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Argumentation et Analyse du Discours 

10 | 2013
L’argumentation dans le discours politique
Marc Bonhomme et Corinne Rossari (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/aad/1424
DOI : 10.4000/aad.1424
ISSN : 1565-8961

Éditeur
Université de Tel-Aviv
 

Référence électronique
Marc Bonhomme et Corinne Rossari (dir.), Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013,
« L’argumentation dans le discours politique » [En ligne], mis en ligne le 10 avril 2013, consulté le 25
septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/aad/1424 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.
1424

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Argumentation & analyse du discours est mis à disposition selon les termes de la licence Creative
Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
1

SOMMAIRE

Introduction
Marc Bonhomme et Corinne Rossari

Un discours sur prescription : les « argumentaires » des partis politiques comme éléments de
cadrage de la parole
Alice Krieg-Planque

Argumentation et interaction dans les brochures du Conseil fédéral suisse sur les votations
populaires
Marc Bonhomme

Phénomènes énonciatifs et argumentation dans les brochures du Conseil fédéral suisse sur
les votations populaires
Corinne Rossari

Discours manifestant et contestation universitaire (2009)


Yana Grinshpun

La critique du discours des « anciens » médias « mise au Net » : un nouveau type


d’argumentation politique ?
Roselyne Koren

Le pathos négatif en tant que trait du discours politique totalitaire


Alicja Kacprzak

Les querelles de mots dans le discours politique : modèle d’analyse et étude de cas à partir
d’une polémique sur le mot « rigueur »
Raphaël Micheli

Comptes rendus

Serça, Isabelle. 2012. Esthétique de la ponctuation (Paris : Gallimard, coll. Blanche)


Gilles Philippe

Maingueneau, Dominique. 2012. Les phrases sans texte (Paris : Colin)


Alice Krieg-Planque

Ballet, Marion. 2012. Peur, Espoir, Compassion, Indignation. L’appel aux émotions
dans les campagnes présidentielles (1981-2007), Préface de Philippe Braud (Paris :
Dalloz)
Marianne Doury

Salvatore Di Piazza. 2011. Congetture e approssimazioni. Forme del sapere in


Aristotele (Milano-Udine : Mimesis)
Roberta Martina Zagarella

Serrano, Yeny. 2012. Nommer le conflit armés et ses acteurs en Colombie.


Communication ou information médiatique ? (Paris : L’Harmattan)
Morgan Donot

Orlandi, Eni P. 2011. La construction du Brésil. À propos des discours français sur la
Découverte (Paris : L’Harmattan)
Helena Nagamine Brandão

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Introduction
Marc Bonhomme et Corinne Rossari

1 Durant cette dernière décennie1, le langage politique a donné lieu à de nombreux


travaux qui ont mis en lumière sa complexité à travers la pluralité de leurs approches 2.
Ainsi, adoptant une perspective communicationnelle, Gingras (2003) ou Gerstlé (2008)
ont approfondi la dimension plurimédiatique des messages politiques, tout en
soulignant les problèmes posés par leur réception et l’importance croissante du
marketing dans les stratégies de communication des gouvernements et des partis.
Choisissant une approche lexicométrique, d’autres recherches ont tiré profit des outils
statistiques et informatiques pour dégager les constantes langagières et thématiques de
corpus politiques caractéristiques. Dans ce cadre, Mayaffre (2004 et 2012) a fait
apparaître les dominantes lexicales et syntaxiques du discours de présidents de la
cinquième République française, ou Pineira et Tournier (2009) celles de candidats lors
d’élections présidentielles. Selon une optique lexicale davantage axée sur l’examen du
vocabulaire, divers travaux se sont intéressés à la dimension emblématique de certains
termes politiques. Par exemple, des contributeurs du numéro 83 de Mots (2007), comme
Nicot ou Morin et Sourd, ont mis en évidence les variations sémantiques et
idéologiques du terme « démocratie » d’après ses situations d’emploi : questions au
gouvernement, professions de foi… De même, Calvet et Véronis (2008) ont exploré le
style de Nicolas Sarkozy, parsemé de mots récurrents (« moi je »…) et de tics de langage
(« écoutez », « vous savez »…). La perspective sémiotique a également nourri les
recherches récentes dans le champ politique. C’est le cas pour Salavastru (2004) qui
exploite le carré sémiotique greimassien afin de rationaliser les relations entre les
notions de pouvoir et d’autorité3, ou pour Bertrand, Dézé et Missika (2007). Ces derniers
appliquent les instruments de la sémiotique de l’École de Paris à l’étude de la campagne
présidentielle française de 2007, notamment lorsqu’ils analysent la véridiction des
déclarations faites ou la transformation affective des états d’âme du public, les
élections elles-mêmes étant vues comme un récit à propos de la nation.
2 Mais c’est sans doute le cadre théorique de l’analyse du discours qui a fourni les
travaux les plus riches sur le langage politique ces dernières années. Celle-ci porte plus
particulièrement son attention à l’appropriation de la langue dans des corpus
représentatifs à travers leur mise en texte, à leurs conditions de production et de

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réception, ou encore à leur contextualisation aussi bien générique que socioculturelle.


Parmi les nombreuses recherches effectuées dans cette perspective, celles de Krieg-
Planque (2003 et 2006) sur les formules médiatiques-politiques, comme « le droit
d’ingérence » ou « le développement durable », en synthétisent les principaux acquis.
Pour Krieg-Planque en effet, une formule est à la fois un événement de discours, un
syntagme polyphonique, une source de création néologique et un concentré d’enjeux
idéologiques.

Argumentation politique et discursivité


3 Ce dossierse situe dans le cadre théorique de l’analyse du discours, en se focalisant sur
l’un des grands enjeux du langage politique : sa dimension argumentative 4.
L’argumentation est inhérente au langage politique, en ce qu’il se définit comme un
discours de pouvoir et d’action visant à provoquer des conduites, des prises de décision
et des partages de valeurs auprès des citoyens. En cela, il constitue un agir stratégique,
mais aussi un agir dramaturgique en raison de sa spectacularisation dans les
assemblées et les médias. Son argumentation repose entre autres sur des mécanismes
pragmatiques : l’efficacité performative de ce type de discours mobilise conjointement
ses phases locutoire (dire), illocutoire (faire en disant) et perlocutoire (susciter des
réactions ou des croyances par le fait de dire).
4 Si le discours politique est par essence argumentatif, sa dimension argumentative
suppose une approche heuristique appropriée à son objet. D’une part, elle ne saurait se
satisfaire des théories rationalistes, décontextualisées, atomisées et limitées à l’analyse
formelle de tels ou tels raisonnements. Comme l’écrivent Windisch, Amey et Grétillat
(1995 : 60), il importe en effet de « déréifier l’argumentation » lorsqu’on la considère
dans le domaine politique. Certes, on peut se concentrer sur un argument politique
particulier, comme Gauthier (1995) qui étudie l’argument ad hominem et ses variantes.
Dans le même sens, il est judicieux d’établir des typologies d’arguments, à l’image de
Buffon (2002) qui dénombre les arguments de causalité employés en politique 5 ou de
Charaudeau (2005) qui répertorie la force des principaux arguments du discours
politique (arguments par le poids des circonstances, par l’autorité de soi, etc.). Mais on
doit tenir compte du fait que de tels arguments ne sont que des constructions
discursives qui cristallisent tout un entour contextuel et communicationnel sur des
séquences données. D’autre part, les théories argumentatives normatives, comme celles
de la pragma-dialectique (van Eemeren et Grootendorst, 1996), conviennent
difficilement à l’analyse des discours politiques, dans la mesure où les paralogismes et
les fallacies dénoncés par ces théories y sont légion, sans être nécessairement des
manifestations répréhensibles de manipulation. Simplement, ils font partie de l’arsenal
argumentatif variationnel dont disposent les locuteurs politiques, entre rationalité et
stratégies plus louvoyantes, dans leurs discours d’influence. Cela n’empêche pas que les
analystes de ces procédés puissent fournir des éclairages éthiques sur le caractère
extrémiste de certains sophismes, à l’exemple de Rastier (2006) et de Rinn (2008) à
propos de l’argumentation négationniste des sites racistes.
5 En fait, l’étude de la dimension argumentative du discours politique gagne à adopter
une conception linguistiquement intégrée de celle-ci qui comporte trois grands traits,
dégagés à des degrés divers par Amossy (2000), Charaudeau (2005) et Plantin (2005) :
6 - L’argumentation politique est discursive/interdiscursive

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D’un côté, elle imbibe totalement le discours, à travers ses mots, sa syntaxe, son
organisation textuelle et sa construction de la réalité. Sur ce plan, on a davantage
affaire à une argumentation dans le discours que par le discours. D’un autre côté, ses
ressorts sont foncièrement interactionnels, se déployant entre des proposants, des
opposants et des tiers (commentateurs, journalistes…), pour reprendre la terminologie
de Plantin. De plus, elle convoque un interdiscours ou une chaîne de discours qui
peuvent être convergents ou divergents.
7 - L’argumentation politique est fortement incorporée
Cela signifie qu’elle émane de locuteurs profondément inscrits dans leurs discours à
travers leur vécu. Non seulement ils doivent sans cesse manifester une posture,
légitimer leur prise d’autorité, justifier leur crédibilité. Mais leur positionnement
énonciatif doit aussi être concrétisé par une mise en scène engageant leur personne et
donnant du poids à leur parole auprès du public. Tout cela contribue à la
« subjectivation » (Charaudeau, 2005 : 64) de l’argumentation politique dans laquelle l’
actio rhétorique joue un rôle prépondérant.
8 - L’argumentation politique est socialisée
Il s’agit en effet d’une communication de masse visant à exercer une action dans
l’espace public et à mobiliser l’opinion. Ce faisant, elle instaure des identités
communautaires, tout en réfutant d’autres modèles sociaux. En outre, l’argumentation
politique met invariablement en avant des représentations collectives qui s’appuient
sur la doxa, celle-ci pouvant être remodelée en fonction des enjeux qui sous-tendent le
discours.
9 Sur ces bases, le discours politique présente une argumentation triplement scalaire :
10 - Au niveau de son fonctionnement, il se révèle plus ou moins argumentatif. Suivant les
catégories retenues par Amossy (2000), il peut répondre à des « visées argumentatives »
explicites lorsqu’il transmet des messages sollicitant la persuasion (par exemple durant
les sessions parlementaires ou avec les débats militants). Mais même lorsque ce n’est
pas le cas, il renferme toujours une « dimension argumentative » 6 susceptible d’être
activée dans le processus de la communication. Ainsi quand, sans soumettre à la
discussion un projet avoué, il agit sur les croyances du public ou quand un terme
apparemment anodin suscite des controverses ultérieures.
11 - Au niveau de ses stratégies, le discours politique oscille entre des phases
argumentatives rationnelles et subjectives. S’il privilégie la rigueur conceptuelle du
logos dans ses moments de démonstration ou de délibération, l’ ethos y prédomine
lorsque le locuteur veut donner une image positive de lui-même ou une image dégradée
de son adversaire. Pour ce qui est du pathos, il y occupe le premier plan dans les
séquences de dramatisation faisant appel aux émotions. Formant des dimensions
intégrantes et incontournables de l’argumentation politique, le logos, l’ethos et le pathos
s’entremêlent fréquemment dans ses entreprises de conquête de l’opinion publique. En
particulier, les sentiments sont souvent rationalisés dans les débats politiques et les
images séduisantes façonnées par les candidats lors d’élections comportent également
des marques d’émotion.
12 - La gradualité argumentative du discours politique se retrouve au niveau de ses effets.
Ceux-ci alternent, au gré des circonstances et des contextes, entre la conviction, la
persuasion, le partage de points de vue et la simple empathie avec les discours tenus.
Autrement dit, l’argumentation politique confirme les théories de Grize (1990) ou

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d’Amossy (2000) sur l’argumentation en général : elle ne cherche pas forcément à faire
adhérer à une thèse par des conclusions tranchées, mais son action peut consister à
orienter les choix du public, à éclairer ses opinions ou à renforcer ses valeurs.
13 Une telle conception discursive, holistique et « polysémiotique » (Tournier, 2003 : 263)
de l’argumentation politique – qui fournit la ligne directrice de ce dossier – a alimenté
un certain nombre de recherches récentes. Celles-ci concernent le rôle des registres de
discours, comme l’épidictique, dans l’argumentation politique. Ainsi, à la suite de
Franken et Dominicy (2001) pour lesquels l’épidictique est associé aux actes de langage
expressifs, Herman (2008) constate que, dans les discours du général de Gaulle, non
seulement ce registre fondé sur l’éloge véhicule des valeurs incitant à l’action, mais il
confère aussi une plus grande autorité à la démonstration par ses amplifications.
D’autres recherches portent sur le fonctionnement argumentatif de sous-genres
politiques comme le slogan. Analysant des slogans produits lors des élections
israéliennes de 1999, Amossy (2000) montre notamment que les présupposés et les topoï
qui les sous-tendent contribuent à leur force argumentative occulte. Plusieurs travaux
redéfinissent certaines stratégies argumentatives par rapport à leur cadre langagier.
Ainsi, à partir d’exemples tirés de discours totalitaires, Koren (2012) examine comment
le paralogisme de l’amalgame détourne l’argumentation par analogie en pseudo-
évidences irréfutables, ce qui rend possible une justification implicite de la violence.
Par ailleurs, d’autres chercheurs s’attachent à la dimension argumentative de l’elocutio.
Parmi eux, Ducard (2003) remarque qu’une figure comme la question rhétorique
permet de dévaloriser la position des adversaires, tout en introduisant des discussions
biaisées dans les débats parlementaires. Ou encore Charaudeau (2005) met en évidence
la palette des « procédés expressifs » (le bien parler, le parler fort, le parler
tranquille…) favorisant l’impact du discours politique selon l’auditoire auquel il
s’adresse.
14 Les travaux récents sur l’ethos et le pathos dans les discours politiques ont donné une
nouvelle impulsion à l’étude de leur dimension argumentative. Parmi les recherches
consacrées à la construction discursive de l’ethos à des fins de crédibilisation ou de
séduction lors d’émissions télévisées, on peut citer celle de Cabasino (2009) sur trois
candidats à l’élection présidentielle française de 2007, ou celle de Peñafiel (2011) sur le
président vénézuélien Hugo Chavez. Ces travaux sont particulièrement fructueux
quand ils comparent l’élaboration discursive d’ethè antithétiques – comme ceux de
Philippe Pétain et de Charles de Gaulle (Adam, 1999) – ou quand ils éclairent le travail
discursif opéré sur un ethos préalable – à l’instar de celui de Jacques Chirac (Amossy,
2010). Plusieurs articles du numéro 100 de Mots (2012) portant sur les chiffres dans
l’argumentation politique illustrent à eux seuls l’intérêt qu’il y a à reconsidérer celle-ci
à travers la diversité de ses contextualisations7. Suivant ces articles, si l’argumentation
par les chiffres relève du logos en raison de ses facultés démonstratives, elle confère
souvent un ethos de sérieux et de compétence à ses énonciateurs, tout en mobilisant le
pathos de ses énonciataires lorsque les chiffres sont excessifs. Pour sa part, le pathos a
fait l’objet de travaux originaux insistant sur la portée argumentative de ses mises en
discours. On peut mentionner l’étude de Charaudeau (2008) sur le rôle du pathos dans
les discours populistes, celle de Bonhomme (2008) sur les figures pathiques dans les
pamphlets ou celle de Micheli (2010) sur l’émotion argumentée dans les débats
parlementaires traitant de la peine de mort. Micheli y souligne comment loin d’être
seulement une technique discursive visant à modifier les dispositions de l’auditoire, le

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pathos est lui-même objet d’argumentation, suscitant des discours en sa faveur ou à son
encontre.

Présentation du dossier
15 Les articles rassemblés dans ce dossier se proposent d’élargir les recherches
précédentes sur l’argumentation politique selon deux directions :
16 - Dans leur majorité, ils ont pour objet des modes d’expression du discours politique
encore peu analysés : argumentaires de partis, brochures électorales
gouvernementales, discours manifestants, querelles de mots. Lorsqu’ils s’intéressent à
des thématiques qui ont été passablement étudiées, ils les abordent sous un angle
spécifique qui en renouvelle l’approche, qu’ils se concentrent sur le pathos dans le
discours totalitaire ou sur la rhétorique politique d’Internet.
17 - Non seulement ces articles explorent les rapports pour ainsi dire consubstantiels
entre l’argumentation politique et ses modes d’expression, mais ils prennent aussi
largement en compte l’ancrage générique ou typologique des corpus examinés. Les uns
portent en effet sur l’argumentation politique en relation avec les genres qui la sous-
tendent, que ces genres soient codifiés, comme les brochures gouvernementales
suisses, ou plus élastiques, à l’image des argumentaires des partis. Les autres abordent
l’argumentation politique en liaison avec les types de discours qui la modèlent, que ces
derniers soient de nature énonciative (discours manifestant), médiatique (langage
d’Internet), idéologique (discours totalitaire) ou polémique (querelles de mots).
18 Alice Krieg-Planque étudie les productions de partis politiques français contemporains
auto-définies comme « argumentaires » et destinées à présenter les positions de ces
partis sur différents thèmes. Tout en relevant les contours flous de ce genre
institutionnel, elle en dégage les caractéristiques internes, fondées sur des visées tantôt
d’affirmation du parti, tantôt de contre-argumentation vis-à-vis des positions adverses.
L’accent est également mis sur les propriétés qui font des argumentaires des
« documents de communication ». Ils permettent au parti de parler d’une seule voix,
mais ils sont aussi conçus pour être repris par les militants ou les médias, fonctionnant
à la fois comme expression d’une norme et comme discours promotionnel. Ces
réflexions conduisent Alice Krieg-Planque à approfondir la multifonctionnalité de tels
argumentaires. Grâce à eux, le parti peut proclamer son autorité, animer le débat
public, former des militants ou aider ceux-ci à produire des discours persuasifs. Alice
Krieg-Planque souligne encore le paradoxe de ces argumentaires lorsqu’ils sont mis sur
Internet : s’ils restent prioritairement des documents pour les militants, ils acquièrent
une publicisation qui les transforme en instruments de communication externe.
19 Deux articles analysent les facettes complémentaires d’un genre politique propre à la
démocratie directe suisse : celui des brochures gouvernementales diffusées par le
Conseil fédéral à l’occasion de votations. Marc Bonhomme insiste principalement sur
les liens entre argumentation et interaction au sein de ces brochures. Dans le cadre des
modèles dits « dialogaux » de l’argumentation, il montre comment ces brochures
développent une argumentation doublement interactive. D’une part, elles comportent
une part importante d’interdiscours, faisant allusion à une pluralité de discours
rapportés sur l’objet des votations. D’autre part, elles contiennent de nombreuses
marques d’activité interlocutive avec les citoyens auxquels elles s’adressent. L’objectif
de l’article est d’étudier comment ces modalités interactives conditionnent la

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dimension argumentative de ces brochures suivant des enjeux stratégiques qui


fluctuent en fonction des situations de votation. Ainsi, les brochures proposant un
projet de référendum privilégient une argumentation rationnelle qui restreint
l’interaction, en la bouclant sur le point de vue du Conseil fédéral. Par contre, dans les
brochures qui se positionnent par rapport à des initiatives populaires, on observe des
stratégies interdiscursives variées, allant de la surenchère à la polémique. En même
temps, ces brochures recèlent une forte activité interlocutive de persuasion avec les
lecteurs, du moment que l’issue du vote n’est pas évidente.
20 Corinne Rossari porte son attention sur un autre aspect de ces brochures : leur dispositio
et leur fonctionnement énonciatif en relation avec leur dimension argumentative. Son
propos est de mettre en évidence la dualité rhétorique de telles brochures. D’un côté,
elles affichent une volonté d’explication afin que les citoyens fassent leur choix en
toute connaissance. Mais simultanément elles émettent une recommandation de vote
selon le point de vue du Conseil fédéral. Cette dualité rhétorique apparaît tant dans
l’organisation des brochures (leur dispositio) que dans les choix énonciatifs présidant
aux contenus qu’elles communiquent. L’analyse de ces deux aspects met en avant la
tension entre leurs buts rhétoriques a priori antagonistes. Plus fondamentalement,
s’appuyant sur les théories polyphoniques de Carel et de Ducrot, Corinne Rossari fait
voir comment, par un effet de neutralité, il est possible de concilier information et
persuasion dans une perspective énonciative unifiée. Globalement, l’effet de neutralité
des brochures étudiées provient d’un masquage de la figure de l’allocutaire, lequel
minimise le pouvoir réactif suscité par les messages transmis. Pour leur part, les
contenus polémiques communiqués sont présentés comme du hors-champ de la
discussion. Quant aux visées persuasives du Conseil fédéral, elles s’actualisent dans des
énoncés qui ne donnent pas davantage de prise au dialogue, notamment grâce au
recours à des enchaînements d’arguments par autorité qui décale les véritables enjeux
des débats sur des énoncés non explicités ou sur des contenus non pleinement
communiqués.
21 L’article de Yana Grunspan s’attache davantage à une formation discursive du politique
qu’à un genre strict, en prenant pour objet les énoncés manifestants lors de
mouvements sociaux de protestation. Concernant l’expression politique du public et
non plus celle des appareils officiels comme précédemment, cet article analyse les
productions engendrées par le discours manifestant des enseignants et des étudiants en
2009, suite aux projets gouvernementaux de restructuration des universités françaises.
Yana Grunspan remarque que les énoncés manifestants débordent l’approche classique
du slogan, du fait qu’ils englobent les slogans prototypiques, souvent collectifs et
destinés à être scandés, mais aussi les slogans « scripturaires » qui sont seulement
écrits sur des banderoles ou sur des affichettes individuelles. L’article examine les
fonctions de tels slogans (légitimer la parole militante, s’inscrire dans une filiation de
contestation…), ainsi que leur mise en scène conflictuelle de deux communautés
imaginaires : la communauté humaniste contre celle du pouvoir et de l’argent. La
dernière section de l’article est consacrée à l’analyse d’énoncés manifestants
significatifs dont Yana Grunspan souligne la créativité ludique et polyphonique : jeux
intertextuels sur les langues étrangères, détournements de textes littéraires… Outre
qu’elle révèle un ethos de locuteur lettré, cette activité ludique crée une solidarité
étroite autour d’un « hyperénonciateur » manifestant, tout en disqualifiant le point de
vue gouvernemental adverse.

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22 L’article de Roselyne Koren élargit l’analyse de l’argumentation politique en intégrant


l’influence sur celle-ci du support médiatique. Elle s’interroge sur le renouvellement
qu’Internet apporte à la vision et au langage du politique, en évaluant le discours
critique de textes mis au Net, représentatifs des « nouveaux médias » à l’encontre des
anciens médias, telles la presse écrite et la télévision. Dans un premier temps, sont
exposés les arguments formulés par ces textes pour délégitimer les anciens médias :
reproches de langue de bois, d’euphémisation et de rhétorique obscure témoignant une
complicité avec les pouvoir en place. Sont également expliqués les principaux
arguments utilisés par les journalistes défendant le Net, vu comme un espace de
participation démocratique et comme un moyen de défiger la parole politique
institutionnelle en établissant des relations horizontales avec le public, à la place des
relations verticales traditionnelles. Roselyne Koren détaille enfin les pratiques
discursives qui fondent la nouvelle rhétorique politique du Net. Deux phénomènes sont
mis en exergue : d’une part, sa « conversationnalisation » qui n’oblige pas à prendre
position ; d’autre part, la création de nouveaux genres discursifs qui reconfigurent
librement les contraintes des genres médiatiques conventionnels, comme le compte
rendu et la chronique.
23 L’article d’Alicja Kacprzak concerne un type de discours politique, celui du
totalitarisme communiste, qui a déjà fourni la matière de nombreux ouvrages. L’intérêt
de cet article est d’aborder le discours totalitaire à travers le prisme rhétorique du
pathos négatif, à savoir l’émotivité à caractère destructeur qu’il vise à susciter auprès de
l’auditoire. Cette approche offre l’avantage de faire ressortir l’homogénéité de discours
officiels prononcés durant une cinquantaine d’années par des dirigeants communistes a
priori très différents (Khrouchtchev, Kim Il Sung, Castro….). Tout en dégageant les traits
récurrents des discours totalitaires (négation de l’Autre, construction de l’ennemi…),
Alicja Kacprzak montre que les émotions négatives qu’ils cherchent à transférer sur le
public sont inséparables de jugements préalables qui permettent, selon les cas,
d’accepter ou de rejeter les objets sur lesquels elles portent. Sont ensuite mises à jour
les deux grandes formes de recours aux émotions qu’utilise la propagande
communiste : l’affectivité implicite et l’affectivité explicite qui peut être directe ou
indirecte. La dernière partie est consacrée aux outils lexicaux du pathos négatif :
appellations insultantes, cascades de termes dépréciatifs, exploitation des effets
contextuels de l’antonymie… Tous ces procédés contribuent à l’argumentation
contraignante à laquelle aboutit le discours totalitaire.
24 Raphaël Micheli élucide un type d’échange argumentatif qu’il appelle « polémique à
forte réflexivité langagière ». Au lieu de s’appliquer au contenu du débat politique,
l’affrontement en vient à porter exclusivement sur son expression lexicale. Les mots
deviennent alors les enjeux mêmes de l’échange, ce qui produit une spectacularisation
de la parole politique. Micheli propose d’abord un modèle pour l’étude de ce type de
polémique métalinguistique. Ce modèle s’articule sur trois axes successifs : le cadrage
médiatique de la querelle, l’explicitation de l’usage du mot mis en question et la
construction d’une argumentation pour ou contre l’emploi de ce mot. Puis la rentabilité
de ce modèle est testée sur la polémique développée en 2010 autour de l’usage du mot
« rigueur » pour désigner la politique économique du Premier Ministre François Fillon.
S’appuyant sur des interviews et des conférences de presse lors desquelles les acteurs
politiques sont interrogés par des journalistes, Micheli met en évidence le cadrage
médiatique de la querelle sur « rigueur », avec les questions et les commentaires des

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journalistes. Les prises de position des acteurs politiques par rapport à l’usage ou non
de ce mot sont examinées à travers leurs modalités prescriptives ou affectives. Les
justifications des acteurs politiques sur leur position quant au mot « rigueur » sont
analysées à la lumière des deux formes d’argumentation qu’elles adoptent : l’argument
« de l’applicabilité référentielle » et celui « de la charge dialogique du mot et de ses
effets sur l’allocutaire ».

BIBLIOGRAPHIE
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juin 1940 », Amossy, Ruth (éd.). Images de soi dans le discours (Lausanne/Paris : Delachaux et
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Amossy, Ruth. 2000. L’argumentation dans le discours (Paris : Nathan)

Amossy, Ruth. 2010. La présentation de soi. Ethos et identité verbale (Paris : PUF)

Amossy, Ruth & Roselyne Koren. 2010. « Argumentation et discours politique », Mots 94, 13-21

Bacot, Paul, Dominique Desmarchelier & Sylviane Rémi-Giraud. 2012. « Le langage des chiffres en
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Bertrand, Denis, Alexandre Dézé & Jean-Louis Missika. 2007. Parler pour gagner. Sémiotique des
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Bonhomme, Marc. 2008. « Les figures pathiques dans le pamphlet : l’exemple du Discours sur le
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de Rennes), 165-175

Buffon, Bertrand. 2002. La parole persuasive (Paris : PUF)

Cabasino, Francesco. 2009. « La construction de l’éthos présidentiel dans le débat télévisé


français », Mots 89, 11-23

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Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


11

NOTES
1. Nous nous limitons à cette période récente. Pour un bilan sur les rapports entre
argumentation et discours politique de 1980 à 2010, voir Amossy et Koren (2010).
2. Vu l’étendue des recherches sur le sujet, nous nous bornons dans cette introduction aux
travaux publiés en français.
3. Avec les combinaisons suivantes : pouvoir et autorité, autorité sans pouvoir, pouvoir sans
autorité, non-pouvoir et non-autorité.
4. Précisons que le syntagme « l’argumentation politique » figurant dans le titre précédent doit
être interprété comme un raccourci de « la dimension argumentative du discours politique ».
5. Parmi ceux-ci, il relève les arguments du mérite, de justification, de chance et de
responsabilité.
6. « Dimension argumentative » est à entendre ici comme synonyme de « potentiel
argumentatif » latent et plus ou moins marqué linguistiquement.
7. Voir entre autres les articles de Mathieu, 2012 (« De l’objectivation à l’émotion. La
mobilisation des chiffres dans le mouvement abolitionniste contemporain ») ou de Bacot,
Desmarchelier et Rémi-Giraud, 2012 (« Le langage des chiffres en politique »).

AUTEURS
MARC BONHOMME
Université de Berne

CORINNE ROSSARI
Université de Fribourg

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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Un discours sur prescription : les


« argumentaires » des partis
politiques comme éléments de
cadrage de la parole
A Discourse on Prescription: The “argumentaires” of Political Parties as Framing
Elements of Speech

Alice Krieg-Planque

1. Introduction
1 Nous nous intéressons ici à un genre de texte appelé « argumentaire », tel qu’il existe
en tant que production discursive des partis politiques français contemporains.
Sommairement, l’« argumentaire » peut être décrit comme un document qui présente
notamment un ensemble de positions, généralement argumentées, données à voir
comme étant celles de l’organisation partisane sur un thème ou sujet donné.
Néanmoins, comme on va le constater, c’est moins le bornage univoque de la définition
de ce genre qui fait l’objet de notre investigation que la mise en évidence des
principales questions qu’il soulève pour l’analyste du discours.
2 Ainsi, cinq aspects de l’argumentaire retiennent plus particulièrement notre attention.
Dans un premier temps, nous mettons en évidence le fait que l’« argumentaire » comme
genre existe avant tout par la dénomination dont il fait l’objet de la part des acteurs
eux-mêmes. Nous soulignons à cette occasion que la question de l’identification
générique ne peut pas être posée indépendamment de celle du métalangage ordinaire.
Ensuite, nous étudions certaines des spécificités internes au genre, telles que quelques
exemples d’argumentaires des années 2009 à 2011 nous permettent de les repérer. On
verra que l’observation la plus marquante réside dans la grande variabilité de l’accueil
que les argumentaires font au dialogisme interdiscursif, alternant fermeture du
discours sur lui-même, dans une visée d’affirmation, et ouverture à l’interdiscours,

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


13

dans des perspectives de contre-argumentation. Dans la partie suivante, nous mettons


l’accent sur l’argumentaire comme document de communication : dans le cadre de la
production de discours institutionnels, dont une des finalités est de pérenniser
l’institution, les énoncés qui forment les argumentaires apparaissent comme des
énoncés conçus pour être repris, assurant ainsi la capacité du parti à « parler d’une
seule voix ». Dans la subdivision suivante, nous nous intéressons aux différentes
finalités et fonctions que les argumentaires sont susceptibles de porter pour le parti
politique qui en est le producteur. Sont ainsi évoquées des fonctions d’affirmation de
l’autorité du parti, de formation des militants, d’animation du débat public, ou encore
de persuasion. Enfin, dans une dernière partie, nous soulignons la situation paradoxale
dans laquelle la généralisation de l’internet semble mettre l’argumentaire, qui préserve
ses caractéristiques de document destiné aux militants, tout en faisant l’objet d’une
large publicisation qui lui confère le statut d’un document de communication externe.

2. L’« argumentaire » comme dénomination indigène :


identification générique et métalangage ordinaire
2.1. L’« argumentaire » dans les partis politiques : un type de
document identifiable du point de vue de l’organisation

3 En tant que genre, l’« argumentaire » ne peut pas être dissocié du fait qu’il est identifié
comme genre sous ce nom par les acteurs mêmes qui le produisent. En effet, cette
dénomination existe dans les appareils des partis politiques, comme l’attestent quatre
illustrations que compléterait certainement une enquête sociologique auprès des
acteurs.
4 En 2009, le secrétariat national du Parti Socialiste (PS) comportait un pôle « Expression
du parti », composé notamment d’un « Porte-parole » et d’un secrétaire à la « Riposte »
(en charge de réagir aux prises de position de la droite). Au même moment, le site
internet du PS comportait une rubrique « Militant », subdivisée en « Arguments et
ripostes » et « Données et arguments ». Cette seconde sous-rubrique donnait accès à
une sous-sous-rubrique « Expressions » depuis laquelle il était possible de télécharger
des « Argumentaires » (aux côtés de « Communiqués », « Discours », « Questions
d’actu », « Tracts, affiches », « Pétitions »). Les argumentaires en question portaient par
exemple sur « L’Europe face à la crise : la relance des socialistes », « Le Pacte européen
de progrès social », « Lutter contre le changement climatique » ou « Pour une
croissance verte »1.
5 En mai 2009, le site web du Parti Communiste Français (PCF) comportait notamment
une rubrique « Tous les tracts », à partir de laquelle il était possible de télécharger des
« Tracts », des « Affiches » et des « Argumentaires » - tel qu’un « Argumentaire
pédagogique à l’attention des militant(e)s pour la campagne en vue des élections
européennes du 7 juin 2009 », sur lequel nous reviendrons. En 2011, le site web du PCF
avait évolué, mais on pouvait toujours y télécharger des argumentaires, tel cet
« Argumentaire. Campagne Front uni contre la vie chère » (présent sur la page « Tous
les tracts », accessible depuis la sous-rubrique « Matériels » depuis la rubrique
« Action »).

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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6 En janvier 2009, l’UMP Lycées2 diffusait par l’intermédiaire de son site web un
document intitulé « Les suppressions de postes dans l’Education nationale », que nous
citerons plus loin, téléchargeable sous le titre « Argumentaire sur les suppressions de
postes ».
7 Ou encore, en juillet 2009, le magazine Démocrates, journal interne adressé par le parti
centriste MoDem (Mouvement Démocrate) à ses adhérents promouvait l’Université de
rentrée organisée par le parti en soulignant le fait que cet événement avait notamment
la vocation suivante :
Pour les adhérents et sympathisants, [l’Université vise à] offrir une formation de
qualité destinée à leur donner les outils qui les aideront dans les futures campagnes
électorales (les valeurs démocrates, élaborer un argumentaire, prise de parole en
public, media training…) grâce à la présence de formateurs reconnus 3.
8 Tous ces exemples attestent l’existence, du point de vue des partis politiques eux-
mêmes, d’« argumentaires » identifiables sous ce nom.

2.2. Travailler sur les genres de discours : assumer le métalangage


utilisé par les acteurs

9 Dans un article consacré à « Types, modes et genres », Sonia Branca-Rosoff rappelle


que « les usagers de la langue classifient spontanément leurs productions discursives »
(1999 : 5). Elle ajoute :
Par exemple, dans les médias, les journalistes, et leurs lecteurs emploient fait divers,
reportage, débats. De même, notes de synthèse, compte rendu… s’entendent dans les
bureaux et dans les entreprises ; dissertation, thèse, compte rendu de lecture… à
l’Université.
10 Dans le cas présent, « argumentaire » se dit, s’écrit, se lit et s’entend dans les partis
politiques. « Argumentaire » présente ainsi deux caractéristiques remarquables. D’une
part, il apparaît comme une dénomination relevant du lexique métalinguistique non-
savant (ou non-spécialisé, ou profane, ou ordinaire), c’est-à-dire, dans le cas présent,
non-savant du point de vue du linguiste ou du spécialiste des sciences du langage.
D’autre part, il relève de ce que Jacqueline Authier-Revuz (1995) appelle un « discours
autre approprié », c’est-à-dire approprié à l’objet dont il parle 4 : dans le cas présent, le
terme métalinguistique « argumentaire » est approprié aux acteurs politiques, en ce
sens que ce terme est avant tout celui de ces acteurs. Pour cette raison, nous parlons
d’« argumentaire » comme d’une dénomination indigène : produite et utilisée par les
acteurs eux-mêmes, cette dénomination générique fonctionne y compris comme
catégorie pratique dans le cadre d’ethno-méthodes et de routines de travail permettant
aux acteurs d’accomplir leurs tâches – pour emprunter à la perspective de la sociologie
pragmatique et de l’ethnométhodologie.
11 Comme c’était le cas dans notre étude sur (les) « petite(s) phrase(s) » (Krieg-Planque
2011), en nous intéressant en tant que scientifique aux « argumentaires », nous nous
intéressons ainsi à un objet que l’on désigne par un terme qui est en usage chez les
locuteurs eux-mêmes. Le linguiste, l’analyste du discours, le sociologue, le politiste, etc.
s’expriment alors avec le langage de leur objet (langage-objet), et se privent d’un
métalangage spécifique qui serait extérieur à l’objet étudié (métalangage). Cette
situation, en définitive très fréquente dans les travaux sur les « genres de discours »,
méritait d’être explicitée.

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


15

2.3. Des techniques commerciales à l’institution militaire :


l’« argumentaire » entre discours promotionnel et expression de la
norme

12 S’il est vrai que « argumentaire » comme dénomination générique relève bien du
lexique métalinguistique ordinaire, il n’est pas à cet égard exclusif des partis politiques.
En effet, nombreux sont les milieux professionnels et sociaux qui ont recours au terme
« argumentaire » pour désigner des types de productions discursives plus ou moins
normées. En France, dans l’institution militaire, l’« argumentaire » peut renvoyer à un
genre relativement identifiable. C’est ainsi qu’une brochure interne à l’Armée de Terre
définit l’« argumentaire », plutôt destiné à une communication interne, par différence
avec l’« élément de langage », privilégié dans la communication externe. Dans le
« Glossaire » qui clôt cette brochure, on peut lire en effet5 :
Argumentaire : Ensemble d’informations à propos d’un sujet particulier, le plus
souvent présenté sous forme de questions/réponses, permettant à un acteur de se
forger une opinion et d’être capable de traiter un sujet avec pertinence.
Normalement à usage interne, les argumentaires ne sont cependant pas classifiés et
peuvent, exceptionnellement, être transmis en externe pour alimenter le
background d’un journaliste.
Elément de langage : Argumentaire thématique à usage externe qui permet de
donner la position de l’armée de terre sur un sujet précis. Il existe des éléments de
langage génériques et d’autres spécifiques adaptés à une situation particulière.
13 D’autres organisations utilisent le terme « argumentaire » pour désigner avant tout des
documents porteurs de contenus consensuels pour un milieu donné ou pour un
ensemble de pratiques professionnelles données. Par exemple, les autorités de santé et
agences de sécurité sanitaire (ANSM, InVS…) produisent des documents appelés
« Argumentaire »6 ou « Dossier argumentaire » 7 qui font le point, à destination des
professionnels de santé, sur les données actualisées sur une question, souvent en lien
avec ce que les professionnels appellent les « recommandations de bonnes pratiques
cliniques ».
14 On le voit, les « argumentaires » ont un rapport étroit à la norme, au consensus, aux
positions communes. Mais certains usages du terme sont moins orientés sur le
caractère consensuel des contenus du document que sur sa valeur supposément
persuasive. C’est ainsi que les professionnels du marketing et du commerce conçoivent
un « argumentaire de vente » ou un « argumentaire commercial » : il s’agit
d’inventorier et d’exprimer les caractéristiques du produit ou du service dans le but de
valoriser celui-ci auprès d’un potentiel acquéreur.
15 Cette acception commerciale est, semble-t-il, à l’origine du terme, puisque les
dictionnaires historiques de langue française attestent le dérivé « argumentaire » entre
1960 et 1970 dans le domaine de la communication et de la publicité, pour observer sa
migration vers le domaine politique en 1977. En effet, d’après le Dictionnaire historique de
la langue française (Rey 2010), le dérivé « argumentaire », substantif, « (1960) désigne
une série d’arguments publicitaires, puis politiques (1977) ». Selon Le Grand Robert de la
langue française (Rey 2001), « argumentaire » apparaît en 1970, dérivé d’« argument ».
Dans sa valeur adjectivale, il est utilisé dans le domaine de la communication et de la
publicité : « Qui concerne les arguments de vente. “Textes argumentaires. Liste
argumentaire” ». Dans sa valeur substantivale, il est utilisé dans le domaine de la

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16

communication : « Documentation réunissant des arguments de vente. Ensemble de ces


arguments. »
16 Certains usages semblent mêler la visée synthétique (plutôt portée par les
administrations et les organisations politiques et publiques) et l’objectif de valorisation
(plutôt dominant dans la fonction communicationnelle, publicitaire et commerciale).
Ainsi, dans le champ de l’import-export, des investissements à l’étranger ou dans les
territoires, les « argumentaires sectoriels », qui synthétisent les atouts d’un territoire
donné pour l’investisseur potentiel dans un secteur donné, semblent opérer la jonction
entre le politique et le commercial, sous-tendue par l’idée même de marketing
territorial (« attractivité des territoires »…).

3. Les (ir)régularités internes du genre : variabilité du


dialogisme interdiscursif
3.1. De l’identification sociale à l’instabilité formelle : la double
existence des genres de discours

17 Dans l’article déjà cité, Sonia Branca-Rosoff (1999 : 6) observe :


Lorsqu’on adopte un point de vue descriptif et non plus normatif, on s’aperçoit qu’il
n’y a pas recouvrement entre la définition sociale des genres (qui catégorise des
individus inscrits dans des situations) et le point de vue formel (qui regroupe des
productions langagières sur la base de marques linguistiques et de fonctionnements
discursifs).
18 Dans le cas qui nous intéresse, cette remarque s’avère tout à fait pertinente : s’il existe
bel et bien une identité sociale du genre (soulignée précédemment à travers la question
de la dénomination indigène), le point de vue formel fait apparaître une grande
diversité de réalisations (pouvant alors faire douter de l’existence d’un genre, si l’on
s’en tenait à un point de vue descriptif). Les observations qui suivent l’indiquent
clairement.

3.2. Taille, structure, graphisme, énonciation… : les irrégularités


multiples des argumentaires

19 Ce n’est certainement pas la longueur du document qui assure la stabilité du genre : en


effet, les argumentaires peuvent occuper une page, mais aussi trois ou quatre, et
jusqu’à 31 pages pour l’« Argumentaire pédagogique à l’attention des militant(e)s pour
la campagne en vue des élections européennes du 7 juin 2009 » [PCF 2009 Européennes].
20 Les argumentaires présentent également une grande variété quant à leur structuration
interne. Tel argumentaire est structuré en opposant sur différents sous-thèmes le
« Constat » et les « Propositions » [PCF 2011 Vie chère], quand tel autre est organisé en
plan détaillé avec trois niveaux de subdivision numérotés [UMP 2011 Immigration], et
un autre encore se donne à voir comme une note, nominativement signée, d’une
personne qui s’avère être membre du bureau politique et délégué national aux « études
et argumentaires » [FN 2011 Présidentielles]. On est loin, ici, de la régularité observable
pour d’autres genres pourtant proches, mais bien plus étroitement normés (tel que le
communiqué de presse, par exemple).

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17

21 Il est à noter qu’à l’intérieur d’une même période temporelle, pour un même parti, les
argumentaires peuvent varier sensiblement quant à leur organisation générale. Par
exemple, pourtant téléchargeables à partir d’une même page internet, et datés
respectivement de mai 2010 et de juin 2010, deux argumentaires du Parti Chrétien-
Démocrate (PCD) [PCD 2010 Retraites et PCD 2010 Bioéthique] présentent des structures
différentes : dans le premier, intitulé « Réforme des retraites. Enjeux et perspectives »,
sont présentés successivement en trois parties distinctes la « Situation actuelle », le
« Problème », puis les « Solutions à court terme préconisées par le PCD » ; dans le
second, sont énumérées six thématiques liées aux « grands enjeux de la bioéthique »
(« Don de gamète ou d’organe », « Gestation pour autrui »…), chacune étant suivie
explicitement de la position du parti formulée à l’aide d’un verbe de parole (« Le PCD
rappelle… », « Le PCD constate… », « Le PCD refuse… », « Le PCD demande… »). Une
enquête de facture sociologique sur la division du travail de production discursive à
l’intérieur des partis politiques et une cartographie des acteurs en charge de la
rédaction de ces documents permettraient d’apporter un éclairage supplémentaire sur
cette hétérogénéité des réalisations génériques.
22 Les composantes iconiques et graphiques (typographie, polices de caractères, mise en
page, code couleur, logo…) font apparaître la même diversité : le moins que l’on puisse
dire, c’est que ce n’est pas sur les argumentaires que portent les plus gros efforts des
partis pour imposer une charte graphique.
23 Certains argumentaires ont manifestement fait l’objet d’un soin maîtrisé et coordonné,
et ont été pris dans des circuits de relecture et de validation rigoureux, quand d’autres
sont rédigés de façon plus rapide ou moins contrôlée, comme en témoignent alors
notamment les fautes de langue et une certaine hétérogénéité stylistique. Là encore, ce
n’est pas par son degré d’intégration dans les procédures de validation des documents
institutionnels que l’on pourra définir l’argumentaire.
24 Les modalités d’énonciation sont également variées. Si la modalité allocutive est plutôt
rare (et même absente en dehors du paratexte), et si la modalité délocutive semble
plutôt privilégiée (le parti parlant alors de lui-même à la troisième personne), la
modalité élocutive n’est pas délaissée (au moyen d’un « nous » qui renvoie
tendanciellement au parti, tout en rendant possible différentes valeurs inclusives –
« nous » les Français, « nous » les démocrates…).
25 De même, si les textes semblent plutôt dominés par des énoncés à caractère descriptif,
les accusations plus polémiques ne sont pas totalement à exclure : ainsi du PCF
qualifiant la politique du président Nicolas Sarkozy de « marché de dupes » [PCF 2011
Vie chère], ou de l’UMP titrant ironiquement l’un de ses argumentaires « Martine
Aubry à Avignon défend la culture… de la démagogie » [UMP 2011 Aubry].
26 En définitive, il serait bien audacieux de dresser une liste des critères permettant
d’attester, par une description formelle interne au document, l’existence d’un
« argumentaire » (comme ce serait le cas pour attester l’existence d’un « sonnet » en
poésie, par exemple).

3.3. Le dialogisme interdiscursif, enjeu majeur des argumentaires

27 En revanche, les argumentaires attirent l’attention par le rapport particulièrement


intense qu’ils entretiennent avec les discours qui leur sont extérieurs. En effet, les
argumentaires semblent ponctués par des énoncés qui dénient toute existence d’un

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extérieur au discours (posant alors l’argumentaire comme un texte aux bords clos qui
asserte avec autorité), et d’énoncés qui, tout à l’inverse, semblent offrir une large place
aux discours extérieurs, et adverses, qu’ils convoquent sur des modes divers pour leur
opposer réfutations, dénégations, contre-arguments et contradictions. Ainsi, les
argumentaires semblent avant tout marqués par un rapport particulièrement tendu à
l’extériorité discursive, à l’égard de laquelle ils se montrent alternativement
particulièrement fermés ou particulièrement ouverts. Selon ces considérations, la
caractéristique générique la plus affirmée des argumentaires est que ceux-ci
entretiennent une relation singulièrement aiguë avec le dialogisme interdiscursif,
alternativement occulté ou exhibé – l’un et l’autre n’étant pas exclusifs, à l’intérieur
d’un même argumentaire.

3.3.1. Présuppositions et aphorismes : se soustraire à la contradiction

28 Du côté des énoncés qui se montrent rétifs au dialogisme, ceux qui ont recours à la
présupposition sont particulièrement remarquables. En effet, les présupposés sont,
pour un discours, parmi les moyens les plus frontaux de se présenter comme évident,
non-contestable, fermé à la contradiction – c’est-à-dire ne prévoyant pas même cette
contradiction. Certains argumentaires ont recours à ce procédé consistant à renvoyer,
implicitement, à une proposition qui se trouve soustraite à la contradiction. Ainsi,
fidèle à leur doctrine respective, le PCF présuppose qu’il existe une exploitation
capitaliste, tandis que le FN présuppose conjointement que les familles démissionnent
en matière éducative et que l’immigration massive génère des problèmes d’abaissement
de niveau scolaire :
[PCF 2011 Vie chère]
De tous les côtés, c’est le renforcement de l’exploitation capitaliste, pour augmenter
la rentabilité des capitaux.
[FN 2011 Présidentielles]
Ne prenant pas en compte à la fois la démission des familles en matière d’éducation
et les problèmes d’abaissement du niveau scolaire générés par l’immigration
massive, le Projet PS, refusant de traiter la question en amont, propose la
multiplication du nombre de classes (plus petites), de professeurs, de « personnel
d’accompagnement », etc.
29 Sur un autre mode, les énoncés de nature aphoristique participent également de
discours qui se donnent à voir comme soustraits à la contradiction. Ainsi retrouve-t-on,
dans les énoncés qui suivent, des positions chères au PCF et au PCD, avancées sous la
forme d’énoncés de portée générale et universelle :
[PCF 2009 Européennes]
Comme toute institution, l’Union européenne est le produit de la lutte des classes et
de la cristallisation à un moment donné des rapports de forces existants.
[PCD 2010 Bioéthique]
Vendre son corps revient à se vendre soi-même, à violer sa propre dignité.
30 ou encore :
Chaque enfant doit pouvoir être accueilli au sein d’un foyer stable composé d’un
homme et d’une femme mariés.

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3.3.2. Négations polémiques et mises en scène dialoguées : représenter la parole


de l’autre pour la réfuter

31 A l’intérieur de la vaste gamme des réponses possibles au dialogisme interdiscursif


constitutif de toute parole, d’autres énoncés accordent au contraire une place aux
discours extérieurs. Les formes et les modes varient dans la façon d’accueillir
l’interdiscours. Dans les argumentaires étudiés, la négation polémique est
manifestement un type de formulation prisé. Elle est parfois associée à des formes de
représentation du discours autre (« comme certains le pensent », « certains
rétorqueront que »), et forme alors l’expression la plus caractéristique de la production
d’un contre-discours associée à la dénonciation des mensonges de l’adversaire.
[UMP Lycées 2009 Postes]
L’argent des suppressions de postes n’ira pas dans les poches du Président [Sarkozy]
comme certains le pensent. Elle servira à financer des stages, à acquérir du nouveau
matériel… Bref, elle servira à l’Education nationale. Certains rétorqueront que des
lycées manquent de moyens : il s’agit là aussi d’une mauvaise gestion de l’argent qui
leur est attribuée, cela ne dépend pas du gouvernement mais du lycée lui-même.
[PCF 2011 Vie chère]
Ce retour de l’inflation n’est pas le fait des salariés puisque la rémunération du
travail et des prestations sociales est en recul par rapport à la hausse des dépenses
incompressibles (loyers, EDF…). Ce n’est pas non plus le fait des dépenses publiques
utiles puisque là encore la part des rémunérations publiques dans le BIP baisse
(OCDE). […] Il y a des bénéficiaires de l’inflation : les marchés, les banques, les
spéculateurs […].
[UMP 2011 Immigration]
La maîtrise de l’immigration n’est pas une obsession franco-française ! Tous les
Etats du monde – à commencer par les pays du Sud qui font face à des flux très
importants de population ! – contrôlent leurs frontières et ont une politique
d’immigration. C’est une prérogative de base d’un Etat souverain. Avant d’accuser
l’UMP de se « droitiser » quand nous voulons maîtriser notre politique
d’immigration, il faut regarder quelles sont les politiques conduites dans le monde.
32 Toujours dans l’ordre de l’accueil du dialogisme interdiscursif, la mise en scène
dialoguée « question - réponse » présente un intérêt certain. En effet, elle permet de
donner à voir comme par anticipation les questions ou les objections auxquelles le parti
est supposément soumis, et auxquelles il est à même d’apporter des réponses. Dans
l’exemple qui suit, la question présente en outre une précieuse ambiguïté du pronom
« nous » (où se superposent valeur exclusive – « nous » le PCD, et valeur inclusive –
« nous » la culture/civilisation européenne/chrétienne) :
[PCD 2010 Burqa]
Pourquoi le port de la burqa nous choque-t-il tant ?
Parce qu’au cœur de nos valeurs résident la tradition millénaire de la théologie de
l’incarnation propre au christianisme, toute une philosophie du visage et de la
relation entre les personnes. Nous sommes les héritiers et les praticiens d’une
culture selon laquelle la rencontre avec l’autre permet aussi d’expérimenter ce qui,
en lui, nous ouvre sur l’absolu. C’est donc une crise culturelle et spirituelle que
provoque la burqa.
33 Si l’on s’en tient strictement à ses réalisations linguistiques formelles, la structure
« question - réponse » est plutôt rare. Néanmoins, on relèvera ces paragraphes
introductifs de l’argumentaire du PCF, lequel est en réalité organisé en 40 thématiques
titrées (« Les 27 Etats membres de l’Union Européenne », « L’élargissement et la

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Turquie », « Utilité et rôle du Parlement européen »…), mais que les rédacteurs
conçoivent, manifestement, comme un ensemble de « questions » et de « réponses » :
[PCF 2009 Européennes]
Pour mieux maîtriser les enjeux des prochaines élections européennes […] et pour
répondre à une forte demande de compréhension du fonctionnement de l’Europe
actuelle, le collectif Europe du Conseil national du PCF a élaboré cet argumentaire
sous forme de 40 questions / réponses.
Cet argumentaire vient en complément des textes reprenant notre ambition de
changer d’Europe, notre démarche de rassemblement avec le Front de gauche.
D’autres outils sont ou seront à votre disposition comme le bilan de l’action du
groupe GUE, […].
Support pour le débat et l’organisation de réunions publiques, cet argumentaire
permet de mener une campagne de proximité pour créer une dynamique populaire,
comme nous l’avons réussie en 2005 lors du référendum pour le Traité
Constitutionnel Européen.

3.4. Les textes prescriptifs : une vive sensibilité à la question de


l’ouverture-fermeture aux discours extérieurs

34 La place manque ici pour exposer d’autres formes, qui sont variées et nombreuses, de
mise en scène de la conflictualité discursive. Au terme de ce parcours consistant à
repérer différents modes et différents degrés de fermeture-ouverture à l’extériorité
discursive, il importe de noter que certains types de formulations se rencontrent
fréquemment dans d’autres genres de textes qui ont également un rapport étroit à la
norme et à sa reproduction en discours. Nous pensons aux aphorismes, dont Marc
Bonhomme a pu repérer l’importance dans le contexte des discours totalitaires (2012).
Nous pensons aussi, sur un autre volet, aux textes en « question - réponse », dont les
réalisations jalonnent l’histoire des textes prescriptifs, alternant « ce qu’il faut dire » et
« ce qu’il faut faire », depuis certains catéchismes et certaines grammaires (« Combien
y a-t-il de parties d’oraison ? », « Qui sont-elles ? »… dans les grammaires donatiennes),
jusqu’à de plus contemporains argumentaires (« Quand suspecter un TRALI ? Comment
faire le diagnostic ? »8) et textes institutionnels variés qui foisonnent dans les
organisations publiques et privées. En somme, à travers certains des procédés auxquels
il a recours, l’argumentaire des partis politiques rejoint un ensemble plus vaste de
textes qui « disent ce qu’il faut dire », qui fournissent tout à la fois les contenus et les
formes de l’expression.

