d’analyse, à côté de
considérations socio-discursives et rhétoriques de l’analyse des textes et discours. Nous
avons donc tenté de montrer le lien entre deux disciplines, la rhétorique et l’analyse du
discours, qui doivent se complémenter afin de former une réflexion homogène qui
rassemble l’ensemble de ce qui peut être dit à propos d’un texte, mais aussi de son
arrière-plan psychologique et cognitif. C’est là tout l’enjeu d’une vision
transdisciplinaire de la rhétorique et de l’argumentation.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Ce droit à la révolte est exprimé dans l’article 2 de la DDHC : « Le but de toute association
politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont
la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».
2. Une remarque intéressante m’a été communiquée à ce sujet par Roselyne Koren, qui voit dans
certains extraits de la DDHC et de la DI une légitimation implicite du recours à la violence. Bien
que nous n’ayons pas la place pour nous étendre sur ce sujet, il semble effectivement pertinent
de constater la présence de nombreux éléments sous-entendus justifiant la violence, et ce dans
les deux déclarations ; ces éléments devenant explicites dans la version de 1793 de la DDHC :
- Article 27 : Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les
hommes libres
- Article 33 : La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme
- Article 35 : Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple
et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs
RÉSUMÉS
A travers cette réflexion, nous montrons comment le modèle de Toulmin, en tant qu’outil logico-
argumentatif, peut aider à la description de mécanismes rhétoriques et argumentatifs opérant au
sein du discours. Ce modèle permet en effet de mettre en avant la justification d’un argument et
d’analyser comment celle-ci s’articule à son fondement, vu comme le cadre topique dans lequel
cette justification s’inscrit. Nous examinons le cas particulier des Déclarations des droits de
l’homme, exemplaire dans cette perspective d’analyse. Leur structure est divisée en trois
catégories: préambule, proclamation, articles, qui correspondent à la structure du raisonnement
argumentatif justification-conclusion. L’analyse de ce corpus permet, d’une part, de vérifier des
hypothèses à propos de la topique des droits de l’homme et de son articulation au sein des
discours, d’autre part de jeter les bases d’une méthode d’analyse toulminienne qui suppose la
corrélation entre le fondement au sens technique que lui donne Toulmin et le fondement en tant
qu’instance psycho-cognitive qui dépend de facteurs cognitifs tant que culturels. L’analyse
montre en effet les différences de vision du monde qui peuvent être dégagées de la comparaison
des schémas toulminiens. La présence du génocide et des actes barbares au sein de la justification
de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 est centrale pour comprendre le
renversementde perspective sur les droits de l’homme par rapport à la Déclaration de 1789. En
1789, les droits de l’homme étaient proclamés comme moyens d’accéder au bonheur ; alors qu’en
1948 ils sont une condition nécessaire de non-reproduction des actes barbares. Les conséquences
pour les discours sont très importantes, puisque dans le premier cas, l’orateur va se positionner
dans un cadre utopiste pour argumenter ; alors que dans le second l’expérience traumatique de la
Seconde Guerre Mondiale constituera un anti-exemple dans lequel il faut puiser les moyens
d’éviter la reproduction de l’événement. Nous utiliserons le terme de désenchantement pour
qualifier cette disposition psycho-cognitive qui affecte toute la rhétorique. Au niveau des
discours d’opposition, on constate une immixtion du génocide dans le politique, que ce soit dans
les discours négationnistes, théories du complot, ou dans les discours sur l’esclavage, mettant en
jeu une concurrence des victimes. La méthode d’analyse toulminienne permet cet éclairage, et
établit ainsi un lien essentiel entre la rhétorique et l’analyse du discours.
How can we use Toulmin’s model in the analysis of specific case studies? It seems that it has been
almost exclusively used for either discussions in logical reasoning, or for theoretical discussions
about probability. In this article, I want to show that Toulmin’s model can be very useful for
Discourse Analysis since it allows the analyst to extract mostly implicit warrants and backings. In
my view, the notion of backing is related, on the one hand, to its technical argumentative side,
and on the other hand, to the psycho-cognitive foundation of any reasoning, linked both to
cognitive dispositions and to cultural factors. The Toulminian analysis thus proves to be very
interesting when discussing deep-level arguments in a text. The article is divided into two
sections. The first one is devoted to a comparative analysis of three Declarations: the 1776
American Declaration of Independence, the 1789 Declaration of the Rights of Man and the
Citizen, and the 1948 Universal Declaration of Human Rights. I assume that the declarations
constitute the linguistic expression of the deep-level or “backing” of society’s discourses. They
show which warrants the argumentation is based on, in other words, on the basis of which values
the society is going to argue. In the specific context of democracies concerned with human
rights, it is interesting to make the justifications of such political regimes explicit in order to
better our understanding of the rhetorical paradigm of contemporary discourses. Through the
Toulminian analysis of the preamble of these declarations—which play the role of justification in
the classical syllogistic reasoning, I show that whereas they seem equivalent in terms of backings,
the Universal Declaration of Human Rights actually exhibits another backing: the specific event
of the genocide and the horrors of World War II. This has serious consequences on the type of
rights that will be proclaimed and on the idealistic dimension of human rights. In one case, it will
be the Enlightenment ideals and hopes, in the other, the negative hope that the tragedy of World
War II can never be reproduced. I argue that this point can explain most of the political discourse
phenomena of contemporary democracies—especially France. The particular context of the
French situation is due to the fact that it is influenced both by the traditional Enlightenment
conception of human rights and by the World War II paradigm. The influence of World War II and
Jewish genocide on current argumentation is very clear, especially if we examine “paradigmatic”
analogies, which block the argumentation at its earliest stage. It is sufficient to say about
someone that he is like Hitler to exclude him from the argumentation community. Political
correctness might, in some sense, derive from that phenomenon. This is what I ultimately
discuss, putting forward hypotheses to be confirmed by further research.
INDEX
Keywords : Toulmin (Stephen), declaration, human rights, rhetoric, argumentation, political
discourse
Mots-clés : Toulmin (Stephen), déclaration, droits de l’homme, rhétorique, argumentation,
discours politique
AUTEUR
EMMANUEL DE JONGE
Université Libre de Bruxelles, GRAL (Laboratoire de Linguistique Textuelle et de Pragmatique
Cognitive)
Genres de discours
Performance… et contre-
performance communicationnelles :
des stratégies argumentatives pour
le débat politique télévisé
Communicative performance in the media: A discourse analysis of
argumentative strategies for political debate on TV
Guylaine Martel
entre les partis d’opposition à Ottawa, c’est le Bloc qui les a organisés. Quand les
Libéraux ont eu besoin de nous autres sur le mariage gay, une chance que le Bloc
était là. < (Harper :) Nous n’avons changé des choses : nous n’avons pas changé des
choses: > Écoutez un instant. La démocratie pour vous est-ce que c’est seulement le
pouvoir ? < (Harper :) Non ce n’est pas : > Vous avez été dix ans dans l’opposition,
est-ce que vous avez perdu votre temps ? < (Harper :) Non c’est : > Moi la démocratie
c’est de représenter ceux et celles qui nous font confiance, de défendre leurs
intérêts leurs valeurs ce qu’ils veulent < (Harper :) Oui mais: > mais ce n’est pas de
ma faute si ce que vous proposez ne correspond pas aux intérêts des Québécois. <
(Animateur :) Monsieur Harper > Je ne suis pas responsable de votre impuissance
moi.
2 Cette expérience soulève deux questions auxquelles j’essaie de répondre dans mes
travaux de recherche actuels :
1) Qu’est-ce que la performance communicationnelle ?
2) Sur quoi les informateurs fondent-ils leur évaluation de la performance
communicationnelle ?
3 Qu’ont évalué, au juste, les électeurs au cours du « Débat des chefs » et quels procédés
ont été perçus qui motivent leur évaluation de la performance communicationnelle des
politiciens ? Du point de vue de l’analyse du discours, les deux questions sont
intimement liées : la performance communicationnelle est observable à partir des
stratégies de communication qui ont été élaborées en vue d’atteindre certains objectifs
d’efficacité. L’analyse fine de ces stratégies discursives devrait faire apparaître ce qui
est conçu comme étant performant, tout au moins pour la diffusion médiatique de
l’information dite sérieuse.
3. Opérationnaliser la performance
communicationnelle
3.1. Comment se co-construit le sens ?
4.2. La contradiction
Extrait 3.
Jean Charest, chef de l’opposition :
Vous dites aux contribuables que selon votre dernier plan là à votre dernier
congrès que les réductions d’impôts arriveront pas avant 2010 alors que vous :
pendant la même campagne électorale vous leur dites que vous voulez offrir des
crédits d’impôts pour que les gens puissent se payer des voyages.
17 La contradiction (Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988 : 264) consiste, pour un locuteur,
à opposer deux propositions clairement incompatibles et à montrer l’intention de
l’adversaire de les appliquer toutes les deux, faisant ainsi ressortir une faille dans son
raisonnement. L’effet de ce procédé rhétorique s’en trouve décuplé : sur le plan de
l’argumentation, les deux propositions sont perçues comme étant irréalisables puisque
fondamentalement incompatibles11 ; quant à la personne qui en fait la proposition, le
4.3. Le contraste
Extrait 4.
Mario Dumont, chef du parti de formation récente :
Et tout ça pourra se faire en plus de travailler pour mieux utiliser l’argent dans
notre réseau public qui demeure prioritaire, moins d’argent dans les tours à
bureaux, plus d’argent près des patients, pour des se : ressources sur le terrain.
21 Mais l’analyse révèle que le chef du troisième parti privilégie les formes atténuées
d’opposition (40 %), construisant ainsi un discours de conciliation. La stratégie est donc
à l’opposé de celle du chef de l’opposition. Plutôt que d’attaquer ses adversaires, sa
stratégie consiste à rehausser son image auprès du public, à se montrer beau joueur,
soutenant que les propositions des autres candidats sont valables, mais prétendant que
les siennes correspondent davantage aux aspirations des électeurs. Tout empreint de
compromis, son discours s’incarne principalement à travers la concession (27,4 %).
4.4. La concession
Extrait 5.
Mario Dumont, chef du parti de formation récente :
D’abord on est tous égaux devant la maladie c’est un principe avec lequel on est
d’accord. Une personne a un accident grave rentre dans le réseau public va être
traitée.
4.5. La prolepse
Extrait 6.
Mario Dumont, chef du parti de formation récente :
Je vous mentirais si je vous disais que les derniers mois n’ont pas été difficiles. Mais
quand on brasse la cage, qu’on fait de profondes remises en question, de véritables
propositions de changement, on peut s’attendre à déranger bien des gens qui eux
sont satisfaits de l’état actuel des choses.
BIBLIOGRAPHIE
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Publications de l’Université de Provence)
NOTES
1. Le Lab-O, dirigé par Guylaine Martel, s’intéresse aux stratégies de communication élaborées
par les médias audiovisuels pour la diffusion de l’information, principalement les téléjournaux et
les débats télévisés. Le GSR, dirigé par Guy Paquette, se spécialise dans les méthodes d’évaluation
de la réception en communication publique. Les travaux du GSR portent principalement sur les
campagnes publicitaires visant la sécurité routière et les effets de la violence à la télévision.
2. Cette affirmation est fondée sur l’étude de 130 téléjournaux produits sur les principales
chaînes généralistes francophones de la télévision québécoise. Du plus standard au plus original,
les nombreux formats de diffusion de l’information témoignent des efforts d’imagination que
déploient les chaînes de télévision pour ratifier les auditoires les plus variés. Nous travaillons
présentement à la conception d’un ouvrage répertoriant toutes ces stratégies de diffusion de
l’information.
3. L’actant en situation de dispositif médiatique renvoie à un énonciateur multiple qui intègre
l’ensemble des voix que composent l’équipe de production et la chaîne de télévision. L’auditoire
en studio, lorsqu’il y en a un, est considéré comme un actant relevant lui aussi du dispositif
médiatique. Bien qu’il consiste en un échantillon du public des téléspectateurs, il sert
généralement les objectifs de la production télévisuelle—pensons seulement aux animateurs de
foule qui indiquent à l’auditoire quand rire et quand applaudir—et il est régi par les mêmes
contraintes contextuelles.
4. Voir Charaudeau 1991; 1997; 2005; Goffman 1981.
5. Pour l’information télévisée, voir Charaudeau (1997) et Martel (2004). Pour le talk show, voir
Charaudeau (1991) et Tolson (2001). Pour le discours politique télévisé, voir Charaudeau (2005),
Simons et Aghazarian (1986) et Trognon et Larrue (1994). Pour des types variés de discours
médiatiques, voir Fairclaugh (1995), Hutchby (2005 ; 2006), Livingstone et Lunt (1994), Scannell
(1991), Scollon (1998), Thompson (1995) et Tolson (2006).
6. Voir Burger 2002 ; Charaudeau 1995.
7. Voir Amossy 1999 ; 2000 ; Kerbrat-Orecchioni et De Chanay (à paraître).
8. Voir Martel et Turbide (2005 : 196-225) pour l’analyse complète des stratégies d’opposition des
politiciens lors du Débat des chefs de la campagne de 2003.
9. Voir les techniques d’accentuation dans Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988 : 194).
10. Voir les techniques d’atténuation dans Perelman et Olbrechts-Tyteca (618).
11. Voir la dissociation notionnelle dans Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988 : 550-609).
12. Voir les relations mathématiques dans Perelman et Olbrechts-Tyteca (262).
RÉSUMÉS
Selon la perspective interactionniste dans laquelle s’inscrit cette étude de la communication
médiatique, la qualité de la performance communicationnelle repose en grande partie sur la
capacité des locuteurs à simuler une interaction aussi naturelle que possible avec un public
absent ou, dans les termes de Goffman (Forms of Talk, 1981), à le ratifier de manière à co-
construire avec lui un message qui produit du sens. L’analyse des stratégies argumentatives
produites par des politiciens au cours d’un débat télévisé révèle qu’en fonction de ce genre de
production médiatique et des identités professionnelle et personnelle des politiciens, certains
procédés rhétoriques sont particulièrement efficaces pour assurer la performance
communicationnelle.
This interactional approach to communication in media context suggests that the quality of the
performance rests mostly on the speaker’s capacity to simulate, with an absent audience, an
interaction as natural as possible or, in Goffman’s terms (Forms of Talk, 1981), to ratify the public
in order to produce a message that makes sense. The analysis of some argumentative strategies
used by politicians during a debate on TV reveals that, according to this type of media
production and to the professional and personal identities of the politicians, some rhetorical
procedures are particularly appropriate to support communicative performance.
INDEX
Keywords : communication in the media, theory of interaction, discourse analysis, rhetoric,
argumentation, political discourse
Mots-clés : communication médiatique, théorie de l’interaction, analyse du discours,
rhétorique, argumentation, discours politique
AUTEUR
GUYLAINE MARTEL
Université Laval (Québec), Département d’information et de communication, Laboratoire sur les
Stratégies de l’Oral (Lab-O)
De la micro-analyse à l’analyse
globale des correspondances :
lettres de combattants pendant la
Grande Guerre
Soldiers Letters - from Micro to Macro Analysis: Correspondences during the
Great War
Sylvie Housiel
Introduction
1 La principale question qui se pose lorsqu’on traite de correspondances de la Grande
Guerre consistant en quelques 12000 lettres est de savoir comment passer de la micro-
analyse à l’étude d’un corpus aussi considérable. Comment l’AD peut-elle brasser une
masse aussi importante de textes pour éclairer le fonctionnement et les enjeux des
lettres de combattants ? C’est ce que nous allons tenter d’examiner ici.
2 Mon travail de recherche se donne pour objectif de montrer, avec les instruments de
l’AD, de quelle(s) façon(s) le rapport des combattants français à la guerre de 14-18 s’est
élaboré à travers leur discours épistolaire. Il s’agit d’explorer les écrits dans leur
dimension interactionnelle, en y cherchant les traces d’un parcours qui ne prend sens
que dans sa continuité, c’est-à-dire dans le déploiement temporel de la correspondance.
Je parle de continuité car il semble que l’analyse ne puisse saisir un certain nombre
d’indices qu’à deux conditions : prendre en compte les relations entre les
interlocuteurs, mais aussi s’attacher à des correspondances complètes, chaque lettre
apportant un nouvel éclairage à la précédente et à la suivante dans une logique
d’ensemble.
1. Le corpus et sa particularité
3 Le nombre de lettres émises pendant la Grande Guerre est impressionnant. Selon
Carine Trevisan (2003 : 331-341), environ mille lettres par combattant auraient été
rédigées pendant toute la durée du conflit, soit en moyenne une lettre par jour et par
soldat. La sélection des correspondances effectuée tente de respecter la diversité du
statut des combattants : de tous âges, de toutes religions, de toutes situations sociales
et familiales, ils ont servi dans des armes différentes couvrant des zones géographiques
françaises dissemblables. Pourtant un point commun relie ces hommes des tranchées :
leur statut de combattant au front, d’acteur et de témoin qui partage une expérience
vécue avec ses proches à travers une correspondance suivie. La variété présentée doit
permettre d’élaborer un corpus représentatif du polymorphisme des épistoliers. Il se
compose de correspondances publiées, mais aussi inédites provenant de particuliers. Le
corpus est constitué de documents authentiques d’ordre privé et familial.Le matériau
rassemblé, tenant compte des critères d’hétérogénéité cités précédemment, explore
toute la durée de la guerre. Certaines correspondances couvrent à elles seules les
quatre années et demie de conflit, d’autres, une seule année ou deux seulement et
indifféremment.
4 La particularité de ce corpus repose sur l’interaction épistolaire qui apparaît comme un
lieu de construction d’images et d’entreprises argumentatives. Dans un contexte de
guerre, la situation précise d’interaction contraint l’épistolier à respecter deux règles
auxquelles il est soumis. La première relève de la censure militaire, la seconde se situe
au niveau de l’autocensure qu’il s’inflige volontairement dans le but de rassurer la/le
destinataire sur sa condition. Aussi importe-t-il de prendre en compte l’impact de ces
deux contraintes sur l’écriture lors de l’analyse : elles suscitent souvent l’élaboration
d’un discours pour l’autre qui présente l’évènement d’une façon indirecte et nécessite
par là le recours aux diverses stratégies discursives que constituent les syllogismes, les
métaphores, les comparaisons, les exemples, l’implicite, le non-dit, etc. Dans sa
dimension implicite aussi bien que littérale, l’interaction épistolaire permet d’explorer
la façon dont le combattant élabore son expérience dans le partage avec l’Autre
qu’autorise la lettre privée. Son analyse permet de dégager dans le discours des
combattants des informations qui ne sont pas toujours contenues dans la littéralité du
texte.
5 Mon hypothèse est que la lettre de guerre, de par sa nature, fournit sur le vécu des
poilus des informations qui ne se trouvent nulle part ailleurs et permet de dégager des
façons de penser, des attitudes, des sentiments, qui souvent ne se disent
qu’indirectement, soit parce qu’ils ne peuvent s’énoncer explicitement, soit parce qu’ils
échappent à la claire conscience de l’épistolier qui trahit dans les dessous de l’écriture
quelque chose qu’il n’est pas capable de conceptualiser. Aussi l’implicite est-il aussi
important, sinon plus, que l’explicite - à savoir, ce qui s’élabore dans l’interaction au
niveau des thèmes abordés et des prises de position délibérées.
interlocuteurs, énoncé et énonciation) - est un axe principal dans l’analyse qui explore
à la fois la situation de discours, les conditions de production, le rapport de places, la
doxa et l’interdiscours, l’ethos.
7 J’examinerai ici les modalités d’insertion de la propagande dans la correspondance des
combattants. Je m’en tiendrai au moment de l’entrée en guerre, pour vérifier ce qui se
dit dans le rapport qu’entretient le discours épistolaire avec la parole officielle sur la
guerre. Ainsi, le passage de la micro à la macro-analyse prend ici pour axe central les
modalités selon lesquelles l’interdiscours est inséré dans la lettre privée.
3. Exemplification
8 Pour exemplifier cette démarche, je propose d’examiner un échantillon de
correspondances qui relèvent de la première année du conflit, l’année 1914, et plus
précisément de la période de l’entrée en guerre qui couvre le premier mois (août-
septembre 1914). Si l’on se base sur une première lecture, il semble que le consensus
sur la nécessité du conflit est unanime : telle est en tout cas l’image que construit
l’épistolier récemment mobilisé à l’intention de ses destinataires restés à l’arrière : « Je
bous d’impatience : nos armées se battent et nous sommes l’arme au pied » - 17 août
1914 (Ferry 2005 : 316). « Nous nous trouvons les derniers encore de tous les régiments
de réserve […] On a un peu honte de se trouver si loin : il faudrait pourtant qu’on ne
nous laisse pas trop derrière, ce ne serait pas à notre honneur » - 19 août 1914 (Castex
1996 : 47). « Ici, les régiments sont partis avec un entrain magnifique et c’étaient des
Normands! » - 10 août 1914 (Bénard 1999 : 16), « Il arrivera ce qu’il voudra, car nous
sommes prêts et remplis d’espérance » - 2 août 1914 (Berger 2005 : 97). Et il semble
également que la nouvelle ait été reçue avec calme et confiance : « Ici la vie est calme.
Le temps est magnifique et tout respire le calme et la confiance » - 13 août 1914
(Lemercier 2005 : 24). « J’ai si bien dormi cette nuit, malgré l’orageuse chaleur [….] j’ai
fait de si aimables rêves … » - 5 août 1914 (Tanty 2002 : 49). Cette image du mobilisé
impatient de se battre, calme et confiant que l’on retrouve dans la majorité des
correspondances, quelle que soit l’arme, la zone géographique, l’âge ou le statut social
des épistoliers, ne relève pas seulement du désir de rassurer les proches sur le sort du
soldat fraîchement mobilisé. Il faut aussi s’interroger sur la ou les raison(s) de son
élaboration en le mettant en perspective sur le discours de propagande qui circule à
cette époque.
9 Si l’on s’en réfère aux historiens, la propagande du moment se résumait à présenter la
guerre comme courte et victorieuse : « L’idée que la guerre serait courte est à peu près
toujours complétée par l’idée qu’elle serait victorieuse » (Becker 1977 : 493). A la
question de savoir si personne ne mettait en doute que la guerre dût être courte et
victorieuse, J.-J. Becker, dans le chapitre « Les Français au mois d’août », répond
nettement : « Quelles que soient les sources utilisées, on trouve toujours le thème d’une
guerre de courte durée » (ibid. : 494). L’équation « brève et victorieuse » suppose
également sans grandes pertes, comme le laisse entendre la déclaration suivante : La
France aime son armée et compte qu’elle revienne bientôt victorieuse (ibid. : 37). C’est
également ce que précisent S. Audouin-Rouzeau et A. Becker : « Car tout se passe en
effet comme si les cadres de représentations cristallisées fin juillet-début août 1914,
alors que l’on ne savait rien encore du type de guerre à venir et que dominait, en outre,
l’idée d’une guerre courte susceptible de n’entraîner que des sacrifices limités, avaient
discours commun (Ducrot 1984). Il reproduit non seulement les déclarations sur la
victoire certaine de la France, mais aussi une argumentation sur la culpabilité de
l’ennemi qui, selon lui, garantit le succès final de l’armée française. La voix collective à
laquelle il se rallie lui permet de se définir par rapport à sa destinataire comme un
patriote dont l’ethos préalable, bien connu d’elle, se confirme : son image de vaillant
officier de carrière est maintenue, voire valorisée, par son volontariat. Il soutient
d’ailleurs cet ethos en insérant un exemple : « un petit Alsacien de Ribeauvillé qui a
confectionné un drapeau qu’il a placé dans son sac pour planter sur sa maison quand il
retournera là-bas et qui me serrait la main à ma briser les os » (6 août, p. 14). La
chaleureuse reconnaissance de ce « petit Alsacien » permet au locuteur de souligner
indirectement la grandeur de son propre geste. L’argument de la « revanche »
conditionné par le statut de la destinataire qui, il faut le préciser, est alsacienne,
autorise la justification de la guerre en même temps qu’il crédite doublement le
locuteur : il construit ici un ethos non seulement de patriote mais aussi de libérateur
d’une terre dont sa femme est originaire.
15 Ce point nous montre que l’épistolier s’identifie complètement à la communauté
combattante, mais aussi comment l’échange épistolaire suscite et autorise l’apparition,
dans le discours, de représentations inhérentes à la perception du conflit. Or, l’échange,
entièrement basé sur la justification de son volontariat à l’intention de la destinataire,
commence à introduire progressivement une notion particulièrement intéressante qui
tend à compléter l’image de l’Allemagne jusqu’ici présentée uniquement comme
fautive. En effet, c’est dans sa tentative de se consoler du relèvement de son poste de
commandement que nous apprenons, et ce malgré l’incessante et répétitive projection
de mobilisés partant au combat la fleur au fusil, que l’épistolier s’avère être conscient
de la puissance militaire de l’ennemi et des nombreuses pertes humaines qu’elle
implique : « Tout le monde me fait espérer cependant que les pertes énormes
auxquelles il faut s’attendre, créeront des vacances et que tôt ou tard j’aurai ma petite
part de gloire » (10 août, p. 16). Intéressante mais en même temps grave révélation,
pour le moins involontaire, que l’échange a provoquée : admettre ces pertes, c’est aussi
reconnaître une certaine supériorité militaire de l’Allemagne. Ainsi, la scène du joyeux
départ des braves soldats français vers une victoire rapide et inoffensive soutenue par
le discours de l’époque, se voit soudain transformée en celle d’un « envoi » d’hommes
vers une mort certaine et en toute connaissance de cause. Nous voyons comment, en
essayant de faire partager un sentiment personnel qui lui tient à cœur, en essayant de
se consoler et de se rassurer sur un éventuel commandement qu’il espère obtenir dans
l’avenir, et toujours dans la tentative de construire un ethos qu’il veut valorisant,
Bénard insère dans son discours un indice important : la reconnaissance d’un ennemi
dont l’image militaire ne correspond pas à ce que le discours commun se plaît à
véhiculer. Au fil de l’échange, Bénard confirme sa parfaite connaissance de la réalité :
« J’ai 4000 hommes en réserve et nous avons ainsi de quoi boucher les trous que les
grandes batailles vont faire » (p. 17). L’expression pour le moins curieuse de « boucher
les trous » déjà employée dans les mêmes circonstances dans sa lettre du 4 août (« il y
aura des hommes, environ 4000 en réserve, pour boucher les trous », p. 14), semble
confirmer que Bénard ne croit pas à la thèse d’une guerre courte et sans pertes, pas
plus qu’à une victoire facile et encore moins à l’infériorité d’un ennemi qu’il place dans
cet échange en position de supériorité par rapport à la France.
16 C’est donc en voulant projeter à l’intention de son épouse un ethos d’officier dont la
position implique une connaissance des faits militaires, qu’il construit une image de
prédomine dans le discours commun pour revendiquer une décision rationnelle, fruit
d’une délibération personnelle fondée sur l’argument de la supériorité militaire de
l’ennemi.
