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81 | 2024
Énonciation et positionnement : quelles articulations
dans l’étude des controverses sociales ?
Alain Rabatel
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/praxematique/8992
DOI : 10.4000/praxematique.8992
ISSN : 2111-5044
Éditeur
Presses universitaires de la Méditerranée
Référence électronique
Alain Rabatel, « Positionnement énonciatif et figure d’auteur épistémologue bienveillant en contexte
scientifique controversé », Cahiers de praxématique [En ligne], 81 | 2024, mis en ligne le 02 avril 2024,
consulté le 05 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/praxematique/8992 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/praxematique.8992
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Positionnement énonciatif et figure d’auteur épistémologue bienveillant en co... 1
Alain Rabatel
1 Le présent travail s’efforce de circonscrire dans une première partie les relations entre
les notions de place et de placement, à la charnière de l’extralinguistique et du
linguistique. Place et placement englobent et cadrent les notions linguistiques de
position et de positionnement, présentées dans la deuxième partie. Ces dernières
serviront de support, dans la troisième partie, à l’analyse des positionnements de Frans
De Waal, dans son ouvrage Différents. Le genre vu par un primatologue (De Waal, 2022),
offrant matière à controverses. En effet, l’auteur ferraille contre ceux qui défendent
l’existence d’une coupure radicale entre humains et animaux et contre ceux qui
accordent une importance fondamentale au genre au détriment du sexe et de la
dimension biologique, rejetant ainsi la thèse de la coupure radicale entre êtres humains
et animaux, culture et nature. De Waal mène ces batailles en mêlant une visée
scientifique avérée à un souci de vulgariser son propos à destination d’un plus large
public. Cette double visée affecte son positionnement, qui sera examiné à travers la
notion de figure d’auteur, l’autorité avec laquelle il tient un discours à forte dimension
épistémologique, prône avec constance une approche sereine de la complexité,
rapporte un grand nombre d’observations originales, propose une approche
coopérative et empathique des animaux, fait preuve de rigueur et d’humour, afin de
recueillir un assentiment aussi étendu que possible, compte tenu des enjeux
scientifiques et sociétaux des débats en question.
1. Place, placement
2 Il est difficile de traiter de la problématique du positionnement sans l’articuler avec la
notion connexe de place (Rabatel, soumis1), centrale dans les sciences humaines,
notamment en philosophie, en sociologie. Appréhendée ici en rapport aux êtres
humains, la place renvoie aux principes ou aux configurations régissant les différents
systèmes de places et les diverses stratégies de placement des individus ou des groupes.
On trouve des échos de ces approches dans les travaux ethnométhodologiques,
interactionnistes, avec l’étude des frames et des taxèmes pesant sur les relations
horizontales et verticales (Maingueneau, 2002a et b), en analyse du discours avec les
notions de scènes englobante, générique et énonciative (Maingueneau, 2022 : 13-14) ou
avec celles de situation et de contrat de communication (Charaudeau, 2023 : 154-164),
toutes ces notions pointant sur le caractère plus ou moins contraignant des cadres et
sur les espaces de liberté des locuteurs2. Aussi l’analyse de la place, en linguistique, et
plus spécifiquement en analyse du discours, est à la croisée de paramètres
institutionnels, linguistiques, interactionnels et dialogiques impliquant :
i. l’étude des configurations organisationnelles, relationnelles/interactionnelles (cognitives,
intellectuelles et passionnelles), privées ou publiques, institutionnelles ou peu codifiées et
ritualisées, hiérarchiques ou symétriques qui organisent voire prédéterminent les places/
positions respectives des différents sujets/acteurs ; ces dernières ont une dimension
partiellement extralinguistique, mais certains aspects, relèvent du linguistique, notamment
ceux qui touchent aux genres discursifs, aux paramètres situationnels/communicationnels ;
ii. l’étude des dynamiques stratégiques de placement et des tactiques positionnement énonciatif et donc
de figuration de soi par lesquelles les locuteurs/acteurs expriment leurs positions et leur
positionnement par rapport aux points de vue des autres, voire par rapport à leurs positions
antérieures, et, ce faisant, profilent une image de soi qui influe sur leur place dans la
configuration, et, dans le même mouvement, pèse sur leur identité3 ;
iii. l’étude des réactions des destinataires aux stratégies de placement et aux tactiques de positionnement,
en contexte dialogal, ou de leur anticipation chez le producteur des messages en contexte
monologal, à travers la polyphonie des voix ou le dialogisme des points de vue (PDV4). Vu la
nature du texte support de mon corpus, je privilégierai la dimension monologale.