4. Un document de communication : des énoncés


conçus pour être repris
4.1. « Argumentaires », « petites phrases », « slogans »,
« communiqués de presse »… : des discours de communication

35 Par-delà leur diversité et par-delà la faiblesse de la régularité interne au genre, les


argumentaires peuvent être appréhendés comme des documents de communication.
Dans un travail antérieur, nous avons défini la communication comme « un ensemble
de savoir-faire relatifs à l’anticipation des pratiques de reprise, de transformation et de
reformulation des énoncés et de leurs contenus » (Krieg-Planque 2010). Ce cadre
d’analyse peut être retenu pour l’étude des argumentaires menée ici. Dans le texte cité,

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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nous évoquons d’ailleurs les genres susceptibles d’être appréhendés selon une
approche discursive de la communication ainsi proposée : nous mentionnons les
slogans, les formules, les petites phrases, les communiqués de presse et les
argumentaires. A travers cette définition, il ne s’agit pas, bien sûr, d’appréhender la
communication sous le seul jour de la transmission ou de la répétition, mais plus
subtilement de considérer que, pour une organisation (parti, entreprise, association,
syndicat…), les compétences communicationnelles puisent dans la capacité que possède
cette organisation à anticiper la façon dont les discours qu’elle produit seront, ou non,
repris, mis en circulation, reformulés, transformés (la capacité à ne pas être repris –
autrement dit à garder une information secrète – constitue donc également une
compétence en matière de communication).

4.2. Détachabilité, sur-assertion, structuration de l’échange :


préparer les discours à leur reprise

36 Dans le cas spécifique des argumentaires, la subdivision précédente a permis de repérer


certaines formulations particulièrement favorables à la reprise. Les aphorismes, par
leurs contenus généralisables et leurs expressions formelles souvent remarquables,
sont bien entendu sujets aux phénomènes de détachement énonciatif, suivant les
propositions de Dominique Maingueneau (2012). Il en est de même de certaines
injonctions, qui semblent prêtes à participer à la création de slogans, comme pourrait
l’être ici « agir maintenant pour demain », à propos de l’urgence à réformer le système
des retraites :
[PCD 2010 Retraites]
Il est urgent de rendre justice à l’effort des mères et des familles dans le
renouvellement des générations, sans quoi la survie du système sera impossible à
moyen et long termes. Il faut agir maintenant pour demain.
37 D’autres types d’énoncés semblent également conçus pour servir à la reprise dans le
cadre de documents écrits ou d’échanges oraux. C’est le cas des chiffres, des nombres,
des pourcentages, et plus globalement des données chiffrées, dont certains
argumentaires sont nourris, et dont la valorisation est parfois assurée, dans le texte,
par un soulignement, une mise en gras ou l’italique :
[PCF 2011 Vie chère]
• La dépense moyenne engagée par les ménages pour se loger a augmenté de 23%
entre 2002 et 2007.
• 3.5 millions de femmes et d’hommes vivent dans des logements indignes ou sont
sans-abris.
• 80% des français estiment qu’il est aujourd’hui difficile de trouver un logement.
• Il y a, fin de l’année dernière, 1 230 136 demandes de logements sociaux sans
réponses. La crise du logement touche d’une manière ou d’une autre 10 millions de
personnes en France et se traduit par une hausse des loyers. Le coût du logement,
dans le secteur privé, représente pour les familles les plus modestes jusqu’à 50% du
revenu.
• Seuls 32 communes en 10 ans ont atteint le taux de 20% de logements sociaux sur
931 communes concernées par la loi.
[UMP 2011 Immigration]
II. La politique d’immigration choisie menée par la majorité a déjà fait ses
preuves

► La lutte active contre l’immigration illégale depuis 2007 a porté ses fruits :
> Plus de 110 000 personnes éloignées vers leur pays d’origine contre 7 000

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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personnes par an en moyenne entre 1997 et 2002.


> Plus de 100 000 personnes refoulées aux frontières avant l’entrée sur notre
territoire.
> En 2010, 183 filières ont été démantelées contre 145 en 2009 et 101 en 2008.
38 C’est le cas également d’une variété d’énoncés qui, sur des modes divers, fournissent au
lecteur, futur locuteur potentiel, les moyens de tenir un discours consistant et
structuré. Par exemple, les quatre argumentaires proposés par le PS en 2009 dans le
cadre de la campagne pour les élections au Parlement européen sont, chacun,
structurés en un plan susceptible d’être mobilisé dans le cadre d’une discussion, selon
un modèle général « description de la situation et enjeux – attaque de l’adversaire –
proposition du PS ». Sont présentés ci-dessous le titre de l’argumentaire et le premier
niveau de subdivision :
[PS 2009 Crise]
L’Europe face à la crise : la relance des socialistes
• Une crise sans précédent
• La droite n’a pas été à la hauteur
• Les propositions des socialistes
[PS 2009 Progrès]
Le Pacte européen de progrès social
• L’Europe sociale : une priorité
• Les attaques de la droite
• Ce que la gauche a déjà acquis
• Les propositions des socialistes
[PS 2009 Climat]
Lutter contre le changement climatique
• Une lutte à mener ensemble
• La position ambiguë de la droite
• Les propositions socialistes
[PS 2009 Croissance]
Pour une croissance verte
• Un défi majeur
• La droite n’est pas prête à le relever
• Les propositions socialistes
39 Dans certains argumentaires, la mise en texte et la mise en page elles-mêmes,
structurées à travers des listes et des énumérations (tirets, puces, flèches…), participent
d’une préparation du discours pour la reprise. Les argumentaires, alors, semblent tout
entiers caractérisés par la sur-assertion, entendue comme le marquage dans un texte
d’un énoncé comme détachable.

4.3. L’énonciation institutionnelle, garante des énoncés à faire


circuler

40 Dans l’étude de l’argumentaire en tant que genre, il importe de souligner le caractère


fortement institutionnel du locuteur considéré tout autant que du discours qu’il tient.
Si, ainsi que nous l’avons suggéré, les scripteurs des argumentaires sont sans doute très
hétérogènes en compétences et en statuts, et si les procédures de validation par
l’appareil du parti semblent exercer un contrôle extrêmement variable sur les
documents, il n’en reste pas moins que les argumentaires se présentent
énonciativement comme des textes pris en charge par le parti lui-même, en tant
qu’organisation partisane. Il est extrêmement rare, d’ailleurs, que l’argumentaire soit
nominativement signé (au fil de nos recherches, seul le FN est concerné, ainsi que

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quelques argumentaires de l’UMP Lycées), et il est rare également qu’il soit présenté
dans le paratexte comme rédigé par une commission, un secrétariat, ou un collectif
(seul l’argumentaire du PCF de 2009 est concerné). Ainsi, c’est une légitimité
institutionnelle forte qui s’attache à l’argumentaire, en tant que production discursive
de l’organisation partisane. Quant au texte lui-même, il est manifeste qu’il entend
exprimer et faire connaître la position officielle du parti. L’argumentaire ne se donne
pas à voir comme un ensemble de positions acceptables, et moins encore comme un
document qui exprimerait les différentes sensibilités du parti, ses courants, ses luttes
internes, les apports des personnalités ou des voix dissonantes (alors même que dans
d’autres contextes l’existence de différentes sensibilités au sein du parti peut être
valorisée, du moins rhétoriquement).

4.4. Parler d’une seule voix : rendre partageable un « dire conforme »

41 Ainsi, on trouve dans les argumentaires certaines des caractéristiques qui ont déjà été
bien identifiées à propos des discours institutionnels : dit sommairement, ces discours
se manifestent par divers types de déni du conflit, l’évitement de la contradiction
interne, la mise en avant de la cohérence et de la cohésion, la réduction des
dissonances, l’euphémisation des désaccords, des rapports surveillés à la norme et à la
prescription. En ce sens, Claire Oger a pu pointer certaines des pratiques discursives de
l’institution en tant qu’elles relèvent du « contrôle de la parole » (Oger 2003) ou de
procédés de « lissage » (Oger et Ollivier-Yaniv 2006), et nous avons pu identifier un
double principe de formation des discours institutionnels, conjuguant stabilisation des
énoncés et effacement de la conflictualité (Krieg-Planque et Oger 2010). A certains
égards, il est clair que les argumentaires des partis politiques participent de ce vaste
ensemble des discours qui visent l’univocité.
42 Néanmoins, les argumentaires se distinguent d’autres documents institutionnels par le
fait que, tout en portant la position du parti, ils assurent une mise en œuvre qui aide à
la rendre reprenable. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer et de faire savoir une
position, mais de la rendre partageable et diffusable, argumentable, explicable et
justifiable. Ceci distingue les argumentaires des résolutions adoptées lors des congrès,
par exemple, ou d’autres types de documents qui scandent le rythme de la vie du parti
et lui donnent l’occasion d’exprimer discursivement sa cohérence doctrinale et son
programme. C’est ainsi que nous appréhendons les argumentaires comme des
documents qui, tout en étant fortement marqués par leur appartenance au discours
institutionnel, sont en même temps très caractérisés par leur identité de documents de
communication. A travers la mise en forme des discours du parti dans ce genre
spécifique qu’est l’argumentaire, il s’agit de proposer au lecteur un ensemble de
contenus dont la reprise est supposée être facilitée à la fois par la fourniture d’une
expression qui porte ces contenus et d’arguments qui soient susceptibles d’en assurer la
pédagogie.
43 Dans son étude des discours de l’institution militaire, Claire Oger repérait que certaines
formes de circularité observables dans les « éléments de langage » (par exemple, le fait
de reprendre des citations de représentants de l’Armée telles que figurant dans des
interviews de la presse) répondait à l’« impératif majeur de la communication des
armées, toujours défini comme une priorité : la cohérence du discours » (Oger 2003 :
83). Même si l’institution militaire et les partis politiques constituent des types de

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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locuteurs bien différents, les argumentaires que nous avons étudiés présentent une
visée analogue de cohérence et de contrôle de la parole : il s’agit d’aider à la diffusion
des standards du discours, de garantir au moins la possibilité d’un « dire conforme », de
minimiser les risques d’écart relativement à la norme. En même temps (et ceci spécifie
certainement les partis politiques, tout en distinguant les « éléments de langage » des
« argumentaires »), il s’agit de rendre appropriable le discours du parti, d’en assurer la
reprise auprès de locuteurs dont les motivations et les compétences, tant politiques que
communicationnelles, peuvent être extrêmement hétérogènes. Une réflexion sur la
fonction des argumentaires aide à appréhender cette complexité du destin de
l’« argumentaire » comme genre de discours.

5. Affirmer, former, débattre, convaincre : la


multifonctionnalité des argumentaires
5.1. Les textes politiques : un réseau complexe d’usages et de
fonctions

44 Dans le domaine politique comme ailleurs, un document s’inscrit toujours dans un


riche réseau d’usages et de fonctions. Le genre « tract », par exemple, qui a fait l’objet
d’études inaugurales en analyse du discours politique (Demontet et al. 1975), et dont on
pourrait penser qu’il vise d’abord et avant tout à convaincre (de voter pour tel
candidat, de participer à telle manifestation, etc.) peut s’inscrire dans la réalité
complexe de ce qu’est une « campagne »9, pour laquelle les militants sont, du point de
vue de l’appareil du parti, tout autant des ressources auxiliaires à mobiliser que des
forces à canaliser.
45 Selon les moments de la vie politique dans laquelle ils interviennent, selon les publics
qui ont recours à eux, ou encore selon que l’on se place du point de vue du parti, du
dirigeant ou de l’élu, de l’adhérent, du militant, du sympathisant ou du citoyen peu
politisé, voire de l’adversaire ou de l’opposant, les argumentaires ont bien entendu des
emplois et des fonctions diversifiées. Quatre d’entre elles peuvent être plus
particulièrement soulignées : l’affirmation du parti comme institution, la formation
politique et rhétorique du militant, l’animation de la vie politique et du débat public, la
persuasion des citoyens.

5.2. Affirmer la légitimité et l’autorité du parti

46 En tant que genre constitutif du discours d’appareil, et aux côtés d’autres genres
(résolutions de congrès, programmes, communiqués…), l’argumentaire participe d’une
fonction d’affirmation de l’institution. S’autorisant de lui-même et de sa capacité à
verbaliser ses propres positions, le parti asserte des thèses et en fixe les formulations
légitimes. Ainsi que nous l’avons vu, il lui arrive également de réfuter les thèses
adverses, dont il détermine lui-même l’expression (par exemple, l’UMP Lycée donne à
voir certains de ses adversaires comme étant susceptibles d’asserter que « des lycées
manquent de moyens »).
47 Par ailleurs, à travers l’établissement de certaines séries thématiques au sujet
desquelles des argumentaires sont produits, le parti donne, en discours, le gage de sa
capacité à tenir une position : en garantissant, par le moyen des argumentaires,

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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l’existence d’une opinion sur le sujet, le parti coupe court à ceux qui voudraient
prétendre qu’il n’a « rien à dire » sur le dossier.
48 Dans son ouvrage consacré aux partis politiques, Michel Offerlé souligne qu’à certains
égards « les partis ne sont qu’une des formes historiquement déterminées d’entreprise
politique » (2012 : 12-13). A travers la production d’argumentaires, le parti assoit la
légitimité d’une telle forme historique à accomplir une telle activité de production de
biens politiques : il se donne à voir comme capable d’en produire les contenus et d’en
arrêter les expressions publicisables.

5.3. Contribuer à la formation des militants

49 En second lieu, les argumentaires participent à la formation des militants, aux côtés
d’autres dispositifs (réunions de section…) et de divers documents (ouvrages, fascicules,
presse interne…). Ils relèvent, sous une forme très spécifique, de ces « lectures
militantes » dont un récent numéro de revue a relevé l’importance pour le
renforcement d’une culture commune (Ponsard et al. 2009). Dans une perspective de
communication interne qui distingue clairement l’« argumentaire » du « tract » ou
encore de l’« élément de langage », il s’agit ici de construire un univers de référence à
l’échelle de militants qui disposent nécessairement de compétences hétérogènes, de
nourrir la socialisation partisane et de concourir à la formation d’un esprit de parti. Du
point de vue de la capacité des militants à se faire les vecteurs de la norme, il s’agit
d’enrichir les discours en formes et en expressions autorisées.
50 Dans le journal des adhérents du MoDem déjà cité, la maîtrise du genre
« argumentaire » participait manifestement de l’acquisition d’une compétence
communicationnelle de la part des militants. D’autres éléments encore concourent à
identifier l’argumentaire comme étant un genre avant tout interne (destiné aux
militants) et tourné vers l’action - relevant (on le verra) notamment d’une fonction de
persuasion -, dans la perspective d’une amélioration de leur compétence.
L’argumentaire du PCF autour des européennes [PCF 2009 Européennes] est adressé,
dans son titre, « à l’attention des militants », et le déterminant possessif renvoyant à
l’allocutaire (« D’autres outils sont ou seront à votre disposition […] ») réfère bien à
l’acteur de la base en action. Quant aux argumentaires du PS de la même période, on
rappellera qu’ils étaient téléchargeables depuis une arborescence dont la tête était
« Militant ». Deux ans plus tard, l’argumentaire élaboré par le PCF dans le cadre de la
campagne « Front uni contre la vie chère » est précédé, dans sa version téléchargeable
en pdf, par une lettre qui s’ouvre par la formule « Cher-e Camarade, », et qui précise
notamment : « Cette campagne va prendre appui sur des tracts, une pétition, des
affiches (à venir) et cet argumentaire pour les militants. » Il apparaît ainsi clairement
que le document s’intègre dans un plus vaste ensemble de matériel militant, dont il
constitue l’un des volets internes, comme le précise bien l’expression « pour les
militants », par différence avec les tracts ou les affiches.
51 En dehors du paratexte, et du point de vue des contenus des argumentaires eux-mêmes,
la fourniture de données chiffrées, précédemment signalée, et plus globalement
d’éléments factuels, semble particulièrement adaptée à cette fonction de formation, par
apport de connaissances – dont le militant pourra se servir dans un travail
d’argumentation. Par exemple, dans l’argumentaire du PCF produit pour les
Européennes [PCF 2009 Européennes], la seconde des 40 « questions - réponses » est :

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2. Les 27 Etats membres de l’Union européenne


Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Chypre, Danemark, Espagne, Estonie,
Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg,
Malte, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni,
Slovaquie, Slovénie, Suède.
52 Il est manifeste, à travers cet énoncé, qu’il s’agit de rendre compétent le militant du
point de vue de ses connaissances factuelles, y compris dans la perspective de l’étayage
d’un ethos de crédibilité.
53 Plus généralement, dans le cadre de ce qu’un ouvrage récent a pu appeler « le travail
militant » (Nicourd éd. 2009), l’argumentaire constitue dans tous les sens du terme un
« document de travail », participant à la formation et à l’acquisition de compétences.
En tant qu’il contribue à la formation du militant et au renforcement de ses
compétences, l’argumentaire participe à construire ce que l’on peut considérer comme
la « légitimité par les militants » du parti politique.

5.4. Participer à l’animation du débat public

54 En France, l’article 4 de la Constitution de la Cinquième République, adoptée en 1958,


précise le rôle des partis politiques : « Les partis et groupements politiques concourent
à l’expression du suffrage. » Ils participent à l’animation de la vie politique, et doivent
favoriser l’émergence des élites susceptibles de participer à la représentation comme
celle des opinions qui favorisent le débat contradictoire.
55 C’est également dans ce contexte que peut être comprise la production d’argumentaires
par les partis : ces documents doivent contribuer à souligner les enjeux, à fournir le
débat en données et en arguments, à suggérer propositions et solutions.
56 Au niveau local et sur le terrain, il importe notamment aux militants de donner corps à
ces débats, à travers l’organisation de réunions publiques, de soirées débats, etc. Dans
l’argumentaire du PCF pour les élections européennes de 2009, un passage déjà cité
évoquait ainsi l’utilité du document « pour le débat et l’organisation de réunions
publiques ». Les argumentaires, ici, jouent tout leur rôle sinon de « cadrage » de la
parole, du moins de « guidage » de cette parole. Conçus comme des stocks d’arguments,
des matrices de vocabulaire et des structures de l’échange, les argumentaires
permettent au militant d’organiser la parole sous le contrôle de l’institution, aux côtés
de différents supports relevant de ce que certains partis appellent le « kit militant »
(comprenant également des powerpoints, des vidéos, etc.).
57 Dans son analyse des « argumentaires » et des « éléments de langage » dans le contexte
de l’institution militaire, Claire Oger (2003 : 81) relève que « les argumentaires
fonctionnent en premier lieu comme réservoir de vocabulaire ». De façon convergente,
nous pouvons estimer que les argumentaires des partis politiques ont notamment pour
finalité de participer à la stabilisation de l’expression de locuteurs qui, s’autorisant du
parti, vont porter dans la sphère publique un certain nombre de dires autorisés, à
travers des formats qui relèvent plus du débat et de l’échange que de la prise de
position solennelle et officielle.

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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5.5. Etre un support de persuasion dans l’échange

58 Dans sa fonction de persuasion, l’argumentaire est avant tout conçu comme un


instrument aidant à emporter la conviction dans l’échange, dans le cadre de son
réemploi par le militant. Dans la continuité de l’acception initiale du terme, qui en
faisait un outil de persuasion commerciale, l’argumentaire agit alors comme un stock
dans lequel le militant va pouvoir puiser les ingrédients qui lui permettront de
produire un discours convaincant.
59 Dans l’ouvrage précédemment cité, Michel Offerlé (2012 : 18) pose que « les marchés
politiques sont des lieux où s’échangent des produits politiques contre des soutiens
(matériels, symboliques) et des votes ». Selon cette conception, et dans sa fonction de
conviction, l’argumentaire peut être appréhendé comme l’un de ces lieux où s’effectue
une telle transaction : l’argumentaire constituerait le support d’expression des produits
politiques proposés par le parti, échangés contre un vote dans l’hypothèse d’une
réussite du travail de conviction mené par le militant, institué en opérateur sur ce
marché. Par ailleurs, en tant qu’il contribuerait à un travail de conviction auprès des
citoyens prenant part aux scrutins, l’argumentaire participerait à construire ce que l’on
peut considérer comme la « légitimité par les électeurs » du parti politique.
60 L’accroissement de la production d’argumentaires au moment de scrutins (élections,
référendums…), et l’existence même de l’expression « argumentaire de campagne »,
peuvent sembler conforter la fonction de conviction que les argumentaires seraient
susceptibles de remplir. Il en est de même de la mise en place, à ces mêmes moments de
la vie politique, de cellules, de groupes et de structures fonctionnelles consacrés aux
argumentaires à l’intérieur des partis. En janvier 2011, dans la perspective des élections
présidentielles de 2012, le Parti Socialiste alors dans l’opposition se dote d’un groupe
appelé « Communication et riposte à la droite », chargé de coordonner les
argumentaires pour répondre à la majorité présidentielle. Une telle
institutionnalisation de la production d’argumentaires atteste, à certains égards, de la
croyance en la possibilité de ce type de document à assurer, dans le cadre d’une
communication cohérente, un travail de persuasion.
61 Pour notre part, néanmoins, dans la suite du travail de Marc Angenot exposé dans
Dialogue de sourds (2008), on ne saurait trop souligner qu’il n’est pas certain que le
déploiement d’une argumentation permette de convaincre. Se persuadant rarement,
souligne Angenot, les hommes persévèrent étrangement à argumenter. C’est dans une
même interrogation sur les fonctions réellement persuasives de la rhétorique que nous
pouvons inscrire notre réflexion, renvoyant alors les argumentaires à d’autres
fonctions privilégiées développées plus haut : celles de la légitimation de l’institution et
de la formation des militants.
62 Bien entendu, aucune de ces fonctions n’est exclusive des autres, et il faut plutôt
considérer que les argumentaires sont susceptibles d’accomplir l’ensemble de ces
fonctions. Pour conclure, à travers une dernière subdivision, c’est moins sur les
fonctionnalités elles-mêmes que sur leurs déplacements que nous souhaitons insister.
En effet, comme toute analyse générique, l’étude des « argumentaires » doit être située
dans le cadre de l’historicité des supports et des évolutions des dispositifs socio-
techniques.

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6. Les argumentaires en ligne : lorsque le genre textuel


est troublé par le web
6.1. L’internet, facteur de changements dans l’organisation et la
communication des partis politiques

63 Différents chercheurs ont souligné les changements que l’internet (listes de diffusion,
puis sites web et réseaux sociaux) a produits et continue de produire sur la vie des
partis politiques. Qu’ils s’inscrivent en sociologie politique, en science politique ou en
sciences de l’information et de la communication, tous ces travaux insistent sur la
diversité des déplacements de frontières et d’organisation que l’internet produit. Dans
un travail pionnier qui soumettait à l’analyse les sites web de la période 2004-05,
Gersende Blanchard (2007) mettait en évidence une certaine évolution de la
communication partisane, caractérisée par une diversification de ses acteurs : elle
observait que les sites permettaient à la fois la reproduction de contenus existants (à
travers leur fonction d’autopublication, autorisant la mise en ligne de tracts,
d’allocution…) et l’autonomisation de la diffusion des discours (à travers la
publicisation de paroles d’internautes). Cette seconde dimension des possibilités
offertes par l’internet, par laquelle il est possible de « parler politique en ligne », a été
abordée par exemple dans un numéro de Réseaux consacré au sujet (Greffet et Wojcik
éds 2007) : internet y apparaît comme un lieu où s’exercent, sur fond d’un idéal
délibératif, de nouvelles pratiques argumentatives. Dans un ouvrage coordonné par
Fabienne Greffet (2011) et consacré à la façon dont divers partis politiques se sont
approprié l’internet, les contributeurs mettent en évidence des usages différenciés : il a
pu s’agir avant tout de permettre à certains militants de gagner des positions au sein du
parti, grâce à la détention d’une compétence technique (UMP), de contourner des
médias traditionnels perçus comme des censeurs (FN), ou encore de chercher à rallier
des militants que les anciennes modalités de recrutement ne permettaient pas
d’atteindre (PS). Dans ce dernier cas, les usages d’internet par le parti ont donné lieu à
des recompositions de la notion d’« adhérent », et à une modification de la relation
entre l’adhérent et le parti, comme l’ont mis en évidence Eric Treille et Thierry Barboni
(2010). En définitive, c’est à tous égards une reconfiguration des partis et de leur
organisation, ainsi que de la conception de la prise de parole politique dans la sphère
publique, que l’internet produit.

6.2. L’argumentaire, un « genre du papier » saisi dans les usages du


numérique

64 Pour ce qui concerne les argumentaires, internet semble jouer un rôle qui aboutit à une
situation paradoxale. A certains égards, l’argumentaire demeure un genre (certes
hétérogène) ancré dans l’époque qui l’a vu naître, un « genre du papier » et un genre
destiné à la communication interne à destination des militants. A d’autres égards,
l’argumentaire est, de fait, pris dans des dispositifs de mise en ligne qui en accroissent
la circulation et en diversifient les possibilités d’usages.
65 Le site web du PCD, parmi d’autres, illustre cette situation. Dès la page d’accueil du site,
un bouton très visible s’intitule « Découvrez les argumentaires du PCD. Agriculture,
bioéthique, retraites, burqa » [consulté en août 2011]. Ce dispositif, par lequel un

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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bouton en page d’accueil donne un accès direct à la liste des argumentaires


immédiatement téléchargeables, fait plutôt des argumentaires un genre de la
communication institutionnelle : au même titre que peuvent l’être des brochures ou
des plaquettes, les argumentaires permettent alors de disposer d’une connaissance
générale des positions du parti, à destination de l’internaute ordinaire ou du citoyen
curieux. Mais cette même liste d’argumentaires est également accessible par un chemin
qui semble plutôt destiné au militant, même s’il n’est pas soumis à une restriction
d’accès et demeure facile à trouver : depuis la page d’accueil, à partir de la rubrique
« Passer à l’action », il est possible de cliquer sur une sous-rubrique « Ressources »,
laquelle donne accès à six types de ressources : « Les discours », « Les argumentaires »,
« La lettre d’information », « Les documents », « Les affiches », « Les vidéos ». La
ressource « Les argumentaires » donne accès à la même URL que le bouton « Découvrez
les argumentaires du PCD ». L’argumentaire se trouve ainsi pris dans un double chemin
de consultation, qui fait de lui un document dont les usages potentiels sont hybridés.
66 De fait, d’un certain point de vue, l’argumentaire est bien un « genre du papier ». Né
dans les organisations politiques avant la démocratisation de l’internet et avant
l’intégration du web dans les stratégies communicationnelles des partis politiques,
l’argumentaire conserve les marques formelles les plus caractéristiques de son époque
d’origine. Sur les sites web des partis, l’argumentaire existe toujours sous la forme d’un
document téléchargeable et imprimable au format A4. Et, du point de vue de son
organisation interne, il ne semble pas affecté par les potentialités offertes par
l’internet : il ne comporte ni liens hypertextes ni possibilités techniques de navigation
vers d’autres documents, et moins encore des formulaires et des possibilités de
contribution caractéristiques du « web 2.0 ». Dit autrement, en tant que document doté
d’une certaine structure interne, l’argumentaire semble essentiellement imperméable à
l’internet. Il est, selon ces considérations, aux antipodes de genres qui ont précisément
été conçus sur la base des ressources offertes par l’internet (forums de discussion,
blogs, micro-blogging…), et n’a recours à l’internet que pour ses possibilités
d’autopublication.
67 Mais, d’un autre point de vue, par le fait même qu’il fait l’objet d’une mise en visibilité
large et publique de la part des partis, l’argumentaire bénéficie de la diffusion que rend
possible l’internet. Le site web du PCD illustre bien cette tension dans laquelle est pris
chacun des argumentaires de ce parti : à la fois préservé dans sa place historique de
document militant et propulsé comme document de communication institutionnelle
exposé au public. Dès lors, dans ces déplacements de l’accessibilité du texte, et, partant,
des destinataires et des publics, une des interrogations porte sur la façon dont – et
auprès de qui – l’argumentaire est désormais supposé opérer, ou non, comme élément
de cadrage de la parole.

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


30

BIBLIOGRAPHIE
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l'e-parti socialiste », Revue Française de Science Politique 60-6 : 1137-1157.

ANNEXES
Liste des argumentaires cités :
[PCF 2009 Européennes] « Argumentaire pédagogique à l’attention des militant(e)s pour
la campagne en vue des élections européennes du 7 juin 2009 », Parti Communiste
Français, avril 2009. Téléchargé en mai 2009 depuis le site web du PCF (www.pcf.fr),
accueil > « Tous les tracts ».
[PCF 2011 Vie chère] « Argumentaire. Campagne Front uni contre la vie chère », Parti
Communiste Français, mai 2011. Téléchargé en août 2011 depuis le site web du PCF
(www.pcf.fr), accueil > « Action » > « Matériels » > « Tous les tracts ».
[PS 2009 Climat] « Lutter contre le changement climatique », Parti Socialiste, 2009.
Téléchargé en juin 2009 depuis le site web du PS (www.parti-socialiste.fr), accueil >
« Militant » > « Données et arguments » > « Expressions » > « Argumentaires ».
[PS 2009 Crise] « L’Europe face à la crise : la relance des socialistes », Parti Socialiste,
2009. Téléchargé en juin 2009 depuis le site web du PS (www.parti-socialiste.fr), accueil
> « Militant » > « Données et arguments » > « Expressions » > « Argumentaires ».
[PS 2009 Croissance] « Pour une croissance verte », Parti Socialiste, 2009. Téléchargé en
juin 2009 depuis le site web du PS (www.parti-socialiste.fr), accueil > « Militant » >
« Données et arguments » > « Expressions » > « Argumentaires ».
[PS 2009 Progrès] « Le Pacte européen de progrès social », Parti Socialiste, 2009.
Téléchargé en juin 2009 depuis le site web du PS (www.parti-socialiste.fr), accueil >
« Militant » > « Données et arguments » > « Expressions » > « Argumentaires ».
[UMP 2011 Immigration] « Répondre aux défis de l’immigration », Union pour un
Mouvement Populaire, juillet 2011. Téléchargé en août 2011 depuis le site de l’UMP
(www.lemouvementpopulaire.fr), accueil > « Retrouvez tous nos argumentaires ».
[UMP 2011 Aubry] « Martine Aubry à Avignon défend la culture… de la démagogie »,
Union pour un Mouvement Populaire, juillet 2011. Téléchargé en août 2011 depuis le
site de l’UMP (www.lemouvementpopulaire.fr), accueil > « Retrouvez tous nos
argumentaires ».
[UMP Lycées 2009 Postes] « Les suppressions de postes dans l’Education nationale »,
Union pour un Mouvement Populaire Lycées, janvier 2009, signé Willy Delaunay.
Téléchargé en février 2009 sous le titre « Argumentaire sur les suppressions de postes »
depuis le site web de l’UMP Lycées (www.ump-lycees.fr).
[PCD 2010 Retraites] « Réforme des retraites, enjeux et perspectives », Parti Chrétien-
Démocrate, mai 2010. Téléchargé en août 2011 depuis le site web du PCD
(www.partichretiendemocrate.fr), accueil > « Passer à l’action » > « Ressources » > « Les
argumentaires ».

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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[PCD 2010 Bioéthique] « Les grands enjeux bioéthiques », Parti Chrétien-Démocrate,


juin 2010. Téléchargé en août 2011 depuis le site web du PCD
(www.partichretiendemocrate.fr), accueil > « Passer à l’action » > « Ressources » > « Les
argumentaires ».
[PCD 2010 Burqa] « Réponses au problème de la burqa en France », Parti Chrétien-
Démocrate, avril 2010. Téléchargé en août 2011 depuis le site web du PCD
(www.partichretiendemocrate.fr), accueil > « Passer à l’action » > « Ressources » > « Les
argumentaires ».
[FN 2011 Présidentielles] « Analyse des propositions du PS pour la présidentielle de
2012 », Front National, mai 2011, signé Thibaut de La Tocnaye. Téléchargé en août 2011
depuis le site du FN (www.frontnational.com), accueil > « Nos idées » > « Les
argumentaires ».

NOTES
1. La liste des argumentaires cités dans ce travail figure en fin de texte.
2. L’UMP Lycées est une organisation lycéenne intégrée au mouvement des Jeunes Populaires,
lequel est la branche jeune de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP).
3. MoDem, Démocrates. Le journal du mouvement démocrate, n°3, juillet 2009, p. 8, rubrique « Vie du
mouvement », « Université de rentrée 2009 ».
4. Dans l’analyse du métadiscours, et plus spécifiquement dans l’analyse de la représentation du
discours autre, Jacqueline Authier-Revuz (1995) propose de distinguer le « discours autre
approprié », c’est-à-dire approprié à l’objet dont il parle (« Il est en train de “draguer ” comme il
dit ») et le « discours autre associé », c’est-à-dire associé pour une raison ou pour une autre à
l’objet dont il parle (« Il est en train de lui “conter fleurette” comme disait ma grand-mère »).
5. Communiquer avec les médias. Le guide, SIRPA Terre, Paris, Ministère de la Défense, 2002, p. 39 et
p. 40. Pour une analyse des « argumentaires » et des « éléments de langage » dans le contexte de
l’institution miliaire, voir Oger (2003).
6. Voir par exemple : « Mise au point sur le TRALI. Argumentaire », Afssaps, 17 juillet 2006,
consultable sur www.afssaps.fr/content/download/20953/.../map-Trali_argumentaire.pdf
7. Voir par exemple : « Réévaluation des pénicillines du groupe M administrées par voies orale et
injectable : Oxacilline et Cloxacilline. Dossier Argumentaire », Afssaps, mai 2011, consultable sur
http://www.infectiologie.com/site/medias/_documents/officiels/afssaps/2011-peni_M-
AFSSAPS-argumentaire.pdf
8. « Mise au point sur le TRALI. Argumentaire », Afssaps, op. cit.
9. Sur la « campagne », voir le récent travail mené en sociologie politique par un collectif de
chercheurs dans le contexte d’élections locales : Agrikolansky, Heurtaux, Le Grignou dir. (2011).

RÉSUMÉS
Nous nous intéressons à un genre de texte, appelé « argumentaire », tel qu’il existe en tant que
production discursive des partis politiques français contemporains. Sommairement,

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l’« argumentaire » peut être décrit comme un document qui présente notamment un ensemble
de positions, généralement argumentées, données à voir comme étant celles de l’organisation
partisane sur un thème ou sujet donné. Cinq aspects de l’« argumentaire » retiennent plus
particulièrement notre attention : sa dénomination, qui relève du métalangage ordinaire des
acteurs et rattache l’existence du genre avant tout à des pratiques d’écriture identifiables pour le
parti ; ses caractéristiques discursives internes, qui font apparaître l’importance que
l’« argumentaire » accorde au dialogisme interdiscursif ; son identité de document de
communication, en tant qu’il est constitué d’énoncés conçus pour être repris dans le cadre d’un
travail d’argumentation mené par le militant ; sa multifonctionnalité, alliant affirmation de
l’autorité du parti, formation des militants, animation du débat public, et persuasion ; enfin, ses
transformations sous l’effet du recours à l’internet dans la communication politique partisane.

We are interested in a kind of text called argumentaire as it exists as a discursive production of


contemporary French political parties. Briefly, the argumentaire can be described as a document
presenting a particular set of positions that are generally argued and presented as those adopted
by the party organization on a particular topic or theme. Five aspects of the argumentaire
deserve particular attention: its name, borrowed from the metalanguage of the regular players
and connecting the genre to writing practices recognizable by the party; its internal discursive
characteristics, which show the importance that the argumentaire gives to the interdiscursive
dialogism; its identity of communicative document, insofar as it consists of statements designed
to be part of the activist’s argumentation; its multifunctionality, combining affirmation of the
party’s authority, the training of activists, the encouragement of public debate, and persuasion;
and finally, its transformations under the effect of Internet use in partisan political
communication.

INDEX
Keywords : argumentaire, dialogism, discourse genre, political discourse, political party
Mots-clés : argumentaire, dialogisme interdiscursif, discours politique, genre de discours, parti
politique

AUTEUR
ALICE KRIEG-PLANQUE
Université Paris-Est Créteil (UPEC), Céditec (EA3119)

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Argumentation et interaction dans


les brochures du Conseil fédéral
suisse sur les votations populaires
Argumentation and Interaction in the Brochures of the Swiss Federal Council
about the Popular Elections

Marc Bonhomme

1. Introduction
1 En Suisse ont lieu plusieurs fois par an des scrutins populaires – ou des « votations » 1 –
qui constituent le noyau de la démocratie directe helvétique et à l’occasion desquels les
citoyens sont appelés à se prononcer sur des sujets touchant la politique fédérale,
cantonale ou communale. Lors des votations engageant le pays en entier, après
l’approbation du Parlement (appelé aussi Assemblée fédérale) sur leur validité, le
Conseil fédéral2 envoie à chaque citoyen des brochures présentant les sujets soumis au
suffrage du peuple. En raison du crédit dont bénéficient les instances fédérales auprès
de la population, ces brochures établissent une communication politique primordiale
pour l’orientation du scrutin. Entre 2001 et 2010, période qui va nous retenir, ces
brochures ont concerné environ 80 votations. Ces dernières ont porté sur la politique
suisse nationale ou internationale, de même que sur des questions économiques et
sociales. Si ces documents s’inscrivent formellement dans les contraintes du genre
« brochure »3, leur contenu est composite, puisqu’ils doivent intégrer, outre le texte
soumis à la votation, les explications du Conseil fédéral, les arguments avancés par les
instigateurs du scrutin et les conseils de vote des autorités fédérales 4. En somme, ces
brochures répondent globalement à deux visées : exposer l’objet du vote et
recommander la position gouvernementale.
2 L’objectif de notre article est d’étudier le fonctionnement argumentatif singulier de ce
genre de texte politique, en nous focalisant sur la liaison étroite entre argumentation et
interaction qu’il offre5. Pour ce faire, nous adoptons le cadre théorique des modèles dits

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« dialogaux » de l’argumentation, développés depuis quelque temps par Hamblin


(1970), van Eemeren et Grootendorst (1996) ou Plantin (2005), selon lesquels les
conduites argumentatives dépendent de leur contexte et des interactions en jeu dans ce
dernier. De fait lors des votations, non seulement les brochures qui nous intéressent
prennent place dans toute une chaîne de paroles, composée de discours qui se répètent
ou qui se réfutent à travers les médias les plus divers (presse, radio, télévision…) et de
la part des instances énonciatives les plus variées : hommes politiques, journalistes,
simples citoyens…6Mais elles déploient une argumentation doublement interactive.
D’un côté, elles comportent une importante dimension interdiscursive, fondée sur la
réaction à des énoncés antérieurement produits. Elles renferment en effet un
patchwork de discours rapportés relatifs à l’objet du vote, qu’il s’agisse de déclarations
politiques, de textes législatifs ou d’extraits des initiatives populaires sur lesquelles les
autorités fédérales se prononcent. D’un autre côté, ces brochures contiennent des
traces plus ou moins marquées d’une activité interlocutive, de nature prospective, avec
les citoyens auxquels elles s’adressent7. Par ailleurs, ces deux modalités interactives qui
conditionnent l’argumentativité de telles brochures peuvent être plus ou moins
ouvertes sur le plan communicationnel, tout en oscillant sur le plan politique entre des
convergences et des divergences d’opinions avec les positions qu’elles rapportent.
3 Nous nous proposons plus précisément de montrer comment ces modalités
interactives, qu’elles soient interdiscursives ou interlocutives, fonctionnent à travers
leur gradualité, en corrélation avec le jeu stratégique Explication-Recommandation à
l’œuvre dans les brochures du Conseil fédéral. En particulier, à partir de cinq brochures
représentatives, nous voudrions mettre en évidence les fluctuations de ce
fonctionnement selon les situations des votations, qu’elles consistent en des
modifications d’articles constitutionnels ou en des soumissions d’initiatives populaires 8
que les autorités fédérales peuvent soutenir ou rejeter.

2. Proposition de modification de la législation en


bioéthique
4 La première brochure que nous retenons concerne un projet de référendum
constitutionnel destiné à remanier un article de loi. Intitulé « Recherche sur l’être
humain » et soumis au peuple le 7 mars 2010, cet objet de votation touche un problème
de société auquel le public est largement sensibilisé en raison de son actualité. Ce type
de brochure présente une interaction en demi-teinte, comme le révèlent ses
composantes didactiques et argumentatives.

2.1. Didactisme et activité interlocutive en creux

5 À l’instar des autres brochures du Conseil fédéral, celle évaluant la recherche sur l’être
humain est foncièrement didactique, ce qui implique une interlocution constitutive
avec le public qu’elle cible. Cette interlocution est asymétrique, car elle repose sur la
communication d’un savoir, à travers laquelle le Conseil fédéral se trouve en position
haute, d’un point de vue cognitif et illocutoire, par rapport au peuple suisse qu’il veut
informer. En même temps, cette transmission d’un savoir se modèle sur son public en
fonction de l’image que le Conseil fédéral s’en fait, ce qui est le propre de tout discours
de vulgarisation. Mais une telle proaction interlocutive est ici en creux, le destinataire

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n’étant pas marqué explicitement dans le discours. Elle s’effectue essentiellement par
l’injection de facilitateurs de lecture à trois niveaux du texte.
6 D’abord, quand on lit le titre de la brochure, on découvre la mention « Explications du
Conseil fédéral ». Instaurant un cadrage assertif (Vanderveken 1988), ce titre engage un
pacte de lecture pédagogique avec le lecteur-citoyen, même si ce pacte est ambigu,
comme on le vérifiera.
7 De plus, au niveau de la composition rhétorique, on observe d’emblée deux
phénomènes. D’une part, cette brochure est subdivisée en sections facilement
identifiables, avec chaque fois un intitulé clair, l’ensemble proposant une réduction
didactique de la complexité du sujet traité : « L’essentiel en bref », « L’objet en détail »,
« Texte soumis au vote »… D’autre part, on remarque à droite des sous-titres résumant
les parties développées, comme l’illustre la section « L’essentiel en bref » :

L’essentiel en bref

[…] La médecine demande des connaissances renouvelées pour Rôle central de la


les soins et la prévention des maladies. Cela serait impossible recherche
sans la recherche sur l’être humain. À titre d’exemple, un
nouveau médicament ne pourrait être mis sur le marché si on ne
l’avait au préalable testé sur l’être humain avec de bons résultats.

En Suisse la situation juridique concernant la recherche sur l’être Nécessité d’une


humain est insatisfaisante. Au niveau fédéral, ce domaine n’est réglementation
que partiellement réglé. Au niveau cantonal, les prescriptions harmonisée
sont soit inexistantes, soit très disparates. Or la recherche sur
l’être humain pose des problèmes éthiques, d’où la nécessité d’en
fixer le cadre à l’échelle nationale.

Lors des discussions parlementaires, il était entendu qu’il fallait Le juste milieu
créer une base constitutionnelle. Quant à savoir s’il fallait fixer
des principes dans ce domaine dès le niveau constitutionnel,
c’était sujet à controverse. La majorité s’est prononcée pour cette
option, considérant l’article constitutionnel présenté ici comme
un juste milieu qui permet de protéger l’être humain de toute
dérive sans pour autant freiner la recherche.

Le Conseil fédéral et le Parlement sont convaincus que la Position du


recherche sur l’être humain est indispensable. Ils souhaitent lui Conseil fédéral et
donner un cadre clair et contraignant au niveau constitutionnel. du Parlement

8 Ces sous-titres aiguillent une lecture verticale sur la page, qui double la lecture
horizontale du texte, selon un quadrillage strict de l’information. Ce dispositif se
traduit par une forte vi/lisibilité qui anticipe une prise de connaissance rapide de la
brochure pour ses destinataires. Cette commodité de lecture induite est renforcée par
le fait que toutes les brochures du Conseil fédéral suivent cette même disposition, avec
quelques variantes. On peut ainsi parler d’un canevas compositionnel stéréotypé qui
joue sur la compétence interdiscursive du public et qui devance ses attentes.

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9 On relève d’autres facilitateurs de lecture au niveau de l’écriture de ces brochures, ou


de leur élocution rhétorique. Parmi eux figure la simplicité de la syntaxe, typiquement
journalistique, avec des phrases généralement brèves destinées à la mémoire à court
terme du public. Ces phrases sont solidement articulées9, majoritairement au présent et
sous une forme active, comme l’attestent les deux premiers paragraphes de
« L’essentiel en bref » ci-dessus. Le recours constant à l’exemplification (voir entre
autres au premier paragraphe la mention de l’expérimentation préalable des nouveaux
médicaments) focalise aussi l’attention du lecteur, en ce qu’il établit une connexion
avec son vécu concret. Mais l’activité de lecture est surtout guidée par une pratique
systématique de la reformulation qui trouve son ancrage dans le « Texte soumis au
vote ». Celui-ci est ensuite repris sous une forme condensée dans « L’essentiel en bref »,
puis sous une forme expansée dans « L’objet en détail » :

Texte soumis au vote L’essentiel en L’objet en détail


bref

1. La Confédération [...] Rôle central de L’article constitutionnel pose que la


tient compte de la recherche recherche ne doit pas être inutilement
l’importance de la entravée et qu’il faut tenir compte de
recherche pour la santé et son rôle central pour la santé et la
la société. société.

2. Un projet de recherche [...] un cadre Une personne ne peut être amenée à


ne peut être réalisé que si clair et participer à un projet de recherche que
la personne y participant contraignant si elle a donné son consentement. Si
ou la personne désignée [...] cette personne n’est pas en mesure de
par la loi a donné son prendre une décision d’une telle portée,
consentement éclairé. l’obligation au consentement repose
sur son représentant légal.

3. Un projet de recherche [...] protéger Les personnes qui ne sont pas en


ne peut être réalisé sur des l’être humain mesure de consentir à leur
personnes incapables de de toute dérive participation à un projet de recherche
discernement que si des [...] (enfants en bas âge, personnes avec un
résultats équivalents ne lourd handicap mental) doivent
peuvent être obtenus sur bénéficier d’une protection accrue. [...]
des personnes capables de Elles ne peuvent donc participer à un
discernement. projet de recherche que si les résultats
ne peuvent pas être obtenus avec des
adultes capables de discernement.

10 Le Conseil fédéral procède ainsi à un intense travail de réécriture, source d’un


« dialogisme intralocutif » (Bres 2005 : 53), qui combine répétitions (comme « donn[er]
son consentement » en 2), paraphrases (« importance de la recherche », « rôle central
de la recherche » en 1) et commentaires (voir en 3 les précisions apportées par « L’objet
en détail » sur les personnes incapables de discernement). Cette pratique
métalinguistique de reprises et d’éclairages engendre dans la brochure une structure
paradigmatique d’équivalences (au sens de Jakobson 1963) qui se superpose à sa

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progression syntagmatique. Le tout aboutit à un texte politique lourdement didactique,


dont les modalités de lecture sont déjà balisées, ce qui pré-oriente la réception de
l’argumentation transmise.

2.2. Une argumentation interactivement ambiguë

11 En effet, dans la brochure « Recherche sur l’être humain », loin d’être simplement
juxtaposés, didactisme et argumentation participent à une même volonté d’adhésion du
public à son propos10. En mettant en relief des arguments jugés pertinents, les
facilitateurs de lecture qu’on a dégagés contribuent à leur force de conviction. De
surcroît, la rationalisation de la composition et de l’élocution assurée par ces
facilitateurs de lecture contient en elle-même un potentiel de persuasion. Toutefois, sur
cette base, l’argumentativité proprement dite de cette brochure n’est pas dépourvue
d’ambiguïté, au moins sur deux plans.
12 La première ambiguïté tient aux objectifs illocutoires divergents de cette brochure. On
a vu que, dans son titre général (« Explications du Conseil fédéral »), elle affiche un
objectif assertif : expliquer. Mais au niveau de son encadrement textuel, elle formule
simultanément un objectif directif. Énoncé sur la page initiale : « Le Conseil fédéral et le
Parlement vous recommandent d’accepter l’article constitutionnel concernant la
recherche sur l’être humain », cet autre objectif est repris en conclusion à la dernière
page. Or d’après Vanderveken (1988 : 185), « recommander, c’est conseiller en
présupposant que ce qui est recommandé est bon en général ». De la sorte, on a affaire
ici à une visée interlocutive qui implique non plus la liberté du citoyen comme avec
« expliquer », mais une contrainte à son égard. Celle-ci est d’autant plus accentuée
qu’elle émane d’un prescripteur collectif (le Conseil fédéral et le Parlement 11)
représentant les plus hautes autorités de l’État suisse.
13 Une autre ambiguïté argumentative de cette brochure réside dans sa tension entre une
certaine ouverture interdiscursive et une communication autocentrée prédominante,
illustrée par « L’essentiel en bref ». L’objet soumis au vote, à savoir la recherche
réglementée sur l’être humain, est un thème qui a alors suscité beaucoup de débats de
société en Suisse, qu’ils soient politiques ou médiatiques12. Or ces débats, d’ordre
délibératif, sont soit rapidement pris en considération avec des allusions aux
« discussions parlementaires » et à la « controverse » qui s’en est suivie, soit canalisés
dans la ligne argumentative de la brochure, puisqu’elle mentionne essentiellement la
position de la « majorité » qu’elle représente, mais très peu celle de la minorité qui va
dans un sens inverse. En somme, l’arrière-plan interdiscursif des différentes prises de
position antérieures sur le sujet est passablement escamoté.
14 Par contre, cette brochure tend à développer une argumentation bouclée sur les
positions des autorités fédérales13. Dans « L’essentiel en bref », celle-ci se manifeste par
des déclarations de principe, du genre : « la médecine demande des connaissances
renouvelées », « la recherche sur l’être humain pose des problèmes éthiques » ou « la
recherche sur l’être humain est indispensable ». Ces déclarations de principe, assertées
comme évidentes, sont en fait des topoï collectivement partagés 14 et actualisés dans de
nombreuses productions institutionnelles ou scientifiques, mais leur caractère
interdiscursif est gommé au profit de l’énonciation exclusive du Conseil fédéral. Elles
fournissent en outre les pivots d’une argumentation rationnelle, à la mécanique
autosuffisante, qui part des besoins de la recherche, en passant par les lacunes de la

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législation en vigueur, pour en arriver à l’obligation de modifier celle-ci. Cet


enchaînement logique est étayé par des marquages négatifs (« cela serait impossible »)
et péremptoires (« nécessité », « convaincus », « contraignant ») qui ferment par
avance toute contre-argumentation. Au total, on assiste à la mise en place d’un discours
de proposition catégorique, fondé sur une rationalité éthique, qui est fortement
autolocuté et qui paraît ne laisser guère le choix au citoyen. Ce faisant, le Conseil
fédéral construit un ethos autoritaire de garant du bien public, mais aussi un ethos
modéré, comme le révèle « le juste milieu », typiquement helvétique, revendiqué par
l’un des sous-titres de « L’essentiel en bref ».

3. Prises de position du Conseil fédéral sur des


initiatives populaires
15 Avec la brochure « Recherche sur l’être humain », le Conseil fédéral endosse finalement
un rôle de proposant15, à travers une interaction encore en retrait. Cependant, la
plupart de ses brochures constituent des prises de position réagissant à des initiatives
populaires, ce qui entraîne une montée au premier plan de leur dimension interactive.

3.1. Brochure de soutien d’une initiative populaire. Le cas de


l’adhésion à l’ONU

16 Le Conseil fédéral se prononce assez rarement en faveur d’une initiative populaire et


celle pour une adhésion de la Suisse à l’ONU, soumise au vote le 3 mars 2002, en est un
bel exemple. Tout en s’avérant capitale pour la politique étrangère helvétique, cette
question était éminemment sensible à l’époque. Après l’échec de la votation sur le
même sujet en 1986, malgré le soutien des milieux politiques et économiques, la
population restait profondément divisée à son égard. Confrontée à ce terrain miné, la
brochure du Conseil fédéral met en place un double dispositif interactif. Dans une
énonciation convergente, elle renchérit sur les arguments du comité d’initiative 16 pour
une adhésion à l’ONU. Mais conjointement, dans un mouvement de désamorçage, elle
fait tout pour contrer par avance le courant populaire hostile à l’ONU de façon à rendre
inattaquable le projet présenté.

3.1.1. Un important bétonnage pédagogique interlocutif

17 On retrouve dans cette brochure de soutien à l’initiative en faveur de l’ONU les


éléments pédagogiques relevés dans la brochure précédente : décomposition en parties
claires (« L’essentiel en bref », « Avis du Conseil fédéral »…), reformulations réglées
entre ces parties… Mais cette brochure se singularise par l’ajout de plusieurs rubriques
explicatives qui tranchent avec la structure canonique des autres brochures. Ainsi,
deux pages entières sont consacrées aux succès politiques de l’ONU et une page expose
les réalisations de cet organisme dans les domaines économiques et sociaux. Un tel luxe
d’explications, très orientées argumentativement, vise – sur le plan interlocutif – à
donner le maximum d’informations positives à l’électeur hésitant ou sceptique et à
provoquer son ralliement à la cause de l’ONU. L’électeur est du reste directement
interpellé à l’occasion, en communauté avec l’énonciateur politique : « Ce que fait
l’ONU nous regarde » (p. 6).

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


40

18 Par ailleurs, la fin de cette brochure renferme un bulletin de commande de la charte de


l’ONU pour des informations complémentaires. L’insistance est mise sur la facilité
d’acquisition de celle-ci : voie postale, appel téléphonique, téléchargement sur Internet.
Quant à la rétroaction du lecteur-citoyen, elle est stimulée par une incitation lui
garantissant une absence de dépense (« Vous pouvez vous procurer la charte
gratuitement ») et par une anticipation de son acte de commande : « Je commande …
exemplaire(s) de la Charte de l’ONU ». Bref, tout est fait pour pousser le lecteur à
conforter lui-même son opinion et à se décider en pleine connaissance.