23 Robert Hertz, 33 ans, ethnologue, entreprend la même entreprise justificative que les
épistoliers précédents dans les échanges avec sa femme, à qui il veut faire accepter sa
décision de se porter volontaire au front. Je précise cependant qu’il faut distinguer
Bénard et Dubarle de Pottecher et Hertz, les deux premiers ne cherchant pas à faire
adhérer leur destinataire à leur décision de volontariat, alors que chez Pottecher et
Hertz, le discours révèle une nette visée argumentative. Au début de cette
correspondance, l’image du mobilisé mise en place dans l’échange concorde avec celle
présentée par les épistoliers précédents : « tout le monde est plein de bonne humeur ;
mais nulle tension, nulle fièvre » (10 août, p. 42). Là aussi, l’image du mobilisé calme et
confiant est de rigueur et une attitude posée et réfléchie s’impose. Sa détermination au
combat ne fait aucun doute : « le moral est excellent, les gars sont décidés à vaincre ou
se faire tuer ».Dans ce tout premier contact, l’image qu’il donne de lui et de ses
camarades est entièrement conforme à celle du patriote que véhicule le discours de
l’époque. De plus et selon lui, elle s’accorde parfaitement avec celle du socialiste qu’il
est : « Les Allemands se sont trompés s’ils croient entrer chez nous comme ils voudront.
Les socialistes sont les plus enragés ».Le ralliement des socialistes au combat se justifie
par l’Union Sacrée autour d’un discours commun de défense de la patrie face à un
agresseur coupable. L’image de bravoure collective qu’Hertz construit par de nombreux
exemples dans son échange avec la destinataire et dont il se présente comme exclu, a
pour but de soutenir une argumentation : l’entreprise qui vise au départ à rassurer
l’autre se meut en une véritable argumentation en faveur de son volontariat. Nous
rappelons que le régiment de Hertz appartient à la réserve territoriale qui, par
définition, n’est pas vouée au combat.
24 Or la nécessité de combattre est principalement issue de la construction par Hertz
d’une certaine image de l’Allemagne : « Chérie, nous ne sommes pas de ceux qui se
faisaient des illusions et qui ignoraient la force de l’ennemi » (26 août, p. 46). Je précise
que le nous se rapporte aux interlocuteurs (à Hertz et à son épouse), et que la
destinataire a un statut d’intellectuelle. Le début de la correspondance de Hertz se
présente donc exactement de la même façon que celui des épistoliers précédents dans
la forme, dans le sens, dans l’ordre et dans l’évolution du discours. Encore faut-il
préciser que ceux de Pottecher et de Hertz se focalisent progressivement et tout
particulièrement sur une même entreprise de persuasion.
25 On trouve là un point qui demandera une étude plus approfondie dans la suite de la
recherche : le besoin de voir adhérer le ou la destinataire à la décision de combattre et,
par là, le besoin de justification que l’épistolier éprouve. Ce dernier point fournit
l’exemple d’un axe qui se dégage au cours de l’analyse, et qui n’est pas perceptible à
une première lecture littérale.
26 Jules Isaac, 37 ans, historien, mobilisé, présente à sa femme, comme Dubarle, la
déclaration de la guerre sous le signe de la gravité : « Quelle que soit la gravité de
l’heure, je garde le plus ferme espoir ». Bien que rejoignant le discours de propagande
dans l’idée de la guerre de défense, il confirme pareillement sa connaissance de la
puissance militaire allemande :
J’en prépare une [conférence] pour les hommes sur l’Allemagne pour leur montrer
ce dont personne ne doute plus, que la cause de la France est la cause de la
devoir militaire » (Dubarle) ou encore de « dette envers la France » (Hertz). Mais quelle
que soit la raison qu’ils ont pu évoquer (pour justifier et se justifier), tous savaient
pertinemment les risques qu’ils encouraient et ce point nous semble important dans
l’exemple de patriotisme qu’ils ont donné.
Conclusion
30 La méthode appliquée au corpus empirique que représentent les lettres de la Grande
Guerre dont j’ai tenté de donner une esquisse, permet de canaliser le matériau. Dans la
masse des correspondances, j’ai effectué tout d’abord un découpage chronologique, et
j’ai dégagé celles qui couvraient le premier mois du conflit (d’août à septembre 1914)
pour voir comment les soldats français sont entrés en guerre et analyser l’attitude des
combattants. De cette lecture, j’ai dégagé un axe commun basé sur le fait que le
discours épistolaire construit dans l’interaction une image de l’Allemagne qui me
semblait différente de celle que véhiculait la propagande dans l’évaluation donnée par
l’épistolier de la puissance militaire de l’ennemi. Cette observation, issue d’une grande
partie du corpus, m’a incitée à analyser la représentation de l’Allemagne telle qu’elle
s’élabore dans les lettres de chaque épistolier. Pour cela, il fallait tout d’abord examiner
le statut de l’épistolier, la nature du destinataire, la situation de discours, etc., mais
aussi la fonction que cette construction remplissait dans l’interaction. Ainsi, au fil des
analyses, je me suis aperçue qu’elle n’était pas traitée pour elle-même mais était mise
en place par les épistoliers pour différentes raisons relatives à leur statut et à l’éthos
qu’ils souhaitaient projeter à l’égard de leur destinataire respectif : certains se
lançaient dans une véritable entreprise de persuasion pour justifier leur volontariat et
obtenir l’adhésion de leur interlocuteur, d’autres entrevoyaient le moyen de valoriser
leur geste, d’autres encore souhaitaient souligner le côté rationnel de leur décision.
C’est alors qu’il m’est apparu que, quel que fût l’objectif de chacun, ils ont tous utilisé
une même image de supériorité militaire ennemie allant à l’encontre du discours de
propagande. Ce dernier point m’a permis d’établir une généralisation valable pour un
nombre considérable de correspondances, mais aussi d’établir une sous-catégorie de
combattants à partir de la façon dont ils ont projeté une image de l’Allemagne dans
l’interaction épistolaire. Ainsi d’une première lecture littérale de l’ensemble du corpus
qui a conditionné l’axe central à analyser au niveau de la micro-analyse, je suis
parvenue à élaborer un tableau d’attitudes à l’entrée en guerre.
BIBLIOGRAPHIE
Correspondances de guerre
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Grancher)
Berger, Gérard. 2005. Une lettre par jour, tome I : De novembre 1913 à septembre 1915 (Saint-Etienne :
Bibliothèque du CERHI)
Castex, Henri. 1996. Verdun années infernales : Lettres d’un soldat au front (août 1914-septembre 1916)
(Paris : Imago)
Ferry, Abel. 2005. Carnets secrets 1914-1918 suivis de lettres et notes de guerre (Paris : Grasset)
Hertz, Robert. 2002. Un ethnologue dans les tranchées, août 1914-avril 1915 (Paris : Editions du CNRS)
Isaac, Jules. 2004. Un historien dans la Grande Guerre: lettres et Carnets 1914-1917 (Paris : Sejer/Colin)
Lemercier, Eugène Emmanuel. 2005. Lettres d’un soldat août 1914-avril 1915 (Paris : Bernard
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Pottecher, Jean. 2003 [1926]. 1914-1918 Lettres d’un fils : Un infirmier de Chasseurs à pied à Verdun et
dans l’Aisne (Louviers : Ysec)
Tanty, Etienne. 2002. Les violettes des tranchées : Lettres d’un Poilu qui n’aimait pas la guerre (Paris :
Italiques)
Références bibliographiques
Audouin-Rouzeau, Stephane et Becker, Annette. 2000. 14-18 retrouver la guerre (Paris : Gallimard)
Becker, Jean-Jacques. 1977. Comment les Français sont entrés dans la guerre (Paris : Presses de la
Fondation nationale des Sciences politiques)
Strachan, Hew. 2005 [2003]. La première guerre mondiale (Paris : Presses de la Cité)
Trévisan, Carine, 2003. « Lettres de guerre », Revue d’Histoire Littéraire de la France,2, pp. 331-341
RÉSUMÉS
Le nombre imposant de correspondances émises par les combattants français de la Grande
Guerre nécessite l’élaboration d’un cadre méthodologique précis approprié au corpus et
permettant d’en brasser la masse. L’étude utilise les instruments de l’Analyse du discours et de
l’argumentation afin d’éclairer un fonctionnement discursif propre aux lettres des combattants.
Dans cette perspective, les écrits sont explorés dans leur dimension interactionnelle,
représentationnelle et communicationnelle en tenant compte du déploiement temporel de la
correspondance et de son cadre spatio-temporel. Nous verrons comment le passage de la micro- à
la macro-analyse s’opère par l’étude des modalités selon lesquelles les épistoliers traitent de
l’événement dans leur échange avec l’autre au moment de l’entrée en guerre. La parole du
combattant est examinée dans une perspective de polyphonie et de dialogisme qui l’inscrit dans
un discours commun, ou l’en détache. L’attitude épistolière ainsi dégagée dans l’espace de
l’interdiscours contemporain permet de faire entendre la voix d’un groupe, celui des
combattants, qui se distingue par la spécificité de sa perception du conflit.
The important number of letters written by French soldiers during World War I calls for an
adequate methodological frame allowing for the organization of the data. The study uses the
tools of Discourse Analysis and Argumentation in order to enlighten the nature of epistolary
exchange in the combatants’ letters. In this perspective, the written documents are explored in
their interactional, communicational and representational dimensions, while taking into
consideration the evolution of the correspondences and their spatio-temporal frame. We will see
how the shift from micro- to macro-analysis can be achieved by studying the way the soldiers
deal with the event in their communication with the other at the very beginning of the war. The
epistolary discourse is examined through a perspective of polyphony and of dialogism inscribing
it in a common discourse, or detaching it from this interdiscourse. The epistolary attitude
displayed by such an analysis of the letters at this precise period allows us to hear a single voice
common to a group distinguished by its specific perception of the conflict.
INDEX
Mots-clés : échange épistolaire, correspondance de guerre, macro-analyse, interdiscours,
polyphonie, dialogisme
Keywords : epistolary exchange, war correspondence, macro-analysis, Interdiscourse,
polyphony, dialogism
AUTEUR
SYLVIE HOUSIEL
Université de Tel-Aviv, ADARR
Sivan Cohen-Wiesenfeld
1. État de la recherche
1 Le domaine de la diplomatie a fait l’objet d’investigations dans les champs les plus
divers : études philosophiques et politiques à tendance morale, ouvrages de diplomates
et de juristes, recherches en histoire des relations internationales, diplomatique 1,
études sur la négociation et, plus récemment, tentatives d’études sémiotiques, et même
ébauche d’analyses dans le domaine de la pragmatique linguistique (Kurbalija and
Slavick 2001 ; Pascual 2004). Cependant, le discours diplomatique en tant que tel n’a
jusqu’à présent pratiquement pas été étudié par les sciences du langage 2. La présente
étude est prélevée sur un travail de plus grande envergure (une thèse de doctorat) qui
se propose de combler cette lacune3. Il tente en effet de mettre en lumière le
fonctionnement discursif de l’échange diplomatique à l’aide des méthodes élaborées
dans les domaines de l’analyse du discours, de la pragmatique et de l’analyse
argumentative. Ce faisant, il prend en compte le contexte spatio-temporel de
l’interaction, et pose l’hypothèse que l’analyse de la rhétorique épistolaire peut
contribuer à la compréhension des relations franco-allemandes de l’époque.
2. Le corpus
2 Le corpus consiste en un ensemble de lettres tirées des quarante tomes d’archives
diplomatiques, publiées entre 1929 et 1958 par la commission de publication des
documents relatifs aux origines de la guerre de 1914 du Ministère français des Affaires
3. Genres de correspondance
3.1. La dépêche et la note
5 Cette distinction est d’ailleurs connue dans les milieux diplomatiques, où l’on distingue
nettement entre « les dépêches et les notes » (dépêches diplomatiques est le nom
générique de tous les courriers, lettres ou télégrammes échangés au sein du ministère ;
notes diplomatiques est le nom générique de toutes les formes de correspondance entre
les États, qui s’étendent de la « note verbale » non signée adressée à la suite d’une
conversation et en reprenant les termes, à la lettre diplomatique signée, en passant par
toutes les formes de notes et mémorandums ou mémoires à la troisième personne). Les
règles concernant ces deux types de correspondance ont été établies au cours des
siècles et rassemblées d’abord dans des ouvrages de diplomates. Le plus ancien et le
plus reconnu est celui du diplomate et homme de lettres François de Callières (1717), à
la fin du règne de Louis XIV, De la manière de négocier avec les souverains, qui est devenu
aujourd’hui un des classiques internationaux de la négociation (réédité en 2000 aux
États-Unis). Il a été suivi par des manuels de diplomatie et de droit diplomatique. On
retrouve jusque dans des ouvrages récents les mêmes règles, actualisées. Elles se
traduisent par un certain nombre de contraintes génériques. Le rapport, par exemple,
bien qu’il se présente sous forme de lettre, doit être complet, véridique, ne pas
chercher à persuader mais à informer, et surtout « ne pas prétendre éclairer le
gouvernement dont il attend des ordres » (objectif, informatif et non argumentatif). Il
doit correspondre à l’ethos de l’honnête homme, qui est capable de parler de tout sans
se piquer de rien (Maximes de La Rochefoucauld, 1665), et pour lequel, entre autre, « Le
moi est haïssable » (Pensées de Pascal, 1660).
6 Les notes que les gouvernements étrangers échangent entre eux sont, au contraire, des
textes argumentatifs qui ont pour but de convaincre la partie adverse et d’emporter
son consentement. Mais elles doivent le faire sous une forme impersonnelle et distante
(d’où l’emploi fréquent de la troisième personne), en respectant un ensemble de règles
strictes concernant la forme des documents, la terminologie et les formules de courtoisie
qui relèvent du protocole, un style qui comprend la clarté de l’expression, l’emploi de
termes appropriés ne laissant pas de place à l’équivoque), et la forme de l’argumentation :
construction logique, rigueur du raisonnement ; pas de sous-entendus, de phrases
obscures, de contradictions, de conclusions ne découlant pas des prémisses,
d’arguments mineurs mêlés aux arguments importants. De plus, elle se caractérise par
le respect indispensable des règles de la courtoisie internationale, dont le rôle est
notamment de réglementer l’expression de la subjectivité. Pas d’insultes ni d’injures,
des expressions « adoucies », dans le cas de la protestation des euphémismes et des
périphrases permettant de contourner les expressions trop crues. Ces règles sont
contraignantes, puisque leur omission peut aboutir au rejet de la note (renvoi à
l’expéditeur).
7 Or, si la note respecte relativement bien ses contraintes génériques, le rapport par
contre, les enfreint fréquemment, soit directement, soit indirectement.
8 Pour illustrer la rhétorique de la note diplomatique, texte présentant une dimension à
la fois fortement argumentative et très formaliste, nous prendrons un exemple
17 Cependant, ces deux sous-genres relèvent d’un même type de discours : le discours
diplomatique. Diplomates et spécialistes des sciences politiques le répètent dans tous
leurs ouvrages : le discours du diplomate possède une visée spécifique et répond aux
contraintes antinomiques qui pèsent sur la diplomatie : il s’agit de concilier la défense
des intérêts nationaux particuliers tout en empêchant la guerre, voire en construisant
la paix. La communication diplomatique est donc le fruit d’un compromis constant
entre des exigences contradictoires. Cette caractéristique émerge en particulier dans
les négociations. Forme pacifique de résolution des conflits internationaux, la
négociation diplomatique ne cherche pas à éviter ou à ignorer les conflits d’intérêts,
inhérents aux relations internationales. Elle a pour but de s’y confronter, mais même si
elle ne parvient pas à concilier les vues contradictoires, elle doit cependant s’efforcer
d’éviter l’échec radical de l’interaction qui marque la fin de la paix. Les conséquences
d’un tel échec prennent ici des proportions d’ordre international. Ces contraintes
antinomiques sont à l’origine des tensions internes qui traversent ce discours de part
en part, et qui se traduisent par des « choix » discursifs et linguistiques, lesquels
trouvent leur expression dans la correspondance diplomatique.
La correspondance interétatique, par contre, qui met les deux États en « face-à-face »
sans intermédiaire, montre bien cette place prépondérante du Face Management et des
procédés « adoucisseurs » (Kerbrat-Orrecchioni 1992 et 1994) des actes menaçants.
29 Les caractéristiques que le sens commun relie de façon quasi-automatique et
stéréotypée au discours diplomatique, comme l’ambiguïté ou l’ostentation, prennent
donc sens si on les considère dans le cadre de la visée globale d’un genre de discours et
de ses contraintes.
l’Allemagne se fait jour une certaine autocritique, qui reste cependant dans les limites
du patriotisme consensuel et apparaît uniquement dans les dépêches confidentielles,
portant d’abord sur la responsabilité de la guerre de 1870 (facilitée il est vrai dans ce
domaine par le changement de régime), puis s’élargissant parfois à l’ensemble de la
politique et de la société françaises. Cependant, l’image d’un adversaire à la fois méfiant
et peu fiable perdure à travers toutes les parties du corpus étudiées, rendant illusoires
les diverses tentatives de rapprochement sur des bases d’intérêts économiques (à la
période coloniale, puis en 1894-1898 et enfin en 1909-1911), impuissantes à
« transformer les sentiments », selon le souhait exprimé par le baron de Courcel en
1885. Ces « sentiments » étant cristallisés autour du thème de l’Alsace-Lorraine,
question « hors diplomatie »10, point d’achoppement des relations entre les deux pays.
Conclusion
32 L’étude des deux aspects de la correspondance diplomatique – échanges interétatiques
officiels et rapports internes – permet d’appréhender le fonctionnement d’un discours
institutionnel à deux faces, dont le pivot, à la fin du XIXe, début du XXe siècle, est
encore constitué par le personnage de l’ambassadeur, représentant de l’État vis-à-vis de
l’étranger, et en même temps informateur de son propre gouvernement.
33 Les notes interétatiques gardent un caractère formel et distancié, nécessaire à la
préservation de l’harmonie des relations entre les États. Elles n’en sont pas moins des
textes fortement argumentatifs, cristallisant des positions antagonistes, et exprimant
des points de vue subjectifs « masqués » sous des arguments rationnels. Les rapports
des diplomates, contournant les contraintes liées à leur but strictement informatif en
contexte hiérarchique, se présentent comme des lettres à forts enjeux relationnels,
dans lesquelles la construction de l’ethos et de l’image de l’autre occupe une place
prépondérante, et où la subjectivité de l’énonciateur émerge sans cesse sous différentes
formes.
34 Le rapprochement de ces deux formes de correspondance, représentant les deux faces
d’un même discours, permet, notamment, de mettre en lumière le fonctionnement des
échanges diplomatiques à cette période ainsi que l’évolution de l’interaction discursive
entre deux pays.
35 Au-delà des divergences dues à l’inscription de ces genres dans des contextes
énonciatifs différents, la visée particulière de la diplomatie réalise l’unité de ce
discours. Obligé de concilier des contraintes antinomiques, le discours diplomatique
utilise les formes de l’indirection, de l’implicite et de l’échange ritualisé pour assurer la
sauvegarde du territoire et de la « face » des nations, au sens propre comme au sens
figuré. La notion de frontière, qu’il s’agisse de la délimitation entre intérieur et
extérieur, propre à toute institution, ou de la frontière identitaire entre le moi
communautaire et l’étranger semble ici une donnée structurante du discours.
BIBLIOGRAPHIE
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Commission de publication des documents relatifs aux origines de la guerre de 1914 (Paris :
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des Auswärtigen Amtes (Berlin : Deutsche Verlagsgesellschaft für Politik und Geschichte)
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Anscombre, Jean-Claude et Ducrot, Oswald. 1995 [1983]. L’argumentation dans la langue (Liège :
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Callières, François de. 1717. De la manière de négocier avec les souverains, de l’utilité des négociations,
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Manner of Negotiating with Princes (New York : Houghton Mifflin)]
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Kerbrat-Orecchioni, Catherine.1998 [1e éd. : t. I, 1990, t. II, 1992, t. III, 1994]. Les interactions
verbales (Paris : A. Colin)
Renouvin, Pierre. 1955/1957. Histoire des relations internationales. Le XIXe siècle. De 1871 à 1914 :
l’apogée de l’Europe (Paris : Hachette)
Siess, Jürgen (éd.). 1998. La lettre entre le réel et la fiction (Paris : Sedes)
ANNEXES
Portrait de l’Empereur Guillaume II par l’ambassadeur Herbette dans son rapport du 14
juillet 1888
Hier, à Postdam, j’ai pu observer tout à loisir l’Empereur que je n’avais pas eu depuis
plusieurs mois l’occasion de voir de près. Je l’ai trouvé très épaissi de carrure et, comme
il n’est que de taille moyenne, la lourdeur du buste donne à l’ensemble de la personne
une vulgarité disgracieuse. La tête est peu développée, le front n’a pas d’ampleur ; les
pommettes sont saillantes ; les yeux clairs et sans expression. La physionomie générale
est celle d’un sous-officier « bon enfant » mais dur et brutal.
[…] Au point de vue physique, l’empereur Guillaume qui n’a pas trente ans, a la force de
la jeunesse et non la vigueur d’une robuste santé. Son sang doit être vicié par la
scrofule, sinon par un principe cancéreux. Bien que sobre (je ne l’ai vu boire qu’un
verre de vin du Rhin et manger que très peu), il a une tendance marquée à
l’embonpoint. En un mot, il ne porte pas les signes de la longévité.
Au point de vue moral, il ne me paraît pas d’une intelligence supérieure, son
tempérament est vif, enjoué, brusque, audacieux et entreprenant.
Tout cet ensemble ne m’inspire pas, je dois l’avouer, une grande confiance dans la
modération et la sagesse du pupille de M. de Bismarck. (Berlin, 14 juillet 1888)
NOTES
1. Science critique née au XVIIe siècle (Dom Jean Mabillon, De re diplomatica libri sex, 1681), dont
le but premier était de distinguer les faux qui proliféraient depuis le Moyen Age. Apparentée à la
fois au droit et à l’histoire, la diplomatique étudie les actes (jugements, contrats… - ou diploma,
appelés « chartres » au Moyen Age) datant de l'époque byzantine jusqu’aux « temps modernes ».
2. Signalons cependant le très récent ouvrage de C. Villar, parlant d'une « diplomaticité » pour
définir ce discours diplomatique qu'elle considère comme un « type universel », situé « hors du
temps et de l'espace » (Villar 2006 : 9).
3. Ce texte présente les conclusions d’une thèse de doctorat sur « Le discours diplomatique sous
sa forme épistolaire : étude de la correspondance diplomatique sur les relations franco-
allemandes entre 1871 et 1914 », sous la direction de R. Amossy (décembre 2006, Université de
Tel-Aviv).
4. Voici par exemple, un extrait d’une dépêche du 24 juillet 1911 :
« Votre Excellence ne partage pas mes appréhensions au sujet de la perspectives d’une nouvelle
conférence pour régler les difficultés marocaines… je crois fermement que la réunion d’une
conférence présente de graves inconvénients, et nous ôte tout espoir d’en finir avec les difficultés
contre lesquelles nous luttons depuis longtemps… Je prie votre Excellence d’arrêter un moment
son esprit sur les modifications apportées à l’état de choses existant au Maroc depuis 1906, du fait
de l’Allemagne, de l’Espagne et de la France… Nous mettrons fin, il est vrai, en allant à la
conférence, au dialogue que nous avons entamé avec l’Allemagne, et celle-ci aura l’affront de voir
échouer les réclamations excessives qu’elle nous a présentées. Il se trouvera des Français pour
qui cette satisfaction d’une minute suffira à masquer les conséquences graves de cette solution. Je
ne pense pas que des hommes soucieux de l’intérêt de leur pays doivent se conduire par des
considérations d’amour-propre… » (Dépêche du 24 juillet 1911 de l’ambassadeur Jules Cambon au
ministre des Affaires étrangères de Selves)
5. Voir par exemple cette dépêche du président Thiers adressée à Gontaut-Biron, premier
ambassadeur de France à Berlin après la guerre de 1870 :
« Nous voulons la paix, nous devons la vouloir pour notre sûreté intérieure autant que pour notre
sûreté extérieure. Le contraire serait de notre part, de la folie. A mon âge, je ne puis désirer
d’autre gloire, si je puis aspirer à en avoir, que celle de pacifier mon pays, de lui procurer
quelques années de repos, de calme, de bien-être et de lui procurer, en un mot, non pas du bruit
mais du bonheur. C’est le bonheur qui lui rendra des forces et qui remettra son moral. J’ai vaincu
la démagogie par le canon ; je ne vaincrai l’anarchie intellectuelle et morale que par un long
apaisement. Je comprends cela, et, si je ne le comprenais pas, je n’aurais pas signé la paix que j’ai
signée, le cœur déchiré, mais l’âme haute, parce que je savais qu’il n’y avait pas autre chose à
faire. » (Dépêche du 18 avril 1872)
6. Autres exemples :
« Bien cher ami, Je reçois votre lettre et votre dépêche du 14. Je m’associe à vos sentiments et à
vos impressions. Je les partage. Je vous remercie et je vous embrasse avec reconnaissance »
(Dépêche du 16 mai 1875 du duc Decazes, ministre des Affaires étrangères à l’ambassadeur
Gontaut-Biron).
« Je n’ai jamais cru pour ma part, à la possibilité d’un concours effectif et sincère de l’Allemagne
dans une négociation quelconque pouvant tourner au profit de la France. Vous devinez sans
peine que les derniers événements ne sont pas de nature à me faire revenir sur mes sentiments
antérieurs. » (Lettre particulière du ministre Flourens à l’ambassadeur Herbette, sans date
d’expédition, arrivée à l’ambassade le 16 mars 1887)
« J’ai plus d’une fois entretenu vos prédécesseurs des sentiments pacifiques de l’Empereur, mais je
leur ai en même temps indiqué que le souverain ne serait peut-être pas toujours de force à
opposer une résistance victorieuse à certains courants qui peuvent entraver la paix. » (Dépêche
du 22 juin 1914 de l’ambassadeur Jules Cambon)
7. Exemple tiré des entretiens d’avril 1911 entre Jules Cambon et Kiderlen-Wächter sur une
éventuelle occupation française de Rabat et la possibilité d’une action française sur Fez. Dans une
lettre du 5 avril 1911 Jules Cambon avait tenté de persuader le secrétaire d’État allemand de la
nécessité pour la France d’occuper le port de Rabat, afin d’assurer la sécurité des Européens
résidant à Fez. L’ambassadeur y affirme entre autre que la France n’a pas l’intention par son
action de modifier le statu quo instauré par l’accord d’Algésiras de 1906, qui consacrait
l’indépendance du Maroc. Dans sa réponse, le secrétaire d’État allemand reformule les propos de
son interlocuteur en soulignant le caractère temporaire (mot non employé dans la lettre
française) de l’occupation éventuelle de Rabat pour le mettre en doute, en se fondant sur un
précédent (l’occupation française de Casablanca, laquelle, intervenue dans des circonstances
semblables, est devenue permanente) et introduire son propre discours.