5 La liste de ces capabilités n’est pas close et, comme on le voit avec le dernier item, elle
renvoie à des dimensions linguistiques et topiques-idéologiques (Sarfati, 2011) en
aveugles, l’autorité avec laquelle il gère des conflits et recherche des consensus
rationnels en appui sur une connaissance renouvelée du monde animal, grâce à une
posture empathique, l’humour avec lequel il se positionne en un controversiste aux
antipodes du polémiste (Charaudeau, 2017 ; Rabatel, 2021b), pour mieux rendre compte
du complexe.
[1]
P1 – La plupart du temps, le mot « genre » désigne les rôles qui nous sont
culturellement assignés. P2 – L’Organisation mondiale de la Santé le définit
comme « les caractéristiques des femmes, des hommes, des filles et des
garçons qui sont socialement construites. P3 – Cela inclut les normes, les
comportements et les rôles associés au fait d’être une femme, un homme,
une fille, un garçon, ainsi que les relations entre ceux-ci.
P4 – Le genre est une sorte de manteau culturel que revêtent les sexes et
dans lequel ils se promènent. P5 – Il représente les attentes que nous avons à
l’égard des femmes et des hommes, attentes qui varient d’une société à
l’autre et évoluent au fil du temps. P6 – Toutefois il existe des définitions
plus radicales qui tentent de dénaturaliser la notion, faisant du genre une
construction artificielle, entièrement distincte du sexe biologique. P7 – Le
manteau marcherait pour ainsi dire tout seul, et son style dépendrait
uniquement de nous. […]
P8 – S’il est vrai que le genre va au-delà de la biologie, il n’est pas non plus
tombé du ciel. P9 – La raison pour laquelle la dualité du genre existe, c’est
que la majorité des gens se répartissent en deux sexes. P10 – Cela ne signifie
pas qu’il faut accepter tout ce qui est associé au genre, notamment les
relations de pouvoir entre hommes et femmes. P11 – Cela ne signifie pas non
plus que nous devons nous limiter à deux genres. P12 – Mais il existe certains
fondamentaux avec lesquels nous naissons. (De Waal 2022 : 57-58)
9 F. De Waal prend soin de définir le genre dans une formulation simple dans la première
phrase (P1), avant d’en donner une définition référée à une institution reconnue,
l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), dont il donne la définition globale (P2), puis
dans ses spécifications en P3, avec une modalité aléthique : ces phrases sont en co-
énonciation, puisqu’elles ont le même contenu fondamental (même si la définition de
l’OMS est plus précise), en sorte que le locuteur/énonciateur premier, De Waal, prend
en charge P1-P3, témoignant de son accord implicite avec l’OMS (Rabatel, 2017 :
116-122). De Waal reformule de façon figurée la définition en P4, par le biais d’une
comparaison (« une sorte de manteau culturel »), explicitée en P5 : on pourrait insérer
un adverbe (« il représente AINSI ») en insistant sur les notions de « représentation » et
d’« attentes ». Sans que cela soit précisé, cette explicitation renvoie à un point de vue
dominant, auquel se voient opposées en P6 des « définitions plus radicales », non
sourcées et rassemblées sous une formulation présentée négativement, avec une
modalité épistémique (« elles tentent de dénaturaliser »), présupposant que cette
tentative n’est pas reconnue à terme. La subjectivité de l’auteur est explicitée à travers
le choix de l’adjectif « artificielle », qualifiant le lexème « construction », dont la teneur
est axiologiquement négative, vu le contexte en amont, notamment le sémantisme du
[2]
P1 – Reste que nos amis primates ne sont pas ignorants de tous les aspects de
la reproduction. P2 – Ils ont une expérience de première main de la
grossesse, de la parturition et de l’allaitement. P3 – Il est probable12 que les
femelles plus âgées reconnaissent chacune des étapes que traversent leurs
jeunes consœurs enceintes. P4 – Même les individus qui n’en font pas
l’expérience directement en savent plus que nous le pensons. P5 – C’est ce que
j’ai compris le jour où j’ai vu un jeune singe capucin mâle, Vincent, s’approcher d’une
femelle nommée Bias et plaquer son oreille sur son ventre. P6 – Il est resté ainsi
une dizaine de secondes et a recommencé plusieurs fois les jours suivants. P7
– De mon côté, je ne savais pas que Bias était enceinte (la grossesse est
difficile à détecter chez ces singes), mais, quelques semaines plus tard, elle
avait un nouveau-né sur son épaule. P8 – Il y a peu de chances que Vincent ait
découvert la grossesse à l’odeur (comme nous, les singes se fient surtout à
leur vue), mais il avait sans doute senti le fœtus bouger lorsqu’il s’était blotti
contre son amie. P9 – Je suppose qu’il voulait maintenant entendre les
battements de son cœur.
