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Table des matières

Pages

Le cinquantenaire de la revue ................................................................... 3


Sylvio Normand

La dilution du principe fédératif et la jurisprudence de la Cour


suprême du Canada ................................................................................... 7
Eugénie Brouillet

Les fondements théoriques de la transformation du rôle de l’équilibre


des prestations contractuelles .................................................................... 69
Élise Charpentier

Les fondements de la déontologie judiciaire ........................................... 93


Luc Huppé

La réforme du Code de procédure civile du Québec : quelques réflexions


sur le contrat judiciaire ............................................................................. 133
Sylvette Guillemard

Qu’est-ce qu’une « infraction avec ou sans violence » aux termes de la


Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents ? ...................... 157
Anne Fournier

***
Chronique bibliographique
Vers la primauté de l’approche pragmatique et fonctionnelle, de
Suzanne Comtois .................................................................................. 185
Patrice Garant

Grossesse, emploi et discrimination, de Maurice Drapeau ............... 196


Christian Brunelle

La franchise au Québec, de Jean H. Gagnon ..................................... 201


Édith Fortin

L’union civile – Nouveaux modèles de conjugalité et de parentalité


au 21e siècle, de Pierre-Claude Lafond et Brigitte Lefebvre (dir.) . 203
Daniel Borrillo

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 1-216


(2004) 45 Les Cahiers de Droit 1
2 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 1

Traité de droit civil – Droit international privé, de Gérald


Goldstein et Ethel Groffier .................................................................. 206
Sylvette Guillemard

Communautés de droit – Droit des communautés, sous la direc-


tion de Ysolde Gendreau ..................................................................... 209
Sébastien Grammond

Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues, Les obligations, du


Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec ............ 211
Louise Langevin

***
Livres reçus ................................................................................................. 215
Le cinquantenaire de la revue

En 1954, des étudiants lançaient un périodique qu’ils définissaient


comme la « revue des étudiants en droit de l’Université Laval ». L’initia-
tive s’inscrivait dans une tradition nord-américaine suivant laquelle la res-
ponsabilité de publier les périodiques juridiques universitaires revenait
fréquemment aux étudiants. Le recteur Alphonse-Marie Parent saluait
alors avec bienveillance la nouvelle revue qu’il considérait comme un
moyen « de nature à développer le goût et à favoriser l’étude des sciences
juridiques1 ».
Le pari de faire paraître un nouveau périodique, loin d’être gagné à
l’avance, recelait une part d’incertitude, et sa réalisation a certainement
exigé bien des efforts. En plus de la recherche du financement nécessaire,
les responsables devaient recruter des collaborateurs capables de fournir
avec régularité des textes de bonne tenue. De surcroît, selon le témoignage
du premier directeur de la revue, il était nécessaire de vaincre un certain
scepticisme à l’égard d’une communauté étudiante jugée dilettante et peu
tournée vers les choses intellectuelles : « Et cette jeunesse étudiante, d’ap-
parence frivole, mondaine, indifférente à tout ce qui touche à la culture
juridique ou intellectuelle, comment allait-elle s’acquitter d’une tâche aussi
sérieuse2 ? » Le succès rapide de la revue a démontré que ses fondateurs
avaient bien fait de s’engager dans une telle entreprise.
À l’instar des autres revues universitaires de l’époque, Les Cahiers de
droit ont contribué à l’édification d’une doctrine juridique qui se définis-
sait de plus en plus, à l’époque, comme une science positive du droit. Quel-
ques professeurs et des praticiens ont soumis des textes à la nouvelle revue.
Il demeure toutefois qu’une part appréciable des articles parus au cours de
la première décennie était le fruit de travaux réalisés par des étudiants et

1. A.-M. Parent, « Une belle initiative », (1954-1955) 1 C. de D. 5.


2. H. Dorion, « Un mot du directeur », (1954-1955) 1 C. de D. 117.

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 3-6


(2004) 45 Les Cahiers de Droit 3
4 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 3

des étudiantes, en marge de leurs cours. La revue, d’après le vœu de ses


fondateurs, était d’ailleurs destinée à accueillir des formes de collaboration
de cette nature, ainsi qu’en témoignait le président de l’association étu-
diante lors de son lancement : « Depuis le début de nos études en droit, nous
entendions parler des avantages d’une telle réalisation. Ne nous permet-
trait-elle pas d’émettre nos premières opinions juridiques, d’énoncer des
axiomes de droit tirés de nos premières découvertes et, surtout, de nous
inciter à des recherches poussées sur l’évolution constante du droit dans la
société moderne3 ? » Plusieurs des collaborateurs comptent, par la suite,
aux premiers rangs de ceux qui alimentent la doctrine québécoise, et ce,
tout au long de leur carrière professionnelle, soit à titre de professeurs ou
de praticiens.
Au cours des années 60, le recrutement de nombreux professeurs a
transformé la Faculté de droit de l’Université Laval. La revue devient, dès
lors, un des moyens privilégiés pour diffuser les résultats de leurs recher-
ches. La provenance des textes se diversifie. Les manuscrits sont soumis
par des collègues d’autres facultés et proviennent parfois de l’étranger. À
l’occasion, des spécialistes des sciences sociales proposent des articles. Les
premiers numéros spéciaux dédiés à un thème particulier sont publiés. Les
travaux des étudiants, sans être totalement éclipsés, occupent désormais
une part congrue dans un périodique qui, à partir de 1967, paraît quatre fois
l’an et compte plus de 800 pages. Ces nombreuses transformations expli-
quent que la revue en vienne à passer sous la responsabilité de la Faculté
de droit. Les Cahiers de droit adoptent alors une configuration et des pra-
tiques d’édition auxquelles les différentes directions vont, pour l’essentiel,
demeurer fidèles.
À l’occasion du cinquantième anniversaire de la revue, la direction
tient à exprimer sa gratitude à ceux et à celles qui, tout au long de ces an-
nées, lui ont soumis des manuscrits. La revue leur est redevable de la con-
fiance qu’ils lui ont faite. Elle ne peut que souhaiter que cet appui
indéfectible perdure encore longtemps. Un périodique ne trouve sa justifi-
cation que dans la présence d’un lectorat. Aussi Les Cahiers de droit sont-
ils fort reconnaissants à un lectorat qui s’est toujours montré fidèle.
Rappelons le rôle majeur joué par ceux et celles qui, à tour de rôle, ont
assumé la direction de la revue ou ont accepté de siéger à son conseil de
rédaction. Grâce à leur travail et à leur dévouement, ils ont su assurer la
crédibilité du périodique au cours de ses premières années et, par la suite,
maintenir sa qualité. D’autres personnes et des organismes ont épaulé la

3. L. Bolduc, « Présentation », (1954-1955) 1 C. de D. 6.


S. Normand Le cinquantenaire de la revue 5

direction de la revue. Par leur soutien, ils ont grandement contribué à son
succès. Notre gratitude va d’abord à la Faculté de droit et aux organismes
subventionnaires qui ont appuyé financièrement la revue et ont ainsi con-
tribué à assurer sa viabilité. Il serait impossible d’établir la liste de toutes
les personnes qui, à quelque étape que ce soit, ont apporté une contribution
à l’édition. Des remerciements mérités doivent être adressés aux nombreux
étudiants et étudiantes qui se sont succédé pour vérifier l’exactitude de
l’appareil de notes qui accompagne inévitablement les textes publiés.
Nous désirons souligner le travail de collaborateurs et de collaboratri-
ces qui, pour la plupart, depuis de nombreuses années, assurent, avec rigu-
eur et diligence, l’une ou l’autre des étapes de la publication de la revue :
Mme Hélène Dumais, qui voit à la révision linguistique des textes français,
M. Wallace Schwab, qui traduit les résumés anglais et se charge de la révi-
sion linguistique des textes anglais, les employés de la maison de composi-
tion Marika et ceux de l’imprimerie AGMV/Marquis. Enfin, nous adressons
des remerciements particuliers à Mme Francine Thibault, qui est chargée du
secrétariat et qui coordonne, de concert avec la direction, les différentes
étapes de production de la revue. Sa compétence et son professionnalisme
contribuent pour beaucoup au maintien de la qualité de la revue.
Le directeur de la revue,
Sylvio Normand
6 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 3

DIRECTEURS ET DIRECTRICES DE LA REVUE


1954 – 2004

Bertrand Gagnon 1954 – 1955


Henri Dorion 1955 – 1958
Jean Beauvais 1958 – 1959
Yves Demers 1959 – 1960
Michel Saint-Hilaire 1960 – 1961
André Tremblay 1961 – 1962
Paul Amos 1962 – 1963
Roger Vallières 1963 – 1964
Georges Taschereau 1964 – 1965
Francyne Drouin et Pierre Jobin 1965
Ernest Caparros 1965 – 1970
Jean-Charles Bonenfant 1970 – 1975
Pierre-G. Jobin 1975 – 1976
Henri Brun 1976 – 1978
Édith Deleury 1978 – 1981
Jacques L’Heureux 1981 – 1984
Henri Brun 1984 – 1990
Pierre Verge 1990 – 1993
Maurice Arbour 1993 – 1996
Daniel Gardner 1996 – 1999
Nicole Duplé 1999 – 2003
Sylvio Normand 2003 à aujourd’hui
La dilution du principe fédératif
et la jurisprudence de la Cour suprême
du Canada*

Eugénie Brouillet**

Le fédéralisme, en tant que principe constitutionnel sous-jacent ou


implicite, peut d’abord servir à guider les tribunaux dans l’interprétation
et l’application des dispositions du texte constitutionnel et, ensuite, à
combler les lacunes qui s’y trouvent, le cas échéant. Or, malgré la grande
importance que la Cour suprême du Canada semble accorder au principe
fédératif dans certaines décisions récentes, elle n’y a pas eu recours prin-
cipalement comme guide dans l’interprétation des dispositions expresses
de la Constitution, particulièrement celles qui sont relatives au partage
des compétences législatives entre les deux ordres de gouvernement, mais
plutôt afin de combler ses vides, ses silences. Le partage des compétences
législatives constitue pourtant le cœur du principe fédératif. En plus d’un
demi-siècle de jurisprudence à titre de dernier tribunal d’appel, la Cour
suprême ne s’est appuyée expressément sur le fédéralisme dans ses rai-
sonnements juridiques que plutôt rarement, et cela, de façon somme toute
peu cohérente. L’analyse des quelques décisions dans lesquelles la Cour
suprême invoque nommément ce principe dans ses raisonnements en
matière de partage des compétences révèle qu’elle a généralement opté
pour une conception moderne de ce dernier. Par contre, la plus haute cour
canadienne revient, à l’occasion, au paradigme classique, essentiellement

* L’auteure tient à remercier le professeur Henri Brun pour ses commentaires et sugges-
tions ainsi que Me Nicolas Courcy pour son aide dans la recherche afférente à la rédac-
tion du présent article. Ce dernier est à jour au mois de juin 2003 et a été réalisé grâce à
l’aide financière de la Fondation pour la recherche juridique de l’Association du Barreau
canadien.
** Professeure, Faculté de droit, Université Laval.

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 7-67


(2004) 45 Les Cahiers de Droit 7
8 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

lorsqu’il favorise l’exercice des compétences législatives du Parlement


fédéral ou, inversement, lorsque l’application du paradigme moderne
aurait pu encourager l’exercice des compétences provinciales. L’absence
de théorie fédérative dans la jurisprudence de la Cour suprême l’empêche
d’établir et de maintenir un sain équilibre fédératif en contexte canadien.

As an underlying or implicit constitutional principle, federalism may


serve as a guide for the courts in interpreting and applying the provisions
of a constitutional text and, thereafter, in closing any gaps if there are
any to be found. Yet, despite the significant importance that the Supreme
Court of Canada seems to give to the federative principle in some recent
decisions, it has not resorted to it primarily as a guide for interpreting the
express provisions of the Constitution, particularly those pertaining to the
sharing of legislative jurisdictions between two levels of government, but
rather to fill in the gaps and account for whatever seems implicit. The
distribution of legislative powers constitutes, however, the very heart of
the federative principle. In addition to a half-century of rulings in its role
of court of last appeal, the Supreme Court has, in its legal reasoning, only
rarely rested its cases directly on federalism while doing so in a rather
incoherent manner. The analysis of the few decisions in which the Su-
preme Court has nominally invoked this principle in its reasoning regard-
ing the distribution of powers shows that the court has generally chosen a
modern conception of such distribution. Yet on other occasions, the high-
est court of the land returns on occasion to the classical paradigm, essen-
tially when favouring the federal Parliament’s exercising of legislative
powers or, conversely, when the application of the modern paradigm
would have encouraged the exercising of provincial powers. The absence
of a federative theory underlying the reasoning of the Supreme Court in
its rulings now prevents it from establishing and maintaining a sound fed-
erative equilibrium in the Canadian context.

Pages

1 Le fédéralisme et les silences du texte constitutionnel .................................................. 14


1.1 Le rapatriement du pouvoir constituant ............................................................... 14
1.2 La sécession du Québec .......................................................................................... 23
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 9

1.3 Les relations interprovinciales ............................................................................... 29


1.4 Le pouvoir fédéral de dépenser ............................................................................. 31
2 Le fédéralisme et l’interprétation du texte constitutionnel .......................................... 33
2.1 Le partage des compétences législatives .............................................................. 34
2.1.1 Une nette préférence pour le paradigme moderne .................................. 36
2.1.2 Un retour sporadique au paradigme classique ........................................ 44
2.2 La Charte canadienne des droits et libertés ....................................................... 58
Conclusion ................................................................................................................................. 63

En 1998, la Cour suprême du Canada affirmait que le fédéralisme est


un principe « inhérent à la structure de nos arrangements constitutionnels,
l’étoile qui les a guidés [les tribunaux] depuis le début1 ». Elle ne faisait
alors que confirmer ce qui découle tant de l’esprit que de la lettre de la Loi
constitutionnelle de 18672. Diverses conceptions ont été présentées au
cours de la période préfédérative sur le type de régime qui serait le plus
susceptible de répondre de manière appropriée à l’ensemble des désirs et
intérêts des colonies de l’époque. Le principe fédératif est celui qui a fina-
lement été choisi comme fondement de la nouvelle constitution par l’en-
semble des concepteurs du régime3. Le préambule du texte constitutionnel
est sans équivoque à cet égard et énonce que « les provinces […] ont ex-
primé le désir de contracter une Union Fédérale4 ». Quant à la lettre du

1. Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, 251(ci-après cité : « Renvoi
sur la sécession »).
2. Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., R.-U., c. 3, art 91.
3. John A. Macdonald lui-même, après avoir marqué sa préférence pour un État unitaire, a
dû réaffirmer la nature fédérative du régime proposé et ainsi défendre le caractère sou-
verain des provinces au cours de la Conférence de Québec d’octobre 1864 : « New
Zealand constitution was a Legislative Union, ours Federal […] In order to guard these
[les entités locales], they [le constituant de la Nouvelle-Zélande] gave the powers stated
to the Local Legislatures, but the General Government had the power to sweep these
away. That is just what we do not want. Lower Canada and the Lower Provinces would
not have such a thing » ; G.P. Browne, Documents on the Confederation of British
North America, Toronto, McClelland & Stewart, 1969, p. 124. Le statut des entités loca-
les de la Nouvelle-Zélande s’apparentait donc à celui des municipalités : leur existence
n’était d’aucune façon garantie constitutionnellement et découlait de dispositions légis-
latives qui pouvaient être modifiées au gré des désirs du Parlement.
4. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 2, préambule.
10 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

régime, celle-ci pourvoit bel et bien à la mise en place d’une fédération dans
toutes ses acceptions juridiques, c’est-à-dire, pour l’essentiel, qu’elle opère
un partage de la fonction législative entre deux ordres de gouvernement
autonome dans leurs sphères de compétence respectives.
Pourtant, le nouvel engouement de la plus haute cour canadienne pour
le fédéralisme et, en général, pour les principes constitutionnels non écrits
ne trouve pas nécessairement écho dans sa jurisprudence fédérative, c’est-
à-dire celle qui est relative au partage des compétences législatives entre
les deux ordres de gouvernement, alors qu’il s’agit précisément là du cœur
du principe fédératif. L’« étoile » que constitue le fédéralisme n’a en effet
expressément guidé la Cour suprême, dans ses raisonnements juridiques,
que de façon relativement exceptionnelle et, surtout, d’une manière qui
laisse transparaître ce que nous pourrions appeler une absence de théorie
fédérative. Nous verrons que le fédéralisme, en tant que principe constitu-
tionnel sous-jacent, n’a pour l’essentiel été invoqué qu’en vue de permettre
à la Cour suprême de combler les « vides » du texte constitutionnel et non
à titre de guide dans l’interprétation de ses dispositions, particulièrement
celles qui concernent le partage des compétences législatives entre les deux
ordres de gouvernement5. Notre étude porte donc sur le rôle joué par le
fédéralisme dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada depuis
qu’elle est devenue le dernier tribunal d’appel en 19496. Dans quels

5. Depuis l’abolition des appels au Comité judiciaire du Conseil privé, la Cour suprême du
Canada a nommément invoqué le fédéralisme dans une trentaine de décisions. Nous
excluons bien sûr de ce total les décisions dans lesquelles ce principe (ou un de ces syno-
nymes, soit « principe fédératif », « principe fédéral » ou leurs équivalents anglais) se
retrouvait dans la doctrine citée ainsi que celles où la Cour y fait référence simplement
pour affirmer qu’il n’est pas pertinent pour régler le litige : Tremblay c. Daigle, [1989] 2
R.C.S. 530 ; C.-B. (Milk Board) c. Grisnich, [1995] 2 R.C.S. 895.
6. Nous ne traiterons pas, dans le présent article, de l’approche fonctionnelle qui caracté-
rise de plus en plus la jurisprudence de la Cour suprême relative au partage des compé-
tences législatives et qui entraîne une centralisation progressive des pouvoirs entre les
mains du palier de gouvernement fédéral. Nous avons déjà étudié cette question dans
une étude antérieure : E. Brouillet, L’identité culturelle québécoise et le fédéralisme
canadien, thèse de doctorat, Québec, Faculté des études supérieures, Université Laval,
2003, p. 383-479. D’autres auteurs s’y sont également attardés. Voir notamment : H.
Brun, « L’évolution récente de quelques principes généraux régissant le partage des
compétences entre le fédéral et les provinces », dans Congrès annuel du Barreau du
Québec (1992), Québec, 11-13 juin 1992, Service de la formation permanente du Barreau
du Québec, 1992, p. 23 ; G. Otis, « La justice constitutionnelle au Canada à l’approche
de l’an 2000 : uniformisation ou construction plurielle du droit ? », (1995-96) 27 Ottawa
L.R. 261 ; J. Frémont, « La face cachée de l’évolution contemporaine du fédéralisme
canadien », dans G.-A. Beaudoin et J.E. Magnet (dir.), Le fédéralisme de demain :
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 11

contextes la Cour suprême a-t-elle nommément invoqué le principe fédéra-


tif ? À quelles fins s’en est-elle servie ? Quelles conclusions a-t-elle fait dé-
couler de son usage exprès ?
Plusieurs auteurs ont écrit sur la nature et le rôle des principes consti-
tutionnels sous-jacents en droit constitutionnel canadien7. En général, les
commentateurs s’entendent à savoir que les principes constitutionnels
sous-jacents ou implicites peuvent servir à guider l’interprétation des dispo-
sitions constitutionnelles expresses et aussi, dans certaines circonstances,
à combler les lacunes ou les vides du texte constitutionnel. C’est en effet ce
qui se dégage des décisions récentes de la Cour suprême relatives à ces
principes8.
Le fédéralisme résulte de la rencontre d’une double volonté, celle de
maintenir à la fois l’unité et la diversité par un processus continuel d’adap-
tation. Ainsi, l’essence du principe fédératif réside en une union de groupes
pour certaines fins communes, groupes qui conservent par ailleurs leur
existence distincte pour d’autres desseins. Il sera appropriée, par con-
séquent, d’adopter un régime fédératif lorsque les entités en présence

réformes essentielles, Montréal, Wilson & Lafleur, 1998, p. 45 ; V. Loungnarath, « Le


rôle du pouvoir judiciaire dans la structuration politico-juridique de la fédération cana-
dienne », (1997) 57 R. du B. 1103 ; J. Leclair, « The Supreme Court of Canada’s
Understanding of Federalism : Efficiency at the Expense of Diversity », (2003) 28
Queen’s L.J. 411. Le professeur Leclair démontre de façon convaincante une nette pré-
férence de la Cour suprême pour des considérations relatives à l’efficacité au détriment
de la diversité.
7. Voir notamment : J.W. Newman, « Réflexions sur la portée véritable des principes cons-
titutionnels dans l’interprétation et l’application de la Constitution du Canada », (2001-
2002) 13 N.J.C.L. 117 ; J. Leclair, « Canada’s Unfathomable Unwritten Constitutional
Principles », (2001) 27 Queen’s L. J. 389 ; R. Elliot, « References, Structural Argumen-
tation and the Organizing Principes of Canada’s Constitution », (2001) 80 Can. Bar Rev.
67 ; S. Choudhry, « Unwritten Constitutionalism in Canada : Where do Things
Stand ? », (2001) 35 Can. Bus. L. J. 113 ; S. Choudhry et R. Howse, « Constitutional
Theory and the Quebec Secession Reference », (2000) 13 Can. J. of Jprudence 143 ; P.
Monahan, « The Public Policy Role of the Supreme Court of Canada in the Secession
Reference », (1999-2000) 11 N.J.C.L. 65 ; D. Gibson, « Constitutional Vibes : Reflections
on the Secession Reference and the Unwritten Constitution », (1999-2000) 11 N.J.C.L.
49 ; W.H. Hurlburt, « Fairy Tales and Living Trees : Observations on Some Recent
Constitutional Decisions of the Supreme Court of Canada », (1998) 26 Man. L. J. 181.
8. Renvoi : droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, (ci-après cité : « Renvoi
sur les droits linguistiques ») (primauté du droit) ; New Brunswick Broadcasting Corp. c.
N.-B., [1993] 1 R.C.S. 319 (privilèges parlementaires) ; Renvoi sur les juges de la cour
provinciale, [1997] 3 R.C.S. 3, (indépendance judiciaire) ; Renvoi sur la sécession, pré-
cité, note 1 (démocratie, fédéralisme, primauté du droit et constitutionnalisme, protec-
tion des minorités).
12 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

désirent être unies sous un seul gouvernement indépendant pour certaines


matières relativement auxquelles elles partagent des intérêts communs
(unité) et conserver ou établir des gouvernements indépendants quant aux
matières correspondant à leurs intérêts particuliers (diversité). Or, parmi
les facteurs qui militent en faveur d’une séparation des collectivités, celui
qui, d’entre tous, exerce la plus forte pression en faveur de l’adoption d’un
régime fédératif plutôt qu’unitaire est la présence, au sein de collectivités
données, d’une culture différente. En d’autres termes, la diversité qui s’ex-
prime au sein d’entités désireuses de s’unir en une fédération est souvent
d’ordre culturel. C’est le cas de la fédération canadienne. Le fédéralisme
implique donc essentiellement, sur le plan juridique, un partage du pouvoir
législatif entre deux paliers de gouvernement autonomes ou souverains
dans leurs domaines de compétence.
La nature fédérative de la Constitution canadienne a été reconnue à de
multiples reprises par les tribunaux. Le Comité judiciaire du Conseil privé
de Londres, dernier tribunal d’appel pour les affaires canadiennes jusqu’en
1949, l’a affirmé à de très nombreuses occasions, notamment dans ce pas-
sage devenu classique depuis : « The object of the Act was neither to weld
the provinces into one, nor to subordinate provincial governments to a cen-
tral authority, but to create a federal government in which they should all
be represented, entrusted with the exclusive administration of affairs in
which they had a common interest, each province retaining its inde-
pendence and autonomy »9. En 1981, la Cour suprême du Canada faisait du
principe fédératif la raison d’être d’une convention constitutionnelle obli-
geant le gouvernement fédéral, désireux d’opérer unilatéralement le rapa-
triement et de profondes modifications à la Constitution canadienne, à
obtenir préalablement le consentement d’un nombre appréciable de pro-
vinces10. La Cour suprême considérait ainsi que la participation des deux
ordres de gouvernement au processus de modification de la Constitution
est un corollaire essentiel du principe fédératif.

9. Liquidators of the Maritime Bank of Canada v. Receiver-General of New Brunswick,


[1892] A.C. 437, 440-442. Dès les premières années de la fédération, le Comité judiciaire
a énoncé un des postulats essentiels au caractère fédératif de la Constitution, soit l’auto-
nomie des provinces dans leurs domaines de compétence : Citizens Insurance Company
of Canada v. Parsons, [1881-82] 7 A.C. 96, 108 ; Hodge v. The Queen, [1883] 9 A.C. 117,
132. Voir également au même effet : A.-G. for Ontario v. A.-G. for Canada, [1896] A.C.
348, 360 et 361 ; In re the Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935, 942 ; British
Coal Corporation v. The King, [1935] A.C. 500, 518 ; A.-G. for Canada v. A.-G. for On-
tario, [1937] A.C. 326, 366 et 367 (ci-après cité : « Affaire sur les conventions de travail ») ;
Shannon v. Lower Mainland Dairy Products Board, [1938] A.C. 708, 722.
10. Renvoi : résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, 905 et suiv. (ci-
après cité : « Renvoi sur le rapatriement »).
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 13

Dans le Renvoi sur la sécession, la plus haute cour canadienne énonce


que le fédéralisme est un principe constitutionnel sous-jacent à la Constitu-
tion écrite11, qu’il est « un thème central dans la structure de notre Consti-
tution12 ». C’est ce principe, joint au principe démocratique, qui amenait la
Cour suprême à établir, dans l’hypothèse d’une expression claire des Qué-
bécois du désir de réaliser la sécession du Québec, une obligation constitu-
tionnelle réciproque de négocier des modifications constitutionnelles afin
de répondre à cette revendication de la population québécoise.
En tant que principe constitutionnel implicite, le fédéralisme peut ser-
vir, à l’instar des autres principes sous-jacents, d’abord à guider les tribu-
naux dans l’interprétation et l’application des dispositions du texte
constitutionnel et, ensuite, à combler les lacunes qui s’y trouvent, le cas
échéant. Or, malgré la grande importance que la Cour suprême semble ac-
corder à ce principe, et contrairement à ce qu’avait privilégié le Comité
judiciaire du Conseil privé de Londres, le principe fédératif n’a pas été prin-
cipalement utilisé par la Cour suprême comme guide dans l’interprétation
des dispositions expresses de la Constitution, par exemple, celles qui sont
relatives au partage des compétences législatives entre les deux ordres de
gouvernement, mais plutôt afin de combler ses vides, ses silences. L’inter-
prétation des dispositions relatives au partage des compétences législati-
ves n’a donc pas été imprégnée, comme elle l’avait été avec le Comité
judiciaire, du principe d’autonomie de chacun des deux ordres de gouver-
nement pourtant essentiel au fédéralisme. Nous traiterons d’abord des dé-
cisions dans lesquelles le principe fédératif a été nommément invoqué par
la Cour suprême pour combler les vides du texte constitutionnel. Ensuite,
nous procéderons à l’analyse des autres décisions de la Cour suprême dans
lesquelles celle-ci a eu recours au fédéralisme et démontrerons ainsi son
faible usage en matière de disputes fédératives et, plus particulièrement, le
manque de cohérence dans la façon dont il a été utilisé. En guise de conclu-
sion, nous tenterons d’esquisser à grands traits ce qui, selon nous, pourrait

11. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 250 et suiv. Dans le Renvoi sur les droits linguis-
tiques, précité, note 8, 751-752, qui constitue un prélude à l’établissement des principes
constitutionnels sous-jacents (la Cour suprême parle alors (p. 752) « [des] postulats non
écrits qui constituent le fondement même de la Constitution du Canada »), la Cour
suprême affirme, en se référant au Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10, que le
principe fédératif est inhérent à la Constitution. Elle fera de même dans le Renvoi sur les
juges de la cour provinciale, précité, note 8, 69 : « Quels sont les principes structurels de
la Loi constitutionnelle de 1867 exprimés dans le préambule ? Celui-ci fait état du désir
des provinces fondatrices de « s’unir en fédération pour former un seul et même domi-
nion », il concerne donc la répartition des pouvoirs ».
12. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 251.
14 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

constituer des éléments d’une théorie du fédéralisme permettant à la Cour


suprême de lever le voile sur l’obscurité relative qui semble caractériser
son approche en matière de disputes fédératives13.

1 Le fédéralisme et les silences du texte constitutionnel


Dans deux renvois d’une grande importance sur les plans juridique et
politique, la Cour suprême a eu recours de façon explicite au principe fédé-
ratif afin de répondre aux questions juridiques qui lui étaient posées. Il
s’agit du Renvoi sur le rapatriement14 et, bien sûr, du Renvoi sur la séces-
sion15. Ces deux décisions constituent de loin les deux plus longues disser-
tations sur le fédéralisme que la Cour suprême ait jamais produites. Elle
s’est aussi expressément référée au fédéralisme dans certaines décisions
relatives aux relations interprovinciales et au pouvoir de dépenser du
gouvernement fédéral.

1.1 Le rapatriement du pouvoir constituant


La grande notoriété qu’a connue le Renvoi sur le rapatriement nous
dispense de faire un long exposé des faits qui lui ont donné naissance. Il
suffira donc de rappeler que, à la suite de l’opposition de huit provinces au
projet du gouvernement fédéral de rapatrier et de modifier la Constitution
canadienne, les gouvernements de trois d’entre elles font un renvoi à leur
cour d’appel respective, puis en appellent de ces décisions à la Cour su-
prême, demandant à cette dernière si le consentement des provinces est
requis, juridiquement ou conventionnellement, pour la réalisation d’un tel
projet. Rappelons que les changements proposés à la Constitution cana-
dienne, soit l’enchâssement d’une charte des droits et libertés et de diver-
ses formules de modification, avaient un impact majeur sur les relations
fédérales-provinciales et sur les pouvoirs des ordres de gouvernement pro-
vinciaux. Dans l’histoire constitutionnelle canadienne, c’était la première
fois qu’un tribunal de dernière instance était appelé à se prononcer de fa-
çon aussi directe et massive sur les fondements mêmes de la structure cons-
titutionnelle de l’État canadien et, plus précisément en ce qui nous
concerne, sur sa nature fédérative.

13. D. Greishner, « The Supreme Court, Federalism and Metaphors of Moderation », (2000)
79 Can. Bar Rev. 47, 58 : « for the most part, when the Court now addresses federalism
questions, it toils in relative obscurity […] In sum, consideration of federalism questions
has diminished as a daily and definitional part of the Supreme Courts’s obligations and
its self-identity. »
14. Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10.
15. Renvoi sur la sécession, précité, note 1.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 15

La Cour suprême n’a pu répondre d’une seule et même voix aux ques-
tions posées. Les aspects conventionnel et légal de l’affaire ont en effet
tous deux fait l’objet de motifs majoritaires et dissidents. Il ressort de ces
divers avis des conceptions assez différentes de ce qu’implique le fédéra-
lisme en droit constitutionnel canadien pour les magistrats.
Quant à l’aspect légal de la question, à savoir si le gouvernement fédé-
ral peut, en droit strict, réaliser son projet de rapatriement et de modifica-
tion de la Constitution canadienne sans l’assentiment des provinces, la
majorité de la Cour suprême répond par l’affirmative. Pour l’essentiel, elle
en vient à cette conclusion en invoquant deux arguments : 1) il n’existe lé-
galement aucune restriction au pouvoir du Parlement fédéral et des cham-
bres législatives en général d’adopter des résolutions ; et 2) une convention
constitutionnelle ne peut se cristalliser en règle de droit.
D’abord, il est intéressant de noter que la Cour suprême décrit de la
façon suivante la tâche que les gouvernements provinciaux lui demandent
d’accomplir : « La question de droit à proprement parler est de savoir si
cette Cour peut adopter, en quelque sorte en légiférant, une formule impo-
sant l’unanimité pour déclencher le processus de modification qui lierait
non seulement le Canada mais aussi le Parlement du Royaume-Uni qui
détiendrait toujours le pouvoir de modification16. » Dès le départ, la majo-
rité des juges de la Cour semble relativement mal à l’aise avec le genre
d’exercice qui lui est soumis, laissant entendre qu’elle ne désire pas usurper
une fonction qui reviendrait aux organes législatifs du gouvernement. En
effet, rien dans le texte constitutionnel de 1867 n’était prévu quant à la
façon dont celui-ci pouvait être modifié, et ce, bien sûr, en raison du statut
colonial des entités fédérées et du Dominion né de leur union à l’époque de
la naissance de la fédération canadienne17. La Cour suprême faisait donc
face dans ce renvoi à un silence complet du texte constitutionnel. Elle
souligne d’ailleurs que « le processus en question ici ne vise pas la modifi-
cation d’une constitution complète, mais plutôt l’achèvement d’une consti-
tution incomplète18 ».

16. Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10, 788 ; l’italique est de nous.
17. Id., 787 : la Cour suprême mentionne qu’« en fait, on demande à cette Cour de consacrer
juridiquement le principe du consentement unanime aux modifications constitutionnel-
les pour remédier à l’anomalie, encore plus prononcée aujourd’hui qu’en 1867, due au
fait que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique ne contient aucune disposition qui
permette à une action canadienne seule d’effectuer des modifications ».
18. Id., 799.
16 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

Certes, à l’époque du renvoi, le pouvoir constituant était alors toujours


formellement entre les mains du Parlement impérial. Cependant, il était
depuis fort longtemps acquis conventionnellement, au moment du renvoi,
que ce dernier ne légiférait désormais en matière constitutionnelle pour le
Canada que suivant ses instructions19. La question qui se posait toujours,
et que la Cour suprême était appelée à trancher, était celle de savoir de
quels organes canadiens le consentement était constitutionnellement re-
quis.
Divers arguments ont été présentés par les provinces en vue d’appuyer
leurs prétentions selon lesquelles leur consentement était une condition de
la validité de l’ensemble du processus20. Parmi ceux-ci, les plus fondamen-
taux portaient sur le principe fédératif et son corollaire essentiel, le carac-
tère souverain des provinces à l’égard de l’exercice de leurs pouvoirs
législatifs. Dans sa décision, la Cour suprême disserte longuement sur le
concept de fédéralisme et sur ce qu’il implique. Il s’agit là, à l’exception
importante du Renvoi sur la sécession dont nous traiterons ultérieurement,
d’un cas inédit où la Cour traite de façon générale de la nature et des carac-
téristiques du fédéralisme canadien.
D’abord, la majorité de la Cour suprême affirme d’emblée que l’exclu-
sivité des pouvoirs provinciaux existe et qu’elle « découle de la nature et
des caractéristiques du fédéralisme canadien21 ». Elle énonce cependant
immédiatement que « la primauté fédérale est la règle générale dans l’exer-
cice réel de ces pouvoirs », mais que cela n’a pas pour effet de nier le prin-
cipe d’exclusivité. Ce dernier, qui existe selon la Cour malgré certains traits

19. Dès les années 1860 s’est en effet élaborée une politique impériale voulant qu’il ait existé
un certain consentement des colonies britanniques aux changements constitutionnels
envisagés par la métropole. Au cours du processus préfédératif, il était entendu par les
représentants impériaux que le Parlement de Westminster devait jouer un rôle subsi-
diaire et accueillir favorablement « any well-considered plan which has the consent of all
Parties concerned » : G.P. Browne, op. cit., note 3, p. xx. L’article 4 du Statut de West-
minster de 1931, L.R.C. 1985, app. II, no 27, est venu plus tard confirmer cette conven-
tion.
20. Notamment, le procureur général du Québec a soutenu que le consentement des provin-
ces était requis puisque c’est à la demande explicite de ces dernières, et pour leur protec-
tion, qu’a été adopté l’article 4 du Statut de Westminster de 1931 qui énonce qu’aucune
loi britannique postérieure à cette date ne peut s’appliquer à un Dominion « à moins qu’il
ne soit expressément déclaré que ce Dominion a demandé cette loi et a consenti à ce
qu’elle soit édictée ». Voir à ce sujet H. Brun et G. Tremblay, Droit constitutionnel, 4e
éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2002, p. 218 et 219.
21. Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10, 801. La Cour suprême emploie également
l’expression « suprématie des législatures provinciales sur les pouvoirs que leur confère
l’A.A.N.B. ».
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 17

unitaires de la Loi constitutionnelle de 1867 (notamment le pouvoir décla-


ratoire, les pouvoirs de réserve et de désaveu des lois provinciales ainsi
que la nomination des lieutenants-gouverneurs par le gouvernement fédé-
ral), ne peut toutefois s’exercer que dans le cadre du texte constitutionnel.
En d’autres termes, la Cour suprême est d’avis que l’autonomie des pro-
vinces dans leurs champs de compétence cesse du moment où il est ques-
tion des relations extérieures entre le Canada et la Grande-Bretagne ou tout
autre pays22.
À ce sujet, les provinces faisaient valoir que les relations extérieures
avec la Grande-Bretagne doivent tenir compte de la nature et des caracté-
ristiques du fédéralisme canadien, telles qu’elles ressortent des déclarations
des personnalités politiques et, surtout, en ce qui nous concerne, des anté-
cédents historiques et du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. La
majorité des juges de la Cour suprême écarte complètement la pertinence
en droit strict du contexte historique ayant présidé à l’adoption de cette loi.
D’abord, selon la Cour, l’histoire ne fournit pas de conception « uniforme
ou unique » de la nature du fédéralisme canadien : toute théorie du pacte
fédératif, quelles que soient les versions présentées, relève du domaine de
la science politique et non du droit. Pour elle, en somme, « l’histoire ne peut
modifier le fait qu’en droit, il y a une loi britannique à interpréter et à appli-
quer relativement à un sujet absolument fondamental mais que la loi ne
régit pas23 ».
Cet extrait de la décision est extrêmement révélateur puisque, contrai-
rement à sa jurisprudence postérieure relative aux principes constitution-
nels sous-jacents, plus particulièrement le Renvoi sur la sécession, la Cour
suprême rejette ici la possibilité qu’elle puisse, à l’aide de certains princi-
pes non écrits, combler les vides du texte constitutionnel exprès, soit pré-
cisément ce qu’elle a fait en 1998, notamment en ayant recours au contexte
historique. Ainsi, en 1981, dans une affaire d’une importance capitale pour
l’avenir du fédéralisme canadien, la Cour suprême s’en tient à l’approche
positiviste de l’interprétation constitutionnelle à savoir qu’il ne revient pas
aux juges d’ajouter au texte constitutionnel, mais qu’ils doivent plutôt stric-
tement se contenter de l’interpréter et de l’appliquer tel qu’il est. Étant
donné le silence du texte sur la question du pouvoir constituant, la Cour
suprême a appliqué simplement les règles relatives au pouvoir des cham-
bres législatives de s’exprimer en toute liberté par l’entremise d’une
résolution pour conclure que rien n’empêchait le Parlement fédéral de

22. Id., 802 et 803.


23. Id., 803.
18 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

demander ainsi à Londres de rapatrier et de modifier la Constitution cana-


dienne. Comme l’écrivent les professeurs Sujit Choudhry et Robert Howse,
au cœur de l’approche positiviste de l’interprétation constitutionnelle se
trouve une nette distinction entre légitimité et légalité. Lorsque ces deux
notions ne coïncident pas, cette approche nie aux tribunaux le pouvoir de
les réconcilier24.
La force normative et l’utilité que la Cour suprême attribue au préam-
bule de la Loi constitutionnelle de 1867 sont également très différentes en
1981 par rapport à ce qu’elles deviendront notamment en 1998. Dans le
Renvoi sur le rapatriement, la Cour énonce de façon générale « qu’un
préambule n’a aucune force exécutoire mais qu’on peut certainement y
recourir pour éclaircir les dispositions de la loi qu’il introduit25 ». Les pro-
vinces prétendaient que leur consentement au projet de rapatriement et de
modification de la Constitution était légalement requis en vertu du préam-
bule lui-même de la Loi constitutionnelle de 1867 et de son reflet dans les
dispositions du texte constitutionnel. Selon la Cour suprême, ce sont au
fond les règles relatives au partage des compétences législatives que les
provinces invoquaient pour appuyer leurs prétentions. Or, d’après la Cour,
ces règles ne découlent en rien du préambule, mais sont plutôt formelle-
ment prévues dans les dispositions mêmes du texte constitutionnel. Le
principe fédératif n’est donc d’aucune utilité pour la solution du litige. Au
surplus, la Cour suprême considère qu’il « ne peut y avoir de régime fédé-
ral standardisé dont on doive tirer des conclusions particulières26 ». Il s’agit
là, à notre avis, d’une illustration flagrante de l’absence de théorie fédéra-
tive dans la jurisprudence de la Cour suprême.
Bien qu’il existe à l’échelle mondiale de nombreuses formes de maté-
rialisation du principe fédératif, il se dégage tout de même certaines carac-
téristiques juridiques et institutionnelles essentielles qui font que les
fédérations se distinguent fondamentalement des États unitaires. Au cœur
du principe fédératif se trouve l’exigence d’un partage de la fonction légis-
lative entre deux ordres de gouvernement autonomes ou non subordonnés
entre eux dans un certain nombre de matières réservées à leur pouvoir lé-
gislatif exclusif. En affirmant que le fédéralisme n’implique aucun contenu
normatif, la Cour suprême remet en cause la pertinence même de ce con-
cept et laisse le soin aux juges, au gré des conjonctures et de leur bon vou-
loir, de décider ce qu’il en est de ce principe.

24. S. Choudhry et R. Howse, loc. cit., note 7, 153 et 154.


25. Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10, 805.
26. Id., 806.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 19

En somme, ce que prétendaient les provinces dans le renvoi était que


les règles relatives au partage des compétences législatives, qui consacrent
l’exclusivité de leurs pouvoirs législatifs en certaines matières, peuvent, à
la lumière du principe fédératif et de ses corollaires essentiels, avoir certai-
nes répercussions dans le domaine des relations extérieures au Canada. Il
s’agissait donc de convaincre la plus haute cour canadienne d’adapter le
texte constitutionnel, d’en permettre une certaine évolution, à l’aide du seul
principe directeur de l’État canadien formellement couché dans son préam-
bule comme dans son dispositif, le fédéralisme. Il est plutôt surprenant que
la Cour suprême, qui faisait déjà du principe de l’interprétation évolutive
et dynamique sa méthode d’interprétation privilégiée en matière constitu-
tionnelle, ait refusé de l’appliquer dans cette affaire. Comme le soulignaient
d’ailleurs les juges minoritaires quant à la question de la légalité du projet
de rapatriement et de modification unilatéraux, l’affaire présentait de nom-
breuses similitudes avec l’Affaire sur les conventions de travail27. Dans cet
arrêt, le Comité judiciaire du Conseil privé, à qui plusieurs ont reproché
d’avoir appliqué une méthode d’interprétation littérale et stricte qui aurait
prétendument empêché l’adaptation du texte constitutionnel aux nouveaux
besoins de la société canadienne28, s’est justement référé aux corollaires
fondamentaux du principe fédératif de façon à pourvoir à l’évolution du
texte constitutionnel en ce qui a trait à la compétence relative à la mise en
œuvre en droit interne des traités internationaux conclus par le Canada. Le
Comité a jugé que le pouvoir législatif d’incorporer en droit interne le
contenu normatif de ces traités est tributaire de la ou des matières dont
traitent de telles conventions29. Il est vrai par ailleurs que dans cet arrêt,

27. A.-G. for Canada v. A.-G. for Ontario, précité, note 9.


28. Ces critiques reprochaient plutôt essentiellement au Comité judiciaire de ne pas avoir
fait évolué la Constitution dans la direction qu’ils désiraient, c’est-à-dire vers une plus
grande centralisation des pouvoirs. Voir notamment : V.C. Macdonald, « Canada’s
Power to Perform Treaty Obligations », (1933) 11 Can. Bar Rev. 581, 664 ; V.C. Macdo-
nald, « Judicial Interpretation of the Canadian Constitution », (1935-36) 1 Univ. of T. L.
J. 260 ; V.C. Macdonald, « The Constitution in a Changing World », (1948) 26 Can Bar
Rev. 21 ; W.P.M. Kennedy, « Canada and the Judicial Committee of the Privy Council »,
(1941-42) 4 Univ. of T. L. J. 33 ; F.R., Scott, « The Consequences of the Privy Council
Decisions », (1937) 15 Can. Bar Rev. 485.
29. L’extrait suivant de la décision est révélateur de l’esprit fédératif qui a animé le Comité
judiciaire : « No one can doubt that this distribution [de pouvoirs] is one of the most
essential conditions, probably the most essential condition, in inter-provincial compact
to which the British North America Act gives effect […] In other words, the Dominion
cannot, merely by making promises to foreign countries, clothe itself with legislative
authority inconsistent with the constitution which gave it birth […] While the ship of
state now sails on larger ventures and into foreign waters she still retains the water-tight
compartments which are an essential part of her original structure ». A.-G. for Canada v.
A.-G. for Ontario, précité, note 9, 351-354.
20 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

contrairement au Renvoi sur le rapatriement, le Comité judiciaire pouvait


trouver prise sur une disposition qui traitait, bien que de façon tout à fait
dépassée déjà à l’époque, du pouvoir de mise en œuvre en droit interne des
traités internationaux conclus par l’Empire au nom du Canada30. Il serait
donc possible d’argumenter que le « vide » à combler dans l’Affaire sur les
conventions de travail était plus restreint qu’il ne l’était dans le Renvoi sur
le rapatriement.
Les juges dissidents, après avoir pris acte du préambule et fait une
brève révision des décisions du Comité judiciaire relatives au statut cons-
titutionnel des provinces au sein de la fédération canadienne, affirment ce
qui suit :
Cette analyse indique que l’adoption de l’A.A.N.B. crée une constitution fédérale
pour le Canada qui confie l’ensemble de la souveraineté canadienne au Parlement
du Canada et aux législatures provinciales, chacun étant souverain dans sa propre
sphère ainsi définie. On peut donc dire à bon droit que le principe dominant du
droit constitutionnel canadien est le fédéralisme. Les implications de ce principe
sont claires. On ne devrait permettre à aucun ordre de gouvernement d’empiéter
sur l’autre, que ce soit directement ou indirectement. Le compromis politique at-
teint par suite des conférences de Québec et de Londres avant l’adoption de
l’A.A.N.B. disparaîtrait à moins qu’il y ait des limites efficaces et formelles à une
action constitutionnelle.

