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Cahiers de praxématique

81 | 2024
Énonciation et positionnement : quelles articulations
dans l’étude des controverses sociales ?

Positionnement énonciatif et figure d’auteur


épistémologue bienveillant en contexte
scientifique controversé
Enunciative positioning and the figure of the benevolent epistemological author
in a controversial scientific context

Alain Rabatel

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/praxematique/8992
DOI : 10.4000/praxematique.8992
ISSN : 2111-5044

Éditeur
Presses universitaires de la Méditerranée

Référence électronique
Alain Rabatel, « Positionnement énonciatif et figure d’auteur épistémologue bienveillant en contexte
scientifique controversé », Cahiers de praxématique [En ligne], 81 | 2024, mis en ligne le 02 avril 2024,
consulté le 05 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/praxematique/8992 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/praxematique.8992

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Positionnement énonciatif et figure d’auteur épistémologue bienveillant en co... 1

Positionnement énonciatif et figure


d’auteur épistémologue bienveillant
en contexte scientifique controversé
Enunciative positioning and the figure of the benevolent epistemological author
in a controversial scientific context

Alain Rabatel

1 Le présent travail s’efforce de circonscrire dans une première partie les relations entre
les notions de place et de placement, à la charnière de l’extralinguistique et du
linguistique. Place et placement englobent et cadrent les notions linguistiques de
position et de positionnement, présentées dans la deuxième partie. Ces dernières
serviront de support, dans la troisième partie, à l’analyse des positionnements de Frans
De Waal, dans son ouvrage Différents. Le genre vu par un primatologue (De Waal, 2022),
offrant matière à controverses. En effet, l’auteur ferraille contre ceux qui défendent
l’existence d’une coupure radicale entre humains et animaux et contre ceux qui
accordent une importance fondamentale au genre au détriment du sexe et de la
dimension biologique, rejetant ainsi la thèse de la coupure radicale entre êtres humains
et animaux, culture et nature. De Waal mène ces batailles en mêlant une visée
scientifique avérée à un souci de vulgariser son propos à destination d’un plus large
public. Cette double visée affecte son positionnement, qui sera examiné à travers la
notion de figure d’auteur, l’autorité avec laquelle il tient un discours à forte dimension
épistémologique, prône avec constance une approche sereine de la complexité,
rapporte un grand nombre d’observations originales, propose une approche
coopérative et empathique des animaux, fait preuve de rigueur et d’humour, afin de
recueillir un assentiment aussi étendu que possible, compte tenu des enjeux
scientifiques et sociétaux des débats en question.

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Positionnement énonciatif et figure d’auteur épistémologue bienveillant en co... 2

1. Place, placement
2 Il est difficile de traiter de la problématique du positionnement sans l’articuler avec la
notion connexe de place (Rabatel, soumis1), centrale dans les sciences humaines,
notamment en philosophie, en sociologie. Appréhendée ici en rapport aux êtres
humains, la place renvoie aux principes ou aux configurations régissant les différents
systèmes de places et les diverses stratégies de placement des individus ou des groupes.
On trouve des échos de ces approches dans les travaux ethnométhodologiques,
interactionnistes, avec l’étude des frames et des taxèmes pesant sur les relations
horizontales et verticales (Maingueneau, 2002a et b), en analyse du discours avec les
notions de scènes englobante, générique et énonciative (Maingueneau, 2022 : 13-14) ou
avec celles de situation et de contrat de communication (Charaudeau, 2023 : 154-164),
toutes ces notions pointant sur le caractère plus ou moins contraignant des cadres et
sur les espaces de liberté des locuteurs2. Aussi l’analyse de la place, en linguistique, et
plus spécifiquement en analyse du discours, est à la croisée de paramètres
institutionnels, linguistiques, interactionnels et dialogiques impliquant :
i. l’étude des configurations organisationnelles, relationnelles/interactionnelles (cognitives,
intellectuelles et passionnelles), privées ou publiques, institutionnelles ou peu codifiées et
ritualisées, hiérarchiques ou symétriques qui organisent voire prédéterminent les places/
positions respectives des différents sujets/acteurs ; ces dernières ont une dimension
partiellement extralinguistique, mais certains aspects, relèvent du linguistique, notamment
ceux qui touchent aux genres discursifs, aux paramètres situationnels/communicationnels ;
ii. l’étude des dynamiques stratégiques de placement et des tactiques positionnement énonciatif et donc
de figuration de soi par lesquelles les locuteurs/acteurs expriment leurs positions et leur
positionnement par rapport aux points de vue des autres, voire par rapport à leurs positions
antérieures, et, ce faisant, profilent une image de soi qui influe sur leur place dans la
configuration, et, dans le même mouvement, pèse sur leur identité3 ;
iii. l’étude des réactions des destinataires aux stratégies de placement et aux tactiques de positionnement,
en contexte dialogal, ou de leur anticipation chez le producteur des messages en contexte
monologal, à travers la polyphonie des voix ou le dialogisme des points de vue (PDV4). Vu la
nature du texte support de mon corpus, je privilégierai la dimension monologale.

3 Ces perspectives sont complémentaires. Le linguiste énonciativiste centre ses


observations sur le système linguistique de positionnement, mais il ne peut rejeter
totalement dans l’extralinguistique le système des places, car ses dimensions
préfigurantes pèsent sur la façon dont les locuteurs/acteurs configurent leurs
interventions de façon à offrir une image de soi valorisante et à occuper une place, sans
compter les reconfigurations que des pratiques convergentes et répétées peuvent
entraîner en retour sur leur image, leur place et leurs stratégies de placement, voire
sur le système des places. De même, l’étude du positionnement ne peut être locuteuro-
centrée et se limiter à l’analyse de positions énonciatives isolées, elle doit intégrer les
réactions imaginées, anticipées, ou manifestes des destinataires (projetés ou réels). Tel
est le cadre théorique général dans lequel s’inscrivent ci-après mes analyses des
tactiques de positionnement linguistique.