8. Il s’agit de la question de la libération des prisonniers après la guerre de 1870.
9. Les dépêches fourmillent alors de réflexions de ce type :
« J’ai pu me convaincre malheureusement une fois de plus que, grammaticalement et
moralement parlant, le mot français de générosité n’avait pas son équivalent dans la langue
allemande […] » (Dépêche du 22 novembre 1871, de MM. Goulard et de Clerq, plénipotentiaires
français aux négociations de Francfort).
« Ne voyez-vous pas déjà poindre cette tactique favorite du Prince de Bismarck, consistant à
représenter ses adversaires comme les agresseurs, et l’Allemagne obligée bien malgré elle de
faire une guerre qui n’est qu’un acte de défense ? » (Dépêche du 7 mai 1875 de l’ambassadeur
Gontaut-Biron au duc Decazes)
10. Au Marquis de Noailles qui lui vante en 1899 les vertus du rapprochement avec l'Allemagne,
Maurice Paléologue, alors directeur de cabinet au ministère des Affaires étrangères, objecte
l'Alsace-Lorraine, et Noailles capitule : « Je n'ai plus rien à dire… Je ne suis plus compétent :
l'Alsace-Lorraine, ce n'est plus de la diplomatie ! »
RÉSUMÉS
Cette étude décrit les caractéristiques du discours diplomatique qui s'est tenu entre la France et
l'Allemagne de 1870 à 1914, à travers l'analyse de deux « sous-genres » de la correspondance
diplomatique : les lettres échangées entre le ministère et les ambassadeurs, et la correspondance
interétatique. Ces deux genres relèvent de pratiques socio-discursives différentes et ne
poursuivent pas les mêmes objectifs. Leur point commun est néanmoins le rôle central joué par
l’ambassadeur qui est l’axe de la communication. Bien que très formelles et distanciées en vue de
préserver l’harmonie internationale, les notes entre États sont des textes fortement
argumentatifs qui cristallisent des positions antagonistes et expriment des points de vue
subjectifs « masqués » par des arguments rationnels. Les rapports diplomatiques, en dépit
de leurs contraintes génériques, comportent des enjeux relationnels et laissent un espace
considérable à la présentation de soi, ou construction d’ethos. L'analyse de leur spécificité permet
à la fois d'éclairer le fonctionnement de l'interaction discursive entre les deux pays au long de la
période, et de dégager les différents aspects d'un discours jusque-là relativement ignoré par les
sciences du langage. Au-delà de la distinction entre les genres, certains traits constitutifs du
discours diplomatique peuvent être dégagés. Dans l’obligation de concilier des objectifs
antithétiques tels que la défense des intérêts nationaux et la préservation de la paix
internationale, le discours diplomatique a recours à des formes linguistiques qui privilégient
l’indirection et l’implicite. Il a également recours à des formes d’échange ritualisées permettant
de sauvegarder le territoire et la face des nations. Les frontières identitaires entre les egos
nationaux transparaissent également dans la matérialité du discours, en particulier dans les
périodes de crise internationale.
This paper describes the characteristics of the diplomatic discourse between France and
Germany from 1870 to the First World War through the analysis of a corpus of diplomatic
correspondence. The latter is divided into two main genres: the letters exchanged between
foreign ministries and ambassadors, and the correspondence between states. These two genres
reflect different socio-discursive practices and aim at different objectives; their main common
point is the role played by the ambassador as the central axis of the communication. Although
very formal and distanced in order to preserve international harmony, the notes between states
are strongly argumentative texts which crystallize antagonist positions and express subjective
points of view “masked” by rational arguments. Diplomatic reports, in spite of their generic
constraints, have high relational stakes, and leave considerable room to self-presentation, or the
construction of ethos. The concomitant analysis of these two forms of diplomatic correspondence
enlightens the way diplomatic exchanges work at this period and helps to understand the
evolution of the discursive interaction between the two involved states. Beyond this distinction
between genres, some constitutive features of diplomatic discourse can be identified. Because it
must reconcile antithetical aims such as defense of national interests and preservation of
international peace, diplomatic discourse has to use linguistic forms that are oblique and
implicit. It also recurs to ritualized exchanges in order to save the territory and the “face” of
nations. Identity borders between national egos can be perceived as well in the materiality of the
discourse, especially during periods of international crisis.
INDEX
Mots-clés : discours, échange épistolaire, genre, diplomatie
Keywords : discourse, epistolary correspondence, genre, diplomacy
AUTEUR
SIVAN COHEN-WIESENFELD
Université de Tel-Aviv, ADARR
Eithan Orkibi
Ce texte a bénéficié de l’aide précieuse de Ruth Amossy et de Jürgen Siess. Nous remercions
également Jean-Philippe Legois et Pierre Moulinier pour leurs remarques et suggestions.
Introduction
Si l’on peut parler d’une génération intellectuelle de la guerre d’Algérie, c’est en
raison d’une manifestation autonome de son existence, dans le cadre spécifique de
l’Union Nationale des Étudiants de France (Winock 1989 : 32).
1 L’objectif de cette étude est d’analyser la construction de l’image de soi qui s’est
effectuée dans le discours étudiant en France pendant la guerre d’Algérie, et la façon
dont elle s’est mise en place à travers une polarisation entre l’ancien (les
représentations du passé) et le nouveau. En raison de la visée argumentative de cette
construction, nous recourons à la notion d’ethos dans son sens rhétorique classique, à
savoir l’image de soi que le locuteur construit à travers son discours pour exercer une
influence sur son auditoire (Amossy 2002 : 239). Et comme il s’agit d’une construction
collective qui concerne un groupe, un ensemble d’intervenants et d’individus
concernés, on choisira de la dénommer « ethos collectif ».
2. Cadre théorique
4 Une partie importante des études sur le fonctionnement rhétorique des mouvements
sociaux traite de la construction rhétorique de l’identité collective (Stewart, Smith and
Denton 2002 : 59-61), considérant qu’en l’absence d’une identité positive et forte, les
participants à un mouvement de protestation risquent de se sentir marginalisés,
ignorés, dépréciés, voire ridiculisés par l’opinion publique :
Protestors must have strong, healthy egos if they are to take on powerful
institutions and entrenched cultural and social customs and values. […] Protestors
must come to see themselves as substantial human beings with the power to change
their world (Stewart 1999: 91).
5 Le renforcement de l’identité collective s’effectue sur la base de la race, de l’âge, du
sexe (gender) ou du statut professionnel, et consiste en l’élaboration de traits
caractéristiques propres au groupe, à savoir l’apparence, le langage, les valeurs et les
croyances, les symboles visuels. A cette rhétorique de l’affirmation identitaire s’ajoute
une rhétorique de polarisation dont l’objectif est de consolider l’identité du groupe en
présentant péjorativement les autres :
A strategy of affirmation is concerned with judicious selection of those images that
will promote a strong sense of group identity. A strategy of subversion is concerned
with a careful selection of those images that will undermine the ethos of competing
groups, ideologies, or institutions (King and Anderson 1971 : 244).
6 Cette double rhétorique d’identification et de polarisation produit une image du groupe
avec laquelle les membres du mouvement peuvent s’identifier et à l’aide de laquelle ils
se positionnent par rapport aux autres groupes. Elle sert également à recruter des
membres potentiels et à faire adhérer d’autres auditoires au discours du mouvement.
7 C’est cette image du groupe que nous appelons ici ethos collectif. La présente étude se
propose de décrire le processus de sa construction et la manière dont il s’est élaboré
par une stratégie de polarisation. Mais alors que la rhétorique de polarisation est
traditionnellement examinée sur l’axe synchronique, à savoir l’ethos collectif face aux
autres ethè coexistants, nous l’étudierons ici sur l’axe diachronique, à savoir l’ ethos
collectif contemporain face aux ethè précédents du même groupe. C’est dans ce cadre
que la distinction entre ethos discursif et ethos préalable joue un rôle essentiel.
8 Le re-travail de l’ethos préalable est la pratique discursive au gré de laquelle le locuteur
investit son image préexistante pour construire un ethos discursif plus conforme à son
projet argumentatif (Amossy 2002 : 239). L’ethos préalable consiste en l’idée que
l’auditoire se fait du locuteur à partir de son statut social ou de sa position
institutionnelle ; des représentations sociales et des stéréotypes attachés à la catégorie
sociale à laquelle il appartient ; et des représentations préalables de la personne du
locuteur qui circulent jusqu’au moment de l’échange nouveau (Amossy 2006 : 79-82). Il
est également convenu de considérer les rôles préétablis inhérents au genre du
discours comme des éléments d’ethos prédiscursif, surtout quand la situation
communicationnelle présente un locuteur au sujet duquel l’auditoire ne dispose
d’aucune représentation préalable à sa prise de parole (Maingueneau 1999 : 78). L’ethos
discursif choisit ainsi de modifier ou de confirmer certains éléments de l’ethos
préalable. Il est élaboré par le locuteur en fonction de l’image qu’il se fait de son
auditoire : faisant partie d’une stratégie argumentative plus large, il est adapté à ce que
le locuteur considère comme les attentes de l’auditoire visé, sa conception d’un orateur
crédible et compétent, et la manière dont cet auditoire est censé percevoir le locuteur
(Amossy 1999 : 132-134).
9 Dans cette perspective, l’ethos collectif est plutôt lié aux représentations et stéréotypes
attachés à la catégorie sociale à la quelle le locuteur appartient. Ainsi, Charaudeau
suggère que :
Les individus, du fait de leur appartenance à un groupe, partagent avec les autres
membres du groupe des caractères similaires, ce qui donne l’impression, vu de
l’extérieur, que ce groupe représente une entité homogène. Une fois de plus, il est
essentialisé par un regard extérieur, ce qui engendre des stéréotypes […] L’ethos
collectif correspond à une vision globale, mais à la différence de l’ethos singulier, il
n’est construit que par attribution apriorique, attribution d’une identité émanant
d’une opinion collective vis-à-vis d’un groupe autre (2005 : 90).
10 L’étude du re-travail de l’ethos préalable d’un groupe 2 exige alors d’analyser la manière
dont ce groupe élabore sa propre histoire et retravaille une série de représentations
sociales préétablies. Nous nous attacherons principalement à l’image que les
énonciateurs ont construite en parlant explicitement d’eux-mêmes. Autrement dit,
nous étudierons ici l’image que nous trouvons dans le « dit », ou ce que Dominique
Maingueneau dénomme « ethos dit » (1999 : 91-97 ; 2002 : 64-66).
3. Etude de cas
3.1. Exprimer la volonté de renouveler le mouvement étudiant
11 En 1961, un leader étudiant, président de l’UNEF, publie un livre qu’il intitule Les
étudiants. Dans cet ouvrage, il constate qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les
étudiants français, regroupés au sein de leur nouveau syndicat, ont redéfini leur place
et rôle dans la société, modifiant de ce fait la manière dont ils se perçoivent. La
nouvelle définition de l’étudiant français, écrit-il, « est loin de la traditionnelle
définition de l’étudiant situé en dehors de la société, vivant comme une sorte de
parasite, passant le plus clair de son temps à d’agréables occupations plus ou moins
folkloriques et sans souci de son avenir » (Gaudez 1961 : 20). Il se demande alors jusqu’à
quel point les étudiants de l’an 1961 se reconnaissent dans la « nouvelle définition » de
l’étudiant comme « jeune travailleur intellectuel », telle qu’elle figure dans la Charte de
Grenoble, adoptée par l’UNEF en avril 1946.
12 Il se trouve que ce souci de faire adhérer la masse étudiante à une nouvelle définition
de ses tâches civiles au sein de la cité, élaborée autour du « syndicalisme étudiant »,
préoccupe les dirigeants « minos » de l’UNEF depuis qu’ils ont gagné le contrôle du
bureau national de l’organisation en juin 1956. Issus pour la plupart de la Jeunesse É
tudiante Chrétienne (Fischer 2000 : 216-224), ces militants « minos » placent le
renforcement de la « conscience syndicale » dans la population étudiante en tête de
leur liste de priorités, à côté, sinon avant, la Mission universitaire confessionnelle dans
laquelle ils s’engagent (Chapuis 1976 : 27-38). En témoigne une brochure diffusée parmi
les militants de la Jeunesse Étudiante Chrétienne, à la rentrée de l’année scolaire 1956 -
1957 :
Il est aisé de proclamer que le syndicalisme est un excellent moyen d’éducation,
qu’il permet l’exercice de responsabilités concrètes, qu’il peut être pour le milieu
l’occasion d’une véritable libération […] L’expérience prouve par contre qu’il est
beaucoup plus difficile de réaliser ces beaux principes. Nous avons aussi un rôle
essentiel à jouer. Nous n’admettrons jamais que le syndicalisme ne soit le fait que
de quelques dirigeants « éclairés » : il n’y a pas de syndicalisme, s’il n’y a pas,
préalablement, le souci d’y faire participer l’ensemble des étudiants (Problèmes
syndicaux 1956 : 39).
13 Ainsi, l’organe principal de la J.E.C., l’Action Catholique Étudiante, qui passe à cette
époque du format ronéotypé à l’imprimé, et dont le tirage mensuel s’accroît à 5000
exemplaire en 1956 (selon la fiche du dépôt légal, et sans compter les éditions destinées
aux classes préparatoires et aux grandes écoles), apparaît comme un instrument de
étudiants en France (Morder 2006 : 10). Le format choisi pour cette rédaction, un essai
aux éditions du Seuil, permet désormais d’approfondir le regard historique sur le
mouvement étudiant en le faisant servir aux besoins argumentatifs nés de la crise
politique5. Sensibles à la réticence que manifeste une partie importante de l’opinion
publique des étudiants à l’égard de l’engagement politique, les auteurs examinent
systématiquement les traits caractéristiques de l’étudiant et de son milieu à travers
l’histoire, puis les retiennent ou les rejettent au gré de l’image qu’il importe de mettre
en place.
21 « L’étudiant d’aujourd’hui » est constamment comparé à celui d’hier, à commencer par
l’étudiant bourgeois de la Belle Epoque, à laquelle on attache l’étiquette de
« folklorique ». C’est l’époque où les premières Associations générales des étudiants ont
été créées, avec les encouragements des professeurs et du gouvernement. Regroupés
dans une forme d’organisation destinée à développer la culture des clubs, les étudiants
sont décrits ainsi :
Issus des classes dirigeantes, [ils] viennent à l’Université pour y passer les plus
joyeuses années de leur vie et accessoirement préparer des examens que rien ne les
presse d’obtenir, car le père assure une pension confortable et apprend avec
indulgence les fredaines du fils choyé dont on sait bien qu’il s’assagira vite et pour
qui l’on prépare situation confortable et jeune femme bien élevée qui feront de lui
un homme respectable. A l’abri, pour la plupart, des soucis matériels et des
préoccupations professionnelles futures, les étudiants se livrent à des
manifestations extérieures et à des chahuts destinées à effrayer le « bourgeois », à
terroriser les jeunes bizuths ou à épater la population. Ces activités sont encadrées
et orchestrées par les associations qui se conçoivent comme des cercles plus ou
moins fermés où l’esprit de caste n’est pas absent. Une fois entré, un vocabulaire
approprié, la science du chansonnier, l’apprentissage des traditions et différents
exploits font de l’étudiant cet être hybride, en marge de la société, profondément
méprisant à l’égard de tout ce qui n’est pas étudiant (Borella et De la Fournière
1957 : 37).
22 La description de l’étudiant folklorique n’est pas sans présenter une dimension
caricaturale. Elle repose sur une série de représentations sociales qui circulent au XIXe
siècle et que diffusent la littérature ou les guides touristiques de Paris. Mais il faut voir
que cette description caricaturale de la gaîté étudiante ne se fait pas seulement l’écho
des certaines idées reçues. Elle reprend aussi un ton de dérision courant durant la
période « folklorique », où les étudiants sont la cible d’une critique, portée en
l’occurrence par le discours socialiste, qui vise le caractère bourgeois de leur milieu. La
similarité de ce passage écrit en 1957 avec les textes de la fin du XIXe siècle cités par
Moulinier (2002) est frappante :
[L’étudiant] sait que tout est arrangé pour lui dans la société… Pourquoi essaierait-il
de développer en lui l’esprit d’initiative, le jugement personnel ? La faculté pense
pour lui (Renault et Le Rouge, Le Quartier Latin, 1898, pp. 2-22, cité par Moulinier
2002 : 27-28).
23 Egalement présente dans le texte de Borella et De la Fournière figure la défense de la
gaité étudiante contre la critique issue du monde adulte ou des cercles politiques
étudiants. De même que les étudiants de l’âge folklorique n’ont pas renoncé à « la noce
et la blague » et ont réclamé leur droit au plaisir (ibid. : 28-29), de même le Syndicalisme
étudiant reste sensible à la puissance de cette tradition folklorique au sein de sa propre
génération étudiante :
Il se trouvera sans doute des esprits chagrins pour regretter le bon vieux temps où
l’on s’occupait moins de syndicalisme et plus de folklore. Laissons-les à leurs
29 Une deuxième période fort problématique est la Seconde Guerre mondiale. Le compte
rendu de cette période commence par une affirmation très claire : « L’UNEF n’a jamais
collaboré ». Mais elle n’a pas résisté non plus : « Ce qui n’était pas que frein dans
l’action (de l’âge corporatiste) va devenir erreur tragique avec la Seconde Guerre
mondiale. Confrontés à la réalité des déportations et de l’occupation allemande, les
principes corporatistes et apolitiques de l’UNEF sont ridicules sinon gravement
coupables, et cette période faillit coûter la vie au mouvement étudiant, du moins sous la
forme qu’il avait prise jusqu’alors » (ibid. : 44). Si cette période reste en dehors de
l’histoire du mouvement étudiant c’est, une fois de plus, à cause de l’absence d’une
spécificité étudiante : l’UNEF, fragile à cause de son apolitisme de l’entre-deux guerres,
laisse le terrain libre à un autre regroupement de jeunesse (Forces Unies de la Jeunesse
Patriotique, par exemple).
On ne l’accuse pas d’avoir collaboré : on l’accuse d’être restée - comme tant d’autres
- passive, de n’avoir pas su s’intégrer au magnifique mouvement de résistance qui
souleva les étudiants dès 1940, ou en prendre la tête. Quelques-uns pourtant ont
sauvé l’honneur ; parmi eux un dirigeant de l’UNEF de Lescure, organisateur de la
célèbre marche à l’Étoile des étudiants de Paris du 11 novembre 1940 (ibid. : 47).
30 A cela ils ajoutent une remarque en bas de page : « Nous ne voulons pas ici faire
l’histoire de la Résistance étudiante. Cette histoire reste à faire. Nous citons seulement
les faits principaux qui ont pesé sur l’histoire de l’UNEF après la Libération ». La
manœuvre rhétorique est évidente : admettant l’échec de l’UNEF pour déplorer
l’approche apolitique du corporatisme unéfien, on insiste plutôt sur l’engagement
d’une poignée d’étudiants, « sauveurs de l’honneur », pour arriver directement à la
création de la Charte de Grenoble, et donc présenter le syndicalisme étudiant, et
l’approche politique des « minos » en leur centre, comme un prolongement de la
résistance étudiante. La leçon tirée de la Seconde Guerre mondiale est que le
mouvement étudiant ne peut pas rester dans le corporatisme apolitique et que les
quelques étudiants qui ont participé à la Résistance doivent servir de modèle.
31 C’est alors qu’arrive la Charte de Grenoble qui ouvre « la voie à un syndicalisme
étudiant qui lutte pour la défense de l’école, la réforme de l’Université, une politique
nouvelle orientée vers la jeunesse, la reconnaissance de l’étudiant comme un jeune
travailleur intellectuel » (ibid. : 66). Les créateurs de la charte sont rebaptisés « les
hommes de Grenoble » (56), groupe de pionniers qui marquent « la victoire de l’esprit
de la Résistance » (55), dont le travail doit être continué, afin de « remuer quarante ans
de traditions et d’habitudes » (55). Cet appel à la mémoire collective débouche sur un
impératif moral, « conserver un dépôt, celui de la Libération et de l’espoir de
Grenoble » (61). Ceci est fortement accentué dès le début du livre, avec une dédicace
« aux étudiants français morts dans la Résistance, qui montrèrent aux jeunes
générations où sont la vérité et le devoir, pour le temps de paix comme pour le temps
de guerre », et une préface de Paul Bouchet, représentant la génération de la Libération
et l’un des rédacteurs de la Charte de Grenoble.
32 La dimension historique que ce livre fournit à l’ethos collectif des étudiants est donc
considérable. Si cet ethos collectif, image d’un groupe construite au gré d’un réel besoin
argumentatif, consiste à se concevoir comme les successeurs des héros de la Résistance,
c’est en fait pour justifier la prise de position politique de l’UNEF par rapport à la
guerre d’Algérie, afin que la génération actuelle ne soit pas jugée ou condamnée par
l’histoire comme collaboratrice. Dans ce sens, l’ethos collectif construit et proposé par
les « minos » correspond à un véritable souci, qui se dégage clairement du livre : il ne
faut pas laisser l’UNEF faillir une deuxième fois. Le découpage historique proposé par
les auteurs se propose, avant tout, d’associer le courant apolitique de l’UNEF, celui des
militants « majos », à une période que l’on peut qualifier de « préhistoire ». Ainsi, il ne
s’agit pas d’un simple résumé d’une série de représentations sociales et de stéréotypes
associés aux étudiants de l’avant-1946. Il y va plutôt d’une manipulation de ces
représentations qui vise à voir dans l’âge contemporain du syndicalisme étudiant,
annoncé par la Charte de Grenoble, une maturation historique.
décisif d’avril 1960, l’UNEF déclare que « le moment est venu de prendre position »
(Tribune-Socialiste, 23 avril 1960, voir notamment un cliché d’une scène folklorique de la
vie étudiante avec comme sous-titre « être étudiant, ça n’est pas seulement
chahuter… »). Le nouveau bureau reprend les relations avec l’UGEMA (Union Générale
des Étudiants Musulmans d’Algérie) et se fait immédiatement attaquer par la presse
générale, qui fait intervenir plusieurs responsables étudiants ou ceux dits « de base »
en délégitimant la prise de position politique de l’UNEF (« L’Union Nationale des
Étudiants et la politique algérienne - deux réponses », Le Figaro, 18-19 juin 1960 ;
« Pierre Gaudez et le bureau de l’UNEF jugés par la “base” », Paris-Presse, 19-20 juin
1960 ; « L’avenir du syndicalisme étudiant dépend du réveil des abstentionnistes »,
Combat, 22 juin 1960). C’est sur cette base que le ministre de l’éducation nationale
sanctionne l’UNEF en supprimant la subvention accordée à l’organisation, une décision
à laquelle l’UNEF répond par un rapport financier, affirmant qu’il « est bien éloigné le
temps où l’UNEF faisait dans son budget une part aux activités dites de “folklore”…
Ainsi, l’UNEF entre de plus en plus pleinement dans le rôle qui lui revient de par sa
nature : apporter le point de vue de l’ensemble des étudiants dans les organismes où se
débattent leurs problèmes » (UNEF, Notes sur les activités de l’UNEF, juin 1960, préface, BN
4°WZ 6924). D’un autre côté, l’UNEF est menacée par le nombre croissant des étudiants
qui penchent vers des méthodes de protestation illégales, l’insoumission ou le soutien
au FLN en qualité de « porteurs de valises » (Hamon et Rotman 1979 [1982] : 220-228 et
316-320 ; Winock 1987 : 23-24).
35 C’est pour regagner la confiance de cette « nouvelle mino » et pour réaliser le mandat
de poursuivre l’engagement politique que lui a confié l’assemblée générale
extraordinaire de l’organisation à Paris en juin 1960 (Monchablon 1983 : 112), que
l’UNEF lance un « Appel aux hommes de la Paix », invitant les mouvements de jeunesse
ainsi que des syndicaux ouvriers à la rejoindre dans une manifestation en faveur d’une
paix négociée en Algérie. Le numéro de la rentrée d’octobre 1960 de L’Étudiant de France
sera consacré à « la Grande Manif », exemplifiant ainsi une rhétorique qui cible une
action protestataire précise.
36 L’éditorial du président de l’UNEF, Pierre Gaudez, établit tout d’abord les rapports
entre le milieu étudiant et le mécontentement à l’égard de la politique française en
Algérie :
La rentrée universitaire se déroule dans une atmosphère de troubles et de
répression des libertés, et l’Université est la première cible de toutes les attaques
faites au nom sacro-saint de la Communauté nationale ! Quelle place donne-t-on à
l’Université dans ce pays ? On préfère envoyer les jeunes en Algérie s’initier aux
techniques de la guerre révolutionnaire plutôt que de leur permettre d’accéder plus
nombreux à l’enseignement. On préfère engloutir des milliards dans une guerre
anachronique plutôt que de construire des amphis, des labos et des cités
universitaires. On galvaude les valeurs traditionnelles de liberté et de justice chères
à l’Université française pour y substituer celles d’Honneur et Patrie mises à toutes
les sauces. « La guerre c’est le passé, l’Éducation c’est l’avenir ! » On ne prépare pas
l’avenir à reculons. Il est urgent de donner à l’Éducation Nationale les moyens
d’accueillir et de former les dix millions de jeunes qui arrivent à l’École et de leur
donner ainsi la notion des vraies valeurs de la Communauté Nationale (« Un avenir
alarmant ! », L’Étudiant de France, n° 22, octobre 1960, p. 3).
37 Ce discours destiné à un auditoire qui, pour sa plus grande part, entre à la faculté pour
la première fois, vise à donner au lecteur un sentiment d’appartenance plus global. Les
problèmes actuels sont observés d’une perspective plus large dans laquelle le milieu
Conclusion
41 Confrontés à une opinion publique divisée par rapport à l’engagement politique de
l’organisation étudiante, sanctionnés par les pouvoir politique sur la base de cet
engagement et constamment accusés par leurs opposants « majos » d’avoir endommagé
l’unité du mouvement, les responsables « minos » ont cherché à justifier la prise de
position de l’UNEF sur la question algérienne en construisant l’image nouvelle d’une
génération étudiante profondément touchée par les événements politiques.
42 Cette image du groupe, ethos collectif construit au gré de soucis argumentatifs bien
concrets, s’est élaborée à travers une rhétorique de polarisation entre l’ancien et le
nouveau. Afin que la génération actuelle soit perçue comme majeure, responsable,
remplissant ses rôles civils, il fallait reconstruire les images des générations
précédentes dont elle se sépare. Folkloriques ou corporatistes, les étudiants du passé
ont été présentés dans le discours étudiant comme une forme primitive du monde
étudiant : vivant en dehors de la société et se livrant uniquement à des plaisanteries
pendant la Belle Époque, ou nécessiteux et dépendants durant la période de l’entre
deux-guerres.