L’A.A.N.B. ne précise pas les moyens de déterminer la constitutionnalité de lois


fédérales ou provinciales. Les tribunaux ont assumé et exécuté cette tâche et
l’autorité suprême, conférée à l’origine au Comité judiciaire du Conseil privé, l’est
depuis 1949 à cette Cour.
Dans l’exécution de cette fonction […], les tribunaux ont eu la possibilité d’élabo-
rer des principes juridiques fondés sur la nécessité de préserver l’intégrité de la
structure fédérale31.

Ce qui frappe d’abord ici est le fait que les juges dissidents, contraire-
ment à ceux de la majorité, attribuent un contenu normatif au principe fé-
dératif et esquissent, par conséquent, les contours d’une théorie fédérative.
Les « implications claires » du fédéralisme semblent donc être les sui-
vantes : un partage des pouvoirs législatifs, l’autonomie de chacun des deux

30. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 2, art. 132.


31. Renvoi sur le rapatriement, précité, note 10, 821 (j. Martland et Richie, dissidents) ; l’ita-
lique est de nous. Les juges dissidents réitèrent certains de ces éléments essentiels du
fédéralisme dans leur conclusion (p. 847 et 848) : « Il est de l’essence même de la nature
fédérale de la Constitution que le Parlement du Canada et les législatures des provinces
aient des pouvoirs législatifs distincts […] Les deux chambres du Parlement canadien
revendiquent le pouvoir d’effectuer unilatéralement une modification de l’A.A.N.B.
qu’elles désirent, y compris la réduction des pouvoirs législatifs provinciaux. Ceci
attaque à la base l’ensemble du régime fédéral. »
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 21

ordres de gouvernement dans leurs matières de compétence respectives, la


suprématie des règles répartitrices des compétences et l’existence d’un
organe habilité à s’assurer leur respect, et ce, afin de « préserver l’intégrité
de la structure fédérale ».
Ensuite, les juges dissidents attachent des effets normatifs au contexte
historique et politique qui a présidé à l’adoption de la Loi constitutionnelle
de 1867. Ceux-ci considèrent en effet, et ce, contrairement aux juges de la
majorité, que ce texte constitutionnel est d’abord et avant tout le fruit d’un
« compromis politique » intervenu entre les représentants coloniaux de
l’époque préfédérative, et que revient à la Cour suprême la tâche de s’assu-
rer de son respect.
Les juges dissidents formulent ensuite la question suivante : « le gou-
vernement fédéral peut-il compenser son incompétence notoire d’empiéter
sur les pouvoirs provinciaux en procédant par résolution pour obtenir une
modification constitutionnelle qui serait adoptée sur ses instances par le
Parlement du Royaume-Uni32 ? » Pour eux, la résolution fédérale en cause
dans cette affaire n’était pas relative à une question de procédure interne,
loin de là, mais avait bien pour objet de modifier la Constitution de façon à
réduire les pouvoirs provinciaux, mettant ainsi en cause un des corollaires
essentiels du principe fédératif, la suprématie des règles relatives au par-
tage des compétences législatives. Les juges affirment donc qu’attribuer un
tel pouvoir unilatéral au fédéral signifierait que, « depuis au plus tard 1931,
les provinces ne doivent pas leur existence continue à leur pouvoir consti-
tutionnel exprimé dans l’A.A.N.B., mais à la tolérance du Parlement
fédéral33 ».
Tout en reconnaissant que le rôle des tribunaux s’est généralement
limité à interpréter et à appliquer les termes exprès du texte constitution-
nel, les juges dissidents démontrent qu’ils ont parfois été appelés à combler
ses silences, ses vides. Dans tous ces cas, remarquent-ils, la Cour suprême
a rejeté la revendication de pouvoir qui porterait atteinte aux principes fon-
damentaux de la Constitution. Ainsi, pour les juges dissidents, la Cour peut
avoir parfois recours aux principes fondamentaux de la Constitution afin
de combler ses lacunes. Or le fédéralisme constitue un de ces principes
fondamentaux. Nous verrons que les motifs des juges dissidents s’inscri-
vent en droite ligne avec le raisonnement qu’adoptera la Cour suprême,
cette fois à l’unanimité, une quinzaine d’années plus tard dans le Renvoi

32. Id., 824.


33. Id., 840.
22 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

sur la sécession : elle sera alors prête à combler un large vide dans le texte
constitutionnel, notamment à la lumière du principe sous-jacent du
fédéralisme.
Alors que la majorité des juges de la Cour suprême a refusé de recou-
rir au principe du fédéralisme aux fins de l’examen de la légalité du projet
fédéral, elle l’a nommément invoqué à titre de principe justifiant l’existence
d’une convention constitutionnelle requérant un degré appréciable de con-
sentement provincial34. Selon la Cour, la raison d’être35 d’une telle conven-
tion est le principe fédéral. Or, elle affirme que « le principe fédéral est
irréconciliable avec un état des affaires où l’action unilatérale des autorités
fédérales peut entraîner la modification des pouvoirs législatifs provin-
ciaux » et qu’admettre le contraire reviendrait à leur permettre d’obtenir
par simple résolution ce qu’elles ne pourraient validement accomplir par
une loi36. La Cour suprême semble donc admettre certaines implications
nécessaires au principe fédératif, dont l’autonomie des provinces dans leurs
champs de compétence et la suprématie des règles relatives au partage des
compétences législatives. Par ailleurs, tout en admettant ces corollaires
essentiels, elle en confine les effets à la dimension conventionnelle du droit
constitutionnel. Pour la Cour suprême, l’acte unilatéral du Parlement fédé-
ral est constitutionnel au sens légal, en vertu de la Constitution du Canada,
mais inconstitutionnel au sens conventionnel, en raison du fédéralisme. La
Cour suprême a donc accepté de palier le silence du texte constitutionnel
quant aux règles devant présider à sa modification à l’aide du principe fé-
dératif, en limitant toutefois les obligations constitutionnelles qui en décou-
lent au domaine des conventions constitutionnelles. Faisons un peu de

34. Notons sur cette question la dissidence du juge en chef Laskin et des juges Estey et
McIntyre. Ceux-ci, après avoir décidé de se limiter à l’examen de l’existence d’une con-
vention constitutionnelle requérant le consentement unanime des provinces, affirment
que reconnaître une telle convention serait méconnaître la nature particulière du fédéra-
lisme canadien. Pour eux, cette nature particulière, qui découle de divers éléments insti-
tutionnels centralisateurs de la Constitution de 1867, prive de sa force l’argument du
fédéralisme. Nous sommes d’avis que ces juges confondent ici la question de la distinc-
tion entre un État unitaire et une fédération et celle du caractère plus ou moins centralisé
d’une fédération. Un État est fédératif ou il ne l’est pas ! Et s’il faut conclure qu’il y a
fédération, qu’elle soit plutôt centralisée ou décentralisée, il faut nécessairement en faire
découler certains corollaires juridiques essentiels.
35. S’appuyant sur la doctrine du professeur Jennings, la Cour suprême formule trois condi-
tions à l’existence d’une convention constitutionnelle, à savoir qu’il doit exister un ou
des précédents, que les acteurs doivent s’être sentis liés par une règle et que cette der-
nière doit avoir une raison d’être : id., 888. Voir également le Renvoi : opposition à une
résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793, 802.
36. Id., 905, 906-908.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 23

prospective et tentons d’imaginer quelle aurait été la conclusion de la Cour


suprême quant à l’aspect juridique de la question posée en 1981, si elle avait
rendu cette décision après le Renvoi sur la sécession.

1.2 La sécession du Québec


L’approche interprétative adoptée par la Cour suprême en 1998 tran-
che avec celle qu’elle avait privilégiée en 1981. Il faut dire qu’entre-temps,
notamment dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques et le Renvoi sur
les juges de la Cour provinciale, la Cour a progressivement élargi la défini-
tion de la Constitution canadienne : celle-ci comprend désormais non seu-
lement les divers textes écrits énumérés à l’article 52 (2) de la Loi
constitutionnelle de 198237, mais également divers principes implicites qui
se trouvent au fondement même du système de gouvernement canadien.
L’approche positiviste de l’interprétation constitutionnelle adoptée
par la Cour suprême dans le Renvoi sur le rapatriement avait fait en sorte
qu’elle s’était limitée, en ce qui a trait à l’aspect légal des questions posées,
à appliquer les règles qui trouvaient fondement dans le dispositif du texte
constitutionnel. C’est précisément ce à quoi l’incitait le procureur général
du Canada dans le Renvoi sur la sécession. Celui-ci plaidait notamment que
la Cour devait, en vertu du principe de la primauté du droit, se limiter à
appliquer la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982 qui établit de façon
expresse les règles relatives au processus de modification constitutionnelle.
Étant donné que ces règles ne prévoient pas la possibilité pour une pro-
vince de faire sécession du Canada, celle-ci serait donc inconstitution-
nelle38.
La Cour suprême, plutôt que de s’en tenir strictement au texte consti-
tutionnel, a préféré articuler une vision normative plus large de l’ordre
constitutionnel canadien en ayant recours à certains principes sous-jacents.
Comme le font remarquer les professeur Sujit Choudhry et Robert Howse,
en règle générale, la légalité est suffisante pour assurer la légitimité dans les
régimes démocratiques libéraux. Cependant, dans certaines circonstances
exceptionnelles, ce lien fait défaut ; il faut donc se pencher directement sur

37. Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U.,
c. 11).
38. Pour une critique intéressante de la position défendue par le procureur général du Canada
dans le Renvoi sur la sécession, voir : J. Leclair, « Impoverishment of the Law by the
Law : A Critique of the Attorney General’s Vision of the Rule of Law and the Federal
Principle », (1998) 10 Forum constitutionnel 1.
24 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

la question de la légitimité39. Il serait dès lors possible de prétendre que,


lorsqu’il existe un tel déficit de légitimité, il revient au constituant de le
combler en ayant recours au processus de modification constitutionnelle40.
La Cour suprême a plutôt décidé de définir le principe de la primauté du
droit en relation avec le principe démocratique. Elle s’exprime en ces ter-
mes :
Pour être légitimes, les institutions démocratiques doivent reposer en définitive
sur des fondations juridiques […] Il est également vrai cependant qu’un système
de gouvernement ne peut survivre par le seul respect du droit. Un système politi-
que doit aussi avoir une légitimité, ce qui exige, dans notre culture politique, une
interaction de la primauté du droit et du principe démocratique. Le système doit
pouvoir refléter les aspirations de la population. Il y a plus encore. La légitimité
de nos lois repose aussi sur un appel aux valeurs morales dont beaucoup sont
enchâssées dans notre structure constitutionnelle. Ce serait une grave erreur d’as-
similer la légitimité à la seule « volonté souveraine » ou à la seule règle de la majo-
rité, à l’exclusion d’autres valeurs constitutionnelles41.

Une répudiation claire par les Québécois de l’ordre constitutionnel


canadien démontrerait que ce dernier ne reflète plus leurs aspirations et,
par conséquent, qu’il est en déficit important de légitimité. C’est en ayant
recours à certaines « valeurs morales » enchâssées dans la structure cons-
titutionnelle canadienne, plus particulièrement celles du fédéralisme
et de la démocratie, que la Cour suprême a tenté de réconcilier légalité et
légitimité dans le contexte de la question de la sécession du Québec du
Canada : une obligation constitutionnelle réciproque de négocier. Comme
l’écrit le professeur Jean Leclair, « understood this way, the rule of law is
not opposed to legal pluralism, respect for diversity, or the granting of
special status to certain groups, provided these options are presented,
explained, defended in public, discussed and approved by the community,
and intented to contribute to the vitality of society as a whole42 ».
En ce qui a trait plus précisément au fédéralisme, le Renvoi sur la sé-
cession fournit un exposé relativement exhaustif du principe, tant sur le
plan des valeurs qui en sous-tendent l’adoption comme principe directeur
de l’État canadien qu’en ce qui concerne son contenu normatif ou juridi-
que. Dans un premier temps, la Cour suprême affirme que les principes
constitutionnels sous-jacents « ressortent de la compréhension du texte

39. S. Choudhry et R. Howse, loc. cit., note 7, 165. La Cour suprême affirme d’ailleurs que
« dans notre tradition constitutionnelle légalité et légitimité sont liés » : Renvoi sur la
sécession, précité, note 1, 240.
40. Le professeur P. Monahan, loc. cit., note 7, est de cet avis.
41. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 256 ; l’italique est de nous.
42. J. Leclair, loc. cit., note 38, 4.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 25

constitutionnel lui-même, de son contexte historique et des diverses inter-


prétations données par les tribunaux en matière constitutionnelle ». Con-
trairement à ce qu’elle avait privilégié en 1981, la Cour est maintenant
disposée à tenir compte du contexte historique qui a présidé à l’adoption
du texte constitutionnel en vue d’y déceler certains principes qui en
auraient constitué des fondations essentielles. Pour la Cour suprême, « le
respect de ces principes est indispensable au processus permanent d’évo-
lution et de développement de notre Constitution43 ». La Cour affirme donc
que les vides ou les silences du texte constitutionnel doivent être comblés
à la lumière des principes qui ont présidé à son adoption. Nous sommes en
accord avec elle sur ce point. Les régimes constitutionnels que se donnent
les États doivent s’adapter aux conditions changeantes des sociétés qu’ils
sont appelés à régir. Ce besoin d’évolution inhérent à tout texte constitu-
tionnel ne fait pas de doute. La question qui se pose est plutôt celle de sa-
voir dans quelle direction l’arrangement constitutionnel originaire doit
évoluer. Parler d’évolution implique nécessairement un point de départ.
Pour apprécier l’avancement ou l’évolution, il faut d’abord savoir et com-
prendre d’où vient le texte constitutionnel. Ainsi, la voie d’évolution
qu’une constitution empruntera sera nécessairement tributaire des idées et
valeurs qui ont présidé à son élaboration. Aussi, loin d’empêcher le texte
constitutionnel d’évoluer, le recours aux principes fondateurs ne fait que
permettre son adaptation en fonction des besoins nouveaux, tout en res-
pectant la volonté des fondateurs quant à la nature profonde du régime
constitutionnel : « le présent, c’est le passé d’où naît l’action, et le passé,
c’est le présent livré à notre entendement44 ».
Loin de restreindre le principe fédératif à ses seules émanations juridi-
ques, c’est-à-dire, pour l’essentiel, aux règles relatives au partage des com-
pétences législatives, la Cour suprême se réfère aux valeurs qui ont présidé
à son choix à titre de principe directeur de la nouvelle constitution : « le
fédéralisme était la structure politique qui permettrait de concilier unité et
diversité » et constituait ainsi « la réponse juridique aux réalités politiques
et culturelles qui existaient à l’époque de la Confédération et qui existent
toujours aujourd’hui »45. Le fédéralisme engendre en effet la création d’une

43. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 248.


44. W. Durant, The Lessons of History, New York, Simon and Schuster, 1968, p. 12, cité et
traduit dans W. Koerner, Les fondements du fédéralisme canadien, Ottawa, Service de
recherche, Bibliothèque du Parlement, Étude générale, Division des affaires politiques
et sociales, 1988, p. 2.
45. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 244-245. Comme le soulignait le professeur Jean
Leclair, la Cour suprême a reconnu, dans le Renvoi sur la sécession, le besoin de tenir
compte de la spécificité du Québec dans la fédération canadienne pour interpréter le
26 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

structure politique et juridique qui peut servir non simplement à accommo-


der les différences culturelles, mais encore à procurer les instruments juri-
diques nécessaires à l’expression des identités culturelles profondes, des
identités culturelles nationales enracinées au sein d’une même collectivité
étatique. Les colonies, au-delà de leur désir de s’unir quant à certaines
matières d’intérêt commun et de créer une nouvelle nationalité politique46,
voulaient également survivre comme unités politiques autonomes : « leur
volonté d’union ne va pas jusqu’à l’acceptation du suicide de leur part ;
tout en consentant à l’union, elles ne rejettent pas moins l’uniformité47 ».
Le fédéralisme résulte donc de la rencontre de facteurs qui poussent à
l’union et de facteurs qui militent en faveur de l’indépendance. Parmi ces
derniers, celui qui a été déterminant dans le choix du principe fédératif
comme fondement de la nouvelle constitution a été sans contredit la pré-
sence très majoritaire au Québec d’un groupe national différent, solidement
installé depuis plus de deux siècles et aspirant à conserver et à développer
son autonomie politique par la possession de son propre gouvernement à
qui seraient confiées toutes les matières liées à son identité culturelle.
La valeur de la diversité trouve son expression juridique première dans
les règles relatives au partage des compétences législatives et dans l’idée
que les deux ordres de gouvernement sont pleinement autonomes dans
l’exercice de ces compétences : « Le principe du fédéralisme est une re-
connaissance de la diversité des composantes de la Confédération, de
l’autonomie dont les gouvernement provinciaux disposent pour assurer le
développement de leur société dans leurs propres sphères de compé-
tence48 ». La Cour suprême fait également état dans son jugement de l’exi-
gence du caractère intouchable des règles répartitrices des compétences et
du rôle qui revient aux tribunaux quant au respect de celles-ci49.

principe fédératif, ce qu’elle avait refusé de faire une quinzaine d’années plus tôt dans le
Renvoi : opposition à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793 :
J. Leclair, « The Secession Reference : A Ruling in Search of a Nation », (2000) 34 R.J.T.
885, 887-888.
46. Voir notamment sur cette question : S. Laselva, The Moral Foundations of Canadian
Federalism, Montréal-Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1996 ; W.L. Morton,
The Canadian Identity, 2e éd., Toronto, University of Toronto Press, 1972 ; D.V. Smiley,
The Canadian Political Nationality, Toronto, Publications Methuen, 1967.
47. K.C. Wheare, Federal Government, 3e éd., Londres, Oxford University Press, 1947,
p. 40-43.
48. Renvoi sur la sécession, précité, note 1, 251.
49. Id., 250 : la Cour affirme en effet que « dans un système fédéral de gouvernement comme
le nôtre, le pouvoir politique est partagé entre deux ordres de gouvernement : le gouver-
nement fédéral, d’une part, et les provinces, de l’autre. La Loi constitutionnelle de 1867
a attribué à chacun d’eux sa propre sphère de compétence […] Il appartient aux tribu-
naux de « contrôle[r] les bornes de la souveraineté propre des deux gouvernements ». »
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 27

En somme, la Cour suprême élabore, dans le Renvoi sur la sécession,


une théorie fédérative qui fait d’abord du principe fédératif un concept à la
fois politique et juridique et, ensuite, un concept juridique impliquant un
certain nombre de caractéristiques essentielles. Elle semble donc infirmer
en bonne partie ce qu’elle avait affirmé à la majorité de ses membres en
1981, soit que le principe fédératif enchâssé dans le préambule de la Loi
constitutionnelle de 1867 n’offre aucune indication particulière sur la na-
ture d’un régime constitutionnel donné. Nous verrons cependant que cette
saine théorisation politique et juridique du fédéralisme réalisée par la Cour
suprême en 1998 ne s’est par ailleurs pas reflétée dans sa jurisprudence
fédérative. En effet, la Cour suprême n’a pour l’essentiel eu recours dans
ses raisonnements juridiques au principe fédératif qu’en cas d’absolue né-
cessité, c’est-à-dire lorsque les prescriptions constitutionnelles formelles
n’étaient d’aucun secours à l’exercice de sa fonction judiciaire.
Selon le professeur Robin Elliot, la Cour suprême a discuté, notam-
ment dans le Renvoi sur la sécession, du principe fédératif en mettant l’ac-
cent sur la diversité au détriment de l’unité50. Il remarque cependant du
même souffle qu’elle a plutôt fait l’inverse dans plusieurs autres décisions.
D’après lui, la préférence du plus haut tribunal canadien pour la valeur de
la diversité ou celle de l’unité dans sa jurisprudence mettant en cause le
fédéralisme est tributaire de la menace qui pèse sur l’une ou l’autre de cel-
les-ci. En ce sens, la préférence de la Cour suprême pour le thème de la
diversité dans certaines de ces décisions ne doit pas être comprise comme
une préférence générale, mais plutôt ainsi :« one that operates only or at
least primarily in circumstances in which the value of diversity can be said
to be placed seriously at risk ». Inversement, la valeur de l’unité sera favo-
risée lorsque « the integrity of Canada as a fully sovereign and independant
nation state is at stake51 ». Pour le professeur, cette compréhension du prin-
cipe fédératif pourrait expliquer pourquoi ce dernier ou son corollaire,
l’autonomie provinciale, sont rarement invoqués par la Cour suprême dans
des litiges mettant en cause les règles relatives au partage des compétences

50. R. Elliot, loc. cit., note 7, 100.


51. Id., 104 et 107. Outre certains arrêts du Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, le
professeur cite les arrêts suivants de la Cour suprême pour illustrer son propos : Avis
sur la Loi anti-inflation, [1976] 2 R.C.S. 373 ; Avis sur la compétence du Parlement rela-
tivement à la Chambre haute, [1980] 1 R.C.S. 54 ; Renvoi sur le rapatriement, précité,
note 10 (partie conventionnelle de la question posée) (décisions dans lesquelles la valeur
de la diversité aurait été préférée à celle de l’unité) ; Renvoi sur le rapatriement, précité,
note 10 (partie légale de la question posée) (décision dans laquelle la valeur de l’unité
aurait été préférée à celle de l’unité).
28 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

législatives entre les deux ordres de gouvernement, la valeur de la diversité


n’étant pas considérée par les tribunaux comme sérieusement en danger
dans ces affaires52. C’est ici que le bât blesse, car le partage des compéten-
ces législatives n’est-il pas en fait au cœur du principe fédératif, l’expres-
sion juridique des deux valeurs qui en sous-tendent l’adoption, soit l’unité
et la diversité ? À notre avis, c’est précisément en matière de jurisprudence
fédérative que plane la plus grande menace, quoique plus diffuse et plus
difficilement saisissable, sur la valeur de la diversité.
Le professeur Elliot mentionne également dans son article deux façons
de réconcilier les deux groupes de décisions, c’est-à-dire celles qui favori-
sent la diversité et celles qui préfèrent l’unité : soit faire de l’intégrité du
Canada en tant qu’État-nation pleinement souverain et indépendant un
principe sous-jacent distinct du principe fédératif qui viendrait en contre-
balancer les effets ; soit incorporer l’idée d’intégrité de l’État canadien au
sein du principe fédératif. Après avoir indiqué qu’aucune des deux solu-
tions n’était nécessairement la bonne, le professeur marque tout de même
sa préférence pour la première. À ses yeux, « there is something distinctly
anomalous about a constitutional principle that points in two different di-
rections (albeit perhaps in different circumstances) 53 ».
Quant à nous, notre préférence est clairement en faveur de la seconde
option, et nous ne prétendons pas innover à cet égard : le fédéralisme est
un processus politique et juridique d’adaptation perpétuelle oscillant entre
deux besoins, l’unité et la diversité, entre la centralisation et la décentrali-
sation du pouvoir. Il s’agit donc d’un principe qui, en lui-même, renferme
une contradiction, une tension perpétuelle entre deux directions ou désirs
de prime abord opposés. Alexis de Tocqueville exprimait en ces termes la
complexité inhérente au fédéralisme :
Parmi les vices inhérents à tout système fédéral, le plus visible de tous est la com-
plication des moyens qu’il emploie. Ce système met nécessairement en présence
deux souverainetés. Le législateur parvient à rendre les mouvements de ces deux
souverainetés aussi simples et aussi égaux que possible, et peut les renfermer tou-
tes les deux dans des sphères d’action nettement tracées ; mais il ne saurait faire
qu’il n’y en ait qu’une, ni empêcher qu’elles ne se touchent en quelque endroit. Le
système fédéral repose donc, quoi qu’on fasse, sur une théorie compliquée, dont
l’application exige, dans les gouvernés, un usage journalier des lumières de leur
raison54.

52. Id., note 146.


53. Id., 107.
54. A. De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 1, Paris, Gallimard, 1961, p. 253,
cité dans J. Leclair, loc. cit., note 6, 412.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 29

Le principe d’autonomie, corollaire du principe fédératif, ne doit donc


pas être réduit à l’idée d’autonomie provinciale. Cette identification n’a pas
de raison d’être théorique55. Le principe d’autonomie fait plutôt référence
à cet impératif qu’en régime fédératif chacun des paliers de gouvernement
doit jouir d’une liberté d’action dans des matières réservées à sa compé-
tence exclusive. En ce sens, la valeur de l’unité sera pour l’essentiel préser-
vée si le palier de gouvernement fédéral peut exercer ses compétences
législatives sans interférences significatives des gouvernements provin-
ciaux, et vice versa en ce qui a trait à la valeur de la diversité.

1.3 Les relations interprovinciales


Le fédéralisme est une forme d’aménagement du pouvoir étatique qui
répond à un double besoin : celui d’unité et celui de diversité. Il constitue
une réponse singulière au jeu de la centralisation et de la décentralisation
du pouvoir. Ainsi, l’adoption d’un régime fédératif résultera de la rencon-
tre et de l’opposition de facteurs agrégatifs, c’est-à-dire de facteurs pous-
sant les entités à s’unir, et de facteurs ségrégatifs, soit de facteurs militant
en faveur d’une certaine séparation ou autonomie. Or nous verrons que la
Cour suprême a nommément invoqué le fédéralisme dans des contextes où
elle était appelée à combler des vides du texte constitutionnel en mettant
l’accent sur les facteurs d’union, c’est-à-dire les facteurs ayant poussé les
colonies originaires à s’unir pour certaines fins communes au sein d’une
fédération.
La Cour suprême invoque de façon expresse le fédéralisme dans des
décisions portant sur les règles de courtoisie qui doivent guider les rela-
tions entre les provinces canadiennes. Plus particulièrement, la Cour traitait
dans trois décisions du principe de la reconnaissance totale en vertu du-
quel les tribunaux d’une province ont l’obligation constitutionnelle de re-
connaître les décisions des tribunaux d’une autre province. Ce principe
n’aurait pour objet que de « donner effet au « désir » des provinces fonda-
trices « de s’unir en fédération pour former un seul et même dominion56 ».
C’est dans le Renvoi relatif aux juges de la cour provinciale que la Cour
suprême, désirant examiner la façon dont les « vides » du texte constitu-
tionnel avaient été comblés à l’aide du préambule dans le passé, liait le prin-
cipe de la reconnaissance totale énoncé et appliqué dans les affaires Hunt

55. Il en va cependant autrement en pratique puisque, dans les régimes fédératifs, l’autono-
mie du palier de gouvernement fédéral, dans l’exercice de ses compétences législatives,
n’est généralement pas menacée.
56. Renvoi relatif aux juges de la cour provinciale, précité, note 8, 70-71.
30 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

et Morguard au principe fédératif expressément prévu dans le préambule


de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans l’affaire Hunt, le juge La Forest,
qui s’exprimait au nom de la Cour, mettait en évidence divers éléments du
texte constitutionnel pouvant fonder l’existence du principe de reconnais-
sance totale en droit constitutionnel canadien : il s’agissait de la citoyen-
neté commune, des droits des citoyens de se déplacer d’une province à
l’autre, du marché commun créé par l’Union et de l’organisation essentiel-
lement unitaire du système judiciaire canadien57. Selon la Cour suprême,
ces caractéristiques témoignent de « l’intention manifeste de la Constitu-
tion d’établir un seul et même pays58 ». La Cour suprême a récemment eu
l’occasion de réaffirmer l’existence des règles de courtoisie qui doivent
guider les relations entre les membres d’un État fédératif dans l’affaire Star
Aerospace ltée, où n’était cependant pas en cause la reconnaissance de
jugements d’une autre province, mais plutôt la compétence d’un tribunal
canadien dans un contexte de droit international privé59.
À la lumière de ces quelques décisions, nous constatons que la plus
haute cour canadienne considère que le fédéralisme implique certains prin-
cipes juridiques liés à la volonté des collectivités originaires de créer une
nouvelle nationalité, un nouveau pays. Parmi les facteurs militant en fa-
veur d’une union se trouve, selon la Cour suprême, l’idée de citoyenneté
commune, à laquelle elle rattache notamment les règles de courtoisie qui
doivent guider les relations entre les membres de l’État fédératif. Cette
considération de la Cour suprême pour les facteurs agrégatifs dans certai-
nes décisions dans lesquelles elle invoque nommément le principe fédératif
ne s’exprime pas ou très peu en ce qui a trait aux facteurs ségrégatifs, c’est-
à-dire relativement aux facteurs militant plutôt en faveur d’une certaine
séparation entre les collectivités, d’une certaine autonomie. Pourtant, c’est
la présence de ces facteurs qui justifie l’adoption d’un système fédératif de
gouvernement plutôt qu’unitaire. La seule présence de facteurs en faveur
d’une union commanderait en effet plutôt l’adoption de ce dernier. Or nous
verrons que, outre les arrêts rendus dans les renvois relatifs au projet de
rapatriement et à la sécession du Québec dont nous avons déjà traité, la
Cour suprême invoque nommément le fédéralisme en mettant l’accent sur
l’autonomie des entités fédérées à deux reprises seulement : sous la plume
des juges dissidents dans l’affaire Crown Zellerbach relative à la théorie de

57. Hunt c. T & N LPC, [1993] 4 R.C.S. 289, 322.


58. Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, 1099, cité dans le Renvoi
relatif aux juges de la cour provinciale, précité, note 8, 70.
59. Star Aerospace ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] R.C.S. 78, par. 51-54.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 31

l’intérêt national et dans le Renvoi relatif au régime d’assistance publique


du Canada60 pour rejeter cet argument en ce qui a trait au pouvoir fédéral
de dépenser.

1.4 Le pouvoir fédéral de dépenser


Le pouvoir de dépenser n’est pas expressément prévu dans la Consti-
tution canadienne. Il désigne la faculté que possède un ordre de gouverne-
ment de « dépenser de l’argent en des matières qui relèvent de l’autre ordre
de gouvernement, dans la mesure où, ce faisant, il ne légifère pas relative-
ment à ces matières, ne les réglemente pas, ne les régit pas61 ». Dans le
Renvoi relatif au régime d’assistance publique du Canada était en cause
une loi fédérale qui avait pour objet de diminuer la contribution du gouver-
nement fédéral au Régime d’assistance publique du Canada. Cette loi
modifiait unilatéralement les conditions du Régime en vertu duquel le gou-
vernement fédéral s’engageait à participer à égalité de parts au financement
des programmes provinciaux en matière de services sociaux et d’assistance
publique. La Cour suprême a rejeté à l’unanimité la prétention du gouver-
nement du Manitoba, intervenant dans le Renvoi, voulant que la Loi sur les
compressions des dépenses publiques62 avait pour objet de réglementer les
domaines de compétence provinciale relatifs à la propriété et aux droits
civils et aux affaires de nature locale. Selon la Cour, « de simples « réper-
cussions », prises isolément, ne sont manifestement pas suffisantes pour
conclure qu’une loi empiète sur la compétence de l’autre palier de gouver-
nement ». La Cour écarta également l’argument de la province selon lequel
le principe essentiel du fédéralisme exigeait la protection de l’autonomie
des provinces dans l’exercice de leurs compétences législatives, donc la
surveillance par les tribunaux du pouvoir du gouvernement fédéral de dé-
penser de façon conditionnelle dans les domaines de compétence provin-
ciale. Pour la Cour, l’exercice du pouvoir de dépenser ne peut constituer
un sujet distinct de contrôle judiciaire : « si une loi n’est ni inconstitution-
nelle ni contraire à la Charte canadienne des droits et libertés, les tribu-
naux n’ont nullement compétence pour surveiller l’exercice du pouvoir
législatif63 ». Bien qu’il ne s’agisse que d’un obiter dictum de la Cour
suprême et que, en pure théorie, celle-ci puisse toujours faire marche arrière

60. R. c. Crown Zellerbach Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401 ; Renvoi relatif au régime d’assistance
publique du Canada, [1991] 2 R.C.S. 525.
61. H. Brun et G. Tremblay, op. cit., note 20, p. 431.
62. Loi sur les compressions des dépenses publiques, L.C. 1991, c. 9.
63. Renvoi relatif au régime d’assistance publique du Canada, précité, note 60, 566-567.
32 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

sur la question du pouvoir de dépenser du fédéral, il n’en reste pas moins,


à notre avis, que les possibilités d’un tel volte-face demeurent extrêmement
minces.
L’attitude de la plus haute cour canadienne à l’égard du pouvoir de
dépenser du fédéral peut être qualifiée de « politique du laisser-faire64 ». En
effet, la Cour suprême est d’avis qu’une dépense conditionnelle dans un
champ de compétence provinciale ne peut être assimilée à un acte normatif
formel. Certes, dépenser n’équivaut pas en soi à légiférer. Cependant, une
dépense conditionnelle au respect de certaines normes nationales peut
constituer, de la part des autorités fédérales, une tentative de faire indirec-
tement ce qu’elles ne peuvent faire directement, soit légiférer dans un do-
maine qui relève de la compétence de l’ordre de gouvernement provincial.
Or c’est précisément aux tribunaux que revient la tâche de déterminer, aux
fins de la question de la validité constitutionnelle, le caractère véritable des
lois contestées. Dans cette décision, la Cour suprême a donc expressément
refusé d’utiliser le principe fédératif afin de limiter l’exercice du pouvoir
de dépenser du fédéral dans des matières de compétence provinciale, pou-
voir qui heurte de front un de ses corollaires essentiels, soit l’autonomie
des provinces dans leurs champs de compétence exclusive. L’exercice de
ce pouvoir est ce qui, présentement, menace le plus directement l’équilibre
fédératif au Canada.
Nous avons pu constater que le principe fédératif a sans aucun doute
occupé une place significative dans la jurisprudence de la Cour suprême
lorsqu’il s’agissait pour cette dernière de répondre à des questions mettant
en cause de façon fondamentale, dans le Renvoi sur le rapatriement, le
pouvoir constituant au Canada, et dans le Renvoi sur la sécession, l’inté-
grité de l’État canadien. De principe dont les effets étaient essentiellement
limités à la sphère conventionnelle du droit constitutionnel en 1981, le fé-
déralisme a clairement acquis le statut de principe constitutionnel sous-
jacent à la Constitution canadienne en 1998. C’est à ce titre qu’il a été utilisé
par la Cour suprême pour combler les « vides » des dispositions constitu-
tionnelles expresses. Nous avons également observé que le fédéralisme a
servi à établir le principe de la reconnaissance totale des décisions des tri-
bunaux d’une autre province, mais qu’il a été écarté lorsque était en cause
le principe d’autonomie des provinces dans le contexte de l’exercice du
pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral dans des matières de leur
compétence.

64. V. Loungnarath, loc. cit., note 6, 1031.


E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 33

Nous verrons dans la prochaine partie que le principe fédératif a aussi


été invoqué par la Cour suprême dans un certain nombre d’autres déci-
sions. Cependant, il n’a pas essentiellement été utilisé par cette dernière en
vue de l’aider dans sa tâche d’interprétation des dispositions du texte cons-
titutionnel, plus particulièrement dans l’interprétation et la mise en œuvre
des règles relatives au partage des compétences législatives, et, dans les
rares cas où il l’a été, c’était généralement dans des contextes où la Cour
suprême était appelée à mettre l’accent sur la valeur de l’unité plutôt que
sur la diversité.

2 Le fédéralisme et l’interprétation du texte constitutionnel


Dans les litiges relatifs au partage des compétences législatives entre
les deux ordres de gouvernement, le Comité judiciaire du Conseil privé de
Londres, dernier tribunal d’appel pour les affaires canadiennes jusqu’en
1949, a cherché à donner effet au principe fédératif, seul principe d’inter-
prétation expressément enchâssé dans la Constitution de 1867. Pour ce
faire, il a travaillé à maintenir un certain équilibre entre les pouvoirs légis-
latifs dévolus à chacun des deux ordres de gouvernement en protégeant la
sphère d’autonomie de chacun d’eux dans leurs champs de compétence
respectifs. Il donnait ainsi pleinement effet au principe qui se trouve au cœur
du texte constitutionnel de 1867 et de l’esprit qui a présidé à son adoption65.
Devenue dernier tribunal d’appel en 1949, la Cour suprême du Canada
a parfois expressément fait référence au fédéralisme afin de la guider dans
sa tâche d’interprétation et de mise en œuvre du texte constitutionnel. Nous
pouvons regrouper ces diverses décisions en deux catégories : les affaires
relatives au partage des compétences législatives et celles qui mettent en
cause la Charte canadienne des droits et libertés66.

65. Pour une étude de la jurisprudence du Comité judiciaire du Conseil privé relative au
partage des compétences législatives, voir E. Brouillet, op. cit., note 6.
66. Nous ne traiterons pas ici des décisions dans lesquelles la Cour suprême a nommément
invoqué le fédéralisme soit en guise d’introduction à l’exposé de la théorie de la validité
constitutionnelle, soit à titre de référence très générale. Nous les citons tout de même ici
à des fins statistiques. Voir en guise d’introduction à l’examen de la validité constitu-
tionnelle : Global Securities c. C.-B., [2000] 1 R.C.S. 494, 505 ; R. c. Sparrow, [1990] 1
R.C.S. 1075, 1097-1098 ; Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366, 1389 ; R. c. Swain, [1991]
1 R.C.S. 933, 998 ; R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, 481 ; Saumur c. City of Quebec,
[1953] 2 R.C.S. 299, 333. Voir à titre de référence très générale : Lavoie c. Canada, [2002]
1 R.C.S. 769, 802 ; B.C. Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3, 55 ; New
Brunswick Broadcasting Co. c. N.-É., précité, note 8, 375 (le principe du gouvernement
responsable s’étend aux parlements provinciaux de la même manière qu’au Parlement
fédéral) ; Air Canada c. Colombie-Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161, 1183 ; Ministre des
finances du N.-B. c. Simpson-Sears, [1982] 1 R.C.S. 14, 161.
34 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

2.1 Le partage des compétences législatives


L’État fédératif implique un partage de la souveraineté étatique, soit
un partage de la fonction législative entre deux ordres de gouvernement.
Cela constitue l’essence du principe fédératif. Chaque ordre de gouverne-
ment doit être souverain, indépendant dans ses champs de compétence,
autrement dit non subordonné d’aucune façon à l’autre palier législatif.
C’est l’autonomie de chacun des deux paliers de gouvernement à l’égard
de l’autre qui permet de distinguer les fédérations des États unitaires et des
confédérations d’États67.
Il existe, dans la jurisprudence et la doctrine canadiennes, deux con-
ceptions différentes du partage des compétences législatives : la concep-
tion classique et la conception moderne. La première consiste dans l’idée
que les pouvoirs conférés par les articles 91 et 92 constituent des « compar-
timents étanches68 » et qu’il faut donc le plus possible éviter les chevau-
chements de compétence entre les deux ordres de gouvernement. La notion
d’exclusivité des compétences législatives joue ici un rôle de premier plan.
La méthode d’interprétation corrélative des dispositions relatives au par-
tage des compétences s’inscrit dans cette conception. Cette méthode per-
met en effet de tracer une ligne de démarcation entre les divers titres de
compétence fédérale et provinciale et participe, en ce sens, du principe

67. Dans les États unitaires, l’autonomie relativement importante dont bénéficient parfois
les entités décentralisées dépend de la décision du législateur central, alors que c’est l’in-
verse dans le cas d’une confédération d’États. La généralisation du phénomène de dé-
centralisation du pouvoir étatique, du moins au sein des États industriels, a amené
certains observateurs à relativiser, voire critiquer la distinction entre l’État fédératif et
l’État unitaire. Selon eux, il serait superflu et même inutile d’élaborer une définition
générale de l’État fédératif, celui-ci n’étant qu’une notion empirique dépourvue de signi-
fication normative. Voir M. Bothe, « Rapport final », dans Association internatio-
nale de droit constitutionnel (AIDC), Fédéralisme et décentralisation, t. 2,
Fribourg (Suisse), Éditions universitaires, 1987, p. 420 ; P. Saladin, « Le pouvoir exté-
rieur des unités décentralisées », dans Association internationale de droit cons-
titutionnel (AIDC), id., p. 259. Nous sommes en désaccord avec ce point de vue.
Certes, il existe de multiples formes de fédérations, de concrétisations du principe fédé-
ratif. Cependant, ce constat n’a pas pour effet d’annihiler la pertinence de l’élaboration
d’une certaine définition de l’État fédératif. Tout effort de conceptualisation est porteur
d’une dimension normative. Admettre le contraire équivaut à postuler l’inutilité même
de construire des concepts afin de mieux s’expliquer la réalité qui nous entoure et de
pouvoir se comprendre les uns les autres.
68. Cette expression est du Comité judiciaire du Conseil privé dans l’arrêt A.-G. for Canada
v. A.-G. for Ontario, précité, note 9, 354, où Lord Atkin s’exprimait en ces termes :
« while the ship of state now sails on larger ventures and into foreign waters she still
retains the watertight compartments which are an essential part of her original struc-
ture ».
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 35

d’exclusivité des compétences législatives. L’expression « fédéralisme dua-


liste », par opposition au « fédéralisme coopératif », est parfois employée
pour désigner le paradigme classique.
Dans la conception moderne du partage, le principe d’exclusivité est
appliqué d’une façon plus faible en mettant l’accent sur le caractère vérita-
ble de la règle de droit, ce qui favorise ainsi l’existence de larges domaines
de compétence concurrente69. Ce faisant, comme l’écrit le professeur Fa-
bien Gélinas, « la notion d’exclusivité est vidée de toute connotation rela-
tive à l’étanchéité des pouvoirs et veut simplement dire qu’une même
matière ne saurait se retrouver dans les deux listes dressées aux articles 91
et 9270 ». Lorsqu’une loi comporte plusieurs aspects, il faut déterminer l’as-
pect dominant qui devient alors la matière sur laquelle elle porte. Si le Par-
lement qui a adopté la loi est compétent relativement à cette matière, les
effets incidents ou accessoires qu’elle peut produire sur des matières rele-
vant de la compétence de l’autre ordre de gouvernement n’entachent pas
sa validité constitutionnelle. Par contre, si l’importance des aspects pro-
vinciaux et fédéraux est comparable, la théorie du double aspect sera ap-
pliquée. Ainsi, cette dernière théorie et la doctrine des pouvoirs accessoires
et du droit d’empiéter participent plutôt du paradigme moderne du partage
des compétences. Les expressions « fédéralisme souple » ou « fédéralisme
coopératif » sont souvent employées pour faire référence à cette concep-
tion moderne du partage.
En règle générale, la conception classique tend à favoriser le respect
de l’autonomie des deux paliers de gouvernement dans l’exercice de leurs
compétences législatives. Plus particulièrement, elle protège l’autonomie
provinciale en limitant les chevauchements de lois conduisant à l’appli-
cation de la règle de la prépondérance fédérale en cas de conflit. Il s’agira
donc de réduire les « zones de contact71 » entre les deux paliers de

69. Le juge Dickson s’est fait le constant promoteur de cette conception du partage des com-
pétences : K. Swinton, « Dickson and Federalism : In Search of the Right Balance »,
(1991) 20 Man. L. J. 483 ; B. Schwartz, « Dickson on Federalism : The First Principles
of his Jurisprudence », (1991) 20 Man. L. J. 473.
70. F. Gélinas, « La doctrine des immunités interjuridictionnelles dans le partage des com-
pétences : éléments de systématisation », (1994) 28 R.J.T. 507, 512.
71. J. Beetz, « Les attitudes changeantes du Québec à l’endroit de la Constitution de 1867 »,
dans P.-A. Crépeau et C.B. Macpherson (dir.), L’avenir du fédéralisme canadien,
Toronto, University of Toronto Press, 1966, p. 113, à la page 123. Par la suite nommé
juge à la Cour suprême du Canada, l’ancien professeur continuera de se faire le constant
défenseur d’une conception dualiste (classique) du fédéralisme canadien : K. Swinton,
The Supreme Court and Canadian Federalism, The Laskin-Dickson Years, Toronto,
Carswell, 1990, p. 259 et suiv.
36 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

gouvernement. Nous verrons cependant que, dans certains cas, la concep-


tion moderne du partage des compétences pourra favoriser l’exercice des
compétences provinciales72. En reconnaissant aux provinces le pouvoir de
légiférer de façon concurrente avec le Parlement fédéral sur certains sujets,
la conception moderne du partage tend à protéger l’équilibre des pouvoirs
entre les deux ordres de gouvernement : du point de vue de l’autonomie
des provinces, l’occupation d’un espace subordonné vaut en effet mieux
que pas d’espace du tout73.
L’analyse des quelques décisions de la Cour suprême dans lesquelles
celle-ci invoque nommément le principe fédératif dans ses raisonnements
en matière de partage des compétences révèle qu’elle a généralement opté
pour une conception moderne de ce dernier. Par contre, la plus haute cour
canadienne revient, à l’occasion, au paradigme classique, essentiellement
lorsque ce dernier favorise l’exercice des compétences législatives du Par-
lement fédéral ou, inversement, lorsque l’application du paradigme mo-
derne aurait pu favoriser l’exercice des compétences provinciales.

