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Le Maître spirituel

A l’occasion de la mort du Bienheureux Père Marie Eugène, la revue Carmel publie un numéro spécial,
c’est le numéro 1 bis de l’année 1968 aux pages 105 à 111. Le P. Louis – Provincial – écrit cet article sur
le P. Marie Eugène. Il l’intitule « Le Maître spirituel ». En voici des extraits:
Le Père Marie-Eugène a été un maître spirituel, dans la ligne la plus pure des prophètes du peuple élu et
des saints du Carmel.

Il enseignait par sa prière. A l’heure où le regard est plus limpide, plus réceptif, au temps où j’étais
novice, je me souviens encore de son attitude d’orant, dans le chœur glacé de l’Ermitage. Il était à
genoux, le dos légèrement appuyé sur le banc, droit sans affectation… son visage était impressionnant.
On sentait qu’il était aux choses du Père. Son corps était au milieu de nous, son âme était en conversation
avec Dieu, dans un silence qui le protégeait, nous interdisait d’approcher, mais dans lequel « un
commerce d’amitié » intense était engagé entre son âme et Dieu dont il se savait aimé. L’avoir vu prier
ainsi révèle ce qu’est la prière plus que de beaux discours. Une telle attitude mettait dans le recueillement
et nous reliait à ce monde invisible où il avait été emmené par l’Esprit.
Il enseignait par la parole. Les basiliques les plus célèbres l’ont entendu, de très nombreuses chapelles
de carmélites également, des salles où l’Action catholique se réunissait, des églises paroissiales.
Si on voulait dégager le trait dominant de sa prédication, on n’aurait aucune peine à reconnaître qu’il
n’eut pas d’autre thème que Dieu. « Non, je n’ai rien voulu savoir parmi vous sinon Jésus-Christ et Jésus-
Christ crucifié » (I Cor. II, 2). Il était rempli de Dieu : il ne pouvait parler que de Dieu. Devant les
auditoires les plus savants comme devant les plus humbles, devant les âmes contemplatives comme
devant les polytechniciens à la veille de terminer leurs études, il parlait de Dieu, encore de Dieu, de son
amour, de son action dans les âmes. Pour lui, Dieu était la « grande réalité ».

Il aimait enseigner par la parole. Mais le feu qui le brûlait augmentait avec les années. Sur la demande de
certains auditoires, il accepta que des notes fussent prises, recopiées, mises au net et communiquées à
d’autres personnes. Il apprit le choc spirituel que ces feuilles produisaient dans les âmes qui les
recevaient.

Peu à peu autour du Castelet et de Notre-Dame de France à Marseille, un groupe se constitua qui
recueillait avidement une parole vivante. « Enfin ! quelqu’un qui croit en la réalité de Dieu et qui en
parle ! » Les conférences étaient sténographiées, reproduites par l’aumônier de Notre-Dame de Vie et
circulaient en Provence et en certains monastères. Le Père observait et lentement une idée s’impose à lui :
« Les âmes qui cherchent Dieu, il y en a partout. Ah ! si je pouvais les atteindre toutes et leur parler de
l’Amour infini ». C’est ainsi qu’en son cœur naquit l’idée de composer un ouvrage dans lequel il
s’efforcerait de faire passer son âme.

Les quarante conférences données au cours d’oraison à Notre-Dame de France formaient déjà les assises
solides d’une œuvre qui allait se développer prodigieusement. En 1937, le Père est élu Définiteur général
à Venise. Le travail à la Maison généralice ne prenait pas tout son temps. Le Père se refuse aux ministères
qui le sollicitent et ne lui laisseraient plus de loisirs. Il s’enferme dans sa cellule située sur le Corso
d’Italia. Pendant dix ans, sans se dérober aux obligations de sa charge, il n’a qu’une occupation :
continuer, achever l’œuvre commencée en Provence et au contact des âmes. Les bruits du Corso ne
l’atteignent guère : il se plongeait en Dieu-Amour, se mettait en face des âmes qui ont faim d’Amour et
de Dieu et il écrivait. C’est ainsi qu’a été composé le livre — le seul — auquel il donne un titre
significatif : « Je veux voir Dieu ».

