Vous êtes sur la page 1sur 258

COLLECTION I»ÊES

Pierre Mendès France

La République
moderne
PROPOSITIONS

Gallimard
'f'oü;d droits de traduction, de reproduction et d' aM-ptation
réserYés pour tous pays, y compris l' U. R. S. S.
© 1962, Editions GallimartJ.
A la mémoire de Georges Bonis,
ami irremplaçable.
P. M.-F.
A quelles nécessités, à quels objectifs doivent
répondre nos institutions? C'est ce que ce livre
tente de rechercher, compte tenu des structures
économiques, sociales, psychologique!!! d'un pays
~omme le nôtre, parvenu à ce point de son histoire.
Si nous voulons le succès d'un certain type de
solutions plutôt que d'un autre, il faut que ces
solutions soient connues à l'avance; il faut qu'on
sache qu'elles ont été méditées, débattues, rejetées
peut-être par les uns, acceptées sous réserve par
d'autres, ou sans réserve par d'autres encore. Il
serait souhaitable même que chaque citoyen ait
déjà fait son choix parmi elles. Peu importe qu'elles
soient critiquées ici ou là, l'essentiel est qu'elles
existent. A partir du moment où elles sont dis-
cutées, elles font leur chemin, elles contribuent à
ranimer la vie politique, à préparer l'avenir. Alors,
quand le problème du régime se posera, l'opinion
spontanément prononcera son jugement.
8 La République moderne
L'essai qui suit ne prétend pas à l'originalité
beaucoup des idées qu'il résume sont dans l'air,
elles ont fait l'objet de délibérations dans des mi-
lieux et des partis très divers. Il faut faire appa-
raître le plus grand commun dénominateur entre
ce qui a été retenu par les uns et par les autres.
Ce dénominateur commun constitue déjà une base
importante sur laquelle pourraient se rassembler
des hommes actuellement dispersés. Et cela devrait
leur permettre d'élaborer un contrat politique à
l'exécution duquel toutes les forces de progrès
pourraient un jour participer.
Cette base d'accord n'est pas intangible. Les
modalités peuvent en être améliorées et complé-
tées ; mais elles forment un ensemble lié dont les
divers chapitres se commandent mutuellement.
Rebâtir, par exemple, de meilleures institutions
politiques ne servirait pas à grand-chose si on ne
leur adjoignait pas les organes d'une démocratie
économique ; organiser la planification économique
n'aurait guère de sens si on ne commençait pas
par préciser pour qui et pour quoi on planifie, si
cette planification était privée de moyens de s'im-
poser, si elle n'était pas élaborée, exécutée, et con-
trôlée avec les organisations sociales et profession-
nelles qualifiées, si le gouvernement n'était pas
assuré de durer par principe aussi longtemps que
le plan lui-même.
Base d'accord, mais, du même coup, base mini-
mum puisque chacune des réformes envisagées
ne portera ses fruits que si les autres sont accep-
tées ; et s'il est entendu qu'une fois tel ou tel
objectif arrêté en commun, tout ce qu'il faut faire
pour l'atteindre devra être fait.
1ntroduction 9
Si maintenant on objectait que des questions
d'importance ne sont pas traitées ici, je répondrais
d'abord que mon intention n'était pas de dresser
un catalogue de toutes les réformes souhaitables.
De tels catalogues existent, nous n'en avons que
trop connu ; la multiplicité des promesses n'a
jamais garanti l'étendue des résultats. Mieux valent
des propositions provisoirement incomplètes mais
honnêtement adaptées aux possibilités que les
panneaux-réclame dont on a abusé.
Je répondrais surtout que l'ensemble des propo-
sitions qu'on va lire commande toutes les réalisa-
tions ultérieures. Et je mets au défi quelque homme
politique, quelque parti que ce soit d'entreprendre
demain une authentique démocratisation de l'en-
seignement, de modifier la répartition du revenu
national au profit des classes défavorisées, d'assurer
le contrôle par l'État des positions dominantes de
l'économie, d'assurer désormais le respect des li-
bertés fondamentales et des droits de l'homme, de
se faire obéir par une armée qui fasse corps avec
la Nation ... , si les problèmes institutionnels n'ont
pas d'abord reçu une solution correcte. Si l'on n'a
pas fait choix, autrement dit, des leviers qu'il con-
viendra d'employer.
Un grand pas serait franchi le jour où une im·
portante fraction des citoyennes et des citoyens
de ce pays aurait pleine conscience de cette situa·
tion et des devoirs qui en découlent.
La France paysanne et bourgeoise de 1789 sa·
vait ce qu'elle voulait : la terre et l'abolition des
privilèges. La Russie ouvrière et paysanne de 1917
savait ce qu'elle voulait : la paix, la terre et du
pain. La France de 1962 n'éprouve pas de faim
10 La République moderne
aussi simple et aussi urgente, bien que les nécessi-
tés qui s'imposent à elle soient au fond aussi
graves. Il s'agit pour elle d'inaugurer une expé-
rience qui n'a pas encore été faite : instaurer une
démocratie à la fois économique et politique dans
un grand pays moderne. L'information et la luci-
dité doivent donc remplacer l'évidence du besoin.
L'évolution politique dépend des structures éco-
nomiques et sociales. Or, ces structures ne sont
jamais totalement stables ni totalement homo-
gènes. Des forces divergentes s'y opposent, ou
convergentes s'y additionnent, en combinaisons
variables et changeantes. Tel un liquide en sur-
fusion où rien ne laisse deviner de surprenantes
virtualités que le plus petit cristal révélera sou-
dain, ce pays peut, quelque jour, exiger de grandes
réformes. Dès maintenant, ne les attend-il pas?
Il faut préparer l'échéance. Il faut prévoir ce
que pourra être, définir et clarifier ce que nous
voudrions que soit l'orientation nouvelle du pays 1 •

(1) Je tiens à remercier ici Colette Audry qui a collaboré


avec intelligence et dévouement à la réalisation de ce livre.
LES DONNÉES
CERTITUDES ET PERPLEXITÉS
DES FRANÇAIS

Depuis un an, j'ai visité un grand nombre de


villes et de départements. Il ne s'agissait pas de
courir d'un chef-lieu à l'autFe pour donner une
représentation le soir et repartir à l'aube. Les
meetings que j'ai tenus n'étaient jamais le but du
voyage. Je venais d'abord rencontrer des hommes
- individuellement ou par petits groupes - que
leurs fonctions, leur vocation, leurs activités amè-
nent à suivre les affaires de la région ou celles du
pays.
J'ai parlé avec les dirigeants des plus importantes
formations et associations professionnelles, syndi-
cales et culturelles, les représentants des centrales
ouvrières, des organisations agricoles et patronales,
des groupements de jeunesse, des mouvements
d'étudiants, des cadres du secteur public et du sec-
teur privé. Artisans et universitaires, médecins,
magistrats, journalistes, fonctionnaires, militants
politiques, hommes de gauche et hommes de droite,
les uns engagés, les autres « ne faisant pas de poli-
14 La République moderne
tique », tous étaient en contact direct avec le·s réa·
lités qui font notre pays, tous se sentaient respon-
sable_s à quelque degré de son évolution et de son
avenir.
De Grenoble à Lille, de Rennes à Clermont-Fer·
rand, de Bordeaux à Strasbourg, j'ai écouté leurs
jugements, leurs critiques, leurs pronostics ; ils
m'ont dit leurs soucis et leurs inquiétudes. Je les
remercie de m'avoir aidé à mieux comprendre la
France d'aujourd'hui.
Certains observeront que de pareils entretiens
laissent inévitablement de côté les masses pro·
fondes, celles qui, tout en se sentant concernées, ne
s'estiment en aucune façon engagées, qu'on pour·
rait désigner sous le terme de « pays réel et muet »
par opposition, non pas au pays légal, mais au
pays qui s'exprime et se manifeste par des discours,
des débats, des articles, des ordres du jour, des inter-
ventions auprès des pouvoirs publics. Ce sont les
masses qui se pressent sur les routes et sur les place·s
au passage du chef de l'État, et puis rentrent chez
elles pour se replonger dans le silence ; mais qui,
lorsqu'elles s'ébranlent ou vont seulement déposer
dans l'urne un bulletin de vote, décident souverai·
nement.
En réalité, ce réseau complexe d'individus que
j'ai consultés, de personnalités, de représentants de
collectivités, n'est jamais coupé des masses profon-
des. Il y baigne. Ces animateurs qui parlent au nom
de leurs groupes ne cessent d'observer le pays et ses
:réactions. On aime à répéter qu'un cinquième seu-
lement des travailleurs sont syndiqués ; mais, que
les grandes centrales s'unissent pour lancer un
ordre de grève, et c'est toute une branche prof es-
Certitudes et perplexites des Français 15
sionnelle, parfois la classe ouvrière entière qui
suit.
Les rassemblements de foule et les ovations aux
tournées présidentielles ne doivent pas égarer
l'observateur. Ils satisfont un certain goût popu-
laire des cérémonies ; ils traduisent un certain état
momentané de l'opinion. En vérité, on n'en peut
rien conclure quant à l'avenir à m6yen terme ou
même à court terme. Cet état peut changer d'un
jour à l'autre.
Les témoignages recueillis s'étalent sur de longs
mois pleins de péripéties et d'émotions politiques.
Quand une enquête - et c'est le cas ici - dégage
quelques points d'accord massif ; quand ces points
d'accord, surgis dès le début, n'ont pas varié au
cours d'une période aussi chargée, alors on est sûr
de tabler sur du réel ; on peut affirmer que des sen-
timents collectifs profonds se sont exprimés. Et cela
doit être porté à la connaissance du pays. Car si
celui-ci prend conscience de lui-même, l'action à
venir se profile. C'est déjà comme s'il commençait à
agir. C'est déjà un événement politique.

LES POINTS n'ACCORD

Quels sont ces points d'accord?


1. - Tout le monde a conscience du caractère
intérimaire du régime sous lequel nous vivons de-
puis 1958. Parmi les hommes qui m'ont parlé,
beaucoup ont voté « oui )) aux divers référendumi
et ne le regrettent pas, et d'autres ont voté« non».
Mais personne ne croit à la survie de la ye Répu·
16 La République moderne
hlique: chacun la voit s'user, s'essouffler, courir sur
sa fin. Les plus confiants supposent que « le sys-
tème actuel durera autant que de Gaulle ».
Même pour eux se pose donc, dès maintenant, le
problème de << ce qui viendra après ».
Personne, quand j'évoquais la nécessité de pré-
parer une solution de rechange, ne m'a jamais
répliqué : « De quoi donc parlez-vous? Il existe un
système qui fonctionne. Nous avons un chef d'État.
S'il s'en va, un autre le remplacera et tout conti·
nuera selon les termes de la Constitution. » Nulle
part, je n'ai entendu cela. .
Il. - On dit partout que le pays est amorphe et
indifférent. La vérité, c'est qu'il attend et qu'il essaie
d'oublier son attente. Car l'attente est un état péni-
ble - le contraire même de l'indifférence. C'est une
inquiétude immobile et sourde en face d'un avenir
incertain.
Pour la première fois depuis longtemps, les Fran-
çais sentent la menace de la guerre civile et ils ont
peur. Après des années de désordre politique, dans la
contradiction des tendances et des volontés, en
l'absence prolongée d'un système institutionnel
respecté et qui donne à chaque famille spirituelle,
à chaque classe sociale une chance loyale, devant
l'ajournement continuel de problèmes souvent ur-
gents, devant les succès répétés des groupes de pres-
sion de toute espèce aux dépens des désirs et des
intérêts du pays, le régime ne jouit pas de l'autorité
nécessaire pour se faire obéir. On sent qu'il préside
au déroulement des faits, au jeu des forces politi-
ques, militaires, économiques, plutôt qu'il ne les
contrôle et les conduit.
C'est le vide institutionnel que cherchent à
Certitudes et perplexités des Français 17
remplir les hommes du plastie. Chacun sait que des
stocks d'armes s'accumulent, que de nombreux
officiers, que des unités militaires entières sont peu
« sûrs », que les extrémistes n'ont renoncé à aucune
de leurs ambitions, qu'ils exploitent le ressentiment
d'innombrables réfugiés, rentrés d'Algérie, la
peine ou la rage au cœur. Peut-être seront-ils
empêchés d'aller jusqu'au bout de leurs projets;
mais ils créent une telle tension, ils risquent le jour
venu de provoquer de tels « grippages » que l'armée
peut être tentée d'intervenir pour exercer ce qu'on
appelle son arbitrage, ou encore qu'une prétendue
Union nationale peut vouloir s'imposer pour
couvrir la toute-puissance d'une faction mili-
taire et autoriser la mise en place d'un régime
fasciste.
L'immense majorité de ce pays est profondé-
ment hostile aux pressions de l'extrême-droite et des
activistes. Leurs conceptions maintenant connues
de la mise en condition des populations, l'abolition
des libertés, leur mépris de la dignité humaine, la
torture, répugnent au peuple français. La série de
plasticages, d'enlèvements et de meurtres perpétrés
en métropole même a montré que ces méthodes
pouvaient traverser la Méditerranée, que loin de
traduire seulement les soubresauts d'un colonialisme
agonisant, elles visent directement la France et
veulent lui annoncer son avenir. Beaucoup de gens
sont peut-être intimidés ; cela ne change rien au
fait que les Français repoussent avec horreur l'idée
d'un régime du type fasciste et p·olicier. Ceux
même qui ne croient pas à l'actualité du danger
redoutent de le voir surgir au cas où le chef de
. l'État, pour quelque raison que ce soit, ne pourrait
18 La République moderne
plus exercer ses fonctions. «Qu'arriverait-il alors? ,.
De nouveau, cette question revient.
A partir de là, tout effort entrepris. pour discer-
ner l'avenir et pour le préparer intéresse passion-
nément les Français, j'en apporte le témoignage.
Et cette fois encore, de larges concordances se
manifestent. ·
III. -Avant tout, personne ne'veut entendre
parler d'un retour à la IVe République qui reste
dans les esprits l'image même de l'impuissance.
Impuissance à concevoir, à choisir, à commander,
à construire. Combinaisons de couloir, instabi-
lité perpétuelle, faiblesse devant tous les chan-
tages.
On aurait pu croire que la fin de la guerre d' Algé-
rie, marquant pratiquement la fin de l'épreuve de
la décolonisation, aurait donné le signal de ce que
quelques professionnels appellent « le retour à la
normale ». Depuis le début de la guerre d' Indo-
chine, ce sont les convulsions de la décolonisatioD
qui n'ont cessé de secouer la IVe République.
Certains pensent encore que, si elle est tombée,
c'est pour s'être montrée incapable d'assurer la
décolonisation, plutôt que pour n'avoir été qu'une
fausse démocratie inefficace et brouillonne 1 . Sup-
primée la cause du désordre, pourquoi ne pas reve-
nir au système antérieur?
Eh bien, ce « retour à la normale » n'aura paa
lieu parce que le pays refuse de considérer la
1. En fait, la guerre d'Algérie a montré avec une clarté
aveuglante, à propos de la décolonisation, que la façon dont
fonctionnait la IVe République empêchait tout gouverne-
ment de résoudre les problèmes posés au pays. Elle a
servi d'exemple - un exemple éclatant - mais seulement
d'exemple.
Certitudes et perplexités iles Français 1-9
IVe République comme « la normale». Les récentes
déclarations de Maurice Thorez montrent que le
parti communiste lui-même a pris conscience d'avoir
commis Ùne grave maladresse en réclamant la
restauration de la démocratie. Le terme évoquait
trop une restauration de ce que précisément on ne
veut plus revoir.
Sous la "IVe République, j'ai bien souvent tenté
de démontrer que les institutions, et les mœurs
plus encore, paralysaient tout gouvernement de-
vant les grands problèmes en instance. La classe
dirigeante ne le comprenait pas. Les Français,
qui ne s'en avisaient que très lentement, n~appor­
taient guère de soutien à ceux qui s'efforçaient
de redresser la situation. Les choses, cette fois, sont
devenues claires et la cause est entendue.
IV. - Mais s'opposer à la IVe ne signifie pas
pour autant qu'on souhaite un régime de pouvoir
personnel indéfiniment prolongé. Ceux mêmes qui
ont accordé au général de Gaulle une autorité
incontrôlée n'envisagent pas un instant de la trans-
mettre à un successeur. S'il a pu être investi, ille
doit à son passé, à son âge (il l'a parfaitement
compris : « J'ai soixante-neuf ans, a-t-il dit en 1958 ;
ce n'est pas à mon âge qu'on brigue la dictature »)
et au fait qu'il est apparu l'homme d'un type excep-
tionnel, capable de gouverner dans des circons-
tances exceptionnelles.
La masse, je l'ai relevé, a le sentiment que, depuis
1958, la France vit un intermède (nécessaire ou
non, suivant les opinions). Elle ne croit pas que cet
intermède durera. Elle n'entend pas qu'il devienne
la règle.
20 La République moderne

LA TRANSITION

Le pays est sûr de ce qu'il repousse : il ne veut


plus du parlementarisme tel qu'il l'a connu; il ne
reconnaît pas le pouvoir personnel comme son
régime. C'est donc qu'il lui faut du nouveau.
Pourtant, parvenu à ce point, il hésite. Et les
idées débattues se heurtent à un scepticisme éva-
sif, ou à un doute profond. Ce qu'expriment ces
phrases qui reviennent partout comme des ren-
gaines : « Il n'y a pas d'alternative, il faudrait une
solution de rechange ... Tant qu'on n'aura rien
à mettre à la place, de Gaulle restera au pou-
voir», etc ... Propos d'hommes pour qui leschoses se
font et se feront en dehors d'eux, sans qu'ils y
aient part ; d'hommes qui se trouvent devant le
vide, ou devant un banc de brume impossible à
percer du regard.
Mais surtout, dérobade devant les choix néces-
saires. De quoi s'agit-il, en effet ? De trouver des
formes institutionnelles et des structures mo-
dernes pour un pays de vieille civilisation politique.
Attachés à d'anciennes habitudes qu'ils n'osent pas
rompre, les Français se sentent emportés par les
profondes transformations de l'ère technicienne
et ils ont le vertige. Ils devinent confusément
qu'ils vont en arriver à une remise en cause fonda-
mentale, que les circonstances approchent, qu'il ne
s'agit plus, cette fois, d'un simple changement du
personnel au pouvoir, ou du simple passage d'une
Constitution à une autre qui lui ressemblerait comme
une sœur, mais qu'ils vont entrer dans un nouveau
· Certitudes et perplexités des Français 21
moment de leur histoire. Que le jour où il.; vont
s'ébranler, ce sera pour de bon. Les premiers
peut-être parmi les grandes nations évoluées ils
auront à proposer au monde une sorte de new-deal
encore mal défini. On serait anxieux à moins.
Dès lors, celui qui arrive avec des suggestions và
s'entendre reprocher' tantôt de revenir à des for-
mules trop voisines de celles qui ont fait leur
temps et démontré leurs insuffisances, tantôt d'in-
nover en téméraire, faisant bon marché des mé-
thodes éprouvées et des expériences familières.
Ce n'est pas tout. S'ils se savaient maîtres des
moyens et des étapes, nos compatriotes accepte-
raient volontiers l'examen et la discussion. Mais
ils se sentent acculés. L'avenir est « derrière la
porte » et la porte peut s'ouvrir d'un instant à
l'autre sous l'effet d'une bourrasque. Alors, dès
qu'on évoque la succession au régime, dès qu'on
esquisse ces solutions de rechange qu'ils récla-
maient, ils ne cherchent plus qu'à deviner« comment
ça va se passer », à prévoir les épisodes qui
conduiront à la fin de la ve République. C'est
en fonction de ces épisodes qu'ils voudraient pren-
dre leurs décisions ou seulement formuler leurs
préférences. Le débat s'égare et chacun avance
ses pronostics : « De Gaulle va finir par en avoir
assez... il retournera à Colombey... » ou bien :
« De Gaulle sera assassiné ... Alors l'armée prendra
le pouvoir », ou bien : « Ce sera le retour aux
équipes de la IVe... Alors l'O.A.S. tentera un
putsch... » etc ...
Ces débats occupent beaucoup les salons, les
clubs et les rédactions ; chacun de nous n'est que
trop prêt à s'y laisser entraîner, et cependant ils
22 La République moderne
sont vains. Au lieu d'éclairer les décisions à prendre,
ils tendent à les~ paralyser en fonction d'hypothèses
inévitablement incertaines. Nous ne saurons pas
d'avance quand aura lieu le passage, comment il
se déroulera, le temps qu'il durera, les luttes qu'il
imposera, le prix qu'il coûtera.
C'est pourquoi il importe de dresser une cloison
entre l'incertitude sur les péripéties du passage
de la ve à ce qui lui succédera, et l'incertitude sur
les solutions elles-mêmes. La méditation sur la
première ne doit en aucun cas nous détourner de
la réflexion sur la seconde, c'est-à-dire sur la cons-
truction de l'avenir.
Sur le passage lui-même, les groupes, les orga~
nisations, les partis peuvent faire leurs hypothèses
et en tirer des conclusions, chacun selon les buts
qu'il poursuit. C'est leur mission de rassembler
leurs troupes, de les informer, de les entraîner, de
chercher à peser directement sur l'événement. Mais
en régime de pouvoir personnel, la prévision reste
toujours singulièrement difficile. Que le prestige
de l'homme vienne à baisser, qu'il ne puisse plus
exercer pleinement ses fonctions, qu'il disparaisse
pour quelque cause naturelle ou accidentelle, c'est
la clé de voûte qui fait défaut, et tout l'édifice
s'écroule. De tels régimes n'ont jamais pu assurer
une succession par des dispositions juridiques ; le
jour venu, elles ont toujours volé en éclats. Les
peuples le pressentent et redoutent instinctive-
ment l'instant de la mutation qui provoquera
discontinuité, choc, affrontements brutaux peut-
être. Ils sont comme ces malades qui ne peuvent
pas se représenter d'avance le moment où ils pour-
ront marcher de nouveau, et qui osent à peine
Certitude6 et perplexités des Français 23
souhaiter ce moment. Mais vienne la convales-
cence et, dans l'élan de leur vitalité retrouvée, ils
n'auront plus peur de chanceler quand ils poseront
le pied par terre.
De toute façon, la revue des possibilités, l'éva-
lllation des rapports de forces, si elles sont très
utiles pour éviter d'être pris au dépourvu, ne con-
duiront jamais qu'à des suppositions, ces suppo-
sitions elles-mêmes engendrant à l'infini d'autres
suppositions et d'interminables discussions. Il n'en
sera pas question ici car il y a mieux à faire.
Il est indispensable, en revanche, que la masse
des citoyens - appelés à entrer en action plus tôt
peut-être qu'ils ne croient - sache dès maintenant
qu'en tout état de cause et de quelque façon que
s'ouvre la crise, un gouvernement de transition
devra être constitué pour tenir tête aux pressions
fascistes si elles se manifestent, faire face à toutes
les difficultés qui surgiront et préparer la mise en
place de nouvelles institutions. Ce schéma-là, on
ne s'en évadera pas. Il s'imposera par la nature
même des événements et sous réserve des seules
modalités qu'exigeront defS circonstances évidem-
ment imprévisibles.

L ' E X PÉ R I E N C E
QUI N'A PAS ENCORE ÉTÉ FAITE

Quelles seront ces nouvelles institutions ?


Le débat est ouvert mais jusqu'ici dans une
certaine confusion, une confusion peut-être vou-
lue. Car il est perpétuellement faussé par ceux qui
répètent : « Si vous rejetez le régime actuel ou un
24 La R~publique moderne
régime. approchant, c'est le retour à la IVe. » Or,
cela est faux. Entre le pouvoir personnel indéfini-
ment prolongé et le retour à un parlementarisme
dévoyé, le choix n'est pas nécessaire. Nous n'avons
pas à subir oe chantage. D'autres solutions
existent.
. Notre passé comporte des enseignements, tout
}comme les expériences des pays étrangers. Il n'est
pas vrai que les Français soient plus difficiles à
gouverner que d'autres - à condition qu'ils
soient loyalement informés, qu'on les associe à
l'action et que leur volonté ne soit pas continuelle-
ment ignorée ou bafouée par ceux qui les gou-
vernent.
Mais peut-on concevoir une démocratie vraie
dans le cadre économique actuel? La règle du jeu
n'est-elle pas faussée dès le début par la prépon-
dérance de certains intérêts, de certaines forces ?
Une transformation des structures économiques,
ou tout au moins un minimum de changements
dans ce domaine, ne sont-ils pas la condition d'une
vie politique normale, d'une vie politique débar-
rassée des fraudes auxquelles on nous a si longue-
ment accoutumés?
Certes, la menace des groupes de pression existe.
Elle est bien réelle. Mais personne ne contestera
que des institutions libres permettent déjà aux
forces de progrès de faire valoir leur point de vue
et leur donnent plus de chance de succès qu'un
régime autoritaire. C'est la raison même pour la-
quelle des groupes d'intérêts, quand ils redoutent
de perdre pied, recourent à leur ultima ratio, au
coup d'État, au fascisme. Ils savent bien qu'une
démocratie véritable (et pas seulement formelle)
Certitudes et pi1rplezii:U de8 Français 25
fournit des fondations valables pour faire aboutir
ensuite les réformes de struc.tun qu'exigent le p:ro-
grès et la justice sociale.
Il y a plus : au siècle où nous sommes, cette
démocratie n'existe que si elle comporte des pro-
longements économiques. Elle n'est vivante, elle
ne peut porter de fruits que si la Nation. est en
état de faire respecter son autorité et sa loi dans
tous les secteurs, particulièrement dans celui de
l'économie qui lui était interdit autrefois. Les
propositions qu'on va lire dépassent donc la poli-
tique et abordent l'organisation économique de la
Nation.
Elles préparent aust~i à des développements
ultérieurs plus larges. Du jo.ur où l'État sera
plus efficace, où il se fera mieux :respecter par
tant de forces qni échappent aujourd'hui à son
contrôle, des réformes deviendront possibles que
les régimes précédents n'auraient pu faire aboutir.
Démocratie politique, planification de l"écono-
mie conduisent à ce socialisme moderne auquel
tant de Français aspirent, même quand ils ne sont
pas encore en état de le définir..

LE CITOYEN DANS LA ltÉPUBLIQUE

La démocratie ne consiste pas à mettre épiso-


diquement un bulletin dans une urne, à déléguer
les pouvoirs à un ou plusieurs élus, puis. à se désin-
téresser, s'abstenir, se taire pendant cinq ans. Elle
est action continuelle du citoyen,. non seulement
sur les afiaires. de l'État, mais sur celles de la
26 La République moderne
région, de la commune, de la coopérative, de l' asso-
ciation, de la profession. Si cette présence vigilante
ne se fait pas sentir, les gouvernants (quels que
soient les principes dont ils se recommandent),
les corps organisés, les fonctionnaires, les élus, en
butte aux pressions de toutes sortes de groupes,
sont abandonnés à leurs propres faiblesses et cèdent
bientôt soit aux tentations de l'arbitraire, soit
aux routines et aux droits dits acquis. Le mou-
vement, le progrès ne sont possibles que si une
démocratie généralisée dans tout le corps social
imprime à la vie collective une jeunesse constam-
ment renouvelée. La démocratie n'est efficace que
si elle existe partout et en tout temps.
Le salut ne viendra donc pas d'en haut, d'un
homme, d'un groupe d'hommes, des partis, même
si beaucoup d'entre eux, comme il est souhaitable,
apportent leur contribution au combat. Mais
quand la voix du peuple s'élèvera, elle sera irré-
sistible. Le jour où le peuple choisira les bases
futures de son existence, il les imposera à ces
minorités turbulentes qui ne sont redoutables que
dans l'apathie, le silence et le découragement des
masses.
A certains signes qui apparaissent, on peut
penser que ce réveil n'est pas très éloigné. Il
pourrait néanmoins se produire trop tard : dans
l'affreuse mobilisation d'une guerre civile imposée,
dans un déchaînement de violences qui ne laisse-
rait d'autre choix que des excès opposés s'engen-
drant mutuellement : dans la ruine globale de la
Nation qu'on se disputerait.
Une lutte de vitesse est engagée. Que chacun
prenne conscience dès maintenant des responsa-
Certitudes et perplexités des Français 27
bilités qui lui incombent. Que se constituent des
réseaux d'hommes et de femm~s déterminés à pré-
venir la division et la violence. Que ces réseaux se
développent sans sectarisme et sans controverse
inutile sur le passé, avec le seul souci d' organi-
ser la transition vers l'avenir.
Il ne s'agit pas d'appeler ici à une de ces unions
nationales équivoques où des hommes fondamen-
talement opposés sur toutes choses ne se mettent
d'accord que pour l'immobilisme, et dont pour
finir le peuple est toujours la victime. Il s'agit
d'une œuvre positive qui, par la détermination
des nouvelles institutions du pays, ouvre les voies
à la démocratie socialiste.
Je crois fermement que cela est possible - et
plus encore après avoir interrogé quatre mille
Français de bonne volonté.
Ce livre leur appartient. Non seulement parce
qu'il tente de répondre aux questions qu'ils m'ont
posées ; mais surtout parce que cette réponse a été
élaborée à partir de leurs préoccupations et de leurs
suggestions.
Il

L'ÉCHEC DE DEUX RÉPUBLIQUES

Nos déceptions politiques sont-elles seulement


imputables à de mauvaises institutions? Relèvent-
elles, au contraire, du comportement des hommes?
C'est un débat classique.
De Gaulle, tout au long de sa campagne contre
l'ancien « système ))' a accrédité dans le pays la
première thèse 1 . Léon Blum, lui, incriminait les
mœurs politiques et la faiblesse des hommes, plutôt
que les dispositions écrites de la Constitution, et
je serais enclin à partager cette opinion. On peut
aussi admettre que les deux explications s'addi-
tionnent.
Pourtant, si le pays s'est donné fiU a longtemps
toléré des institutions inadaptées, si les représen-
tants qu'il s'est choisis ont failli à leurs tâches,
si leurs défauts, loin de se corriger, se sont aggra-
1. Ce n'est pas, en etiet, aux hommes de la IVe qu'il s'en
est pris puisqu'il leur a rendu hommage à l'occasion et les a
utilisés volontiers au sein de son gouvernement. Leur échec
passé n'aurait donc été imputable qu'aux tares du régime.
précédent.
30 La République modèrne
vés, ne faut-il pas chercher quelques raisons plus
profondes ? ·
C'est ·à ces questions que le présent chapitre
tâche de répondre pour commencer. Toutefois, et
même si les textes ne valent que par l'usage qu'en
font les hommes politiques, il faudra examiner
ensuite s'il n'existe pas des dispositions institu-
tionnelles susceptibles d'encourager ou de décou-
rager, selon le cas, des tendances et des habitudes
répréhensibles.

DEUX FAUSSES DÉMOCRATIES

A la IVe, tout le monde reproche son inefficacité


devant les tâches de plus en plus lourdes qui in-
combent à l'État. Mais on doit lui faire aussi un
autre grief : la IVe République se disait démocra-
tique et elle ne l'était pas. Le pays sentait très
bien qu'il n'avait pas les moyens de faire passer
sa volonté dans les faits, et chaque prétendue
consultation électorale lui donnait l'impression
d'une tricherie.
Les deux reproches sont liés : c'est parce que les
gouvernements étaient impuissants que la volonté
populaire se trouvait constamment bafouée ; mais
c'est aussi parce que des gouvernements timorés,
faute de s'appuyer sur le pays, se privajent de la
seule force qui, au siècle où nous vivons, permette
de briser les résistances et se rendaient inca pa bles
de remplir leur mission.
Dans l' opinio11l les choses étaient ressenties au-
trement. Quand une politique est abandonnée par
L'échec de deux Républiques 31
ceux qui ont été élus pour la faire, on les considère
ou comme des incapables ou comme des trompeurs.
La réprobation morale s'ajoute à la condamnation
politique, et la pensée tend à se faire jour - soi-
gneusement entretenue par les ennemis de la Répu-
blique - que, par l'effet de quelque vice incorri-
gible et caché, le régime ne porte au pouvoir que
deR représentants indignes. L'idée même de démo-
cratie est alors atteinte. Loin de voir que leur dé-
ception vient de ce que la démocratie a été trahie,
trop de citoyens sont enclins à rendre responsable
la démocratie elle-même. Cette confusion a sans
doute plus fait encore pour l'humiliation des
Français que la décolonisation, qu'ils étaient prêts
à admettre il y a dix ans, après l'exemple de
l'Angleterre et les enseignements de l'affaire d' Indo-
chine.
Comment s'étonner, dès lors, que les chefs de
la IVe République, privés par leurs erreurs de la
confiance et de l'appui populaire, se soient trouvés
seuls et désarmés sous les attaques? Le jour venu,
un coup d'épaule a suffi pour les chasser, et nul
ne s'est levé pour les défendre.
C'est ainsi que naquit la ve. Qu'elle soit moins
démocratique encore que la IVe, qui songerait à
le nier? Les Français ne sont pas naturellement
enclins à déléguer tout le pouvoir, et sans contrôle,
à une seule personne. S'ils l'ont fait pour un temps,
et dans un contexte qu'ils jugeaient exceptionnel,
ce n'est pas sans quelque malaise qu'un nombre
croissant d'entre eux mesure aujourd'hui le che-
min parcouru. Ils constatent, en effet, que tout
épisode délicat, tout incident, tout obstacle est
~tystéma tiquement utilisé pour renforcer le carac-
32 La RépuPJlique moderne
tère personnel du pouvoir, suprême argument et
remède suprême à toutes les difficultés de la route.
Clemenceau a « fait la guerre » et l'a gagnée
dans le respect des institutions. Même si l'on a pu
contester telle ou telle de ses décisions, on doit
reconnaître qu'il a gouverné sans violation de la
Constitution, sans art. 16, en coopération avec le
Parlement. Tant il est vrai que l'autorité ne se
puise pas dans les lois d'exception ou dans les
mesures arbitraires, mais dans une action menée au
nom du peuple et avec le concours du peuple. Chur-
chill, dans des conditions semblables, a pu tendre
les ressorts de son pays, face aux périls les plus
tragiques, et le conduire à la victoire.
En France, au contraire, depuis quatre années,
le pouvoir a été de plus en plus monopolisé. Le
pays - i l en a désormais le sentiment très net-
n'est jamais associé aux décisions, même si l'on
fait mine de le consulter de temps en temps par
des référendums, qui évoquent à la fois la main
et la carte forcées. Les accords d'Évian ont été
accueillis avec soulagement certes, mais sans le
moindre enthousiasme parce qu'on n'y était par-
venu qu'au terme d'un cheminement obscur, ja-
lonné d'oracles ambigus et de déclarations con-
tradictoires, sans que le concours de la Nation
ait été à aucun moment recherché ou accepté.
A mesure que s'accentue le pouvoir personnel,
la base du régime se rétrécit. Une analyse loyale
des chiffres des trois premiers référendums le
prouve, si l'on ne tient pas seulement compte des
« oui » et des « non » imprimés sur les bulletins,
mais aussi des réserves expressément formulées
par un nombre croissant des partisans du « oui ».
L'échec de deux Républiques 33
Non moins sérieux apparaît le mécontentement
social que traduisent les grèves et les mouvements
paysans ; signe certain que la politique écono·
mique, malgré l'accroissement de la production,
a aggravé l'inégalité d'une répartition déjà injuste.
Il en est toujours ainsi dans un pays où la pression
populaire n'a plus de moyen légal d'exercer sa pesée.
Finalement, si de Gaulle n'a pu régner qu'en
faisant hon marché d'une Constitution conçue
pourtant à sa mesure, en abusant des pouvoirs
qu'elle lui donnait, en réduisant la représentation
nationale au rôle de figurante humiliée; si tout
cela ne lui suffit pas encore, et s'il est question à
chaque instant de remettre la Constitution sur le
chantier, de telle sorte qu'elle sera demain amendée
et remplacée par une autre après-demain, avant
même d'avoir jamais été appliquée - personne
ne s'en soucie sérieusement. Personne ne se soucie
du fait qu'on sollicite, viole ou transforme cons-
tamment les textes.
Car, si aux yeux de tous, le général de Gaulle
existe, s'il a reçu personnellement une large délé-
gation de pouvoirs, la ve République et ses insti-
tutions, elles, n'ont aucune existence dans les
esprits. Députés, ministres, grands dignitaires, qui
s'intéresse à leurs déclarations ou à leurs actes?
On dit au Café du Commerce : « Si j'étais de
Gaulle ... » Nul ne dit plus : « Si j'étais le gouver-
nement ... ». Et rien ne mesure mieux le néant des
textes de 1958.
34 La République moderne

RÉGIMES POLITIQUES
ET STRUCTURES SOCIALES

Si curieux que cela paraisse, l'échec de la IVe


et celui de la ve ont des causes parallèles et com-
parables.
Causes sociologiques d'abord. Un régime ne peut
vivre, durer - à plus forte raison réussir - que
s'il repose sur une classe structurée ou sur des
couches bien définies de la population, s'il jouit
du concours actif de ceux qui les composent et qui
ont conscience et volonté de participer à une œuvre
commune.
La IIIe République a été soutenue par toute une
bourgeoisie moyenne et petite, partie urbaine,
partie rurale, dont elle satisfaisait les aspirations.
Or, cette classe a été cruellement éprouvée tout
au long de la première moitié du xxe siècle. Pro-
portionnellement, elle a versé son sang plus qu'au-
cune autre pendant la Première Guerre mondiale.
Elle a été laminée ensuite - et les effets allaient
en être encore plus durables - par le désordre
monétaire et économique ; pendant toute la pé-
riode de l'entre-deux-guerres, elle s'est sentie cons-
tamment menacée dans ses avantages, puis dans
sa sécurité, dans son existence même. Elle en est
ainsi venue à se détacher d'un système politique
et social qui ne la protégeait plus. Non seulement
elle a cessé de le servir et de le porter, mais elle
a fini par se retourner contre lui et par adopter,
consciemment ou non, un comportement contraire
aux besoins de la collectivité : évasion de capitaux,
réduction des investissements, politique étrangère
L'échec de deux Républiques 35
de classe (« plutôt Hitler que Léon Blum »). D'où
l'affaiblissement politique et économique de la
Il Ie République dans ses dernières années.
La période de Vichy a encore a.ccentué le porte-
à-faux en achevant de compromettre les anciennes
équipes par la collaboration. Au jour de la Libé-
ration, elles ont été débordées. Mais la relève n'a
pu se faire car de nouvelles couches n'étaient pas
prêtes, notamment au sein d'une classe ouvrière
qui n'était pas préparée à prendre, dans la Nation,
des responsabilités dirigeantes.
La IVe République a pâti de cette situation.
La ve n'y a pas remédié. Certes, elle a voulu uti-
liser le concours de technocrates venus des milieux
d'affaires et de la haute administration, mais ils
ne pouvaient aucunement tenir lieu de ces cadres
sociaux répartis dans la Nation tout entière, sou-
tenus par les forces vives du pays et seuls capables
d'animer des institutions adaptées à notre époque.
Les désordres économiques, financiers, moné-
taires, la persistance de l'inflation - même si elle
fut coupée de quelques périodes déflationnistes 1
- ont rongé les structures sociales, entravé le
fonctionnement et paralysé le progrès d'une société
qui ne pouvait être fondée que sur l'action d'une
classe dirigeante qui en respecte les lois et mette
l'État à son service. Ces lois -:- un équilibre sain
de l'offre et de la demande, par exemple, ou encore
l'utilisation d'une épargne spontanée ou provo-
quée, en faveur d'investissements conformes à
l'intérêt général, tel qu'il était conçu par le milieu
et par l'époque - sont celles d'une société indus-
1. Dont d'ailleurs les mêmes couches sociales et l'ensemble
des travailleurs ont fait les frais.
36 La République moderne
trielle évoluée quel qu'en soit le type : capitaliste,
semi-capitaliste, planifié, socialiste. Il faut qu'elles
soient admises par la classe dominante et dans
son comportement propre, et dans l'orientation
qu'elle imprime à l'Etat qu'elle gouverne- faute
de quoi apparaissent d'insurmontables contradic-
tions.
Il arrive, certes, que les oscillations et les ha-
sards de la conjoncture masquent temporairement
l'instabilité et les dangers. On se croit alors en
période paisible ou même favorable. Mais les
difficultés et les crises n'en sont pas pour autant
évitées. Cela est vrai pour toute nation, quel que
soit son cadre légal ou social ; et les Soviétiques
l'ont bien compris, qui se sont toujours efforcés de
gérer leurs finances avec une rigueur que plus
d'un État capitaliste pourrait leur envier.
Quand des circonstances historiques déterminées
ont détérioré le jeu normal de l'économie et de ses
divers facteurs, les dégâts ne se réparent pas en
unjour. Nous n'avons pas finidesubirles effets d'un
demi-siècle de désordres économiques, de crises,
de destructions de richesses, avec toutes leurs
séquelles psychologiques, morales et politiques.
C'est pierre à pierre qu'il faudra reconstruire les
structures et les forces ca pa bles d'assurer dans
l'avenir la prospérité d'un État moderne. Notre
devoir est d'imaginer ce que seront ces structures
pour en hâter la mise en place.
Cette imagination a manqué au personnel poli-
tique de la IVe et à celui de la ve. Faute d'aYoir
corn pris les nécessités de l'époque, ils n'ont rien entre-
pris pour y répondre. C'est en quoi ils se sont mon-
trés conservateurs : ignorant le problème, au lieu
L'échec de deux Républiques 37
de se placer devant une perspective à long terme
qui eût éxigé de sérieux changements, ils se sont
contentés le plus souvent, chacun à sa façon, de
maintenir des conceptions, des habitudes, des
moyens de gouvernement incompatibles avec le
progrès économique et social. La désaffection de
la jeunesse à l'égard des deux régimes et de leurs
chefs n'a pas d'autre origine.