2.1.1 Une nette préférence pour le paradigme moderne


Dans plusieurs de ses arrêts, la Cour suprême emploie les expressions
« fédéralisme souple » ou « fédéralisme coopératif » en mettant l’accent sur
l’idée que le principe d’exclusivité des compétences législatives n’est pas
absolu. L’affaire SEFPO est une des rares décisions dans lesquelles la Cour
suprême s’exprime plutôt longuement sur le fédéralisme dans une affaire
relative au partage des compétences législatives. Dans cette décision était
en cause la validité constitutionnelle de dispositions provinciales ayant
pour objet d’interdire aux fonctionnaires provinciaux d’exercer certaines
activités politiques au niveau fédéral. Le juge en chef Dickson, dans des
motifs séparés mais non contredits par les autres juges, présente un plai-
doyer général en faveur d’une conception moderne du partage des compé-
tences législatives. Selon lui, le principe d’exclusivité des compétences
n’est pas « particulièrement impérieux » et ne représente pas « le courant
dominant en matière constitutionnelle ». Au contraire, il est plutôt d’avis
qu’historiquement, « le droit constitutionnel canadien a permis passable-

72. Pour une étude en profondeur des tenants et aboutissants des paradigmes classique et
moderne du partage des compétences législatives et de leurs applications jurispruden-
tielles, voir B. Ryder, « The Demise and Rise of the Classical Paradigm in Canadian
Federalism : Promoting Autonomy for the Provinces and First Nations », (1991) 36
McGill L. J. 308.
73. Id., 351.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 37

ment d’interaction et même de chevauchement en ce qui concerne les pou-


voirs fédéraux et provinciaux », et cela, notamment par le développement
de la règle du caractère véritable et du double aspect74. Au surplus, le légis-
lateur fédéral « dispose toujours d’une arme puissante », selon le juge en
chef Dickson, puisqu’il peut validement légiférer, de façon accessoire à un
de ces titres de compétence, et ainsi entraîner, par l’application de la règle
de la prépondérance fédérale, l’inopérabilité de dispositions provinciales
non désirées. Dans cette affaire, le juge en chef déclare les dispositions
provinciales valides, ces dernières n’entrant en conflit avec aucune dispo-
sition fédérale et ne produisant que des effets accessoires sur le domaine
des élections fédérales. L’intervention du gouvernement fédéral pour sou-
tenir la validité de la loi provinciale a eu, au dire même du juge en chef
Dickson, une certaine influence sur le raisonnement de la Cour suprême75.
Cependant, nous verrons que dans toutes les décisions de la Cour suprême
dans lesquelles celle-ci invoque nommément le fédéralisme, à l’exception
de cette dernière décision, l’application du paradigme moderne favorisait
le palier de gouvernement fédéral.
La Cour suprême invoque le principe fédératif dans deux importants
arrêts relatifs à la compétence fédérale en matière de droit criminel. Dans
l’affaire Hydro-Québec, était en cause la validité constitutionnelle de dis-
positions de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement76. En
faveur de la validité de celles-ci, le gouvernement fédéral invoquait son
pouvoir de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Ca-
nada, plus précisément la doctrine de l’intérêt national, et sa compétence
législative en matière de droit criminel77. La majorité de la Cour rejette l’ap-
plication de la doctrine de l’intérêt national au cas d’espèce et valide plutôt
l’intervention législative fédérale en vertu de l’article 91 (27). C’est lors-
qu’elle aborde l’argument relatif à l’application de la doctrine de l’intérêt
national que la Cour suprême traite du fédéralisme. Selon elle, « décider
qu’un sujet particulier est une question d’intérêt national fait en sorte que
cette question relève de la compétence exclusive et prépondérante du Par-
lement et a manifestement une incidence sur l’équilibre du fédéralisme
canadien78 ». La Cour suprême juge que la protection de l’environnement

74. SEFPO c. Ontario (P.G.), [1987] 2 R.C.S. 2, 17-18. Le critère du « caractère véritable »
permet de préciser la matière sur laquelle porte la législation contestée en vue de déter-
miner sa validité constitutionnelle.
75. Id., 19-20.
76. Loi canadienne sur la protection de l’environnement, L.R.C. 1985, c. 16 (4e suppl.).
77. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 2, art. 91 (paragraphe introductif) et art. 91
(27).
78. R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, 288 ; l’italique est de nous.
38 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

en général ne constitue pas une matière ayant le degré d’unicité requis pour
être attribuée à la compétence législative exclusive du Parlement fédéral en
vertu de la clause paix, ordre et bon gouvernement79.
Cependant, la Cour suprême valide tout de même l’intervention légis-
lative fédérale et procède à la détermination du caractère véritable de la loi
contestée d’une façon qui laisse croire à un éclatement de la compétence
fédérale en matière de droit criminel. Jusque-là, la Cour avait refusé de faire
entrer sous ce titre de compétence des lois qui avaient essentiellement pour
objet non pas d’interdire un acte, mais bien de le réglementer80. En l’es-
pèce, la majorité des juges considère que la loi fédérale a pour caractère
véritable d’interdire la pollution de l’environnement, bien que l’ensemble
de ses dispositions ait, selon nous, une forte dimension réglementaire81. Cet
arrêt laisse présager une propension de la Cour à grandement relativiser
l’une des deux conditions requises pour la qualification criminelle d’une
loi aux fins du partage des compétences législatives, soit sa nature essen-
tiellement prohibitive82.
La considération de la Cour suprême à l’égard de « l’équilibre du fédé-
ralisme canadien » en ce qui a trait à l’utilisation de la doctrine de l’intérêt
national ne s’est donc pas exprimée avec beaucoup de conviction lors de
l’analyse de la portée de l’article 91 (27) et de la détermination du caractère

79. Il est intéressant de noter ici que la Cour suprême affirme que les critères qu’elle a éta-
blis pour l’application de la doctrine de l’intérêt national l’ont été dans les arrêts Avis sur
la Loi anti-inflation, précité, note 51, et R. c. Crown Zellerbach Ltd., précité, note 60.
Selon nous, seule cette dernière décision dicte aujourd’hui ces critères. En effet, la saine
rationalisation qu’en avait faite le juge Beetz pour la majorité de la Cour suprême dans
la première décision a été écartée par une majorité des juges dans la seconde. D’abord, et
ce, en totale contradiction avec la première décision, la Cour suprême énonce que la
théorie de l’intérêt national peut s’appliquer (p. 432) « autant à de nouvelles matières qui
n’existaient pas à l’époque de la Confédération qu’à des matières qui, bien qu’elles fus-
sent à l’origine de nature locale ou privée dans une province, sont depuis devenues des
matières d’intérêt national sans qu’il y ait situation d’urgence nationale ». Ensuite, la
Cour suprême reprend le critère d’unicité qu’elle avait élaboré dans l’Avis, en l’assortis-
sant cependant de la notion d’incapacité provinciale qui a pour effet d’en retirer à peu
près toute efficacité comme rempart des compétences provinciales. Voir, au même effet,
Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), [1993] 3 R.C.S. 327.
80. Voir notamment : Brasseries Labatt du Canada ltée c. P.G. du Canada, [1980] 1 R.C.S.
914 ; Boggs c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 49.
81. Les quatre juges dissidents étaient d’avis que la législation fédérale en cause avait essen-
tiellement pour objet de réglementer, plutôt que d’interdire, la pollution de l’environne-
ment et la déclarait par conséquent ultra vires du pouvoir du Parlement fédéral en matière
de droit criminel.
82. Le second critère exige que la loi poursuive en plus un « objectif public légitime » : voir
notamment Scowby c. Glen Dinning, [1986] 2 R.C.S. 226, 237.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 39

véritable de la loi contestée. La Cour suprême a de nouveau fait référence


au concept d’équilibre du fédéralisme trois ans plus tard, toujours dans un
contexte mettant en cause la compétence fédérale en matière de droit cri-
minel.
Dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, la Cour suprême
validait cette loi fédérale en vertu de l’article 91 (27) de la Loi constitution-
nelle de 1867. Elle a estimé que celle-ci poursuivait un objectif de droit cri-
minel valide, la sécurité publique, et que les interdictions et sanctions y
prévues n’étaient pas essentiellement de nature réglementaire83. À l’occa-
sion de l’analyse du domaine d’application des titres de compétence invo-
qués par les parties84, la Cour suprême réitère sa foi en la conception
moderne du partage des compétences législatives :
[L]a détermination du chef de compétence duquel relève une loi particulière n’est
pas une science exacte. Dans un système fédéral, chaque ordre de gouvernement
peut s’attendre à ce que sa compétence soit touchée dans une certaine mesure par
l’autre […] Les lois se rapportant principalement à la compétence d’un ordre de
gouvernement peuvent déborder, ou avoir des « effets secondaires », sur les
champs de compétence de l’autre ordre de gouvernement. C’est une question
d’équilibre et de fédéralisme : aucun ordre de gouvernement n’est isolé de l’autre,
ni ne peut usurper ses fonctions 85.

Quelques pages plus loin, en réponse à l’argument de la province selon


lequel la loi fédérale empiétait indûment sur les pouvoirs provinciaux et
que « la confirmation qu’elle relève du droit criminel rompra l’équilibre du
fédéralisme », et après avoir affirmé l’importance de la présence d’un
« équilibre juste et fonctionnel » entre les deux ordres de gouvernement à
titre de condition d’existence d’un État fédératif, la Cour suprême traite de
la notion d’équilibre fédératif en se référant à la théorie du caractère véri-
table et des pouvoirs accessoires : « L’argument que la loi […] rompt l’équi-
libre de la Confédération peut être considéré comme un argument selon
lequel le caractère véritable de la loi, vu ses effets, n’a pas trait à la sécurité
publique et donc à la compétence fédérale en matière criminelle, mais relève
plutôt de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils 86 ».
Pour notre part, nous croyons qu’un véritable « équilibre fédératif » ne sau-
rait être atteint ni maintenu si ce concept intervient à cette étape du raison-
nement en matière de partage des compétences législatives.

83. Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, [2000] 1 R.C.S. 783, 801-808.
84. En plus de la compétence fédérale relative au droit criminel, le procureur général du
Canada invoquait également la doctrine de l’intérêt national. Le procureur général de
l’Alberta, quant à lui, plaidait que la loi était relative à la propriété et aux droits civils
(art. 92 (13)).
85. Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, précité, note 83, 802 ; l’italique est de nous.
86. Id., 812-813.
40 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

Bien que la notion d’équilibre ne soit pas exempte de toute évaluation


subjective, nous estimons qu’elle doit intervenir à l’étape même de l’ana-
lyse de l’étendue des divers titres de compétences législatives. C’est en effet
à cette étape du raisonnement en matière de validité constitutionnelle que
peut être remis en cause de façon beaucoup plus fondamentale l’équilibre
qui doit exister entre les pouvoirs législatifs des deux ordres de gouverne-
ment : une définition très large d’un titre de compétence fédérale entraîne
nécessairement une réduction corrélative d’un autre titre de compétence.
Or, plus un titre de compétence sera défini largement, plus il sera facile de
conclure qu’une loi a pour caractère véritable une matière qui entre dans
son domaine d’application. C’est pourquoi nous sommes d’avis que la Cour
suprême fait fausse route en associant la notion d’équilibre à la question de
la détermination du caractère véritable de la loi. Sa propension à diluer les
conditions requises pour faire entrer une loi fédérale dans la compétence
en matière criminelle comporte donc, selon nous, de sérieux risques à
l’égard d’un sain équilibre fédératif. Il est d’ailleurs intéressant de noter
que la Cour elle-même dit être sensible « à la crainte des gouvernements
provinciaux qu’on donne à la compétence fédérale en matière criminelle
une portée si grande qu’elle porterait atteinte à l’équilibre constitutionnel
des pouvoirs », pour laconiquement conclure qu’elle ne pense pas que la
loi en cause dans cette affaire comporte ce risque87.
Dans la récente affaire Ward88, la Cour suprême était appelée à se pro-
noncer sur la constitutionnalité d’un règlement fédéral interdisant la vente
de jeunes phoques à capuchon. S’agissait-il d’un règlement relatif aux pê-
cheries, donc relevant de la compétence du fédéral en vertu de l’article 91
(12), ou d’une réglementation ayant pour objet véritable le commerce local,
donc entrant dans la compétence provinciale relative à la propriété et aux
droits civils dans la province en vertu de l’article 92 (13) ? Dans un juge-
ment unanime, la Cour suprême conclut à la validité du règlement fédéral.
Dans son approche de l’étendue de chacun des titres de compétence en
cause dans cette affaire, la Cour traite brièvement des deux principes qui
doivent la guider : le principe de l’interprétation souple ou évolutive et le
principe fédéral. Ce dernier, affirme-t-elle, commande une méthode d’in-
terprétation corrélative des divers titres de compétence législative89. Quant

87. Id., 814-815.


88. Ward c. Canada (P.G.), [2002] 1 R.C.S. 569.
89. Id., 584 et 585 : la méthode d’interprétation corrélative ou dite de « modification mu-
tuelle » veut que les titres de compétence s’interprètent les uns par rapport aux autres,
de façon à ne pas conférer à l’un d’entre eux une portée si large qu’il aurait pour effet de
priver de sens un autre titre de compétence.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 41

à l’étendue de la compétence fédérale en matière de pêcheries, la Cour su-


prême opte pour la plus large des interprétations possible de l’article 91
(12), soit celle qui s’étend à toutes les mesures rattachées à l’atteinte des
objectifs et à la mise en œuvre des politiques économiques liés aux pêche-
ries en tant que ressource (la théorie de la politique économique). Selon la
Cour suprême, bien que le Parlement fédéral doive « respecter » la compé-
tence provinciale sur la propriété et les droits civils, « l’approche à adopter
ne doit pas consister simplement à tracer une ligne de démarcation entre
les compétences fédérale et provinciale selon qu’il est question de conser-
vation ou de vente. Il s’agit plutôt de déterminer si la matière réglementée
est essentiellement rattachée — liée de par son caractère véritable — à la
compétence fédérale en matière de pêcheries ou à la compétence provin-
ciale en matière de propriété et de droits civils90 ».
Dans sa décision unanime, la Cour suprême applique la conception
moderne du partage des compétences législatives en faveur du gouverne-
ment fédéral par l’entremise de l’application de la doctrine du caractère
véritable et des pouvoirs accessoires. Soulignons que l’issue de cette af-
faire dépendait en fait de l’interprétation de l’étendue de l’article 91 (12)
que la Cour allait privilégier. C’est à cette étape du raisonnement en ma-
tière de validité constitutionnelle que se joue, pour l’essentiel, la partie de
l’équilibre des pouvoirs entre les deux ordres de gouvernement, car l’inter-
prétation très large d’un titre de compétence a nécessairement pour inci-
dence de réduire corrélativement l’étendue d’un autre titre de compétence,
dans la plupart des cas, celui de l’autre ordre de gouvernement.
La Cour suprême a également invoqué le principe fédératif dans deux
décisions dans lesquelles étaient soulevées des questions d’applicabilité
constitutionnelle. Dans la première, il s’agissait de déterminer si certaines
ordonnances du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications
canadiennes (CRTC) s’appliquaient à Alberta Government Telephones,
mandataire de la couronne provinciale. Dans un premier temps, la Cour
conclut que cette entreprise, en raison de la nature extraprovinciale de cer-
taines de ses activités, soit précisément ses services d’interurbains, et du
caractère intégré de ces activités avec les activités de nature locale, est une
entreprise relevant du Parlement fédéral en vertu de l’article 92 (10) a) de la
Loi constitutionnelle de 186791. Ce n’est que dans un second temps, et afin
de répondre à la question suivante, que la Cour suprême invoque le prin-
cipe du fédéralisme : bien que cette entreprise relève de la compétence

90. Id., 585, 590-591.


91. Alberta Government Telephones c. C.R.T.C., [1989] 2 R.C.S. 225.
42 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

législative du Parlement fédéral, peut-elle tout de même bénéficier de l’im-


munité de la Couronne en tant que mandataire de la couronne provinciale ?
Selon la majorité de la Cour suprême, « on aurait tort d’accepter une
théorie de l’immunité constitutionnelle intergouvernementale ». Elle réaf-
firme alors la théorie du « caractère véritable » et celle des pouvoirs acces-
soires et rappelle que « le fédéralisme canadien a évolué de façon à tolérer
à plusieurs égards le chevauchement des lois fédérales et provinciales »92.
L’article 16 de la Loi d’interprétation93 qui prévoit qu’aucun texte de loi ne
lie la Couronne, « sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue », concerne
donc tant la Couronne fédérale que la Couronne provinciale : les lois fédé-
rales sont applicables à la Couronne provinciale et à ses mandataires, tout
comme à la Couronne fédérale, lorsque le Parlement fédéral en décide
ainsi94. En l’espèce, cependant, rien dans la Loi sur les chemins de fer95 ne
permettait de conclure qu’elle devait lier la Couronne. La Cour suprême
estime donc que les ordonnances du CRTC ne s’appliquent pas à Alberta
Government Telephones. Dans cet arrêt, l’adoption d’une conception mo-
derne du partage des compétences a amené la Cour suprême à considérer
que le Parlement fédéral peut lier tant la Couronne fédérale que la Cou-
ronne provinciale. Sa vision décloisonnée des deux ordres de gouverne-
ment en faveur des autorités fédérales ne semble cependant pas s’appliquer
dans le cas inverse, c’est-à-dire lorsqu’un parlement provincial cherche à
lier la Couronne fédérale : la Cour suprême a alors plutôt tendance à consi-
dérer que cette dernière jouit d’une immunité absolue à l’encontre des lois
provinciales96.
Selon nous, il est révélateur que la Cour suprême ait souligné, en in-
troduction à sa réponse à la première question soulevée dans ce pourvoi,
relative à la qualification, aux fins de l’article 92 (10), de la nature locale ou
interprovinciale de l’entreprise de communication, qu’aucune des parties
ni aucun des intervenants dans cette affaire n’avait plaidé la théorie du
double aspect voulant que les aspects provinciaux des services d’AGT

92. Id., 275.


93. Loi d’interprétation, S.R.C. 1970, c. I-23, aujourd’hui l’article 17.
94. La Cour suprême a retenu trois situations dans lesquelles il faut considérer que la Cou-
ronne provinciale est liée par une loi fédérale, soit lorsque cette loi le dit expressément,
lorsqu’une telle intention manifeste découle du texte de la loi ou lorsque la loi serait
privée de tout effet si le gouvernement n’était pas lié par celle-ci : Alberta Government
Telephones c. C.R.T.C., précité, note 91, 270-275.
95. Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, c. R-2.
96. Voir Alberta c. Commission canadienne des transports, [1978] 1 R.C.S. 61 ; P.G. du
Québec et Keable c. P.G. du Canada, [1979] 1 R.C.S. 218. Voir également H. Brun et
G. Tremblay, op. cit., note 20, p. 708-710.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 43

soient de compétence provinciale en vertu de l’article 92 (10) et les aspects


fédéraux, de compétence fédérale en vertu de l’article 92 (10) a). C’est pro-
bablement que son insistance sur le caractère désirable de nombreux che-
vauchements dans le fonctionnement du fédéralisme canadien dans sa
réponse à la seconde question concernant l’immunité de la Couronne aurait
pu sembler contradictoire avec un rejet de la théorie du double aspect. Nous
croyons cependant que, dans l’hypothèse où cet argument aurait été pré-
senté, la Cour suprême aurait conclu par la négative. Ses références à ses
décisions rendues dans les affaires Capital Cities Communications et Ré-
gie des services publics97, dans lesquelles elle avait rejeté l’application de
la théorie du double aspect en matière de câblodistribution en invoquant le
principe d’exclusivité des compétences législatives, donnent de bonnes in-
dications à cet égard98.
Dans la seconde affaire, soit l’arrêt Première Nation de Westbank c.
B.C. Hydro, dans laquelle n’étaient pas formellement en cause les règles
relatives au partage des compétences législatives, la Cour suprême devait
déterminer si l’article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui empêche
un palier de gouvernement d’imposer des taxes sur les terres et propriétés
de l’autre palier de gouvernement, empêchait la nation autochtone d’appli-
quer ses règlements d’évaluation et de taxation à B.C. Hydro, mandataire
de la Couronne provinciale99. Il s’agissait donc dans cette affaire d’une
question d’applicabilité (ou d’immunité interjuridictionnelle) plutôt que
d’une question de validité constitutionnelle. Après avoir conclu qu’elle est
bel et bien en présence d’une « taxe », la Cour suprême s’emploie à ana-
lyser l’objet qui sous-tend l’article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867.

97. Capital Cities Communications Inc. c. Conseil de la Radio-télévision canadienne, [1978]


2 R.C.S. 141 ; Régie des services publics c. Dionne, [1978] 2 R.C.S. 191. Dans ces deux
arrêts, la majorité des juges de la Cour suprême a rejeté les prétentions du gouvernement
du Québec et a refusé de scinder le domaine de la télévision par câble en aspects fédéral
et provincial, soit la réception des ondes hertziennes et l’acheminement par câble du si-
gnal aux abonnés (tous des résidants de la province). Dans la dernière affaire, la majorité
des juges de la Cour invoquait le principe d’exclusivité des compétences afin de justifier
son rejet de la règle du double aspect (p. 197) : « Un partage de compétence constitution-
nelle sur ce qui est, fonctionnellement, une combinaison de systèmes intimement liés de
transmission et de réception de signaux de télévision, soit directement par ondes aérien-
nes, soit par l’intermédiaire d’un réseau de câbles, prêterait à confusion et serait en outre
étranger au principe de l’exclusivité de l’autorité législative, principe qui découle autant
de la conception que la constitution est un instrument efficace et applicable, que d’une
interprétation littérale de ces termes [l’italique est de nous]. » Notons dans ces deux
décisions la dissidence des trois juges québécois.
98. Alberta Government Telephones c. C.R.T.C., précité, note 91, 259.
99. Première Nation de Westbank c. B.C. Hydro, [1999] 3 R.C.S. 134.
44 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

C’est dans le contexte de cette analyse qu’elle traite nommément du prin-


cipe fédératif. Selon la Cour, le fédéralisme est la valeur première que fa-
vorise cette disposition constitutionnelle, cette dernière permettant à
chacun des ordres de gouvernement de jouir d’un « espace opérationnel
pour gouverner sans intervention externe ». La Cour ajoute cependant que,
bien que le fédéralisme exige une certaine séparation entre les paliers de
gouvernement, celle-ci n’est pas absolue : « le système fédéral canadien est
souple, et la Constitution ne crée pas d’« enclaves » autour des acteurs fé-
déraux et provinciaux ». C’est la raison pour laquelle, selon la Cour su-
prême, bien que chacun des deux ordres de gouvernement soit protégé
contre la taxation de l’autre, ils ne le sont pas contre toutes les formes de
redevances100. B.C. Hydro étant mandataire de la Couronne, l’article 125
s’appliquait dans son cas, l’exemptant ainsi du paiement de taxes à la na-
tion autochtone. En se référant à cette absence d’« enclaves » entre les deux
ordres de gouvernement, la Cour suprême défend donc aussi dans cet arrêt
une conception moderne du partage des compétences législatives.
Il semble donc bien établi que la Cour suprême favorise, en règle géné-
rale, une conception moderne du partage des compétences législatives, con-
ception selon laquelle les chevauchements de compétence entre les deux
ordres de gouvernement sont non seulement normaux en régime fédératif,
mais doivent être favorisés. Pour les provinces, l’adoption de ce paradigme
en matière de disputes fédératives peut leur porter préjudice étant donné la
règle de la prépondérance fédérale qui s’applique en cas de conflit entre
des lois provinciale et fédérale toutes deux valides. Par contre, dans certai-
nes circonstances, nous verrons que la conception moderne peut être favo-
rable à l’exercice des compétences législatives provinciales. Nous
constaterons cependant que la Cour suprême, dans ces cas, applique plutôt
de façon intégrale le principe d’exclusivité, marquant alors un retour en
faveur de la conception classique du partage des compétences et de l’exer-
cice des compétences législatives du Parlement fédéral.

2.1.2 Un retour sporadique au paradigme classique


En 1976, la Cour suprême élargit l’application du pouvoir d’urgence
du Parlement fédéral dans le Renvoi sur la Loi anti-inflation101. Il ressort
de cette décision que le pouvoir d’urgence peut s’exercer en temps de paix

100. Id., 146-147.


101. Supra, note 51.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 45

et que l’urgence peut être d’une nature purement économique102. Dans cette
affaire, il s’agissait de déterminer la validité constitutionnelle de la Loi anti-
inflation qui instaurait un contrôle des prix et des salaires dans tout le
Canada dans le but d’endiguer le taux d’inflation. Cette loi réglementait
donc notamment des activités qui relevaient de la compétence exclusive
des provinces relative à la propriété et aux droits civils. Au soutien de sa
loi, le gouvernement fédéral plaidait principalement la théorie de l’intérêt
national, car, selon lui, le problème de l’inflation transcendait les intérêts
locaux, privés ou provinciaux et mettait en jeu « l’intérêt national sous un
aspect vital103 ». Ce n’est que de façon subsidiaire que le gouvernement
fédéral invoquait son pouvoir d’urgence.
La majorité des juges de la Cour suprême a écarté l’application de la
théorie de l’intérêt national et a choisi plutôt de valider l’application de la
loi fédérale au secteur provincial sur la base du pouvoir d’urgence. Quant
au premier moyen, le juge Beetz, à qui s’est ralliée sur ce point une majo-
rité de cinq juges contre quatre, entreprend une rationalisation de la théorie
en assortissant son utilisation de certaines conditions104. Il se réfère alors
explicitement au principe fédératif et affirme qu’une application débridée
de la théorie de l’intérêt national pourrait rapidement entraîner la dispari-
tion des règles relatives au partage des compétences législatives, donc du
« caractère fédéral » de la Constitution canadienne105. C’est toutefois dans
les motifs relatifs au pouvoir d’urgence que la majorité des juges de la Cour
suprême laisse transparaître le plus clairement la philosophie qui l’anime
en matière de disputes fédératives. Le juge en chef Laskin, en réponse à un
argument voulant que l’inflation soit un sujet trop vaste pour être régi par
une seule autorité et que, par conséquent, il soit préférable d’aborder le
problème sous l’angle de la « coopération fédérale provinciale », soit en
fonction des pouvoirs provinciaux et fédéraux énumérés aux articles 91 et

102. La jurisprudence du Comité judiciaire du Conseil privé, relative au pouvoir d’urgence,


en avait limité l’application à des situations de nature à mettre en péril la vie nationale du
Canada, c’est-à-dire à des situations d’urgence. Le Comité a toujours refusé d’appliquer
cette théorie en dehors des périodes de guerre ou d’après-guerre. Il a cependant men-
tionné que d’autres menaces telles la famine et les épidémies pouvaient aussi fonder le
recours à ce pouvoir extraordinaire du Parlement fédéral : voir notamment Toronto
Electric Commissioners v. Snider, [1925] A.C. 396, 412.
103. Avis sur la Loi anti-inflation, précité, note 51, 417.
104. Id., 457-458 : le fédéral ne peut se prévaloir de la clause introductive de l’article 91 pour
légiférer sur des matières d’intérêt national que si ces dernières sont circonscrites et ne
se rattachent à aucune catégorie dévolue aux provinces. A contrario, il doit donc s’agir
d’une matière nouvelle de nature indivisible.
105. Id., 445.
46 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

92 respectivement, affirme ce qui suit : « Le fédéralisme coopératif peut


résulter d’une absence de pouvoir législatif fédéral, mais il ne peut être in-
voqué pour le contester 106. » Ainsi, pour la majorité des juges de la plus
haute cour canadienne, lorsqu’un chevauchement est le fait du palier de
gouvernement fédéral, il faut l’accepter. Par ailleurs, lorsqu’il est plutôt le
fait d’un gouvernement provincial, il convient de l’éviter. Le dicton « avoir
deux poids, deux mesures » est celui qui nous vient tout naturellement en
tête à la lecture de cette affirmation qui trouve application dans d’autres
décisions de la Cour suprême dans lesquelles elle invoque nommément le
fédéralisme.
La saine rationalisation de la doctrine de l’intérêt national réalisée par
une majorité de juges dans le Renvoi relatif à la Loi anti-inflation a été
écartée en 1988 dans l’affaire Crown Zellerbach. La Cour suprême a alors
conclu à la majorité au caractère intra vires d’une loi fédérale prohibant le
dépôt en mer de toute substance, y compris dans les eaux provinciales, en
vertu du pouvoir du Parlement fédéral de légiférer sur des questions d’inté-
rêt national. Ce faisant, elle acceptait d’appliquer cette théorie à un domaine
législatif, la pollution marine, qui, de toute évidence, ne présentait pas le
caractère d’unicité et d’indivisibilité requis. La création et l’application,
dans cette affaire, du critère d’incapacité provinciale à titre d’élément per-
mettant d’évaluer si une matière possède l’unicité et l’indivisibilité requi-
ses pour être attribuée au pouvoir général du Parlement fédéral ont sans
doute joué un grand rôle dans la conclusion positive de la majorité de la
Cour. Cette décision a fait l’objet d’une dissidence de trois juges. Ceux-ci
ont considéré que d’attribuer le domaine de la pollution marine à la compé-
tence exclusive du Parlement fédéral en vertu de la théorie de l’intérêt na-
tional aurait pour effet de dépouiller de son contenu la compétence
législative provinciale « ou, à tout le moins, [de] réduire [leur] liberté d’ac-
tion » et reviendrait à « sacrifier les principes du fédéralisme enchâssés
dans la Constitution »107. Les juges dissidents auraient donc donné effet
dans cette affaire au corollaire essentiel du principe fédératif, l’autonomie
des provinces dans leurs champs de compétence législative. Notons cepen-
dant que ceux-ci ont semblé attribuer une grande importance au fait que la
loi fédérale contestée prohibait le dépôt de toute substance et non seule-
ment de substances toxiques108.

106. Id., 421.


107. R. c. Crown Zellerbach Ltd., précité, note 60, 452, 453 et 455.
108. Id., 458-459.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 47

La Cour suprême traite nommément du fédéralisme dans les affaires


Hauser et Wetmore109, deux arrêts relatifs à la compétence législative en
matière d’administration de la justice. Il s’agissait essentiellement, dans ces
deux affaires, de déterminer si la compétence législative des provinces en
matière d’administration de la justice comprend l’administration de la jus-
tice criminelle. Plus précisément, la Cour suprême était appelée à se pro-
noncer sur la validité constitutionnelle de dispositions qui autorisaient le
procureur général du Canada à intenter et à diriger des poursuites pour des
infractions à la Loi sur les stupéfiants (Hauser) et à la Loi sur les aliments
et drogues (Wetmore), deux lois non incluses dans le Code criminel. La
majorité des juges conclut dans les deux décisions à la validité constitu-
tionnelle des dispositions fédérales. Dans l’affaire Hauser, elle adopte le
raisonnement suivant : les deux ordres de gouvernement disposent de la
compétence de mettre en œuvre les lois validement adoptées en vertu d’un
de leurs titres de compétence110. Une exception à cette règle générale con-
cerne les lois adoptées par le Parlement fédéral en vertu de sa compétence
en matière criminelle prévue à l’article 91 (27). Dans ce cas, l’article 92 (14)
confie aux provinces la responsabilité de la mise en œuvre. L’expression
« administration de la justice » ne se limite pas à l’administration de la jus-
tice civile, mais elle comprend également l’administration de la justice en
matière criminelle. Or, selon la Cour suprême, la Loi sur les stupéfiants n’a
pas été adoptée par le Parlement fédéral en vertu de sa compétence en
matière criminelle, mais plutôt en vertu de son pouvoir résiduaire. Donc,
celui-ci disposait de la compétence législative relative à sa mise en œuvre.
Il est intéressant de noter ici que la Cour ne fait pas entrer la loi dans la
catégorie du droit criminel, malgré sa nature essentiellement prohibitive.
Dans cette affaire, une interprétation plutôt restrictive de la portée de l’ar-
ticle 91 (27) servait bien la cause de la validité des dispositions fédérales.
C’est le juge Spence, dans des motifs concordants, qui a traité nommé-
ment du fédéralisme. Selon lui, le Parlement fédéral dispose de la compé-
tence relative à la mise en œuvre de ses lois, même dans les cas où ces
dernières sont adoptées en vertu de l’article 91 (27), puisqu’il « serait con-
traire au principe fondamental du fédéralisme de laisser aux autorités pro-
vinciales le contrôle exclusif sur l’application de ces lois et toute latitude
pour décider quand et comment une loi doit être mise en application par
des poursuites et contre qui les intenter. Si le domaine législatif relève d’une

109. R. c. Hauser, [1979] 1 R.C.S. 984 ; R. c. Wetmore, [1983] 2 R.C.S. 284.


110. Ce sont les provinces, en vertu de l’article 91 (15), et le fédéral, en vertu de l’article 91
(29).
48 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

des rubriques de l’article 91, le fédéral doit prendre la décision finale sur la
politique administrative, les investigations et les poursuites111. » Notons ici
la forte dissidence des juges Dickson et Pratte qui concluent à la nature
criminelle de la loi en cause, donc à l’invalidité des dispositions fédérales
relatives à sa mise en œuvre. Paradoxalement, leur interprétation large de
la portée de l’article 91 (27) permettait corrélativement d’attribuer à l’arti-
cle 92 (14) un contenu significatif en matière criminelle et, ainsi, instaurait
un équilibre fédératif plus sain entre ces deux titres de compétence que
celui qui était privilégié par les juges majoritaires.
Dans l’affaire Wetmore, la Cour suprême, sous la plume du juge en
chef Laskin, apporte quelques précisions au raisonnement qu’elle avait
développé dans l’affaire Hauser et semble désormais remettre en cause
l’idée voulant que la compétence relativement à la mise en œuvre des lois
validement adoptées par le Parlement fédéral en vertu de l’article 91 (27)
soit de la compétence exclusive des provinces en vertu de l’article 92 (14).
Selon elle, il faut distinguer le droit criminel du Code criminel. Or, elle juge
que « ce ne sont que les prescriptions du Code qui attribuent au procureur
général d’une province le pouvoir de poursuivre 112. » Elle suggère donc que
la mise en œuvre d’une loi fédérale adoptée en vertu de l’article 91 (27),
mais qui ne ferait pas partie du Code criminel proprement dit, relèverait du
Parlement fédéral et que le pouvoir législatif provincial pour la mise en
œuvre du droit criminel ne résulterait que d’une habilitation législative fé-
dérale. Elle conclut en conséquence à la validité des dispositions fédérales.
Le juge Dickson développe dans cette affaire une forte dissidence dans
laquelle, contrairement à l’approche qu’il privilégie habituellement, il ap-
plique le principe d’interprétation corrélative, ou dite de modification mu-
tuelle, qui s’inscrit plutôt dans la conception classique du partage des
compétences113. Selon lui, il faut soustraire de la compétence du fédéral en
matière criminelle la compétence provinciale en matière d’administration
de la justice criminelle, cette façon de faire étant la seule qui permet aux
deux articles visés de conserver un contenu significatif. Il se réfère alors
aux considérations qui ont animé les concepteurs du régime dans ce par-
tage des compétences en matière de justice criminelle et fait sien l’argu-
ment suivant du procureur de la Saskatchewan : « L’équilibre atteint entre

111. R. c. Hauser, précité, note 109, 1004.


112. R. c. Wetmore, précité, note 109, 287.
113. Dans la décision R. c. Beauregard, [1986] 2 R.C.S. 56, 79-83, le juge Dickson, cette fois
pour la majorité de la Cour suprême, a fait référence expressément au fédéralisme et a
appliqué le principe d’interprétation corrélative à l’article 92 (14) et à l’article 100, pour
conclure que la compétence de légiférer relativement aux pensions des juges des cours
supérieures revient au Parlement fédéral.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 49

les par. 91 (27) et 92 (14) de la Loi constitutionnelle est une manifestation


de la confiance que les rédacteurs de la Constitution ont placée dans le fé-
déralisme coopératif comme moyen de résoudre une question qui est à la
fois de dimension nationale [l’uniformité des lois et de la procédure crimi-
nelles] et d’intérêt local [administration criminelle souple et sensible aux
conditions et aux besoins locaux] 114. » L’expression « fédéralisme coopé-
ratif » est ici employée non pas au sens où elle est entendue généralement,
c’est-à-dire en tant que conception du partage des compétences qui tend à
favoriser les chevauchements entre les pouvoirs provinciaux et fédéraux,
mais plutôt en référence à cet équilibre des responsabilités entre les deux
paliers de gouvernement, en fonction de leurs besoins, que prévoit le texte
constitutionnel lui-même. D’où l’importance, pour le juge Dickson, de pro-
téger la sphère d’autonomie de chacun des ordres de gouvernement en cette
matière. La forte croyance du juge Dickson en l’autonomie provinciale en
matière d’administration de la justice criminelle115 n’est cependant pas par-
tagée par la majorité.
En 1988, la Cour suprême rend une décision dans laquelle elle invoque
le principe d’exclusivité des compétences législatives, donc la conception
classique du partage des pouvoirs, afin de restreindre davantage le domaine
d’application des lois provinciales116. Le principe de l’inapplicabilité des
lois provinciales ou celui de l’immunité intergouvernementale est cette
doctrine qui veut que des lois provinciales dont l’objet est valide ne puis-
sent produire n’importe quel type d’effet sur des personnes ou des choses
qui relèvent du Parlement fédéral. Il s’agit donc essentiellement d’empê-
cher que des lois provinciales produisent des effets qui touchent le cœur de
ce qui relève de la responsabilité exclusive du palier de gouvernement fé-
déral117. Comme l’affirment les professeurs Henri Brun et Guy Tremblay,
« l’inapplicabilité va à l’encontre du principe voulant que les lois provin-
ciales valides peuvent toucher incidemment des matières fédérales 118 », en

114. Id., 307.


115. La préoccupation du juge Dickson pour l’autonomie des provinces en matière d’admi-
nistration de la justice criminelle ne s’est toutefois pas fait sentir dans sa jurisprudence
en matière de commerce, ni en ce qui a trait à l’exercice des pouvoirs généraux du Par-
lement fédéral : General Motors of Canada c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S.
641 ; Renvoi sur la Loi anti-inflation, précité, note 51 ; R. c. Crown Zellerbach Ltd., pré-
cité, note 60. Pour une analyse de la jurisprudence du juge Dickson en matière de dispu-
tes fédératives, voir : K. Swinton, loc. cit., note 69 ; B. Schwartz, loc. cit., note 69.
116. Bell Canada c. Québec (C.S.S.T.), [1988] 1 R.C.S. 749.
117. H. Brun, op. cit., note 6, p. 28. Voir également, sur cette question de la doctrine de
l’inapplicabilité des lois provinciales, F. Gélinas, loc. cit., note 70.
118. H. Brun et G. Tremblay, op. cit., note 20, p. 464.
50 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

d’autres termes, à l’encontre de la conception moderne du partage des com-


pétences législatives. Le juge Dickson, chaud partisan de la conception
moderne du partage des compétences, en recommandait d’ailleurs une uti-
lisation prudente119. Étant donné ses lourdes conséquences sur l’équilibre
entre les pouvoirs respectifs de chacun des deux ordres de gouvernement,
cette doctrine devrait en conséquence n’être appliquée que lorsque la loi
entraîne des effets déterminants, entravants ou paralysants sur ce qui re-
lève de l’autre parlement120. Un tel raisonnement participe donc de la con-
ception moderne du partage des compétences et est celui qui a d’ailleurs
été appliqué de façon constante par le Comité judiciaire, puis par la Cour
suprême jusqu’en 1988121.
Dans la décision Bell Canada, il s’agissait de savoir si certaines dispo-
sitions de la Loi sur la santé et la sécurité au travail122 relatives au retrait
préventif de la femme enceinte s’appliquaient à l’entreprise fédérale. À
cette occasion, la Cour suprême procède à une modification des principes
constitutionnels jusque-là applicables et énonce qu’une loi provinciale ne
pourra s’appliquer à une entreprise fédérale si elle touche à une partie es-
sentielle ou à un élément vital de la gestion et de l’exploitation de cette
entreprise123. Contrairement au critère de la paralysie ou de l’entrave, en
vertu duquel l’effet sur l’entreprise fédérale devait être déterminant pour
conclure à l’inapplicabilité de la loi provinciale, le nouveau critère adopté
par la Cour suprême n’exige que l’existence d’un simple effet, peu importe
son importance, sur un élément essentiel de cette entreprise. Ce faisant, la

119. SEFPO c. Ontario (P.G.), précité, note 74, 18-19.


120. H. Brun et G. Tremblay, op. cit., note 20, p. 463-464.
121. Great West Saddlery Company c. The King, [1921] 2 A.C. 91, 100 ; Campbell-Bennet c.
Comstock Midwestern, [1954] R.C.S. 207 ; Commission du salaire minimum c. Bell Ca-
nada, [1966] R.C.S. 767 ; P.G. du Québec c. Kellogg’s Co., [1978] 2 R.C.S. 211 ; Cons-
truction Montcalm c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754 ; Four B
Manufacturing c. United Garment Workers of America, [1980] 1 R.C.S. 1031.
122. Loi sur la santé et la sécurité au travail, L.Q. 1979, c. 63 (aujourd’hui L.R.Q., c. S-2.1).
123. Bell Canada c. Québec (C.S.S.T.), précité, note 116, 859-860. La Cour suprême a appli-
qué ce critère dans deux autres décisions rendues de façon concomitante à l’affaire Bell
Canada, décisions dans lesquelles elle a conclu à l’inapplicabilité d’autres dispositions
de lois provinciales relatives à la santé et à la sécurité au travail : C.N. c. Courtois, [1988]
1 R.C.S. 868 (inapplicabilité à une entreprise ferroviaire fédérale des dispositions provin-
ciales relatives au pouvoir d’enquête de la Commission à la suite d’un accident du tra-
vail) ; Alltrans Express Ltd. c. C.-B., [1988] 1 R.C.S. 897 (inapplicabilité à une entreprise
fédérale de camionnage de dispositions provinciales concernant la réglementation des
conditions de sécurité). Sur cette trilogie de la Cour suprême, voir Y. Tardif,
« L’applicabilité d’une loi provinciale sur la santé et la sécurité du travail à une entre-
prise fédérale », (1988) 48 R. du B. 702.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 51

Cour favorise nettement le respect du principe d’exclusivité, donc la con-


ception classique du partage des compétences.
La Cour suprême énonce d’abord la règle générale suivant laquelle
« des ouvrages, […] des choses, […] des personnes, […] qui relèvent de la
compétence particulière et exclusive du Parlement, demeurent assujettis
aux lois provinciales d’application générale, […] pourvu toutefois que cet
assujettissement n’ait pas pour conséquence que ces lois les atteignent dans
ce qui constitue justement leur spécificité fédérale124 ». Le juge Beetz offre
ensuite, au nom d’un banc unanime, un plaidoyer en faveur d’un strict res-
pect du principe de l’exclusivité des compétences, donc de l’adoption d’une
conception classique du partage des pouvoirs125. Selon lui, la théorie du
double aspect peut être dangereuse pour le principe fédératif lui-même et
doit en conséquence être appliquée avec prudence :
La raison d’être de cette prudence, c’est la désignation extrêmement large des
compétences législatives exclusives énumérées aux art. 91 et 92 de la Loi constitu-
tionnelle de 1867 et le risque d’unifier ces deux champs de compétences exclusi-
ves en un seul champ de compétences plus ou moins conjointes régies seulement
par la règle de la suprématie des lois fédérales. Rien ne pourrait contredire plus
directement le principe fédéral qui sous-tend la constitution canadienne126.