43 Il se trouve que le re-travail de l’ethos préalable visant à manifester une distinction
entre l’étudiant contemporain et celui d’hier a pris un tournant plus spécifique dans le
discours destiné à faire adhérer la masse étudiante à la politisation de l’organisation.
Les porte-parole du syndicalisme étudiant se sont fondés sur l’opposition ancien /
nouveau dans leur rhétorique de polarisation entre les partisans du militantisme
politique et les adhérents de l’approche apolitique au sein du mouvement étudiant.
Sans se référer directement à leurs adversaires « majos », les « minos » se sont écartés
du folklorisme et du corporatisme, termes lourdement connotés, en construisant une
image collective péjorative susceptible de renvoyer plus ou moins indirectement au
camp adverse. Au moment de l’appel à l’action protestataire, cette polarisation est
devenue plus directe, et les « majos » ont été associés explicitement à l’image péjorative
de l’ancienne génération étudiante.
44 Se démarquer d’une image préalable devenait ainsi le moyen de se distinguer d’un
adversaire idéologique. Cette stratégie s’avérait compatible avec les objectifs de
l’organisation : visant à projeter l’image d’un groupe uni, les « minos » ont construit un
ethos collectif avec lequel l’étudiant de base, le « simple étudiant », peut facilement
s’identifier. S’approprier un tel ethos collectif signifiait admettre les valeurs du progrès
plutôt que rejeter le modèle d’un autre groupe.
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NOTES
1. C’est sur la base de cette opposition que l’UNEF subit une première scission en 1957 (résolue
en 1958) et une deuxième en 1961, plus grave en raison du soutien gouvernemental à la création
de la FNEF (Fédération Nationale des Étudiants de France) qui met en cause l’exclusivité de
l’UNEF comme organisation représentative des étudiants.
2. La sociologie des mouvements sociaux qualifiera ainsi d’Image-making movement toute action
collective destinée à modifier les stéréotypes associés à un groupe donné (Pitchford 1994).
3. Editions du Seuil, Comptes d’auteur pour l’année 1957. CME Fonds François Borella.
4. Certains éléments de cet historique avaient été publiés par François Borella dans les Cahiers
Reconstruction N° 37, octobre 1956, sous le titre « Le syndicalisme étudiant : historique et
signification ».
5. « C’était pour prouver aux autres organisations syndicales, ouvrières et politiques, que les
étudiants n’étaient pas tous des nantis, des bourgeois, des profiteurs...», affirme François Borella
dans un entretien avec Jean-Philippe Legois et Eithan Orkibi à Nancy le 24 avril 2008.
RÉSUMÉS
Cet article analyse la construction de l’ethos collectif des étudiants français durant la guerre
d’Algérie. Troublée par les événements, une partie importante au sein de la direction de l’Union
Nationale des Étudiants de France (UNEF), seule organisation représentative du milieu étudiant à
cette période, revendique la politisation de l’UNEF et la mobilisation de ses adhérents en faveur
d’une paix négociée en Algérie en soutien des aspirations nationales du peuple algérien. A travers
une production discursive exceptionnellement riche, les responsables étudiants de ce courant,
promoteurs du syndicalisme étudiant, ont créé une nouvelle image du milieu étudiant dans
l’intention de remplacer l’image folklorique de l’étudiant par celle d’un citoyen responsable
politiquement engagé. Cette procédure de re-travail d’un l’ethos préalable a contribué à légitimer
l’expression politique du groupe et a facilité la mobilisation de ses adhérents. Elle a été
également utilisée dans une rhétorique de polarisation par laquelle les étudiants plus proches du
syndicalisme se sont détachés de leurs adversaires de l’UNEF, défenseurs d’un corporatisme
étudiant non-politique. Remplissant plusieurs objectifs rhétoriques, le nouvel ethos collectif des
étudiants renvoie à une population en train de se massifier dans un contexte social et politique
unique.
This article analyzes the construction of the French students’ collective ethos during the Algerian
War. Unsettled by the events, a large fraction within the leadership of the National Union of the
Students of France (UNEF), the only representative organization of this population at the time,
promoted the politicization of the UNEF and the mobilization of its members in favour of peace
negotiations in Algeria and in support of the Algerian people’s national aspirations. Through an
exceptionally rich discursive production, the leaders of this movement, who promoted student
trade-unionism, created a new image of the group meant to replace the old folkloric
representation by the image of a politically engaged and responsible citizen. This re-elaboration
of the pre-discursive ethos of the group contributed to legitimize the political expression of the
UNEF and to mobilize its members. It was also used as part of a “rhetoric of polarization” which
enabled students in favour of trade-unionism to distinguish themselves from those of the
opposite trend in the UNEF, who advocated non-political student corporatism. Serving several
rhetorical objectives, the new collective ethos designated a rapidly increasing population in a
unique social and political context.
INDEX
Mots-clés : ethos collectif, re-travail de l’ethos préalable, rhétorique de polarisation, guerre
d’Algérie (1954-1962), étudiants
Keywords : collective ethos, re-elaborating of pre-discursive ethos, rhetoric of polarization,
Algerian War (1954-1962), students
AUTEUR
EITHAN ORKIBI
Université de Tel-Aviv, ADARR
Pascale Delormas
adoptée est alors celle de la psychologie - soit des variations rhétoriques sur un même
thème. Dans ce second cas, l’ethos montré n’est pas celui d’un fou mais celui du rhéteur
habile, lecteur de Bernard Lamy (Lamy 1998 [1675]).
3 Rousseau demande explicitement que ses autographies soient lues comme des
argumentations. Le motif invoqué est la nécessité de défendre sa personne à laquelle il
serait acculé parce que ses ennemis s’acharneraient à faire de lui un monstre. Une
méta-scène judiciaire configure ainsi un « espace autographique » cohérent par la
relation qu’elle instaure entre les trois autographies. Ainsi, dès le préambule des
Confessions, Rousseau s’affirme en plaideur dans un tribunal divin, toute confiance
envers les hommes faisant défaut :
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre
à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que
j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même
franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé
d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un
vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais
avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus :
méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai
dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de
moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils
gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux
découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis
qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là. (Rousseau 1959 : 5)
4 Dans les Dialogues, le paratexte montre un auteur qui se plaint de n’être lu que comme
homme de lettres alors qu’il chercherait à entrer en relation avec un lecteur pour le
convaincre de son innocence :
Quinze jours après je retourne chez lui [il s’agit de son ami Condillac], fortement
persuadé que le moment était venu où le voile de ténèbres qu’on tient depuis vingt
ans sur mes yeux allait tomber, et que d’une manière ou d’une autre, j’aurai de mon
dépositaire des éclaircissements qui me paraissaient nécessairement suivre la
lecture de mon manuscrit. Rien de ce que j’avais prévu n’arriva. Il me parla de cet
écrit comme il aurait parlé d’un ouvrage de littérature que je l’aurais prié
d’examiner pour m’en dire son sentiment. Il me parla de transpositions à faire pour
donner un meilleur ordre à mes matières : mais il ne me dit rien de l’effet qu’avait
fait sur lui mon écrit, ni de ce qu’il pensait de l’auteur. (Rousseau 1959 : 982)
5 Rousseau attend de son ami une réaction sur la chose même dont il est question dans
les Dialogues : il lui demande de participer au procès qui lui serait fait dans la réalité et
dont son ouvrage, en présentant sa vraie nature, donnerait le témoignage.
6 Dans les Rêveries, sa troisième autographie, Rousseau prétend avoir renoncé à tout
espoir de se faire reconnaître pour ce qu’il est, mais nul n’est dupe : il s’agit d’une
ultime manifestation qui sert ses intérêts. Rappelons qu’il avait prévu de faire figurer
les Rêveries dans son Edition générale, alors qu’il prétend qu’il ne les écrit que pour lui.
les genres oratoires et les genres littéraires étant devenue fondamentale à l’âge
classique, à côté de la Rhétorique d’Aristote, Rousseau puise dans sa Poétique et dans les
Principes de littérature de Batteux (1969 [1746] et 1967 [1754]) pour donner une image de
soi positive sous une forme épique, dramatique et lyrique et construire un ethos
explicite de philosophe tour à tour héroïque, offensif et serein.
16 L’exercice scolastique de la disputatio est un dispositif argumentatif dont les trois étapes
sont particulièrement bien représentées dans les Troisième et Quatrième Promenades
des Rêveries (rappelons que les Rêveries sont constituées de dix fragments autonomes
que Rousseau a appelés des Promenades) : dans la première étape, une pensée est
soumise à la discussion, une sentence soutient une thèse (lectio) ; elle est suivie de
commentaires de nature religieuse, philosophique ou scientifique ; c’est une mise à
l’épreuve du raisonnement par des arguments contraires (quaestio), la dernière étape
est une synthèse (determinatio) ; l’anecdote confirme ou infirme une thèse qui la
précède - en cela, elle constitue un apport à l’argumentation7.
17 Dans la Troisième Promenade, la discussion s’oppose à une maxime de Solon, comme le
début et la fin de la Promenade en témoignent :
Je deviens vieux en apprenant toujours. Solon répétait souvent ce vers dans sa
vieillesse. Il a un sens dans lequel je pourrais le dire aussi dans la mienne ; mais
c’est une bien triste science que celle que depuis vingt ans l’expérience m’a fait
acquérir. (Rousseau 1959 : 1011)
Ainsi retenu dans l’étroite sphère de mes anciennes connaissances je n’ai pas,
comme Solon, le bonheur de pouvoir m’instruire chaque jour en vieillissant. (1959 :
1023)
18 La Promenade suivante conduit le discutant à accepter cette même « vérité » qu’il vient
de rejeter : « En ceci donc et en toutes choses semblables la maxime de Solon est
applicable à tous les âges. » (1959 : 1039)
19 Adresse explicite de l’auteur à son lecteur, schémas textuels et discursifs de l’exemplum,
de l’elenchos et de la disputatio empruntés à la tradition, tels sont les traits d’un ethos
montré de rhéteur au service d’une figure de philosophe en conformité avec les
attentes du public. Cette représentation se superpose à l’ethos montré et relève d’un
ethos thématisé 8.
23 A l’ethos thématisé du personnage qui porte son nom, d’abord rude puis doux, se
superpose l’ethos dit de l’écrivain dont est vanté le savoir-faire. Un passage des
Confessions fait apparaître clairement l’artifice discursif par lequel il parvient à allier
thème cruel et ethos doux :
Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela, fut celui de ma dernière lecture la
veille de mon départ. Je me rappelai aussi les Idylles de Gessner, que son traducteur
Hubert m’avait envoyées, il y avait quelque temps. Ces deux idées me revinrent si
bien, et se mêlèrent de telle sorte dans mon esprit, que je voulus essayer de les
réunir, en traitant à la manière de Gessner le sujet du Lévite d’Ephraïm. Ce style
champêtre et naïf ne paraissait guère propre à un sujet si atroce, et il n’était guère à
présumer que ma situation présente me fournît des idées bien riantes pour l’égayer.
Je tentai toutefois la chose, uniquement pour m’amuser dans ma chaise, et sans
aucun espoir de succès. A peine eus-je essayé, que je fus étonné de l’aménité de mes
idées, et de la facilité que j’éprouvais à les rendre. Je fis en trois jours les trois
premiers chants de ce petit poème, que j’achevai dans la suite à Motiers ; et je suis
sûr de n’avoir rien fait en ma vie où règne une douceur de mœurs plus
attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus naïves, un costume plus
exact, une plus antique simplicité en toutes choses, et tout cela malgré l’horreur du
sujet, qui dans le fond est abominable ; de sorte qu’outre tout le reste, j’eus encore
le mérite de la difficulté vaincu. (1959 : 586-587)
24 De la rencontre de l’ethos montré et de l’ethos thématisé du mondain, en possession des
codes de la rhétorique, et de l’ethos thématisé de l’ermite naît une figure d’auteur
ambiguë. Tandis que le choix énonciatif des Confessions masque la diversité des
instances discursives derrière l’usage du « je », les Dialogues, au contraire, jouent de leur
pluralité. Les deux ethè du rhéteur et du philosophe y sont incarnés par des
personnages différents, « Rousseau » et J.-J., l’ethos du second n’apparaissant jamais que
dans le discours du premier, à travers les paroles rapportées et les arguments échangés
à son propos.
son action de persuasion, il lui faut le faire admettre au lecteur dans sa manière même
d’écrire, c’est-à-dire à travers un ethos montré de philosophe.
Avant-hier, je lisais dans ses œuvres morales le traité « Comment on pourra tirer
utilité de ses ennemis ». Le même jour, en rangeant quelques brochures qui m’ont
été envoyées par les auteurs, je tombai sur un des journaux de l’abbé Rosier, […].
Pour mettre à profit les leçons du bon Plutarque je résolus d’employer à
m’examiner sur le mensonge la promenade du lendemain, et j’y vins bien confirmé
dans l’opinion déjà prise que le « Connais-toi toi-même » du Temple de Delphes
n’était pas une maxime si facile à suivre que je l’avais cru dans mes Confessions.
(1959 : 1024)
33 L’expression de l’effort de l’inscripteur pour atteindre une meilleure connaissance de
soi le montre comme acteur du processus et conforte naturellement l’ethos du
philosophe. L’exercice de la méditation semble se dérouler sous les yeux du lecteur et
l’inviter à y participer. Il peut percevoir les Rêveries comme un ouvrage susceptible de
le faire accéder à une connaissance générale de l’être humain. Comme l’écrit Foucault à
propos des Méditations de Descartes, les Rêveries décriraient un processus auquel le
lecteur est convié : c’est « un ensemble de modifications formant exercice, que chaque
lecteur doit effectuer, par lesquelles chaque lecteur doit être affecté, s’il veut être à son
tour le sujet énonçant, pour son propre compte, cette vérité » (Foucault 1966 : 1126).
34 La force persuasive de l’ethos discursif qui s’exerce sur le lecteur des autographies de
Rousseau naît d’ethè variés qui s’articulent : l’ethos montré du rhéteur, l’ethos thématisé
du philosophe tel que le rhéteur le met en scène, l’ethos paratopique de l’auteur issu de
ces ethè contradictoires que les Dialogues rendent explicite, et, enfin, l’ ethos du
philosophe tel qu’il est perçu dans la manière même de l’écriture du texte et dont
seules les Rêveries sont représentatives.
Figure 1
35 La distinction entre ethos montré et ethos thématisé permet de faire apparaître que les
autographies de Rousseau ne relèvent ni d’une quelconque tentative de « dire sa
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NOTES
1. . Voir P. Delormas, Genres de la mise en scène de soi. Les autographies » de Jean-Jacques Rousseau,
thèse soutenue le 13 décembre 2007 à l’Université de Paris 12-Val de Marne. Le choix d’un tel
néologisme y est justifié.
2. . Cf. P. Charaudeau et D. Maingueneau, article « captation », Dictionnaire d’analyse du discours,
Paris, Seuil, 2002. La « captation » renvoie à une stratégie de réinvestissement d’un genre de
discours dans d’autres. « Elle consiste à transférer sur le discours réinvestisseur l’autorité
attachée au texte ou au genre source. »
3. . Voir, Raconter Vivre Penser - Histoires de philosophes - 1650 -1766, Paris, Vrin/ Ehess, 2003.
4. . Pour la notion d’« ethos préalable », voir R. Amossy, Images de soi dans le discours. La
construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1999.
5. Les trois aspects distingués par la rhétorique aristotélicienne sont les tâches qui participent
de l’élaboration du discours de l’orateur : l’inventio, la dispositio et l’elocutio.
6. Polémique, satire et pamphlet s’inscrivent dans ce qu’on appelle le mode agonique. (Angenot
1982 : 38).
7. Selon la typologie établie par Perelman pour distinguer illustration et exemple, nous sommes
ici confrontés à des exemples.
8. L’ethos « thématisé » correspond à tout ce qui est dit de l’écrivain, l’» ethos dit » ne rendant
compte que de l’écriture du personnage de l’écrivain.
9. Voltaire dans le Dictionnaire philosophique proposait déjà le terme de « mêmeté », v. l’article
« Identité » : « Ce terme scientifique ne signifie que même chose ; il pourrait être rendu en
français par mêmeté. […] Vous n'êtes le même que par le sentiment continu de ce que vous avez
été et de ce que vous êtes ; vous n'avez le sentiment de votre être passé que par la mémoire : ce
n'est donc que la mémoire qui établit l'identité, la mêmeté de votre personne ».
RÉSUMÉS
Dans ses autographies, Rousseau réitère sa plainte en vue de défendre son image : il met en
œuvre les différentes catégories aristotéliciennes de l’éloquence – épidictique, judiciaire et
délibératif. Le mode d’adresse au lecteur et les modèles textuels qu’il emprunte à la tradition
donnent lieu à un ethos montré de rhéteur : l’exemplum dans les Confessions, l’elenchos dans les
Dialogues et la disputatio dans les Rêveries sont au service d’une figure de philosophe conforme aux
attentes du public. Cet ethos montré se superpose à l’ ethos représenté. L’analogie entre types
oratoires and littéraires est fondamentale à l’âge classique; ainsi, à côté de la Rhétorique, Rousseau
puise dans la Poétique d’Aristote et dans les Principes de Littérature de Batteux pour façonner un
ethos favorable sous une forme épique, dramatique et lyrique. Les autographies de Rousseau
peuvent être envisagées selon une approche dialogique comme autant de réponses à des
jugements contemporains. Ainsi, l’auteur est-il confronté à la nécessité de prendre en
considération l’ethos préalable pour éviter tout discrédit : l’image de soi qu’il donne dans ses
autographies s’oppose à la réalité d’un homme que la culture et les fréquentations mondaines
désignent comme un membre parfaitement intégré socialement. En effet, dans une perspective
éditoriale, il doit apparaître comme un philosophe détaché de toute contingence. Pour montrer
comment la force persuasive de l’ethos discursif s’exerce sur le lecteur des autographies de
Rousseau, nous montrons que l’ethos effectif naît d’ethè variés qui s’articulent : l’ethos du
rhéteur, l’ethos du philosophe tel que le rhéteur le met en scène, l’ethos de l’auteur issu de ces
ethè contradictoires (que les Dialogues explicitent), l’ethos du philosophe tel qu’il est perçu dans
la manière même de l’écriture du texte (dont seules les Rêveries sont représentatives). En
distinguant l’ethos montré de l’ethos représenté, nous faisons apparaître que les autographies de
Rousseau sont un moyen de positionnement et que l’ethos montré du philosophe des Rêveries, en
complétant un ethos représenté dans les deux premières autographies, reflète une progression
dans l’entreprise de promotion de soi. La troisième autographie de Rousseau est celle qui, tout en
prétendant faire œuvre, y parvient le mieux.
In his “autographies”, Rousseau repeats his claim in the defense of his self image, using all three
of Aristotle's speech genres—the epidictic, the judicial, and the deliberative types. His way to
address the reader and the discursive and textual patterns, borrowed from the rhetorical
tradition, endow him with an apparent ethos of orator: the exemplum in the Confessions, the
elenchos in the Dialogues and the disputatio in the Rêveries all contribute to the appearance of the
philosopher in accordance with public expectations. This apparent ethos is superimposed by the
represented ethos. An analogy between oratory types and literary types became fundamental in
the classical age; so, apart from Aristotle's Rhetoric, Rousseau draws upon his Poetics as well as
Batteux’ Principles of literature in order to create a positive ethos under an epic, dramatic and
serene form. In a dialogic approach, autographies can be viewed as answers to contemporary
judgments. So, the author Rousseau is faced with the necessity to take into account an a priori
ethos in order to avoid being discredited. Thus, the self image he unfolds in his autographies as a
secluded philosopher is in opposition to the perfectly cultivated man he is, who frequently moves
in higher circles, because, in an editorial perspective, he must appear as a “philosopher”,
independent of history and circumstances. To clarify the persuasive effects the discursive ethos
exerts upon the reader of Rousseau’s autographies, I show that the actual ethos comes from
varied ethè which are linked in different discursive forms: the orator’s ethos, the philosopher’s
ethos as staged by the speaker, the ethos of the author stemming from these obviously
contradictory ethè (which the Dialogues explain), the ethos of the philosopher as it is perceived in
the way he writes the text (of which alone the Rêveries are representative). By differentiating the
apparent ethos from the represented ethos, I show that Rousseau’s autographies constitute a
means of positioning in Bourdieu’s sense (of taking a stand in the field) and that the apparent
ethos of the philosopher of the Rêveries, by completing the represented ethos of the first two
autographies, reflects a progress in a project of self-promotion. The third autography of
Rousseau, while claiming to act as a work of art, is the most accomplished.
INDEX
Mots-clés : analyse du discours, autobiographie, autographie, communauté discursive, ethos,
genre, interdiscours, rhétorique, Rousseau (Jean-Jacques)
Keywords : autobiography, autography, discursive community, discours analysis, ethos, genre,
interdiscourse, rhetoric, Rousseau (Jean-Jacques)
AUTEUR
PASCALE DELORMAS
Université Paris 12
L’analyse argumentative en
diachronie : le pathos dans les débats
parlementaires sur l’abolition de la
peine de mort
Argumentative Analysis in Diachrony: uses of Pathos in the French
Parliamentary Debates on the Abolition of the Death Penalty
Raphaël Micheli
1. L’objectif
1 L’objectif de cet article est de présenter une recherche en cours qui porte sur la
construction discursive des émotions dans un corpus de débats parlementaires français
relatifs à l’abolition de la peine de mort1. Le premier volet de l’article (2 et 3) sera
consacré à la formulation des principes méthodologiques qui guident cette recherche.
Nous commencerons par présenter le corpus sur lequel elle porte : il s’agira d’en
expliquer le choix, la délimitation et la cohérence (2). Nous tâcherons ensuite de
montrer la pertinence de la recherche au regard d’une série de questionnements qui, à
l’heure actuelle, traversent le champ des études argumentatives, d’une part, et celui
des sciences du langage, d’autre part.
2 On assiste, depuis une quinzaine d’années, à un « retour » de la problématique de
l’émotion au sein de la théorie de l’argumentation et de l’analyse des discours
argumentatifs. C’est là un débat tout à fait actuel et, faut-il ajouter, fort controversé. On
peut ainsi tracer une ligne de partage entre les auteurs se réclamant d’une approche
normative des appels à l’émotion et ceux qui revendiquent une approche plus
descriptive. Les premiers cherchent à identifier les critères permettant de départager
les appels à l’émotion « rationnels » des appels à l’émotion « fallacieux ». On citera, à ce
titre, les travaux de Douglas Walton (1992, 1997), qui relèvent d’une théorie résolument
pragmatique des fallacies : les appels à l’émotion n’y font pas l’objet d’une
ontologisation négative, mais sont jugés fallacieux uniquement si l’on peut montrer
qu’ils font obstacle à la réalisation des buts que les locuteurs sont supposés poursuivre
de façon coopérative dans le cadre spécifique d’un « modèle de dialogue ». D’autres
auteurs ne poursuivent pas de visée normative : ils ne disent pas ce que
l’argumentation devrait être et ne cherchent pas à évaluer en quoi un appel à l’émotion
peut entraver la « bonne » tenue du processus argumentatif. Menés principalement
dans l’espace francophone, leurs travaux mettent à profit le double apport de l’héritage
rhétorique et de la linguistique du discours et/ou de l’interaction pour décrire
comment les discours argumentatifs construisent des émotions : on citera les travaux
de Christian Plantin (1997, 1998, 2004), de Ruth Amossy (2000) et de Patrick Charaudeau
(2000).
3 Notre but n’est pas ici de développer les enjeux de ce « retour » de la problématique de
l’émotion au sein de la théorie de l’argumentation, ni d’interroger plus avant la
controverse méthodologique entre les approches normatives et descriptives 2. Nous
souhaitons plutôt nous tourner vers les sciences du langage et examiner les ressources
que celles-ci offrent à qui entend décrire avec le plus de rigueur possible la
construction d’une émotion dans et par le discours. C’est donc, méthodologiquement
parlant, la question des « observables » qui nous retiendra dans le premier volet de cet
article (3). Les recherches récentes tentent de distinguer entre les différents rapports
qui peuvent unir l’émotion, d’une part, et le donné linguistique, d’autre part : elles
proposent, pour ce faire, un ensemble de catégories - comme, par exemple, l’émotion
« exprimée » ou l’émotion « visée ». Elles explorent également la diversité des
matériaux sémiotiques que les locuteurs peuvent investir lorsqu’ils manifestent une
émotion et/ou cherchent à la susciter chez l’allocutaire - on parle, à ce sujet, du
matériau verbal, mais aussi des matériaux para-verbal et non verbal. Enfin, différents
niveaux d’observation sont dégagés - morphologique, lexical, syntaxique - et, pour
chaque niveau, diverses unités sont énumérées. C’est là un domaine de recherches qui
présente un aspect intriqué et peut décourager toute velléité de clarification : on y
observe en effet un foisonnement de catégories, de niveaux et d’unités d’analyse. Dans
une telle situation, il est, à notre sens, impératif de faire preuve à la fois d’esprit de
synthèse et d’esprit critique. Il ne s’agit pas de rendre compte de ces travaux dans une
visée d’exhaustivité, mais bien plutôt de parvenir à une vue d’ensemble qui permette
de prendre une série de décisions méthodologiques, et cela en connaissance de cause.
Toutes les catégories ne sont pas pertinentes au même titre pour l’analyse d’un corpus
comme le nôtre : certaines charrient même, on le verra, des présupposés encombrants
dont il peut être utile de s’affranchir. Nous tracerons ainsi un parcours critique à
travers les principales catégories existantes, ce qui permettra d’esquisser un appareil
d’analyse adapté aux exigences du corpus.
4 Le second volet du présent article (4 et 5) verra l’illustration de la démarche par une
étude de cas. On s’intéressera au premier débat parlementaire sur l’abolition que
compte l’histoire de la France : il s’agit du débat qui eut lieu entre le 30 mai et le 1 er juin
1791 à l’Assemblée Constituante. L’enjeu consistera à dégager les traits distinctifs du
pathos que les orateurs abolitionnistes mobilisent lors de ce débat. Nous montrerons
que celui-ci repose sur une topique particulière, que nous appellerons la topique du
spectacle de l’exécution. Il conviendra de décrire aussi précisément que possible le
fonctionnement de cette représentation discursive : quels types d’individus met-elle en
scène ? Comment les désigne-t-elle et quels prédicats leur attribue-t-elle ? Quel type
d’émotion assigne-t-elle explicitement aux individus décrits, quel type d’émotion
2. Le corpus
5 Le corpus inclut les comptes-rendus écrits des quatre principaux débats parlementaires
français relatifs à l’abolition de la peine de mort.Avant d’expliciter le choix et la
délimitation de cet ensemble de textes, nous allons rappeler brièvement la teneur des
différents débats.
