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Quelle conception de l’énonciation pour l’analyse de


l’argumentation dans les écrits scientifiques ?

Article · January 2016

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Rabatel Alain
université de Lyon1
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Quelle conception de l’énonciation pour l’analyse de
l’argumentation dans les écrits scientifiques ?

Alain RABATEL

Comme l’écrivait Edgar Morin : « En avouant sa subjectivité,


nous savons que nous sommes plus près de l’objectivité que ceux qui
croient que leurs paroles reflètent l’ordre des choses » (1982 : 11).
Une telle conception s’oppose à ceux qui manient la
démonstration par les faits en oubliant qu’ils sont construits ou à ceux
qui privilégient une conception rationnelle de l’argumentation en
pensant que l’ethos ou le pathos affaiblissent nécessairement la
validité du raisonnement. Si on s’accorde sur le fait que la subjectivité,
comme les émotions, peuvent être mises au service d’une
argumentation rationnelle – même si tout le monde ne partage pas
l’idée que cela soit souhaitable, dans l’absolu ou selon les genres (Van
Eemeren et Grotendorst, 1996), par exemple dans les écrits
scientifiques –, en revanche l’accord est loin d’être unanime quant au
fait que l’analyse (linguistique) de l’argumentation doive faire place à la
subjectivité du chercheur et à celle des scientifiques qui argumentent.
C’est dans ce cadre que je voudrais préciser quelle conception de
l’énonciation mettre en œuvre pour penser le sujet et rendre compte
de la subjectivité dans l’analyse de l’argumentation des écrits
scientifiques – formulation qui englobe ici tous les écrits de recherche,
dans les sciences dites « exactes » ou humaines, produits par des
chercheurs experts ou débutants.
Je traiterai d’abord de la question de la subjectivité en langue et
en discours, de ses sources, de ses formes explicites ou implicites, de
ses fonctions, sans oublier leurs articulations avec les sujets parlants et
Argumenter dans les écrits scientifiques

leurs situations [1]. J’essaierai ensuite de préciser les relations entre la


subjectivité ou son apparent effacement et l’argumentation directe ou
indirecte [2], celles qui concerne l’énonciation problématisante et
l’argumentabilité [3] et celles qui permettent de confronter les
représentations entre elles et avec la réalité extralinguistique, de
dégager des vérités partagées, d’échapper ainsi au relativisme, tout en
rendant compte de la complexité des choses et de la relativité de la
démarche scientifique, jusqu’au cœur même de son argumentation
[4]1.

1. Pour une analyse scientifique de toutes les dimensions


de la subjectivité dans le langage et des situations des
sujets parlants
Pour beaucoup, le rejet du sujet est la condition même d’une
approche linguistique scientifique de la subjectivité. Or, comme le
rappelle Culioli avec ironie, « c’est peut-être très regrettable, n’est-ce
pas, mais les sujets sont là » (2002 : 85) : il convient donc d’analyser
les traces d’un sujet linguistique clivé, socialisé, telles qu’elles
s’expriment dans la langue, sans établir une rupture radicale entre le
sujet linguistique et le sujet extralinguistique.
Dans un article récent, je défendais notamment la thèse que
l’analyse linguistique doit répondre à « un double défi : celui de penser
la subjectivité aussi objectivement que possible et celui de penser
l’objectivité en faisant place à la subjectivité » (Rabatel, 2013a).
Prendre au sérieux les multiples formes de la subjectivité, c’est
d’abord prendre en compte les contraintes extérieures qui pèsent sur
les sujets/agents, en particulier celles, multiples, qui organisent le
travail scientifique, avec le poids des choix politiques, institutionnels,
en matière de financement des recherches, d’orientation des appels à
projets, d’évaluation, de recrutement des personnels, etc. Sans
compter les contraintes et logiques internes au champ, qui poussent à
choisir tel cadre théorique, tel outil, tel corpus, tel objet de recherche.