3.1.2. Une surenchère argumentative

19 Ce bétonnage en vue d’une information maximale du lecteur se prolonge par une


surenchère dans l’argumentation, laquelle fonctionne selon trois perspectives.
20 En premier lieu, sur le mode d’une énonciation interdiscursive convergente, le Conseil
fédéral reprend avec insistance les arguments du comité d’initiative favorables à une
adhésion à l’ONU. Synthétisée sur le tableau ci-après, cette activité d’étayage en écho
les amplifie et leur confère un statut officiel, suite à leur prise en charge
gouvernementale :

« Arguments du comité d’initiative » « Avis du Conseil fédéral »

• Mondialisation : « À l’heure où la mondialisation


« Le cœur de l’économie bat désormais au s’intensifie, des défis dépassant le cadre
rythme de la mondialisation. Les national doivent être relevés dans tous
catastrophes écologiques et le terrorisme les secteurs de la vie quotidienne. »
ne connaissent plus de frontières. »

• Identité de vues : « L’ONU et la Suisse sont à l’unisson et


« Ses [l’ONU] objectifs et ses moyens poursuivent les mêmes objectifs. »
d’action sont partagés par la plupart des
Suisses. »

• Collaboration déjà existante : « La Suisse et l’ONU travaillent ensemble


« Nous participons depuis longtemps aux depuis de très nombreuses années. »
programmes de l’ONU en faveur des plus
défavorisés. »

• Non adhésion problématique : « Les possibilités dont [notre pays]


« Aucun des problèmes que nous dispose pour faire valoir ses intérêts sont
connaissons aujourd’hui ne pourra être limitées, car il ne peut pas participer aux
résolu facilement si nous restons à l’écart votes. »
de l’ONU. »

21 En deuxième lieu, sur le mode d’une énonciation interdiscursive divergente, dans une
rubrique intitulée « Les opposants ont dit » (p. 10), la brochure rapporte quelques
arguments à l’encontre d’une adhésion de la Suisse à l’ONU émanant des débats au
Parlement. Mais ces arguments hostiles se voient triplement minorés. D’abord, il est

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


41

précisé qu’ils ne représentent pas l’avis du peuple : « Aucun comité d’initiative ne


pouvant présenter le point de vue des adversaires du projet, vous trouverez […] ».
Ensuite, ces arguments hostiles pèchent par leur absence de référence. On ignore ainsi
l’identité des opposants à l’ONU qui apparaissent comme des voix anonymes face aux
voix assumées du comité d’initiative et du Conseil fédéral. Enfin, ces arguments hostiles
sont mentionnés à travers un cumul désordonné qui leur enlève toute cohérence
argumentative. Par exemple, l’argument de la souveraineté de la Suisse hors de l’ONU
est formulé dans les premières citations, puis il laisse la place à une juxtaposition
d’arguments hétéroclites pour réapparaître dans la dernière citation. Ce cheminement
erratique contraste avec le plaidoyer méthodique du Conseil fédéral en faveur de
l’ONU.
22 Surtout, cette brochure développe, à un troisième niveau, une batterie d’arguments
énoncés par le Conseil fédéral afin de convaincre, sur le mode interlocutif, les électeurs
les plus réticents. Diffus dans toute la brochure, y compris dans ses séquences
didactiques, ces arguments préconisant une adhésion à l’ONU sont de deux ordres. D’un
côté, la brochure exploite l’argument du bénéfice17, avec sa double configuration :
23 a) Les avantages d’une adhésion à l’ONU sont optimaux, en ce qu’ils apportent à la
Suisse un gain par rapport à la situation actuelle : « Devenir membre permettra à la
Suisse d’exercer les mêmes droits que les autres États » (p. 6) – « En adhérant à l’ONU,
la Suisse pourra mieux défendre ses intérêts et promouvoir ses valeur » (p. 12).
24 b) Inversement, une adhésion à l’ONU n’occasionnera pas de perte pour la Suisse.
Politiquement, elle conservera sa neutralité, ce qui constitue un argument capital pour
beaucoup d’électeurs : « En devenant membre de l’ONU, la Suisse restera neutre »
(p. 13). Financièrement, l’adhésion à l’ONU ne grèvera pas le budget de l’État : « Le coût
de l’adhésion est raisonnable et tout à fait supportable pour les finances fédérales »
(p. 13). Militairement, cette adhésion ne nécessitera pas de contrepartie : « [La Suisse]
ne sera pas contrainte de participer aux opérations militaires de l’ONU » (p. 5).
25 D’un autre côté, la brochure recourt à l’argumentation par les valeurs communes à la
Suisse et à l’ONU, qu’elles soient humanitaires ou environnementales. L’extrait suivant
est symptomatique à cet égard : « L’ONU protège les droits de l’homme, apporte son
secours en cas de catastrophe, lutte contre la pauvreté et est une des locomotives de la
protection de l’environnement. […] Ces domaines d’action sont également prioritaires
pour la Suisse » (p. 12). Une telle mise en avant d’arguments idéalistes vise à entraîner
proactivement la communion (dans l’acception de Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988 18)
du lecteur-citoyen à ces valeurs partagées par tous.
26 Dans la même stratégie d’une proaction interlocutive sur le lecteur, la brochure déploie
des arguments plus spécifiques. Elle utilise l’argumentation par les chiffres pour
souligner l’importance des institutions et des organismes approuvant une adhésion à
l’ONU19, à l’exemple de cet encart :
Une adhésion largement soutenue
Les cantons, les partis, les milieux économiques et de nombreuses associations sont très
largement favorables à l’adhésion de la Suisse à l’ONU. La consultation menée en été 2000 a
donné les résultats suivants : tous les gouvernements cantonaux, à l’exception d’Appenzell
Rhodes-Intérieures, soutiennent l’adhésion. Sur les 8 partis politiques représentés au
Parlement, 6 sont favorables à l’adhésion et 2 s’y opposent. 6 sur 7 associations faîtières
de l’économie défendent l’adhésion […]. Sur les quelque 50 organisations non
gouvernementales consultées, plus de 40 se sont exprimées pour l’adhésion.

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


42

27 De plus, l’argument temporel de l’urgence est mobilisé pour susciter une décision
rapide chez le lecteur. Entre autres, à la page 5 : « Il est grand temps que la Suisse
adhère à l’ONU, car elle n’a aucune raison de rester à l’écart ». À cela s’ajoute un usage
abondant de l’argument de proximité, destiné à désamorcer chez le lecteur l’idée selon
laquelle l’ONU est un organisme distant et froid. Ainsi apparaissent en bonne place le
fait que Genève est le deuxième siège de l’ONU (p. 13), ou le fait que, par l’intermédiaire
de l’UNESCO, « [elle] protège des monuments historiques, tels que […] le couvent de St
Gall, la vieille ville de Berne et les châteaux de Bellinzona » (p. 8). En somme, l’ONU est
une « famille » (p. 8) dont le citoyen suisse ne saurait s’exclure.
28 Mais l’argument sans doute le plus déterminant pour persuader proactivement le
lecteur incertain est la figuration à la page 9 d’un fac-similé de la demande d’adhésion
de la Suisse à l’ONU adressée à Kofi Annan par le Conseil fédéral :

29 Cette reproduction constitue un argument proleptique qui pré-oriente le choix de


l’électeur dans un sens se voulant décisif et qui anticipe déjà le succès de la votation 20.

3.2. Brochures de rejet d’une initiative populaire

30 Le plus souvent, les autorités fédérales se prononcent contre les initiatives proposées
aux votations populaires. En résulte une interaction plus nettement antagonique qui
varie selon les formes que prend ce rejet.

3.2.1. Rejet sur la base d’un accord de principe : l’exemple des aliments sans
manipulations génétiques

31 Soumise au vote le 27 novembre 2005, l’initiative populaire « Pour des aliments


produits sans manipulations génétiques » porte sur une thématique écologique qui
bénéficie d’un large consensus en Suisse. Pourtant, les autorités fédérales l’ont rejetée,

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


43

certes à une faible majorité. Un tel rejet contre la doxa prédominante implique, dans la
brochure du Conseil fédéral, la mise en place d’une argumentation nuancée dont il
convient d’examiner les principaux aspects.
32 Les « Arguments du comité d’initiative » rapportés dans la brochure se remarquent par
leur interlocution très explicite avec la population appelée à voter. D’une part, la
section mentionnant ces arguments est ostensiblement encadrée par un appel au vote
initial : « Votez oui à l’initiative sans OGM », appel au vote qui se voit repris dans sa
conclusion : « Ce sont là de bonnes raisons de voter oui à l’initiative sans OGM ».
Ensuite cette section est parsemée de déictiques personnels associant dans une visée
énonciative commune les auteurs de l’initiative et la population sollicitée : « Cela
incitera nos partenaires commerciaux à rester aussi sans OGM » – « Nous préservons la
biodiversité ». En outre, cette section unit dans une même condamnation des OGM
l’ensemble des acteurs économiques : paysans, défenseurs de l’environnement et
consommateurs.
33 Face à ce positionnement argumentatif tranché, comment réagit le Conseil fédéral dans
sa brochure ? Il adopte une énonciation interdiscursive concordante pour le fond de la
question, car il reconnaît lui aussi le problème des OGM et la nécessité de leur
réglementation, en rappelant la loi sur ce même sujet dans « L’essentiel en bref »
(p. 5) : « La loi de 2004 sur le génie génétique […] interdit l’utilisation d’animaux
génétiquement modifiés dans l’agriculture et subordonne l’octroi de l’autorisation
d’utiliser une plante génétiquement modifiée à toute une série d’essais ».
34 Mais en même temps, la brochure du Conseil fédéral recourt à une énonciation
interdiscursive discordante avec le comité d’initiative pour la forme ou la pertinence de
ses propositions, en mettant en avant leur inutilité. Ce faisant, le Conseil fédéral inscrit
son argumentation au cœur du registre délibératif, puisque l’inutile avec son contraire,
l’utile, en constitue l’un des grands topoï 21. Le topos de l’inutile est réitéré à maintes
reprises dans la brochure, en particulier pour souligner la superfluité de l’initiative
avec la législation existante : « L’initiative ne protège pas mieux l’homme, les animaux
et l’environnement que la loi sur le génie génétique. Cette loi […] répond donc déjà
largement aux exigences de l’initiative » (p. 10). L’inutilité de l’initiative est également
démontrée au moyen d’un tableau comparatif (p. 8) :

Initiative Réglementation en Situation actuelle


vigueur (loi sur le génie (septembre 2005)
génétique)

Culture deplantes Interdite Possible après une Aucune culture : aucune


génétiquement modifiées pendant cinq procédure de contrôle et demande déposée
ans d’essais très stricte

Utilisation d’animaux de Interdite Interdite Aucune utilisation


rente génétiquement pendant cinq
modifiés dans l’agriculture ans

Importation de denrées ø Possible sur autorisation ; Peu d’importations de


alimentaires désignation obligatoire denrées alimentaires
génétiquement modifiées contenant des OGM

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


44

Importation d’aliments ø Possible sur autorisation ; Peu d’importations


génétiquement modifiés désignation obligatoire d’aliments pour animaux
pour l’alimentation du concernant des OGM
bétail

35 L’intérêt de ce tableau est qu’il se présente comme pédagogique par sa schématisation,


mais qu’il est implicitement argumentatif, avec une gradation dans le raisonnement. Au
début, il laisse entendre que l’initiative est redondante par rapport à la situation
actuelle. En effet, elle préconise l’interdiction de la culture de plantes et de l’utilisation
d’animaux génétiquement modifiés, alors que ces pratiques sont inexistantes en Suisse.
Par la suite, ce tableau suggère que la situation actuelle va plus loin, en matière de
restriction sanitaire, que l’initiative qui ne prévoit rien (voir les cases vides) à propos
de l’importation d’aliments génétiquement modifiés. D’où l’inférence que le lecteur est
invité à tirer : l’initiative est non seulement inutile, mais lacunaire. Au bout du compte,
la stratégie du Conseil fédéral consiste à couper l’herbe sous les pieds des auteurs de
l’initiative et à nier le bien-fondé de leur démarche.

3.2.2. Rejet avec contre-projet sur les étrangers criminels

36 Une autre variante de rejet nuancé de la part des autorités fédérales concerne le cas où
ce rejet s’accompagne d’un contre-projet de ces dernières22. Le but de ce contre-projet
est de rester dans la même ligne que l’initiative proposée, tout en réorientant ses
aspects jugés inacceptables. On a donc une stratégie de rebond sur une initiative
populaire et de correction de celle-ci, avec un désaccord qui porte non plus sur la
procédure comme précédemment, mais sur le fond de la question.
37 Cette stratégie est typique lors de l’initiative populaire de 2010 « Pour le renvoi des
étrangers criminels ». Bien qu’elles soient d’accord avec l’objectif global de cette
initiative, à savoir la reconduite des étrangers coupables d’un délit hors des frontières
helvétiques, les autorités fédérales nuancent très sérieusement les conditions
d’application de cet objectif dans leur contre-projet intitulé « L’expulsion et le renvoi
des criminels étrangers dans le respect de la Constitution ». Cette situation donne lieu,
dans la mise en texte de la brochure du Conseil fédéral, à une argumentation
interdiscursive croisée dont nous ne retenons que les traits essentiels.
38 L’initiative populaire et le contre-projet des autorités fédérales s’appuient sur un même
principe clairement explicité dans la brochure : « L’initiative et le contre-projet
proposent des règles contraignantes pour le retrait du droit de séjour des étrangers
criminels » (p. 14). Toutefois, aussi bien dans « L’essentiel en bref » que dans « L’objet
en détail », la brochure fait état des différences importantes entre les deux textes
soumis au peuple. En gros, alors que l’initiative populaire envisage des mesures
uniquement répressives et cela d’une façon mécanique à partir d’une liste ciblée de
délits, le contre-projet conditionne les mesures répressives à la nature des délits
perpétrés, sans en établir une liste préalable. Il prévoit en outre, grâce à une politique
d’intégration renforcée, des mesures de prévention destinées à limiter les délits
commis par la population étrangère.

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


45

39 Sur cette base factuelle, la brochure relate les débats croisés à propos des deux
positions en jeu qu’on peut ainsi synthétiser :

Discours rapporté du comité d’initiative

F0
B7 Arguments pour l’initiative F0
B7 Arguments contre le contre-projet :
- Fin de l’insécurité - Un contre-projet inefficace
- Fin du laxisme des autorités - Fin de l’indépendance de la justice suisse

Discours rapportant de la brochure du Conseil fédéral

F0
B7 Arguments contre l’initiative : F0
B7 Arguments pour le contre-projet :
- Incohérence juridique - Cohérence juridique
- Conflits politiques internationaux - Compatibilité politique

40 Plus précisément, dans la rubrique « Les arguments du comité d’initiative » (p. 12), la
brochure mentionne les justifications de celui-ci en faveur de l’initiative 23 et ses
objections à l’encontre du contre-projet gouvernemental dont l’approche est estimée
« totalement inopportune ». Dans les deux cas, les arguments du comité d’initiative
revêtent une tonalité dramatisante, avec des affirmations comme : « Les personnes
âgées ne sont pas les seules à ne plus oser sortir le soir : de nombreux jeunes ont affaire
tous les jours à des insultes et des bagarres ». Cette tonalité dramatisante se double
d’une tonalité nationaliste quand le comité d’initiative reproche au contre-projet de
viser « à inscrire le droit international dans la Constitution et à le placer au-dessus du
droit suisse », avant d’ajouter : « Des avocats et des juges pourraient ainsi continuer à
empêcher le renvoi de grands criminels ». Pour sa part, dans la rubrique « Les
arguments du Conseil fédéral » (pp. 14-15), ce dernier raisonne principalement à partir
des topoï du désordre et de l’ordre24. Il met l’accent sur les désordres juridiques
provoqués par l’initiative populaire qui transgresse la règle de justice :
C’est ainsi qu’un jeune étranger ayant grandi en Suisse devrait être
automatiquement renvoyé pour un vol insignifiant […]. Un adulte, par contre, […]
échapperait au renvoi automatique, même après avoir commis une escroquerie de
grande envergure, parce que l’escroquerie ne fait pas partie des infractions
mentionnées dans le texte de l’initiative.
41 Le Conseil fédéral signale pareillement les désordres politiques induits par cette
initiative, vu que « d’importants accords de droit international ne pourraient plus être
respectés, par exemple l’accord sur la libre circulation avec l’UE ». En revanche, la
brochure insiste sur l’ordre attaché au contre-projet gouvernemental, que cet ordre
soit juridique, avec une sanction adaptée au délit commis (« Le contre-projet garantit
une pratique équitable des autorités en matière de renvoi des étrangers coupables de
graves infractions »), ou qu’il soit politique, dans la mesure où le contre-projet « est
compatible avec […] les principes de la Constitution et [qu’] il respecte les engagements
pris par la Suisse à l’échelon international ». Bref, alors que l’initiative populaire paraît
suivre la passion du moment, le contre-projet gouvernemental s’inscrit dans la raison,
avec l’ethos de discernement et de responsabilité que cela suppose.
42 Par-delà ces prises de position argumentatives croisées, la brochure sur le renvoi des
étrangers criminels utilise des modalités énonciatives différenciées quand elle expose

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


46

les arguments de l’initiative populaire et ceux du Conseil fédéral. Les premiers sont
souvent rapportés par des verbes énonciativement faibles : « L’initiative prévoit de
[…] » (p. 6, 7, 11) – « L’initiative estime que […] » (p. 8) – « L’initiative ne propose rien
[…] » (p. 11)… Par contre, le Conseil fédéral emploie fréquemment des verbes
énonciativement forts, entre autres des performatifs, pour donner plus de poids à la
présentation du contre-projet : « Le contre-projet exige que […] » (p. 10) – « Le Conseil
fédéral soutient le contre-projet » (p. 14) – « Le Conseil fédéral préconise le contre-
projet » (p. 15) – « Le contre-projet garantit […] » (p. 15)… Une telle surénonciation 25,
combinée avec les arguments d’ordre et de justice qu’on a vus, vise évidemment, dans
une optique interlocutive, à faire pencher les électeurs en faveur du contre-projet.

3.2.3. Rejet polémique à propos des abus dans le droit d’asile

43 Il arrive enfin que le désaccord soit total entre les auteurs d’une initiative populaire et
les autorités fédérales. En résultent des brochures véritablement conflictuelles,
reposant sur une interaction polémique entre les points de vue en confrontation. Si l’on
continue avec le sujet sensible de l’immigration, cette interaction polémique est
révélatrice dans une brochure de 2002 réagissant à une initiative déposée par l’UDC, un
parti suisse très marqué à droite et désireux de durcir la politique contre les réfugiés.
Intitulée « Contre les abus dans le droit d’asile » et soumise en votation le 24 novembre
2002, cette initiative veut refouler les demandeurs d’asile dans « l’État tiers réputé sûr »
(p. 5) à travers lequel ils sont arrivés en Suisse. Par exemple, si un réfugié venait en
Suisse en passant par la France ou l’Allemagne, pays démocratiques où sa vie ne serait
pas en danger, il se verrait automatiquement renvoyé vers ces pays. Le but affiché du
comité d’initiative est de lutter contre les faux réfugiés qui abusent du droit d’asile.
Comme l’illustre la section de la brochure « Avis du Conseil fédéral » (p. 8-9) prenant
position sur cette initiative, la réaction de celui-ci est très violente, en ce qu’elle en
conteste à la fois le contenu et les fondements éthiques.
44 Endossant un rôle de discours-agent, la brochure développe une communication
agonale26 qui effectue une attaque en règle de l’argumentation du comité d’initiative,
traitée comme discours-patient27 selon trois procédés interdiscursifs. Pour commencer,
elle opère une disjonction énonciative entre les deux camps en présence. Au « leurs
revendications » des auteurs de l’initiative, mentionnées avec un déterminant de
distanciation, elle oppose le « notre projet de révision » du Conseil fédéral, recourant à
un déterminant possessif qui marque une personnalisation et une solidarité collective
dans l’action. Il est à noter que le Conseil fédéral use habituellement de la troisième
personne pour parler de lui-même et que cette montée au créneau du « nous » est rare
dans ses productions. Par ailleurs, la brochure déploie une stratégie de démasquage sur
les propositions du comité d’initiative. Celle-ci privilégie la figure de l’enthymème pour
dévoiler les buts inavoués de l’initiative, tels qu’ils apparaissent dans ce passage :
La revendication principale des auteurs de l’initiative – la non-entrée en matière
sur les demandes des requérants ayant transité par un État réputé sûr – est
irréalisable car 95% des requérants arrivent en Suisse par la voie terrestre, donc
passent obligatoirement par un des pays limitrophes. Or tous les pays qui nous
entourent sont des États tiers réputés sûrs, à qui ces requérants auraient pu
demander l’asile. Ce que veulent donc les auteurs de l’initiative, c’est que
dorénavant nous n’entrions plus en matière sur la quasi-totalité des demandes
d’asile.
45 Ce raisonnement répond à la structure argumentative :

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


47

Majeure : La revendication de l’initiative est irréalisable


Étayage : Car la plupart des requérants d’asile viennent en Suisse via des pays
limitrophes.
Mineure : Or tous les pays limitrophes sont des États tiers réputés sûrs.
Conclusion : Donc l’initiative veut en fait restreindre drastiquement le traitement
des demandes d’asile.
46 L’initiative officiellement dénommée « Contre les abus dans le droit d’asile » devient, à
travers l’interprétation du Conseil fédéral, une initiative contre le droit d’asile lui-
même, ce qui porte atteinte à l’un des piliers de la politique internationale suisse. Plus
généralement, la brochure se livre à une réfutation point par point du discours
proposant du comité d’initiative, résumé à la page 7, les arguments de ce dernier se
voyant inversés par le discours opposant du Conseil fédéral. Jouant notamment sur les
modalités véridictoires28, celui-ci transforme en « semblant de solution » le renvoi des
immigrés dans un État tiers, qui est présenté comme « une solution » par le comité
d’initiative. De même, quand le comité d’initiative affirme que ses propositions
« amélioreront la situation existante », le Conseil fédéral réplique qu’elles
« n’apporteront aucune amélioration ». Ou encore, lorsque les auteurs de l’initiative
soutiennent qu’elle « facilitera l’expulsion des faux réfugiés », le Conseil fédéral
rétorque que « le renvoi ne pourra se faire et le requérant restera en Suisse ». Du reste,
non seulement la brochure retourne les arguments de l’initiative, mais elle en explicite
les incohérences qui conduisent à l’autophagie29. En particulier, ce qui est revendiqué
comme un gain financier par le comité d’initiative30 est dénoncé comme un coût
financier par le Conseil fédéral, avec ce commentaire : « C’est un non-sens ! Cette
initiative est contradictoire : d’un côté, elle dénonce le coût élevé de l’asile et de l’autre,
elle provoque une nouvelle augmentation des frais d’assistance en interdisant à
certaines personnes de travailler ».
47 Parallèlement, cette argumentation agonale s’accompagne d’une condamnation
éthique très ferme du comité d’initiative, ce qui est inhabituel dans les brochures du
Conseil fédéral dont le ton s’avère ordinairement réservé. Ainsi, en jugeant l’initiative
« choquante », « déloyale » et « contraire à la tradition humanitaire de notre pays », en
la considérant comme « une source d’injustice » et comme obligeant à « manquer à
notre devoir de solidarité envers nos voisins », le Conseil fédéral porte le débat sur le
terrain axiologique, se donnant une posture de garant des valeurs altruistes liées à la
Suisse. Par la même occasion, il s’en prend aux présupposés mensongers de l’initiative,
comme l’atteste le début de son avis : « Les auteurs de l’initiative sous-entendent que
nous pouvons renvoyer sans problème dans un État tiers réputé sûr le demandeur
d’asile qui est arrivé en Suisse […]. C’est une tromperie ! ».

4. Conclusion
48 Nous avons essayé de montrer comment, par-delà leur stéréotypie formelle, les
brochures du Conseil fédéral lors des votations populaires suisses mettent en jeu une
corrélation non seulement étroite, mais aussi très riche entre argumentation et
interaction. Cette corrélation se traduit par une importante circulation des
argumentaires, qu’elle soit interdiscursive, surtout vis-à-vis des initiatives populaires
présentées, ou interlocutive par rapport aux citoyens appelés à voter. À partir des
observations que nous avons faites, deux grandes tendances se dégagent :

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


48

a) Quand ces brochures expliquent et défendent une proposition de modification


législative, elles offrent une interaction limitée, penchant vers l’argumentation
autolocutée.
b) Par contre, quand elles commentent et évaluent des initiatives populaires, elles
recèlent une forte activité interlocutive avec les lecteurs, du moment que l’issue de la
votation n’est pas évidente. En même temps, elles comportent des stratégies
interdiscursives variées, qui sont convergentes lorsqu’elles reprennent ou modulent les
arguments des initiatives, mais qui apparaissent divergentes, voire polémiques,
lorsqu’elles les réfutent.
49 Cette mise en circulation d’argumentaires diversifiés thématiquement, mais unifiés
dans leur visée de persuasion des citoyens suisses s’effectue à travers la position
énonciative doublement fluctuante du Conseil fédéral. Sur le plan institutionnel, il
endosse tantôt le rôle de porte-parole du Parlement, tantôt celui de responsable de la
politique gouvernementale. Envers le public auquel il s’adresse, il alterne entre des
postures de commentateur et de prescripteur quant à l’objet des votations.
50 Plus largement et sans entrer dans les détails, car cela relève d’un autre type d’analyse,
se pose à présent le problème de l’impact (persuasion effects) de ces brochures sur l’issue
du vote. Cet impact pourrait être mesuré en comparant les recommandations du
Conseil fédéral avec les résultats des votations examinées :
1) Proposition de modification de la législation : « Recherche sur l’être humain »
(2010)
– Conseil fédéral : Recommandation d’acceptation
– Votation : Acceptation (77, 2 %)
2) Initiative « Pour l’adhésion à l’ONU » (2002)
– Conseil fédéral : Recommandation d’acceptation
– Votation : Acceptation (54,6 %)
3) Initiative « Pour des aliments produits sans manipulations génétiques » (2005)
– Conseil fédéral : Recommandation de rejet
– Votation : Acceptation (55,7 %)
4) Initiative « Pour le renvoi des étrangers criminels » (2010)
– Conseil fédéral : Recommandation de rejet
– Votation : Acceptation (52,3 %)
+ Contre-projet de l’Assemblée fédérale
– Conseil fédéral : Recommandation d’acceptation
– Votation : Rejet (52,6 %)
5) Initiative « Contre les abus dans le droit d’asile » (2002)
– Conseil fédéral : Recommandation de rejet
– Votation : Rejet (50,1%)
51 On constate que, sur les cinq objets que nous avons retenus, le peuple a voté trois fois
dans le sens des recommandations du Conseil fédéral, mais qu’il ne l’a pas suivi deux
fois. Notre tableau statistique n’est donc pas très probant. En fait, en dépit de son
autorité, le Conseil fédéral – avec ses brochures – n’est qu’un maillon dans les
campagnes électorales, durant lesquelles les partis politiques, les associations
professionnelles et les différents lobbies jouent aussi un rôle influent. De surcroît, dans
un État décentralisé comme la Suisse, le Conseil fédéral est loin de dominer tous les
paramètres, spécialement régionaux ou sociologiques, qui interviennent lors des
votations. Mais c’est là un autre débat.

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BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Attesté dès 1752 selon le Robert, ce terme a été autrefois employé en France avant de céder la
place à son doublet « vote ». Il s’agit actuellement d’un régionalisme, circonscrit à la Suisse, mais
également au Québec, pour désigner les consultations démocratiques.
2. Le Conseil fédéral constitue l’organe exécutif de la Confédération suisse. Il est formé de sept
membres élus pour un mandat de quatre ans renouvelable. Son rôle est de diriger les affaires

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nationales (défense, budget fédéral…) et la politique étrangère suisse. Au niveau législatif, il


s’occupe des procédures de consultations fédérales et de la rédaction des projets de lois.
3. Pour plus de précisions sur la structure et l’organisation de ces brochures, voir dans ce
numéro l’article de Corinne Rossari.
4. Ce contenu est réglementé par la loi fédérale du 17 décembre 1976 sur les droits politiques.
5. Notre étude est complémentaire avec celle ci-après de Corinne Rossari qui se concentre sur les
aspects énonciatifs de ces brochures.
6. En cela, ces brochures s’avèrent dialogiques au sens très général de Bakhtine : « L’orientation
dialogique est un phénomène caractéristique de tout discours. […] Le discours rencontre le
discours d’autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer
avec lui en interaction vive et intense » (in Todorov 1981 : 98).
7. Ces deux dimensions interdiscursive et interlocutive correspondent aux deux facettes du
dialogisme théorisé par Moirand (2002). Cependant, en raison du flou extrême de la notion de
dialogisme, nous ne l’exploiterons pas dans cet article.
8. Dans le premier cas, le peuple est invité à se prononcer sur des propositions émanant
directement du gouvernement fédéral. Dans le second cas, la votation porte sur des propositions
faites par un groupe de citoyens en vue de changer la législation existante. Les initiatives
populaires existent en Suisse depuis 1848, date de la constitution instaurant un État fédéral.
Actuellement, 100000 signatures au minimum sont requises pour qu’une initiative populaire soit
validée et mise en votation.
9. Notamment par des compléments thématisés en tête de phrase : « En Suisse » – « Au niveau
fédéral » – « Au niveau cantonal »…
10. Nous rejoignons Grize (1981 : 29) qui insiste sur la composante « explicative » de
l’argumentation, associée au docere de la tradition rhétorique, avec sa rigueur argumentative.
11. Le rôle du Parlement est néanmoins prépondérant par rapport à celui du Conseil fédéral.
C’est en effet le Parlement qui prend officiellement position sur une initiative populaire, le
Conseil fédéral devant ensuite assumer et défendre ses recommandations.
12. Des journaux comme Le Temps (du 14-12-2009) ou L’Hebdo (du 18-01-2010) se sont amplement
fait l’écho de ces débats. Il en est de même pour la Télévision Suisse Romande qui, le 18 février
2010, a consacré son émission « Temps présent » aux problèmes éthiques posés par la recherche
en biologie et en médecine.
13. Roulet et al. (1985 : 60) parlent alors de « discours monologique », basé sur une structure
d’intervention autour d’un énonciateur principal. Ce type de réalisation s’oppose au « discours
dialogique » fondé sur une structure d’échange.
14. Les topoï sont faiblement interactifs dans la mesure où, comme le note Meyer (2008 : 116), ils
constituent un « hors question pour les protagonistes », n’étant pas sujets à discussion.
15. Selon la terminologie de Plantin (2005).
16. En Suisse, toute initiative populaire doit être pilotée par un comité d’initiative dont la
composition varie entre sept et vingt-sept membres.
17. Celui-ci forme une variante de l’argument pragmatique (voir Reboul 1991), à travers laquelle
on apprécie un fait en fonction de ses conséquences positives.
18. Perelman et Olbrechts-Tyteca rattachent la communion au registre épidictique de l’éloge qui
caractérise le passage cité de la brochure. En faisant un éloge appuyé des bienfaits de l’ONU, le
Conseil fédéral s’efforce de créer une empathie entre les valeurs véhiculées par cette institution
et celles que le public reconnaît déjà. Le but recherché est que ce dernier opère un transfert
métonymique entre une adhésion aux valeurs de l’ONU et une adhésion à l’ONU elle-même.
19. Comme le montrent Desrosières (2000) ou Ogien (2010), l’argumentation par les chiffres est
une constante dans le discours politique. Elle présente l’avantage de condenser au moins trois
sortes d’arguments : ceux de l’illustration, de la preuve et de l’autorité.

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20. Cet argument proleptique est néanmoins à double tranchant. S’il finalise fictivement le bon
aboutissement de la procédure en jeu, il risque de heurter le public en lui donnant l’impression
qu’on lui force la main.
21. Voir Aristote (1967 : 1358b-1362b).
22. La possibilité pour le Parlement et le Conseil fédéral de présenter un contre-projet a été
créée en 1891 dans le but de transmettre une option plus conciliante qu’un simple refus de
l’initiative.
23. « L’initiative répond aux besoins des Suisses, qui veulent plus de sécurité et des frontières
plus étanches. […] Elle règle le problème de l’immigration de masse incontrôlée. »
24. Ces topoï complémentaires entretiennent la relation conventionnelle suivante : l’ordre est
préférable au désordre.
25. Nous reprenons ce concept à Rabatel (2008 : 266) qui définit la surénonciation comme
« l’expression interactionnelle d’un point de vue surplombant ».
26. Suivant la terminologie de Jacques (1985), s’opposant à l’irénisme, la communication agonale
qualifie toute attitude sapant l’harmonie interactive dans les rapports sociaux.
27. D’après Maingueneau (1983 : 16), « le “discours-agent” est celui qui cite, c’est-à-dire celui du
point de vue duquel s’exerce l’activité polémique ; le “discours-patient”, en revanche, est celui
qui est intégré et défait ».
28. Pour la sémiotique, les modalités véridictoires déterminent le « jeu de la vérité » (Greimas et
Courtés 1979 : 419) entre les dimensions de l’être et du paraître.
29. « On appelle “autophagie” l’incompatibilité d’un principe avec ses conditions d’énonciation,
ses conséquences ou ses conditions d’application. Étymologiquement, l’idée “se mange elle-
même”, fait surgir l’incohérence d’un propos. » (Robrieux 1993 : 111).
30. « L’application du principe de l’État tiers réputé sûr fera baisser […] le coût total de l’asile,
qui se chiffre en milliards de francs. »

RÉSUMÉS
Lors des votations populaires en Suisse, le Conseil fédéral fait connaître la position
gouvernementale à l’aide de brochures envoyées à tous les citoyens. Celles-ci mettent en jeu une
corrélation étroite entre argumentation et interaction, tant sur le plan interdiscursif
qu’interlocutif. L’objectif de cet article est de montrer, à partir de brochures représentatives,
comment une telle corrélation varie fortement selon les stratégies adoptées par le Conseil
fédéral. Ainsi, dans les brochures proposant un projet de référendum, on remarque une
interaction limitée, en raison de leur argumentation rationnelle et de leur tendance à se fermer
sur le point de vue du Conseil fédéral. Par contre, dans les brochures soutenant ou rejetant des
initiatives populaires, on observe une montée au premier plan des procédures interactives.
Celles-ci peuvent être convergentes ou divergentes, en liaison avec différentes stratégies
argumentatives qui vont de la surenchère à la polémique. Au total, ces brochures
gouvernementales nous confirment que l’analyse du discours politique gagne à être repensée à
l’aide des modèles dits « dialogaux » (Plantin 2005) de l’argumentation.

During popular elections in Switzerland, the Federal Council announces the governmental
position by means of brochures that are sent to all citizens. These brochures are characterized by
a tight correlation between argumentation and interaction at two levels: the interdiscursive and

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the interlocutive. The aim of this paper is to show, on the basis of representative brochures, how
the argumentative strategies used by the Federal Council affect this correlation. In the brochures
proposing a referendum project, for instance, we notice a limited interaction due to their
rational argumentation and their tendency to focus on the point of view of the Federal Council.
However, in the brochures supporting or rejecting the popular initiatives, we observe a rise in
interactive procedures. These procedures can be convergent or divergent, and they are
associated with different argumentative strategies that go from “overbid” to polemic. All in all, a
study of these governmental brochures confirms that the analysis of political discourse is
enhanced by the so-called “dialogical” models (Plantin 2005) of argumentation.

INDEX
Keywords : argumentative overbid, interaction, interdiscursive utterance, interlocutive aim,
nuanced argumentation, polemic
Mots-clés : argumentation nuancée, énonciation interdiscursive, interaction, polémique,
surenchère argumentative, visée interlocutive

AUTEUR
MARC BONHOMME
Université de Berne

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Phénomènes énonciatifs et
argumentation dans les brochures
du Conseil fédéral suisse sur les
votations populaires
Enunciation and Argumentation in the Brochures of the Swiss Federal
Authorities about the Popular Votes

Corinne Rossari

Introduction
1 Lors de votations populaires, le Conseil Fédéral (dorénavant CF), édite des brochures
explicatives envoyées à tous les citoyens afin de les informer sur les enjeux de l’objet
soumis au vote. Ces brochures relèvent d’un discours politique tout à fait particulier :
elles doivent apparaître comme informatives, à savoir expliquer le texte soumis au vote
sans chercher à orienter le choix du citoyen et, en même temps, elles doivent
permettre aux autorités de défendre leur position. Comme le signale Marc Bonhomme
(dans ce même numéro), ces brochures sont investies d’une double visée : « expliquer
l’objet du vote et recommander la position du Conseil fédéral ». En dépit de cette
recommandation, elles ne doivent pas apparaître comme l’étape finale de la campagne
menée par le Conseil fédéral en vue de persuader les électeurs du bien-fondé de la
réforme proposée ou des dangers de l’initiative soumise au vote. Il est essentiel, pour la
survie même de ces brochures, qu’elles apparaissent comme étant en dehors de la
campagne : toute indication d’un quelconque caractère tendancieux risque de menacer
leur existence même. Une initiative visant à stopper les activités de communication
déployées par le CF envers les citoyens a ainsi été déposée en 2008. Cette initiative
intitulée « Souveraineté du peuple sans propagande gouvernementale », même si elle
ne concernait pas spécifiquement l’édition de ces brochures, visait à restreindre les

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activités de communication dans les médias du CF. Elle mettait donc en danger toute
forme de communication des autorités fédérales à l’intention des citoyens.
2 Le propos de mon article est de décrire les mécanismes inhérents à la structure et à
l’énonciation qui font ressortir à la fois l’enjeu informatif et persuasif propre à ces
brochures. Dans une première partie, je décris la structure relative à l’organisation de
la brochure en soulignant ce qui permet de conjuguer information et persuasion dans le
mode de présentation des informations données. Dans une seconde partie, j’analyse la
façon dont les contenus sont énoncés en me référant à la théorie de la polyphonie de
Ducrot (1984, 1989) et de Carel (2011). On verra que le mode d’énonciation des contenus
permet de faire apparaître un effet de neutralité de la part des auteurs à l’origine de ces
contenus.
3 Mon analyse se fonde sur le texte de l’initiative populaire «Pour des naturalisations
démocratiques». J’ai adopté, à ce stade de ma recherche, une démarche ascendante,
raison pour laquelle je limite mon objet d’étude à une analyse de détails concernant le
texte d’une seule votation populaire, combattue par le CF. Elle offre ainsi tout le
dispositif qui permet de conjuguer les deux buts – informer et persuader –
potentiellement antagonistes propres à ce type particulier de discours politique. Il faut
donc interpréter notre corpus comme un exemplum de la prose du CF et non comme un
choix induit par un sujet délicat au plan politique.

1. L’organisation d’une brochure


4 L’organisation d’une brochure répond toujours au même schéma indépendamment de
l’objet particulier dont elle traite. Ces brochures sont présentées de façon à mettre en
évidence la volonté des autorités concernant le but informatif de leur communication.
L’intention informative des auteurs est annoncée explicitement dans la page de garde
de toutes les brochures. Il s’agit de la mention « Explications du Conseil fédéral » qui
intervient en haut à droite de la page de titre juste en dessous de la date de la votation
concernée. La visée perlocutoire d’information est si bien mise en exergue qu’elle en
devient une forme d’acte illocutoire fondé sur l’équivalence suivante : on dit qu’on
informe, donc on informe.
5 Cette visée informative affichée est associée, toujours dans la présentation même de la
brochure, à une visée persuasive assumée. La brochure communique, après la
présentation des objets soumis au vote et de la table des matières, une recommandation
de vote mise en gras concernant chaque objet. Celle-ci intervient au début (avant
l’exposition de l’objet) et à la fin (la recommandation clôt la partie intitulée « Les
arguments du CF »). Ce dernier énoncé de recommandation est présenté par
l’expression anaphorique « Pour toutes ces raisons » comme fondé sur les arguments
évoqués dans cette partie. Il permet ainsi de motiver, de façon rétroactive, la première
recommandation.
6 Le challenge que fait ressortir la présentation de ces brochures est donc d’assumer une
posture de persuasion tout en mettant en relief une visée pédagogique, afin que la prise
de position ne devienne pas l’objet premier de la brochure.

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1.1. La page de titre

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7 La page de titre, qui se présente toujours selon le même schéma, donne comme
indication la source, à savoir, en termes ducrotiens, le sujet parlant des brochures, en
l’occurrence le Conseil fédéral : « Votations populaires du 1er juin 2008, Explications du
Conseil fédéral ». Le titre en explicitant le but perlocutoire de la brochure – expliquer
au citoyen le contenu des objets soumis au vote, inscrit le texte d’emblée dans un genre
bien défini : le discours pédagogique. Cela suppose des rôles précis à attribuer à
l’instance émettrice et réceptrice, à savoir le rôle de pédagogue, de formateur pour
l’instance émettrice et celui d’« élève-citoyen » pour l’instance réceptrice. La visée
globale d’information est ainsi construite sur la base d’un échange unilatéral dans le
cadre duquel une instance divulgue ses connaissances sur un objet à une collectivité.
Les connaissances dispensées sont présentées comme des explications.

1.2. La table des matières

8 La première page de ces brochures présente une table des matières partielle, ainsi
qu’un résumé concernant le contenu des objets soumis au vote.

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9 La table des matières distingue la partie « explicative » intitulée « Explications » de la


partie législative intitulée « Texte soumis au vote ». Dans la disposition effective
déployée dans les brochures, la partie « Texte soumis au vote » est incluse dans la
partie « Explications ». L’organisation facilite ainsi l’inférence selon laquelle la partie
explicative concerne le texte soumis au vote. Cette inférence donne une légitimité au
genre pédagogique revendiqué par le titre de ces brochures : il est légitime d’expliquer
à des non spécialistes que sont les citoyens, le contenu d’un texte de loi.

1.3. Les parties

10 A l’intérieur des brochures, les subdivisions sont plus complexes que ne laisse présager
la table des matières. Pour l’objet « Pour des naturalisations démocratiques », on
compte sept subdivisions.
11 La première est une nouvelle page de titre qui réitère le nom de l’initiative et qui
formule la question sous forme de discours direct à laquelle le citoyen doit répondre en
lui signifiant par un métadiscours, qui précède cette question, qu’il doit y répondre.
Cela atteste la visée explicative de la brochure. Suit une intervention qui prend la place
de l’intervention réactive de réponse suscitée par la question. Cette intervention, bien
que formellement intégrée dans l’échange1 ouvert par l’intervention de question (elle
lui est adjacente), présente un contenu qui est extérieur à cet échange. Elle contient
deux énoncés : un énoncé consistant en un acte de recommandation qui spécifie la
réponse que le citoyen doit donner à la question qui lui est posée et un énoncé qui
décrit les résultats du vote auprès du conseil national et du conseil des Etats. Cette
intervention est à la fois en décalage avec l’intervention de question et, en même

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temps, elle prend la place de l’intervention réactive qui doit être produite par le
citoyen à la suite de la question qui lui a été posée. La place à laquelle se situe l’énoncé
de recommandation manifeste la visée persuasive de la brochure. Comme relevé supra
il est mis en gras et rétroactivement motivé par les éléments mentionnés dans la partie
Les arguments du CF. Le but explicatif de la brochure se voit alors de facto subordonné à
une visée persuasive.

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12 Le reste de la brochure est organisé en six parties présentées sur un même plan. Les
intitulés sont :
• L’essentiel en bref
• L’objet en détail
• Comment devient-on Suisse (encadré qui fait partie de « L’objet en détail »)
• Texte soumis au vote (partie annoncée dans la table des matières comme étant différente,
mais comprise dans la partie « Explications »)
• Les arguments du comité d’initiative (partie présentée dans la table des matières comme
intégrée à la partie « Explications »)
• Les arguments du Conseil fédéral (présentés dans la table des matières comme intégrés à la
partie « Explications »).
13 Ces sections répondent à un souci pédagogique d’exhaustivité. Le texte soumis au vote
est précédé de parties correspondant à une analyse macro (L’essentiel en bref) et une
analyse micro (L’objet en détail) de l’objet. Une troisième partie (Comment devient-on
Suisse) comprend une information d’arrière-plan concernant un point jugé essentiel
par le CF pour comprendre l’enjeu du texte soumis au vote. Puis arrive la partie
consacrée à l’objet même (Texte soumis au vote), suivie de deux parties dites
argumentatives représentant les deux positions antagonistes. La succession de ces deux

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sections, qui présentent les arguments émanant des deux parties, peut ainsi être
comprise comme constitutive de la visée explicative, comme le laisse entendre la table
des matières (cf. l’inclusion des deux sections argumentatives dans la macro-section
« Explications »).
14 Ainsi présentées, ces six sections rassemblent tous les éléments nécessaires au citoyen
pour qu’il puisse se prononcer en toute connaissance de cause. L’effort pédagogique se
poursuit dans la présentation du texte inhérent à chaque section.
15 Chacune est subdivisée en plusieurs paragraphes associés à des textes en exergue
faisant office de synthèses (mais aussi, dans d’autres brochures, de sous-titres). Ces
textes en exergue permettent de guider la lecture du citoyen en fonction de ce qui
devrait idéalement être retenu. Ils exploitent le mécanisme de lecture en diagonale
pour que soient sélectionnés les points qui doivent retenir l’attention du citoyen. On
remarquera que ce sont les mêmes thématiques qui interviennent dans ces exergues,
dans la section « L’objet en détail » et la section « Les arguments du CF ». Par exemple,
pour la partie « L’objet en détail », on relève : « Procédures de naturalisation
correctes » (8) et pour la partie « Les arguments du CF » : « Des procédures conformes
aux principes de l’Etat de droit, mais pas de droit à la naturalisation » (15).

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16 En résumé, l’organisation effective (que l’on découvre au fil de la lecture des brochures)
met en avant les deux buts (expliquer et recommander), en comprenant des sections
« explicatives » et « argumentatives ». L’organisation énoncée par la table des matières
masque les parties « argumentatives » en les intégrant dans la macro-partie explicative.
La place stratégique à laquelle intervient par deux fois l’énoncé de recommandation
met in fine la visée explicative au service de la visée persuasive. Il se dessine donc une
tension entre les deux visées dans le dispositif même utilisé pour présenter le contenu
des brochures.
17 Nous allons voir maintenant comment se manifeste cette double contrainte dans les
choix énonciatifs caractérisant les contenu des énoncés constitutifs des différentes
parties et sous-parties de ces brochures.

2. Les procédés énonciatifs et la notion de


« neutralité »
18 Quel dispositif énonciatif est mis en place pour que le texte des brochures apparaisse au
citoyen comme « objectif », « neutre » et quels outils pragmatiques permettent de
cerner cette notion de neutralité ? Mon approche est fondée sur les indices énonciatifs
constitutifs du sens de l’énoncé. Pour les identifierje vais exploiter trois théories : la
théorie de la polyphonie ducrotienne, la théorie argumentative de la polyphonie - dite
TAP - de Marion Carel et les théories faisant appel à la notion d’évidentialité – centrée
sur le marquage de la source d’une information dans la langue (v. les réf. infra). Ces
trois courants permettent de cerner la position du locuteur dans le cadre d’une
sémantique de l’énoncé. Le dispositif énonciatif y est vu comme partie intégrante de la
signification linguistique. Le choix d’utiliser une forme plutôt qu’une autre pourra être
interprété comme mettant en avant la façon dont le locuteur module son attitude.

2.1. Outils pour caractériser le dispositif énonciatif de l’ensemble de


la brochure

19 Pour décrire le dispositif énonciatif déployé dans l’ensemble des brochures, les notions
de « sujet parlant » et de locuteur, telles qu’elles sont définies par la théorie de la
polyphonie de Ducrot (1984 et 1989), sont suffisantes :
• Tout énoncé a un fabriquant : c’est le sujet parlant.
• Tout énoncé s’attribue un auteur qui est dit locuteur.
20 J’ajoute à ce binôme une troisième règle, en suivant les observations de Carel (à
paraître) sur la présence de l’interlocuteur en tant qu’élément constitutif du sens de
l’énoncé :
• Tout énoncé peut s’attribuer ou non un destinataire qui est dit allocutaire 2.
21 Pour illustrer la distinction entre « sujet parlant » et « locuteur », je reprends l’exemple
commenté par Carel (2011 : 300) : « Gislebertus hoc fecit », énoncé gravé par Gislebertus
lui-même sur le tympan de la cathédrale d’Autun. Cet énoncé se donne un locuteur
distinct de son sujet parlant. Le sujet parlant est Gislebertus. L’énoncé parle à la
troisième personne de ce dernier. Il s’attribue ainsi un auteur – le locuteur – qui, du
coup, n’a pas d’identité propre. Il est juste distinct du sujet parlant. Ce locuteur, pour

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reprendre la formule de Carel, n’est ainsi pas impliqué « dans la gloire » (sic) du
personnage (sujet parlant) dont il parle. Il reste en dehors des faits rapportés qui
concernent exclusivement le sujet parlant.
22 Les brochures du CF manifestent deux tendances antagonistes dans la construction de
leur locuteur. Les trois premières pages de ces brochures donnent des indications qui
montrent que leurs énoncés s’attribuent un locuteur potentiellement incarné par un
Nous. D’une part, le texte de la troisième page de couverture (cf. le fac-similé reproduit
sous 1.3.) s’adresse de façon directe à un destinataire (au moyen de du pronom
« vous »). Cf. « La question à laquelle vous devez répondre… » ; « Le Conseil fédéral et le
Parlement vous recommandent de rejeter l’initiative » (je souligne). Ces énoncés
présupposent ainsi un Nous de par l’usage du déictique « vous ». Mais, d’autre part, le
Nous n’intervient jamais dans le texte. L’acte de recommandation est formulé à la
troisième personne (ce qui lui fait perdre sa performativité). On est donc face à un cas
similaire à celui de Gislebertus, à la différence près que ces énoncés s’attribuent bel et
bien un locuteur par le recours au déictique de deuxième personne. Ils permettent ainsi
à la fois de désimpliquer l’instance CF (qui est le référent du sujet parlant) dans l’acte
de recommandation fait au citoyen et de rendre l’instance locuteur présente, mais non
identifiable, puisque présentée uniquement comme distincte du sujet parlant.
23 Ce dispositif met en relief un premier effet de neutralité. L’identité de l’instance
responsable des contenus reste masquée. Les contenus sont alors perçus comme
s’imposant d’eux-mêmes. En cela, leur énonciation n’appelle pas de réaction de la part
du destinataire. Bien que l’énoncé cité supra s’attribue au moyen du Vous un
allocutaire, cet allocutaire ne saurait, toujours selon le contenu de l’énoncé en cause,
réagir, étant donné que la voix du locuteur reste non identifiable. Si l’acte de
recommandation avait été proféré à la première personne : « Nous vous recommandons
de … », il n’aurait pas cette dualité. Il s’agirait d’un contenu dont la responsabilité est à
imputer au CF et qui communique un acte de recommandation au moyen d’une formule
performative. Il construirait ainsi ipso facto un allocutaire en tant qu’instance
susceptible de réagir. Le dispositif choisi – qui minimise la réactivité du destinataire 3–
est également de mise dans les choix énonciatifs qui caractérisent les énoncés qui
composent les brochures.

2.2. Outils pour caractériser le dispositif énonciatif des énoncés des


brochures

24 Pour caractériser ce dispositif, je m’inspire librement des outils de la Théorie


Argumentative de la Polyphonie (TAP), tels qu’ils sont exposés dans Carel (2011 : 289 et
ss.) et dans les travaux qui portent sur le marquage de l’origine du savoir – voir Dendale
et Tasmowski (1994, 2001) pour une introduction à ce cadre. Les outils préconisés par
Carel permettent de distinguer, selon trois paramètres, la façon dont un contenu est
introduit :
• 1. mode d’apparition d’un contenu au sein d’un discours
• 2. voix par laquelle le contenu est communiqué
• 3. implication du locuteur dans la conception du contenu de l’énoncé
1. Selon la TAP, un contenu est « pleinement communiqué » s’il est présenté comme
étant au centre du discours en cours), il est « accordé », s’il est excentré, ou encore il
est « exclu » s’il est refusé par un morphème de négation. Par exemple, dans une

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structure : « X a dit que P », on peut soit communiquer pleinement « P » - dans ce cas


« X a dit que P » est accordé -, soit communiquer pleinement « X a dit que P ». Selon
cette dernière interprétation, le fait que c’est X qui a dit P a une incidence sur P, par
exemple en rendant P plus valide ou moins valide. Il y a aussi la possibilité de refuser
un contenu qui peut correspondre à des négations dites polémiques dans le cadre de la
polyphonie ducrotienne. Par exemple, l’énoncé « non il ne fait pas beau » exclut de
communiquer « il fait beau » et ce contenu est interprété comme ayant été
communiqué par une autre instance.
2. Un contenu peut être présenté comme garanti par différentes voix. Il faut préciser à
ce propos que, si tout énoncé se donne un auteur (dit locuteur), cela ne veut pas dire
que c’est cet auteur qui garantit le contenu de l’énoncé. Je retiens trois garants
différents. Un contenu peut être présenté comme garanti par la voix du locuteur. Par
exemple, le contenu « Léo stupide » dans l’énoncé « Je trouve Leo stupide » est présenté
par « je trouve » comme garanti par la voix du locuteur. Il peut être présenté comme
garanti par la voix des faits. Dans ce cas, les faits sont présentés comme parlant d’eux-
mêmes. C’est le cas de l’énoncé « La terre tourne ». Enfin, le même contenu « La terre
tourne » est présenté comme garanti par une non-voix dans l’énoncé « Il paraît que la
terre tourne ». Au moyen de « il paraît que » le locuteur communique P (la terre
tourne), mais, dans le cadre évidentiel, on peut dire qu’il refuse d’attribuer à P un
garant (cf. Rossari 2012 : 79).
3. Un contenu peut être présenté comme impliquant plus ou moins le locuteur. Il faut
bien différencier (2) de (3). Le locuteur peut être présenté par l’énoncé comme impliqué
dans la conception du contenu de l’énoncé ou comme non impliqué (comme étant un
simple transmetteur de ce contenu), et cela indépendamment de la voix qui en garantit
le contenu. Pour ne pas alourdir la formulation, je parlerai de locuteur impliqué ou non
impliqué dans le contenu. Dans l’énoncé « Il paraît que hélas personne n’a survécu »,
« hélas » indique que le locuteur est impliqué dans la conception du contenu (personne
n’a survécu) et « il paraît que » indique que le contenu est garanti par une non-voix.
25 Je retiens deux possibilités pour les paramètres 1 et 3 respectivement (pleinement
communiqué vs. non pleinement communiqué et impliqué vs. non impliqué). Le
paramètre 2, quant à lui, fait état de trois possibilités (voix L, voix Faits, Non-voix). On
obtient ainsi une combinatoire de douze possibilités. J’illustre chacune de ces
possibilités par un énoncé utilisant une couleur pour relier l’interprétation à l’indice
dans les cas où il n’est pas évident de comprendre sur quoi se fonde la catégorisation
préconisée.

1. Contenu présenté 2. Contenu présenté comme 3. Contenu présenté comme


comme pleinement pleinement communiqué, voix pleinement communiqué, non-
communiqué, voix des faits, loc. impliqué. Ex. Cette voix, loc. impliqué. Ex. L’histoire
locuteur, loc. impliqué. Ex. loi entrera en vigueur seulement nous apprend combien la loi x est
Je trouve cette loi injuste. en 2012 ! injuste.
/ Cette loi est bien injuste
/ Cette loi semble injuste.

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4. Contenu présenté 5. Contenu présenté comme 6. Contenu présenté comme


comme pleinement pleinement communiqué, voix pleinement communiqué, non-
communiqué, voix des faits, loc. non impliqué. Ex. voix, loc. non impliqué. Ex. Il
locuteur, loc. non Cette loi entre en vigueur en paraît que cette loi entre en
impliqué : Ex. Donc, la loi 2012. / Cette loi est scandaleuse. vigueur en 2012.
est injuste.