P10 – J’ai remarqué un même intérêt pour les femelles enceintes chez les
grands singes. P11 – Comme leur espèce n’est pas étrangère à l’art de
l’accouchement, ils semblent savoir ce qui va se passer en cas de grossesse.
P12 – Cela ne veut pas dire qu’ils savent comment fonctionne la
11 L’auteur manifeste une attitude empathique envers un primate particulier (P5-P9), puis
sa généralisation à l’ensemble des primates (P10-P3) en essayant de se mettre à leur
place et d’imaginer ce qu’ils savent de la reproduction à partir des observations qu’ils
peuvent tirer des perceptions d’un certain nombre d’étapes (« grossesse, parturition,
allaitement »). La démarche est d’autant plus intéressante qu’elle vise non pas les
femelles, mais les mâles. Sur le plan argumentatif, la thèse est formulée en P4, étayée
par l’observation participante du comportement de Vincent envers la femelle Bias,
développée en P5-P9. Il y a en effet observation participante dans la mesure où l’auteur,
qui raconte ses expériences en première personne, et s’implique en comparant le savoir
du jeune mâle avec le sien, comprend que ce dernier a découvert avant lui que Bias
était enceinte, avec d’autres modes de perception et de raisonnement que les siens (P7-
P9). Dans le paragraphe suivant, De Waal confirme la validité de sa thèse en évoquant
une multiplicité d’observations identiques chez des grands singes (P10-P11), ce qui lui
permet de tirer les leçons épistémologiques de ses observations : ne pas confondre les
savoirs respectifs des primates et des humains — ce qui montre que l’attitude
empathique n’implique pas la fusion sinon la confusion des PDV, comme l’indique
l’antithèse finale de P13 — ; faire l’effort de se représenter ce qu’ils peuvent savoir en
leur accordant des capacités d’observation et de réflexion ; faire preuve de prudence ;
ne pas croire que les êtres humains sont supérieurs aux animaux, comme le rappelle le
fait qu’eux aussi sont confrontés « au voile de l’évolution » (P14). La démarche
empathique est à la fois bienveillante (« nos amis les primates », emploi des prénoms
qui individualisent et singularisent) et prudente à travers le caractère hypothétique des
conclusions tirées de ses observations des capucins (italiques). Ainsi l’extrait permet-il
d’illustrer la notion de sentience (Kerbrat-Orecchioni, 2021 : 111-112), même si le terme
n’est pas employé.
[3] Chez les chimpanzés, j’ai souvent observé le scénario suivant : une femelle
s’allonge négligemment dans l’herbe à quelques mètres d’un mâle, ses
gonflements génitaux orientés vers lui. L’air de rien, elle jette un coup d’œil
par-dessus son épaule pendant qu’il surveille nerveusement les alentours
pour savoir où se trouvent les mâles dominants. S’approcher d’une femelle dans
cet état est déjà risqué en soi. L’heureux élu se redresse lentement et s’éloigne
dans une direction particulière, s’arrêtant de temps en temps pour regarder
autour de lui. Quelques minutes plus tard, la femelle s’éloigne dans une autre
direction. Elle sait parfaitement où est allé le mâle et va faire un petit détour
pour le retrouver. Ils tirent un coup en vitesse dans un lieu caché, avant de
repartir chacun de leur côté. Hormis quelques jeunes congénères curieux et les
observateurs humains, les autres n’y voient que du feu. Ce petit jeu est parfaitement
coordonné, y compris dans le silence qui l’accompagne. (De Waal, 2022, p. 191-192)
[4] Imaginez que je sois assis dans un coin à lire mes mails et à vaquer à mes
affaires. Tout à coup, une femme se précipite vers moi. Elle me fait de l’œil
en haussant les sourcils, me frappe à la poitrine, me gifle. Elle n’est ni douce
ni subtile. Une fois qu’elle a réussi à attirer mon attention, elle tourne
brusquement les talons. Quelques secondes plus tard, elle s’arrête et regarde
par-dessus son épaule, les yeux écarquillés, pour voir si je la suis.