Qu’y trouve donc le lecteur ? La structure de l’ouvrage est facile à saisir. « Je veux voir Dieu » se
présente au premier abord comme un commentaire du Livre des Demeures de sainte Thérèse d’Avila. Le
chef d’œuvre — « le bijou » — de la sainte Mère a été médité longuement par le Père : il en a senti les
articulations majeures, les lignes de force, le dynamisme. Avec la Sainte, il prend l’âme aux débuts d’une
vie spirituelle qui renonce au péché ou se met en route vers Dieu ; il la suit à travers les différentes étapes
— les Demeures — jusqu’aux sommets où l’âme transformée par l’Esprit, est devenue l’instrument
privilégié de Dieu au service de l’Eglise.
Le long de la route, le Père s’arrête aux carrefours des deuxièmes, quatrièmes, sixièmes Demeures pour
aider l’âme à s’engager dans le bon chemin, à éviter les impasses ou les voies de garage. Il complète
l’enseignement de sainte Thérèse, par celui de saint Jean de la Croix et celui de sainte Thérèse de
l’Enfant-Jésus : ainsi se constitue une vraie « somme » carmélitaine, « somme » de théologie spirituelle
analogue aux « Sommes » que les grands théologiens d’autrefois composaient pour le savoir théologique
en général.

Au-delà de cette structure, facile à embrasser dans une synthèse forte, le style lui-même attire l’attention.
La phrase est ample, colorée, elle coule comme le torrent de la montagne, sans laisser voir pour autant sa
profondeur. Elle évoque un « je ne sais quoi » que les amis de Thérèse d’Avila trouvent dans les œuvres
de la sainte. La phrase est vivante, prend son origine dans la vie et communique la vie. Malgré son
impuissance, elle essaie de traduire cette expérience du Dieu vivant qui a fait tressaillir le cœur du jeune
carme, novice ardent dans le vieux couvent d’Avon. Elle est amplifiée par les expériences semblables
dont le Père est le témoin émerveillé dans les monastères où il prêche, au hasard de ses ministères, et chez
toutes ces jeunes de vingt ans qui s’en vont à Notre-Dame de Vie pour y rencontrer Dieu. Cette source
profonde et que nul savant ne peut capter à sa guise ni canaliser selon les procédés les plus scientifiques,
jaillit à travers toutes les pages, porteuse de vie. Rien n’enthousiasmait plus l’auteur que d’apprendre
comment, par ses pages, choisies un canal, l’Amour prenait possession des âmes pour y établir son règne.
C’est à ce niveau seulement qu’il faut situer « Je veux voir Dieu ».

Plus loin, plus profondément, c’est l’âme du Père Marie-Eugène qui vibre, dans l’allégresse, à travers tous
les feuillets de l’ouvrage ; une âme saisie par Dieu, souple sous l’action de l’Esprit et capable de
transmettre à d’autres la même ardeur et le même amour. Il serait vain d’y chercher autre chose. Ceux qui
sont en quête de satisfactions cérébrales, qui se laissent arrêter par un vocabulaire, une façon de parler que
notre temps refuse et ne comprend plus, ceux qui viennent à lui par curiosité risquent d’être déçus. Ils
n’ont aperçu que l’écorce, la vie qu’elle cache leur échappe.

Sans le savoir, ils se détournent d’un Maître qui pourrait leur apprendre à aimer Dieu et à se mettre au
service de l’Eglise. Tels sont les axes majeurs du livre, les mêmes que ceux des « Demeures ». Se
déterminer à chercher Dieu, afin de le rencontrer et d’être, par l’action de l’Esprit, un Père pour une
multitude…

Certes les mutations vertigineuses de notre temps marquent la psychologie des générations qui montent :
elles ne changent pas les lois éternelles de l’amour, qui sont les mêmes à la fin du XX e siècle qu’au temps
de l’empire romain, dans l’histoire du peuple de Dieu. Or il s’agit d’aimer, d’apprendre à aimer, de
progresser dans l’amour, d’atteindre à un amour pur, désintéressé : « Je veux voir Dieu », avec une
chaleur communicative, nous invite à cette entreprise, la plus haute et la plus humaine, car nous sommes
faits pour l’amour : l’évolution la plus hardie ne peut avoir d’autre effet que de libérer en nous les forces
infinies de l’amour : elles devront ensuite être saisies par Dieu et cela les savants qui nous entourent ne
nous l’apprendront pas, il nous faut un Maître en Amour, celui qui a été initié par l’Esprit Lui-même à
l’Amour et qui a reçu la mission de transmettre aux âmes affamées ce message d’amour.
Aujourd’hui l’apostolat s’interroge : il constate la paganisation du monde, les progrès de l’athéisme, les
forces qui s’opposent à l’extension du Royaume. Avec une bonne volonté qui mérite estime et respect, il
cherche le moyen de rendre ses activités plus efficaces, fait appel aux techniques humaines… Le cri de
saint Paul retentit encore : « Je ne suis pas venu vous annoncer le témoignage de Dieu avec le prestige de
la parole ou de la sagesse » (I Cor. II, 1). C’est ce cri que répète le Père Marie-Eugène dans la deuxième
partie — la plus longue, la plus dense — de son ouvrage. Comme tous les apôtres, il est hanté par le salut
des âmes, par la rédemption qu’avec le Christ il faut continuer dans l’histoire. Il sait — lui — que le seul
moyen d’être vraiment, dans l’Eglise, source de vie, c’est d’être sous la seule mouvance de l’Esprit. De
nouveau nous sommes en présence d’une loi éternelle qui transcende les civilisations, les évolutions et les
mutations. Le Père Marie-Eugène aurait voulu le faire entendre à tous ceux qui travaillent dans le champ
du Père.