7. Contenu [la loi


est 8. Contenu [la loi entrera en 9. Contenu [la loi entre en
terriblement vigueur en 2012] présenté comme vigueur en 2012] présenté comme
injuste]présenté comme non pleinement communiqué, non pleinement communiqué,
non pleinement voix des faits, loc. impliqué. Ex. non-voix, loc. impliqué. Ex. Cette
communiqué, voix Cette loi, qui entrera loi,dont il est nécessaire qu’elle
locuteur, loc. impliqué. Ex. probablement en vigueur en entre en vigueur en 2012, je crois,
Cette loi, terriblement 2012, est injuste. est injuste.
injuste, entrera en vigueur
en 2012.

10. Contenu [la loi entrera 11. Contenu [le TF a la propriété 12. Contenu [le TF a la propriété
en vigueur en 2012] d’estimer p] présenté comme non d’estimer p] présenté comme non
présenté comme non pleinement communiqué, voix pleinement communiqué, non-
pleinement communiqué, des faits, loc. non impliqué. Ex. Le voix, loc. non impliqué. Ex. Le TF
voix locuteur, loc. non TF estime le recours valable. doit nécessairement estimer le
impliqué. Ex. Cette loi, qui recours valable.
entrera en vigueur en 2012,
est injuste.

26 Remarques : les paramètres sont fondés sur les indices d’énonciation, non sur le sens
des mots employés. Ainsi, un mot dit subjectif comme discrimination, injustice peut
être utilisé dans des énoncés dont le contenu est présenté comme résultant de la voix
des faits, ou comme n’impliquant pas le locuteur. Par exemple, l’énoncé « Quelle
discrimination ! » peut être caractérisé ainsi : contenu pleinement communiqué, voix
du locuteur, loc. impliqué. En revanche, l’énoncé « Le droit des femmes en Suisse avant
1972 était discriminatoire » correspond à la caractérisation suivante : contenu
pleinement communiqué, voix des faits, loc. non impliqué.
27 Cette combinatoire permet de caractériser la façon dont le contenu d’un énoncé fait
ressortir la figure de l’allocutaire. En effet, pour que celle-ci puisse être inscrite dans
l’énoncé, il faut que l’énoncé relève du cas 1 (contenu présenté comme pleinement
communiqué, voix loc., loc. impliqué). Si un seul de ces paramètres n’est pas réalisé,
alors la figure de l’allocutaire en ressort masquée. Expliquons-nous. Pour qu’il y ait la
trace d’une « adresse », le contenu doit être présenté comme étant au centre du
discours en cours, donc pleinement communiqué. Le destinataire n’est pas censé réagir
aux contenus excentrés. Il faut aussi que le contenu soit garanti par une voix
identifiable avec laquelle le destinataire puisse interagir. Si le contenu est garanti par
une non-voix ou par la voix des faits, le destinataire n’a pas de prise pour y réagir. Il
faut enfin que le locuteur n’apparaisse pas comme le simple transmetteur ou comme
celui qui ne fait que disposer un contenu par rapport à un autre (ce qui apparaît par
l’emploi des connecteurs), mais qu’il signale d’une façon ou d’une autre qu’il s’est
impliqué dans sa conception. A nouveau, un locuteur non impliqué n’est pas un
interlocuteur valable et donc ne laisse pas prise à une réaction de la part du

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destinataire. Mon analyse de quelques-uns des énoncés de notre brochure fera


apparaître différents moyens d’inhiber la figure de l’allocutaire, par le fait que l’un ou
l’autre de ces paramètres ne répond pas à la configuration prévue par le cas 1.

2.3. Choix stratégique des dispositifs énonciatifs exploités

28 Le dispositif énonciatif mis en place cherche à esquiver le destinataire en masquant la


figure de l’allocutaire (pour rappel, l’instance réceptrice que l’énoncé s’attribue). En
esquivant cette instance, il minimise le pouvoir réactif suscité par les contenus
communiqués. C’est ainsi que les brochures parviennent à se donner une visée
informative neutre, en dépit de l’acte de recommandation qui y est proféré. Les
énoncés dont la visée est purement informative, comme ceux que l’on trouve dans les
articles de dictionnaires par exemple, ne construisent pas de figure de l’allocutaire. Ils
ne cherchent pas à solliciter des réactions. Ils se suffisent à eux-mêmes. Les énoncés de
la brochure qui nous sert de corpus ont la propriété de masquer la figure de
l’allocutaire, sans laquelle toute possibilité de dialogue reste inexploitable. Dans les
rares cas où le dispositif énonciatif est compatible avec la construction d’un allocutaire,
c’est le dispositif énonciatif global que j’ai décrit sous 2.1. qui la bloque, en rendant la
figure du locuteur non identifiable.
29 Comme je l’ai indiqué, les cas qui sont compatibles avec la figure de l’allocutaire
relèvent de la configuration illustrée par le n° 1 de notre tableau. Le contenu est
pleinement communiqué, il est garanti par la voix du locuteur, et le locuteur est
impliqué dans le contenu. Quelques énoncés répondent à cette configuration.
(1) « La question à laquelle vous devez répondre est la suivante :
Acceptez-vous l’initiative populaire « Pour des naturalisations démocratiques » ?
Le Conseil fédéral et le Parlement vous recommandent de rejeter l’initiative. »
Extrait p. 5.
(2) « Pour toutes ces raisons, le Conseil fédéral et le Parlement vous recommandent
de rejeter l’initiative populaire « Pour des naturalisations démocratiques ». Extrait
p. 15.
30 Ces énoncés sont parmi les seuls à contenir un « nous » sous-entendu en comportant un
« vous » explicite. En cela, ils sont ceux qui font le plus ressortir la voix de L (ingrédient
fondamental pour qu’il y ait allocutaire). Mais, d’une part, ces énoncés ne
communiquent pas de contenu à enjeu. Ils véhiculent des contenus qui sont en dehors
de ce qui concerne l’objet même de la votation. Il s’agit d’énoncés concernant la marche
à suivre. D’autre part, comme on l’a vu, l’instance Locuteur qu’ils supposent est
désincarnée, dans la mesure où elle est non identifiable.
31 Les énoncés situés dans la partie « Arguments du CF » transmettent explicitement l’avis
du CF sur l’objet soumis au vote. En cela, on pourrait s’attendre à ce qu’ils soient
compatibles avec la construction de la figure de l’allocutaire. Mais, à nouveau, les
procédés énonciatifs choisis la masquent.
(3) « Le Conseil fédéral considère que les candidats à la naturalisation ont droit à
des procédures correctes et que les autorités compétentes en matière de
naturalisation doivent impérativement respecter les droits fondamentaux,
notamment l’interdiction de la discrimination et de l’arbitraire. » Extrait p. 14.
32 Dans cette séquence, le sujet parlant (le CF) intervient en tant que thème des énoncés.
Les énoncés transmettent l’opinion du CF sur un contenu. En cela, il y a une voix (celle
du CF) responsable de cette opinion. Le fait que l’opinion soit attribuée à une voix

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identifiée la rend propice au débat. Mais le dispositif choisi pour introduire cette
opinion efface la figure de l’allocutaire.
33 L’énoncé « Le Conseil fédéral considère que … » est ambigu, selon l’analyse préconisée
par Carel et Ducrot (2009). Les auteurs se réfèrent à une remarque de la Logique de Port-
Royal (deuxième partie, chapitre 8) à propos d’un énoncé de la forme « X dit que q »
(2009 : 37) pour mettre en relief deux lectures propres aux verbes de dire, une lecture
dite attributive et une lecture modale. Ces deux lectures s’appliquent parfaitement à
notre extrait.
34 L’énoncé « Le CF considère que p » permet :
(a) une lecture fondée sur l’emploi attributif de considérer, qui correspond à « Le CF a la
propriété de considérer que les candidats …ont droit à… ». Dans ce cas, l’énoncé dit
quelque chose à propos des convictions du CF. La dimension argumentative de cette
interprétation repose sur un enchaînement fondé sur ce que Ducrot (1984) appelle
« raisonnement par autorité ». La paraphrase en est : « Le CF considère p donc p vrai ».
Le dispositif énonciatif illustre alors le cas 5 : /paramètre 1/ le contenu Le CF considère
que p est pleinement communiqué ; /paramètre 2 / le contenu est garanti par la voix
des faits ; /paramètre 3 / le locuteur est non impliqué. Le contenu p (les candidats à la
naturalisation ont droit à des procédures correctes et les autorités compétentes en
matière de naturalisation doivent impérativement respecter les droits fondamentaux,
notamment l’interdiction de la discrimination et de l’arbitraire), quant à lui, est non
pleinement communiqué, mais accordé.
(b) Le même énoncé permet une lecture fondée sur l’emploi modal de considérer. Dans
ce cas, « Le CF » est l'angle de vue par lequel le contenu p est modalisé. Le locuteur
introduit p et le met en perspective avec le CF. La paraphrase correspond à un cadre en
selon : « Selon le CF, les candidats à la naturalisation ont droit à des procédures
correctes ». L'allusion au CF est une façon de présenter p. Le CF est capable d’influencer
l’interprétation à faire de p. Cette lecture est compatible avec un enchaînement fondé
sur ce que Ducrot (1984) appelle « autorité polyphonique » : Le CF dit que p donc q.
Mais dans ce cas, p n’est pas en lui-même un enjeu pour le débat. Il est excentré. Ce
n’est pas p (sur lequel on ne peut que s’accorder) qui est pleinement communiqué, mais
q (s’il avait été explicité), qui pourrait correspondre à « il faut rejeter l’initiative ».
35 Aucune des deux lectures n’est compatible avec la construction de la figure d’un
allocutaire. Schématiquement, la dimension argumentative prend corps soit via un
enchaînement fondé sur un raisonnement par autorité : « C’est le CF qui dit p DC p
vrai », soit via un enchaînement fondé sur une autorité polyphonique : « Selon CF, p,
donc q (= il faut rejeter l’initiative) ». Dans les deux cas, le contenu qui permettrait de
susciter un débat (= il faut rejeter l’initiative) et, donc, de mettre en relief la figure de
l’allocutaire, n’est pas communiqué.
36 Certains des énoncés situés dans la partie « Explications » relèvent également de la
configuration 1 et, en cela, devraient être propices à la construction de la figure d’un
allocutaire.
37 Le contenu issu de l’extrait suivant laisse largement entrevoir la subjectivité de
l’instance qui en est le garant, par l’usage de termes évaluatifs.
(4) « Avant ces arrêts du Tribunal fédéral, le nombre de naturalisations par les
urnes était néanmoins déjà très faible par rapport au nombre total de
naturalisations. » Extrait p. 6-7 (voir annexe).

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38 Cette séquence illustre le cas 1 : /paramètre 1 / le contenu est présenté comme


pleinement communiqué ; /paramètre 2 / il est garanti par la voix du locuteur ; /
paramètre 3 / le locuteur est impliqué.
39 L’appréciation sur le nombre de naturalisations indique que c’est L qui est le garant du
contenu. L’usage du connecteur néanmoins indique que le locuteur manie des points de
vue antagonistes, en plus de disposer des contenus. Cela le fait paraître comme
impliqué dans la conceptualisation de ce contenu. Mais la construction de la figure de
l’allocutaire bute sur le fait que L n’est pas une instance incarnée dans l’énoncé (pas de
nous ou de vous) et n’est pas identifiable.
40 L’extrait qui présente l’initiative dans la page qui sert de tables des matières laisse
également paraître l’instance L, sans pour autant faire ressortir la figure de
l’allocutaire.
(5) « […] L’initiative vise à donner aux communes le pouvoir de fixer de manière
autonome la procédure et l’organe compétent pour l’octroi du droit de cité
communal. De plus, les décisions populaires en matière de naturalisation seraient
définitives et ne pourraient ainsi plus faire l’objet d’un recours devant un tribunal.
L’initiative a été lancée en réaction à deux arrêts du Tribunal fédéral, rendus en
2003, qui obligeaient les communes à adopter des procédures conformes aux
principes de l’Etat de droit et incluant un droit de recours. ». Extrait p. 3.
41 Le verbe « viser » signale une interprétation du texte de l’initiative par le locuteur. Il
s’agit donc de la configuration 1 de notre tableau. Mais la possibilité de construction de
la figure de l’allocutaire bute sur le fait que L n’est pas une instance incarnée dans
l’énoncé (pas de nous ou de vous) et n’est pas identifiable. Le contenu n’est donc pas
présenté comme devant susciter une réaction. Regardons la séquence suivante : « De
plus, les décisions populaires en matière de naturalisation seraient définitives et ne
pourraient ainsi plus faire l’objet d’un recours devant un tribunal ». La possibilité de
situer le contenu dans un monde hypothétique indique que c’est la voix de L qui en est
le garant. L’usage du connecteur de plus va dans le même sens, c’est L qui dispose les
contenus. Mais, à l’instar du cas précédent, la construction de la figure de l’allocutaire
bute sur le fait que L n’est pas une instance incarnée dans l’énoncé (pas de nous ou de
vous) et n’est pas identifiable. Il n’y a pas de L identifiable, donc pas partenaire avec qui
dialoguer. Passons à l’analyse de la dernière séquence de cet extrait, celle dont
l’information communiquée est la plus polémique : « L’initiative a été lancée en
réaction à deux arrêts du Tribunal fédéral, rendus en 2003, qui obligeaient les
communes à adopter des procédures conformes aux principes de l’Etat de droit et
incluant un droit de recours ». Cette fois, c’est le dispositif énonciatif même qui rend
cet énoncé inapte à la construction de la figure de l’allocutaire. Il s’agit du cas 11 selon
notre tableau : /paramètre 1 / le contenu est présenté comme non pleinement
communiqué ; /paramètre 2 / il est garanti par la voix des faits ; /paramètre 3 / le
locuteur est non impliqué.
42 Le contenu polémique (Les arrêts du TF obligeaient les communes à adopter des
procédures conformes aux principes de l’Etat de droit et incluant un droit de recours)
est un contenu d’arrière-plan. Selon la RST (cf. Mann et Thomson 1987), il s’agirait d’un
satellite d’arrière-plan. Il est donc ainsi mis en dehors du champ du débat par la
manière même dont le discours est organisé. La relation rhétorique qui unit ce
constituant au reste de la séquence rend non pertinente la construction de la figure de
l’allocutaire. De plus, la présence de L est complètement effacée, dans la mesure où le

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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garant est présenté comme la voix des faits et le contenu ne fait état d’aucune trace
d’implication du locuteur.
43 Le contenu également hautement polémique, issu de l’extrait ci-dessous, est introduit
dans le discours de la même manière.
(6) « Ce droit n’est pas garanti dans le cas des naturalisations par les urnes, ce qui
rend cette pratique anticonstitutionnelle. » Extrait p. 6 (voir annexe).
44 Le contenu (pratique anticonstitutionnelle) est une attaque ad hominem envers les
promoteurs de l’initiative : ils promeuvent une initiative anticonstitutionnelle. Le
dispositif énonciatif utilisé est celui qui permet le plus d’esquiver la construction de la
figure de l’allocutaire. Il relève également du cas 11 de notre tableau. Selon le
paramètre 1, le contenu (pratique anticonstitutionnelle) n’est pas pleinement
communiqué, mais accordé. Il est donc d’office présenté comme hors du champ de la
discussion. Selon le paramètre 2, il est garanti par la voix des faits (on n’a pas accès à
une interprétation selon laquelle la qualité « anticonstitutionnel » est une
interprétation du locuteur). La séquence « ce qui rend cette pratique
anticonstitutionnelle » ne pourrait être paraphrasée par « L’instance λ juge cette
pratique constitutionnelle », mais par une interprétation du type « C’est un fait : la
pratique est anticonstitutionnelle ». Selon le paramètre 3, le contenu ne laisse paraître
aucune trace de l’implication du locuteur. Tous les paramètres inhibent donc la
construction de la figure de l’allocutaire.
45 L’extrait suivant illustre un cas où le locuteur est impliqué dans le contenu, mais où la
figure de l’allocutaire est quand même estompée.
(7) « Le Conseil fédéral et le Parlement rejettent l’initiative. Les procédures de
naturalisation doivent respecter les principes de l’Etat de droit et ne peuvent être
discriminatoires ou arbitraires. » Extraits p. 7 (voir annexe).
46 La première séquence de cet extrait « Le Conseil fédéral et le Parlement rejettent
l’initiative » illustre le cas 2 de notre tableau. Paramètre 1 : le contenu est pleinement
communiqué ; paramètre 2 : il est garanti par la voix des faits ; paramètre 3 : le locuteur
est impliqué dans le contenu.
47 Le fait que le locuteur est impliqué dans la conception du contenu, alors qu’il n’en n’est
pas le garant, se voit dans la justification qui suit. On aurait donc ici un énoncé qui
pourrait susciter la construction d’un allocutaire auquel la justification s’adresse. Mais
en même temps ce contenu est présenté comme étant sous la responsabilité des faits et
non d’une instance à laquelle il est possible de répondre (ce qui serait le cas avec un
énoncé comme : « nous rejetons l’initiative »). La deuxième séquence de cet extrait
« Les procédures de naturalisation doivent respecter les principes de l’Etat de droit et
ne peuvent être discriminatoires ou arbitraires » illustre encore un cas d’attaque ad
hominem, mais c’est le contenu sous-entendu qui la supporte. L’attaque est véhiculée
par le sous-entendu : « les promoteurs de l’initiative s’accommodent de lois
arbitraires ». Le contenu pleinement communiqué, lui, esquive la figure du locuteur. Il
est garanti par une non-voix, i.e. « voix de la nécessité », et selon le paramètre 3, le
locuteur n’est pas impliqué dans sa conception.
48 Voyons à présent comment est introduit le contre-projet défendu par le CF.
(8) « Le Conseil fédéral et le Parlement approuvent le contre-projet indirect adopté
par les Chambres fédérales en décembre 2007. Ce contre-projet prévoit que les
assemblées communales puissent continuer de se prononcer sur les demandes de

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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naturalisation. Les refus devront cependant être motivés avant le vote et ne


pourront être discriminatoires. » Extrait p. 7 (voir annexe).
49 Nous analysons la dernière phrase de cet extrait. Elle illustre le cas 9 : le contenu est
pleinement communiqué, il est garanti par une non-voix « voix de la nécessité », et, à la
différence de la séquence analysée juste avant, le locuteur est impliqué. En effet, l’usage
de cependant montre un locuteur maniant des points de vues antithétiques, et donc
impliqué dans ce qu’il énonce en cherchant à rallier les adversaires. Ce contenu est
vecteur d’une nouvelle attaque ad hominem envers les promoteurs de l’initiative. Mais
cette attaque est à nouveau communiquée par un sous-entendu. Elle porte sur les
mêmes caractéristiques : les promoteurs de l’initiative s’accommodent d’un texte de loi
pouvant avoir des conséquences discriminatoires et arbitraires. Elle est véhiculée via
l’ensemble complémentaire de celui désigné par le prédicat : « doivent être motivés »
vs. « ne doivent pas être motivés » (caractéristique d’arbitraire) ; « ne pourront pas être
discriminatoires » vs. « peuvent être discriminatoires » (caractéristique d’anti-
constitutionnalité). Il n’y a donc pas de possibilité de réaction de la part d’un
destinataire, parce que, d’une part, le contenu véhiculant l’attaque n’est pas
pleinement communiqué (il l’est via un sous-entendu reconstructible par la propriété
inverse de celle évoquée par le prédicat) et, d’autre part, le contenu communiqué est
garanti par une non-voix « voix de la nécessité ».

2.4. Synthèse de l’analyse énonciative

50 Les attaques fusent, mais elles sont énoncées de façon à être en dehors de tout débat.
Trois procédés peuvent être relevés. Soit le contenu est énoncé selon le dispositif
illustré par le cas 1 du tableau, par exemple, quand l’instance responsable d’un contenu
communiqué est inscrite dans l’énoncé par l’usage de déictiques de deuxième personne.
Dans ce cas, c’est le dispositif énonciatif choisi pour l’ensemble des énoncés de la
brochure, qui masque la figure de l’allocutaire, rendant celle du locuteur non
identifiable. Soit le contenu véhicule une véritable attaque ad hominem. Dans ce cas,
c’est le dispositif énonciatif concernant son introduction dans le discours qui le rend
inapte au débat. Il peut ne pas être pleinement communiqué, cf. exemple (6) ou bien il
est véhiculé par un sous-entendu, cf. la deuxième partie de l’exemple (7). Enfin, quand
le CF prend position dans la partie réservée à cette fin sous la rubrique intitulée « Les
arguments de CF », il le fait en ne donnant pas davantage prise au dialogue. Les
enchaînements d’arguments par autorité ou d’autorité polyphonique permettent de
décaler le véritable enjeu du débat, soit sur un autre énoncé non explicité –q (autorité
polyphonique), soit sur un contenu explicité –p, mais qui est introduit comme non
pleinement communiqué (raisonnement par autorité) – cf. analyse de l’extrait (3).

3. Conclusion
51 Malgré la recommandation explicite faite au citoyen, on a vu que le CF ne peut
s’afficher comme utilisant ces brochures afin de rallier le citoyen à son point de vue.
L’objet / le propos des brochures doit rester centré sur l’information au citoyen.
52 Cet objectif est atteint, d’une part, par la façon dont les brochures sont organisées, à
savoir une disposition qui met en avant la visée pédagogique de la brochure au moyen
des titres des parties et des exergues qui entourent le texte de chacune de ces parties,

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et, d’autre part, par les dispositifs énonciatifs déployés pour introduire l’information.
En communiquant les contenus les plus polémiques sur un mode qui ne permet pas de
réactions, les brochures remplissent l’objectif d’apparaître comme en dehors du débat
politique, comme un éclairage sur l’enjeu de la votation populaire, et non comme
constituant en elles-mêmes un enjeu pour le choix électoral à faire.

BIBLIOGRAPHIE
Bonhomme, Marc. Ce volume. « Dialogisme et argumentation dans les brochures du Conseil
fédéral suisse sur les votations populaires », Argumentation et Analyse du discours 10.

Carel, Marion (à paraître), « Polyphonie argumentative et emprunt : le cas de il paraît que »,


Rossari, Corinne, Marion Carel, Claudia Ricci (Eds). Pour une approche pragmatique de la notion
d’évidentialité (manuscrit).

Carel, Marion. 2011. L’entrelacement argumentatif (Paris : Champion)

Carel, Marion & Oswald Ducrot. 2009. « Mise au point sur la polyphonie », Langue française 164,
33-44

Dendale, Patrick & Liliane Tasmowski. 1994. « Présentation. L’évidentialité ou le marquage des
sources du savoir », Langue française 102, 3-7

Dendale, Patrick & Liliane Tasmowski. 2001. « Introduction. Evidentiality and related notions »,
Journal of Pragmatics 33 (3), 339-348

Ducrot, Oswald. 1984. Le dire et le dit (Paris : Minuit)

Ducrot, Oswald. 1989. Logique, structure, énonciation (Paris : Minuit).

Mann, William C. & Sandra A. Thompson. 1988. « Rhetorical Structure Theory: Toward a
functional theory of text organization », Text 8 (3), 243-281

Rossari, Corinne. 2012. « Valeur évidentielle et/ou modale de faut croire, on dirait et paraît »,
Langue française 173, 65-81

Roulet, Eddy et al. 2001. Un modèle et un instrument d’analyse de l’organisation dudiscours (Berne :
Peter Lang)

ANNEXES
L’essentiel en bref de la votation « Pour des naturalisations démocratiques » pages 6 et
7.

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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NOTES
1. La notion d’échange est utilisée conformément au sens formel donné dans la dernière version
du modèle genevois de l’organisation du discours (Roulet et al. 2001). Ce modèle préconise une

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71

conception hiérarchique de l’organisation du discours, selon laquelle l’échange est caractérisé


par des constituants – les interventions – (au minimum deux) réunis par des relations
d’interdépendance : « L’un ne peut exister sans l’autre » (2001 : 54 et ss).
2. Je renvoie à Carel (à paraître) pour une analyse détaillée des instances réceptrices. J’utiliserai
pour ma part deux termes pour désigner ces instances : celui d’« allocutaire » pour désigner
l’instance réceptrice inscrite dans le sens de l’énoncé et celui de « destinataire » pour recouvrir
toute instance susceptible de se sentir concernée par le contenu communiqué.
3. J’utilise intentionnellement le mot de « destinataire ».

RÉSUMÉS
Notre analyse porte sur les brochures envoyées aux citoyen-ne-s suisses à l’occasion de votations
populaires. Ces brochures se présentent comme ayant une visée essentiellement pédagogique,
vouée à faciliter le choix électoral du citoyen. Mon propos est de mettre en évidence les
mécanismes structurels et énonciatifs qui président à l’agencement des informations et à leur
mise en discours. On verra comment ces brochures parviennent à concilier la visée pédagogique
avec une visée persuasive manifestée par la recommandation systématique de vote dont elles
sont assorties.

Our analysis focuses on Swiss Federal brochures addressing Swiss-born citizens during popular
votes. The purpose of these brochures is to guide the elector’s choice by giving him as much
information about the objects submitted to the vote as possible. Our description of this corpus
highlights the structural organization of information and the way information is presented in
discourse. Thus, we see how the brochures manage to conciliate a pedagogic goal with an
argumentative one conveyed by the expression of a specific recommendation of vote.

INDEX
Mots-clés : argumentation, énonciation, modalité, organisation du discours
Keywords : argumentation, discourse organization, enunciation, modality

AUTEUR
CORINNE ROSSARI
Université de Fribourg

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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Discours manifestant et
contestation universitaire (2009)
Demonstration Discourse and University Contention in France (2009)

Yana Grinshpun

1 Il existe en France une longue culture de contestation qui a constamment stimulé la


créativité linguistique et discursive. Il suffit de songer au nombre impressionnant de
mazarinades diffusées pendant la période de la Fronde (1648-1653) 1, aux placards et les
journaux révolutionnaires à la fin du 18e siècle, à la production discursive massive lors
de la Commune de Paris, aux publications anarchistes à partir du 19 e siècle… Même s’ils
ne sont pas aussi prolifiques, les mouvements sociaux, dès qu’ils prennent quelque
ampleur, sont indissociables d’une production discursive spécifique. Il n’en va pas
différemment au début du 21e siècle, et ceci d’autant plus qu’Internet lui offre de
nouveaux espaces. Dans cet article, nous sommes particulièrement intéressée au
mouvement contestataire universitaire qu’a connu la France en 2009, en fixant notre
attention sur les énoncés montrés au cours des manifestations.
2 « Le 2 février l’université s’arrête » : ce mot d’ordre est lancé en réponse aux projets de
réformes proposées par V. Pecresse et X. Darcos et aux vœux que N. Sarkozy a adressés
aux enseignants chercheurs le 22 janvier 2009. Ces réformes découlent de la
convergence de deux processus connus sous le nom de déclaration de Bologne et de
stratégie de Lisbonne qui ont conduit à une restructuration de l’enseignement
supérieur européen, salué par certains comme une nécessaire modernisation, dénoncé
par d’autres comme une marchandisation croissante du savoir et une subordination de
la recherche aux impératifs des grands groupes économiques privés. A cela s’ajoute une
réforme profonde de la formation des enseignants qui supprime l’année de formation
en alternance pour les étudiants des Instituts de Formation des Maîtres reçus aux
concours de professeurs. Cette dernière réforme, mal préparée, est très
particulièrement critiquée dans les facultés de lettres.
3 Les mouvements universitaires contestataires commencent en France en 2007 avec
l’entrée en vigueur de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités
(LRU). Cette loi, promulguée en 2007 est également appelée la Loi Pécresse, du nom de

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la Ministre de la recherche. En 2009, le gouvernement essaie de faire entrer en vigueur


les décrets d’application de cette loi, qui entend réformer le statut des enseignants-
chercheurs et la gestion des universités, en particulier en ce qui concerne leur budget,
et institue la « masterisation » des concours des professeurs de l’enseignement
secondaire. Ces réformes se détachent sur un fond de malaise, lié à une profonde
remise en cause du statut des enseignants-chercheurs de l’université ; les critiques se
portent, en particulier dans les facultés de lettres, sur l’AERES (Agence d’Evaluation de
la Recherche et de l’Enseignement Supérieur) accusée d’évaluer la recherche en
fonction de critères purement quantitatifs.
4 Au cours du deuxième semestre 2009 de nombreux mots d’ordre de grève générale sont
lancés dans l’université pour s’opposer aux mesures gouvernementales. Mais dans la
pratique ces grèves paralysent surtout les facultés de lettres et de sciences humaines et
sociales, les plus sensibles aux conséquences des réformes.
5 La contestation a des résultats mitigés. Le gouvernement recule sur certains points de
la réforme, en particulier sur le statut des enseignants-chercheurs et leur évaluation,
mais le cadre d’ensemble de la réforme est maintenu. Les participants ont le sentiment
d’un échec, dû selon eux au manque de soutien de l’ensemble des personnels
universitaires et des syndicats de l’enseignement secondaire, pourtant concernés par la
réforme de la formation des professeurs.
6 Dix manifestations au deuxième semestre 2009 (la première date du 10 février 2009 et la
dernière du 5 mai 2009) qui associent enseignants et étudiants sont organisées dans la
région parisienne. Participante active du mouvement contestataire, j’ai suivi toutes ces
manifestations. Mon attention de linguiste et d’analyste du discours a été tout
naturellement attirée par les caractéristiques de ce qu’on pourrait appeler le « discours
manifestant ». La manifestation (politique, syndicale…) est en effet une situation de
communication très particulière qu’on peut appréhender à la fois comme construction
d’une communauté de conviction transitoire (elle n’existe en effet que le temps de la
manifestation), et comme espace de production et de « monstration » d’énoncés oraux
et écrits. Une particularité de ce type de manifestation est qu’elles sont hétérogènes :
elles intègrent à la fois des groupes, en particulier d’ordre syndical, et des individus qui
ne sont associés à aucun appareil.
7 Traditionnellement, on associe manifestation et slogan. Il existe un nombre important
de travaux qui abordent ce phénomène du point de vue linguistique ou rhétorique.
Beaucoup de chercheurs se sont intéressés à l’argumentation : Adam (1997), Everaert-
Desmedt (1982), Delbecque et Leuven (1990), Herrero Cecilia (1995) ; d’autres se sont
penchés sur les aspects plus linguistiques du slogan : Bachala, Bentolila, Carvalho
(1977), Grunig (1990), Garric (1996), Herrero Cecilia (1997), etc. Nous ne pouvons
résumer tous ces travaux dans le cadre de notre article, le lecteur trouvera les
références dans la bibliographie. Il faut néanmoins reconnaître que dans la littérature
spécialisée, en tout cas en français, il n’existe guère de recherches sur le slogan qui
s’appuient sur des corpus attestés recueillis lors de mouvements contestataires
d’envergure. Quant à l’ouvrage de référence La manifestation dirigé par Pierre Favre
(1990), il privilégie les points de vue historique et sociologique. Les caractéristiques de
la parole manifestante n’y sont pas vraiment abordées. Les chercheurs qui ont
contribué à ce volume se sont surtout intéressés aux phénomènes sociaux en amont et
en aval de l’événement « manifestation » qu’ils analysent à la fois comme une action
symbolique et comme une stratégie.

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8 Nous allons nous baser ici sur un corpus d’énoncés que nous avons constitué pendant
les manifestations universitaires du printemps 2009. L’objectif principal de cet article
est de mettre en évidence, sur un aspect particulier (les énoncés portés par les
manifestants), la spécificité de ce mouvement de contestation. A la différence de la
plupart des recherches sur les slogans, nous ne nous contentons pas d’analyser les
procédés qui permettent de les construire, nous les abordons comme relevant d’une
pratique inscrite dans une certaine conjoncture historique, sociale et politique. De ce
point de vue, en effet, l’analyse énonciative seule ne sera pas suffisante : il faut en
particulier prendre en compte le statut et le positionnement des acteurs. Nous donnons
ainsi la priorité à la dimension sociale des énoncés, appréhendés dans le cadre
communicationnel de la manifestation. Nous travaillerons donc dans une perspective
d’analyse du discours, qui vise à articuler fonctionnements linguistiques et situations
de communication à travers les dispositifs d’énonciation.

1. Slogans et énoncés manifestants


9 Pour la clarté du propos, il nous faut définir quelques termes qui sont essentiels pour
cet article. Nous appelons ici « discours manifestant » l’ensemble de la production
sémiotique (verbale ou iconique) d’une manifestation ou d’une série de manifestations
qui ont un même objectif. Nous entendrons par « énoncés manifestants » l’ensemble
des énoncés verbaux scandés par les manifestants ou inscrits sur les banderoles ou les
affichettes. Les slogans ne sont qu’un sous-ensemble de ces énoncés manifestants. En
effet le slogan prototypique d’une manifestation, tel qu’il est habituellement décrit
dans les travaux des spécialistes, est une formule concise dont le signifié et le signifiant
ont une forme prégnante, destinée à être scandée oralement et de manière collective.
Or beaucoup d’énoncés manifestants ne présentent pas ces caractéristiques ; ils ne sont
contestataires que de manière indexicale, parce qu’ils s’inscrivent dans le contexte de
la manifestation dont ils participent.

1.1. L’approche classique du slogan

10 Sur le slogan politique il est de rigueur de mentionner les travaux du philosophe et


spécialiste de la rhétorique, Olivier Reboul, auteur d’un ouvrage intitulé précisément Le
slogan (1975). Il le définit de la manière suivante :
une formule concise et frappante, facilement repérable, polémique et le plus
souvent anonyme, destinée à faire agir les masses tant par son style que par
l’élément d’autojustification, passionnelle ou rationnelle, qu’elle comporte : comme
le pouvoir d’incitation du slogan excède toujours son sens explicite, le terme est
plus ou moins péjoratif (1975 :42).
11 Sa réflexion sur les propriétés linguistiques des slogans reste néanmoins allusive. Elle
porte pour l’essentiel sur sa « concision ». Ce type de formatage est pour lui associé à
certains effets cognitifs. « Il s’agit d’un pouvoir spécifique. Pour le comprendre,
revenons à l’un des termes de la définition du slogan : sa concision. Elle lui est
essentielle. Allonger un slogan n’est pas le renforcer mais l’affaiblir, parfois le détruire
[…] » (48). Reboul ne raisonne pas en termes de genre de discours, mais en termes
rhétoriques, insistant sur l’impact qui est produit par ce type d’énoncés et sur les
stratégies argumentatives qu’ils impliquent, en particulier le travail sur les lieux
communs. Il souligne également leur lien avec l’inconscient, surtout lorsqu’il aborde la

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dimension ludique de nombreux slogans. Sur ce point, il fait référence aux travaux de
Freud sur le mot d’esprit et sur les rêves.
Freud affirme d’autre part que le mot d’esprit se distingue du rêve par le fait qu’il
déjoue une censure non pas endormie mais vigilante. Le slogan semble quant à lui
bien plus proche du rêve et de la régression qui lui est propre. Il assure presque
toujours le triomphe de l’imagination sur la raison, du principe de plaisir sur celui
de la réalité. Aussi peut-on comprendre le pouvoir des figures qu’il emploie,
notamment des plus constantes, la métaphore et l’hyperbole. La première est en
effet, un des grands procédés du rêve pour déjouer la censure : elle permet la
dramatisation ou régression du concept de l’image, de la pensée adulte à la pensée
enfantine : le slogan joue sur le procédé en changeant la lame de rasoir en grande
amoureuse. Quant à l’hyperbole, elle plaît comme retour à la mentalité enfantine,
qui ne distingue pas le comparatif du superlatif. […] Certains slogans s’imposent par
leur ton catégorique : n’est-ce pas qu’ils font retrouver en nous la voix impérieuse
et rassurante des parents ? (1975 : 86)
12 Quelque intéressante que soit cette analyse du plaisir régressif associé au slogan (on en
trouve de nombreuses illustrations dans notre corpus, par exemple : « Pécresse, serre
tes fesse, on arrive à toute vitesse »), elle laisse de côté de nombreuses questions quant
aux conditions de production des slogans ainsi qu’aux procédés linguistiques qu’ils
mobilisent. Cela s’explique aussi par l’objectif de l’auteur qui ne s’appuie pas sur un
corpus, et qui mêle des considérations qui portent à la fois sur le discours politique et
sur le discours publicitaire.
13 Une des raisons majeures qui rendent l’approche de Reboul peu opératoire pour
l’analyse des manifestations universitaires qui nous intéressent est qu’il ne prend en
compte que les slogans « prototypiques » politiques, ceux qui sont destinés à être
scandés collectivement et qui s’adressent à « l’homme des masses » (92). Il n’en va pas
différemment dans l’étude de Denton (1980), qui adopte lui aussi une perspective
rhétorique et propose une typologie. Il souligne les diverses fonctions du slogan
politique, qui simplifie les idées complexes, exprime l’idéologie de groupes, provoque
l’identification, structure et active la confrontation et ouvre des perspectives d’avenir.
14 Or, dans notre corpus, on est obligé de distinguer entre deux catégories d’énoncés
manifestants, la seconde ne correspondant pas véritablement à des slogans :
1. Les slogans « prototypiques », ceux qu’analyse Reboul : c’est le cas par exemple de
« Universidad unida jamás será vencida », captation d’un slogan latino-américain bien
connu. Ce type de slogan passe en règle générale par des schémas préétablis qui
fonctionnent comme des matrices : « X, non non non, Y oui oui oui », « X avec nous », «
non à X », etc.
2. Les slogans qu’on pourrait dire « scripturaires » : ils sont écrits sur des banderoles,
mais ne sont pas scandés. Ils suivent eux aussi des schémas routiniers qui permettent
de les reconnaître comme tels. En particulier ceux du type « X en + Nom » :
X en colère
X en danger
X en lutte…
15 En outre comme on va le voir, ces deux catégories d’énoncés manifestants ne
représentent qu’une partie du corpus. Les énoncés sur les affichettes portées
individuellement leur échappent.

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1. 2. L’hyperénonciateur du slogan

16 Dans ses travaux récents D. Maingueneau (2012) a abordé les slogans comme
« particitations », comme sous-catégorie des « aphorisations ». Pour lui, l’« énonciation
aphorisante » est un type d’énonciation spécifique : entre un énoncé « aphorisé » et un
texte il n’y a pas une différence de taille, mais d’ordre. Les slogans, comme les
proverbes, sont des énoncés détachés par nature, à la différence des aphorisations qui
sont détachées de textes (ainsi les citations célèbres : « I have a dream » « La religion
est l’opium du peuple »…). Maingueneau caractérise la « particitation » à l’aide des
critères suivants :
- L’énoncé cité est mémorisable et autonome, par nature ou par détachement d’un
texte.
- Il prétend être reconnu comme citation par les destinataires, sans que le locuteur
citant indique la source, et sans même qu’il précise qu’il effectue une citation à l’aide
d’un verbe de dire introducteur, d’une incise. Le caractère de citation est seulement
marqué par un décalage interne à l’énonciation, qui peut être signalé sur le plan
graphique, phonétique, paralinguistique.
- L’énoncé cité est présenté dans son signifiant dans une logique du discours direct,
mais poussée à l’extrême: il ne suffit pas de simuler une énonciation autre, comme c’est
souvent le cas au discours direct, il faut restituer le signifiant même. Cette restitution
peut néanmoins s’accommoder de variation, comme on l’a souvent montré pour des
formes pourtant communément considérées comme figées, les proverbes. La nécessité
de rendre le signifiant est évidemment liée au fait qu’il n’y a pas d’indication de la
source de la parole rapportée.
- Il appartient à un thésaurus verbal aux contours flous, indissociable d’une
communauté qui, précisément, se définit de manière privilégiée par le partage d’un tel
thésaurus. Par son énonciation, le locuteur citant présuppose pragmatiquement que
lui-même et son allocutaire sont membres de cette communauté qu’ils sont pris dans
une relation de type spéculaire : le locuteur cite ce qui pourrait être dit par l’allocutaire
et, au-delà, par tout membre de la communauté qui agit de manière pleinement
conforme à cette appartenance.
- Ce thésaurus et la communauté correspondante implique un hyperénonciateur, qui
leur donne leur unité et dont l’autorité garantit moins la vérité de l’énoncé-au sens
étroit d’une adéquation à un état de choses du monde – mais plutôt sa validité, son
adéquation aux valeurs, aux fondements d’une collectivité. (Maingueneau, 2012 : 60)
17 Les slogans politiques sont rangés parmi les « particitations militantes », qui relèvent
elles-mêmes des « particitations de groupe » (2004 : 119). Énonciation collective, la
particitation de groupe « renforce la cohésion d’une collectivité en l’opposant à un
extérieur menaçant ». Ici le collectif doit être analysé sur trois niveaux distincts :
1. Les locuteurs empiriques composant le groupe des manifestants
2. L’acteur collectif dont ils participent (syndicat, amicale, profession…)
3. L’hyperénonciateur qui fonde l’ensemble des points de vue qui soutiennent les
énoncés du discours manifestant : « la Gauche », « la Nation », « le Parti » etc.
18 Dans le cas de la manifestation, la collectivité n’est pas une institution préétablie mais
une communauté transitoire qui n’existe que par cette manifestation même. En dépit
de son caractère transitoire, cette communauté implique toutefois un
hyperénonciateur qui « doit exister au-delà de ce rassemblement fugace, assurer une

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continuité imaginaire d’un rassemblement à l’autre » (2004 : 120). Maingueneau


souligne toutefois la tension entre une tendance à la fragmentation (la manifestation se
divise en composants qui ont leurs slogans et leur hyperénonciateur spécifiques) et une
tendance à l’unité (un seul hyperénonciateur pour tous). Dans notre corpus nous allons
effectivement voir qu’il en est ainsi.
19 L’approche de Maingueneau présente l’avantage de mettre au centre la collectivité
associée au slogan et le dispositif énonciatif que cela implique, en particulier l’existence
d’un « hyperénonciateur ». Mais, comme Reboul, il limite son propos aux slogans
classiques ; il n’appréhende pas les énoncés manifestants dans leur diversité, comme le
montre le corpus sur lequel nous avons travaillé.

1.3. Le corpus

20 Ce corpus est constitué de 148 énoncés manifestants recueillis dans les cortèges
parisiens2 des manifestations étudiantes entre février et juin 2009. Malgré le souci de
« couvrir » tous ces cortèges (une dizaine), nous ne pouvons en aucun cas prétendre à
l’exhaustivité. Etant donné la nature de ces événements, il paraît de toute façon difficile
de viser l’exhaustivité. Le choix que nous avons fait de photographier
systématiquement les énoncés à notre portée au cœur des manifestations nous semble
suffisant pour que l’on puisse parler de corpus représentatif. En tout cas, il est suffisant
pour le type d’analyse que nous menons ici.
21 Comme ce corpus est basé sur des photographies, il présente l’avantage de prendre en
compte des phénomènes qui vont au-delà du domaine strictement linguistique. C’est
ainsi que nous avons opéré une distinction entre deux sous-corpus majeurs : celui des
banderoles collectives et celui des affichettes individuelles portées par les participants.
Un analyste du discours ne peut en effet ignorer l`importance des supports dans le
processus de communication : « le médium n`est pas un simple moyen de transport
pour le discours, il contraint ses contenus et commande les usages qu`on eut en faire.
[…] une transformation importante du medium modifie l`ensemble d`un genre de
discours. » (Maingueneau 1998 : 57). En procédant ainsi, nous donnons de l’importance
à un trait qui est largement ignoré par les typologies usuelles des slogans, fondées sur
les critères linguistiques et rhétoriques. Nous sommes ainsi amenée à appréhender ce
corpus à travers une grille en apparence secondaire mais qui, nous semble-t-il, révèle
des aspects intéressants de ce cycle de manifestations. Les énoncés du corpus peuvent
être divisés en deux grandes catégories :
- les énoncés purement verbaux
- les énoncés icono-verbaux, où le verbal est inséparable du visuel.
22 On trouve peu de slogans purement iconiques, à quelques exceptions près où il s`agit
d’effigies de protagonistes des réformes : Sarkozy et Pécresse. Cela est peut-être lié au
fait qu’il s’agit majoritairement de manifestants issus des facultés de lettres ; le
maniement de la parole est leur « arme » privilégiée.
23 Comme nous l’avons déjà dit, les énoncés manifestants sont loin de se présenter tous
comme des slogans, en donnant à ce terme un contenu assez large, de manière à
recouvrir à la fois les slogans prototypiques (scandés) et les slogans que nous avons dits
« scripturaires ». Ils obéissent à un schéma préformaté. Trois d’entre eux se détachent
nettement : « Non à... », « X = Y », « X en danger ». L`utilisation de ces schémas a une
triple fonction :

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- De manière réflexive, elle permet au slogan de se montrer comme slogan, ce qui est
nécessaire pour réussir l’activité communicationnelle.
- Elle permet aux manifestants de montrer leurs capacités de militant, à travers leur
compétence discursive : ils savent produire des énoncés conformes aux normes de la
situation de communication et par là même se convertir en manifestants légitimes.
- Elle leur permet de s’inscrire dans une filiation imaginaire, de montrer leur
appartenance à une tradition de contestation. On retrouve là l’hyperénonciateur et le
thésaurus évoqués par D. Maingueneau.

2. Le support
2.1. Les énoncés manifestants sur les banderoles collectives

24 Nous appelons « banderoles collectives » un long morceau de tissu ou de papier porté


par un ensemble de personnes qui appartiennent au même groupe (CNRS, fac,
département, syndicat…). Ces énoncés sont au nombre de 24, ce qui ne représente
qu’environ 16 % du corpus. Sur ces banderoles on peut trouver seulement le nom du
collectif (« Université Paris 7 UFR LCAO », « Intersyndicale Université Paris III »…), ou
seulement des slogans (« Non aux suppressions d`emplois ! Défendons l`Université ! »,
« Non à l’Université bling-bling ! »), ou la combinaison des deux (« CNRS en lutte »).

2.2. Affichettes individuelles

25 Il s’agit d’affichettes portées par une personne, souvent attachées sur son corps :
affichettes attachées à la tête en forme de chapeau, aux épaules, au dos, à la poitrine et
même aux fesses. D’un point de vue anthropologique, à l’instar de ce qui se passe avec
les tatouages l`endroit du corps auquel est attachée l`affiche a de l`importance. La
question plus générale qui est ainsi posée est celle de l’« incorporation », de
l’appropriation de l’énoncé par le corps des manifestants. Cette incorporation s’opère à
un premier niveau, collectif (le manifestant est un marcheur qui montre son corps à
tous), et à un second niveau, individuel (les participants peuvent adresser un message
implicite par la manière dont ils mettent en relation leurs corps et leurs énoncés :
banderoles au-dessus des têtes ou affichettes apposées sur telle ou telle partie du
corps). On peut penser que ce phénomène relève de la « corpographèse » (Paveau 2009 ;
Paveau et Zoberman éds 2009), mais au sens large. Car à la différence de « l’écriture
cutanée » (Paveau) du tatouage, porterait sur le corps habillé et serait transitoire. Nous
ne pouvons malheureusement pas développer ce point ici.
26 Ces énoncés, au nombre de 113, représentent 71 % des énoncés manifestants de notre
corpus. Exemples :
Il faut dépecresser le mammouth
La rage!!!! (avec une photo de Pasteur)
Doctorat ha ha ha
27 Les énoncés de cette seconde catégorie ne sont pas homogènes. Certains pourraient
figurer sur des banderoles collectives. Par exemple :
Paris 3 contre le déclin de l`Université
D’autres non :
L’autonomie tuera notre liberté
C’est vous les réacs c`est pas nous

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Seulement dix (8,8 %) d’entre eux se présentent néanmoins comme des slogans
prototypiques, tels que :
Non à la star’ fac
Géographes en colère
28 Dans l’immense majorité des cas (97 %), ces affichettes ne mentionnent pas d’auteur
collectif facilement repérable (Paris III, CNRS…). Ce type d’énoncés doit en effet être
rapporté non à un groupe particulier qui servirait de médiateur et dont le locuteur
serait un représentant, mais directement à l’hyperénonciateur supposé qui confère son
unité et sa raison d’être à la manifestation.

« La rage !!! »
Photo Yana Grinshpun

2. 3. Les affichettes portées par deux ou trois personnes

29 Ces énoncés sont au nombre de 11, soit 6,9 % du corpus. En voici deux exemples :
Esprit critique sens unique
Et là tu nous vois? (Au-dessus du slogan on voit une caricature de Sarkozy)
Comme on peut s’y attendre, leur inscription dans le discours manifestant se fait de la
même manière que les affichettes individuelles. Seulement trois sur onze se présentent
comme des slogans. Par exemple :
Non à la suppression des maternelles

3. Les deux communautés


30 Le problème est de savoir quelle est la communauté correspondante, car il peut y en
avoir plusieurs ; ce qui semble bien être le cas ici. En effet, ces manifestations semblent
caractérisées par une tension entre un cadre syndical classique (« Non aux suppressions

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d’emplois. Défendons l`Université ! ») de « défense du service public » et un grand


nombre de productions individuelles qui impliquent l’appartenance à une communauté
imaginaire ‘humaniste’ – au sens des « humanités » – au service d’une défense de « la
culture ». A l’évidence c’est cette dernière qui est dominante. On saisit sur le vif ici
comment un groupe met son capital symbolique au service de luttes qui ont
précisément pour visée de défendre les conditions qui favorisent la préservation de ce
capital. C’est à travers les catégories de ce capital qu’il effectue une polarisation entre
ses propres valeurs et les valeurs contraires prêtées à l’adversaire qu’il construit dans
son discours. La mobilisation de ce capital symbolique se manifeste à deux niveaux
complémentaires : 1) par un usage sophistiqué de la parole, 2) par le recours
multiforme et réitéré à une topique qui oppose « culture » et « argent », à travers des
énoncés tels que
La culture n`est pas une marchandise
Le cerveau n`a pas de prix et le savoir est à tous (cet énoncé apparaît avec un
cerveau sur lequel on voit un code-barre).
Manet Monet Money
Mon cerveau n`est pas à vendre
Non à la star’fac
31 Tous ces exemples proviennent précisément des affichettes individuelles. L’énoncé
« Manet Monet Money » joue sur le signifiant du nom de deux grands peintres
emblématiques d’une culture raffinée, censés dégradés en « money », l’usage de
l’anglais connotant ici l’économie capitaliste.
32 Cette topique qui oppose culture et argent entre dans un paradigme de lieux communs
rhétoriques qui se mêlent et s’appuient les unes les autres :
Qualité vs Quantité
Esprit vs Matière
Savoir vs Ignorance
Etre vs Paraître…
33 Ce paradigme d’oppositions est sous-jacent à la plupart des énoncés manifestants qui
visent les protagonistes de nouvelles réformes et les valeurs mercantiles qu’ils
incarnent aux yeux de la communauté des ‘humanistes’. Les personnages les plus visés
sont naturellement Sarkozy, le président de la République, et ses ministres, Valérie
Pécresse, ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, et Xavier Darcos,
ministre de l’Education nationale3 :
Illiteratus rex quasi asinus coronatus est
Pécresse nuit à la culture
Darcos nuit a l`école républicaine
Ignorance au pouvoir = perte de Savoir
34 Ce type d’énoncés légitime l`identité imaginaire des acteurs-porteurs des slogans en
justifiant en même temps leur positionnement dans une lutte contre le
« matérialisme » du pouvoir. Il active l’ethos de la communauté des savants et des
lettrés qui sont censés ériger le savoir et la culture en valeurs suprêmes, constamment
menacées par le pouvoir de l’argent. Cet ethos lettré s’inscrit bien évidemment dans une
tradition qui fournit des « modèles culturels prégnants », comme le souligne R.
Amossy :
les rôles qu’endosse délibérément le locuteur dans le scénario de son choix font
partie d’un arsenal préexistant. Ils répondent à des modèles culturels prégnants (le
pater familias, l’homme du peuple qui dit la vérité nue) en se référant aux
représentations collectives du groupe. C’est dire que l’image de soi est doublement

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déterminée, à la fois par les règles de l’institution discursive et par un imaginaire


social. Dans la mesure où elle s’élabore dans des cadres contraignants en fonction
de modèles culturels entérinés, elle témoigne de la force de l’institution et de
l’idéologie ambiante. […] On fait l’hypothèse que l’ethos, comme l’énonciation, le
dialogisme ou l’argumentativité, est une dimension constitutive du discours. En
tant que tel, il est en relation dynamique avec les autres dimensions constitutives: il
est ancré dans l’énonciation, il est foncièrement dialogique et nécessairement doté
d’une dimension, sinon d’une visée argumentative (Amossy 2010 : 38, 42).
35 Par cet ethos, les énonciateurs qui appartiennent à la même communauté mettent aussi
en scène l`anti-ethos4 de ceux qui n`adhèrent pas à leurs valeurs.
36 L’interprétation de ces énoncés relève de deux régimes interprétatifs à la fois. D`une
part, elle relève d’un régime « d’actualité » (Maingueneau 2012 : 108), pour ceux qui
disposent du savoir encyclopédique nécessaire, ont accès à un vaste interdiscours
médiatique (les propos oraux de membres du gouvernement, les décrets publiés dans la
presse, les communiqués des ministres et des présidents de l’Université…). Sur ce point,
le discours manifestant permet de souder la communauté : les énoncés sont tournés
davantage vers l`intérieur que vers l`extérieur. L’interprétation relève d’autre part
d’un régime « mémoriel » : les énoncés qui opposent le savoir à l`argent mobilisent un
répertoire connu du public cultivé. L`ensemble des énoncés qui portent par exemple
sur le roman La Princesse de Clèves5 ne peuvent être compris que par un public restreint,
qui par cette connivence renforce sa cohésion.
37 Mais la connaissance de l’actualité et de l’histoire littéraire ne suffisent pas. Hors
contexte, très peu de gens, même parmi les enseignants du secondaire, pourraient
interpréter les énoncés manifestants tels que ceux-ci :
La princesse crève
Libérez la princesse de Clèves
Le duc de Nemours vous rend « vos preuves d’amour »
38 On se rappelle que Nicolas Sarkozy s’en est pris à la mise au programme du roman de
Mme de La Fayette dans certains concours administratifs. Ses attaques se sont
renouvelées dans trois interventions, entre 2006 et 2009. En 2009, les propos du
président qu’il a tenus sur La princesse de Clèves seront perçus par la communauté
universitaire comme emblématiques de la politique de Valérie Pécresse et Xavier
Darcos.
39 Pour interpréter de tels énoncés il faut également prendre en compte l’activité
manifestante même où ils apparaissent, leur dimension indicielle. Ici la princesse
fonctionne comme désignateur indirect des manifestants ‘humanistes’ et, au-delà, du
monde qui est le leur et dont participe précisément la connaissance du roman de Mme
de Lafayette.
40 Prenons quelques énoncés significatifs à titre d’exemples. Si l’on excepte les énoncés
formulaires, il est très difficile de distribuer les énoncés manifestants dans une série de
catégories étanches. Ces créations la plupart du temps ludiques déjouent les frontières
établies et associent divers procédés. C’est pourquoi les chercheurs qui s’intéressent à
ce type d’énoncés préfèrent recenser ces procédés et analyser quelques exemples. Dans
le contexte où la communauté universitaire « conteste », le discours des manifestations
est constamment traversé par du déjà-dit. Il s’agit donc de voir comment est agencée la
pluralité des voix au sein des mêmes énoncés. Nous nous appuierons à la fois sur les
théories de la polyphonie linguistique et du dialogisme (Ducrot, 1984 ; Bres, 2005) et sur
la problématique de la particitation.