6 Le premier débat, auquel on reviendra en détail lors de l’étude de cas, a lieu les 30, 31
mai et 1er juin 1791 à l’Assemblée Constituante dans le cadre de la réforme du Code
Pénal. Le second a lieu les 17 et 18 septembre 1848 à l’Assemblée Constituante de la
Deuxième République, dans le cadre de la discussion du projet de Constitution. Le
troisième a lieu en 1908 à la Chambre des députés de la Troisième République et se
déroule de façon irrégulière entre le 3 juillet et le 8 décembre. Enfin, plus proche de
nous, le quatrième et dernier débat a lieu à l’Assemblée Nationale et au Sénat de la
Cinquième République à la fin du mois de septembre 1981. Il débouche sur l’abolition de
la peine de mort, qui est promulguée au Journal Officiel le 9 octobre.
7 Ce corpus n’a pas de prétention à l’exhaustivité. Il ne cherche en effet aucunement à
embrasser la totalité des interventions parlementaires qui, d’une manière ou d’une
autre, ont trait à l’abolition de la peine de mort durant la période considérée. De très
nombreuses propositions de loi ont été déposées durant cette période, aussi bien sous
la Monarchie de Juillet et la Seconde République que sous le Second Empire ou les
Troisième, Quatrième et Cinquième Républiques. La plupart se voient refuser l’entrée
en matière et ne vont ainsi pas jusqu’à faire l’objet d’un débat en séance plénière. Pour
avoir un aperçu général de l’ensemble des travaux et des initiatives parlementaires
relatifs à l’abolition de la peine de mort, on peut se référer aux annexes du projet de loi
de 19813, ainsi qu’à l’étude historique et sociologique de Julie Le Quang Sang (2001).
Nous avons choisi de porter notre attention sur quatre débats que l’on peut considérer
comme les plus marquants : dans le cadre de la discussion d’un projet de Constitution
(1791 et 1848) ou d’un projet de loi (1908 et 1981), ils ont donné lieu à des discussions en
séance publique qui, elles-mêmes, ont débouché sur un vote engageant le retrait ou le
maintien de la peine de mort dans l’arsenal législatif français.
8 L’unité de ce corpus ne doit pas uniquement être envisagée sous un jour
thématique,mais également, et c’est essentiel, sous un jour générique. Les textes
sélectionnés investissent la thématique de l’abolition dans le cadre tout à fait spécifique
que tracent les normes d’un genre. Celles-ci contribuent à définir une situation
d’interaction typifiée, impliquant des participants (locuteurs et allocutaires), un cadre à
la fois spatial, temporel et institutionnel, des buts, ainsi qu’un support et un mode de
diffusion légitimes. Circonscrit par l’étude d’un genre, le travail ne porte donc pas sur
le « thème » de l’abolition de la peine de mort en général : il s’intéresse aux
investissements dont ce thème a fait l’objet dans le cadre spécifique d’une pratique
11 Le développement qui suit a pour but d’examiner les ressources descriptives qu’offrent
les sciences du langage lorsqu’elles tentent, et cela de leur propre point de vue,
d’appréhender les émotions. Afin d’assurer l’intelligibilité de la progression, on
s’appuiera sur le schéma suivant :
Figure 1
12 Il s’agit ici d’esquisser, à l’instar de Patrick Charaudeau (2000), les « conditions d’une
étude proprement discursive des émotions » qui guideront notre analyse du corpus
parlementaire. Nous commencerons par affirmer que l’analyste du discours ne
s’intéresse pas - ou plutôt : ne peut pas s’intéresser - à ce que ressentent effectivement
les sujets. Il nous faut ainsi souligner d’entrée de jeu que notre étude de la construction
discursive des émotions comporte deux restrictions, l’une en amont, l’autre en aval : (a)
on ne se demandera pas si le locuteur éprouve bel et bien l’émotion qu’il exprime ou
qu’il cherche, plus implicitement, à légitimer, voire à susciter par le recours à une
topique ; (b) on ne spéculera pas à non plus à propos de ce qu’éprouve l’auditoire
lorsqu’il reçoit le discours. Notre étude de la construction des émotions dans le discours
parlementaire ne concerne ainsi ni l’émotion effectivement ressentie par les orateurs,
ni celle effectivement suscitée chez l’auditoire. Comme le rappelle opportunément
Charaudeau (2000 : 135), il n’existe aucune correspondance nécessaire entre l’émotion
qu’éprouve le locuteur et celle qu’il exprime. Il n’est pas non plus possible de rabattre
l’émotion visée par le locuteur lorsqu’il tient un discours sur celle qui, enfin de compte,
est produite chez l’auditoire : « On peut décrire des scènes que l’on pense émouvantes
et ne pas provoquer d’émotion, on peut décrire des scènes que l’on croit neutre d’un
14 Si l’on considère à présent que les émotions sont « manifestées » dans le discours et
l’interaction - cela indépendamment de leur présence effective en tant qu’éprouvés - ,
on peut se poser, à un niveau encore très général, la question du « matériau
sémiotique » pertinent (Kerbrat-Orecchioni 1998 : 133-134). Les études
interactionnistes ont le mérite d’avoir pris la mesure du fait que la communication
humaine s’effectue à travers plusieurs canaux et selon plusieurs codes. Elles ont ainsi
montré que le matériau sémiotique dont les interactants font usage est certes
verbal,mais aussi para-verbalet non verbal.Ainsi, on en vient à accorder une place de
choix aux signes vocaux-acoustiques, qui ressortissent au matériel dit para-verbal :
intonations, pauses, intensité articulatoire, débit etc. On ouvre également le champ de
la description aux signes relevant du canal visuel : c’est ainsi qu’on examine le matériau
non verbal, notamment les signes statiques(l’apparence physique des interactants) et
les signes cinétiques (les expressions faciales, ainsi que les gestes) 6.
15 L’enjeu consiste ici à opérer une délimitation qui relativise l’importance du matériau
para-verbal et non verbal. C’est que les textes étudiés sont des comptes rendus écrits,
qui impliquent la fixation de la parole sur un support et la mise en circulation dans
l’espace public. L’écriture vise à arracher la parole aux circonstances spatio-
temporelles immédiates de sa profération, à en fixer la lettre et à l’offrir à une
réception différée et à distance. Une telle position ne va pas de soi dans le contexte
actuel, tant prédomine l’idée qu’il est nécessaire d’« intégrer » à la fois les « messages
émotionnels verbaux et non verbaux » (selon le titre d’un article récent de Planalp et
Knie 2002) ou encore qu’une description « adéquate » de la « communication émotive »
doit porter une « attention égale aux moyens de communication verbaux, non verbaux,
vocaux et kinésiques » (Cmejrkova 2004 : 36).
16 Si l’on s’en tient au niveau verbal, quelles sont les catégories pertinentes ? Selon
Kerbat-Orecchioni, si l’on « se situe dans la perspective du discours, cela signifie que
l’on doit distinguer entre émotion éprouvée vs. exprimée (celle qui constitue le lieu
propre de l’investigation linguistique) vs. suscitée » (2000 : 59). Il faut donc s’interroger
sur l’« émotion exprimée », car il s’agit là d’une catégorie incontournable qui traverse
l’ensemble de la littérature sur le langage et les émotions. On verra plus loin que cette
catégorie comporte des présupposés critiquables et entraîne certaines limitations
méthodologiques regrettables. Pour l’instant, on peut partir de l’idée simple selon
laquelle les locuteurs expriment des émotions et disposent, pour ce faire, d’un
ensemble de ressources verbales. Il convient, à ce stade, d’introduire une distinction
importante qui, bien qu’il n’existe pas de consensus terminologique, semble se
retrouver assez systématiquement chez les chercheurs qui s’efforcent de raffiner cette
EMOTION EXPRIMEE
18 Quelle est l’idée directrice qui sous-tend ces divers couples d’opposés ? Lorsqu’une
émotion est « dénotée » ou « décrite », le locuteur fait référence à l’émotion qu’il est
censé ressentir et la constitue ainsi en objet de discours. Dans un tel cas,on ne se
contente pas de faire l’hypothèse que, par certaines de ses caractéristiques stylistiques,
un énoncé est le signe d’une émotion chez le locuteur ou qu’il vise à induire cette
émotion chez l’allocutaire. L’émotion dénotée est indissociable d’un processus de
thématisation que Reinhard Fiehler décrit opportunément en ces termes : « In
thematization, […] an emotion is made the topic of the interaction by a verbalization »
(2002 : 86). La catégorie d’émotion dénotée s’applique donc uniquement aux énoncés
dont l’émotion constitue le référent, mais non à ceux dont elle ne constitue que
l’origine ou l’horizon probables.
19 Si l’émotion dénotée implique un acte de référence à l’état émotionnel du locuteur, on
peut affiner encore cette sous-catégorie et établir une distinction qui a trait au mode
direct ou indirect de la dénotation. On envisagera deux cas : d’une part, la dénotation
directe qui implique une désignation explicite par le biais d’un terme d’émotion et,
d’autre part, la dénotation indirecte, qui implique des mécanismes d’inférence. (1)
Lorsqu’on a affaire à une dénotation directe, on peut isoler un terme d’émotion - qui
peut appartenir à l’une ou l’autre des classes morphologiques ouvertes du lexique.
Comme le rappelle Maurice Gross : « Un sentiment étant donné par un mot, ce mot peut
être un verbe, un nom, un adjectif ou un adverbe » (1995 : 71) :
Cette situation m’effraie.
J’ai peur.
Je suis effrayé.
…
20 Nous n’entrerons pas ici dans la discussion, fort complexe, des critères qui président à
l’établissement d’un « lexique des émotions »7. (2) Dans le cas d’une dénotation
indirecte, l’énoncé ne réfère pas directement à une émotion par le biais d’un terme
d’émotion (peur, effrayé, effrayer,…etc.). Dans un tel cas, l’attribution se fait par un
processus de backward derivation (Plantin 2004 : 269) où l’on « remonte » d’une
description des manifestations internes ou externes d’une émotion à l’émotion elle-
même, de l’effet à la cause, si l’on veut8. Les psychologues s’intéressant au lexique des
émotions ont remarqué que lorsqu’ils demandaient à des sujets de leur citer des termes
d’émotion, ceux-ci ne leur livraient souvent pas des termes référant à des émotions per
se, mais bien plutôt des termes désignant notamment des états somatiques (bodily
states), des traits comportementaux (characteristics of behaviour) ou encore des états
d’esprit (states of mind) qu’ils associaient conventionnellement à telle ou telle émotion
(Johnson-Laird and Oatley 1989 : 87-88). Nous dirons que lors d’une dénotation
indirecte, l’énoncé procède à la description verbale d’un trait physiologique ou
comportemental conventionnellement associé à une émotion. Les travaux de Zoltan
Kövecses (1990) abordent cette question de manière systématique. Examinant les
diverses manières dont les conceptions non savantes des émotions se marquent dans
les usages figés de la langue, Kövecses relève notamment l’importance de la
métonymie. En effet, les locuteurs dénotent souvent leurs émotions par le biais d’un
mécanisme de type métonymique. Comme le rappelle Georges Molinié, lorsqu’on fait
usage d’une métonymie, on sélectionne « un attribut d’une réalité, attribut que l’on met
en valeur et par lequel on désigne cette réalité » (1992 : 218). Par exemple, lorsqu’un
locuteur affirme qu’il « a la boule au ventre », il se peut qu’il exprime son anxiété par
un biais métonymique : il offre en effet la description d’un changement physiologique
(un « attribut ») associé par convention à cette disposition affective particulière. Dans
les cas de dénotation indirecte, l’émotion doit être reconstruite par une inférence
reposant elle-même sur la connaissance de stéréotypes culturels.
21 Les linguistes insistent régulièrement sur le fait que la désignation lexicale des
émotions par les locuteurs ne recouvre pas, loin s’en faut, l’ensemble des phénomènes
linguistiques ayant trait à l’expression de l’affectivité. Comme l’affirme Carla
Bazzanella : « It should be underlined […] that emotional words are only one way of
grammatically codifiying emotions in language » (2004 : 62). De façon générale, nous
dirons que l’on n’exprime pas seulement des émotions par le biais de dénotations
directes et par le recours au lexique des émotions. En d’autres termes, l’expression ne
se réduit pas à un acte de référence à l’état émotionnel supposé du locuteur. Cet état
émotionnel peut également s’incarner dans des traits stylistiques, sans pour autant que
l’énoncé y fasse référence stricto sensu. On a alors affaire à une catégorie que nous
désignerons, suivant Kerbrat-Orecchioni, par l’étiquette d’« émotion connotée » 9. L’idée
centrale est que l’émotion peut se montrer sans se dire.Lorsqu’on parle d’émotion
« connotée », il n’y a pas d’acte de référence à l’état émotionnel per se. Dans ce cas,
l’émotion est, si l’on veut, montrée, exhibée ou affichéepar différents moyens verbaux 10
qui ressortissent notamment à la morphologie, à la syntaxe et au lexique. On peut ici
donner une illustration simple de la distinction « dénoté » vs. « connoté ». L’énoncé
« J’ai pitié de cet homme » fournit un exemple d’émotion dénotée : le locuteur
thématise par un acte de référence l’état émotionnel dans lequel il est supposé se
22 Il faut marquer ici un temps d’arrêt. Les catégories de l’« expression » passées en revue
comportent, pour certaines, des présupposés et des implications méthodologiques dont
il peut être utile de s’affranchir. Il s’agit, à ce stade, d’avancer une série de critiques à
l’endroit de ces catégories de l’» expression » et d’opérer des choix de terminologie et
de méthode qui s’avéreront importants pour la suite de l’enquête.
23 Si nous répugnons à parler de l’« expression » d’une émotion, c’est que l’usage de ce
terme sous-entend presque immanquablement la présence effective d’un état
émotionnel « à l’intérieur » du sujet parlant. La critique, déjà ancienne, que Bakhtine et
Volochinov adressent aux théories basées sur la notion d’« expression » nous semble ici
tout à fait pertinente : « La théorie de l’expression suppose inévitablement un certain
dualisme entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur, avec une primauté certaine
du contenu intérieur, étant donné que tout acte d’objectivation (expression) procède de
l’intérieur vers l’extérieur » (1977 : 121).
24 Nous avons souligné précédemment qu’il n’y avait pas nécessairement de corrélation
entre l’émotion effectivement éprouvée et celle qui est manifestée dans le discours.Il
paraît donc préférable de parler non de l’expression, mais de l’attribution d’une
émotion. Quels sont les arguments en faveur d’un tel choix terminologique ? Le terme
d’« attribution » comporte l’avantage de ne faire aucune référence à l’intériorité du
locuteur : le discours ne se donne pas ainsi dans la transparence d’un simple passage de
l’intérieur vers l’extérieur. Lorsqu’on dit qu’un locuteur s’attribue une émotion, on ne
préjuge en rien de l’existence ou non de celle-ci en amont du discours : on porte son
attention sur le processus discursif même. Une telle perspective est ajustée aux textes
de notre corpus, dont on ne saurait sous-estimer le caractère mûrement planifié et
éminemment stratégique.
25 En outre, la catégorie d’« expression » ou d’« émotion exprimée » présente
l’inconvénient majeur d’être exclusivement centrée sur le locuteur. Une telle limitation
est indue. Dans le débat analysé, les locuteurs ne se préoccupent pas seulement de leurs
propres émotions, mais interrogent assez systématiquement les émotions d’autrui - que
ce soit pour leur conférer une légitimité ou, à l’inverse, pour les disqualifier. Il faut
donc disposer d’un modèle qui permette de saisir non seulement les émotions que les
locuteurs s’attribuent à eux-mêmes (qu’ils « expriment », si l’on veut),mais aussi celles
qu’ils attribuent à leurs allocutaires premiers - les autres parlementaires - et à des tiers
- les victimes, les criminels, les spectateurs d’une exécution, etc. Ici encore, la catégorie
d’« attribution » paraît indiquée : elle permet d’englober à la fois les émotions qui ont
pour siège supposé le locuteur et celles qui ont pour siège supposé l’allocutaire ou un
tiers. C’est se séparer clairement de Kerbrat-Orecchioni (2000 : 59) qui élit l’émotion
générale sur laquelle les théoriciens actuels de l’émotion tendent à s’accorder, que ce
soit dans le champ de la psychologie cognitive (Scherer 2004), dans celui de la
sociologie compréhensive (Boudon 1994) ou dans celui d’une théorie philosophique de
la rationalité (Elster 1999 ; Nussbaum 2001) : l’expérience émotionnelle ne saurait se
réduire aux modifications physiologiques du sujet ému, dans la mesure où elle repose
sur un processus cognitif d’évaluation des stimuli. Il ne s’agit pas, précisons-le, de nier
que l’activation physiologique joue un rôle important dans l’expérience émotionnelle :
l’argument de la plupart des théoriciens actuels consiste plutôt à dire qu’outre ce
processus d’activation physiologique, l’expérience émotionnelle implique aussi, et de
façon déterminante, la visée d’un objet intentionnel et un processus d’évaluation de cet
objet. S’intéresser à la composante cognitive des émotions, c’est ainsi affirmer que les
émotions dérivent en grande partie, de l’évaluation, par le sujet, d’un événement ou
d’une situation à laquelle il se trouve confronté. C’est dire que l’émotion a partie liée
avec les croyances et les jugements que le sujet entretient à propos de cet événement
ou de cette situation.
29 Quelles conséquences peut-on tirer de ce point en tant qu’analyste du discours? On dira
que si un locuteur vise à susciter une émotion chez son allocutaire, il doit, pour ce faire,
avancer une représentation discursive de la situation particulière ou, plus
généralement, du type de situation qui, selon lui, peut - voire même doit - donner lieu à
cette émotion. On est ici proche de la notion rhétorique de topique : la topique, rappelle
Ekkehard Eggs, « associe des types de réactions affectives à des scénarios déclencheurs
déterminés » (2000 : 16). La représentation de l’événement inducteur est schématique,
en ceci qu’elle sélectionne un ensemble de traits émotionnellement pertinents : elle
s’effectue de façon réglée, selon un ensemble de paramètres descriptifs et évaluatifs
que nous appelons les paramètres topiques.S’intéresser aux paramètres topiques, c’est
tenter de saisir la logique qui préside à la construction discursive des situations qui
doivent idéalement légitimer une émotion donnée. Plantin parle d’« axes structurant la
situation qui induit l’émotion » (2004 : 269).
30 L’interrogation qui nous guide peut être formulée ainsi : quels aspects de la situation
bénéficient d’une saillance discursive lorsqu’il s’agit de fonder la légitimité d’une
émotion donnée ? Nous suggérerons, à la suite de Plantin, que l’établissement d’une
grille de paramètres topiques peut tirer un réel bénéfice des travaux qui, dans le champ
de la psychologie cognitive, énumèrent les paramètres d’évaluation émotionnellement
pertinents. Ces travaux, au premier rang desquels on citera ceux de Klaus Scherer
(2004), cherchent à identifier les principaux critères à l’aune desquels les sujets
évaluent une situation et qui leur permettent, en fin de compte, d’être émus : ce sont
les « criteria for event evaluation » (« outcome », « agency », « coping potential », etc.).
Du point de vue de l’analyste du discours, on peut les formuler comme une liste de
questions :
• (1) Quels sont les individus ou les classes d’individus représentés ?
• (2) Quels sont les prédicats typiquement associés à ces individus et classes d’individus ?
• (3) Quelle est la cause supposée de la situation décrite ?
• (4) Le discours impute-t-il la responsabilité de cette situation à un agent ?
• (5)Quelles sont les conséquences que le discours prête à la situation qu’il construit ?
• (6) Dans quelle mesure le discours présente-t-il des possibilités de contrôle sur la situation
qu’il décrit ?
• (7) La situation est-elle construite dans un rapport d’analogie avec d’autres situations
émotionnellement pertinentes ?
• (8) Dans quelle mesure la situation construite par le discours est-elle présentée comme
conforme aux valeurs supposément partagées par le locuteur et son groupe de référence ?
etc.
[…] Mais si le fond du droit est incontestable, de [la] nécessité seule [de la peine
capitale] dérive la légitimité de son exercice : et de même qu’un particulier n’est
dans le cas de l’homicide pour légitime défense que lorsqu’il n’a que ce seul moyen
de sauver sa vie, ainsi la société ne peut légitimement exercer le droit de vie ou de
mort que s’il est démontré impossible d’opposer au crime une autre peine suffisante
pour le réprimer.
(Le Pelletier de Saint-Fargeau, 30 mai 1791, p. 32512)
Je ne m’engagerai pas dans la question métaphysique de savoir si la société a ou non
le droit de vie et de mort sur ses membres. Les hommes, a-t-on dit, n’ont pu donner
à la société sur eux que les droits qu’ils avaient eux-mêmes : or personne n’a le droit
de mort sur les autres, ni sur lui-même ; car il n’y a que les malades et les insensés
qui se tuent.
D’autre part, on soutient que la société peut faire tout ce qui est indispensable à sa
conservation, et qu’elle peut en conséquence établir la peine de mort, si elle la juge
indispensable pour se conserver.
[Suivent deux arguments en faveur de la première de ces positions]
Mais sans entrer plus avant dans cette discussion, je vais poser la question d’une
manière moins favorable peut-être à l’opinion que je défends, mais propre à
conduire à un examen plus facile, à une solution plus prompte et plus complète de
la difficulté. J’accorde qu’il faut établir la peine de mort, si elle est indispensable à la
conservation de la société ou, ce qui est la même chose, au maintien des droits
naturels des hommes. Sans doute, on ne me contestera pas que, si cette peine n’est
pas nécessaire à cet objet, elle doit être abolie.
(Duport, 31 mai 1791, p. 644)
34 On a, à l’entame de ces deux extraits, un commentaire méta-discursif qui permet aux
orateurs de préciser par la négative selon quels critères leur argumentation va se
développer (« Dans la discussion de cette haute et redoutable théorie, nous ne nous
arrêterons pas, Messieurs, sur la première partie de la question, savoir, si la société
peut légitimement ou non exercer ce droit » ; « Je ne m’engagerai pas dans la question
métaphysique de savoir si la société a ou non le droit de vie et de mort sur ses
membres »). On peut ici d’ores et déjà pointer un élément crucial : les deux orateurs se
rejoignent dans un même geste qui dénie au critère du « droit » et de la « légitimité »
un quelconque caractère décisif dans la conduite de la délibération. La hiérarchie
proposée ici place en son sommet le critère de l’utilité des effets et inféode à celui-ci le
critère de la « légitimité ». Les deux orateurs ne placent pas leur refus de la peine de
mort sous l’égide d’une opposition principielle qui se situerait au-delà de toute
considération utilitaire. Ils se disent prêts à concéder la légitimité de la peine de mort,
mais dans la stricte mesure où cette peine est apte à exercer certains effets. On trouve
ici une expression très claire de la doctrine de l’utilitarisme pénalqui, de façon
générale, marque la pensée juridique des Lumières13. Ce qui nous intéresse
spécifiquement ici, c’est l’incidence d’un tel cadre de pensée sur le développement
d’usages spécifiques du pathos et sur la construction discursive d’émotions
particulières. On peut se demander quelles ressources pathémiques ces postulats
offrent aux orateurs.La relativisation du critère de légitimité ne semble pas favoriser la
construction d’une forme d’indignation qui se scandalise devant le fait que la société,
lorsqu’elle exerce la peine capitale, s’octroie un droit qui ne lui appartient pas. On
verra, en revanche, que dans les discours abolitionnistes ultérieurs, le thème de
l’usurpation du droit constitue l’une des ressources privilégiées du pathos. Rien de
pareil en 1791 : la topique que nous allons envisager à présent ne stigmatise pas le
caractère illégitime des fondements de la sanction, dans la mesure où elle privilégie le
déploiement des effets qu’exerce le spectacle de l’exécution sur les spectateurs.
36 Pour amorcer la description de cette topique, on peut commencer par en dégager les
acteurs. Quelles catégories d’individus s’y trouvent représentées ? Il nous semble que le
dispositif textuel fonctionne sur la mise en œuvre de trois catégories :
• (1) le patient : celui qui subit l’exécution ;
• (2) l’agent : celui qui accomplit, ou plutôt fait accomplir l’exécution, et, enfin,
• (3) le spectateur : celui qui assiste à l’exécution.
37 Examinons avec soin le paradigme de désignation de ces diverses catégories et le type
de prédicats qui leur sont attribués.
4.2.1. Le patient
38 Celui qui subit l’exécution est parfois désigné sous un jour agentif, en tant
qu’« assassin » ou « coupable » : la désignation fonctionne alors comme un rappel de
l’acte pour lequel il est puni. Ce cas de figure reste cependant marginal. La plupart du
temps, il est saisi dans sa dimension de patient, c’est-à-dire en tant qu’être sur lequel
s’exerce un procès : il apparaît alors comme « le condamné », la « victime [de la
vengeance de la loi] », « un homme massacré de sang-froid par votre ordre »,
« l’homme qu’on a fait mourir » ou encore « le supplicié ». Ce relevé d’expressions
référentielles est toutefois trompeur si on l’isole de la dynamique du texte : il pourrait
en effet laisser croire que le patient va, au vu de la violence et du caractère intentionnel
de l’acte qu’il subit, devenir l’objet d’élection du pathos et constituer le lieu propre de
l’investissement affectif. Or il n’en est rien. Il faut noter, à ce titre, deux points
essentiels. (1) Cette topique ne s’attarde aucunement sur l’expérience sensible du
condamné : il ne s’agit en effet pas de décrire en détail les divers états physiques et
psychiques que celui-ci traverse durant l’exécution. En d’autres termes, dans leur
construction discursive de l’émotion, les orateurs ne jouent pas du tout de la
représentation du condamné en tant qu’être souffrant. (2) Dans cette topique, les
orateurs ne cherchent pas à conférer à la personne du condamné une valeur
intrinsèque et à présenter sa vie comme quelque chose de précieux en soi. Cette
caractéristique est d’un grand intérêt en regard de l’évolution diachronique du corpus :
elle différencie la topique ici envisagée des topiques ultérieures. En 1848, par exemple,
le cadre chrétien dans lequel se situent les orateurs abolitionnistes implique une tout
autre représentation du condamné. Ce dernier est présenté comme une « créature » : il
porte en lui, en dépit des actes qu’il a pu commettre, une « étincelle de divinité » qui
rend choquant le fait même qu’on attente à sa vie, qui lui confère, si l’on ose le mot, une
immunité. Rien de tel chez un Duport qui, ailleurs, s’exclame : « Croyez-vous que c’est
pour sauver un assassin que je parle ? Croyez-vous que je pense qu’il ne mérite pas la
mort ? Oui, sans doute, il la mérite ; et si je ne la lui donne pas, c’est pour apprendre
aux autres, par mon exemple à respecter la vie des hommes ». La décision d’abolir la
peine de mort ne repose ainsi pas sur la volonté de préserver la vie humaine à tout prix
- par exemple en raison de son origine divine supposée - , mais bien sur la prise en
compte des effets latéraux que l’exécution risque d’exercer sur les spectateurs.