1 Compte tenu du format, mon propos reste théorique et général, et très elliptique
sur la subjectivité : sur ce point, je renvoie à Rabatel (2005, 2010, 2015b).

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Alain RABATEL

Dans ces domaines, l’objectivisme des énonciateurs qui se posent en


penseurs désintéressés, en sujets de l’universel, cohabite avec
l’idéalisme, à leur insu. Un même objectivisme pèse sur le langage,
avec la prégnance de l’hypothèse platement référentialiste selon
laquelle les mots seraient "des étiquettes posées sur les choses"
(Dubois, 2009 : 16), alors que, comme le rappelait Saussure, dans le
langage, « il y a d’abord des points de vue, justes ou faux, mais
uniquement des points de vue, à l’aide desquels on crée
secondairement les choses » (Saussure, 1954 : 57-58). C’est pourquoi
les formes que peut prendre la subjectivité sont variées, en fonction :
• des sources de la subjectivité (énonciateur primaire,
énonciateurs seconds, individuels ou collectifs, identifiables ou
anonymes) ;
• des formes subjectives qui saturent plus ou moins les discours
(subjectivité en je, en il), en évitant de donner à croire, comme
c’est trop souvent le cas, que la première personne serait
toujours subjective, ce qui est faux si les énoncés en je
comportent peu de subjectivèmes et s’ils sont concernés par le
phénomène de désinscription énonciative (Rabatel, 2004a :
20). Et inversement, les formes en il ne sont pas non plus la
marque incontestable d’une absence de subjectivité, si on
prend en compte la possibilité de renvoyer à des subjectivités
internes par empathie, dans les énoncés en troisième personne
(Rabatel, 1998, 2008a), ou si on n’est pas dupe du
« simulacre » de l’effacement énonciatif (Vion, 2001), de la
« rhétorique de la non rhétorique » des discours scientifiques
académiques (Latour, 2010 : 99) – qui relèvent de stratégies
des agents (individus ou collectifs) ayant intérêt à l’effacement,
à la naturalisation et à l’universel ;
• de l’ambivalence des phénomènes de point de vue (PDV2) car
même lorsque les prédications comportent des éléments qui

2 Si l’empan le plus commode pour un PDV est une prédication, il peut aussi se
limiter à un lexème auquel la mémoire discursive affecte d’emblée un PDV
(Siblot, 1998), et il peut également s’ouvrir vers des portions d’énoncés plus

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Argumenter dans les écrits scientifiques

dénotent « objectivement » la réalité extralinguistique, les choix du


lexique, de qualification, de quantification, de modalisation, d’ordre des
mots renseignent sur le PDV de l’énonciateur, et ce, même en l’absence
de formulation explicite d’une opinion ou d’un commentaire.

2. Énonciation, effacement énonciatif, argumentations directe et


indirecte
J’en viens à la question de la pertinence de la prise en compte
de l’énonciation, telle que je l’ai présentée ici, pour l’analyse de
l’argumentation dans les textes scientifiques. Benveniste définit
l’énonciation comme une actualisation de la langue en discours de
façon à influer sur la réception et l’interprétation des énoncés, voire
sur les prises de parole des interlocuteurs. Il y a en ce sens, une
certaine dimension argumentative (ou pragmatico-argumentative) de
l’énonciation, renforcée par la hiérarchisation dialogique des voix et
des PDV, selon la conception que je viens de rappeler plus haut. Mais
encore faut-il préciser le sens de cette dimension argumentative.
Je m’appuie sur une conception de l’argumentation qui relève
plutôt de la dimension argumentative indirecte que de la visée
argumentative directe, explicitement organisée (Amossy, 2006). De
même, je suis plus intéressé par la logique inférentielle (Grize, 2002)
que par la logique syllogistique. J’ajoute encore que je me sens très
proche de la conceptualisation de l’énonciation comme justification,
dans le cadre de l’argumentation dans la langue – théorie des blocs
sémantiques ou théorie argumentative de la polyphonie (Carel et
Ducrot, 1999, Carel, 2012) – ou dans le cadre bien différent de la
justification dans l’argumentation antilogique (Angenot, 2008). Ces
approches me semblent pleinement compatibles avec les conceptions
de l’argumentation comme problématisation, dans le cadre de la
problématologie (Meyer, 2008). Mais ces préférences théoriques