Paradoxalement, comme le faisait remarquer bien à propos le profes-


seur Bruce Ryder, tout en semblant être animée par le désir de protéger
l’autonomie des provinces dans l’exercice de leurs compétences législati-
ves, la Cour suprême consacre plutôt dans cet arrêt une limitation de la
compétence provinciale en matière de relations de travail127. Or, nous som-
mes d’avis que la Cour suprême a précisément interprété trop largement la
compétence législative du Parlement fédéral sur les ouvrages et entreprises
qui s’étendent au-delà des limites d’une province. Pour quel motif consi-
dère-t-elle que Bell Canada est une entreprise fédérale et, à ce titre, relève
de la compétence fédérale en vertu des articles 91 (29) et 92 (10) a) de la Loi
constitutionnelle de 1867 ? C’est parce que Bell Canada exerce des activi-
tés de communication qui s’étendent au-delà des frontières provinciales.
Nous pouvons donc affirmer que la « spécificité fédérale » de l’entreprise
réside dans ses activités de communication. Il est par conséquent difficile

124. Bell Canada c. Québec (C.S.S.T.), précité, note 116, 762 ; l’italique est de nous.
125. Id., 844, où le juge Beetz affirme ce qui suit au nom de la Cour suprême : « Le fédéra-
lisme oblige la plupart des personnes et des institutions à servir deux maîtres. Mais, à
mon avis, il faut essayer de faire en sorte que cette double sujétion soit soufferte autant
que possible dans des domaines distincts. »
126. Id., 766 ; l’italique est de nous.
127. B. Ryder, loc. cit., note 72, 339.
52 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

de voir comment une loi provinciale relative aux relations de travail puisse
atteindre l’entreprise dans ce qui fait sa spécificité fédérale, à moins, bien
sûr, qu’elle ne l’empêche de s’adonner efficacement aux activités qui font
d’elle une entreprise fédérale. Nous croyons que la Loi québécoise sur la
santé et la sécurité au travail, dont la validité n’était pas en cause, ne pro-
duisait dans cette affaire que des effets accessoires sur la compétence fédé-
rale relative aux entreprises de communication128.
La possibilité que la conception moderne du partage des compétences
joue en faveur de l’autonomie des provinces a donc été écartée par la Cour
suprême. La vision exclusive des compétences que véhicule depuis 1988 la
plus haute cour canadienne en matière d’applicabilité constitutionnelle pro-
fite donc, uniquement et dans tous les cas, à la protection de l’exclusivité
des compétences du Parlement fédéral.
La décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Ontario
Hydro129 offre une belle illustration de son rejet du principe fédératif en tant
que principe permettant d’interpréter le sens des dispositions constitution-
nelles expresses. Dans cette décision, la majorité des juges a appliqué la
conception classique du partage des compétences en faveur du fédéral,
alors que les juges minoritaires ont plutôt adopté le paradigme moderne en
faveur de l’ordre de gouvernement provincial. La Cour était appelée à dé-
cider si la législation provinciale relative aux relations de travail s’appli-
quait à une centrale nucléaire déclarée être à l’avantage général du Canada
en vertu de l’article 92 (10) c) de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce der-
nier permet au Parlement fédéral de déclarer que des ouvrages de nature
locale, qui relèveraient donc normalement de la compétence législative pro-
vinciale en vertu de l’article 92 (10), sont à l’avantage général du Canada et
relèvent donc désormais de sa compétence législative exclusive130. La Cour
suprême considère à la majorité que la compétence législative qu’acquiert

128. La Cour suprême a également nommément invoqué le fédéralisme dans l’affaire


Canadian Pioneer Management c. Conseil des relations de travail de la Saskatchewan,
[1980] 1 R.C.S. 433, 440, autre décision relative à l’applicabilité de lois provinciales en
matière de relations de travail à une entreprise fédérale. La Cour suprême concluait à
l’applicabilité desdites lois, Canadian Pioneer Management n’étant pas une banque.
Dans ses motifs, elle se réfère à certaines conceptions désuètes des entreprises bancaires
« fondées sur des coutumes anglaises qui n’ont pas subi l’influence du fédéralisme »,
faisant ici probablement référence à la distinction qui existe dans le partage des compé-
tences entre les banques, qui relèvent du fédéral en vertu de l’article 91 (15), et les autres
institutions financières, par exemple, les caisses populaires, qui sont de compétence pro-
vinciale.
129. Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), précité, note 79.
130. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 2, art. 91 (29).
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 53

le Parlement fédéral sur un « ouvrage » déclaré à l’avantage général du


Canada s’étend non seulement à ses parties matérielles et aux aspects de
son exploitation qui ont pour effet de l’assujettir à la compétence fédérale
(qui font que ce dernier est à l’avantage général du Canada), mais égale-
ment aux relations de travail. Elle conclut donc à l’inapplicabilité de la loi
provinciale et à l’application du Code canadien du travail131. Pour les juges
minoritaires, la loi provinciale est applicable puisque le contrôle des rela-
tions de travail, contrairement à celui de la production d’énergie nucléaire
et des questions de santé et de sécurité qui s’y rattachent, ne fait pas partie
intégrante de l’intérêt fédéral dans les centrales nucléaires.
À l’appui de l’application de la loi provinciale, le procureur général de
l’Ontario plaidait que le pouvoir déclaratoire devait être interprété
restrictivement de manière à le rendre le plus conforme possible au prin-
cipe fédératif. La majorité de la Cour suprême, sous la plume du juge La
Forest, rejette cet argument. Elle souligne d’abord la nature exceptionnelle
de ce pouvoir en régime fédératif, celui-ci permettant au palier de gouver-
nement fédéral d’opérer de façon unilatérale et en sa faveur une modifica-
tion aux règles relatives au partage des compétences. Cependant, selon la
Cour, « la Constitution doit être interprétée telle qu’elle est et non confor-
mément à des notions abstraites de théoriciens 132 ». C’est qu’elle consi-
dère que la protection contre l’usage abusif de ce pouvoir fédéral n’est pas
d’ordre juridique, mais d’ordre politique : « Cet argument [provincial] re-
flète une mauvaise compréhension des rôles respectifs du droit et de la
politique à l’intérieur du fédéralisme spécifiquement canadien établi par la
Constitution […] Les tribunaux n’ont pas entrepris de définir comment il
faudrait protéger ces vastes fondements politiques du fédéralisme canadien.
La Constitution ne leur a pas confié ce mandat133. »
Nous sommes en désaccord avec ce raisonnement de la Cour suprême.
Le fédéralisme ne se résume pas à quelques « notions abstraites de théori-
ciens ». Il implique certains corollaires juridiques dont le respect doit être
assuré par les tribunaux et, ultimement, par la Cour suprême. Or un de ces
corollaires juridiques fondamentaux est le principe d’autonomie des paliers
de gouvernement dans l’exercice de leurs compétences législatives, prin-
cipe qui commande le respect d’un certain équilibre entre les pouvoirs légis-
latifs des deux ordres de gouvernement. Ainsi, lorsqu’il existe plusieurs

131. Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1990, c. L.2 ; Code canadien du travail, L.R.C.
1985, c. L-2.
132. Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), précité, note 79, 370 ;
l’italique est de nous.
133. Id., 371, 372 et 373.
54 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

interprétations possibles du sens à donner à une disposition constitution-


nelle, la Cour suprême devrait favoriser celle qui est la plus compatible, la
plus conforme à cet équilibre, donc au principe fédératif. Le pouvoir décla-
ratoire étant une exception à la règle générale de la compétence législative
exclusive des provinces sur les ouvrages de nature locale, il aurait dû, selon
nous, être interprété restrictivement de façon à ne faire entrer dans la com-
pétence fédérale exclusive que les ouvrages proprement dits et les aspects
de l’exploitation de cet ouvrage qui ont pour effet de l’assujettir à la com-
pétence fédérale. C’est cette interprétation de l’article 92 (10) c) que les trois
juges minoritaires ont d’ailleurs adoptée. Ces derniers, contrairement aux
juges majoritaires dans cette affaire, prônent l’application de la conception
moderne du partage des compétence :
Cette restriction [de la compétence du Parlement fédéral sur un ouvrage déclaré à
l’avantage général du Canada] est […] compatible avec la façon traditionnelle
d’aborder les questions de partage des compétences, qui consiste à établir un cer-
tain équilibre entre les compétences fédérales et les compétences provinciales par
l’application de théories comme celles de la modification mutuelle, du double
aspect et du caractère véritable. La Loi constitutionnelle de 1867 établit un ré-
gime fédéraliste de gouvernement pour le Canada et elle devrait être interprétée de
façon à empêcher les pouvoirs du Parlement ou d’une législature provinciale sub-
sument les pouvoirs de l’autre134.

Les juges dissidents font d’ailleurs remarquer que le Parlement fédé-


ral pourrait, en exerçant validement sa compétence sur un ouvrage déclaré
être à l’avantage général du Canada, adopter des mesures législatives ayant
des effets accessoires sur les relations de travail. Toute loi provinciale alors
en conflit avec de telles dispositions deviendrait inopérante en raison de la
règle de la prépondérance fédérale135. Dans cette affaire relative au pouvoir
déclaratoire du Parlement fédéral, l’application du paradigme moderne
aurait favorisé le gouvernement provincial. La majorité des juges de la Cour
suprême a plutôt choisi, et ce, à l’encontre de sa préférence générale, d’ap-
pliquer le paradigme classique. Dans certaines circonstances, nous sommes
d’avis, à l’instar des juges minoritaires dans l’affaire Ontario Hydro, qu’un
« empiétement nécessaire sur la compétence provinciale s’harmonise
davantage avec les principes du fédéralisme que le fait de soustraire systé-
matiquement les relations de travail à la compétence provinciale 136 ». L’ap-
plication du paradigme classique par les juges majoritaires a eu précisément
ce dernier effet.

134. Id., 403 ; l’italique est de nous.


135. Id., 421 et 427.
136. Id., 421.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 55

La Cour suprême n’a donc pas saisi l’occasion qui lui était offerte
d’étoffer sa théorie fédérative en utilisant le fédéralisme afin de la guider
dans l’interprétation et la mise en œuvre des règles relatives au partage des
compétences législatives. En couchant expressément le principe fédératif
dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, le constituant n’en-
tendait-il pas précisément attribuer au fédéralisme un tel rôle interprétatif ?
Dans l’affaire Husky Oil Operations Ltd., la Cour suprême a privilégié
une conception classique du partage des compétences en faveur du Parle-
ment fédéral, en concluant à l’inapplicabilité d’une loi provinciale qui em-
piète sur un domaine de compétence fédérale exclusive137. La majorité des
juges de la Cour suprême a conclu, bien qu’elle ait considéré qu’il n’exis-
tait pas de conflit relatif à l’ordre de priorité des créanciers, en cas de
faillite, entre certaines dispositions d’une loi provinciale, ici The Worker’s
Compensation Act, 1979138 de la Saskatchewan, et de la Loi sur la
faillite139 fédérale, à la non-application des dispositions provinciales en cas
de faillite. La Cour en vient à cette conclusion, car, selon elle, il existe une
différence entre, d’une part, une application simultanée de lois provinciale
et fédérale en matière de compétence concurrente ou de chevauchements
de lois, auquel cas il est alors question d’inopérabilité de la loi provinciale
en cas de conflit et, d’autre part, un empiétement provincial sur un domaine
de compétence fédérale exclusive, auquel cas il faudrait alors parler
d’inapplicabilité de la loi provinciale. La faillite étant un domaine de com-
pétence fédérale exclusive140, la loi provinciale ne pouvait trouver applica-
tion dans cette situation. Cette distinction ne semble fondée sur aucune
décision antérieure et, comme le disait bien à propos le juge Iaccobucci
dans sa dissidence, la Cour suprême paraît confondre les « principes de la
compétence et de la prépondérance », en assimilant les notions d’empiéte-
ment et de conflit. Cette décision de la majorité des juges de la Cour su-
prême est incompatible avec la conception moderne du partage des
compétences qui veut qu’un ordre de gouvernement puisse, en légiférant
en vertu d’un de ses titres de compétence, produire des effets incidents sur
une matière qui relève de l’autre. Ce n’est que dans l’hypothèse d’un con-
flit entre ces effets accessoires provinciaux et la législation fédérale que les
premiers céderont la place à la seconde. De plus, bien qu’elle semble vouloir
régler le litige par l’entremise de la notion d’inapplicabilité, elle applique à

137. Husky Oil Operation Ltd. c. M.R.N., [1995] 3 R.C.S. 453.


138. The Worker’s Compensation Act, S.S. 1979, c. W-17.1.
139. Loi sur la faillite, L.R.C. 1985, c. B-3.
140. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 2, art. 91 (21).
56 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

cette fin un critère élaboré en contexte de conflits de lois, donc d’« inopé-
rabilité », soit celui du « code complet » ou du « champ occupé 141 ».
Cet arrêt a fait l’objet d’une forte dissidence de quatre juges, sous la
plume du juge Iaccobucci, qui optent nettement pour une conception mo-
derne du partage en interprétant restrictivement la notion de conflit entraî-
nant l’application de la règle de la prépondérance, par conséquent, à
l’inopérabilité de la loi provinciale au profit de la loi fédérale. Il doit s’agir,
selon la minorité, d’un « conflit évident », ce qui n’était pas le cas en l’es-
pèce. Les juges minoritaires rappellent d’abord la règle générale en matière
de validité constitutionnelle voulant qu’une « loi provinciale constitution-
nelle peut avoir un effet incident sur un domaine de compétence fédérale »
et affirment, par conséquent, être « mal à l’aise avec la façon « étanche »
d’aborder la loi fédérale en matière de faillite, que les intimés préconisent ».
Selon eux, requérir « l’invalidation des lois provinciales qui ont une inci-
dence quelconque sur le processus de faillite minerait la théorie du fédéra-
lisme coopératif sur laquelle le Canada (plus particulièrement celui
d’après-guerre) a été érigé ». Une interprétation restrictive de la notion de
conflit permet à chacun des deux ordres de gouvernement, plus particuliè-
rement aux provinces, « d’exercer autant d’activités que possible dans sa
propre sphère de compétence142 ». Malheureusement pour l’équilibre fédé-
ratif, cette avenue n’est pas celle qui a été choisie par la majorité des
magistrats de la Cour suprême.
Le fédéralisme a finalement été invoqué par la Cour suprême dans une
décision dans laquelle elle a privilégié une conception classique du partage
des compétences cette fois en faveur des provinces. Dans le Renvoi relatif
à la taxe sur le gaz naturel exporté, la majorité des juges de la Cour conclut
à l’inapplicabilité d’une taxe fédérale au gaz naturel produit et exporté par
le gouvernement albertain. Elle privilégie alors une interprétation corréla-
tive de l’article 91 (3) et de l’article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867
qui empêche un palier de gouvernement d’imposer des taxes sur les terres
et propriétés de l’autre palier de gouvernement143. Selon la Cour, le fédéra-
lisme implique que les revenus des provinces soient protégés « contre toute
érosion par voie de taxation144 ». Le même principe fédératif a également
été invoqué par les juges minoritaires qui ont conclu à l’application de la
taxe fédérale au gaz exporté par la province. Ceux-ci ont d’abord consi-
déré que la loi fédérale avait été adoptée par le Parlement fédéral non pas

141. Husky Oil Operation Ltd. c. M.R.N., précité, note 137, par. 85.
142. Id., 539.
143. Renvoi relatif à la taxe sur le gaz naturel exporté, [1982] 1 R.C.S. 1004, 1067.
144. Id., 1066.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 57

en vertu de son pouvoir de taxation, mais plutôt essentiellement en vertu


de sa compétence sur le commerce en général ou en vertu de son pouvoir
de légiférer sur des questions d’intérêt national. Quant à ce dernier argu-
ment, les juges minoritaires sont d’avis que « la tentative de faire bénéficier
également tout le pays des avantages économiques est une valeur essen-
tielle d’un fédéralisme bien portant […] Les ressources énergétiques et l’ap-
provisionnement en énergie sont des questions qui, en raison de leurs
répercussions internationales, transnationales et interprovinciales, intéres-
sent tous les Canadiens145. »
Le principe fédératif a donc été nommément invoqué par la Cour su-
prême à deux fins contraires dans la même décision : par la majorité pour
insister sur la nécessaire séparation et autonomie des deux ordres de gou-
vernement relativement aux sources de revenus découlant de la disposi-
tion de leurs biens et propriétés, et par la minorité pour mettre l’accent sur
la nécessité d’une unité en matière économique. Les forces contradictoires
qui sont nécessairement à l’œuvre en contexte fédératif, soit les valeurs que
sont la diversité et l’unité, ont toutes deux été utilisées dans cet arrêt. C’est
dire la relative confusion qui semble régner au sein de la jurisprudence de
la Cour suprême quant aux contextes dans lesquels elle doit privilégier
l’une ou l’autre de ces valeurs.
En somme, nous pouvons d’abord conclure que le fédéralisme n’a été
nommément invoqué que très rarement par la Cour suprême dans des liti-
ges mettant en cause les règles relatives au partage des compétences légis-
latives. Ce seul constat est, selon nous, de nature à inquiéter, le partage de
l’exercice de la fonction législative entre des ordres de gouvernement auto-
nomes étant au cœur même du principe fédératif. Ensuite, il ressort des
décisions dans lesquelles la Cour suprême s’est référée expressément à ce
principe que cette dernière n’a pas développé de vision cohérente de ce
qu’il implique. Pour elle, le principe d’exclusivité des compétences n’est
pas particulièrement « impérieux » et ne constitue pas le courant dominant
en matière constitutionnelle. La vision dite moderne du partage des com-
pétences législatives n’a cependant été appliquée par la Cour suprême,
essentiellement, que lorsque les empiétements sur les matières relevant de
la compétence de l’autre ordre de gouvernement étaient le fait du Parle-
ment fédéral. Dans le cas inverse, la Cour a plutôt conclu à l’inapplicabilité
ou à l’inopérabilité des lois provinciales, élargissant alors l’aire d’exclusi-
vité des titres de compétence fédéraux au détriment de la plénitude des
compétences provinciales.

145. Id., 1042.


58 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

2.2 La Charte canadienne des droits et libertés


Dans son corpus jurisprudentiel relatif aux droits et libertés de la per-
sonne garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour su-
prême n’a fait référence expressément au fédéralisme que de façon très
exceptionnelle. Ce constat peut paraître surprenant compte tenu des effets
centralisateurs et uniformisateurs qu’entraîne nécessairement la mise en
œuvre d’un instrument constitutionnel de protection des droits et libertés
en contexte fédératif146. En ce qui a trait au droit à l’égalité garanti par l’ar-
ticle 15 de la Charte, elle a eu nommément recours au principe fédératif
afin d’établir essentiellement deux points : 1) les lois fédérales ne doivent
pas nécessairement viser toutes les provinces, ni s’y appliquer de manière
uniforme pour être conformes au droit à l’égalité ; 2) des différences entre
des lois provinciales valides ne peuvent à elles seules constituer un fonde-
ment à l’invalidation de ces dernières en vertu de ce droit. La Cour suprême
s’est aussi référée expressément au fédéralisme dans deux autres affaires,
l’une mettant en cause la liberté de circulation interprovinciale garantie à
l’article 6 (2) b) de la Charte, l’autre requérant l’application du test de
raisonnabilité de son article premier.
Dans l’affaire R. c. S. (S.) était en cause la constitutionnalité d’une
disposition de la Loi sur les jeunes contrevenants qui permet aux provin-
ces d’avoir recours à des mesures de rechange à l’endroit d’un jeune à qui
une infraction est imputée, plutôt qu’aux poursuites judiciaires prévues par

146. Voir sur la question des effets de la protection des droits sur le fédéralisme : J.
Woehrling, « Convergences et divergences entre fédéralisme et protection des droits
et libertés : l’exemple des États-Unis et du Canada », (2000) 46 R.D. McGill 21. Le pro-
fesseur s’exprime comme suit quant aux effets uniformisateurs (p. 52 et 53) : « Un des
objectifs du fédéralisme est de sauvegarder et de favoriser la diversité juridique, sociale
et culturelle. L’autonomie des entités fédérées doit leur permettre, dans leurs domaines
de compétence, de multiplier les solutions diverses aux problèmes posés à la société en
tenant compte des valeurs culturelles propres à chaque collectivité politique régionale.
Or, la protection des droits par les instruments constitutionnels et par les tribunaux a
des effets uniformisateurs qui viennent contrecarrer la diversité politique, culturelle et
sociale. La principale cause de cet effet d’uniformisation tient à la conception même de
la nature de ces droits […] considérés comme universels et transcendants (pré-politi-
que), surtout lorsqu’il s’agit des droits individuels libéraux. » Voir également sur la ques-
tion de l’impact centralisateur et uniformisateur de la Charte canadienne sur l’équilibre
fédératif : E. Brouillet, op. cit., note 6, p. 480 et suiv. Certains auteurs sont plutôt d’avis
que les effets centralisateurs de l’enchâssement de la Charte canadienne sur l’équilibre
fédératif ont été nettement exagérés. Voir notamment : J.B. Kelly, « Reconciling Rights
and Federalism during Review of the Charter of Rights and Freedoms : The Supreme
Court of Canada and the Centralization Thesis, 1982 to 1999”, (2001) 34 Can J. Pol. Sc.
321.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 59

cette loi. Un jeune Ontarien invoquait que l’omission du gouvernement


provincial de se prévaloir de cette possibilité portait atteinte à son droit à
l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte canadienne. Après avoir conclu
à la validité constitutionnelle de cette disposition fédérale quant au partage
des compétences, celle-ci ayant pour caractère véritable le droit criminel,
la Cour suprême a jugé à l’unanimité que l’omission de l’Ontario de se pré-
valoir de la possibilité offerte par le législateur fédéral ne pouvait consti-
tuer une atteinte au droit à l’égalité. La loi fédérale n’obligeait pas
légalement les provinces à mettre sur pied de telles mesures de rechange.
Selon la Cour, « la conclusion contraire pourrait avoir pour conséquence
d’exposer à l’examen en vertu de la Charte tout exercice par une province
d’un pouvoir relevant de sa compétence, examen dont l’unique fondement
serait que cet exercice crée une distinction quant au traitement accordé aux
particuliers dans différentes provinces 147 ». La Cour suprême émet par la
suite l’opinion que, dans l’hypothèse où la constitutionnalité de la disposi-
tion fédérale elle-même aurait été contestée, ce qui n’était pas le cas en l’es-
pèce, la réponse aurait été la même. Selon la Cour, le système fédéral
lui-même et la valeur de la diversité qui en sous-tend l’adoption nécessitent
certaines distinctions d’ordre géographique. Ces dernières peuvent résul-
ter de l’exercice par les provinces de leurs compétences législatives ou
découler d’une application différenciée d’une loi fédérale. Dans ce dernier
cas, elles « peuvent représenter un moyen légitime de promouvoir les
valeurs d’un système fédéral ». Ainsi, en contexte fédératif, la valeur de
l’égalité n’a pas une « portée illimitée148 ». Dans l’affaire R. c. S. (S.), la Cour
suprême désigne clairement la diversité comme « une valeur propre au fédé-
ralisme », valeur qui, à son avis, s’est particulièrement exprimée dans l’his-
toire constitutionnelle canadienne en ce qui a trait à l’application par les
provinces du droit criminel.
Dans l’affaire Haig, la Cour suprême devait notamment répondre à la
question de savoir si un décret fédéral rendu en vertu de la Loi référen-
daire et autorisant la tenue d’un référendum dans neuf provinces et deux
territoires, à l’exception du Québec, portait atteinte au droit à l’égalité.
Selon la majorité des juges de la Cour, le décret exprimait simplement un
choix d’ordre politique « conforme aux principes du fédéralisme149 ». La
Cour suprême réitère ainsi l’idée selon laquelle une règle de droit fédérale
n’a pas à être appliquée aux provinces de façon uniforme pour être compa-
tible avec le droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte canadienne.

147. R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254, 285.


148. Id., 286-288.
149. Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, 1030.
60 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

Elle réaffirme également que des différences dans la façon de légiférer des
provinces dans les matières qui relèvent de leur compétence ne peuvent à
elles seules justifier une conclusion d’inconstitutionnalité au regard du droit
à l’égalité, car ce dernier, bien qu’il interdise la discrimination, « n’apporte
aucune modification au partage des pouvoirs entre les gouvernements150 ».
Ainsi, dans ces deux affaires, la Cour suprême a invoqué le principe
fédératif et son corollaire, le partage des compétences législatives, afin d’in-
terpréter le droit à l’égalité garanti par la Charte canadienne d’une façon
compatible avec la valeur de la diversité qui en sous-tend l’existence et
l’adoption au Canada. En fait, elle n’a fait alors qu’appliquer cette idée
rationnelle à savoir qu’une partie de la Constitution ne peut être invoquée
pour en invalider une autre. En ce sens, l’importance attribuée à la diver-
sité fédérative dans ces décisions se limite au désir de préserver l’existence
même du fédéralisme comme principe d’organisation et de fonctionnement
de l’État canadien.
Dans la décision Black c. Law Society of Alberta, la validité constitu-
tionnelle de deux règlements albertains était en cause : l’un interdisait aux
avocats de la province de s’associer avec des avocats n’y résidant pas ;
l’autre les empêchait de se joindre à plus d’un cabinet d’avocats. La vali-
dité de ces règlements était notamment contestée en vertu de l’article 6 (2)
b) de la Charte canadienne qui garantit le droit de gagner sa vie dans toute
province. La majorité des juges de la Cour suprême a énoncé que cet article
protège le droit de gagner sa vie « interprovincialement » selon la profes-
sion ou le métier de son choix, et ce, même dans une province où la per-
sonne ne se trouve pas physiquement. Elle a donc jugé que les règlements
contestés portaient atteinte à l’article 6 (2 ) b) de la Charte de façon non
conforme à l’article premier. Le juge La Forest, qui a rédigé les motifs de la
majorité151, a fait dans cette décision un historique de la protection de la
liberté de circulation interprovinciale au Canada. Pour lui, cette liberté exis-
tait avant même l’adoption de la Charte canadienne et découlait des « élé-
ments structuraux du fédéralisme ». Un de ces éléments était la volonté des
colonies originaires de s’unir afin de créer « un seul pays » et de dévelop-
per un marché commun en abolissant les barrières qui limitaient la circula-
tion des biens entre elles. L’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867
constitue donc, selon la Cour suprême, « un des piliers du pacte
confédératif ». En ce qui a trait à la liberté de circulation des personnes,

150. Id., 1046-1047.


151. Les juges majoritaires sont au nombre de trois sur un total de cinq juges ayant pris part
au jugement.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 61

bien qu’il n’ait existé aucune disposition précise à cet effet dans la Loi
constitutionnelle de 1867, celle-ci découlait, selon la majorité des juges, de
la « nouvelle identité politique », de la nouvelle nationalité qu’a engendrée
nécessairement la création d’un État fédératif. Certains droits, dont la
liberté de circulation des personnes, sont « fondamentalement liés au
statut de citoyen canadien d’une personne et découleraient naturellement
de ce statut 152 ».
La Cour suprême a de nouveau eu l’occasion d’invoquer le principe
fédératif dans le contexte de la Charte canadienne, cette fois lors de l’exa-
men de la raisonnabilité d’une présumée atteinte à la liberté de ne pas s’as-
socier153. Il s’agissait de déterminer si une disposition d’une loi québécoise
obligeant les personnes travaillant dans le domaine de la construction à être
membres de l’un des groupes syndicaux énumérés dans la loi, afin d’obte-
nir le certificat de qualification requis pour travailler dans ce secteur d’ac-
tivité, portait atteinte à la liberté de ne pas s’associer garantie par l’article
2 d) de la Charte canadienne. Bien qu’il ait conclu qu’il n’y avait pas en
l’espèce atteinte à la liberté de ne pas s’associer, le juge LeBel a tout de
même analysé la question de la raisonnabilité. C’est à l’étape du raisonne-
ment relatif à l’atteinte minimale154 que le juge invoque nommément le fé-
déralisme. En réponse à l’argument voulant qu’il existe ailleurs au Canada
des mesures qui portent moins atteinte que le régime québécois à la liberté
de ne pas se syndiquer, le juge LeBel fait cette affirmation générale : « dans
un système de partage des compétences législatives où les membres de la
fédération ont vécu des expériences culturelles et historiques différentes,
le principe du fédéralisme signifie que l’application de la Charte dans les
domaines de compétence provinciale n’équivaut pas à un appel à l’unifor-
mité des lois ». Pour lui, la Cour suprême « a une conception des valeurs du
fédéralisme canadien qui accepte les solutions législatives propres à cha-
que province ». Selon le juge, « toute bonne analyse de la notion d’atteinte
minimale lors de l’évaluation de la validité d’une loi provinciale doit tenir
compte des différences entre les provinces155 ». Après analyse, il termine
en affirmant que, dans l’hypothèse où la Cour aurait conclu à une atteinte

152. Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, 608-610 et 612.
153. R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., [2001] 3 R.C.S. 209.
154. Id., 352 : le juge LeBel prend acte de l’assouplissement du critère de nécessité ou de l’at-
teinte minimale opéré dans la jurisprudence de la Cour suprême. Il s’agit désormais du
caractère raisonnable des moyens employés pour atteindre les objectifs législatifs. Ce
critère colle d’ailleurs beaucoup mieux au concept de raisonnabilité expressément prévu
dans l’article premier de la Charte canadienne.
155. Id., 356.
62 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

à la liberté de ne pas s’associer, cette atteinte aurait été raisonnable et jus-


tifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique.
Il est vrai que de façon générale, en assouplissant le critère de l’at-
teinte minimale originellement élaboré dans l’arrêt Oakes156, la Cour su-
prême fait preuve d’une plus grande retenue judiciaire, ce qui pourrait
peut-être permettre, à l’avenir, une plus grande marge d’appréciation en
faveur des autorités provinciales pour légiférer en fonction de leurs pro-
pres valeurs culturelles dans les domaines qui relèvent de leur compétence
législative. Les provinces pourraient ainsi, jusqu’à un certain point, déci-
der de l’équilibre approprié à atteindre entre la protection des droits et li-
bertés individuels et la poursuite du bien commun. Nous croyons
cependant qu’il ne faut pas exagérer cette possibilité d’application diffé-
renciée de l’article premier à la lumière du principe fédératif. D’abord, la
nature universaliste de la plupart des droits et libertés individuels garantis
par la Charte canadienne semble s’y opposer. Comme l’écrit le professeur
José Woehrling, « s’il est relativement facile de démontrer que la portée
des droits collectifs de nature culturelle ou linguistique, ou encore écono-
miques, devrait être variable d’un endroit à l’autre, en fonction des situa-
tions de fait, il n’en va pas de même pour les droits fondamentaux et, de
façon plus générale, les droits individuels, qui sont habituellement consi-
dérés comme devant être interprétés et appliqués partout de la même
façon157 ».
Ensuite, la référence à une « société libre et démocratique » à l’article
premier invite les tribunaux à effectuer une comparaison entre la norme
contestée et celles qui existent dans la même matière dans des lieux jugés
libres et démocratiques aux yeux des juges canadiens. Or, lorsque la con-
testation a pour objet une norme provinciale, la comparaison s’établira le
plus souvent au regard du droit des autres provinces canadiennes. Enfin, la
considération expresse de la Cour suprême, dans l’affaire Advance Cutting,
pour le principe fédératif et la valeur de la diversité dans l’application du
test de raisonnabilité de l’article premier de la Charte fait figure d’excep-
tion. Notons d’ailleurs qu’il ne s’agissait que d’un long obiter dictum de
quatre juges158. Il s’agira de voir, peut-être à la faveur de nouvelles nomi-

156. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.


157. J. Woehrling, « Le principe d’égalité, le système fédéral canadien et le caractère dis-
tinct du Québec », dans P. Patenaude (dir.), Québec-Communauté française de Belgi-
que : autonomie et spécificité dans le cadre d’un système fédéral, Montréal, Wilson &
Lafleur, 1992, p. 119, aux pages 152 et 153.
158. Les motifs du juge LeBel sur la question du caractère raisonnable ont rallié les juges
Gonthier, Arbour et Iacobucci.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 63

nations à la Cour suprême, si le fédéralisme sera à nouveau invoqué cette


fois par une majorité de juges et s’il le sera lorsque se posera véritablement
l’application du test de raisonnabilité.

Conclusion
En plus d’un demi-siècle de jurisprudence à titre de dernier tribunal
d’appel, la Cour suprême n’a eu expressément recours au principe fédéra-
tif dans ses raisonnements juridiques que plutôt rarement, et cela, de façon
somme toute peu cohérente. À la lumière de l’analyse de la trentaine de
décisions dans lesquelles elle a nommément invoqué ce principe, nous pou-
vons constater qu’elle n’a pas élaboré de théorie fédérative qui lui permet-
trait de trancher les litiges relatifs au partage des compétences législatives
en ayant une vision d’ensemble du régime fédératif canadien et de son évo-
lution. Les efforts entrepris en ce sens dans certaines décisions qui néces-
sitaient un recours plus formel au fédéralisme, en raison de l’insuffisance
ou même de l’absence de dispositions constitutionnelles expresses, n’ont
pas été poursuivis ni appliqués en matière de disputes fédératives. Dans ce
dernier contexte, la plus haute cour canadienne semble plutôt procéder au
cas par cas, ce qui l’empêche, selon nous, d’établir et de maintenir un sain
équilibre fédératif. En relativisant à outrance le principe d’exclusivité et,
surtout, en n’appliquant cette vision décloisonnée des compétences légis-
latives, pour l’essentiel, que lorsqu’elle sert l’exercice des compétences
fédérales, la Cour suprême nous fait douter de son attachement profond à
ce principe fondamental de la structure constitutionnelle canadienne159.
Le fédéralisme requiert une attention théorique, d’abord parce qu’il
implique des valeurs fondamentales. Dans l’exercice de sa tâche de mise
en œuvre de la Constitution, la Cour suprême doit saisir tant l’histoire que
les espoirs inscrits dans son texte160. Parmi ces espoirs se trouvait celui de

159. La professeure D. Greichner, loc. cit., note 13, 59, s’exprimait en ces termes :
« However, if one turns aside from the blinding headlights of the Quebec Secession
Reference, federalism issues do not occupy a privileged position within the constellation
of cases heard by the Court [Cour suprême]. This is not merely because of a decline in
the number of federalism cases, a trend that by itself would not be worrisome. The Court
has denied leave in a number of appeals that raised unresolved federalism questions and
redered one-paragraph decisions in some cases, leading several commentators to surmise
that the judges “appear to have become bored by the prospect” of dealing with division
of powers doctrine ».
160. J. Whyte, « Les dimensions constitutionnelles des mesures d’expansion économique »,
dans R. Simeon (dir.), Le partage des pouvoirs et la politique d’État, Ottawa, Commis-
sion royale sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada,
1985, p. 31, à la page 34. Il s’exprime comme suit : « Ce n’est que lorsque les décisions
64 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

créer un nouveau pays, certes. Cependant, sa création devait également


permettre et valoriser non seulement la survie, mais l’épanouissement des
différences fondamentales qui existaient et qui existent toujours entre les
collectivités fédérées, dont la plus profonde est l’existence au Québec d’un
groupe national différent désireux d’assurer la survie de son identité cultu-
relle distincte161. Ensuite, l’élaboration d’une théorie fédérative permettrait
d’encadrer la marge de discrétion judiciaire inhérente au processus d’inter-
prétation constitutionnelle et ainsi d’insuffler à la jurisprudence fédérative
un peu plus de prévisibilité. Toute activité interprétative comporte en effet
une certaine création de la part de l’interprète. Or, ce potentiel créatif prend
des proportions considérables en matière constitutionnelle, notamment en
raison de la généralité des termes employés dans les textes constitution-
nels. La mise au point d’un cadre théorique cohérent est donc d’autant plus
primordiale en ce domaine du droit qui comporte toujours, en plus, une
forte dimension politique162.
Voici esquissées, à grands traits, quelques pistes de réflexion qui
pourraient être explorées dans l’élaboration d’une théorie fédérative cana-
dienne. Une telle théorie pourrait avoir pour cœur le concept d’« équi-
libre » : l’équilibre entre l’unité et la diversité, c’est-à-dire entre les
compétences législatives fédérales et provinciales, donc la protection de
l’autonomie de chacun des paliers de gouvernement dans l’exercice de ses

font appel aux concepts à la base de la répartition des pouvoirs et de la création de limi-
tes à la compétence législative que la jurisprudence correspond aux valeurs politiques
que l’on a voulu traduire dans l’organisation publique, tout en fournissant un guide com-
préhensible aux décideurs. » Pour une étude très intéressante des valeurs qui ont présidé
à la création de la fédération canadienne, voir : S. Laselva, op. cit., note 46. Voir aussi,
notamment quant à la valeur du fédéralisme en général : D. Weinstock, Vers une théo-
rie normative du fédéralisme, publié par le Forum des fédérations, [En ligne],
[www.forumfed.org.] ; W.J. Norman, « Towards a Philosophy of Federalism », dans J.
Baker (dir.), Group Rights, Toronto, University of Toronto Press, 1994, p. 79.
161. E. Brouillet, op. cit., note 6, p. 176 et suiv.
162. Selon le professeur V. Loungnarath, loc. cit., note 6, 1006-1007, l’indétermination et
l’insuffisance des textes constitutionnels « créent un espace à l’intérieur duquel la déci-
sion judiciaire n’est plus objectivée par le raisonnement juridique ou la lettre de la dispo-
sition constitutionnelle. Lorsque le juge évolue dans cet espace, il est inévitable que
certaines de ces valeurs politiques pénètrent et infléchissent le droit. » Voir également,
au même effet : A. Lajoie, P. Mulazzi et M. Gamache, « Les idées politiques au Qué-
bec et le droit constitutionnel canadien », dans I. Bernier et A. Lajoie (dir.), La Cour
suprême du Canada comme agent de changement politique, Ottawa, Commission royale
sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada, Ministère des
Approvisionnements et Services Canada, 1986, p. 1-110. Dans cet article, les auteures
soulignent que la jurisprudence constitutionnelle subit l’influence des idées politiques en
cours.
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 65

compétences législatives. Les règles relatives au partage des compétences


législatives constituent en effet l’expression première des valeurs qui sous-
tendent le fédéralisme. Ces dernières sont donc nécessairement en cause
en matière de disputes fédératives : la valeur de l’unité sera pour l’essentiel
préservée si le palier de gouvernement fédéral peut exercer ses compéten-
ces législatives sans interférences significatives des gouvernements provin-
ciaux, et vice versa en ce qui a trait à la valeur de la diversité. Le principe
fédératif devrait, par conséquent, guider la Cour suprême dans l’interpréta-
tion et la mise en œuvre des règles relatives au partage des compétences
législatives qui en constituent l’expression première. Entre diverses inter-
prétations possibles du texte constitutionnel, celle qui est la plus conforme
au fédéralisme et à ses corollaires essentiels devrait être privilégiée.
Tout équilibre étant par définition instable, sa recherche sera perpé-
tuelle. Le fédéralisme doit être compris comme un processus, c’est-à-dire
comme un modèle en évolution et en continuelle adaptation, plutôt que
comme un système fixe et statique régi par des règles immuables163. Le
principe fédératif devrait donc également inspirer la Cour suprême dans sa
tâche d’adaptation de la Constitution à l’évolution de la société canadienne,
de façon à faire bénéficier les deux ordres de gouvernement de l’expansion
des sphères d’activité étatique et ainsi à préserver un équilibre entre leurs
pouvoirs respectifs.
Il ne s’agit pas ici de nier ni d’empêcher totalement les multiples che-
vauchements inhérents à l’adoption d’un régime fédératif, particulièrement
en cette époque de multiplication et de complexification des interventions
étatiques. Promouvoir un retour aux « compartiments étanches » serait
faire fausse route. En revanche, le fédéralisme ne peut survivre à terme s’il
y a décloisonnement total des compétences législatives des deux ordres de
gouvernement : la survie même du principe fédératif commande la préser-
vation d’un certain noyau intouchable pour chacun des titres de compé-
tence. Or la dynamique de la centralisation des pouvoirs qui caractérise
généralement l’évolution des régimes fédératifs164 commande l’élaboration
d’une théorie fédérative qui tienne compte de la position de faiblesse qu’oc-
cupent les entités fédérées par rapport au pouvoir central.