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2. Position, positionnement énonciatifs


4 Je m’intéresserai ici aux tactiques pragma-énonciatives de positionnement lors de la
co-construction et de la discussion de PDV parfois antagonistes, dans des situations
complexes où les savoirs évoluent vite et remettent en question bien des certitudes
antérieures. Le travail de figuration de soi est ainsi (du moins idéellement) à double
détente : d’une part, il repose, pour ce qui concerne ses propres PDV, en l’établissement
d’une position énonciative, centrée sur la relation du locuteur/énonciateur5 à l’objet
(de recherche), et dès que ses PDV se définissent en fonction des autres, ou en réaction
aux autres, la position devient un positionnement. Position et positionnement
requièrent l’actualisation d’un ensemble de capabilités6, indépendamment des savoirs
extralinguistiques au cœur de la confrontation des idées :
i. Maîtrise des codes linguistiques (lexique, morpho-syntaxe, prosodie, etc.), des normes
rhétorico-textuelles, des régularités situationnelles et génériques, conscience/connaissance
des préconstruits et prédiscours7, de façon à gérer le ratio entre ce qui gagne à être explicité
ou implicité.
ii. Maîtrise du travail linguistique de figuration de soi, de façon à donner une meilleure image
de soi, qui fasse autorité, dans l’ordre de la relation interindividuelle, c’est-à-dire de
l’idiolecte (Rabatel, 2021a : 485-501) ; dans la construction d’une image de soi (éthos) au sens
large (Amossy, 1999) ou restreinte à la visée ou à la dimension argumentatives (Rabatel,
2018) ; dans la maîtrise des genres premiers ou seconds, autrement dit du style (Rabatel,
2021a : 515-545). Je considère que l’idiolecte, l’éthos et le style concourent à l’expression
d’une figure d’auteur (non réductible aux seuls auteurs de textes littéraires) par laquelle le
locuteur rend manifestes sa singularité et son autorité (ibid. : 70-77). Ce travail de figuration
dépasse les seules figures de rhétorique, il englobe, en appui sur ma théorisation des PDV
héritée de Ducrot, 1984, tous les choix de référenciation de l’objet, qui construisent ce
dernier tout en renseignant sur le point de vue de l’énonciateur sur ledit objet. Ainsi, même
en l’absence de jugement explicite, le choix des mots, de leur ordre ; le choix des marqueurs
d’émotion, des liens logiques, des formes aspectuo-temporelles, des marques d’implication
ou de désinscription énonciative (énoncés génériques, aphoristiques, etc.) ; les manières de
répéter ou de varier son discours, de le moduler et de le modaliser, d’en planifier et d’en
baliser le parcours (Rabatel, 2021a : 35-48) indiquent des PDV qui peuvent correspondre soit
au locuteur/énonciateur primaire, soit à des locuteurs/énonciateurs seconds, soit encore à
des énonciateurs seconds non-locuteurs8. Le positionnement concerne aussi, vu la
dimension dialogique des discours, la maîtrise des dialogues externes ou internes à travers
la façon de citer ou reformuler les PDV des autres, à revendiquer son propre PDV et à
marquer ses points d’accord ou de désaccord avec d’autres, voire à ne pas prendre position,
dans certains cas (ibid. : 48-58), à être en capacité de revenir de façon réflexive et réfléchie
sur ses dires antérieurs ou ceux des autres par des stratégies de dédoublement ou de
redoublement énonciatifs et par des postures de co-, sur- ou sous-énonciation en contexte
monologal (Rabatel, 2012 : 32-40, 2021a : 66-69) ou dialogal (Rabatel, 2022 : § 8-26).
iii. Maîtrise des capacités de décentrement empathique (Berthoz & Jorland, 2004) et d’ouverture
d’esprit pour entrer dans les raisons des autres, même si on ne les partage pas ; gestion de
l’attention bienveillante à autrui de façon à éviter la dissolution de son propre moi, à gérer
les dissensus et à œuvrer à l’émergence de points de vue collectifs, d’intérêts communs
dépassant la somme des points de vue particuliers (Nussbaum, 2011), autrement dit aptitude
à faire preuve de mobilité empathique (Rabatel, 2017 : 60-72)9.

5 La liste de ces capabilités n’est pas close et, comme on le voit avec le dernier item, elle
renvoie à des dimensions linguistiques et topiques-idéologiques (Sarfati, 2011) en

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intersection avec des paramètres psycho-sociaux partiellement linguistiques ; quant


aux capabilités centralement linguistiques, elles reposent sur une conception graduelle,
non binaire, de la maîtrise. Toutes ces capabilités révèlent autant de facettes par
lesquelles le locuteur vise à donner, dans et par son discours, une image de soi jamais
gratuite. D’une part, comme l’écrit Wolff (2019 : 191), après tant d’autres travaux issus
du cercle de Bakhtine (Vološinov, 1929), « La parole est dialogue. Parler ce n’est donc
pas seulement juger, affirmer ou nier, c’est répondre de ce qu’on affirme ou de ce qu’on
nie, en répondre devant autrui, devant tout autre ». D’autre part, la parole a, outre ses
dimensions cognitives, une dimension sociale fondamentale qui concerne l’auteur des
messages, qui en espère toujours des profits symboliques et matériels, dans la
perspective de sa reconnaissance individuelle ou collective (Honneth, 2000). Cela vaut
pour le dialogue externe comme pour les prises de parole monologales, où le locuteur
doit manifester sa maîtrise du dialogisme, même si les autres ne sont pas physiquement
co-présents comme c’est le cas pour l’ouvrage de F. De Waal étudié ci-dessous. Les
techniques de positionnement ne se limitent donc pas à un jeu, voire à une comédie qui
se déploie sur une scène énonciative dénuée d’enjeux interpersonnels et sociaux. C’est
dans ce cadre sociolinguistique que les marques (grammaticalisées) et indices (plus ou
moins conventionnalisés) de la figure d’auteur sont à analyser : non seulement au sens
où un auteur est énonciativement responsable de ce qu’il dit, mais encore au sens où sa
responsabilité dépend de l’autorité avec laquelle il le dit, ce qui engage sa personne et
son image de locuteur et d’acteur, dans telle ou telle arène sociale.