INSTITUTIONS ET ACTION ÉCONOMIQUE

A vrai dire, ni les uns ni les autres n'étaient


en état de traiter ces problèmes, ni même de les
aborder de manière satisfaisante.
Les structures organiques de la IVe, comme de
la ve, appartiennent, en effet, à des modèles héri-
tés du siècle dernier, époque où, à de rares occasions
près, les pouvoirs publics limitaient leurs acti-
vités aux affaires strictement politiques; la démo-
cratie reposait alors, en conséquence, sur la seule
représentation des diverses idéologies en conflit.
Il n'en est plus ainsi au xxe siècle. Ministres,
assemblées, administrations sont continuellement
appelés à trancher les litiges entre intérêts écono-
miques, à prendre des décisions en vue de stimuler
la production ou le commerce extérieur, de moder-
niser l'industrie et l'agriculture, de réglementer les
salaires et le crédit, etc. Ni la IVe ni la ve n'ont
été équipées pour assumer ces responsabilités nou-
velles. Lacune qui, dans une autre conjoncture, eût
été un temps supportable. Mais cette période a été
celle de la reconstruction, des débuts de la plani-
fication, de la libération des échanges, du Marché
38 La République moderne
Commun, toutes épreuves qu'on ne saurait affron-
ter et surmonter par l'improvisation au jour le jour,
l'incohérence et le verbalisme. Seul, un eff.ort
conscient et coordonné eût permis d'y faire face.
L'existence, en tout cas, d'un Cons-eil Économi-
que purement consultatif ne peut y suffire. Ni les
Assemblées, ni les gouvernements ne lui ont ja-
mais reconnu une autorité réelle, n'ont jamais
accordé à ses avis la valeur qui aurait dû s'y atta-
cher. Au Parlement, les débats économiques ont
sans cesse été dominés ou tout au moins influencés
par des préoccupations électorales ou démagogi-
ques. Enfin, la formation économique du personnel
politique et l'information générale du pays sont
demeurées médiocres.
Ainsi s'explique en grande partie l'insuffisance
de l'accroissement de la production aussi bien que de
l'amélioration des niveaux de vie. Car il ne faut pas se
laisser duper par les déclarations euphoriques dont
on nous berce. Nos progrès n'ont pas été à la mesure
des efforts accomplis par le pays, et par ses travail-
leurs. L'essor de l'Allemagne, de l'Italie, des
Pays-Bas (nos voisins et concurrents directs dans
le Marché Commun) a été plus rapide. Il importe
qu'à l'avenir le travail fourni par toutes les classes
productives soit utilisé de manière à atteindre de
meilleurs résultats, et qu'elles en soient plus réelle-
ment et plus équitablement récompensées. C'est
un objectif essentiel et qui devra entrer en ligne de
compte quand il s'agira d'intégrer les forces vives
de la Nation au fonctionnement même de l'État
démocratique 1•

1. Voir chapitre V.
L'échec de deux Républiques 39

L'ABSENCE DE CONTREPOIDS

Enfin, le parallèle entre les deux régimes peut


ee prolonger sur le plan politique. Un système
institutionnel comporte des pouvoirs qui ont
chacun ses attributions propres et qui entretien-
nent des relations organisées, ce qui conduit à un
partage efficace des tâches et des responsabilités.
Or, la IVe et la ve Républiques se sont carac-
térisées, l'une et l'autre, par une totale absence
d'équilibre entre les principaux organes de l'État:
les Assemblées et le pouvoir exécutif.
Sous la IVe République, tous les ·pouvoirs
étaient concentrés, en fait, dans les mains de l'As~
eemblée Nationale. Non seulement elle exerçait le
pouvoir législatif mais, par divers moyens légaux
et par toutes sortes d'artifices, elle paralysait l'ac-
tion gouvernementale. Perpétuellement menacé de
révocation, privé de toute perspective de survie,
l'exécutif se trouvait dans l'incapacité de mani-
fester une volonté indépendante. Tout en cédant
aux pressions, aux harcèlements, il s'efforçait de
concilier des intérêts incompatibles. L'immobi-
lisme était le prix de ces ruses. Il n'existait pas
en fait de gouvernement digne de ce nom. Une
vingtaine d'hommes portaient le titre de ministres
et siégaient dans les Palais nationaux, mais ils ne
constituaient pas un pouvoir. Dans leur travail de
chaque jour, ils ne jouissaient d'aucune marge
de liberté ou de temps, ils ne pouvaient rien décider,
rien entreprendre, rien achever qui leur fût pro-
pre.
La République moderne
L'opinion était frappée par la fréquence des
crises ministérielles ; mais, entre deux crises même,
la débilité du gouvernement lui interdisait toute
action véritable 1 .
Sou!~- la ye Répul>lique, e' est le même vice, mais
en sens inverse~ Cette fois, c'est le chef de l'État
qui, non content de détenir l'exécutif, s'arroge
allSsi, par une série d.~ dispositions constitution-
nelles ou d'empiétements de :fait 1 une partie du
législatif et réduit le Parlement à un rôle mineur.
Alors qae, dans la tradition républicaine, le:
Parlement est l'instance compétente pour la
cODfeetiOG. des lois,. le goltlve:rnement n'interve-
nant qu'en seconde ligne - soit lersque le Parle-
ment n'a pas statué, soit sur uBe délégation par lui
donnée - la Constitution de 1958 a renversé le
~incipe du to;ut au tout_ Le domaine- de la Légis-
lation parlementaire est maintenant défini par
voie d'énumération limitative; l'art. 34 de la Consti-
tutio-n contient la liste des matières 2 dans lesquelle5
les assemblées ont vocation pour poser les« règles>)
ou les« principes fondamentaux»-. Toutes les autres
matières ont un earactère réglementaire et, eu

1.. «J'ai e• personnellement affaire, cm treize ans, àvingt-six


gouvernements~ déclare ~tienne Hirsch, en tant que membre
du Commissariat au Plan et ensuite comme Commissaire au
Pmn. Ceci voulait dire que les g(')l(lvernements n'étaient pas
les mêm..es lors. de l'élaboration du Plan, puis pour la discussion
au Parlement et enfin pour la période œexécution. Une grande
partie dt'l temp6 était passée à expliquer à des ministres qui
étaient sous le coup d'une interpellatien ou sous la menace
d'une crise, ce qu'il était bon. de préparer pour les quatre
armées suivantes, et, maintes fois, j'ai eu l'impression que le
ministre auql!lel je m'adressais se demandait si j'avais vraiment
conscience de la situation dans laquelle il se trouvait. n
2. Matières à vrai dire nombreuses et importantes, mais là
n'est pas la question.
L'échec de deux Républiques 41
vertu de l'art. 37, relèvent de la seule compétence
du gouvernement. Son pouvoir réglementaire
s'exerce alors en toute indépendance, jusqu'à
modifier ou amender des textes qui ont fait anté·
rieurement l'objet de lois votées par le Parle-
ment.
C'est donc lui qui devient, selon la remarque du
professeur Rivero « le législateur de droit corn·
mun », c'est-à-dire le législateur de principe,
tandis que le Parlement n'est plus légi~lateur que
dans la mesure où on lui attribue ce pouvoir. Le
voici réduit au rôle de « législateur d'attribu-
tions >>, ou même d'exception.
Au surplus, alors que la législation parlementaire
ne peut statuer sur les matières qui relèvent désor·
mais de la compétence gouvernementale, la légis-
lation gouvernementale, elle, peut s'étendre au
domaine parlementaire ; il suffit pour cela d'une
loi d'habilitation prévue par l'art. 38 de la Consti·
tution, loi qui peut suspendre le pouvoir de légis-
lation parlementaire pendant une durée déterminée.
Et ces règles, déjà si restrictives, sont appliquées
dans un esprit particulièrement limitatif. Léo
Hamon a fait ressortir le caractère timoré de
l'interprétation donnée à l'ensemble des textes
constitutionnels par le Président de l'Assemblée
Nationale. Il évoque sa « prudence » et indique
qu'il a toujours préféré «ne pas aller jusqu'au bout
de la compétence législative possible (plutôt) que
risquer un nouveau désaveu du Conseil consti·
tutionnel ». Ce dernier, dont la complaisance à
l'égard de l'exécutif ne s'est jamais démentie, a,
dans plus d'une circonstance, décidé que l'une des
Assemblées avait outrepassé ses pouvoirs, en
42 La République moderne
statuant sur telle matière qui ne relève·. que de la
compétence législative gouvernementale.
On sait, enfin, que l'exécutif est en droit de pro-
mulguer par décret le budget s'il n'a pas été définiti-
vement voté par les deux Chambres, soixante dix
jours après son dépôt - extension supplémen-
taire et considérable du pouvoir législatif gouver-
nemental1.
A vrai dire, convient-il de parler encore du gou-
vernement et de ses prérogatives? Soit par l'appli-
cation de principes inhérents à la Constitution elle-
même, soit par des extensions continuellement
répétées dans la pratique quotidienne, il n'existe
plus à proprement parler de gouvernement doté
d'une personnalité propre. Si, sous la IVe Républi-
que, le gouvernement était comme dissous dans
l'Assemblée, il est aujourd'hui dissous dans la
personne du chef de l'État. Un homme seul conçoit
la politique, décide et ordonne. S'il n'a pas le
temps ou le goût de s'occuper de certains problè-
mes, son entourage ou un ministre en sont chargés
par lui ; à charge par eux d'interpréter la pensée
présidentielle comme le faisaient leurs prédéces-
seurs lorsqu'ils essayaient de traduire les préférences
des partis et des couloirs.
Mais ce n'est pas impunément qu'on annihile le
Parlement. L'activité et le contrôle parlementaires
obligent le gouvernement à exposer sa politique, à

1. Tout le monde sait aussi que, par l'art. 16 de la Constitu-


tion, le Président de la République est autorisé à prendre
toutes les mesures qu'il estime utiles si les circonstances lui
paraissent le justifier et que,'par l'art. 11, il dispose du droit
de faire modifier lois ordinaires et lois organiques concernant
l'organisation des pouvoirs â publics par recours au réfé-
rendum, etc.
L'échec de deux Républiques 43
publier des faits qui permettr.ont de la discuter, à
rendre compte de la marche des affaires~ publiques ;
en d'autres termes, la critique parlementaire est à
la source de la liberté de l'information. Et l'histoire
de notre pays comme, celle des autres peuples, ensei-
gne que la vitalité de toutes les libertés est égale-
ment liée à l'existence d'un Parlement respecté.
« Un pouvoir sans contrôle est fou ... Un peuple
n'est libre que dans la mesure où il n'abdique pas
l'exercice de la souveraineté entre les mains d'une
seule Assemblée, d'un seul parti, d'un seul homme. >>
Cette leçon d'Alain, reprise par le profess-eur Vedel,
s'applique à la ve comme à la IVe République.
L'une et l'autre ont ignoré la nécessité d'un partage
et d'un équilibre des tâches et des prérogatives, et
nous en mesurons les conséquences : toutes deux
ont subi une évolution de plus en plus rapide vers
la monopolisation du pouvoir ; hier, par l' Assem-
blée Nationale, aujourd'hui par le chef de l'État.
Hier en direction de l'anarchie, aujourd'hui de
l'arbitraire. Ce qui a manqué, dans les deux cas,
c'est un jeu de contrepoids, d'équilibre, de coopéra-
tion - que d'autres pays ont su mettre en place.
Dans les deux cas, le pouvoir se trouve porté tout
entier d'un côté; il en résulte que le régime, lui,
porte à faux. Dans les deux cas, sous des apparen-
ces très différentes, l'effet est le même: un système
faible, incertain, que le pays ne comprend pas, qu'il
supporte mais auquel il n'adhère pas.
Certes, sous la IVe République, la volonté
populaire pouvait se manifester aux urnes. Et,
sous la ve, il lui arrive, à la longue, d'obtenir
satisfaction (la paix en Algérie en est un exemple).
:Mais elle n'a jamais pu, à la fois, ordonner et ohte-
44 La République moderne
nir satisfaction, donner une orientation au départ
et veiller à l'exécution de la politique choisie par
elle, se reconnaître dans l'action menée, ressentir
la fierté d'avoir manifesté sa souveraineté dans la
décision prise d'abord, dans sa mise en œuvre
ensuite. Sous la IVe, elle s'estimait trompée ;
sous la ve, elle se sent traitée en mineure. Ce
qu'on peut dire, c'est qu'elle accepte aujourd'hui
d'être traitée en mineure, par dégoût d'avoir été
trompée ; mais elle ne l'acceptera pas toujours.
Si nous voulons donner demain à la France un
régime qui garantisse la participation effective des
citoyens à la détermination d'une politique d'une
part, et lui assure d'autre part l'efficacité et la
continuité dans l'exécution, il nous faudra donc
réaliser l'équilibre des pouvoirs, dont Montes-
quieu, il y a deux siècles, montrait la nécessité :
« Tout homme qui a le pouçoir (et j'ajouterai : tout
corps constitué qui a du pouvoir) est porté à en
abuser; il ça jusqu'à ce qu'il trouPe des limites ...
Pour qu'on ne puisse abuser du pouPoir, il faut que,
par la_ disposition des choses, le pouçoir arrête le
pouPolr. »
C'est dans l'équilibre des pouvoirs que réside la
démocratie. C'est cet équilibre qui est lui-même déjà
la démocratie.

ROLE ET LIMITES DU PARLEMENT

Cet équilibre manquait à la Constitution de


1946. Il ne manquait pas moins à celle de 1958 et
l'usage qui en a été fait a encore aggravé ce défaut.
L'échec de deux Républiques 45
Quand il s'agira de corriger les errements de la
ye République, il faudra veiller à ne pas retomber
dans ceux de la IVe.
On trouve les hommes de gauche aisément acquis
à l'idée de mettre des freins et des garde-fous aux
abus de l'exécutif. C'est que l'émancipation et la
conquête de la liberté se sont faites à l'origine con-
tre le roi et ses ministres. Il fallait leur résister,
limiter leurs prérogatives, les soumettre au con-
trôle d'un Parlement dont les droits devaient être
constamment renforcés. Tout au long du dernier
siècle, en face d'Assemblées émanant du peuple,
les gouvernements étaient composés de notabilités
conservatrices qui avaient pour tendance et pour
mission de contenir et Ide freiner la poussée popu-
laire. Agir dans le sens de cette poussée, c'était
d'abord lutter contre le pouvoir. Il fallait affaiblir
le pouvoir pour que le peuple eût la parole.
Ainsi se constitua une tradition demeurée vivace.
C'est pourquoi tant de républicains et de socia-
listes demeurent réticents lorsqu'on veut assurer
la solidité et la stabilité gouvernementales.
Mais ce serait une erreur de concevoir l'extension
de la démocratie par des méthodes qui paralysent
l'action de l'État en un temps où ceux qui parlent
en son nom doivent disposer des moyens nécessaires
pour tenir tête aux intérêts particuliers et aux
forces économiques et financières.
Il est bien' vrai - de Gaulle (après Montes-
quieu!) vient de nous le confirmer - que l' exé-
cutif peut céder à des tentations antidémocra-
tiques parce qu'il détient le pouvoir matériel, parce
qu'il commande à l'Administration, à la police, à
l'armée, parce qu'il dispose des crédits; il est bien
vrai que le pm1vo:ir est corr111pteur et to~jours:
gœe-tté pat' l'aiDbi:traitre. MaiS il ne faud.rait pa~
opposer l'exécutif tel qu'il est ou riscque d'être au
J.égislatilf tel- Gft!'il devmllÏt être. Cru: en.lin, les As,sem-
bl:ées, elles aussi., cmt leurs ID.aJt~vais penchants et
la P'ente les pousse, on ne le sait que trop, à la
démagogie, aux empiétements sur Faction gou-
vernementale, aliX jeux d..es intrigues. Et les
gFOupes de pression, les lo,blJies fréquentent tout
autant les couloirs- des Ass-eJ.ll'!llhlées que les anti-
ch:atmJbres d1~s ministères.
Le halan.cie~: est passé die l' amnipotooce de l'As·
semib'-lëe à celle de l' exécatil. Ne le ramenons pas
à sa positi()t:); a,ntériem'e!
L'imp.ortanee du Parlement déeoule de ce qu'il
émane de la volonté poplllaŒre et qu'il la repré-
sente ; il ef!t, d'abord et avant tout,. le pouvoir
représentatif. R-eprésentatif des idéologies, des
d:octrines quiÏ- s'opposent dans l'opinic:m pour tran-
cher les débats politiques. Représentatif des forces
socio--p-rofessionnelles 1 pour d.;Qnner leurs solutions
aux oppositi.ons d'intérêts et aux problèmes que
pose la politique économique.
G' est parce que le Parlement représente la vo-
lGnté natienale qu'il lui appartient de contrôler
l' ex;éeution, par le gouvernement, d.e la politique
voulue pax le pays. C'est pourquoi, aussi, ilia tra-
duit en lois ; pouvoir représentatif et pouvoir légis-
latif ne font qu'un, en principe. Ils doivent être
séparés de l'exécutif. La séparation des pouvoirs
est l'un des moyens de cet équilibre institutionnel
dont on a montré la nécessité.
1. Sur la représentation des forces socio-professionnelles
voir ·chapitre V.
L'échec de deux Républiques 47
Toutefois, cette séparation ne saurait être ab-
solue. La volonté qui s'exprime aux Assemblées
n'existe pleinement que lorsqu'elle s'applique. Il
faut que les décisions prises soient exécutées, mais
elles ne peuvent l'être par six cents députés. Seule
est apte à passer à l'exécution une équipe res-
treinte, homogène, ayant une orientation. C'est là
une nécessité de travail.
Les deux principales institutions de l'État sont
donc créées pour coopérer. Leur liaison est iné-
luctable ; elles agissent et réagissent constamment
l'une sur l'autre. Certains domaines ne peuvent
appartenir en propre à l'une ou l'autre, mais sont
en fait inévitablement partagés. Il en est ainsi
de l'œuvre législative elle-même parce qu'elle est
devenue aujourd'hui lourde, complexe, mouvante,
et parce qu'elle requiert parfois une extrême célé-
rité. En France, comme à l'étranger, les Assem-
blées ont donc été amenées à laisser les gouverne-
ments statuer et trancher en des domaines où leur
compétence était autrefois exclusive ; c'est sou-
vent le cas dans le domaine économique, qui
justement tend à devenir l'un des plus impor-
tants champs d'action de l'État. Pour appli-
quer la politique convenue entre le Parlement et le
gouvernement, ce dernier doit recevoir de larges
habilitations, lui garantissant les coudées franches
et les délais nécessaires.
Vingt fois, dans le passé, la volonté populaire
a été mise en échec parce que le gouvernement
était privé des moyens de la faire prévaloir ; ce
fut le cas des gouvernements E. Herriot (en 1925)
et Léon Blum (en 1937 et 1938) qui durent se
démP-ttre devant des coalitions politico-finan-
48 La République moderne
cières. S'ils avaient disposé du droit de dissolution,
ils n'auraient pas é'té renversés car on savait qu'ils
avaient le pays avec eux. La même observation
s'applique à un gouvernement qui, vingt ans plus
tard, ne dura que sept mois et dix-sept jours.
Auraient-ils été renversés néanmoins, ces gouver-
nements seraient allés devant le suffrage universel
et seraient revenus avec des majorités accrues.
Le peuple aurait eu le dernier mot. Ainsi, le ren-
forcement des pouvoirs gouvernementaux, loin
d'affaiblir la démocratie, peut lui permettre de se
prononcer plus efficacement.
Lorsqu'on dénonce les « tares » du parlementa-
risme tel qu'il fut pratiqué par la IVe République,
nous répondons souvent qu'elle est morte non pas
d'un excès, mais d'une insuffisance de démocratie.
Il n'y avait pas assez de démocratie, en effet, puis-
qu' on ne faisait pas la politique voulue par le pays.
Seulement, cette insuffisance de démocratie ne
tenait pas à ce que l'Assemblée n'avait pas assez
de pouvoirs. En vérité, c'est l'exécutif bien souvent
qui n'en avait pas assez.

LA. PART DU CITOYEN

Mais peut-on se fier exclusivement à des arti-


culations juridiques, fussent-elles les mieux con-
çues, à des députés et des ministres, fussent-ils
animés des meilleures intentions, pour surmonter
de grandes difficultés, pour résoudre de grands
conflits de doctrines ou d'intérêts?
La àémocratie de l'État peut-elle vivre si le
L'échec de deux Républiques 49
plus grand nombre possible d'individus ne parti-
cipent pas directement à la gestion des affaires ?
Non, car la démocratie ne se localise pas au som-
met. Le bulletin de vote demeure symbolique si
le citoyen se satisfait de cette forme de souverai-
neté. La volonté nationale ne peut triompher que
si le peuple exerce directement son action au sein
des innombrables organisations, locales ou natio-
nales, où sont traitées toutes les questions qui
ont des conséquences sur la vie publique. « Le
degré de démocratie existant dans un pays donné
se mesure à la densité de participation des habi-
tants à l'ensemble des affaires à caractère public,
c'est-à-dire aux affaires ayant des conséquences
sur la vie publique, celles qui ne sont pas stricte-
ment individuelles ou familiales. » (Pierre Belle-
ville.)
Une irrigation démocratique de toute l'activité
collective a constamment manqué depuis vingt
ans. Cause et conséquence à la fois des déficiences
décrites plus haut. Mais leçon aussi pour l'avenir.
Rétablir une démocratie formelle ne suffira pas ;
pour bâtir une démocratie réelle, le concours de
tous sera indispensable. Il n'y aura pas de démo-
cratie si le peuple n'est pas composé de véritables
citoyens agissant constamment en tant que tels.
III

LA PERSONNALISATION DU POUVOIR

La nécessité d'un exécutif fort et durable est


présente à l'esprit de tous. Si de Gaulle a ren-
contré si peu de résistance à son accès au pouvoir,
c'est que la débilité et l'instabilité des gouverne-
ments avaient fini par exaspérer à tel point l'opi-
nion que celle-ci admettait désormais n'importe
quelle issue, pourvu qu'elle mît un terme au dé-
sordre antérieur.
La stabilité, bien plus encore que l'efficacité
(qui doit être le principal objectif, mais dont la
réalité est toujours plus difficile à prouver) fut le
thème essentiel des promoteurs de la ye Répu-
blique 1 • Chaque discours de de Gaulle, quel
1. Stabilité qui, malgré les apparences, n'est que très rela-
tive, puisque, au changement de gouvernement Debré-Pompi-
dou, il faut ajouter les innombrables remaniements minis-
tériels qui se sont succédé depuis le 13 mai. Nous avons
eu en quatre ans, 5 ministres de l'Éducation nationale, 3 mi-
nistres des Finances, 7 ministres de l'Information, 3 gardes des
Sceaux, etc. Toutefois, de Gaulle apparaissant comme le seul
véritable chef, la masse se soucie peu des mutations et permu-
tations; elles lui semblent secondaires bien qu'elles portent
atteinte comme sous la IV 8 à la continuité et à l'efficacité
du gouvernement.
52 La République moderne
qu'en soit l'objet, s'achève sur la perspective me-
naçante -si le pays venait à lui répondre NON-
d'un inéluctable retour aux faiblesses de la IVe,
spectre de tous les malheurs qui guettent le pays.
Et chaque fois qu'il est question d'élargir encore
les prérogatives du chef de l'État, c'est la stabi-
lité du pouvoir qui est invoquée derechef à titre de
justification.
Emporté ainsi par sa logique, le système actuel
tend à se dépasser lui-même chaque jour davan-
tage. A la Constitution de 1958 qui dessaisissait
déjà presque totalement l'Assemblée en accordant
au Président de la République et des pouvoirs
législatifs très étendus, et le droit de dissolution ;
aux déviations imposées à cette Constitution par
le recours à l'art. 16 et toute une série d'autres
abus ; à la servilité d'un Conseil constitutionnel
qui favorise immanquablement l'exécutif et qui,
selon la formule célèbre, faute de rendre des arrêts
rend des services 1 - succèdent de nouveaux pro-
jets chaque fois plus extensifs.
C'est la tendance que, dès 1933, dénonçait René
Capitant, dans son étude sur les Régimes parle-
mentaires, quand il insistait sur la nécessité de
« désolidariser les deux idées de gouvernement
fort et de chef d'État puissant. Dans la littérature
politique française, ces deux notions sont trop

1. Par un véritable tour de passe-passe, ce Conseil consti-


tutionnel a été présenté comme une réplique de la Cour suprême
américaine. Or, tandis qu'aux U. S. A., la Cour suprême a
pour fùnction de protéger le citoyen contre le pouvoir, en
France, le citoyen ne peut saisir le Conseil constitutionnel.
En fait, c'est le pouvoir qui l'a utilisé pour lui faire ratifier ses
empiétements et l'extension continuelle de ses attributions et
pour brimer de plus en plus ce qui reste de Parlement.
La personnalisation du Pouvoir 53
souvent confondues, et notamment tout le mouve-
ment favorable à un renforcement du pouvoir
exécutif s'est orienté, par suite de cette confusion,
dans le sens du renforcement des prérogatives
présidentielles. Or, une telle revendication est
contraire à l'évolution du régime parlementaire.
Les institutions orléanistes ne peuvent plus re-
vivre en France ; en 1875, elles étaient déjà
vieilles. »
L'opinion publique prend conscience que les
resserrements progressifs de l'autorité entre les
mains d'un seul homme entraînent irrésistiblement
le pays sur les voies de l'absolutisme et de l'arbi-
traire - et que l'omnipotence, fût-elle douce ac-
tuellement, finit toujours par tomber sous le coup
de l'analyse célèbre de De Gaulle dans son discours
de Bayeux (juin 1946) :
« Sans doute, ses débuts (de la dictature) semblent
avantageux. Au milieu de l'enthousiasme des uns
et de la résignation des autres, dans la rigueur de
l'ordre qu'elle impose, à la faveur d'un décor écla-
tant et d'une propagande à sens unique, elle prend
d'abord un tour de dynamisme qui fait contraste
avec l'anarchie qui l'avait précédée. Mais c'est le
destin de la dictature d'exagérer ses entreprises ...
A chaque pas se dressent, au-dehors et au-dedans,
des obstacles multipliés. A la fin, le ressort se brise.
L'édifice grandiose s'écroule dans le malheur et dans
le sang. La nation se retrouve rompue, plus bas
qu'elle n'était avant que l'aventure commençât. »

L'histoire confirme cette leçon. Les expériences


de pouvoir personnel ont toutes connu et cette
évolution et cet achèvement.
54 La République moderne

î.E RÉGIME PRÉSIDENTIEL

Un certain nombre de juristes et d'hommes


politiques s'efforcent de proposer un régime plus
équilibré qui, tout en consolidant l'exécutif, sauve·
garderait néanmoins les droits du législatif. Beau·
coup d'entre eux sont partisans du régime prési·
dentiel et se réclament du précédent américain.
Dans ce régime, le chef de l'État est en même
temps chef du gouvernement; l'existence et l'inté·
grité des deux pouvoirs, exécutif et législatif, sont
garanties par le fait qu'ils sont totalement indé·
pendants l'un de l'autre et égaux en importance.
Tous deux sont élus au suffrage universel, mais
ni le Président ne peut dissoudre l'Assemblée,
ni l'Assemblée renverser le Président. Le chef
de l'État, élu par la Nation, est responsable devant
elle seule. Mais les Chambres peuvent seules voter
les lois, les autorisations financières, ratifier les
traités, etc., sans qu'aucun détour permette de
se passer de leur assentiment.
Avec le régime gaulliste, les partisans du régime
présidentiel ont en commun l'élection du Prési-
dent au suffrage universel - mode d'élection qui
leur paraît admissible dès lors que le Parlement
échappe à la férule du chef de l'État. En revanche,
ils restituent au Parlement tous les pouvoirs légis·
latifs ; le budget ne peut être acquis sans son vote,
des dispositions extensives comme celles des art. 16
et 37 sont exclues, et l'Assemblée nationale est
mise à l'abri des menaces de dissolution. On s'efforce
donc dans ce système d'organiser une symétrie,
La personnalisation du Pouvoir 55
un équilibre et une stabilité de l'ensemble totale-
ment absents du régime qui a les faveurs du géné-
ral de Gaulle.

On peut cependant essayer d'imaginer ce que


serait le fonctionnement du système présiden-
tiel dans un pays comme le nôtre. Comment,
dans ce système, les conflits entre les Chambres
et le Président, les oppositions entre ces deux
pouvoirs affrontés, se résoudraient-ils?
En face d'une Assemblée qui, par sa nature
même, ne peut être monolithique puisqu'elle re-
flète les diverses opinions du pays, n'est-ce pas
une grande tentation pour un homme qui tire
son pouvoir de l'élection populaire, qui dispose
d'une puissance de fait et d'un prestige politique
considérables, de les utiliser contre les autres
institutions et contre les libertés?
.Si la Constitution n'offre pas de moyen de tran-
cher les antagonismes, si aucun des pouvoirs n'a
le droit d'imposer sa volonté à l'autre, si donc un
conflit éventuel est sans solution légale, ne ris-
que-t-on pas d'inciter irrésistiblement un homme
qui se sait populaire, qui dispose de tous les
moyens d'information modernes, à abuser de ses
atouts pour mater les oppositions? Hésiterait-il à le
faire, on imagine les pressions qu'il subira de son
entourage, de son parti, continuellement obsédés
par l'échéance de l'élection prochaine. Après tout,
un homme d'État est toujours sincèrement per-
suadé que sa politique est la meilleure. Comment
résisterait-il, dans ces conditions, à l'envie de
faire prévaloir cette politique envers et contre
56 La République moderne
tout, même au prix de quelques entorses â la léga-
lité?
Si Louis-Napoléon, il y a cent ans, .et de Gaulle
de nos jours, ont écrasé l'Assemblée, ce n'est pas
par hasard. C'est parce que le système y conduit
tout droit.
Les U. S. A. sont le seul pays au monde où le
système présidentiel ait jamais fonctionné nor-
malement. Mais, outre qu'il est toujours dange-
reux de s'inspirer d'un précédent unique, il faut
bien comprendre que le risque d'excès de pouvoir
au profit du Président n'existe pas là-bas, du fait
que les États- Unis sont un État fédéral. Pendant
une longue période, le Président n'a disposé que
de pouvoirs extrêmement restreints : l'essentiel
de l'autorité, les moyens financiers, l'armature
administrative, étaient entre les mains des dif-
férents États. C'est dans ce cadre qne le régime a
commencé à fonctionner et s'est formé. Certes, les
pouvoirs présidentiels se sont accrus peu à peu ;
mais le contexte initial est toujours très impor-
tant dans la vie d'un régime et il diffère ici pro-
fondément du contexte français. D'autre part,
ces pouvoirs présidentiels ont, là-bas, aujourd'hui
encore, des limites. Le Président des U. S. A., s'il
voulait outrepasser ses droits, verrait se dresser
contre lui les Gouverneurs élus et les assemblées de
la majorité des États avec leurs administrations,
leurs polices, leurs Gardes nationales, leurs pos-
tes de radio et de télévision, leurs finances, etc.
Ce serait une nouvelle guerre de Sécession dans
laquelle le Président partirait battu d'avance.
C'est pourquoi le désaccord entre la Maison-Blan-
che et le Capitole ne peut conduire, au pire, qu'à
La personnalisation du PouYoir a7
l'immobilisme, à l'ajournement des décisions et
des réformes ; l'histoire des États- Unis en fournit
d'innombrables exemples et il est surprenant, après
tout, que les partisans du régime présidentiel ne
s'en soient jamais avisés. Mais tout porte à penser
que le système américain, transplanté dans un
pays fortement centralisé comme la France, y
prendrait une figure tout autre et singulièrement
inquiétante ; ce ne serait pas l'immobilisme, ce
serait l'éclat.
Enfin, l'objection de principe la plus grave à
faire à ce régime, c'est que, sous la façade démo-
cratique du double suffrage populaire, il risque
en réalité d'anémier dans le pays l'esprit et l'ac-
tivité démocratiques.
Les citoyens qui élisent une Assemblée votent
pour des partis dont les doctrines sont connues,
au moins quant à leur orientation générale, ils
se prononcent sur des programmes, sur des pro-
positions. Par contre, lorsqu"un homme est porté
à la tête de l'État par le suffrage universel, c'est
essentiellement sur sa personne que l'on vote.
En fait, « on lui fait confiance ,>, « on s'en remet
à lui », et parfois sur la base de promesses plus ou
moins démagogiques. A cet égard, les campagnes
électorales présidentielles aux États-Unis sont
d'une ~~diocrité que l'on n'e&t guère tenté de trans-
poser 1c1.
Un tel mode d'élection ne peut offrir un élé-
ment de contrôle politique sérieux ; il tend même
à dépolitiser le corps électoral, ille pousse à démis-
sionner, à prendre l'habitude d'aliéner sa souve-
raineté, à se désintéresser des affaires du pays.
Hien de plus dangereux dans une période comme
58 La République moderne
celle que nous traversons. Encourager la Nation
à croire que tout sera résolu sans son intervention,
c'est donner aux aventuriers une chance inespérée,
c'est les protéger de la seule puissance qui soit
susceptible de les faire reculer, celle d'un peuple
qui a choisi entre les solutions et les propositions
politiques et qui entend les faire respecter.

LE CONTEXTE FRANÇAIS

On ne peut non plus passer sous silence, quand


il s'agit de se prononcer sur la formule présiden-
tielle, les conditions propres de la vie politique
française. de Gaulle a créé un certain nombre de
précédents par l'abaissement des Assemblées,
par l'usage qu'il a fait de la Constitution, par l'in-
terprétation qu'il en a donnée et imposée, par sa
façon d'utiliser le référendum. Que demain soit
instauré en France un régime présidentiel du type
américain, il sera bien difficile d'amener le prochain
Président à revenir en arrière. On peut dire que,
par ses exagérations, de Gaulle a rendu impos-
sible une tentative de régime présidentiel authen-
tique et équilibré.
De plus, l'élection du chef de l'État au suffrage
universel présente, en France et aujourd'hui,
d'autres inconvénients qui tiennent à la réparti-
tion des forces politiques en présence. Le système
américain repose sur l'existence de deux vastes
partis en lutte pour le pouvoir ; dès lors, l' élec-
tion présidentielle se résume, en fait, en un tour de
scrutin, ce qui donne au système une clarté indis-
La personnalisation du PouPoir 59
cutable et évite beaucoup d'intrigues et de com-
binaisons fâcheuses. En France, la masse électo-
rale est divisée en un grand nombre de partis ;
chacun le déplore mais c'est un fait auquel on ne
peut remédier, tout au moins d'un jour à l'autre.
La multiplicité des partis ne permettrait pas l' élec-
tion du Président dès le premier tour 1 et provo-
querait, entre les deux tours, marchandages et
concessions de toutes sortes. Rien ne dit que, mal-
gré cela, le Président obtiendrait la majorité ab-
solue ou que ne triompherait pas un candidat qui
aurait eu fort peu de voix au premier tour et ne
cesserait d'être contesté pendant toute la durée
de son mandat. Ce qui a été si souvent reproché
au scutin d'arrondissement (et ne présente ce-
pendant, dans ce cadre étroit, que des inconvé-
nients après tout mineurs) deviendrait très grave
sur le plan national. Ce n'est pas ainsi qu'on doit
choisir l'arbitre suprême de la Nation, le symbole
de l'unité et de la volonté commune.
Poussons plus loin encore l' exan1en de ces hy-
pothèses. Il n'est pas difficile de prévoir que les
candidats chercheront, dans la compétition natio-
nale, à mobiliser le plus grand nombre de voix en re-
courant à ces thèmes simplistes qui ont souvent fait
leurs preuves dans les luttes passées. Pour le ou
les porte-parole de la droite, l'anticommunisme
est un moyen de tout repos qui évite de traiter
des sujets plus difficiles, qui réunit aisément mo-
dérés e~ extrémistes, qui permet de gagner des

1. Sauf si la majorité relative suffisait. Mais alors, quelle


serait l'autorité d'un chef d'État élu par 25 ou 30 % des
votants?
60 La République moderne
hésitants ou des timorés au centre. Il est facile
et tentant de dénoncer le péril rouge - non pas
tant pour détourner du candidat communiste qui
n'a pas de chance d'être élu- mais pour dissuader
les électeurs d'apporter leurs voix à tel candidat
démocrate ou socialiste qu'on représentera comme
devant recevoir au second tour le désistement
communiste et, donc, comme assujetti aux ukases
de Moscou.
En fait, compte tenu des mœur~ politiques de ce
pays, de la place que le parti communiste occupe
sur l'échiquier, trop limitée pour représenter un
danger actuel, mais assez importante pour sus-
citer des réactions de peur (constamment alimen-
tées d'ailleurs par la propagande de la droite), toute
la campagne électorale se déroulera sur ce thème.
On ne parlera ni de la planification, ni de l'Europe,
ni des réformes économiques. Entre deux promes-
ses démagogiques, on appellera les bons Français
à s'unir contre les hommes de Moscou, ceux qui se
reconnaissent pour tels et ceux qui s'en cachent,
ceux qui sont soupçonnés de rechercher ou d'ac-
cepter le soutien de l'extrême-gauche ou de lui
accorder le leur, au second tour. Voilà le débat
de haute politique constructive qu'on offrira à
ce pays, la pédagogie par laquelle on formera
l'opinion et les citoyens!
Et le piège n'est pas évitable, car le parti com-
muniste représente bien 20 ou 25% des suffrages, son
candidat arrivera parmi les premiers et se trou-
vera toujours en bonne position pour jouer un
rôle décisif au second tour de scrutin. C'est encore
un fait qu'on ne peut ni récuser ni ignorer.
Des auteurs éminents, les professeurs Vedel et
La personnalisation du Pouf-'oir 61
Duverger et d'autres, objectent que les voix com-
munistes au premier tour n'atteindront jamais
20 ou 25 '% des votants et que leur puissance élec-
torale étant moindre, les conséquences qu'on vient
d'exposer seront dès lors moins probables 1 •
Cette réponse -qui n'est en tout cas qu'une hy-
pothèse - n'est pas du tout convaincante. Car
rien n'empêchera les partis et la presse de droite
de concentrer leur campagne sur« le péril commu-
niste» et sur« ses alliés». Rien non plus n'empêche-
ra les électeurs communistes - même convaincus
que leur candidat ne peut être élu finalement -
de vouloir se manifester, se compter au premier
tour, placer le mieux possible le parti qui a leur
préférence, pour lui permettre de monnayer poli-
tiquement son retrait au ballottage. Raisonne-
ments parfaitement légitimes et, au surplus, con-
formes à la tradition selon laquelle chacun utilise
au maximum les chances du premier tour, sa-
chant bien que le second seulement sera décisif.
Pour finir, quel résultat? La crainte du com-
munisme habilement excitée aura entraîné, c'est
le but poursuivi, une hémorragie des voix du centre
ou du centre gauche vers la droite. Le candidat
1. Les auteurs cités au texte font parfois état en faveur de
leur thèse d'un sondage d'opinion organisé en décembre 1955
au cours duquel les préférences exprimées en faveur de divers
hommes politiques papabiles n'étaient pas conformes aux
suffrages et aux sièges obtenus par les partis politiques le
2 janvier suivant. Ce rapprochement est très arbitraire. Si
les électeurs interrogés avaient eu la possibilité de voter effec-
tivement pour élire le chef du gouvernement, ils auraient
eu, sans doute, le réflexe traditionnel selon lequel, au premier
tour au moins, on fait une manifestation poiitique, on cherche
à bien placer son parti èt son candidat, le choix véritable
ne devant être fait qu'au second tour et précisément en fonc-
tion des positions conquises au premier.
62 La République moderne
de l'extrême-gauche, on l'a dit, ne pourra pas
être élu - mais non plus, avec ou sans désiste·
ment communiste, le candidat de la gauche non
communiste. A ce jeu, la droite gagne à tous coups.
La gauche en prendra vite conscience. La moitié
de la Nation récusera alors une règle qui ne lui
donne pas sa chance. Au surplus, l'exécutif étant
durablement détenu par la droite, le conflit entre
le Président et l'Assemblée Nationale sera iné-
vitable dès le premier jour si l'Assemblée est à
gauche. Le renouveau, par un tel régime, se trouve
en tout cas exclu.
Ainsi dans le souci de fortifier l'exécutif, mais
en ne s'écartant pas des sentiers qui sont -qu'on
le veuille ou non - des sentiers tracés par le gaul-
lisme, en n'essayant pas de chercher la solution
dans une autre direction, les partisans du régime
présidentiel risquent de barrer l'avenir politique
de laN ation. Ils reviennent, sans s'en rendre compte,
dans l'orbite de ce bonapartisme, qui, depuis
un siècle et demi, n'a cessé de guetter ce pays et
lui a infligé, chaque fois qu'il s'est imposé, de dra·
matiques déconvenues.

LE CONTRAT OU L'ABDICATION

Je sais que beaucoup d'hommes, des jeunes


surtout, désorientés par les échos qui leur re-
viennent du passé, impatients avant tout d'effi-
cacité et de redressement, tournent leurs regards
vers cette formule présidentielle dont la nouveauté
en France leur paraît offrir une garantie contre
La personnalisation du Pou~oir 63
un retour aux faiblesses et aux impuissances.
Le devoir est de les mettre en garde contre une
illusion qui se traduirait demain par de nouvelles
déceptions.
On leur a parlé d'une mode à laquelle il faudrait
sacrifier, celle de la « personnalisation de la vie
politique ». Et il est vrai que la radio, les actuali-
tés, la télévision font apparaître ou résonner jus-
que dans les plus lointaines campagnes le visage,
les gestes, la voix des vedettes de la politique aussi
bien que des stars de l'écran. Le spectateur, l'au-
diteur ont l'impression de prendre contact avec
ces personnages, de les connaître et de vivre avec
eux. L'insistance de l'image et du ton finit par
agir indépendamment du contenu des paroles
prononcées, par une sorte d'imprégnation à la
manière des slogans eublicitaires. On « vend »
un Président comme une marque de cigarettes
ou de pâte dentifrice Peu à peu, s'impose non seu-
lement le produit, mais le besoin même du produit.
C'est un phénomène moderne, bien connu des pu-
blicitaires.
Pourtant, qui de nous n'a eu l'occasion de cons-
tater, même dans le domaine commercial, les excès
du règne de la publicité? Tout le monde sait qu'elle
représente parfois une manipulation psycholo-
gique assez inavouable de la « clientèle ». Tout le
monde est d'accord pour admettre qu'il faudrait
réagir contre des tendances que les meilleurs élé-
ments de la profession sont les premiers à blâ-
mer.
Est-ce le moment d'encourager, dans une ma-
tière aussi grave que la politique, des abus jugés
rléjà critiquables ailleurs et d'accepter certaines
64 La République moderne
formes institutionnelles qui risquent de les favo-
riser dangereusement ?
Certes, en un sens, la vie politique a toujours
été personnalisée; il ne peut en être autrement puis-
que la politique non seulement est faite par des
hommes, mais est aussi action des hommes sur
d'autres hommes. Un peintre ou un écrivain peut,
à la rigueur, s'effacer, de son vivant même, der-
rière son œuvre, après avoir incorporé à cette
œuvre sa pensée et son style. L'homme politi-
que, lui, « agit » à tout moment sa propre œuvre,
il est lui-même tout entier son propre instrument.
L'œuvre politique de Robespierre et de Jaurès
quand ils vivaient, ce n'était pas autre chose que
Robespierre et Jaurès à l'œuvre.
Néanmoins, et pour ceux qui les suivaient, Ro-
bespierre et Jaurès, c'était d'abord un certain
ensemble d'idées, certains objectifs à atteindre
et l' e·mploi de certains moyens - toutes choses
annoncées par eux, proclamées par eux, sur les-
quelles leurs partisans étaient d'accord et poùr
lesquelles ils les avaient choisis.
Adopter une politique et faire confiance à un
homme plutôt qu'à un autre pour l'appliquer,
parce que c'est lui qui a été estimé le plus apte
et le plus digne, c'est aussi se réserver le droit de
le juger sur ses actes. C'est, très exactement, se
comporter en citoyen. Cela n'a rien à voir avec le
fait de se démettre entre ses mains, pour lui lais-
ser le soin de résoudre à sa manière tous les pro-
blèmes.
«C'est le droit des prolétaires, c'est le droit des
opprimés de lire dans notre conscience et dans notre
vie comme dans un livre ouvert, disait Jaurès. Et
La personnalisation du Pouvoir 65
quand le prolétariat connaîtra à fond tous les mili-
tants, il verra qu'il ne doit jamais s'abandonner
complètement à aucun homme. Tous, quel que
soit notre bon vouloir, nous pouvons un jour ou
l'autre trébucher ou errer. »
Je ne suis pas de ceux qui méconnaissent le
rôle fructueux ou désastreux qu'un homme peut
jouer dans la vie publique. Nul n'a jugé plus sé-
vèrement que moi ceux qui ont mal gouverné le
pays et trahi ses intérêts. Que le pays les juge aussi
avec rigueur, qu'il fasse demain de meilleurs choix,
je le souhaite de tout mon patriotisme. Mais tou-
tes ses décisions doivent d'abord être fondées sur
des volontés précises, sur des objectifs déterminés,
sur des contrats clairs.
Choisir un homme sur la seule base de son ta-
lent, de ses mérites, de son prestige (ou de son
habileté électorale), c'est une abdication de la
part du peuple, une renonciation à commander
et à contrôler lui-même, c'est une régression par
rapport à une évolution que toute l'histoire nous a
appris à considérer comme un progrès.
PROPOSITIONS

La République, c'est l'outil.


JAURÈS.
Les explications qui précèdent ont un caractère
négatif : c'est qu'il fallait déblayer le terrain.
Il faut passer maintenant aux propositions cons-
tructives.
Comment résoudre le problème aujourd'hui posé
aux Français : obtenir la stabilité et surtout l'effi-
cacité des pouvoirs publics dans le cadre d'une
vie démocratique véritable?
L'opinion, sur ce point, est divisée, et mon en-
quête l'a confirmé. Néanmoins, l'objectif visé par
la plupart des Français étant le même, il doit être
possible de trouver des solutions acceptables, sinon
par tous, du moins par le plus grand nombre.
Il est évident qu'il n'existe pas de formule mi-
racle, pas de système juridique qui monopolise
tous les avantages sans aucun inconvénient. Il n'y
a pas de régime parfait. Pas non plus d'institu-
tions qui ne puissent être tournées ou utilisées
abusivement.
Les institutions s'incarnent dans les hommes
70 La République moderne
qui ont à les faire fonctionner. Quelles que soient
les précautions prises pour aboutir à une coopéra-
tion et à un équilibre des pouvoirs, pour concilier
des forces contraires, on retombe toujours sur des
hommes. Dans la mesure où ils ne sont pas par-
faits, dans la mesure où existent des catégories
d'intérêts susceptibles d'entrer en conflit, chacun,
du simple citoyen au chef de l'État, a toujours
tendance à faire jouer les institutions au profit de
son intérêt personnel ou de celui de son groupe,
de sa caste ou de sa classe.
Néanmoins, on peut et on doit tâcher de se
prémunir contre les déviations possibles, d'opposer
des obstacles aux abus, de réduire les tentations
et les pratiques néfastes. C'est le but recherché,
notamment, par le chapitre IV qui concerne les
institutions politiques proprement dites et qui
recherche ce que doivent être le rôle et les droits
du Parlement, la fonction de l'exécutif, comment
s'articuleront les deux pouvoirs en présence, com-
ment, entre eux, se fera l'arbitrage.
Le chapitre v étudie la composition des Assem-
blées afin que soient représentées fidèlement non
seulement les familles politiques du pays, mais
aussi les groupes sociaux et les intérêts écono-
miques, question vitale pour le fonctionnement
d'une Nation moderne à économie planifiée.
Le chapitre VI examine d'autres aspects poli-
tiques d'une planification qui se veut démocra-
tique dans ses objectifs et !dans ses moyens. Le
chapitre vu en déduit les conséquences à l'égard
des entreprises productives publiques et privées -
et le chapitre vin, celles qui concernent le rôle et
le statut des organisations syndicales dans une
Propositions 71
économie planifiée, en général, et au sein des en-
treprises en particulier.
L'organisation nouvelle exige une large décen-
tralisation des tâches, et une politique de réac-
tivation régionale et rurale. C'est l'objet du cha-
pitre IX.
Les institutions économiques à créer sur le plan
national ou dans les régions ne doivent, en aucune
façon, être des organes annexes, ou seulement
techniques, mais bien des institutions vivantes
dotées de responsabilité et du pouvoir de décision.
Elles doivent donc, de toute nécessité, émaner
d'une base démocratique et représenter pleinement
les divers intérêts socio-professionnels, notam-
ment les classes qui contribuent le plus activement
à la production, à la vie collective, à son renou-
vellement et à son dynamisme.
Il ne faut jamais l'oublier, la démocratie ce n'est
pas un agencement, un mécanisme ingénieux
d'institutions extérieures aux citoyens (même si
ces derniers s'y sont ralliés plus ou moins passi-
vement, même s'ils les ont approuvées). Elle doit
pénétrer l'activité collective dans toutes ses mani-
festations et à tous ses niveaux. Elle réclame une
participation du plus grand nombre à tous les
endroits possibles, à tous les moments possibles.
C'est à ce principe essentiel qu'est consacré
le chapitre x ; il cherche à déterminer ce que doit
être la part du citoyen dans la vie de la Cité.
Toutes les propositions qui suivent sont prévues
de façon à faire toujours leur pla~e aux exigences
du contrat passé entre la Nation et ceux qui la
représentent, pour assurer la pleine exécution de
ce contrat.
1

j
IV

LE GOUVERNEMENT DE LÉGISLATURE

Il n'y a pas de démocratie si l'exécutif gouverne


en dehors de tout contrôle du pouvoir représen-
tatif puisque celui-ci parle au nom du pays et
doit en faire respecter la volonté.
Mais le contrôle parlementaire ne doit pas être
envahissant, au point d'entraver l'action de l' exé-
cutif. A l'exécutif, il faut une indépendance, une
durée, des moyens qui lui permettent d'accomplir
sa tâche sans être paralysé.
Indépendance de l'exécutif, contrôle du pouvoir
représentatif, la conciliation des deux exigences
est difficile. Elle n'est pas impossible, puisqu'une
quinzaine de pays, de civilisation comparable à la
nôtre, y sont parvenus de par le monde.