vastes, contiguës ou non, dans lesquelles des énoncés reprennent, reformulent


ou développent une même vision ou une même thèse. En ce cas, on parle de
méta-PDV. Tous ces PDV sont hiérarchisés, à cela près que la hiérarchisation ne
se limite pas à la syntaxe des phrases complexes et court, au plan sémantique,
sur de plus vastes portions textuelles (Rabatel, 2008a : 67-73).

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Alain RABATEL

tiennent à mes choix personnels et sont, pour l’essentiel3, compatibles


avec mes préoccupations théoriques (relatives au lien entre
effacement énonciatif et argumentation indirecte), avec les corpus que
j’analyse, sans que je récuse l’intérêt d’autres formes d’argumentation
ou d’autres concepts ou théories que je ne cite pas ici, faute de
pouvoir être exhaustif.
Partant de là, je cherche d’une part à rendre compte des formes
indirectes d’argumentation, dans des textes qui ne sont pas
explicitement organisés et structurés selon une logique syllogistique,
qui argumentent sans paraître argumenter, en raison des PDV en
confrontation qui affleurent – fût-ce discrètement, comme on va le
voir dans la section 3 – à la surface des discours. Car les textes
scientifiques n’argumentent pas seulement au sens où un jugement A
permettrait de conclure à C en passant par B. Ils argumentent dans le
choix des prémisses, des exemples, des topoï, chaque fois que ceux-ci
sont présentés comme étant d’emblée partageables, recevables,
évidents, naturels, et, de ce fait, non discutables. Ces choix sont
subjectifs dans leur intention, même s’ils empruntent un tour
objectivant au plan de l’expression, en amont des discours d’étayage
(Rabatel, 2004b). Bien que je reconnaisse que le modèle discours (du
proposant) vs contre-discours (de l’opposant) départagés par le tiers
(Plantin, 1996) soit prototypique de l’argumentation, je considère non
seulement légitime, mais encore salutaire de s’intéresser à des discours
monologaux et monologiques qui argumentent en faveur d’une seule
thèse, même sans contre-discours, comme certains textes informatifs
qui ne sélectionnent que les éléments qui invitent à opiner en faveur
d’une certaine vérité – ce qui est fréquemment le cas dans les écrits
scientifiques. C’est dans ce cadre que la notion de PDV en
confrontation m’importe, mais aussi la notion de mobilité
empathique, les deux notions convergeant vers la notion

3 « Pour l’essentiel », parce que même la problématologie, qui est explicite, et qui,
à ce titre, pourrait paraître en contradiction avec l’effacement énonciatif, peut
être récupérée dès lors qu’on dégage les PDV en confrontation, comme on le
verra dans la section 3. En ce sens, l’analyse énonciative exhibe la
problématisation des énoncés ou des textes moins lisses qu’ils n’en donnent
l’apparence.

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Argumenter dans les écrits scientifiques

d’énonciation problématisante et d’argumentabilité des PDV.