3. Une stratégie de positionnement épistémologique


empathique et humoristique au service d’une synthèse
scientifique consistante
6 J’analyserai ici le positionnement discursif à travers le travail de figuration de la figure
d’auteur, en bornant mes observations à un seul locuteur, Frans De Waal. À cette fin,
j’ai sélectionné dans son ouvrage un ensemble d’extraits propices à l’analyse du
positionnement du locuteur/énonciateur, en référence aux items précédents. Sans
prétendre à une analyse quantificative10, les exemples ont été sélectionnés parce que
leur réitération, tout au long de l’ouvrage, les rend exemplaires du positionnement
particulier de F. De Waal, caractérisé par une figure d’auteur critique, ouvert et
respectueux des PDV antagonistes, dans le traitement de questions vives, tant au plan
épistémologique-scientifique qu’au plan idéologique-social. Je limiterai mes analyses
qualitatives aux liens entre le travail de figuration de soi et de positionnement avec la
bataille des idées, à ses dimensions épistémologiques et idéologiques, étant donné la
nature controversée des questions portant sur la place respective de l’inné et de
l’acquis, du biologique et du social, les articulations entre sexe (biologique) et genre
(social), tant pour les êtres humains que pour « les autres animaux », qui, par contre-
coup, invitent à repenser les relations entre « nous et les autres animaux ». Tout cela
pose en définitive la question de l’identité de l’espèce humaine — celle du « propre de
l’Homme » (de Fontenay, 1998 ; Kerbrat-Orecchioni, 2021 ; Rabatel, 2023) — par rapport
au propre de chacune des autres espèces animales (Baratay, 2021 : 281).
7 L’étude des positionnements énonciatifs à l’aune du dialogisme n’est pas nouvelle. Ce
qui l’est davantage, c’est le lien entre le positionnement énonciatif et le travail de
figuration d’une figure d’auteur épistémologue capable de faire émerger des points

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aveugles, l’autorité avec laquelle il gère des conflits et recherche des consensus
rationnels en appui sur une connaissance renouvelée du monde animal, grâce à une
posture empathique, l’humour avec lequel il se positionne en un controversiste aux
antipodes du polémiste (Charaudeau, 2017 ; Rabatel, 2021b), pour mieux rendre compte
du complexe.

3.1. Positionnement d’une figure d’auteur épistémologue

8 La première caractéristique de la figure d’un auteur épistémologue se révèle d’abord à


travers ses aptitudes à poser clairement les termes du débat, à faire émerger des points
aveugles et à en éclairer les enjeux :

[1]
P1 – La plupart du temps, le mot « genre » désigne les rôles qui nous sont
culturellement assignés. P2 – L’Organisation mondiale de la Santé le définit
comme « les caractéristiques des femmes, des hommes, des filles et des
garçons qui sont socialement construites. P3 – Cela inclut les normes, les
comportements et les rôles associés au fait d’être une femme, un homme,
une fille, un garçon, ainsi que les relations entre ceux-ci.
P4 – Le genre est une sorte de manteau culturel que revêtent les sexes et
dans lequel ils se promènent. P5 – Il représente les attentes que nous avons à
l’égard des femmes et des hommes, attentes qui varient d’une société à
l’autre et évoluent au fil du temps. P6 – Toutefois il existe des définitions
plus radicales qui tentent de dénaturaliser la notion, faisant du genre une
construction artificielle, entièrement distincte du sexe biologique. P7 – Le
manteau marcherait pour ainsi dire tout seul, et son style dépendrait
uniquement de nous. […]
P8 – S’il est vrai que le genre va au-delà de la biologie, il n’est pas non plus
tombé du ciel. P9 – La raison pour laquelle la dualité du genre existe, c’est
que la majorité des gens se répartissent en deux sexes. P10 – Cela ne signifie
pas qu’il faut accepter tout ce qui est associé au genre, notamment les
relations de pouvoir entre hommes et femmes. P11 – Cela ne signifie pas non
plus que nous devons nous limiter à deux genres. P12 – Mais il existe certains
fondamentaux avec lesquels nous naissons. (De Waal 2022 : 57-58)

9 F. De Waal prend soin de définir le genre dans une formulation simple dans la première
phrase (P1), avant d’en donner une définition référée à une institution reconnue,
l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), dont il donne la définition globale (P2), puis
dans ses spécifications en P3, avec une modalité aléthique : ces phrases sont en co-
énonciation, puisqu’elles ont le même contenu fondamental (même si la définition de
l’OMS est plus précise), en sorte que le locuteur/énonciateur premier, De Waal, prend
en charge P1-P3, témoignant de son accord implicite avec l’OMS (Rabatel, 2017 :
116-122). De Waal reformule de façon figurée la définition en P4, par le biais d’une
comparaison (« une sorte de manteau culturel »), explicitée en P5 : on pourrait insérer
un adverbe (« il représente AINSI ») en insistant sur les notions de « représentation » et
d’« attentes ». Sans que cela soit précisé, cette explicitation renvoie à un point de vue
dominant, auquel se voient opposées en P6 des « définitions plus radicales », non
sourcées et rassemblées sous une formulation présentée négativement, avec une
modalité épistémique (« elles tentent de dénaturaliser »), présupposant que cette
tentative n’est pas reconnue à terme. La subjectivité de l’auteur est explicitée à travers
le choix de l’adjectif « artificielle », qualifiant le lexème « construction », dont la teneur
est axiologiquement négative, vu le contexte en amont, notamment le sémantisme du