L'ÉQUILIBRE DES POUVOIRS

Pour que le Parlement puisse exercer son action


au nom du suffrage universel dont il émane, deux
sortes d'attributions doivent lui être reconnues :
74 La République moderne
1° Il doit participer à la constitution du gouver-
nement afin que celui-ci soit orienté selon la vo-
lonté populaire ; il doit pouvoir interroger ce gou-
vernement, l'interpeller, le censurer.
Montesquieu, défenseur attitré de la séparation
des pouvoirs, n'hésite pas à affirmer que « la puis-
fiance législative ... a le droit et doit avoir la faculté
d'examiner de quelle manière les lois qu'elle a
faites, sont exécutées ».
2° Il doit être chargé de traduire les volontés du
pays en lois. C'est bien pourquoi l'art. 34 de la
Constitution actuelle qui fait du gouvernement
« le législateur de droit commun 1 » est inaccep-
table.
Le Parlement doit retrouveJ sa responsabilité
législative. Sous une réserve, toutefois : il doit
pouvoir, le cas échéant, habiliter le gouvernement
à prendre telles décisions qui relèvent normalement
de la compétence législative, quand elles sont né-
cessaires à la poursuite de la politique convenue
en commun, celle qui figure dans le contrat de
majorité dont il sera question plus loin. Le Parle-
ment pourra donc autoriser le gouvernement à
modifier la loi dans des domaines et pour une durée
déterminés par lui.
D'autre part, les membres du Parlement, parta-
geant avec le gouvernement l'initiative législa-
tive, chaque député peut déposer des propositions
de loi ; la majorité doit retrouver le droit d'ins-
crire ces propositions à l'ordre du jour sans que le
gouvernement puisse s'y opposer (sous réserve
des dispositions habituelles qui réduisent l'initia-

1. Voir p. 43 et 44.
Le Gouyernement de Législature 75
tive parlementaire, en cas d'augmentation de dé-
penses ou de réduction de recettes).
Le droit d'interpellation et de censure d'une
part, le droit d'initiative législative d'autre part,
impliquent que chaque Assemblée est maîtresse de
son ordre du jour. Toutefois, le gouvernement
peut, lui aussi, faire inscrire à l'ordre du jour les
projets auxquels il tient, sans aller jusqu'à en-
combrer l'emploi du temps parlementaire, au point
de le monopoliser.

En face d'un Parlement dont les attributions


et la dignité seront ainsi assurées, le gouvernement
doit disposer, de son côté, des moyens et du temps
nécessaires à l'exécution des termes du contrat
de majorité, ce qui n'était le cas ni sous la IVe,
ni même sous la Ille République. La faiblesse de
l'État et de ceux qui le dirigent, loin d'être de
nos jours la garantie des libertés démocratiques,
n'aboutit, en effet, qu'à les rendre plus vulnérables
à la pression des groupes d'intérêts.
Le moyen d'éviter la précarité, l'instabilité gou-
vernementales sans tomber dans le pouvoir per-
sonnel, réside dans une solution qui associe étroi-
tement l'action, la tâche et la durée de l'Assemblée
à l'action, à la tâche et à la durée du gouverne-
ment.
Quand l'Assemblée Natienale sera renouvelée
à l'occasion des élections générales, un gouverne-
ment sera constitué à -son image et ce gouverne-
ment vivra, par principe, autant que l'Assemblée
elle-même. Cette_ formule est pratiquée, à peu .de
76 La République moderne
chose près, dans tous les pays où la démocratie
parlementaire fonctionne d'une manière satisfai-
sante, quelles que soient leurs situations sociolo-
giques et politiques ou les modalités de leurs Cons-
titutions. Certains d'entre eux ont conservé la
monarchie et d'autres ont préféré la République ;
certains jouissent de l'avantage indiscutable que
leur assure la prédominance de deux grands partis,
tandis que d'autres souffrent d'une plus ou moins
forte pluralité des partis. Néanmoins, et sous ré-
serve de variantes particulières à chacun, chez tous
prévaut la règle ou la pratique de la concomitance
entre la durée de la législature et celle de la vie
du gouvernement. L'Assemblée et le Ministère
sont associés et liés au point qu'en cas de cir-
constances imprévues susceptibles de provoquer
une crise ministérielle, l'exécutif, tout comme
l'Assemblée, peuvent être soumis de nouveau au
jugement du suffrage universel.
La simultanéité entre l'élection de l'Assemblée
et la constitution du gouvernement, l'identité
de leur orientation politique et de leur durée pro-
bable, devront être soulignées encore par l'inter-
vention d'un contrat de majorité. Ce contrat appa-
raîtra aux yeux de tous comme la raison d'être même
et le symbole de l'association des deux pouvoirs.
Le gouvernement qui sollicite l'investiture par-
lementaire le fait sur la base d'un programme de
travail précis et concret, comportant l'énuméra-
tion des mesures qu'il entend prendre et un
calendrier de réalisation. "'Le vote d'investiture
implique approbation de ces propositions et enga-
gement, de la part des parlementaires, de les voter
le moment venu, ou même de donner au gouver-
Le GouYernement de Législature 7'7
nement, s'il les demande, les délégations de pou-
voirs nécessaires à r exécution du contrat.
Ce dernier doit d'ailleurs être présenté en termes
tels que l'opinion puisse en contrôler l'exécution et
sanctionner les manquements éventuels du gouver-
nement ou des membres de sa majorité.
Lorsqu'un gouvernement définit ainsi une poli-
tique, annonce exactement où il veut aller, fait
appel à la majorité qui lui a donné le jour, le Par-
lement doit suivre et, en fait, il suit. Si néanmoins
un conflit survient par la suite, le gouvernement
doit avoir le droit de procéder à la dissolution de
l'Assemblée afin que le pays puisse rendre son
arbitrage 1 • C'est la logique même car :
- ou bien, soit le gouvernement n'a pas tenu
ses engagements, soit l'Assemblée veut modifier
le contrat, et il est naturel que le pays puisse être
appelé à trancher le conflit ;
- ou bien gouvernement et Parlement ne par-
viennent pas à se mettre d'accord au sujet d'une
difficulté qui ne pouvait être prévue au moment
du contrat, et seul le suffrage universel peut tran-
cher la difficulté.
Avec ces éléments (un gouvernement assuré
de la stabilité et respecté de ce fait, une Assem-
blée qui a retrouvé ses attributions normales et
sa dignité, tous deux sous l'arbitrage souverain
du pays), on a un système viable, qui reste dans
le cadre des principes fondamentaux de la démo-
cratie et qui a donné satisfaction dans tous les
1. « La dissolution reste... un élément essentiel du régime
parlementaire... n ne s'agit plus d'une dissolution royale ou
présidentielle du type orléaniste, mais d'une dissolution gou-
vernementale. » (René Capitant, Les Régimes parlementaires,
Paris, 1933.)
78 La République .moderne
pays où le parlementarisme fonctionne d'une ma-
nière satisfaisante {Grande-Bretagne, Belgique,
Pays-Bas, pays Scandinaves, Canada 1 etc.).

Cependant, le gouvernement de législature ren-


contre de vives résistances parmi des hommes poli-
tiques formés sous la Hie et la IVe Répu-
bliques, comme aussi chez d'éminents théoriciens
du droit constitutionnel.
Beaucoup d'entre eux pensent que ce régime
serait praticable seulement dans les pays où la
tradition et les données sociologiques ont réduit
le jeu politique à l'alternance de deux partis au
pouvoir, comme c'est le cas en Grande.:.Bretagne
- tandis qu'il serait tout à fait inadapté aux
conditions françaises.
Sur quoi une pareille affirmation repose-t-elle?
Quel est le lien profond entre la prédominance ou
le monopole de deux partis, d'une part, un régime
institutionnel tel que le gouvernement de légis-
lature, d'autre part?
La relation logique entre les deux concepts n'est
rien moins qu'établie. C'est, plus probablement,
la Constitution de type présidentiel qui nécessite
le two parties system. Quand le suffrage universel,
en .effet, est appelé à choisir entre deux candidats,
pour une élection présidentielle, il se trouve en
présence d'un choix simple et il peut se pronon-
cer sans grande difficulté. Alors que la multipli-
cité des partis -donnée de la politique française -
exige un mécanisme plus élaboré, et l'interposi-
tion d'un corps intermédiaire pou~ la constitution
du pouvoir ·exêcutif. ·
Le Gow,ernement de Législature 79
On semble oublier, au surplus, qu'avec des va-
riantes et sous des formes diverses, le gouverne-
ment de législature est la règle en Belgique, en
li:alie, aux Pays-Bas, au Danemark, etc., pays
dans lesquels trois, quatre, cinq, six partis sont
en compétition, se confrontent et se combattent.
En sens inverse, on fait un peu sommairement
Yaloir l'exemple anglais. Car le bipartisme est
loin d'être une constante de la politique britan-
nique et les gouvernements de coalition ne sont
nullement inconnus de son histoire parlemen-
taire 1 . En fait, de 1874 à 1922, le parti nationaliste
irlandais a constitué une force parlementaire non
négligeable avec ses quatre-vingts sièges. Quant au
parti travailliste, il ne s'est pas substitué d'un coup
au parti libéral : de 1910 à 1935, l'un et l'autre
font tour à tour figure de deuxième et de troisième
parti. Au surplus, les plus récentes élections sem-
blent annoncer une remontée du parti libéral et
nul ne pense en Angleterre que les institutions
s'écrouleraient si cette éventualité se précisait.
Enfin, si l'on prend la peine de creuser un peu
sous les apparences, il ressort que, lorsque la vie
politique est monopolisée par deux grandes for-
mations, les divisions - qui, en d'autres circons-
tances, en d'autres pays, engendrent la multi-
plicité des partis - ne sont pas supprimées pour
autant. C'est à l'intérieur des partis eux-mêmes
qu'elles subsistent et se manifestent. La minorité
travailliste de gauche, par exemple, formerait en
France un parti distinct ; qu'elle s'exprime au

· 1. En dehors même des périodes de guerre, il y en a eu de


1895 à 1905 et de 1931 à 1935.
80 La République moderne
sein du Labour ne signifie pas qu'elle renonce à
ses thèses et à son rôle ; de même, chez les conser~
vateurs. La discipline des partis n'empêche pas les
oppositions et les tiraillements internes, voire les
dislocations de majorité.
Au total, et sans méconnaître les conditions
favorables dont bénéficie r Angleterre, il n'est pas
du tout établi que la règle du gouvernement de
législature soit impraticable dans un pays qui
n'aurait pas la bonne fortune de ne compter que
deux partis.
En revanche, il est fort probable que cette
règle, avec toutes les conséquences qu'elle comporte,
oblige les partis, ceux tout au moins qui font
bloc au sein d'une majorité parlementaire, à cons~
tituer une coalition durable. Des groupes qui
ont soutenu à l'Assemblée l'action d'un gouver~
nement, qui ont accepté, à cette fin, des discipli~
nes parfois pénibles, et dont les chefs savent qu'une
dissolution peut sanctionner la rupture du con~
trat signé - sont, en fait, liés beaucoup plus soli-
dement et plus honnêtement que ne l'étaient les
coalitions occasionnelles, les cartels ou les grou-
pements apparentés que nous avons connus en
France. Car ce n'est pas pour effectuer ensemble une
opération d'arithmétique parlementaire, ce n'est pas
pour additionner les trois cent quatorze voix fati-
diques qu'ils se sont associés, c'est pour mener en
commun un combat précis sur la base d'engagements
clairs, concrets et publics. Et lorsqu'ils seront appe~
lés à se représenter devant leurs électeurs ils se-
ront contraints de s'associer de nouveau, parce
qu'ayant été réunis au gouvernement, ayant par~
tagé les responsabilités, ayant émis les mêmes vo·
Le G6uyern-e~nt ile Ugi-slature Si
t~, ils seront tenus de déftmdre, devant le suffrage
universel, la politique qu'ils ont faite en commun.
Ainsi, et ainsi seulement, en fonction de la con-
joncture politique et des problèmes dominants
de l'heure, p~ut se dégager un groupement, ou
parfois d-eux, et eela malgré Ill multiplicité d~s
partis. C'est ce qui s'est produit lors de l'expériencè
que fit Mac-Mahon 1 , expérience dont la mauvaise
réputation ne doit pas faire oublier qu'elle attei•
gnit son objectif : la clarification d'une situation
ambiguë par la constitution de deux grandes coa-
litions, face à face, entre lesquelles le pays eut à
choisir en toute connaissanee de cause.
Le système du gouvernement de législature fa-
vorise donc la constitution de blocs politiques dant
les membres sont incités à plus de fidélité, de
loyauté et de continuité; il tend à réduire la multi-
plicité des partis et leur dispersion.
Le nombre restreint des formations politiques,
l'existence de deux, trois ou quatre grands partis
dans certains pays parlementaires, sont peut-être
les effets du fonctionnement d'un gouvernement
de législature plutôt que la raison de son exis-
tence.
CRAINTES ET CRITIQUES

Certains hommes politiques et publicistes fran-


çais ont proposé, au régime du gouvernement
1. Mac-Mahon, Président de la République, procéda, on 1€
sait, en 1877, à la dissolution de la Chambre républicain~ quJ
venait d'être élue. L'opinion se passionna pour les nouvelles
élections. « Devant la volonté oouveraine du pays, lança Gam-
betta à Mac-Mahon, il faudra se soumettre ou se démettre. •
Les députés républicains revinrent 320, contre 208 conserva·
teurs. Mac-Mahon démissionna.
82 La République moderne
de législature, des amendements ou des correc-
tions.

1° Paul Reynaud et André Hauriau conseillent


très fermement de substituer la dissolution auto-
matique de l'Assemblée en cas de crise, au droit de
dissolution laissé à la discrétion du gouvernement.
Ce système n'a été, à ce jour, expérimenté
dans aucun pays du monde. Cela doit donner à
réfléchir. Il faut se défier, au surplus, des règles
rigides et absolues dans les relations humainei
et politiques. Une Constitution doit laisser aux
hommes responsables le droit d'apprécier l'oppor-
tunité de certaines décisions graves selon le con-
texte et les circonstances. Il est des cas dans les-
quels le remplacement d'un gouvernement par
un autre ne doit pas impliquer obligatoirement le
recours aux élections générales. Si le Président
du Conseil se retire pour raison de santé, ou s'il
a commis telle erreur personnelle qui justifie son
départ, un revirement politique fondamental n'est
pas nécessaire pour autant 1 • Dans certaines cir-
constances difficiles, au surplus, des élections géné-
rales peuvent être contre-indiquées. Le sort da.
pays, en un moment peut-être critique ne doit
P.as dépendre du jeu aveugle d'un mécanisme trop
rigoureux.
La dissolution automatique est basée, dans l'es-

1. Lorsqu'en 1956 Eden dut quitter le gouvernement


britannique, à la suite de la malheureuse expédition de Suez,
aurait-il été opportun de procéder à des élections générales\!
La situation internationale (et nationale) s'y opposait mani-
festement. Le système de la dissolution automathtue aurait
conduit à conserver, malgré tout, dans un moment dillicile,
un gouvernement très diminué.
Le Gouvernement de Législature 83

prit de ses partisans, sur l'hypothèse que les gou-


vernants n'auraient pas le courage, s'ils n'y étaient
pas contraints, d'utiliser sous leur responsabilité
propre l'arme de la dissolution. En difficulté avec
l'Assemblée, un Président du Conseil y renoncerait,
dit· on, pour ne pas mécontenter les députés et
afin d'assurer son éventuel retour au pouvoir.
On ajoute même que l'Assemblée serait toujours
encline à choisir des présidents du Conseil dont le
caractère - ou l'absence de caractère - lui ga-
rantirait qu'elle n'aurait jamais à redouter la disso-
lution.
L'argument est pour le moins arbitraire et ne
semble pas confirmé par les faits. Dans des pays
qui ressemblent au nôtre, en Belgique, aux Pays-
Bas, au Danemark, en Italie, en Angleterre, les
choses se passent tout autrement ; ni le gouver-
nement ni le Parlement n'ont recours à ces frau-
des ou ces tricheries dont on menace la France
pour le cas où elle adopterait le système. D'ail-
leurs, les hommes qui ont joué les premiers rôles
dans notre histoire parlementaire auraient cer-
tainement recouru à la dissolution, s'ils en avaient
eu le droit, au risque de déplaire aux députés, et
sans considérer l'intérêt de leur carrière person-
nelle. Waldeck-Rousseau, Combes, Clemenceau,
Caillaux, Poincaré, et d'autres, sous la IIIe Ré-
publique, auraient dissous la Chambre si les
circonstances l'avaient rendu, à leurs yeux, né-
cessaire. Plus tard, Millerand, Léon Blum, Tar-
dieu, Herriot 1 l'auraient fait aussi. Et on peut
1. L'homme qui a perdu le pouvoir en se battant pour que
la France paye des dettes de guerre impopulaires, n'aurait pas
hésité à prononcer la dissolution, s'il l'avait estimé utile au pays.
84 La République nwderne
en dire autant des chefs politiques de la IVe :
Guy Mollet, -René Mayer, Pinay, Bidault, etc.
La pl'e-uve en a d'ailleurs été iaite à deux re-
prisüs, et, chose curieuse, précisément, par deux
hommes qui passaient pour préférer la concilia-
tion à la rupture, l'habileté parlementaire à la
dureté autoritaire. ~on seulement Edgar Faure
a procédé à la dissolution en 1U53 1 ; m.ais Queuille,
cinq ans plus tôt, avait demandé à l' A!5sen}blée
d'écourter la législature ; il s'était battu pour avoir
gain de cause et avait posé la question de confiance
au risque d'être renversé. Finalement, les élections
eurent lieu, à sa demande, un an avant l'échéance,
ce qui équivalait à une dissolution. Sans doute
beaucoup de députés n'y trouvèrent pas leur
compte ; la décision n'en fut pas moins imposée ; si
le droit de dissolution avait pu jouer à la discré-
tion du Président du Conseil, ce dernier n'aurait
pas eu à perdre tout ce temps ni à prendre tous ces
détours.
Il est donc faux d'affirmer que les gouvernants
français, à la différence de leurs collègues étran-
gers, ne procéderaient jamais à la dissolution si
le droit leur en était donné.
On ne doit pas oublier, au demeurant, qu'un con-
flit entre le gouvernement et 1' Assemblée ne se dé-
roule pas à huis clos. Il a pour spectateur le
pays tout entier. Or, ce spectateur est le véritable
protagoniste du drame. Dans la mesure précisé-
ment où existe un contrat de majorité, dont les
clauses sont connues de tous, l'opinion, en sc mo-
bilisant, en exerçant sa pression, facilite:_·a le
1. Dans des conditions d'aiHeurs fàcheuses et critiquables,
mais c'est une autre question.
Le Gouvernement de Législature 85
dénouement de la crise au Parlement même. Si
elle n'y parvient pas, il est juste et normal qu'elle
exerce l'arbitrage sup:rême entre les deux parties.
On voit donc l'inutilité - mais aussi le danger
- de précautions et de règles qui nous sont pro-
posées, alors qu'elles n'ont pas paru nécessaires à
l'étranger.

2° De divers autres côtés, au contraire, on


propose de rendre la dissolution moins facile et
moins fréquente : les gouvernements n'auraient
pas le droit d'y procéder avant deux crises minis-
térielles.
Cette restriction, ne l'oublions pas, est une de
celles qui figuraient dans la Constitution de 1946 et,
si la dissolution n'a pas joué son rôle stabilisa-
teur sous la IVe République, c'est en partie à
cause d'elle.
A vrai dire, pourquoi le recours à la dissolution
ne serait-il bon qu'une fois sur deux? Ou bien le
système est valable et il doit pouvoir fonctionner
dans tous les cas ; ou bien il comporte des inconvé-
nients trop graves et il faut y renoncer. Le prin-
cipe de l'alternance, la possibilité de la dissolution
limitée à une crise sur deux ne repose sur aucune
justification logique. En tout cas, il n'y aurait
plus alors de gouvernement de législature !
Le plus grave est que la formule proposée pri-
verait, en pratique, du droit de dissolution le
premier gouvernement constitué au lendemain
des élections générales, celui qui doit réaliser les
réformes réclamées par l'opinion et inscrites dans
la plate-forme approuvée par les électeurs. Un pa-
reil gouvernement - de mouvement, de progrès,
86 La République moderne
voire de combat - qui se heurte aux résistances
que l'on sait, a précisément besoin d'être armé
pour accomplir sa tâche. Les ministères de 1924,
de 1932, de 1936 n'auraient pas été en mesure de
se battre plus efficacement qu'ils ne l'ont fait, avec
le système de la « dissolution une fois sur deux ».
Par contre, ce système aurait joué au profit des
gouvernements de reflux, qui marquaient chaque
fois un retour en arrière, comme ce fut le cas en
1925, en 1933 et en 1937.
Enfin, la règle de l'alternance permettrait aux
spécialistes· des couloirs de recourir lors de la pre-
mière crise à toutes les combinaisons que nous
avons déjà connues, puisqu'il n'y aurait pas de
sanction, puisqu'ils n'auraient pas à redouter de
revenir devant le corps électoral ; il en résulte-
rait un nouvel affaiblissement de l'exécutif qu'il
s'agit, au contraire, de renforcer.
Pour toutes ces raisons, le retour devant le
suffrage universel en cas de difficultés majeures
ne doit pas être réservé aux gouvernements pairs :
en cas de besoin, chaque gouvernement, pair ou
impair, doit pouvoir y recourir!

3° Certes, on peut craindre qu'un gouvernement


n'abuse de son droit de dissolution. C'était la
hantise des républicains sous la ure. Ils avaient
conservé le souvenir de l'acte arbitraire de Mac-
Mahon ordonnant au lendemain des élections géné-
rales, par une véritable provocation à l'égard du
pays, des élections nouvelles - qui, d'ailleurs, se
retournèrent contre lui 1 • Cette circonstance his-
torique a longtemps pesé sur les esprits; elle a
1. Vi or ci-dessus, note 1, p. 81.
Le Gou(Jernement de Législature 87
détourné beaucoup d'hommes de gauche du prin-
cipe même de la dissolution.
Si de telles inquiétudes subsistent, il suffit de
décider qu'aucune dissolution ne pourra être pro-
noncée dans un délai déterminé (par exemple,
dix-huit mois) après des élections générales. Une
pareille stipulation pourrait faire disparaître toutes
les craintes.

LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Dès lors que le gouvernement et le Parlement


snnt face à face, chacun avec ses prérogatives, que
1' Assemblée Nationale a le droit de censurer le
r~ouvernement, mais que ce dernier peut en appeler
au pays en dernier ressort, la présence d'un arbitre
supérieur, gardien de la Constitution et symbole de
r équilibre organisé, devient, de toute évidence,
nécessaire. On est ainsi conduit à distinguer le rôle
dt~ chef de l'État, de celui de chef du gouverne-
ment, et à rétablir un Président de la République
sans responsabilité politique directe, comme c'est
!e cas dans tous les pays de démocratie parlemen-
taire.
En dehors de ses prérogatives de représentation,
la Ille et la IVe Républiques ne confiaient au chef
de l'État qu'une fonction politique effective (en-
core que partagée avec le Parlement) : celle de
choisir le chef du gouvernement. Cette disposition
doit être conservée pour éviter que la désignation
du Président du Conseil soit abandonnée sans
88 La République modernt
contrepoids aux intrigues des partis. et des cou-
loirs.
Ceux qui redoutent, au surplus, que l'octroi au
chsf du gouvernement du droit de dissoudre l'As-
semblée n'induise eette dernière à préférer des
présidents du Conseil faibles et complaisants, y
verront une garantie puisqu'elle ne sera plus seule
à les désigner. Le Président de la République, per-
sonnage indépendant et dont le mandat est durable
doit avoir, à cet égard, un rôle déterminant.
La désignation par le chef de l'État et l'investi-
ture par l' Assemhlée concrétiseront la coopération
souhaitable des pouvoirs. Cette procédure con-
tribuera à conserver au Président de la République
une autorité et un crédit personnels qui lui per-
mettront d'être efficacement le conseiller suprême
des institutions, par une action d'arbitrage qui
s'est révélée dans le passé extrêmement utile, juste-
ment peut-être parce que peu spectaculaire.

UNE ASSEMBLÉE,
UN GOUVERNEMENT, UN PLAN

L'ensemble des propositions qui précèdent offre


le cadre voulu pour l'organisation de la planifica-
tion démocratique qui sera étudiée plus longue-
ment dans la suite de ce livre 1 •
Il suffit pour cela que la période d'application
du Plan soit calquée sur la durée de la législature ;
chaque Assemblée adoptera, à l'initiative du gou-

1. Voir ci-après, chapitre vr.


Le Gouvernement de Législature 89
vernement et un an après son élection, un Plan
dont elle surveillera et suivra l'exécution pendant
la durée de la législature (en fait, la période d'exé-
cution s'étendra un peu au-delà et inclura la
première année de la législature suivante 1). La
concordance se trouvera ainsi établie entre la durée
du Parlement, celle du gouvernement, et celle du
Plan. Le gouvernement et l'Assemblée sauront
qu'ils seront jugés sur le Plan, sur les résultats
obtenus, sur les imperfections constatées.
Ce qui incitera les candidats, pendant la cam-
pagne électorale, à mettre l'accent sur leur concep-
tion du Plan suivant, sur les modifications pro-
posées par eux, etc. 1• Pour faciliter et clarifier
cette saisine de l'opinion, on pourra décider que,
six mois avant la fin de la législature, devant cha-
cune des deux Assemblées, un débat sera consacré
au Plan, aux résultats atteints et aux perspectives
futures 1 • Au cours de ce débat, des suggestions
se feront jour qui serviront de base aux programmes
développés pendant la campagne suivante 1 •
Sans doute, ce schéma ne pourra pas toujours
fonctionner d'une manière parfaite, des circons-
tances inattendues viendront en modifier certaines
données : changement ou remaniement gouverne-
mental, adaptation du Plan à une nouvelle conjonc-
ture, dissolution de l'Assemblée, etc. Mais on
devra s'efforcer de maintenir autant que possible
le synchronisme ou d'y revenir lorsqu'il aura été
suspendu. L'essentiel, c'est que l'Assemblée, le
gouvernement et le Plan soient toujours associés
dans l'opinion.

1. Voir ci-après, p. 120 et 128 et suivantes.


90 La République moderne
Il va de soi que l'importance du problème de la
planification dans un Etat démocratique et parle-
mentaire conduit à d'autres modifications insti-
tutionnelles pour ménager une plus large place
aux affaires économiques dans la vie politique.
C'est ce qui sera étudié dans les prochains cha-
pitres.
v

REPRÉSENTATION POLITIQUE
ET REPRÉSENTATION ÉCONOMIQUE

On a évoqué, jusqu'ici, le Parlement sans cher-


cher à préciser son contenu et 1a composition. Ce
s.ont là pourtant des questions essentielles. Car si
l'on s•accorde généralement sul" la nécessité d'un.e
première assemblée élue au suffrage universel, le
vieux débat reste ouvert s:ur l'utilité de la seconde
et, dans l'affirmative, sur ce que doivent être son re-
crutement, les réalités qu'elle tnduira, comme aussi
les at~bu1;ions qui lui seront reconnues.

LA DBUX.IÊHE CHAMBI\E

L'expérience n'a généralement pas été favorable


aux Constitutions monocaméristes qui se sont
révélées les plus fragiles ; .le précédent de 1848
est connu.
Les partisans des deux Chambres insistent sur
le fait que la confection d'une loi demande ré-
92 La République moderne
flexion. Une loi doit être mûrie. Le double examen
prémunit contre la précipitation ou l'improvisa-
tion. On fait état en sens contraire des lenteurs d'un
double débat parlementaire et des navettes. Mais
il est facile de prévoir des délais de délibération
suffisamment brefs devant la deuxième Assemblée.
L'existence de deux Assemblées contribue au
· maintien de l'équilibre si nécessaire des pouvoirs.
Elle facilite entre l'exécutif et le Parlement la solu-
tion de conflits qui risqueraient sinon d'être sans
issue. Certes, il peut en surgir au sein même du
Parlement, entre les deux Chambres ; mais il est
relativement simple de faire jouer une procédure
sur la base de la prépondérance de la Chambre élue
au suffrage universel et en recourant à des moyens
du type de la commission mixte prévue par la
Constitution de 1958 (solution inspirée de celle que
prévoit la Constitution américaine en cas de désac-
cord entre le Sénat et la Chambre des Représentants).
Enfin, et c'est le point essentiel, les réserves qui
ont pu être formulées dans le passé contre le Sénat
portent le plus souvent sur son mode de recrute-
ment bien plutôt que sur son existence même.
Autrefois, la double représentation reposait, d'une
part, sur une Assemblée Nationale ou Chambre des
Députés exprimant principalement les tendances
politiques et les partis, d'autre part, sur un Sénat
représentant les circonscriptions départementales
mais aussi et d'abord les milieux ruraux et les
notabilités locales.
Un système du même type peut être utilisé à
de tout autres fins : il suffit de l'axer sur des réa-
lités plus évolutives. Tandis que les tâches de
l'État s'accroissaient de tout un vaste secteur dont
Représentation polittque et économique 93
la substance est tissée des réalités économiques et
social~s, les partis ont assisté à la promotion ré-
cente, à côté d'eux, de jeunes forces démocratiques
qui traduisent ces réalités. Si l'Assemblée du
suffrage univèrsel continue à exprimer comme par
le paHsé les courants idéologiques qui s'opposent
dans le pays, la seconde Assemblée sera conçue
de mànière à représenter les groupes sociaux
et les intérêts professionnels, forces nouvelles
·auxquelles l'État doit reconnaître un rôle et qui
doivent participer à son fonctionnement 1 •
De telles idées choqueront des démocrates de
l'école traditionnelle 2 • A ceux-là, il faut rappeler
qu'au xxe siècle l'activité des organes de l'Etat
est de plus en plus consacrée aux affaires écono-
miques, à la production, à la répartition, qu'un
Parlement du type classique est mal préparé à
les aborder, qu'il a tendance à ne les considérer que
sous l'angle électoral, qu'il est faible pour résister
aux groupes de pression, et qu'une maîtrise suffi-
sante de la vie économique conditionne l'existence
et le fonctionnement d'un pouvoir véritablement
démocratique.
Pour toutes ces raisons, à côté de l'Assemblée
qui exprime les diversités idéologiques et poli-
tiques, la présence des groupes socio-professionnels
1. Bertrand de Jouvenel a souligné «le déclin ctes solidarités
géographiques par rapport aux solidarités professionnelles ~>.
Cette évolution doit trouver sa traduction dans les institutions
nouvelles.
2. Et aussi des syndicalistes qui considèrent l'État avec une
certaine méfiance et redoutent d'être pris dans un engrenage
institutionnel où ils perdraient leur indépendance. Leurs
craintes seront examinées au chapitre VIII où l'on étudiera la
place du syndicalisme dans une nation moderne et une économie
planifiée.
94 La République moderne
est devenue nécessaire au sein d'une seconde Assem-
blée dotée de pouvoirs effectifs.
Dès lors, chaque individu se trouve représenté
deux fois et sous deux formes différentes. Sous
l'angle de ses aspirations et de ses volontés poli-
tiques, d'abord, à travers le suffrage universel
qui désigne l'Assemblée Nationale. Sous l'angle,
d'autre part, de son rôle économique et profes·
sionnel, de sa classe, au sein d'une assemblée qui
confronte tous les producteurs et consommateurs
constituant la collectivité.
Les réalités qui doivent s'exprimer et, au besoin,
s'opposer pour aboutir aux décisions supérieures,
ne sont plus exactement celles auxquelles on
donnait la parole au siècle précédent. Quand on
craignait un excès de centralisme, une domination
arbitraire et excessive de la majorité, on cherchait
alors un contrepoids dans la représentation parle-
mentaire des entités géographiques, historiques,
administratives et aussi de structures sociales con·
servatrices.
Aujourd'hui comme hier, la décentralisation
demeure nécessaire, mais ce sont les réalités
économiques et sociales qu'elle doit désormais
refléter, c'est aux forces de progrès qu'elle doit
donner la parole dans une Assemblée dont ces réa·
lités et ces forces seront les principales compo-
santes.
Que ce besoin existe n'est guère contesta·
ble ; dès 1946, les Constituants ont doté la IVe Ré-
publique d'un Conseil Économique et leurs
successeurs de 1958 l'ont reconstitué dans la ve
sous le nom de Conseil Économique et Social.
L'expérience de ce Conseil tel qu'il a fonctionné
Représentation politique et économique 95

depuis quinze ans est positive. Chacun recon-


naît la valeur de ses travaux... même SI gou-
vernements et parlements, sous la IVe comme
sous la ve République, n'en ont, la plupart du
temps, tenu aucun compte.
L'importance d'un pareil forum réside d'abord
dans le fait que des discussions sur des sujets d'in-
térêt général, souvent mal connus et obscurcis par
l'intervention des groupes de pression, connaissent,
grâce à lui, la publicité. Ce rôle d'informateur et
d'éducateur populaire suffirait, à lui seul, à justifier
la création d'une haute assemblée économique. La
liberté d'expression des représentants des intérêts
en présence, la portée des avis minoritaires eux-
mêmes, l'obligation faite à chacun de ne pas se
contenter d'exposer unilatéralement son point de
vue, mais de répondre aux objections et aux criti-
ques des autres parties, sont autant d'élément:.
susceptibles d'alimenter des débats dans le pays
et d'éclairer l'opinion.
Mais l'expérience enseigne (on l'a vu pour le
Conseil de la République dans la première période
de la IVe) que les assemblées ne jouent leur rôle,
ne se sentent responsables et ne se comportent en
conséquence, que dans la mesure où elles parti-
cipent effectivement aux décisions. Les membrei
d'une assemblée consultative se bornent le plus
souvent à exprimer le point de vue de groupes
revendicatifs, d'intérêts particuliers, et laissent à
d'autres instances, chargées de statuer, le soin
d'arbitrer entre les opinions antagonistes. Or, il
importe au premier chef que les représentants des
différents groupes économiques ne se contentent
pas d'exprimer les doléances, fussent-elles jus-
96 La République moderne
tifiées;de leurs mandants, mais s'aecoutument aussi
à les mettre en balance avec d'autres revendica-
tions. Ils d"Oivent apprendre à faire entrer en ligne
de compte des intérêts divergents, à prendre posi-
tion sur les problèmes, en les considérant d'abord
du point de vue de la collectivité tout entière.
Rien de plus significatif que le débat, de haute
qualité cependant, que le Conseil Économique et
Social a consacré au IVe Plan d'Équipement en
1962. Les orateurs se sont succédé à la tribune
pour présenter les observations particulières des
associations familiales ou des cadres de l'agriculture
ou de la classe ouvrière. Chacun exprimait les
réserves que justifiait à ses yeux l'insuffisance des
avantages procurés par le Plan à ses mandants.
Le rapporteur a souligné l'intérêt fondamental
du Plan présenté par le gouvernement; puis, il a
repris certaines réserves importantes. Ses conclu-
sions {)nt été adoptées à une large majorité. Mais
pour finir, on ne saurait dire -si le Conseil Écono-
mique a i>U n'a pas adopté le Plan élaboré par le
gouvernement.
Il n'en serait plus ainsi à partir du moment où
l'assemblée économique participerait effective-
ment à la décision, avec voix délibérative. Dans
ce cas, elle ne se contenterait plus d'émettre des
vœux ou des réserves discrètes, elle prendrait
ses responsabilités en acceptant les projets, en les
amendant ou en les rejetant.
Il est possible, en fait, qu'elle n'en vienne là que
progressivement, à mesure qu'elle prendra pleine
conscience de son rôle et de son influence. Peu à
peu, ce ne seront plus des points de vue parcellaires
ou spécialisés qui s'exprimeront, mais des considé-
Représentation politique et économique 97
rations d'équilibre et d'intérêt collectif. Alors, le
Conseil Économique se sera placé sur le plan po.li·
tique, au sens le plus élevé de ce mot. Alors aussi il
rendra au pays tous les services qu'on est en
droit d'attendre de lui.

COMPOSITION DU CONSEIL ÉCONOMIQUE

L'expérience du Conseil ÉcDnomique et Social,


telle que nous l'avons vécue jusqu'ici, fait apparaître
en outre la nécessité de corriger les proportions
respectives des groupes qui le composent pour
obtenir une représentation équitable des diffé·
rentes formations syndicales et professionnelles
ainsi que des intérêts régionaux.
La composition actuelle du Conseil avantage en
fait certains milieux possédant et conservateurs, et
désavantage la classe ouvrière, les forces d'ex·
pansion, de rajeunissement et de progrès. Il Îm·
porte de réviser cette distribution des sièges pour
assurer aux éléments qui composent la Nation
et contribuent à la production une plus exacte
représentation. Dans la n1esure où c'est une politi-
que de mouvement et de réformes de structures que
l'on veut entreprendre demain, il est indispensa·
ble que les forces et les groupes favorables à cette
politique ne soient pas plus longtemps défavo·
risés.
Cette question a fait l'objet de travaux approfon-
dis au sein d'une commission spéciale, constituée
en vue de la préparation du Colloque pour l'étude
des problèmes de la planification démocratique
98 La République moderne
(mars 1962). Bien qu'aucune conclusion n'ait été
finalement arrêtée, on peut dire que la plupart d.e~t
membres de la commission sont tombés d'accord
sur un certain nombre de principes qui paraissent
pouvoir être retenus. Certes, on ne saurait, ea
pareille matière, trouver d'emblée une solution
parfaite. Le dosage des divers facteurs de l'économie,
les conditions dans lesquelles leur représentation
sera organisée, la recherche d'un équilibre accep-
table entre citoyens et producteurs qui sont les
mêmes hommes mais doivent s'exprimer sur deux
plans différents, tous ces objectifs ne peuvent être
atteints que progressivement et, au début du
moins, par approximation.
Après tout, la distribution des sièges dans lei
Assemblées politiques n'a jamais été parfaite noll
plus. Chacun connaît l'injustice choquante qui
préside souvent à la répartition des sièges séna-
toriaux d'un département à l'autre, ou des siègei
de conseillers généraux dans un même départe-
ment. Et cette situation se retrouve à l'Assemblée
Nationale où les régions à forte concentration démo-
graphique sont sous-représentées. Même avec une
loi électorale proportionnaliste, on a vu siéger côte
à côte des députés qui avaient réuni dix mille suf-
frages et d'autres qui en avaient obtenu dix foia
plus. Ce serait donc une exigence excessive que de
prétendre réaliser, et du premier coup, une repré-
sentation irrécusable au sein de l'assemblée dei
intérêts économiques et des producteurs.
La difficulté se trouve encore accrue ici du fàit
qu'il s'agit d'obtenir une représentation fondée· à
la fois :
- sur le nombre de membres de chaque caté-
Représentation politique et économique 99
gorie socio-professionnelle (c'est l'application du
principe de l'égalité des citoyens entre eux) ;
-sur le poids de chaque catégorie dans la vie
économique, tel qu'il apparaît dans la formation
du produit national.
Certains membres de la Commission du Colloque
ont proposé, au surplus, la prise en compte d'un
troisième critère, dit de responsabilité, qui aurait
pour effet d'accroître la représentation du patronat,
des cadres et du secteur nationalisé (ce dernier
étant constitué par des industries de base qui
jouent un rôle vital dans l'économie).
Ces problèmes de pondération sont délicats. Ce
n'est pas une raison pour refuser de les affronter et
de rechercher les solutions les meilleures, fût-ce par
approximations successives.
Quoi qu'il en soit, le Conseil Économique actuel ne
répond à aucun des critères proposés ci-dessus.
La représentation des consommateurs pose un
autre problème. En l'absence d'une organisation
incontestablement qualifiée pour défendre leurs
intérêts et pour éviter l'arbitraire, on est conduit
à recourir aux organismes existants. C'est ce
qu'avait envisagé le groupe de travail en distin-
guant les associations et groupements qui réunissent:
- d'une part des consommateurs non spé-
cialisés (diverses organisations familiales, coopé-
ratives de consommation, etc.) ;
- d'autre part, des consommateurs spécia-
lisés : logement (syndicats de locatai:~es, groupe-
ments divers), sports et loisirs (groupements spor-
tifs, etc.), culture (groupements culturels), etc.
Bien que ces organisations (et d'autres qui pour-
ront voir le jour) soient et doivent Jester longtemps
100 La République moderne
encore imparfaitement représentatives, on peut
admettre que leurs porte-parole siègent au Conseil
économique et social à condition d'y rester peu
nombreux pour ne pas fausser le jeu des majorités,
étant entendu d'ailleurs qu'une place plus large
pourra leur être reconnue le jour où les consomma-
teurs s'organiseraient mieux, comme c'est le cas dans
d'autres pays.
Il ne faut jamais oublier que la construction
d'une démocratie moderne se fera progressive-
ment et par étapes, que ses organes ne pourront
être définis et mis en place que peu à peu. Et ceci
est vrai quelles que soient les conditions de l'avè-
nement de cette démocratie: par évolution continue
ou par bonds. Les tâtonnements auxquels nous
assistons dans les démocraties populaires en sont
une preuve. Il faut donc accepter au début des
formules approximatives, car le besoin même de les
améliorer sera l'aiguillon qui permettra de mettre
au point, avec le temps, des décisions plus satis-
faisantes.
Reste enfin à prévoir le mode de désignation des
Conseillers économiques. Seront-ils élus par les mem-
bres des catégories sociales et professionnelles au
nom desquelles ils siégeront ? Seront-ils choisis
par les syndicats et les organisations existants?
Ou bien encore associera-t-on les deux formules :
élections, par catégories socio-professionnelles, de
candidats désignés par des groupements représen-
tatifs (comme c'est le cas pour les élections aux
organismes de la Sécurité sociale) ?
La troisième proposition me paraît personnelle-
ment la meilleure parce qu'elle concilie l'investi-
ture par le suffrage uniYersel et l'intervention des
Représentation politique et économique 101
syndicats et associations responsables. Toutefois,
pendant un certain temps, et pour faciliter la mise
en place des institutions nouvelles, il sera peut-être
P.référable de faire désigner les membres du Conseil
Economique par les groupements comme c'est le
cas aujourd'hui. Cette solution a le mérite d'avoir
été pratiquée pendant un certain nombre d'années
avec des résultats satisfaisants.
Elle comporte un avantage supplémentaire.
Si, dans le cadre de la planification démocratique,
on doit aboutir à une sorte de quasi-contrat entre
toutes les parties en cause, il faut que les organi-
sations effectivement représentatives participent,
d'une manière ou d'une autre, aux délibérations et
aux décisions ; elles ne peuvent le faire que dans
la mesure où elles interviennent au sein d'une
assemblée appelée à en discuter. Ce qui justifie
le maintien des méthodes de désignation en vigueur
depuis 1947. A l'usage, on pourra rechercher des
aménagements et des améliorations.
On est d'ailleurs en droit d'espérer qu'à partir du
moment où le Conseil Économique et Social con-
naîtra de plus larges responsabilités et participera
pleinement aux décisions, toutes les organisations
seront incitées à y déléguer leurs dirigeants les plus
représentatifs, ce qui n'a pas toujours été le cas dans
le passé. On a vu, en effet, des groupements
importants déléguer de préférence, au Conseil,
des personnalités non effectivement responsables.
Il va de soi qu'il ne saurait être question de porter
atteinte à la liberté de chaque organisation de dési-
gner ses délégués comme elle l'entend. Mais on
peut former le vœu qu'elle choisisse, autant que
possible, les hommes les plus valables et que ceux-ci
102 La République moderne
soient amenés, devant l'intérêt croissant des tra·
vaux du Conseil, à souhaiter de pareilles déléga·
tions. Il serait désirable enfin que chaque syndicat
ou organisation répartisse les sièges qui lui sont
attribués entre les tendances ou les spécialités
professionnelles qui coexistent dans son sein.

En dehors des délégations des groupes écono-


miques et professionnels, une autre représentation
est nécessaire, celle des intérêts régionaux. Ce qu'on
appelle le problème breton ou le problème du Sud-
Ouest doit trouver une expression dans une assem-
blée économique si celle-ci veut rendre compte de
toute la réalité nationale 1 • Tel n'est pas le cas si
elle ne réunit que des délégués ouvriers, patronaux,
agricoles, etc. (en majorité parisiens ou résidant
à Paris).
A côté de la représentation verticale assurée par
les membres d'origine professionnelle, on doit donc
faire place à une représentation horizontale ou
géographique, qui permettra aux régions de se
faire entendre à la tribune du Conseil Économique.
Cette représentation géographique devra être
assurée par des délégués des conseils économiques
régionaux dont il sera longuement question plus
loin, ou par un corps électoral plus large composé
des conseils économiques régionaux, des Conseils
généraux, des syndicats intercommunaux, des
sociétés d'économie mixte régionales, etc., selon

1. Et si l'on veut voir une vie démocratique ranimer l' ensem-


ble du pays. Voir chap. IX.
Représentation politique et économique 103
une pondération à déterminer, afin que la région
en tant que telle soit bien représentée et non un
pullulement de collectivités secondaires.