39 Notre description du traitement réservé au condamné dans la topique de l’exécution
rejoint ici l’analyse générale que Michel Foucault a avancée, dans Surveiller et punir, au
sujet de la « sensibilité » qui sous-tend l’entreprise de réformation de la pénalité à la fin
du XVIIIe siècle. Selon Foucault, « le corps, l’imagination, la souffrance, le cœur à
respecter ne sont pas […] ceux du criminel qu’on a à punir, mais ceux des hommes qui,
ayant souscrit au pacte, ont le droit d’exercer le pouvoir de punir » (1975 : 108-109).
4.2.2. L’agent
40 Celui que nous avons appelé - peut-être abusivement - l’agentne doit pas ici être
entendu comme l’individu qui prend en charge l’accomplissement physique de l’acte
d’exécution : aucune référence n’est faite au bourreau. La saisie de l’agent s’effectue sur
un mode davantage indirect ou abstrait. L’embrayeur « vous », utilisé par Duport,
désigne les participants à la situation de communication, qui ont pour caractéristique
d’être des représentants du peuple et de disposer, par délégation, du pouvoir
d’élaborer, de discuter et de voter les lois qui, ensuite, seront exécutées. Outre ce
régime de désignation encore individualisant, on constate que le discours glisse
également vers une plus grande abstraction - les orateurs évoquent à plusieurs reprises
la « loi », mais sur un mode quelque peu anthropomorphique, puisqu’il est question de
sa « vengeance » ou des « impressions » qu’elle « cherche à inspirer ». Dans un même
registre désindividualisant, on notera l’usage du terme « société » (le spectateur voit
« la société elle-même se permettre l’homicide »), qui désigne probablement ici les
institutions qui disposent du pouvoir - qu’il s’agisse du pouvoir d’élaborer les lois ou de
celui de les faire appliquer. Il nous faut à présent relever un trait essentiel de la
présente topique : le fait d’attribuer à l’agent la responsabilité d’actes dont la
désignation stigmatise la violence et le caractère répréhensible (« massacre de sang-
froid », « homicide ») n’implique pas que cet agent fasse l’objet d’un blâme.
Comprenons-nous : l’agent est bel et bien blâmé, mais uniquement en raison des effets
latéraux que ses actions sont susceptibles d’exercer sur le spectateur, et non en raison
d’une quelconque illégitimité qui, à un niveau fondamental, caractériserait celles-ci.On
trouve ici un nouvel exemple de cette hiérarchie des critères de délibération qui, on l’a
vu, subordonne la légitimité à l’exigence d’efficacité. La possibilité de blâmer l’agent ne
réside pas ici dans le fait que ses actes apparaissent comme dénués de tout fondement
éthique en amont : elle doit plutôt être cherchée en aval, dans les conséquences que
ceux-ci entraînent.
41 C’est là une différence essentielle avec les topiques de l’émotion qui se rencontrent
dans les débats ultérieurs. En 1848 et en 1908, le blâme de l’agent, ressource essentielle
de l’indignation, place en son centre la question même du « droit ». En 1848, la peine de
mort choque, car - disent les orateurs - l’homme usurpe un droit à Dieu lorsqu’il
l’applique. En 1908, chez Jaurès notamment, le droit paraît usurpé dans la mesure où la
société se permet d’éliminer des « misérables », alors qu’elle a systématiquement omis
de remplir ses devoirs les plus élémentaires à leur égard et qu’elle les a, en quelque
sorte, acculés au crime.
4.2.3. Le spectateur
avidement une exécution ». Cet ensemble d’individus se voit scindé en deux sous-
ensembles. Le Pelletier oppose, au moyen de syntagmes en emploi générique 14, deux
catégories d’individus : « le bon citoyen » et « l’homme pervers ». Une telle binarisation
permet, on le verra, de spécifier les effets exercés par le spectacle. Elle est présente
également chez Duport, bien qu’elle n’apparaisse pas avec la même netteté. Duport
investit d’abord la figure du spectateur par le biais de l’embrayeur « je ». Ce « je » a ici
une valeur énonciative particulière. Il nous semble qu’il ne réfère pas à la personne de
l’énonciateur stricto sensu : le discours ne s’apparente pas à un témoignage qui miserait
sur la singularité d’un vécu. Le « je » paraît plutôt ici viser à déployer le caractère
typique de l’expérience du spectateur : il cède d’ailleurs ensuite sa place au syntagme
« le spectateur », également en emploi générique. Toutefois, Duport introduit
également une sous-catégorie, lorsqu’il envisage la possibilité que le spectateur ait
« médité de se défaire de son ennemi, ou d’assassiner un citoyen ». Même si la
catégorisation semble moins essentialiste que chez Le Pelletier et ses « êtres disposés
au crime par la perversité de [leurs] penchants », il s’agit bien de cerner un sous-
ensemble de spectateurs sur laquelle les effets du spectacle vont se trouver décuplés.
43 Il convient, après avoir envisagé les acteurs de la topique, d’examiner quels effets le
discours prête à la situation qu’il construit. Nous avons mentionné cet aspect lors de
l’énumération des paramètres topiques : nous ajouterons qu’il est essentiel à la
construction d’une émotion telle que la peur. Il semble que dans la topique du spectacle
de l’exécution, il occupe une place prépondérante. Répétons ici notre hypothèse : si
l’exécution peut, dans cette topique, être investie affectivement, c’est grâce à un
déploiement des effets qu’elle exerce en aval. En quoi consistent au juste ces effets ? A
un niveau très général, ils apparaissent comme une altération profonde des
dispositions du spectateur à ressentir certaines émotions et à accomplir certaines
actions. Nous distinguerons plusieurs cas de figure. Cette altération apparaît comme la
transformation, voire l’inhibition de dispositions affectives initialement saines. Elle est
aussi envisagée comme le renforcement et la facilitation de tendances à l’action déjà
malsaines à l’origine.
44 Le premier cas concerne la transformation des dispositions affectives qu’entretiennent
les spectateurs à l’égard du condamné. On a ici un bel exemple du phénomène
d’attribution d’émotion. L’émotion initiale qui conduit le spectateur est décrite par
Duport comme « l’indignation contre le coupable ». Or le spectacle de l’exécution a
pour effet, selon Le Pelletier, de faire taire l’« indignation publique ». Le Pelletier et
Duport évoquent ce basculement affectif dans des termes très proches : « C’est un
grand malheur lorsque la vue du supplice fait céder le souvenir du crime à l’intérêt
qu’inspire le condamné ! » ; « L’homme que l’on a fait mourir a, dites-vous, assassiné
son semblable ; mais l’idée éloignée de son crime s’absorbe et se perd dans la sensation
présente et bien plus vive de son supplice ». Le « condamné » est, à l’origine, perçu
avant tout comme un agent auquel on peut imputer la responsabilité d’une action
blâmable et qui peut dès lors faire l’objet d’un sentiment d’indignation. La vue du
« supplice » modifie cette représentation de manière radicale : le « condamné »
apparaît comme un être souffrant et les spectateurs le plaignent, lui pardonnent son
crime et « sympathisent secrètement » avec lui. Il faut noter que cette attribution
d’émotion se double ici de ce que nous appelons une évaluation d’émotion. Le fait que
Dans les deux cas, cette altération renforce des tendances à l’action présentes à l’état
latent chez certains spectateurs et facilite le passage à l’acte criminel.
46 Si la topique détaille avec minutie les effets que le spectacle de l’exécution exerce sur
les spectateurs, il faut souligner que ces effets atteignent en fin de compte ceux-là
même qui ont instigué le spectacle. Par une sorte d’effet boomerang, ce sont les agents
de l’exécution qui subissent en retour les conséquences ultimes de celle-ci et se
trouvent ainsi déstabilisés. Duport, on l’a vu, ne se prive pas de souligner le caractère
adversatif de la pitié éveillée chez le spectateur, qui l’éprouve certes pour le
« supplicié », mais également - et surtout - « contre vous » - et la défiance de ce dernier
à l’égard des « lois de son pays ». Si elle évoque de façon explicite une série de
dérèglements qui interviennent dans les dispositions des spectateurs, cette topique du
spectacle de l’exécution dessine également en pointillé une déstabilisation du pouvoir.
5. Ouvertures diachroniques
47 La topique du spectacle de l’exécution que nous venons d’examiner semble pouvoir
fonctionner comme une construction discursive de la peur - même si cette émotion ne
fait pas l’objet d’une thématisation. Lorsqu’il évoque les effets qu’exerce le spectacle
sur les spectateurs, le discours fournit des raisons d’avoir peur : subversion de la
sensibilité publique, facilitation du passage à l’acte criminel et déstabilisation du
pouvoir. La scène d’exécution n’est pas investie par les orateurs pour fonder un
sentiment de pitié : celui-ci, on l’a vu, n’est attribué que pour être dévalorisé. Il ne
s’agit pas non plus de justifier un sentiment d’indignation, en contestant la légitimité
de l’acte d’exécution.
48 Si l’on procède, en guise de conclusion, à une brève ouverture diachronique et que l’on
observe les discours abolitionnistes des débats ultérieurs du corpus, on peut dire que
cette topique du spectacle de l’exécution n’est pas reconduite et laisse place à d’autres
figures pathémiques. (1) Dans les débats ultérieurs, priorité est donnée au critère de
légitimité et à ce que les orateurs de 1848 appellent la « question même du droit ». Le
pathos trouve ainsi ses principales ressources dans la qualification de la peine de mort
comme illégitime en amont - davantage que comme inutile ou dangereuse en aval. En
1848, si la peine de mort « épouvante la conscience », selon l’expression de Victor Hugo,
c’est que son application témoigne d’une attitude de défiance de l’homme face à Dieu : il
s’octroie indûment un droit qui est censément l’apanage de ce dernier. En 1908, les
discours des parlementaires socialistes tentent de fonder une forme particulière
d’indignation : la « société » apparaît, dans le cas de la peine de mort, comme étant en
défaut de droit, dans la mesure où elle se permet d’ôter la vie à des « individus
misérables », alors qu’elle-même, en omettant systématiquement de remplir ses devoirs
d’assistance à leur égard, est autant - sinon davantage - responsable qu’eux de
l’existence du phénomène criminel. (2) On observe également, dans les débats
ultérieurs, un changement dans la construction discursive de la figure du condamné. Si
Duport et Le Pelletier n’hésitent pas à évoquer les « assassins », les orateurs
abolitionnistes plus tardifs s’interdisent absolument ce genre de désignatifs. En 1848, le
condamné est présenté comme une « créature » à laquelle son origine divine garantit -
et cela quoi qu’il ait pu faire - des possibilités inépuisables d’amendement. En 1908, le
condamné n’est plus désigné à travers le prisme de la religion : la stratégie des orateurs
consiste davantage à empêcher qu’on le constitue pleinement en agent de ses actes. Le
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NOTES
1. Cette recherche a fait l’objet d'une thèse de doctorat soutenue en 2008 à l’Université de
Lausanne. Elle a donné lieu à des publications, dont certaines sont listées dans la bibliographie.
2. Christian Plantin évoque cette question dans le « Que sais-je ? » qu’il a récemment consacré à
l’argumentation (2005 : chapitre VI, « Les personnes et leurs affects »). Nous tentons, dans un
autre contexte, de comparer le modèle résolument descriptif de Plantin à celui, normatif, de
Walton (Micheli 2007).
3. Assemblée Nationale, Projet de loi portant abolition de la peine de mort présenté par Robert
Badinter et enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 29 août 1981, annexes, pp.
21-27
4. Un argument supplémentaire que l’on peut fournir à l’appui d’une cohérence du corpus dérive
du constat de la forte intertextualité qui le traverse de part en part. Au fil du temps, les locuteurs
eux-mêmes font de plus en plus fréquemment référence aux discours de ceux qu’ils considèrent
comme leurs prédécesseurs, soit pour s’en réclamer, soit, au contraire, pour s’en distancier. Il y a
là création d’une mémoire discursive interne à un genre de discours,qui se manifeste par le fait
que les locuteurs d’un débat donné font presque systématiquement référence au(x) débat(s)
précédent(s). Ce type d’intertextualité repose sur la similarité que posent les locuteurs entre leur
propre situation de communication et d’autres situations de communication pourtant fort
éloignées dans le temps. On a l’impression, lorsqu’on lit les comptes-rendus, qu’à chaque fois, le
débat reprend - à l’exception du débat » inaugural » de 1791 qui, lui, n’a tout simplement pas de
précédent dans l’histoire de France.
5. Catherine Kerbrat-Orecchioni opère une série de distinctions similaires. Elle affirme que
« l’émotion exprimée ne coïncide pas nécessairement avec l’émotion éprouvée » et que
« l’émotion suscitée ne coïncide pas non plus nécessairement avec l’émotion exprimée (et a
fortiori éprouvée) » (2000 : 59-60).
6. Cette terminologie, empruntée à Cosnier et Brossard 1984, est reprise et discutée par Kerbrat-
Orecchioni 1998 : 137-138.
7. Certains travaux, qui relèvent le plus souvent du champ de la psychologie, tentent de fonder
la délimitation du champ lexical des émotions sur la structure supposée de l’espace référentiel
visé (Johnson-Laird and Oatley 1989 ; Ortony1987). D’autres, plus strictement linguistiques, visent
à regrouper les termes d’émotion en « classes » sur la base des constructions syntaxiques dans
lesquelles ils sont susceptibles d’entrer (critère distributionnel) (voir Gross 1995, notamment).
8. Cette dernière formulation est fort contestable si elle est prise littéralement. Admettons que je
ressente de la peur et que je tremble. Faudra-t-il pour autant dire que ma peur cause mon
tremblement, que ce tremblement est l’effet de ma peur ? On peut préférer dire que le
tremblement est une partie de la peur (une de ses composantes physiologiques possibles).
9. On pourrait également avoir recours à l’expression « émotion montrée » (vs. « émotion dite »).
10. Nous n’évoquons pas ici, pour les raisons mentionnées plus haut, les marqueurs para-
verbaux et non verbaux qui, en ce qui concerne l’émotion connotée, seraient évidemment fort
nombreux.
11. Nous continuons provisoirement d’utiliser cette catégorie, malgré nos critiques et notre
volonté de lui substituer celle d’émotion « attribuée » - cela dans le but de bien faire comprendre
la distinction « exprimé »vs.« visé » qui est topique dans les approches linguistiques, discursives
et rhétoriques des émotions.
12. Les extraits sont tirés des Archives parlementaires de 1787-1860, tome XXVI (du 12 mai au 5 juin
1791), Paris, 1887 (Nendeln : Kraus, 1969), pp. 319-693.
13. L’historien du droit Jean-Marie Carbasse rappelle que cette dernière a tendance à tourner le
dos à « une conception “théologique” qui attachait au système pénal une fonction rétributive » et
« ne veut plus considérer la sanction que sous l’angle de sa seule utilité sociale » (2002 : 57).
14. Les syntagmes nominaux avec article défini permettent, lorsqu’ils sont en emploi générique,
de désigner une « entité typique qui représente ou subsume toutes les occurrences d’une classe »
(Riegel 1994 : 571).
RÉSUMÉS
Cet article porte sur la construction discursive des émotions dans un corpus de débats
parlementaires français relatifs à l’abolition de la peine de mort (1791-1981). Le premier volet de
l’article est consacré à la formulation des principes méthodologiques qui guident cette recherche.
Nous commençons par présenter le corpus sur lequel elle porte : il s’agit d’en expliquer le choix,
la délimitation et la cohérence. Nous nous tournons ensuite vers les sciences du langage
contemporaines et examinons les ressources descriptives que celles-ci offrent à qui entend
décrire avec le plus de rigueur possible la construction d’une émotion dans et par le discours.
C’est donc, méthodologiquement parlant, la question des « observables » qui nous retient. Le
second volet de l’article voit l’illustration de la démarche par une étude de cas. On s’intéresse au
premier débat parlementaire sur l’abolition que compte l’histoire de la France et qui a lieu en
1791 à l’Assemblée Constituante. L’enjeu consiste à dégager les traits distinctifs du pathos que les
orateurs abolitionnistes mobilisent lors de ce débat. Nous tâchons, en conclusion, d’adopter une
perspective diachronique et de comparer cet usage particulier du pathos avec d’autres
constructions discursives de l’émotion que l’on rencontre dans les débats ultérieurs (1848 et
1908). Une telle mise en perspective permet de mesurer le caractère historiquement variable du
pathos abolitionniste.
The aim of this paper is to examine the discursive construction of emotions in a series of French
parliamentary debates concerning the abolition of death penalty (1791-1981). In the first part, I
set out the methodological tenets of this research. I begin by discussing the choice of the corpus.
The challenge is to set a corpus which despite being chronologically scattered, is strongly
coherent, in terms of theme and genre. This kind of coherence is essential, I will argue, as it
allows for diachronic comparisons. I then turn to the sciences of language, where I attempt to
examine the descriptive resourcesthey provide in order to grasp how emotions are constructed
in discourse. What is at stake here is to identify the main “observable phenomena”. Scholars
working in the field of linguistics and discourse analysis strive to determine the various types of
relationshipbetween emotions, on the one hand, and language data, on the other: they offer a set
of categories,and claim, for instance, that emotions may be “expressed” or “aimed for” by
speakers. The question of what constitutes relevant material is also the subject of much interest:
when it comes to emotions, scholars tend to highlight the significance of the paraverbaland the
non-verbal material. I engage in a critical discussion of the main categories and try to determine
which are the most useful considering the characteristics of the corpus. The second part of the
paper is devoted to a case study. I look at France’s first parliamentary debate on the abolition of
the death penalty, which takes place between May 30 and June 1, 1791 at the Assemblée
Constituante. Here, my objective is to bring out the main features of pathos, which orators who
oppose the death penalty use during this debate. I suggest that this pathos relies on a particular
topos, which depicts the execution as a “spectacle”.I describe this specific use of pathos in some
detail. In conclusion, I attempt to look at it from a diachronic perspective and compare it with
other uses of pathos which are found in the later debates (1848 and 1908). Such a perspective
allows us to identify significant alterations in the way abolitionist orators construct emotions in
their discourse.
INDEX
Mots-clés : analyse du discours, argumentation, débat parlementaire, émotion, linguistique,
peine de mort
Keywords : argumentation, death penalty, discourse analysis, emotion, linguistics,
parliamentary debate
AUTEUR
RAPHAËL MICHELI
Université de Lausanne
Claire Sukiennik
Introduction
1 Une recherche en cours qui porte sur les pratiques discursives et enjeux du pathos dans
la présentation de l’Intifada al-Aqsa par la presse écrite en France, me permettra
d’apporter une contribution aux interprétations de la « rhétorique des passions ». Je
tiens à préciser que ceci n’est pas un travail de recherche en sciences politiques mais
un travail de linguiste qui voudrait rendre compte de pratiques discursives et
rhétoriques. Je vais limiter ma recherche à la mise en mots de l’Intifada al-Aqsa, qui a
éclaté en Israël et dans les territoires occupés palestiniens en septembre 2000. Mon
étude porte sur les formes de mise en scène pratiquées par le discours qui construit les
effets de pathos, et plus particulièrement sur la pitié et l’appel à la pitié.
2 Pour Aristote, dans la Rhétorique (Chap. VIII) :
la pitié sera le chagrin que nous cause un malheur dont nous sommes témoins et
capable de perdre ou d’affliger une personne qui ne mérite pas d’en être atteinte,
lorsque nous présumons qu’il peut nous atteindre nous-mêmes, ou quelqu’un des
nôtres, et cela quand ce malheur paraît être près de nous. (1991 :218).
3 La pitié est donc liée à la solidarité car elle va susciter des sentiments d’identification
avec la position d’une autre personne. La pitié peut éveiller un sentiment d’injustice à
l’égard de la personne qui souffre mais aussi la peur, car l’on craint de pouvoir être
dans la même situation. Il s’agit ici, en partant de la rhétorique aristotélicienne,
d’analyser et de décrire les stratégies les plus visibles du pathos dans un discours de
notre époque, mais aussi celles qui y sont reléguées dans l’implicite ou masquées par
des effets d’objectivité. Il importe, entre autres, de rendre compte de lieux d’inscription
inattendus et même paradoxaux dans l’énoncé, mais aussi à l’échelle textuelle, dans
l’agencement du récit des événements. Je ne limiterai pas l’analyse à des cas ponctuels ;
je traiterai également du pathos dans l’organisation textuelle. A la lecture de la presse
française, j’ai eu l’intuition qu’il existait une mécanique du récit pathétique qui se
répète systématiquement. Cette écriture mécanique se retrouve-t-elle dans la
présentation d’autres conflits ? Pour répondre à cette question, il faudra prendre en
compte des travaux comme l’étude de Patrick Charaudeau (2001) sur l’ex-Yougoslavie,
car il est possible que la mise en mots du conflit israélo-palestinien ne diffère pas
fondamentalement sur bien des points de celle de ces autres conflits. 1
consciente du fait qu’un/e linguiste ne peut prévoir de façon absolue les effets produits
par un texte, mais la structure du langage lui permet de les imaginer. Pour Roselyne
Koren (2002), le savoir acquis en matière de linguistique et d’argumentation permet
précisément d’imaginer les interprétations que le discours rend possibles ; la
rationalité du discours scientifique dépendrait de la transparence de ses justifications.
7 Mon intention n’est pas de dénoncer le traitement journalistique ni de rédiger un
réquisitoire contre la presse écrite en France mais de problématiser la question de la
responsabilité énonciative de la mise en mots journalistique d’un conflit. P. Charaudeau
affirme que la machine à informer complexe et incontrôlable que sont les médias,
poursuit une visée de captation qui
la fait dériver de façon obsessionnelle vers des mises en scènes dramatisantes de
l’actualité, dérive dont on finit par ne plus savoir si elle correspond à une prise de
position sur tel ou tel sujet de la vie politique ou à une commodité, celle de
l’information émotionnelle. (Charaudeau 2006 : 191)
8 Le terme « commodité » est un mot abstrait qui renvoie à la facilité d’usage et à l’aspect
purement pratique de cet usage en raison de l’avantage qu’il procure. Ce qui fait
problème à mes yeux, c’est « l’insoutenable légèreté » d’un recours « commode » à
l’appel à la pitié ; la diabolisation des uns et la victimisation des autres, par exemple,
peuvent exercer une influence néfaste sur le déroulement du conflit et empêcher que le
lecteur en comprenne les enjeux. La déontologie du chercheur en sciences du langage
m’impose la fonction de tiers observateur et d’analyste, et la distance par rapport au
dit, selon la doxa dominante2. Toutefois, il y a des questions que l’on ne peut éluder,
comme celle des enjeux de l’idéologie de captation. Peut-on en ignorer les éventuelles
conséquences et ses enjeux mercantiles ? Dois-je, au nom de l’idéal scientifique de
neutralité, renoncer à poser les questions que suscite un recours au pathos qui oscille
entre émotion légitime et renoncement à appliquer le fameux devoir d’impartialité face
aux victimes des deux camps ?
9 Ces questions me sont suggérées par la mise en mots observée dans l’écriture de presse.
On peut en effet se demander si le jeu de rôles qui divise mécaniquement les
protagonistes en « bons » et « méchants » pour des raisons d’« information-spectacle »,
ne risque pas de faire obstacle à la compréhension de la complexité du conflit.
L’hypothèse que ce travail souhaite vérifier est que les enjeux du pathos sont plus
complexes que l’appel très humain à la pitié face à la souffrance et que le pathos peut
constituer un obstacle au débat et à la réflexion. Il y aurait alors, consciemment ou
inconsciemment, tentative d’orienter l’auditoire vers une vision polémique du conflit
où le journaliste passe du rôle d’observateur-rapporteur à celui d’acteur. Il devient dès
lors difficile pour le lecteur de percevoir les événements différemment et de prendre
position en connaissance de cause.
car ils constituent d’ores et déjà des cas d’école. La bataille de Jénine est l’un d’entre
eux. Elle a suscité la rédaction d’une centaine d’articles dans la presse (mars-avril
2002). Cet événement constitue un cas exemplaire pour tout analyste concerné par
l’interprétation des faits dans un contexte de guerre.
12 Deux courants théoriques serviront de cadre à ce travail sur la place des émotions dans
l’argumentation, l’école américaine représentée par Walton et l’école française,
représentée par Christian Plantin. La thèse de Walton dans The place of Emotions in
Argument traite la question de la pertinence et du caractère légitime des arguments
dictés par l’émotion dans le discours. Il met l’accent sur quatre types d’émotions, dont
l’appel à la pitié - ad misericordiam. Les appels à l’émotion peuvent occuper une place
légitime et même importante en tant qu’arguments dans un discours persuasif, affirme
Walton, mais, prévient-il, ils doivent être traités avec précaution car ils peuvent
également être utilisés d’une manière fallacieuse. Le problème, dit-il, est qu’un tel
appel peut avoir un impact si fort qu’il échappe à tout contrôle, empêchant l’allocutaire
de percevoir des considérations plus appropriées et plus importantes. Walton propose
un système de normes et d’évaluation qui permet de désigner les lieux discursifs où
l’argument valide et légitime se change en paralogisme. Dans les arguments ad
misericordiam, l’appel à la pitié a un énorme impact émotionnel sur l’auditoire, lui
faisant oublier qu’il ne possède pas les données nécessaires pour juger le cas
équitablement et impartialement. L’appel à l’émotion peut ne pas être pertinent en ce
sens qu’il ne contribue pas aux visées du dialogue dans lequel les participants sont
engagés. Les critères proposés par Walton (contexte, poids, impact, dosage,
présomptions inappropriées, supplément d’information) me permettront d’analyser le
bilan émotionnel en termes de validité et de légitimité argumentatives.
13 Christian Plantin, dans « L’argumentation dans l’émotion » (1997), étudie les discours
émotionnels ainsi que la construction rhétorique-argumentative des émotions. Il
propose une démarche méthodologique permettant d’établir le bilan émotionnel et les
thèmes porteurs d’émotion, tels que les enfants, la mort, la faim. L’affirmation de
Plantin selon laquelle l’émotion peut être suscitée sans avoir nécessairement recours à
des termes émotifs m’a servi de guide dans l’interprétation de nombreux énoncés qui a
priori ne comportaient pas de traces linguistiques pathétiques.