Voilà comment les femelles capucins ‘draguent’ les mâles alpha. (De Waal,
2022 : 208)
[5]
P1 – En dehors de la sphère scientifique, et parfois même à l’intérieur, il est
courant d’entendre dire que, si notre corps est un produit de l’évolution,
notre esprit, en revanche, n’appartient qu’à nous. P2 – Nous ne serions pas
soumis aux mêmes lois de la nature que les animaux. P3 – Nous ressentirions
et penserions ce que nous ressentons et pensons parce que nous l’aurions
librement choisi. P4 – C’est une forme de néo-créationnisme : on ne nie pas
l’évolution, mais on ne l’embrasse pas non plus pleinement. P5 – Comme si
l’évolution s’était brusquement interrompue au niveau du cou de l’être
humain (et seulement du sien), épargnant notre noble tête.
P6 – Quelle vanité ! P7 – Nous avons beau être doués du langage et de
quelques avantages intellectuels, nous sommes de parfaits primates du point
de vue socio-émotionnel. […] P8 – Si subtile que soit notre rhétorique, elle ne
dissociera jamais complètement la catégorie culturelle du « genre » de la
catégorie culturelle du « sexe », avec les corps, les organes génitaux, les
cerveaux et les hormones qui la composent. P9 – C’est un peu comme la
noblesse médiévale qui se disait de « sang bleu », alors que tout le monde
sait que, lorsqu’elle était blessée par une lance, c’était du sang rouge qui
coulait. P10 – Les fondements de la biologie humaine finissent toujours par
transparaître.
P11 – Néanmoins, le fait que nous soyons naturellement genrés ne retire pas
son intérêt à la notion de genre. P12 – Dans la mesure où le genre met en
avant les couches de vernis culturel, les rôles que nous avons assimilés et
tout ce que la société impose à chaque sexe, il constitue un élément essentiel
du débat. P13 – La coexistence du genre et du sexe prouve que tout ce que
nous faisons est influencé et par la biologie, et par l’environnement. P14 –
On ne peut évoquer les différences entre hommes et femmes sans tenir
compte de cette double influence. (De Waal, 2022 : 390)
16 Les pronoms se retrouvent partout, mais leurs référents évoluent. Les pronoms
personnels « nous » de P1 à P5 sont des nous exclusifs, renvoyant à une coterie (ce que
confirment les marques de distanciation dans les jugements dont ils sont les
énonciateurs, que L1/E1 ne reprend pas à son compte)13, tandis que, dès P7, les « nous »
sont inclusifs et englobent tous ceux qui partagent le PDV de De Waal, jugé plus
conforme à la vérité et à la complexité. Il en est de même pour le tour impersonnel « il
est courant d’entendre dire » (P1), et les « on » exclusifs de P4, qui renvoient à une
opinion erronée, contrastant fortement avec « tout le monde sait » et le « on » final
inclusifs. Toutes ces observations, ainsi que la façon dont elles sont formulées, amènent
De Waal à remettre en question un principe fondateur des études éthologiques et
anthropologiques, le principe de Bateman (1948), selon lequel :
L’évolution dépend du nombre de descendants : plus il y en a, mieux c’est. Partant
de là, la science affirme que cette différence entre les sexes justifie que les hommes
aient des mœurs légères et que les femmes soient plus regardantes. Les premiers
sont avides et prodigues, essayant de féconder le plus de partenaires possible. Les
secondes sont sélectives et prudentes pour être sûres d’avoir un géniteur de bonne
qualité. (De Waal 2022 : 206)
18 Cinquième caractéristique présente ci-dessous, mais aussi dans les extraits précédents,
le positionnement ne vise pas seulement à défendre une thèse, il s’efforce de la faire
partager, tant par les chercheurs que par un plus large public, et de la crédibiliser en
s’appuyant sur des arguments factuels aisément vérifiables par un vaste public — ce qui
par contrecoup augmente le crédit de son positionnement et de ses choix
épistémologiques. D’où, dans la plupart des cas, l’évocation sourcée, référencée des PDV
adverses selon les normes académiques (le livre de Bateman ayant été référencé
auparavant, p. 206), d’où aussi leur explicitation de bonne foi, avant des reformulations
plus engagées, mais toujours recevables en vertu des standards scientifiques comme en
[1] ou en [5] :