3. Énonciation problématisante et argumentabilité


Compte tenu du dialogisme des discours, la construction des
référents, des arguments amène souvent à faire coexister des PDV
différents, co- ou anti-orientés, dans le cadre de PDV en confrontation
(Rabatel, 2008b : 13), y compris dans des énoncés apparemment
anodins, qui semblent purement informatifs, factuels et qui se
caractérisent par un effort d’objectivité comme dans « La guérilla
serait vraiment prête à libérer les otages ». Un tel énoncé, prononcé
par la journaliste Sophie Le Saint à Télématin, sur Antenne 2 le
10/01/2008, au moment de la future libération d’Ingrid Bettencourt
et de ses compagnons d’infortune, se caractérise par la contradiction
entre le conditionnel et l’adverbe. Cette contradiction cesse si on
attribue le conditionnel journalistique de distanciation à la
locutrice/énonciatrice primaire (L1/E1, soit S. Le Saint) qui marque
ses distances avec le PDV enchâssé, et si l’on fait de la guérilla la
source d’un PDV interne, à qui L1/E1 imputerait la prise en charge la
valeur d’engagement du « vraiment », comme si la guérilla (e2) avait
fait savoir, par un de ses représentants, ou par un des journalistes avec
lesquels elle traite, que, cette fois-ci, la libération était certaine. C’est
l’interprétation que j’ai présentée dans Rabatel, 2008a : 61. On peut en
proposer une autre : en ce cas, le conditionnel (d’altérité énonciative)
renvoie à la guérilla, et l’adverbe est pris en charge par L1/E1, qui
s’engage sur la certitude de l’imminence de la libération des otages, au
vu de ses informations. Autrement dit il y a deux PDV en
confrontation :
Hypothèse 1 : (PDV2>PDV1)
PDV 1 La libération des otages est vraiment imminente (source: guérilla (e2))
PDV 2 La libération des otages serait imminente (source : S. Le Saint (L1/E1))
Hypothèse 2 : (PDV2>PDV1)
PDV 1 La libération des otages est imminente (source : guérilla (e2))
PDV 2 La libération des otages serait/est vraiment imminente (source : S. Le
Saint (L1/E1)

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Alain RABATEL

Ces deux analyses s’appuient sur un repérage des sources


énonciatives et des marques de subjectivité dans la prédication, en
considérant que les unes et les autres renvoient à des subjectivités
distinctes (E1 ou e2). Elles reposent sur une démarche interprétative
étayée par des marques, auxquelles certaines valeurs sont attribuées
(les mêmes, pour l’adverbe, des valeurs distinctes pour le
conditionnel), en fonction des sources énonciatives qui leur
coréfèrent, et ce, sur la base des PDV représentés, y compris en
l’absence d’opinion explicite : même si la guérilla ne dit pas
explicitement s’être engagée à libérer les otages, c’est malgré tout elle
qui est considérée comme le sujet modal auquel attribuer l’engagement que
L1/E1 lui attribue, dans la première hypothèse. Il est impossible de
privilégier une des deux interprétations, en l’absence de cotexte, et,
plus encore, en l’absence d’informations qu’on serait tenté de
recueillir auprès de Sophie Le Saint, locutrice et sujet parlant… Bref, il
ne suffit pas toujours de s’appuyer sur des marques (rarement
monovalentes) qui peuvent s’insérer dans des parcours interprétatifs
différents, il faut encore s’éclairer en confrontant le texte avec le
cotexte ou d’autres textes du même auteur (ou d’autres auteurs), ou,
quand c’est possible, interroger le sujet parlant, y compris en
confrontant ses dires passés, présents avec ses pratiques… Quoi qu’il
en soit, les deux analyses partent de ce qui est dit, remontent aux
sujets énonciateurs, et redescendent aux objets du discours (ou
s’appuient sur les objets du discours et remontent aux énonciateurs),
attestant de leur complexité et, éventuellement, de la relativité des
PDV – j’y reviendrai dans la section 4. L’énonciation est problématisante en
ce qu’elle invite à mettre en tension les PDV des énoncés, à dégager
leurs enjeux énonciatifs, épistémiques, cognitifs, voire leurs enjeux de
place, leurs enjeux idéologiques – qui n’apparaissent guère dans
l’exemple ci-dessus – en sorte que les représentations des PDV
deviennent argumentables, à partir de positions distinctes, par delà la
dimension factuelle et informative de l’énoncé.
C’est encore plus vrai si on articule les PDV en confrontation
avec les notions d’empathie d’une part et de mobilité empathique
d’autre part. L’empathie correspond au fait de se mettre à la place des
autres, d’imaginer leurs paroles, pensées, perceptions, actions, sans