Il se sentait impuissant à exprimer ce message, celui qui lui était le plus cher. A peine l’encre des presses
de l’imprimerie avait-elle séché sur la première édition de « Je veux voir Dieu » qu’il se déclarait
insatisfait de la finale de son livre : « Il faut que j’écrive un autre livre sur l’apostolat ; ce que j’ai dit ne
suffit pas ». Ce dessein l’a obsédé durant les quinze dernières années de sa vie. Dans les retraites
annuelles qu’il donnait à ses filles à Notre-Dame de Vie, il y revenait sans cesse, précisant sa pensée,
apportant sur ce sujet de grandes lumières. Il ne put se résoudre à composer un autre ouvrage. Il nous a
quittés sans avoir réalisé son désir, l’œuvre le dépassait ; à sa manière, il répète avec des grands
prophètes : « Qui suis-je pour aller trouver Pharaon et pour faire sortir d’Egypte les enfants ? » (Ex. III,
11)… « Ah ! Seigneur Yahvé, vois, je ne sais pas porter la parole : je suis un enfant… » (Jér. I, 1).

Enfin il enseignait dans la direction spirituelle. Apostolat plus caché mais de même sève que les
précédents. Ministère plus intime, plus personnel et sur lequel jamais la lumière ne se fera, même si sa
correspondance spirituelle nous était livrée. Ceux qui en ont bénéficié se souviennent de ces instants
d’une densité humaine et divine incomparable. C’était un entretien avec le « Père », sans artifice ni
préparation savante où l’anecdote se mêlait aux directives les plus élevées, où, dans une détente et une
confiance soudaine, l’âme s’ouvrait pour recevoir.
De l’entretien, on gardait surtout une impression de limpidité. Aucune question inutile ; la curiosité en
était absente. L’âme se sentait en face de Dieu, sans écran : « Je comparais les Directeurs à des miroirs
fidèles qui reflétaient Jésus dans les âmes… »

Le Père, selon ce mouvement propre qu’il provoquait par sa vie, allait droit au but : Dieu. Il écoutait sans
interrompre, aidait l’âme à se comprendre et à s’exprimer ; puis, sans s’attarder en des démarches
secondaires, il la ramenait vers Dieu, appuyé avec certitude sur la parole de Jésus : « Si quelqu’un a soif,
qu’il vienne à moi et qu’il boive celui qui croit en moi… Qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura
plus jamais soif : l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle »
(Jean, VII, 37 ; IV, 14).

Son enseignement, sa parole avait une efficacité qui stupéfiait ceux qui en faisaient l’expérience. A la
différence de la parole des maîtres humains qui enrichit certes l’intelligence, mais dont l’efficacité
s’arrête là, celle du Père éclairait l’esprit, puis pénétrait l’âme et devenait principe d’action, source de vie.
« La parole qui sort de ma bouche ne me revient pas sans résultat, sans avoir fait ce que je voulais et
réussi sa mission » (Is. 55, 11). Combien de fois ces mots que Dieu adressa au prophète Isaïe se sont-ils
réalisés d’une certaine manière quand le Père Marie-Eugène enseignait ?

Témoignage du R. P. Louis de Sainte-Thérèse, o.c.d., au lendemain de la mort du Père Marie-Eugène.


« C’est l’Esprit Saint qui fait les prophètes et les saints, c’est lui qui vit en nous et nous montre le chemin
qu’est le Christ. Il n’y a pas d’autre moyen de sanctification que l’Esprit Saint ».