LE DANGER DE CO:RPORATISME

Aux propositions qui viennent d'être faites -


et à certaines de celles qui suivront -on reprochera
peut-être de présenter les inconvénients du corpo-
ratisme.
Mais le corporatisme n'est dangereux que si,
d'une part, on donne aux organisations profession-
nelles le droit de prendre, sous leur autorité pro-
pre, des décisions obligatoires pour tous ceux qui
en relèvent; ou si, d'autre part, des structures insti-
tutionnelles, arrêtées sur la base d'un certain état
de fait, demeurent immuables tandis que la réalité
économique est elle-même changeante. Alors, des
intérêts particuliers ou périmés continuent à
bénéficier d'avantages ou de garanties dispropor-
tionnés. Si l'on ne prend pas les précautions né-
cessaires, la défense professionnelle verse dans
le conservatisme au seul profit d'intérêts contraires
à ceux de la collectivité. C'est pourquoi il faut
s'inspirer des principes suivants :

1o S'il est exact que des organisations pro-


fessionnelles tendent à considérer les problèmes
qui leur sont propres d'une manière égoïste ou
unilatérale, il est essentiel de ne jamais leur
déléguer la possibilité de légiférer seules. Que leurs
104 La Ripublique moderne
dêlégué8 sôient entendus, qu'ils soutiennent les
intérê\8 dont ils ont la charge, rien de plus légi-
time. Mais de8 associations spédalisées ne sau-
raient prendre de décisions indépendantes, sinon
en conformité avec les prescriptions du Plan.
C'est l'Assemblée économique, dans son entier,
qui tranche et arbitre, parce que les intérêts divers
ou contradictoires qui y sont représentés peuvent
ainsi se contrôler les uns les autres.
On a dit parfois que les groupes d'intérêts se-
ront t~ntés de recourir à des « échanges de bons
procédés ». Les viticulteurs donneraient satis-
faction aux pêcheurs de haute mer, moyennant
un appui pour leurs propres affaires. Des combi-
naisons de ce genre se produiront toujours, mais
elles ne sont pas spécifiques d'un Conseil économi-
que ; on assiste à ces marchandages dans les com-
missions de l'Assemblée Nationale ou du Sénat
et jusque dans l'hémicycle. Le danger sera moin-
dre, en tout cas, au sein d'une assemblée de délé-
gués professionnels qualifiés (où chacun mesure
dairement l'avantage qu'il est amené à consentir
et le (( prix )) qui peut lui être demandé) que dans
une as~emblée politique où les mobiles restent
souvent d'ordre purement électoral et in clin en t
à des transactions qui peuvent être préjudicia-
bles à l'intérêt général.
L'action des groupes d'intérêts, des lobbies,
existera dans l'avenir comme elle a existé dans le
passé. Elle est inévitable en régime capitaliste -
et probablement aussi en régime socialiste - car
les intérêts, légitimes ou non, cherchent toujours
à se défendre. Mais le Conseil Économique por-
tera sur la place publique des discussions et des
Représentation politique et économique 105
débats qui se déroulent aujourd'hui dans la cou-
lisse : la publicité est la meilleure protection contre
les « échanges de rhubarbe et de séné )).
2° Toujours pour éviter les dangers du cor-
poratisme, le recrutement du Conseil économique
restera étroitement en rapport avec la réalité
nationale, ses fluctuations et ses évolutions. Il
devra donc être révisé à intervalles assez· fréquents
-par exemple, après chaque recensement - afin
que les groupes traduisent bien l'importance rela-
tive des catégories socio-professionnelles et le
poids économique de chacune d'elles. Cette adap-
tation périodique évitera une rigidit.é, un con-
servatisme et un vieillissement contraires au progrès.
3o Enfin, en cas de désaccord entre le Con-
seil Économique et Social et l'Assemblée issue du
suffrage universel, cette dernière aura toujours
le dernier mot. Le principe doit être posé, en effet,
que c'est elle qui exprime le mieux l'intérêt géné-
ral. Les préférences d'une assemblée dont le re-
crutement est assis sur des intérêts professionnels
- respectables et légitimes, mais partiels - , doi-
vent en dernier ressort céder le pas à l'arbitrage
de l'Assemblée représentative de l'entité nationale
elle-même.

POUVOIRS DU CONSEIL ÉCONOMIQUE

Sous ces réserves, le Conseil Économique et


Social doit devenir une Assemblée à part entière,
la seconde Assemblée parlementaire. Aucun texte
106 La République moderne
ne doit devenir loi sans qu'il ait participé à sa
confection.
L'idée qui se présente d'abord est de limiter
ses interventions aux matières économiques et
sociales à l'exclusion des affaires politiques. Cette
formule est inapplicable : Comment distinguer
dans la pratique les textes économiques de ceux
qui seraient proprement politiques? S'agit-il
d'adhérer au Marché commun? C'est un problème
politique au premier chef mais bien évidemment
économique aussi et il serait anormal que le
Conseil Economique ne soit pas consulté. Le
vote du budget de la Défense Nationale implique
des conséquences économiques, et de très large
portée : les ressources consacrées au secteur mili-
taire sont prélevées sur les autres emplois du re-
venu national, d'où une diminution corrélative des
investissements ou des consommations. On pour-
rait multiplier les exemples à l'infini. Il n'y a pas,
il ne peut y avoir, de nos jours, de poteau frontière
entre l'économique et le politique.
Reste qu'on ne peut obliger le Conseil Écono-
mique à statuer sur des matières qui n'intéressent
pas ses membres, ou sur lesquelles ils jugent
n'être pas qualifiés. Les principes suivants pour-
raient donc être retenus :

a) Le Conseil Économique et Social examine


en première lecture, et avant l'Assemblée Nationale,
les projets de loi élaborés par le gouvernement,
et dont ce dernier estime qu'ils ont principale-
ment une portée économique et sociale : le Plan, le
budget, les lois sociales, les nationalisations, etc.
Il examine aussi en première lecture les propo-
Représentatwn pola~que et économique 107
sitions de loi émanant de ses propres membres.
Après quoi, ces textes sont transmis à l' Assem-
blée Nationale. En cas de désaccord, il y a lieu
à navette dans les conditions prévues ci-dessous.

b) Les autres projets de loi d'origine gouver-


nementale ou les propositions émanant des mem·
bres de l'Assemblée Nationale sont soumis, en
premier lieu, à cette dernière et transmis, après
adoption, au Conseil Économique. Celui-ci décide
dans chaque cas s'il entend les examiner. Lors·
qu'il se saisira ainsi d'un texte législatif, il aura le
droit de l'amender et de le modifier, ce qui pourra
également donner lieu à des navettes.
En revanche, si un texte adopté par l'Assemblée
Nationale n'a pas été examiné (ou amendé) par
le Conseil Économique dans un délai donné,
ce texte devient définitif et il est considéré comme
adopté.

c) En cas de navette, le dernier mot reste


toujours à l'Assemblée Nationale selon une pro-
cédure à déterminer, par exemple après consti-
tution d'une commission mixte composée de
membres des deux Assemblées (ainsi que le pré-
voit dans certains cas la Constitution de 1958).
Ces suggestions devraient satisfaire à la fois
ceux qui veulent voir largement développer le
pouvoir législatif de l'Assemblée économique,
et ceux qui, selon la tradition démocratique, en-
tendent maintenir, en toute circonstance, la pré-
éminence de l'Assemblée du suffrage universel.
108 La République moderne
Dans un récent et retentissant article, Michel
Debatisse 1 a exposé une thèse qui s'apparente
étroitement à celle qui vient d'être résumée. Se-
lon lui, « les représentants des salariés, du patro-
nat, des paysans devraient pouvoir se mettre
d'accord sur des objectifs qui ont des incidences
sur la vie des membres de leurs organisations.
Ils auraient à envisager les progrès du bien-être
et de sa répartition, mais aussi à prévoir la part
consacrée aux investissements de production et
aux investissements de consommation. On est
étonné des oppositions que suscite cette pers-
pective, même si l'on précise que le dernier mot
doit revenir à la Chambre élue au suffrage univer-
sel!. .. »
Et le même auteur n'hésite pas à demander
« la participation des groupes économiques, en
tant que représentants des producteurs, aux déci-
sions politiques ».

1. Secrétaire général du Centre national des Jeunes Agri-


culteurs. L'Express, 9 août 1962.
VI

L'ÉTAT ET LA PLANIFICATION
ÉCONOMIQUE

Chacun reconnaît aujourd'hui que l'État est


responsable de l'évolution économique, qu'il lui
appartient de lutter contre les crises et le sous-
emploi, d'orienter, de stimuler et de coordonner
les efforts en vue de l'expansion et du progrès
co mm uns. Personne ne peut plus défendre sin-
cèrement le libéralisme du dernier siècle, per-
sonne ne croit plus à la valeur de la vieille formule :
« Laissez faire, laissez passer. »
La question s'est précisée au cours de ces der-
nières années. La plupart de ceux qui s'y sont
appliqués estiment désormais que les interven-
tions de l'État, dont le principe n'est plus con-
testé, ne doivent pas faire l'objet de décisions suc-
cessives et parcellaires, au hasard des besoins ou
des ci:rconstances. Elles doivent constituer un
ensemble cohérent dont les différentes parties,
au lieu de se contrarier ou de se neutraliser, comme
ce fut souvent le cas, se renforcent, se complè-
110 La République moderne
tent, se soutiennent les unes les autres 1 . Cet
ensemble, c'est le Plan.
Partout où il y a action collective : bataille,
construction d'un immeuble, organisation d'une
entreprise privée ou publique... il faut un plan
pour déterminer les conditions d'exécution les
meilleures - sinon, c'est le gaspillage et finale-
ment l'échec. L'exécution, à son tour, demande
un pouvoir déterminé sur les hommes et sur les
choses - sinon, c'est le chaos et c'est encore l'échec.
Certes, ces idées sont accueillies avec réserve
ou hésitation dans les milieux de droite. De ce
côté, on n'éprouve pas le besoin d'un véritable
programme économique national ; on reste mé-
fiant à l'égard de l'intervention des pouvoirs pu-
blics. C'est que l'empirisme convient par nature
à la droite. Partant de l'idée que l'état de choses
existant est l'état normal, elle n'envisage pas de
le changer, mais seulement de le gérer. Sa concep-
tion du gouvernement est pragmatique, stabili-
satrice, conservatoire sinon co.nservatrice. La
gauche, au contraire, refusant de s'accommoder des
injustices ou des inégalités, est toujours à la re-
cherche de transformations. Tant que cette in-
satisfaction demeure au stade de la révolte sen-
timentale, elle est menacée par l'incohérence et

1. « Les pouvoirs politiques, responsables du bien commun,


ne peuvent manquer de se sentir engagés à exercer dans le
domaine économique une action aux formes multiples, plus
vaste, plus profonde, plus organique... Ils doivent exercer
leur présence active en vue de dûment promouvoir le déve-
loppement de la production en fonction du progrès social
et au bén,éfice de tous les citoyens. Leur action a un carac-
tère d'orientation, de stimulant, de suppléance et d'intégra-
tion». (Encyclique Mater et Magistra.)
L'Etat et la planification économique 111
la démagogie. Aussi faut-il constamment faire
suivre l'étude des réalités de l'élaboration d'une
doctrine efficace. Plus que jamais aujourd'hui,
les hommes de progrès doivent préparer des pro-
grammes précis et détaillés, fondés à la fois sur
des perspectives à long terme et sur les réalités
présentes.
Cette politique économique tend généralement
vers deux objectifs : d'une part, élever le ni-
veau de production, accroître la richesse géné-
rale, d'autre part, améliorer la distribution pour
aboutir à une situation sociale plus juste. L'effort
doit être mené simultanément sur les deux fronts.
C'est pourquoi le Plan économique doit se complé-
ter par un plan social.
Dans cent ans, les historiens - dans quinze
ans nos garçons devenus des hommes - ne nous
jugeront pas sur telle affaire à laquelle les jour-
naux consacrent leurs manchettes et le chef de
l'État un référendum, mais sur le volume des
biens que nous aurons su produire, sur les condi-
tions d'existence, sur l'ouverture de chances et
de possibilités que nous aurons assurées à tous au
sein de notre société. La valeur d'un système poli-
tique et social dépend, Bevan l'a souvent répété,
du rythme de croissance qu'il est capable d'im-
primer à l'économie et de l'usage qu'il fait du
surcroît de production obtenu pour garantir une
plus équitable répartition des richesses matérielles
et culturelles. Tel est l'objet de la planification,
c'est-à-dire de l'ensemble des décisions par les-
quelles la collectivité détermine les buts qu'elle
se propose et qui doivent être admis comme tels
par tous.
112 La République moderne
Le premier pays qui ait organisé la planifica·
tion de son économie fut l'Union Soviétique après
l'autre guerre. Or, il existe une grande différence
entre la planification dans un pays neuf, sous-
développé, et ce qu'elle peut et doit être dans un
pays d'économie évoluée, moderne et complexe.
Dans l'Union Soviétique de 1925 ne s'offraient
que des choix restreints, élémentaires et fondamen-
taux. Il s'agissait - comme dans la plupart des
pays du Tiers Monde aujourd'hui- de limiter la
consommation pour dégager le plus de ressources
possibles au profit des investissements; et, parmi
ces derniers, de faire respecter la priorité presque
absolue des investissements de base. « Moins de
présent pour plus d'avenir », tel était en gros l'im-
pératif. En d'autres termes, si difficiles à imposer
que fussent les décisions, elles étaient simples
à définir et on imagine aisément qu'elles aient pu
être conçues et prises par un petit nombre d'hommes
tout-puissants, chargés d'arrêter les options et les
arbitrages et d'édicter un Plan qui serait ensuite
imposé à tous. Dans un système centralisé et au-
toritaire, on annonce bien aux masses qu'elles
collaborent à une grande œuvre, on les mobilise
à cette fin. Mais elles n'ont d,. autre choix que
d'obéir et d'exécuter. L'idée et l'impulsion par·
tent toujours du sommet ; d'ailleurs, une popula-
tion fruste, analphabète, traditionnellement habi-
tuée à obéir et qui n'a jamais joui d'une réelle
liberté, accepte les mots d'ordre et subit les con-
traintes sans les discuter. Les éléments humains
n'entrent guère en ligne de compte ; on fait bon
marché de la liberté, de l'indépendance de l'homme,
de son apport original, de sa dignité même.
L'Etat et la planification économique 113

PLANIFICATION ET LIBERTÉ

Il en va tout antrement d'une économie évo-


luée et moderne. lei, au contraire, comme l'a bien
vu Pierre Belleville, les fonctions des organes poli-
tiques du pouvoir sont chaque jour plus noml)reu-
ses et plus diverses ; le gouvernement est incapa-
ble d'entrer en contact direct avec la masse des
cas à traiter ; le pouvoir politique s'exerce à tra-
vers une série de réseaux économiques, sociaux,
administratifs ; à eôté de lui, ou contre lui, se
dressent, plus ou m-oins indépendants, d'autres
pouvoirs, grandes entreprises, banques, syndicats
ouvriers, groupes de pression, etc. Les décisions
à prendre sont innombrables, et chacune peut
retentir sur toutes les autres. L'économie est com-
plexe, la politique à mener l'est donc aussi. Les
risques d'erreur se multiplient. Une poignée
d'hommes, fussentJils riches de toute la science
économique du monde, parfaitement informés
et munis des statistiques les plus détaillées et les
plus exactes (ce qui n'est pas toujours le cas!)
ne peut pas décider de tout. Quant à la population,
elle a pris le goût de la liberté, elle a besoin de
comprendre, de participer aux choix ; il ne lui
suffit pas de voir s'améliorer progressivement son
sort, elle veut contribuer sciemment à une œuvre
collective, dont elle connaît les fins, dont elle a
le mérite et dont elle auTa le profit.
C'est pourquoi, dans une économie évoluée, on
ne _peut maintenir l'entreprise de planification-
114 La République moderne
dans un corset de centralisation et de rigueur.
On est conduit à des assouplissements, à des démul-
tiplications, à des délégations de pouvoirs dont
l'évolution récente de l'Union Soviétique révèle
la recherche encore timide mais significative : la
centralisation a dû faire des concessions progres-
sives, la rigidité autoritaire du début est devenue
moins impérieuse ; il reste un long chemin à par-
courir, mais l'évolution se fait dans une direction
déjà assez claire pour qui l'observe sans préjugé.
Si, à un stade avancé de l'évolution économi-
que et culturelle, le pouvoir de décision ne peut
plus être concentré, selon des techniques totali-
taires, entre les mains d'un groupe restreint -
il n'en reste pas moins que le succès d'une poli-
tique active et dynamique nécessite une cohé-
rence aussi grande que possible dans le compor-
tement de tous les producteurs de la nation. Comme
ils sont par ailleurs aussi des citoyens, on en vient
à l'idée d'une planification démocratique où l'im-
pulsion motrice, les décisions d'application, le
contrôle, loin d'être monopolisés par l'autorité
centrale, doivent venir de la base. C'est la volonté
populaire qui constitue la force souveraine et,
pour être efficace, elle doit non seulement déter-
miner les grandes options nationales, mais inter-
venir aussi à tous les niveaux intermédiaires :
collectivités locales, organes régionaux du Plan,
coopératives, groupements professionnels et syn-
dicaux, comités d'entreprise, etc. Ainsi seule-
ment, à tous ces niveaux, autorité et planification
seront démocratiques ; liberté, efficacité et jus-
tice sociale pourront enfin être réconciliées et
associées.
L'Etat et la planification économique 115
Partout où il y a une responsabilité à engager,
il faut donc mettre en place un mécanisme appro-
prié pour que les décisions soient prises démocrati-
quement, c'est-à-dire avec le concours de tous les
.·intéressés. Le but est que le plus grand nombre
possible de gens jouent volontairement et consciem-
ment un rôle au centre comme dans la région, dans
les professions organisées et jusque dans la vie
de l'entreprise 1 •
Or, il y a une différence de degré et même de
nature entre la planification, telle qu'elle est pra-
tiquée aujourd'hui en France, et la conception qui
vient d'être esquissée. Actuellement, le Plan est
élaboré et exécuté, d'un côté par une bureaucra-
tie qui, dans la meilleure hypothèse, est neutre,
de l'autre par des groupes qui disposent de moyens
efficaces pour défendre leurs intérêts et peser sur
les décisions. En dehors de participations ouvrières
de caractère souvent symbolique, il n'existe pas
de démocratie dans la planification française.
Les déceptions qui pourraient en résulter ris-
quent d'entraîner un préjugé défavorable contre
la planification elle-même. Il est urgent de redres-
ser la situation afin d'éviter le développement
d'une méfiance dangereuse pour l'avenir.
Nous avons vu 2 que l'impossibilité pour la
base de se faire entendre dans le domaine politi-
que n'est pas exclusive d'un manque de fermeté
au sommet. Il en est de même ici. Le professeur
Duverger a donc eu raison de rappeler que, dans
nn État faible, la planification démocratique
1. Ce qui implique la promotion de la classe ouvrière
organisée. Voir à ce sujet le chapitre VIII.
2. Voir chapitre n.
116 La République moderne
« n'est pas possible ; à supposer qu'on parvienne ...
à définir des objectifs conformes à l'intérêt géné-
ral, on n'aura pas les moyens de les atteindre.
Dans un État faible, le secteur public (lui-même)
n'est qu'un agglomérat de services et d'entrepri-
ses qui poursuivent chacun leurs buts propres,
sans orientation globale ... L'appareil mixte de pro-
duction subit essentiellement l'influence des élé-
ments capitalistes parce que le gouvernement
ne peut pas faire sentir la sienne. »
A régime faible, planification faussée.
Une démocratie véritable, au contraire, peut
imprimer une vie nouvelle à la politique de plani-
fication.
Par quels moyens instituer cette démocratie et
faire que le Plan devienne la chose de la nation
entière? C'est ce qu'ont recherché les partici-
pants d'un Colloque pour la planification démo-
cratique 1 qui s'est tenu à Paris en mars 1962
et dont s'inspirent souvent les pages qui suivent.
Selon leurs conclusions, la planification est démo-
cratique lorsque se trouvent conjuguées :
1° Une participation active des citoyens ou
de leurs représentants à l'élaboration, à l' exécu-
tion et au contrôle du Plan, ce qui exige d'abord
leur préparation à ces tâches (il s'agit ici de la
démocratie dans les moyens) ;
2° Une orientation de la production en vue de la

1. Ce Colloque, qui réunissait des représentants des syndicats


et des partis, des universitaires et des hommes politiques,
s'est tenu sous la présidence de M. Jeanson, vice-président de
la C. F. T. C., et a approuvé deux importants rapports de
Gilbert Mathieu (aspects sociaux et institutionnels de la
planification démocratique) et Alexandre Verret (exécution du
Plan et moyens de financement).
L'Etat et la planification économique 117
satisfaction des besoins sociaux définis par des
autorités émanant de la nation elle-même (il
s'agit de la démocratie dans les buts poursuivis).
En fait ces besoins répondent à deux sortes
de préoccupations : lutter contre les crises et le
sous-emploi, atteindre les objectifs prioritaires.
Ces préoccupations sont évidemment primor-
diales 1 •

L'INFORMATION ÉCONOMIQUE DES CITOYENS

La planification démocratique exige . d'abord


que les citoyens - ou ceux qui les représentent -
contribuent effectivement à l'élaboration, à l' exé-
cution et au contrôle du Plan. « ~tre libre, dans
les années 60, c'est participer aux décisions 2 • »
Une telle participation suppose qu'un accord
très large est intervenu sur les buts poursuivis.
Cet accord ne peut avoir de sens que s'il repose
sur une meilleure information du pays en général,

1. Le Congrès fédéral de la C. G. T. - Force Ouvrière de


novembre 1961 a donné de la démocratie économique et
sociale une définition qui recoupe assez bien celle du texte
ci-dessus. Selon cette déclaration, « les conditions suivantes
doivent être réunies :
- la démocratie économique doit être réelle à tous les
niveaux,
- la planification doit être démocratique et efficace dans
ses structures,
- l'administration du pays doit être adaptée à cette mission.
L'économique n'est cependant qu'un moyen et les objectifs
du Plan Force Ouvrière sont d'abord sociaux. »
2. Congrès du Centre national des Jeunes Patrons, mai 1962.
118 La République moderne
et de ceux en particulier qui sont appelés à jouer
un rôle dans la détermination et l'exécution de la
politique convenue.
La France est sans doute, de toutes les grandes
nations industrielles, celle où l'opinion est la moins
informée des problèmes économiques dont la so-
lution intéresse cependant directement chaque in-
dividu et chaque famille.
L'école et le lycée laissent les enfants et les ado-
lescents dans une ignorance complète de ces pro-
blèmes. Plus tard, les jeunes, mal préparés à leur
métier de citoyens, subiront l'influence des grands
moyens d'information qui expriment tantôt l' opi-
nion des pouvoirs publics, tantôt celle des intérêts
privés. Par l'effet d'une ignorance ainsi entretenue,
par l'effet aussi de traditions propres à notre pays
(un siècle et demi de batailles purement politi-
ques alors qu'en Angleterre, par exemple, les
grandes ·affaires qui passionnaient l'opinion 1
avaient presque toujours une incidence économi-
que), les Français ont fini par se persuader que pa-
reils sujets étaient le lot de spécialistes et beau-
coup trop difficiles pour le commun des mortels.
Pour relever leur niveau de culture économique
et sociale, un immense effort est donc nécessaire.
La population tout entière a droit à une informa-
tion objective sur les problèmes du Plan, sur les
conditions de sa réussite et sur la part que chacun
peut y prendre. Ce qui implique une concep-
tion nouvelle du rôle de l'Agence française de
Presse, de la radio et de la télévision ; il convien-
drait d'augmenter considérablement la place
1. La loi sur les blés, le régime foncier, l'Empire, !e commerce
international, etc.
L'Etat et la planification économique 119
réservée à une information économique soustraite
aux groupes d'intérêts privés ou partisans. Paral-
lèlement, l'initiation économique devra commencer
dès l'école primaire.
En dehors des comptes rendus d'exécution du
Plan mentionnés plus loin, il sera nécessaire
que le Commissariat au Plan et les services
qualifiés publient, à intervalles fréquents, des
eortes de « livres blancs » pour faire le point de
certaines grandes questions : la construction,
la politique foncière, l'alcoolisme, les exportations
agricoles, l'automobile, etc. De pareilles mono-
graphies préparées avec le concours des organisa-
tions ouvrières, agricoles,. patronales, etc., et des
conseils régionaux, sont susceptibles de contri-
buer à la formation d'une opinion appelée à jouer
son rôle en faveur des grandes tâches du Plan.
Il faut encore songer dès maintenant à la for-
mation de tous ceux qui auront à participer per-
5onnellement au travail de planification. La re-
connaissance de véritables congés-éducation
pour les travailleurs (avec compensation pour les
jours de salaire perdus), l'extension du rôle du
syndicalisme enseignant comme vulgarisateur des
problèmes de la vie industrielle et de la pratique
de la planification, le soutien systématique accor-
dé aux efforts des organisations syndicales et
de tous les groupements et associations qui pré-
parent des hommes à prendre des responsabilités
sociales et économiques, etc., tout cela doit être
encouragé au maximum pour permettre une très
large action des militants en vue d'une planifica-
tion de plus en plus démocratique.
Il est un autre genre d'information, celui qui se
120 La République moderne
développe au cours des périodeg électorale@. A
l' cccasion des consultations législatives, un bilan
de l'état d' exéeution du Plan et des problèmes
qu'il soulève devra être présenté aux citoyens.
Cette documentation fera l'objet de débats à
1' Assemblée Nationale et au Conseil Économique
et Social au coui's de la période qui précède le
renouvellement de l'Assemblée. Pendant la cam-
pagne électo.rale, les candidats et les partis en
tireront des éléments et des thèmes de discus-
sion.
Ces éléments et ces thèmes, objectera-t-on, se-
ront inévitablement tendancieux. Le risque est
limité s'il conduit la presse, les candidats, les con-
tradicteurs à contester les affirmations, à fournir
des chiffres, à critiquer l'action passée, à formuler
suggestions et propositions en vue des programmes
futurs. Un progrès immense serait accompli le
jour où. les campagnes électorales feraient enfin
une large place h des débats de ce genre.

CONTENU DU PLAN

Le second aspect de la planification réside dans


l'orientation de l'économie vers deux séries d'ob-
jectifs :
- Éliminer les « dents de scie », combattre les
dépressions et les récessions afin d'obtenir une
expansion et une croissance aussi régulières et
aussi rapides que possible et supprimer les p.ériodes
de sous·emploi ;
- Opérer, d'autre part, un choix clair et ex-
plicite parmi les divers besoins sociaux.
L'Etat et la planification économique f21
Aprè.s avoir dre~ts.é d'a-bord l'invewtaire de ~~s
besoins, c'est au Pad~ment, expressi~n .dé~~
cratique de la Nation, qu'il app.artient de déter~
miner, compte tenu des priQ:rités respectives de
ces div.ers b~oi:a~ et des res~o~rces disponible~,
les objectifs qui doivent être atteints par le Plan
et les moyens physiques et financiers à mettl'~ en
œuvr.e.
Cela appellera aussitôt des décisions de base
concernant le taux et la forme de la croissance
.économique, l'importance du travail et des loi~
sirs, des consommations et des investissements,
la répartition régionale de ces investissements, etc.
Sans doute, tous le~ citoyens auront eu à s'in~
terroger sur ces choix pendant la précédente cam~
pagne électorale, mais les arbitrages resteront
difficiles et même sévères~ Non s.eulement il fal.l-
dra arrêter la part reipective à accorder à la con-
sommation et aux investissements, en d'autres
termes au présent et à l'avenir, mais dan~t l'un et
l'autre cas ,d.ev;ront intervenir de5; répartitions
secondaires. Pour la consommation, entre be-
soins individuels (alimentation, habillement, va-
cances, etc.) et besoins collectifs (écoles, hôpitaux,
vieill.esse, urhanisme, ~galisatwn des chances
sur l'ens.emble du territoir-e~ normalisation des
revenv~ entre g;ro\lpes sQciau~ déf~nse nationale,
aide aux pays $Q$·développ.éf;, etc.. ). P.our les in-
vestissements, entre les diverses branches de pro-
ductiOD (Ù}s unes ~tin,ées ~ à~s oonsommations
durables : logement, automobile, etc., les autres
visant des buts plus éloignés : grands travaux,
recherche, etc.).
Tous ces choix exigent un sens p.rofund du hien
122 La République moderne
collectif. On ne peut voir se développer un tel
esprit (qui est proprement l'esprit civique) que
chez des hommes et des femmes convaincus non
seulement que le choix dépend d'eux, mais que ce
choix, une fois fait, sera respecté sans défaillance
et sans compromission ; bref, que les sacrifices
consentis par eux auront un sens. Ici apparaît
toute la responsabilité du Parlement et du gou-
vernement, devoir de fidélité à la volonté popu-
laire, au contrat passé, devoir d'inflexibilité.
Il n'est jamais possible, dans une période donnée,
d'atteindre à la fois tous les objectifs souhai-
tables ; les besoins à satisfaire dépassent toujours
les moyens. C'est pourquoi il est indispensa-
ble d'utiliser, sans perte ni gaspillage, l'ensemble
des ressources disponibles et d'assurer leur utili-
sa ti on dans les meilleures conditions possibles.
Aucun facteur de production ne doit rester
inactif ou mal employé. Nous retrouvons la poli-
tique du plein emploi.
Le Plan, c'est le plein emploi au service d'ob-
jectifs démocratiques déterminés.

Toutes les décisions et directives dont l'ensem-


ble constitue la politique économique doivent
être prises dans cet esprit. II en résultera des
modifications et des réformes dans le comporte-
ment:
- des pouvoirs publics et des administrations
qui en relèvent ;
des entreprises nationalisées ;
des entreprises privées
du secteur bancaire.
L'Etat et la planification économique 123
Les questions qui concernent l'organisation et
le comportement des pouvoirs publics seront
traitées dans la suite du présent chapitre. Les
rapports entre le Plan et les entreprises produc·
tives (publiques ou privées) feront l'objet du cha·
pitre suivant.
Il y aura lieu ensuite d'étudier plusieurs pro·
longements particulièrement importants de la pla·
nification, soit en ce qui concerne l'action et le
rôle dévolus aux organisations syndicales (chapitre
Yin) soit en ce qui concerne la vie et l'économie
régionales (chapi~re 1x).

LE PLAN EST IMPÉRATIF POUR L'ÉTAT

, On peut discuter du degré de contrainte que


le Plan exercera sur le secteur privé. Mais aucune
contestation n'est admissible en ce qui concerne
l'État et ses administrations. Aussi surprenant que
cela paraisse, il n'est pas inutile de rappeler ce
principe, car il n'a jamais été effectivement res·
pecté dans le passé.
Parce que nous appartenons à un pays de
juristes, nous sommes enclins à rechercher ce
que serait la meilleure organisation de l'État,
de ses services, de ses ministères, de ses adminis-
tratioiis, pour faîre respecter la suprématie du
Plan. Or ce n'est point l'essentiel. L'essentiel
concerne l'esprit même qui doit dominer toute la
politique économique et la conception même du
Plan. Aucun organigramme ne sera efficace si
ne règne pas chez tous les hommes responsables,
124 La République moderne
depuis le chef du gouvernement jusqu'à son su-
bordonné le plus lointain, la volonté acharnée, et
sans cesse en éveil de faire respecter le Plan à
propos de chacune des décisions gouvernemen-
tales. Tant que l'équipe dirigeante et son chef,
en premier lieu, ne feront pas du Plan leur objec-
tif commun et prioritaire, qu'ils ne sentiront pas
pleinement que le Plan en voie d'exécution est
« leur » Plan, leur engagement, que c'est là-dessus
qu'ils seront jugés, tant qu'ils ne feront pas corps
avec l'entreprise, on n'évitera pas la faiblesse, quelle
que soit l'organisation retenue.
En temps de guerre, chacun sait que les né-
cessités de la défense priment les autres, chacun à
son poste comprend qu'il doit conformer son atti-
tude aux impératifs de la bataille. En temps de
paix, le Plan doit connaître la même primauté.
Or, jusqu'ici, la reconnaissance de cette pri-
mauté, la résolution d'assurer le succès du Plan,
même aux dépens d'autres objectifs (moins im-
portants, sinon ils y auraient été incorporés),
n'ont pas toujours prévalu dans l'action gouverne-
mentale. Que de fois, depuis quinze ans, n'avons-
nous pas vu prendre par tel service, telle admi-
nistration, tel ministre ou par le Parlement des
décisions qui pouvaient, certes, trouver une jus-
tification particulière, dans un domaine donné,
mais qui remettaient en cause, et parfois grave-
ment, les orientations et les priorités essentielles
du Plan 1 ? En fait, la planification ne sera vrai-
1. Pour évoquer un exemple récent, il n'est pas admissible que
le projet atomique de Pierrelatte ait été examiné par le gouver-
nement et par l'Assemblée Natjonale (mais non par le Conseil
Économique et Social dont l'opinion n'a pas été recueillie),
comme une affaire distincte et indépendante sur laquelle on
L'Etat et la planification économique 125
ment fructueuse que si prévaut, à la tête de l'État,
la conviction qu'elle est l'entreprise dominante,
au succès de laquelle toutes les décisions parti~
culières doivent être assujetties. Dès lors, aucune
proposition ne doit plus être examinée isolément,
mais toujours dans le cadre du Plan en voie d'exé~
cution ou du Plan en préparation.
Il n'en reste pas moins que des réformes s'im~
posent pour obtenir un meilleur fonctionnement
des administrations économiques. La question
a fait l'objet, au lendemain de la Libération, de
l'ordonnance du 23 novembre 1944, qui voulait
assurer un commencement de concentration des
pouvoirs économiques entre les mains du ministre
de l'Économie nationale (on dirait, aujourd'hui,
le ministre du Plan). Cette ordonnance est restée
lettre morte, les divers ministères intéressés (Fi~
nances, Agriculture, Industrie, etc.) ayant éludé
la tutelle prévue.
Le but - qui peut être atteint par diverses
méthodes - est le renforcement de la cohésion
gouvernementale, par la désignation d'un chef de
file de toute l'action économique, qui pourrait
être le président du Conseil, ou un vice~président
du Conseil, ou le ministre du Plan. Il disposerait
du Commissariat au Plan, de la Comptabilité
Nationale, du Conseil national du Crédit et exer~

pouvait statuer sans la replacer dans l'ensemble de la planifi~


cation économique (qui faisait cependant l'objet de débats
presque contemporains!). Une affaire de cette ampleur (non
seulement par les sommes requises mais par ses répercussions
sur l'emploi de spécialistes, de matériaux rares, d'équi~
pements, etc.) ne peut que perturber l'équilibre et les chances
de succès du Plan si elle n'y est pas correctement incorporée
(fllt~ce au détriment de quelque autre projet).
126 La République moderne
cerait son contrôle sur les décisions des autres
ministres économiques. Il réunirait ces derniers
en Comité interministériel pour examiner non seu-
lement les affaires communes, mais aussi toutes les
affaires importantes relevant de chacun d'eux,
afin d'assurer l'harmonie et l'équilibre de leur
action. Le secrétariat du Comité interministériel
serait placé sous son autorité et son contre seing
requis pour toutes les lois économiques, ainsi que
pour les décrets, arrêtés et décisions d'arbitrage
importants.
La cohérence des décisions doit aussi s'entendre
dans le temps. Cela signifie que, le Plan une fois
arrêté, les décisions d'application ultérieures pen-
dant la période d'exécution en respecteront les
exigences. Plus particulièrement, les budgets
annuels de l'État doivent prévoir les crédits in-
dispensables à l'exécution du Plan. Il est incon-
cevable que le Plan adopté au printemps 1962
ayant prévu un accroissement chiffré des moyens
mis à la disposition de l'Éducation nationale, les
crédits correspondants n'aient figuré ni au collee·
tif de 1962 ni au budget de 1963.
Au contraire, le Plan une fois arrêté, un grand
nombre de crédits budgétaires devraient pouvoir
être fixés plusieurs années à l'avance. Il est en
effet facile de déterminer - sous réserve d'oscil-
lations de prix et de variation de la conjoncture-
les sommes à prévoir chaque année pour réaliser
les travaux, ouvrir les chantiers, poursuivre les pro-
grammes. Des tranches de financement pluri-annuel
peuvent et doivent être arrêtées, facteurs de conti-
nuité et de régularité dans l'exécution des travaux.
Il n'est pas inutile de signaler enfin que la ré-
L'Etat et la planification économique 127
forme du Conseil Économique et Social décrite
au chapitre v, de même que les propositions qui
seront envisagées au chapitre VIII en ce qui con-
cerne l'intervention des organisations syndicales,
constitueront de puissantes garanties du respect
de toutes les règles qui viennent d'être proposées.

ÉLABORATION DU PLAN

L'organisation politique et les principes de la


planification étant, par hypothèse, conformes aux
propositions qui précèdent, l'élaboration du Plan
peut se faire dans l'avenir selon une procédure
fixée par une loi organique et comportant un
certain nombre d'étapes.
Le caractère de ces étapes correspond à deux
grandes catégories de travaux. Tantôt, il s'agit de
déterminer les objectifs, de procéder aux options
(consommation ou investissements, choix entre
les buts essentiels que l'on peut s'assigner, etc ... ) ;
ce sont alors des. décisions politiques qui ne
peuvent être prises que par des institutions res-
ponsables de l'État. Tantôt, il s'agit d'étudier
les méthodes et les moyens par lesquels les objec-
tifs seront atteints, les conditions qui permettront
d'y parvenir et cela est l'affaire des techniciens.
Mais ces deux domaines ne sont pas aussi dis-
tincts qu'on pourrait le croire 1 • Certaines as-
pirations, certains désirs politiques peuvent être
techniquement irréalisables et les hommes appe-
1. V. dans Planification française et Démocratie les deux
articles de Bernard Cazes et Bernard Gournay.
128 La République moderne
lés à dêcider en la matière doivent toujours savoir
qu'ils auront à tenir compte de données, de con·
ditions ou d'objections techniques. Réciproque·
ment, les consultations fournies par les techni-
ciens ne sont pas totalement neutres ; certains
travaux préparatoires, selon la manière dont ils
sont conduits, peuvent peser sur les choix ulté-
rieurs ; la formulation des alternatives peut prêter
à discussion ; la manière d'énoncer une question
se ressent souvent des arrière-pensées de celui
qui la pose. Et il est des moyens techniques
dont l'emploi peut susciter des réactions, des
incompréhensions, des passions, dont l'homme
politique doit tenir compte.
Pour toutes ces raisons, l'élaboration du Plan,
si elle comporte au début des prises de position
qui incombent aux instances politiques, donnera
lieu ensuite à une sorte de va-et-vient continuel
entre les instances politiques et les organes tech-
niques ou professionnels. Ce sont ces navettes qui
doivent permettre progressivement une mise au
point des décisions qu'on peut schématiser
comme suit
1° Les premiers travaux préparatoires pour
le Plan à venir ne peuvent être assurés que par le
Commissariat au Plan. Il s'agit, à ce stade, de
réunir les matériaux nécessaires aux études ul-
térieures, les données principales sur les ressources
de base. Mais il s'agit aussi de faire apparaître
les grandes options entre lesquelles le Plan de la
législature suivante devra choisir.
Ce travail se fera en liaison étroite avec les Com-
missions du Conseil Économique et Social et les
conseils économiques régionaux, dont il sera ques-
L'Etat et la planification économique 129
tion plus loin. Il commencera deux ans avant la
fin de la période couverte par le Plan précédent
(c'est-à-dire un an avant la fin de la législature
en cours 1 ).
2o La documentation ainsi réunie éclairera
le débat qui doit s'instaurer 1 , environ six mois
avant l'expiration de chaque législature, devant
chacune des deux Chambres, pour examiner les ré-
sultats obtenus par le Plan, les causes des déficien·
ces et les moyens d'y remédier ainsi que les pers·
pectives futures.
C'est à partir de la même documentation que
se développeront ensuite les discussions de la cam·
pagne électorale, les débats ouverts entre partis,
syndicats, etc. Faire du Plan un des grands
sujets de contestation politique est le meilleur
moyen d'intéresser la nation au Plan et à ses orien·
tations.
3° Le gouvernement, constitué après les élee·
tions, arrête un avant-projet de Plan. Entre les
grandes options dégagées par les travaux mention·
nés ci-dessus et à la lumière des débats électoraux
et de leurs résultats, il va faire ses propositions
au Parlement. Il peut d'ailleurs, s'il l'estime utile,
présenter deux ou trois variantes, compte tenu de
différents rythmes de croissance possibles, de mo·
des d'interventions étatiques plus ou moins pous·
sés, d'objectifs alternatifs.
Ces propositions sont soumises au Conseil Éco·
no mique et Social puis à l'Assemblée Nationale
qui prendront les décisions fondamentales d'orien-
tation en choisissant entre les options et variantes
qui leur ont été soumises.
1. Voir ci-dessus pages 88 et suival't~
130 La République moderne
4° Les directives arrêtées sont mises en œuvre
par le Commissariat au Plan avec le concours des
Commissions de modernisation, des Commissions
du Conseil Économique et Social et des conseils
économiques régionaux. Ainsi sera rédigé le pro-
jet final de Plan pour être soumis aux Assemblées.
5° Ce projet sera accompagné d'un certain nom-
bre d'annexes destinées à faire ressortir le détail de
certaines mesures d'application : répercussions sur
le budget de l'État, les budgets des collectivités,
les entreprises nationales, le secteur bancaire, etc.,
ainsi que la démultiplication du Plan dans les ré-
gions sous la forme de «plans régionaux » dont il
sera question plus loin 1.
L'ensemble de ces documents sera présenté au
Conseil Économique puis à l'Assemblée Nationale
en vue du vote définitif.
6° Chaque année, le budget sera accompagné
d'un projet de loi d'ajustement comportant les
mesures d'adaptation du Plan à la conjoncture.
Chacune des étapes qui viennent d'être énu-
mérées sera accompagnée de mesures d'informa-
tion destinées aux organisations ouvrières, pa-
tronales, agricoles, aux conseils régionaux, à
l'opinion publique tout entière. Réciproquement ces
organisations devraient être appelées à collaborer
à la préparation de comptes rendus périodiques
de l'exécution du Plan sous ses divers aspects :
par régions, par branches de production, par gran-
des entreprises (particulièrement les entreprises
nationales), etc.
Ainsi, depuis la critique du Plan en voie d'exé-

1. Voir chapitre Ix, notamment p. 206 et 207.


L'Etat et la planification économique 131
cution, l'étude et la préparation des décisions fu-
tures et jusqu'au vote du Plan nouveau, doivent
se succéder une série de contacts, voire de
navettes, entre le gouvernement et ses bureaux
d'une part, le Parlement, les organisations qua-
lifiées et le pays tout entier d'autre part. Ce
dernier est alors en mesure d'imprimer rorienta-
tion générale.
Les Assemblées ont la charge de préciser cette
orientation et de prendre les grandes décisions
finales. Les techniciens du Commissariat et le
gouvernement s'insèrent en divers points du cir-
cuit pour établir les projets et les variantes, prévoir
les répercussions, élaborer les textes d'application.
On peut espérer, dans ces conditions, obte-
nir du pays plus et mieux qu'un accord : la
mobilisation d'une volonté puissante tendue vers
l'accomplissement du Plan, volonté qui à elle-
seule constitue déjà un facteur décisif du succès.