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Argumenter dans les écrits scientifiques

nécessairement les partager ni les prendre en charge, en sorte que


l’empathie n’est pas la sympathie (Rabatel, 2014b, 2015a). Quant à la
mobilité empathique, elle revient au fait qu’on ne se contente pas de
se mettre à la place d’un seul, mais qu’on multiplie les opérations de
décentrement envers les autres, sans oublier que les autres, ce sont les
autres que soi, mais c’est aussi soi-même comme un autre – et l’on
retrouve cette idée d’un sujet clivé, d’un sujet capable de changer de
position(s), de s’interroger sur ce qu’il pourrait penser s’il était dans
une autre situation spatio-temporelle, s’il envisageait les choses d’un
autre point de vue notionnel, etc. Bref, la mobilité empathique se
déploie dans au moins deux directions : soit il y a changement de
cadre notionnel alors que l’énonciateur principal reste constant, soit le
changement de cadre passe par un changement d’énonciateur, avec
des relais d’empathisation (Rabatel, 2015b).
La mobilité empathique (Rabatel, 2013b) a à voir avec
l’argumentation en ce qu’elle est un bon antidote à l’autocentrage
systématique et au monologisme, en incitant à s’ouvrir aux raisons des
autres, mais aussi à leurs ressentis, à leurs façons de voir, à leurs
motivations de l’action, ou elle aide à se déprendre de ses propres
PDV, fussent-ils pertinents – car ils ne sont pas forcément les seuls à
l’être –, en incitant à voir les choses sous d’autres angles (Latour,
2006 : 210-213). C’est pourquoi je préfère mettre en avant la notion
d’argumentabilité que celle d’argumentation. Cette argumentabilité
entraine selon moi une posture de vigilance critique, sur laquelle je ne
reviens pas ici, mais qui est au cœur de mon article d’Argumentation et
Analyse du Discours n° 11. Par conséquent, de même que l’énonciation
est utile à l’argumentation pour problématiser des données qui
pourraient ne pas être interrogées, et ce dès avant même les logiques
argumentatives qui font l’impasse sur la nature toujours construite des
prémisses, de même, la dialectique empathique apprend la mobilité
empathique, et donc à interroger les arguments, à les mettre en
confrontation sans être prisonnier d’une seule manière de voir. On
pourrait critiquer cette conception en lui opposant son caractère normatif
(Nussbaum, 2011). J’en conviens, je propose ici une conception de
l’argumentation largement inspirée par l’idéal des Lumières, par l’idée du vivre
ensemble, dans un horizon démocratique, pour régler au mieux les

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Alain RABATEL

différends, y compris les désaccords scientifiques. Le dialogue, comme


l’argumentation, comme l’empathie peuvent servir, comme tout dans la
langue, au pire et au meilleur. Mais la gestion des conflits requiert plutôt des
pratiques coopératives : c’est moins un jugement moral ou moralisateur que je
porte qu’un constat pragmatique…