Lorsque le Père Marie-Eugène s’exprimait ainsi, il communiquait le fruit d’une expérience très intime.
Toute sa vie fut basée sur la connaissance, l’expérience de l’Esprit Saint. Dès son noviciat, il fut saisi de
façon vigoureuse par cet Esprit d’Amour qui le fascina désormais et auquel il s’est livré sans réserve, lui
assurant une collaboration de foi et de disponibilité, de don de soi pour la réalisation de Sa pensée. Son
lien avec l’Esprit d’Amour était si étroit que sa collaboratrice Marie Pila a pu écrire : « Avec l’Esprit
Saint, on touche, semble-t-il, au mystère du Père Marie-Eugène ». Lui-même reconnaissait cette emprise
de l’Esprit sur lui : « Tout le monde a remarqué probablement que quand je parle de l’Esprit Saint,
ordinairement je m’enflamme assez facilement… Je l’appelle « mon Ami » et je crois que j’ai des raisons
pour cela ».

Le Père parlait constamment de l’Esprit comme d’une présence agissante, vivante en nous, que nous
devons connaître d’une façon pratique. Se livrer à l’Esprit Saint n’est pas une chose étonnante. « Dans
notre grâce, nous avons parfois une intimité avec une Personne divine. Sainte Thérèse a eu sa grâce
d’intimité avec Notre-Seigneur. Nous, nous sommes apôtres, nous marchons davantage avec l’Esprit
Saint. L’Esprit Saint, c’est l’Esprit du Père et du Fils. » Parler ainsi, c’est aller au cœur du Mystère de
l’Eglise, chef d’œuvre d’amour de Dieu. Nous disons ordinairement que l’Esprit Saint construit l’Eglise
parce qu’elle est une œuvre d’amour et que l’Esprit est Lui-même l’Amour du Père et du Fils, l’Amour
substantiel.

La découverte de l’Esprit Saint comme Amour donne au Père Marie- Eugène de faire la même expérience
spirituelle que sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus à laquelle il se sent tellement lié. Thérèse en effet a
découvert l’Amour en Dieu et n’a vécu que de ce Mystère. Elle n’a pu l’expliciter, mais cet Amour n’est
autre que l’Esprit Saint qui la conduisit dans les profondeurs de l’intimité avec Jésus. Vivre d’amour était
toute sa raison d’être et le Père Marie-Eugène l’avait bien compris lorsqu’il s’exclamait : « Priez pour
demander l’Amour. C’est l’unique prière à faire. Pour les âmes que j’aime, je ne puis que demander
l’Amour. C’est la seule monnaie qui vaille quelque chose, la seule réalité éternelle à demander pour vous.
Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus a été géniale en cela : Donnez-moi de l’amour, dit-elle au bon Dieu. »

L’Esprit d’Amour avait comblé le Père Marie-Eugène et l’attirait irrésistiblement. Aussi put-il murmurer,
la veille de sa mort : « Pour moi, je m’en vais vers l’étreinte de l’Esprit Saint », alors qu’il avait, quelque
temps auparavant, exprimé le fond de son âme dans une parole qui reste son testament spirituel pour tous
ceux qui veulent marcher à sa suite :

« Je veux demander pour vous l’Esprit Saint. Voilà le testament que je vous laisse : la grâce que l’Esprit
Saint descende sur vous, que vous puissiez tous dire le plus tôt possible que l’Esprit Saint est votre ami,
que l’Esprit Saint est votre lumière, que l’Esprit Saint est votre maître. C’est la prière que je vais
continuer sur la terre tant que le bon Dieu me laissera ici et que je continuerai certainement pour vous
pendant l’éternité. »

Nous lisons dans Je veux voir Dieu, p. 1012 :


« Comment l’âme ne chanterait-elle pas Celui qui est l’intendant de tous ses biens, ce doux hôte qui
habite en elle et en qui elle vit, ce père des pauvres, ce pourvoyeur empressé et paisible, ce Dieu ami qui
si suavement absorbe pour dominer, lumière de son cœur et rafraîchissement de tout son être, qui brille
dans l’obscurité et enseigne dans la douceur de l’onction, blessure qui guérit et apaise en embrasant,
flamme ardente et subtile qui enveloppe et pénètre, brasier consumant qui est partout et qui cependant se
dérobe à toute étreinte car, s’il est Amour, il est aussi Esprit. Esprit d’Amour qui se donne, flamme amie
qui consume, comme il est cher à l’âme ! Et sa joie est de le sentir en soi, de se sentir en Lui et si
profondément, si intimement, que désormais rien ne pourra les séparer. Qui nous séparera de l’amour du
Christ ? Rien ne pourra nous séparer de l’amour que Dieu a pour nous dans le Christ Jésus Notre-
Seigneur. »

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