Vous êtes sur la page 1sur 2

Michel de MONTAIGNE, Essais, 1580-1595, livre 1, chapitre L

Des deux philosophes Démocrite et Héraclite1, le premier,


qui trouvait ridicule et vaine2 la condition humaine, n'affichait
en public qu'un visage moqueur et souriant; le deuxième, au
contraire, éprouvant de la compassion et de la pitié pour cette
5 même condition, montrait un visage continuellement triste et
avait les yeux pleins de larmes.
Sitôt le pied en dehors du logis,
L’un riait, et l'autre pleurait,
(Juvénal, X, 28)3
10 Je préfère la première de ces attitudes, non parce qu'il est
plus plaisant de rire que de pleurer, mais parce qu'elle est plus
dédaigneuse, et qu'elle nous condamne plus que l’autre. Il me
semble en effet que nous ne pouvons jamais être méprisés autant
que nous le méritons. La plainte et la commisération4 supposent
15 une certaine estime pour la chose que l'on plaint : celles dont
on se moque, ce sont celles auxquelles nous n'attachons aucun
prix. Je ne pense pas qu'il y ait en nous autant de malheur que
de frivolité5, autant de méchanceté que de bêtise; nous sommes
moins remplis de mal que d’inanité6, nous sommes moins mal-
20
heureux que vils7.
C’est pourquoi Diogène8, qui baguenaudait à sa guise9
en roulant son tonneau, et qui se moquait bien du grand
Alexandre10, quand il nous considérait tous comme des mouches
ou des outres11 pleines de vent, était un juge plus sévère et
25 plus aigu, et donc plus juste selon moi que Timon12, celui qui
fut surnommé l'ennemi des hommes. Car ce que l'on hait, on
le prend encore à coeur. Et Timon nous voulait du mal, dési-
rait ardemment notre ruine, fuyait notre société comme dan-
gereuse, celle de méchants et de gens dépravés13. L’autre, au
30 contraire, nous estimait si peu que nous ne pouvions le trou-
bler, ni le changer par notre contagion, et s’il fuyait notre
compagnie, c’est qu’il ne la craignait pas, mais la dédaignait :
il ne nous estimait pas capables de faire ni du bien ni du mal.

1.Démocrite et Héraclite (Ve-IVe siècle avant J.-C.): philosophes grecs; le premier est connu pour être un rieur, le second se distingue par son esprit
de sérieux. Ils sont aussi cités dans le chapitre 20 de Gargantua.
2. Vaine: inutile
3.Juvénal (55-128): écrivain romain, auteur des Satires. Il est l’un des nombreux auteurs antiques à avoir fait le parallèle entre ces deux philosophes
grecs.
4. Commisération: compassion.
5. Frivolité: légèreté
6. Inanité: futilité, inutilité.
7. Vils: mauvais, viciés.
8.Diogène (413 avant J.-C. - 327 avant J.-C): philosophe grec, de l’école cynique. On raconte qu’il vivait dehors, vêtu d’un simple manteau, muni
d’un bâton et d’une écuelle et qu’il dormait dans une grande jarre couche sur le côté.
9. Baguenaudait à sa guise: tenait des propos légers sur des sujets sérieux, comme il le voulait, en toute liberté.
10.Alexandre le Grand (356 avant J.-C. - 323 avant J.-C): roi de Macédoine, célèbre conquérant de l’Antiquité. Il serait allé rendre visite à Diogène,
qui lui parla d’égal à égal, avec insolence; cela força le respect d’Alexandre.
11. Outres: sacs de cuir.
12. Timon (d’Athènes) (Ve siècle avant J.-C.): philosophe grec surnommé « le Misanthrope » tant il avait pris en haine le reste du genre humain.
13 Dépravés: débauchés, sans morale.
Michel de MONTAIGNE, Essais, 1580-1595, livre 1, chapitre L

La réponse de Statilius14, auquel Brutus proposa de se joindre


35 à la conspiration contre César15, fut de la même veine16 : il trouva
que l'entreprise était juste, mais que les hommes n'étaient pas
dignes qu’on prit cette peine pour eux. Il se conformait ainsi à
la doctrine d’Hégésias disant que le sage ne devait rien faire que
pour lui-même, car il est seul à mériter que l’l'on fasse quelque
chose pour lui. Et aussi à celle de Théodore, qui prétendait
40
injuste que le sage risque sa vie pour le bien de son pays et mette
ainsi pour des fous la sagesse en péril.
Si notre condition individuelle est ridicule, c’est pourtant elle
aussi qui nous permet d’en rire.

14.Titus Statilius Taurus (vers 60 avant J.-C. - 10 avant J.-C): homme politique à la fin de la République romaine antique, il a été sénateur, consul,
préfet de Rome.
15. Jules César fut assassiné à la suite d’une conspiration, c'est-à-dire d’d'un complot politique, fomenté notamment par l’un de ses proches, Brutus.
16. De la même veine: du même style, comparable.

Vous aimerez peut-être aussi