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verbe « tenter », en relation oxymorique avec la notion de définition, dans la mesure où


une définition est censée définir l’objet indépendamment des options théoriques des
savants ; sans compter bien sûr le contenu sémantique du verbe « dénaturaliser »,
inacceptable pour un défenseur de la biologie tel que De Waal. Cette définition
alternative radicale, non sourcée, est ramenée à un choix discutable (et discuté) de
scientifiques qui se trouvent ainsi délégitimés en douceur, avec une distance critique
sans passer par un jugement explicite. La critique est cependant confirmée par le
cotexte aval, en P7, avec la reprise de la comparaison du manteau sous la forme d’une
métaphore filée épistémologiquement mise à distance à travers plusieurs marques : la
locution « pour ainsi dire », les deux conditionnels qui atténuent la force de la critique
(bien réelle), la métaphore filée du « style » du manteau, bizarrement animé (« qui
marcherait tout seul »), sans appui biologique, donc. L’auteur se montre capable de
discuter ce point de vue radical, dont les implications sont plaisamment ravalées (du
moins aux yeux de qui partage le PDV de l’auteur) à des fables scientifiquement
inconsistantes. Il existe une indéniable dissymétrie dans la façon dont les PDV sont
opposés, cités, sourcés vs reformulés et non sourcés, explicités logiquement vs
déconstruits avec force figures dont l’orientation argumentative est négative. Vu les
reformulations distanciées du PDV radical, De Waal manifeste d’abord une non-prise en
charge de ce dernier (donc une sous-énonciation) dans la première proposition de P7,
avant de donner dans la dernière proposition une reformulation figurale vitalisante
fantasmatique à visée ironique en sur-énonciation (Rabatel, 2012 : 35-39), en ce sens
que la reformulation réoriente le PDV initial dans un sens qui correspond à la visée
argumentative de l’auteur.

3.2. Positionnement d’une figure d’auteur scientifique empathique

10 Deuxième caractéristique de la figure d’auteur, la manifestation constante d’une


posture scientifique empathique, d’écoute et d’attention bienveillante et participative,
qui vise ici les animaux11 :

[2]
P1 – Reste que nos amis primates ne sont pas ignorants de tous les aspects de
la reproduction. P2 – Ils ont une expérience de première main de la
grossesse, de la parturition et de l’allaitement. P3 – Il est probable12 que les
femelles plus âgées reconnaissent chacune des étapes que traversent leurs
jeunes consœurs enceintes. P4 – Même les individus qui n’en font pas
l’expérience directement en savent plus que nous le pensons. P5 – C’est ce que
j’ai compris le jour où j’ai vu un jeune singe capucin mâle, Vincent, s’approcher d’une
femelle nommée Bias et plaquer son oreille sur son ventre. P6 – Il est resté ainsi
une dizaine de secondes et a recommencé plusieurs fois les jours suivants. P7
– De mon côté, je ne savais pas que Bias était enceinte (la grossesse est
difficile à détecter chez ces singes), mais, quelques semaines plus tard, elle
avait un nouveau-né sur son épaule. P8 – Il y a peu de chances que Vincent ait
découvert la grossesse à l’odeur (comme nous, les singes se fient surtout à
leur vue), mais il avait sans doute senti le fœtus bouger lorsqu’il s’était blotti
contre son amie. P9 – Je suppose qu’il voulait maintenant entendre les
battements de son cœur.
P10 – J’ai remarqué un même intérêt pour les femelles enceintes chez les
grands singes. P11 – Comme leur espèce n’est pas étrangère à l’art de
l’accouchement, ils semblent savoir ce qui va se passer en cas de grossesse.
P12 – Cela ne veut pas dire qu’ils savent comment fonctionne la

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reproduction. P13 – Quand on travaille sur l’évolution du comportement des


primates, il est essentiel de distinguer ce qu’ils savent de ce que nous savons.
P14 – Même pour notre espèce, qui est consciente que rapports
sexuels = bébés, les origines de notre comportement sont très largement
cachées par le voile de l’évolution. (De Waal, 2022 : 200-201)

11 L’auteur manifeste une attitude empathique envers un primate particulier (P5-P9), puis
sa généralisation à l’ensemble des primates (P10-P3) en essayant de se mettre à leur
place et d’imaginer ce qu’ils savent de la reproduction à partir des observations qu’ils
peuvent tirer des perceptions d’un certain nombre d’étapes (« grossesse, parturition,
allaitement »). La démarche est d’autant plus intéressante qu’elle vise non pas les
femelles, mais les mâles. Sur le plan argumentatif, la thèse est formulée en P4, étayée
par l’observation participante du comportement de Vincent envers la femelle Bias,
développée en P5-P9. Il y a en effet observation participante dans la mesure où l’auteur,
qui raconte ses expériences en première personne, et s’implique en comparant le savoir
du jeune mâle avec le sien, comprend que ce dernier a découvert avant lui que Bias
était enceinte, avec d’autres modes de perception et de raisonnement que les siens (P7-
P9). Dans le paragraphe suivant, De Waal confirme la validité de sa thèse en évoquant
une multiplicité d’observations identiques chez des grands singes (P10-P11), ce qui lui
permet de tirer les leçons épistémologiques de ses observations : ne pas confondre les
savoirs respectifs des primates et des humains — ce qui montre que l’attitude
empathique n’implique pas la fusion sinon la confusion des PDV, comme l’indique
l’antithèse finale de P13 — ; faire l’effort de se représenter ce qu’ils peuvent savoir en
leur accordant des capacités d’observation et de réflexion ; faire preuve de prudence ;
ne pas croire que les êtres humains sont supérieurs aux animaux, comme le rappelle le
fait qu’eux aussi sont confrontés « au voile de l’évolution » (P14). La démarche
empathique est à la fois bienveillante (« nos amis les primates », emploi des prénoms
qui individualisent et singularisent) et prudente à travers le caractère hypothétique des
conclusions tirées de ses observations des capucins (italiques). Ainsi l’extrait permet-il
d’illustrer la notion de sentience (Kerbrat-Orecchioni, 2021 : 111-112), même si le terme
n’est pas employé.