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41 Étant donné que les manifestations que nous étudions ont été dominées par des
étudiants et des enseignants issus des facultés de lettres, il n`est pas surprenant que les
énoncés attestent d’une grande créativité, qui mobilise des ressources très diverses :
des jeux sur la polyphonie, abondamment décrits dans la littérature spécialisée, à des
jeux sur la morphologie, en passant par l`intertextualité et le recours à des langues
étrangères. Ici discours politique et discours littéraire sont étroitement liés, impliquant
une certaine lecture ‘humaniste’ du réel.

4. Les langues étrangères


42 Tout au long des manifestations, nous avons vu nombre de slogans en langues
étrangères. Parmi les langues vivantes, prédominent l`anglais et l`espagnol, parmi les
langues mortes, c`est essentiellement le latin qui est attesté.

4.1. L’anglais et l’espagnol

43 Dans le cas des slogans qui font appel à l’anglais, il peut s`agir de captation
d’aphorisations célèbres, en particulier « Yes we can » de Barak Obama énoncé en 2008 à
Nashua (New Hampshire) : « Sauver l`université, yes we can, détruire l`université, no he
can’t ». Rappelons que la captation d`un texte implique une imitation qui est censée
aller dans le même sens que l’imité. Quand on insère dans l’énoncé la citation en anglais
d’Obama, on entend signifier qu’on participe de la même lutte que lui, on attribue
implicitement le même hyperénonciateur aux deux énonciations. Cette captation prend
tout son sens par le fait que l’anglais (cf. « Manet Monet money ») est précisément la
langue de ceux qui au nom des valeurs du néo-libéralisme promeuvent la réforme de
l’université française.
44 On retrouve une autre forme de captation dans le slogan en espagnol « La Universiad
unida jamás será vencida », qui capte l’aphorisation détachée d’une chanson écrite en
1973 au Chili par Sergio Ortega : « El pueblo unido jamás será vencido ». Cette aphorisation
est devenue un des slogans emblématiques des manifestations de gauche depuis les
années 1970 ; la substitution de « universidad » à « pueblo » permet d’assurer la
continuité avec un même hyperénonciateur. Et ceci d’autant plus qu’en dernière
instance, ce sont les U.S.A. qui inspirent les adversaires de ceux qui profèrent ce slogan
: les promoteurs du coup d’Etat au Chili, d’une part, ceux de la réforme qui vise à une
« marchandisation » des universités, d’autre part.
45 La célèbre aphorisation d’Obama est également mise au service d’une autre forme de
captation, mais indirecte : « No you can’t détruire notre école ». Cet énoncé, négatif de
l’autre, est présenté comme un énoncé potentiel d’Obama qui est assumé par les
manifestants. La neutralisation en anglais de l’opposition française entre « tu » et
« vous » fait que ce slogan peut viser aussi bien les adversaires de la communauté
manifestante que le seul Sarkozy, à qui les ‘humanistes’ attribuent l’ethos d’un inculte,
qui plus est ennemi de la culture.

4.2. Le latin

46 Considérons à présent cette banderole où Sarkozy est recatégorisé en âne :


Rex illiteratus quasi asinus coronatus est

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Il s`agit ici d`une affichette portée par plusieurs étudiants issus de la Sorbonne
(Université Paris IV). Cet animal fonctionne comme une sorte d`emblème qui permet de
fixer l’un des composants essentiels de l’ethos sarkozyen tel qu’il circule dans les
médias. L’emploi du latin a pour effet d’inverser les rapports de force : à l’intérieur de
la parole sarkozyenne la culture ‘humaniste’ est disqualifiée, mais à l’intérieur de
l’univers ‘humaniste’, incarné dans l’usage du latin, le Président se transforme en âne.
Le spectateur s’il a une grande culture classique, rapportera cet énoncé à sa source,
l’encyclopédie morale Politicratus de Jean Salisbury (1156), qui participe du Thésauraus
de l’hyperénonciateur ‘humaniste’.
47 En règle générale, dans les situations de ce type, la supériorité du plaisantin suppose la
création d’un lien de solidarité contre le tiers exclu (celui qui ne comprend pas le code)
qui renforce la cohésion de la communauté. Manier avec dextérité les langues
classiques et les références littéraires ou philosophiques est une manière de montrer
son identité d’ ‘humaniste’ cultivé tout en disqualifiant l’autre ignorant. L’énonciation
contestatrice va de pair avec un mouvement d’autolégitimation. Il en va de même dans
un énoncé tel que « Universitas delenda est », qui capte l’aphorisation célèbre « Carthago
delenda est » de Caton l’Ancien lors des débats au sénat romain sur le sort de Carthage.
Cet énoncé manifestant n`est pas pris en charge par ses porteurs, mais son point de vue
est attribué aux ministres initiateurs des réformes. La polyphonie joue donc sur trois
plans d’énonciation : celui de Caton, celui des promoteurs des réformes et celui des
porteurs de l’affichette. La subtilité de ce dispositif tient au fait que, précisément, les
promoteurs de la réforme sont les adversaires de la culture qui véhicule la phrase de
Caton et la rend encore intelligible pour une communauté de privilégiés.

« Universitas delenda est »


Photo Yana Grinshpun

48 On le voit, il s’agit toujours de l’imitation ludique des textes ou de particitations


extraits d’un Thésaurus ‘humaniste’. Le renvoi à cet intertexte permet à la fois de
montrer un ethos de locuteur lettré et de disqualifier l’adversaire dont le propre est

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l’anti-ethos (ignare, inculte, bling-bling, matérialiste, etc.) On le voit dans cette


affichette qui joue sur la subversion d’une référence donnée sur le mode universitaire :
Sarkozy, N. & Pécresse, V. (2009) Comment tuer l’université et la recherche en une loi et
quelques décret ? Revue d’inculture appliquée. Vol 3. (2) 23-45 impact factor.

5. La princesse de Clèves
49 L’affaire de La princesse de Clèves en particulier ne manque pas de stimuler la créativité
des manifestants : à travers des pièces de théâtre, des cours donnés sur les places
publiques, de nombreux clips diffusés sur You Tube et Daily Motion, des chansons, des
caricatures, des marionnettes s’est imposé l’ethos d’un Sarkozy ennemi de la culture
‘humaniste’. Cet ethos contamine ses ministres. Un slogan de la manifestation du 14
février 2009 (par ailleurs, jour de la Saint-Valentin) a pris pour cible le discours de la
Ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, Valérie Pécresse : « Le duc de
Nemours vous rend bien “vos preuves d’amour” ». C’est un cas de double subversion. V.
Pécresse, dans un de ses discours sur l’enseignement supérieur avait cité un énoncé
proverbial « il n’ya pas d’amour sans preuves d’amour. Et ces preuves nous [le
gouvernement] nous vous les donnons tous les jours »6. Cet énoncé a été tout de suite
exploité par les adversaires de la réforme. Dans les autres énoncés manifestants qui
mentionnent la princesse de Clèves, la communauté universitaire est en règle générale
identifiée à la princesse, érigée en icône de la culture classique et de la résistance du
mouvement universitaire. En revanche, dans le slogan que nous venons de citer, c’est
au duc de Nemours, convoité par toutes les dames de la cour, que s’identifient les
‘humanistes’, en attribuant à Valérie Pécresse le rôle ridicule d’une amoureuse
éconduite.
50 De manière plus large, l’affaire de la Princesse de Clèves peut être analysée en termes
de construction de mémoire collective pour le groupe contestataire. Cette affaire
devient, dans la parole protestataire, un lieu de mémoire partagée, que les énoncés
manifestants ne cessent de réactiver et d’enrichir. Mais cela ne peut se faire qu’en
accordant une place prépondérante à l’auditoire interne de la manifestation.
L’auditoire externe, celui des non-manifestants, est d’ailleurs relégué à l’arrière-plan
par le seul fait que les affichettes sont difficilement lisibles au-delà de l’environnement
immédiat de leurs porteurs, à la différence des banderoles.

6. Un cas particulier de polyphonie : les


détournements littéraires
51 Supposons qu’au cours d’une discussion entre gens cultivés, quelqu’un énonce avec une
intonation spécifique une phrase de Corneille ou de Victor Hugo, avec la prétention
qu’elle soit reconnue par ses allocutaires. En produisant une telle particitation, il
s’efface derrière un hyperénonciateur qui fait autorité dans la collectivité concernée.
Mais l’autorité appelle facilement le détournement. Ainsi dans l’énoncé suivant :
Ô rage, ô désespoir, ô Pécresse ennemie
52 On a ici affaire à un détournement du vers célèbre du Cid. Il ne s’agit pas d’une
subversion qui viserait à disqualifier Corneille mais d’une captation ludique qui place le
locuteur à la place occupée par Don Diègue. En principe, le détournement est d’autant

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plus réussi que la modification est minimale ; c’est le cas ici car où « vieillesse »a été
remplacé par« Pécresse », ce qui permet de produire un énoncé dont la différence
phonique avec l’énoncé source est minime. Mais on ne peut pas s’arrêter là : le fait qu’il
s’agisse d’une aphorisation canonique (par sa forme, par son auteur et par sa notoriété)
du Thésaurus de la littérature classique permet une fois de plus au locuteur de montrer
un ethos de lettré, dont la cible, V. Pécresse, est censée dépourvue, elle qui précisément
est « ennemie » de la culture qui rend possible cette énonciation même.
53 Le mécanisme est quelque peu différent dans cet autre détournement du Thésaurus
littéraire qui utilise lui aussi le marquage rhétorique Ô + GN :
O préparateurs sibyllins ! ô supputateurs inféconds ! ô ministres intègres !
54 Une telle aphorisation s’appuie sur l’actualité. Le 12 février 2009, le ministre de
l’Éducation nationale de l’époque, en réponse à la demande des présidents des
universités de repousser la mise en place de nouveaux concours, avait répondu :
Et aujourd’hui, un professeur sur deux qui est recruté par moi, n’est déjà pas passé
par des systèmes de formation des maîtres. Il a tout simplement une licence ou une
maîtrise, et il se présente à nos concours et il les a. Donc moi je n’ai pas absolument
besoin d’entrer dans des discussions sibyllines avec les préparateurs à mes
concours. Je suis recruteur. Je définis les concours dont j’ai besoin. Je garantis la
formation professionnelle des personnels que je recruterai. Après, chacun nous
suit, ou pas.7
55 Le jeudi 19 mars 2009, dans un article du Monde, X. Darcos s’était prononcé encore une
fois sur le refus des universitaires d’accepter les réformes du gouvernement : « L’affaire
ne se clive pas entre les bons (la gauche) et les méchants (la droite). Cette supputation
est inféconde. Elle donne un exemple désastreux de notre jeunesse en privilégiant la
querelle ou le préjugé plutôt que la controverse argumentée. » On voit que Darcos n’a
jamais utilisé les groupes nominaux « préparateurs sibyllins », ni « supputateurs
inféconds ». C’est le créateur de l’énoncé manifestant qui fabrique une aphorisation
dont le locuteur occupe la place de Ruy Blas, héros roturier qui dénonce la corruption
de ministres issus de l’aristocratie. Il est clair qu’une telle captation ne fait sens que
pour un destinataire ‘humaniste’.
56 Les deux premiers groupes nominaux de l’énoncé utilisent, sur le mode de l’allusion,
des mots employés par la cible, en l’occurrence X. Darcos, pour soutenir un certain
point de vue. En revanche, le troisième groupe nominal, repris de V. Hugo, est
automatiquement attribué à un énonciateur adversaire du ministre, provoquant une
réinterprétation du début de l’énoncé qui inverse le point de vue8 : l’énonciateur de
l’aphorisation n’est plus Darcos mais les manifestants. Mais on peut proposer une autre
interprétation, selon laquelle les deux premiers groupes nominaux ont le ministre pour
énonciateur et le troisième les manifestants, qui disqualifient indirectement le point de
vue précédent en disqualifiant son énonciateur : ce dernier n’est pas « intègre ». Le
point de vue du ministre dans les deux premiers groupes nominaux serait énoncé sur le
mode de la subversion parodique. Comme dans toute parodie, l’énonciation
s’accompagne d’indices de mise à distance qui permettent au destinataire de percevoir
une dissonance ; à la différence de ce qui se passe dans l’ironie, le locuteur ridiculisé est
censé identifiable. Ce qui suppose une forte connivence : le destinataire doit être
suffisamment familier du discours subverti. Quant au point de vue des manifestants, il
ne peut être pris en charge par l’énonciateur auquel s’identifierait le
locuteur manifestant : en effet, l’énonciation de Ruy Blas est elle-même ironique,
puisqu’il entend railler les ministres malhonnêtes. Comme le souligne Berrendonner,

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« faire de l’ironie, ce n’est pas s’inscrire en faux de manière mimétique contre l’acte de
parole antérieur ou virtuel, en tout cas extérieur, d’un autre. C’est s’inscrire en faux
contre sa propre énonciation, tout en l’accomplissant. » (1981 : 215)
57 Dans des exemples de ce type, on saisit à quel point les plans énonciatifs sont intriqués.
Le détournement est une pratique de masque. Si, à sa manière, il dit ‘je est un autre’,
c’est pour mieux s’investir des pouvoirs de cet autre ou le ruiner. On ne peut se
contenter d’analyser de manière plus ou moins détaillée ces « jeux » : il est clair qu’ils
sont indissociables précisément de ce discours manifestant et des acteurs qu’il
implique. Derrière les « jeux » on entrevoit le sérieux d’affrontements politiques. Jouer
ainsi avec la langue et les réminiscences culturelles, c’est imposer une certaine
schématisation de la situation, légitimer l’espace à partir duquel on énonce.

Conclusion
58 De cette analyse, nous aimerions faire ressortir deux idées, pistes de réflexion pour des
recherches ultérieures. Le discours manifestant que nous avons étudié est hétérogène ;
il mêle un discours d’appareil (avec l’utilisation des slogans prototypiques, de formules
qui s’inscrivent dans une culture de la contestation de gauche et qui implique une forte
présence d’institutions et d’organismes tels que CNRS) et un discours ‘humaniste’ qui
implique une culture lettrée, la connaissance des langues classiques, des langues
étrangères et une dextérité verbale ostentatoire. Cette divergence recoupe en outre
pour une bonne part l’opposition entre les énoncés sur les banderoles et les énoncés
sur les affichettes. On peut la mettre en relation avec la présence massive des
enseignants de lettres dans ces manifestations. Ce pourrait être d’ailleurs un des
facteurs qui expliquent l’échec relatif de ces manifestations. L’identité énonciative que
revendiquaient ces acteurs ‘humanistes’ ne pouvait être comprise, dans la majorité des
cas, que par leurs pairs ; elle excluait même la majorité des universitaires. - Par ailleurs
l’analyse de notre corpus montre que la notion de slogan politique est beaucoup trop
liée à la vision traditionnelle du slogan comme énonciation collective, souvent
fortement soumise, d’un point de vue linguistique, à la fonction poétique
jakobsonienne. La notion plus compréhensive d’« énoncé manifestant » s’avère
nécessaire. Au-delà du cas de ces manifestations universitaires de 2009, on peut se
demander si la prolifération d’énoncés qui ne se montrent pas comme des slogans ne
témoigne pas d’une évolution du discours manifestant contemporain, qui apparaît de
plus en plus comme un lieu de tension entre les individualités et les identités
collectives, associées à des partis, des syndicats ou d’autres institutions. Les
manifestants ne se contentent plus de s’associer à des énoncés collectifs, ils produisent
des énoncés qui se veulent singuliers, aux deux sens du mot : uniques (propres à un
individu) et inattendus. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il y ait à plus ou moins
long terme substitution d’un type d’énoncé manifestant à l’autre ; il peut s’agir d’une
coexistence durable. Cela ne signifie pas non plus nécessairement que les énoncés qui
se veulent singuliers soient idéologiquement hétérogènes ; on a vu que ce n’était pas le
cas dans notre corpus, où l’on constate surtout des variations sur une topique très
réduite et très stable. Pour savoir si cette association entre les deux types d’énoncé
manifestants est une manifestation d’une tendance de fond, il faudrait effectuer des
comparaisons sur toute une période.

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Paveau, Marie-Anne & Pierre Zoberman (éds). 2009. « Corpographèses », numéro spécial de la
revue Itinéraires ltc, (Paris : Cenel-L’Harmattan)

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Reboul, Olivier. 1975. Le slogan (Paris : PUF)

NOTES
1. Voir Carrier 1989 ;1991, et Jouhaud, 1951.
2. Ce corpus est donc limité. Les manifestations universitaires de 2009 se sont déroulées dans
toutes les grandes villes françaises à forte population universitaire.
3. L’ironie du sort veut que X. Darcos soit agrégé de lettres et titulaire d’un doctorat d’études
latines.
4. D. Maingueneau (1987 : 33) appelle « anti-ethos » l’ethos opposé à celui de l’énonciateur. Dans
les textes polémiques cet anti-ethos est souvent explicité. A travers les énoncés manifestants, qui
mettent en scène l’ethos ‘humaniste’ des manifestants, se construit l’image d’un pouvoir au
service de l’argent, inculte et ennemi du savoir.
5. Sur « l’affaire de la Princesse de Clèves et N. Sarkozy » voir Grinshpun 2013 (à paraître) et
Grinshpun (2012).
6. (http://www.dailymotion.com/video/x8br0o_universites-pecresse-envoie-des-pre_news)
7. (http://www.rmc.fr/editorial/70932/darcos-aucune-raison-de-repousser-la-reforme/)
8. Ici « énonciateur » et « point de vue » sont pris au sens qu’ils ont dans la théorie de la
polyphonie de Ducrot (1984)

RÉSUMÉS
Au cours du deuxième semestre 2009 l’université française connaît une grève quasi générale
accompagnée par une série de manifestations. La manifestation est une situation de
communication qu’on peut appréhender à la fois comme construction d’une communauté de
conviction transitoire et comme espace de production et de « monstration » d’énoncés oraux et
écrits. Dix manifestations contre les réformes de l’université et de la formation des maîtres,
organisées dans la région parisienne, ont mis en scène ce que nous appelons le « discours
universitaire manifestant ». Nous abordons ici ce discours comme une pratique inscrite dans une
certaine conjoncture socio-politique. Ce travail se situe donc dans une perspective d’analyse du
discours et vise à articuler fonctionnements linguistiques et situations de communication à
travers les dispositifs d’énonciation.

During the second semester of the year 2009, the French academic community went on an almost
universal strike. Ten street demonstrations against the governmental reforms concerning
academic research and the training of future school teachers - took place. We consider street
demonstration as a particular situation of communication that can be perceived as a “place” of
production and an exposition of oral and written enunciations. In this article, we analyze these
enunciations as a type of discourse that emerged in a particular socio-political context. Thus we
adapt the discourse analysis perspective in order to articulate linguistic functions and
communication situations through different modi of enunciation.

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INDEX
Mots-clés : communauté discursive, énoncé manifestant, hyperénonciateur, particitation,
slogan
Keywords : demonstration, discourse community, enunciation, hyperenunciator, slogan,
“particitation”

AUTEUR
YANA GRINSHPUN
Université Paris III, SYLED-Clesthia

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La critique du discours des


« anciens » médias « mise au Net » :
un nouveau type d’argumentation
politique ?
Criticizing the “Traditional” Media on the Web: A New Type of Political
Argumentation?

Roselyne Koren

Introduction
1 La notion de discours politique réfère initialement aux paroles prononcées en public
par des responsables politiques dans le cadre de leur fonction. Il s’agit alors de
persuader l’auditoire afin de garder ou de conquérir le pouvoir. Or l’objet que nous
nous proposons d’analyser ici - la critique du discours et de la rhétorique de médias
écrits traditionnels sur la Toile - ne correspond pas à cette définition. Il s’agit au
premier abord d’un conflit de légitimité dans le champ des médias plutôt que de
délibération politique.
2 Ce n’est cependant pas ce conflit de légitimité qui constitue l’objet de cet article. On
souhaite contribuer ici à l’élargissement de la notion d’argumentation politique en y
intégrant la critique sur la Toile de la rhétorique de médias au service de la démocratie
représentative1. Il s’agira donc de tenter de démontrer qu’analyser, juger et
transformer les pratiques discursives et argumentatives de ces médias est l’une des
formes actuelles du politique pratiqué sur le Net2. Ce n’est certes pas la première fois
dans l’histoire de l’argumentation politique que la contestation de discours
institutionnels jugés coercitifs implique la mise en cause de leur rhétorique ; ce n’est
pas non plus la première fois que la complaisance d’une partie des médias à l’égard des
hommes de pouvoir fait l’objet de critiques virulentes de la part d’autres médias ou de
sociologues des médias. On ne prétendra donc pas que là se situe l’originalité du corpus

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constitué pour cette étude, ni la contribution spécifique de cet article au dossier. Il


s’agira en fait de rendre compte du changement de statut de ce métadiscours critique :
au lieu de constituer une sous-catégorie de la rubrique « médias », il est devenu l’une
des motivations fondamentales de la polémique autour de la dimension politique de
l’information3. Il est également présenté comme la raison d’être de la création de sites
comme La Gazette électronique Arrêt sur images4et Acrimed 5.
3 Ces deux sites s’opposent certes sur un point fondamental : le premier accorde une
importance primordiale à la délibération politique ; il n’est pas un site militant et se
refuse à passer de la critique à l’action6. Acrimed, par contre, est une association
politique militante qui déclare explicitement vouloir passer de la critique à l’action et
reproche aux journalistes de La Gazette leur refus d’intervenir activement dans le
combat politique pour le pluralisme et l’indépendance financière de la presse 7. Ce qui
les rapproche néanmoins, c’est l’importance primordiale accordée à une méthode de
contestation commune : l’analyse critique des pratiques discursives et argumentatives
de médias faisant, à leurs yeux, le jeu de l’État. Leur cible commune est donc la trame
langagière de tout discours où informer, c’est tenter d’assujettir le lecteur au lieu de
l’émanciper8. Ces deux médias confirment donc la pertinence de la définition élargie du
discours politique proposée par Pierre Carlier (2003 : 12-13) : « Tout propos qui
implique un jugement sur l’organisation de la communauté est politique » et par
« jugement sur l’organisation de la communauté » on entendra ici évaluation par ces
médias et mise en cause des langues de bois et des rhétoriques qui tentent de
déposséder les auditoires de leur liberté d’opinion et de masquer, sous les dehors de
l’information, des procédures discursives de domination idéologique.
4 Une dernière mise au point s’impose avant d’entrer dans le vif du sujet : présenter et
justifier la conception de l’argumentation qui sous-tend cet article. Il s’agit de trois des
axiomes de la Nouvelle Rhétorique perelmanienne, sélectionnés parce qu’ils éclairent
respectivement trois des aspects fondamentaux des argumentaires du corpus : 1)
l’ancrage de l’argumentation dans le discours d’un sujet autonome et responsable qui
assume explicitement ses prises de position ; cette conception du sujet nous semble liée
par des liens essentiels à la liberté de dire crûment, revendiquée et pratiquée dans les
textes du corpus ; 2) la décision de considérer son interlocuteur comme alter ego et
même comme le juge ultime de la légitimation de ses dires et non pas comme
l’allocutaire à séduire, à convertir ou à exclure. Cet axiome permet de comprendre les
enjeux de la critique qui a la passivité de l’auditoire des médias représentatifs pour
objet, mais aussi la décision d’accorder une place centrale à la coopération avec les
internautes ; 3) la déculpabilisation de l’acte d’énoncer des jugements de valeur et donc
l’élaboration d’un régime de rationalité axiologique ; le jugement de fait et la vérité
référentielle restent certes centraux dans un débat qui a la nature politique de
l’information pour enjeu, mais ils ne constituent plus un enjeu unique et primordial.
Évaluer le juste et le bien devient aussi important que dire le vrai. Ce qui était sacré
dans les anciens médias, soit la véridiction et le rapport objectif et spéculaire au réel,
est remplacé par l’argumentation d’opinions vraisemblables et de postures critiques
décomplexées assumant leur subjectivité, leurs évaluations et donc l’acte de juger.
5 On suivra donc ici le plan suivant : analyse critique des descriptions de la rhétorique
des médias traditionnels et, à travers elle, de celle des institutions dont ils serviraient
les intérêts, puis passage à la définition d’une rhétorique politique émancipatrice

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redevenue possible sur le Net. On appliquera enfin les résultats de cette exploration
focalisée du politique à l’ère numérique à l’analyse de quelques exemples types.
6 Ces exemples sont extraits d’un corpus qui comprend les quatre composantes
suivantes : 1) la version imprimée d’une centaine d’« émissions » ou de chroniques de la
Gazette Arrêt sur images, 2) deux petits livres publiés par La Gazette : un pamphlet
satirique, Crise au Sarkozistan (2010) et L’interview impossible Les questions jamais posées Les
réponses inavouables (2011)9, 3) une dizaine de textes publiés par Acrimed10, 4) les trois
premiers numéros d’une revue imprimée, Médiacritique(s), créée par Acrimed en octobre
2011. Ce corpus doit sa cohérence à la critique des discours coercitifs et des langues de
bois, mais aussi à une commune aspiration à repolitiser la société civile par le langage.

1. Tenants et aboutissants de la critique des langues


de bois institutionnelles
7 L’un des traits spécifiques de la critique politique à l’œuvre dans notre corpus est la
défiance à l’égard du pouvoir de domination de la rhétorique des discours
institutionnels. Celle-ci se caractériserait par l’activation de pratiques discursives
semblables à celles évoquées par Krieg-Planque et Oger (2010 : 92-95) : réduction de la
« dissonance », effacement des « traces de la conflictualité », « appel à l’assentiment »
et à « l’adhésion », soit en fait délégitimation de ce qui constitue l’un des traits
spécifiques fondamentaux de l’argumentation et du genre délibératif : la légitimité du
désaccord et de la réfutation. L’euphémisme est l’une des cibles privilégiées de ce type
de mise en cause ; il sert fréquemment d’exemple type car euphémiser, c’est selon ces
médias, masquer, opacifier et donc bloquer l’accès à un savoir crucial. On lit ainsi dans
Crise au Sarkozistan, publication de la Gazette @si, que le « coup de gueule » poussé par
une commissaire européenne, Viviane Reding : « C’est une honte ! Trop, c’est trop » au
sujet de l’expulsion de « Roms » par la France a été qualifié par David Pujadas de « ton
inhabituel de la part de la commission » (5). Le pouvoir et les anciens médias
pratiqueraient tous deux cette langue de bois incapable d’« appeler un chat un chat »
soit « les choses par leur nom » (7), alors que le Web permet de « nommer à tout va ».
« L’Homme fort du régime » y remplace la qualification euphémisée « les plus hautes
autorités de l’État », et « injure » y recadre « ferme démenti du directeur général de la
police » (7). Quant à la « langue de bois du pouvoir », l’auteur traduit « grand débat sur
l’identité nationale » par « campagnes de haine […] institutionnalisées » ; et le
rédacteur de Crise au Sarkozistan de conclure en soulignant la distance entre les
« slogans lénifiants du discours officiel » rapportés tels quels par la plupart des
« anciens » médias et la réalité soit « la vacuité d’une langue de bois omniprésente,
assourdissante, qui s’efforce de masquer la poussière » (72).
8 La rhétorique obscure des discours institutionnels est également la cible d’Acrimed. Le
site publie le 28 avril 2010 la seconde version mise à jour d’un « Lexique pour temps de
grèves et de manifestations », publié à l’origine en 2003 11. Elle comprend quatre
sections précédées par un axiome commun : « La langue automatique du journalisme
officiel est une langue de bois officielle ». Le nom « Réforme » est le premier lexème défini
dans la catégorie « I. Consensus sous surveillance ». La démarche pseudo-
lexicographique est la suivante :
Quand une réforme proposée est imposée, cela s’appelle « LA réforme ». Ne plus
dire : « les travailleurs combattent les politiques libérales qui favorisent chaque

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jour davantage les revenus du capital et dissolvent l’Etat social ». Ecrire : « Une autre
chose dont on peut être sûr - et qui nourrit l’antienne d’un pays impossible à réformer -, c’est
la nature difficile des rapports sociaux en France. La conflictualité l’emporte sur le
consensus. Vieil héritage de la culture ouvrière revendicative du XIXe siècle du côté des
organisations syndicales, crispées sur la défense des droits acquis [...]. »(Le Monde Economie,
mardi 7 juin 2005, page I).
9 « Consensus sous surveillance » met en cause le contrôle radical exercé par une pensée
unique interdisant toute velléité de contestation. L’emploi essentialiste de l’article
défini (LA réforme) est considéré comme un coup de force neutralisant a priori l’option
de la discussion et donc l’éventualité revivifiante du dissensus. L’énoncé qui permet de
« nommer à tout va », soit de référer à des acteurs sociaux prenant leur destin en main
et de désigner explicitement les causes de l’injustice, est traduit dans la langue de bois
institutionnelle du journal Le Monde où des notions abstraites inanimées comme la
« conflictualité » se substituent aux sujets sociaux12 protestataires. Ce type de
déréalisation bloque les procédures de contestation a priori : une notion abstraite,
même personnifiée, ne peut être interpellée. Cette rhétorique impersonnelle et pseudo-
scientifique donnerait lieu dans Le Monde à des jugements de valeur péjoratifs arborant
les apparences du jugement de fait socio-historique, comme l’indiquent ces énoncés
derrière lesquels on entend l’assertion axiologique implicite ‘c’est mal’ : « un pays
impossible à réformer », « culture ouvrière revendicative », « organisations syndicales
crispées », « La conflictualité l’emporte sur le consensus ». Il y a donc selon Acrimed
masquage du point de vue et discours codé pour initiés. Entrer en politique consiste en
l’occurrence à effectuer un travail d’analyse discursive critique et polémique qui
augmente la visibilité d’un trait fondamental des langues de bois : l’opacification du
dénoté. Acrimed a donc pour fin de pratiquer une critique des médias « radicale (parce
qu’elle prend les choses à la racine...) et explicative ; une critique intransigeante (parce
qu’elle ne se laisse pas intimider) et politique » par ses fondements et ses objectifs. Il
s’agit d’explorer des formes discursives de domination afin d’aboutir - contrairement à
la Gazette qui se veut néanmoins tout aussi radicale, explicative et intransigeante - à des
« propositions alternatives »13.

2. Défense et illustration du défigement et du


« décentrage » par le langage
10 La critique ne se limite toutefois pas à la dénonciation des langues de bois
institutionnelles. Il y a argumentation en faveur de la création d’une rhétorique de
« déplacement du centre de gravité de la démocratie, de l’espace médiatico-
institutionnel vers la société en conversation »14. A l’origine de cette entreprise : la
décision de chercher refuge15 dans « une contrée indépendante » ( ibid.) où les
« cybercitoyens » seraient hors d’atteinte, dans un espace démocratique participatif
favorisant la communication horizontale entre alter ego. On trouve ainsi sous la plume
des journalistes, mais aussi des scientifiques qui analysent la rhétorique
institutionnelle et celle de ses contestataires sur le Net, des métaphores spatiales
récurrentes qui opposent verticalité et horizontalité. « Système pyramidal », « parler
en surplomb », « journalisme en surplomb », « discours hiérarchique vertical » y
réfèrent aux médias traditionnels, jugés incompatibles avec la configuration en réseau
qui « interdit aux rédactions de s’organiser selon une classique hiérarchie pyramidale».

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11 L’horizontalité est le nouveau principe d’agencement de la démocratie participative,


comme le soulignent Fogel et Patino (2007 : 97)16. Il existe aussi, par ailleurs, des
métaphores liées à la notion de centre car parler au « centre » ou se « recentrer », c’est
se situer dans le champ de la démocratie représentative ; pratiquer, par contre, le
« décentrage », soit dans les termes d’Arrêt sur images : cesser de craindre le dissensus,
« nommer les choses sans précautions verbales » 17, c’est prendre le parti d’une
rhétorique de la « périphérie » et en décupler la force au point qu’elle « semble l’avoir
définitivement emporté sur le centre », comme le souligne Soulages (2010 : 131). Le
lecteur internaute « débarquant par une faille spatio-temporelle dans le texte » de
l’actuel rédacteur en chef du Monde, affirme Daniel Schneidermann dans la Gazette du
04.11.201018, aura l’impression « de se retrouver dans une salle de musée, en dehors des
heures d’ouverture » soit dans ce « journalisme de surplomb et de l’entre-soi » qui est
un journalisme d’initiés, « un journalisme de club anglais à boiseries, que le Web a
rendu tragiquement caduc ». Une fois installé dans les espaces discursifs participatifs
de la Toile, le journaliste Web, comme tout autre internaute, peut mettre sa liberté à
profit afin de revivifier la « tradition frondeuse » du peuple français, progressivement
étouffée par les anciens médias et les hommes de pouvoir, affirme l’auteur anonyme 19
de Crise au Sarkozistan. Il peut surtout inverser, transgresser ou déplacer les anciens
codes et faire bouger les lignes de démarcation si propices à la neutralisation des
velléités de contestation.
12 Défiger et décentrer les mises en mots officielles, c’est aussi modifier le rapport du
média à l’auditoire. Les lecteurs de la Gazette sont ainsi constamment invités à
commenter, discuter, contredire et\ou réfuter les dires des journalistes et même à
soumettre des articles à la rédaction. Ils jouent un rôle actif dans le maintien ou la
suppression des émissions. Les journalistes et leurs publics sont donc des sujets de
droits égaux dont l’identité est circonscrite par les noms qui les désignent : « individu
connecté » (Flichy 2004), individu « incertain » (Rieffel 2005), « surveillant »,
« déclencheur d’alerte », « redresseur », « rebelle », « résistant », « dissident », « juge »
(Rosanvallon 2006), « incontrôlable » résolument installé de l’autre côté de la « ligne
jaune » qui le sépare du public des médias « estampillés » 20 de la démocratie
représentative, soit individu pratiquant sur la Toile une fonction critique politique.
13 Cet « individu connecté » y est confronté aux autres internautes avec lesquels il partage
des interactions verbales rendant au discours sa fluidité perdue 21. Résister aux discours
institutionnels, permettre de « penser en dehors des clous » implique que l’on
redynamise la parole dépolitisée en réinsérant par exemple, dans un dossier consacré à
la crise économique, des débats autour de notions taboues comme « protectionnisme »,
qui serait devenu un terme imprononçable dans les espaces publics institutionnels de la
démocratie représentative22. Faire bouger les lignes, réanimer les langues de bois et
revivifier la parole politique, c’est aussi, comme on le verra dans le développement ci-
dessous, conversationnaliser la rhétorique interactive et créer de nouveaux genres
discursifs. « Ligne j@une » en est un exemple type puisque l’émission a pour but
d’explorer « les zones grises et les frontières mouvantes entre nouveaux et anciens
médias », soit les « frontières » entre « volonté de taire », connivence délibérée avec le
pouvoir et « légitime prudence » (@si (31.03.2009) ou responsabilité enfin « assumable »
et assumée.

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3. De quelques techniques de décentrage des discours


institutionnels : la rhétorique du politique sur le Net
14 On passe donc à présent à l’analyse de pratiques discursives jouant un rôle
fondamental dans la création d’une nouvelle rhétorique du politique mis au Net. On se
limitera à deux exemples types23 : la « conversationnalisation » de la parole critique et
la création de genres d’articles.

3. 1. La scénographie de la conversation

15 Cette stratégie est qualifiée par Fairclough (1994 : 254, 261) de


« conversationnalisation » soit de « modelage du discours public sur les pratiques
discursives de la vie ordinaire »24 ; c’est un « trait distinctif envahissant du politique ».
Cet écrit oralisé, essentiellement pratiqué dans notre corpus par les auteurs de La
Gazette, est doublement emblématique. C’est une arme langagière de défigement pour
tout acteur social désireux de combattre la rhétorique institutionnelle verticale et ses
discours de «grand-messe » consensuelle et péremptoire. Il est aussi représentatif de la
volonté de modifier le rapport du médiateur à l’auditoire25. L’intégration d’un français
parlé interactif dans la trame de la rhétorique informationnelle voudrait mettre fin aux
constats monogérés et aux diktats d’une pensée unique diffusée par des porte-parole
distants et anonymes faisant le jeu des institutions. La conversationnalisation est dans
La Gazette un gage de proximité et d’interactions inhérentes à une conception
participative de la démocratie.
16 Cette rhétorique présente enfin un dernier avantage majeur : converser n’implique pas
l’obligation de prendre clairement et définitivement position ni de conclure, aucune
des voix n’est astreinte à remplir le rôle de point de vue fédérateur. Voici les formes
que revêt cet écrit oralisé dans un extrait du texte de présentation de la nouvelle
« émission » « Ligne jaune » qui a pour but de défiger et de décentrer les discours
institutionnels et de transgresser leurs interdits :
Eh non, ce n’était pas un poisson d’avril, comme l’ont cru certain malins sur le
forum [...] Notre première émission «ligne jaune » est... en ligne. Ligne j@une,
kesaco ? Simple comme bonjour. Une émission au ras du macadam.[...] C’est une
émission à risques. Elle dérapera parfois, au-delà de cette fameuse ligne imaginaire.
[...]. Vous protesterez [...]. Mais ce n’est pas grave. Vous serez là pour rétablir les
approximations inévitables, vous élever contre les énormités, et (j’en suis sûr) ne
pas tomber dans le piège des provocations.
17 Les traces discursives de la conversationnalisation sont ici les suivantes : prise de
parole à la première personne, « je » explicite, adresse directe aux @sinautes désignés
par « vous », niveau de langue familier ludique et convivial : désignation de quelques
@sinautes par « certains malins », scénographie de la devinette pour enfants : « ce
n’était pas un poisson d’avril », « kesaco ? Simple comme bonjour ». Les membres de
l’équipe reconnaissent ouvertement qu’ils ne sont ni omniscients ni tout-puissants et
qu’il y aura des risques de « dérapage » soit des écueils en tous genres puisqu’on ose
s’attaquer à des tabous. C’est là que l’auditoire, dont la rédaction a pu observer les
réactions dans les forums, entre en scène, un auditoire que la rédaction connaît
suffisamment pour prévoir d’avance ses réactions : regard critique vigilant à l’égard du
média, protestation soit responsabilité assumée : « Vous serez là pour rétablir les

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approximations, vous élever contre les énormités, et (j’en suis sûr) ne pas tomber dans
le piège des provocations.».
18 On peut se demander toutefois si les enjeux de la scénographie de la conversation sont
totalement différents de ceux de la rhétorique impersonnelle des anciens médias. Ne
pourrait-on pas considérer qu’en dépit de différences formelles abyssales – rhétorique
pseudo-objective pontifiante d’un côté, interactions verbales aux apparences
conversationnelles familières de l’autre - elles partagent toutefois la même réserve
quant à la question de l’engagement et du passage à l’action ? Ce qui pourrait les
rapprocher, c’est un même argumentaire implicite qui dirait grosso modo : ‘vous n’avez
rien à craindre ; nous n’avons pas l’intention de nous ingérer dans votre passage à
l’action politique ni de vous dire par exemple pour qui voter ; on ne souhaite pas
dépasser les limites du politique’26. On restera dans le champ de l’information, de la
délibération, de la critique et de la fonction de veille. La communication « verticale »
voudrait rassurer le lecteur en arborant des apparences de neutralité, la
communication « horizontale » d’égal à égal le rassure en se contentant de converser
avec lui et/ou devant lui et de concilier paroles « castagneuses » conflictuelles et
paroles « tendres »27 conviviales sans déboucher sur la moindre injonction ou incitation
à passer aux actes ni à se fédérer et à s’agréger.

3. 2 La création de nouveaux genres discursifs

19 Passons à présent au second et dernier exemple type permettant de définir et


d’analyser la rhétorique de reconfiguration de la parole politique mise au Net. Il s’agit
de la création de nouveaux types de textes28. La Gazette propose des « émissions »
comme « le neuf-quinze », « ligne jaune », « d@ns le texte », « Chez les éconautes » où
l’on peut observer la mise en œuvre de pratiques discursives hétérogènes, unifiées par
des rituels et par la désignation explicite des enjeux du nouveau genre discursif 29. Les
contraintes que s’imposent les créateurs de ces émissions sont désignées et justifiées
explicitement ; elles lient une liberté et une responsabilité énonciatives retrouvées à
une nouvelle conception de la parole politique. Il y a rupture consciente et délibérée
avec la doxa régulant les contraintes discursives et rhétoriques des genres d’articles
traditionnels. On appliquera donc aux textes du corpus la notion d’« institution
discursive » définie par Maingueneau (2010 : 86-87 ). L’analyste du discours y juxtapose
les deux acceptions suivantes : 1) « action d’établir, processus de construction
légitime » et 2) « (sens usuel) organisation de pratiques et d’appareils » ; les genres
discursifs ainsi établis sont « pensés à travers les métaphores du rituel, du contrat, de la
mise en scène ». Cette définition permet de revisiter et d’amender la notion de discours
institutionnel et d’en élargir le sens de façon à ce qu’elle puisse référer aux prises de
parole politiques à la fois représentatives et participatives. « Action d’établir » réfère
dans notre contexte aux initiatives prises par les rédacteurs des deux sites en matière
de genres discursifs innovateurs. Ces actes créateurs sont accomplis par des
« individus-citoyens » qui se soucient du bien commun, mais s’opposent à la
« citoyenneté définie comme transcendance et abstraction »30. « Construction
légitime » correspond à la création et à la configuration proprement dites des genres de
texte, légitimées par le lieu d’où parlent ces médias, soit les espaces discursifs de la
société civile et de la démocratie participative où chacun est amené à assumer une
conception à la fois individuelle et collective de la responsabilité. Les exemples et

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extraits que l’on commentera ci-dessous illustreront ce que Maingeneau qualifie de


« métaphores du rituel, du contrat, de la mise en scène » 31.
20 La première illustration concerne l’émission « D@ns le texte » qui décentre,
reconfigure et politise le genre du compte rendu littéraire. La création de l’émission est
annoncée le 8 mars 2009 dans la chronique « Chez nous » où les rédacteurs de La
Gazette décrivent et justifient le making of du site. On y retrouve la scénographie de la
conversation avec un auditoire dont on sollicite les réactions et donc la légitimation ou
les critiques. L’analyse de la rhétorique des discours politiques y est présentée comme
la motivation par excellence de l’émission. « D@ns le texte » aura pour but de « rentrer
dans les textes avec gourmandise et […] exigence » et d’explorer le politique au prisme
d’ouvrages littéraires32 ou d’« articles, discours et pourquoi pas vidéos ? » ou même « de
grands textes classiques » ; la puissance verbale de ces derniers pourra constituer un
angle d’attaque pertinent et éclairant pour tout @sinaute à la recherche d’une
interprétation philosophique approfondie du politique. Il s’agit d’y « révéler de
manière spectaculaire combien la textualité est polysémique, ambivalente, gisement de
débat », « “provocation” dans le beau sens du mot à penser plus loin, à faire VIVRE le
texte dans la pluralité de ses significations »33. Bref «D@ns le texte » sera « partout où
un texte élaboré et mystérieux » « aux entrailles profondes », « entre en collision avec
le monde d’aujourd’hui » et répond à des questions sourdes et latentes 34. L’intérêt que
manifeste l’émission pour le « rôle des textes dans le déclenchement des
insurrections »35 conduit ainsi la rédaction de La Gazette à inviter Eric Hazan, directeur
des Éditions La Fabrique et éditeur d’un petit ouvrage anonyme intitulé L’insurrection
qui vient, puis à discuter avec lui d’un essai politique rédigé par Nathalie Quintane et
intitulé Tomates. Cet ouvrage, qualifié d’« OVNI » par la rédaction, a retenu son
attention car elle y retrouve, comme on le verra ci-dessous, quelques-uns de ses
axiomes et de ses enjeux fondamentaux. Hazan, lecteur de Quintane, déclare en effet au
cours de l’émission : « ce livre n’est pas politique parce qu’il parle de politique, mais en
raison de la manière dont il est construit ». L’ouvrage est agencé, à ses yeux, à rebours
de la rhétorique dominante des « narrations industrielles » soit les « romans,
storytelling, articles de presse », il serait contestataire et « subversif » du seul fait de ce
renoncement radical aux contraintes institutionnalisées du genre du récit littéraire ou
médiatique. La rédaction du média digital voit dans cet essai la mise en œuvre d’une
rhétorique politique puisant des forces dans l’évocation de grands textes classiques
(Quintanecite et commente, entre autres, abondamment des extraits de Blanqui ) et
transformant la dislocation délibérée de la mise en intrigue en acte de protestation
politique. L’analyse de cet extrait du chapitre 1 nous servira d’exemple type :
Penchée sur mes plants de tomates, désherbant délicatement tout autour et
sectionnant les feuilles basses pour ne garder que la tête, je me suis vue travaillant
ce faisant comme à Tarnac, la culture de tomates dans une zone très limitée de
mon jardin. [...]Aussi ai-je vu (vision) des écrivains, [...] sinon maniant la binette [...,
pour les plus conséquents, reprendre enfin Blanqui [...] couplant cette lecture aux
arrestations opérées au village de Tarnac [...]. J’achetai, en 2008-2009 surtout, un
nombre considérable de livres politiques historiques tentant de compenser ma
minorité numérique en la bardant de ces livres [...] minorité parce que j’habite à la
campagne, et que la campagne est une chose bizarre, comme l’a bien suggéré
Benjamin de Tarnac en décrivant les flics de la police scientifique [...] disant que la
campagne c’est pas mal et décidant peut-être au retour de planter des tomates.
J’avais prévu d’acheter les graines à Kokopelli – de tomates. Ils vivent dans le Gard
– pour ce déjà peut-être sur la liste des départements d’opposition, Corrèze ou
Alpes de Haute-Provence -, vendent et cultivent des plantes oubliées, des semences,

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diffusent la recette interdite du purin d’orties, que je tiens de mon père [...].
Transposé, le problème du choix entre une graine non industrielle et un plan issu
d’une graine industrielle équivaut au dilemme du militant se demandant s’il reste
au parti socialiste par fidélité pour un passé doux ou s’il le quitte, et cela le violente
(7-17).
21 Le travail de dislocation de la trajectoire rectiligne du récit est effectué ici par les
techniques suivantes : l’essai oscille entre l’évocation d’une narratrice, l’auteur du
volume, se livrant à une activité prosaïque anodine : la « culture de tomates» et un
questionnement politique sur l’interdiction (« la recette interdite du purin d’orties »),
mode de gouvernance coercitif répressif, mais aussi sur la résistance de la société civile
(« les départements d’opposition »). Blanqui amplement cité et commenté dans le
volume remplit la fonction de modèle du « syndicalisme révolutionnaire » et de
l’éloquence protestataire. Tarnacest le nom de la localité où a eu lieu « l’accident
politique » que l’auteur de Tomates considère comme emblématique (arrestation de
citoyens soupçonnés d’avoir saboté le réseau SNCF)et qui inspire une critique de la
violence étatique se poursuivant dans tout le livre. L’initiative de ce questionnement
politique n’est pas prise par la représentante d’une institution gouvernementale, mais
par celle d’une « minorité numérique »36, soit par une voix individuelle montant de la
société civile afin d’exercer une fonction critique autonome. L’insertion dans ce
chapitre de dix-sept pages de trois pages de conversation familière entre l’auteur et son
père (13-16) sur des sujets prosaïques aux antipodes de considérations politiques
rappelle la scénographie de la proximité insérée par La Gazette dans la trame de
l’information politique pour y décentrer et y contester la solennité et le sérieux du ton
de discours institutionnels. Promouvoir sur la Toile un ouvrage « périphérique »
comme celui-ci, c’est donc contribuer à donner la parole à une minorité marginalisée et
décentrer le genre descriptif du compte rendu vers des espaces discursifs politiques où
l’acte de « dire non »37 est accompli d’entrée de jeu par les formes non conventionnelles
de l’agencement textuel.
22 D’autres émissions auraient assurément mérité d’être commentées, mais on se limitera
au moment de conclureau commentaire d’un extrait d’une nouvelle chronique, « Chez
les éconautes » créée afin de tenter de comprendre le langage codé et les tenants et
aboutissants de la crise économique en France et dans le monde. La chronique est
définie en ces termes : « voyage en Patago-économie, pays si proche mais aux dialectes
si mystérieux. Par Anne-Sophie Jacques, voyageuse néophyte (ou presque) en
« économie, mais experte en désossage des jargons ». Cet extrait 38, le voici :
Que disent les « textes sacrés » du PS sur le quotient familial ? Notez que j’aurais pu
[...] rendre la fiscalité plus sexy que Canto [l’ex-footballeur Eric Cantona instigateur
d’un mouvement social]. Je suis sûre que c’est possible. Après tout, qu’y a-t-il de
plus chaud qu’une fusion (CSG/IRP) ? De plus torride qu’une progressivité (de
l’impôt) ? De plus appétissant qu’une assiette (fiscale) ? Pas grand-chose, nous
sommes d’accord. Au défi sur velours je préfère le défi c’est du lourd alors je me
colle à la paléographie, « cette science qui traite des écritures anciennes, de leurs
origines et de leurs modifications au cours des temps et plus particulièrement de
leur déchiffrement » et décortique pour vous les textes sacrés du PS.
23 On considérera ce passage comme un exemple type de la rhétorique du politique mis au
Net par La Gazette, pour les raisons suivantes : 1) défigement des jargons d’experts,
désacralisés par l’ironie verbale de qualifications anti-phrastiques comme « sexy »,
« chaud », « torride » référant au champ aride de l’économie, 2) traces discursives de
conversationnalisation : recours aux pronoms interactifs « je » et « vous », simulation

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d’un échange de questions et de réponses, français parlé familier : « je me colle à », 3)


ton ludique qui prend le contre-pied du ton solennel ou pontifiant des « grands-
messes » institutionnelles et recourt à la métaphore du voyage « en Patago-économie,
pays si proche mais aux dialectes si mystérieux » pour nommer une enquête sur un
sujet économique ingrat. Plusieurs techniques convergent en l’occurrence : création
d’un néologisme, fictionnalisation ludique de l’économie grimée en contrée exotique, 4)
réactivation de la dimension phonétique du discours. On peut l’observer dans
l’homéotéleute « velours/lourd » qui confronte les faux risques courus par les anciens
médias à la gravité de risques affrontés sans tergiverser par les nouveaux médias. A ces
jeux de mots phonétiques s’ajoute une figure de répétition : la cadence ternaire de
« qu’y a-t-il de plus chaud qu’une fusion (CSG/IRP) ? De plus torride qu’une
progressivité (de l’impôt) ? De plus appétissant qu’une assiette (fiscale) » - qui
augmente l’impact de l’ironie par antiphrase (les dénotés de chaud, torride et
appétissant réfèrent à un ennui mortel) et parachève l’opération de défigement
discursif : il n’y a pas une dimension du langage qui n’ait été réactivée. Le mélange
intentionnel des niveaux de langue – technique notoire de la satire politique et sociale -
n’a pas uniquement pour fin de tourner en dérision un discours exagérément opaque,
mais de lui substituer une prose fluide et souple qui allie lexique cultivé et familier :
« néophyte », « paléographie », « progressivité (de l’impôt) » y vivent en parfaite
harmonie avec « sexy » ou « je me colle ». L’écriture est redynamisée et donc repolitisée
par l’agrégation vivifiante de registres discursifs hétérogènes. A la puissance de ces
divers types de prose s’ajoutent la force illocutoire, la plasticité et la fluidité du langage
parlé et de la conversation, mais aussi l’impact de qualifications métaphoriques comme
« désosser les jargons », « décortiquer les textes sacrés du PS » rappelant que l’analyse
des rhétoriques des discours publics est plus que jamais indissociable du politique mis
au Net. Ce nouveau genre de texte exerce ainsi un devoir de veille critique, ancré dans
un langage et une rhétorique dont le non-conformisme est une nouvelle forme de
contestation politique.

Quelques mots de conclusion


24 La décision de « nommer à tout va », de dire crûment ce que masquent les
euphémismes, bref de tenir un discours critique sans concessions face à toute pratique
discursive qui tenterait de déposséder les citoyens du droit de comprendre, de
contester et de juger n’est pas en soi une nouvelle forme du politique. Les journalistes
révolutionnaires avaient déjà inclus dans leur combat contre les monarchistes la
nécessité d’émanciper les leurs par le démasquage de la rhétorique aliénante 39 des
« aristocrates». Ils avaient créé et préconisé à cette fin le « parler vrai » 40, sa syntaxe
délibérément paratactique et son rythme heurté afin de soustraire le peuple aux
manipulations des maîtres d’hier et de leurs tentatives langagières d’endormir sa
vigilance et sa méfiance. Les responsables de La Gazette cherchent de même à mettre en
œuvre des stratégies discursives aptes à déstabiliser et neutraliser les discours de
domination institutionnels, tandis que les auteurs d’Acrimed se livrent à des attaques
langagières en règle contre les « impostures » rhétoriques des agents de la domination
par le langage et de leurs complices médiatiques. Aujourd’hui comme hier, c’est en
choisissant une rhétorique à rebours de la rhétorique critiquée et refusée que les
internautes du corpus tentent d’élaborer un nouvel avatar rhétorique de la
contestation politique. Il y aurait toutefois une vérité à admettre : un discours

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participatif contestataire ne peut émerger du néant ; il est contraint de se définir par


rapportaux discours représentatifs et donc de composer avec la solidarité des
contraires. Un clivage par trop radical entre démocratie participative et représentative
ne risquerait-il pas de mener la rhétorique de contestation « horizontale » à de
nouveaux types de ressassement et de figement discursif ?
25 Il me semble toutefois nécessaire, au moment de conclure, de renforcer la visibilité des
lieux discursifs que l’on a considérés, dans le corpus de cette étude, comme proposant
de nouvelles formes d’argumentation politique. Il s’agit tout d’abord du retour du sujet
qui revendique la liberté de dire sans déléguer le droit à la prise de parole politique à
un quelconque représentant et en assume lui-même ouvertement les responsabilités.
Les « individus connectés », soit l’auteur du Net et/ou son lecteur, sont des sujets de
droits égaux ; le proposant et l’opposant de ces échanges sont l’un pour l’autre des
juges qui évaluent et le vrai et le juste ; ils tentent ensemble ou séparément de
démonter les stratégies discursives ou argumentatives coercitives et de leur substituer
un langage émancipateur. Ceci les conduit ainsi à substituer l’ « horizontalité » à la
« verticalité », la proximité à la distance soit les vertus de la conversation à celles des
grands-messes, mais aussi à créer de nouveaux genres discursifs dont les contraintes ne
sont pas imposées du dehors par un système de valeurs préétabli, mais par des
individus. Ces derniers n’acceptent que ce qui fait sens pour eux et considèrent ne plus
avoir besoin de diktats « en surplomb » pour remplir des devoirs civils définis par une
éthique de responsabilité à la fois individuelle et collective.