14 Le pathos est pris dans son sens aristotélicien, il constitue l’un des trois types
d’arguments dans la Rhétorique d’Aristote (l’ethos, le pathos et le logos) destinés à
modifier l’attitude de l’auditoire ou encore à le persuader en faisant naître des
émotions ou l’état d’esprit souhaité. Aristote parle de thèmes émouvants en soi. Au
Chapitre 8 du Livre II de la Rhétorique, le philosophe grec cite les maux qui suscitent la
pitié :
Parmi les choses affligeantes et douloureuses, toutes celles qui amènent la
destruction excitent la pitié, ainsi que celles qui suppriment un bien, et celles dont
la rencontre accidentelle est une cause de malheur d’une grande gravité. Sont des
choses douloureuses et des causes de perte : la mort, la flagellation, les infirmités, la
vieillesse, les maladies, le manque de nourriture.
4. De la théorie à la pratique
15 Passons maintenant à une brève présentation de trois effets d’objectivité notoires : les
citations, les indications chiffrées et les descriptions.
mes enfants sont sous les gravats. Revenez dans une semaine et vous verrez les
corps. » (Nouvel Observateur, 2 mai 2002)
18 Entre les paroles citées, le journaliste insère une description qui accentue l’abattement
du personnage et reflète son état d’âme ; la solitude et le désespoir du père sont
illustrés par sa posture « assis sur un parpaing, les pieds dans la boue », qui symbolise
la pauvreté, la déchéance. De surcroît, « sa maison en miettes » est une image
pittoresque de la langue parlée familière. Cette description réaliste rend le personnage
plus proche et suscite l’empathie, car Abou Ali utilise des mots simples, dont l’impact
est plus fort parce qu’ils sonnent vrais et qu’ils disent la douleur. Les mots « consigner
en une ligne », « griffonne », « destruction » ont tous des connotations pathétiques car
ils supposent le drame et l’aspect inéluctable de la situation (Abou Ali tient le registre
des événements, peut-être pour les mémoriser ou bien pour essayer d’en comprendre
l’horreur). La mort des neuf enfants n’est pas un fait avéré en dépit du titre « Jénine les
survivants racontent » : le père la suppose, mais sans en avoir ni en fournir la preuve ;
ce qui augmente la force du pathos, c’est la mise en vedette de la force du
pressentiment paternel. La première phrase « Mes neuf enfants sont sous les gravats »
se présente comme une évidence (elle le restera le temps de la description
journalistique) séparée de la suite du texte. La citation qui s’achève par » vous verrez
les corps » n’est pas commentée. Il y a silence métalinguistique du journaliste qui
contribue ainsi à transformer une hypothèse sinistre en tragédie avérée. Le
pressentiment et le fait avéré sont mis sur le même plan : de quoi le lecteur se
souviendra-t-il ? Le nombre important de petits détails crée et renforce l’effet de réel,
mais augmente aussi simultanément le taux de subjectivité pathétique implicite. Abou
Ali raconte longuement sa tragédie personnelle de manière crue ; les chars et les
bulldozers représentent la force destructrice. La simplicité du personnage et de son
langage disent sa tragédie. Le verbe familier « pue » fait certainement partie de
l’idiolecte du personnage ; il augmente l’authenticité de ses dires mais atteste aussi la
rectitude du journaliste qui rapporte ses propos « tels quels » ; le parler vrai ne peut
que susciter la pitié et même l’empathie. Pas de fioritures quand on souffre. L’horreur
ne peut être traduite par des termes sophistiqués.
19 Il importe de recontextualiser la citation. Dans cet article dont le titre est « Jénine les
survivants racontent » (le contrat de lecture est respecté car l’article rapporte
effectivement le témoignage de survivants), les propos d’un médecin militaire israélien
sont rapportés pour expliquer l’entrée de Tsahal dans Jénine :
Ce camp était une machine à produire des terroristes. Nous devions faire ce que
nous avons fait. Si nous avions voulu tuer des civils, nous n’aurions pas pris autant
de précautions. Nous aurions fait bombarder le camp par l’aviation. Et l’affaire
aurait été réglée sans que nous ayons vingt-trois morts.
20 Le journaliste poursuit :
Une vingtaine d’auteurs d’attentats suicides, c’est vrai, étaient originaires de
Jénine. Mais, pour le reste, les affirmations du docteur Zangen sont en
contradiction avec les rapports du haut-commissaire des Nations-Unies pour les
droits de l’homme, Mary Robinson, et aussi avec ceux de Human Rights Watch et de
l’organisation israélienne des droits de l’homme B’Tselem, qui dénoncent, enquêtes
à l’appui, le recours aux « boucliers humains » et les entraves mises par l’armée
israélienne au travail des médecins et ambulanciers. Elles sont aussi en
contradiction avec les témoignages recueillis dans le camp de Jénine, parmi les
survivants.
24 Extrêmement nombreuses dans les articles étudiés, elles nécessitent une étude
approfondie. Quoi de plus objectif, de plus neutre qu’un chiffre. Nous allons démontrer
que les chiffres insérés dans le discours font cependant battre les cœurs et suscitent
l’émotion. Les indications chiffrées concernent les âges, les jours, le nombre de
victimes, de morts et de blessés. Le nombre exact des victimes de Jénine est bien le
problème crucial et il y fait l’objet de spéculations. Des personnes ont péri à Jénine : des
civils et des militants palestiniens ainsi que des soldats israéliens. Les journaux ont le
plus souvent ramené ces morts à un bilan ou à une macabre comptabilité sans
problématiser les tenants et aboutissants de l’opération militaire menée par Israël dans
le camp de réfugiés. En fait, le cas de Jénine se ramène à une simple comptabilisation. Je
voudrais souligner l’usage du quantitatif comme principe d’organisation du récit dans
les bilans, par exemple dans les paragraphes de clôture qui prédisent que la
catastrophe va continuer. Je dois me limiter à quelques exemples types, sans pouvoir
entrer dans les détails de cette problématique.
30 Puisque l’effet recherché est celui de la vérité, l’une des stratégies pour faire croire à la
reproduction exacte et fidèle du réel est la description qui ne remplit pas uniquement
une fonction ornementale ou esthétique et qui n’a pas une visée purement
informationnelle. A l’instar de l’écrivain réaliste qui cherche à donner à la fiction les
apparences d’une réalité authentique, le journaliste cherche à faire croire qu’il dit la
réalité « telle qu’elle est » pour fonder sa crédibilité et avoir droit à la parole. Comme
dans les romans réalistes, la description « représentative », référentielle, crée l’illusion
de réalité. Je tenterai de démontrer avec Jean-Michel Adam (1989) qu’en dépit de ses
apparences réalistes, la description implique un point de vue. Je me propose de traiter
deux formes de descriptions : la description de paysages et la description de
protagonistes.
33 Le rythme est souvent présent dans ces descriptions réalistes. Je tenterai de démontrer
qu’il contribue à rendre les descriptions pathétiques et que la subjectivisation par le
rythme est un aspect du pathos descriptif. C’est un lieu d’énonciation méconnu qui
produit du sens et révèle une prise de position (Koren 2003). « Le rythme est le pouvoir
de signifier sans signe » dit Henri Meschonnic dans Critique du rythme (1982 : 93). Il y
considère le rythme comme un mode de disposition et d’organisation de la signifiance,
une forme qui subjectivise l’énoncé. L’exemple ci-après le montre bien :
C’est un monde où suintent l’ennui et la tristesse résignée des destins immobiles, un
univers peuplé de rêves non-assouvis, d’illusions déchirantes, de promesses non-
tenues : le camp de réfugiés de Jabalya à Gaza est le plus grand, le plus peuplé, le
plus sale. (Le Monde, 6 novembre 2001)
34 Les adjectifs axiologiques et affectifs « déchirantes », « résignée », « non-assouvis »
dénotent le renoncement et la frustration. Des formules telles que « tristesse
résignée », « rêves non-assouvis », « promesses non-tenues » disent l’insoutenable
mélancolie et la stagnation du camp. Dans « promesses non-tenues », il y a une
accusation implicite. Qui est responsable ? Les rythmes sont enchâssés : le rythme
binaire (c’est un monde, un univers) comprend un rythme ternaire (rêves non-assouvis,
illusions déchirantes, promesses non-tenues) ; une seconde cadence ternaire (le plus
grand, le plus peuplé, le plus sale) créé un effet de crescendo par l’emploi de l’adjectif
axiologique « sale » qui caractérise l’état du camp de réfugiés. L’effacement du sujet
d’énonciation par le présentatif « c’est » (Rabatel 2000) objectivise le jugement de
valeur qui suit et qui suscite la compassion, voire l’indignation. Le verbe « être » sert ici
de signe introductif à une description. Il y a un contraste frappant entre la dernière
ligne où se trouvent les détails descriptifs (le plus grand, le plus peuplé, le plus sale) -
effets de réel - et les deux premières lignes où il y a essentialisation avec les mots
« monde », « univers », « ennui », « la tristesse des destins », et l’emploi d’adjectifs
affectifs (résignée, immobile, non-assouvis, déchirantes). Le groupe nominal
axiologique « promesses non tenues » reste vague et ne précise pas qui n’a pas tenu les
promesses. Ce sont des émotions à l’état pur qui tentent d’envelopper le lecteur par
tous les moyens, notamment par le recours à des lexèmes subjectifs et à une mise en
mots cadencée.
35 Comme la description des paysages, la description des protagonistes palestiniens crée,
elle aussi, un effet pathémique.
36 Les principaux protagonistes palestiniens dépeints dans les exemples qui composent
mon corpus sont les « martyrs », les « combattants » et les enfants. Les martyrs ou
chahids sont des Palestiniens qui ont perpétré des attentats-suicides en déclenchant
leur ceinture explosive. Une fois l’attentat exécuté, leurs photos transformées en
posters sont affichées dans les rues et deviennent de véritables « icônes ». Il s’opère un
processus de transformation : des hommes bien réels passent à l’état de portraits
porteurs d’une idéologie religieuse militante. C’est la mise en mots de ces portraits que
je vais tenter d’analyser ; il s’agit de visages d’hommes jeunes à l’allure sobre, porteurs
de « fines moustaches » (notation esthétique), qui suscitent l’empathie et même le
respect. Il y a un écart entre les apparences inoffensives de ces « bombes humaines » ou
« kamikazes » et leurs actes.Voici deux exemples :
Ce sont des portraits couleurs de visages d’hommes jeunes aux fines moustaches, la
plupart du temps sur fond du dôme de la grande mosquée al-Aqsa de Jérusalem, qui
donne son nom à la nouvelle insurrection palestinienne : l’Intifada al-Aqsa. (Le
Monde, 24 octobre 2000)
sont les sentiments éprouvés par l’auteur lors de la guerre civile en Espagne, devant les
atrocités des franquistes et des défenseurs de la République. Cette conception m’a
semblé exprimer l’absence d’humanité du soldat israélien dans les exemples de la
presse écrite que j’ai recueillis :
Presque tous les êtres humains ont une saisie très intermittente de la réalité. Un
petit nombre de choses seulement qui illustrent leurs propres intérêts sont réels
pour eux : les autres choses qui, en fait, sont tout aussi réelles, leur apparaissent
comme des abstractions … Vos amis, parce que vos alliés, sont de vrais êtres
humains… Vos adversaires ne sont que d’ennuyeuses, peu raisonnables, inutiles
thèses dont les vies ne sont que de faux jugements que vous souhaiteriez effacer
avec une balle de plomb. Dans le premier cas, je voyais des cadavres, dans le second,
seulement des mots. (2000 [1958] : 159)
Conclusion
42 « L’insoutenable légèreté » de l’idéologie de captation implique le recours fréquent à
des mises en scènes dramatisantes, qui peuvent avoir des effets pervers. S’il est vrai que
le linguiste ne peut prédire comment l’auditoire percevra ce type de présentation
(angélisation vs. diabolisation), il peut toutefois prévoir des types d’interprétation
déduits des mises en mots et attendre des journalistes du corpus qu’ils assument leur
responsabilité explicitement au lieu de multiplier des prises de position implicites
masquées par des effets d’objectivité.
BIBLIOGRAPHIE
Adam, Jean Michel. 1989. Le texte descriptif (Paris : Nathan)
Charaudeau, P., Lochard, G., Soulages, J.-Cl., Fernandez, M. et Croll A. 2001. La télévision et la
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Charaudeau, Patrick. 2006. « Réplique : quelle vérité pour les médias? Quelle vérité pour le
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Kerbrat-Orecchioni, Catherine. 1999 (4e éd.). L’énonciation: de la subjectivité dans le langage (Paris :
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Kerbrat-Orecchioni, Catherine. 2000. « Quelle place pour les émotions dans la linguistique du XXe
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Koren, Roselyne. 1996. Les enjeux éthiques de l’écriture de presse et la mise en mots du terrorisme
(Paris : L’Harmattan)
Koren, Roselyne. 2003. « Contribution à l’étude des enjeux de la rhétorique laconique : le cas des
indications chiffrées », Topiques 83, pp.111-124
Koren, Roselyne. 2006. « Quels risques pour quelles prises de position “normatives”? », Questions
de communication, 9, pp.195-205
Koren, Roselyne. 2006. « La responsabilité des Uns dans le regard des Autres : l’effacement
énonciatif au prisme de la position argumentative », Semen, 22, (Besançon : Presses Universitaires
de Franche-Comté), pp.93-108
Maingueneau, Dominique. 1996. Les termes clés de l’analyse du discours (Paris : Seuil)
Plantin, C., Doury, M. et Traverso, V. 2000. Les émotions dans les interactions (Arci/Presses
universitaires de Lyon)
Walton, Douglas. 1992. The place of emotion in argument (The Pennsylvania State University Press)
NOTES
1. La mise en intrigue pathétique du récit constitue un chapitre important de ma thèse dont je
ne pourrai pas rendre compte ici.
2. Voir Koren 2006, Questions de communication 9, «La prise de position normative ne va pas de soi
dans le domaine de la recherche scientifique. Les chercheurs doivent, selon la doxa dominante,
s’abstenir d’énoncer des jugements de valeur ou de traverser la frontière entre le territoire de
l’observateur analyste et celui de l’acteur. »
3. Dayan, D. « Pour une critique des médias », Questions de communication, 8
4. Cf. Perelman C. et Olbrechts-Tyteca L. (2000 : 155) : » Le fait de sélectionner certains éléments
et de les présenter à l’auditoire, implique déjà leur importance et leur pertinence dans le débat.
En effet, pareil choix accorde à ces éléments une présence, qui est un facteur essentiel de
l’argumentation, beaucoup trop négligé d’ailleurs dans les conceptions rationalistes du
raisonnement. La présence agit d’une manière directe sur notre sensibilité. »
RÉSUMÉS
Mon étude porte sur les formes de mise en scène pratiquées par le discours qui construit les
effets de pathos, et plus particulièrement sur la pitié et l’appel à la pitié. Mon cadre de recherche
se limite à la mise en mots de l’Intifada al-Aqsa dans la presse écrite française. L’Intifada a éclaté
en Israël et dans les « territoires occupés » en septembre 2000. Je me propose de problématiser ici
la question paradoxale de la contribution au pathos de trois effets d’objectivité notoires : la
citation ou le discours rapporté, les indications chiffrées et quelques effets de réel notoires, tels
que les descriptions de paysages et les portraits de protagonistes palestiniens et israéliens. Il
n’est pas rare en effet que les auteurs des articles de mon corpus utilisent l’instrument de la
compassion en tant que procédé argumentatif alors que la déontologie de l’écriture de presse
présente le devoir de neutralité rationnelle comme une obligation fondamentale.
My study is based on the patterns of discourse which produce emotion and more particularly pity
and the appeal to pity. My research is limited to the verbal description of Al-Aqsa Intifada in the
French press, in Israel and in the “Occupied Territories” during September 2000. My purpose is to
show how three effects of objectivity, namely quotation or direct speech, the appeal to numbers
and some effects of reality such as the descriptions of landscapes and the portrayal of Palestinian
and Israeli protagonists, actually contribute to the production of pathos. I will show that
contrary to the code of ethics of the written press, which consists of presenting rational
neutrality as a formal obligation of the press, compassion as an argumentative means is quite
frequently used by the authors of the articles in question.
INDEX
Mots-clés : rhétorique du pathos, effet de réel, effet d’objectivité, subjectivité dans le langage,
visée de captation, décontextualisation
Keywords : rhetoric of pathos, effect of reality, effect of objectivity, subjectivity in language,
decontextualization
AUTEUR
CLAIRE SUKIENNIK
Université Bar-Ilan, ADARR
Découpages disciplinaires
Dominique Maingueneau
1 Le développement, depuis les années 1990, d’une « analyse du discours littéraire » qui
s’assume comme telle ne va pas sans soulever des difficultés épistémologiques et
institutionnelles. D’un côté, on est amené à se demander en quoi ses présupposés, ses
concepts et ses méthodes modifient notre appréhension de la littérature ; pour ma part,
c’est ce que je me suis efforcé de faire dans différents ouvrages 1. D’un autre côté, il faut
aussi se demander en quoi l’émergence d’une analyse du discours littéraire a des
répercussions sur l’analyse du discours elle-même.
2 La question de la nature des relations entre analyse du discours et littérature se pose
avec une acuité particulière dès lors que la plupart des spécialistes de littérature jugent
tout à la fois illégitime et inefficient le recours à des problématiques d’analyse du
discours dans leur domaine. Cela tient sans doute au fait qu’un présupposé puissant,
hérité de l’esthétique romantique, oppose la littérature au reste des autres productions
discursives d’une société : il y aurait d’une part les énoncés « transitifs », qui auraient
leur finalité hors d’eux-mêmes, d’autre part les œuvres véritables, « intransitives »,
« autotéliques », celles de la littérature, qui auraient leur finalité en elles-mêmes. Dans
les années 1960, période où se constitue l’analyse du discours, cette opposition a même
été radicalisée par certains auteurs dans la mouvance du groupe « Tel Quel », par R.
Barthes en particulier, qui a opposé « écrivains » et « écrivants », développant une
conception du Texte majuscule, qui serait au-delà de toute économie usuelle du
langage, révolutionnaire. Il est clair que le principe même d’une analyse du discours
littéraire ne peut que heurter de plein fouet un tel présupposé : pour ses détracteurs,
l’analyse du discours n’a-t-elle pas précisément pour ambition de ramener à l’ordinaire
de la communication ce qui excède tout ordinaire et toute communication ?
quand il s’agit d’écrit, appréhende les énoncés dans leur seul contexte originel ou
comme manifestations d’une situation de communication routinière. Diverses
problématiques sont associées à ce déplacement de l’intérêt vers la « textualité ». On en
évoquera rapidement deux :
1. Celle de l’auctorialité : quand on a affaire à des œuvres littéraires, on ne peut pas se
contenter de raisonner en termes de « rôles », comme on le fait communément en analyse
du discours. L’« auctorialité » des textes littéraires est beaucoup plus complexe. Elle est prise
à la fois dans un excès de vacuité et dans un excès de plénitude. Un excès de vacuité car le
texte mobilise de multiples intervenants, et cette tendance ne fait que se renforcer avec les
multiples réemplois. Un excès de plénitude aussi, car la singularité de « l’auteur » y est
portée à son paroxysme, à ce point que si certains dénient à l’analyse du discours le droit de
traiter des œuvres littéraires, c’est au motif que ces dernières seraient irréductiblement
singulières.
2. Celle des appareils d’interprétation : les analystes du discours ont l’habitude d’étudier des
textes qui ne sont pas voués aux commentaires de type herméneutique. Certes, n’importe
quel énoncé peut donner lieu à des commentaires, au sens large, y compris les interactions
orales les moins contraintes, mais quand il s’agit de textes littéraires, philosophiques,
religieux, scientifiques…, la possibilité du commentaire est en quelque sorte inscrite dans la
nature même de ce type de discours, et ces commentaires obéissent à des règles plus ou
moins formalisées qui sont validées par certaines institutions. Il faut donc accorder une
place essentielle à un tiers invisible, l’appareil herméneutique, les communautés de
commentateurs et leurs pratiques.
BIBLIOGRAPHIE
Amossy, Ruth et Maingueneau, Dominique (éds). 2003. L’analyse du discours dans les études
littéraires (Toulouse : Presses Universitaires du Mirail)
Aron, Paul, Saint-Jacques, Denis et Viala, Alain (éds). 2002. Dictionnaire du littéraire (Paris : PUF)
Jacques, Francis. 2002. De la textualité. Pour une textologie générale et comparée (Paris : Maisonneuve)
Maingueneau, Dominique. 1993. Le contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société (Paris :
Dunod)
Maingueneau, Dominique. 2004. Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation (Paris : Colin)
NOTES
1. Le contexte de l’œuvre littéraire (1993), Le discours littéraire (2004), Contre Saint-Proust (2006)
2. « L’Analyse du discours : un tournant dans les études littéraires ? » ; les actes ont été publiés
en 2003 sous le titre L’analyse du discours dans les études littéraires. Les textes de la table-ronde se
trouvent aux pages 323-348.
3. « Stylistique, poétique et analyse du discours », L’analyse…(2003), p. 343.
4. « La question du style », L’analyse… (2003), p. 338.
5. Cette dénomination a été officialisée par la publication d’un Dictionnaire du littéraire, 2002.
RÉSUMÉS
Le développement, depuis les années 1990, d’une « analyse du discours littéraire » soulève des
difficultés épistémologiques et institutionnelles, pour les spécialistes de littérature comme pour
les analystes du discours. On commence par considérer les résistances à l’analyse du discours
littéraire qui viennent des spécialistes de littérature. Mais ces réticences rejoignent celles des
analystes du discours à l’égard de la littérature ; car depuis les années 1960, l’analyse du discours
a pris l’habitude de ne traiter que des textes délaissés par les facultés de lettres. Pourtant, le fait
que se constitue à l’intérieur de l’analyse du discours une branche dédiée spécifiquement au
discours littéraire donne davantage de consistance à un postulat fondateur de l’analyse du
discours, à savoir que le discours est « un » : toute énonciation socialement circonscrite peut a
priori être abordée à travers le même réseau de concepts. Ce postulat doit néanmoins être associé
à un autre, celui de la « diversité » irréductible des modes d’existence de ce discours. Ce double
postulat a des conséquences importantes sur le plan institutionnel, puisqu’il met à mal la
frontière entre les départements de lettres et ceux de sciences sociales et humaines. Ce qui n’a
rien d’étonnant, si l’on songe que l’étude de la littérature ne constitue pas véritablement une
discipline. Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie ici « discipline ». Une distinction doit être
établie entre les disciplines au sens institutionnel, et les disciplines heuristiques, celles qui
structurent la recherche. En outre, à l’intérieur de ces dernières, on peut distinguer les
groupements fondés sur un intérêt épistémologique partagé, et les groupements autour d’un
même objet, d’un même « territoire », qui est abordé par diverses disciplines. Il en ressort qu’en
fait, dans le monde universitaire, le domaine appelé « littérature » s’accommode d’un compromis
instable entre une logique du « territoire » et une logique « herméneutique », qui légitime le
littéraire par sa capacité à entrer en contact avec des textes prestigieux en surplomb de
l’ordinaire de la vie sociale. Grâce à ce compromis, le littéraire commente les œuvres en
s’appuyant sur des routines interprétatives et son propre charisme, tout en s’efforçant de
montrer que son activité appartient de plein droit à un monde scientifique que, par ailleurs, il
disqualifie en tant qu’herméneute. Dans ces conditions, on comprend que l’analyse du discours
soit mal perçue du littéraire traditionnel, car elle s’avère beaucoup plus menaçante pour ce
compromis que des approches de la littérature issues de la psychologie ou de la sociologie. Elle se
construit en effet sur le rejet de la topique même qui oppose un intérieur et un extérieur du
texte, un texte et un contexte. Face à cette menace, pour préserver l’autonomie de leur espace et
leur autorité, les littéraires recourent aujourd’hui à deux stratégies qu’on pourrait
métaphoriquement désigner comme la fuite vers le haut, vers la philosophie, et la fuite vers le
bas, vers l’érudition. Dans un dernier temps, on montre en quoi son ouverture à des corpus
littéraires oblige l’analyse du discours à se préoccuper davantage de la question du texte, en
accordant un rôle privilégié à la mémoire, à la diversité des supports matériels, aux modes de
diffusion, à la diversité des usages des textes. De même, elle l’incite à renouveler sa réflexion sur
l’« auctorialité » et sur la question des appareils d’interprétation : quand il s’agit de textes
littéraires, philosophiques, religieux, scientifiques…, il faut accorder une place essentielle à un
tiers invisible : les communautés de commentateurs et leurs pratiques.
The development, from the nineties onwards, of literary discourse analysis trends raises many
theoretical and institutional problems, for discourse analysts as well as for traditional scholars in
the Humanities. In this article, I begin by considering the widespread mistrust of literary
discourse analytical approaches among discourse analysts and scholars working in the field of
the Humanities. From the viewpoint of the latter, discourse analysis has no legitimacy to tackle
literary works. A symmetrical reluctance can be observed in the attitude of discourse analysts
towards literature. From the Sixties onwards, discourse analysis has been accustomed to dealing
only with texts that were neglected by scholars in Humanities. But this attitude is not
theoretically grounded; the existence, inside discourse analysis, of a branch specifically
dedicated to literary discourse is quite natural, given the implicit postulate of discourse analysis:
discourse is one, and utterances produced in any social setting can be studied with the help of
the same concepts. However, such a postulate must be associated to another one, which claims
that discourse is basically diverse. The development of literary (or philosophical or religious)
discourse analysis has important consequences from an institutional perspective, since it
questions the very frontier between faculties of Humanities and faculties of Human and Social
sciences. In fact, literary studies are not a true discipline, if we make a distinction between
“institutional disciplines” and “heuristic disciplines”. The scholars who work in this area
constitute neither groups whose members share basic conceptual and methodological
assumptions, nor groups whose members belong to a wide range of heuristic disciplines but are
interested in the same object, in the same “territory”. I try to demonstrate that in faculties of
“literature” most people satisfy themselves with a subtle compromise between scientific claims
and “hermeneutic” prejudices: to be legitimate, they need to show that they are familiar with
prestigious texts, beyond ordinary social life. So, while commenting on works by using
interpretation routines as well as their personal talent, they also try to show that their activity
legitimately belongs to the world of science (a world where, in fact, their hermeneutic
assumptions are disqualified). To preserve the autonomy of their academic space and their
authority, today, most specialists of literature have recourse to two complementary strategies:
reading literature through philosophical concepts and developing data-oriented programs. But
that does not resolve the uncomfortable situation in which they find themselves. Under these
circumstances, we can easily understand why discourse analysis is not positively perceived by
traditional specialists of literary studies. A discourse analytical outlook is more a threat to them
than are classical approaches to literature, which spring from sociology or psychology. For
discourse analysis is based on the very rejection of the prejudice according to which text and
context, inside the text and outside the text, must be opposed. Finally, I claim that exposing
literary texts to discourse analytical approaches should amount to very positive effects on
discourse analysis itself. People will concern themselves more with some aspects of “textuality”,
especially by ascribing a more important role to memory, to the material existence of texts, and
to the ways in which they circulate in society. What’s more, taking into consideration the full
diversity of discourse genres, we can renew the reflection on manifold forms of “auctoriality”
and of commentary practices: when we study literary, philosophical, religious, scientific or other
texts, we must pay special attention to the communities of commentators and to the institutions
to which they belong.