3.3. Positionnement d’une figure d’auteur combinant sérieux


scientifique et humour

12 Troisième caractéristique, une figure d’auteur épistémologue, avec sa posture


surplombante en sur-énonciation dans les commentaires en italiques, tout en
conjoignant sérieux scientifique, empathie et humour :

[3] Chez les chimpanzés, j’ai souvent observé le scénario suivant : une femelle
s’allonge négligemment dans l’herbe à quelques mètres d’un mâle, ses
gonflements génitaux orientés vers lui. L’air de rien, elle jette un coup d’œil
par-dessus son épaule pendant qu’il surveille nerveusement les alentours
pour savoir où se trouvent les mâles dominants. S’approcher d’une femelle dans
cet état est déjà risqué en soi. L’heureux élu se redresse lentement et s’éloigne
dans une direction particulière, s’arrêtant de temps en temps pour regarder
autour de lui. Quelques minutes plus tard, la femelle s’éloigne dans une autre
direction. Elle sait parfaitement où est allé le mâle et va faire un petit détour
pour le retrouver. Ils tirent un coup en vitesse dans un lieu caché, avant de
repartir chacun de leur côté. Hormis quelques jeunes congénères curieux et les

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observateurs humains, les autres n’y voient que du feu. Ce petit jeu est parfaitement
coordonné, y compris dans le silence qui l’accompagne. (De Waal, 2022, p. 191-192)

13 L’exemple [3] compacte, dans un récit au présent, de multiples observations, réunies


dans un « scénario » représentatif. Malgré sa démarche empathique, l’auteur sait bien
que son travail scientifique d’analyse, qui passe notamment par le langage, lui confère
une posture énonciative en surplomb : De Waal raconte en se mettant empathiquement à
leur place sans rien abdiquer de son rôle d’analyste ni oublier l’humour qui aide à
dépassionner les conflits. Le choix d’une narration au présent, avec la fréquence
itérative (Genette, 1972 : 145 sq) donne plus de poids à la démonstration portée par le
récit à visée exemplaire et humoristique, comme l’indique d’emblée le lexème
« scénario », puis la façon de raconter en mettant l’accent sur les jeux de scène des
deux futurs partenaires, qui donnent à ce « petit jeu » l’allure d’une comédie de
boulevard très alerte : la femelle adopte un comportement très explicite, quoique furtif,
avec des gestes orientés envers l’heureux élu. Ensuite, la femelle et le mâle vérifient par
des regards discrets que le message a été bien reçu puis vont consommer en silence au
terme de tactiques destinées à tromper la vigilance des congénères et, surtout, des
mâles dominants. Les gestes sont « éloquents », les stratégies de ruse patentes, les
inférences réussies, l’ensemble étant réitéré dans toutes les situations analogues,
comme l’indiquent les présents d’habitude par lesquels De Waal rapporte une
observation maintes fois vérifiée. Le caractère humoristique de la scène est d’autant
plus net que n’importe quel lecteur imagine sans peine que ce petit jeu — cette
mécanique si bien huilée — est d’une totale transparence. De plus, il n’est visiblement
pas réservé aux seuls primates : car ce sont les humains qui écrivent des scénarios et
jouent la comédie… Ce que De Waal confirme une vingtaine de pages plus loin, avec un
autre exemple de singes :

[4] Imaginez que je sois assis dans un coin à lire mes mails et à vaquer à mes
affaires. Tout à coup, une femme se précipite vers moi. Elle me fait de l’œil
en haussant les sourcils, me frappe à la poitrine, me gifle. Elle n’est ni douce
ni subtile. Une fois qu’elle a réussi à attirer mon attention, elle tourne
brusquement les talons. Quelques secondes plus tard, elle s’arrête et regarde
par-dessus son épaule, les yeux écarquillés, pour voir si je la suis.
Voilà comment les femelles capucins ‘draguent’ les mâles alpha. (De Waal,
2022 : 208)

14 Il y a humour en ce sens que l’auteur se moque gentiment des sujets observés au


comportement si transparent, en s’incluant dans la moquerie (Rabatel, 2021 : 331-349),
animalisant les humains et humanisant les animaux, en utilisant le terme de « drague »,
dont le contenu renvoie aux comportements sexuels de séduction humains et dont le
registre est de nature en susciter le sourire et la connivence. En sorte que ces épisodes
dialogiques où se superposent les PDV des énonciateurs représentés sans parole et le
locuteur/énonciateur primaire ne parlent pas que des animaux, ils parlent (aussi) de
nous : de te (quoque) fabula narratur…

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3.4. Positionnement d’une figure d’auteur articulant des points de


vue différents pour penser la complexité

15 Quatrième caractéristique, une figure d’auteur manifestant la capacité de discuter les


PDV et faisant effort pour dépasser les fausses oppositions, en proposant une
articulation raisonnée et raisonnable du sexe et du genre, du biologique et du social :