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NOTES
1. Cf., à ce sujet Amossy et Koren (2010 : 14).
2. Formule employée par Marc Bonhomme et Michaël Rinn (2006) dans : « La politique mise au
Net ».
3. .« Faire de la politique, c’est critiquer les médias » est ainsi le titre d’une émission de
novembre 2010 (Gazette@si 150, 05.11.10) où l’un des collaborateurs du média, Didier Porte,
déclare : « faire de la politique aujourd’hui, c’est faire de la critique de médias, regardez
Mélenchon ! ». Et de fait l’un des leitmotive de la campagne électorale d’hommes politiques
comme François Bayrou en 2007, Arnaud Montebourg, Vincent Peillon et Jean-Luc Mélenchon est
la nécessité de problématiser la connivence médias/institutions et les modalités anti-
démocratiques de l’ingérence de ces mêmes médias dans l’orientation de la vie politique. Ce type
d’ingérence est d’ailleurs présenté comme la cause décisive de la création d’Acrimed ; cf., à ce
sujet, la note 5.
4. La création de La Gazette par Daniel Schneidermann dont la carrière a commencé dans la
presse écrite traditionnelle et à la télévision, correspond à un désir de rupture avec une
conception de l’écriture considérée désormais come inconciliable avec l’« information
participative ». Schneidermann justifie ce point de vue dans une tribune emblématique, publiée
dans Libération « La fin des “médias finis” ?» dont voici un extrait : « Information représentative
contre information participative, les deux promesses semblent aussi inconciliables que deux
religions différentes. Si j’ai adhéré à la seconde, si je me suis laissé convertir à la religion de la
wiki-information [...] il n’y a plus de marche arrière possible. Je ne reviendrai jamais à “l’actualité
finie”. Cette “Actualité” majuscule que j’ai laissée derrière moi m’apparaît dans le rétroviseur
comme une construction subjective, un choix parmi tant d’autres possibles, rien de plus ».
5. L’association Acrimed est née d’un profond sentiment de malaise et d’un désir de contestation
publique face au traitement médiatique du mouvement social de novembre-décembre 1995 et des
grèves nationales qu’il avait entraînées (cf., « Nos objectifs » et « Où en est la critique des
médias ?» http://www.acrimed.org/rubrique107.html.et www.acrimed.org/
article3328.html ).Ses membres sont « journalistes », « salariés des médias », « chercheurs et
universitaires, acteurs du mouvement social » et « usagers des médias ». Cette association
voudrait activer simultanément des « savoirs professionnels », « théoriques » et « militants » « au
service, affirme-t-elle, d’une « critique indépendante, radicale et intransigeante », cf. « Quelle
critique des médias ? », http://www.acrimed.org/article3421.html.
6. Patrick Charaudeau (2005 : 30-31) considère le « commentaire » comme le troisième « lieu de
fabrication du discours politique », les deux premiers étant le « système de pensée » idéologique et
« l’acte de communication ». Ce genre discursif n’engage pas les actants qui s’y livrent ni leurs
auditoires dans une action concrète ; il se situe dans le champ du politique où il s’agit
essentiellement de problématiser des opinions sur un mode plus ou moins conflictuel, dans le
champ de la société civile.

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7. Voir « Acrimed sur le plateau d’< Arrêt sur images > », 5.5.2010, http://www.acrimed.org/
article3369.html. , texte de 12 pages où Henri Maler, membre de l’association, déclare que celle-ci
« ne se satisfait pas de s’adresser à des “consommateurs de contestation, mais souhaite s’adresser
à des “acteurs collectifs” ».
8. Les responsables des deux sites ont confronté leurs points de vue à plusieurs reprises ; l’une de
ces confrontations donne lieu en mai 2010 à une émission sur le plateau de la Gazette et à un
rapport détaillé dans Acrimed.
9. Cf., dans les deux cas, arretsurimages.net. Ces deux petits livres de 96 et 94 pages sont
distribués par www.lepublieur.com , « préface» de Daniel Schneidermann dans Crise au
Sarkozistan, « transcription » par ce même auteur dans L’interview impossible.
10. Ces textes ont de quatre à six pages en moyenne, mais « Informer sur l’information – Petit
manuel de l’observateur des médias », édité en février 2004 et épuisé depuis, vient d’être
rediffusé sur le site, le 13.02.2012, http://www.acrimed.org/article1446.html. C’est un texte de
vingt-deux pages.
11. http://www.acrimed.org/article3367.html
12. Le numéro 1 de la revue Médiacritique(s) consacre un article (« Fétichisme médiatique : “Les
marchés” pensent pour vous ») à cette rhétorique du « ça parle » qui personnifie les marchés et
les transforme en « sujets individuels et vivants qui pensent, s’inquiètent, attendent ou
raisonnent » (7-8). Il s’agit là d’une technique notoire ; cf., à ce sujet, Koren (1996 : 78-82).
13. Cf. « Quelle critique des médias ? », 06.09.2010, http://www.acrimed.org/article3421.html.
Ces « propositions alternatives » concernent essentiellement la transformation de la question des
médias en problématique politique et un projet de réorganisation du financement des médias et
du cadre institutionnel chargé de faire respecter leur autonomie, mais aussi d’exercer un
contrôle éthique.
14. Entretien avec Dominique Cardon, sociologue et auteur de La démocratie Internet, Le Monde,
http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/10/08/pourquoi-l-internet-n-a-t-il-pas-
change-la-politique_1422756_651865.html.
15. Dominique Cardon souligne dans l’article cité ci-dessus (cf. la note 14) que « beaucoup
s’abritent tranquillement dans des espaces conversationnels en clair-obscur ».
16. «Tous [les pionniers du journalisme en ligne] offrent de façon invariable l’image d’un monde
horizontal. La configuration en réseau de leur média interdit aux rédactions de s’organiser selon
une classique hiérarchie pyramidale. »
17. Émission du 23.12.2010 Par la rédaction, « Face à l’affaire Woerth, Montesquieu aurait feint la
naïveté », http://www.arretsurimages.net/contenu-imprimable.php?id=3626.
18. « Le monde, une autocritique pour initiés », http://www.arretsurimages.net/vite.php?
id=9544.
19. Cf. « De l’impertinence, ou le refuge Internet » (p.57). Cet anonymat est bien sûr fictif :
Schneidermann est l’auteur de ce livre et du suivant : L’interview impossible. Ce recours à un
anonymat fictif est une technique ludique, ironique. Les instances du pouvoir n’ont pas prise sur
le discours de l’internaute ; simuler une prudence superflue est un type de dérision narquois.
20. Cf. « Lignes jaunes », 31.03.2009, http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=1821.
21. Les techniques d’Internet jouent bien sûr un rôle central dans cette idéologie de la plasticité,
de la fluidité et de l’horizontalité. L’internaute est un « navigateur roi » (Fogel et Patino 2007 :
31), un promeneur libéré du joug d’instances verticales, qui bénéficie de la libre circulation de
l’information. Il peut ainsi mettre à profit, lit-on dans Réseaux 150 : 75, « des chaînages
argumentatifs [ramassés] dans un lien hypertexte » et « littéralement déplier dans un clic des
propositions pour s’assurer de la robustesse des faits sur lesquels elles s’appuient ».
22. Gazette d’@rrêt sur images,no 173, « Mélenchon et Todd : et si on écoutait enfin les
gugusses ? », 15.04.2011, http://www.arretsurimages.net/dossier.php?id=244, 3931, 3932.

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23. La rhétorique du portrait de l’homme de pouvoir et de la satire politique et sociale aurait pu


constituer un troisième exemple type particulièrement significatif. On y a renoncé pour ne pas
dépasser les limites de l’article, mais aussi parce que ces genres discursifs ne sont pas spécifiques
du politique mis au Net.
24. Le terme de « conversationnalisation » ne réfère pas en l’occurrence au système global
d’interaction verbale pratiqué sur le Net, mais à une scénographie de la proximité, spécifique de
la rhétorique de La Gazette. On pourrait la qualifier dans les termes de Rosanvallon (2006 : 72-73)
de « forme politique ». Les enjeux de cette rhétorique sporadique seront problématisés dans le
développement ci-dessous.
25. Cf., Bonhomme et Stalder (2008 : 15). Le corpus construit par les auteurs de l’article concerne
certes des sites de partis politiques, mais il apparaît clairement que certains d’entre eux ont
intériorisé cette nouvelle rhétorique et accordent une place centrale à la totalité de « la palette
des possibilités dialogiques» recensées et classées dans cette analyse des pages d’accueil.
26. Acrimed insiste sur le fait qu’elle souhaite ne pas se limiter à une posture de contestation,
mais passer du politique à la politique. L’association se dit en outre ouvertement de gauche, mais
elle n’est affiliée à aucun parti et se refuse, à la veille des élections présidentielles de 2012, à
inciter à voter pour un candidat particulier. Son engagement consiste donc essentiellement dans
la tentative de démontrer que la question de l’autonomie financière et administrative des médias
et de leur déontologie est un problème politique national, ce qui conduit l’association à la
formulation de propositions concrètes à ce sujet.
27. Cf. la présentation de la chronique par son producteur, Daniel Schneidermann, le 31 mars
2009, dans la rubrique « Chez nous » où est présenté et justifié le making of du site, http://
www.arretsurimages.net/contenu.php?id=1824. La Gazette n’a pas inventé cette scénograhie dont
on peut observer de brèves apparitions dans les billets d’humeur de la presse écrite
traditionnelle ; elle y est souvent activée à des fins politiques satiriques (cf. Koren 1996 : 54-158).
La différence consiste donc dans le statut de cette scénographie : simple technique ludique dans
le billet d’humeur ; forme rhétorique du politique sur le Net.
28. Cf., au sujet des notions de type de texte ou de genre de discours, l’entrée « genre de
discours » rédigée par Charaudeau (2002 : 277-280) et plus particulièrement les dernières lignes
de la conclusion où l’auteur considère l’ancrage social du discours, sa nature
communicationnelle, les régularités compositionnelles des textes et leurs caractéristiques
formelles comme des aspects liés les uns aux autres. Nous abonderons ici dans ce sens.
29. On renonce ici à l’analyse d’un exemple type de la prose d’Acrimed afin de ne pas dépasser les
limites de l’article. Le lecteur lira avec profit le texte suivant, particulièrement représentatif du
genre discursif créé par l’association : « Fort avec le faible, faible avec le fort : l’anticonformisme
de la revue Médias », publié le 4 août 2009. http://www.acrimed.org/article3191.html. La méthode
consiste à nommer et à définir le problème, en l’occurrence la « liberté de dire », à critiquer
radicalement la conception de l’anticonformisme défendue par Médias et à analyser, mot à mot,
des extraits de journaux de la presse écrite nationale illustrant et confirmant la thèse défendue
par l’association.
30. Cf. Soulages ( 2010 : 128) et la citation deSchnapper (2002), intégrée dans son texte.
31. Cf., également, au sujet de la fonction des rituels discursifs dans la régulation des genres,
Mots 94 : 95, 107, 110, 128-129.
32. On peut lire ainsi , dans la version écrite de l’émission du 1 er janvier 2010, rédigée par la
rédaction et intitulée «Vous aussi, plongez d@ns le texte avec nous», que l’une des premières
émissions sera consacrée à un texte, Le droit à la paresse, publié par Paul Lafargue en 1880. Deux
responsables socialistes y participeront et y « argumenteront sur la pertinence (ou non) d’une
lecture contemporaine de ce pamphlet. Travaille-t-on pour vivre, ou vit-on pour travailler ? Plus
d’un siècle après Lafargue, conclut la rédaction, les socialistes n’ont toujours pas trouvé une
réponse à cette question ».

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33. Chronique « d@ns le texte », Par la rédaction, 11 mars 2009, http://www.arretsurimages.net/


contenu-imprimable.php?id=1756.
34. « D@ns le texte, nécessairement », 13.01.2010, http://www.arretsurimages.net/contenu.php?
id=2654.
35. Il avait beaucoup été question de la menace d’insurrections en mai 2009 et tout
particulièrement dans Libération et Le Nouvel Observateur. « Tomates et insurrection, D@ns le
texte », 11 novembre 2010, http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=3500.
36. L’agencement des pages 11 et 12 est effectué par la juxtaposition de sept acceptions éthiques
et politiques de la notion de « minorité numérique».
37. Cf. Mots 45 : « Dire non en politique ».
38. Le texte a été publié le 12 janvier 2012 dans « Quotient familial : que disent vraiment les
textes sacrés du PS ? ». Cette chronique de cinq pages sonde les textes publics dont elle déplore et
démontre l’opacité langagière ; elle reproduit et critique des graphiques, évoque l’histoire de ce
projet depuis la présidence de Jospin et constate que le rapport Fabius consacré à la question est,
en fait de « sacré », surtout secret, ce qui parachève donc l’opacité de ce projet de réforme.
39. Cf., à ce sujet, dans Koren (1991: 326 ), L’Ami du peuple du 29 décembre 1790 : « la morale des
rois leur fait un devoir de l’astuce, du mensonge, de l’imposture [...] en dévoilant ces impostures
[...] je remplis le plus saint des devoirs». Cf., également, J. Schlanger (1979 : 199), L’Enjeu et le
débat, Paris, Poche, Denoël : « Le verbe révolutionnaire [...] ne cherche pas à suggérer par litote,
par euphémisme, ni non plus par antiphrase [...] On ne cultive pas la puissance du moindre, du
décalé, du subreptice [...]. Il faut que tout soit exprimé complètement [...]. L’éloquence de la
tribune comme l’éloquence de la presse misent sur la puissance du dévoilement intégral. »
40. Cf., J. Guilhaumou (1981 : 146) : « les nouveaux représentants vont dire la vérité au peuple, ils
sont présupposés porteurs du “langage de la vérité” [...]. Vos représentants vous doivent au
moins la vérité », Peuple et pouvoir,essais de lexicologie, textes présentés et réunis par M. Glatigny et
J. Guilhaumou, Presses universitaires de Lille.

RÉSUMÉS
Cet article entend démontrer que la critique de la rhétorique des anciens médias par le site
journalistique Arrêt sur images, et par l’association citoyenne Acrimed, constitue une nouvelle
forme numérique du politique. Acrimed est une organisation militante qui associe critique et
passage à l’action ; Arrêt sur images s’en tient strictement à une posture critique ; l’une voudrait
problématiser et persuader, l’autre susciter la réflexion. Ces deux sites se livrent toutefois sur le
Net à un même type d’analyse discursive ayant pour objet et pour cible la rhétorique figée
d’institutions représentatives. Dans cet article, la notion d’argumentation politique est donc
appliquée au sens large, à un corpus « qui implique un jugement sur l’organisation de la
communauté » (Carlier 2003). Ces deux médias explorent les traces de la dépolitisation par le
langage, mais œuvrent aussi simultanément à une repolitisation de la parole publique et donc à
la création d’une nouvelle rhétorique de contestation. L’analyse d’exemples types permettra de
passer de la théorie à la pratique et tentera de circonscrire quelques traits spécifiques majeurs de
cet avatar langagier du politique.

The aim of this paper is to find out whether the criticism of the traditional media by a
journalistic site, Arrêt sur images, and by a civil association, Acrimed, is a new digital form of

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political argumentation. Acrimed is a militant organization combining criticism and action; Arrêt
sur images strictly confines itself to a critical posture. One wishes to problematize and persuade,
while the other only wants to stimulate reflection. These two discursive institutions, however,
activate the same kind of polemical analysis against representative democratic rhetoric.
Therefore, the notion of political discourse will broadly refer to a corpus “which implies a
judgment on the organization of the community” (Carlier 2003). These two media outlets explore
the traces of verbal depoliticizing, but also deal with the re-politicizing of public speech and the
creation of a new rhetoric of protest. By appealing to typical examples, we attempt to
circumscribe the key traits of this verbal expression of political debate.

INDEX
Mots-clés : argumentation politique « mise au Net », conversationnalisation, dépolitisation,
genre discursif numérique, langue de bois, repolitisation
Keywords : conversationalization, depoliticizing, digital discourse genre, political
argumentation on the Internet, re-politicizing, “langue de bois” (lignification of language)

AUTEUR
ROSELYNE KOREN
Université Bar-Ilan, ADARR

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Le pathos négatif en tant que trait


du discours politique totalitaire
The Negative Pathos in the Political Totalitarian Discourse

Alicja Kacprzak

Introduction
Chaque mouvement politique, quelle que soit son orientation, dans sa quête du pouvoir
ou dans le désir de le conserver, recourt à différentes stratégies, matérielles ou
symboliques, qui trouvent le plus souvent aussi leur expression langagière. Celle-ci
constitue un témoignage irréfutable de l’esprit de la classe politique dans sa globalité,
mais aussi de chacun des groupes en particulier. Il est évident que les idées, les
convictions et les attitudes ne sont pas identiques selon les cas, ce qui explique le fait
que les discours politiques, malgré leur but commun de provoquer une adhésion
maximale à leurs idéologies, soient différents. Comme le constate Patrick Charaudeau
(2008 : 57) : « Le recours aux effets pathémiques est constitutif du discours politique»,
ce qui indique l’une des caractéristiques centrales de ce type de discours. Même s’il est
indéniable que le discours ordinaire est lui aussi souvent marqué par l’émotion, la
différence semble concerner d’une part l’intensité, et de l’autre, la fréquence relative
d’affects exprimés par le discours à vocation politique. En effet, la politique constitue
un espace où, plus qu’ailleurs, entre en jeu l’esprit de confrontation, entraînant
inévitablement des émotions fortes, dont le propre est en plus d’être exprimées.
Cependant, si l’argumentation en politique cherche d’habitude à émouvoir, le choix
peut être fait quand-même entre les émotions positives et négatives à susciter auprès
du public. Il semble licite de prévoir que les systèmes basés sur les valeurs de la
démocratie recourent plutôt à un langage de conciliation, censé réunir les citoyens
autour d’objectifs partagés. Si l’argumentation démocratique aboutit à l’émotivité,
celle-ci présente plutôt un caractère affirmatif et constructif. Il n’en est pas de même
pour les systèmes autoritaires, et plus particulièrement totalitaires, qui,
indépendamment de leurs origines, semblent développer un tout autre discours, fondé
sur la confrontation, le refus de l’autre, voire la haine.

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Le langage totalitaire a déjà été l’objet de nombreux ouvrages qui en ont présenté des
descriptions plus ou moins intégrales, parmi lesquelles se doit d’être cité
l’incontournable LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue de Victor
Klemperer (1947), sans oublier non plus les Langages totalitaires de Jean-Pierre Faye
(2004). Notons aussi une fine analyse de la « sémantique stalinienne » proposée par
Aleksander Wat, écrivain polonais d’origine juive, communiste convaincu, arrêté et
détenu en U.R.S.S. de 1940 à 1946, dans son ouvrage Mon siècle. Confession d’un intellectuel
européen. Entretiens avec Czeslaw Milosz (1989). Parmi les travaux récents, mentionnons
enfin l’apport incontestable du colloque Le langage totalitaire d’hier à aujourd’hui, en
hommage à Victor Klemperer organisé en août 2010 à Cerisy, dont les contributions ont
été réunies et publiées dans le volume de Victor Klemperer, repenser le langage totalitaire
(2012). Les travaux énumérés, pour complets qu’ils soient, n’ont cependant pas abordé
l’un des traits majeurs du discours totalitaire, à savoir sa prédilection pour l’émotivité à
caractère destructeur, le pathos négatif qu’il cherche à susciter auprès de l’auditoire.
Cet article a pour but de contribuer à combler cette lacune, en montrant comment la
propagande totalitaire communiste dans le bloc des pays de la soi-disant « démocratie
populaire » utilisait un langage basé sur la haine et le mépris afin d’anéantir ses
adversaires, c’est-à-dire tous ceux dont le seul défaut était de ne pas partager
l’idéologie obligatoire. Organisant d’abord des émotions pour faire haïr l’adversaire, le
pathos négatif devait servir de base émotionnelle aux actes que le régime voulait
imposer à la société. Le corpus de notre analyse se compose d’une dizaine de textes
authentiques, discours officiels prononcés essentiellement par les dirigeants des pays
communistes, Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev, Władysław Gomułka, Kim Il Sung,
Fidel Castro, à différentes occasions dans les années 1940-1990. Ce choix
historiquement et géographiquement différencié permettra de mettre en valeur
l’homogénéité du discours et de ses instruments langagiers, typiques des régimes
totalitaires communistes, indépendamment de leur situation chronologique et spatiale.

1. Totalitarisme(s) et démarches totalitaires


Cependant, avant de procéder à la présentation de ce discours particulier, il convient
de revenir sur la notion même de totalitarisme, phénomène dont l’étendue dans le
temps et dans l’espace suscite des discussions. En effet, depuis son apparition dans les
années vingt du 20e siècle, le concept a trouvé de nombreuses définitions, prenant
toutes comme point de départ le sens du mot « total », mais divergeant en ce qui
concerne sa nature. Si donc la paraphrase du TLF décrivant le totalitarisme comme un
« système politico-économique cherchant à imposer son mode de pensée considéré
comme le seul possible » paraît suffisamment neutre pour être admise de tout le
monde, la polémique s’instaure par contre quant à l’application de l’épithète
« totalitaire » à tel ou tel régime.
L’un des premiers à évoquer ce terme, Paul Marion1, communiste français qui, après
avoir connu la Russie soviétique, décide de quitter le Parti Communiste Français déjà en
1929, mentionne dix ans plus tard la notion de « propagande totalitaire », cet « appel à
l’homme tout entier » (1939 : 183), qui « se distingue de tout autre propagande par sa
persistance et son intensité» (1939 : 131). Le titre de son ouvrage, Leur combat : Lénine –
Mussolini – Hitler – Franco, ne laisse pas de doute sur sa façon de concevoir l’étendue des
régimes totalitaires de l’époque.

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Hannah Arendt, par contre, ne voit de véritable totalitarisme qu’en Allemagne nazie et
en URSS à l’époque de Staline. Si, dans son livre The Origins of Totalitarianism publié en
1951, elle note quand même des épisodes ou des tendances totalitaires même aux USA
(au temps du maccarthisme), quinze ans plus tard, dans la préface de la 3 e édition
(1966), la philosophe allemande reprécise que les régimes poststaliniens ne sont pas
totalitaires, car ils ne recourent plus à la terreur dans leur politique intérieure.
L’argument de la terreur est important aussi pour Carl Joachim Friedrich et Zbigniew
Brzeziński, qui donnent pourtant une définition plus complexe du totalitarisme dans
leur ouvrage publié en 1956 sous le titre de Totalitarian Dictatorship and Autocracy. Le
système en question y est caractérisé comme celui qui ne tolère qu’un parti unique
monopolisant le pouvoir de l’Etat, qui n’admet pas la pluralité d’information, qui se
considère comme le seul à tendre vers l’accomplissement de l’humanité et qui se base
sur la terreur.
Une autre conception du totalitarisme est enfin élaborée par Claude Lefort dans un
cycle d’articles publiés entre 1957 et 1980 et repris ensuite en 1981 sous le
titre commun L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire. Selon ce
philosophe, le système totalitaire se caractérise par une double « clôture » que
réalisent, entre autres, les régimes communistes d’Europe de l’Est, d’Asie et d’Amérique
latine. D’après lui, en premier lieu il s’agit de la destruction de l’espace public, absorbé
et anéanti par le pouvoir politique : les relations sociales sont ainsi remplacées par une
hiérarchie unidimensionnelle entre les dominants (le parti) et les dominés (le reste de
la société). En deuxième lieu, le totalitarisme se définit par l’abolition de la pluralité des
opinions, des pratiques et des objectifs, car ne comptent que l’idéologie et les cibles du
régime. Ainsi, Lefort construit sa définition du totalitarisme autour de la tendance à
régir la vie sociale dans toutes ses manifestations, ceci après avoir détruit l’espace
public existant au préalable.
Jacques Dewitte, dans Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit. Essai sur la résistance au
langage totalitaire, souligne l’évolution de l’acception du terme totalitarisme, qui à
l’époque de la guerre froide était utilisé pour caractériser à la fois les régimes nazi et
stalinien. La façon d’appréhender ce concept a ensuite changé vers la fin des années 60
et au cours des années 70, où le mot a été « en partie discrédité [...] parce que trop lié à
une intention anticommuniste ». De nos jours, poursuit Dewitte, la notion marque « un
regain d’attention », non sans rester toujours aussi controversée (2007 : 27).
Il est sûr qu’entre l’anéantissement moral et l’extermination physique, les camps de
concentration nazis, le goulag stalinien et les prisons des dites « démocraties
populaires », les conséquences des politiques totalitaires ne sont pas les mêmes. Peut-
être, selon ce point de vue, serait-il plus juste de parler des totalitarismes et non pas du
totalitarisme ? Insistant sur une profonde rupture que le totalitarisme instaure entre
l’État et l’Autre, c’est-à-dire la Société, Dewitte évoque aussi une sorte d’imperfection
de ce type de pouvoir qui, voulant confisquer tout ce qui ne relève pas de lui, n’aboutit
jamais à cette fin de manière absolue :
La société civile est l’Autre de l’État [...]. Le concept de totalitarisme désigne un
pouvoir « total », une emprise sur la réalité qui ne connaîtrait plus aucun reste et
doit, pour cette raison, s’emparer de toutes les sphères de la vie sociale, comme de
la vie privée et intérieure. En même temps, cette emprise ne peut jamais être totale.
[...] il n’existe empiriquement aucun cas de disparition absolue de la société civile.
C’est pourquoi on doit définir le totalitarisme comme une visée, un projet, une
intention ou une ambition (Dewitte 2007 : 27-28).

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Cependant, même si, selon les cas, les démarches totalitaires de l’exclusion de
l’adversaire utilisent des instruments différents et aboutissent à des effets variables,
leur nature reste identique : c’est l’existence de l’Autre qui de façon apparemment
contradictoire nourrit l’unité du système totalitaire (Lefort 1981 : 176), car l’Autre n’est
jamais innocent, son altérité fait de lui un ennemi qu’il faut détecter, démasquer et
éliminer. Cette forclusion de l’Autre qu’évoque aussi Dewitte constitue à notre avis le
noyau même de la définition du totalitarisme. La formule semble d’ailleurs d’autant
plus valable qu’aux dires du philosophe, au-delà du champ politique et social, elle
n’exclut pas d’autres domaines d’expérience, notamment la littérature et l’esthétique
(Dewitte 2007 : 26).

2. L’Autre et la « construction de l’ennemi »


Puisque les totalitarismes se fondent paradoxalement sur l’existence de l’Autre, la
poursuite de l’adversaire ne se termine jamais, si bien que la face de l’adversaire doit
être constamment renouvelée. Comme le dit Lefort (1981 : 173), « la constitution du
peuple-Un exige la production incessante d’ennemis », leur « invention ». En effet, leur
éventail semble infini, à commencer, en ce qui concerne les régimes staliniens et
poststaliniens, par l’ « ennemi du peuple»2 , terme connu pourtant depuis la Rome
antique et repris, entre autres, dans le décret du 11 décembre 19173 signé par Lénine,
Trotski et Staline. La propagande communiste exploitera aussi à fond ses synonymes
(dont on évoque un échantillon représentatif, recueilli dans le corpus de textes
indiqués dans la bibliographie du présent article), suffisamment vagues pour pouvoir
être appliqués à tout un chacun, selon les besoins du régime : « ennemi du
communisme », « ennemi de la République Populaire », « ennemi des travailleurs »,
« ennemi du prolétariat », « adversaire du socialisme », « élément antisocialiste »,
« individu idéologiquement étranger », « ennemi de classe ». Fidel Castro verra, quant à
lui, la nécessité de préciser cette dernière catégorie en la divisant en deux groupes, en
affirmant en juillet 1973 : « Dans la lutte, il [le peuple] a appris à connaître ses ennemis
de classe internes et externes »4. Cette distinction est d’ailleurs bien connue et
reconnue dans la rhétorique communiste générale : quelle que soit la langue nationale
utilisée, le premier groupe est constitué par ceux qui, comme « banquiers »,
« fabricants », « riches paysans », mais aussi « feignants » et « saboteurs », selon une
formule anonyme consacrée, « parasitent la chair saine du peuple travailleur des villes
et des villages ». Cette catégorie comporte aussi ceux qui, selon une autre formule
consacrée, « ont trahi la cause », à savoir : les « traîtres aux intérêts de la révolution »,
les « vilains traîtres de la patrie », les « réactionnaires », les « vendus », les
« mercenaires du tsarisme », les « hobereaux de la bourgeoisie », les « salariés du
capitalisme », les « laquais des Américains ». Le second groupe des ennemis de classe se
compose par contre de ceux qui menacent le système de l’extérieur : « espions »,
« vermine bourgeoise de l’étranger », « gouvernements étrangers tyranniques et
oppresseurs », sans oublier un nom collectif disqualifiant, aussi vulgaire que
fréquemment employé : « l’Ouest pourri ». Ces catégories stéréotypées ont d’ailleurs
souvent trouvé dans la propagande communiste une expression aussi réaliste
qu’exagérée au travers de différents supports artistiques, pièces de théâtre, films,
peinture ou affiches5.

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Il est intéressant de constater que le répertoire de dénominations citées, selon un point


de vue fonctionnel, pourrait être sans doute divisé en deux catégories. En effet,
certaines appellations semblent avoir un caractère universel (dans le cadre des dites
« démocraties populaires »), à commencer par l’éternel « ennemi », quel que soit le
complément déterminatif qui accompagne ce terme. D’autres, par contre, présentent
un caractère plus spécifique et de ce fait ne sont actualisées que par des circonstances
particulières d’un pays et / ou d’une époque, tels « mercenaires du tsarisme » ou
« laquais des Américains ». Ce thème mériterait sans doute une analyse et un
développement approfondis qui, faute de place, ne peuvent être faits ici.
La poursuite de l’ennemi en tant qu’élément constitutif du totalitarisme ne saurait
rester sans incidence sur le langage utilisé par le régime. En effet, la topique de l’ennemi
fait office de source renouvelable d’émotions négatives que le discours politique
totalitaire cherche à transférer à l’auditoire. Celui-ci ne se laisse pas facilement
déterminer : s’agit-il seulement de ceux qui, rassemblés dans des réunions plus ou
moins obligatoires selon le régime, sont soumis à un rituel semblable à celui de
l’orwellienne « heure de la haine », ou bien aussi de ceux qui, à force de vivre dans une
société opprimée par le totalitarisme, ne peuvent pas, malgré eux, échapper à sa
propagande omniprésente ? C’est ce dernier élément qui doit être pris en
considération, lorsqu’on évoque l’auditoire d’une adresse totalitaire. Pour d’autres
motifs sans doute, La nouvelle rhétorique définit d’ailleurs aussi l’auditoire comme
l’ensemble de tous ceux que l’orateur veut persuader :
On voit immédiatement [...] combien il est difficile de déterminer, à l’aide de
critères purement matériels, l’auditoire de celui qui parle [...]. C’est la raison pour
laquelle, il nous semble préférable de définir l’auditoire, en matière rhétorique,
comme l’ensemble de ceux sur lesquels l’orateur veut influer par son
argumentation (Perelman & Obrechts-Tyteca 1958 : 25).
Même si l’on admet que les émotions sont complètement dissociées de la raison, il
semble qu’elles soient inséparables d’un jugement préalable qui permet d’accepter ou
de rejeter l’objet sur lequel elles portent. La recherche de l’adversaire trouve ainsi son
expression dans le discours totalitaire par la technique de la « construction de
l’ennemi », consistant à juger et à présenter l’adversaire, quelle que soit sa nature,
comme responsable de quelque chose, ce à quoi le Système se voit obligé de réagir. La
réaction qui vise l’adversaire s’adresse cependant à l’auditoire censé partager les
émotions violentes que celui-là inspire, telles que le mépris, l’indignation et la haine.
Parmi les instruments langagiers fondateurs de cette technique, citons avant tout des
figures d’opposition servant à déterminer l’Autre et les caractéristiques de celui-ci sur
lesquelles portera ensuite l’argumentation. Le discours prononcé par Władysław
Gomułka, premier secrétaire du Parti Ouvrier Polonais (PPR)6, lors de la première
assemblée de ce groupement le 6 décembre 1945 offre un bon exemple de ce procédé.
Fondé en 1942 par les communistes polonais à l’initiative de Staline, le PPR devait
remplacer le Parti Communiste Polonais qui, considéré par Staline comme
« trotskiste », avait perdu la totalité de ses membres lors des Grandes Purges
soviétiques des années 1930. Gomułka, qui doit expliquer l’apparition du nouveau parti
sur les cendres de l’ancien, recourt au moyen bien connu de la propagande
communiste, celui consistant à avilir le parti précédent devenu inexistant, en le plaçant
au même niveau que tout « ce qui en ancienne Pologne était pourri et mauvais, nuisible
et dangereux » :

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Toutes les erreurs du passé du mouvement ouvrier en Pologne ne lui permettaient


pas de prendre sa place auprès du peuple polonais [...]. Nous sommes un parti
nouveau de ce mouvement, un parti nouveau du peuple travailleur des villes et des
villages [...]. Nous sommes un parti jeune, car nous avons rejeté tout ce qui dans le
passé a nui aux intérêts de la classe ouvrière et des masses travailleuses, tout ce qui
n’a pas permis aux anciens partis de mener ces masses sur le chemin de
l’indépendance sociale, sur le chemin de la construction de la démocratie populaire
[...]. Notre jeunesse exempte des fautes de la vieillesse d’autres partis nous permet
aujourd’hui de bâtir de la manière la plus conséquente la démocratie polonaise et
les fondements inébranlables de l’indépendance du pays. C’est pour cela que notre
parti non seulement n’a pas honte de sa jeunesse, mais encore peut en être fier [...].
Dans les rangs de notre parti, il n’y a pas de place pour les gens de la vie commode
et facile et du travail léger. Les gens comme cela ne pourraient pas construire la
nouvelle Pologne et la nouvelle vie. [...] Nous voulons liquider absolument tout ce
qui en ancienne Pologne était pourri et mauvais, nuisible et dangereux. Nous
voulons abolir tous les obstacles qui se dressent sur notre chemin, et nous les
abolirons. Car nous sommes un parti de lutte (Gomułka 1945 : 34).
Le recours constant à l’antithèse fondée sur l’antonymie ancien / nouveau, vieillesse /
jeunesse sert de cadre à la présentation des deux partis. Des contextes négatifs pour le
passé se répètent (« erreurs du passé » « fautes de la vieillesse », « tout ce qui dans le
passé a nui aux intérêts de la classe ouvrière et des masses travailleuses ») et restent en
opposition par rapport à la topique de l’avenir prometteur, marquée par des
formulations à visée positive (« un parti nouveau du peuple travailleur », « un parti
jeune»), si bien que la figure est réitérée dans le discours et que la distribution entre le
pôle du passé et de l’avenir s’accentue. La triple répétition du substantif « chemin »
semble, quant à elle, aussi significative, renvoyant avec force à un but à poursuivre ;
avec les verbes « bâtir » et « construire » symbolisant l’ordre nouveau ils contrastent
avec le syntagme « tous les obstacles qui se dressent sur notre chemin » qui fait allusion
à l’ordre ancien. C’est dans ce jeu d’oppositions que l’ennemi est déterminé : il s’agit
d’« anciens partis », d’« autres partis », que Gomułka ne nomme d’ailleurs pas, mais qui
en tant que représentant « les gens de la vie commode et facile et du travail léger »sont
adversaires de « la classe ouvrière et des masses travailleuses ».
À la marge, remarquons que, par son message, l’orateur cherche en même temps à
fonder l’ethos du nouveau parti. En recourant constamment à l’emploi de la première
personne du pluriel, le pronom « nous » et le possessif « notre », il dresse l’image moins
d’une organisation hiérarchique que d’une communauté agissant en bloc, réunie
« autour d’une pensée unique et sans fissure » (Amossy 2010 : 166). Il est caractéristique
aussi que, dans la Pologne à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Gomułka s’appuie
non seulement sur les valeurs de « l’indépendance sociale » et de « la démocratie
populaire », propres aux mouvements ouvriers, mais qu’il évoque en plus celle des
« fondements inébranlables de l’indépendance du pays », ceci sans doute pour apaiser
l’opinion publique effarée déjà en hiver 1945 par l’ordre politique soviétique en train de
s’installer en Pologne.
La topique de l’ennemi étant essentielle dans le langage totalitaire, il n’est pas étonnant
qu’elle soit présente aussi bien dans le discours se rapportant à la politique intérieure
des pays communistes, qu’à leur politique extérieure. Le passage ci-dessous concernant
la politique internationale de l’URSS est tiré du discours de Nikita Khrouchtchev
prononcé lors du meeting pour l’amitié entre les peuples de l’Union Soviétique et de la
République de Cuba le 23 mai 1963 à Moscou. Le dirigeant soviétique commente à sa
façon la situation qui, après la crise de Cuba en octobre 1962, a placé le monde au bord

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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de la guerre nucléaire, ayant opposé les États-Unis et l’Union Soviétique au sujet des
fusées nucléaires soviétiques pointées vers le territoire des États-Unis depuis l’île de
Cuba :
Le comportement impérialiste conduit par les États-Unis d’Amérique a beau vouloir
arrêter ou freiner le grand processus révolutionnaire de la libération de l’humanité,
elle n’en a pas la force. Les peuples qui luttent pour la liberté et l’indépendance sont
capables avec l’appui de toutes les forces de la paix et du socialisme, de défendre
leurs conquêtes […]. Maintenant, six mois après ces événements, toute la gravité du
danger qui pesait sur le monde par suite des agissements perfides des forces
agressives de l’impérialisme américain, ressort plus clairement encore […]. Les
calculs des impérialistes qui voulaient étouffer la révolution cubaine, furent déjoués
grâce à la ferme attitude du gouvernement de la République cubaine présidé par le
camarade Fidel Castro, grâce à la cohésion combative du peuple cubain, grâce à
l’aide militaire de l’Union Soviétique ainsi qu’au puissant soutien moral et politique
des pays socialistes, de tous les peuples épris de paix qui se sont dressés en un front
uni pour défendre l’héroïque île de la Liberté (Khrouchtchev 1963) 7.
Khrouchtchev désigne les États-Unis d’Amérique comme coupables de la crise par une
argumentation basée aussi sur une antithèse, qui met fortement en contraste « le
comportement impérialiste conduit par les États-Unis d’Amérique » et « le grand
processus révolutionnaire de la libération de l’humanité». Cette opposition se trouve
renforcée par plusieurs réformulations évoquant vigoureusement d’un côté « la gravité
du danger », « les calculs des impérialistes », « des agissements perfides des forces
agressives de l’impérialisme américain », et de l’autre « les peuples qui luttent pour la
liberté et l’indépendance » et «tous les peuples épris de paix». L’emploi anaphorique de
la préposition « grâce à » amplifie le sentiment de gratitude envers les instances
censées déjouer les plans de l’adversaire, à savoir le gouvernement et le peuple de la
République cubaine, soutien militaire et moral de l’Union Soviétique, ainsi que d’autres
pays socialistes. Cette répétition de « grâce à », terme ayant par ailleurs une valeur
positive, renforce au contraire dans le discours du premier secrétaire soviétique
l’impression du danger miraculeusement contourné, mais toujours réel, tant qu’existe
l’ennemi si clairement indiqué.

3. L’affectivité dans le discours


Les faits blâmables rapportés et commentés par les orateurs communistes ne devaient
pas laisser l’auditoire indifférent. Or, l’efficacité de la propagande se confirme au
moment où le public adhère à ses jugements et partage ses émotions. Dans le discours,
l’affectivité revêt, selon Ruth Amossy (2006 : 187), deux formes principales : soit les
émotions provoquées auprès du public restent implicites, soit elles sont mentionnées
explicitement.

3.1. L’affectivité implicite

L’extrait suivant du discours de Kim Il Sung, prononcé devant les délégués au Congrès
pan-national le 18 août 1990, peut illustrer la première forme. Le premier secrétaire du
parti nord-coréen esquisse l’image défavorable du pays ennemi, les États-Unis, pour
montrer l’infériorité morale du capitalisme :
Dans le monde capitaliste, les États-Unis sont le pays le plus développé, disons-le,
mais c’est un pays corrompu et malade: les inégalités sociales y sont prononcées,

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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dont celle des richesses, et toutes sortes de vices sociaux y sévissent. Les riches y
vivent dans le luxe, tandis qu’un grand nombre de personnes y souffrent de la faim
et vivent dans les rues faute de logements. C’est le pays qui dénombre le plus de cas
de meurtres, de brigandage, le plus grand nombre de drogués et d’alcooliques, où le
sida est le plus répandu. La démocratie à l’américaine est au service d’une minorité
de privilégiés, et non au service des masses populaires. [...]. Il serait stupide de se
nourrir d’illusions sur les Etats-Unis et d’essayer d’imiter la démocratie à
l’américaine8.
Cette description commence à nouveau par une antithèse dessinant un contraste entre
l’économie très développée des États-Unis et la bassesse morale de son système social
« corrompu et malade ». La figure s’appuie d’abord sur l’antonymie entre les noms
« luxe» et « faim », puis sur celle entre le substantif « riches » et le syntagme « un
grand nombre de personnes [qui] y souffrent de la faim et vivent dans les rues faute de
logements ». Un accent supplémentaire porte sur le petit nombre de riches (signalé
plus loin aussi par la formulation « minorité de privilégiés ») et sur le grand nombre de
pauvres du pays (signalé aussi par le terme « masses populaires »). L’opposition entre
les deux mondes n’est pas cependant équilibrée, car les évocations de l’infériorité
morale du capitalisme se multiplient au point de noyer l’idée du bon niveau
économique des USA. Une accumulation d’éléments désavouant la vie dans le pays où
fleurissent « meurtres », « brigandage », « drogués », « alcooliques », « sida » cherche à
susciter des affects négatifs auprès de l’auditoire nord-coréen. Ces sentiments ne sont
pas indiqués directement dans le texte qui vise à la mobilisation affective de l’auditoire,
menant celui-ci à « une conclusion émotionnelle », pour reprendre l’expression de Ruth
Amossy (2006 : 189) d’horreur et de haine.

3.2. L’affectivité explicite directe et indirecte

Pour ce qui est de l’expression explicite des émotions de l’auditoire, celles-ci peuvent
trouver leur issue d’une manière directe ou indirecte. Dans le premier cas, il s’agit d’un
procédé souvent pratiqué par des systèmes totalitaires, consistant à faire parler « des
représentants du peuple » censés représenter l’auditoire. En effet, pour faire valoir
auprès de la société certaines opinions, les régimes en question admettaient qu’elles
soient exprimées à la tribune par des « citoyens moyens », parfois réellement
convaincus de ce qu’ils devaient dire, parfois complices du régime, parfois, par contre,
manipulés ou forcés. Il s’agissait dans ce cas d’une vraie mise en scène qui aboutissait à
la prise de parole d’un « travailleur indigné » dont le rôle était de manifester l’avis
apparemment partagé par tout le peuple. Un exemple de cette procédure est offert par
le commentaire public prononcé par un travailleur lors d’un meeting organisé afin de
condamner les protestations ouvrières dues à l’augmentation des prix en juin 1976 dans
deux villes industrielles polonaises, Radom et Ursus : « J’ai honte pour ceux de Radom
et surtout pour ceux d’Ursus. Il s’est avéré que notre société comprend encore des gens
qui ne sont ni meilleurs ni pires que la noblesse bornée et rebelle des 17 e et 18 e
siècles ! » (Travailleur anonyme 1976)9.
L’exclamation à la première personne « j’ai honte » indique d’une manière explicite et
directe le sentiment d’humiliation que l’orateur attribue au peuple entier ; en effet, il
doit produire « un effet de contagion », compris comme une influence du locuteur sur
le récepteur (Amossy 2006 : 195). L’indignation est justifiée d’une façon supplémentaire
par l’évocation de « la noblesse bornée et rebelle des 17e et 18 e siècles», formule
dénotant dans la propagande communiste les responsables de la chute de la République

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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Polonaise à la fin du 18e siècle. Cette allusion n’est évidemment pas innocente, car il
s’agit de rappeler aux Polonais que les libertés de la noblesse, dont la liberté
d’expression, ont déjà une fois mené le pays au désastre. L’argumentation trouve ainsi
le support de la catégorisation analogique faisant intervenir l’expérience de la
communauté socio-culturelle. L’auditoire est censé être réuni par l’image puisée dans la
mémoire partagée et le « je » de l’orateur n’a pas d’autre fonction que de rassembler
d’avantage la collectivité dont il n’est que le porte-parole.
Les émotions de l’auditoire peuvent aussi être exprimées d’une manière explicite
indirecte, à savoir par l’orateur qui décrit la réaction de l’auditoire à propos d’une
situation censée générer de fortes émotions. L’exemple ci-dessous provient du discours
de Władysław Gomułka, prononcé le 19 mars 1968 pendant une grande réunion
d’activistes du Parti Ouvrier Unifié Polonais10. C’est le moment de l’une des plus
grandes crises du régime communiste en Pologne et le meeting, censé avoir un grand
impact de propagande, est transmis par la télévision polonaise, si bien que son
auditoire immédiat est particulièrement nombreux. Gomułka commente, dans le style
très émotif qui le caractérise, les manifestations d'étudiants polonais, brutalement
réprimées par l’État :
Au cours des dix derniers jours, des événements importants ont eu lieu dans notre
pays. Une grande partie de la jeunesse estudiantine […] a été trompée et conduite
par des forces ennemies au socialisme sur une fausse route […]. Tout cela a
profondément indigné la société. Et c’est surtout la classe ouvrière qui s’est
vigoureusement opposée aux inspirateurs et aux organisateurs de ces actions
illégales d’étudiants. Tout le pays a été submergé par une onde de réunions
massives et de meetings de milliers d’ouvriers, d’habitants des villes et des villages,
pendant lesquels une voix puissante a exigé d’indiquer à la société de vrais
responsables de cette situation et de punir sévèrement tous les coupables (Gomułka
1969 : 78).
Excédé par les événements qui étaient en train de prendre une ampleur de plus en plus
considérable dans tout le pays, Gomułka fait appel aux émotions de l’auditoire en
évoquant une fois de plus « des forces ennemies au socialisme » et leur action néfaste
sur «la jeunesse estudiantine ». Le dirigeant, à la tribune du peuple, exprime lui-même
les sentiments qu’il impute à la totalité des Polonais : « Tout cela a profondément
indigné la société ». Le verbe « indigner », traduisant un sentiment très fort, est
employé certes à la troisième personne du singulier, mais ce n’est que pour illustrer
l’émotion de l’auditoire que l’orateur représente par défaut. L’émotion présumée de la
société entière se trouve présentée dans ce discours comme « une voix puissante » qui
réclame de trouver et de punir « de vrais responsables de cette situation et tous les
coupables ».

4.Les instruments lexicaux du pathos négatif


La stratégie de la construction de l’ennemi, si systématique dans le discours totalitaire,
s’accompagne nécessairement d’emplois lexicaux particuliers, destinés à disqualifier
l’adversaire, à provoquer le dédain et la haine. Sur la base du corpus réuni et traité ici
globalement, il est possible d’en distinguer deux groupes principaux, selon leur poids
dans le discours : le premier comporte des mots intrinsèquement dépréciatifs et le
second tient sa valeur dépréciative de son contexte11.

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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4.1. Lexique à valeur essentiellement dépréciative

A ce niveau, on relève entre autres :


a. des substantifs ou expressions constituant des appellations insultantes individuelles
qui se rapportent à l’activité considérée comme nuisible et malhonnête, telles
qu’« embrouilleur de l’ordre public », « traître à la patrie », « feignant », « espion »,
« spéculant », « déserteur », « saboteur », etc.
b. des substantifs constituant des appellations insultantes collectives désignant des
groupes considérés comme criminels, ou ayant perdu des qualités humaines, comme
par exemple « bande », « coterie », « clique », « ramassis », « maffia », « meute », etc.
c. des adjectifs qui évoquent des qualités blâmables de l’ennemi politique, comme
« réactionnaire », « faux », « mensonger », « meurtrier », « sale », « pourri », etc.
d. des verbes qui dénotent des actions répréhensibles de l’adversaire, tels « instiguer »,
« diffamer », « exhaler du venin », « brader », « vendre », « mordre », « ronger », etc.

4.2. Lexique dont la valeur dépréciative est actualisée par le


contexte

Comme le constate Laurence Rosier (2009) à propos de l’insulte, tout mot, compte tenu
de son contexte d’utilisation, peut devenir péjoratif. En particulier, cette modification
sémantico-pragmatique peut s’opérer au moyen des procédés suivants :
4.2.1. Juxtaposition d’un élément neutre avec des éléments négatifs qui lui
transmettent leur coloration péjorative. Ainsi, un syntagme composé de mots n’ayant
pas de nuance négative inhérente, à savoir par exemple « des gens idéologiquement
étrangers », qui, selon le contexte, pourrait être considéré comme neutre, acquiert une
nuance péjorative au contact d’une énumération de termes négatifs : « des
débrouillards, des carriéristes, des opportunistes non-idéalistes et des adversaires
masqués» dans le fragment du discours de Władysław Gomułka prononcé le 19 mars
1968 : « Notre parti renforce son autorité en se purifiant des gens idéologiquement
étrangers, des débrouillards, des carriéristes, des opportunistes non-idéalistes [...] et
des adversaires masqués» (Gomułka 1969 : 81).
4.2.2. Antonymie d’un mot dont la valeur négative résulte du contraste avec un terme
voisin ayant une valeur positive. Dans le même discours du 19 mars 1968, Gomułka
oppose ainsi le terme « fossoyeur » au terme positif « une partie consciente de la classe
ouvrière » : « Ce n’est qu’une partie consciente de la classe ouvrière qui a mené une
lutte conséquente contre les fossoyeurs de la Pologne à l’époque de l’entre-deux-
guerres». Ce procédé rabaisse la valeur du premier mot, surtout avec la présence du
complément déterminatif « de la Pologne à l’époque de l’entre-deux-guerres » qui lui
ajoute une autre nuance négative.
4.2.3. Emploi d’un mot par antiphrase qui lui fait prendre en raison du contexte une
valeur péjorative. Dans la phrase tirée de son discours du 19 mars 1968, Władysław
Gomułka constate : « Ces donations et ces subventions proviennent du travail du
peuple, du travail de ceux que sa majesté l’ennemi de la Pologne populaire, Kisielewski,
a traité de crétins » (Gomułka 1969 : 83). Le titre dérisoire « sa majesté », par lequel il
accompagne le patronyme d’un opposant du régime, Kisielewski, revêt une forte
nuance négative au contact, d’abord, du mot « ennemi », mais aussi du fait de la

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117

proximité de l’appellation « Pologne populaire », rappelant qu’il s’agit d’un Etat


prolétaire qui proscrit par sa nature les titres de ce type.
4.2.4. Péjoration d’un mot par des contextes négatifs fréquents. C’est notamment le cas
du mot « capitaliste » dans le discours communiste en général. Utilisé par la
propagande du régime, il perd son sens dénotatif de « celui qui possède les moyens de
production et en contrôle l’emploi » (selon la définition du TLF), pour prendre
inévitablement la valeur connotative de ‘celui qui, possédant les moyens de production
et en contrôlant l’emploi, exploite la classe ouvrière’. Voici un exemple de ce procédé
très fréquemment employé, provenant d’un discours de Fidel Castro du 26 juin 1991,
dans lequel une série de questions rhétoriques est produite pour démasquer le régime
ennemi comme générateur de toutes les calamités de la vie sociale et économique, et
comme touchant même à l’indépendance du pays :
Je me demandais : mais d’où vient l’injustice ? d’où vient l’inégalité ? d’où vient la
pauvreté ? d’où vient le sous-développement ? d’où viennent toutes ces calamités,
sinon du capitalisme ? et le néocolonialisme et l’impérialisme, sinon du
capitalisme12 ? (Castro 1991)
Au contact des mots désignant des concepts considérés comme négatifs, « injustice »,
« inégalité », « pauvreté », « sous-développement », « néocolonialisme »,
« impérialisme », le mot « capitalisme » acquiert lui aussi une coloration péjorative.

5. Les instruments lexico-syntaxiques du pathos


négatif
5.1. Cascades de mots dépréciatifs

Notons un autre procédé qui constitue une pratique bien particulière du discours
totalitaire et que l’on pourrait définir comme lexico-syntaxique, car il consiste en une
accumulation presque pathologique d’insultes de tout type, formant une sorte de
‘cascade de mots dépréciatifs’. Le fragment du discours de Władysław Gomulka du 17
octobre 1959, consacré à la présentation de la situation difficile du marché de la viande
en Pologne, en constitue un exemple significatif :
Camarades ! Pendant cette réunion, nous présentons au parti, à la classe ouvrière, à
la nation, d’une manière honnête et ouverte les motifs qui nous ont poussés à
l’augmentation des prix de la viande, ainsi que nos projets et tâches pour créer les
meilleures conditions de développement pour notre économie. Contrairement à ce
qu’affirment les adversaires du socialisme, les ennemis de la Pologne populaire, les
journalistes menteurs, correspondants de revues bourgeoises et les mercenaires
avilis par la trahison de leur patrie, notre économie est basée sur des principes
justes et se développe sans cesse (Gomułka 1959 : 47).
Une longue explication (que nous ne citons pas) des raisons de l’augmentation des prix
de la viande13, illustrée par de nombreux tableaux et chiffres, cède brusquement la
place à une suite d’invectives adressées aux critiques du système : « adversaires du
socialisme », « ennemis de la Pologne Populaire », « journalistes menteurs »,
« correspondants de revues bourgeoises », « mercenaires avilis par la trahison de leur
patrie ». Cette énumération de mots dépréciatifs qui descendent en cascade semble être
une technique destinée à noyer l’auditeur sous un déluge d’hostilités auquel il ne peut
que souscrire.