[6] Les travaux sur les oiseaux ont donc mis à mal le principe de Bateman, et
l’échec de Patricia Gowary à reproduire ses expériences sur les mouches n’a
rien arrangé. En effet, malgré des méthodes améliorées, elle n’a pas réussi à
obtenir les mêmes résultats, ce qui l’a conduite à affirmer que les travaux
19 Certes, les références auraient pu être paginées, mais il faut voir là, outre le choix
éditorial de placer les références en fin d’ouvrage, un souci de ne pas encombrer les
lecteurs lambda de références trop précises auxquelles les spécialistes ont un facile
accès. D’où aussi le recours à des images, des comparaisons de la vie quotidienne qui
peuvent être partagées par tous, comme l’évocation du sang bleu en [5], en P9-10, ou
encore l’exemple suivant, qui repose sur le recours à une expérience commune,
invalidant les approches qui ne mettent en avant que l’acquis (et donc les choix
personnels de genre) au déni du poids de la biologie :
[7]
P1 – Le meilleur moyen de se guérir de l’illusion selon laquelle nous pouvons
maîtriser ce que deviennent nos enfants, c’est d’en avoir un deuxième. P2 –
L’aîné tend à apparaître aux parents comme une pâte à modeler qu’ils
peuvent pétrir et façonner selon leurs désirs. P3 – Avec le deuxième, même
s’ils l’élèvent de manière identique, le résultat est différent. […]
P4 – Cette prise de conscience est encore plus marquée quand c’est une fille
qui arrive après un fils ou vice versa. P5 – Dans ces cas, ce n’est plus
seulement une question de tempérament, mais de genre. P6 – Rares sont les
parents qui, après avoir fait cette expérience, continuent de glorifier l’acquis
par rapport à l’inné.
P7 – Pourtant, dans la sphère universitaire, les discours mettent toujours en
avant l’acquis. P8 Je ne comprends vraiment pas pourquoi. (De Waal, 2022 :
387)
20 Il n’est pas indifférent non plus de remarquer que les raisonnements étayant la thèse de
l’auteur soient divers et reformulent la thèse générale de l’auteur — au long de
l’ouvrage, comme on le voit en comparant les exemples [1], [5] et [7] —, tout en
l’éclairant à chaque fois par des exemples ou des arguments nouveaux, convergents.
Pas anecdotique non plus de constater que les savants n’échappent pas aux illusions et
sont rétifs aux observations qu’ils ne peuvent manquer de faire s’ils ont (et c’est
souvent le cas) des enfants (P6 vs P7). L’auteur ne fournit pas d’explication en P8, tout
en s’impliquant dans le débat, comme à l’accoutumée ; mais tout son ouvrage pousse à
conclure que les choix théoriques peuvent rendre aveugles ceux qui ignorent ou
minorent les faits ne rentrant pas dans leur moule…
Conclusion
21 Ainsi, le positionnement de De Waal se marque à travers la façon dont il se construit un
éthos de savant, mais aussi une figure d’auteur complexe, celle d’un savant et d’un être
humain, sérieuse et drôle, courageuse — n’hésitant pas à se lancer dans des débats
scientifiques dont les retombées idéologiques, politiques, sont indéniables, discutant
pied à pied, mais calmement, en usant d’une vaste panoplie d’arguments scientifiques
— ; d’une figure d’auteur légère aussi, ayant recours à maintes observations amusantes
de la vie quotidienne. Tout cela va plus loin que l’éthos (encore que cela dépende de la
façon dont on le définit, comme image de soi ou comme preuve donnée par le discours,
en vue de faire partager les thèses que l’on défend), intègre une dimension idiolectale
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NOTES
1. Vu le format du présent article, je renvoie à Rabatel (soumis) pour une présentation
développée.
2. Cf. la « sociologie des facteurs » (Bourdieu, 1992) et celle des « acteurs » selon Lahire (2007) ou
encore celle des « acteurs-réseaux » (Latour, 2006).
3. Une identité ouverte, plurielle, ouverte à l’altérité, qui récuse la thèse d’un homo clausus. Cette
dimension sera traitée ci-après dans une optique énonciative, à travers les positionnements de
l’auteur par rapport aux PDV des autres spécialistes du monde animal ou de la question du genre
(gender), avec qui il est en accord ou en désaccord ; à travers ses positionnements par rapport aux
positions qu’il prête empathiquement aux animaux.