[5]
P1 – En dehors de la sphère scientifique, et parfois même à l’intérieur, il est
courant d’entendre dire que, si notre corps est un produit de l’évolution,
notre esprit, en revanche, n’appartient qu’à nous. P2 – Nous ne serions pas
soumis aux mêmes lois de la nature que les animaux. P3 – Nous ressentirions
et penserions ce que nous ressentons et pensons parce que nous l’aurions
librement choisi. P4 – C’est une forme de néo-créationnisme : on ne nie pas
l’évolution, mais on ne l’embrasse pas non plus pleinement. P5 – Comme si
l’évolution s’était brusquement interrompue au niveau du cou de l’être
humain (et seulement du sien), épargnant notre noble tête.
P6 – Quelle vanité ! P7 – Nous avons beau être doués du langage et de
quelques avantages intellectuels, nous sommes de parfaits primates du point
de vue socio-émotionnel. […] P8 – Si subtile que soit notre rhétorique, elle ne
dissociera jamais complètement la catégorie culturelle du « genre » de la
catégorie culturelle du « sexe », avec les corps, les organes génitaux, les
cerveaux et les hormones qui la composent. P9 – C’est un peu comme la
noblesse médiévale qui se disait de « sang bleu », alors que tout le monde
sait que, lorsqu’elle était blessée par une lance, c’était du sang rouge qui
coulait. P10 – Les fondements de la biologie humaine finissent toujours par
transparaître.
P11 – Néanmoins, le fait que nous soyons naturellement genrés ne retire pas
son intérêt à la notion de genre. P12 – Dans la mesure où le genre met en
avant les couches de vernis culturel, les rôles que nous avons assimilés et
tout ce que la société impose à chaque sexe, il constitue un élément essentiel
du débat. P13 – La coexistence du genre et du sexe prouve que tout ce que
nous faisons est influencé et par la biologie, et par l’environnement. P14 –
On ne peut évoquer les différences entre hommes et femmes sans tenir
compte de cette double influence. (De Waal, 2022 : 390)

16 Les pronoms se retrouvent partout, mais leurs référents évoluent. Les pronoms
personnels « nous » de P1 à P5 sont des nous exclusifs, renvoyant à une coterie (ce que
confirment les marques de distanciation dans les jugements dont ils sont les
énonciateurs, que L1/E1 ne reprend pas à son compte)13, tandis que, dès P7, les « nous »
sont inclusifs et englobent tous ceux qui partagent le PDV de De Waal, jugé plus
conforme à la vérité et à la complexité. Il en est de même pour le tour impersonnel « il
est courant d’entendre dire » (P1), et les « on » exclusifs de P4, qui renvoient à une
opinion erronée, contrastant fortement avec « tout le monde sait » et le « on » final
inclusifs. Toutes ces observations, ainsi que la façon dont elles sont formulées, amènent
De Waal à remettre en question un principe fondateur des études éthologiques et
anthropologiques, le principe de Bateman (1948), selon lequel :
L’évolution dépend du nombre de descendants : plus il y en a, mieux c’est. Partant
de là, la science affirme que cette différence entre les sexes justifie que les hommes
aient des mœurs légères et que les femmes soient plus regardantes. Les premiers
sont avides et prodigues, essayant de féconder le plus de partenaires possible. Les
secondes sont sélectives et prudentes pour être sûres d’avoir un géniteur de bonne
qualité. (De Waal 2022 : 206)

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Positionnement énonciatif et figure d’auteur épistémologue bienveillant en co... 10

17 Non seulement les observations rapportées dans l’ouvrage battent en brèche ce


principe, qui a pourtant la vie dure, parce qu’il repose sur des préjugés et des
observations parcellaires, basées sur l’observation privilégiée des mâles dominants,
exposée au su et au vu de tous, tandis que les infractions à la fidélité sont cachées, donc
ne se voient guère, sauf à faire preuve de perspicacité, comme en [3] et aussi à se livrer
à des expériences inédites, notamment sur la recherche de l’ADN des nourrissons, qui
dévoile une grande diversité (ibid. : 194), infirmant la thèse du rôle exclusif des mâles
alpha dans la reproduction. Cette difficulté à traquer les points aveugles des
représentations idéologiques enfouies sous les théorisations les mieux reçues s’éclaire
rétrospectivement, si l’on pense à l’opacité des pronoms personnels ou indéfinis, ou
encore du tour impersonnel dans l’exemple [5]. Cette difficulté donne d’autant plus de
crédit à la critique de la thèse radicale du genre : comme dans l’exemple [1], les
marques de distanciation abondent en [5] avec les conditionnels de P2, en sous-
énonciation, indiquant la non-prise en charge de ce PDV, confirmée par l’axiologie
négative du « néo-créationnisme » en P4, en [5]. L’accusation est inattendue, car les
créationnistes sont des esprits qui nient le poids du biologique au nom d’une création
divine, mais elle est retournée contre les radicaux puisque leur position revient à
considérer que l’évolution (et donc le poids du biologique sur le social et le culturel)
s’arrêterait comme par miracle au niveau du cou, comme si le propre de l’Homme
reposait sur une liberté totale à l’égard des influences somatiques. Dès P4, jusqu’à P10,
De Waal adopte une posture de sur-énonciation en renversant les termes du débat et en
faisant preuve d’ironie (Rabatel, 2021a : 301-330) pour souligner les contradictions de
ces radicaux du genre (P4 à P7). Cependant, l’ironie n’est pas, ici, fondamentalement
blessante, la preuve en est l’utilisation de la première personne du pluriel pour évoquer
une rhétorique qui est très partagée par tous les tenants de la thèse de l’exceptionnalité
et de la supériorité humaines. Il en est de même avec les expressions « c’est une forme
de » (P4) ; « comme si » (P5). Si De Waal est ferme dans sa critique, il manifeste
également son ouverture d’esprit pour reprendre à son compte l’intérêt de la notion de
genre, à la condition de ne pas l’opposer au sexe (P11 à P14).