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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Le même procédé langagier est employé par Fidel Castro dans son discours prononcé le
26 juillet 1961 à La Havane :
La réaction et la contre-révolution ne lèveront pas la tête, [...] la contre-révolution
ne lèvera pas la tête parce que le peuple est contre elle, parce que le peuple ne
chérit pas les privilégiés, ne chérit pas les exploiteurs, ne chérit pas la vermine, ne
chérit pas les parasites, ne chérit pas les traîtres, ne chérit pas les menteurs, ne
chérit pas les vendeurs de la patrie, ne chérit pas les lèches-bottes de
l’impérialisme, ne chérit pas les ennemis des travailleurs, les ennemis des paysans,
les ennemis des étudiants, les ennemis de notre jeunesse, les ennemis de notre
société, les ennemis de notre nation, les ennemis de notre avenir, les ennemis de
notre progrès (Castro 1961)14.
L’impétuosité des vitupérants, tels « privilégiés », « exploiteurs », « vermine »,
« parasites », « traîtres », « menteurs », « vendeurs de la patrie », « lèches-bottes de
l’impérialisme », « ennemis des travailleurs », dont Castro accable les adversaires
politiques, est augmentée par l’octuple répétition du syntagme « ne chérit pas ». Cette
anaphore rhétorique cède presqu’immédiatement la place à une autre, dans laquelle
c’est le terme « ennemis » qui devient récurrent, lui aussi répété huit fois. Le discours
du dirigeant cubain acquiert de ce fait une sorte de symétrie et un rythme puissant qui
communiquent plus d’énergie destructrice à ses invectives.

5.2. Séries de mots grossiers et choquants

Notons aussi la prédilection portée par le discours totalitaire à des mots grossiers,
choquants, exagérés (« vermine », « parasites ») qui, en apparaissant dans des séries,
augmentent encore leur valeur négative. Un exemple évocateur de cette technique est
constitué par l’extrait d’un discours de Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev qui,
s’adressant à des écrivains soviétiques critiquant le régime, s’écrie : « Vous vous faites
l’auteur d’un livre à sensation, vous servez ce plat et qui le consomme ? Ce plat séduit,
comme la charogne, les mouches, les grosses et sales mouches et toute la vermine
bourgeoise de l’étranger » (Khrouchtchev1963 : 35)15.
Sans condamner directement les auteurs de « livres à sensation », auxquels le dirigeant
du parti soviétique semble donner le conseil presque débonnaire de ne pas dépasser les
limites de la critique autorisée, Khrouchtchev vise par son attaque fulgurante le monde
capitaliste de l’Occident. Les épithètes qui se rapportent à celui-ci prennent la forme
d’une gradation dans laquelle des termes d’intensité négative croissante se succèdent :
« les mouches, les grosses et sales mouches », tout en renvoyant à « la charogne » qui
constituerait leur proie. Le dernier terme de la gradation, « toute la vermine
bourgeoise de l’étranger », apporte l’effet négatif le plus marquant de l’énumération,
car il résume la haine et le mépris à l’encontre de l’ennemi ainsi désigné. Basée sur le
choix de termes injurieux particulièrement disqualifiants, l’emphase de la gradation
instaure une communication pathémique qui fait partager à l’auditoire l’émotion de
l’orateur.

Conclusion
Le discours totalitaire qui peut être compris comme une sorte de discours de
domination, indépendamment de ses origines, tend à se superposer à tout dialogue
social, en excluant des valeurs autres que celles qu’il prône lui-même. En accord avec le

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principe que « toute argumentation est l’indice d’un doute » (Perelman et Obrechts-
Tyteca 1988 : 635), ce type de discours ne cherche pas à cumuler les arguments, mais
bien au contraire, il présente des opinions comme des faits, en laissant croire qu’il ne
doit pas les justifier, tellement ils seraient évidents. Cette absence d’arguments bien
fondés, si typique des discours totalitaires, prend les allures d’une argumentation
contraignante qui rend superflue toute preuve ultérieure. Analysé à la lumière des
discours officiels des dirigeants de quelques pays dits « démocraties populaires »,
Union Soviétique, Pologne, Corée du Nord et Cuba des années 1940 – 1990, ce genre
discursif apparaît comme thématiquement et stylistiquement homogène, dont une
caractéristique essentielle reste sans doute son contenu émotionnel particulier. S’il est
certain qu’il comporte aussi des éléments d’éloge pour glorifier le régime, donc des
éléments visant à déclencher une affectivité positive, la proportion de ceux-ci semble
minoritaire par rapport à l’industrie de la haine déployée par sa propagande, en accord
avec le principe évoqué, entre autres, par Christine Tappolet (2000), que certaines
valeurs appellent, plus que d’autres, un certain type d’émotions. Ainsi, les idéologies
totalitaires, fondées sur le conflit, ont inévitablement recours au pathos négatif qui se
place de cette manière, avec son éventail de procédés langagiers particuliers, parmi les
traits génériques qui les définissent.

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http://www.marxists.org/francais/lenin/oeuvres/vol_26.html

NOTES
1. Paul Marion (1899-1954), journaliste français, militant communiste devenu fondateur du PPF,
puis membre du gouvernement de Vichy.
2. Hostis publicus, terme du droit romain. Le Sénat a utilisé cette expression pour désigner
l’empereur Néron, avant son arrestation.
3. « Les chefs du parti Cadet, parti des ennemis du peuple, doivent être arrêtés et remis au
tribunal révolutionnaire » (V. Lénine, Œuvres, t. 26, Paris-Moscou, p. 367).
(http://www.marxists.org/francais/lenin/oeuvres/vol_26.htm)
4. http://www.legrandsoir.info/Fidel-Castro-discours-du-26-juillet-1973.html
5. Voir à ce sujet notamment Alicja Kacprzak (2009).
6. Polska Partia Robotnicza (PPR)
7. Pravda, 24.05.1963, http://www.cvce.eu/content/publication/
2004/2/10/7a223f24-7d74-434c-928b-85724626734d/publishable_fr.pdf
8. www.naenara.com.kp/fr/
9. http://www.komunizm.eu/przemowienia_tekst.html
10. Polska Zjednoczona Partia Robotnicza (PZPR)
11. Voir aussi Kamińska-Szmaj (2007).
12. www.cuba.cu/gobierno/discursos/
13. Elle se résume par la constatation que le pouvoir d’achat de la classe ouvrière est trop élevé,
si bien qu’on achète trop de viande, ce qui entraîne sa pénurie sur les marchés.
14. http://www.cuba.cu/gobierno/discursos/
15. Khroutchtev et la culture. 1963. Texte intégral du discours du 8 mars 1963, avec notes et
commentaires (Paris : Revue Preuves)

RÉSUMÉS
Selon Claude Lefort (1981), le totalitarisme se caractérise essentiellement par une double
« clôture », à savoir la destruction de l’espace public et l’abolition de la pluralité des opinions.
Appréhendé selon ce point de vue, le discours totalitaire peut être compris comme un type de
discours de domination qui, indépendamment de ses origines, tend à se superposer à tout
dialogue social, en excluant des idéologies autres que celles qu’il prône lui-même. En accord avec
l’hypothèse que certaines valeurs, plus que d’autres, appellent un certain type d’émotions, notre
article se propose de montrer que le pathos négatif, avec son éventail d’instruments langagiers,
peut être considéré comme un trait inhérent du discours totalitaire.

According to Claude Lefort (1981), totalitarianism is characterized by its double "closure," as it


destroys the social space and abolishes plurality of opinions. In this view, totalitarian discourse
can be seen as a kind of domination discourse that, independently of its origins, tends to

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superimpose the whole of the social dialogue, while excluding all ideas that are different from its
own. In accordance with the hypothesis that certain values attract certain kind of emotions, this
article attempts to demonstrate that negative pathos, together with the range of its linguistic
instruments, can be considered an inherent feature of totalitarian discourse.

INDEX
Mots-clés : discours, émotions, pathos, totalitarisme
Keywords : discourse, emotions, pathos, totalitarianism

AUTEUR
ALICJA KACPRZAK
Université de Lodz

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Les querelles de mots dans le


discours politique : modèle
d’analyse et étude de cas à partir
d’une polémique sur le mot
« rigueur »
Verbal Disputes in Political Discourse: A Model of Analysis and a Case Study of a
Controversy over the Word “Rigueur”

Raphaël Micheli

1. Les querelles de mots : un objet à la croisée des


études sur le métalangage, l’argumentation et la
communication politique
1 L’objectif de cet article est de contribuer à la description d’un type particulier
d’affrontement qui met régulièrement aux prises les acteurs politiques dans l’espace
médiatique contemporain : la querelle de mots. Ce type d’affrontement émerge lorsque
l’usage qu’un acteur politique fait d’un mot est jugé remarquable, tant par les
journalistes que par d’autres acteurs politiques. La visibilité dont bénéficie
soudainement le mot peut tenir à des raisons très diverses. L’acteur politique en
question peut, par exemple, utiliser de manière ostensible un mot dont son parti
répugne traditionnellement à faire usage1. Il peut aussi, à l’inverse, récuser un mot que
ses adversaires, voire ses alliés, l’incitent à employer pour désigner telle ou telle
mesure politique. Quel que soit le cas de figure envisagé, un mot particulier acquiert
une forte saillance politico-médiatique, et cela en un laps de temps généralement très
court. Par un travail conjoint des acteurs politiques et des journalistes, le mot vient
occuper le devant de la scène, dans la mesure où il est érigé en objet du désaccord : il
devient, pour une durée médiatique limitée, ce à propos de quoi il y a lieu de

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s’affronter. La question à propos de laquelle les journalistes invitent les acteurs


politiques à croiser le fer tourne en effet autour de la pertinence de l’usage d’un
mot dans un contexte donné : « Tel acteur politique a utilisé le mot X ; selon vous, faut-
il ou ne faut-il pas l’utiliser ? » Les journalistes se livrent ainsi à un travail de cadrage
médiatique : ils poussent les acteurs politiques non seulement à commenter la façon
dont leurs pairs utilisent le mot, mais aussi à prendre personnellement position quant à
son usage. Engagés pour leur part dans un travail de positionnement, les acteurs
politiques s’efforcent de justifier par des raisons la position prise à l’égard du mot : il
s’agit alors pour eux d’argumenter pour ou contre l’usage du mot.
2 Pour le chercheur, ces querelles de mots constituent des objets dont l’étude s’avère
extrêmement riche sur le plan scientifique : il y a là, en effet, l’occasion d’articuler
d’une façon originale les sciences du langage, les théories de l’argumentation et les
sciences de la communication et des médias. Je pars ici de l’hypothèse que les querelles
de mots offrent au chercheur un terrain privilégié pour décrire comment l’activité
métalinguistique des locuteurs trouve à s’exercer dans le cadre spécifique
d’argumentations relevant du discours politique médiatisé. Le défi méthodologique est
de parvenir à intégrer en une démarche aussi cohérente que possible trois questions
qui sont le plus souvent traitées séparément : celle du pouvoir de réflexivité des
langues (ici le français), celle du fonctionnement des discours argumentés et, enfin,
celle de la mise en scène médiatique de la parole des acteurs politiques. Par rapport à
l’état de la recherche2 dans les trois domaines signalés, l’étude des querelles de mots
me semble présenter un triple intérêt :
3 (1) Elle se rattache d’abord au domaine bien constitué de l’étude des formes du
métalangage ordinaire et de leurs usages discursifs. Dans ce domaine, il s’agit, à un
niveau théorique, d’établir une typologie raisonnée des formes – nombreuses et
variées – au moyen desquelles il est possible, pour les locuteurs, de constituer le
langage en objet et d’en dire quelque chose3. Il s’agit également, à un niveau davantage
empirique, de décrire comment l’activité métalinguistique des locuteurs se manifeste
en fonction des normes régissant un genre de discours ou un contexte de
communication particulier4. L’intérêt que présente ici l’étude des querelles de mots
tient à ce qu’elle se propose d’explorer les rapports entre, d’une part, l’activité
métalinguistique que les locuteurs déploient à propos d’un mot – et qui se traduit par le
recours à diverses formes du métalangage ordinaire – et, d’autre part, l’argumentation
que les locuteurs construisent à propos de ce mot : c’est là un croisement qui est encore
relativement peu exploré par les linguistes s’intéressant à la réflexivité langagière.
4 (2) Dans le champ des théories de l’argumentation, de nombreuses approches tendent à
voir les mots comme des instruments imparfaits dont les locuteurs doivent s’efforcer
de régler l’usage afin de justifier leur point de vue d’une manière aussi claire et «
raisonnable » que possible. L’ambiguïté des mots et les multiples « connotations » qu’ils
charrient sont alors perçues comme des obstacles qui, bien qu’importants, peuvent être
surmontés si les locuteurs engagés dans l’échange argumentatif prennent la peine de
s’entendre sur le sens qu’ils octroient aux termes utilisés5. Avec l’étude des querelles de
mots, on s’intéresse à des cas où les mots ne peuvent absolument pas être considérés
comme de purs instruments au service de l’argumentation, dans la mesure où ils en
deviennent les enjeux mêmes. Comment se déroule typiquement un échange
argumentatif lorsqu’il se concentre sur un mot ? Par quels processus argumentatifs la
justification d’une position favorable ou défavorable à l’usage du mot litigieux se

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caractérise-t-elle au juste ? C’est là un aspect encore mal connu du fonctionnement


discursif de l’argumentation6.
5 (3) Enfin, l’étude des querelles de mots touche à la question de la médiatisation de la
parole politiqueet concerne donc aussi les sciences de la communication et des médias.
Elle peut, à ce titre, mettre en évidence certains aspects importants du travail de
cadragequ’opèrent les journalistes lorsqu’ils mettent en scène le discours des acteurs
politiques, notamment la tendance à en extraire des séquences verbales brèves à des
fins de spectacularisation7. Elle devrait aussi montrer que le positionnement des
acteurs politiques dépend en partie de la conquête d’un lexique qui leur est propre :
l’affrontement politique dans les médias voit alors inévitablement les mots devenir des
objets de lutte.
6 Au niveau de sa démarche méthodologique, le présent article se veut tout à la fois
théorique et empirique. Il entend en effet esquisser un modèle d’analyse des querelles
de mots et, sur la base d’un exemple concret, en évaluer la pertinence pour l’analyse
des données discursives. La première partie de l’article sera consacrée à une
présentation succincte de ce modèle (2.). Dans la seconde partie (3.), je procéderai à
l’analyse d’un corpus constitué de discours relevant d’une polémique qui, entre mai et
juillet 2010, a opposé plusieurs acteurs politiques français autour de l’usage du mot
« rigueur ». Le 6 mai, le Premier Ministre François Fillon annonce une série de mesures
(comme le gel des dépenses de l’Etat durant trois ans) et d’objectifs (comme le fait de
ramener le déficit public sous la barre des 3% d'ici à 2013). Si la pertinence du mot
« rigueur » pour désigner une telle politique est généralement reconnue par
l’opposition socialiste, les principaux représentants de l’UMP (membres ou non du
gouvernement) se montrent profondément divisés : certains, à l’instar de Jean-François
Copé ou Alain Juppé, prônent l’usage du mot litigieux, tandis que beaucoup d’autres – le
Premier Ministre en tête, ainsi que plusieurs membres de son gouvernement – le
récusent avec force. La polémique se complexifie et s’intensifie entre le 14 et le 19
juillet : Nicolas Sarkozy rejette le mot durant son intervention le jour de la fête
nationale, mais François Fillon l’utilise finalement le 16 lors d’un déplacement, et,
interrogé le 19 par des journalistes, affirme ne pas « regretter » de l’avoir fait. Au
niveau générique, ce corpus se compose majoritairement d’interviews (radio- et
télédiffusées) et de conférences de presse lors desquelles les acteurs politiques sont
interrogés par des journalistes. On s’intéresse donc prioritairement aux interventions
orales des acteurs politiques dans des contextes médiatiques de type dialogal où le
discours est polygéré. Le corpus inclut aussi, plus marginalement, les interventions
écrites des acteurs politiques dans des contextes de type monologal : on pense
particulièrement au genre du blog ou de l’article d’opinion dans la presse écrite. Je
précise enfin que, pour des questions de faisabilité, le corpus traité dans le cadre de cet
article reflète une séquence politico-médiatique limitée dans le temps : il est clair qu’il
pourrait être enrichi sur une plus longue durée, au vu de l’embarras qu’a semblé
susciter, tout juste deux ans plus tard, le mot « rigueur » chez les responsables
socialistes arrivés au pouvoir suite à l’élection présidentielle de mai 2012.

2. Esquisse d’un modèle d’analyse


7 Je commencerai par présenter brièvement un modèle permettant l’analyse des
querelles de mots qui opposent les acteurs politiques dans les médias contemporains.

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L’enjeu est, plus précisément, de pouvoir rendre compte du fonctionnement de


l’argumentation lorsque le désaccord se cristallise autour d’un mot donné et que les
locuteurs construisent une position favorable ou défavorable à l’usage de ce mot en la
justifiant au moyen d’arguments. Ce modèle d’analyse est volontairement
« économique », dans la mesure où il ne multiplie pas les entrées et repose sur trois
axes. J’espère montrer que l’économie du modèle est l’une des conditions de sa
rentabilité sur le plan empirique de la description des corpus. L’objectif, en effet, est de
se concentrer sur un nombre limité de processus discursifs qui sont à ce point
récurrents dans les querelles de mots qu’ils semblent y exercer une fonction
véritablement structurante : on les verra à l’œuvredans la polémique autour du mot
« rigueur », mais il faudrait à terme en éprouver la pertinence sur d’autres querelles de
mots. J’offre, dans cette section, une présentation très succincte des trois axes, qui
seront repris, détaillés et exemplifiés lors de la description du corpus (infra,3.).
8 Le premier axe de l’analyse s’intéresse au travail de cadrage médiatique qu’opèrent les
journalistes afin d’inciter les acteurs politiques à prendre position par rapport à l’usage
du mot litigieux. Il s’agit ici d’examiner de quelle manière les journalistes participent à
l’émergence d’une querelle de mots et contribuent à ce que ladite querelle soit
« alimentée » durant un certain laps de temps. Le genre de l’interview se prête tout
particulièrement à l’observation de ce travail de cadrage : le mot devient ce à propos de
quoi il y a lieu de prendre position,sous l’influence des commentaires introductifs
auxquels se livrent les journalistes et, surtout, des stratégies de questionnement qu’ils
déploient lorsqu’ils interrogent les acteurs politiques (infra,3.1.).
9 Lors d’une querelle de mots, les acteurs politiques sont amenés à prendre position
quant à l’usage du mot qui fait problème. Le deuxième axe de l’analyse concerne ainsi
les moments où les acteurs politiques explicitent, sur un mode réflexif, leur attitude à
l’égard du mot en question. L’enjeu est ici de décrire dans le détail comment se
formulent de telles prises de position, à la fois auto- et allo-centrées, et qui mêlent de
façon complexe descriptionet prescription : en effet, un acteur politique donné dit ce
qu’il fait lui-même du mot, ce que d’autres que lui font du mot et, ultimement, ce qu’il
faut faire du mot (infra, 3.2.).
10 Avec le troisième axe de l’analyse, on touche à la question de l’argumentation : les
acteurs politiques tentent en effet de justifier leur prise de position à l’égard de l’usage
d’un mot en formulant les raisons pour lesquelles ce mot doit (ou ne doit pas) être
utilisé. Comme je tâcherai de le montrer, la construction d’une argumentation pour ou
contre l’usage d’un mot intègre fondamentalement trois composantes majeures : (1) la
question du sens de ce mot ; (2) la question de son applicabilité référentielle ; (3) la
question de son dialogisme. (1) Premièrement, lorsqu’ils tentent d’étayer leur position
à l’égard d’un mot, les locuteurs disent ce que le mot signifie pour eux. Ils s’engagent
dans des opérations de spécification du sens qui peuvent prendre des formes très
variées. Dans une telle optique, on s’arrêtera notamment sur le problème de la
définitionet l’on examinera les différents types d’énoncés définitoires auxquels les
locuteurs ont recours. (2) Deuxièmement, la question du sensdu mot est intimement
liée à celle de son applicabilité référentielle : les locuteurs vont alors dire si le mot est
apte ou non à désigner un certain objet du monde. (3) Troisièmement, la question du
dialogisme se pose inéluctablement : comme le dit Bakhtine, dans une formule restée
célèbre, « chaque mot renvoie à un contexte ou à plusieurs, dans lesquels il a vécu son
existence socialement sous-tendue » (1978 : 114). Il faudra, à ce titre, voir comment les

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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locuteurs tentent d’exploiter argumentativement la charge dialogique du mot pour ou


contre lequel ils prennent position. Mon hypothèse est que l’étude des querelles de
mots permet de dégager des types d’enchaînements argumentatifs relativement stables
et récurrents, auxquels les locuteurs ont recours afin de justifier l’usage ou le non-
usage du mot litigieux. Je décrirai, sur la base de quelques exemples, deux de ces
enchaînements prototypiques, en montrant comment ils intègrent les trois
composantes du sens, de la référence et du dialogisme (infra,3.3.).

3. Approche du déroulement argumentatif des


querelles de mots à travers l’exemple de la polémique
sur le mot « rigueur »
3.1. Le cadrage médiatique de la « querelle de mots » :
commentaires et questions des journalistes

11 De quelle manière les journalistes constituent-ils un mot en objet de désaccord, à


propos duquel les acteurs politiques sont invités (voire acculés) à prendre position ? On
tentera de saisir ce travail de cadrage à travers les commentaires introductifs auxquels
se livrent les journalistes avant l’interview d’un acteur politique et à travers le type de
questions qu’ils lui adressent.
12 Les commentaires introductifs consistent le plus souvent à présenter l’attitude des
acteurs politiques à l’égard du mot sous l’angle de l’embarras :
(1) rigueur ou non/ rigueur le mot fait peur à ceux qui nous gouvernent (Début de
l’interview de Michel Sapin, 7 mai 2010)8
13 – ou de mettre au jour une discrépance entre les mots (que l’on observe de façon
tangible dans les discours tenus publiquement par les acteurs politiques) et l’intention
(que l’on peut plausiblement attribuer à ces acteurs au vu de la politique qu’ils
mènent) :
(2) JOURN1 : le buzz politique du jour c’est Nicolas Sarkozy qui veut faire la rigueur
mais en silence
JOURN2 : y penser toujours n’en parler jamais... (Début de l’interview de Jean-
François Copé, 10 mai 2010)9
14 Lorsqu’une question est directement adressée au responsable politique, elle peut :
– (1) porter sur l’attitude personnelle du locuteur à l’égard du mot :
(3) ce mot a l’air de faire peur à tout le monde est-ce qu’il vous fait peur ce mot
rigueur/ (Interview de François Baroin, 14 mai 2010)10
(4) et le mot rigueur ne vous fait pas peur/ (Interview de Nicolas Sarkozy, 14 juillet
2010)11
– (2) porter sur l’attitude personnelle du locuteur à l’égard du mot en tant qu’elle
s’oppose à l’attitude d’autres acteurs politiques. Le corpus fournit deux belles
illustrations de cette stratégie, au gré des changements d’attitude du Premier Ministre
François Fillon à l’égard du mot « rigueur ». En (5), Fillon est interrogé sur le fait qu’il
refuse le mot, puis en (6) sur le fait qu’il l’a finalement adopté :
(5) on a compris qu’il fallait pas parler de plan de rigueur à [...] propos [des mesures
annoncées] mais qu’est-ce que vous répondez à ceux qui dans votre camp utilisent
ce terme euh comme Jean-François Copé comme Alain Juppé semblant vouloir dire
que le gouvernement se cache un peu derrière son petit doigt en n’utilisant pas ce
mot de rigueur (conférence de presse de François Fillon, 11 mai 2010)

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(6) au Japon vous avez parlé de rigueur vous semblez avoir euh cassé un tabou dans
l’exécutif puisque lundi encore Nicolas Sarkozy avait récusé ce terme lors de son
intervention télévisée est-ce que vous maintenez ce terme euh rigueur/
(conférence de presse de François Fillon, 19 juillet 2010)
15 Ici, les questions ont une charge polémique évidente, dans la mesure où elles pointent
des dissensions entre le locuteur et d’autres représentants du même parti politique
relativement à l’usage du mot. Dans le premier cas, la question pousse Fillon à devoir
justifier le non-usage d’un mot que des figures proéminentes de son parti utilisent
ouvertement. Dans le second cas – et le potentiel polémique est alors encore plus fort –,
les dissensions concernent les deux principaux représentants du pouvoir exécutif (le
Premier Ministre et le Président de la République). La question cherche à contraindre
Fillon soit à confirmer son usage du mot (au risque de contredire publiquement le chef
de l’Etat), soit à l’infirmer (au risque de sembler se dédire). Une variante de ce genre de
question consiste à prendre à témoin un représentant d’un parti politique (ici encore
l’UMP) et de lui demander d’expliquer les dissensions qui rongent son propre camp –
ainsi cette question adressée au ministre de la Défense Gérard Longuet, après le
revirement de Fillon :
(7) pourquoi est-ce que le président n’ose pas utiliser le mot rigueur pourquoi pas
dire la vérité aux Français comme vient de le faire François Fillon le premier
ministre (Interview de Gérard Longuet, 16 juillet 2010)12
16 Une telle question cherche à placer l’acteur politique dans une situation de dilemme :
quelle que soit sa réponse, il peut difficilement éviter de donner tort à l’une des deux
têtes du pouvoir exécutif (la réponse de Longuet est analysée en 3.3.2.).

3.2. La prise de position des acteurs politiques par rapport à l’usage


ou au non-usage du mot

17 Il s’agit maintenant de voir comment les acteurs politiques prennent position par
rapport à l’usage du mot. Dans ce genre de cas, les locuteurs adoptent une attitude
réflexive qui se marque de façon tout à fait explicite par l’autonymie : le mot devient
« l’objet même du dire » (selon l’expression d’Authier-Revuz 2003 : 72) – ce que permet
notamment, on le verra, l’emploi de « présentateurs métalinguistiques » : « le mot (de)
X », « ce terme », etc. Comment se formulent typiquement de telles prises de position ?
On va voir que les possibilités sont ici assez nombreuses, ce qui tient à deux variables :
– Le locuteur peut formuler une prise de position à l’égard de l’usage du mot en
prenant pour objet son propre usage ou en commentant l’usage qu’un autre locuteur
fait du mot (les deux possibilités n’étant bien sûr pas incompatibles et pouvant être
exploitées en parallèle) ;
– Pour qu’il y ait véritablement prise de position, l’usage du mot ne doit pas
simplement être constaté : il doit aussi être évalué, voire recommandé. On peut
distinguer les différentes prises de position selon cette seconde variable : à quel degré
affichent-elles (ou, au contraire, masquent-elles) les dimensions axiologique et
prescriptive dans leur discours sur l’usage du mot ?
18 Premier cas de figure, le locuteur peut décrire ce que lui (et lui seul) fait du mot par la
conjonction de l’autonymie et d’un verbe comme « utiliser » ou « employer » :
(8) ben moi le mot que j’utilise c’est le mot de rigueur (Interview de Jean-François
Copé, 10 mai 2010)

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(9) je n’emploierai absolument pas le mot de rigueur (Point presse de Frédéric


Lefebvre, 10 mai 2010)13
19 De manière plus oblique, le locuteur peut souligner son propre acte d’assertion (« moi
je dis que... »), dont le contenu inclut le mot litigieux, et l’opposer à d’autres actes
d’assertion possibles sur fond d’un conflit de nomination (« appelez ça comme vous
voulez ») :
(10) Et la vérité, aujourd’hui, c’est que le niveau d’endettement de notre pays est tel
qu’il est urgent de réduire les dépenses publiques. Appelez ça comme vous voulez,
moi je dis qu’il faut gérer l’argent public avec une très grande rigueur (Chronique
de Jean-François Copé, 18 mai 2010)14
20 On ajoutera que cette description que le locuteur donne de son propre usage peut
glisser vers la promesse, en ce sens que le locuteur – produisant un acte de langage de
type commissif – s’engage à effectuer une action dans l’avenir, à savoir celle d’utiliser le
mot. C’est le cas de François Fillon, après qu’il a utilisé publiquement (le 16 juillet) le
mot qu’il récusait depuis plusieurs semaines :
(11) je répéterai [ce mot] à chaque fois que j’en aurai l’occasion (Conférence de
presse de François Fillon, Nouméa, 19 juillet 2010)
21 Bien sûr, le fait d’isoler de tels énoncés de leur cotexte est un peu artificiel. En effet,
dans la mesure où elle se voit toujours justifiée par des raisons (dimension
argumentative qui sera traitée au point 3.), la description que le locuteur donne de son
propre usage se charge presque immanquablement – fût-ce implicitement – d’une
dimension prescriptive. Encore en-deçà d’un jugement de valeur ou d’une prescription,
l’expression d’une attitude affective du locuteur vis-à-vis de l’usage du mot est
fréquente – ainsi Nicolas Sarkozy qui verbalise son ordre de préférence entre les mots
« rigueur » et « rigoureux » :
(12) alors le mot rigueur est connoté en France ce qui ne me fait pas peur c’est le
mot rigoureux (Interview de Nicolas Sarkozy, 14 juillet 2010)15
– ou François Fillon, toujours dans le contexte de l’explication a posteriori de son usage
d’un mot qu’il a longtemps refusé :
(13) je n’ai pas peur d’utiliser ce mot je ne le regrette pas (Conférence de presse de
François Fillon, 19 juillet 2010)
22 Deuxième cas de figure, lorsqu’un jugement est explicitement formulé, il porte en
général sur l’usage qu’un autre locuteurfait du mot – ainsi ce jugement positif porté par
le ministre de la Défense Gérard Longuet sur l’usage du mot par François Fillon :
(14) eh bien je trouve que Fillon a raison d’utiliser un mot qui rassure les marchés
(Interview de Gérard Longuet, 16 juillet 2010)
23 Le jugement peut, de manière plus indirecte, résulter d’une explication de l’usage
qu’autrui fait du mot – ainsi cet extrait d’une interview du socialiste Michel Sapin, où le
jugement de valeur négatif porté sur l’usage découle du fait qu’il repose, selon le
locuteur, sur de mauvaises raisons (en l’occurrence : régler l’usage ou le non-usage du
mot en fonction des consignes du chef plutôt qu’en fonction de son degré d’ajustement
au réel) :
(15) si la la droite [...] refuse d’utiliser le mot rigueur c’est parce que Nicolas
Sarkozy a dit avec moi y aura jamais la rigueur donc ils sont prisonniers en quelque
sorte de la déclaration du président de la république (Interview de Michel Sapin, 7
mai 2010)
24 Enfin, troisième cas de figure, la prise de position quant à l’usage peut se faire
ouvertement prescriptive : le locuteur enjoint alors à l’allocutaire d’adopter un certain

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comportement, à savoir d’utiliser ou de ne pas utiliser le mot – ainsi Fillon face aux
journalistes, lors de sa phase initiale de refus du mot :
(16) de la même façon que pendant deux ans vous avez c’est un vous collectif
évoqué une récession qui n’existait pas euh ne refaites pas la même erreur euh en
parlant d'un plan de rigueur qui n’existe pas(Fillon, 7 mai 2010)
– ou Jean-François Copé, défendant la position inverse :
(17) Ne dramatisons pas à l’excès l’emploi du mot rigueur. (Chronique de Jean-
François Copé, 18 mai 2010)

3.3. Comment justifier une position prise par rapport à l’usage du


mot ? Deux enchaînements argumentatifs prototypiques

25 On vient de décrire quelques-unes des modalités selon lesquelles s’opère la prise de


position des acteurs politiques quant à l’usage du mot. Il faut maintenant faire un pas
de plus et voir comment les locuteurs s’efforcent de justifier leurs prises de position en
les étayant par des arguments. Je tenterai, dans ce qui suit, de dégager deux formes
d’argumentation qui se trouvent mobilisées de façon récurrente par les acteurs
politiques engagés dans la polémique sur le mot « rigueur », et que l’on serait
certainement susceptible de retrouver dans d’autres querelles de mots.

3.3.1. La justification de l’usage ou du non-usage du mot par l’argument de


l’applicabilité référentielle

26 Le premier type d’enchaînement argumentatif que l’on peut dégager consiste, pour le
locuteur, à justifier l’usage (ou le non-usage) du mot en tirant argument du fait que le
mot, selon une définition qui en est donnée, s’applique (ou ne s’applique pas) au
référent dont il est question. On peut, pour cet enchaînement argumentatif, parler
d’une justification de l’usage ou du non-usage du mot par l’argument de l’applicabilité
référentielle. Afin d’en expliciter la logique, je m’appuierai sur le schéma suivant, dont
je proposerai ensuite un commentaire détaillé :
Etape 1 : Spécification du sens du mot
Prémisse 1 : Le mot X désigne Y
(énoncé définitoire) Le mot X signifie Y
Un/le X (c’)est un/le Y
Etape 2 : Comparaison du sens spécifié avec les caractéristiques du référent
Prémisse 2 : Or le référent R satisfait / ne satisfait pas aux exigences de la définition
du mot X
Etape 3 : Affirmation de l’(in)applicabilité référentielle du mot
Concl. intermédiaire : R peut/ne peut pas être inscrit dans la classe de référents
dénotée par le mot X
(nouvelle prémisse) R est/ n’est pas un X
[Loi de passage ]:Si un mot est / n’est pas applicable au référent dont il est question,
il doit/ne doit pas être utilisé
Etape 4 : Prise de position quant à l’usage du mot
Conclusion : Le mot X doit / ne doit pas être utilisé
27 Comme ce schéma le laisse entrevoir, l’enchaînement argumentatif dont il est question
implique quatre étapes distinctes16. La première consiste en une spécification du sens :
le locuteur produit alors un énoncé définitoire17qui assigne un sens au mot litigieux. La
deuxième étape consiste à comparer le sens du mot, tel qu’il vient d’être spécifié par
l’énoncé définitoire, avec les traits les plus saillants du référent qu’il s’agit de nommer.

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Comme le résume bien Plantin (1996 : 5218), il s’agit ainsi de « confronter les
caractéristiques propres » du référent « aux exigences de la définition ». Sur le plan
argumentatif, on peut voir ici une deuxième prémisse qui va permettre de relier la
première prémisse (spécification du sens) à une conclusion intermédiaire. Ce qui est en
jeu lors de la troisième étape, c’est – sur la base des prémisses – de conclure à
l’inscription ou à la non-inscription du référent dans la classe des référents dénotée par
le mot litigieux et, ainsi, de statuer sur l’applicabilité référentielle du mot. Le degré de
congruence entre le sens spécifié et les traits les plus saillants du référent détermine la
possibilité ou l’impossibilité de désigner ce référent par le mot en question. Lors de la
quatrième et dernière étape de l’argumentation, la conclusion intermédiaire est – si
l’on veut – reconvertie en prémisse pour étayer la conclusion finale. Celle-ci formule
typiquement une prise de position quant à l’usage du mot, qui peut être favorable ou
défavorable. Le passage de la conclusion intermédiaire, reconvertie en prémisse, à la
conclusion finale repose sur une loi de passage implicite qui corrèle le degré
d’application référentielle d’un mot dans un contexte donné à la pertinence de son
usage : [Si un mot est/n’est pas applicable référentiellement, alors il faut/il ne faut pas
l’utiliser].
28 Considérons à présent un exemple (18) de cet enchaînement argumentatif. Il s’agit
d’une conférence de presse donnée par François Fillon le 7 mai 2010. A une journaliste
qui lui demande si, au vu des « mesures drastiques pour lutter contre le déficit » qu’il
vient d’annoncer, le mot « rigueur » est toujours « tabou en France », le Premier
Ministre répond ceci :

29 Fillon commence par formuler un énoncé définitoire qui spécifie le sens qu’il convient
selon lui d’octroyer au mot : « la rigueur c’est quand on réduit euh les dépenses et
qu’on augmente les impôts » (1.1-2). Il s’agit en l’occurrence d’un énoncé définitoire
copulatif, dont la particularité syntaxique est qu’il met en rapport, par le biais du verbe
« être », un syntagme nominal (« la rigueur ») et deux propositions coordonnées
(« quand on réduit euh les dépenses et qu’on augmente les impôts »). L’étape suivante
repose sur la comparaison entre le sens du mot tel qu’il vient d’être spécifié et les
caractéristiques du référent qu’il s’agit de nommer, à savoir la politique
gouvernementale. Fillon s’efforce de faire apparaître ici deux discrépances. D’une part,
le premier trait dégagé dans la spécification du sens (« on augmente les impôts »)
s’oppose au choix de « réduire la pression fiscale » (1.3), dont Fillon fait l’une des
orientations majeures de l’action de son gouvernement. D’autre part, le second trait du
sens du mot (« on réduit les dépenses ») s’oppose au fait que « nous sommes l'un des
pays euh parmi les pays développés qui a le plus haut niveau de dépenses publiques »
(1.7-8) – on note toutefois que cette seconde opposition est moins tranchée que la
première, dans la mesure où Fillon affirme également à plusieurs reprises le choix de
« diminuer » (1.4-5) ou de « geler » (1.6) les dépenses publiques. Quoi qu’il en soit, cette

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double opposition permet au Premier Ministre de conclure par deux fois à


l’impossibilité d’inscrire le référent dans la classe de référents dénotée par le mot – voir
ici l’emploi du connecteur « donc » (« nous sommes euh donc dans une gestion qui n’est
pas un plan de rigueur », 1.5, et « on est donc très très loin d'un plan de rigueur », 1.9).
Enfin, la conclusion finale tire parti de l’inapplicabilité référentielle du mot pour
formuler une prise de position négative du locuteur par rapport à son usage. En
l’occurrence, cette prise de position prend un tour injonctif, le Premier Pinistre usant
ici d’un impératif adressé aux journalistes : « alors de la même façon que pendant deux
ans vous avez c’est un vous collectif évoqué une récession qui n’existait pas euh ne
refaites pas la même erreur euh en parlant d’un plan de rigueur qui n’existe pas »
(1.9-11).

3.3.2. Justifier l’usage ou le non-usage du mot par l’argument de la charge


dialogique du mot et de ses effets sur l’allocutaire

30 On a vu que pour justifier l’usage ou le non-usage d’un mot, les locuteurs recourent à
un enchaînement argumentatif prototypique qui exploite tout à la fois la question du
sens de ce mot et celle de son applicabilité référentielle. Il s’agit à présent de considérer
un second type d’enchaînement argumentatif qui, cette fois, tire parti du dialogisme du
mot litigieux. J’entends ici par « dialogisme »19 le fait que l’usage d’un mot dans un
discours donné évoque immanquablement d’autres discours au sein desquels il a été
utilisé. Comme le résument Bres et Nowakowska, « les mots du lexique ne sont jamais
“ vierges ” [...] : ils sont, de façon plus ou moins saillante, gros des énoncés ou des
discours qui les ont actualisés » (2006 : 33). Il y a là, selon l’expression de Siblot, un
dialogisme de la nomination : en nommant un objet, le locuteur se positionne « à
l’égard d’autres locuteurs, lesquels nomment autrement ou pareillement l’objet »
(Détrie et al. 2001 : 207). Comment un tel dialogisme peut-il être mobilisé par les
locuteurs lorsqu’il s’agit d’argumenter pour ou contre un mot ? Tentons de modéliser
les étapes de cet enchaînement argumentatif. Le point de départ de l’argumentation
consiste, pour le locuteur, à cibler un certain type d’allocutaire et à affirmer que l’usage
du mot produit sur lui des effets (positifs ou négatifs), et cela en vertu du fait que
l’usage du mot est dialogiquement associé par cet allocutaire à tel ou tel contexte
antérieur d’emploi. L’étape suivante – généralement implicite, mais sans laquelle
l’argumentation n’aurait pas de sens – concerne l’importance accordée au point de vue
de cet allocutaire. Comme il s’agit, in fine, de tirer une conclusion pratique relative à
l’usage du mot sur la base des effets que ce mot produit sur un type d’allocutaire, il est
bien entendu nécessaire que le point de vue de celui-ci soit jugé important. Enfin,
l’étape conclusive voit le locuteur prendre position relativement à l’usage du mot.
Selon le caractère positif ou négatif des effets escomptés sur l’allocutaire, le locuteur
affirme que le mot doit ou, au contraire, ne doit pas être utilisé. Le passage des
prémisses à la conclusion repose sur une loi de passage typique de l’argumentation par
les conséquences (Walton 2006 : 104-106) et qui corrèle la nature des conséquences
d’une action avec la légitimité de son accomplissement : [Plus une action exerce des
conséquences positives/négatives, plus/moins il est légitime de l’accomplir]. Pris dans
sa globalité, l’enchaînement argumentatif20 peut être schématisé ainsi :
Prémisse 1 : L’usage du mot X exerce, en raison de son dialogisme, des effets positifs
/ négatifs sur un certain type d’allocutaire
Prémisse 2 : Il est important de prendre en compte les effets exercés sur ce type
d’allocutaire

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[Loi de passage]: [Plus une action exerce des conséquences positives/négatives,


plus/moins il est légitime de l’accomplir]
Conclusion : le mot X doit / ne doit pas être utilisé
31 L’exemple qui suit (19) est tiré de l’interview du ministre de la défense Gérard Longuet
(16 juillet 2010), suite au rejet du mot « rigueur » par Nicolas Sarkozy le 14 juillet et à
son usage par le Premier Ministre quelques jours plus tard :

32 Dans cet extrait, la conclusion est livrée d’entrée, dans la mesure où le locuteur formule
une prise de position par rapport à l’usage du mot. Cette prise position apparaît comme
un jugement positif sur l’usage qu’un autre locuteurfait du mot : « eh bien je trouve que
Fillon a eu raison » (1.3), puis, en fin d’extrait, « François Fillon a raison d’utiliser un
mot qui rassure les marchés » (1.10). La justification de cette prise de position, ouverte
par le connecteur « parce que » (1.3), repose, comme nous l’avons entrevu, sur le
ciblage d’un allocutaire : « tous les grands observateurs » du « monde économique
d’aujourd’hui » (1.4), « ceux qui ont de l’argent et ceux qui en prêtent » (1.5-6), « les
marchés » (deux occurrences, 1.9-10) et « les financiers internationaux qui prêtent de
l’argent y compris à la France » (1.19-20). Or le non-usage du mot « rigueur » est décrit
comme négatif dans ses effets (« ne pas être compris », 1.5), tandis que l’usage de ce
mot est décrit comme positif : le mot « rassure » l’allocutaire (1.10-12), qui l’« atten[d] »
(1.19). On voit se dessiner ici la logique argumentative suivie par Longuet : l’usage du
mot est préconisé en raison des effets positifs qu’il exerce sur un type d’allocutaire
dont l’opinion est jugée importante au vu de son statut de créancier de la nation. Ce
qu’il y a de remarquable dans cet extrait, c’est que la question de l’applicabilité
référentielle du mot est également abordée, mais seulement pour être déclarée non
décisive sur le plan de l’argumentation : selon Longuet, le fait que le mot soit
inapplicable référentiellement ne saurait, dans ce cas particulier, servir d’argument
justifiant la conclusion attendue (à savoir qu’il ne faut pas l’utiliser) : « il y a des mots
qu’il faut savoir utiliser non pas pour l- pour la réalité française mais parce que vous
savez quand on a euh le huit pour cent euh six pour cents de déficit en 2010 c’est pas de
la rigueur » (1.7-9, je souligne). Longuet affirme ici clairement que le référent (la
« réalité française ») ne peut pas être inscrit dans la classe des référents dénotée par le
mot, ce qui pourrait apparaître comme un argument anti-orienté par rapport à la thèse
défendue. Dans la perspective du locuteur, cela n’importe guère car l’argument de
l’applicabilité référentielle est très largement compensé par l’argument des effets du
mot sur l’allocutaire.

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3.3.3. La combinaison possible des deux enchaînements argumentatifs


prototypiques

33 Nous avons jusqu’à présent envisagé séparément les deux régimes de justification de
l’usage ou du non-usage d’un mot, mais il est clair qu’ils peuvent être mobilisés
conjointement par un locuteur. Pour illustrer ce cas de figure, nous nous arrêterons sur
un dernier extrait (20), tiré d’une interview radiophonique de François Baroin, à
l’époque ministre du Budget, par le journaliste Jean-Jacques Bourdin :

34 Voyons comment Baroin justifie sa prise de position négative à l’égard du mot, selon
laquelle « c’est pas le bon mot » (1.4). La formulation même de cette prise de position
ne préjuge en effet pas du type d’argument que le locuteur va solliciter pour la
soutenir : qu’un mot ne soit « pas le bon » peut tout aussi bien tenir à des problèmes
d’applicabilité référentielle qu’aux contextes qu’il est dialogiquement susceptible
d’évoquer pour tel ou tel allocutaire. Baroin propose d’abord une spécification du sens
du mot au moyen d’un énoncé définitoire copulatif (« la rigueur c’est quoi / [...] baisser
les pensions baisser les salaires augmenter la TVA augmenter les impôts directs »,
1.4-6), assorti de deux exemples de référents auxquels le mot est applicable : « c’est ce
qu’on demande aux Grecs » (1.4-5) et « la rigueur c’est ce que la France a vécu en 83 par
exemple [...] au moment du virage avec Mitterrand » (1.6-8). Les étapes intermédiaires
de l’enchaînement argumentatif qui conduit de la spécification du sens du mot à
l’affirmation de son inapplicabilité (« c’est pas le bon mot », « ce terme là il n’est pas
adapté à la situation », 1.8-9) restent ici implicites : n’apparaît ainsi pas, dans l’extrait,
l’étape de comparaison du sens spécifié avec les caractéristiques du référent. Quoi qu’il
en soit, c’est bien la justification du non-usage du mot par l’argument de
l’inapplicabilité référentielle que l’on retrouve ici. Mais Baroin n’en reste pas là : le
deuxième exemple qu’il donne d’un référent auquel le mot s’applique (« c’est ce que la
France a vécu en 83 par exemple [...] au moment du virage avec Mitterrand ») lui
permet d’activer, de manière dialogique, un contexte antérieur d’emploi supposé
prégnant dans la mémoire de l’allocutaire. La référence concerne le changement
radical de politique économique opéré à partir du mois de mars 1983 par le
gouvernement du Premier Ministre Pierre Mauroy face au déficit budgétaire, à la fuite
des capitaux et à la dévaluation du franc. Or ce contexte évoqué par l’usage du mot
« rigueur » est décrit comme exerçant des effets négatifs : il « fait peur » (1.9). On voit
donc ici que l’argument de la charge dialogique s’ajoute à celui de l’inapplicabilité
référentielle pour disqualifier le mot. On ajoutera encore, pour terminer, que
l’exploitation du dialogisme par Baroin diffère de celle que l’on a observée dans
l’argumentation de Longuet (supra, 3.3.2.) : si les deux locuteurs mobilisent le même
schème argumentatif, ils n’évaluent pas les effets de l’usage du mot à partir du même
type d’allocutaire. Là où Longuet met en avant les acteurs du monde économiqueque
l’usage du mot « rassure », car il leur évoque des contextes d’emploi favorables à leurs

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intérêts, Baroin semble se concentrer sur les citoyens auxquels l’usage du mot « fait
peur », car il leur évoque des contextes d’emploi défavorables à leurs intérêts.

4. Conclusion
35 Le but de cet article était de poser quelques jalons pour l’étude des querelles de mots : il
s’agit, on l’a vu, d’affrontements médiatiques lors desquels un mot est érigé pour une
durée limitée en objet du désaccord, ce qui amène les acteurs politiques à formuler une
prise de position pour ou contre l’usage de ce mot et à justifier celle-ci au moyen
d’arguments. Ces querelles de mots constituent un terrain extrêmement fertile pour
une approche qui entend joindre la description des formes du métalangage ordinaire à
une analyse du fonctionnement de l’argumentation en contexte politico-médiatique.
J’ai travaillé à l’élaboration d’un modèle d’analyse qui tente d’associer une relative
économie sur le plan théorique – en ce qu’il met délibérément l’accent sur un nombre
limité de processus discursifs et argumentatifs – à un fort potentiel de rentabilité sur le
plan empirique. L’examen du corpus de discours rassemblés à partir de la polémique
sur le mot « rigueur » offre une première exemplification des trois processus qui, dans
l’état actuel de la réflexion, me semblent constitutifs des querelles de mots : le cadrage
médiatique de la querelle par les questions et commentaires des journalistes, la prise de
position des acteurs politiques quant à l’usage du mot et, enfin, le travail d’étayage
argumentatif. Pour que le modèle ici esquissé puisse être affiné et complété, il
conviendrait bien sûr de s’intéresser à d’autres querelles de mots similaires 21 : la
résurgence de la polémique sur le même mot en 2011 et 2012 pourrait à l’évidence être
envisagée, tout comme des affrontements sur d’autres mots (on pense par exemple à
celui qui s’est cristallisé autour du mot « civilisation » suite à la déclaration du ministre
de l’Intérieur Claude Guéant le 4 février 2012 selon laquelle « Toutes les civilisation ne
se valent pas »).

Conventions de transcription
– mot interrompu brutalement par un locuteur, troncation de mots
/ intonation montante
\ intonation descendante
[ interruption et chevauchement ; le crochet précède chacun des segments de
discours superposés

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NOTES
1. C’était le cas lors de la polémique qui a opposé en mai 2008 Bertrand Delanoë et Ségolène
Royal – alors en concurrence pour la succession de François Hollande à la tête du Parti
socialiste – autour des mots « libéral »/« libéralisme » : Delanoë incitait alors ses camarades à se
réapproprier ces mots, ce qui lui valut des critiques acerbes de la part de Royal (voir Micheli

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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2011 ; Longhi 2008 pour une analyse sémantique des mêmes mots dans un corpus politique plus
ancien).
2. Au vu de l’abondance et de la diversité des travaux, cet état de la recherche ne peut qu’être
esquissé ici.
3. On pense ici principalement au travail fondateur de Rey-Debove (1978) sur le métalangage en
tant que « sous-système cohérent » et à l’œuvre considérable d’Authier-Revuz qui cartographie
les différentes zones de la réflexivité langagière : auto-représentation du discours en train de se
faire (1995) et représentation du discours autre notamment (2004).
4. Dans le cadre d’un intérêt pour le processus de nomination(Cislaru et al. 2007 ; Dufour et al.
2005), plusieurs études récentes suivent un mot (ou une séquence lexicale figée de type
« formule ») à travers un corpus discursif donné (en général médiatique) pour en décrire le
comportement linguistique et en éclairer les enjeux socio-politiques : on a par exemple exploré
des mots comme « sûreté »/« sécurité »/« insécurité » (Née 2009), « crise »/« guerre »/« conflit »
(Véniard 2007), « intermittent » (Longhi 2008 ; Véniard 2007), « Grenelle » (Barbet 2009) ou des
formules comme « purification ethnique » (Krieg-Planque 2003), « développement durable »
(Dufour 2011 ; Krieg-Planque 2010) ou encore « choc des civilisations » (Hekmat 2011). De telles
études sont par nature attentives à l’activité métalinguistique que les locuteurs déploient à
propos du mot (ou de la formule) qui fait l’objet de l’analyse.
5. A ce titre, on peut même souligner, avec Plantin, que les approches normatives semblent
parfois habitées par la tentation inavouée de « sort[ir] du langage » ordinaire afin d’en arriver à
la « bonne » argumentation, univoque et rationnelle (2002 : 235-236).
6. Si l’on excepte les travaux récents sur la définition en tant que schème argumentatif (Micheli
2010 ; Schiappa 2003 ; Walton et Macagno 2008 et 2009 ; Zarefsky 2006), ainsi que des remarques
générales sur les « verbal disputes » (Walton 2006), sur les « débats » qui « achoppent sur les
mots des autres [et sur] les définitions avancées » (Angenot 2008 : 158) ou encore sur le fait que,
dans certains débats, la « discussion sur la nature de l’objet n’est pas séparable de la discussion
sur son nom » (Plantin 1996 : 63). On mentionnera encore – même si elle ne porte pas
directement sur l’argumentation – la réflexion de Kerbrat-Orecchioni sur les « négociations
conversationnelles », lorsque celles-ci tournent en « désaccords sur l’emploi des mots », en
« négociations sur les signes » (2005: 131).
7. Voir les travaux récents en communication politique sur des catégories comme les « petites
phrases » (Krieg-Planque 2011) et les « éléments de langage » (Ollivier-Yaniv 2011).
8. Fichier audio accessible à http://www.rtl.fr/actualites/economie/article/michel-sapin-sur-
rtl-c-est-une-rigueur-gigantesque-qui-est-programmee-5940149834
9. Fichier audio accessible à http://www.europe1.fr/MediaCenter/Emissions/Le-buzz-politique/
Sons/Cope-la-rigueur-ne-lui-fait-pas-peur-190937/
10. Vidéo accessible à http://www.auboisementcorrect.com/4690-Francois-Baroin-La-rigueur-
ce-n.html
11. Vidéo accessible à http://www.dailymotion.com/video/xe0upj_interview-de-nicolas-
sarkozy-sur-fr_news
12. Vidéo accessible à http://www.europe1.fr/Politique/Des-souvenirs-mais-pas-de-
sous-236074/
13. La vidéo était accessible à http://www.lemouvementpopulaire.fr/actualites/Il-ne-faut-pas-
confondre-plan-de-rigueur-et-gouvernement-rigoureux-5746.html
14. http://www.slate.fr/story/21495/jean-francois-cope-cachez-cette-rigueur-que-je-ne-
saurais-voir
15. Sur cette gestion sarkozienne de la famille dérivationnelle « rigueur »/« rigoureux », lire la
très intéressante chronique que lui a consacrée la linguiste Emilie Née (http://
blogs.mediapart.fr/blog/emilie-nee/030810/l-homme-honnete-l-homme-juste-l-homme-
rigoureux)

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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16. Il va sans dire que dans les réalisations textuelles effectives, l’ordre d’apparition de ces
étapes peut varier.
17. De tels énoncés sont susceptibles de prendre des formes très diverses – point que l’on ne peut
développer ici. Les travaux de Martin (1983 et 1990) et de Riegel (1987 et 1990) proposent une
typologie qui distingue entre les énoncés définitoires ouvertement métalinguistiques (de type
désignatif – « le mot X désigne/est le nom de Y » – ou interprétatif – « Le mot X signifie/veut dire
Y ») et les énoncés définitoires copulatifs établissant une relation d’équivalence référentielle au
moyen du verbe « être » (« Un/le X (c’)est un/le Y »). Voir aussi l’étude de Julia (2001) sur les
gloses de spécification du sens (« au sens propre », « dans tous les sens du mot », etc.)
18. Plantin identifie un schème argumentatif qu’il nomme « argumentation par la définition »
(1996 : 52), qui ressemble fort à celui que nous représentons ici – si ce n’est que la conclusion ne
porte pas sur l’usage du mot. Voir aussi Schiappa (2003 : 109) sur l’argumentation à partir d’une
définition (« argument from definition » – par opposition à l’« argument about a definition »).
19. Je n’entre donc pas ici dans toute la complexité du phénomène, particulièrement en ce qui
concerne le problème de distinguer les différents types de dialogisme – interdiscursif et
interlocutif – et de les corréler à des marques langagières précises (voir notamment, parmi
l’abondante littérature sur la question, Bres 2005 ; Bres et Nowakowska 2006).
20. L’enchaînement argumentatif que j’envisage ici a pour caractéristique d’exploiter
conjointement le raisonnement pratique (à travers l’argumentation par les conséquences
qu’entraîne l’usage du mot sur un allocutaire) et la question du dialogisme (à travers les
contextes antérieurs d’emploi que l’usage du mot est susceptible d’évoquer chez l’allocutaire).
Ces deux dimensions peuvent ne pas aller de pair dans certains cas: on peut par exemple tout à
fait imaginer un enchaînement argumentatif qui tire uniquement parti des effets (positifs ou
négatifs) de l’usage du mot sur l’allocutaire, sans que ces effets soient rapportés au dialogisme.
21. L’intérêt d’une telle approche comparative serait par exemple de voir dans quelle mesure les
diverses composantes de l’argumentation pour ou contre l’usage d’un mot que l’on a recensées ici
sont susceptibles d’être pondérées différemment dans chacune des querelles considérées. On
pourrait ainsi imaginer que les participants à une querelle de mots donnée mettent un accent
tout particulier sur la spécification du sens du mot, et s’intéressent moins à son applicabilité
référentielle et à son dialogisme. A l’inverse, d’autres querelles seraient susceptibles de se
concentrer davantage sur le dialogisme du mot que sur son (ou ses) sens, etc.