INDEX
Mots-clés : littérature, analyse du discours, discipline, relation Herméneutique
Keywords : literature, discourse analysis, discipline, hermeneutic relationship
AUTEUR
DOMINIQUE MAINGUENEAU
Université Paris 12
Argumentation et Analyse du
discours : perspectives théoriques et
découpages disciplinaires
Argumentation and Discourse Analysis: Theoretical perspectives and
disciplinary boundaries
Ruth Amossy
6 Encore faut-il préciser ici la question de la divergence des points de vue, qui est au
fondement de l’argumentation. Celle-ci ne surgit en effet que quand il peut y avoir une
dissension, ou tout au moins une façon alternative d’envisager les choses. Comme le
soulignait déjà Aristote, on n’argumente pas sur ce qui est évident - en l’occurrence, sur
ce qui, dans une communauté donnée, paraît tomber sous le sens et se donner comme
la seule réponse possible à une question. Cela ressort clairement de la définition que
propose Michel Meyer :
Argumenter consiste à trouver les moyens pour provoquer une unicité de réponse,
une adhésion à sa réponse auprès de l’interlocuteur, donc à supprimer l’alternative
de leurs points de vue originels, c’est-à-dire la question qui incarne ces alternatives
(Meyer 2005 :15).
7 Il s’agit cependant de savoir si les réponses alternatives que peut susciter cette question
doivent être explicitées dans un contexte de confrontation. C’est ce que pense Christian
Plantin, qui définit la « situation argumentative typique comme le développement et la
confrontation de points de vue en contradiction en réponse à une même question »
(Plantin 2005 : 53). Cette « mise en contradiction active des discours autour d’une même
question » permet selon lui d’éviter la « dissolution de l’argumentation dans le
langage » que risque d’entraîner la vision de Grize ou celle de Vignaux pour qui
énoncer revient à argumenter (ibid.). A l’instar de ces derniers, et contrairement à
Plantin, je considère que le discours en situation comporte en soi une tentative de faire
voir les choses d’une certaine façon et d’agir sur l’autre. La position adverse n’a pas
besoin d’être présentée en toutes lettres, dans la mesure où la parole, est toujours une
réponse au mot de l’autre, une réaction au dit antérieur qu’elle confirme, modifie ou
réfute :
toute énonciation, même sous forme écrite figée, est une réponse à quelque chose
et est construite comme telle. Elle n’est qu’un maillon de la chaîne des actes de
parole. Toute inscription prolonge celles qui l’ont précédée, engage une polémique
avec elles, s’attend à des réactions actives de compréhension, anticipe sur celles-ci,
etc. (Bakhtine-Volochinov 1977:105).
8 Dans cette perspective dialogique, l’argumentation est donc a priori dans le discours, au
gré d’un continuum qui va de la confrontation explicite des thèses à la co-construction
d’une réponse à une question donnée et à l’expression spontanée d’un point de vue
personnel. C’est pourquoi il incombe à l’analyste de décrire les modalités de
l’argumentation verbale au même titre que les autres processus langagiers, et en
relation étroite avec ceux-ci.
9 Encore faut-il, pour éviter les confusions, distinguer entre la visée et la dimension
argumentative. Même si de par sa nature dialogique, le discours comporte comme
qualité intrinsèque la capacité d’agir sur autrui, de l’influencer, il faut différencier
entre l’entreprise de persuasion programmée et la tendance de tout discours à orienter
les façons de voir du/des partenaires. Dans le premier cas, le discours manifeste une
visée argumentative : le discours électoral ou l’annonce publicitaire en constituent des
exemples flagrants. Dans le second cas, il comporte simplement une dimension
argumentative (Amossy 2006 [2000] : 32-34) : ainsi en va-t-il de l’article d’information
qui se veut neutre, de la conversation familière ou d’une grande partie des récits
fictionnels.
10 Lorsqu’il y a visée, le discours choisit une ou plusieurs modalités argumentatives 2 - une
structure d’échange particulière qui permet le bon fonctionnement de l’entreprise de
persuasion. Parmi celles-ci, on peut mentionner la modalité démonstrative où une
thèse est présentée par un locuteur, dans un discours monogéré ou dans un dialogue, à
un auditoire dont il veut obtenir l’adhésion par les voies de la démonstration raisonnée,
du raisonnement articulé appuyé sur des preuves. Ou la modalité négociée, dans
laquelle les partenaires qui occupent des positions divergentes, voire conflictuelles,
s’efforcent de trouver une solution commune au problème qui les divise et de parvenir
à un consensus à travers le compromis ; ou encore la modalité polémique caractérisée
par une confrontation violente de thèses antagonistes, deux instances en désaccord
total tentant d’emporter la conviction de l’autre, ou du tiers qui les écoute, en
attaquant les thèses adverses.
11 Les choses se présentent différemment dans le cas de la dimension argumentative, où
l’entreprise de persuasion est indirecte et souvent inavouée. Elle apparaît dans la mise
en mots qu’effectue un discours dont l’objectif avoué est autre qu’argumentatif : un
discours d’information, une description, une narration dont la vocation est de conter,
le compte rendu d’un vécu dans un carnet de route ou un journal intime, un
témoignage qui relate ce que le sujet a vu, une conversation familière où les partenaires
échangent des propos anodins qui ne visent pas à faire triompher une thèse, etc. C’est
alors la façon dont le discours qui vise avant tout à informer, à décrire, à narrer, à
témoigner, oriente le regard de l’allocutaire pour lui faire percevoir les choses d’une
certaine façon, qu’il importe de dégager et d’analyser.
12 Dans tous les cas, l’argumentation est indissociable du fonctionnement global du
discours, et doit de ce fait être étudiée dans le cadre de l’analyse du discours. Celle-ci
permet en effet d’examiner l’inscription de l’argumentation dans la matérialité
langagière et dans une situation de communication concrète.
contenus et les relations établies entre eux, on peut ainsi tenir compte de tout ce qui
s’élabore dans l’entreprise de persuasion. Le discours argumentatif ne se déroule pas
dans l’espace abstrait de la logique pure, mais dans une situation de communication où
le locuteur présente son point de vue dans la langue naturelle avec toutes ses
ressources, qui comprennent aussi bien l’usage des connecteurs ou des déictiques que
la présupposition et l’implicite, les marques de stéréotypie, l’ambiguïté, la polysémie, la
métaphore, la répétition, le rythme. C’est dans l’épaisseur de la langue que se forme et
se transmet l’argumentation, et c’est à travers son usage qu’elle se met en place :
l’argumentation, il ne faut pas l’oublier, n’est pas le déploiement d’un raisonnement qui
se suffit à lui-même, mais un échange actuel ou virtuel - entre deux ou plusieurs
partenaires qui entendent influer l’un sur l’autre.
15 A la condition de la langue naturelle s’ajoute donc une autre condition intrinsèque,
celle de l’interaction au sein de laquelle un locuteur tient compte de l’allocutaire sur
lequel il veut agir et au profit duquel il mobilise un ensemble de moyens linguistiques
et de stratégies discursives plus ou moins programmées. L’argumentation se situe dans
le cadre d’un dispositif d’énonciation où le locuteur doit s’adapter à son allocutaire, ou
plus exactement à l’image qu’il s’en fait (dans les termes de Perelman, l’auditoire est
toujours une construction de l’orateur). Elle suppose aussi que l’on tienne compte de la
situation concrète d’énonciation : qui parle à qui, dans quel rapport de places, quel est
le statut de chacun des participants, quelles sont les circonstances exactes de l’échange,
quels sont le moment et le lieu où il prend place. Qui plus est, la parole se situe
nécessairement dans le cadre d’un genre de discours qui occupe une place particulière
dans un espace social donné et comporte ses objectifs, ses règles et ses contraintes
propres.
16 Cette approche attentive à l’axe de la communication et de l’interaction (actuelle ou
virtuelle) entre les participants de l’échange permet de conférer à l’analyse
argumentative sa dimension institutionnelle et sociale. On passe alors du domaine des
universaux qu’implique la rhétorique axée sur le logos comme raison atemporelle, au
domaine du social dans sa relativité et ses variations historiques et culturelles. C’est
dire que l’analyse argumentative adopte la vocation de l’AD qui consiste à appréhender
« le discours comme intrication d’un texte et d’un lieu social » - si bien que son objet
« n’est ni l’organisation textuelle ni la situation de communication, mais ce qui les noue
à travers un dispositif d’énonciation spécifique. Ce dispositif relève à la fois du verbal et
de l’institutionnel » (c’est la définition de Maingueneau dans le Dictionnaire d’AD, 2002).
17 C’est dans ce cadre communicationnel et socio-historique qu’il faut étudier de près la
façon dont l’argumentation s’inscrit, non seulement dans la matérialité discursive
(choix des termes, glissements sémantiques, connecteurs, valeur de l’implicite, etc.)
mais aussi dans l’interdiscours. La façon dont le texte s’assimile la parole de l’autre par
les nombreuses voies du discours rapporté, du discours direct ou de la citation à
l’indirect libre, est primordiale. A cela s’ajoutent les modalités selon lesquelles il
s’articule, sans nécessairement l’exhiber, sur les discours qui circulent avant ou autour
de lui : l’hétérogénéité constitutive est l’un des fondements de la parole argumentative
dans la mesure où celle-ci réagit nécessairement, que ce soit pour le reprendre, le
modifier ou le réfuter, au mot de l’autre. Il importe donc de connaître l’essentiel de ce
qui se dit ou s’écrit dans une société donnée sur le thème dont il est question. Que le
locuteur ne s’y rapporte pas expressément ne signifie pas que son discours ne s’y
alimente pas : le point de vue qu’il expose se situe toujours dans une constellation
« méfiance radicale » envers le logos, qui s’oppose à la force conférée par la rhétorique
au logos comme seule alternative à la violence - j’en ai parlé ailleurs et je n’y insiste pas.
27 Le problème ne réside donc pas uniquement dans un découpage institutionnel qui peut
apparaître comme arbitraire. La différence revendiquée est ancrée dans la nature
même du questionnement et dans la construction des problématiques qui caractérisent
un domaine particulier, lors même que celui-ci est axé sur la mise en œuvre du langage.
28 Qu’en est-il dans le cas des disciplines pour qui l’investigation des textes n’est pas un
but en soi, et dont l’Histoire figurera ici le modèle emblématique ? Sans doute les
questions s’y posent-elles différemment. On sait que la tentative de faire converger
l’investigation historique et l’AD (en l’occurrence, l’analyse du discours française née
avec Pêcheux effectuée en son temps par Maldidier, Guilhaumou, Robin, etc.) n’a pas
permis un rapprochement institutionnel des disciplines et s’est globalement heurtée,
du point de vue des historiens, à une fin de non-recevoir. Pourquoi entreprendre dès
lors un recoupement sous de nouveaux auspices, et en quoi l’AD contemporaine,
délestée de ses ancrages marxiste et psychanalytique et nourrie d’analyse
argumentative, pourrait-elle contribuer aux études historiques ? L’argument avancé en
ce sens par les tenants des sciences du langage et des textes est connu, mais il n’est
peut-être pas inutile de le rappeler. Un texte - un document, une archive, un récit du
passé, un essai ou un traité écrit et publié dans un lointain passé - ne peuvent être
appréhendés à bon escient si on ne tient compte de leur dimension langagière et
argumentative. Pour dégager leurs contenus, il ne suffit pas de traverser le texte : on ne
les appréhende pas en retrouvant un noyau dur sous sa gangue langagière. Le sens se
construit toujours dans un échange verbal qui comprend des partenaires situés
poursuivant leurs objectifs propres ; il s’élabore dans l’épaisseur du discours, dans la
mise en mots que règle la spécificité d’une interaction verbale. Il n’est donc pas possible
de le dégager sans tenir compte de ces paramètres - car le même argument peut revêtir
une signification très différente selon la façon dont il est formulé et développé, et selon
l’auditoire auquel il est destiné dans des circonstances particulières. C’est donc pour
étudier les textes et documents dont se nourrissent les sciences historiques (ou
politiques, ou sociales, etc.) qu’il faut disposer des cadres et des instruments qui
permettent de les analyser avec le plus de justesse et de finesse possible. Qui plus est, le
discours est parfois lui-même Histoire, ou événement historique. C’est le cas, par
exemple, du discours du Général de Gaulle du 18 juin 1940, dans son rapport à l’appel
prononcé la veille par le Maréchal Pétain (Adam 1999 : 139-155).
29 Je vais essayer d’expliciter les différentes possibilités mentionnées ci-dessus à l’aide de
quelques exemples, en insistant plus particulièrement sur l’apport spécifique de
l’argumentation dans le discours au sein de l’espace global de l’AD. Faute de place, je
me permettrai de renvoyer à des travaux que j’ai publiés ailleurs au cours des ans, mais
aussi de m’appuyer sur des études menées par d’autres chercheurs et qui me semblent
significatives, voire décisives, dans le domaine. Il s’agit bien sûr de simples indications
données à titre d’exemplification, et non d’un panorama exhaustif.
30 Dans l’espace des sciences du langage, le questionnement porte sur les moyens verbaux
qui, au sein d’un fonctionnement discursif global, assurent à la parole son efficacité. Il
s’agit donc d’explorer ces fonctionnements discursifs pour voir comment le discours
permet au locuteur d’agir sur l’autre.
31 Dans ce cadre, les acquis de la linguistique dans ses différents courants sont repris et
réexaminés dans une perspective argumentative. Prenons, par exemple, les premiers
travaux de Ducrot sur la présupposition. On se souvient que Ducrot, après avoir relevé
les fonctions de l’implicite qui permettent de dire sans dire et de soustraire ainsi ce
qu’on avance à la contradiction (1972 : 6), définit la présupposition et montre que
« présupposer un certain contenu, c’est placer l’acceptation de ce contenu comme la
condition du dialogue ultérieur » en transformant « du même coup les possibilités de
parole de l’interlocuteur » (1972 : 91). Le refus des présupposés amène une rupture de
la communication. Il en ressort que la présupposition constitue pour le locuteur un
moyen particulièrement efficace de faire accepter par son auditoire certaines vues qu’il
ne soumet pas à son assentiment (il ne les « pose » pas) mais qu’il introduit comme
allant de soi (il les « présuppose »). L’analyse argumentative peut exploiter les
potentialités de l’étude menée en pragmatique intégrée en étudiant, par exemple, les
« dessous » du débat politique télévisé (Amossy 1994). Elle peut aussi tirer profit des
travaux entrepris sur l’implicite dans le domaine de la pragmatique, et en particulier
dans l’ouvrage désormais classique de Kerbrat-Orecchioni (1986). Il est instructif, dans
cette perspective, de dégager les fonctions de l’implicite lorsqu’il est sciemment
mobilisé dans le discours de l’extrême-droite sur Israël et sur les juifs (Amossy 1999).
Notons qu’on trouve des travaux nombreux et féconds sur les fonctions de l’implicite
dans le discours argumentatif fondés tantôt sur les travaux de Grice, tantôt sur la
notion rhétorique d’enthymème (comme syllogisme manquant).
32 Il est parfois nécessaire de faire le point sur les fonctions argumentatives de différents
phénomènes qui n’ont pas fait l’objet d’une investigation dans le domaine des sciences
du langage, et qu’il faut donc en un premier temps définir et décrire. Il en va ainsi du
stéréotype dans sa définition de représentation collective figée (Amossy 1997) ou de la
stéréotypie sous ses diverses formes (Amossy 2002, Amossy et Sternberg 2002)
répertoriées par des disciplines comme la rhétorique (le topos rhétorique), la
littérature (l’idée reçue), la stylistique (le cliché) (Amossy et Herschberg-Pierrot 1997).
L’intégration de ces éléments dans une perspective discursive s’accompagne de
l’exploration des différents rôles qu’ils peuvent jouer dans l’argumentation.
33 La recherche peut aussi se focaliser sur le profit que peut tirer l’argumentation de
certains dispositifs d’énonciation. L’effacement énonciatif, qui fait actuellement l’objet
de travaux importants dans les sciences du langage, autorise ainsi une mise en évidence
des avantages que procure au locuteur la tentative de neutraliser sa parole en tentant
de gommer aussi efficacement que possible sa subjectivité. S’appuyant sur les travaux
de Vion, Alain Rabatel relève les marques formelles de l’effacement énonciatif pour
l’articuler sur les effets d’argumentation indirecte qu’il permet (Rabatel 2004). Dans un
autre domaine, l’étude de l’ethos rhétorique, reprise en AD à partir des travaux de
Dominique Maingueneau, autorise également l’exploration de l’instance de locution
dans l’échange verbal. Elle permet de montrer comment le locuteur construit une
image de soi appropriée et efficace dans le rapport constitutif qu’il noue à l’allocutaire
(Maingueneau dans Amossy 1999).
34 En l’occurrence, la reprise d’une notion rhétorique par les sciences du langage mène à
une intégration de l’art de persuader antique dans une analyse argumentative qui se
réclame de l’AD. Si l’ethos occupe actuellement une place prépondérante dans les
sciences du langage, il faut bien voir que d’autres pôles sont également étudiés - en
particulier le pathos ou la construction de l’émotion dans le discours qui permet
37 Cependant, nous l’avons dit, le chercheur peut faire servir l’argumentation dans le
discours à des buts qui relèvent d’autres disciplines que les sciences du langage, et
répondent à d’autres besoins. En particulier, il lui est loisible de mobiliser ses cadres
d’analyse pour étudier un texte ou un document particulier.
38 Ce besoin peut se faire sentir dans les sciences de la communication lorsqu’il s’agit de
passer au crible un discours politique déterminé. Ainsi, on peut se pencher sur un
discours de campagne de Nicolas Sarkozy ou de Ségolène Royal au moment des
Présidentielles de 2007 en France, pour voir comment ils construisent un ethos :
comment une femme peut projeter une image de présidentiable, ou selon quelles
modalités il est donné à Sarkozy de gommer les aspects négatifs de son image préalable.
On peut également examiner la manière dont des candidats aux Présidentielles de 2002,
en l’occurrence Chirac et Le Pen, se sont emparés dans une interview particulière du
thème de l’insécurité et ont exploité une doxa pour consolider leur ethos (Amossy
2005).
39 L’analyse argumentative met en évidence à la fois les objectifs du discours dans une
situation de communication singulière et les stratégies déployées pour les réaliser dans
leurs dimensions formelles et idéologiques. Aussi convient-elle également à l’analyse de
l’archive qui retient l’attention de l’historien. Une analyse détaillée d’un texte publié le
14 novembre 1918 par Madeleine Vernet, « A la “Mère inconnue” du “Soldat inconnu”
», dans une revue intitulée La Mère éducatrice, montre ainsi comment l’auteur construit
son auditoire féminin et tente d’emporter son adhésion à une protestation tout à fait
minoritaire contre la cérémonie du Soldat Inconnu en particulier, et contre les guerres
en général (Amossy 2006).
40 Cette démarche correspond également aux besoins des études littéraires, qui
s’attachent tantôt à un texte bref dans son unicité, tantôt à une œuvre plus ou moins
consacrée. Dans ce cadre, c’est la spécificité du texte, du genre dont il relève, de
l’esthétique dans laquelle il s’inscrit ou qu’il contribue à élaborer, qu’il faut prendre en
compte dans l’analyse. Ainsi, une étude d’un récit d’Henri Barbusse Ce qui fut sera à
travers une analyse de son dispositif énonciatif et de sa facture analogique permet
d’éclairer l’écriture pacifiste de Barbusse et son évolution (Amossy 2000).
L’argumentation dans le discours permet aussi d’éclairer un texte testamentaire de
Drieu la Rochelle (Amossy 2000), le discours pacifiste de Jacques dans Les Thibault de
Roger Martin du Gard (Amossy 2000), ou encore les modalités argumentatives de
l’ouverture de La porteuse de pain dans le cadre de l’esthétique du roman populaire de
l’époque (Amossy 2007).
41 Cependant, l’argumentation dans le discours peut aussi être exploitée pour répondre de
façon globale à des questions qui ne sont pas d’ordre linguistique, et qui se posent dans
diverses disciplines des sciences humaines. Il ne s’agit pas dès lors de s’interroger sur
les fonctions argumentatives de l’implicite, mais de voir dans quel mesure le discours
du FN est antisémite. L’analyse du discours épistolaire et de la rhétorique des
combattants n’est pas un but en soi, mais le moyen de comprendre comment les Poilus
ont vécu la guerre, ce qui leur a permis de tenir aussi longtemps et dans quelle mesure
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Pagès/El Fil d’Adriana)
2001. « Des topoi aux stéréotypes: le doxique entre logos et pathos », Eggs, Ekkehard (éd.). Topoi,
discours, arguments, Zeitschrift für franzöische Sprache und Literatur (= Beiheft 32)
2003. « A Rhetorical Approach to Rewriting : Genre and Vera Brittain’s Experience of Mourning »,
Journal of Romance Studies vol. III. 3 (Ben Porat, Ziva ed.)
2005. « Le maniement de la doxa sur le thème de l’insécurité : Chirac et Le Pen aux Présidentielles
2002 », Médias et Cultures, 1
2007. « Les récits médiatiques de grande diffusion au prisme de l’argumentation dans le discours :
le cas du roman feuilleton », Idéologie et stratégies argumentatives dans les récits imprimés de grande
consommation. XIXe–XXIe siècles (Belphégor) http://etc.dal.ca/belphegor
NOTES
1. Malgré cette réserve sur la définition de la discipline, il me semble que les objectifs globaux et
les positions théoriques de l’argumentation dans le discours restent assez proches de celles de
Charaudeau.
2. J’étudie la question des modalités argumentatives dans deux textes récents (2008) :
« Modalités argumentatives et registres discursifs : Le cas du polémique », Gaudin-Bordes, Lucile
et Salvan, Geneviève (dir.). Les registres. Enjeux pragmatiques et visées stylistiques (Louvain-la-
Neuve : Academia-Bruylant) et « As modalidades argumentativas do discurso », Lara, G.,
Machado, I., Emediato, W. (orgs). Análuses do discuso hoje (Rio de Janeiro : Nova Fronteira).
3. Des données (D) sont avancées pour soutenir une conclusion (C), passage qui est autorisé par
des garanties (G) reposant sur un fondement (F – backing, B), et auquel peuvent s’appliquer des
restrictions (R). Harry est né aux Bermudes (D), donc il est sujet Britannique (C) étant donné que
ceux qui naissent aux Bermudes sont sujets Britanniques (G) – sauf si ses parents ne l’étaient pas
(R).
4. On trouvera un panorama de ces approches dans Breton, Philippe et Gauthier, Gilles. 2000.
Histoire des théories de l’argumentation (Paris : La Découverte).
5. Sur le problème des frontières de l’AD dans le champ des sciences du langage, mais aussi dans
son rapport avec d’autres disciplines, on lira l’indispensable réflexion de Dominique
Maingueneau dans « L’analyse du discours et ses frontières » (2005).
6. Sans compter qu’« on peut difficilement soutenir que toute recherche sur le discours relève
nécessairement d’une discipline. Pour nombre de travaux à visée fortement descriptive et/ou qui
abordent des objets peu ou pas traités, on est dans l’incapacité de dire quelle discipline les régit.
Les différences entre disciplines n’apparaissent en effet que si la recherche s’inscrit
véritablement dans une problématique, profilée par l’intérêt qui gouverne la discipline
concernée. » (Maingueneau 2005)
RÉSUMÉS
L’objectif principal de cet article est double : exposer les avantages d’une intégration de
l’argumentation dans l’AD (dans son versant français contemporain) ; traiter des questions
d’interdisciplinarité issues de cette approche dans leurs dimensions à la fois scientifiques et
institutionnelles. La première partie offre une synthèse de la théorie de « l’argumentation dans le
discours » où l’argumentation en langue naturelle apparaît comme une partie intégrante d’un
fonctionnement discursif global. Celui-ci doit être exploré dans sa situation de discours, son
genre and ses aspects dialogiques, intertextuels et rhétoriques (ethos et pathos). Cette théorie se
fonde sur une définition de l’argumentation empruntée à la nouvelle rhétorique de Perelman
mais élargie - au-delà des discours à visée persuasive - aux discours qui, sans se targuer de
persuader, déploient néanmoins une « dimension argumentative » qui contribue à faire voir le
réel d’une certaine façon. La seconde partie interroge le statut disciplinaire de l’analyse du
discours et de l’argumentation dans le discours comme une branche de la linguistique, d’une
part, et comme une discipline autorisant des investigations littéraires, historiques, etc., d’autre
part. Tout en exemplifiant la nature du type de questions étudiées dans chaque discipline, elle
met en lumière les problèmes que suscite la transgression des limites disciplinaires
traditionnelles. Elle suggère de faire la différence entre l’étude de questions strictement
discursives propres aux sciences du langage, et la tentative de répondre à l’aide d’une analyse
discursive et argumentative aux questionnements qui se font jour dans d’autres disciplines. Il
apparaît néanmoins que la recherche fondée sur l’analyse de corpus éclaire souvent quelque
aspect d’une discipline étrangère même quand elle met l’accent sur son questionnement propre.
The objective of this article is twofold: to present the advantages of integrating the study of
argumentation into Discourse analysis (in its French contemporary developments); and to deal
with the questions of interdisciplinarity derived from this approach, in both their scientific and
institutional dimensions. The first part offers a synthesis of the “argumentation in discourse”
theory where argumentation in natural language appears as part of an overall discursive system
to be explored in its specific situation of discourse, its genre and its dialogical, intertextual and
rhetorical aspects (ethos and pathos). This theory is based on a definition of argumentation
borrowed from Perelman’s New rhetoric but extended, beyond discourses clearly endowed with a
persuasion aim, to types of discourses that do not intend to persuade and only display an
“argumentative dimension”: they contribute toward showing the surrounding world in a certain
light. The second part questions the disciplinary status of discourse analysis and argumentation
in discourse - as a branch of linguistics, on the one hand, and as a discipline authorizing literary
or historical investigations, on the other hand. While exemplifying the nature of the issues
explored in each case, it dwells on the institutional problems aroused by the transgression of
traditional disciplinary boundaries. It suggests a division between studies of strictly discursive
issues on the one hand, and attempts at answering through discursive, argumentative analysis
diverse questions arising in other disciplines, on the other hand. It appears, however, that
research based on case studies often highlights some aspect of another discipline even when
putting the emphasis on its own questioning.
INDEX
Keywords : argumentation, argumentative dimension, discourse analysis, historical case study,
interdisciplinarity, literary studies
Mots-clés : analyse du discours, argumentation, dimension argumentative, étude littéraire,
histoire, interdisciplinarité
AUTEUR
RUTH AMOSSY
Université de Tel-Aviv, ADARR