3.5. Positionnement d’une figure d’auteur pédagogue recherchant


l’assentiment d’un large public

18 Cinquième caractéristique présente ci-dessous, mais aussi dans les extraits précédents,
le positionnement ne vise pas seulement à défendre une thèse, il s’efforce de la faire
partager, tant par les chercheurs que par un plus large public, et de la crédibiliser en
s’appuyant sur des arguments factuels aisément vérifiables par un vaste public — ce qui
par contrecoup augmente le crédit de son positionnement et de ses choix
épistémologiques. D’où, dans la plupart des cas, l’évocation sourcée, référencée des PDV
adverses selon les normes académiques (le livre de Bateman ayant été référencé
auparavant, p. 206), d’où aussi leur explicitation de bonne foi, avant des reformulations
plus engagées, mais toujours recevables en vertu des standards scientifiques comme en
[1] ou en [5] :

[6] Les travaux sur les oiseaux ont donc mis à mal le principe de Bateman, et
l’échec de Patricia Gowary à reproduire ses expériences sur les mouches n’a
rien arrangé. En effet, malgré des méthodes améliorées, elle n’a pas réussi à
obtenir les mêmes résultats, ce qui l’a conduite à affirmer que les travaux

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Positionnement énonciatif et figure d’auteur épistémologue bienveillant en co... 11

d’Angus Bateman étaient profondément défectueux. De ce fait, son fameux


principe paraissait beaucoup moins convaincant (*). (De Waal, 2022 : 207-208)
(*) Patricia Gowary et al. (2012) ; Thierry Hoquet et al. (2020) (note de
F. De Waal)

19 Certes, les références auraient pu être paginées, mais il faut voir là, outre le choix
éditorial de placer les références en fin d’ouvrage, un souci de ne pas encombrer les
lecteurs lambda de références trop précises auxquelles les spécialistes ont un facile
accès. D’où aussi le recours à des images, des comparaisons de la vie quotidienne qui
peuvent être partagées par tous, comme l’évocation du sang bleu en [5], en P9-10, ou
encore l’exemple suivant, qui repose sur le recours à une expérience commune,
invalidant les approches qui ne mettent en avant que l’acquis (et donc les choix
personnels de genre) au déni du poids de la biologie :

[7]
P1 – Le meilleur moyen de se guérir de l’illusion selon laquelle nous pouvons
maîtriser ce que deviennent nos enfants, c’est d’en avoir un deuxième. P2 –
L’aîné tend à apparaître aux parents comme une pâte à modeler qu’ils
peuvent pétrir et façonner selon leurs désirs. P3 – Avec le deuxième, même
s’ils l’élèvent de manière identique, le résultat est différent. […]
P4 – Cette prise de conscience est encore plus marquée quand c’est une fille
qui arrive après un fils ou vice versa. P5 – Dans ces cas, ce n’est plus
seulement une question de tempérament, mais de genre. P6 – Rares sont les
parents qui, après avoir fait cette expérience, continuent de glorifier l’acquis
par rapport à l’inné.
P7 – Pourtant, dans la sphère universitaire, les discours mettent toujours en
avant l’acquis. P8 Je ne comprends vraiment pas pourquoi. (De Waal, 2022 :
387)

20 Il n’est pas indifférent non plus de remarquer que les raisonnements étayant la thèse de
l’auteur soient divers et reformulent la thèse générale de l’auteur — au long de
l’ouvrage, comme on le voit en comparant les exemples [1], [5] et [7] —, tout en
l’éclairant à chaque fois par des exemples ou des arguments nouveaux, convergents.
Pas anecdotique non plus de constater que les savants n’échappent pas aux illusions et
sont rétifs aux observations qu’ils ne peuvent manquer de faire s’ils ont (et c’est
souvent le cas) des enfants (P6 vs P7). L’auteur ne fournit pas d’explication en P8, tout
en s’impliquant dans le débat, comme à l’accoutumée ; mais tout son ouvrage pousse à
conclure que les choix théoriques peuvent rendre aveugles ceux qui ignorent ou
minorent les faits ne rentrant pas dans leur moule…

Conclusion
21 Ainsi, le positionnement de De Waal se marque à travers la façon dont il se construit un
éthos de savant, mais aussi une figure d’auteur complexe, celle d’un savant et d’un être
humain, sérieuse et drôle, courageuse — n’hésitant pas à se lancer dans des débats
scientifiques dont les retombées idéologiques, politiques, sont indéniables, discutant
pied à pied, mais calmement, en usant d’une vaste panoplie d’arguments scientifiques
— ; d’une figure d’auteur légère aussi, ayant recours à maintes observations amusantes
de la vie quotidienne. Tout cela va plus loin que l’éthos (encore que cela dépende de la
façon dont on le définit, comme image de soi ou comme preuve donnée par le discours,
en vue de faire partager les thèses que l’on défend), intègre une dimension idiolectale

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(l’humour, l’implication de soi) et une façon bien singulière d’incarner un style


scientifique sans concession, mais débattant sans agressivité et faisant preuve
d’empathie. Ce qui permet à l’auteur de se construire une figure d’auteur d’autant plus
aimable que, bien que son discours soit monogéré, il prend soin d’anticiper les
réactions négatives de ses adversaires, de les désarmer, de ménager leur image, pour
mieux convaincre. Au total, toutes ces caractéristiques convergent dans une figure
d’auteur basée certes sur un certain nombre de principes théoriques, mais davantage
encore sur leur mise en œuvre opérationnelle, tout au long de son propos. Cette
conjonction entre théorie et pratique n’est pas pour rien dans le positionnement de
De Waal et lui confère une indéniable autorité pour entrer en dialogue avec autrui,
adopter une posture empathique et bienveillante (avec ses adversaires scientifiques ou
avec ses partenaires animaux), drôle et, somme toute, chaleureusement
(con)fraternelle, en sorte que le je se positionne en manifestant sa singularité et tout
autant ses solidarités avec tous les autres, sans lesquels il serait peu de chose. Il
resterait à étudier, sur la base de ces acquis, les relations entre ces positionnements et
les effets de cette stratégie de placement dans le champ, mais cela engage de tout
autres données et analyses.