RÉSUMÉS
L’objectif de cet article est de contribuer à la description d’un type particulier d’affrontement qui
met régulièrement aux prises les acteurs politiques dans l’espace médiatique contemporain : la
querelle de mots. Dans ce genre de cas, un mot particulier est érigé en objet du désaccord, sous
l’effet d’un travail de cadrage médiatique opéré par les journalistes : les acteurs politiques sont
amenés à prendre position quant à son usage et à justifier leur prise de position au moyen
d’arguments. On esquisse un modèle d’analyse de ces querelles de mots et l’on teste ce modèle
sur un corpus de discours constitué à partir d’une polémique ayant opposé plusieurs acteurs
politiques français autour du mot « rigueur » entre mai et juillet 2010. Sur le plan
méthodologique, la démarche se situe à la croisée de la linguistique, des théories de
l’argumentation et des sciences de la communication et des médias : elle articule l’étude des

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formes du métalangage ordinaire à celle du fonctionnement argumentatif des discours et des


enjeux contemporains de la médiatisation du politique.

This paper aims to contribute to the description of a particular type of confrontation, often
taking place between political actors in contemporary media, namely verbal disputes. In such
confrontations, a particular word becomes the very object of disagreement. Under the effect of a
framing process led by journalists, political actors are invited to take a stand as to whether the
word should or should not be used and to justify their position by means of arguments. I propose
a model of analysis for verbal disputes, and I test it using a data set composed of a controversy
involving several French political actors over the use of the word “rigueur” between May and
July, 2010. Methodologically, this paper is influenced by linguistics, argumentation theory and
media studies. The paper is focused on describing forms of ordinary metalanguage as well as
argument schemes, and in reflecting on the mediatisation of politics.

INDEX
Mots-clés : argumentation, discours politique, médias, métalangage
Keywords : argumentation, media, metalanguage, political discourse

AUTEUR
RAPHAËL MICHELI
Université de Lausanne

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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Comptes rendus

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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Serça, Isabelle. 2012. Esthétique de la


ponctuation (Paris : Gallimard, coll.
Blanche)
Gilles Philippe

RÉFÉRENCE
Serça, Isabelle. 2012. Esthétique de la ponctuation (Paris : Gallimard, coll. Blanche), 308
pages, ISBN : 9782070137640

1 On s’étonne d’abord de trouver un essai savant voire pointu sous cette couverture
« blanche » de la NRF qui protège habituellement des romans ou des proses d’allures
moins austères. Puis, rapidement, le charme opère. De fait, on pourrait d’abord définir
le livre d’Isabelle Serça par ce qu’il n’est pas : un traité de ponctuation, une histoire des
usages typographiques, une synthèse des pratiques stylistiques. De tels ouvrages
existent déjà ; celui-ci en est nourri, mais il en diffère. Le premier mot du titre n’est
pourtant pas une simple esquive, qui diluerait dans une problématique large des
considérations impressionnistes. Tout au contraire, il indique que le propos n’oublie
jamais que la catégorie de ponctuation n’appartient pas prioritairement aux genres
verbaux, mais qu’elle est convoquée avec la même pertinence pour décrire des
productions musicales, architecturales ou plastiques.
2 On se contentera cependant ici de n’envisager que les pages, de fait les plus
nombreuses, que l’ouvrage consacre à la ponctuation de la prose littéraire, et même
tout particulièrement à la ponctuation des textes romanesques au 20 e siècle. Bien sûr,
Isabelle Serça n’en vient pas de façon immédiate ou abrupte aux trois corpus qui sont
au cœur de son analyse : les fictions de Marcel Proust, de Claude Simon et de Julien
Gracq. Elle rappelle d’abord avec une grande finesse la manière dont le ponctuant a été
et reste chargé d’inscrire le temps dans l’espace (« la ponctuation réfère ainsi à l’espace
et au temps, qu’elle distribue selon des rapports singuliers », p. 33), mais aussi
d’inscrire dans la chaîne écrite la prosodie de la parole vive (« La définition du champ

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que recouvre la ponctuation dépend en fait du rapport à l’oral que pose la théorie »,
p. 66).
3 On peut certes résister à certaines considérations liminaires qui vont engager, dans un
deuxième temps, une réelle stylistique de la ponctuation : « Les écrivains créent leur
propre ponctuation, partie prenante de leur style, en transgressant les règles du code »
(p. 71). Est-ce toujours vrai ? N’est-ce pas lire les textes avec le monocle moderniste qui
a fait du singulier et de l’originalité les deux seules catégories pertinentes pour
appréhender le style ? Concédons, en tout cas, qu’une telle entrée sert parfaitement les
analyses des corpus retenus, qu’éclairent aussi de remarquables aperçus historiques sur
la façon dont le 19e siècle a vu l’émergence d’une ponctuation proprement littéraire.
Cette histoire se confond pour partie avec celle de l’imaginaire de la « voix », et pour
partie avec celle des genres, car si la poésie a radicalisé l’expérimentation sur la
ponctuation, celle-ci est plus importante encore dans le travail de la prose, parce
qu’elle introduit de la discontinuité dans du continu.
4 Malgré son ambition et son ampleur de vue, l’essai d’Isabelle Serça ne prétend en aucun
cas épuiser une matière inépuisable. Ses entrées sont nettes. Ce qui l’intéresse, c’est la
phrase longue, formée aux bouches des titans, non l’émiettement au souffle court du
style coupé. Elle ne s’arrête d’ailleurs guère sur l’entre-deux du point-virgule. Mieux
encore, plus que la virgule ou le point, c’est la parenthèse qui la retient, et – quand elle
étudie les manuscrits –, c’est l’ajout et non le déplacement des groupes qui l’arrête.
Apparaît alors que tout déploiement d’un propos en phrase engage nécessairement
l’imaginaire, singulier ou collectif, d’un rapport spatialisé au temps.
5 Un livre d’une grande érudition, proposant un dialogue serré avec l’analyse stylistique
la plus récente, mais rédigé d’une plume alerte, d’une technicité tempérée et illustrée
d’exemples admirablement choisis. Une vraie réussite.

AUTEURS
GILLES PHILIPPE
Université de Lausanne

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


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Maingueneau, Dominique. 2012. Les


phrases sans texte (Paris : Colin)
Alice Krieg-Planque

RÉFÉRENCE
Maingueneau, Dominique. 2012. Les phrases sans texte (Paris : Colin) coll. U Linguistique,
184 pages, ISBN 978-2-200-27670-6

1 Cet ouvrage de Dominique Maingueneau se présente sous la forme d’un essai où


alternent le recours à des notions (« surassertion », « hyperénonciateur », « discours
constituant »…) et les exemples, à l’aide d’illustrations précises (extraits de textes,
copies d’articles de presse, chutes d’écran de site web…). Une telle alliance devrait
rendre ce volume utile aussi bien aux chercheurs qu’aux étudiants, dans la continuité
des autres livres de Dominique Maingueneau, trop nombreux pour être cités mais dont
on sait qu’ils ont contribué à asseoir, du côté de la recherche comme de celui de
l’enseignement, ce domaine d’étude qu’est l’analyse du discours, en particulier dans sa
tradition française. Celle-ci se caractérise notamment par l’importance accordée à la
dimension énonciative. On ne s’étonnera donc guère que l’énonciation soit au centre de
cet ouvrage, même si elle n’en constitue pas le volet exclusif.
2 Pour dire vite, le livre Les phrases sans texte porte sur l’« énonciation aphorisante », dite
également plus brièvement « aphorisation », que l’on peut définir très sommairement
comme un régime d’énonciation qui présente un énoncé considéré dans une relation
d’autonomie relative par rapport au texte ou à la déclaration dont cet énoncé serait
extrait. Plus précisément, Maingueneau identifie deux principaux types d’énonciation
aphorisante. Dans une première configuration (« aphorisation primaire » ou
« originelle »), l’énonciation est aphorisante par nature : l’énoncé considéré est par lui-
même indépendant d’un texte particulier (proverbes, slogans, devises…). Dans une
seconde configuration (« aphorisation secondaire » ou « dérivée »), qui est plus
particulièrement celle qui intéresse l’auteur dans cet ouvrage, l’énonciation est
aphorisante parce que l’énoncé considéré est détaché d’un texte : produit dans un geste

Argumentation et Analyse du Discours, 10 | 2013


145

qui emprunte de loin au vaste domaine de la « citation », l’énoncé résulte alors de


l’extraction d’un fragment à partir d’un ensemble textuel plus ample (« petite phrase »,
« accroche » journalistique, mises en exergue diverses…).
3 Dans le réseau notionnel proposé par l’auteur, l’« aphorisation » ne fonctionne pas
seule, mais en relation avec d’autres notions, telles que celles que nous avons évoquées
en ouverture, et qui pourront faire sens non seulement pour les spécialistes d’analyse
du discours et des théories de l’énonciation mais aussi pour les chercheurs en
stylistique ou en rhétorique. Parmi ces notions, celle de « détachabilité » s’avère
particulièrement intéressante. L’auteur désigne par là l’ensemble des qualités d’un
énoncé qui facilitent son extraction pour des usages dans d’autres contextes. Au plan
énonciatif, la « détachabilité » fait écho à la « surassertion », entendue comme
opération énonciative par laquelle le locuteur donne à voir un énoncé comme pouvant
être détaché d’un texte. Les qualités de « détachabilité » d’un énoncé sont de plusieurs
ordres, mais se renforcent mutuellement. On pourra évoquer la concision (« faire bref »
est ainsi un facteur de ‘reprenabilité’), la saillance formelle (incipit ou clausule,
chiasme, paronomase, assonances et allitérations…), ou encore l’autonomie
référentielle (valeur gnomique, portée générale…). Toutes ces qualités ne sont
d’ailleurs pas sans rappeler ce que la rhétorique antique avait identifié sous le jour de la
memoria (figures et formes favorables à la mémorisation et à la reprise).
4 Pour illustrer le propos, Dominique Maingueneau considère par exemple ces dernières
lignes d’un article de journal :
Et comme deux autres formes symboles, Renault et Air France, deux groupes
publics sauvés grâce aux deniers publics privatisés pour leur permettre de devenir
de vrais champions mondiaux, France Télécom illustre à son tour la difficile
métamorphose de « France Entreprise ». Car en ce début du XXIe siècle, il est
impossible de faire de la bonne industrie si on n’est pas capable d’être aussi bon
actionnaire (Le Figaro économie, 2 septembre 2004, page II).
5 Observant les propriétés sémantiques et formelles de la phrase qui clôt ce texte
journalistique, Dominique Maingueneau relève que celle-ci se prête particulièrement
bien à être reprise dans une accroche ou un intertitre dans l’espace de la page du
journal :
La saillance de ce fragment est assurée par le fait qu’il s’agit de la dernière phrase
du texte, qui condense la thèse défendue dans l’article. Enoncé généralisant, il pose
une norme avec un ton légèrement solennel. C’est le type d’énoncé dont on imagine
qu’il pourrait facilement être cité. Cette détachabilité, qui ouvre la possibilité d’une
dé-textualisation, d’une sortie du texte, entre en tension avec la dynamique de
textualisation, qui pousse au contraire à intégrer les constituants du texte dans une
unité organique. On ne peut parler ici de citation : il s’agit seulement d’une mise en
relief par rapport à l’environnement textuel, une opération que nous appelons
surassertion (13).
6 Les notions proposées par Maingueneau permettent ainsi d’éclairer des phénomènes
énonciatifs répandus dans différentes pratiques d’écriture ou de prise de parole,
relevant de périodes historiques et de domaines d’expression divers. Il avait déjà
exposées certaines des notions mobilisées ici dans plusieurs travaux (2004, 2006a,
2006b). Elles avaient également été présentées dans son manuel d’analyse des textes de
communication, qui vient d’être réédité (2012), où elles font l’objet d’un chapitre (18.
Les énoncés détachés).
7 A travers la notion d’« aphorisation », l’auteur entend rendre compte de phénomènes
divers dont les réalisations jalonnent l’histoire des textes et des discours, ainsi que

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l’histoire des supports de l’écriture. En effet, l’« aphorisation » permet d’éclairer aussi
bien la mise en scène de la parole sentencieuse dans l’Antiquité classique que les tweets
des réseaux sociaux de l’internet ou les énoncés disposés dans l’espace fragmenté de la
page du journal papier. Elle aide à appréhender, sous l’angle analytique et de façon
théorisée, des pratiques langagières autour desquelles les acteurs sociaux eux-mêmes
ont parfois déjà établi des normes ou des prescriptions. Par exemple, voici la manière
dont l’un des manuels de journalisme actuellement les plus répandus en France
explique à l’apprenti journaliste la façon dont il doit s’y prendre pour écrire ce genre
d’énoncé de presse qu’est une « accroche » : « Comment se rédige une accroche ?
Encore plus simplement que l’inter [intertitre]. On repère dans l’article une phrase
significative, évocatrice, une formule choc, et on la reproduit, éventuellement en
l’allégeant. » (Y. Agnès. 2008 rééd. Manuel de journalisme. Paris : La Découverte, 155). Il
est manifeste que certains textes prescriptifs en matière d’écrits professionnels ont
intuitivement intériorisé, pour la mettre en œuvre, l’importance de la « détachabilité ».
8 De fait les notions mises en avant par Maingueneau ne sont pas étrangères à certains
chantiers déjà bien explorés, de façon spécifique, dans certains secteurs des lettres ou
des sciences humaines et sociales. Les historiens, les littéraires et les linguistes se sont
penchés sur les formats courts de l’expression, en particulier en tant qu’éléments
constitutifs des cultures lettrées ou populaires. Les énoncés parémiques, les formes
brèves et les genres fragmentaires ont ainsi fait l’objet d’études, pour leurs
caractéristiques formelles internes mais aussi pour les recueils et les compilations
auxquels ils donnent lieu, et qui tout à la fois témoignent de leur caractère détachable
et le produisent. Les cahiers de lieux communs manifestent ainsi l’énergie déployée
tout au long de l’Ancien Régime dans la conservation des énoncés surassertés à travers
la routinisation de genres compilatoires (voir p. ex. Goyet 2009 pour Montaigne, et
Dornier 2008 pour Montesquieu). De son côté, un ouvrage tel que le Dictionnaire des
sentences latines et grecques, récemment traduit en français (Tosi 2010), est le résultat
d’une longue histoire de la formation des élites par le fragment textuel et les morceaux
choisis.
9 De leur côté, les historiens du livre et des cultures écrites ont étudié la façon dont ont
évolué les façons d’organiser l’espace destiné à l’inscription textuelle. Le plus souvent,
ils en concluent que du rouleau au codex, puis du codex à l’écran, les supports et les
formats de l’inscription graphique tendent vers une plus grande fragmentation, ce qui
favorise les phénomènes de détachement. Ainsi, Roger Chartier estime que la
numérisation des objets de la culture écrite conduit à une « profonde transformation de
la relation entre le fragment et la totalité » (2012 :12-13). Dans le monde électronique,
poursuit-il, « c’est la même surface illuminée de l’écran d’ordinateur qui donne à lire
les textes, tous les textes, quels que soient leurs genres ou leurs fonctions. Est ainsi
rompue la relation qui, dans toutes les cultures écrites antérieures, liait étroitement
des objets, des genres et des usages ». Et de conclure : « Les discours ne sont plus
inscrits dans des objets qui permettent de les classer, hiérarchiser et reconnaître dans
leur identité propre. Le monde numérique est un monde de fragments
décontextualisés, juxtaposés, indéfiniment recomposables, sans que soit nécessaire ou
désirée la compréhension de la relation qui les inscrit dans l’œuvre dont ils sont
extraits » (ibid.)
10 Pour leur part, les chercheurs des sciences de l’information et de la communication et
les sémiologues ont pu s’intéresser à des pratiques de décontextualisation-

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recontextualisation qu’illustrent les « petites phrases » (Krieg-Planque et Ollivier-Yaniv


2011), et autres types d’énoncés dont la co-production est facilitée par les dispositifs
socio-techniques de l’internet. Les pratiques professionnelles (journalistes,
communicants…) ou amateures du live tweet ou du live blogging, qui consistent à faire
suivre à distance une déclaration ou un débat en en prélevant, minute après minute, les
énoncés significatifs, illustrent par exemple cette possibilité de recourir à
l’aphorisation. Les « phrases sans texte » sont donc de nature variée, et relèvent tout à
la fois de régimes énonciatifs, de pratiques discursives, et des formes et formats de
l’expression.
11 Pour sa part, dans son ouvrage, Dominique Maingueneau a voulu apporter un
« traitement unifié » des phénomènes de détachement énonciatif. Peut-être cette
ambition est-elle difficilement tenable, et le lecteur jugera de la possibilité de ramener
sous un nombre limité de concepts des phénomènes historiquement et socialement en
définitive très divers. Mais l’essentiel est là : le livre, au fil des douze chapitres qui le
composent, aide à poser un regard analytique sur des phénomènes fort riches, qui
méritent à chaque fois des études détaillées, dont les étudiants et les chercheurs
pourront s’emparer comme autant d’objets de leur investigation.

BIBLIOGRAPHIE
Chartier, Roger. 2012. « Qu’est-ce qu’un livre ? Métaphores anciennes, concepts des lumières et
réalités numériques », Le Français aujourd’hui 178, 11-26

Dornier, Carole. 2008. « Montesquieu et la tradition des recueils de lieux communs », Revue
d’Histoire Littéraire de la France, 108 : 4, 809-820

Goyet, Francis. 2009. « Montaigne et les recueils de lieux-dits communs », Laugier, Sandra &
Claude Gautier (éds). Normativités du sens commun (Paris : Presses Universitaires de France, coll.
Curapp)

Krieg-Planque, Alice & Caroline Ollivier-Yaniv (éds). 2011. « Les ‘petites phrases’ en politique »,
Communication et Langages, 168

Maingueneau, Dominique. 2004. « Citation et surassertion », Polifonia 8, 1-22

Maingueneau, Dominique. 2006a. « De la surassertion à l’aphorisation », Lopez-Muñoz, Juan


Manuel, Sophie Marnette & Laurence Rosier (éds). Dans la jungle des discours : genres de discours et
discours rapporté (Cadix : Presses de l’Université de Cadix), 359-368

Maingueneau, Dominique. 2006b. « Les énoncés détachés dans la presse écrite. De la surassertion
à l’aphorisation », Bonhomme, Marc & Gilles Lugrin (éds), « Interdiscourset intertextualité dans
les médias », TRANEL. Travaux Neuchâteloisde linguistique 44, 107-120

Maingueneau, Dominique. 2012 rééd. Analyser les textes de communication (Paris : Colin, coll. I.Com)

Tosi, Renzo. 2010. Dictionnaire des sentences latines et grecques, traduit de l’italien par Rebecca
Lenoir (Grenoble : J. Million)

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AUTEURS
ALICE KRIEG-PLANQUE
Université de Paris-Est, CEDITEC

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Ballet, Marion. 2012. Peur, Espoir,


Compassion, Indignation. L’appel aux
émotions dans les campagnes
présidentielles (1981-2007), Préface de
Philippe Braud (Paris : Dalloz)
Marianne Doury

RÉFÉRENCE
Ballet, Marion. 2012. Peur, Espoir, Compassion, Indignation. L’appel aux émotions dans les
campagnes présidentielles (1981-2007) (Paris : Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de
Thèses), Préface de Philippe Braud, 565 p., ISBN 978-2-247-11768-0

1 En 2012, les éditions Dalloz ont publié cet ouvrage Peur, espoir, compassion, indignation,
qui correspond à la thèse de doctorat en science politique présentée par Marion Ballet.
La qualité de cette recherche a été soulignée par le jury, ainsi que par l’Inathèque, qui
lui a décerné le prix de la recherche ; on ne peut que faire écho à ces éloges, tant
l’intérêt de cet ouvrage est grand et multiple. Ballet a exploré la dimension
émotionnelle de discours politiques ; plus précisément, partant de l’idée que « [l]a
démocratie, c’est bien sûr donner sa voix, mais [qu’] on ne la donne jamais “dans le
silence des passions” » (Olivier Roy), elle a cherché à faire émerger les différentes
logiques sociopolitiques qui conduisent les candidats à l’élection présidentielle à
recourir aux logiques affectives.
2 La dimension émotionnelle des discours politiques semble une évidence ; pourtant, elle
est largement ignorée par la recherche universitaire française. Marion Ballet suggère
que c’est sans doute le résultat d’une disqualification des émotions en politique, tant
par les analystes savants, qui tendent à minimiser le rôle des émotions en démocratie,
que par les acteurs politiques, alors même qu’ils sont nombreux à recourir

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massivement à la « persuasion émotionnelle » en période électorale. Pourtant, la


disqualification de l’émotion au profit de la raison suppose entre elles une rupture dont
l’auteur, insistant sur la base cognitive primordiale des émotions, pose qu’elle n’a pas
lieu d’être : « il faut être ému pour raisonner et il faut une raison pour être ému » (p.
10). Par ailleurs, épistémologiquement, Marion Ballet revendique la légitimité d’une
approche sociologique (et non psychologique) des émotions, celles-ci demeurant
« beaucoup moins personnelles que nous nous plaisons à le croire » (17).
3 Faisant l’hypothèse que les élections présidentielles constituent des périodes propices à
l’activation d’émotions, Ballet explore quatre registres émotionnels (la peur, l’espoir,
l’indignation, la compassion) à l’occasion des cinq campagnes électorales qui ont
rythmé la vie politique française entre 1981 à 2007. Afin de construire un corpus
autorisant les comparaisons, l’auteur s’en est tenue à des discours constituant des
invariants formels d’une élection à l’autre : les déclarations officielles de candidatures,
professions de foi et émissions télévisées de tous les candidats des premiers et
deuxièmes tours. A partir de ces données sont identifiées des rhétoriques
émotionnelles, visant soit la contagion d’affects, l’induction d’affects, ou l’adhésion au
récit pathémique (31). Il s’agit d’effets visés par une construction discursive, et non
d’effets produits sur le destinataire : Ballet ne se prononce à aucun moment sur
l’efficacité des stratégies émotionnelles déployées par les candidats.
4 Afin d’« assurer » son analyse d’un corpus quantitativement important (495 discours au
total) et abordé par une entrée (l’émotion) favorisant les commentaires
« impressionnistes », l’auteur a choisi d’en proposer une approche quantitative. Elle a
ainsi défini une unité de mesure, l’« occurrence émotionnelle », caractérisée par un des
quatre registres mentionnés précédemment et un objet déclencheur (définissant une
thématique) ; ainsi, lorsque Lionel Jospin affirme : « Une des questions qui préoccupent
le plus les Français, c’est la protection sociale », une émotion de peur est attribuée aux
Français, et cette peur est relative à la protection sociale. Il est impossible de rendre
compte ici de la finesse, de l’intelligence et de la prudence mises en œuvre par Ballet
dans le codage de ses données. Distinguant entre émotions exprimées et émotions
attribuées, émotions connotées et émotions dénotées, l’auteur rattache plusieurs
occurrences émotionnelles à un même énoncé lorsque cela s’avère nécessaire, évitant
le piège dans lequel tombent nombre d’approches quantitatives des discours, qui se
résolvent un peu trop rapidement à faire entrer des ronds dans des carrés lors du
codage des discours afin de passer rapidement au comptage et à l’interprétation, quitte
à compter des entités dépourvues de signification. La quantification des occurrences
d’émotion ainsi caractérisées autorise des comparaisons sur le plan diachronique (entre
les différentes campagnes, ou entre le début et la fin d’une même campagne), et sur le
plan synchronique, entre les différents candidats au cours d’une même campagne.
5 On se contentera d’évoquer rapidement ici quelques-uns des résultats auxquels arrive
Marion Ballet. Les évolutions, d’abord : elle montre que les appels affectifs vont
croissant des années 1980 à 2007. Durant cette période, les hommes politiques font
toujours plus appel au vécu le plus personnel et le plus immédiat des citoyens ; la peur,
qui suppose que l’on se projette sur l’avenir, a cédé le pas à la compassion, qui se
focalise sur les souffrances présentes et individuelles, auxquelles il s’agit de trouver
une remédiation immédiate. Les permanences, ensuite : Ballet montre que les cultures
partisanes ont des structures émotionnelles spécifiques, qui fondent leur identité et
participent à la mobilisation de leur base sociale (191), quelles que soient les inflexions

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liées à la conjoncture politique, aux logiques de situation et aux déterminants


individuels. Enfin, l’analyse contrastive des rhétoriques émotionnelles à l’œuvre lors
des campagnes électorales suggère que, plus encore que le clivage droite-gauche
spontanément mobilisé comme grille de lecture de la vie politique par bien des
commentateurs, c’est l’opposition entre candidats issus de partis de gouvernement et
candidats issus de partis en marge du système qui fait sens. Les appels aux émotions
sont plus nombreux chez ceux qui visent moins, via les élections, à accéder au pouvoir
qu’à profiter d’une tribune pour faire passer leurs idées, et les rhétoriques
émotionnelles qu’ils mobilisent sont marquées par une forte stabilité d’une élection à
l’autre : indignation sur le terrain économique et social pour les partis d’extrême-
gauche, peur liée aux problématiques environnementales pour les partis écologistes,
combinaison des deux registres (peur devant l’immigration, indignation vis-à-vis des
politiques européennes) pour les partis d’extrême-droite. En revanche, les candidats
des partis gestionnaires s’affichent comme plus proches de l’idéal démocratique
rationalisant ; ils s’inscrivent plus fréquemment que les précédents dans le registre de
l’espoir – en particulier lorsqu’ils sont en position de sortants ; quoi qu’il en soit, leur
caractérisation émotionnelle est plus fluctuante – même s’ils restent marqués par leur
culture partisane.
6 La lecture de Peur, espoir, compassion, indignation est fascinante, par la limpidité de la
présentation d’une pensée pourtant riche et complexe, par l’honnêteté des discussions
méthodologiques, par l’intérêt des résultats, et enfin par la diversité des références
mobilisées ; en témoigne la bibliographie thématique proposée en fin de volume, qui
regroupe des travaux aussi bien francophones qu’anglophones, relevant de disciplines
diverses, et parmi lesquels les lecteurs d’Argumentation et Analyse du Discours auront
plaisir à retrouver Marc Angenot, Patrick Charaudeau, Dominique Maingueneau,
Raphaël Micheli, Chaïm Perelman ou Christian Plantin – sans parler des innombrables
auteurs qui leur seront, je le suppose, moins familiers, mais dans les travaux desquels
nous aurions tout intérêt à creuser afin d’enrichir notre approche des discours
politiques argumentés.

AUTEURS
MARIANNE DOURY
CNRS, Laboratoire Communication et Politique

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Salvatore Di Piazza. 2011. Congetture


e approssimazioni. Forme del sapere in
Aristotele (Milano-Udine : Mimesis)
Roberta Martina Zagarella

RÉFÉRENCE
Salvatore Di Piazza. 2011. Congetture e approssimazioni. Forme del sapere in Aristotele
(Milano-Udine : Mimesis), 230 pages, ISBN : 978-88-5750-894-8

1 Quel est le statut épistémologique d’une discipline qui, quelquefois, n’atteint pas à ses
objectifs ? C’est la question que Di Piazza pose dans Congetture e approssimazioni. Elle
concerne la rhétorique et, avec elle, toutes les disciplines qui ont un statut
épistémologique comparable, à commencer par la médecine. Trois éléments - disons
trois piliers - délimitent le chantier de Di Piazza : la rhétorique, la médecine et la
philosophie d’Aristote.
2 Le point de départ est la décision de ne pas se focaliser sur le raisonnement
apodictique, mais de s’intéresser au fonctionnement de la rationalité pratique en
choisissant comme modèle épistémologique la pensée d’Aristote, avec la conviction que
les concepts aristotéliciens peuvent représenter une ressource pour le débat
contemporain. Le but est d’opposer le système d’Aristote à certains points de vue
contemporains en découvrant l’actualité des concepts du philosophe grec.
3 Le problème principal est celui de la méthode du savoir. Selon Aristote, la méthode doit
être adaptée aux objets de la connaissance, de sorte que la rigueur n’est pas le seul
critère pour la raison. Au contraire, la tendance de la philosophie actuelle - en héritage
direct de la modernité - est de reconnaître la validité unique du modèle mathématique,
le seul à pouvoir rigoureusement formaliser le réel. Partant, la conjecture - la forme de
connaissance propre à la médecine et à la rhétorique - serait une forme de
connaissance inférieure.

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4 Il s’agit donc ici d’un essai à partir de et sur Aristote, concernant la réhabilitation d’un
savoir conjecturel. L’ouvrage dresse le portrait du penseur grec en opposition à celle,
plus répandue, du philosophe du syllogisme apodictique. En même temps, nous avons
affaire à une analyse de la rationalité pratique qui permet de repenser quelques
oppositions sensibles de la pensée actuelle. Il s’agit, comme le dit l’auteur, de répondre
à la question de Carlo Ginzburg : « Le paradigme indiciaire peut-il être rigoureux ? ».
5 Afin de relever ce défi, Di Piazza utilise avant tout deux notions de la pensée grecque :
celle de « conjecture » (stochazesthai) et celle de « pour la plupart » (hôs epi to polu).
L’ouvrage s’organise en quatre chapitres, précédés d’une introduction de l’auteur et
d’une préface de Francesca Piazza. Dans le premier chapitre, Les arts de la conjecture, on
retrouve l’analyse de la notion de conjecture et de son rôle dans la techne mais aussi
dans la pensée grecque avant et après Aristote. Les nuances sémantiques du verbe grec
stochazesthai expriment l’incertitude du résultat d’une action, la nécessité de faire des
hypothèses et enfin l’effort d’imaginer un moyen de toucher la cible. Les disciplines
« stochastiques » sont, par exemple, la médecine, la rhétorique, l’art de la navigation,
l’historiographie, la musique et le tir à l’arc. La forme d’intelligence « stochastique »
consiste dans la capacité d’atteindre un objectif dans des situations où il y a une marge
d’incertitude. Cette incertitude est la conséquence de l’absence d’un parcours fixé de
connaissance et de l’importance que les situations particulières et individuelles
peuvent assumer. Donc cette intelligence « stochastique » tient ensemble la question de
la faillibilité et la possibilité de prendre des décisions en situations d’incertitude.
6 Les « arts stochastiques » sont des arts particuliers parce qu’ils sont faillibles et il n’est
pas possible d’éliminer cette faillibilité. Cependant, ils sont des arts véritables au sens
des Grecs parce que leur succès n’est pas déterminé par le hasard mais par un savoir-
faire lié à la technique. Chez les Grecs, la médecine représente le modèle emblématique
de ce type d’art « stochastique ». En outre, l’affinité méthodologique de la médecine et
de la rhétorique est un topos de la pensée grecque. Di Piazza souligne pourtant que le
terme d’art « stochastique » est absent du corpus aristotélicien alors même qu’il reste
l’auteur dont les œuvres offrent la théorisation la plus intéressante de ce savoir-faire.
Cette absence est expliquée par le simple fait que dans le lexique aristotélicien tous les
arts sont « stochastiques ». Selon Aristote, en effet, la contingence des questions
traitées est liée à la prise de décision : plus l’art est « exact » moins nous prenons des
décisions, plus nous nous trouvons dans le monde du contingent plus nous agissons.
7 Chez Aristote, il est possible et même opportun d’utiliser des méthodes différentes pour
des objets différents. Cela signifie qu’on ne doit pas chercher dans toutes les
manifestations de l’esprit une précision égale et qu’une part de la rationalité humaine
consiste à en être conscient. Di Piazza insiste sur le fait qu’Aristote considère que les
deux méthodes - l’exactitude rigoureuse et la conjecture - sont rationnelles. Or cette
idée n’est pas couramment admise chez la plupart de ses commentateurs. Nous sommes
les héritiers d’une doxa qui nous renvoie l’image d’un Aristote qui privilégie la méthode
mathématique. Or, selon Di Piazza, le critère aristotélicien n’est pas la hiérarchisation,
mais l’adaptation du modèle épistémologique à ses objets.
8 Cette doxa est dénoncée avec beaucoup d’acuité dans l’ouvrage. À ce propos, l’auteur
nous invite à considérer la rhétorique sous l’angle rigoureux de sa comparaison avec la
médecine, en tant qu’art « stochastique ». En effet, aujourd’hui cette dernière bénéficie
d’un préjugé positif au plan épistémologique qui devrait pouvoir être transféré en
partie à la rhétorique. Les médecins et les rhétoriciens tiennent compte dans leurs

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domaines d’expertise de la dimension conjecturale de leur savoir. Partant, l’absence de


résultat ou l’échec de la tentative ne sauraient être le signe d’un défaut de
raisonnement.
9 La capacité de bien délibérer est la qualité principale du phronimos (le prudent), qui
s’efforce de prendre des décisions en tenant compte de cette part d’incertitude et en
l’acceptant en tant que telle. Or le rhéteur, comme le médecin, s’efforcent de pratiquer
cette capacité à bien délibérer.
10 C’est ainsi que l’ouvrage se clôture par un examen de la notion grecque de « pour la
plupart », directement liée au savoir conjecturel. L’expression « pour la plupart » est
courante dans la langue grecque ordinaire. Mais Aristote lui donne aussi un sens
technique, en la définissant comme ce qui se trouve entre le hasard et la nécessité et
qui se distingue soit du hasard soit de la nécessité. Le concept de « pour la plupart » a sa
propre modalité rationnelle ; il est l’objet de la connaissance conjecturelle. Ainsi les
arts « stochastiques » comme la médecine ou la rhétorique allient cette spécificité qui
ressemble à un paradoxe : ils offrent à la fois une grande régularité et une grande
variabilité. Or la décision, produit de la bonne délibération, s’exerce dans tout l’espace
contenu entre ces deux extrêmes. C’est cela, nous dit Salvatore Di Piazza, qui sous-tend
la rationalité de modèles pratiques tels que la rhétorique.
11 Aujourd’hui la réflexion sur l’épistémologie des arts « stochastiques » se révèle d’une
grande importance. Nous pensons que les études rhétoriques doivent rapidement
s’emparer de ce débat, entre autres pour traiter plus librement mais aussi plus
« rationnellement » de la difficile question de la rationalité. En somme, le livre de
Salvatore di Piazza nous invite, par une redécouverte de la raison pratique chez
Aristote, à repenser la rhétorique comme une technique d’autant plus rationnelle
qu’elle assume sa faillibilité.

AUTEURS
ROBERTA MARTINA ZAGARELLA
Université de Palerme, Université Libre de Bruxelles, GRAL

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Serrano, Yeny. 2012. Nommer le


conflit armés et ses acteurs en Colombie.
Communication ou information
médiatique ? (Paris : L’Harmattan)
Morgan Donot

RÉFÉRENCE
Serrano, Yeny. 2012. Nommer le conflit armés et ses acteurs en Colombie. Communication ou
information médiatique ? (Paris : L’Harmattan), 219 page ISBN : 978-2-296-97036-6

1 La signature, par les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) et le


gouvernement de Juan Manuel Santos, de l’Accord général pour la fin du conflit et la
construction d’une paix stable et durable, le 26 août 2012 à La Havane, en présence de
représentants de Cuba et de la Norvège, redonne un espoir de voir se résoudre
pacifiquement le conflit armé interne qui meurtrit la Colombie depuis plus d’un demi-
siècle. Revenir sur le conflit armé qui secoue la Colombie depuis de si nombreuses
années n’est pas une tâche aisée, surtout si l’on essaie de l’analyser et de l’interpréter
sous l’angle du traitement informationnel qu’en donnent les médias nationaux. C’est
pourtant l’objectif que s’est fixée Yeny Serrano dans cet ouvrage qui s’appuie sur les
résultats de sa recherche doctorale. Elle s’intéresse ici à la question de la
communication stratégique des sources journalistiques selon une approche issue des
sciences de l’information et de la communication, définies comme pluridisciplinaires.
Et l’un des atouts de cette analyse réside dans ce caractère multidisciplinaire,
transdisciplinaire (dans les termes en usage) – qui permet à l’auteure d’inscrire ses
analyses tant dans les sciences politiques et la psychologie politique que dans la
sociologie des médias et le journalisme.
2 Dans ce cadre, la démarche analytique et méthodologique est fondée sur une analyse de
contenu alliant méthodes quantitatives et qualitatives, afin de proposer un système de

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catégories axé sur les notions de désignation et de citation. L’auteure propose donc une
typologie répertoriant toutes les expressions énoncées par les journalistes et les
sources ayant trait à la confrontation armée, ainsi que toutes les mentions des groupes
armés, qu’ils soient considérés comme légaux ou illégaux. Serrano aborde donc les liens
entre les communications stratégiques des acteurs armés et le travail d’information des
journalistes, ainsi que l’influence subie par les seconds dans le cadre de leur travail, en
insistant tout particulièrement sur la manière dont ces relations se manifestent dans
les discours d’information. Prendre comme point de départ de la recherche les
relations qui se tissent entre ces deux types d’acteurs, les journalistes et leurs sources,
s’avère particulièrement enrichissant pour rendre compte de la pratique journalistique
dans un pays en guerre. Serrano revient ainsi sur le positionnement des journalistes
colombiens par rapport aux discours de leurs sources, principalement des acteurs
armés qui ont bien évidemment une position à défendre et qui cherchent à imposer
leur point de vue aux journalistes, afin de prendre une part active à la construction des
événements en Colombie. Pour ce faire, elle centre son travail sur les procédés
discursifs de mise à distance ou d’appropriation des informations mis en place par les
journalistes pour rendre compte du conflit armé interne.
3 Quant à son corpus de référence, Serrano a privilégié l’étude des journaux télévisés
nationaux, choix qui se justifie aisément puisque la télévision en Colombie reste encore
aujourd’hui le principal vecteur d’information de la population, au détriment de la
presse ou de l’Internet. Elle analyse ainsi quatre télé-journaux (Telepaís, CM&, Noticias
Caracol et Noticias RCN) diffusés tant par la chaîne publique nationale que sur des
chaînes privées du pays, par souci d’avoir accès à des informations différentes et
s’adressant à des publics variés. De plus, le corpus couvre la période 2006-2008, durant
laquelle elle a sélectionné divers journaux télévisés dans le but de donner à voir
également une évolution diachronique du traitement de l’information relative au
conflit armé. Ce choix se révèle particulièrement pertinent, puisque le traitement de ce
conflit interne à la Colombie demeure une priorité dans l’agenda des médias, en dépit
de la dureté de cette confrontation. Au sein de ce corpus, l’attention est portée
particulièrement sur les trois groupes armés que sont les forces armées de l’État, les
groupes paramilitaires – qu’ils soient démobilisés ou encore en activité – et les groupes
des guérillas des FARC et de l’ELN (Armée de Libération Nationale).
4 Après un premier chapitre consacré à l’analyse de la couverture médiatique, Serrano en
vient à la problématique des médias d’information et de la communication de guerre. Si
l’objectif central reste la problématique de la communication de guerre et du rôle des
médias dans la stratégie de tout acteur armé, Serrano se centre plus particulièrement
sur l’influence des sources journalistiques incarnées par les acteurs armés, et sur
l’exactitude des informations transmises aux journalistes par ces mêmes acteurs dont
l’objectif avoué est de remporter la « guerre » et non de concourir à la diffusion
d’informations respectant la déontologie journalistique – donc une certaine objectivité
et le respect d’un code éthique. Cela reprend la distinction établie par différents
chercheurs (Moisy, 2001) entre information et communication qui se révèle pertinente
ici, puisque les acteurs armés cherchent à produire de la communication et non de
l’information au sens strict, ce qui entraîne une interférence entre la logique de la
communication militaire et la logique médiatique. En prenant comme point d’appui
cette tension, Serrano met en évidence les opérations psychologiques des acteurs

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armés et les opérations de mise à distance des journalistes qui se donnent à voir dans
les discours d’information diffusés par les journaux télévisés colombiens étudiés.
5 Dans cette perspective d’analyse, elle a recours à la notion d’analyse du discours de
désignation dans le sens où une désignation peut comporter une interprétation en
faveur de ou contre l’une ou l’autre des parties qui se disputent la façon d’interpréter la
réalité du conflit (Veniard, 2003 : 23). Ainsi, l’acte de désigner peut également servir à
exprimer un point de vue (Siblot, 2007 : 38) et permettre à un acteur de prendre
position par rapport à d’autres locuteurs ayant des positions divergentes. Sur la base
d’une opération consistant à identifier, dénombrer et classer de manière systématique
l’ensemble des désignations se référant aux acteurs armés engagés dans le conflit
colombien, Serrano a, dans un premier temps, extrait celles énoncées par les
journalistes et ce afin de rendre compte du positionnement de ces professionnels de
l’information. Dans un deuxième temps, elle a procédé à une seconde catégorisation
relative à la mise à distance et à l’attribution du dit afin de déterminer si les
journalistes identifient leurs sources, mais aussi de montrer s’ils prennent en charge
ces désignations ou si, au contraire, ils s’en distancient. Enfin, la recherche a consisté à
croiser les deux étapes précédentes, à confronter les résultats de la catégorisation selon
le type de désignation et de celle en fonction du positionnement des journalistes.
6 Ainsi, cette étude cherche à déterminer si les journalistes énoncent clairement leurs
sources lorsqu’ils désignent des acteurs parties prenantes de ce conflit et s’ils assument
la désignation employée, raison pour laquelle elle s’intéresse tout particulièrement à
l’utilisation d’un lexique axiologique utilisé par les acteurs armés pour tenter de
justifier le recours à la violence tout en cherchant à discréditer l’adversaire - un lexique
qui résulte des pratiques de communication de guerre des acteurs. Ce qui est donc
central dans cet ouvrage, c’est la « mise en rapport de discours dont l’un [le discours du
journaliste] crée un espace énonciatif particulier tandis que l’autre [un extrait du
discours de la source] est mis à distance et attribué à une source, de manière univoque
ou non » (Rosier, 1999 : 125). Serrano nous donne à voir la manière dont les journaux
télévisés proposent une certaine lecture du conflit contribuant à légitimer ou, au
contraire, à délégitimer les acteurs en conflit et l’existence même de ce conflit.
7 De par les caractéristiques propres au conflit interne colombien, elle nous met en garde
contre le contexte de production et de diffusion de l’information. En effet, les différents
acteurs de ce conflit ne possèdent pas la même légitimité, puisque certains de ces
acteurs sont légaux et incarnent l’État, à savoir les forces armées de l’État, tandis que
l’existence des autres groupes armés est considérée comme illégale (paramilitaires et
guérillas). Cela a bien évidemment des conséquences au niveau du traitement de
l’information par les journalistes : les forces armées de l’État parviennent à s’imposer
comme la seule source légitime relative au conflit et, de ce fait, l’État et les militaires
s’attendent à ce que les professionnels de l’information leur accordent un statut
particulier et leur apportent un soutien sans faille dans la confrontation qui les
opposent aux forces hors-la-loi.
8 De cette manière, il est aisé de voir que les médias d’information télévisée tendent à
privilégier l’action militaire des forces armées de l’État. Ainsi, la pluralité des sources –
l’une des conditions d’un travail journalistique éthique – n’est que peu respectée en
Colombie quand il s’agit d’informer la population sur le conflit armé. Il ressort
clairement de l’étude de Serrano que les journaux télévisés accordent une plus grande
visibilité aux sources officielles qu’aux autres acteurs engagés dans le conflit. La scène

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médiatique des journaux télévisés apparaît ainsi comme un lieu où les acteurs en
conflit se livrent une guerre langagière et, selon les analyses développées dans cet
ouvrage, cette première bataille pour l’accès aux médias d’information est remportée
par les acteurs qui représentent l’État.
9 Il ne nous appartient pas ici de revenir en détail sur tous les résultats de cette
recherche mais il est évident qu’elle apporte un éclairage nouveau sur l’affrontement
entre les forces armées de l’État, les paramilitaires et les guérillas en Colombie.
L’analyse de Serrano se veut complémentaire des études existantes consacrées à ce
sujet. L’apport de sa recherche ne tient pas tant à l’objet d’étude en tant que tel qu’à la
manière dont l’auteure a choisi de l’aborder. C’est par le biais d’une approche
pluridisciplinaire intégrant les sciences de l’information et de la communication, les
sciences du langage, la psychologie politique et les sciences politiques que cette analyse
se révèle novatrice. Le choix de cette approche permet en effet d’étudier les discours
des journaux télévisés colombiens, non pas en se concentrant sur les aspects
linguistiques ou sociologiques, mais en cherchant à inclure d’autres variables qui
interviennent dans la production des informations médiatiques, notamment les
variables propres au contexte de guerre et celles qui s’inscrivent dans la pratique
professionnelle journalistique.
10 Ce travail de recherche si riche gagnerait encore en profondeur si (étant donné
l’exceptionnelle durée du conflit dont il est question) le corpus considéré couvrait une
période plus large, et si les analyses menées pour les années 2006-2008 pouvaient ainsi
être confirmées. Par ailleurs, il serait intéressant de prendre en considération la
réception de ce discours médiatique afin de rendre compte du phénomène de la
perception ou de l’absence de perception des téléspectateurs quant au traitement de
l’information qu’ils reçoivent, de savoir dans quelle mesure ils perçoivent des procédés
de distanciation énonciative ou d’appropriation mis en scène par les journalistes.

BIBLIOGRAPHIE
Moisy, Claude. 2001. « La communication : un risque de manipulation de l’information »,
Mathien, Michel (éd.) L’information dans les conflits armés : du Golfe au Kosovo (Paris : L’Harmattan),
p. 197-205

Rosier, Laurence. 1999. Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques (Paris : Duculot)

Siblot, Paul. 2007. « Nomination et point de vue : la composante déictique des catégories
lexicales », Cislaru, G., O. Guerin, K. Morin, E. Née, T. Pagnier et M. Veniard (éds) L’acte de nommer.
Une dynamique entre langue et discours (Paris : Presses Sorbonne nouvelle), p. 25-38

Veniard, Marie. 2003. « Guerre dans le discours de presse sur les conflits armés : orientation
argumentative et marque de point de vue », Actes des Rencontres de l’Ecole doctorale Langage et
Langues (ED 268), Paris http://www.cavi.univ-paris3.fr/ilpga/ED/activites/RJC2003_actes/

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AUTEURS
MORGAN DONOT
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, IHEAL-CREDA

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Orlandi, Eni P. 2011. La construction


du Brésil. À propos des discours français
sur la Découverte (Paris :
L’Harmattan)
Helena Nagamine Brandão

RÉFÉRENCE
Orlandi, Eni P. 2011. La construction du Brésil. À propos des discours français sur la
Découverte (Paris : L’Harmattan), 264 pages, ISBN : 978-2-296-54575-5

NOTE DE L’ÉDITEUR
Cet ouvrage a été publié en version originale en portugais en 1990 sous le titre Terra à
vista. Discurso do confronto : velho e novo mundo. [Terre en vue. Discours de la confrontation :
vieux et nouveau monde] Campinas : Editora da Unicamp ; São Paulo : Cortez Editora.

1 La découverte du Nouveau Monde produisit une série de discours qui, sous différentes
formes (politiques, scientifiques, religieuses, littéraires....) tentèrent de capter et
d’exprimer les sensations éveillées chez l’Européen face à un objet singulier et nouveau.
2 Cependant, la perspective du découvreur qui se prenait pour le centre de l’univers ne
lui permit de voir ce nouveau monde que dans l’optique de l’ethnocentrisme. Le
discours des découvertes, constitué de récits de voyageurs et de missionnaires, fournit
des informations sur ce qui se voit ; il procure un regard dominé de façon ambiguë par
un mélange d’enchantement et de profonde surprise face à l’inhabituel - un paradis
naturel habité par des sauvages primitifs. Comme paradis naturel, c’était la
concrétisation du mythe de l´Eldorado qui circulait en Europe et qui devait être conquis
par le pouvoir politique européen. Quant aux sauvages primitifs qui habitaient ce

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paradis naturel, ils devaient être « civilisés », faits citoyens, éduqués d’après le modèle
européen et conduits au bercail de l’Eglise, convertis à la foi chrétienne.
3 Ces discours sur la découverte du Nouveau Monde reflètent un projet politique de
l’Europe de l’époque ; ce sont des discours institionnalisés ou produits en accord avec le
pouvoir officiel qui exprimaient des objectifs expansionnistes soit de l’Etat, soit de
l’Eglise, deux pouvoirs qui, dans le cas spécifique du Brésil, agissaient conjointement.
4 L’ouvrage d’Orlandi1 essaye de comprendre « comment les Européens, en contact avec
le Nouveau Monde, codifient la connaissance acquise [au cours de ce contact] et
normalisent en même temps une forme de connaissance exemplaire sur le Brésil » (18).
Le fil conducteur de ses réflexions sur le discours des découvertes est centré sur le
Brésil et sur les relations entre Blancs et Indiens. On y analyse des discours qui traitent
de l’origine, des sens qui déterminent l’image de ce que c’est que d’être Brésilien. Ce
sont des discours qui, en caractérisant l’Indien par le truchement de marques
provenant d’un regard qui ne s’éloigne pas de l’espace européen, ne renvoient pas, en
réalité, à la constitution d’une identité brésilienne mais concernent un imaginaire
social.
5 Pour entreprendre un narratif sur la constitution de la brasilidade [brésilianité],
l’auteure fournit une nouvelle approche pour examiner son objet de recherche : la
perspective discursive de l’analyse du discours, qui exige que le lecteur pénètre
l’« opacité » du texte, c’est-à-dire qu’il lise aussi dans ces récits la construction d’autres
sens, passés sous silence ou effacés ; qu’il ne cherche pas ce qui est simplement visible
ou évident, mais (et surtout) les sens qui sont déterminés par une certaine position
historique, politique, idéologique, enfin par les relations de force et de confrontation
qui dominent toute production de sens.
6 La question à laquelle l’auteure tente de répondre tout au long de son ouvrage est :
Quelle est la conception du Brésilien dans ces textes et commentcette conception va-t-
elle « contribuer aussi bien à l’exclusion qu’à la fixation de certains sens (et non pas
d’autres) » pour construire une identité du Brésilien (16) ?
7 Pour une analyste du discours la notion d’historicité doit être comprise comme une
notion « liée à des pratiques et non pas au temps en soi. Elle s’organise autour de
paramètres tels que les rapports de pouvoir et de sens, et non en fonction de la
chronologie : ce n´est pas le temps chronologique qui organise l’histoire, mais le
rapport au pouvoir (la politique). Ainsi, le rapport de l’analyse du discours au texte ne
consiste-t-il pas à en extraire le sens, mais à saisir son historicité, ce qui implique que l
´on se place « à l´intérieur d´un rapport de confrontation de sens, dans un processus de
production de sens » (36).
8 C’est, par conséquent, en tant qu’analyste du discours qu’Orlandi établit comme
élément fondamental la relation historicité-langage-idéologie, ce qui la mène à affirmer
que l’histoire « agit sur le langage et opère sur le plan de l’idéologie » qui ne peut pas
être considérée comme la simple perception du monde ou comme la représentation du
réel : « l’idéologie n’est pas dissimulation mais interprétation du sens (dans une
direction) [...] il existe une injonction à l’interprétation, puisque l’homme dans son
rapport à la réalité naturelle et sociale ne peut pas ne pas signifier, il est condamné à
signifier ; cette interprétation n´est pas une interprétation quelconque, car elle est
toujours régie par des conditions de production de sens spécifiques et déterminés dans
l’histoire de la société. Le processsus idéologique, dans le discursif réside justement
dans cette injonction à une interprétation qui se présente toujours comme

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l’Interprétation » (37). Orlandi poursuit que l’analyse du discours, en se situant dans


une perspective critique par rapport à l’idéologie, cherche cependant à voir le sens non
comme évidence, quelque chose qui est déjà donné, mais comme quelque chose de
possible et non-accompli (37).
9 C’est au sein de ce cadre théorico-méthodologique et en réfléchissant sur la question de
la langue (des processus de signification) et de la construction de l’identité (de
l’imaginaire social) dans le contact entre des cultures différentes que l’auteure se
propose de lire les textes qui constituent son corpus : récits de missionaires (capucins
français), de voyageurs français (des 16e, 17e, 18e siècles) et, plus récemment, les
discours des indigénistes. Sa lecture montre que, depuis la période des découvertes, le
contact entre Blancs et Indiens est établi dans et par un processus d’effacement
systématique de l’Indien. On traitait plus précisément de la différence - politique,
raciale, culturelle, religieuse - sous trois modes de domestication (58-59) qui
contribuèrent à l’exclusion de l’Indien en tant que composante de l’identité nationale :
a) domestication par la connaissance qui rend « l’Indien observable, compréhensible, et
sa culture, lisible » et, de ce fait, rend plus facile l’intervention du Blanc ; b)
domestication par la médiation de l’indigéniste qui, en établissant le contact avec des
tribus non pacifiées, rend l’Indien administrable ; c) domestication par la catéchèse qui
rend l’Indien assimilable à la culture du Blanc, car il renie ses croyances.
10 En résumé, pour citer l’auteure : « la compréhension apprivoise le concept d’Indien, la
pacification apprivoise l’Indien en tant que corps et la conversion apprivoise l’Indien en
tant qu’esprit, en tant qu’âme. Cette domestication représente le processus par lequel
l’Indien cesse de fonctionner, avec son identité, dans la constitution de la conscience
nationale » (58-59). Apprivoiser, domestiquer, pacifier ne serait rien d’autre que
réduire au silence, effacer la voix, enfin miner les résistances.

NOTES
1. Eni P. Orlandi est professeure à l´Instituto de Estudos da Linguagem - UNICAMP –
Universidade Estadual de Campinas - Brasil [Institut d´Études du Langage – UNICAMP - Université
d´État de Campinas – Brésil]

AUTEURS
HELENA NAGAMINE BRANDÃO
Universidade de São Paulo

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