163. C.J. Friedrich, Tendances du fédéralisme en théorie et en pratique, Londres, Frederick


A. Prueger Plublishers, 1971, p. 185.
164. Plusieurs auteurs ont déjà démontré cette tendance d’évolution vers la centralisation des
pouvoirs que connaissent généralement les fédérations et le rôle qu’y jouent les cours
suprêmes. Dans un article, le professeur André Bzdera a démontré que la fonction pre-
mière des cours suprêmes en régime fédératif était de favoriser et de légitimer l’expan-
sion graduelle des domaines de compétence fédéraux, donc d’assurer une centralisation
66 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 7

La protection de l’autonomie des provinces dans l’exercice de leurs


compétences législatives nécessite, dans un premier temps, une application
plus systématique par la Cour suprême du principe de l’interprétation cor-
rélative dans la mise en œuvre des règles relatives au partage des compé-
tences législatives165. Le maintien d’une certaine exclusivité des
compétences en dépend. C’est en effet au stade de la définition de l’éten-
due des divers titres de compétence que doivent d’abord et avant tout in-
tervenir des considérations relatives à l’équilibre des pouvoirs législatifs.
Une interprétation extensive d’un titre de compétence implique dans la
plupart des cas une réduction corrélative d’un autre. Paradoxalement, la
Cour suprême s’est référée expressément à cette notion d’équilibre dans
des décisions dans lesquelles elle a procédé à un élargissement de la portée
de titres de compétence fédéraux166.
Ce n’est que dans un second temps que se pose la question de la clas-
sification de la règle de droit, en fonction de son caractère véritable, dans
l’un ou l’autre des divers titres de compétence en fonction de leur portée
respective167. À ce stade du raisonnement, le maintien d’un équilibre fédé-
ratif commande l’application d’une approche cohérente : la tolérance dont

graduelle des pouvoirs : A. Bzdera, « Comparative Analysis of Federal High Courts : A


Political Theory of Judicial Review », (1993) 26 Can J. Pol. Sc. 3. Voir également : E.
Orban, La dynamique de la centralisation dans l’État fédéral : un processus irréversi-
ble ?, Montréal, Québec-Amérique, 1984. Le professeur Michael Bothe, op. cit., note 67,
p. 419, s’exprimait en ces termes : « La centralisation en général, et jusqu’à un certain
point, est l’enfant de la croissance du gouvernement en général. »
165. Les motifs dissidents du juge Dickson dans les affaires Hauser et Wetmore relatives aux
articles 91 (27) et 92 (14) nous semblent favoriser un tel équilibre fédératif : supra, note
109. Les raisonnements du juge dans ces affaires s’apparentent d’ailleurs à ceux qui sont
généralement développés par le Comité judiciaire du Conseil privé en matière de dispu-
tes fédératives, notamment en ce qui a trait à l’interprétation corrélative de l’article 91
(2) et du paragraphe introductif de l’article 91, d’une part, et les paragraphes 13 et 16 de
l’article 92, d’autre part. Voir notamment : Citizens Insurance Company of Canada v.
Parsons, précité, note 9, et A.-G. for Ontario v. A.-G. for Canada, précité, note 9 (affaire
dite des prohibitions locales) (en faveur des titres provinciaux) ; John Deere Plow Com-
pany Limited v. Wharton, [1915] A.C. 330 (en faveur d’un titre fédéral).
166. R. c. Hydro-Québec, précité, note 78 ; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu, précité,
note 83 (compétence fédérale en matière criminelle, art. 91 (27)) ; Ontario Hydro c. Onta-
rio (Commission des relations de travail), précité, note 79 (pouvoir déclaratoire du Par-
lement fédéral, art. 92 (10) c)).
167. Le professeur Jean Leclair partage cet avis. Après une analyse de l’approche privilégiée
par la Cour suprême dans sa jurisprudence relative à la compétence fédérale en matière
maritime, le professeur concluait ce qui suit : « Nous affirmions plus tôt que chaque
compétence constitutionnelle requiert une approche [matérielle ou analytique] qui lui
est propre. Il faut donc s’attarder à bien identifier, grâce à une lecture attentive du texte
E. Brouillet La dilution du principe fédératif… 67

fait preuve la Cour à l’égard des empiétements fédéraux sur des matières
provinciales devraient du moins s’exprimer avec la même conviction en ce
qui a trait aux empiétements provinciaux. Il s’agit là, selon nous, d’une
protection tout à fait minimale des compétences législatives des provinces,
compte tenu de l’existence de la règle de la prépondérance des lois fédéra-
les en cas de conflit. La suggestion du professeur Bruce Ryder d’une ap-
proche asymétrique en matière de disputes fédératives est également
intéressante et assurerait une protection supplémentaire aux pouvoirs lé-
gislatifs provinciaux : il s’agirait d’appliquer la conception moderne du
partage des compétences à l’exercice des compétences provinciales et la
conception classique à l’exercice des compétences fédérales. En d’autres
termes, la Cour suprême pourrait tolérer les empiétements provinciaux sur
des matières fédérales lorsque ceux-ci sont liés rationnellement et
fonctionnellement au schème législatif provincial, et ne tolérer les empiéte-
ments fédéraux sur des matières provinciales que lorsqu’ils sont nécessai-
res à l’exercice effectif des compétences fédérales168. Cela reviendrait en
somme à appliquer un raisonnement tout à fait inverse à celui qui a été jus-
qu’à présent privilégié par la Cour suprême.
L’« étoile » que constitue le fédéralisme ne scintille de toute évidence
pas toujours avec beaucoup d’éclat dans la jurisprudence de la Cour su-
prême. L’image qui nous vient en tête pour caractériser l’usage du principe
fédératif par la plus haute cour canadienne serait plutôt celle d’une étoile
filante : brillante de tous ses feux l’espace d’un instant, mais qui disparaît
aussitôt laissant derrière elle un ciel obscur.

constitutionnel, la nature des critères qui serviront par la suite à cerner l’étendue de la
compétence exclusive octroyée à un palier gouvernemental. Toutes ces raisons nous ont
amené à conclure qu’une qualification constitutionnelle doit toujours précéder l’inter-
prétation législative » ; J. Leclair, « L’impact de la nature d’une compétence législative
sur l’étendue du pouvoir conféré dans le cadre de la Loi constitutionnelle de 1867 »,
(1994) 28 R.J.T. 661, 703.
168. B. Ryder, loc. cit., note 72, 358 et suiv.
Les fondements théoriques
de la transformation du rôle de l’équilibre
des prestations contractuelles

Élise Charpentier*

L’analyse historique révèle que le rôle de l’équilibre des prestations


contractuelles a beaucoup évolué au cours des siècles. Cette évolution est
intimement liée à la conception que l’on s’est fait du contrat. Sous l’in-
fluence successive du droit naturel classique, du volontarisme, puis de la
théorie de l’autonomie de la volonté, le rôle de l’équilibre des prestations
est devenu de moins en moins important.
Dans la perspective du droit naturel classique, le contrat était conçu
comme un « échange » de choses de même valeur. L’équilibre des presta-
tions jouait alors un rôle essentiel, puisqu’il faisait partie de l’essence du
contrat. Avec le volontarisme, le contrat est conçu comme un acte juridi-
que résultant d’un accord de volontés. La volonté remplace l’équilibre des
prestations comme élément essentiel du contrat et l’équilibre se manifeste
dorénavant à travers le consentement, le déséquilibre étant la marque
d’un vice du consentement. Enfin, sous l’influence du postulat de l’égalité
des parties mis de l’avant par la théorie de l’autonomie de la volonté, la
sanction de ce vice du consentement devient exceptionnelle.

From the viewpoint of an historical analysis, this paper surveys how


the role played by the equilibrium of contractual obligations has evolved
considerably over the centuries. Under the successive influences of clas-

* Professeure, Faculté de droit, Université de Montréal. L’auteure remercie les profes-


seurs Paul-André Crépeau et Michel Morin pour leurs commentaires et suggestions.

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 69-91


(2004) 45 Les Cahiers de Droit 69
70 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

sical natural law, voluntarism, and the theory of the autonomy of the will,
the role played by the equilibrium of obligations has become decreasingly
important.
From the stance of classical natural law, the contract was conceived
as being an “exchange” of things of equal value. The equilibrium of obli-
gations then played an essential role because it formed a part of the very
essence of the contract. Driven by voluntarism, the contract is seen as a
legal act resulting from the meeting of the minds. The will then replaces
the equilibrium of obligations as the essential element in the contract and
the equilibrium henceforth is to be found in consent, where an absence of
equilibrium is deemed to be the sign of a vitiated consent. Lastly, under
the influence of the basic premise stating the equality of parties brought
to the fore by the theory of the autonomy of the will, the sanction of this
vitiated consent becomes exceptional.

Pages

1 Le contrat conçu objectivement et l’équilibre des prestations ................................... 71


1.1 L’influence de la justice commutative .................................................................. 72
1.2 L’apport de l’École du droit naturel moderne .................................................... 76
2 Le contrat conçu subjectivement et l’équilibre des prestations ................................... 79
2.1 Le déséquilibre comme symptôme d’un vice du consentement ....................... 80
2.2 Le rétrécissement du rôle de l’équilibre des prestations ................................... 86
Conclusion ................................................................................................................................. 90

Les auteurs qui s’intéressent à la lésion décrivent parfois l’évolution


qu’elle a subie au cours des siècles. Il est toutefois possible d’aller un peu
plus loin et de tenter d’expliquer cette évolution par une analyse des diffé-
rentes conceptions du contrat qui ont marqué les systèmes de tradition
romano-germanique1. L’évolution du rôle de l’équilibre des prestations au
cours des siècles est en effet intimement liée à la conception que l’on s’est
faite du contrat.
1. Tout au long de ce texte, nous utiliserons généralement l’expression « équilibre des pres-
tations », car cette expression n’est pas technique et elle peut englober des notions
comme la lésion, l’égalité, le juste prix qui jouent toutes un rôle dans l’atteinte d’une
certaine justice contractuelle.
E. Charpentier Les fondements théoriques… 71

Traditionnellement, l’équilibre des prestations était une notion qui fai-


sait partie de la définition même du contrat : ce dernier était conçu comme
un acte juridique permettant un « échange » de choses de même valeur. De
l’Antiquité au Moyen-Âge, plusieurs penseurs ont adopté une conception
du contrat où le respect de l’équilibre dépendait uniquement de l’évalua-
tion des prestations, de l’examen d’un « objet », soit le contrat lui-même.
Cette conception du contrat peut être qualifiée d’objective dans la mesure
où le contrat est défini à partir de sa fonction et non à partir des volontés
qui lui ont donné naissance.
Puis avec le volontarisme, on observe une redéfinition de la concep-
tion du contrat : celui-ci est dorénavant conçu comme un acte juridique
résultant d’un accord de volontés. Cette conception du contrat peut être
qualifiée de subjective, car elle est fondée sur l’événement qui donne nais-
sance au contrat, c’est-à-dire la rencontre des volontés. L’équilibre des
prestations se manifeste alors essentiellement à travers la notion de lésion.
La notion d’équilibre, devenue la lésion, est un élément subjectif du con-
trat dans la mesure où elle est rattachée au consentement. Dans ce con-
texte, la volonté — le consentement — prend une importance considérable,
tandis que l’équilibre des prestations est relégué au second plan : le désé-
quilibre n’est plus un vice du contrat, mais devient la marque d’un vice du
consentement. Le caractère subjectif renvoie ici à l’idée que ce ne sont pas
les prestations du contrat qui sont d’abord évaluées, mais bien le sujet, le
consentement de la personne qui a contracté.
Ces conceptions du contrat sont bien différentes, mais l’une et l’autre
reflètent une certaine conception de la justice contractuelle. Ainsi, les con-
ceptions objective et subjective du contrat peuvent, toutes deux, fonder la
sanction du déséquilibre des prestations contractuelles. Le droit peut, en
effet, poser l’exigence de l’équilibre des prestations et sanctionner les dé-
séquilibres en fondant cette sanction sur l’idée qu’un contrat doit nécessai-
rement être équilibré (1) ou sur l’idée que le déséquilibre est le résultat d’un
consentement vicié (2).

1 Le contrat conçu objectivement et l’équilibre des prestations


S’appuyant sur les idées développées par Aristote, le contrat a d’abord
été conçu comme un acte de bienfaisance ou un acte de justice commuta-
tive2. Les actes de bienfaisance avaient pour finalité d’enrichir l’une des
parties : l’équilibre n’y jouait donc aucun rôle. En revanche, les actes de

2. Voir : J. Gordley, The Philosophical Origins of Modern Contract Doctrine, Oxford,


Clarendon Press, 1991.
72 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

justice commutative avaient pour finalité l’échange de choses qui devaient,


en principe, avoir la même valeur3. L’équilibre des prestations tenait donc
un rôle essentiel dans les actes de justice commutative puisqu’il était une
condition de la validité du contrat, celui-ci devant respecter sa finalité pour
exister (1.1). Jusque-là, l’exigence d’équilibre participait à la définition
même du contrat : un contrat déséquilibré n’était pas un contrat ou, inver-
sement, un contrat était nécessairement équilibré, l’équilibre faisant en
quelque sorte partie de l’essence du contrat.
Cette conception, inspirée des travaux d’Aristote, a marqué les pen-
seurs de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Ce n’est qu’au XVIIe siècle que
l’École du droit naturel moderne a jeté les bases d’une nouvelle conception
du contrat. Le caractère volontariste de cette conception inaugure alors une
redéfinition du contrat et, conséquemment, une transformation du rôle de
l’équilibre des prestations (1.2).

1.1 L’influence de la justice commutative


C’est dans l’Étique de Nicomaque que se trouve la doctrine aristotéli-
cienne de la justice. Pour la comprendre, il faut en saisir la première idée, à
savoir que la justice se manifeste dans les rapports de l’homme à autrui :
« La justice […] est une vertu complète, non en soi, mais par rapport à
autrui. Aussi, souvent, la justice semble-t-elle la plus importante des vertus
et plus admirable même que l’étoile du soir et que celle du matin4. » Cette
vertu est l’âme et l’essence du droit : elle s’accomplit par le respect de la loi
et de l’égalité5. Elle inspire ce qu’Aristote nomme la « justice particulière »,
celle d’où découle le droit6. La justice particulière comporte deux aspects
complémentaires : la justice distributive et la justice commutative.
C’est le second aspect de la justice qui retient le plus notre attention
ici, mais nous ne saurions passer sous silence la notion de justice distribu-
tive, qui joue un rôle fondamental dans la conception qu’Aristote se faisait
de la justice. La justice commutative suppose en effet la justice distribu-
tive. Elle ne peut donc pas être comprise indépendamment de la justice
distributive, « dont elle n’était à l’origine qu’un prolongement7 ». La justice

3. Voir : Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, Livre V, ch.


IV, no 15, p. 146. Dans cette perspective, les contrats que nous qualifions aujourd’hui
d’onéreux seraient considérés comme des actes de justice commutative.
4. Id., no 15, p. 125.
5. Id., no 8, p. 124 ; M. Villey, « Abrégé du droit naturel classique », dans M. Villey,
Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1962, p. 109, à la page 116.
6. Voir : Aristote, op. cit., note 3, no 12, p. 128.
7. M. Villey, loc. cit., note 5, 120.
E. Charpentier Les fondements théoriques… 73

distributive, pour sa part, s’attache à la répartition des richesses, des hon-


neurs et des charges en fonction d’une égalité dite proportionnelle : « elle
cherche donc à déterminer un rapport, le rapport convenable entre des
choses distribuées entre des personnes8 ». La justice commutative, quant à
elle, a pour fonction de préserver la distribution harmonieuse des biens
obtenue conformément aux principes de l’égalité proportionnelle de la jus-
tice distributive. Lorsque l’égalité proportionnelle est bouleversée, elle doit
être rétablie. Ces bouleversements résultent des déplacements de biens
(synallagma)9. Enfin, la justice commutative veille à ce que ces déplace-
ments s’accomplissent dans le respect de l’équilibre10. En cas de déséquili-
bre, il s’agit, à partir d’une égalité arithmétique, de rétablir la consistance
des patrimoines : il faut remettre à celui qui a été destitué la valeur de ce
qu’il a perdu.
L’objet de la justice commutative est donc le respect de l’équilibre
dans les synallagma. Ces derniers peuvent être involontaires ou volontai-
res11. Aristote donne les exemples suivants de synallagma volontaires : la
vente, l’achat, le prêt à intérêt, la caution, la location, le dépôt et le salaire12.
Ces synallagma sont qualifiés de volontaires « parce que leur principe est
librement consenti13 ». Ayant d’abord pour objet de réaliser un échange, le
contrat est soumis au respect de la justice commutative, d’un certain équi-
libre : « le juste dans les contrats consiste en une certaine égalité, l’injuste
en une certaine inégalité14 ». C’est pourquoi il est possible de dire du con-
trat qu’il sert à échanger des choses de même valeur15.
Les notions de justice distributive et de justice commutative ont été
reprises par Thomas d’Aquin qui les a décrites en des termes analogues à

8. Id., 119.
9. Bien que dans sa traduction d’Aristote, op. cit., note 3, J. Voliquin emploie le terme « con-
trat », nous lui préférons « synallagma », puisque ce concept n’a pas le caractère techni-
que du terme « contrat » et qu’il semble mieux correspondre à la notion développée par
Aristote, selon M. Villey, « Préface historique à l’étude des notions de contrat », (1968)
13 A.P.D. 1.
10. Voir : M. Villey, loc. cit., note 9, 6.
11. Par exemple, le vol et la diffamation sont des synallagma involontaires ; voir : Aristote,
op. cit., note 3, no 13, p. 128.
12. Ibid.
13. Ibid. Il ne faudrait pas, toutefois, surestimer l’importance de la volonté dans ces
synallagma, puisqu’Aristote « mentionne à peine leur origine volontaire, comme en pas-
sant, pour expliquer leur qualificatif de « volontaires » » : C. Despotopoulos, « La no-
tion de synallagma chez Aristote », (1968) 13 A.P.D. 115, 122.
14. Aristote, op. cit., note 3, no 3, p. 130.
15. Voir : M. Villey, Philosophie du droit, t. 1, Paris, Dalloz, 1986, p. 72.
74 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

ceux qui se trouvent chez Aristote16. Thomas d’Aquin — comme ses suc-
cesseurs — définissait les échanges à partir de l’idée de justice, mais il pré-
cisait que « si la chose est transférée à titre gratuit, comme dans la donation,
cette transmission n’est pas un acte de justice, mais un acte de libéralité17 ».
La distinction entre les actes de justice commutative et les libéralités ne
semble pas, à première vue, porteuse de conséquences. Son intérêt est pour-
tant considérable puisqu’elle a inspiré une classification des contrats qui
opère en fonction de leur finalité particulière : les actes de bienfaisance
destinés à enrichir l’une des parties et les actes de justice commutative
permettant les échanges dans le respect d’un certain équilibre18. L’idée
selon laquelle l’égalité de l’échange doit être préservée s’appuie sur cette
distinction, le défaut d’égalité dans un acte de justice commutative ne pou-
vant pas être assimilé à une libéralité. Les actes de justice commutative
existent dans l’intérêt commun, afin que puissent être échangées les cho-
ses. Or, comme le soulignait Thomas d’Aquin, « ce qui est institué pour
l’intérêt commun ne doit pas être plus onéreux à l’un qu’à l’autre19 ».
Les penseurs qui ont affirmé le rôle de l’équilibre dans le contrat se
sont également appliqués à illustrer quelles pouvaient être les situations où
l’équilibre faisait défaut, particulièrement à l’aide de la notion de juste
prix20. Ainsi, les observations de Thomas d’Aquin sur le juste prix s’inspi-
rent de la notion de justice commutative développée par Aristote21. Le juste

16. Voir : Thomas d’Aquin (Saint), Somme théologique, t. 1 ; « La justice », traduction de


M.S. Gillet, Paris, Société Saint Jean l’Évangéliste, 1948, quest. 58, p. 30 et suiv., quest
61, p. 128 et suiv. Voir aussi : J. Gordley, op. cit., note 2.
17. Thomas d’Aquin, op. cit., note 16, quest. 61, a. 3, p. 143.
18. Id., quest. 61, a. 3, p. 144 : « In omnibus autem hujusmodi actionibus, sive voluntariis
sive involuntariis, est eadem ratio accipiendi medium secundum aequalitatem
recompensationis. Et ideo omnes istae actiones ad unam specimen justitiae pertinent,
scilicet ad commutativam » (« Dans tous les actes de cette sorte, volontaires ou involon-
taires, le juste milieu se détermine de la même manière : l’égalité de la compensation ;
c’est pourquoi toutes ces actions relèvent d’une seule sorte de justice : la justice commu-
tative »). Voir aussi : J. Gordley, op. cit., note 2, p. 13.
19. Thomas d’Aquin, op. cit., note 16, quest. 77, a. 1, p. 182.
20. À ce sujet, les références sont multiples : Platon, Aristote, les Pères de l’Église et Tho-
mas d’Aquin ont tous souligné l’importance du respect du juste prix ; voir : S.T. Lowry,
The Archaeology of Economic Ideas : The Classical Greek Tradition, Durham, Duke
University Press, 1987.
21. Thomas d’Aquin aborde les péchés de l’injustice, plus particulièrement de la fraude com-
merciale, lorsqu’il décrit les péchés commis dans les échanges volontaires, particulière-
ment l’usure dans les prêts et la fraude dans les achats et les ventes, dont les principales
manifestations étaient la vente à un prix injuste et celle d’une chose viciée. À ce sujet,
voir : M. Grice-Hutchinson, Early Economic Thought in Spain 1177-1740, Londres,
E. Charpentier Les fondements théoriques… 75

prix a pour objet l’égalité arithmétique que la justice commutative veut faire
respecter. Dans cet esprit, il est inconcevable que l’exploitation de son pro-
chain par l’imposition d’un prix injuste, par exemple, soit admissible.
Pour comprendre la notion de juste prix, il convient de mettre en rap-
port avec celle de justice distributive, où la valeur d’une chose est objec-
tive dans la mesure où elle ne dépend pas des préférences individuelles ou
subjectives. Elle exprime plutôt « des rapports que les hommes entretien-
nent avec les objets qu’ils vont échanger et non en fonction des caractéris-
tiques intrinsèques de ceux-ci, éventuellement rapportées les unes aux
autres22 ». Thomas d’Aquin précisait en effet que « la valeur est objective,
attachée à l’objet lui-même, indépendante de la volonté de l’acheteur ou du
vendeur ; par la suite il y a un prix juste qu’il sera possible de déterminer
avec plus ou moins de précision pour chaque objet23 ». Les choses ont donc
une valeur objective qui existe en dehors des goûts, des penchants et des
passions humaines. Notons que l’idée de préférence subjective est absente
de tous les critères proposés, ceux-ci devant tous correspondre à « une
norme sociale dont la validité fait l’objet d’un consensus, et qui traduit au
niveau de tous les biens échangeables les exigences de la société dans son
ensemble — la félicité publique et non le bonheur individuel24 ».
Les penseurs de la Scolastique espagnole25 ont articulé une autre con-
ception du juste prix. Pour eux, celui-ci est déterminé en tenant aussi
compte d’un nouvel élément : le nombre d’acheteurs et de vendeurs, on

Allen & Unwin, 1978 ; J.A. Widow, « The Economic Teachings of Spanish Scholastics »,
Kevin White (dir.), Studies in Philosophy and the History of Philosophy, t. 29 : « Hispanic
Philosophy in the Age of Discovery », Washington, The Catholic University of America
Press, 1997, p. 130 ; L. Coulazou, L’injustice usuraire en face du droit canonique et du
droit séculier, Montpellier, Imprimerie Firmin et Montagne, 1920 ; B.W. Dempsey,
Interest and Usury, Londres, D. Dobson, 1948 ; M. Le Goff, Du Moulin et le prêt à
intérêt, Le légiste, Son influence, Genève, Mégariotis Reprints, 1905 ; B. Schnapper,
« La répression de l’usure et l’évolution économique (XII-XVIème siècles) », (1969) 37
R.H.D. 47.
22. A. Béraud et G. Faccarello (dir.), Nouvelle histoire de la pensée économique, t. 1 :
« Des scolastiques aux classiques », Paris, La Découverte, 1992, p. 33.
23. Thomas d’Aquin, op. cit., note 16, notes explicatives, quest. 77, a. 3, p. 323.
24. A. Béraud et G. Faccarello, op. cit., note 22, p. 34.
25. La seconde Scolastique, ou la Scolastique espagnole, désigne habituellement un mouve-
ment lancé à Bologne au xvie siècle par des penseurs comme Soto, Suarez, Molina,
Lessius ; sur son rôle dans la formation du droit privé moderne, voir : P. Grossi (dir.),
La seconda scolastica nella formazione del diritto privato moderno, Milan, Giuffrè
Editore, 1972.
76 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

dirait aujourd’hui « l’offre et la demande », ou le marché26. Si l’idée qu’il


existe un juste prix pour les choses demeure présente, l’évaluation de ce-
lui-ci reflète toutefois un changement remarquable d’orientation. Il s’agit
dorénavant d’établir le juste prix sans pour autant reconnaître une valeur
intrinsèque aux choses, mais plutôt en tenant donc compte du « marché »
et, conséquemment, du désir que les hommes peuvent en avoir.
La notion de juste prix illustre l’importance accordée à l’équilibre des
prestations qui demeurera un sujet de préoccupation constante même chez
les jus naturalistes modernes, bien que son expression ait été transformée
par les idées proposées par ces derniers.

1.2 L’apport de l’École du droit naturel moderne


Les travaux des principaux auteurs généralement associés à l’École
du droit naturel moderne présentent des conceptions du contrat qui décou-
lent, à quelques détails près, d’une même vision. La présentation de la pen-
sée de Grotius permet d’illustrer cette conception. Le choix de cet auteur
procède de deux constatations. D’abord, d’un point de vue chronologique,
Grotius est l’un des premiers penseurs associés à l’École du droit naturel
moderne ; certains disent même parfois de lui qu’il en est le « fondateur ».
Ensuite, sur le plan théorique, l’œuvre de Grotius permet de mettre en évi-
dence l’originalité des principes du droit naturel moderne27.

26. Pour un commentaire et des extraits du texte de Soto, De just. et jure, livre VI, quest. II,
art. III, et de Molina, De contractibus, disp. 348, voir : H. Garnier, L’idée du juste prix
chez les théologiens et canonistes du Moyen Âge, thèse, Paris, 1900 [réimpr. : New York,
Lenox Hill Pub. (Burt Franklin), 1973], p. 101 et suiv.
27. Nos commentaires ne portent que sur De jure belli ac pacis, qui a été publié en 1625.
Nous utilisons la traduction de J. Barbeyrac : H. Grotius, Le droit de la guerre et de la
paix, Amsterdam, Chez Pierre de Coup, 1625 [réimpr. : Caen, Publications de l’Univer-
sité de Caen — Centre de philosophie politique et juridique, 1984]. Le droit de la guerre
et de la paix n’est pas une œuvre consacrée aux règles de droit privé que Grotius con-
naissait très bien, tel que le montre son introduction au droit hollandais (Inleidinge tot
de Hollandsche Rechtsgeleerdheid, traduction de R.W. Lee : The Jurisprudence of
Holland, Oxford, Clarendon Press, 1926). Avec Le droit de la guerre et de la paix, Gro-
tius élabore des règles destinées à régir les rapports entre les peuples. Il trouve le fonde-
ment de ces règles dans la nature, les lois divines, les coutumes et les conventions tacites.
Les rapports harmonieux entre les peuples reposent en partie sur le respect des traités
auxquels Grotius tente de donner un caractère obligatoire. Pour ce faire, il a recours à la
notion de contrat, à l’obligation de tenir ses promesses dont il fait le « nœud de son sys-
tème » (cette expression est de G. Augé, « Le contrat et l’évolution du consensualisme
chez Grotius », (1968) 13 A.P.D. 99, 108). C’est ce qui explique que, bien qu’il soit d’abord
consacré au droit international, Le droit de la guerre et de la paix comporte d’impor-
tants développements relatifs au contrat. Le chapitre consacré au contrat fournit des
E. Charpentier Les fondements théoriques… 77

Grotius se distingue de ses prédécesseurs en inaugurant une nouvelle


conception du contrat fondée sur la volonté des contractants28. La recon-
naissance du rôle de la volonté n’impliquait cependant pas la disparition
des idées d’équilibre des prestations et de juste prix. Elle marque, néan-
moins, une transformation du rôle de ces idées dans la mesure où celles-ci
ne participent pas, chez Grotius, à la définition même du contrat, mais con-
tribuent à l’articulation de règles servant à déterminer la validité du con-
trat. Les penseurs ayant précédé Grotius définissaient le contrat comme un
acte commutatif devant respecter un certain équilibre. Contrairement à
ceux-ci, Grotius n’a pas recours à la notion d’équilibre entre la valeur des
choses et des services que le contrat permet d’échanger. Il définit simple-
ment le contrat comme « tout acte par lequel on procure à autrui quelque
utilité ; à la réserve de ceux qui sont purement gratuits29 ». Grotius pose
néanmoins l’égalité comme une exigence que le contrat doit respecter. Dans
cette perspective, l’équilibre des prestations a un rôle différent de celui qu’il
jouait auparavant.
En raison de sa façon d’aborder le sujet, Grotius est amené à préciser
la portée de l’exigence d’égalité. Il a alors recours à la notion d’égalité rela-
tivement à la chose, qu’il nomme aussi « l’égalité dans l’acte principal du
contrat », pour décrire le respect d’un équilibre objectif dans le contrat. Les
parties ne doivent, selon le droit naturel, « rien demander au-delà de ce qui
est juste et raisonnable30 ». L’égalité doit être respectée dans les contrats
qui ont pour objet la réalisation d’un échange de choses ou de services,
l’idée d’échange excluant ici toute idée de donation en faveur de l’une des
parties. Or, si l’égalité n’est pas respectée scrupuleusement, l’une des par-
ties jouit en quelque sorte d’une donation puisqu’elle reçoit plus que l’exact
équivalent de ce qu’elle a donné31. Grotius fait reposer cette exigence sur
l’idée même qu’il se fait de la justice32.

précisions sur le rôle de l’égalité en matière contractuelle. À la suite de la description des


contrats, Grotius s’intéresse aux exigences du droit naturel en matière contractuelle,
dont, principalement, l’exigence d’égalité et la restitution pour cause de lésion (H. Gro-
tius, précité, II.XII.VIII.1, p. 421).
28. Après avoir rappelé que le droit romain avait prévu que la promesse n’était obligatoire
que si elle revêtait une forme particulière, H. Grotius, op. cit., note 27, II.XI.IV.3, p.
403, souligne que les exigences du droit naturel sont différentes. Il précise (III.XIX.I.3, p.
932) que le devoir de tenir ses promesses repose sur une communauté de raison entre les
hommes.
29. Id., II.XII.VII, p. 421. Remarquons ici que Grotius ne conçoit pas le contrat en termes
consensualistes abstraits.
30. Id., II.XII.XI.1, p. 424.
31. Id., II.XII.XI.3, p. 424.
32. Id., II.XII.XI.3, p. 424.
78 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

Dans cette perspective, il n’y a aucune limite au respect de l’égalité.


Au contraire, cela oblige même les parties à rétablir l’équilibre s’il devait
apparaître à la suite de la formation du contrat que celui-ci comporte une
inégalité33. Grotius précise que les prescriptions du droit romain ne sont
pas aussi strictes, car les lois civiles ne se préoccupent pas des choses de
peu d’importance, d’autant plus que cela pourrait entraîner un trop grand
nombre de litiges. La lésion doit alors excéder la moitié du juste prix pour
être sanctionnée. Les considérations pratiques ayant entraîné la réduction
des exigences de la loi civile sont certes compréhensibles, mais le respect
de l’égalité demeure le principe qui, selon Grotius, devrait gouverner la
conduite des parties.
L’égalité, même si elle ne fait pas partie de la définition du contrat, se
voit donc accorder une importance indéniable. Chez Grotius, comme chez
les auteurs qui l’ont précédé, l’existence de contrats consensuels n’avait
pas remis en cause la place de l’équilibre dans le contrat, comme le souli-
gnaient Ourliac et de Malafosse, « La promesse ne peut jamais être un « lien
d’inéquité » ; le respect des promesses n’est jamais justifié par l’idée que la
volonté est une source du droit, mais par l’idée supérieure de bien commun
ou de bonne foi34 ».
L’œuvre de Grotius marque un moment important de la transforma-
tion de la conception du contrat. Elle comprend à la fois l’affirmation de
l’exigence du respect de l’équilibre et l’affirmation du pouvoir de la vo-
lonté. Le principe de la force obligatoire des promesses et celui du respect
de l’égalité peuvent être conciliés. Ainsi, il est possible de poser le principe
selon lequel les promesses doivent être exécutées, mais qu’elles doivent
l’être tout en respectant l’égalité ; les parties sont donc tenues à l’exécu-
tion, celle-ci ne coïncidant toutefois pas nécessairement avec ce qui avait
été promis initialement.
Grotius a néanmoins jeté les bases de la conception volontariste du
contrat. Ce n’est, en effet, qu’à partir du moment où le contrat a été conçu
comme un acte résultant d’un accord de volontés que l’équilibre va pou-
voir cesser de jouer un rôle central dans la conception même du contrat.
Cette idée est importante dans la mesure où elle a nourri une conception du
contrat où la place de l’équilibre des prestations et celle de la volonté se-
ront inversées : les exigences relatives à l’équilibre tendant à être reléguées
sur le plan moral ou dans le domaine non obligatoire du droit naturel, tandis
que les principes du droit civil seront construits à partir de la volonté.

33. Id., II.XII.XII.1, p. 424 et 425.


34. P. Ourliac et J. de Malafosse, Droit romain et ancien droit français, t. 1 : « Les obli-
gations », Paris, Thémis, 1961, p. 111.
E. Charpentier Les fondements théoriques… 79

En limitant son intervention à la lésion d’outre-moitié, le droit civil


n’impose pas de manière absolue le respect du juste prix. Toutefois, comme
le soulignent les auteurs jusqu’à la Scolastique espagnole, aucun écart n’est
toléré par la justice divine, car celui qui profite ainsi de l’autre pèche. De
même, l’exigence d’égalité est considérée comme un précepte de droit na-
turel sur lequel la loi civile n’a aucune influence. Pour le droit naturel clas-
sique ou moderne, le respect de l’équilibre demeurait un principe
fondamental et l’exigence d’une lésion d’outre-moitié n’avait été posée
qu’en raison de considérations pratiques.
Cette conception du rôle de l’équilibre des prestations ne permet pas
d’expliquer les solutions retenues par le droit positif actuel, car la théorie
de l’autonomie de la volonté a changé la manière de concevoir le contrat et,
conséquemment, le sort réservé aux contrats déséquilibrés.

2 Le contrat conçu subjectivement et l’équilibre des prestations


Depuis au moins un siècle, la conception objective du contrat a cédé la
place à une conception subjective du contrat. Ainsi, les fondements du
contrat ont été transformés par l’influence conjuguée du volontarisme et
de la théorie de l’autonomie de la volonté.
Avec le volontarisme et la théorie de l’autonomie de la volonté, la
volonté est la notion à laquelle est accordée la plus grande importance, ce
qui a réduit dramatiquement le rôle de l’équilibre des prestations : l’équi-
libre n’est plus une notion servant à définir le contrat. La principale mani-
festation de l’importance de l’équilibre se fait à partir de la notion de lésion
qui est désormais conçue comme un vice du consentement (2.1)35. D’autres
notions — comme la cause, l’objet ou l’ordre public — auraient pu servir à
fonder des interventions législatives destinées à faire régner un certain équi-
libre des prestations. Des auteurs ont d’ailleurs proposé un cadre théorique

35. Certains auteurs estiment toutefois que la reconnaissance de l’erreur, du dol ou de la


violence suffisent à assurer l’équilibre des prestations (voir par exemple : P. Chauvel,
« Erreur substantielle, cause et équilibre des prestations dans les contrats synallagmati-
ques », (1990) 12 Droits 93 ; F. Magnin, « Réflexions critiques sur une extension possi-
ble de la notion de dol dans la formation des actes juridiques, l’abus de situation », J.C.P.
1976, I, 2780 ; C. Demolombe, Traité des contrats ou des obligations conventionnelles
en général, 2e éd., Paris, Auguste Durand libraire, 1870, p. 180) ou que la lésion est sim-
plement la marque matérielle d’un de ces vices (voir : F. Hayem, De l’idée de lésion
dans les contrats entre majeurs, Paris, CERF, 1899, p. 94 ; H. Mazeaud, « La lésion
dans les contrats », Travaux de l’association Henri Capitant, Paris, Dalloz, 1945, 181, p.
188 ; M.-A. Pérot-Morel, De l’équilibre des prestations dans la conclusion du contrat,
Paris, Dalloz, 1961).
80 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

différent où la notion de cause, par exemple, servait de fondement à une


théorie du contrat affirmant l’importance du respect de l’équilibre des pres-
tations36. Toutefois, les tentatives en ce sens n’ont eu que peu de succès, la
doctrine majoritaire demeurant imprégnée de la théorie de l’autonomie de
la volonté. Ainsi, la plupart des auteurs considèrent la lésion comme un
vice du consentement et ceux qui proposent de fonder la sanction de la
lésion sur autre chose que le consentement font néanmoins le lien entre la
lésion et les vices du consentement37.
Postulant l’égalité des parties au contrat, les tenants de la théorie de
l’autonomie de la volonté vont plus loin : ils n’admettent la sanction de la
lésion qu’à titre exceptionnel (2.2). Les situations dans lesquelles ils esti-
ment que le législateur doit intervenir sont, en effet, peu nombreuses.

2.1 Le déséquilibre comme symptôme d’un vice du consentement


Avec le volontarisme, les règles relatives au contrat ne sont plus arti-
culées en fonction de l’idée que le contrat est un outil d’échange soumis au
respect de certaines exigences relatives à l’équilibre des prestations, mais à
partir de la volonté des contractants. La conception subjective du contrat
fait de la volonté l’élément central autour duquel s’articulent les règles rela-

36. Voir : P. Louis-Lucas, Volonté et cause, Paris, Sirey, 1918 ; J. Maury, Essai sur le rôle
de la notion d’équivalence en droit civil français, Paris, Jouve et cie. éditeurs, 1920. Se-
lon Pierre Louis-Lucas, le contrat est fondé sur trois notions essentielles : la volonté, la
cause et l’ordre public. La cause dont il est ici question ne correspond pas à la notion de
cause qu’on trouve en droit positif, en ce que la cause doit non seulement exister, mais
elle doit aussi être suffisante, c’est-à-dire que « le montant de la cause doit être sensible-
ment égal au montant de l’obligation » (P. Louis Lucas, précité., p. 141). Dans le cas de
la lésion et dans celui de l’usure, la cause est donc insuffisante puisque l’obligation est
exagérée par rapport à la cause. Cette thèse affirme la nécessité de l’équilibre dans le
contrat, mais ses fondements sont directement contredits par le droit positif. L’intérêt
de cette thèse est pourtant indéniable, car elle montre que la cause, conçue autrement,
aurait pu contribuer à assurer l’équilibre des prestations.
37. Ainsi, le professeur Ghestin traite de la lésion alors qu’il aborde la question de la valeur
de l’objet. Il constate toutefois que, en matière de mandat, les tribunaux refusent d’inter-
venir lorsque la preuve ne révèle pas l’existence d’un vice du consentement. Voir : J.
Ghestin, Les obligations — Le contrat : formation, Paris, L.G.D.J., 1988, nos 566 et
suiv., p. 646 et suiv. Voir aussi : J. Flour et J.-L. Aubert, Les obligations, Paris, A.
Colin, 1988, nos 242 et suiv., p. 192 et suiv. Le professeur Carbonnier considère que la
lésion relève de l’ordre public en en traitant dans un chapitre consacré à la conformité
du contrat avec les exigences sociales, mais il reconnaît aussi qu’elle est un vice du con-
sentement. Voir : J. Carbonnier, Droit civil, Les obligations, 14e éd., Paris, PUF, 1990,
p. 246 et suiv. Voir aussi : G. Farjat, L’ordre publique économique, Paris, L.G.D.J.,
1963, nos 301 et suiv., p. 243 et suiv.
E. Charpentier Les fondements théoriques… 81

tives au contrat. Les interventions législatives ayant pour objet de rétablir


l’équilibre sont fondées sur l’idée qu’un contrat très déséquilibré ne peut
pas avoir été réellement voulu. La lésion ne remet pas alors en cause le
principe selon lequel le contrat repose sur le consentement des parties : elle
est plutôt conçue comme un vice du consentement.
La redéfinition du rôle de l’équilibre des prestations n’est pas un phé-
nomène spontané. Domat et Pothier, de même que le Code civil français, se
situent à la frontière des conceptions objective et subjective du contrat.
Notons que l’expression « vice du consentement » n’est pas employée par
Domat ni par Pothier. Ainsi, dans une section intitulée « Des conventions
qui sont nulles dans leur origine », Domat traite de la crainte et de l’erreur,
de la lésion du mineur et de la violence, puis à la section « De la résolution
des conventions qui n’étaient pas nulles », il aborde le dol et la simple lé-
sion (sans dol)38, tandis que Pothier regroupe ses observations relatives à
l’erreur, à la violence, au dol et à la lésion sous un seul article intitulé « Des
différents vices qui peuvent se rencontrer dans les contrats39 ». De même,
le Code civil français n’utilise pas la notion de vice du consentement, mais
traite de l’erreur, du dol, de la violence et de la lésion dans la section con-
sacrée au consentement. La seule référence à un vice se trouve à l’article
1118, où il est précisé que la lésion « vicie la convention », non le consente-
ment. Le Code civil du Bas Canada présentait un schéma similaire, l’ex-
pression « vice du consentement » ne s’y trouvant pas. L’article 988
précisait toutefois ceci : « Le consentement est ou exprès ou implicite. Il
est invalidé par les causes énoncées dans la section deuxième de ce chapi-
tre. » Cette section, intitulée « Des causes de nullité des contrats », portait
sur l’erreur, le dol, la violence et la lésion. Ainsi, l’expression « vice du
consentement » semble bien être l’œuvre de la doctrine postérieure à la
codification. Quoi qu’il en soit, avec les codifications, la lésion prend une
coloration résolument subjective puisqu’elle est liée au consentement.