LE PLAN ET L'EUROPE

Il est impossible, à l'heure du Marché Commun,


de ne pas envisager les prolongements européens
de la politique de planification.
Comment concilier les décisions de la planifi·
cation nationale et l'appartenance à une organisa ..
tion internationale fondée sur la circulation de plus
en plus libre des marchandises, des travailleurs et
des capitaux et incluant des pays qui demeurent
fidèles, en principe tout au moins, au libéralisme,
à la non-intervention de l'État dans le domaine
économique ?
132 La République moderne
Un premier fait entre en ligne de compte ;
dans le monde qui est le nôtre, certaines questions
trop complexes ne peuvent plus être réglées, cer-
taines charges trop lourdes ne peuvent plus être
assumées ni certaines possibilités d'expansion sa-
tisfaites que par une harmonisation des forces
productives et une certaine mise en commun des
ressources et des débouchés.
Les remèdes à apporter au problème agricole
français sont, pour une bonne part, fonction des
possibilités d'exportation à destination de nos
voisins ; il n'y a pas de solution proprement na-
tionale. Dans le domaine industriel, les pays mo-
dernes sont engagés dans une révolution technique
qui accroît le coût et les difficultés du progrès éco-
nomique et social s'il est recherché dans un cadre
géographique trop restreint. Aux États- Unis et en
U. R. S. S., où le commerce extérieur ne représente
que de 3 à 5 %du revenu national, une production
de masse est assurée d'un immense débouché inté-
rieur ; les pays européens, eux, dont les échanges
extérieurs atteignent de 20 à 40 o/0 du produit
national, ne peuvent espérer l'expansion sur la
base de leur seul territoire et doivent harmoniser
leurs développements.
En fait, des plans d'équipement et de produc-
tion font double emploi ; c'est, ou ce sera, à très
court terme, le cas de l'automobile 1, du textile,
de la sidérurgie, de l'aviation, de la chimie, des
1. L'Europe disposera en 1970 d'une capacité de production
de 11 millions de véhicules par an, alors que le marché ne sera
en état d'en absorber que 8 millions au maximum.
Sur cette question, voir Cahiers de la République, no 32.
Numéro spécial consacré aux problèmes de l'automobile en
France et en Europe.
L'Etat et la planification économique 133
produits de synthèse, de l'industrie des appareils
électroménagers ; le suréquipement, qui risque
de déséquilibrer certains secteurs des économies
nationales prises séparément, peut aboutir bien-
tôt, dans l'ensemble européen, à un inadmissible
gaspillage de richesses et de forces, à un chômage
redoutable, à l'échec de la Communauté. Et, dans
le même temps, à l'intérieur de cette Communauté,
d'immenses besoins demeurent insatisfaits.
Ces problèmes, qui sont des problèmes communs,
ne seront pas résolus par le « laissez faire, laissez
passer >>. Ils exigent des interventions stimulantes
ou correctives qui ne peuvent être le fait d'un
État seul et dont l'efficacité est fonction d'une
coopération organique.
Il n'existe pas de contradiction entre une pla-
nification nationale et la participation à un ensem-
ble international qui pratiquerait une politique
planifiée, ainsi que vient de l'affirmer Robert
Marjolin, vice-président de la Communauté Éco-
nomique Européenne. En revanche, on imagine
mal comment s'intégrerait une planification na-
tionale dans un .Marché Commun à base stricte-
ment libérale, s'interdisant toute intervention pu-
blique et abandonnant l'évolution économique
aux seules lois du marché. En pareil cas, le pro-
grès économique tendrait à se localiser dans les
pays - et, à l'intérieur de chaque pays, dans les
régions - dont le développement est déjà en
avance sur celui des autres 1 . Des mouvements
1. Cf. Pierre Mendès France : Discours à l'Assemblée natio-
nale du 6 juillet 1957.- J. O. 1957, N° 70, A. N.
Il faut citer l'opinion du professeur André Marchal selon
laquelle ''l'absence de toute intervention sur un vaste marché
englobant les six économies, bien loin de conduire à une
134 La République moderne
incontrôlés et désordonnés de capitaux et de tra-
vailleurs, des importations, purement et simple-
ment « libérées », remettraient inévitablement en
question le mouvement de la production et des
échanges tels qu'ils étaient prévus par le Plan
de l'un ou l'autre État participant. Les prévisions,
les calculs, les directives des planificateurs se
trouveraient vite réduits à néant, si les États asso-
ciés ne prenaient pas de concert certaines dispo-
sitions nécessaires - qui constitueraient un début
d'action supranationale, un début de planifica-
tion collective. Pierre Pflimlin va jusqu'à écrire
« qu'une planification purement nationale perd
beaucoup de son efficacité et même de sa signifi-
cation ». Et il précise :
« Les prévisions économiques, les programmes d'inves-
tissements risquent d'être affectés gravement par les
investissements réalisés dans les autres pays membres
du Marché Commun. Je suis persuadé qu'il faudra
bientôt, ou renoncer en France à une planification
vraiment sérieuse et efficace, ou alors envisager une
planification à l'échelle européenne. »

Certes, en entrant dans un ensemble plurina-


tional, une nation n'ignore pas qu'elle accepte des
limitations à son indépendance, qu'elle aura même
éventuellement à faire face à certaines difficul-
tés nouvelles. Ces limitations, ces difficultés, elle
$
spécialisation territoriale profitable à tous, en vertu de la
théorie des « vases communicants » permettrait à l'effet de
domination de jouer et au processus d'accentuation des
inégalités économiques et sociales de se dérouler librement.••
n y a là une analyse de l'effet de répulsion exercée par les
régions pauvres et sous-développées, et de l'effet d'attraction
exercée par les régions riches et développées ».
L'Etat et la planification économique 135
ne sera disposée à les admettre que si l'esprit dans
lequel elle envisage son développement économi-
que et social n'en est pas altéré et compromis.
La planification démocratique, telle que nous la
concevons, suppose une répartition des investis-
sements et des profits qui bénéficie à la collec-
tivité entière et spécialement aux catégories les
plus défavorisées. Ces objectifs ne sauraient être
remis en cause par le Marché Commun sans qu'il
en résulte une crise politique grave. Pour les Fran-
çais, l'Europe en formation ne doit pas être l'Eu-
rope des trusts et des cartels 1, une organisation où
ces derniers, tantôt s'entendraient librement pour
fixer leurs investissements, leurs productions et
leurs prix et se partager les marchés à l'intérieur
de la Communauté ou au-dehors - et tantôt
se déchireraient dans des combats dont les travail-
leurs et les consommateurs seraient finalement les
victimes.
Laisser aller les choses sans réagir, c'est laisser
l'Europe s'acheminer vers des formes et des équi-
libres inacceptables pour les démocrates et les
socialistes. L'Europe, telle qu'ils la conçoivent,
devra s'opposer tout autant à des formes de con-
currence ruineuses qu'à des ententes contraires
au progrès et au plein emploi des hommes et des
ressources. Elle ne doit pas être un champ clos
où toutes les rivalités vont pouvoir se donner li-

1. Le danger n'est pas théorique. Le C. N. P. F. vient de


procéder à une enquête sur les accords patronaux dans l'Eu-
rope des Six. ll en ressort qu'il y a été conclu, de 1958 à 1961,
plus de 500 accords de cartels et 170 décisions d'investissements
privés d'un pays dans un autre (sans compter les accords et
investissements dans lesquels des affaires américaines sont
intervenues).
136 La République moderne
bre cours, mais au contraire une construction pour
le bénéfice de chacun et de tous 1 • La seule solu-
tion se trouve dans une planification européenne,
à base démocratique elle aussi, qui permettra
d'harmoniser la croissance productive des pays
membres, d'éviter que la liquidation des politiques
protectionnistes n'aggrave le déséquilibre entre
les régions de haut développement et les régions
déprimées ou menacées, et d'orienter la Commu-
nauté tout entière vers une expansion régulière.
Ces idées de planification nationale font leur
chemin chez la plupart des Six du Marché Com-
mun actuel. Seule, l'Allemagne s'oppose à ce mou-
vement timide encore, mais assez général. Sa
méfiance et son scepticisme traduisent l'influence
de groupes industriels puissants qui comptent sur
leur dynamisme pour conquérir de nouveaux mar-
chés sans tolérer que leur liberté soit limitée par des
prescriptions nationales ou internationales. Toute-
fois, leur action n'a pu se développer jusqu'à
ce jour que parce qu'ils ont eu, en toutes circons-
tances, le plein concours du gouvernement fé-
déral, dont l'aide n'a d'ailleurs pas toujours été
très conforme aux canons du libéralisme économi-
que. Sa prétendue politique orthodoxe comporte,

1. «Imaginez un instant que nous entrions dans une période


de dépression, de crise économique grave. On risquerait de voir
chaque gouvernement national réagir à sa manière, exporter le
chômage vers le voisin, prendre des mesures d'intervention ou
de protection qui atténueraient peut-être ses propres difficultés,
mais aggraveraient celles du voisin. On ne voit pas comment la
Communauté résisterait à une telle épreuve. C'est parce que le
risque de désintégration de la Communauté ne peut pas être
écarté que je crois qu'il faudra tôt ou tard un gouvernement
européen capable de conduire une politique économique
européenne. »(P. Pflimlin.)
L'Etat et la planification économique 137
en effet, quelques exceptions notables en faveur
de l'agriculture, de la construction, des transports,
de l'énergie, des relations économiques avec Ber-
lin, du développement des provinces de l'Est,
de l'influence économique de l'Administration sta-
tistique fédérale, ainsi que des organismes privés
de prévision. Sans oublier les investissements
publics qui représentent 40 °/0 du total des inves-
tissements (et plus encore si on y inclut les
investissements militaires) et s'élèvent presque
au double des investissements publics français!
A l'heure actuelle, c'est au gouvernement fédé-
ral qu'il revient de décider s'il acceptera que
l'Europe évolue vers une planification commune
ou s'il maintiendra une politique qui fait obs-
tacle aux objectifs de plein emploi et de croissance
des pays associés 1 .
C'est parce que le problème se posait en ces
termes, dès le premier jour, que j'ai regretté
en 1957 les modalités essentiellement libérales,
capitalistes et libre-échangistes 2 adoptées pour
la constitution du Marché Commun. Mais la candi-
dature de la Grande-Bretagne apporte un élément
nouveau. L'Angleterre est en train de se convertir
à la planification ; son gouvernement, quoique
conservateur, vient de se prononcer en faveur d'une
planification élaborée en coopération avec les syn-

1. Après tout, l'idée et la pratique de la planification n'ont


été admises en France que très lentement (ce qui explique
dans une large mesure les imperfections graves qui subsis-
tent). Beaucoup d'hommes, qui y étaient hostiles il y a dix ou
quinze ans, y ont été amenés par l'expérience et par les premiers
résultats obtenus. On peut et on doit susciter une pareille
évolution sur le plan international.
2. Voir Pierre Mendès France, ibid.
138 La République moderne
dicats. Du jour où l'Angleterre serait membre de
l'organisation, les préoccupations d'expansion,
de plein emploi, de progrès social, de démocratisa-
tion recevraient un renfort irrésistible 1 •
Ce renfort viendrait tout particulièrement des
Trade- Unions qui, le 13 juin 1962, ont défini à
l'égard du Marché Commun une position très cons-
tructive. Selon eux, les États membres doivent
pratiquer une politique de plein emploi tet d'ex-
pansion économique, stimuler la demande et le
courant des investissements, et prévoir une for-
mation professionnelle en rapport avec les be-
soins de l'économie. Ils se sont étonnés de l'impré-
cision du Traité de Rome, en ce qui concerne la
planification et l'action des États à l'égard des in-
dustries clés (par la nationalisation ou autrement).
Ils ont suggéré la création d'une Union des Ré-
serves européennes auprès de laquelle les États
membres verseraient une quote-part de leurs avoirs
en devises et en or pour fournir une assistance aux
pays en difficulté. Ces propositions doivent être
complétées sans aucun doute. Mais elles confir-
ment l'idée qu'une politique de planification eu-
ropéenne trouverait appui chez les travaillistes.
Raison de plus pour la France de favoriser l'adhé-
sion de l'Angleterre.
Il s'agit essentiellement, dans toutes ces ques-
tions, de choix politiques à faire. Si les Allemands

1. Le jour où il s'agira d'arrêter une politique économique


commune, par exemple en cas de crise mondiale, ou bien
pour faire face aux conséquences d'une récession américaine,
ou encore pour définir de nouvelles formes de coopération
avec l'Afrique, nous pourrons, semble-t-il, ajuster nos vues
assez bien avec celles des Britanniques. La chose est moins
sûre pour celles des Allemands.
L'Etat et la planification économique 139
ou les Belges achètent demain du blé et de la
viande français, de préférence à du blé austra-
lien ou de la viande d'Argentine qui leur coûtent
moins cher, cela ne peut résulter que de considé-
rations politiques majeures. Et il en est encore de
même de l'action d'envergure qui doit être menée
par la Communauté au profit de l'Ouest et du Sud-
Ouest français ou du Sud de l'Italie ; cette action
ne peut être conçue, ordonnée et poursuivie que
pour des raisons politiques ; ni les technocrates
exclusivement guidés par des préoccupations de
rendement et de productivité ni les représentants
des cartels privés ne se soucieront des problèmes
que pose la réanimation des régions déprimées
ou menacées de le devenir.
Les gauches européennes, y compris la gauche
anglaise, et les forces syndicales doivent donc pro-
longer sur le plan européen les combats qu'elles
mènent pour les réformes, le plein emploi, la plani-
fication et une meilleure répartition des revenus
nationaux ; si elles savent susciter de larges
mouvements populaires, elles s'épauleront récipro-
quement et leur impulsion se fera sentir au sein des
organisations supranationales.
L'Europe qui est à faire, c'est une Europe de
démocratie socialiste, de progrès et de paix.

PL AN 1 F 1ER, C'EST CH 01 S 1 R

Les principes qui doivent guider l'État en ma-


tière de planification, tels qu'ils viennent d'être
décrits, ne se sont pas assez traduits dans les faits
140 La République moderne
depuis quinze ans. Non pas tant faute de moyens
techniques que par suite du manque d'ampleur
de vues et de volonté des gouvernants.
La réforme de l'État doit donc comporter une
définition claire des perspectives et des buts de la
planification.
Le Plan se résume finalement en une série de
choix raisonnés. Parce que gouverner, c'est choi-
sir, le Plan est, avant tout, un acte ou une suite
d'actes politiques.
Les liens qui unissent les institutions politi-
ques et le Plan sont évidents. Et si, quant au choix
des objectifs, quant à l'exécution, le Plan est
marqué par le système institutionnel, par les
hommes responsables, par leurs tendances et leurs
convictions - inversement, le Plan, par ses exi-
gences, par les réactions et les habitudes qu'il
suscite, influencera et modifiera le fonctionnement
politique dans un sens nécessairement positif.
La planification ne réussira pas, on l'a déjà dit,
sans un État solide et démocratique à la fois.
Mais, réèiproquement, au xxe siècle, un État de-
meure faible et il ne remplit pas pleinement sa
mission s'il n'assure pas une planification efficace
de l'expansion économique et du progrès social.
VII

LA PLANIFICATION
ET LES ENTREPRISES

La liaison entre les organes responsables du


Plan et de son exécution d'une part, le secteur
productif d'autre part, pose des problèmes déli-
cats et complexes. On ne saurait les résoudre par
une formule unique en raison de la grande di-
versité des entreprises productives. Les unes
relèvent du secteur public, mais leur degré de dé-
pendance vis-à-vis de l'État est en fait très varia-
ble ; les autres appartiennent au secteur public,
mais leur degré d'indépendance est également va-
riable.
Comment la planification va-t-elle se dévelop-
per au niveau de ces entreprises qui est propre-
ment celui de l'exécution ? C'est ce qu'on va tenter
d'explorer ici sous trois rubriques consacrées :
au secteur nationalisé ;
- au secteur privé ;
- aux moyens de financement du Plan et aux
activités bancaires et financières.
142 La République moderne
C'est seulement pour les nécessités de l'exposé
que ces trois rubriques sont ici séparées. En fait,
le secteur public fonctionne dans un milieu qui
reste largement capitaliste. Il s'alimente au sec-
teur privé et le nourrit à son tour. Tout en s'effor-
çant de l'orienter, il en subit les réactions et les
pressions. Les firmes privées sont entraînées peu
à peu dans un réseau de prévisions et de prescrip-
tions émanant des pouvoirs publics sur lequel elles
peuvent prendre appui pour s'adapter aux né-
cessités actuelles, mais d'où elles peuvent aussi
tenter de s'évader.
On se trouve ici à la charnière où s'articule le
secteur privé avec celui de l'État, mais aussi l' éco-
nomique avec le politique ; zone indécise riche
de perspectives, de changements et de transfor-
mations ; sorte de front de mer séparant et réunis-
sant des éléments de nature différente mais qui
s'interpénètrent ; front de bataille aussi, où se
joue, dans une large mesure, la partie de la plani-
fication démocratique. ·

LE SECTEUR NATIONALISÉ

Le secteur nationalisé constitue ou devrait cons-


tituer l'instrument privilégié de la planification 1.
Sans doute, il ne couvre qu'une partie de l'appa-
reil de production (la valeur ajoutée par les prin-
cipales entreprises publiques n'atteint pas 15 Ofo
de la production intérieure brute). Mais l'action
1. ' La croissance suppose une ef(pansion et une dir~ction
de la consommation et de l'investissement. L'appropriation
publique peut· faciliter l'une et l'autre. • Pierre Bauchet~
La planification et les entreprises 143
qu'il exerce, en aval et en amont, la certitude pour
l'ensemble des producteurs que les programmes
prévus sont rigoureusement et intégralement exé-
cutés par les services et les sociétés publics, de-
vraient être autant de facteurs décisifs du succès
de la planification.
L'influence technique et économique exercée
par le secteur nationalisé pourrait être considé-
rable, en raison de sa consistance, de la part qui
revient à ses investissements dans les investisse-
ments globaux et de la situation stratégique qu'oc-
cupent ses entreprises.

1° Il s'étend en effet sur les ensembles publics


industriels et commerciaux suivants :
- transports et communications: la S. N. C. F.,
Air France, aéroport de Paris, les plus impor-
tantes compagnies de messageries maritimes,
les transports parisiens, les P. et T., etc. ;
- énergie : Électricité de France, Gaz de
France, Compagnie nationale du Rhône, les Char-
bonnages, le gaz naturel, l'Énergie atomique,
l'essentiel des activités de prospection et de re-
cherches de pétrole, ainsi qu'une fraction du raffi-
nage;
- fabrications diverses : la Régie Renault
et sa filiale, la SA VIEM, Sud-Aviation et ses filiales,
~ord-Aviation, Frigeavia, etc., la SNECMA, les
Potasses d'Alsace, l'Office industriel de l'Azote,
les Tabacs et Allumettes, etc. ;
- assurances : les plus importantes compagnies ;
- information : l'Agence française de Presse,
la Radio et la Télévision, la SOFIRAD (avec son ac-
tion déterminante sur les «postes périphériques »},
144 La République moderne
diverses participations dans des entreprises de
cinéma, etc. ;
- sociétés d'équipement ou d'aménagement,
entreprises agricoles pilotes, laboratoires et ins-
tituts divers, sociétés de publicité, nombreuses par-
ticipations à des activités relevant de la Santé
publique et de la Sécurité sociale, etc.
Cette énumération est impressionnante 1 • Elle
sera complétée plus loin 2 en ce qui concerne le
secteur financier et bancaire.

2o Toutes ces activités donnent lieu à des


investissements considérables. Les équipements
durables et les dépenses de gros entretien des
principales entreprises publiques ont représenté
en 1959 plus de 40 o/0 des investissements bruts
fixes de l'ensemble des entreprises du pays.
1. Sauf en ce qui concerne notamment les banques, l'élec-
tricité, les assurances, etc., ce sont les hasards de la politique
générale qui ont présidé à la constitution du secteur public
actuel. Tantôt, le but était purement fiscal (Tabacs, allumettes);
tantôt, il s'agissait de renflouer des entreprises présentant un
intérêt collectif considérable, mais devenues déficitaires et
parfois même, au bord de la faillite (chemins de fer, compagnies
de navigation maritime, transports parisiens, etc.) ; tantôt
l'État voulait promouvoir des activités appelées à demeurer
non rentables (Compagnie nationale du Rhône, Aéroport de
Paris) ou trop risquées (recherches pétrolifères) ; tantôt, il
lui revenait d'exploiter des brevets ou des biens ex-ennemis
livrés à la France, à titre de Réparations (Office national de
l'Azote, mines de potasse d'Alsace) ; tantôt encore, une entre-
prise tombait dans le patrimoine public à la suite d'une con-
fiscation pénale (Régie Renault) etc. D'où le caractère dis-
parate du secteur public où voisinent exploitations monopo-
listes et concurrentielles, les unes dirigées par leurs anciens
cadres, d'autres, au contraire, confiées à des équipes animées
d'un esprit nouveau. Bien évidemment, aucune conception
globale du secteur nationalisé ne pouvait se dégager de cette
hétérogénéité.
2. Voir pages 163 et 164.
La planification et les entreprises 145
Il est certain que les investissements énormes
réalisés par les entreprises nationalisées n'auraient
été ni effectués ni moins encore coordonnés entre
eux, si celles-ci étaient demeurées dans le secteur
privé. Les capitaux nécessaires n'auraient pu être
mobilisés ; l'auraient-ils été (sous forme, p_ar exem-
ple, de subventions ou de crédits de l'Etat) que
les programmes d'équipement seraient restés do-
minés par des considérations particulières, sou-
vent divergentes et, en tout cas, étrangères à la
planification d'ensemble de l'économie.
A la Libération, les mille cent cinquante entre-
prises de production, de transport et de distri-
bution d'électricité - anarchiquement éparpillées
sur le territoire, par suite de circonstances his-
toriques et de hasards divers - étaient aussi dis-
parates par le matériel que par les conditions
d'exploitation et les structures (lesquelles allaient
de la petite exploitation familiale isolée jusqu'au
trust lié aux groupes financiers et industriels les
plus puissants). Sans la nationalisation, le réseau
se serait reconstitué après la guerre« à l'identique».
A supposer que chaque compagnie eût trouvé sur
le marché ou reçu de l'État de quoi réparer ses
dommages et procéder à de nouveaux investis-
sements, elle n'aurait eu en vue que des besoins
purement locaux, ou ses propres liaisons capita-
listes avec divers groupes, ou encore des considé-
rations de rentabilité à court ou moyen terme. Le
pays n'aurait pas profité d'une mise en commun de
ressources qui a permis une brillante politique d'ex-
pansion, des choix d'ensemble, rélargissement des
horizons et, finalement, la construction, en quel-
ques années, du réseau global dont bénéficie
146 La République moderne
l'ensemble des consommateurs sous forme d'un
prix de vente de l'énergie électrique qui est l'un
des plus bas par rapport à 1939.
Tel est le genre d'influence que les investisse-
ments du secteur public peuvent exercer sur l' éYo-
lution économique et sur la réalisation des objec-
tifs nationaux.

3° Ces investissements retentissent sur le com-


portement des fournisseurs et des clients diree t s
et indirects des entreprises publiques (ciment, cons-
truction mécanique ou électrique, etc.) ou encore
sur celui des sociétés privées qui arrêtent leurs pro-
pres programmes en fonction de celui- des sociétés
nationales. Ici encore, le secteur public joue un
rôle moteur capable d'entraîner l'ensemble de
l'économie du pays. C'est ainsi que « l'E. D. F.,
les Houillères et la S. N. C. F. ont forcé l'industrie
du gros matériel électrique à une spécialisation
technique et à un développement rationnel qui
lui ont permis de rattraper son retard 1 ».

Or, malgré de si réels avantages, de si évidentes


possibilités, une expérience, vieille maintenant de
quinze ans au moins, montre que les gouverne-
ments successifs n'ont pas su ou osé utiliser la puis-
sance dont ils disposaient ainsi (puissance ampli-
fiée au surplus par le recours éventuel à de
nombreux autres moyens d'intervention). Les gou-
vernements n'ont pas su ou osé se faire obéir par les
entreprises publiques. Celles-ci ont trop souvent
poursuivi leurs fins propres, non sans de beaux
résultats parfois, mais sans se soucier de se subor-
1. P. Bauchet : Propriété publique et Planification, p. 244.
La planification et les entreprises 147
donner au Plan 1. Le cas n'a même pas été rare
d'entreprises nationalisées donnant l'exemple de
l'indiscipline (en matière de programme de produc-
tion, d'investissements, de prix, de salaires, etc.).
A titre d'exemples :
- Les programmes réalisés par les arsenaux et
la Marine de guerre dans les années qui ont suivi
la Libération ont presque toujours été supérieurs
aux programmes envisagés par le Plan et aux au-
torisations votées par le Parlement.
- Dans la même période, nous avions besoin
de plus de tracteurs que de voitures automobiles.
Mais la Régie Renault préférait fabriquer des
autos, et ses représentants expliquaient qu'ils ne
voulaient pas abandonner le marché à leurs con-
currents du secteur privé. Argument sans valeur
car l'État répartissait alors les contingents d'acier
et pouvait de ce fait contrôler sans difficulté l'en-
semble de la production automobile publique et
privée.
- Les banques nationalisées ont poursuivi leurs
affaires avec le souci classique de réaliser des pro-
fits et de n'ouvrir de crédits qu'aux entreprises
qm répondaient aux critères de solvabilité des

1. • La firme publique est plus sensible aux impératifs du


Marché qu'à ceux du Plan. » Pierre Bauchet.. ibid., p. 141.
« Toute firme, fût-elle publique, a une tendance à ne voir
que son intérêt propre... Le calcul économique d'une firme
publique laissée à elle-même la conduit à des décisions qui
maximisent son intérêt, mais pas nécessairement celui de la
collectivité. Certes, elle a peut-être moins que son homologue
privé le souci du bénéfice. monétaire de courte péiWde et
davantage celui de la croissance à long terme. Mais ... l'entre-
prise publique, tout comme une entreprise indépendante,
tend à confondre ses propres fins et l'intérêt national. » Ibid.,
p. 219-220. . ,,
148 La République moderne
banquiers orthodoxes du x1xe siècle ; tout en re-
fusant, au contraire, bien souvent, leur soutien à
des activités que le Plan entendait promouvoir.
- On a vu en 1959, 1960 et 1961, sous un ré-
gime qui se prétend fort, une entreprise d'État,
la Compagnie française des Pétroles, refuser d'ap-
pliquer les directives gouvernementales en matière
de pétrole saharien, de sorte que le ministre de la
Production a fini par créer, pour parvenir à ses
fins, une nouvelle Société, l'Union générale des
Pétroles (en attendant que cette dernière en vienne
peut-être, à son tour, à déterminer seule sa poli-
tique, au mépris des volontés et des prescriptions
de l'État!).
Dans d'autres domaines, encore, les nationali-
sations n'ont pas porté les fruits qu'on en atten-
dait. Beaucoup espéraient une révolutio~ dans les
rapports des travailleurs et de l'entreprise ; il
n'en a rien été, malgré quelques améliorations
(rôle des délégués d'atelier, par exemple). Il n'y
a pas eu de cogestion, ni même commencement
d'une cogestion qui aurait pu servir de test 1 •
Sans doute, les syndicalistes n'y étaient-ils pas
préparés ; sans doute encore, les techniciens chargés
de la gestion des firmes publiques n'ont-ils ja-
mais reçu de directives précises et ils n'étaient guère
enclins, par leur formation, à prendre des initia-
tives de cette nature. Toujours est-il qu'aucune
tentative intéressante n'est à signaler.
Il serait injuste toutefois de ne pas reconnaître
que plusieurs entreprises nationales ont manifesté
1. Toutefois, des délégués du personnel siègent au sein du
Conseil d'Administration et jouent un rôle, sans doute effacé,
mais non négligeable, à la S. N. C. F. et à la SNECMA.
La planification et les entreprises 149
un réel dynamisme par quelques réalisations ori-
ginales, dont le contrat de la Régie Renault est
un bon exemple. Dans la plupart des entreprises
d'État, la sécurité de l'emploi est entourée de ga-
ranties individuelles et collectives 1 ainsi que, dans
une moindre mesure, la stabilité des gains ouvriers
(voir de nouveau Renault et son fonds d'égalisa-
tion des ressources). L'effet d'osmose de ces précé-
dents sur le secteur privé n'est pas négligeable.
Enfin, l'existence d'entreprises publiques dans
les secteurs de base a grandement favorisé la pro-
pension à la technicité et à la modernisation. En
plus d'une circonstance, ces entreprises ont su
prendre des responsabilités et même des risques
devant lesquels des capitalistes auraient reculé. Au
total << la charge qu'elles représentaient pour la
puissance publique, dès avant la nationalisation,
s'est réduite, alors que la qualité et la quantité
des services rendus s'améliorent », écrit Pierre
Bauchet. Mais pour ajouter aussitôt : « Pourtant,
nous avons observé ... combien les politiques de fait
étaient encore loin des normes d'intérêt général. »
Pour qu'à l'avenir, la planification tire un meil-
leur parti des entreprises d'État, il faudrait re-
tenir les principes suivants :
a) La firme nationalisée doit toujours être au
service du Plan. Pour elle, le Plan est impératif ;

1. Les conventions collectives assurent une meilleure sécu-


rité ouvrière (discipline, conditions de licenciement, etc.)
et une reconnaissance du rôle des instances syndicales. Tou-
tefois. certaines rigidités dans les statuts de diverses catégories
àe personnels créent une sorte de risque de fonctionnarisation
auquel il fàudra prendre garde dans l'avenir. D'autre part,
on le sait, les salaires ont, dans l'ensemble, augmenté sensi-
blement moins dans le secteur public que dans le secteur privé.
150 La République moderne
cela suppose, d'une part, que ni les autorisations
nécessaires ni les crédits ne lui seront refusés par
l'administration - mais qu'elle·u,ême, en re·
v anche, ne se soustraira jamais à l'exécution des pro·
grammes qui découlent du Plan ni ne les défor·
mera en vue d'objectifs non prescrits par le Plan.
« Pour les entreprises nationales, il ne doit y avoir
ni doutes ni problèmes. Le Plan définit pour chacune
d'elles les équipements à réaliser chaque année ; les
dirigeants de ces entreprises sont responsables de
l'exécution des programmes d'investissement. »
Ainsi s'exprime Alexandre Verret. Et Gilbert
Mathieu complète :
« Il serait anormal de laisser se prolonger le paradoxe
actuel d'entreprises nationales (banques, assurances,
sociétés pétrolières, etc.) n'exécutant pas le Plan ou
subordonnant cette exécution à des considérations
secondaires qui leur sont propres. »
Or, tandis que, dans le passé, les entreprises
nationales ont été assujetties à d'innombrables
contrôles financiers, stricts et parfois «tâtillons »,
leurs décisions en matière économique sont restées
pratiquement indépendantes. Il n'est pas question
de porter atteinte à leur indispensable autonomie
de gestion ; bien au contraire, elle doit être élargie
à beaucoup de points de vue. Mais il importe
d'organiser entre elles et le Commissariat au Plan
une liaison régulière et organique pour assurer le
respect des directives et des programmes que
leurs dirigeants doivent toujours considérer comme
absolument prioritaires.
b) L'une de leurs tâches majeures 'concerne la
réanimation des régions déprimées ou en voie de
La planification et les entreprises 151
recul. L'exemple spectaculaire de Decazeville a
montré qu'elles ne se sont pas senties tenuei
d'intervenir à cet effet ; la liquidation de mines
déficitaires, prévue dix ou douze ans à l'avance, ne
s'est accompagnée d'aucun effort systématique
des Houillères nationales (leur statut le leur in-
terdisant d'ailleurs!) pour fournir de l'emploi à une
main-d'œuvre menacée par le chômage et une acti-
vité nouvelle à une région notoirement défavorisée.
En fait, si la politique d'aménagement du terri-
toire et de décentralisation a donné, jusqu'à ce
jour, des résultats médiocres, les entreprises
nationalisées en sont pour une bonne part res-
ponsables ; au lieu d'implanter leurs installations
nouvelles dans les régions déprimées, elles les ont
multipliées dans des zones à forte densité indus-
trielle, donnant le mauvais exemple, cette fois
encore, au secteur privé lui-même. En Italie, la
loi exige des entreprises d'État qu'elles fassent
40 o/0 au moins de leurs investissements dans les
régions du Sud, et cette politique s'est révélée
fructueuse.
c) Les sociétés nationalisées doivent aussi mani-
fester plus d'audace dans le domaine social pour
y constituer une avant-garde active.
L'élargissement du rôle des Comités d'entre-
prise 1 , la reconnaissance des sections syndicales
d'entreprises et d'usines, le développement des
congés-éducation indemnisés et, d'une manière plus
générale, de l'information technique et économique
des cadres syndicaux, etc., sont les premiers
éléments d'une action d'ensemble qui stimulerait

1. Yoir chapitre VIII.


152 La Républiq"tUJ modernB
la promotion ouvri~re, .facteur indispensable au
succès de la planification démocratique.
d) Un remembrement de l'ensemble du secteur
nationalisé s'impose pour faire disparaître des
contradictions ou des chevauchements qui s'ex-
pliquent par l'histoire, mais ont souvent perdu
toute justification.
Est-il indispensable que chacune des banques
nationalisées dispose de succursales dans chaque
sous-préfecture de France, dans tant de chefs-
lieux de canton, dans chaque quartier de Paris ?
Si le Conseil national du Crédit n'est pas parvenu
à réduire le nombre excessif des guichets, ne
faut-il pas envisager des mesures générales pour
éliminer des doubles emplois coûteux et anti-
économiques ? Est-il logique que les Charbonnages
continuent à produire de l'électricité dans leurs cen-
trales thermiques qui devraient revenir à l'E. D. F.?
Ou que la S. N. C. F. continue à gérer une
flotte qui concurrence les compagnies de naviga-
tion nationalisées?
Discipline rigoureuse à l'égard du Plan, dyna-
misme dans les régions, hardiesse en matière
sociale, rationalisation des ressources et des
moyens, telles sont les exigences auxquelles doit
répondre le secteur public et qui doivent lui être
obstinément rappelées.
De son côté, l'État ne devrait-il pas être le
premier client de ses propres entreprises ? Est-il
normal que l'armée achète ses camions dans le
secteur privé et non à telle société dont l'État est
l'unique actionnaire? Pourquoi ne ferait-il pas
procéder au recouvrement de ses créances (créances
fiscales y compris) dans les villes, par les banques
La planification et les entreprises 153
nationalisées, à la campagne, par le Crédit agricole,
de manière à obtenir non seulement une économie
de frais généraux, mais aussi une coordination de
ses diverses activités, garantie d'une meilleure
productivité générale ?
Sur la foi de campagnes souvent intéressées,
l'opinion a tendance à croire que les sociétés natio-
nalisées profitent d'importants privilèges financiers,
qu'elles reçoivent des subventions camouflées,
qu'elles jouissent d'importants avantages fis-
caux, etc. Elle serait surprise d'apprendre que la
vérité est tout autre et que l'Etat ne donne
même aucune préférence aux sociétés qui relèvent
de lui pour ses approvisionnements et ses travaux.
e) Toutes les suggestions qui précèdent, bases
d'une politique globale du secteur nationalisé qui
a toujours fait défaut, auraient, si elles étaient
retenues, leurs répercussions sur l'économie géné-
rale, sur l'aménagement du territoire, sur l'exten-
sion du progrès social. Elles devraient être étudiées,
précisées et contrôlées par un Conseil supérieur
du secteur nationalisé, où figureraient les repré-
sentants des entreprises publiques, du Commissa-
riat au Plan, des syndicats ouvriers et des usagers.
Utile instrument d'exécution du Plan, ce conseil
serait, en quelque sorte, la conscience collective
du secteur public, il matérialiserait son unité
profonde, il lui imprimerait son impulsion générale.
Enfin, il pourrait administrer des services communs:
commandes à l'industrie privée 1 , barèmes de
traitements et de salaires, politique de décentra-
lisation, etc.
1. Un organisme central des commandes publiques, comme
il en existe un aux États-Unis, pourrait jouer un rôle très
important.
154 La République moderne

LE SECTEUR PRIVÉ

La situation du secteur prive au sein d'une


économie planifiée pose des problèmes dont les uns
s'apparentent à ceux qui intéressent le secteur
public industriel, tandis que d'autres gardent un
caractère spécifique.
Leur intérêt dépasse la simple actualité. Tout
porte à supposer, en effet, que l'économie française
restera longtemps une économie mixte où coexis-
teront entreprises publiques et entreprises privées,
les unes et les autres devant se conformer aux
nécessités de la planification, selon des prin-
cipes à préciser.
Les marxistes ont longtemps pensé que la
maturation du capitalisme conduirait à son rem-
placement par un type nouveau d'économie dana
lequel la totalité des biens de production reviendrait
à la collectivité. Mais Bevan a souvent fait observer
que l'évolution à laquelle nous assistons ne se
conforme pas à ce schéma ; que le capitalisme ne
correspond pas à un modèle fixé une fois pour
toutes et incapable de se modifier par lui-même,
ainsi qu'on pouvait le croire au siècle der-
nier, et que celui d'aujourd'hui ne ressen1ble
plus au capitalisme que Karl Marx a connu. De
nombreux facteurs l'ont amené à se transformer :
la démocratie politique (qui a eu toutes sortes de
répercussions sur le caractère des relations entre
classes et groupes sociaux), le développement du
secteur nationalisé dans une économie demeurée
capitaliste (situation non prévue par Karl Marx),
La planification et les entreprises 155
l'instinct vital des entrepreneurs (entrepreneur' s
sur~i~al instinct) qui les a incité et les incitera de
plus en plus à modifier certains de leurs comporte-
ments et de leurs structures. L'un des changements
les plus intéressants concerne précisément J'adap-
tation de l'économie privée à la planification.
En tout état de cause, le présent ouvrage,
consacré aux problèmes qui se posent à court et à
moyen termes, vise une période durant laquelle
l'économie française conservera un caractère mixte
et composite.
Au xrxe siècle, quand le domaine de la démocra-
tie se limitait au terrain politique, les actes écono-
miques individuels conservaient un caractère
strictement privé et n'affectaient pas la vie sociale.
De notre temps, la démocratie s'étend de plus en
plus au terrain économique ; le socialisme moderne
est, précisément, l'inclusion dans le champ de la
démocratie de secteurs qui lui étaient autrefois
interdits. En fait, les actes économiques relèvent
de moins en moins de décisions individuelles
(plus précisément, ils en relèvent en raison inverse
de leur importance} et sont de plus en plus
intégrés à la trame de la vie sociale. Inversement,
des orientations politiques risquent continuelle-
ment d'être imposées au pouvoir par des données
ou par des décisions économiques qui échappent à
son contrôle, mais dont chacun comprend main-
tenant que l'État doit les dominer.
L'expérience. de l~ planification française, pour
imparfaite qu~ elle ait été, a montré qu'il possède
déjà les moyen~ d'exercer son influence ou son
contrôle sur des secteurs de· la production restés
juridiquement dans le domaine privé. Ces moyens
156 La République moderne
auraient pu être utilisés avec beaucoup plus de
fermeté et surtout de cohérence.
Le seul fait, tout d'abord, que le Plan fasse
apparaître des perspectives probables ou certaines 1
pour une période déterminée, ne peut ,pas ne pas
retentir sur les projets et les décisions des entre-
preneurs. Les uns, informés que le Plan leur
assurera un marché, seront incités à procéder à des
investissements qu'ils n'auraient pas risqués sans
cela ; d'autres, à l'inverse, renonceront à des
programmes dont le Plan aura montré Firréalité
ou le danger. Grâce au Plan, l'économie, ses possi-
bilités, son expansion éventuelle sont mieux
comprises par tous les producteurs individuels.
Ce seul aspect d'information constitue déjà un
puissant levier - celui qui, en fait, a le plus pesé
sur les initiatives et les décisions des producteurs,
au cours des quinze dernières années.
Il en existe bien d'autres : action sur la monnaie,
répartition qualitative et quantitative du crédit,
prêts à taux d'intérêts réduits, subventions,
dégrèvements fiscaux, garanties diverses données
par l'État, commandes et marchés publics, aides
à l'exportation, etc., toutes méthodes qui se sont
révélées d'une indiscutable utilité pour pousser les
entrepreneurs à se comporter et à produire
conformément aux indications du Plan.
C'est, sans aucun doute, la politique du crédit
qui représente pour l'État la technique la plus
efficace et un développement particulier lui sera

1. Si le Plan est impératif pour l'État et les entreprises natio-


nales, leurs décisions, pour une période donnée, peuvent être
escomptées, à coup sûr, par le secteur privé.
La planification et les entreprises 157
consacré plus loin 1 • Si une entreprise (privée ou
publique) voit sa politique d'investissement cana-
lisée et orientée (par le contrôle des émissions sur
le marché, le contrôle de la distribution des
crédits bancaires et celui de l'autofinancement),
elle ne peut pratiquement pas se soustraire aux
directives du Plan.
Ici encore, des règles claires doivent être posées,
de temps à autre, afin d'assurer, en toutes cir-
constances, la suprématie de la politique écono-
mique qui résulte du Plan.
Au total sans doute, le Plan ne peut présenter,
dans les entreprises privées, le caractère obligatoire
qui s'impose dans les services publics et les entre-
prises nationalisées. Mais, son influence peut et
doit être décisive, surtout à l'égard des firmes
importantes, des industries très concentrées et de
celles qui se situent en amont des processus de
fabrication et qui les alimentent 2 •
Il importe, par conséquent, que les entreprise~
appartenant à ces catégories soient appelées
à établir des plans de développement prévisionnels
et à les communiquer aux Commissions de Moder-
nisation du Commissariat au Plan. Celles-ci sauront
alors si les projets d'équipement envisagés se
situent, dans leur ensemble, en deçà ou au-delà
des objectifs nationaux ; elles pourront, le cas
éehéant, procéder aux arbitrages et proposer

1. Yoir p. 163 et suivantes.


2. '' La planification doit être très impérative dans œ que
l'on peut appeler les secteurs de base; les investissements
puLlics, l'urbanisme, l~ crédit ; et doit laisser ensuite de plus
en plus de liberté au fur et à mesure que l'on se rapproche des
produits tels qu'ils sont mis à la disposition des organismes
privés. » (Georges Le,·ard.)
158 La République moderne
les mesures susceptibles d'atteindre les buts visés.
Elles doivent également pouvoir .s'assurer que sont
effectués les gros équipements nécessités par
l'exécution du Plan.- mais aussi que les entreprises
renoncent, s'il y a lieu, aux opérations incompa-
tibles avec ce dernier.
Dans les domaines où l'initiative privée reste
timorée et insuffisante en présence de décisions
nécessaires à la réalisation du Plan (implantations
d'usines dans les régions déprimées ·et sous-déve-
loppées, par exemple), l'État créera lui-même
des pôles d'activité et de production, comme il le
fait en Italie.
Enfin, à côté de ses moyens de persuasion,
l'État peut aussi recourir à la dissuasion. A côté
des interventions positives et stimulantes il dis-
pose, en effet, de moyens négatifs, de sanctions,
de pénalisations : surcharges fiscales, privations de
certains avantages, restrictions sélectives de crédit,
interdiction puTe et simple... En présence d'une
mauvaise volonté ou simplement d'une inertie
persistante, il ne doit pas hésiter à y faire appel.
En cas de conflit grave et prolongé entre le
Plan et une entreprise ou un secteur de production,
quand des firmes s'opposent durablement à la
réalisation des programmes ou participent à des
ententes qui ont pour effet d'en empêcher l' exécu-
tion, l'intérêt général doit prévaloir, quelles que
soient les résistances ; en dernier ressort, l'État
peut toujours recourir à la nationalisation.
A l'issue d'une étude consacrée à ces problèmes,
les membres du Club Jean-Moulin ont conclu à
la nécessité de na.tionaliser tout monopole ou tout
secteur industriel qui opposerait à llEtat la {Q'rce
La planification et les entreprises 159
d~inertie contre la politique du Plan ; allant plus
loin, ils demandent la nationalisation de sec-
teurs déterminés lorsque la concurrence s'exerce
entre secteurs à l'intérieur d'une même fonction
économique (transport ou énergie) ; enfin, ils
recommandent la création d'entreprises d'État,
lorsqu'il y a carence de l'initiative privée en pré-
!l!ence de besoins indiscutables : c'est le cas de
diverses productions (certains biens d'équipement)
ou de l'intervention dans des régions économique-
ment déprimées quand l'industrie privée n'agit pas
malgré tous les encouragements publics (hypothèse
Decazeville). La nationalisation n'apparaît donc
pas au Club Jean-Moulin comme une fin en soi,
mais comme le moyen d'assurer une planification
véritable 1 •
De son côté, Gilbert Mathieu, au Colloque
pour une planification démocratique, a proposé
« la nationalisation des firmes de grande taille
s'opposant systématiquement à la réalisation du
Plan ... ainsi que la création d'entreprises publiques
en cas de carence de l'initiative privée ». Et la
résolution finale demandait « l'extension des natio-
nalisations ... notamment si, dans un secteur clé,
un petit nombre d'entreprises, venant à occuper
une position dominante, démontraient un compor-
tement monopolistique menaçant l'exécution du
Plan, en échappant aux réglementations et aux
incitations existantes ».
Ce qu'il faut retenir, c'est que toute une école
de la pensée économique contemporaine donne

1. Voir, dans le même sens: Georges Boris, Les Cahiers de la


République, no 16.
160 La République moderne
la priorité aux objectifs poursuivis ; pour elle,
la nationalisation n'est que l'une des méthodes à
utiliser pour les atteindre.
Bevan, lui aussi, considérait que les buts fixés
devaient conditionner toute l'action. Mais, pour
être assuré de la discipline de l'ensemble des
facteurs de production au service de ces buts, il
posait que les « hauteurs dominantes de l' écono-
mie» devaient, en tout état de cause, être socialisées.
Les critères qui permettent de déterminer ces
« hauteurs dominantes » ne sont d'ailleurs pas
invariables, certains pôles de l'économie pouvant
prendre, ou perdre, selon les circonstances, une
importance décisive. Qui aurait pensé à nationa-
liser l'industrie de l'uranium, il y a cinquante ou
soixante ans ?
Au total, l'étendue de la propriété collective,
dans un pays et à un moment donnés, est mesurée
non par une règle immuable, mais par les conditions
qui prévalent, les tâches qui doivent être accomplies
et le degré de coopération que les pouvoirs publics
rencontrent.
Ce qui importe, c'est que l'État soit assuré
d'être obéi lorsqu'il veut développer tels secteurs
industriels, accélérer la rationalisation, empêcher
l'exploitation des travailleurs et des consomma-
teurs, en un mot, atteindre les objectifs fixés par les
instances démocratiques qualifiées. Ce qui compte
essentiellement, ce n'est pas de savoir si une
entreprise donnée est ou non propriété publique,
mais si elle est au service des buts que l'Etat
démocratique lui a assignés.
Ainsi apparaît une distinction entre le problème
de la propriété d'une entreprise et celui de la
La planification et les tmtreprises 161
politique qu'elle suit ; cette distinction n'est pas
sans rapport avec la séparation qui s'opère len-
tement entre les capitalistes, les propriétaires d'une
part, les techniciens, les dirigeants, ceux qui
prennent les décisions d'autre part. Le premier
rôle tend à revenir à celui qui maîtrise la technique
et non, comme autrefois, à celui qui possède le
titre de propriété et l'argent. La direction des
grandes affaires privées .,...-- comme celle des
administrations et des entreprises publiques -
appartient de plus en plus aux détenteurs de
diplômes, de moins en moins aux détenteurs
d'actions. L'ingénieur pèse plus que l'actionnaire,
parfois même plus que le gros actionnaire. << Le
plus important aujourd'hui n'est pas la propriété
mais le pouvoir de décision qui s'en dissocie peu à
peu », écrit André Philip. .
Certes, la différenciation est loin d'être partout
et complètement réalisée et il ne faudrait pas
affirmer, comme on l'a fait quelquefois, que la
classe capitaliste << se disloque » ou même << se
dissout » ; souvent les managers sont issus de
cette classe, ou bien ils s'y intègrent et adoptent
plus ou moins consciemment une mentalité de
possédants. << Il serait fâcheux, sous prétexte de
moderniser l'analyse des structures capitalistes,
de... surestimer les incidences de la séparation
entre propriété et gestion. ,> (Bernard Cazes).
Il n'en reste pas moins que, par leur formation
même, les techniciens ont des réflexes et des
préoccupations qui leur sont propres. Soucieux
d'expansion et de productivité, ils
« ont, plus que les milieux financiers propriétaires,
tendance à développer les capacités et le progrès
162 La République moderne
techniques. Pour un volume d'affaires et de bénéfice brut
équivalent, les premiers investiraient plus que les se-
conds; ceux-ci, dans la mesure où ils conservent encore
un rôle prédominant dans la Direction, font prévaloir la
~écurité au détriment de l'équipement ; ils sont plus
sensibles aux obstacles juridiques personnels et financiers
qui gênent les concentrations et moins soucieux de
rationalité technique que les cadres 1 ».