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NOTES
1. Vu le format du présent article, je renvoie à Rabatel (soumis) pour une présentation
développée.
2. Cf. la « sociologie des facteurs » (Bourdieu, 1992) et celle des « acteurs » selon Lahire (2007) ou
encore celle des « acteurs-réseaux » (Latour, 2006).
3. Une identité ouverte, plurielle, ouverte à l’altérité, qui récuse la thèse d’un homo clausus. Cette
dimension sera traitée ci-après dans une optique énonciative, à travers les positionnements de

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l’auteur par rapport aux PDV des autres spécialistes du monde animal ou de la question du genre
(gender), avec qui il est en accord ou en désaccord ; à travers ses positionnements par rapport aux
positions qu’il prête empathiquement aux animaux.
4. Notion définie succinctement dans l’item ii, ci-dessous puisqu’elle n’est pas au centre de mon
analyse de la figure d’auteur. Elle sera néanmoins illustrée lors de l’analyse, comme les diverses
postures énonciatives.
5. Notions définies dans la note 8, lorsque seront abordées leurs diverses combinaisons.
6. J’emploie cette notion renvoyant à des capacités culturellement acquises (Nussbaum, 2011)
plutôt que celle de compétence, qui emporte avec elle une dimension innéiste héritée de
Chomsky, sauf mention contraire.
7. Les prédiscours (Paveau, 2006) font partie de l’interdiscours, mais ils se caractérisent
notamment par leur construction et leur recours à des schèmes cognitivo-discursifs, qui les
rendent mémorables et mémorisables, favorisent la fréquence de leur réemploi, leur conférant
un rôle de prêt-à-dire et de prêt-à-penser plus actifs que d’autres éléments moins sollicités de
l’interdiscours : c’est notamment le cas des formules (Krieg-Planque, 2009).
8. Le locuteur est l’auteur d’un acte de parole primaire (L1) ou représenté (l2), tel le locuteur d’un
discours direct. L’énonciateur est le support modal des points de vue primaires (E1) ou seconds
(e2). Si L ou l expriment leur propre PDV, il y a syncrétisme (L1/E1, l2/e2) ; ce dernier est rompu
chaque fois que le locuteur se met à la place d’un autre sans lui donner la parole ([L1/E1 [e2]]) ou
s’il rapporte le propos d’un locuteur second sans partager son PDV ([L1 [l2/e2]]). Dans l’exemple
[1], la phrase 1 (P1) exprime le PDV de L1/E1 ; P2 et P3 renvoient au PDV de (l2/e2). En revanche,
en P6 et P7, il y a déliaison des instances : L1/E1 reformule avec distance le PDV des énonciateurs
seconds radicaux, sans leur donner la parole.
9. Ces conceptions débordent le cadre strictement linguistique, mais je considère qu’elles
forment un arrière-plan qu’il est intellectuellement honnête de présenter.
10. Au demeurant difficile à mettre en œuvre vu la longueur des extraits et la diversité des
marques étudiées.
11. L’empathie vise aussi les adversaires : c’est ainsi qu’en [5], le PDV adverse est d’abord
explicité à l’indicatif, de leur PDV, en P1, avant d’être discuté et mis à distance ultérieurement.
Dans les exemples [1], [2] et [5], les retours à la ligne correspondent à des alinéas dans le texte de
F. De Waal.
12. Dans cet exemple et dans les suivants, italiques et gras sont imputables à l’auteur de l’article,
et non à F. De Waal.
13. En ce sens, les « nous » pourraient être remplacés par un « ils » : mais l’effet de distance serait
plus fort et ouvrirait la porte au dénigrement, ce qui ne cadre pas avec le positionnement
empathique et bienveillant de l’auteur.

RÉSUMÉS
Cet article articule les notions de place, de position et de positionnement au sens large ou au sens
restreint, puis analyse des positionnements énonciatifs dans un ouvrage revisitant les liens entre
animaux et espèce humaine, discutant de l’existence du genre, parallèlement à celle du sexe. La
double visée de l’ouvrage, combinant recherche et vulgarisation, affecte le positionnement de
l’auteur, examiné à travers la notion de figure d’auteur, l’autorité avec laquelle il tient un

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discours à forte dimension épistémologique, révélant une approche coopérative et empathique


des animaux, non sans faire preuve de rigueur et d’humour.

This article articulates the notions of place, position and positioning in a broad or restricted
sense, then analyzes enunciative positioning in a work revisiting the links between animals and
the human species, discussing the existence of gender alongside that of sex. The book’s dual aim,
combining research and popularization, affects the author’s positioning, examined through the
notion of the authorial figure, the authority with which he holds a discourse with a strong
epistemological dimension, revealing a cooperative and empathetic approach to animals, not
without demonstrating rigor and humor.

INDEX
Mots-clés : positionnement, place, point de vue, empathie, humour
Keywords : positioning, place, point of view, empathy, humor

AUTEUR
ALAIN RABATEL

Université Claude Bernard-Lyon 1, Icar, UMR CNRS 5191, Université Lumière Lyon 2, ENS de Lyon

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