38. Voir : J. Domat, « Traité des lois », dans J. Rémy (dir.) Œuvres complètes de J. Domat,
t. 1, Paris, Alex-Gobelet Libraire, 1835, livre I : « Des engagements volontaires et mu-
tuels par les conventions », titre I : « Des conventions en général », sec. V, p. 147-151 et
sec. VI, p. 152-154.
39. Voir : R.-J. Pothier, « Traité des obligations », dans M. Bugnet (dir.), Œuvres de
Pothier, t. 2, 2e éd., Paris, Cosse et Marchal, 1861, première partie : « De ce qui appartient
à l’essence des obligations, et de leurs effets », chapitre premier : « De ce qui appartient
à l’essence des obligations », section première : « Des contrats », art. III, p. 13.
82 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

Suivant en cela le plan proposé par les codes, la majorité des auteurs,
tant français40 que québécois41, abordent la lésion à partir d’une conception
subjective du contrat, puisqu’ils en traitent au chapitre des vices du con-
sentement, et non dans le contexte de la définition même de ce qu’est un
contrat.
Le traitement que reçoit la lésion dans le Code civil français a toute-
fois inspiré des positions doctrinales divergentes chez les auteurs français.
Les tenants d’une conception subjective du contrat s’appuient sur la place
où figure la règle générale42, c’est-à-dire dans la section traitant du consen-
tement, alors que les tenants de la conception objective fondent leur posi-
tion sur les termes des articles sanctionnant la lésion, où la question du
consentement est écartée au profit d’une évaluation de l’équilibre des pres-
tations43. Il ne fait pas de doute que la condition de la sanction de la lésion,
en droit français, est objective, mais, comme l’ont souligné les « subjecti-

40. Voir : G. Marty et P. Raynaud, Droit civil, les obligations, t. 1, t. 2, Paris, Sirey, 1962,
nos 155 et suiv., p. 142 et suiv. ; H. Mazeaud et autres, Leçons de droit civil, 7e éd., t. 2,
vol. 1, Paris, Montchrestien, 1985, p. 197 et suiv. ; A. Weill et F. Terré, Droit civil, les
obligations, 4e éd., Paris, Dalloz, 1986, nos 197 et suiv., p. 206 et suiv. Tout en traitant de
la lésion dans le contexte des vices du consentement, le professeur Malaurie précise
que la lésion n’est pas un vice, mais une cause de nullité pour certains contrats (voir : P.
Malaurie et L. Aynès, Cours de droit civil, Les obligations, 6e éd., t. 6, Paris, Cujas,
1995, nos 423 et suiv., p. 246). Voir aussi : P. Louis-Lucas, Lésion et contrat, Paris, Si-
rey, 1926. Dans cet ouvrage, l’auteur revient sur la théorie qu’il avait développée dans sa
thèse, où il soutenait que la non-équivalence des prestations équivalait à l’absence de
cause. Il expose plutôt ici que la lésion comporte nécessairement un élément subjectif et
la rattache aux vices du consentement.
41. Voir : L. Baudouin, Le droit civil de la province de Québec, Montréal, Wilson &
Lafleur, 1953, p. 687 et suiv. ; D. Lluelles et B. Moore, Droit québécois des obliga-
tions, t. 1, Montréal, Éditions Thémis, 1998, p. 423 et suiv. ; P.-B. Mignault, Le droit
civil canadien, t. 5, Montréal, C. Théoret, 1901, p. 242 et suiv. ; J. Pineau, D. Burman et
S. Gaudet, Théorie des obligations, 3e éd., Montréal, Éditions Thémis, 1996, p. 161 et
suiv. ; M. Tancelin, Des obligations : actes et responsabilités, 6e éd., Montréal, Wilson
& Lafleur, 1997, p. 96 et suiv. ; G. Trudel, Traité de droit civil du Québec, t. 7, Mon-
tréal, Wilson & Lafleur, 1946, p. 227 et suiv. et p. 246 et suiv. Voir aussi : J.-L. Bau-
douin et P.-G. Jobin, Les obligations, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, no
263, p. 239, qui, abordant la question de la lésion dans le contexte des vices du consente-
ment, précisent néanmoins qu’elle « n’est pas un vice du consentement au sens tradi-
tionnel du terme. Elle appartient autant à l’étude de la capacité juridique, de la cause des
contrats ou de l’objet des contrats. »
42. Art. 1118 du Code civil français (ci-après : C.c.fr.).
43. Art. 887 et 1674 C.c. fr. Voir notamment : M.J. Dalem, L’extension de la notion de lé-
sion dans les contrats d’après la jurisprudence et la pratique contemporaine, Paris, Les
Presses modernes, 1937, p. 170 et suiv. ; J. Hauser, Objectivisme et subjectivisme dans
l’acte juridique, Paris, L.G.D.J., 1971, p. 222 et suiv. ; P. Louis-Lucas, op. cit., note 40,
E. Charpentier Les fondements théoriques… 83

vistes », l’intervention demeure fondée sur l’idée que la partie lésée n’a pas
véritablement consenti. L’absence de consentement explique d’ailleurs,
selon ceux-ci, le déséquilibre contractuel.
Au Québec, la question de la nature de la lésion n’a pas soulevé de
polémiques comparables à celles qui ont eu cours en France. Les auteurs,
suivant en cela le plan adopté dans le Code civil du Bas Canada, l’ont gé-
néralement rattachée au consentement. Le Code n’offrait, par ailleurs, pas
de véritable occasion à la doctrine de se pencher sur la question, puisque
aucune disposition ne prévoyait la sanction de la lésion entre majeurs. Avec
l’adoption, en 1964, de la section relative à l’équité dans certains contrats,
deux conceptions de l’exigence d’équilibre auraient pourtant pu émerger44.
L’article 1040c du Code civil du Bas Canada aurait pu être interprété, dans
le contexte d’une conception objective du contrat, comme une disposition
posant l’exigence de l’équilibre des prestations et ayant pour objet de réta-
blir cet équilibre sans égard à la question de l’intégrité du consentement45.
À l’opposé, les critères d’application de l’article 1040c auraient très bien
pu servir à démontrer que c’est en raison de l’imperfection, de la faiblesse
de la volonté du contractant que le législateur avait fondé son interven-
tion46. Malheureusement, la doctrine ne s’est pas beaucoup intéressée à
cette disposition. Outre une étude particulièrement éclairante47, les textes
se bornent le plus souvent à analyser, en termes techniques, des questions
pratiques entourant son application48.

p. 141 ; A. Rieg, Le rôle de la volonté dans l’acte juridique en droit civil français et al-
lemand, Paris, L.G.D.J., 1961, p. 203 et suiv. ; M. Kluyskens, « La lésion dans les con-
trats », Travaux de l’Association Henri-Capitant, op. cit., note 35, p. 204.
44. Loi pour protéger les emprunteurs contre certains abus et les prêteurs contre certains
privilèges, L.Q. 1964, c. 67.
45. L’article 1040c Code civil du Bas Canada se lisait comme suit : « Les obligations moné-
taires découlant d’un prêt d’argent sont réductibles ou annulables par le tribunal dans la
mesure où il juge, eu égard au risque et à toutes les circonstances, qu’elles rendent le
coût du prêt excessif et l’opération abusive et exorbitante. À cette fin, le tribunal doit
apprécier toutes les obligations découlant du prêt en regard de la somme effectivement
avancée par le prêteur ».
46. C’est surtout en raison de la référence au caractère abusif de l’opération et aux circons-
tances l’entourant qu’une conception subjective de l’équilibre aurait pu être articulée.
47. Voir : A. Mayrand, « De l’équité dans certains contrats : nouvelle section du Code
civil », Lois nouvelles, Montréal, PUM, 1965, p. 51.
48. Voir, par exemple : P.-É. Blain, « Commentaires sur les articles 1040A-1040E du Code
civil », (1969) Meredith Mem. Lec. 73 ; M. Guy, « De la justice dans les contrats », (1968-
1969) 71 R. du N. 463 ; A. Lavallée, « En marge du bill 48 », (1963-1964) 66 R. du N.
483 ; W.G. Morris, « De l’équité dans certains contrats », (1965) 25 R. du B. 65.
84 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

Par la suite, les travaux de l’Office de révision du Code civil ont été
l’occasion de confirmer la tendance subjectiviste. C’est, en effet, dans le
contexte des vices du consentement que la question de la lésion y a été
abordée. La lésion, telle qu’elle est définie dans le Projet de Code civil de
l’Office de révision du Code civil et dans le Code civil du Québec, repose
sur une conception subjective du contrat, mais celle-ci ne s’inscrit pas dans
la conception traditionnelle des vices du consentement49. En effet, selon
l’article 1406 du Code civil du Québec, la « lésion résulte de l’exploitation
de l’une des parties par l’autre, qui entraîne une disproportion importante
entre les prestations des parties ; le fait même qu’il y ait disproportion im-
portante fait présumer l’exploitation. » : l’équilibre est donc préservé sur la
base de l’exploitation50. L’intégration de l’idée d’exploitation dans le con-
cept de lésion transforme celui-ci. Le fondement de la lésion n’est plus alors
une simple « présomption » d’absence de consentement qui se manifeste
par le déséquilibre des prestations puisque ce déséquilibre est le fait de
l’autre contractant, mais la lésion résulte du fait qu’il a exploité son cocon-
tractant51. Il s’agit dorénavant de sanctionner le comportement de celui à
qui profite le contrat et, du coup, de protéger celui qui en souffre. La con-
ception mixte révèle avant tout une idée profondément morale, soit le refus
de l’exploitation. En ce sens, la lésion participe davantage de l’idée d’équité
que de celle de vice du consentement. C’est bien l’équité, en effet, qui per-
met au juge de « corriger les conséquences des inéquités les plus graves
dans les contrats52 ».
Les conceptions objective et subjective du contrat ont toutes deux
marqué la conception de la lésion que présente le droit positif québécois :
l’organisation du régime contractuel n’est pas fondée exclusivement sur

49. Voir : G. Massol, La lésion entre majeurs en droit québécois, Cowansville, Éditions
Yvon Blais, 1989. M. Massol, après avoir étudié la place de la lésion dans les vices du
consentement, remarquait que, en raison des difficultés liées à cette approche (p. 29), « si
la lésion doit prendre en considération un élément subjectif de la personne lésée, cette
recherche doit s’effectuer en dehors des cadres traditionnels des vices du consentement »
(voir aussi p. 65).
50. L’exploitation, bien qu’elle soit présumée, est en effet le fondement de cette conception
de la lésion.
51. Selon le professeur Ghestin, l’exploitation permet « de prendre en considération certai-
nes altérations du consentement qui s’intègrent difficilement dans la définition techni-
que des vices du consentement traditionnels » : J. Ghestin, Le contrat dans le nouveau
droit québécois et en droit français. Principes directeurs, consentement, cause et objet,
Montréal, Institut de droit comparé, Université McGill, 1982, p. 291.
52. Aselford Martin Shopping Centres Ltd. c. A.L. Raymond Ltée, [1990] R.J.Q. 1971, 1976
(C.S.).
E. Charpentier Les fondements théoriques… 85

l’une ou l’autre53. D’une part, elle est définie avec les vices du consente-
ment54. D’autre part, « on peut prétendre qu’il est contraire à la morale de
permettre qu’une personne ait la possibilité, dans une relation contrac-
tuelle, de retirer des avantages excessifs, au détriment d’une autre, qui,
n’ayant pas su ou pas pu se défendre, a consenti beaucoup pour obtenir
peu. […] La lésion, considérée dans cette optique, repose sur une considé-
ration de justice commutative qui doit avoir préséance sur le principe de
l’autonomie de la volonté : ce qui a été voulu n’est pas nécessairement
juste55 ». On peut aussi dire qu’elle s’appuie sur la nécessité de « réprimer
les abus de la liberté contractuelle56 ». La notion d’exploitation a d’ailleurs
amené certains auteurs à considérer que la lésion était fondée sur la faute
morale de celui qui exploite ou sur le respect de l’ordre public57. Une chose
est sûre : tout en demeurant le symbole de la défaillance du consentement,
la lésion « […] se rattache à un principe plus fondamental dont elle n’est
qu’une des formes d’expression : la moralité contractuelle58 ». Cette idée
n’est pas nouvelle. Jusqu’à Pothier, en effet, il n’était que très peu question
de l’intégrité du consentement de la personne lésée, mais plutôt de faire

53. La dualité de fondements de la sanction du déséquilibre se manifeste également en


common law. Dans l’affaire Norberg c. Wynrib, le juge Sopinka de la Cour suprême du
Canada a souligné que l’iniquité n’est pas nécessairement liée à la question du consente-
ment. « Cet examen de la jurisprudence sur le sujet de l’iniquité ne se veut pas exhaustif.
J’ai tout simplement voulu démontrer, premièrement, que le principe de l’iniquité et le
principe connexe de l’inégalité du pouvoir de négociation évoluent et ne constituent pas
encore un domaine du droit des contrats entièrement établi et, deuxièmement, qu’il existe
de nombreuses opinions judiciaires qui établissent expressément une distinction entre
l’iniquité et la question du consentement ou qui analysent l’opération contestée d’une
manière qui détourne l’attention de la question de savoir si une partie a effectivement
convenu ou consenti à une modalité particulière » : Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S.
226, 309. Voir aussi : M. Cumyn, « La formation du contrat sous l’éclairage du droit
comparé : vers une remise en question de la notion de « vice du consentement » », (1998-
1999) Meredith Mem. Lec. 289.
54. L’article 1406 C.c.Q. fait partie du livre 5 : « Des obligations », titre 1 : « Des obligations
en général », chapitre 2 : — « Du contrat », section III : « De la formation du contrat »,
§1 : « Des conditions de formation du contrat », II : « Du consentement », 3 : « Des qua-
lités et des vices du consentement ».
55. J. Pineau et D. Burman, Théorie des obligations, 2e éd., Montréal, Éditions Thémis,
1988, p. 120.
56. P.-A. Crépeau, « Les principes directeurs de la réforme du louage de choses », (1974)
Meredith Mem. Lec. 9, 18.
57. Voir : G. Massol, op. cit., note 49, p. 130 et suiv. ; É. Demontès, De la lésion dans les
contrats entre majeurs, thèse, Paris, Université de Paris, 1924 ; G. Ripert, La règle
morale dans les obligations civiles, 4e éd., Paris, L.G.D.J., 1949.
58. J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, op. cit., note 41, no 263, p. 239, et no 267, p. 243.
86 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

respecter l’équité ou de sanctionner la faute de celui qui profitait du con-


trat lésionnaire. Il s’agissait de poser un jugement de valeur imprégné d’un
sentiment moral, non pas directement sur la conduite du contractant mais
sur le résultat de celle-ci. La lésion est néanmoins articulée en fonction
d’une conception subjective du contrat, puisqu’elle est définie comme l’im-
perfection du consentement de la personne qui la subit.
Bien qu’une nouvelle définition de la lésion, la lésion mixte, soit appa-
rue en réaction aux effets de la théorie de l’autonomie de la volonté, l’in-
fluence de celle-ci demeure néanmoins importante. C’est pourquoi la lésion
conçue comme un vice du consentement n’est pas, en principe, sanction-
née par le droit positif59. Pour bien comprendre pourquoi la sanction de la
lésion mixte n’est pas un principe du droit québécois, il faut étudier les
motifs soulevés pas ses opposants.

2.2 Le rétrécissement du rôle de l’équilibre des prestations


La théorie de l’autonomie de la volonté joue un rôle central dans la
structure du régime juridique applicable au contrat. Elle a donné lieu à une
conception du contrat — fondée sur le postulat de l’égalité des parties —
qui a contribué à transformer le rôle de l’équilibre des prestations et qui a
influé sur le sort réservé aux contrats déséquilibrés. La sanction de la lé-
sion se fondait, au moins depuis le XIXe siècle, sur l’idée qu’un contrat très
déséquilibré ne pouvait pas avoir été réellement voulu. Cette idée n’était
pas nécessairement en contradiction avec la théorie de l’autonomie de la
volonté. Il était possible de l’accepter sans pour autant remettre en cause
l’un des postulats de cette théorie — le pouvoir de la volonté –, puisqu’il
s’agissait d’assurer la réalisation du principe selon lequel le contrat repose
sur un accord de volontés. Cette conception du contrat, qui peut être qua-
lifiée de subjective dans la mesure où elle se fonde d’abord sur une appré-
ciation de la situation des parties et non sur une évaluation objective du
contrat, aurait pu conduire « à reconnaître à la lésion une portée générale,
calquée sur les vices du consentement. Mais la doctrine libérale, qui sous-
tend le principe de l’autonomie de la volonté, incite au contraire à limiter
l’intervention du juge60. » Outre les oppositions techniques fondées sur la

59. L’article 1405 du Code civil du Québec prévoit ainsi que, outre les cas expressément
prévus par la loi, « la lésion ne vicie le consentement qu’à l’égard des mineurs et des
majeurs protégés ». Les principales exceptions sont : le prêt d’argent (art. 2332 C.c.Q.),
la renonciation au partage du patrimoine familial (art. 424 C.c.Q.), la renonciation aux
acquêts (art. 472 C.c.Q.) et le contrat soumis à la Loi sur la protection du consommateur,
L.R.Q., c. P-40.1 (art. 8).
60. J. Ghestin, op. cit., note 37, p. 649. Voir aussi : J. Carbonnier, op. cit., note 37, p. 647.
E. Charpentier Les fondements théoriques… 87

difficulté d’évaluer les prestations contractuelles ou sur l’insécurité juridi-


que qu’entraînerait la sanction de la lésion, l’une des principales idées ayant
servi à combattre la sanction de la lésion — le postulat de l’égalité des con-
tractants — est fondamentale quant à la théorie de l’autonomie de la vo-
lonté.
La théorie de l’autonomie de la volonté a été décrite par Gounot61, qui
s’était donné pour tâche de combattre ses effets. Lorsqu’il a entrepris son
travail, la théorie juridique de l’autonomie de la volonté n’avait, toutefois,
pas été formulée clairement. C’est donc lui qui, en la dénonçant, a contri-
bué à son articulation. La théorie de l’autonomie de la volonté qu’il a pré-
sentée a eu une très grande influence. Gounot a posé une série de principes
qui découleraient de la liberté et de l’égalité des contractants dont les sui-
vants : la volonté crée le contrat ; le contrat est la loi des parties ; le contrat
est nécessairement juste puisqu’il a été voulu. L’acceptation sans réserve
de cette théorie exclut inévitablement la sanction des ententes lésionnaires
au sens classique du terme, puisque, l’égalité empirique des parties étant
supposée, l’accord est présumé résulter de concessions réciproques et il
est, forcément juste. L’égalité des parties implique aussi que celles-ci soient
les mieux placées pour évaluer les obligations contractuelles, d’où leur li-
berté de déterminer le contenu du contrat. En conséquence, les interven-
tions extérieures destinées à rééquilibrer le contrat n’ont aucune légitimité,
sauf dans la mesure où elles servent à préserver l’ordre public. Une obliga-
tion conforme à l’ordre public ne saurait donc être remise en question, car
elle est l’expression de la volonté62.
Malgré l’importance accordée à l’idée que le contrat résulte de con-
cessions réciproques, les tenants de la théorie de l’autonomie de la volonté
admettent que ces concessions doivent être réelles. Il leur paraît donc es-
sentiel de s’assurer de l’existence de la volonté de contracter : en l’absence
de volonté, ils reconnaissent qu’il n’y a pas de contrat valide. Ils admettent
ainsi l’existence de vices du consentement, mais ne reconnaissent pas la
lésion, même lorsque celle-ci est définie comme le résultat de l’exploita-
tion. L’égalité des parties postulée par la théorie de l’autonomie de la
volonté laisse en effet peu de place à l’idée que l’une des parties puisse

61. Voir : E. Gounot, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé — Contribu-


tion à l’étude critique de l’individualisme juridique, Paris, A. Rousseau, éd., 1912.
62. Le succès de la théorie de l’autonomie de la volonté explique également que la notion
d’ordre public soit conçue de façon étroite. Les tenants de cette théorie critiquent, en
effet, les interventions législative et judiciaire ayant pour objet de limiter ou d’encadrer
la liberté contractuelle.
88 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

exploiter l’autre. Dans la perspective où les contractants sont égaux, il est,


en effet, quasiment inconcevable qu’un majeur capable soit lésé par un
contrat auquel il a consenti sans crainte ou par erreur. Aussi, même lors-
que la lésion est conçue comme une sanction de l’exploitation, comme c’est
le cas en droit positif actuel, elle ne peut être admise qu’exceptionnelle-
ment entre majeurs63.
L’autonomie de la volonté a eu un impact déterminant sur les règles
adoptées par le législateur lors de la réforme du Code civil du Bas Canada.
À cet égard, il est intéressant de signaler que les représentants des groupes
de pression semblent avoir dicté les règles au législateur64. Le mémoire
préparé par le Barreau du Québec à l’occasion des audiences de la Sous-
commission des institutions relatives à l’Avant-projet de loi portant ré-
forme du Code civil du Québec du droit des obligations en témoigne
éloquemment65. Dans le même esprit, lors de la présentation du mémoire à
la Sous-commission, le bâtonnier, Me Gilbert, a affiché une farouche oppo-
sition au principe de la sanction de la lésion, fondée en partie sur l’idée de
l’égalité des contractants. Il s’est exprimé ainsi :
Un autre aspect du projet nous frappe, c’est que nous institutionnalisons, dans ce
traité des obligations, le régime de ce que j’appellerai, entre guillemets, l’infanti-
lisme juridique. Le législateur vient prendre par la main tous ses concitoyens en
leur disant : Ne vous inquiétez pas. Si un jour vous vous êtes embarqués, entre
guillemets, on verra à ce que ce soit corrigé. Encore là, qu’est-ce que c’est que ce
régime qui vient infantiliser les citoyens et leur donner à tous vents, au plan de
l’institution la plus fondamentale de la société, c’est-à-dire le traité des obligations,
le droit de défaire ce que des adultes ont intelligemment voulu faire, soit dans un
rapport contractuel ou dans d’autres régimes66.

63. Voir l’article 1406 du C.c.Q. Au sujet du caractère exceptionnel de la sanction de la lé-
sion, voir notamment : L. Rolland, « Les figures contemporaines du contrat et le Code
civil du Québec », (1999) 44 R.D. McGill 903 ; É. Charpentier, « L’article 8 de la Loi
sur la protection du consommateur comme symbole de la transformation de la lésion »,
dans P.-C. Lafond (dir.), Mélanges Claude Masse, Cowansville, Éditions Yvon Blais,
2003, p. 509. Le législateur accorde tout de même une certaine importance à l’équilibre
des prestations, comme le montrent ces exceptions de même que d’autres mesures ponc-
tuelles (par exemple, l’article 1437 C.c.Q. ayant pour objet le contrôle des clauses abusi-
ves).
64. Voir à ce sujet : P.-A. Crépeau et É. Charpentier, Les Principes d’UNIDROIT et le
Code civil du Québec : valeurs partagées ?, Scarborough, Carswell, 1998, p. 78 et suiv.
65. Barreau du Québec, Droit des obligations (avant-projet), octobre 1988, p. xii.
66. Québec, Assemblée nationale, Sous-commission des institutions, « Consultation
générale sur l’Avant-projet de loi portant réforme au Code civil du Québec du droit des
obligations », Journal des débats : commissions parlementaires, 25 octobre au 8 novem-
bre 1988, p. sci-257 et suiv.
E. Charpentier Les fondements théoriques… 89

Prenant la parole, également au nom du Barreau, Me Nadeau, faisait


pour sa part référence au caractère contestable de la règle au regard de
l’égalité des contractants :
L’avant-projet de loi […] aborde la théorie générale des obligations avec une phi-
losophie nouvelle dominée par un désir de protection des faibles ou du plus faible
des deux contractants, en faisant fi de la volonté même des parties. On veut impo-
ser, même à ceux qui n’en ont pas besoin ou qui n’en veulent pas, des conditions
ou des clauses, des recours, des vices, des atténuations, des réductions d’obliga-
tions qui font croire que, dorénavant, le législateur entend s’immiscer dans tous
les contrats et entend surveiller de près toutes les transactions entre tous les ci-
toyens, même si c’est contre leur volonté. Tout cela, nous dit-on, dans le but de
trouver et d’instaurer un nouvel équilibre de forces entre les parties. Nous croyons
que ce choix politique est inopportun, du moins, en ce qui concerne notre loi fon-
damentale67.

La Chambre des notaires du Québec a adopté une position tout à fait


comparable à celle qui était défendue par le Barreau.68 Ainsi, selon la Cham-
bre, adopter le principe de la sanction de la lésion équivalait à rompre avec
le libéralisme économique69.
La doctrine québécoise fonde elle aussi le contrat sur l’échange des
volontés, mais elle intègre à sa conception du contrat des valeurs qui per-
mettent d’atténuer la rigueur des effets de la théorie de l’autonomie de la
volonté. Admettant que l’égalité postulée par cette théorie est une égalité
abstraite, qui ne correspond pas à une égalité des parties dans les faits, la
doctrine est plutôt favorable aux interventions législatives destinées à réa-
liser cet équilibre, et ce, même si elles ont pour effet d’annuler des conven-
tions autrement valablement formées70.

67. Id., note 66, p. sci-260.


68. Voir : Chambre des notaires du Québec, Mémoire portant sur « L’avant-projet de
loi portant réforme au Code civil du Québec du droit des obligations », Montréal, octo-
bre 1988, p. 22.
69 .Id., p. 22 et suiv. Voir aussi : Québec, Assemblée nationale, Sous-commission des
institutions, op. cit., note 66, p. sci-292.
70. Voir notamment : J. Pineau, D. Burman et S. Gaudet, op. cit., note 41, p. 161 et suiv. ;
D. Lluelles et B. Moore, op. cit., note 41, p. 513 ; M. Tancelin, op. cit., note 41, p. 96
et suiv. ; J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, op. cit., note 41, no 263, p. 239 et 240. La propo-
sition de l’Office de révision du Code civil d’admettre le principe de la sanction de la
lésion avait aussi fait l’objet de commentaires favorables ; voir : J.-L. Baudouin, Les
obligations, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1983, p. 146 ; P.-G. Jobin, « Les prochai-
nes dispositions sur l’exploitation », (1979) 10 R.G.D. 132 ; P.-G. Jobin, « La rapide évo-
lution de la lésion en droit québécois », (1977) 29 R.I.D.C. 331 ; G. Massol, op. cit., note
49, p. 130 et suiv. ; L. Perret, « Une philosophie nouvelle des contrats fondée sur l’idée
de justice contractuelle », (1980) 11 R.G.D. 537 ; M. Tancelin, « La justice contractuelle :
expérience et perspectives au Québec », (1978) 30 R.I.D.C. 1009 ; voir aussi : G. Cornu,
90 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 69

Ceux qui s’opposent à la sanction de la lésion dénoncent généralement


toutes les interventions des tribunaux ayant pour effet d’assurer un certain
équilibre des prestations, bien qu’ils reconnaissent que ces interventions
sont fondées sur une certaine idée de la justice71. Cette position a le mérite
d’être logique : si on considère que les majeurs capables sont égaux, que
les interventions judiciaires entraînent effectivement l’insécurité juridique
et que la sécurité juridique est plus importante que la justice, les contrats
doivent être respectés puisque rien ne justifie le contrôle de leur contenu72.

Conclusion
D’une conception du contrat où l’injustice découlait de l’absence
d’équivalence des prestations, on est passé à une conception du contrat où
l’égalité des parties leur permet en principe de faire des contrats justes.
Faut-il en conclure — comme le faisait le juge Albert Mayrand dans un texte
portant sur l’article 1040c du Code civil du Bas Canada — que, dans le ré-
gime juridique du contrat, « La raison du plus fort est toujours la
meilleure »73 ? La primauté accordée à la sécurité juridique plutôt qu’à la
justice est une conséquence du postulat d’égalité des parties issu de la

Regards sur le Titre III du Livre III du Code civil, Paris, Les Cours de droit, 1977 ; J.
Ghestin, op. cit., note 51. Les réserves émises portaient essentiellement sur la formula-
tion de l’article 37, et non sur le principe de la sanction de la lésion. M. Tancelin, op.
cit., note 41, p. 1010, estimait que la présomption d’exploitation risquait d’« accroître
inutilement les résistances prévisibles à l’adoption de la mesure ». Dans le même esprit,
L. Perret, loc. cit., 543, soulignait que le succès du projet d’assurer une meilleure jus-
tice contractuelle allait dépendre de « l’esprit qui animera les règles de droit positif que
créeront le législateur ou les tribunaux. Celles-ci seront en fait le reflet des forces et des
idées sociales de l’époque. ».
71. Voir, par exemple, D. Picotte, « Les mécanismes d’encadrement judiciaire des relations
commerciales contractuelles et extracontractuelles : évolution et tendances », (1993) 27
R.J.T. 599, 629 et 630 : « D’abord, l’intervention des tribunaux est parfois fondée sur des
notions fort subjectives, telles la « bonne foi », l’« équité » et la « justice », qui relèvent
davantage de la morale que du droit. Le caractère flou et subjectif du fondement de l’in-
tervention des tribunaux a pour effet d’introduire un élément d’incertitude qui peut, s’il
n’est pas circonscrit suffisamment, menacer sérieusement la sécurité des transactions
commerciales. […] la nouvelle approche des tribunaux est parfois troublante à cet égard
puisqu’elle représente l’émergence d’une zone d’incertitude dans le droit des contrats
constituant un facteur de démotivation à contracter. »
72. Il est important de rappeler ici que l’insécurité juridique est supposée, aucune étude
n’ayant démontré le lien entre lésion et insécurité. L’expérience de pays comme l’Alle-
magne où la lésion joue un rôle important tend d’ailleurs plutôt à montrer l’absence d’im-
pact de la lésion sur la sécurité juridique puisque le commerce ne semble pas y avoir été
freiné par l’existence de la sanction de la lésion.
73. Voir : A. Mayrand, op. cit., note 47.
E. Charpentier Les fondements théoriques… 91

théorie de l’autonomie de la volonté. Si la théorie concordait avec la réalité,


c’est-à-dire si les contractants étaient véritablement égaux, il serait tout à
fait admissible que le droit n’intervienne pas dans la « substance du con-
trat ». La reconnaissance de la lésion comme cause de nullité des contrats
n’aurait alors aucune légitimité. Malheureusement, l’égalité postulée ne
correspond pas à la réalité : la justice postulée entraîne alors inévitablement
l’injustice.
Les fondements de la déontologie judiciaire

Luc Huppé*

Bien que les juges exercent l’une des fonctions les plus importantes
de la société, les règles qui encadrent la déontologie judiciaire sont rela-
tivement peu développées au Canada. À la différence des juges de nomi-
nation provinciale au Québec, les juges de nomination fédérale ne sont
assujettis à aucun code de déontologie. Cette situation soulève la ques-
tion des sources de la déontologie judiciaire au Canada. La mise en évi-
dence des fondements sur lesquels repose la déontologie judiciaire per-
met d’apprécier la portée juridique du serment prononcé par les juges au
moment de leur entrée en fonction ainsi que de prendre la mesure des
exigences qui découlent de façon intrinsèque de la fonction judiciaire.

Although the judicial function is of the utmost importance for the


society, there is much uncertainty in Canada about the rules governing
judicial ethics. Contrary to the judges appointed by the government of
Québec, the judges appointed by the federal governement are not bound
by a code of judicial ethics. This situation raises the question of the
sources of judicial ethics in Canada. The legal foundations of judicial eth-
ics are to be found in the judicial oath taken by each person assuming
judicial functions and in the intrinsic requirements of the judicial func-
tion.

* Avocat.

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 93-131


(2004) 45 Les Cahiers de Droit 93
94 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Pages

1 Les sources formelles de la déontologie judiciaire ......................................................... 97


1.1 Les normes du droit interne ................................................................................... 98
1.1.1 Les juges de nomination provinciale ........................................................ 98
1.1.2 Les juges de nomination fédérale .............................................................. 101
1.2 Les normes extérieures au droit interne ............................................................... 106
1.2.1 Les systèmes juridiques apparentés .......................................................... 107
1.2.2 Les normes internationales ......................................................................... 110
2 Une modalité de la fonction judiciaire ............................................................................ 113
2.1 Le serment judiciaire ............................................................................................... 113
2.1.1 Les origines du serment judiciaire ............................................................. 114
2.1.2 La portée du serment judiciaire ................................................................. 117
2.2 Une obligation inhérente à la fonction ................................................................. 122
2.2.1 Le caractère inhérent de la déontologie judiciaire .................................. 122
2.2.2 La portée de l’obligation inhérente ........................................................... 126
Conclusion ................................................................................................................................. 130

La préservation de normes éthiques élevées au sein de la magistrature


devient un enjeu social de première importance à mesure que les pouvoirs
des tribunaux s’accroissent. La déontologie judiciaire constitue ainsi un
complément indispensable au statut exceptionnel garanti au juge par les
différentes facettes de l’indépendance judiciaire. À ce titre, elle représente
un facteur primordial du succès des institutions judiciaires, dont elle as-
sure la légitimité. Pourtant, l’encadrement juridique de la déontologie judi-
ciaire au Canada contient encore nombre d’incertitudes.
Bien que la question ne semble pas avoir été débattue1, le pouvoir d’en-
cadrer la conduite des juges constituerait vraisemblablement un corollaire
du pouvoir de nomination et de destitution, plutôt qu’une composante du

1. La qualification de la déontologie judiciaire aux fins du partage des compétences pré-


sente cependant différents aspects. À titre d’exemple, il reviendrait vraisemblablement
aux instances fédérales d’établir certaines règles déontologiques traitant de la préven-
tion des conflits d’intérêts chez les juges de nomination fédérale, ou encore du devoir de
réserve qui leur incombe, mais ce sont les instances provinciales qui, dans l’exercice de
leur compétence relative à l’administration de la justice, posséderaient la compétence de
préciser les situations susceptibles d’entraîner la récusation d’un juge dans le contexte
exact d’un litige.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 95

pouvoir de régir le fonctionnement des tribunaux2 ; c’est ainsi, du moins,


que la déontologie judiciaire s’est développée au Canada. Pour ce qui est
des juges des tribunaux de droit commun, nommés par le gouverneur géné-
ral aux termes de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 18673, et pour ce
qui est des juges des tribunaux fédéraux créés aux termes de l’article 101,
la déontologie judiciaire relèverait ainsi du niveau fédéral de gouverne-
ment4. À l’égard des juges des tribunaux établis dans l’exercice de la com-
pétence générale conférée par l’article 92 (14) de la Loi constitutionnelle de
1867, relativement à l’administration de la justice dans une province, elle
relèverait du niveau provincial de gouvernement.
Scinder le pouvoir de régir la déontologie judiciaire entre les deux or-
dres de gouvernement a pour avantage d’empêcher que, par l’adoption de
règles éthiques qui ne feraient pas consensus, l’ordre de gouvernement qui
détiendrait le pouvoir exclusif de régir la déontologie judiciaire puisse en-
traver le pouvoir de nomination accordé à l’autre ordre de gouvernement
ou nuire à sa capacité de destituer les juges ainsi nommés. Toutefois, cette
situation présente l’inconvénient que les juges de nomination fédérale et
les juges de nomination provinciale puissent être assujettis à des obliga-
tions déontologiques différentes5, bien qu’ils exercent un pouvoir de même

2. Dans Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716, la Cour suprême du Canada semble exprimer
l’avis que la compétence législative relative à l’immunité de poursuite qui protège les
juges dans l’exercice de leurs fonctions incombe à l’instance qui a le pouvoir de nomina-
tion (p. 737). Un raisonnement semblable pourrait être transposé au pouvoir de régir la
déontologie judiciaire.
3. L’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., R.-U., c. 3, fait référence
précisément à la conduite des juges des tribunaux de droit commun, en énonçant qu’ils
demeurent en fonction « during good behaviour ». Ils peuvent être destitués par le gou-
verneur général à la suite d’une adresse du Sénat et de la Chambre des communes. La
destitution d’un juge par l’instance qui a procédé à sa nomination constitue la sanction
ultime de son inconduite.
4. Compte tenu que la seule compétence législative explicitement accordée au Parlement
fédéral relativement aux juges des tribunaux de droit commun concerne leur rémunéra-
tion (article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 3), la compétence lé-
gislative fédérale en matière de déontologie judiciaire ne pourrait relever que des
pouvoirs généraux accordés par le paragraphe liminaire de l’article 91 de la Loi constitu-
tionnelle de 1867, précitée, note 3, relativement à la paix, à l’ordre et au bon gouverne-
ment du Canada. Cette hypothèse a été mentionnée par les juges dissidents dans
Mackeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, 813, sans que la majorité se prononce à ce
sujet. Voir également : Gratton c. Le Conseil canadien de la magistrature, [1994] 2 C.F.
769, 796-797.
5. On n’a pas manqué de souligner l’utilité d’un éventuel code de déontologie applicable à
l’ensemble des juges du pays : M.L. Friedland, « Reflections on a Place Apart : Judicial
Independence and Accountability in Canada », (1996) 45 R.D.U.N.-B. 67, 71. Notons
néanmoins un large recoupement entre les principes déontologiques appliqués par les
instances déontologiques fédérales et provinciales.
96 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

nature, à l’égard des mêmes justiciables. Les normes éthiques qui s’impo-
sent au juge pourraient théoriquement varier selon l’identité du tribunal qui
décide d’un litige. Une telle situation n’est guère favorable à la réalisation
de la primauté du droit qui, en se plaçant dans la perspective des justicia-
bles, implique à tout le moins une certaine uniformité des règles qui con-
traignent les juges à exercer correctement leurs fonctions.
En outre, il est vraisemblable que le principe de la séparation des
pouvoirs6 réserve en exclusivité aux membres de la magistrature une cer-
taine part de responsabilité quant à l’encadrement de la déontologie judi-
ciaire, parallèlement à la part de responsabilité incombant aux institutions
législatives et exécutives. En effet, la déontologie et l’indépendance judi-
ciaires sont si intimement liées7 que l’absence de participation des mem-
bres de la magistrature au processus de définition et d’application des
obligations déontologiques des juges comporte un risque réel d’immixtion
dans l’indépendance des institutions judiciaires. Il apparaît donc nécessaire
que le degré d’engagement de la magistrature en matière de déontologie
judiciaire soit suffisamment significatif pour éviter la perte de son indépen-
dance par rapport aux autres institutions de l’État qui possèdent une com-
pétence à ce sujet.
Les exigences constitutionnelles relatives à la participation de la ma-
gistrature à l’élaboration de la déontologie judiciaire, ou encore la forme
que doit prendre cette participation pour satisfaire au principe de l’indé-
pendance judiciaire, n’ont pas encore été établies en droit canadien, bien
que la magistrature ait largement contribué aux normes déontologiques
existantes. Au surplus, il n’existe pas de structure officielle de regroupe-
ment permettant aux juges d’émettre collectivement leur avis ou de dési-
gner des représentants habilités à le faire en leur nom ; les seules structures
existantes demeurent informelles8. Il manque donc encore à la magistra-

6. La Constitution canadienne incorpore le principe de la séparation des pouvoirs, à tout le


moins entre les institutions judiciaires et les autres institutions de l’État : Wells c. Terre-
Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, 220 ; Babcock c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S.
3, 29.
7. L’interdépendance des notions d’indépendance et de déontologie judiciaires a été souli-
gnée : H.P. Glenn, « Indépendance et déontologie judiciaires », (1995) 55 R. du B. 295,
303.
8. C’est le cas, par exemple, de la Conférence canadienne des juges, regroupant des juges
de nomination fédérale, ou de la Conférence des juges du Québec, expressément men-
tionnée à l’article 248 e) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., c. T-16
(www.cjqc.ca/), de l’Association canadienne des juges de cours provinciales
(www.acjnet.org/capcj/fr/bienvenue.html) ou encore, sous une autre forme, du Forum
des juges de l’Association du Barreau canadien (www.abc.cba.org/Forum_des_Juges/
Mainfr/default.asp).
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 97

ture canadienne un mode d’expression collective dont la légitimité serait


fondée sur la loi9. Cette nécessaire contribution de la part de la magistra-
ture devrait peut-être même se fractionner entre différents groupes de ju-
ges, en fonction du tribunal auquel ils sont rattachés, pour préserver leur
indépendance respective les uns par rapport aux autres10.
Enfin, la mise en évidence des sources mêmes de la déontologie judi-
ciaire présente des difficultés importantes. Au Québec, par exemple, les
juges de nomination provinciale sont assujettis à un code de déontologie,
mais non les juges de nomination fédérale. L’absence d’un code de déonto-
logie formel ne peut évidemment avoir pour conséquence de dispenser ces
derniers du respect de certaines obligations déontologiques, mais elle pose
avec acuité la question de la source et de la mise en évidence des obliga-
tions qui s’imposent à eux.
Toutes ces considérations invitent à la recherche de principes com-
muns à l’ensemble des membres de la magistrature, quel que soit par
ailleurs l’encadrement juridique particulier qui leur soit applicable. L’ana-
lyse des différentes sources formelles de la déontologie judiciaire permet
de constater une certaine diversité des formes et des processus, mais aussi
une convergence des principes déontologiques retenus par les autorités
compétentes (1). Elle conduit à l’idée que la déontologie judiciaire découle
de façon intrinsèque des exigences de la fonction judiciaire, dont elle cons-
titue une modalité (2).

1 Les sources formelles de la déontologie judiciaire


Le droit interne canadien présente une certaine diversité dans l’enca-
drement de la déontologie judiciaire (1.1). Certaines normes établies au ni-
veau international en constituent dorénavant la toile de fond, tout comme
le droit interne de pays dont le système juridique est apparenté à celui du
Canada (1.2).

9. Cette lacune est particulièrement apparente lorsque la magistrature exerce ses droits
constitutionnels dans le contexte d’actes de procédure judiciaire, ce qu’elle a fait indis-
tinctement de plusieurs façons, par exemple : à l’initiative d’un juge agissant en son nom
propre (Shatilla c. Shatilla, [1982] C.A. 511), du juge en chef d’un tribunal (Gold c. Pro-
cureur général du Québec, [1986] R.J.Q. 2924 (C.S.)), d’un groupe circonstanciel de juges
(Bisson c. Québec (Procureur général), [1993] R.J.Q. 2581 (C.A.)) ou d’une association
de juges (Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice), [1997]
3 R.C.S. 3).
10. Il n’est pas sans intérêt de constater que le législateur québécois a adopté des codes de
déontologie séparés pour les juges de la Cour du Québec et ceux des cours municipales,
ainsi que pour divers tribunaux administratifs : infra, note 23.
98 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

1.1 Les normes du droit interne


Bien que certaines dispositions législatives ayant une portée
déontologique11 s’appliquent à l’ensemble des juges, quel que soit le palier
de gouvernement qui les nomme, les sources formelles de la déontologie
judiciaire au Canada se divisent en fonction du pouvoir de nomination et
de destitution des juges. Au Québec, l’encadrement de la déontologie judi-
ciaire présente des différences notables selon que celle-ci vise les juges de
nomination provinciale (1.1.1) ou les juges de nomination fédérale (1.1.2).

1.1.1 Les juges de nomination provinciale


De nombreux juges canadiens de nomination provinciale ne sont assu-
jettis à aucun code de déontologie12. Au Québec, la Loi sur les tribunaux
judiciaires13 confie la responsabilité de la déontologie judiciaire des juges
de nomination provinciale au Conseil de la magistrature du Québec. Établi
par la loi14, le Conseil de la magistrature du Québec est composé principa-
lement de juges, et huit de ses quinze membres viennent de la Cour du
Québec15. Les fonctions de ce conseil comprennent l’adoption d’un code
de déontologie de la magistrature16, ainsi que la réception et l’examen des
plaintes formulées contre les juges17. C’est aussi le Conseil de la magistra-
ture du Québec qui, après enquête, peut réprimander les juges qui contre-
viennent au code de déontologie ou recommander au ministre de la Justice
du Québec d’amorcer le processus de destitution18.

11. À titre d’exemple, mentionnons : l’obligation de récusation du juge, afin d’éviter les si-
tuations de conflit d’intérêts, prévue dans l’article 234 du Code de procédure civile,
L.R.Q., c. C-25 ; la criminalisation de la corruption dans le système judiciaire, prévue
aux articles 118 et suivants du Code criminel, L.R.C. (1985), c. C-46, modifiée par L.R.C.
(1985), c. 2 (1er supp.) ; l’inéligibilité du juge à l’Assemblée nationale, au Conseil exécutif
ou à d’autres charges lucratives de l’État québécois, prévue aux articles 8 et 31 de la Loi
sur les tribunaux judiciaires, précité, note 8, et à l’article 235 de la Loi électorale, L.R.Q.,
c. E-3.3. Cette situation résulte du fait que le sujet de la déontologie judiciaire présente
un double aspect du point de vue du partage des compétence : supra, note 1.
12. Une analyse effectuée il y a une décennie concluait que seuls le Québec et la Colombie-
Britannique possédaient un code de déontologie : M.L. Friedland, Une place à part :
l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada, Ottawa, Conseil ca-
nadien de la magistrature, 1995, p. 159.
13. Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée, note 8.
14. Id., art. 247.
15. Id., art. 248.
16. Id., art. 256 b) et 261.
17. Id., art. 256 c) et 263.
18. Id., art. 279.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 99

La Loi sur les tribunaux judiciaires détermine expressément19 l’objet


du code de déontologie, à savoir : les règles de conduite et les devoirs des
juges envers le public, envers les parties à une instance judiciaire et envers
les avocats ; les actes et les omissions dérogatoires à l’honneur, à la dignité
ou à l’intégrité de la magistrature ; les fonctions et les activités qu’un juge
peut exercer à titre gratuit, malgré l’obligation qui lui est faite par la loi de
se consacrer exclusivement à ses fonctions judiciaires20. C’est aussi dans
la Loi sur les tribunaux judiciaires21 que se trouve énoncé le processus suivi
pour l’adoption du code de déontologie. Le Conseil de la magistrature du
Québec a établi un projet de code, puis a convoqué une assemblée des ju-
ges à qui ce code devait s’appliquer afin de les consulter à propos de ce
projet. Par la suite, le texte définitif du code a été adopté par le Conseil de
la magistrature du Québec et publié22 à la Gazette officielle du Québec.
Approuvé sans modification par le gouvernement du Québec, plus de un
an après sa première publication, il a été publié à nouveau23 à la Gazette
officielle du Québec et est entré en vigueur au moment de la seconde pu-
blication.