L'importance prise par cette nouvelle couche, dont


Burnham avait peut-être tiré des conclusions exa-
gérées, mais qui avait attiré à juste titre l'attention
de Léon Blum, doit faciliter une coopérati~m, moins
méfiante que par le passé, eutre les entreprises du
secteur privé et les services publics responsables de
la planification 2 •
La constitution d'une élite d'administrateurs et
de techniciens indispensables ne va d'ailleurs pas
sans risques. Son goût même de l'efficacité peut la
rendre parfois aveugle à l'aspect proprement
humain des problèmes et développer une redoutable
volonté de puissance. Il faudra veiller à ce qu'elle
ne s'érige pas à son tour en caste, en oligarchie 3 •
C'est une raison supplémentaire de promouvoir le
renforcement et le développement, au sein de
l'entreprise, des rouages et des mécanismes qui
favorisent une participation croissante de la classe
ouvrière elle-même ; dans les relations entre les
organes chargés de la planification et les entre-

1. Pierre Bauchet : Ibid, p. 243.


2. Cf. Georges Boris, Les Cahiers de la République, no 16.
3. Éventuellement en contact avec certains hauts fonc-
tionnaires de même origine sociale ou universitaire.
La planification et les. entreprises 163
prises, l'action et le rôle de la classe ouvrière et de
ses représentants devront toujours être prévus 1 •

FINANCEMENT DU PLAN

L'action sur le crédit et sur les moyens de fin an-


cement, en général, constitue la forme d'inter-
vention la plus décisive sur le développement des
entreprises productives, nationales ou privées.
Sans même parler du court terme, il est certain que
le contrôle des crédits et des ressources nécessaires
au financement des investissements peut garantir
la conformité du comportement des entreprises
aux directives du Plan. Inversement, la planifi-
cation reste un leurre si le crédit est distribué
de telle sorte que les entreprises peuvent établir
et exécuter leur programme de développement
sans tenir compte des prescriptions du Plan.
Cet instrument décisif, l'État jusqu'ici ne l'a
pas utilisé avec rigueur, alors qu'il possède le
réseau bancaire et financier le plus puissant. En
dehors de la Banque de France, clé de voûte de
l'édifice de la monnaie et du crédit, il dispose, en
effet, des quatre principales banques de dépôts
(qui représentent 55 % de l'activité bancaire
proprement dite), des chèques postaux qui consti-
tuent à eux seuls la plus importante banque de /
dépôts du pays, du Crédit populaire, du Crédit
agricole, de la Caisse des Dépôts et Consignations
et des Caisses d'Épargne, du Crédit national, du
1. Ces problèmes seront plus longuement évoqués au cha-
pitre VIU.
164 La République mlJÀtlrne
Crédit foncier, de la Banque nationale française
du Commerce extérieur, des plus importantes
compagnies d'assurances (qui sont des sociétés
d'investissements), ainsi que des nombreuses fi~
liales de ces établissements. Enfin, il exerce sur les
banques privées un droit de regard et de contrôle
pouvant aller jusqu'au veto.
Lorsqu'on entend réclamer, dans les congrès ou
les cDlloques, « la nationalisation du crédit »,
cela ne peut signifier qu'une chose : l'État n'a pas
utilisé jusqu'ici les armes puissantes qu'il avait
entre les mains. Ce n'est sans doute pas par hasard,
si l'on observe que, depuis la Libération, la France
a été presque constamment dirigée par des gou~
vernements modérés ou sur lesquels les modérés
exerçaient une grande influence.
L'État a donc laissé les banques et les établisse-
ments financiers, dont il est le maître théorique, se
comporter, la plupart du temps, comme l'auraient
fait les anciennes banques, avant leur nationali-
sation. Ce n'est donc pas tant un problème de
structure qui se pose ici, qu'un problème de
commandement et d'autorité de l'État.
La meilleure preuve que les gouvernements
n'ont jamais eu la volonté d'utiliser des moyens qui
se trouvaient cependant en principe à leur dis-
position, c'est qu'ils n'ont jamais créé, au sein
du ministère des Finances et des Affaires écono-
miques, une Direction générale du Crédit chargée
de coordonner l'ensemble des décisions et opéra-
tions en matière de crédit, et qui aurait disposé des
attributions actuelles de la Direction du Trésor,
du Secrétariat du Conseil national du Crédit, du
Fonds de Développement économique et social
La planification et les entreprises 165
et de la Centrale des Risques (afin de pouvoir
procéder au recensement de tous les crédits
accordés). Une telle Direction eût permis d'assurer
un rôle bien plus important au Conseil national
du Crédit, dont les membres ont acquis une bonne
expérience depuis 1946, mais dont les pouvoirs
devraient être étendus. Ce Conseil devrait donner
aux banques, sur toutes les questions qui font
l'objet de ce chapitre, des directives précises et
recevoir le moyen d'en suivre l'exécution. Il les
donnerait non seulement, comme c'est le cas
aujourd'·hui, en fonction de la conjoncture, mais
aussi en rapport avec les prévisions et les demandes
du Plan. Le crédit à court et à moyen termes,
les crédits d'investissements, l'évaluation des res-
sources d'autofinancement, le contrôle du marché
financier... seraient constamment suivis par le
Conseil national. Et une politique monétaire -le
verso de la politique économique - serait ainsi
définie à intervalles réguliers.
Les directives du Conseil national du Crédit
porteraient, en premier lieu, sur la politique moné-
taire générale, c'est-à-dire sur le volume de la
monnaie et du crédit 1 • Elles seraient complétées,
1. Il est de mode d'afficher un grand scepticisme à l'égard
de l'efficacité de la politique monétaire - surtout depuis le
fameux rapport Radcliffe. Autrefois, on y voyait une panacée
universelle. ll ne faut pas tomber dans l'excès in:verse. Il est
vrai que les variations du taux de l'intérêt n'entraînent pas
toutes les conséquences que les économistes classiques en
attendaient; il est vrai aussi qu'en période de crise, l'abon-
dance de la monnaie et du crédit ne suffit pas à assurer la
relance. Par contre, le contrôle monétaire peut tantôt freiner
des expansions inflationnistes dangereuses et tantôt, en sens
contraire, soutenir des actions positives pour combattre les
récessions. Surtout, des mesures sélectives peuvent amplifier
puissamment ·celles qui agissent d'une manière globale.
166 La République moderne
à destination des organismes publics et pnves,
par des précisions qualitatives portant sur les
objectifs d'investissements préYUB par le Plan, et
sm les critères .de sélection des vctrois de crOOit. Ce
travail d'orientation du crédit n~a jamais été
m-ganisé d'une manière systématique et personne
jusqu'ici ne fournit aux banques d.es critères de
sélection dans les divenes branches de la production.
C'est ~n fonction de la conformité au Plan des
projets présentés, et non pas seulement de leW'
rentahilit2 financière, que doit se faire l'octroi des
crédits. ùs banques, nationalisées ou non, ont
tendan.œ à le lie.r trop étroitement à La solvabilité
actu~Jle dei emprunteurs, solvabilité qui ne saurait
être un critère suffisant, en l'absence de con.cordan.ce
entre les opérations envisagées et les prévisions
du Plan. En sens contraire, il ne saurait être ques-
tion d'exiger d'une banque qu'elle soutienne et
finance des entrepri~es qui n' off.riraient pas, à son
jugement, les garanties de sérieux néœssaires. Ou
hien alors il faudrait envisager, dans certains
cas, la mise en cause de la responsabilité financière
de l'État, sa garantie de bonne fin, des bonifica-
tions d'intérêts ou tout autre avantage financier
appelé à compenser des risques pris dans l'intérêt
de la planification.
Dans ces conditions, l'appareil ha ne aire public
et privé pourra se confonner aux programmes
financiers qui devront accompagner le Plan~ La
présentation mêmè de celui-ei devra être aJD.é..
li orée en ·conséquence pom .faire ressortir; compte
tenu de facteurs varié& (ressourees propres, auto·
financement), l~ he-soins financiers des div4n'S
secteurs et les méthodes envisagées pour les satîs·
La planification et les entreprises 167
faire : crédits bancaires, émissions sur le mar-
ché, etc. La Direction générale du Crédit pourra
établir des plans précis de réalisation pour chacun
de ces programmes.
Ce travail est impossible à l'heure actuelle, car le
Plan est loin d'être assez explicite dans ses dévelop-
pements financiers. Il indique bien les perspectives
de croissance des principales industries, mais il ne
fournit pas aux distributeurs de crédit une base
leur permettant de savoir quelles opérations
doivent ou ne doivent pas bénéficier de leur
concours. En fait, comme le Plan prévoit une
augmentation de la production pratiquement
dans tous les domaines, les établissements de
crédit ont tendance à envisager favorablement
toutes les demandes qui leur s-ont faites, sous la
seule réserve des critères traditionnels de solva-
bilité ou autres, qui, eux, n'ont aucune signifi-
cation économique.
Dans les perspectives qu'il trace à chacune des
grandes branches industrielles, le Plan devra être
accompagné d'indications plus complètes sur les
critères à retenir pour l'octroi des crédits. Il devra
décrire, dans chaque secteur, l'entreprise type
dont il y a lieu de se rapprocher (structures, dimen-
sions, proportions de la production destinée à
l'exportation, relation optimum entre inves-
tissements et chiffre d'affaires, etc.). De pareilles
descriptions permettront aux banquiers saisis
d'une demande de crédit de procéder à des
sondages technologiques et économiques et de
prendre leurs décisions en conformité avec les
nécessités du Plan 1 •
1. Elles seront également indispensables pour éclairer les
168 La République moderne
Dans certains cas, ouvertures ou accroissements
de crédits devront en conséquence être refusés à des
entreprises, même très solvables. Dans d'autres
cas, au contraire, il apparaîtra que telle branche
n'épuise pas les possibilités de crédit prévues à son
profit. Dans cette hypothèse, les banques devront
agir auprès des entreprises pour les engager à
élargir leurs perspectives ; si elles ne sont pas
écoutées, l'État dispose des moyens d'incitation
et de stimulation déjà évoqués.
Il faudrait s'arrêter ici sur plusieurs autres
aspects des problèmes de financement. La réforme
de la Bourse, une régularisation des cours par la
taxation des plus-values, l'établissement par la
Direction générale du Crédit, en conformité avec
le Plan, de programmes d'émissions publiques
(au profit des entreprises nationalisées comme des
entreprises privées) constitueraient des moyens
d'action efficaces.
Une autre série de questions plus importantes
encore concerne les rapports de la planification
et de l'autofinancement. De cette technique
financière, comme de la langue d'Ésope, on peut
dire beaucoup de bien et beaucoup de mal 1 •
De plus en plus et dans tous les pays modernes
- aux États- Unis comme en Union Soviétique, en
eomités d'entreprise, leur donner une idée des genres de déve-
loppements ou de reconversions qui doivent être envisagés dans
l'intérêt du Plan. Ces informations seraient beaucoup plus utili-
sables pour les comités d'entreprise que les indications limitées
au domaine purement économique qui figurent actuellement
dans le Plan et qui peuvent difficilement être traduites en
terrues appropriés à la vie d'une entreprise particulière.
1. Pierre Mendès France : « Épargne volontaire et Épargne
forcée », in Revue de Science et de Législation financières -
avril-jnfn 1953 - et ProbUmes Économiques no 281, mal 1953.
La plt!ni ficatio-n. et les entreprises 169:
Allemagne comme en France- les entreprises pu-
bliques ou privées se procurent tout ou partie des
ressources nécessaires à leur équipement et à leur
modernisation, en incorporant, à cette fin, une
marge supplémentaire de profit dans leurs prix
de vente. n faut être attentif aux ineonvénients
qui en découlent, aux abus et aux désordres qui
peuvent en résulter, aux déviations par rapport
au Plan que l'autofinancement peut entraîner
en permettant des investissements futiles et
inopportuns, dont le coût est cependant supporté
par les consommateurs, c'est-à-dire par la collec-
tivité tout entière. Il est donc devenu indis-
pensable d'envisager des dispositions pour que
les ressources procurées par l'autofinancement
soient dirigées vers des emplois conformes au
Plan et détournées au contraire des emplois
contre-indiqués 1 •
On n'entrera ici dans aucun détail technique.
Le. principe à retenir est que l'autofinancement
ne doit jamais contrarier ou fausser l'exécution
du Plan, mais bien au contraire être mis à son
service 2..
t. Alexandre Verret, dans le rapport déjà cité, a proposé
un système de calcul de « marge du Plan » dans chaque branche,
afin de mettre à la disposition des entreprises des crédits
d'autofinancement, en rapport avec leurs besoins, crédits dont
le montant serait c&nnn et l'usage contrôlé. Ce système pour-
rait s'appliquer au secteur nationalisé sans difficulté et peut-
être aussi aux grandes entreprises du secteur privé ; d'autres
méthodes conviendraient aux firmes moins importantes.
2. Les autorités de Vichy, à l'instigation des autorités
d'occupation, avaient mis sur pied un système très simple pour
que les ressources d'autofinancement soient utilisées en con-
formité avec les besoins de l'économie de guerre allemande.
Ce qui a été fait efficacement « pour le roi de Prusse • peut
demain être mis en œuvre avec autant de succès pour des
fins d'intérêt national.
170 La République moderne

LES.EFFORTS DE TOUS
DOIVENT TENDRE AU BUT COMMUN

Le Plan doit mobiliser toutes les volontés, celle


du président du Conseil dans son cabinet, celle
du chercheur dans son laboratoire, celle de l'ou-
vrier dans son usine. Mais « le rôle de l'entreprise
dans la réalisation du Plan est évidemment déter-
minant. Aucun système économique n'a jamais
pu remplacer la responsabilité des dirigeants d'en-
treprise. Au contraire, la poursuite d'objectifs
ambitieux suppose un dynamisme et un esprit
d'initiative de tous. >> (Alexandre Verret.) Les
entreprises représentent le stade de la réalisation
sans lequel les travaux préparatoires, les discus-
sions, les mises au point et les décisions ne seraient
que du vent.
Il n'y a pas lieu, à cet égard, d'opposer, comme
on le fait parfois, secteur privé et secteur public.
« A leur division ... ne correspondent pas des séries
d'actes autonomes, séparés, d'actes non liés. •
(François Bloch-Lainé.) Pour l'un comme pour
·l'autre, tout doit tendre au but commun.
En ce sens, chaque entreprise est un service pu-
blic et le Plan est la chose de la Nation tout entière.
VIII

PROMOTION DU SYNDICALISME

Le rôle des syndicats ouvriers ne cesse de


s'amplifier et leur champ d'activités de s'étendre.
La place qu'occuperont demain le Conseil Éco-
nomique et Social et les conseils économiques
régionaux (dont la création sera envisagée plus
loin 1 ), institutions au sein desquelles les syn-
dicats seront largement représentés, implique en
ce qui les concerne des conséquences qui méritent
réflexion.
Certes, ils conserveront une indépendance sans
réserve vis-à-vis de l'État, et demeureront les
défenseurs naturels des revendications ouvrières.
Il n'en reste pas moins que leur participation aux
discussions et aux décisions économiques natio-
nales et régionales - participation indispensable
à la démocratisation de la vie publique - les asso-
ciera à des responsabilités nouvelles.
Les adversaires de cette évolution se fondent
souvent sur l'insuffisante représentativité des or-
1. Voir chapitre IX.
172 La République moderne
ganisations syndicales : seule, en effet, une petite
proportion des travailleurs français cotise aux syn·
dicats. Mais leur influence s'étend bien au-delà de
la fraction qui paie ses timbres ; on pourrait la
figurer par une série de cercles concentriques qui
mesureraient leur rayonnement sur les différentes
couches de la classe ouvrière. On trouverait, au
centre, un noyau solide, composé des éléments
moteurs, secrétaires et délégués qui assurent la
vie des sections, militent, assistent aux réunions
intérieures comme aux manifestations publiques,
gardent le contact avec les centrales et sont pra-
tiquement toujours prêts à suivre les mots d'ordre.
En second lieu, tous ceux qui, sans être des mili-
tants engagés dans le combat permanent, manifes-
tent activement leur solidarité, se rendent aux
réunions importantes et cotisent assez réguliè-
rement. Cette fraction s'est accrue non seule-
ment dans la fonction publique, mais aussi dans
certains secteurs de pointe, qui correspondent
aux catégories professionnelles les plus modernes,
les plus touchées par le progrès technique, la
mécanisation et l'automation (pétrole, chimie,
électronique, etc., où la proportion de main-
d'œuvre syndiquée atteint souvent 50 °/0 ). Vien-
nent ensuite ceux qui, sans participer officielle-
ment à la vie syndicale, ont pour habitude de
modeler leur comportement individuel sur les
mots d'ordre donnés par telle ou telle organisation ;
sans doute, ils ne suivent que d'une manière irré-
gulière, mais l'influence syndicale ne s'en exerce
pas moins assez fortement sur eux, surtout dans
certaines circonstances particulières. Reste, enfin,
la masse des inactifs et des inorganisés ; or, même
Promotion du 8yndicali8me 173
chez eux, l'indifférence à l'égard du syndicat n'est
jamais totale ; dans les occasions graves, les or-
ganisations ouvrières apparaissent capables (si
elles ont bien choisi leur terrain) d'entraîner -
par exemple dans une grève - la quasi-unani-
mité des salariés d'une entreprise ou d'une pro-
fession. Ainsi, l'efficacité syndicale ne se mesure
pas au pourcentage de travailleurs inscrits, mais
plutôt à une série d'effets directs ou indirects qu'on
aurait tort de sous-estimer 1 •
Cette influence ne pourra que s'accroître à me-
sure que les syndicats se verront reconnaître de
nouveaux droits, de nouveaux moyens d'action et
d'intervention. Si le syndicalisme paysan a pu
enregistrer, en peu d'années, une proportion con-
sidérable d'adhésions, c'est que des attributions
officielles lui ont été reconnues depuis longtemps
et que les exploitants ont été conduits, de ce
fait, à s'intéresser de plus en plus à la vie profes-
sionnelle, au choix des dirigeants, à la gestion
d'œuvres communes importantes. La même évo-
lution se produira pour les syndicats ouvriers,
à partir du moment où leur rôle sera officialisé
et organisé dans l'État comme dans l'entreprise.
Le présent chapitre envisagera la place qui re-
vient au syndicalisme dans la réforme générale
de l'État, son intervention dans la planification
nationale (en suite des propositions résumées aux
chapitres v, VI et vn) et l'évolution des rapports entre

1. ll n'est pas rare qu'une section de la C.G.T. par exemple


qui, dans une usine, ne trouve pas plus de 10% de cotisants,
recueille 55 ou 60% des voix lors de l'élection du comité d'en-
treprise. On connatt aussi le rôle des syndicats dans les élec-
tions des dirigeants des Caisses de Sécurité sociale, etc.
174 La République moderne
le syndicalisme et l'entreprise (celle-ci impliquée
dans le processus de planification, ainsi qu'on
l'a vu au chapitre vu). Quant à l'insertion du
syndicalisme dans la région économique, elle sera
évoquée au chapitre IX.

LE SYNDICALISME
ET LA PLANIFICATION DÉMOCRATIQUE

. Dans plusieurs grands pays modernes, les syn ..


dicats exercent principalement leur influence sur
la vie publique par l'intermédiaire des partis poli ..
tiques. Formulant des revendications - qui ne se
limitent pas forcément aux problèmes sociaux -
ils contraignent les partis à prendre position pour
les soutenir ou les repousser. Des liens de fait et
parfois de droit unissent partis et syndicats.
Tantôt un parti essaie de dominer un syndicat,
au moins en ce qui concerne les activités qui ne
relèvent pas de l'action revendicative. Tantôt,
à l'inverse, on voit un parti devenir dépendant
d'un syndicat (les dirigeants des Trade Unions,
par exemple, ne se font pas faute de le rappeler
aux chefs du Labour Party).
En France, des relations ont toujours existé
entre certaines formations syndicales et certains
partis. Mais, plus qu'à l'étranger, les syndicats ont
tenu à sauvegarder au maximum leur autonomie
à l'égard non seulement des formations politiques,
mais de l'activité politique elle.. même. La Charte
d'Amiens en est la manifestation la plus.· catégo-
rique.
Promotion du syndicalisme 175
Le trait dominant de la psychologie de maints
dirigeants syndicaux est fait de cette farouche
volonté d'indépendance : non seulement face aux
employeurs (privés et publics}, non seulement face
aux partis, mais aussi face au régime économique
existant et (d'avance) à tout régime nouveau,
même s'il devait être socialiste. De là, à l'égard de
tout engagement, une méfiance profonde qui s'étend
jusqu'aux procédures d'arbitrage obligatoire, dont
le principe n'est cependant pas récusé par certains
syndicalismes étrangers. De là encore la volonté de
maintenir, en toute circonstance, le droit de
grève, et une vive hostilité à tout système politique
qui l'éliminerait (c'est l'un des obstacles que ren-
contre la propagande communiste lorsqu'elle
fait l'éloge des régimes de l'Est où il est aboli).
De la volonté de voir les syndicats conserver leur
liberté intégrale, vis-à-vis de toutes les autres for-
ces économiques, sociales ou politiques, découle
le droit pour chaque ouvrier de récuser telle ou
telle centrale si elle ne lui paraît pas assez indé-
pendante. D'où la possibilité toujours ouverte
d'une pluralité d'organisations et le refus du syn-
dicat unique qui risque de devenir soit un syndicat
officiel, un syndicat d'État, soit la « courroie de
transmission » d'un parti.
La division syndicale comporte pour la classe
ouvrière, et même pour la collectivité, des incon-
vénients hien souvent rappelés : elle entretient
rancœurs et rivalités, elle pousse aux surenchè-
res. Mais elle est aujourd'hui inévitable en France.
C'est aux syndicalistes de chercher entre eux, sur
la base -des principes démocratiques, les moyens de
coopération durables ou temporaires, larges ou
1'76
restreint'&, qui leu.r paraîtront nécessaires. n ne
saurait être question ni d.' exercer des pressions
du dehors ni de porter atteinte à la liberté syn-
dicale, c'est-à-dire au droit à la multiplicité qui
reste la meilleure garantie de leur indépendance.
En tout cas, dans l'état actuel des choses, ·c'est un
fait que l'addition de formations distinctes con-
fère aux travailleurs, dans des occasions détermi-
nées, une puissance et une efficacité très sup-é-
rieures à celles dont ils disposeraient s'ils se
trouvaient enrégimentés au sein d'une organi-
sation artificiellement unif::.ée.
Le refus de la classe ouvrière d'accepter son
encadrement daru; une formation monolithique re-
pose, en dernier ressort, sur un profond instinct
démocratique. Car la démocratie est incompati-
ble avec l'intégration autoritaire, elle reconnaît
la vakur des diversités d'individus et de grou-
pes, elle exige que soit respectée la liberté des
options. De là, cette réaction négative à l'égard
des syndicats des pays de l'Est ; l'organisation
des travailleurs ne doit pas être au service
de l'État. même si beau.eoup d'entre eux esti-
ment ee dernier favorable aux intérêts de la
elass~ ouvrière. Le socialisme démocratique exige
la discussion, un débat toujours ouvert ; il
doit, en toutes circonstanœs, sauvegarder pour
tous la possibilité de contester le pouvoir et ses
décisions. Le syndicalisme entend exercer effecti-
vement les mêmes droits.
(( Toute d-émocratie ne vit que d'un sentiment
d'autodéfens~ populaire», a écrit le prüfesseur Mau-
rice Ha uri ou. Tel est aussi l'esprit qui anime le
syndicalisme daru un ~tat démocratique m.oderne
Promotion du syndicalisme 177
et que Paul Vignaux définit comme« l'esprit
de toute revendication dans laquelle, conscient
de sa dignité, l'individu pose lui-même son droit
individuel ou celui d'une collectivité à laquelle
il appartient, lutte pour en obtenir la reconnais-
sance, y risque ses biens et parfois sa vie». Ce syn-
dicalisme-là n'oublie pas qu'un conflit demeure
toujours en vue, que, même dans une nation fon-
dée sur des principes et des bases sociales égali-
taires, les intérêts des diverses couches et caté-
gories de la population mettront un très long
temps à s'harmoniser, et que les cadres administra-
tifs seront toujours à surveiller.
Mais il existe une voie vers la solution du con-
flit : elle réside dans la transformation du pouvoir
de manière que <( puissent s'y installer les volontés
populaires » (G. Burdeau). Dès lors, après les né-
cessaires confrontations, des accords peuvent
intervenir. Sans doute, ces accords, la classe ou-
vrière voudra pouvoir les contrôler par l'inter-
médiaire de ses organisations, les discuter, voire
les repousser. Et parce que des positions diffé-
rentes doivent toujours pouvoir s'exprimer dans
son sein, la possibilité de la coexistence d' organi-
sations syndicales distinctes demeurera cha-
cune représentant alors une tendance ou une
orienta ti on particulières.

Le syndicalisme ainsi défini, libre dans son com-


bat, indépendant dans ses décisions, quel va être
son rôle au sein d'une économie démocratiquement
planifiée? On ne saurait l'assimiler à celui qu'il
178 La République moderne
joue dans une économie capitaliste du type libéra]
ou dans une économie planifiée autoritaire.
Au sein d'une économie libérale, dans la Grande-
Bretagne ou la France d'il y a cent ans, par exem-
ple, l'action syndicale est facile à définir. Tout le
jeu économique repose sur le principe du « laissez
faire, laissez passer », et c'est «la loi de la jungle il.
Le développement économique s'opère dans et
par la lutte entre les diverses forces qui parti ci-
pent à la production, c'est-à-dire entre les classes
sociales. Avec les armes dont ils disposent, par
exemple la grève (légale ou illégale), les syndicats
s'efforcent de peser sur la répartition du revem;
national ; leur action ne vise qu'à la revendication,
à la contestation, à la pression continuelle sur les
autres parties prenantes. Le système en lui-même
ne leur offre aucune garantie organique ; pour
arracher des concessions, les travailleurs, malgré les
défenses, créent des associations dont ils exigent
peu à peu la reconnaissance. L'État est entre les
mains d'autres forces sociales, ils ne peuvent pas
compter sur lui pour accomplir réformes et chan-
gements. Dans cette situation, le rôle des syndi-
cats est clair: c'est, tout entier, un rôle de combat.
En régime de planification autocratique et dic-
tatoriale, il en est tout autrement. Dans l'Union
Soviétique de 1925 à 1930, par exemple, le Plan
est arrêté au sommet, par une autorité qui cen-
tralise tous les pouvoirs et promulgue des déci-
sions contraignantes pour tous. Chacun est assu-
jetti au Plan, le syndicalisme comme tous les autres
organes et institutions. Dans les régimes de ce
type, il ne peut exister qu'un syndicat (en effet,
1a mission de tous les syndicats, s'il y en avait
Promotion du syndicalisme 179
plusieurs, serait absolument identique), de même
qu'il n'y a généralement qu'un parti. Syndicat,
parti, administration ne sont que des instruments
au service du pouvoir ; il ne saurait y avoir mar-
chandage, contestation ou opposition. Le syndicat
applique des décisions prises en dehors de lui.

Qu'adviendra-t-il dans l'hypothèse de la pla-


nification démocratique ?
1° Élaboration du Plan~ L'intervention des
syndicats au sein des institutions où le Plan est
élaboré et aiTêté est l'élément essentiel et spéci-
fique de la démocratisation. Faute de ce concours,
la planification n'aurait pas du tout le caractère
souhaité. Elle demeurerait bureaucratique et tech-
nocratique.
Pour s'incarner dans les faits, cette conception
nouvelle rencontrera de grandes difficultés dont la
première, la plus sérieuse peut-être, est d'ordre
psychologique ; elle réside dans cette méfiance des
syndicalistes qui a été décrite plus haut. Elle est
fondée sur tout un passé d'inégalité sociale et
économique. L'évolution moderne a modifié les
conditions et l'ampleur de cette inégalité, mais
l'esprit des travailleurs en reste profondément
imprégné et il faut en tenir compte lorsqu'on veut
instaurer des formes nouvelles de dis.cussion, de
confrontation, éventuellement de coopération.
Pour effacer les traces du passé, pour obte-
nir des ouvriers le concours qu'on désire, il
faudra d'abord leur assurer de plus fortes positions.
Ici, on est obligé d'évoquer, une fois de plus et
en tout premier lieu, le problème de l'information
économique. C'est un fait connu que les syndica~
180 La République moderne
listes doutent toujours de la valeur et de la loyauté
des chiffres mis en avant par le patronat et aussi
de ceux que fournissent les administrations.
Il est essentiel de confronter continuellement, dans
les commissions mixtes, les données officielles et
celles. dont disposent les organisations ouvrières.
Quant aux statistiques, les représentants syndi-
caux doivent savoir comment elles sont établies,
sur quelles bases, selon quelles méthodes, pour-
quoi et comment on fait entrer en ligne de compte
tel ou tel élément de correction, etc. La comptabi-
lité économique, tout comme le travail de planifi-
cation proprement dit, doit s'élaborer dans une
maison de verre, afin de créer un climat de con-
fiance qui seul permettra la construction d'une
œuvre commune.
Les conditions de la discussion, le vocabulaire
même devront être, plus d'une fois, révisés. Trop
souvent « les militants syndicalistes ont l'iropres-
sion de jouer les béotiens ou les importuns dans un
cercle de famille ; ils butent ... sur le caractère très
fermé de certaines professions ... » écrit un respon-
sable syndical, Roger Jacques. Tant que ce cli-
mat persistera, le travail collectif se heurtera à
d'immenses difficultés.
La proportion des ouvriers dans les corr mis-
sions est également un facteur important pour
rompre leur isolement et effacer le sentiment cl' être
sous-représentés. Actuellement, elle ne dépasse
pas le dixième dans les commissions du Plan,
le reste étant réparti à peu près également «mtre
fonctionnaires et représentants du patronat. Ce
déséquilibre, facteur supplémentaire de méfiance
et de malaise, doit être corrigé.
Promotion du syndicalùme 181
2° Contrôle du Plan. Si, à l'issue de la procé-
dure d'élaboration du Plan, un ou plusieurs syn-
dicats se déclarent en désaccord avec les déci-
sions prises, s'ils estiment qu'elles ne font pas à la
classe ouvrière la part qui lui revient dans la dis-
tribution du revenu national, ils se placent na-
turellement dans l'opposition par rapport au
Plan, le combattent et disposent pour cela de
toutes leurs possibilités d'action traditionnelles
que rien ne saurait amputer ni restreindre.
Si, au contraire, le Plan recueille leur adhésion,
leurs porte-parole approuvent le projet et il en
résulte une situation nouvelle. On se trouve
désormais en présence de ce qu'on a appelé un
quasi-contrat, c'est-à-dire, d'une certaine manière,
un engagement. Le droit syndical de contestation
subsiste, mais il se développe alors dans des
conditions bien différentes de celles qui préva-
laient dans l'économie capitaliste du xi xe siècle.
Si, par la suite, l'État ou d'autres agents de
la production ne remplissent pas leurs obligations,
essaient d'éluder les disciplines, les syndicats doi-
vent pouvoir dénoncer la violation du quasi-con-
trat et en tirer les conséquences. Leurs moyens de
contestation et de lutte leur permettent d'exiger
le respect des engagements pris par tous ceux qui
prétendent s'en évader.
Mais, pour cela, il faut d'abord qu'ils puissent
s'assurer du comportement de tous les partici-
pants (et, en premier lieu, de l'État). Il est donc
indispensable qu'ils aient un droit de contrôle
sur l'exécution. Dès lors, leur incombe une nou-
velle responsabilité liée aussi au caractère démo-
cratique de la planification et au quasi-contrat
182 La Républi;que motlerne
qui a été passé. On ne peut être partie à un con-
trat sa.nE reven:diqu~r le droit et les moyens d'~n
apprécier le respect par les autr~ parties.
3° Execution du Plan. Suppos-om; nmintenant
que ehaeun. fasse son devoir et s'em-ploie con-ec-
tement à assurer le suceès du Plan. En ce cas,
leB syndicats doivent eux aussi, et dans l"intérêt
même de leurs mandants, contribuer _active~nt
à la réussite. Il ne s~agit plus cette fois d,empêeher
les sabotages et les fraudes, mais de collaborer à
l'effort collectif -en vue dn résultat. Il arrivera
que· les syndieats critiqn:ent re manque de vigu-eur,
l'insuffisance de tel ou tel agent, de tel ou tel sec-
teur de production. Par la foree des choses, ils
en viendront à s'intér~r directement à l'exé-
cution du. Plan, et e,est la trnisi~me forme de leur
intervention.
Le sens même et la nature de l' aetion syndicale,
.on le voit, sont transformés par le iait que la pla-
nification dém{)cratique exige le concours de la
classe mrvrière organisée. Enoore une fois, il n'est
paB possible de coneevoîr une telle planification
Bi l'on n'accepte pas un élargÎsBement du role
du syndicalisme.
Nous ne sommes plus en économie libérale, n-ous
nous en éloignons chaque jour davantage. Les or-
ganisations ouvrières doivent concilier les oonsé-
quences qui en dée6ulent avec leur droit perma-
nent de contestati-on et de revendication. La
mutation qui s'opère les conduira à réviser de.s
principes et des règles qui leur étaient chers. C'est
la condition même du succès de la démocratie
économique.
Promotion du syndicalisme 183
L'évolution rapide de la société industrielle
entraîne une autre série de problèmes concernant
la formation et le nombre des hommes destinés
à assumer les tâches concrètes de la planification.
Les formations démocratiques en général, les syn-
dicats en particulier, on l'a vu, ne disposent pas
encore d'assez d'hommes préparés à remplir plei-
nement une mission qui s'élargit de jour en jour.
Or, la démocratie économique en exigera de plus
en plus, du seul fait que les décisions ne seront plus
déléguées à des groupes restreints, mais devront
être prises et appliquées par un nombre croissant
de responsables et d'intermédiaires qualifiés.
Dans un premier temps, il faudra compter es-
sentiellement sur les hommes formés dans et par
l'action. On ne peut attendre, pour aller de l'avant,
de disposer en quantités suffisantes de cadres so-
ciaux parfaitement compétents et expérimentés.
Il faudra travailler avec les moyens du bord, même
s'il en résulte quelques difficultés initiales. Lors-
que, au x1xe siècle, le bulletin de vote fut accordé
à tous les citoyens, ils n'étaient pas tous en état
de s'en servir à bon escient. Certains soutenaient
alors - sans manquer au bon sens à proprement
parler - que le droit de vote devait être donné
à ceux seulement qui détenaient une instruction
suffisante. Mais si les droits politiques avaient
été réservés à ceux qui savaient lire et écrire,
l'école primaire, laïque et obligatoire, n'aurait très
probablement vu le jour qu'un demi-siècle plus
tard, et l'octroi du suffrage universel en aurait été
retardé d'autant. Plutôt que de piétiner, on a eu
raison de prendre quelques risques. Notre situa-
tion est aujourd'hui comparable. Cette génération
184 La République moderne
doit entrer dans la démocratie économique, même
si, dans ce domaine, chacun n'est pas encore ab-
solument apte à opérer les meilleurs choix, à tout
instant.
La nécessité n'en demeure pas moins de prépa-
rer, pour le succès de l'action économique et de
la planification, le plus grand nombre possible
d'hommes capables de prendre leurs responsabilités.
La formation technique, économique et même
politique des cadres ouvriers, constitue une des
tâches les plus importantes pour les syndicalistes
et les démocrates de ce pays.
En fait, de réels progrès sont déjà accomplis.
L'organisation de l'action ouvrière, à l'échelon
des entreprises ou à l'échelon départemental,
montre que les syndicats sont de plus en plus
animés par des militants qui ont beaucoup acquis
empiriquement au cours des quinze années écoulées ;
non sans mérite, la répression ou les brimades
ayant souvent entravé ce développement. Répres-
sion et brimades se sont d'ailleurs aggravées depuis
quelques années, car le recul de la démocratie
politique et des libertés s'accompagne toujours
d'une recrudescence des pressions antiouvrières
et antisyndicales.
« Alors que l'accession du syndicalisme aux respon-
sabilités implique le renforcement de la puissance
syndicale, la sécurité pour ses représentants, des
facilités données aux militants pour accéder à la forma-
tion nécessaire, l'on voit chaque jour les syndicats
combattus, ignorés, décapités, mis en face de difficultés
considérables pour assurer leur rôle 1 • >)
1. Edmond Maire, Secrétaire général adjoint de la Fé-
dération des Industries chimiques C. F. T. C. L'Express,
16 aoftt 1962.
Promotion du syndicalisme 185
Cependant, malgré tous les obstacles, on a vu
se former, et somme toute en peu de temps, des
équipes qui permettent de très bien augurer de
l'avenir si un effort systématique est partout en-
trepris ou élargi.
La politique à suivre consiste donc, d'un côté,
à hâter au maximum les modifications de struc-
ture nécessaires à la République moderne - en
comptant, pour la première période, sur les mili-
tants déjà préparés et qui peuvent assurer dès
maintenant une large part du travail - et, par
ailleurs, à former, le plus vite possible, de nou-
veaux cadres ouvriers. Leur intervention en nom-
bre croissant, garantie de l'indépendance et de
l'efficacité syndicales, engendrera plus de confiance
en ses possibilités d'avenir dans les rangs de la
classe ouvrière.
Mais le renforcement d'une élite ouvrière de
plus en plus associée à des responsabilités nationa-
les et régionales ne doit jamais couper celle-ci
de la base. Or, la base s'intéresse d'abord à l'ac-
tion dans l'entreprise. Les deux séries d'activités
doivent aller de pair. On traitera donc mainte-
nant de l'action syndicale à l'intérieur de l'entre-
prise, sur le lieu du travail et face à l'employeur.

LE SYNDICALISME DANS L'ENTREPRISE

On lit dans une note de la C. F. T. C. :


« La force du syndicat se trouve dans sa capacité et
ses possibilités de regrouper les travailleurs des entre-
prises... L'action syndicale se déroule pour sa part
186 La République moderne
essentielle dans l'entreprise elle-même. C'est là que se
manifestent, dans leurs réalités, les raisons d'être du
syndicalisme, que se nouent les oppositions qui posent
des problèmes à la vie nationale ; c'est là en tout cas
que le dialogue ou le conflit se réalisent en principal...
Il est toujours un peu étonnant ... d'entendre un inter-
locuteur admettre que le syndicalisme a sa part dans
telle prise de responsabilités, dans l'élaboration de
telle politique (par exemple, la politique économique
régionale), alors que le même interlocuteur ne saura pas
admettre l'importance de la vie syndicale à l'échelon le
plus bas ou s'imaginera les problèmes résolus à cet
endroit ... La représentativité d'une organisation syn-
dicale au plan national et mêmç de sa branche profes-
sionnelle, participe d'abord du poids effectif que sei
syndicats possèdent, de l'attrait qu'ils exercent sur
les salariés des entreprises. ))

Dès maintenant, les syndicats sont devenus les


intermédiaires obligés pour le règlement de cer-
tains problèmes, négociations paritaires, conflits
sociaux, etc. Qu'une grève éclate, même si le syn-
dicat ne l'a pas déclenchée, la solution ne peut
être négociée que par lui. L'employeur ne s'y
trompe pas 1 •
Cette situation n'est pas très ancienne. Parmi
les réformes du Front populaire, la moins spec-
taculaire peut-être, mais organiquement la plus
novatrice, est précisément celle qui a consacré
le système des conventions collectives et donné

1. Les syndicats sont devenus (( en tant que corps intermé-


diaires représentatifs, un élément de l'équilibre de l'entreprise
en ce qui concerne les rapports avec le personnel, même si
ces rapports sont des rapports de tension». Marc Serratrice:
Stratégie patronale et Stratégie ouvrière vues à travers la 1\Iétal-
lurgie, in Perspectives Socialistes, aoi"'t-septembre 1962.
PriJm(;tion du syndicalisme f87
aux syndieat.s une vocation juridique nouvelle.
C'est depu.is 1936, en effet, que se sont développées
les tractations paritaires entre employeurs et
organisatioru; ouvrières ; au point que certains y
voient aujourd'hui la plus caractéristique et la
plus efficace des activités syndicales. Ceci vaut
également pour la fonction publique où, théo-
riquem-ent., les conditions du travail ne relèvent pas
d'un contrat mais d'un statut promulgué par
l'État ; en fait, la puissance syndicale a introduit
dans le règlement des problèmes un véritable
élément contractuel.
Comment concilier ce genre de participation 1
à la vie économique et sociale avec l'attitude de
contestation et d'opposition qui est tradition-
nellement celle de notre syndicalisme? Dans un
article de l'Encyclopédie française, Pierre Le
Brun et André Barjonnet (ce dernier est Je théo-
ricien officiel du parti c-ommuniste pour les pro-
blèmes syndicaux) éclairent hien le pr-oblème :
« Conflit et dialogue ne s'excluent pas mais s'opposent
et se conditionnent dans une unité dialectique de tous
les instants. Pour violents qu'ils soient, il est peu de
conflits qui n'aboutissent finalement à un dialogue ...
Le dialogue est aussi nécessaire que le conflit. »

~s propos ne sont pas sans courage sous la


plume de deux militants qualifiés de laC. G. T.
Il n'en reste pas moins que les tractations collec-
tives ont une signification véritablement révolu-
tionnaire du fait qu'elles concrétisent, en face des