4. La subjectivité des représentations et la question de la


vérité (relativisme ou relativité) dans les textes
scientifiques
Prendre en compte les subjectivités, les représentations, cela
veut-il dire que tout se vaut, que tout est égal, que la vérité est
inaccessible et qu’on est condamné à rester prisonnier de pseudo-
vérités partielles et partiales, toutes respectables ? Sur ce plan, je
partage totalement les mises en garde d’Éric Baratay, qui n’est pas
linguiste, mais historien (s’intéressant à l’histoire des animaux),
lorsqu’il rejette l’idée que la relativité des témoignages auxquels
l’historien est confronté empêche ce dernier d’accéder à la vérité :
« Une telle position est devenue commune, presque une vulgate, dans
les sciences humaines, et notamment en histoire avec le succès de
l’analyse culturelle qui étudie les représentations à l’œuvre dans les
discours, leur circulation et leur évolution. […] Il faut dépasser, je ne
dis pas abandonner, le jeu postmoderniste de la déconstruction des
postures et des discours, qui, laissé à lui-même, fait oublier la notion
de réalité, alors qu’il est lui-même obligatoirement construit, daté et
sujet… à déconstruction, et qu’il ne peut pas être une fin en soi.
Dans le cas de l’histoire, il faut dépasser le linguistic turn américain et
l’histoire culturelle qui s’en est inspirée, parce qu’ils ont souvent
incité l’historien au commentaire des mots donnés, pour écrire les
représentations ou pour préserver les sciences du piège des lectures
humaines. Ce travail est évidemment obligatoire, mais le triomphe
des lectures culturelles a transformé ce préalable indispensable en
finalité indépassable ; ce qui n’était pas le cas chez les fondateurs de
l’histoire culturelle. » (Baratay, 2012 : 54-55)
Il est possible de partir des représentations partielles, mais
rationnelles, de les confronter (entre elles ou avec d’autres sources),
pour dégager des savoirs et des vérités (historicisés, relatifs, soumis à
vérification et rectification). La relativité des savoirs est bien différente

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Argumenter dans les écrits scientifiques

du relativisme généralisé (Danblon, 2013, Rabatel, 2013b). Cela


devrait en principe obliger chacun à argumenter d’une façon recevable
par tous. Et cela devrait aussi obliger le tiers à trancher d’une façon
acceptable par tous. Ce n’est pas toujours le cas… et il me semble que
ce devrait être une des préoccupations des institutions chargées de
l’enseignement et de la recherche (notamment) que d’apprendre non
seulement à jouer au mieux les rôles de proposant et d’opposant, mais
encore à jouer le rôle du tiers, d’un tiers éclairé.
Faire bon usage des représentations implique, conformément à
ce qui a été dit dans les sections 1 et 3, que celles-ci doivent être
analysées à l’aune de leur mise en discours (Rabatel, 2014a), sous
l’angle interne de leur cohérence argumentative, de leur stratégie
d’argumentation directe ou indirecte, mais aussi sous l’angle de leur
relation au réel extralinguistique, ou à la réalité des autres discours, ces
relations internes et externes étant à mettre en confrontation :
• d’une part parce qu’on gagne à analyser ce qui est
explicitement argumenté, mais aussi ce qui ne l’est pas : non
pas ce dont l’auteur ne parle pas (encore que dans certains cas
ce soit pertinent), mais surtout ce dont il parle d’un ton
d’évidence4, d’une façon qui semble devoir échapper à l’idée
de controverse ou de discussion. De même, ce qui est
argumenté ou non gagne à être confronté avec les conditions
concrètes du travail scientifique ;
• d’autre part parce que les positions énonciatives, par rapport
aux objets/notions, les positionnements et postures, par rapport
aux autres (Rabatel, 2012), de nature intersubjective, interactionnelle,
cognitive, axiologique et praxique, méritent d’être articulés au
travail des faces, aux luttes de places, de classes (sociales),
toutes choses qui ne sont pas sans jouer et être rejouées dans

4 Qu’il s’agisse d’évidences doxales ou de savoirs partagés propres à une


communauté, e.g. la communauté scientifique, présentés comme des évidences
en ce qu’ils sont considérés comme des acquis sur lesquels il n’y a plus à revenir.
Sur les relations entre doxa, canon, sens commun, idéologie, voir Sarfati (2011 :
147-157) et, pour l’expression linguistique de l’évidence, voir F. Grossmann, ici-
même.

34
Alain RABATEL

les échanges argumentatifs scientifiques.

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