19. Id., art. 262.


20. Cette obligation résulte de l’article 129 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée,
note 8. Les juges de nomination fédérale sont assujettis à une obligation semblable, aux
termes de l’article 55 de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), c. J-1.
21. Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée, note 8, art. 261 ; le décret d’adoption du Code
fait d’ailleurs état précisément du respect de ces différentes étapes : voir infra, note 23.
Un processus similaire a été suivi en ce qui concerne le Code de déontologie des juges
municipaux du Québec, tel qu’il est possible de le constater au Décret 644-82, (1982) 114
G.O. II, 1649. Comme la Loi sur les tribunaux judiciaires ne prévoit pas de processus
d’amendement, il est vraisemblable que le même processus devrait être à nouveau inté-
gralement suivi pour apporter des modifications au Code de déontologie de la magistra-
ture.
22. Cette publication a eu lieu le 11 mars 1981 : Projet de règlement, Code de déontologie de
la magistrature, (1981) 113 G.O. II, 1275.
23. Code de déontologie de la magistrature, entré en vigueur le 17 mars 1982, (décret) 114
G.O. II, 1648. En droit québécois, il existe également des codes de déontologie applica-
bles à d’autres personnes exerçant des pouvoirs de nature judiciaire : le Code de déonto-
logie des juges municipaux du Québec, R.R.Q., c. T-16, r. 4.2 (actuellement en révision :
(2003) 135 G.O. II, 3163) ; le Code de déontologie des membres du Tribunal des droits de
la personne, R.R.Q., c. C-12, r. 0.001 ; le Code de déontologie des régisseurs de la Régie
du logement, R.R.Q., c. R-8.1, r. 0.2.
100 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Le Code de déontologie de la magistrature se présente sous la forme


d’une série de dix règles24 :
1) Le rôle du juge est de rendre justice dans le cadre du droit.
2) Le juge doit remplir son rôle avec intégrité, dignité et honneur.

3) Le juge a l’obligation de maintenir sa compétence professionnelle.

4) Le juge doit prévenir tout conflit d’intérêts et éviter de se placer dans une
situation telle qu’il ne peut remplir utilement ses fonctions.

5) Le juge doit de façon manifeste être impartial et objectif.

6) Le juge doit remplir utilement et avec diligence ses devoirs judiciaires et s’y
consacrer entièrement.

7) Le juge doit s’abstenir de toute activité incompatible avec l’exercice du pou-


voir judiciaire.
8) Dans son comportement public, le juge doit faire preuve de réserve, de cour-
toisie et de sérénité.

9) Le juge est soumis aux directives administratives de son juge en chef dans
l’accomplissement de son travail.

10) Le juge doit préserver l’intégrité et défendre l’indépendance de la magistra-


ture, dans l’intérêt supérieur de la justice et de la société.

La structure mise en place par la Loi sur les tribunaux judiciaires re-
pose donc sur la participation active des trois branches de l’État, dont elle
équilibre les pouvoirs relativement à la déontologie judiciaire : le pouvoir
législatif a déterminé l’objet du code de déontologie, a créé l’instance char-
gée d’en établir le texte et a fixé le processus devant être suivi pour son
adoption ; le pouvoir judiciaire a établi le texte du code de déontologie, s’est
assuré par consultation du consentement collectif des juges à qui il est ap-
plicable et demeure responsable de son application ; au pouvoir exécutif
était réservée l’approbation ultime du texte du code, sans modification

24. Un auteur respecté a critiqué cette approche : « l’utilité de ces seules dispositions très
générales demeure incertaine ». Voir : M.L. Friedland, op. cit., note 12, p. 161. Cette
position ne paraît d’aucune façon justifiée. Comme il est possible de le constater à la
lecture des rapports des comités d’enquête du Conseil de la magistrature du Québec, ce
dernier trouve suffisamment de substance dans le Code de déontologie de la magistra-
ture pour exercer sa compétence en matière de déontologie judiciaire. Le Conseil de la
magistrature du Québec diffuse le texte des rapports d’enquête par la voie de son site
Internet : www.cm.gouv.qc.ca/.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 101

possible25. En droit public québécois, la conception et l’application des


règles de déontologie judiciaire relèvent donc des juges eux-mêmes26, et ce,
il convient de le souligner, selon la volonté des institutions représentatives
de l’électorat. La responsabilité première de l’application de la déontologie
judiciaire incombe au Conseil de la magistrature du Québec, à l’abri de l’in-
fluence du gouvernement27 et à l’exclusion des tribunaux de droit com-
mun28.

1.1.2 Les juges de nomination fédérale


Sans pour autant manquer de substance, la déontologie judiciaire rela-
tive aux juges de nomination fédérale est cependant moins formellement
encadrée. Bien que la plupart d’entre eux exercent leurs fonctions au sein
des tribunaux de droit commun qui forment la structure judiciaire fonda-
mentale du pays, il n’existe pas de code de déontologie qui leur soit appli-
cable, et la Loi sur les juges29 n’accorde aucun pouvoir d’en établir un.
Cette situation ambiguë30 des juges qui exercent les fonctions les plus im-
portantes dans la hiérarchie judiciaire canadienne met en relief le fait que

25. Le gouvernement du Québec n’avait pas le pouvoir d’apporter des modifications au code
de déontologie qui lui était soumis par le Conseil de la magistrature : Ruffo c. Conseil de
la magistrature, J.E. 92-1063 (C.A.), désistement d’appel : [1995] 4 R.C.S. 267 ; Conseil
de la magistrature du Québec c. Commission d’accès à l’information, [2000] R.J.Q. 638,
653 (C.A.).
26. Conseil de la magistrature du Québec c. Commission d’accès à l’information, précité,
note 25, 654.
27. Ibid.
28. Dans l’exercice du contrôle judiciaire des décisions des conseils de la magistrature, les
tribunaux supérieurs font preuve d’une grande retenue : Moreau-Bérubé c. Nouveau-
Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249, 282 ; la norme est d’ailleurs
la même à l’égard des décisions du Conseil canadien de la magistrature : Taylor c. Ca-
nada (Procureur général), [2003] 3 C.F. 3 (C.A.), permission d’en appeler à la Cour su-
prême refusée le 25 septembre 2003. La Cour suprême du Canada a aussi établi que, par
exemple, la définition du devoir de réserve des juges relève en premier lieu des organis-
mes responsables de la déontologie judiciaire : Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995]
4 R.C.S. 267, 330.
29. Loi sur les juges, précitée, note 20.
30. Les représentants de plus de vingt pays du Commonwealth, parlementaires, juges, prati-
ciens du droit et universitaires, ont exprimé leur préférence pour l’adoption de codes de
déontologie judiciaire, dans le contexte des Latimer House Guidelines for Com-
monwealth, formulées lors d’une réunion tenue du 15 au 19 juin 1998 : J. Hatchard et
P. Slinn, Parliamentary Supremacy and Judicial Independence… Latimer House
Guidelines for the Commonwealth, 19 June 1998, Londres, Cavendish Publishing, 1999.
L’article 1 a) de la section V des Latimer House Guidelines for Commonwealth se lit
comme suit : « A Code of Ethics and Conduct should be developed and adopted by each
judiciary as a means of ensuring the accountability of judges. »
102 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

la déontologie judiciaire ne trouve pas uniquement ses sources dans le droit


positif. Il y a indubitablement des obligations déontologiques contraignant
les juges de nomination fédérale, malgré le silence du législateur fédéral à
ce propos.
En l’absence de dispositions législatives portant sur le sujet, il semble
qu’aucune instance ne possède l’autorité de régir directement la déontolo-
gie des juges de nomination fédérale ou d’en formuler les principes direc-
teurs31. Dans ce contexte, l’élaboration de règles déontologiques formelles
ne pourrait survenir que de façon indirecte, dans le contexte limité du pro-
cessus disciplinaire concernant les juges de nomination fédérale32. La Loi
sur les juges n’établit pas pour les juges de nomination fédérale, comme la
Loi sur les tribunaux judiciaires le fait au Québec à propos des juges de
nomination provinciale, un lien direct entre les principes de déontologie
judiciaire et le mécanisme de plaintes susceptible de mener à la réprimande
ou à la destitution d’un juge. Pourtant, les motifs pour lesquels la destitu-
tion d’un juge de nomination fédérale peut être recommandée reposent en
grande partie, sinon en totalité, sur un manquement à des obligations déon-
tologiques33. Dans l’application concrète de ces motifs, divers principes
d’ordre déontologique devront nécessairement être élaborés et les types de
conduite susceptibles d’entraîner la réprobation devront être précisés.
Le processus disciplinaire ne constitue cependant pas le cadre le plus
approprié à la formulation de principes déontologiques. D’une part, les

31. Le Conseil canadien de la magistrature a cependant considéré que les principes élaborés
par la Cour suprême du Canada dans Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, et Moreau-Bérubé
c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), précité, note 28, à propos des juges
de nomination provinciale, sont à tous égards applicables au régime déontologique con-
cernant les juges de nomination fédérale : Rapport d’enquête concernant le juge J.-G.
Boilard, 5 août 2003, par. 11 (Conseil canadien de la magistrature), confirmé pour d’autres
raisons le 19 décembre 2003 : (Rapport du Conseil canadien de la magistrature présenté
au ministre de la Justice du Canada en vertu de l’art. 65 (1) de la Loi sur les juges et
concernant le juge Jean-Guy Boilard de la Cour supérieure du Québec, [En ligne], 2003,
[www.cjc-ccm.gc.ca/francais/inquiries/Boilard_Fr.PDF].
32. Ce processus commence par le dépôt d’une plainte auprès du Conseil canadien de la
magistrature, ou d’une demande d’enquête par le gouvernement, aux termes de l’article
63 de la Loi sur les juges, précitée, note 20. Le processus peut conduire à la destitution
du juge par le gouverneur général, sur adresse des deux chambres du Parlement, aux
termes de l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 3.
33. Aux termes de l’article 65 (2) de la Loi sur les juges, précitée, note 20, le Conseil cana-
dien de la magistrature peut recommander la destitution du juge s’il est d’avis que le juge
est inapte à remplir utilement ses fonctions, pour l’un ou l’autre des motifs suivants :
l’âge ou l’invalidité ; un manquement à l’honneur et à la dignité ; un manquement aux
devoirs de sa charge ; une situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge ou à
toute autre cause.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 103

juges doivent être préalablement et convenablement informés des diverses


obligations déontologiques qui leur incombent, et dont les justiciables at-
tendent le respect. Ils ne doivent pas les découvrir à la pièce au moment où
sont analysés les reproches qui leur sont adressés par les justiciables, au
fur et à mesure des plaintes ou des demandes d’enquête qui les concernent.
D’autre part, l’élaboration d’une jurisprudence disciplinaire est un proces-
sus lent et aléatoire qui, jusqu’à maintenant34, n’a pas permis d’englober un
éventail suffisamment large de situations pour rendre inutile l’adoption
d’un code de déontologie judiciaire applicable aux juges de nomination fé-
dérale.
Sans posséder formellement le pouvoir d’adopter un code de déonto-
logie, le Conseil canadien de la magistrature a néanmoins publié un énoncé
de principes intitulé Principes de déontologie judiciaire35. Établi aux ter-
mes de la partie II de la Loi sur les juges, le Conseil canadien de la magis-
trature est composé exclusivement de juges de haut niveau, à savoir les
juges en chef, juges en chef associés et juges en chef adjoints des tribunaux
supérieurs et d’appel de l’ensemble du pays36. Il est présidé par le juge en
chef de la Cour suprême du Canada. L’une des principales fonctions du
Conseil canadien de la magistrature consiste à procéder aux enquêtes rela-
tives aux plaintes déposées contre des juges de nomination fédérale, qui
peuvent éventuellement conduire à leur destitution, et à faire rapport au
ministre de la Justice du Canada à ce sujet37. La mission générale de ce
conseil consiste à améliorer le fonctionnement des tribunaux supérieurs,
ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et à favoriser l’uniformité
dans l’administration de la justice devant ces tribunaux38. Ces dispositions
peuvent sans doute servir de fondement général à la publication d’un
énoncé de principes relatif à la déontologie judiciaire des juges de nomina-
tion fédérale, mais elles paraissent insuffisantes à leur donner une force
contraignante.

34. Le site Internet du Conseil canadien de la magistrature, où se trouve le texte des rap-
ports des comités d’enquête, en compte six depuis 1990 : www.cjc-ccm.gc.ca/francais/.
35. Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire, Ottawa,
Conseil canadien de la magistrature, 1998. Pour la genèse de ces principes, voir : R.J.
Scott, « Accountability and Independence », (1996) 45 R.D.U.N.-B. 27, 32-36. La publi-
cation de ces principes prolongeait et complétait certaines démarches entreprises aupa-
ravant sous l’égide du Conseil canadien de la magistrature, dont les suivantes : J.O.
Wilson, A Book for Judges, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1980 ; G.
Fauteux, Le livre du magistrat, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada,
1980 ; Conseil canadien de la magistrature, Propos sur la conduite des juges,
Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1991.
36. Loi sur les juges, précitée, note 20, art. 59 (1).
37. Id., art. 60 (2), 63 et 65.
38. Id., art. 60 (1).
104 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Tout comme le Code de déontologie de la magistrature, mais dans un


contexte différent, les Principes de déontologie judiciaire émanent de la
magistrature. Ils ont été rédigés par des membres du Conseil canadien de la
magistrature, avec la collaboration de la Conférence canadienne des juges,
et ont fait l’objet d’une vaste consultation, notamment auprès de juges dans
l’ensemble du Canada39. Ce processus assure leur légitimité, malgré la pré-
carité des sources législatives sur lesquelles ils peuvent être explicitement
appuyés.
Contrairement au Code de déontologie de la magistrature, les Princi-
pes de déontologie judiciaire ne se présentent pas sous la forme de règles
impératives. Ils mettent plutôt en évidence cinq valeurs fondamentales
quant à la fonction judiciaire et formulent pour chacune un énoncé, qu’ils
développent ensuite en quelques principes d’application plus concrète, qui
font eux-mêmes l’objet de commentaires détaillés. L’indépendance de la
magistrature, l’intégrité, la diligence, l’égalité et l’impartialité, qui reçoit le
traitement le plus poussé, donnent lieu à la formulation des énoncés sui-
vants :
L’indépendance de la magistrature est indispensable à l’exercice d’une justice
impartiale sous un régime de droit. Les juges doivent donc faire respecter l’indé-
pendance judiciaire, et la manifester tant dans ses éléments individuels qu’institu-
tionnels.

Les juges doivent s’appliquer à avoir une conduite intègre, qui soit susceptible de
promouvoir la confiance du public en la magistrature.

Les juges doivent exercer leurs fonctions judiciaires avec diligence.

Les juges doivent adopter une conduite propre à assurer à tous un traitement égal
et conforme à la loi, et ils doivent conduire les instances dont ils sont saisis dans
ce même esprit.

Les juges doivent être impartiaux et se montrer impartiaux dans leurs décisions et
tout au long du processus décisionnel.

Les principes liés à l’indépendance de la magistrature40 rappellent,


entre autres, que le juge exerce ses fonctions à l’abri de toute influence
extérieure et qu’il doit fermement rejeter toute tentative en vue d’influen-
cer sa décision dans les affaires dont il est saisi. Pour ce qui est de l’inté-
grité41, les juges sont invités notamment à déployer tous les efforts
possibles pour que leur conduite soit sans reproche aux yeux d’une per-

39. Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire, op. cit.,


note 35, p. iii-iv.
40. Id., p. 7.
41. Id., p. 13.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 105

sonne raisonnable, impartiale et bien informée. En ce qui concerne la dili-


gence42, il est prévu en particulier que les juges prennent les mesures qui
s’imposent pour préserver et accroître les connaissances, les compétences
et les qualités personnelles nécessaires à l’exercice de leurs fonctions judi-
ciaires, qu’ils doivent s’efforcer de remplir leurs fonctions avec une promp-
titude raisonnable et qu’ils doivent s’abstenir de toute conduite
incompatible avec l’exercice de leurs fonctions judiciaires.
Relativement à l’égalité43, les Principes de déontologie judiciaire indi-
quent entre autres que les juges doivent : s’efforcer d’être conscients des
particularités découlant du sexe, de la race, des croyances religieuses, des
caractéristiques ethniques, de la culture, de l’orientation sexuelle ou d’une
déficience ; s’abstenir d’adhérer à tout organisme qui pratique une forme
quelconque de discrimination prohibée par la loi ; et se dissocier d’une
conduite ou de propos discriminatoires tenus en leur présence. Les princi-
pes élaborés relativement à l’impartialité44 traitent notamment de la façon
dont les juges devraient gérer leurs affaires personnelles pour réduire les
possibilités de récusation, de leur participation à des activités civiques,
charitables ou religieuses ou encore à des débats publics ou politiques, de
leur adhésion à des groupes ou à des organisations et du devoir qui leur
incombe de se récuser chaque fois qu’ils s’estiment incapables de juger
impartialement ou en cas de conflit d’intérêts.
Par la publication des Principes de déontologie judiciaire, le Conseil
canadien de la magistrature ne prétend à rien d’autre qu’à la formulation
de conseils et de recommandations et se refuse à énoncer quelque règle que
ce soit dont la contravention pourrait constituer une inconduite judiciaire
pour les juges visés45. Les Principes de déontologie judiciaire ne s’impo-
sent donc pas formellement aux juges de nomination fédérale ; ils n’ont pas
la valeur d’un code de déontologie que les juges devraient s’assurer de res-
pecter. Il semble cependant manifeste que la publication de ces principes a
notamment pour objet de permettre aux juges de préciser le type de con-
duite susceptible de susciter la désapprobation ou de mener à une sanction
disciplinaire. La retenue de la part du Conseil canadien de la magistrature
quant à la portée de son énoncé de principes, qui s’explique en partie par
l’absence de fondement législatif qui leur donnerait une portée contrai-

42. Id., p. 17.


43. Id., p. 23.
44. Id., p. 27-29.
45. Id., p. 3. Cette approche a reçu un appui au sein de la doctrine : Y.-M. Morissette,
« Figure actuelle du juge dans la cité », (1999-2000) 30 R.D.U.S. 1, 15-16.
106 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

gnante, n’a toutefois pas empêché le rayonnement des Principes de déon-


tologie judiciaire, qui ont inspiré autant les comités d’enquête du Conseil
canadien de la magistrature46 et du Conseil de la magistrature du
Québec47 que les tribunaux judiciaires48.
Tant pour les juges de nomination provinciale que pour les juges de
nomination fédérale, la déontologie judiciaire incombe donc au premier
chef aux membres de la magistrature. Cette situation est par ailleurs géné-
ralement conforme à celle des membres des ordres professionnels au Qué-
bec, pour lesquels le législateur délègue au bureau de l’ordre49, soit
l’instance chargée d’en assurer la direction50, le soin d’adopter un code de
déontologie imposant au professionnel des devoirs d’ordre général et par-
ticulier envers le public, ses clients et sa profession, notamment celui de
s’acquitter de ses obligations professionnelles avec intégrité.

1.2 Les normes extérieures au droit interne


D’autres règles que celles du droit interne présentent une certaine per-
tinence dans le développement de la déontologie judiciaire au Canada.
D’une part, les Principes de déontologie judiciaire adoptés par le Conseil
canadien de la magistrature sont inspirés du droit de pays dont le système
juridique est apparenté à celui du Canada (1.2.1). D’autre part, le sujet de la
déontologie judiciaire a fait l’objet d’une déclaration de principes interna-
tionale, les Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, qui a reçu
l’appui de l’Organisation des Nations unies (ONU) (1.2.2).

46. Voir le Rapport au Conseil canadien de la magistrature du Comité d’enquête nommé


conformément au paragraphe 63 (1) de la Loi sur les juges pour mener une enquête sur
le juge Bernard Flynn relativement aux propos tenus par celui-ci à une journaliste dont
l’article a paru dans le journal Le Devoir du 23 février 2002, 12 décembre 2002, par. 50
et suiv., [En ligne], [www.cjc-ccm.gc.ca/francais/inquiries/enquete_Flynn.pdf].
47. Voir Décision du Comité d’enquête constitué par le Conseil de la magistrature pour
mener une enquête publique relativement à M. le juge Robert Flahiff, 9 avril 1999, [En
ligne], [www.cjc-ccm.gc.ca/francais/inquiries/decision_flahiff.htm].
48. Tout en reconnaissant que les juges de nomination fédérale ne sont pas assujettis à un
code de déontologie et que les Principes de déontologie judiciaire n’en constituent pas
un, la Cour supérieure s’est néanmoins inspirée de ces derniers pour décider d’une de-
mande de récusation : Bourgoin c. La Reine, REJB 2002-32347, par. 6 et suiv. (C.S.).
Voir aussi : Rick c. Chelsea (Municipalité), REJB 2001-27798 (C.S.) ; Dufour c. 95516
Canada Inc., REJB 2001-24745 (C.S.) ; Therrien (Re), précité, note 31, 75 ; Bande in-
dienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, par. 59.
49. Code des professions, L.R.Q., c. C-26, art. 87.
50. Id., art. 62.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 107

1.2.1 Les systèmes juridiques apparentés


Les rédacteurs des Principes de déontologie judiciaire se sont explici-
tement inspirés du droit interne de divers pays de common law51. La plus
prestigieuse de ces sources est le Model Code of Judicial Conduct (1990)
de l’American Bar Association52, adopté par de nombreux États
américains53 et dont les racines remontent au début du xxe siècle. Le Code
est divisé en cinq canons, qui donnent eux-mêmes lieu à plusieurs règles.
Ces canons se lisent comme suit :
Canon 1 : A judge shall uphold the integrity and independence of the judiciary.
Canon 2 : A judge shall avoid impropriety and the appearance of impropriety in
all of the judge’s activities.

Canon 3 : A judge shall perform the duties of judicial office impartially and
diligently.

Canon 4 : A judge shall so conduct the judge’s extra judicial activities as to


minimize the risk of conflict with judicial obligations.
Canon 5 : A judge or judicial candidate shall refrain from inappropriate political
activity.

Plusieurs règles qui détaillent ces canons recoupent les principes énon-
cés dans le Code de déontologie de la magistrature ou dans les Principes
de déontologie judiciaire ; à titre d’exemple : l’obligation du juge d’agir
conformément au droit, son obligation de résister aux tentatives d’influence
extérieure, l’interdiction d’appartenir à des organisations discriminatoires,
l’obligation de donner priorité à ses fonctions judiciaires sur ses autres
activités, le maintien obligatoire de sa compétence professionnelle, l’obli-
gation de faire preuve de patience et de courtoisie envers les parties, leurs
procureurs et les témoins, l’obligation d’accomplir ses fonctions avec
promptitude et efficacité.

51. Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire, op. cit.,


note 35, p. 5.
52. Le texte du Model Code of Judicial Conduct (1990) se trouve notamment en annexe de
l’ouvrage suivant : T.D. Marshall, Judicial Conduct and Accountability, Toronto,
Carswell, 1995, p. 95 et suiv., et sur le site Internet suivant : www.law.sc.edu/freeman/
cjc51.htm. Pour un bref historique de l’élaboration des différentes versions de ce code,
voir : V.R. Payant, « Ethical Training in the Profession : The Special Challenge of the
Judiciary », (1995) 58 (3 & 4) Law and Contemporary Problems 313, 315-317 ; M.L.
Friedland, op. cit., note 12, p. 163 et suiv.
53. Les juges fédéraux américains possèdent également leur code de déontologie, soit le
Code of Conduct for United States Judges, adopté par le Judicial Conference of the
United States, et dont le texte ainsi que celui d’autres codes de déontologie de divers
pays se trouvent dans : Justice in the World, no 10, janv.-avril 2002, [En ligne],
[www.justiceintheworld.org/n10/cover.htm].
108 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Outre la référence au droit américain, les Principes de déontologie ju-


diciaire mentionnent expressément avoir puisé dans des ouvrages et des
décisions du Royaume-Uni et de l’Australie54.
Ces références expresses au droit interne d’autres pays invitent à une
ouverture plus large. Tout comme c’est le cas pour le principe de l’indé-
pendance judiciaire, la problématique de la déontologie judiciaire présente
une certaine universalité, qui transcende les particularités juridiques des
États, voire des systèmes de droit. La démarche multilatérale qui a conduit
à l’adoption d’une déclaration de principes internationale portant sur la
déontologie judiciaire le démontre amplement.
Le droit français, par exemple, contient des principes de déontologie
judiciaire analogues à ceux qui se trouvent en droit canadien, et ce, malgré
une organisation judiciaire qui présente de substantielles différences par
rapport à celle du Canada. Ainsi, l’Ordonnance portant loi organique rela-
tive au statut de la magistrature55 prévoit plusieurs incompatibilités de
fonctions56, interdit toute délibération politique au corps judiciaire, impose
un devoir de réserve aux magistrats et leur interdit toute action concertée
de nature à arrêter ou à entraver le fonctionnement des tribunaux57. Le
chapitre VII de cette ordonnance, consacré à la discipline judiciaire, pré-
voit de façon générale que tout manquement par un magistrat aux devoirs
de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité constitue une faute
disciplinaire58.
De même, la jurisprudence59 du Conseil supérieur de la magistrature60,
organisme chargé de la discipline judiciaire, fait état de principes que le

54. Les divers juges en chef d’Australie ont récemment pris l’initiative de la formulation de
principes déontologiques applicables à l’ensemble de la magistrature australienne : The
Australian Institute of Judicial Administration Incorporated, Guide to
Judicial Conduct, [En ligne], 2002, [www.aija.org.au/online/GuidetoJudicialConduct.
pdf].
55. Le texte consolidé de cette ordonnance est disponible sur le site Internet suivant :
Légifrance, Ordonnance portant loi organique relative au statut de la magistrature,
[En ligne], [www.legifrance.gouv.fr/texteconsolide/PFFAA.htm] (10 mars 2004).
56. Id., art, 8, 9, 9.1 et 12.
57. Id., art. 10.
58. Id., art. 43.
59. Pour un résumé de cette jurisprudence, voir : D. Commaret, « Les responsabilités déon-
tologiques des magistrats à la lumière de la jurisprudence du Conseil supérieur de la
magistrature », dans Association française pour l’histoire de la justice, Juger
les juges — Du Moyen-Âge au Conseil supérieur de la magistrature, Paris, La Documen-
tation française, 2000, p. 201 ; voir aussi : F. Colin, « La responsabilité disciplinaire des
juges », dans Institut de sciences pénales et de criminologie, Les juges : de l’ir-
responsabilité à la responsabilité ?, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-en-
Provence, 2000, p. 69.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 109

droit canadien ne renierait pas : l’impartialité et le maintien de l’apparence


d’impartialité constituent la première des responsabilités du magistrat ; le
magistrat doit se conformer au droit ; il a un devoir général de diligence
envers les parties et doit se montrer délicat, digne et loyal à l’égard de tous ;
la liberté de ses choix de vie privée doit céder le pas devant les exigences
de ses fonctions ; il a l’obligation de ne pas négliger son activité profession-
nelle ; un devoir de prudence lui incombe quant à toute attitude susceptible
d’altérer le crédit et l’image des institutions judiciaires ; etc.
Aussi, les principes élaborés dans les systèmes juridiques continen-
taux en Europe en matière de déontologie judiciaire présentent suffisam-
ment de ressemblances avec les données du droit canadien pour faire partie
des sources possibles auxquelles les instances canadiennes peuvent puiser.
Le Conseil consultatif de juges européens, organisme rattaché au Conseil
de l’Europe61, a adopté lors d’une réunion tenue du 13 au 15 novembre 2002
un avis62 qu’il a soumis à l’attention du Comité des ministres du Conseil de
l’Europe. Cet avis portait sur les principes et règles régissant les impératifs
professionnels applicables aux juges et, en particulier, la déontologie, les
comportements incompatibles et l’impartialité. Le Conseil consultatif de
juges européens conclut son analyse de la déontologie judiciaire par
l’énoncé de douze principes, dans une forme qui se rapproche plus de celle
qui est utilisée au Québec dans le Code de déontologie de la magistrature
que de celle qui a cours dans les pays de common law. Ces principes sont
les suivants :
i) chaque juge devrait chercher par tous les moyens à maintenir l’indépendance
judiciaire tant sur le plan institutionnel que sur le plan individuel,
ii) qu’il devrait adopter un comportement intègre dans ses fonctions et dans sa
vie privée,

60. Le site Internet du Conseil supérieur de la magistrature est le suivant : [www.conseil-


superieur-magistrature.fr/.
61. Selon le site Internet du Conseil de l’Europe (www.coe.int), le Conseil consultatif de
juges européens est l’organe consultatif du Conseil des ministres, qui prépare des avis à
l’intention de celui-ci sur des questions de caractère général concernant l’indépendance,
l’impartialité et la compétence des juges.
62. Avis no 3 (2002) du Conseil consultatif de juges européens (CCJE), [En ligne], 2002,
[ www. c o e . i n t / t / F/ Aff ai re s % 5 F j u ri d i q u e s / C o o p % E 9 rati o n % 5 F j u ri d i q u e /
Professionnels %5Fdu %5Fdroit/Juges/CCJE/ccje %20_2002_ %20op %20n %203f %20-
%20avis.pdf] (10 mars 2004). Cet avis contient plusieurs annexes traitant, entre autres,
pour la plupart des pays européens, des devoirs auxquels sont astreints les juges, de
l’existence ou de l’absence de codes de déontologie, des incompatibilités de fonctions,
des situations de conflits d’intérêts et de la responsabilité disciplinaire des juges.
110 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

iii) que le juge devrait en toutes circonstances adopter un comportement à la fois


impartial et qui apparaît comme tel,
iv) qu’il devrait s’acquitter de sa tâche sans favoritisme, un préjugé effectif ou
apparent, ou prévention,

v) que ces décisions devraient être prises en fonction de toutes considérations


pertinentes pour l’application des règles appropriées de droit, en excluant toute
considération étrangère,

vi) qu’il devrait manifester la considération voulue à toutes les personnes parti-
cipant à l’activité juridictionnelle ou affectées par celle-ci,

vii) qu’il devrait exercer ses fonctions dans le respect de l’égalité des parties, en
évitant tout parti pris et toute discrimination, en maintenant l’équilibre entre les
parties et en veillant au respect du principe de contradiction,

viii) qu’il fasse preuve de réserve dans ses relations avec les médias, qu’il pré-
serve son indépendance et son impartialité en s’abstenant de toute exploitation
personnelle de ses relations éventuelles avec les médias et de commentaires injus-
tifiés sur les dossiers dont il a la charge,

ix) qu’il devrait veiller à maintenir un haut niveau de compétence professionnelle,


x) qu’il fasse preuve d’une conscience professionnelle élevée et d’une diligence
répondant à l’exigence d’un jugement prononcé dans un délai raisonnable,
xi) qu’il consacre l’essentiel de son temps de travail à ses activités juridictionnel-
les, y compris des activités connexes,

xii) qu’il s’abstienne de toute activité politique de nature à compromettre son in-
dépendance et à porter atteinte à son image d’impartialité.

En apportant les nuances appropriées au cadre social et juridique ca-


nadien, l’expérience des pays de droit civil, tout autant que celle des pays
de common law, présente ainsi une pertinence certaine pour le développe-
ment de la déontologie judiciaire au Canada63.

1.2.2 Les normes internationales


Toute analyse de la déontologie judiciaire doit dorénavant tenir
compte de l’élaboration d’une déclaration de principes internationale
portant sur ce sujet, soit les Principes de Bangalore sur la déontologie
judiciaire. Ils ont été présentés à la Commission des droits de l’homme du
Conseil économique et social de l’ONU par le rapporteur spécial sur l’indé-

63. La mondialisation du droit justifie d’ailleurs d’élargir les sources jurisprudentielles et


doctrinales en tenant compte des solutions retenues dans d’autres pays : C. L’Heureux-
Dubé, « Le défi de la magistrature : s’adapter à son nouveau rôle », dans M.J. Mossman
et G. Otis (dir.), La montée en puissance des juges : ses manifestations, sa contestation,
Montréal, Éditions Thémis, 1999, p. 455, 459.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 111

pendance des juges et des avocats64 dans son rapport du 10 février 200365.
Par sa résolution du 23 avril 200366, la Commission les a expressément
portés à l’attention des États membres et des organes de l’ONU et à l’at-
tention des organisations gouvernementales et non gouvernementales vi-
sées.
Comme le relate le rapporteur spécial de l’ONU, les Principes de Ban-
galore sur la déontologie judiciaire ont été élaborés sous forme de projet
en février 2001 par un groupe de juristes de common law, réunis à Banga-
lore, en Inde67. Pour intégrer la perspective d’autres systèmes juridiques,
en particulier celle des pays de droit civil, le projet a fait l’objet de diverses
consultations à l’échelle internationale au cours de 2002, puis a été révisé
durant une réunion tenue à La Haye, du 25 au 27 novembre 2002. Selon le
rapporteur spécial de l’ONU, les Principes de Bangalore sur la déontolo-
gie judiciaire ont obtenu l’approbation générale d’éminentes autorités ju-
diciaires de pays appartenant aux deux principales traditions juridiques que
sont la common law et le droit civil.
D’abondantes sources documentaires de toutes provenances ont été
utilisées pour l’élaboration des Principes de Bangalore sur la déontologie
judiciaire : divers codes de déontologie adoptés en Amérique, en Asie et en
Afrique, des déclarations de principes internationales relatives à l’indépen-
dance judiciaire, ainsi que des énoncés de principes comme les Principes
de déontologie judiciaire adoptés par le Conseil canadien de la magistrature.
Le préambule des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire
rappelle qu’il est essentiel que les juges, individuellement et collectivement,
traitent leur charge judiciaire conformément au mandat public qu’elle
représente et s’efforcent de promouvoir et de maintenir la confiance

64. Pour ce qui est des fonctions de ce rapporteur spécial, voir : L. Huppé, « Les déclara-
tions de principes internationales relatives à l’indépendance judiciaire », (2002) 43 C. de
D. 299, 304.
65. Les Principes de Bangalore sur l’indépendance judiciaire sont reproduits en annexe du
document suivant : M. Dato’ Param Cumaraswamy, Rapport du Rapporteur spécial
sur l’indépendance des juges et des avocats, présenté en application de la résolution
2002/43* de la Commission, E/CN.4/2003/65, [En ligne], 2003, [www.hri.ca/
fortherecord2003/bilan2003/documentation/commission/e-cn4-2003-65.htm] (10 mars
2004). Pour un exposé de la genèse de ces principes, voir : M. Kirby, « A Global
Approach to Judicial Independence and Integrity », (2001) 21 University of Queensland
Law Journal 147.
66. Résolution 2003/43 (E/CN.4/RES/2003/43), [En ligne], 2003, [www.unhchr.ch/Huridocda/
Huridoca.nsf/(Symbol)/E.CN.4.RES.2003.43.En ?Opendocument] (10 mars 2004).
67. Y participait notamment l’honorable Claire L’Heureux-Dubé, membre de la Cour
suprême du Canada.
112 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

publique dans le système judiciaire. Considérant qu’il incombe au premier


chef à l’appareil judiciaire de chaque pays de promouvoir et de maintenir
des normes élevées de déontologie, les Principes de Bangalore sur la déon-
tologie judiciaire ont été conçus pour orienter la magistrature et lui fournir
un cadre qui complète les règles légales et déontologiques auxquelles les
juges sont soumis. Ils se terminent en souhaitant que des mesures efficaces
soient prises au sein de la structure judiciaire de chaque pays en vue d’as-
surer la mise en œuvre des principes qui y sont énoncés.
Dans une forme semblable à celle des Principes de déontologie judi-
ciaire adoptés par le Conseil canadien de la magistrature, les Principes de
Bangalore sur la déontologie judiciaire retiennent six valeurs : l’indépen-
dance, l’impartialité, l’intégrité, les convenances, l’égalité ainsi que la com-
pétence et la diligence. Pour chacune de ces valeurs, les Principes de
Bangalore sur la déontologie judiciaire formulent un principe, qu’ils déve-
loppent ensuite en règles particulières. Dans leur version originale anglaise,
ces six principes se lisent comme suit :
Judicial independence is a pre-requisite to the rule of law and a fundamental
guarantee of a fair trial. A judge shall therefore uphold and exemplify judicial
independence in both its individual and institutional aspects.

Impartiality is essential to the proper discharge of the judicial office. It applies not
only to the decision itself but also to the process by which the decision is made.
Integrity is essential to the proper discharge of the judicial office.

Propriety, and the apperance of propriety, are essential to the performance of all
of the activities of a judge.
Ensuring equality of treatment to all before the courts is essential to the due per-
formance of the judicial office.

Competence and diligence are prerequisites to the due performance of judicial


office.

Outre le rappel de notions fondamentales relatives à l’indépendance et


à l’impartialité judiciaires, les différentes règles qui détaillent ces principes
s’harmonisent bien avec celles qui ont été élaborées en droit canadien. À
titre d’exemple, elles exhortent le juge à veiller à ce que sa conduite de-
meure irréprochable aux yeux d’une personne raisonnable et lui rappellent
qu’étant constamment soumis à l’examen critique du public il doit accep-
ter librement et volontairement certaines restrictions personnelles, qu’il
doit toujours se conduire de manière conforme à la dignité de ses fonctions,
qu’il ne peut utiliser le prestige de la fonction judiciaire à des fins person-
nelles, qu’il ne doit divulguer aucune information confidentielle obtenue
dans l’exercice de ses fonctions, qu’il ne doit pas pratiquer le droit pendant
la durée de ses fonctions ou encore que ses fonctions judiciaires ont pré-
séance sur toute autre activité.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 113

Bien qu’ils n’aient pas d’application directe en droit canadien, les Prin-
cipes de Bangalore sur la déontologie judiciaire constituent néanmoins un
étalon de référence pour le façonnement des règles de déontologie judiciaire
au Canada. Le prestige de ceux qui les ont élaborés et l’ampleur de la con-
sultation internationale dont ils représentent l’aboutissement, ainsi que
l’appui explicite des instances de l’ONU, concourent à leur donner une
valeur juridique indéniable.
Deux caractéristiques ressortent plus particulièrement de l’analyse des
sources formelles de la déontologie judiciaire. La première est que, quel
que soit l’encadrement légal dans lequel émergent les principes déontologi-
ques, la magistrature prend une part importante, sinon une part détermi-
nante, dans leur élaboration. Cette situation permet de préserver au mieux
l’indépendance judiciaire, dans la mesure où les instances de la magistra-
ture qui établissent les règles d’éthique judiciaire possèdent une légitimité
suffisante à l’égard de l’ensemble des juges visés. La seconde est que les
différents mécanismes utilisés pour formuler des principes déontologiques,
que ce soit par un code de déontologie, un énoncé de principe ou autre-
ment, n’influent pas substantiellement sur le contenu de ces principes.
Variables dans leur présentation et leur mode d’émergence, les diverses
sources de la déontologie judiciaire convergent dans l’expression de prin-
cipes fondamentaux semblables, sinon identiques.

2 Une modalité de la fonction judiciaire


Les obligations déontologiques des membres de la magistrature ne
dépendent pas de l’encadrement formel que leur procurent des codes de
déontologie judiciaire, lorsqu’il en existe. Plus fondamentalement, elles
constituent une modalité de la fonction judiciaire, qui résulte tant de l’en-
gagement pris par le juge lors de la prestation de son serment (2.1) que de
l’existence d’une obligation inhérente à la fonction judiciaire (2.2).