1. Que certains ont d'ailleurs appelé« participation cGnflk-


tuelle ». Voir p. précédente, note 1.
188 La République moderne
directions d'entreprises, la constitution et l'ex-
tension, au profit des syndicats, d'un pouvoir
rival.
Depuis 1936, l'ouvrier n'est plus seul en face
du patron, dans ce tête-à-tête où il était con-
damné à avoir toujours le dessous ; ses intérêts
sont pris en main par le syndicat et par les délé-
gués qui parlent en son nom. Un système nou-
veau est en train de prendre corps.
A partir de là, les grandes organisations syn-
dicales s'efforcent de développer et de consolider
leur présence dans l'entreprise même. Elles trou-
vent appui sur certaines structures de la vie in-
dustrielle moderne. Le niveau de qualification
plus élevé que requiert l'industrie, la jeunesse d'un
grand nombre d'ouvriers et de techniciens (fac-
teur qui, compte tenu de la pyramide des âges,
s'affirmera encore dans l'avenir), la relative sécu-
rité résultant du plein emploi (assez bien maintenu
au cours des dernières années), les conditions du
travail en équipe (contrastant avec l'ancienne in-
dividualisation des postes), tout cela facilite le
recrutement syndical dans l'entreprise. Et cette
situation apparaît plus nette encore dans les bran-
ches avancées de l'industrie (électronique, électro-
mécanique, pétrole, chimie, etc.) où, on l'a déjà
noté, le taux de syndicalisation est notoirement
plus élevé que dans les usines du type classique.
L'évolution ainsi observée crée un lien direct
entre les revendications ouvrières et les conditions
particulières de l'entreprise. Même si cette der-
nière comporte divers établissements, géographi-
quement éloignés les uns des autres, la pression
syndicale tend à s'exercer en fonction de la réalité
Promotion du syndicalisme 189
économique que constitue l'entreprise, de ses pos-
sibilités financières, de ses perspectives d'expan-
sion. De plus en plus, par-delà l'atelier ou l'usine,
c'est la firme dans son entier, en tant qu'unité
économique distincte, que 1' on considère.
Si les conditions de rémunération ou de travail
dépendent étroitement de la situation de la firme,
le syndicat éprouve le besoin d'être bien informé
de cette situation. Il est conduit à s'intéresser de
très près à la gestion au point de vue technique
(organisation du travail, outillage, pertes de temps,
etc.) et au point vue économique (justification des
investissements, orientation des fabrications, etc.).
Ces préoccupations se font jour dans les accords
d'entreprise les plus récents 1 •
L'ouvrage du Club Jean-Moulin, L'État et le
Citoyen, insiste sur l'évolution en cours. Il relève
que, dans un premier temps, les organisations ou-
vrières les plus combatives ont manifesté une réelle
méfiance à l'égard des accords d'entreprise con-
sidérés (non sans raison parfois) comme des« pièges
paternalistes » ; mais que, dans une période ulté-
rieure, des accords et des engagements paritaires,
concernant la vie générale de la firme, ont pu être
négociés par des sociétés importantes :les syndicats
- y compris parfois, la C. G. T. -s'y sont ralliés,
ncn sans réticence, mais avec le souci de ne pas
s'opposer à une évolution qui semblait découler de
la nature nouvelle des rapports de production. Peu
à peu, on a vu apparaître dans certains milieux ou-
vriei·s l'idée que les accords d'entreprise pourraient
avantageusement se substituer aux anciennes con-
Yentions de branche ou de département.
1. Yoir J\Ta.rc ::erratr:ce - Ibid.
190 La République moderne
A vrai dire, il n'y a pas contradiction et les ac-
cords passés au niveau de l'entreprise ne sont pas
incompatibles avec des conventions plus larges
à l'intérieur desquelles ils peuvent même éven-
tuellement se situer.
L'inclusion, dans les accords d'entreprises, de
clauses garantissant le contrôle des promesses
patronales par l'organisation syndicale a parfois
été obtenue. Certains de ces accords récents ont
mème prévu, au profit des syndicats, une sorte
de droit de vérification sur la gestion générale
de l'affaire, avec possibilité de consulter l'essen·
tiel de la comptabilité ; figure également dans
d'autres accords l'engagement par la direction
de consulter le syndicat sur tout changement pro-
jeté dans l'organisation technique dn travail et
les conditions matérielles de la production. Ce
nouveau droit d'information et de critique cons-
titue une promotion remarquable des organisa-
tions syndicales et les conséquences sont loin d'en
être épuisées.
En résumé, les traits nouveaux du syndicalisme
dans les industries de pointe sont marqués par
une forte participation syndicale, par la valori-
sation des sections d'entreprise et par une orien-
tation de type gestionnaire. La méfiance à l'égard
des formes traditionnelles de la lutte politique et,
à l'inverse, la croyance dans la valeur de l'action
syndicale puissamment organisée, ont, de leur
côté, pris un style plus moderne ; elles conduisent
de plus en plus les responsables à l'étude appro-
fondie des phénomènes économiques, qui con-
cernent r'entreprise ou qui dominent l'ensemble
de la conjoncture. Dans la mesure où l'économi·
Promotion du syndicalisme 191
que envahit chaque jour davantage le politique,
le rôle du syndicat, d'abord essentiellement or-
ganisme de défense ouvrière, se charge de signi-
fications politiques.
Toutes ces conquêtes mettent en cause ce qu'on
a pu appeler le monarchisme patronal. Le pouvoir
absolu de la direction est de plus en plus battu
en brèche, notamment en matière de discipline
intérieure et d'organisation du travail. Si la juris-
prudence des tribunaux reste extrêmement conser-
vatrice, la pratique, elle, tend à évoluer à la fois
dans les situations de fait et dans les accords passés.
Certes, de vives résistances se manifestent dans les
entreprises moyennes. Et, comme on l'a déjà noté,
une sorte de contre-offensive s'attaque aux mili-
tants et aux délégués syndicalistes. Les problè-
mes de licenciement n'ont encore reçu que des
solutions médiocres (exception faite de disposi-
tions plus libérales souvent convenues dans le sec-
teur nationalisé). Il faut donc prévoir de nouveaux
moyens de défense, des procédures appropriées,
soit à l'intérieur des entreprises (comités de dis-
cipline paritaires, etc.), soit au dehors (protection
judiciaire fondée sur une législation améliorée).
Une réforme indispensable devrait permettre
l'annulation en justice d'une mesure fautive prise
à l'encontre d'un ouvrier (licenciement injustifié,
brimade, etc.). A l'heure actuelle, le juge peut,
dans certains cas, accorder de maigres dommages-
intérêts, mais il ne peut jamais faire révoquer une
décision, même injustifiée ou irrégulière.
La revendication la plus importante, aux yeux
de toutes les centrales ouvrières, concerne aujour-
d'hui la reconnaissance· de la section syndicale
192 La République moderne
d'entreprise. Sa justification se trouve tout au
long des pages qu'on vient de lire. Là encore,
les entreprises du secteur nationalisé ont généra-
lement frayé la voie. Leurs décisions devraient
être étendues au moins à toutes les grandes et
moyennes entreprises. Pour créer un équilibre
plus normal des droits et des devoirs, une plus
grande exactitude dans l'application de la légis-
lation sociale, un sentiment de confiance dans la
classe ouvrière, il faut en effet tirer, au niveau de
l'entreprise, les conséquences du droit syndiéal et
lui permettre de s'exercer au grand jour par un
contact officiel avec l'employeur au lieu de ren-
contres sporadiques limitées aux périodes de crises
et de conflits. A quoi devrait s'ajouter une pro-
cédure pour le règlement des différends relatifs
à l'exercice des droits syndicaux individuels ou
collectifs, afin d'obtenir une protection contre les
licenciements abusifs ou les brimades.
Enfin, l'officialisation des sections syndicales
doit s'accompagner d'un nouveau démarrage de
l'activité des comités d'entreprise. C'est un fait
que leur fonctionnement ne s'est pas révélé aussi
fécond qu'on l'espérait en 1945. Dans beaucoup
d'entreprises, les comités n'ont même pas été cons-
titués ou ont disparu. Là où ils existent, ils ne
remplissent qu'une partie de leurs fonctions.
L'ordonnance de 1945 leur confie la gestion des
œuvres sociales de la firme ; cette compétence ne
leur a généralement pas été déniée et ils l' exer·
cent presque partout. En revanche, l'art. 3 de
l'ordonnance et toutes les autres dispositions qui
ont trait à leur participation à l'administration
de l'affaire sont pratiquement restées lettre morte
Promotion du syndicali8me 193
(sauf, encore une foiB, dans quelques entreprises
nationalisées).
En fait, les élus du salariat n'avaient certaine-
ment pas, au débuto les cgnnaissanoes générales,
financières et juridiques leur permettant d'assu-
mer pleinement leurs nouvelles responsabilités.
On aurait pu espérer néanmoins qu'à l'usage et
l'expérience aidant un nouveau ltype de relations
se seraient dévoloppées entre les représentants
ouvriers et les employeurs, et que, quinze ans après
les débuts de l'expérience, le comité aurait pu
jouer tout son rôle. Mais le patronat ne s'est pas
prêté au développement d'une réforme dont il se
défiait, et ses représentants ont souvent abusé de
l'impréparation des d,élégués du personnel.
La relance nécessaire du comité d'entreprise
rej oint le problème de la formation des responsa-
bles ouvriers. Des possibilités sont ouvertes au-
jourd'hui qui n'existaient pas après la Libération.
Les syndicats, comme on l'a vu, ont, malgré les
obstacles, formé un certain nombre d'hommes capa-
bles à leur tour d'en entraîner d'autres ; par ail-
leurs, la législation récente et plusieurs arrêts de
la Cour de cassation permettent d-ésormais aux
comités d'entreprise d'accorder des indemnités
compensatoires des salaires perdus aux bénéfi-
ciaires des congés-éducation.
Il n'en reste pas mQins que le patronat devra
modifier son comportement et accepter de coopérer
avec les comité& d'entreprise sur de.s hases révisées.
La législation, sur ce point, devra être complétée
de façon que le comité soit co~u1té efiectiveiQent
sur les questions intéressant l'organisation et
la marche générale de l'affaire, qu'il soit informé
194 La République moderne
des bénéfices réalisés et de leur affectation, et
saisi de rapports trimestriels sur l'évolution de
la firme et de ses usines, des projets d'investis-
sements industriels et commerciaux, des produc-
tions nouvelles, etc. A l'occasion de toute initia-
tive importante de nature à modifier la structure
et les perspectives de la firme, il sera tenu au cou-
rant des raisons qui ont amené la direction à
prendre sa décisiôn.
Il existe enfin des matières où l'accord du comité
d'entreprise devrait être obtenu, car les travail-
leurs y sont plus intéressés que l'employeur lui-
même : horaires de travail, périodes de fermeture
et de vacances, formation des apprentis, régle-
mentation de l'embauche (pour éviter les discri-
minations politiques et les «listes noires »), per-
fectionnement technique des ouvriers, hygiène,
sécurité, etc. C'est là aussi que des solutions
peuvent être recherchées pour le problème des
licenciements collectifs (critères pour définir l'ordre
des licenciements) ou individuels, etc.
Ce travail de cogestion serait grandement facilité
par une meilleure présentation du Plan et de ses
objectifs par branches industrielles ainsi qu'il
a été expliqué au chapitre vu 1 • Pour les princi-
paux secteurs de production, le Plan devrait
comporter des monographies de l'entreprise type,
décrivant l'exploitation qui répond le mieux aux
besoins et aux programmes prévus : proportion
entre le volume des investissements et la produc-
tion, pourcentage souhaité d'exportation par
rapport à la production, etc. De telles descriptions

1. Voir page 167.


Promotion du syndicalisme '195
seraient de nature à "éclairer les discussions au
sein des comités d'entreprise qui prendraient
mieux conscience ainsi de la politique à suivre
par la firme pour atteindre le.s objectifs du Plan.
Les indications purement économiques, telles
qu'elles sont actuellement présentées par le Plan,
peuvent en effet difficilement être traduites par
les délégués syndicaux en termes appropriés à
la vie d'une entreprise particulière.
Si l'ensemble de ·ces propositions était adopté,
il en résulterait une modification profonde du
climat de l'entreprise. Les -ouvriers ne se senti-
raient plus traités en éléments passifs, en instru·
ments, en robots, mais en hommes, en associés
devant la prospérité et devant les risques aussi
(en premier lieu, le risque de sous-emploi 1). Le
comité d'entreprise deviendrait un véritable forum
de discussion, d'information réciproque, de con-
frontation, de coopération constructive.

LE SYNDICALISME ET LA RÉPUBLIQUE

Les transformations économiques et techniques


placent les organisations ouvrières en face de
responsabilités nouvelles sur lesquelles beau-

1. « Nous ne voulons plus être des étrangers dans l'entre-


prise, déclare une brochure de laC. G. T.-F. 0., ni de simples
accessoires dans un mécanisme compliqué. Au lieu d'être un
matériel humain dont on dispose comme de machines ou de
matières premières, nous entendons désormais comprendre
le sens de notre travail, en apprécier la portée, consentir
librement notre effort et participer à une tâche dont l'intérêt
ne nous échappe pas. »
196 La République moderne
coup de leurs dirigeants s'interrogent anxteuse-
ment.
Mais c'est une évolution naturelle qui est en
.train de se produire. Recueillir plus de droits,
recevoir plus de moyens d'action, c'est aller au-
devant de tâches plus amples et plus difliciles,
·c'est devenir majeur. Telle est l'évolution normale
dans la vie sociale tout comme dans la vie indi-
viduelle.
Aujourd'hui, le syndicat devient majeur dans
l'État et dans l'entreprise. Il ne doit pas reculer
devant les problèmes que pose cette mutation,
mais chacun doit comprendre la nature des diffi-
cultés qui en résultent pour lui et participer à la
recherche des solutions.
Le syndicalisme s'est voulu longtemps l'adver-
saire de l'État, parce que c'était l'Etat capitaliste
·et conservateur. Mais dans la mesure où l'État
se démocratise - et dans le domaine politique
et dans la vie économique et sociale - , dans la
mesure où il assure au syndicalisme des droits
plus efficaces, l'État n'est plus forcément un adver-
saire. Progressivement, les travailleurs pourront
reconnàître comme le leur un régime qui sera
l'instrument indiscuté de la p1·ospérité économique
et de la justice sociale.
Déjà, prenant conscience de leur importance
croissante, des circonstances qui conditionnent
leur action et de la gravité du moment, les syn-
dicats reconnaissent qu'ils ne peuvent se désin-
téresser du cadre politique dans lequel ils agissent.

« Le pouvoir syndical ne peut s'exercer valablement


dans n'importe quel régime ; la démocratisation de
Promotion du syndicalisme 197
l'entreprise et de l'économie suppose des conditions
politiques. Et les valeurs syndicalistes portent des
exigences de démocratie politique, indépendamment
même de la démocratie économique. De ce point de vue,
notre problème majeur est celui de la démocratie
politique à reconstruire », écrit Edmond Maire 1•

Et, de son côté, la Fédération des Travaux


publics et des Transports C.G.T.-F.O. affirme, en
avril 1962, la « responsabilité que le syndicalisme
portera collectivement dans l'avenir de la démo-
cratie » ; et elle ajoute : « La reconstruction de la
démocratie est l'œuvre permanente du syndica-
lisme. »
Ainsi s'amorce une évolution dont les consé-
quences, demain, peuvent être considérables.

1. L' E.-rpress, 16 août 1962.


IX

LA VIE RÉGIONALE

Des v mx s'élèvent périodiquement pour dé-


plorer la centralisation extrême de notre pays.
De nos jours, la critique s'est généralisée. Elle
s'appuie sur de si solides raisons qu'elle ann6nce
plus qu'un malaise : un besoin profond du pays.
La réorganisation des institutions en fonction des
responsabilités économiques de l'État doit en
tenir compte.
La région est une réalité économique, mais elle
n'a trouvé jusqu'ici aucune expression institution-
nelle, aucun moyen d'action propre, aucun organe
doté d'un pouvoir de décision 1 •
Or l'aménagement du territoire est devenu l'un
de nos grands problèmes. L'évolution naturelle
de la population, l'immigration de compatriotes
venus d'Outre-Mer, la libre circulation des per-
sonnes prévue par le Marché Commun porteront la
1. Voir le rapport du professeur Quermonne (avril 1962)
et le « Plan d'Aménagement du Territoire » (publié par le
Conseil supérieur du ministère de la Construction en février
1962). On s'est inspiré de ces documents dans ce chapitre.
200 La République moderne
France, en peu d'années, de quarante-cinq à cin-
quante-cinq millions d'habitants. D'où la nécessité
d'accroître le nombre d'emplois disponibles; c'est ce
qu'a fait l'Allemagne de l'Ouest: elle a su transfor-
mer des millions de réfugiés en producteurs actifs,
grâce à l'aménagement équilibré de son espace
et à la répartition, sur l'ensemble du pays,
de grands centres urbains où une activité indus-
trielle prospère assure l'abondance et il a diversité
de l'emploi. Telle n'est pas la perspective qu'offri-
rait l'évolution des réalités économiques fran-
çaises, si elles étaient abandonnées à elles-mêmes.
La France souffre d'un déséquilibre économique
et démographique croissant. Sa capitale est la
seule grande ville industrielle à l'échelle moderne,
elle groupe le cinquième de la population et ab-
sorbe une fraction considérable des énergies dispo-
nibles. A l'inverse, plus de la moitié du territoire
(Bretagne, Massif central, Sud-Ouest) tourne le
dos à la partie développée de l'Europe et son retard
s'accentue sans cesse. Si un effort exceptionnel
n'est pas entrepris, des emplois nouveaux ne
seront offerts à la jeunesse que dans des secteurs
géographiques limités (la Fégion parisienne et
une vingtaine de départements qui sont déjà
associés à la région de l'Europe la plus évoluée)
à moins que ce ne soit sur le territoire de pays
étrangers où des pôles de développement s'accrois·
sent à un rythme très supérieur au nôtre. Alors,
la partie nord-est de la France serait absorbée
dans une Europe dominée par la vallée du Rhin,
tandis· que la périphérie, privée de sa substance
économique et humaine, justifierait la célèbre
formule du « dêsert français >).
La çÏe régionale 201
Même dans le cas d'une planification européenne
(dont on a montré la nécessité) et d'une solidarité
de n<>s partenaires (dont nous ne pouvons être
assurés), le développement des zones menacées
ne sera pas la conséquence automatique de sim-
ples investissements réalisés par une intervention
de l'État ou de la C<>mmunauté. Sans doute, tout
doit être fait du dehors pour accroître le capital
fixe mis à la disposition des régions les moins
dynamiques. Mais leur développement ne résultera,
en définitive, que d'un effort collectif et volon-
taire des populations intéressées, dans le cadre
de structures qu'il faut mettre en place rapide-
ment. L'aide venue de l'extérieur peut suppléer en
partie des initiatives locales insuffisantes ou dé-
couragées elle ne dispense pas les intéressés de
se charger de la tâche avec !leurs moyens et
sous leur responsabilité propres.

LES CONSEILS ÉCONOMIQUES RÉGIONAUX

Comment ces populations prendront-elles en


main le travail d'animation et de redressement?
C'est le problème de l'organisation régionale,
sur lequel, François Bloch-Lainé appelle l'atten-
tion depuis plusieurs années.
La région économique française doit être à
l'échelle des forces avec lesquelles elle se trouvera
plus tard en contact et en compétition. Ce n'est
pas le département de la Meurthe-et-Moselle qui
peut « faire le poids » en face de la Ruhr ; il faut
un territoire plus important en ressources maté-
rielles, en moyens financiers et en hommes.
202 La République moderne
La France est actuellement divisée en vingt et une
« régions de programme ». Chacun convient que
c'est un découpage excessif et qu'il est nécessaire
d'opérer des regroupements pour obtenir de plus
puissantes unités susceptibles de recevoir un équi-
pement administratif et universitaire efficace, à
la mesure et en fonction de leurs besoins.
La région doit être conçue autour d'une capitale
comparable aux dix villes « millionnaires » qui
existent déjà dans les pays du Marché Commun et
qui ne trouvent pas leur équivalent en France. ·
Chacune de ces capitales régionales doit constituer
un pôle d'influence et d'action industrielles,
commerciales, universitaires, administratives, cul-
turelles, avec, au besoin, le concours de capitales
secondaires. La répartition des activités entre
la capitale régionale et les capitales secondaires
devra être l'un des premiers objets à discuter par
les autorités régionales, lorsqu'elles seront consti-
tuées.
« Pour que les groupes professionnels, sociaux
et géographiques qui constituent la collectivité
nationale soient associés réellement à l'élaboration
d'un Plan ... il faut que les avis qu'ils donneront
ou les décisions qu'ils prendront se situent à tous
les stades du processus de planification et concer-
nent tous les aspects de celui-ci. » Si l'on approuve
ce principe, posé par Bernard Gournay, si l'on
ne se contente pas, comme lui, de viser l'élabora-
tion du Plan mais aussi, et surtout, son exécution,
si l'on étend le raisonnement non seulement « à
tous les stades », mais à tous les niveaux où le
Plan est conçu et appliqué - il apparaît que la
région est appelée à jouer un rôle décisif. Car elle
2(}3
eonstit'IM', à l'échelle· hu:Pfta·ine, u:r.te réalité vivante
où se traitent des affa·ÏTes- eommn.nes importantes
et où peuveD:fi se Pégler ces pru~remoes d'ont tontes
les élites provincialles ont déjà u:ne conscience
claire. Le- professeur Lavan a fait r~serrtiT que la
végion, pM" ses dim-ensi0ns, offne- un cadre eptimum,
à la m.esl'He des nouveaux l'eade-rs ÎSSll'S dtt synd.T-
calisme ouvrier, agri-co-le, unÎ'Versitahe'natamment.
C'est dans cet enviFonnement, eH présence d' ohjee:-
tifs proches, que eeux-ei pem.:rront le mieux s'expri-
mer et Qjéployer une· activité c«merète, déba:rrassée
de certaines habitudes politicienn~ contre les-
quelles il faat toujours se prêmunir.
Pour q:ue la << révolu1ii-on régiorrale » s'opère,
les élus et les cadres de )a régitrn doivent jouer nn
rôl:e direet dans la poli1îique économique et dans
l' exée:u.tion da Plan. Hs fo"&:m-Î'l'ont donc l'es prin-
cipaux éléments du eoru;ei:l éeonomique régional,
in.stru'Œll(t:m.t essentiel qui ser&, d'<ans la région, ce que
le C01nseil Écünom±que et Social est sur le plan
national. Sa composition devra ê'tre étudiée avec
soin pour éviter les eiTeu:rs- et les· insuffisances des
Comités d'Expansion dépa-rtementaux ou régio-
naux actuels. Le }mt à Mitemdre consi-ste, en effet,
en une démoc:ratisation de J:a vie éeonomique et
une meilleure représentation de tous les intérêts
ouvriers, agricoles:, commerciaux:, industrief'S, etc.
En dehcr.rs de c~s représentants socio-profession-
nels,.le c-onseil régional p~:rnrra aussi comporter des
délégués d.esCenseils géoora·ux, ai:nsi que des repré-
sentants des institutions i-m1'·ertantes (Universités,
entre puises nationalisées ou d' écc:momie mixte,
grands ports, etc.). ~ ee Fa·Ît, r-a composition du
conseil économique régional sera variable d'une
204 La République moderne
région à l'autre en fonction des groupes sociaux, des
structures et des productions locales.
Il conviendra aussi que ses membres soient en
état de consacrer à leurs fonctions une partie
importante de leur temps et qu'ils disposent des
moyens de travail appropriés ; ce qui implique leur
indemnisation, celle particulièrement des délégués
ouvriers qui, jusqu'à ce jour, ne peuvent participer
que d'une manière limitée, et parfois même symbo-
lique, aux travaux des Comités d'Expansion, du
fait qu'ils ne sont pas défrayés des journées de
salaire perdues.
Le conseil économique régional ne pourra jouer
un rôle effectif que dans la mesure où un pouvoir
administratif sera constitué, à côté de lui. La légis-
lation en vigueur prévoit seulement des confé-
rences interdépartementales sporadiques auxquelles
assistent les préfets de la région et certains de
leurs collaborateurs. Un sous-préfet est chargé du
secrétariat de ces conférences. Aucun pouvoir
réel n'existe aujourd'hui au niveau de la région
mais seulement des consultations espacées.
La région de l'avenir devra; au contraire, être
administrativement outillée pour une action con-
tinue, ce qui implique la nomination à sa tête d'une
haute personnalité (de rang ministériel). C'est elle
qui gérera le budget régional et disposera de crédits
de fonctionnement administratif (financés au moyen
de cotisations votées par les départements, à propor-
tion de leur contribution à la richesse régionale) et de
crédits d'action et d'intervention économiques cor-
respondant à la tranche régionale du Plan national 1 •
L'ensemble des services économiques (actuelle-
!. Voir page 206.
La Pte régionale 205
n1ent disséminés, les uns dans le cadre de subdivi-
sions administratives diverses 1, les autres au niveau
des départements) sera regroupé dans la capitale
régionale. Resteront, par contre, au siège du dé-
partement, l'administration proprement dite avec
la tutelle des collectivités locales, l'enseignement
primaire, la voirie, l'assistance ... gérés, comme par
le passé, par le préfet et le Conseil général. Quant
aux services économiques qu'il apparaîtra indispen-
sable de maintenir dans les chefs-lieux de départe-
ment ou dans des villes moins importantes, ils ne
seront désormais que des organes subordonnés et
relèveront du fonctionnaire responsable implanté
dans la capitale régionale.
Le conseil régional coordonnera l'action de tous
les organismes économiques régionaux, départe-
mentaux ou locaux, anciens ou à créer. Il est souhai-
table qu'il absorbe un certain nombre de ceux qui
existent actuellement pour mettre fin au pullule-
ment des groupements et comités, élément supplé-
mentaire de lenteur et de complication. On a calculé
qu'à Lille fonctionnent cent trente sept institutions
et organisations de compétence régionale. Ce foison-
nement dilue les responsabilités et gaspille les éner-
gies. Il appartiendra, en tout premier lieu, aux
nouveaux conseils économiques régionaux de se
substituer à un certain nombre de ces organisations
et d'encadrer l'action des autres, particulièrement
les sociétés d'équipement, les sociétés de développe-
ment régional, les sociétés d'économie mixte, les
syndicats de communes ou de départements, etc.
1. Académies, Cours d'appel, régions militaires, igamies,
directions régionales des P.T.T., de la population, etc., dont
les frontières ne coïncident pas.
2GS La République moderne
Les conseils régionaux et l'administration écono-
mique qui y sera adossée soumettront leurs propo-
sitions au gouvernement et au Commissariat
national au Plan, pour qu'elles soient éventuelle-
ment incorporées dans le Plan. Mais leur respon-
sabilité la plus importante résidera dans l'exécution.
A cette fin, il est souhaitable que la présentation
du Plan national soit modifiée, dans l'avenir, de
telle sorte que s'y trouvent clairement distinguées
deux sortes d'affaires :
- celles qui présentent indiscutablement un
caractère national (grands investissements de base,
appelés à profiter à la nation tout entière ou à une
partie importante du territoire) ; ces actions con-
tinueront à être administrées par le Commis-
sariat an Plan et les ministères techniques compé-
tents;
- celles qui sont distribuées à travers le terri-
t.O'ire et dont les -effets n'ont, dans chaque cas,
que des conséquences localisées. Ell-es dQivent être
vegroupées sous forme de plans régionaux:, véri-
tables tranches du Plan national. A chacun de ces
plans correspondra un budget, dont la gestion
sera assurée par le haut fonctionnaire chargé
de la Direction de l'économie régionale et par le
conseil économique régional. Les crédits inscrits
à ce budget permettront à ces derniers d'exécuter
le Plan national dans leur ressort, avec une large
délégation de pouvoirs. lis répartiront les crédits
d'infrastructure (logement, travaux publics, etc.)
et les subventions ; ils détermineront les ordres
d'urgence et les critères de répartition, ils coor-
donneront les investissements industriels, agri-coles,
etc., financés ou subventionnés par l'Etat, dans
La vie régionale 207
le secteur public comme dans le .secteur privé.
Ils seront responsables du développement des
établissements scolaires, universitaires et techni-
ques nécessaires à la formation des jeunes, au
perfectionnement ou à la reconversion des adultes.
Ils détermineront les principes d'une politique
du crédit (particulièrement en matière agricole),
les règles applicables à l'aménagement de l'espace
rural \ ainsi que les dispositions spécifiques
nécessaires à la mise en œuvre des lois sur la poli-
tique foncière ou sur les problèmes de commercia-
lisation des produits agricoles. En effet, on peut
être assuré que ces lois prévoiront dorénavant,
de plus en plus, des modalités d'application diffé-
rentes, variables selon les besoins des diverses ré-
gions. C'est à l'organisation régionale de fixer les
modalités et de les faire appliquer.
Dès lors, il ne sera plus nécessaire, à propos de
chaque décision particulière, de «remonter à Paris »
comme c'est le cas aujourd'hui. Sous réserve du
contrôle exercé par le haut fonctionnaire chargé de
la planification régionale- contrôle nécessaire pour
que les règles fondamentales du Plan soient res-
pectées - l'exécution du Plan dans la région sera
assurée avec le maximum de liberté et de sou-
plesse.
Pareille décentralisation impliquera une large
dose d'autonomie dans l'emploi des fonds et dans
les critères d'attribution. On renoncera à l'identité
des structures et des règles qui, aujourd'hui,
préside à toutes les décisions particulières dans
chaque région, chaque commune, chaque uni-

1. Voir ci-après, p. 209 et suivantes.


La République moderne
versité ~. Une certain-e diversité se fera jour et cela
est souhaitable dans tous les domaines : spécia-
lisation des établissements d'enseignement techni-
·que et supérieur, habitat, vulgarisation agricole,
.formation professionnelle, etc.
Cette organisation établira un bon contact entre
l'action économique de l'État et ses organes
d'une part, les réalités régionales, les producteurs
et les usagers appelés à exécuter les travaux et
à en profiter, d'autre part. C'est un aspect impor-
tant de la démocratisation de la planification.
Celle-ci se prolongera encore par une interpéné-
tration étroite des conseils régionaux et du Conseil
Économique et Social. Ainsi qu'il a été suggéré
plus haut, des élus des régions (désignés par les
conseils économiques régionaux avec, éventuelle-
ment, le concours des Conseils généraux et d'autres
autorités locales et régionales) seront appelés à
siéger au sein du Conseil Économique et Social.
Enfin, la constitution des conseils économiques
régionaux et des administrations régionales incitera
les organisations syndicales et professionnelles à
créer des structures syndicales plus étoffées
dans les capitales régionales, puisque c'est là qu'elles
pourront jouer un rôle efficace. C'est, en effet, là
que se développeront les discussions de conventions
collectives, les négociations pour la solution des
conflits du travail, pour les accords de salaire, etc.

1. Quand nne décision est prise à Paris, il est normal que


le ou les fonctionnaires dont elle émane imposent des règles
uniformes ou n'aient en vue, tout au plus, qu'un nombre
limité de modèles. Ce n'est qu'à l'échelle régionale qu'il est
possible d'envisager des solutions bien adaptées.
La viP. régionale 209

AMÉNAGE MENT DB L'ES PACE RURAL

Un grand nombre de nos communes - et en


tout cas les plus petites d'entre elles - sont dans
l'impossibilité d'assurer les services collectifs
auxquels les ruraux ont droit autant que les ha-
bitants des villes. Seule, une certaine concentra-
tion de divers équipements et services sociaux
permettra de les leur fournir, tout en assurant
une rentabilité suffisante de ces installations.
Dans chaque département, un certain nombre de
« villages centres » devraient être désignés en vue
de l'implantation d'activités collectives. Les chefs-
lieux de canton conviendraient en principe pour
jouer ce rôle, mais on sera amené fréquemment à
y ajouter d'autres centres, choisis de telle sorte
que les habitants des communes isolées puissent
toujours y accéder aisément. Ces derniers y trou-
veraient groupés les services économiques, sociaux
et culturels dont ils sont souvent privés :
- établissements d'enseignement général et
professionnel rassemblant un nombre suffisant
d'élèves, grâce au ramassage scolaire, et pouvant
être de ce fait animés par un corps enseignant de
qualité. L'équipement scolaire constitue le facteur
essentiel de la revitalisation et de la modernisation
des campagnes;
- un équipement hospitalier léger et une ma-
ternité desservis par un ou plusieurs médecins,
un dentiste, etc., et offrant un cabinet de consul-
tation à des spécialistes effectuant des passages
réguliers;
210 La République moderne
une maison de retraite, de dimension assez
modeste pour demeurer humaine ;
- un équipement culturel et sportif (stade,
etc.);
- des services publics cantonaux et certains
services administratifs intercommunaux: P. T. T.,
services financiers, officiers ministériels, etc. ;
- des services professionnels, tels que Crédit
agricole, mutuelles, coopératives, C. E. T. A 1 .,
conseiller agricole, etc., groupés dans des « Mai-
sons de l'Agriculture » ;
- des lieux de distraction : Foyer rural, biblio-
thèque, cinéma, etc.
Ce remodelage de la carte administrative
et sociale de la province française incombera,
selon des critères généraux déterminés par une
loi organique, aux autorités régionales. Chacune
d'elles devra préparer un plan d'aménagement
régional, échelonné sur une période de quinze ou
vingt ans, dont l'ensemble constituera un élément
de travail important pour la préparation des plans
ultérieurs.
Peu à peu, on verra se grouper dans les « villa-
ges centres » les formes nouvelles de commerce
de distribution, un artisanat moderne, un équipe-
ment hôtelier et touristique, indispensables à
l'implantation des pôles de développement indus-
triel qu'il faut multiplier sur le territoire national,
mais d'une manière cohérente, judicieuse et équi-
librée.
Les entreprises nationales peuvent donner,
dans certains cas, l'exemple d'une décentralisa-

1. Centre d'études techniques agricoles.


La yie régionale 211
tion industrielle en harmonie avec la politi<{Ue de
réanimation des centres ruraux. Toutefois, les
activités les plus intéressantes à cet égard concer-
nent les industries agricoles et alimentaires qui
doivent être développées sur les lieux de produc-
tion. Abattoirs, conserveries, usines à traiter le
bois, fabriques d'aliments du bétail, etc., doi-
vent être construits de préférence là. @Ù l'on pro-
duit la matière première et non sur les lieux de
consommation où la concentration industrielle
est déjà trop poussée.
Il est bien évident que ces implantations indus-
tri elles en province ne peuvent qu'être facilitées par
l'existence d'une infrastructure sociale et scolaire
dont la nécessité se trouve ainsi confirmée.
Une politique de modernisation des chefs-lieux
ruraux et des villages centres, permettant d'arrê-
ter la désagrégation des structures de la vie rurale,
est conditionnée par la présence et la détermina-
ti on d'une jeune élite paysanne, indispensable
noyau humain autour duquel une action de ce
genre peut être menée. Les centres à réveiller ou
à créer ne peuvent être de simples émanations
administratives du pouvoir central, ils doivent
être pris en charge par ceux qui sont appelés à y
vivre et qui assureront leur développement.
Ces perspectives de revitalisation régionale
et locale vont à l'encontre de la tradition centra-
liste qui prévaut en France depuis deux siècles.
Même dans les milieux de gauche les plus favora-
bles à l'aménagement du territoire, la nécessité
d'une large décentralisation n'est pas toujours
bien comprise. Cependant, il ne saurait y avoir
démocratisation de la ,gestion ~conomique de la
212 La République moderne
Nation sans que des centres d'animation, d'in-
fluence et d'action soient créés au contact direct
des populations.
« La démocratie locale est une modalité irrem-
plaçable de l'éducation populaire 1 ». C'est par ce
moyen que les élites et la jeunesse du pays pren-
dront en charge, à la place qu'elles occupent et
d'une manière effective, les tâches qui leur re-
viennent.

1. L'Etat et le Citoyen, Club Jean-Moulin, 1962.


x

LA PART DU CITOYEN

La société moderne, on l'a vu, est et sera de


plus en plus caractérisée par une action de l'État
dans la vie économique. Condition indispensable à
la construction d'une véritable démocratie.
Cette évolution implique des tendances très
fortes à la centralisation et à la technicité, c'est-
à-dire des pouvoirs accrus aux bureaux et aux
techniciens. Les grands pays, quel que soit leur
régime, ont à faire face aujourd'hui aux risques
de la bureaucratie et de la technocratie, ce qui
peut conduire à de nouvelles formes d'écrasemer..t
de l'individu et du citoyen.
Si les hommes des pays occidentaux ne veulent
pas se retrouver un jour dans une de ces sociétés
effrayantes que décrivent les romans d'anticipa-
tion, société d'insectes spécialisés, hiérarchisés
et indifférents du Meilleur des Mondes, société to-
talitaire, mécanisée et terrorisante du Talon de
214 La République moderne
Fer, il leur faut procéder à un grand renouvellement
dans leur conception et dans leur pratique de la
démocratie.
Ce .renouvellement repose avant tout sur l'ac-
tion personnelle de l'homme, là où il peut jou er
un rôle, prendre des initiatives, exercer ses apti-
tudes- non seulement, comme il a déjà été dit,
à l'échelon régional, mais plus loin, toujours plus
loin, dans le sens de la décentralisation, au sein
des collectivités locales, des syndicats, des organi-
sations et des associations de ttoutes sortes. Il fau-
drait que partout« où il y a quelque chose à faire»,
les bonnes volontés se mobilisent et sous les for-
mes les plus variées, depuis la revendication et
la contestation jusqu'à la gestion et la décision,
en passant par le contrôle et la discussion. Tous
ces modes d'intervention ont leur valeur s'ils
sont animés par la volonté de servir la collecti-
vité.
Aux démo:crates (c'est-à-dire, selon José Bide-
gain, aux hommes capables de sacrifier du temps
et de la peine au hien commUll), il faut non seule-
ment du dévouement mais, plus encore, une foi
robuste dans les possibilités ·de notre temps, un
optimisme enraciné - et si l'on se plaint qu'ils
ne soient pas plus nomhreux de nos jours, c'est
sans doute parce que les années récentes ont miné
cette foi et cet optimisme, sans lesquels une ci-
vilisation technicienne risque de devenir une civi-
lisation inhumaine.
Bien souvent, en effet, devant la complexité des
problèmes, la grandeur de forces à la fois colossa-
les et anonymes, l'individu, débordé de toutes
parts, se sent ignora11t et faible. Il peut être tenté
La part du citoyen 215
par les solutions de facilité, refuser d'affronter
lui-même les difficultés, les nier ou, ce qui revient
au même, céder aux démagogies sommaires et
bornées par lesquelles on essaie d'exploiter son
vertige. Ainsi se comportent certains de ceux qui
se sentent plus ou moins condamnés, sur le plan
professionnel ou social (c'est le cas de beaucoup
de poujadistes) ou bien en tant que porteurs
d'idéaux simplistes ou dépassés par notre époque
(c'est le cas de certains officiers). Incapables de
s'adapter, ils se jettent dans une révolte aveugle
contre le monde actuel. En fait, ils n'empêche-
ront pas plus les inévitables évolutions de demain
qu'ils n'ont, hier, empêché la décolonisation. Mais
ils peuvent provoquer des secousses graves, des
divisions douloureuses, peut-être sanglantes, et
créer ce danger de guerre civile dont il a été ques-
tion plus haut.
D'autres hommes- et en bien plus grand nom-
bre - choisissent l'oubli des problèmes. Comme le
malade qui, dans son lit, cherche la position la
moins incommode et y demeure immobile le plus
longtemps possible, en essayant d'oublier son mal
et l'opération qu'il faudra sans doute affronter
un jour, ils s'abandonnent à la passivité et à
l'attente du miracle. Ceux-ci « ne font pas de poli-
tique n ; ils laissent ce soin à d'autres, dont ils de-
viennent ainsi un peu les complices et bientôt
les victimes. Pour eux, le bulletin de vote lui-
même - quand ils en font encore usage - n'est
plus qu'un moyen de se démettre de leurs respon-
sabilités.
« Les maladies de l'État moderne, selon le Club
Jean-Moulin - conservatisme, totalitarisme -
216 La Répu bliqutt moderne
viennent du retard des citoyens plutôt que du
dbveloppement de la technique et de l'organisa-
tion. » Encore faut-il convenir que ce retard du
citoyen est largement explicable (voire excusable)
par un quart de siècle d'une éducation politique
affligeante : la défaite et l'occupation avec un gou-
vernement français prônant la collaboration ;
la IVe République avec ses impuissances et ses
trahisons ; la ve République et l'invitation per-
manente à rabdication du peuple au profit
d'un seul homme qui donne, au surplus, à la
politique un style fait d'équivoque et de lou-
voiements. Comment s'étonner que tant de nos
compatriotes renoncent à comprendre et à juger,
renoncent à agir, renoncent tout court? On ne
leur rendra confiance en eux-mêmes et en leur
rôle qu'en faisant appel à eux, en leur don-
nant la parole dans les grandes affaires natio-
nales et dans ces multiples affaires dont l'en-
semble constitue la vie de chaque jour, la vie
de chacune des cellules du pays.
Ici, bien sûr, reparaît le problème du savoir.
Enseignement à l'école, information, formation
des jeunes et des adultes, des militants et des ani-
mateurs conditionnent pour une large part la
rénovation politique, on n'a cessé de le répéter
à travers tous les chapitres de cet ouvrage. Mais
d'autres moyens doivent être mis en œuvre si
l'on entend vraiment dépasser r étape de la démo-
cratie traditionnelle de représentation pour réa-
liser la démocratie de participation. A ce nouveau
stade, la démocratie ne se limite plus à des bulle-
tins de vote, à des motions ni même à la critique ;
elle se répand à travers d'innombrables activités
L4 part du eiwyen. 217
professionnelles, culturelles, syndicati, JIDliii-
ques aussi. Ces activités- doivent être à· l'échelle
humaine, c'est·à-dil-e correspondre ài des « unités
de vie sociale » telles qu'elles peuvent être expéri-
nl.entées par tous ; et elles doivent donn:er prise à
chacun sur des réalité-s concrètes, a.fin. que cha-
cun puisse suivre le développement et Ie succès
de son effort personneL

LA D É M 0 C R AT I E G É N É RA L 1 S É E

Deux domaines d'action revêtent une telle im-


portance que des chapitres particuliers leur ont été
consacrés : il s'agit de la décentralisation régionale 1
et du syndicalisme ouvrier 2 • Mais partout où
des gens se trouvent groupés, où se manifeste
un besoin collectif, où il faut informer le public
de l'existence d'un problème et, intervenir au-
près des pouvoirs, partout où il y a lieu à déci-
sions collectives, il faut permettre à l'appétit
de travail commun de se manifester dans des
organismes appropriés fonctionnant démocrati-
quement.
On voit déjà se dessiner une sorte de vaste
décentralisation beaucoup plus poussée que la
décentralisation régionale, et qui n'est pas pure-
ment géographique. Certains des organismes n'ont
qu'une durée limitée et disparaissent une fois
leur objectif atteint. D'autresc correspondent à des

1. Cf. chapitre IX.


2. Cf. chapitre vm.
218 La République moderne
besoins permanents, mais leurs membres n'y font
qu'un stage plus ou moins long (maisons de jeunes,
associations de parents d'élèves). D'autres encore
se prolongent pour une durée illimitée ; ils vont
des conseils municipaux aux cercles culturels en
passant par les coopératives de toutes sortes, les
associations de locataires, les groupes H. L. M.,
les centres d'éducation populaire et aussi, bien
sûr, les organisations professionnelles, les partis
politiques, etc.
Quand les hommes négligent de se grouper pour
prendre en main une œuvre nécessaire d'intérêt
collectif, ou bien l'administration occupe le vide,
ou bien des « usurpateurs » prennent la parole et
prétendent agir au nom de ceux qui restent silen-
cieux et passifs.
Au contraire, l'existence de cercles, de coopé-
ratives, de groupements représentatifs dresse, en
face du pouvoir central, un réseau de « pouvoirs
de compensation » qui impose des bornes à l'en-
vahissement bureaucratique. Tandis que l'Ad-
ministration a tout naturellement tendance à se
prendre pour une fin en soi, ces organismes visent
des buts humains et substituent, aux réglementa-
tions impersonnelles, des disciplines bien comprises
de tous, donc acceptées, souples et constamment
adaptables.
En outre, tous ces groupements d'essence dé-
mocratique peuvent être amenés, pour faire abou-
tir leurs projets, à entrer en contact avec d'autres
groupements semblables : des syndicats d'ensei-
gnants peuvent dialoguer avec des organisations
d'étudiants ou avec des associations de parents
d'élèves, des coopératives paysannes avec des
La part du citoyen· 21f)
syndicats ouvriers ou -avec· des dirigeants de can-
tines, etc. De ces rencontres doit résulter un bras-
sage social, une meilleure compréhension récipro-
que et la conscience de solidarités- profondes,
facteurs d'un véritable esprit civique.
Déjà un assez grand nombre d'associations
sont prêtes à un travail de ce genre. Ici, c'est
une tentative d'autogestion dans un centre
social, une maison de jeunes, un H. L. M.; là, des
étudiants participent à l'administration d'acti-
vités universitaires, sociales ou autres ; ailleurs
un immeuble se construit en coopérative, un équi-
pement agricole est utilisé collectivement, un
cercle· permet à des hommes d'accéder en commun
à des plaisirs touristiques, à des richesses cultu-
relles qu'ils n'auraient pu obtenir isolément.
Un peu partout, des ihitiatives de ce type se font
jour. On a pu dire qu'à la société d'autrefois, faite
d'atomes indépendants les uns des autres, se subs-
titue progressivement une société moléculaire où
les atomes s'gglutinent entre eux. C'est ce que l'en-
cyclique Mat er et M agistra constate en ces termes :
<c ••• La socialisation est un des aspects caractéris-
tiques de notre époque ... C'est la tendance à l'asso-
ciation en vue d'atteindre des objectifs qui dépassent
les capacités et les moyens dont peuvent disposer
les individus ».
Dans ce pays que l'on prétend indifférent et dé po;..
litisé; on voit se multiplier les groupements, là sur.;.
tout où s'éveillent des forces neuves aux prises avec
des problèmes aigus (c'est le cas du monde rural).
Il pourrait en exister bien davantage, dans la
jeunesse en particulier, si on l'y aidait.
Mais, dès maintenant, tout un système repré-
220 La République moderne
sen ta tif parallèle tend à s'établir 1 • Le jour· il où
serait reconnu et consolidé par l'État, il formerait
une nouvelle démocratie, en voie de généralisa-
tion et aux mailles serrées, qui mettrait en œuvre

1. M. Joseph Rovan a bien étudié ce phénomène en voie


d'expansion rapide, dans son livre Une idée neuve : la
Démocratie, notamment dans ce passage : « Des hommes et
des femmes désireux de rendre service ou d'exercer des
responsabilités et une autorité ... ont commencé à peiner,
à agir et à s'exprimer au nom d'un milieu, d'une profession
ou d'une fraction de profession, d'un quartier, d'un ensemble
d'habitations, bref, au nom de groupes plus ou moins stables
et formels se trouvant « en situation », et dans une situation
appelant des transformations... Tout un système représen-
tatif parallèle tend à s'établir en France, à côté de la vie poli-
tique traditionnelle mais réagissant sur celle-ci à travers des
groupements spontanés de recherche et d'étude, qui se lèvent
un peu partout dans notre pays, surtout depuis le printemps
19!l8. Les nouveaux notables se manifestent dans le monde
syndical et dans la représentation ouvrière des entreprises,
par des regroupements et des actions sans structures préa-
lables ; dans les associations et groupements familiaux ; dans
les groupements de loisirs et de vacances ; dans les activités
profl~ssionnelles ; dans les rouages de l'État qui admettent
déjà, souvent à contrecœur, une certaine consultation et
participation des individus et groupements intéressés au
développement de tel ou tel secteur ; dans la vie communale
ou para-communale. bref partout où le grand nombre de
citoyens se fait, formellement ou d'une manière sous-ecn.tendue;
représenter dans l'élaboration de décisions qui concernent
leur vie à travers des structures officielles mais aussi, très
souvent, in officielles et spontanées... Les nouveaux « leaders
d'opinion »••• jouissent d'un certain capital de confiance de
la part de leurs concitoyens et exercent sur eux une certaine
influence. Ils ont des connaissances et des expériences supé-
rieures (surtout après avoir exercé leurs fonctions pendant
un certain temps), ils sont au contact d'autres sphères de vie,
ils possèdent, souvent inné, un certain don de formuler et
d'exprimer des sentiments, des besoins, des opinions répandu
dans le milieu qu'ils « représentent ». Ils reçoivent et trans-
mettent des informations de ce milieu vers l'extérieur, et de
l'extérieur en direction de leur milieu. Ils ont à la fois des
fonctions de représentation et d'expression, de traduction
et de transmission, d'action et d'animation. »
La part du citoyen 221
_quantité d'énergies aujourd'hui plus ou mmns
perdues et qui s'ignorent.
Si le pouvoir est véritablement républicain, sou-
_cieux de ne pas perdre contact avec le pays et de
traduire ses sentiments et ses volontés, il trou-
.vera en effet, dans ce foisonnement de partici-
.pa ti ons actives, des occasions d'information réci-
proque, des appuis contre les égoïsmes, contre les
intérêts étroits et aussi contre les routines de sa
propre· administration. Ce sera aussi pour lui le
signe que la vie civique circule. Il aura à cœur
d'aider la démocratie à passer à travers le pays
.comme un courant passe dans une machine, la
fait tressaillir et la met en mouvement. Loin de
se défier des bonnes volontés, il les soutiendra,
leur fournira, s'il y a lieu, des facilités matérielles·:
locaux, avantages fiscaux, etc;, et surtout leur mani-
festera cette compréhen~ion que la sécheresse ad-
ministrative refuse si généralement aux initia-
tives particulières.
C'est. dans le· même esprit que Jes collectivités
locales devront être dotées de plus d'indépendance
_et de libertés par le desserrement d~une tutelle qui
stérilise souvent le sens des ·responsabilités.