4. Notion définie succinctement dans l’item ii, ci-dessous puisqu’elle n’est pas au centre de mon
analyse de la figure d’auteur. Elle sera néanmoins illustrée lors de l’analyse, comme les diverses
postures énonciatives.
5. Notions définies dans la note 8, lorsque seront abordées leurs diverses combinaisons.
6. J’emploie cette notion renvoyant à des capacités culturellement acquises (Nussbaum, 2011)
plutôt que celle de compétence, qui emporte avec elle une dimension innéiste héritée de
Chomsky, sauf mention contraire.
7. Les prédiscours (Paveau, 2006) font partie de l’interdiscours, mais ils se caractérisent
notamment par leur construction et leur recours à des schèmes cognitivo-discursifs, qui les
rendent mémorables et mémorisables, favorisent la fréquence de leur réemploi, leur conférant
un rôle de prêt-à-dire et de prêt-à-penser plus actifs que d’autres éléments moins sollicités de
l’interdiscours : c’est notamment le cas des formules (Krieg-Planque, 2009).
8. Le locuteur est l’auteur d’un acte de parole primaire (L1) ou représenté (l2), tel le locuteur d’un
discours direct. L’énonciateur est le support modal des points de vue primaires (E1) ou seconds
(e2). Si L ou l expriment leur propre PDV, il y a syncrétisme (L1/E1, l2/e2) ; ce dernier est rompu
chaque fois que le locuteur se met à la place d’un autre sans lui donner la parole ([L1/E1 [e2]]) ou
s’il rapporte le propos d’un locuteur second sans partager son PDV ([L1 [l2/e2]]). Dans l’exemple
[1], la phrase 1 (P1) exprime le PDV de L1/E1 ; P2 et P3 renvoient au PDV de (l2/e2). En revanche,
en P6 et P7, il y a déliaison des instances : L1/E1 reformule avec distance le PDV des énonciateurs
seconds radicaux, sans leur donner la parole.
9. Ces conceptions débordent le cadre strictement linguistique, mais je considère qu’elles
forment un arrière-plan qu’il est intellectuellement honnête de présenter.
10. Au demeurant difficile à mettre en œuvre vu la longueur des extraits et la diversité des
marques étudiées.
11. L’empathie vise aussi les adversaires : c’est ainsi qu’en [5], le PDV adverse est d’abord
explicité à l’indicatif, de leur PDV, en P1, avant d’être discuté et mis à distance ultérieurement.
Dans les exemples [1], [2] et [5], les retours à la ligne correspondent à des alinéas dans le texte de
F. De Waal.
12. Dans cet exemple et dans les suivants, italiques et gras sont imputables à l’auteur de l’article,
et non à F. De Waal.
13. En ce sens, les « nous » pourraient être remplacés par un « ils » : mais l’effet de distance serait
plus fort et ouvrirait la porte au dénigrement, ce qui ne cadre pas avec le positionnement
empathique et bienveillant de l’auteur.
RÉSUMÉS
Cet article articule les notions de place, de position et de positionnement au sens large ou au sens
restreint, puis analyse des positionnements énonciatifs dans un ouvrage revisitant les liens entre
animaux et espèce humaine, discutant de l’existence du genre, parallèlement à celle du sexe. La
double visée de l’ouvrage, combinant recherche et vulgarisation, affecte le positionnement de
l’auteur, examiné à travers la notion de figure d’auteur, l’autorité avec laquelle il tient un
This article articulates the notions of place, position and positioning in a broad or restricted
sense, then analyzes enunciative positioning in a work revisiting the links between animals and
the human species, discussing the existence of gender alongside that of sex. The book’s dual aim,
combining research and popularization, affects the author’s positioning, examined through the
notion of the authorial figure, the authority with which he holds a discourse with a strong
epistemological dimension, revealing a cooperative and empathetic approach to animals, not
without demonstrating rigor and humor.
INDEX
Mots-clés : positionnement, place, point de vue, empathie, humour
Keywords : positioning, place, point of view, empathy, humor
AUTEUR
ALAIN RABATEL
Université Claude Bernard-Lyon 1, Icar, UMR CNRS 5191, Université Lumière Lyon 2, ENS de Lyon