LES PARTIS POLITIQUES

Dans le cadre de cette énumération des acti-


-vités libres qui contribuent à la vie démocratique,
jl est une forme d'association dont il n'a pas en-
.core été question et qui apparak cependant comme
222 La République moderne
le modèle du groupement volontaire se détermi-
nant lui-même : il s'agit du parti politique.
Que des hommes qui partagent les mêmes con-
victions se réunissent pour les répandre ou les
défendre en commun, c'est .légitime, respectable,
et même nécessaire à la confrontation des idéolo-
gies et des programmes. Mais justement, parce
que les partis ont souvent oublié dans le passé leurs
idéologies et leurs programmes - ou les ont sa-
crifiés à des fins immédiates- ils sont aujourd'hui
dévalorisés ou même discrédités. C'est ce qu'on
appelle la crise des partis.
Certains pensent que si ces derniers ont cons-
titué des moyens de propagande et d'action adap-
tés à une époque où la politique pure occupait
seule le devant de la scène, les mêmes moyens ne
conviennent plus à un temps oil le combat essen-
tiel a pour objet la maîtrise des réalités écono-
miques. En fait, il est bien vrai qu'ils n'ont pas
fait l'effort d'adaptation nécessaire et que leur
fonctionnement, leurs méthodes n'ont guère
changé, ce qui donne de plus en plus l'impression
qu'ils se meuvent dans l'abstrait et dans l'irréel,
qu'ils s'obstinent tantôt dans des querelles dé-
passées avec des mots qui ne le sont pas moins,
tantôt dans l'attente d'un monde futur dont la
venue est indéfiniment ajournée. Le militant con-
sacre ses soirées à des discussions dont il sent
souvent la vanité, à des rédactions de motions qui
n'auront guère de suite; il s'épuise à vendre des
journaux, à coller des affiches, à faire du porte à
porte pour un public de plus en plus indifférent,
il assiste à des manifestations sans lendemain.
Le résultat de ses efforts, et parfois de ses sacri-
La part du citoyen 223
fiees, ne lui apparaît pas. C'est aussi bien le cas
du militant parisien qui vit et agit à proximité im-
médiate de ses grands chefs politiques, que de son
homologue d'un chef-lieu de canton rural. Pen-
dant ce temps, l'activité démocratique du pays se
déplace vers d'autres groupes, qui prennent appui,
eux, sur une réalité très concrète et qui cherchent à
résoudre des problèmes engageant la vie quoti-
dienne et l'avenir proche. Cela est si vrai que les
coopératives et les sociétés d'action rurales se
sont développées en dehors des partis 1 et ont par-
fois rencontré non seulement l'hostilité des forces
conservatrices, mais celles aussi de partis et d'or-
ganisations de gauche.
Et pourtant, lorsque les partis disparaissent -
tombés en désuétude, ou supprimés par l'autorité,
contraints de céder la place à un parti unique (qui,
justement parce qu'il est unique, est quelque chose
d'autre qu'un parti) - la démocratie disparaît
avec eux. Qu'ils aient commis des fautes, qu'au-
jourd'hui ils piétinent ou reculent, cela coïncide
avec l'affaiblissement de la démocratie et ce n'est
pas un simple hasard. Mais cela n'implique l'irré-
médiable déclin ni des uns ni de l'autre.
Certes, il est des partis qui finissent par quitter
la scène. Mais quand ils semblent tous atteints,
cela ne veut pas dire forcément qu'ils ne répon-
dent plus à aucune nécessité. Cela signifie plutôt
qu'ils reflètent à leur façon un certain état de
l'opinion ; en période de retrait de l'ensemble des

1. Ce qui n'est pas le cas à l'étranger, par exemple en


Belgique ou en Suisse.
224 La République moderne
forces démocratiques, quand la vie politique est
au ralenti, quand, devant la gravité des problèmes,
trop de gens ont tendance à se replier sur leurs seuls
soucis, sur leurs affaires individuelles, alors les par-
tis entœnt eux aussi en somnolence.
Ce qu'il faut souhaiter, c'est qu'ils mettent cette
période à profit pour faire leur examen de cons-
cience et tirer des événements auxquels ils ont par-
ticipé les enseignements nécessaires S'ils ont été
faibles dans le passé, c'est parce qu'ils ne sont
pas demeurés assez inflexiblement fidèles à
leur vocation, à leurs engagements, et c'est ce
qu'avant tout chacun leur reproche. Pour éviter
de retomber dans cette faute contre la démocra-
tie, il leur faut revenir à la démocratie. Et tout
d'abord dans leur fonctionnement interne : le
parti ne doit pas être la chose, l'instrument d'un
petit noyau de spécialistes de la politique (ce qu'on
appelle l'appareil), mais l'organe par lequel s'ex-
priment la volonté et les aspirations de tout un
secteur de l'opinion. Il ne peut remplir ce rôle
que si d'abord la hase, les adhérents, les mili-
tants exigent de retrouver voix au chapitre. La
réforme, la réanimation des partis passent par
là.
D'autre part, les partis ne pourront reprendre
leur influence que dans la mesure où ils engageront
leurs militants dans toutes les activités concrètes
dont il a été longuement question plus haut. Tout
militant politique devrait œuvrer effectivement
dans un syndicat, dans un cercle culturel, dans
une coopérative, etc. Ainsi la pensée politique
de son parti pourrait se fonder sur des réa-
lités, s'élaborer à partir d'expériences, de problè-
La part du citoyen 225
mes et d'aspects de la vie collective 1 • A partir
de là, les partis pourront mûrir leur doctrine,
élaborer leurs propQsitions et en termes tels que
le public recommencera à les comprendre.
Ceux d'entre eux qui sauront procéder à cette
reconversion retrouveront, au-dehors, un écho
qu'ils ont perdu. Qu'on le veuille ou non, en effet les
partis ne sauraient disparaître dans un pays de
liberté. Ils correspondent à un besoin et ce n'est
pas parce qu'ils se sont mal acquittés hier de leur
devoir que ce besoin n'existe plus. Car les activités
positives et réalisatrices risquent, en l'absence de
partis politiques à leurs côtés, de se développer
dans un cadre de préoccupations trop limité et de
verser dans le particularisme. Organismes éco.no-
miques, ces groupements ont forcément tendance
à se borner à une action au jour le jour, empirique,
parfois égoïste ; organismes culturels, la liberté
totale des débats qui s'y déroulent (liberté néces-
saire, d'ailleurs), autorise un foisonnement d'idées
parfois confus et une certaine irresponsabilité.
Par contre, la réflexion politique, attribution
essentielle d'un parti, permet, d'une part, de prendre
du champ par rapport aux activités spécialisées, con-
duit à dépasser l'expérience immédiate pour s'éle-
ver à la pensée de l'ensemble; et oblige, d'autre
part, au choix de buts prioritaires comme de
moyens tactiques, et à la soumission de chaque
décision particulière à une orientation générale
définie en commun.

1. C'est ce que font les syndicats ouvriers ou agricoles et


c'est pourquoi leur influence sur leurs membres dépasse de
beaucoup celle que les partis peuvent exercer.
226 La République m~derne

L'EXEMPLE PAYSAN

Dans aucun domaine, les idées exposées au


début de ce chapitre ne trouvent plus complè-
tement leur application que dans le domaine
agricole : il s'agit là, en effet, de trouver des
formules susceptibles de concilier des réalités
humaines et sociales auxquelles on ne peut être
insensible avec les nécessités d'une évolution
technique rapide qui est loin d'être achevée. Or,
la conciliation ne s'opérera que par une prise de
conscience de la masse paysanne elle-même!et par
l'action de ses cadres.
Des structures agricoles périmées ne permettent
plus aux producteurs d'affronter les intérêts
~rganisés qui se manifestent autour d'eux. Indus-
triels, fournisseurs de l'agriculture ou transforma-
teurs de ses produits, négociants, capitalistes,
ont grandement évolué depuis un siècle, tandis
que la paysannerie reste, à peu de chose près,
celle de l'époque où furent édictées les règles
individualistes du Code Civil. Or, certaines tâches
et certaines dépenses ne peuvent être assumées
aujourd'hui que par l'intermédiaire de groupes
constitués.
La variété des problèmes vient encore compli-
quer les données. L'exposé des motifs de la récente
loi Pisani insiste à juste titre sur la diversité
et, parfois même, la contradiction de ces problèmes
d'une région à l'autre, d'une production à l'autre.
On n• saurait, dès lors, généraliser les réglemen-
La part àu citoyen 227
tati ons ou les solutions, et il faut envisager de larges
décentralisations de pouvoirs et de politiques
pour que les autorités responsables, constituées
par les intéressés eux-mêmes, puissent choisir -
dans le cadre général du Plan national et du plan
régional - les méthodes les mieux appropriées
à leurs besoins.
Déjà, le fonctionnement de l'Office du Blé
depuis 1936 aurait été pratiquement impossible
sans les coopératives de producteurs. Si e.lles
n'avaient pas existé antérieurement, si d'autres
n'avaient pas été constituées depuis, l'Office
aurait été une institution lourde, bureaucratique
et administrative et, compte tenu de la psycho-
logie paysanne, on peut être assuré qu'il aurait
rapidement échoué. L•intervention organique des
coopératives a placé la majeure partie du méca-
nisme entre les mains des producteurs eux-mêmes;
dès lors, l'Office a pu rendre d'immenses services.
On a vu surgir, au cours des dernières années, à
l'échelon du hameau, du village ou du cantont de
nombreuses et intéressantes initiatives. Dans
telle commune, de jeunes cultivateurs se réunis-
sent au sein d,une C. U. M. A. 1 ; ils achètent une ou
plusieurs machines dont chacun d'eux n'a besoin
que quelques jours ou quelques semaines par an
et dont seule l'utilisation collective peut assurer
l'amortissement. Puis, à l'intérieur du groupe, un
responsable est nommé pour assurer la totalité
d'une tâche déterminée (par exemple, la traite des
troupeaux) ; il sera indemnisé sur la hase des heures
de travail qu'il fournira à la communauté. Pendant

1. Coopérative pour l'utilisation • du matérl:el. agricole. !


228 La République moderne
ce temps, un autre membre de l'équipe sera
chargé de la commercialisation de telle catégorie
de produits: le lait, les fruits, les veaux de bouche-
rie, etc. Peu à peu, l'initiative s'étendra et l'on
envisagera même de construire une étable collective.
On pourrait citer de nombreux exemples de ce
genre car ils tendent à se multiplier.
Le développement de « l'agriculture de groupe »
est susceptible de favoriser la constitution d'unités
de production viables et d'apporter ainsi des modi-
fications profondes dans les conditions de travail
et de vie des agriculteurs. Il est devenu néces-
saire de promulguer un statut permanent pour les
différentes formes qu'elle peut revêtir (associations
d'exploitation, d'ateliers, constitution d'équipes
de travail, etc.). Le Crédit agricole peut aussi
favoriser cette sorte de coopération ; il devrait,
dans certains cas, refuser son soutien à des agri-
culteurs individuels pour tel type d'investissement
qui correspond à une opération à faire de préférence
en commun, et le réserver aux groupes d'entraide
ou, tout au moins, leur assurer une priorité.
Ces groupes ne doivent pas se limiter à la
production : ils doivent prolonger leur action en
aval. Il est bien certain que l'équilibre antérieur
n'est pas sensiblement amélioré lorsque le grou-
pement limite ses objectifs à l'un des chaînons du
circuit agricole ; il est nécessaire qu'il intervienne
dans l'orientation et de la production et de la
distribution.
Il cherchera donc aussi bien à procéder, pour le
compte de tous les associés, à des achats, à des
investissements, à des actions de vulgarisation
ou d'information collectives qu'à organiser la
La part du citoyen 229
conservation, le conditionnement, la transfor-
mation des produits et leur vente sur le marché
intérieur -ou à l'exportation 1 • En prenant en charge
une part croissante des commerces et des industries
agricoles et alimentaires, il réduira le nombre des
intermédiaires et assurera aux associés des profits
qui leur échappent actuellement. Si les fermiers amé-
ricains, danois ou hollandais sont prospères, c'est, en
grande partie, pour n'avoir pas cantonné leur acti-
vité au secteur primaire; par le canal d'orga-
nisations collectives, ils sont devenus des indus-
triels et des négociants, dans un remarquable
esprit d'efficacité et de modernisation.
Dans les secteurs où il faut s'en tenir à des or-
ganisations plus lâches que les coopératives,
les producteurs doivent s'unir néanmoins en vue
de souscrire des contrats avec les collecteurs, les
transformateurs et les distributeurs.
Ainsi peut être réalisée une concentration de
l'offre, en face d'une demande elle-même très con-
centrée. C'est le cas, lorsque la transformation
des produits est assurée par un petit nombre d'in-
dustriels, ou que la commercialisation est mono-
polisée par quelques chaînes commerciales. La
discussion avec ces industriels et les représentants
de ces chaînes, toujours difficile et inégale, exige

1. On distinguera donc plusieurs sortes de coopératives :


- Les coopératives d'approvisionnement, qui fournissent
à leurs adhérents les produits dont ils ont besoin ;
- Les coopératives de services pour la mise en commun de
moyens de travail et de production (matériel agricole, animaux
reproducteurs, etc.) ainsi que pour la fourniture mutuelle de
prestations, d'heures de travail, etc. ;
- Les coopératives de transformation, de conservation et de
commercialisation de produits agricoles.
230 La République l'IU)derne
que les producteurs traitent globalement 1 • C'est
un progrès semblable à celui qu'a réalisé la classe
ouvrière lorsqu'en 1936 le principe des conventions
collectives a été consacré.
Or, la tendance vers les actions communes
s'est partout heurtée à des îlots de résistance qui,
même minoritaires, se sont souvent révélés capa-
bles d'empêcher le succès de tentatives très dignes
d'intérêt. C'est pourquoi les milieux agricoles
les plus a-ctifs demandent que des droits soient
reconnus dans certains cas aux syndicats et asso-
ciations qui groupent une proportion déterminée
des producteurs et de la production, sur un territoire
donné. Les sociétés dont le caractère représenta-
tif ne peut être contesté doivent recevoir le droit
d'édicter des règles d'organisation et de disci-
pline, afin de régulariser les cours, les conditiDns
de vente, les qualités, etc. Le gouvernement
vient d'être autorisé à étendre ces règles par
arrêté ministériel à tous les agriculteurs d'une
région déterminée et pour un produit déterminé.
Diverses procédures peuvent être envisagées :
consultation des intéressés par référendum, exi-
gence de majorités qualifiées, etc. ; l'essentiel,
c'est que l'effort d'autodiscipline d'une large
majorité ne soit pas ruiné par l'incompréhension
d'une petite minorité indocile.
Il va de soi que ce n'est pas l'administration
1. Le lait est produit par un million et demi d'exploitants
alors que les .automobiles sont fabriquées par quelques firmes.
Ces deux aetivités représentent à peu près la même fraction
du revenu national français. Mais les producteurs de lait ne
peuvent défendre leurs intérêts à l'égal des producteurs
d'automobiles que s'ils se groupent, à l'échelon local comme à
l'échelon du pays.
La part du citoyen 231
qui peut se charger de l'organisation de toute cette
vie agricole, dont quelques aspects seulement ont
été mentionnés ici. Sinon la bureaucratisation
inévitable entraînera des rigidités et des généra-
lisations là où s'imposent, au contraire, la
souplesse et l'adaptation. Seuls, des militants
agricoles, appelés par leurs pairs à gérer des inté-
rêts communs, obtiendront tout à la fois une dis-
cipline librement admise et une constante adapta-
tion aux besoins techniques, sous la seule réserve
du respect du Plan.
Tel est tout particulièrement le cas des S. A. F. E. R.,
sociétés d'aménagement foncier récemment consa-
crées par la loi et qui sont loin d'avoir trouvé leur
forme et leur statut définitifs. Leur objet est la modi-
fication des structures agricoles en vue de la création
d'un nombre maximum d'exploitations viables.
Compte tenu de la diversité des terroirs et de la
psychologie des milieux ruraux, les S. A. F. E. R, ne
rendront les services qu'on en attend que si elles
sont gérées par des hommes émanant de la paysan-
nerie et qui traduiront ses intérêts bien compris.
Ces conditions de succès commencent à être
saisies par une partie croissante du monde paysan,
spécialement chez les jeunes, chez les exploitants
moyens et aussi parmi ceux qui s'adonnent à cer-
taines spéculations, telles que l'élevage et la pro-
duction laitière, par exemple. Un peu partout, on
assiste à la naissance et au développement d'orga-
nismes et d'activités collectives à base très démo-
cratique et qui s'adaptent bien aux réalités.
Serge Mallet en a donné de vivants exemples dans
son livre récent Les Paysans contre le passé.
Les jeunes ruraux se concertent, mènent des
232 La République moderne
enquêtes en commun, découvrent la nécessité
de s'unir et déjà agissent en conséquence. Ils se
heurtent à des intérêts organisés: vieilles structures,
forces sociales encore puissantes, organisations
industrielles financièrement très assises, chaînes
d'intermédiaires traditionnelles ou nouvelles venues,
etc. C'est pourquoi leur effort les conduit à des
observations plus larges et leur prise de conscience
débouche alors sur la politique - au sens le plus
élevé. Par la réflexion en commun sur les expé-
riences et les difficultés quotidiennes, par tâton-
nements successifs, par l'apprentissage du travail
collectif, ils découvrent ensemble les directions dans
lesquelles des solutions seront trouvées.

LE N 0 UV EL ES P R 1 T C 1 V IQ U E

Il faut enfin aller plus loin -jusqu'à l'essentiel.


Les institutions politiques et économiques d'un pays
ne peuvent constituer à elles seules la démocratie :
elles n'en sont que le cadre. Tous les organismes
dont on a parlé, même s'ils doivent être plus
ou moins institutionnalisés, ne sont pas non plus
la démocratie. Le pouvoir le plus sincèrement, le
plus profondément républicain peut (et doit)
les reconnaître, les favoriser, les soutenir, il ne
peut ni les créer de toutes pièces, ni les forcer à
fonctionner ; ce serait là, très exactement, le
contraire de la démocratie.
En vérité, il n'y a pas de démocratie sans démo-
crates. Le propre de la démocratie est d'être vo-
La part du citoyen 233
lontair-e et la démocratie est d'abord un état
d'esprit.
De quoi -est fait cet état d'esprit? Avant tout,
d'un intérêt profond pour le destin de la commu-
nauté à laquelle on appartient et du désir d'y
participer à tous les niveaux (compréhension,
décision, action), du sentiment qu'une vie humaine
sera toujours amputée si elle reste bornée à un
horizon individuel, de la conviction aussi que ce
monde n'est pas le meilleur possible, que plus de
raison et de justice doivent y régner et qu'il faut
lutter pour les faire triompher. Tel est l'esprit
civique que Montesquieu appelait vertu ou amour
de la République, c'est-à-dire de la chose pu-
blique.
l\lais dès lors que le citoyen entend ne pas rester
replié sur sa vie privée, il est prêt à accepter cer-
taines disciplines : assurer le secrétariat d'un
groupe ou seulement décider d'y adhérer, consacrer
temps et efforts à une œuvre parfois ingrate ou
austère, sacrifier des heures prises sur le loisir et
le repos.
La journée de travail n'est plus ce qu'elle
était au siècle dernier ; la vie actuelle, en déga-
geant du temps, rend possible cet exercice plus
généralisé de la démocratie. C'est aux citoyens
à utiliser une partie du temps gagné pour pré-
parer un avenir où les hommes disposeront de
plus de temps encore et de plus d'ouvertures sur
le monde.
Le travail dans un groupe, la pratique d'une
responsabilité, l'expérience d'une action exercée
sur les autres, la réussite d'une entreprise
commune, la victoire sur des forces adverses
234 La République moderne
constituent autant d'affirmations de soi et
apportent, à celui qui s'y est donné, la satisfac-
tion de se connaître utile à la collectivité.
C'est l'esprit civique tel qu'il se manifeste surtout
dans les nouvelles générations. Car il est vrai que
les déceptions accumulées depuis des années et les
illusions perdues ont détourné beaucoup de jeunes
gens de l'idéologie abstraite et des discussions
sur les principes, en faveur de positions réa-
listes tournées vers les faits et les démonstrations
concrètes. Ils n'ont pas moins d'esprit civique
que leurs aînés, mais ils entendent l'exercer direc-
tement sur des réalisations et des objets précis.
Ils se passionnent pour les problèmes d'aménage-
ment, d'équipement, d'organisation de leur région
et de leur activité professionnelle et fréquentent
plus volontiers la réunion du syndicat ou de la
S. 1. C. A. 1 que la section d'un parti politique.
Il faut non seulement reconnaître ces nouvellei
données humaines, leur permettre de se manifester
et de s'épanouir, mais leur adapter les insti-
tutions locales et nationales.
Sans doute, aussi, faut-il voir, dans l'exercice
de cette démocratie démultipliée, un moyen de
combattre l'étrange ennui qui s'abat parfois sur
certaines sociétés contemporaines, tantôt explose
dans les expéditions de blousons noirs, tantôt sem-
ble écraser les foules répandues dans les rues le
dimanche ; cet ennui d'un éternel présent refermé
sur soi et ne débouchant sur rien.
Un responsable, un militant, n'a guère l'occa-
sion de s'ennuyer même quand il fait des dé-

1. Société d'intérêt collectif agricole.


La part du citoyen 235
marches ennuyeuses. Il échappe à la passivité, à
l'inertie. Il devient un de ces hommes « plus
libres parce que plus engagés 1 » ; il est habité par
l'image d'un combat exaltant auquel il participe
pour gagner un avenir qu'il aura bâti lui-même.
Car c'est bien de quoi il s'agit en dernier ressort:
le citoyen est un homme qui ne laisse pas à d'autres
le soin de décider de son sort et du sort commun.

Parce qu'elle dépend essentiellement de la


volonté des citoyens, parce qu'elle suppose un
effort permanent, la démocratie n'est jamais
acquise. On ne peut jamais se reposer sur elle,
s'endormir en elle.
Pas plus qu'elle ne peut être acquise, elle ne peut
être parfaite. Il n'existe pas de démocratie atteinte
et accomplie une fois pour toutes. Elle est ce vers
quoi on tend, ce qui demeure à l'horizon.
Mais aussi parce qu'elle n'est jamais pleinement
acquise, la démocratie est toujours menacée.
Par ses adversaires, sans aucun doute. Mais bien
plus encore par la négligence ou l'inertie des
citoyens. Eux seuls peuvent la faire vivre, en la
portant jour après jour, dans une action incessante
de solidarité.
1. Déclaration du Centre national des Jeunes Patrons,
Deauville, juin 1962.
CONCLUSION
J'aime mieux aller au-devant de l'avenir
tue d'attendre ... ce qui arrivera.
John H. GLENN

Ce livre forme un ensemble. Si ses propositions


portent à la fois sur le politique et sur l'économique,
c'est que les deux domaines ne peuvent plus être
dissociés. On perdrait son temps à ne chercher de
5olutions que par un réaménagement juridique des
pouvoirs publics. Il faut aller plus profond.
L'œuvre à laquelle travailler maintenant, ce
sont les fondations sur lesquelles s'édifieront en-
suite un régime politique de liberté et d'efficacité,
une expansion économique plus assurée et plus
vigoureuse, une vie sociale où des certitudes seront
rendues aux jeunes.
Construire des fondations, c'est ingrat, c'est
peu spectaculaire, peu exaltant. Il est tentant,
avant même qu'elles soient achevées, d'essayer de
bâtir un étage ou deux ou trois. A ceux dont l'im-
patience est compréhensible, on doit toujours ex-
pliquer la nécessité d'assurer d'abord une hase
aux travaux qui suivront, une base complète avec
tous les éléments capables de garantir le succès des
240 La République moderne
étapes ultérieures. Oui, la base d'abord, et com-
plète.
A cet égard, le plan général qu'expose ce livre ne
saurait être adopté par pièces et par morceaux, car
chacun de ses éléments est indispensable à la soli-
dité des autres. Il serait vain de prendre tel ou tel
morceau sain, mais de le perdre dans un ensemble
qui le neutralise et le dénature. Il est vain de
chercher par des méthodes purement légalistes de
prétendus renforcements du pouvoir si, par une
politique générale qui ne traduit pas effectivement
ses volontés, le peuple est de plus en plus éloigné
de ceux qui le dirigent. Il serait vain d'élargir
les attributions du Conseil Économique ou de con-
sulter plus fréquemment les syndicats, si la classe
ouvrière était conduite à se méfier de plus en plus
des disciplines demandées, et si l'économie restait
pratiquement abandonnée aux hasards et aux
improvisations d'initiatives sans unité et sans
coordination.
La France a fait trop souvent l'expérience d'un
manque de perspectives globales. En 1936 comme
en 1944, une immense impulsion populaire s'est
peu à peu épuisée, faute d'un plan d'ensemble
cohérent, notamment en matière économique et
financière. Les grands mouvements politiques,
s'ils n'ont pas prévu un programme d'action éco-
nomique précis, ne parviennent jamais à exploi-
ter à fond des circonstances propices et à engager
irréversiblement la vie nationale sur la voie des
transformations d'avenir.
Ces transformations, certains pensent qu'elles se
produiront toutes. seules, du fait de la maturation
natuJ"elle des structures du pays. Il suffirait d'atten·
Conclusion 241
dre paisiblement leur venue. Mais trop d'aléas sub-
sistent, trop d'accidents demeurent possibles pour
que la vigilance active des hommes ne soit pas
requise à chaque instant. Et, même si l'on croit à
la gestation progressive d'une vie nouvelle qui va
naître, c'est encore une vigilance d'accoucheur qui
reste indispensable.
Ceux qui travaillent et qui produisent en pren-
nent conscience jour après jour. S'ils se montrent
parfois si soupçonneux envers tout ce qu'ils
appellent « la politique », mon enquête à travers la
France m'a confirmé, par contre, leur curiosité et
leur impatience de voir se dessiner ce plan de
reconstruction de nos institutions qui permettra
d'aller ensuite de l'avant hardiment et rendra
possibles d'autres réformes plus larges.

A cet égard, ce livre, déjà trop long, n'en est pas


moins incomplet. Précisément parce qu'on a voulu
se limiter aux fondations, des questions n'y sont
pas traitées, qui sont cependant capitales.
Tant, par exemple, que le privilège du savoir et
de la culture restera réservé à une minorité, tant
que l'information demeurera tendancieuse et par-
tielle, dominée par les pouvoirs publics ou par lea
groupes d'intérêts, la démocratie sera ou impossible
ou faussée.
Qu'un homme bénéficie d'une sorte de prime à la
mesure de ses mérites, non seulement c'est admis-
sible, mais c'est utile ; en revanche, il est révoltant,
et d'ailleurs contraire à l'intérêt public, que ses fils
et les fils de ses fils se voient accorder, au départ,
242 La République moderne
des facilités qui sont refusées aux autres enfants
de leur génération. La non-hérédité des avantages
sociaux est la réalisation essentielle, elle seule
fournit une réponse au problème des classes. Il est
inévitable et d'ailleurs souhaitable que se forment
des élites. Mais pour empêcher qu'elles ne de-
viennent des castes, il faut veiller à ce qu'elles se
renouvellent, il faut les brasser sans cesse. Cela
n'est facile sous aucun régime : dans un discours
récent, Khrouchtchev ne déplorait-il pas qu'en
'hlnion Soviétique, 60 à 70 % des étudiants des
Universités et des écoles supérieures fussent des
fils de fonctionnaires et d'intellectuels ?
L'accès de tous les enfants aux mêmes chances
par une démocratisation de l'enseignement, c'est
la clé de l'émancipation de l'homme. A juste titre,
les masses n'auront jamais le sentiment qu'un pro-
grès décisif a été accompli vers le socialisme, tant
que cette réforme-là ne sera pas pleinement entrée
dans la réalité.
Quant à l'information - dont le problème surgit
dans notre histoire chaque fois que se pose celui de
la République et des libertés, et s'amplifie aujour-
d'hui à l'échelle des techniques modernes - c'est
d'elle que dépend, en dernier ressort, la démocra-
tisation de l'économie et de la planification. Dix
fois, dans les pages qui précèdent, on a été amené à
préciser que certaines propositions importantes ne
porteraient leurs fruits que si une information
économique, libérée de ses servitudes actuelles,
permet demain aux Français d'être exactement
l'enseignés sur leurs affaires, les difficultés rencon-
trées, les solutions susceptibles de les résoudre.
Les progrès politiques et économiques impliquent
Conclusion 243
donc une réforme des conditions générales de l'en~
seignement et le relèvement du niveau d'instruc·
tion et d'information des adultes aussi bien que des
jeunes.
Ces changements - auxquels s'opposent non
seulement d'indiscutables difficultés techniques
mais aussi des intérêts tenaces - ne pourront
voir le jour que si la Nation est dotée d'un
régime rénové apte à traiter les problèmes de ce
temps.

Ce régime ne s'installera pas au hasard d'une cir-


constance favorable, d'un scrutin heureux, d'un
gouvernement de bonne volonté. L'effort est d'une
telle ampleur que son succès dépend de l'inter-
vention du pays lui-même et surtout des forces
dont la conjonction a toujours assuré la marche
en avant. D'immenses modifications sont devenues
possibles et des problèmes dont les solutions sem-
blaient inaccessibles ont pu être résolus, dans le
passé, chaque fois qu'ont additionné leurs volontés
et uni leur action, la partie défavorisée du pays,
celle qui est tout naturellement revendicative,
voire révolutionnaire - la fraction éclairée et
moderne des classes déjà influentes- et la jeunesse
dont les regards, d'instinct, se portent sur son ave-
nir, c'est-à-dire sur l'avenir. Car c'est là que rési-
dent les réserves de volonté et de dynamisme.
Tant qu'elles ne sont pas entrées en mouve-
ment, l'ennui, le découragement se répandent, un
grand silence recouvre le pays et, tandis que
s'aggrave encore l'inégalité da:ns la distribution
244 La République moderne
des revenus, des abus de toutes sortes apparaissent
ou réapparaissent, des faits scandaleux semblent
tolérés par tous ou, du moins, aux yeux de tous,
impossibles à éviter ; le respect de l'homme, de ses
droits fondamentaux, est remis en péril.
Car s'il est un domaine où s'illustre durement la
fragilité de toute avance en matière politique,
c'est celui de la protection reconnue à la personne
humaine et à ses libertés contre 1' arbitraire. En
théorie, tout le monde ou presque est d'accord.
Mais au cours des dernières années, la réalité vient
de donner un démenti effroyable à des principes
dont la France se réclame depuis deux siècles.
Les illégalités les plus flagrantes se sont multipliées
sans que les gouvernements s'y soient opposés ;
bien au contraire, de hautes autorités civiles et
militaires les ont encouragées ou même ordonnées.
Le pouvoir judiciaire ne s'est montré capable de
faire obstacle ni au développement des tortures,
ni aux détentions arbitraires, ni aux saisies de
journaux. Et si l'expérience a montré que les tri-
bunaux réagissent quand l'État porte atteinte à la
propriété privée, ils n'ont jamais été au même de-
gré les gardiens des libertés publiques et des droi ta
de l'homme, s'exposant ainsi au soupçon de servir
une justice de classe.
Certes, des faiblesses peuvent toujours se pro-
duire et il n'est pas d'institutions si parfaites
qu'elles en écartent absolument l'éventualité. i\laia
l'assainissement qu'exige la dignité du pays sera
accompli seulement lorsque chaque abus, aussi-
tôt dénoncé et établi, cessera de trouver les
autorités complices, la presse bla..,ée, la magis-
trature indifférente. Des mécanismes nouveaux
Conclusion 245
d'ordre administratif ou juridictionnel n'y suffiront
pas (bien qu'ils soient devenus indispensables). Ils
ne joueront que si la pression d'une opinion pu-
blique réveillée exige que soit mis un terme à des
pratiques inadmissibles. Le jour où les citoyens
révoltés crieront leur dégoût et leur indignation, le
pouvoir et la justice ne pourront plus longtemps
pratiquer ou tolérer la torture. Car, en définitive, le
comportement des hommes politiques, tout comme
celui des juges, relève du fonctionnement de la dé-
mocratie et d'une rigueur dans les principes qui a
manqué sous la IVe comme sous lave, au Parlement,
dans les partis, dans la presse, dans l'opinion tout
entière.
La reprise de contact entre l'armée et la nation
dépend d'un réveil analogue. Des années durant,
l'armée a vécu et combattu au loin ; elle a pris sur
beaucoup d'affaires des vues très différentes de
celles du pays. Les échan_ges se sont raréfiés entre
l'ensemble des Français et une armée dont le
recrutement, d'ailleurs, avait toujours été sociale-
ment fort étroit. Cet isolement allait devenir dra-
matique à partir du moment où l'armée cessait de
respecter l'État, ses ordres et ses représentants,
parce qu'ils ne lui paraissaient pas dignes de son
idéal. Les hésitations des gouvernants, leurs pro-
messes déraisonnables (jamais tenues précisément
parce que déraisonnables), les méandres et les trom-
peries de la politique algérienne, tout cela a tari dans
l'armée la confiance dans le pouvoir civil et l'a
détournée de l'habitude de lui obéir sans juger. Ainsi
3e séparait-elle de plus en plus de la Nation et jus-
qu'à s'opposer à elle. On pourrait, si on en avait le
goût, ironiser. sur cette armée qui rêvait d'être
246 La Républiqu~ moderne
« comme un poisson dans l'eau »sur un territoire de
colonisation, et qui était devenue un corps com-
plètement étranger sur le sol de sa propre patrie.
Tandis que l'opinion publique pénétrait de moins
en moins dans le milieu militaire, beaucoup d' offi-
ciers en venaient à penser que l'armée était incom-
prise à cause de ses vertus même, qu'elle seule
possédait des qualités viriles, qu'elle seule avait
mission d'assurer la grandeur d'une nation ingrate,
et que tôt ou tard cette mission serait remplie 1.
L'idée du pronunciamento a fait son chemin. Ceux
qui en rêvent ne semblent pas choqués d'aller
chercher leurs modèles dans des pays sous-déve-
loppés où les équipes techniques sont si rares et les
structures si faibles que l'armée y constitue souvent
la seule force d'encadrement!
Contre les risques, il n'est qu'une défense : com-
battre tout ce qui isole l'armée de la Nation 2, lui
montrer ainsi qu'elle n'est ni un corps distinct ni
un corps politique, lui faire mieux connaître et
sentir les besoins et les volontés du peuple dont elle
émane et dont on ne doit jamais la laisser se sépa-
rer, l'associer à ses préoccupations et à ses espoirs.

1. Cet état d'esprit est bien illustré par une réponse re-
cueillie au cours d'une enquête menée parmi des éléves offi-
ciers : << L'armée ne doit pas s'abaisser à se modeler à la
Nation, mais elle doit amener la Nation à se modeler à son
armée, seule force susceptible de droiture, d'abnégation et
d'efforts. »
2. Pour ne prendre qu'un exemple, tl n'est pas admissible
que, dès l'école, deux jeunesses soient formées à s'ignorer et· à
se méconnaître ; ld'autant (moins admissible qu'au xxe siè-
cle, le militaire est de plus en plus un technicien. La pre-
tnière réforme incorporera les établissement d'enseignement
militaire dans l'Université de France pour que futurs officier~.
futurs ingénieurs, futurs fonctionnaires apprennent qu'il dol·
vent concourir à une même tâche nationale.
Conclusion 247
Cela, seul le pays peut le faire. Mais il doit aussi
et d'abord manifester hautement qu'il ne cédera
jamais aux menaces.
Le 13 mai, l'armée avait compris qu'il se détour-
nait de ses institutions ; nombre d'officiers n'ont
guère hésité à exprimer, même d'une manière illé-
gale, un sentiment, très généralement répandu,
de désaffection contre le régime. Que, demain,
les Français se taisent, inertes et silencieux,
et ces mêmes officiers risquent, dans leur désar-
roi et parce qu'on les a trompés et bernés, de se lais-
ser entraîner de nouveau. Mais qu'ils soient assurés
dPs maintenant d'avoir, en ce cas, à affronter une
résistance jusque dans la rue, qu'ils ne puissent dèi
aujourd'hui éprouver le moindre doute à cet égard
- et beaucoup d'entre eux répugneront à provo-
quer un conflit sanglant entre le peuple et l'armée, à
tourner, contre la Nation, les armes et les jeunes
hommes qu'elle leur a confiés.
Enfin, le sentiment populaire retentit sur la
conduite du contingent et ce dernier agit
directement, à son tour, sur la psychologie et
J'attitude des officiers.
Ainsi, c'est du pays que dépend, dans une large
mesure, la pe1·sistance ou la fin du chantage qui
s'exerce sur lui et qui a marqué toute la vie poli-
tique depuis des années.
Lorsque la volonté nationale fait défaut, dei
corps distincts se forment, ici et là, des minoritéi
s'organisent, redoutables pour l'unité du pays -
plus redoutables encore lorsqu'elles détiennent les
armes. Mais que la démocratie se défende, alors, les
particularismes, les forces centrifuges, les tenta-
tions de rébellion Re réduisent aussitôt.
248 La République moderne
Il appartient aux responsables, aux chefs poli-
tiques comme aux chefs syndicalistes, aux élus
comme aux militants, d'appeler le peuple à cette
conscience et à cette pratique de la démocratie.
Ils doivent sans se lasser - et même au milieu de
la prétendue dépolitisation dont certains se ré-
jouissent - exposer à la Nation exactement- et
s'il le faut courageusement - comment se pré-
sentent les difficultés et les différentes solutions
possibles. Loin de lui dissimuler les obstacles à
surmonter, ils doivent l'appeler à les affronter,
la mobiliser pour participer l'action.
C'est ainsi que Waldeck-Rousseau et Cle-
menceau, Poincaré et Léon Blum concevaient
leur rôle : mettre en œuvre les volontés profondes
du pays et non, comme on l'a fait si souvent de-
puis, biaiser avec elles ou les anesthésier. Lorsqu'ils
s'adressaient au peuple ou à ses représentants, ce
n'était pas pour exposer des idées vagues et géné-
rales, mais bien pour leur soumettre une politique
effective et des décisions à prendre.
Chaque fois, le pays répondait. Chaque fois, il
exerçait sa pression et son arbitrage, il donnait à
son gouvernement une puissance qui permettait à ce
dernier de surmonter les résistances, celles des partis,
des oppositions politiques, des groupes de pression.
Le pays répond toujours lorsqu'il est saisi des
problèmes avec probité même quand ils sont
apparemment techniques, même quand ils sont
douloureux et exigent des sacrifices. L'homme
d'État fait confiance au peuple. Alors, celui-ci
prend conscience que les grandes décisions lui
appartiennent vraiment et il sait se hausser au
niveau de son devoir historique.
Conclusion 249
En définitive, la démocratie ne peut vivre que si
les citoyens et les dirigeants du pays se comportent
en démocrates. Churchill n'a jamais eu besoin du
régime présidentiel, ni d'écraser le Parlement, pour
être un animateur politique, parce qu'il n'a jamais
cessé de maintenir avec ses compatriotes un lien
direct, fondé sur la franchise et le courage de ses
paroles et de ses actes ; parce que, tout conservateur
qu'il était, il n'a jamais cessé d'être un leader démo·
crate au sein d'un peuple démocrate. L'investiture
populaire et parlementaire qui lui permettait de
remplir sa tâche, était fondée sur une politique
qu'il avait formulée sans détour, sur un pacte,
précis et clair, jamais sur un blanc-seing. Le pays
avait choisi ses objectifs et, c'est pour les attein-
dre, qu'il l'avait choisi, lui.
Bien sûr, une association de ce genre est plus
facile à fonder et à maintenir au cœur d'une redou-
table épreuve nationale. Ce serait faire preuve de
pessimisme que de croire un grand pays incapable
de fixer ses buts et de se battre pour les faire pré-
valoir, en temps de paix aussi.

Ceux qui le contestent, redoutent, en vérité, que


cet usage de la démocratie n'oriente la France dans
une direction qui ne leur convient pas! Car, si les
forces du mouvement et du progrès peuvent
exercer souverainement leur influence, si les frac·
tions défavorisées de la Nation, si la jeunesse, si les
éléments les plus aptes à proposer des solutions
reprennent la parole et l'initiative, chacun voit bien
dans quel sens se fera désormais l'évolution. Le rem·
placement du cadre dans lequel nous vivons par une
250 La République moderne
véritable démocratie politique et économique dont
j'ai voulu décrire les modalités possibles, conduit
évidemment le pays vers les réformes nécessaires
à son émancipation à l'égard du besoin, de l'igno-
rance et de l'injustice.
La France est aujourd'hui devant un seuil poli-
tique. C'est le franchissement de ce seuil que les
timorés redoutent. Mais c'est l'impatience, a tt
contraire, de le franchir qui se manifeste de pius
en plus chez les paysans comme chez les ouvriers,
chez les étudiants comme chez leurs maîtres - e t
qui finira par prévaloir.

En 1959, m'adressant à de jeunes hommes, je leur


affirmais que les quinze années à venir seraient
décisives, qu'elles pouvaient nous conduire à des
désastres dont les conséquences se prolongeraient
très longtemps -mais aussi marquer, dans notre
histoire, un revirement riche de possibilités magni-
fiques. Près de quatre ans ont passé. Qui oserait sou-
tenir qu'ils ont été bien employés en France?
La dizaine d'années qui restent, c'est le délai que
Khrouchtchev s'est fixé pour que son pays ait
rejoint le niveau de production des États-Unis,
aujourd'hui le plus élevé du monde. De plus en
plus, c'est donc sur le terrain du progrès écono-
mique et des réalisations dont elles se révéleront
capables, que vont s'affronter les civilisations et les
idéologies.
Dix ans, dans le domaine scientifique et technique,
c'est la période durant laquelle des transformations
extraordinaires vont s'accomplir, depuis l'entrée de
Conclusion 251
l'énergie atomique dans les secteurs industriels et
productifs, jusqu'à la conquête du ciel.
Dix ans, c'est la durée au cours de laquelle une
génération nouvelle va arriver aux responsabilités
- non seulement dans le domaine politique, mais
partout où se prennent les décisions économiques,
culturelles, militaires, etc. La génération de ceux
qui n'ont pas été marqués par les malheurs et les
humiliations des dernières décennies, mais qui en
savent assez pour affronter leur tâche les yeux
grands ouverts avec une volonté de réalisation
concrète et un élan qui leur permettront de fran-
chir les obstacles.
Dix ans, c'est aussi, là-bas, le temps durant
lequel le Tiers Monde va achever sa libération poli-
tique et progresser sur le chemin de sa libération
économique. Ava nt dix ans, les pays sous-déve-
loppés auront déterminé leurs formules - empi-
riquement, eux aussi, comme le font les jeunes
- formules qui donneront peut-être, à toute une
époque, un caractère nouveau.

Face à ces échéances qui se rapprochent et qui


s'accumulent, les Français ne peuvent se laisser
dériver au fil des événements.
C'est l'heure de voir clair, c'est l'heure de choisir
et de vouloir.
Une ou deux générations viennent de gâcher
leurs chances. Mais maintenant, il s'agit du sort
de nos fils.

Louyiers, 18 septembre 1962.


TABLE DES MATIÈRES

Introduction. 9
Première partie. LES DONNÉES 11
1. Certitudes et perplexités des Français. 13
Il. L'échec de deux Républiques. 29
III. La personnalisation du Pouvoir. 51
Deuxième partie. PROPOSITIONs. 67
IV. Le Gouvernement de Législature. 73
V. Représentation politique et repré-
sentation économique. 91
VI. L'État et la planification économi-
que. 109
VII. La planification et les entreprises. 141
V 111. Promotion du syndicalisme. 171
IX. La vie régionale. 199
X. La part du citoyen. 213
Conclusion. 237
IDÉES

ChaqtuJ jour, sous nos yeux, interf.liennent des boulev61'se-


ments th tous ordres et dans tous les domaines. Un immense
travail th défrichage ouvre à l'homme des routes et des espaces
nouveaux.
La collection « 1dées » se propose de rendre compte de ce
monde qui change. Son ambition est de présenter au lecteur,
en format de poche, une synthèse des connaissances acttuJUes.
La collection « 1dées » ne négligera aucune discipline et
publiera des études consacrées à la philosophie, la psychologie,
la sociologie, l'ethnologie, la science, la religion et l'histoire
ainsi que des essais sur l'art et la littérature.
La collection << 1dées » ne se contentera pas de rééditer des
textes contemporains déjà classiques, mais publiera aussi
des inédits d'auteurs français et étrangers.
La collection « Idées » présentera une vue d'ensemble th
l'évolution de la pensée contemporaine et offrira à ses lecteurs
les repères et les clefs qui leur permettront non seulement de
tomprendre notre époqtuJ, mais encore d'en vivre les espoirs.

PARUS DANS LA MtME COLLECTION

1. Albert Camus : Le Mythe de Sisyphe.


2. Jean-Paul Sartre Réflexions sur la QIUstion Juwe.
3. Sigmund Freud Trois Essais sur la théorie de la
Sexualité.
4. Werner Heisenberg La Nature dans la Physiq~
contemporaine.
5. Jean Rostand L'Homme.
6. Isaiah Berlin Karl Marx.
7. Roderic Dunkerley Le Christ.
8. Alain Propos sur le bonheur.
9. Paul Valéry : Regards sur le monde acttuJl.
10. Simone Weil : L'Enracinement.
11. Arnold J. Toynbee : GtuJrre et Cif.lilisation.
12. Max Brod :Franz Kafka.
13. Alain : Éléments de philosophie (à paraître).
14. Emmanuel Mounier : lntroduction aux existentialismes.
'15. Lincoln Barnett : Einstein et l'univers.
16. Jean Wahl : Tableau deJla philosophie française.
17. Bertrand Russel : Ma conception du monde.
ACHEV:ê D'IMPRIMER
-LE 8 OCTOBRE 1962 -
PAR L'IMPRIMERIE
BUSSIÈRE A ST-AMAND
(CHEP)

Dépôt légal : 4e trimestre 1962.


~diteur,no 9140. - Imprimeur, n& 975.
Imprimé en France
Le.~
et techntquea ete r.......,..,.
..... ..............
ent <rit . . .
le monde entier une 8lt'UIItlon nouvelle.
Lee ~eUes du XIX• llkle eur luqueflee . . .
avons vécu al longtemps ont perdu leur powalr
sur fu faite. Il s'agit de penser, de repenser lee
principes de notre action pour créer une aoc:tM

Vous aimerez peut-être aussi