2.1 Le serment judiciaire


Une caractéristique essentielle de l’organisation judiciaire, au Canada
comme ailleurs, consiste à exiger de la personne qui accède à la magistra-
ture qu’elle prononce un serment avant d’entrer en fonction. Ni l’identité,
ni le prestige, ni les antécédents d’un candidat à la magistrature ne le dis-
pensent de cette obligation, et ce, à tous les niveaux de la hiérarchie judi-
ciaire. La charge de juge ne s’obtient qu’au prix de cet engagement solennel
que comporte le serment judiciaire. Comme le confirment les circonstan-
ces historiques de l’émergence de ce serment (2.1.1), la déontologie judi-
ciaire trouve nécessairement son fondement premier dans cet engagement
personnel du juge (2.1.2).
114 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

2.1.1 Les origines du serment judiciaire


Après la fin de l’Antiquité68, les plus anciennes traces d’un serment
judiciaire en Europe remontent au début du xiie siècle69 ; le serment fait
alors surtout appel à la conscience du juge. L’engagement contenu dans le
serment du juge prend plus de corps au siècle suivant. En France, une or-
donnance du règne de Saint Louis70 formule en décembre 1254 un serment
judiciaire détaillé. Prêté publiquement, il contient diverses obligations liées
au maintien de l’impartialité du juge et lui fait obligation de juger suivant
les coutumes et usages approuvés. Cette ordonnance prévoit, entre autres,
l’obligation de rendre la justice sans distinction de personnes, car l’obliga-
tion d’impartialité est déjà considérée à cette époque comme l’une des obli-
gations principales de tous les juges71.
À la même époque, en Angleterre, le serment judiciaire prend toute
son individualité dans le cas des juges itinérants, car les juges faisant partie
du conseil du roi ne prêtent pas encore de serment propre à leurs fonctions
judiciaires72. Le serment des juges itinérants73 leur fait notamment obliga-

68. Le serment judiciaire existait déjà dans les droits de l’Antiquité : E. Kahn, « The Judicial
Oath », (1954) 71 South African Law Journal 22, 22-23.
69. J.M. Carbasse, « Le juge entre la loi et la justice : approches médiévales », dans J.M.
Carbasse et L. Depambour-Tarride (dir.), La conscience du juge dans la tradition
juridique européenne, Paris, PUF, 1999, p. 67, aux pages 73 à 75.
70. Ordonnance pour la réformation des mœurs dans le Languedoc et le Languedoil, repro-
duite dans son latin original et résumée en français dans Jourdan, Decrusy, Isambert
(dir.), Recueil général des anciennes lois françaises, t. 1, Paris, 1821, no 170. Pour un
exposé des devoirs déontologiques des magistrats français de l’Ancien Régime, voir : M.
Rousselet, Histoire de la magistrature française, des origines à nos jours, t. 2, Paris,
Plon, 1957, p. 33-87. Sous l’Ancien Régime, les règles de déontologie judiciaire découlent
de sources diverses, à savoir d’ordonnances, d’édits, de lettres patentes royales, d’arrêts
de règlement du conseil du roi et des parlements, ainsi que de règlements internes au
tribunal : S. Soleil, « « Pour l’honneur de la compagnie et de la magistrature ! » — Le
pouvoir disciplinaire interne aux institutions judiciaires (XVIe – XVIIIe siècles) », dans
Association française pour l’histoire de la justice, op. cit., note 59, p. 53, à la
page 57.
71. R. Jacob, Les fondements symboliques de la responsabilité des juges — L’héritage de la
culture judiciaire médiévale, dans Association française pour l’histoire de la jus-
tice, op. cit., note 59, 7, p. 12-13.
72. E. Campbell, « Oaths and Affirmation of Public Office Under English Law : An
Historical Retrospect », (2000) 21 (3) Journal of Legal History 1, 3.
73. Bracton écrit ceci dans son traité (vers 1260), à propos des juges itinérants : « Each will
swear, one after the other, that in the counties into which they are to travel they will do
right justice to the best of their ability to rich and poor alike, and they will observe the
assise according to the articles set out », H. de Bracton, On the Laws and Customs of
England, t. 2, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1968, p. 309.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 115

tion de rendre justice dans la pleine mesure de leurs moyens, sans distinc-
tion entre les riches et les pauvres. Leurs obligations déontologiques con-
cernent principalement le maintien de leur impartialité, un devoir de
diligence et la recherche de la justice et de la vérité74. C’est en 1346, sous le
règne d’Édouard III, que se trouve la première formulation d’un serment
judiciaire dans la législation anglaise75. Il fait en particulier obligation aux
juges de bien et loyalement servir le roi et son peuple, de rendre égale jus-
tice aux riches comme aux pauvres et leur interdit d’accepter une rémuné-
ration de qui que ce soit d’autre que le roi.
Dès son origine, le serment judiciaire constitue la source des obliga-
tions déontologiques du juge, « véritable acte fondateur de la fonction de
juger76 », de sorte que formuler des reproches d’ordre déontologique aux
juges consiste à « statuer sur leur fidélité à leur serment77 ». L’émergence
du serment judiciaire est liée à la profonde mutation du système judiciaire
qui intervient à cette période et qui accorde désormais au juge un rôle plus
important dans la détermination des droits et des obligations des parties au
litige. Jusqu’alors, des modes irrationnels de preuve servaient à faire con-
naître dans le procès le jugement divin. Ces modes de preuve sont rempla-
cés par l’appréciation raisonnée de jurés ou de juges78. Comme le rôle du
juge change dans le déroulement du procès, l’obligation de rendre jugement
dans le contexte du droit devient « l’obligation proprement professionnelle
du juge79 ». Le serment constitue ainsi une technique utilisée, dès que

74. R. Jacob, loc. cit., note 71, 10-11.


75. Ordinance for the Justices, 20 Ed. III, c. 1 (1346), reproduite dans The Statutes of the
Realm, t. 1, 1810, Londres, Dawsons, p. 303. Ce serment n’a été aboli que 500 ans plus
tard, bien que l’Ordinance for the Justices n’ait été alors que partiellement abrogée :
Promissory Oaths Act, (1871) 34 & 35 Vict., R.-U., c. 48, Schedule 1, Part 1 et Part 2. Un
nouveau serment judiciaire avait été préalablement promulgué par l’article 4 de la
Promissory Oaths Act, (1868) 31 & 32 Vict., R.-U., c. 72 ; il se lit ainsi : « I do swear that
I will well and truly serve our Sovereign Lady Queen Victoria in the office of ____ and
I will do right to all manner of people after the laws and usages of the realm, without fear
or favour, affection or illwill. So help me God ».
76. R. Jacob, loc. cit., note 71, 9. L’auteur ajoute (p. 17) que les paroles du serment « n’obli-
gent pas seulement à ce qui est explicitement énoncé, mais engagent au plus large, dans
la totalité de ses actes, la personne, la conscience et le salut de qui les prononce. C’était,
au vrai, la source de la déontologie et de la discipline dans tous leurs aspects. ».
77. Ibid.
78. R. Jacob, « Le serment des juges ou l’invention de la conscience judiciaire (XIIe siècle
européen », dans R. Verdier (dir.), Le serment, t. 1 « Signes et fonctions », Paris, Édi-
tions du Centre national de la recherche scientifique, 1991, p. 439, aux pages 447 à 455.
79. J.M. Carbasse, loc. cit., note 69, 76.
116 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

s’amorce la mise en place du système judiciaire moderne, pour encadrer le


rôle de la personne qui en constitue le pivot80.
En droit public canadien, les sources historiques relatives aux respon-
sabilités des juges sont relativement peu documentées81. Malgré la rareté
des sources, divers documents historiques permettent néanmoins de tirer
la conclusion que, à toutes les époques de l’histoire canadienne, l’exercice
des fonctions judiciaires requiert la prestation d’un serment. Ainsi, sous le
Régime français, un arrêt du Conseil supérieur de Québec du 12 novembre
166482 fait défense à tout juge subalterne d’exercer sa charge sans avoir
préalablement prêté serment devant le juge royal de qui relève sa juridic-
tion. De même, la commission accordée à un juge et bailli le 10 novembre
167683 fait référence à un serment devant être prononcé par le juge avant
d’exercer sa charge, sans toutefois en mentionner la teneur.
Sous le Régime anglais, la commission donnée le 16 janvier 176084 à
l’un des premiers juges nommés après la Conquête anglaise lui fait expres-
sément obligation de prêter le serment de s’acquitter en son âme et cons-
cience des devoirs de sa charge. De même, la commission de capitaine
général et gouverneur en chef de la Province de Québec donnée à James
Murray le 21 novembre 176385 lui accorde pleins pouvoirs de nommer des
juges et de leur faire prêter « le serment ou les serments d’usage requis pour
l’accomplissement fidèle des devoirs de leurs charges et pour faire ressor-
tir la vérité dans toute cause judiciaire ». En 181786, la demande de destitu-

80. R. Jacob, loc. cit., note 71, 16, donne un exemple de l’importance du serment judiciaire
aux yeux des justiciables à cette époque : « Dès le Moyen-Âge, des juges s’étaient fait
représenter sur leur sceau dans la position du serment, main tendue vers un livre ouvert.
C’était bien là l’acte initiatique qui transformait l’homme ordinaire en un juge légitime. »
81. Pour un bref exposé des sources documentaires relatives à l’évolution historique de la
responsabilité des juges, voir : H.P. Glenn, « La responsabilité des juges », (1983) 28
R.D. McGill 228, 232 et suiv.
82. Arrêts et règlements du Conseil supérieur de Québec et ordonnances et jugements des
intendants du Canada, Québec, Assemblée législative du Canada, Presse à vapeur de
E.R. Fréchette, 1855, p. 22.
83. « Commission de M. Duchesneau à Pierre Duquet pour exercer la charge de juge et bailli
en l’Île d’Orléans à la place du sieur Aubert qui s’est volontairement démis de la dite
charge », dans P.G. Roy, Ordonnances, commissions, etc., etc. des gouverneurs et inten-
dants de la Nouvelle-France, 1639-1706, t. 1, Beauceville, L’Éclaireur, 1924, p. 212.
84. « Commission du juge Jacques Allier », dans A. Shortt et A.G. Doughty (dir.), Docu-
ments relatifs à l’histoire constitutionnelle du Canada, 1759-1791, 2e éd., 1re partie, Ot-
tawa, Mulvey, 1921, p. 23.
85. Id., p. 150.
86. A. Shortt et A.G. Doughty (dir.), Documents relatifs à l’histoire constitutionnelle du
Canada, 1791-1818, Ottawa, Mulvey, 1915, p. 508 et suiv. Il s’agissait du juge Louis-
Charles Foucher.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 117

tion d’un juge du Bas-Canada est fondée notamment sur les manquements
à son serment. Une loi de 184187 établissant des cours de district prévoit
que les juges de ce tribunal doivent, dans un délai de dix jours après leur
nomination et avant d’exercer aucune autorité en vertu de cette loi, prêter
le serment de remplir et d’exercer bien et fidèlement, au meilleur de leur
connaissance et capacité, tous les devoirs et l’autorité qui leur sont confiés
en leur qualité de juge.
Ainsi, le serment judiciaire représente selon toute vraisemblance une
constante dans l’histoire du droit canadien. Il fait partie intégrante des sys-
tèmes de droit qui se sont développés en Europe depuis le Moyen-Âge et
que les conquérants français et anglais implantent successivement en sol
canadien pour marquer leur souveraineté.

2.1.2 La portée du serment judiciaire


En droit canadien, la formule du serment judiciaire varie d’un tribunal
à l’autre. Les juges de la Cour suprême du Canada prêtent avant leur en-
trée en fonction le serment suivant88 :
Je, [nom du juge], jure d’exercer fidèlement, consciencieusement et le mieux pos-
sible mes attributions de juge en chef (ou de juge) de la Cour suprême du Canada.
Ainsi Dieu me soit en aide.

Pour ce qui est des juges puînés, ce serment est prêté devant le juge en
chef ou devant l’un de ses collègues, s’il est absent ou empêché ; la presta-
tion du serment du juge en chef a lieu devant le gouverneur général en con-
seil89.

87. Acte pour pourvoir à Administrer la Justice d’une manière plus facile et économique
dans les Causes Civiles, et autres matières d’une valeur pécuniaire modique, dans cette
partie de la Province ci-devant le Bas-Canada, (1841) 4 & 5 Vict., R.-U., c. 20, art 6.
88. Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), c. S-26, art. 10. Le même serment est prêté par
les juges de la Cour fédérale, aux termes de l’article 9 de la Loi sur la Cour fédérale,
L.R.C. (1985), c. F-7.
89. Loi sur la Cour suprême, précitée, note 88, art. 11. Pour ce qui est du juge en chef de la
Cour fédérale, l’article 9 de la Loi sur la Cour fédérale, précitée, note 88, prévoit que le
serment est prêté devant le gouverneur général.
118 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Bien qu’aucune disposition législative ne leur impose précisément


cette obligation90, les juges des tribunaux de droit commun au Québec
prêtent aussi un serment lors de leur entrée en fonction. Les juges de la
Cour d’appel du Québec prêtent, devant le juge en chef, le serment
suivant91 :
Je, [nom du juge], juge à la Cour d’appel, jure de remplir sincèrement, fidèlement
et au meilleur de ma capacité, la fonction et les devoirs de juge à la Cour d’appel
de la Province de Québec. Ainsi, Dieu me soit en aide.

Le serment d’office prêté par les juges de la Cour supérieure du


Québec se lit ainsi :
Je jure que je remplirai exactement et fidèlement, au meilleur de ma capacité, la
charge et les devoirs de juge de la Cour supérieure pour la province de Québec.
Ainsi Dieu me soit en aide.

Pour ce qui est des juges de la Cour du Québec, ils prêtent devant le
juge en chef, le juge en chef associé ou un juge en chef adjoint, avant
d’entrer en fonction, le serment suivant92 :
Je déclare sous serment de remplir fidèlement, impartialement et honnêtement, au
meilleur de ma capacité et de mes connaissances, tous les devoirs de juge de la
Cour du Québec et d’en exercer de même tous les pouvoirs.

Les différentes formules du serment prêté par les juges canadiens sont
comparables aux formules du serment que prêtent des juges exerçant leurs

90. Cette lacune découle sans doute des conditions historiques d’émergence des tribunaux
de droit commun au Québec. En effet, aucune des nombreuses ordonnances et lois rela-
tives à l’établissement et à l’organisation des tribunaux de droit commun au Québec,
depuis la Conquête jusqu’à ce jour, ne traite du serment devant être prononcé par les
juges avant leur entrée en fonction.
91. Ce serment n’est publié dans aucun texte législatif. Il est reproduit ici avec l’autorisation
de l’honorable J.J. Michel Robert, juge en chef du Québec, que l’auteur tient à remercier.
Le texte de ce serment est très semblable à la formule générale de serment promulguée,
pour toute personne nommée à une charge relevant de l’autorité législative fédérale et
dont le serment n’est pas autrement prévu dans une loi, par le Règlement sur les ser-
ments d’office, C.R.C., c. 1242, adopté aux termes de l’article 4 de la Loi sur les serments
d’allégeance, L.R.C. (1985), c. O-1.
92. Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée, note 8, art. 89. En ce qui concerne les juges
des cours municipales, l’article 36 de la Loi sur les cours municipales, L.R.Q., c. C-72.01,
prévoit qu’avant d’entrer en fonction le juge doit prêter par écrit le serment qui suit,
devant le juge en chef des cours municipales ou un juge de la Cour du Québec : « Je dé-
clare sous serment que je remplirai fidèlement, impartialement et honnêtement, au
meilleur de ma capacité et de mes connaissances, tous les devoirs de juge d’une cour
municipale et que j’en exercerai de même tous les pouvoirs. »
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 119

fonctions dans d’autres systèmes juridiques occidentaux, comme les juges


américains93, australiens94, anglais95, français96 ou d’autres pays européens97.
La valeur du serment judiciaire de même que sa portée juridique pour
le juge qui y souscrit ressortent essentiellement des différentes caractéris-
tiques de l’engagement qu’il contient, que des modalités de prestation du
serment mettent en relief.
L’objet du serment judiciaire est d’obtenir du juge un engagement98,
dont l’idée fondamentale est que le juge met sa personne au service de la
fonction judiciaire99. En prêtant serment, le juge promet de servir l’idéal de

93. Judiciary and Judicial Procedure, title 28 U.S.C. s. 453 : chaque juge des États-Unis doit
prêter le serment suivant avant son entrée en fonction : « I do solemnly swear (or affirm)
that I,______, will administer justice without respect to persons, and do equal right to the
poor and to the rich, and that I will faithfully and impartially discharge and perform all
the duties incumbent upon me as ___ under the Constitution and laws of the United Sta-
tes. So help me God. »
94. Le texte des serments prêtés par les juges des divers tribunaux australiens est reproduit
dans : J. Thomas, Judicial Ethics in Australia, Sydney, The Law Book Company
Limited, 1988, p. 101-102. Pour une appréciation des obligations qui en découlent, voir :
J. Toohey, « « Without Fear or Favour, Affection or Ill-will » : The Role of Courts in the
Community », (1999) 28 University of Western Australia Law Review 1.
95. Supra, note 75.
96. Le serment des juges français est établi par l’article 6 de l’Ordonnance portant loi orga-
nique relative au statut de la magistrature, précitée, note 55, qui prévoit que tout magis-
trat, lors de sa nomination à son premier poste, et avant d’entrer en fonction, prête
serment en ces termes : « Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder
religieusement le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et
loyal magistrat. » Le serment est prêté devant la Cour d’appel ou devant la Cour de cas-
sation pour les magistrats qui y sont nommés. Le magistrat ne peut, en aucun cas, être
relevé de ce serment.
97. Pour une revue sommaire de divers serments prêtés par des juges en Europe, voir : G.
Kerbaol, Annexe 14 : Tableau comparatif des régimes de responsabilité de magistrats
dans les magistratures occidentales, [En ligne], [www.enm.justice.fr/centre_de_
ressources/dossiers_reflexions/responsabilite/annexe14.htm] (11 mars 2004). Voir aussi :
C. Matray, « Magistrature et démocratie : à la recherche des devoirs de la charge », dans
Les droits de l’homme au seuil du troisième millénaire — Mélanges en hommage à Pierre
Lambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 582-583.
98. E. Campbell, loc. cit., note 72, 1, écrit ce qui suit : « By taking an oath of office, a person
acknowledges at least the principal duties attending occupancy of the office and promi-
ses to perform them. » J. Thomas, op. cit., note 94, p. 101, écrit dans le même sens : « The
judges’ oath is an important recognition of the ethical duties that the judge assumes upon
taking office. »
99. D. Commaret, loc. cit., note 59, 215, écrit ceci : « plus qu’un pouvoir, la justice est
d’abord une dette, que le magistrat accepte définitivement de partager lors de sa presta-
tion de serment et dont il devient le garant ».
120 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

justice sur lequel reposent la primauté du droit et la démocratie100 ; plus


particulièrement, il s’engage par son serment à rendre justice avec impar-
tialité101. Il résulte nécessairement de cet engagement que le juge accepte, à
l’égard de sa propre personne, les contraintes qui découlent de l’exercice
de la fonction judiciaire. À compter de la prestation de son serment, il doit
moduler sa conduite, brider ses propos, aménager ses relations de façon à
éviter toute interférence avec des fonctions qu’il a promis d’exercer « sin-
cèrement », « fidèlement » ou « consciencieusement », selon le cas.
Le serment judiciaire comporte différentes caractéristiques qui, bien
qu’elles soient implicites, paraissent néanmoins indispensables à la réalisa-
tion de son objet. En premier lieu, l’engagement pris dans le contexte du
serment est continu et lie le juge tant et aussi longtemps que celui-ci exerce
des fonctions judiciaires, sans nécessité d’être périodiquement renouvelé.
En deuxième lieu, cet engagement est irrévocable, de sorte que le juge ne
peut s’en dégager, ni même en être délié par qui que ce soit102, car il per-
drait alors une qualité essentielle à l’exercice des fonctions judiciaires qui
lui sont dévolues. En troisième lieu, cet engagement est indivisible et
s’étend à chacune des fonctions publiques exercées par le juge.
Les diverses modalités de prestation du serment judiciaire, dont la
forme ou la teneur peuvent varier d’un tribunal à l’autre, servent à forma-
liser l’engagement que prend le juge en accédant à ses fonctions judiciaires.
Ces modalités ont pour fonction de souligner avec solennité, aux yeux du
juge comme aux yeux de l’ensemble des justiciables, l’importance de l’en-
gagement pris par le juge relativement aux fonctions qu’il s’apprête à exer-
cer. Elles marquent publiquement les conditions en considération
desquelles une fraction du pouvoir judiciaire de l’État est dorénavant ac-
cordée à celui ou celle qui accède à la magistrature.
Pour ce qui est du moment auquel elle intervient, la prestation du ser-
ment judiciaire précède l’entrée en fonction du juge : elle en constitue à vrai
dire l’indispensable porte d’entrée, de sorte qu’un juge qui refuserait ou
négligerait de prêter serment ne pourrait sans doute pas exercer valable-
ment ses fonctions judiciaires ni bénéficier des immunités qui y sont atta-
chées. L’identité de l’officier chargé de l’assermentation du juge compte

100. Therrien (Re), précité, note 31, 75, citant le juge Beetz.
101. R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, 533. Selon cet arrêt, il existerait une présomption
selon laquelle les juges respectent leur serment professionnel. Par ailleurs, l’obligation
de prêter serment ainsi que l’existence d’un code de déontologie ont été considérées
comme des facteurs pertinents pour déterminer l’apparence d’impartialité des juges
municipaux siégeant à temps partiel : R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, 147-152.
102. Le droit français le spécifie expressément : supra, note 96.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 121

également parmi les formalités entourant la prestation du serment : il s’agit


généralement du juge en chef du tribunal auquel le nouveau juge s’intègre,
donc du titulaire d’un poste qui, sous certains aspects, demeure hiérarchi-
quement supérieur à celui du nouveau juge. Enfin, l’usage donne souvent à
la prestation du serment judiciaire un caractère public : les membres de la
magistrature et les proches du juge y sont généralement conviés et leur
présence rappelle au juge que le respect de la parole donnée lors de la pres-
tation de son serment concerne autant ses collègues que l’ensemble des
justiciables.
Bien loin de constituer une simple formalité, la prestation du serment
judiciaire formalise le rapport de droit qui s’établit entre le juge et les jus-
ticiables assujettis à l’autorité du tribunal. Au moment de la prestation du
serment, le juge acquiesce aux conditions dans lesquelles devront s’exer-
cer les fonctions judiciaires qui lui sont dorénavant dévolues, et dont le
serment fait sommairement la synthèse. Ce serment constitue pour le juge
la source la plus directe des obligations déontologiques qui lui incombent
dans l’exercice de ses fonctions, puisqu’il repose sur le consentement du
juge, librement et publiquement exprimé devant un officier dont l’autorité
est supérieure à la sienne. Par l’engagement solennel qu’il contient, le ser-
ment judiciaire donne aux justiciables la garantie que des juges conscien-
cieux acceptent personnellement les contraintes d’une justice fondée sur le
droit.
Dans le respect de l’indépendance du juge et des autres garanties que
lui confère l’exercice de fonctions judiciaires, le serment rend le juge res-
ponsable de ses décisions, de sa conduite et de ses propos, qui doivent
dorénavant être appréciés selon l’engagement solennel pris au moment de
son entrée en fonction103. Cet engagement personnel du juge constitue ainsi
nécessairement l’une des conditions fondamentales du maintien de la déon-
tologie judiciaire104.

103. Notons que le rapport d’enquête concernant le juge L. Landreville (Ivan C. Rand, Inquiry
re : the Honourable Mr. Justice Leo A. Landreville, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1966,
p. 95), rédigé à une époque où la déontologie judiciaire ne faisait pas encore l’objet de
normes précises au Canada, fait référence précisément dans l’analyse des motifs justi-
fiant sa destitution au serment prêté par le juge Landreville.
104. Un juge de la Cour suprême des États-Unis écrit ainsi que le maintien d’une éthique
judiciaire élevée repose sur trois principes : un engagement personnel des juges en ce
sens ; l’adoption de codes de déontologie judiciaire par la magistrature ; un processus
d’examen des plaintes d’inconduite contrôlé par le pouvoir judiciaire ; A.M. Kennedy,
« Judicial Ethics and the Rule of Law », (1996) 40 Saint Louis University Law Journal
1067, 1067-1068.
122 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Quoique le serment judiciaire constitue une source primordiale des


obligations déontologiques du juge, et ce, depuis la mise en place du sys-
tème judiciaire moderne, les obligations concrètes qu’il impose n’y sont
généralement mentionnées que dans des termes très généraux, souvent par
un renvoi aux devoirs de la fonction judiciaire, par ailleurs indéfinis. Tout
comme les textes codifiant les principes de la déontologie judiciaire, le ser-
ment judiciaire consacre certaines obligations imposées au juge, mais sans
pour autant en constituer le fondement premier. C’est la nature même de la
fonction judiciaire qui donne aux obligations déontologiques des juges leur
justification primordiale.

2.2 Une obligation inhérente à la fonction


Il semble que la déontologie judiciaire soit aussi ancienne que le sys-
tème judiciaire lui-même. Dès l’Antiquité105, des obligations déontologiques
pèsent sur le juge, bien que leur fondement se rattache alors plus à la reli-
gion qu’au droit. En considérant que la codification des principes de déon-
tologie judiciaire constitue un phénomène relativement récent dans
l’histoire des institutions judiciaires, il appert que les obligations déontolo-
giques des juges ne trouvent pas leur fondement premier dans des codes de
déontologie et que ceux-ci viennent plutôt formaliser une obligation inhé-
rente à la fonction judiciaire (2.2.1), ayant une portée juridique autonome
(2.2.2).

2.2.1 Le caractère inhérent de la déontologie judiciaire


Les diverses obligations qui composent la déontologie judiciaire pa-
raissent si intrinsèquement liées à la fonction judiciaire que le seul exercice
de cette dernière suffit à les rendre contraignantes. C’est la nature même
de la fonction judiciaire qui requiert, par exemple, que les juges préservent
leur impartialité et qu’ils évitent de se placer dans des situations qui per-
mettraient d’en douter : une justice partiale serait une justice dénaturée,
tout comme une justice qui ne déciderait pas des litiges en fonction des
règles de droit ou sans égard aux éléments de preuve apportés par les par-
ties. Il en découle que la déontologie judiciaire est une obligation inhérente
à la fonction judiciaire, parce qu’elle s’avère indispensable à sa réalisation.

105. À ce sujet, voir les articles suivants : S. Lafont, « Le juge biblique », dans J.M.
Carbasse et L. Depambour-Tarride (dir.), op. cit., note 69, p. 19 ; J.-J. de los Mozos-
Touya, « Le juge romain à l’époque classique », dans J.M. Carbasse et L. Depambour-
Tarride (dir.), op. cit., note 69, p. 49.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 123

L’existence de modalités inhérentes à la fonction judiciaire est bien


établie en droit canadien. Depuis longtemps, les tribunaux ont considéré
qu’ils disposent de certains pouvoirs inhérents, indépendants de ceux qui
leur sont attribués par la loi106. Tant les tribunaux de droit commun que les
autres tribunaux judiciaires bénéficient de tels pouvoirs. Justifiés par la
nécessité de rendre la fonction judiciaire effective, d’en permettre la réali-
sation, ces pouvoirs servent, entre autres, à assurer l’accès aux palais de
justice, à contrôler le déroulement des litiges dont les tribunaux sont saisis
et à faire respecter leur autorité. De tels pouvoirs existent aussi en matière
de déontologie judiciaire. La jurisprudence a ainsi établi que le juge en chef
d’un tribunal dispose de certains pouvoirs inhérents relativement à la su-
pervision de la déontologie des membres du tribunal107.
Les modalités inhérentes à la fonction judiciaire ne comportent pas
uniquement certains pouvoirs, mais aussi des limites à la fonction judi-
ciaire108. Tel est le cas, par exemple, du principe selon lequel un tribunal ne
peut se saisir d’un litige de sa propre autorité, puisqu’il est tributaire de la
volonté des parties de s’adresser à lui, ou encore du principe qui empêche
les tribunaux de se saisir de questions de nature politique. Tout comme les
pouvoirs inhérents, ces limites existent sans la nécessité qu’un texte cons-
titutionnel, législatif ou réglementaire en fasse état. Elles sont fondées sur
une certaine conception que se fait le pouvoir judiciaire de son rôle dans la
structure constitutionnelle du pays109.
Il est également possible de considérer l’indépendance judiciaire, qui
définit le statut juridique de la magistrature, comme une modalité inhérente

106. Pour une analyse de ces pouvoirs inhérents en droit canadien, voir : L. Huppé, Le ré-
gime juridique du pouvoir judiciaire, Montréal, Wilson & Lafleur, 2000, p. 19-25 ; S.M.
Sugunasiri, « The Inherent Jurisdiction of Inferior Courts », (1990) 12 Advocate’s Q.
215. L’article suivant a acquis une grande notoriété en droit canadien à propos des pou-
voirs inhérents des tribunaux : I.H. Jacob, « The Inherent Jurisdiction of the Court »,
(1970) 23 Current Legal Problems 23. Pour un aperçu de la question dans les pays de
common law, voir à titre d’exemple : M.S. Dockray, « The Inherent Juridiction to
Regulate Civil Proceedings », (1997) 113 The Law Quaterly Review 120 ; J.J. Janatka,
« The Inherent Power : An Obscure Doctrine Confronts Due Process », (1987) 65
Washington University Law Quartely 429 ; K. Mason, « The Inherent Jurisdiction of the
Court », (1983) 57 The Australian Law Journal 449 ; R.J. Pushaw, « The Inherent Powers
of Federal Courts and the Structural Constitution », (2000-2001) 86 Iowa Law Review
735 ; J.R. Wolf, « Inherent Rulemaking Authority of an Independent Judiciary », (2001-
2002) 56 University of Miami Law Review 507.
107. Ruffo c. Conseil de la magistrature, précité, note 28, 304.
108. Au sujet de ces limites, voir : L. Huppé, op. cit., note 106, p. 179 et suiv.
109. Canada (vérificateur général) c. Canada (ministre de l’Énergie, des Mines et des Res-
sources), [1989] 2 R.C.S. 49, 91.
124 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

à la fonction judiciaire110. La protection qu’elle offre aux juges, parfois sans


qu’aucun texte l’établisse de façon explicite, comme l’immunité de
poursuite111 ou le droit à une rémunération appropriée112, est de même na-
ture que d’autres droits implicites de la magistrature, comme celui de dis-
poser de palais de justice pour entendre les litiges ou d’avoir accès au
personnel nécessaire au fonctionnement des tribunaux.
Dans ce contexte, qui fait une large part à la logique intrinsèque de la
fonction judiciaire pour déterminer les règles de droit qui définissent l’en-
cadrement juridique des tribunaux et des juges, les obligations déontologi-
ques des membres de la magistrature doivent elles aussi être qualifiées de
modalités inhérentes113 à la fonction judiciaire. En effet, il apparaît essen-
tiel à la réalisation de la fonction judiciaire que des obligations restreignent
ou contraignent la conduite des juges pour en assurer la compatibilité avec
les impératifs de cette fonction114. La capacité de réalisation de la fonction
judiciaire et, par voie de conséquence, la primauté du droit seraient com-
promises si de telles obligations déontologiques n’existaient pas, de sorte
que les raisons mêmes qui justifient l’existence de la fonction judiciaire au
sein de la société commandent un encadrement déontologique des mem-
bres de la magistrature.

110. C’est d’ailleurs ainsi que l’indépendance judiciaire est considérée sur le plan internatio-
nal : L. Huppé, loc. cit., note 64, 307.
111. Morier c. Rivard, précité, note 2.
112. Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-
Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3.
113. Le caractère inhérent de la déontologie judiciaire représente un fondement conceptuel
plus satisfaisant que la tradition et la pratique, qui ont été invoquées pour en justifier les
fondements en Grande-Bretagne : « There is no written code of judicial ethics in
England ; the judges are guided by conventions, traditions, practices and understandings
which have been established over the years by customs and precedents » ; S. Shetreet,
Judges on Trial — A Study of the Appointment and Accountability of the English
Judiciary, Amsterdam, North Holland Publishing Company, 1976, p. 269.
114. L’Avis no 3 (2002) du Conseil consultatif de juges européens (CCJE), précité, note 62,
par. 13, rappelle ce qui suit à propos des pouvoirs conférés aux juges : « Le but dans
lequel ces pouvoirs sont conférés aux juges est de permettre à ceux-ci de rendre la jus-
tice par l’application de la loi et d’assurer que chaque personne dispose des droits et/ou
des biens qui lui sont légalement dévolus et dont elle a été ou pourrait être injustement
privée. »
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 125

La jurisprudence a établi que les juges doivent se conformer aux exi-


gences requises par la fonction qu’ils occupent115, en soulignant la néces-
sité qu’existent, au sein de la magistrature, des normes de conduite
destinées à maintenir la confiance des justiciables et à assurer la primauté
du droit116. La déontologie judiciaire regroupe précisément l’ensemble des
règles ayant pour objet de maintenir la conduite des juges compatible avec
les exigences de la fonction judiciaire. Elle formule les exigences minima-
les à respecter pour susciter et maintenir la confiance du public dans l’inté-
grité du processus judiciaire117 et relève, à ce titre, de l’ordre public118. Elle
contient des règles et des principes formulés pour maintenir chez les juges
les qualités nécessaires pour que les tribunaux conservent les caractéristi-
ques requises par la primauté du droit et par la Constitution, dont leur in-
dépendance et leur impartialité119.
Porteuse d’une responsabilité aussi lourde, la déontologie judiciaire
constitue indubitablement une composante intrinsèque de la fonction

115. Therrien (Re), précité, note 31, 76. Un comité d’enquête du Conseil de la magistrature du
Québec soulignait plus explicitement qu’un membre de la magistrature qui refuse de res-
pecter les règles de déontologie judiciaire n’a d’autre choix que de quitter ses fonctions
s’il ne s’y sent pas à l’aise : Rapport et recommandations du Comité d’enquête chargé
d’entendre la plainte formulée par monsieur le juge Albert Gobeil à l’endroit de ma-
dame la juge Andrée Ruffo, [En ligne], 6 mai 1997, p. 16, [www.cm.gouv.qc.ca/docu-
ments/Decisions/1997-05-06%20Plainte%20de%20Albert%20Gobeil%20à%20l%
27égard%20de%20la%20juge%20Andrée%20Ruffo/Rapport%20d% 27enquête.pdf] (10
mars 2004).
116. Ruffo c. Conseil de la magistrature, précité, note 28, 332. Ces idées ont également été
formulées au sein des comités d’enquête des conseils de la magistrature ; à titre d’exem-
ple, voir : Rapport d’enquête concernant le juge J.-G. Boilard, précité, note 31, par. 105 ;
Rapport d’enquête concernant les plaintes de M. Lapointe, C. Lamothe et al. à l’égard
de la juge Andrée Ruffo, 15 décembre 2000, [www.cm.gouv.qc.ca/documents/Decisions/
2000-12-15%20Plainte%20de%20Miville%20Lapointe,%20Claude%20Lamothe%20
et%20al.%20à%20l%27égard%20de%20la%20juge%20Andrée%20Ruffo/Rapport%
20d%27enquête.pdf] (10 mars 2004).
117. T.D. Marshall, op. cit., note 52, p. 68 ; J. Thomas, op. cit., note 94, p. 7 ; Ruffo c. Con-
seil de la magistrature, précité, note 28, 309.
118. Ruffo c. Conseil de la magistrature, précité, note 28, 311.
119. Ces deux valeurs sont garanties notamment par l’article 11 d) de la Charte canadienne
des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de
1982 sur le Canada (1982, R.-U., c. 11)] et par l’article 23 de la Charte des droits et liber-
tés de la personne, L.R.Q., c. C-12. L’Avis no 3 (2002) du Conseil consultatif de juges
européens (CCJE), précité, note 62, par. 14, mentionne ce qui suit, à propos d’une dispo-
sition similaire de la Convention européenne des droits de l’Homme : « Loin de souli-
gner la toute-puissance du juge, elle met en exergue les garanties apportées aux
justiciables et énonce les principes qui fondent les devoirs du juge : indépendance et
impartialité. »
126 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

judiciaire et elle s’impose à ceux qui exercent cette fonction sans nécessité
qu’une source formelle de droit le reconnaisse expressément.

2.2.2 La portée de l’obligation inhérente


La qualification de la déontologie judiciaire comme obligation inhé-
rente à la fonction judiciaire entraîne certaines conséquences quant à sa
portée juridique : elle permet de circonscrire la nature de la déontologie
judiciaire, de la considérer comme une caractéristique intangible de la fonc-
tion judiciaire et d’en reconnaître le caractère résiduaire par rapport aux
codes de déontologie.
Certains propos de la Cour suprême du Canada jettent un doute sur la
nature véritable de la déontologie judiciaire, première conséquence de sa
qualification. En considérant que la déontologie judiciaire « se veut une
ouverture vers la perfection120 » et en prenant la position que la norme
déontologique cherche « à prodiguer des conseils d’ensemble quant à la
conduite121 », la Cour suprême du Canada donne à la déontologie judiciaire
une connotation morale, plutôt que proprement juridique. Cette concep-
tion conduit le tribunal à estimer que la règle déontologique « est un appel
à mieux faire, non par la sujétion à des sanctions diverses, mais par l’obser-
vation de contraintes personnellement imposées122 »
Une telle perspective masque le sens véritable de la déontologie judi-
ciaire. Le fait que certains préceptes déontologiques peuvent être formulés
à la manière d’injonctions morales ne peut remettre en cause ni atténuer la
portée proprement juridique des obligations déontologiques des membres
de la magistrature. La déontologie judiciaire analyse la conduite des juges
dans une perspective qui n’est pas celle de la morale, mais celle du droit.
Sa finalité est la préservation de l’intégrité de la fonction judiciaire dans
ses manifestations quotidiennes. C’est en rapport avec les effets concrets
qu’elle produit à l’égard de la fonction judiciaire que la déontologie judi-
ciaire considère la conduite des juges, qu’il s’agisse de leur conduite dans

120. Ruffo c. Conseil de la magistrature, précité, note 28, 332. Cette conception a été abon-
damment reprise par la suite, en particulier par les comités d’enquête du Conseil de la
magistrature du Québec.
121. Id., 333.
122. Id., 332. En approuvant ces propos, la doctrine a aussi présenté la déontologie judiciaire
comme un « système normatif constitué d’exhortations générales à bien se comporter »
(p. 310) : Y.-M. Morissette, « Comment concilier déontologie et indépendance judiciai-
res », (2003) 48 R.D. McGill 297 (une version préliminaire de cet article a été publiée
dans : Conseil de la magistrature du Québec, L’indépendance judiciaire… Con-
trainte ou gage de liberté ?, Acte du colloque 2002, p. 79), disponible à l’adresse Internet
suivante : [www.cm.gouv.qc.ca/documents/documentUp/Colloque_2002.pdf].
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 127

l’exercice de leurs fonctions judiciaires ou dans leurs activités personnel-


les, et non relativement à une quelconque norme de perfection. Sans la
priver de la dimension morale qu’elle peut présenter aux yeux des juges, il
faut reconnaître que la déontologie judiciaire est d’abord et avant tout une
obligation légale, qui incombe aux juges en raison de la nature des fonc-
tions qu’ils exercent.
L’idée-maîtresse de la déontologie judiciaire n’est pas la perfection de
la conduite du juge, mais sa compatibilité avec les exigences de la fonction
qu’il exerce. Un juge cesse d’être irréprochable sur le plan déontologique
non parce qu’il s’éloigne d’une certaine idée de la perfection, mais parce
que sa conduite, ses paroles, ses relations sont considérées comme incom-
patibles avec les exigences de la fonction judiciaire, parce qu’elles sont de
nature à en empêcher la réalisation. Les principes déontologiques n’invi-
tent pas le juge à atteindre dans sa personne une certaine perfection des
qualités, si tant est que la perfection soit possible. C’est dans la réalisation
de la fonction judiciaire, dans le maintien de son intégrité, que la déontolo-
gie judiciaire trouve sa finalité.
Assujettir le respect des règles déontologiques à l’« observation de
contraintes personnellement imposées », comme le suggère la Cour su-
prême du Canada, paraît en outre largement insuffisant pour en assurer la
concrétisation. La contrainte qui pèse sur chaque juge, relativement au res-
pect des règles déontologiques qui encadrent l’exercice de la fonction judi-
ciaire, ne doit pas uniquement reposer sur la force de caractère du juge, sur
l’exemple de ses pairs ou sur l’ascendant du juge en chef. Elle doit prove-
nir d’une obligation légale, qui s’impose à eux tous et qui forme la réfé-
rence commune de leur conscience professionnelle. Libre de ses
convictions morales, pour autant qu’elles ne nuisent pas à sa charge publi-
que, le juge doit demeurer assujetti à la possibilité d’une sanction légale si
sa conduite interfère avec l’exercice de ses fonctions.
La deuxième conséquence de la qualification de la déontologie judi-
ciaire comme obligation inhérente à la fonction est son caractère intangi-
ble. À l’instar des pouvoirs inhérents, les obligations inhérentes liées au
maintien de l’éthique judiciaire existent sans devoir être consacrées dans
un texte constitutionnel, législatif ou réglementaire. L’exigence du respect
de certaines obligations déontologiques ne peut être abolie ni assouplie sans
dénaturer la fonction judiciaire. Une loi qui prétendrait priver un tribunal
de ses pouvoirs inhérents lui ferait perdre son identité propre123. Il en est

123. MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, 750 et 752.
128 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

de même des obligations déontologiques qui encadrent la conduite des


membres de la magistrature. Tout comme il ne peut être délié de son ser-
ment d’office, le juge ne peut être dispensé de se conformer aux obligations
déontologiques qui découlent de la fonction qu’il exerce.
C’est ce caractère intangible de la déontologie judiciaire qui permet de
donner une assise aux obligations déontologiques des juges qui, comme les
juges de nomination fédérale au Canada, ne sont pas régis par un code de
déontologie judiciaire. Il permet aussi de pallier l’absence de force contrai-
gnante d’énoncés de principes comme les Principes de déontologie judi-
ciaire adoptés par le Conseil canadien de la magistrature ou les Principes
de Bangalore sur la déontologie judiciaire reconnus par l’ONU. Si la force
contraignante de ces textes est faible, en raison de l’absence d’habilitation
législative qui en établirait la valeur légale, en revanche la force contrai-
gnante des principes qui y sont énoncés existe par elle-même, à cause des
exigences inhérentes à la fonction judiciaire.
La troisième conséquence de la qualification de la déontologie judi-
ciaire comme obligation inhérente à la fonction est son caractère résiduaire.
Bien que les autorités compétences ne puissent dispenser les juges du res-
pect de normes éthiques, elles peuvent cependant en détailler les principes
et en préciser l’application concrète par des règles de droit. Un code de
déontologie judiciaire, ou toute autre règle de droit incorporant une obliga-
tion déontologique, supplante dès lors l’obligation inhérente qui découle de
la fonction. La source de droit formelle prend la relève de la source infor-
melle pour les obligations et les règles qu’elle exprime de façon expresse.
Par définition, les obligations inhérentes à la fonction ne peuvent être
formulées que de manière très générale, par référence aux principes fonda-
mentaux qu’elles servent à mettre en œuvre. Elles ne fournissent aux juges
aucune règle précise quant à leur conduite. Telle est manifestement l’utilité
que présentent les textes qui codifient la déontologie judiciaire. Ils permet-
tent de donner une substance concrète aux principes généraux inhérents à
la fonction judiciaire, en indiquant les situations particulières susceptibles
de mettre en jeu ces principes et en fixant la conduite à suivre dans de tel-
les circonstances pour assurer la préservation de ces principes généraux.
Cette approche de la déontologie judiciaire est particulièrement évi-
dente dans les textes émanant des pays de common law. Les Principes de
déontologie judiciaire adoptés par le Conseil canadien de la magistrature,
par exemple, construisent leurs règles selon cette logique : ils mettent en
évidence des valeurs fondamentales, qui représentent ce que leurs auteurs
considèrent comme les principes fondamentaux de la fonction judiciaire, et
déduisent ensuite de ces valeurs une série de règles et de commentaires qui
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 129

servent à les concrétiser ou qui précisent la conduite appropriée dans di-


verses situations mettant en cause ces valeurs fondamentales.
À noter que les valeurs fondamentales figurant dans les Principes de
déontologie judiciaires du Conseil canadien de la magistrature, dans les
Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire et dans le Model Code
of Judicial Conduct (1990) de l’American Bar Association se recoupent
largement : chacun de ces textes comprend, tout comme le Code de déon-
tologie de la magistrature applicable aux juges de nomination québécoise,
la mention de l’indépendance judiciaire, de l’impartialité, de l’intégrité et
de la diligence dans l’exercice des fonctions judiciaires. De toute évidence,
ces valeurs fondamentales expriment des obligations inhérentes à la fonc-
tion judiciaire. L’impartialité et l’indépendance, par exemple, constituent
des caractéristiques essentielles de la fonction judiciaire124, et c’est mani-
festement pour cette raison qu’elles tiennent une place de premier plan dans
la déontologie des membres de la magistrature.
Parce que la déontologie judiciaire est une obligation inhérente qui
possède un caractère résiduaire, il en résulte que les textes qui codifient les
principes de déontologie judiciaire n’énoncent pas nécessairement les obli-
gations des juges de façon exhaustive. Ceux-ci peuvent demeurer assujettis
à certaines obligations qui n’y sont pas énumérées. Divers comités d’en-
quête du Conseil de la magistrature du Québec ont ainsi considéré le Code
de déontologie de la magistrature comme un cadre de référence non ex-
haustif relativement à l’énumération des obligations déontologiques des
juges à qui il est applicable, et ce, bien que l’article 263 de la Loi sur les
tribunaux judiciaires ne permette de saisir le Conseil de la magistrature du
Québec qu’en cas de manquement au Code de déontologie de la magistra-
ture125.

124. Therrien (Re), précité, note 31, 47.


125. Rapport d’enquête concernant la plainte de Suzy Guylaine Gagnon à l’égard du juge
Jean Drouin, [En ligne], 7 juin 1995, p. 4, [www.cm.gouv.qc.ca/documents/Decisions/
1995-12-21%20Plaintes%20de%20Suzy%20Guylaine%20Gagnon%20et%20al.%
20à%20l%27égard%20du%20juge%20Jean%20Drouin/Rapport%20d%27enquête.pdf ] ;
Rapport d’enquête concernant la plainte du ministre de la Justice à l’égard du juge Ri-
chard Therrien, [En ligne], 11 juillet 1997, [www.cm.gouv.qc.ca/documents/Decisions/
1997-07-11%20Plainte%20du%20ministre%20de%20la%20Justice%20à%20l%27
égard%20du%20juge%20Richard%20Therrien/Rapport%20d%27enquête.pdf] (10 mars
2004). Des propos similaires ont été tenus pour ce qui est du droit belge : J. van
Compernolle, « La responsabilité des magistrats en droit belge », dans Institut de
sciences pénales et de criminologie, op. cit., note 59, 163, p. 172. L’Avis no 3 (2002)
du Conseil consultatif de juges européens (CCJE), précité, note 62, est au même effet
(par. 48).
130 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 93

Conclusion
Ainsi, un objectif semblable inspire les différentes techniques utilisées
par le droit canadien pour encadrer la conduite des juges : la préservation
de l’intégrité de la fonction judiciaire, essentielle au maintien de la primauté
du droit, que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982 consacre
comme l’un des principes fondamentaux de la société canadienne.
La première technique, la plus ancienne, consiste à exiger de chaque
juge un engagement personnel quant à la façon d’exercer les fonctions judi-
ciaires que l’État lui confie. Le serment judiciaire donne à cet engagement
une solennité qui en marque toute l’importance. Personnellement engagé
envers ses pairs, envers l’État et envers l’ensemble des justiciables, le juge
ne peut commettre d’écarts de conduite substantiels sans manquer à la
parole donnée. Reposant sur le consentement public du juge, cette techni-
que présente l’avantage de placer tous les juges sur un pied d’égalité,
compte tenu de la similarité des différents textes de serment judiciaire. Elle
a l’inconvénient de ne pas définir concrètement la portée de l’engagement
du juge.
La deuxième technique, la plus insistante, consiste à formuler des rè-
gles de droit qui contraignent les membres de la magistrature et les expo-
sent à des sanctions. La Loi constitutionnelle de 1867 énonce, pour les juges
des tribunaux de droit commun, la norme fondamentale126 que la conduite
des juges est un facteur pertinent pour déterminer leur aptitude à exercer
des fonctions judiciaires. Pour ce qui est des juges de nomination fédérale,
la Loi sur les juges amplifie cette norme fondamentale127 : le juge risque
une recommandation de destitution s’il manque à l’honneur et à la dignité
ou encore aux devoirs de sa charge. Pour ce qui est des juges de nomina-
tion québécoise, la même norme est détaillée dans le Code de déontologie
de la magistrature et, aux termes de la Loi sur les tribunaux judiciaires, un
manquement aux règles qui y sont contenues expose le juge à une répri-
mande ou à l’éventualité d’une destitution128. Cette technique présente
l’avantage, pour les juges et pour les justiciables, de mieux définir les atten-
tes de la société quant aux obligations déontologiques des membres de la
magistrature. Par le mécanisme de plainte qu’elle instaure, elle crée cepen-
dant une certaine vulnérabilité chez les juges, en les soumettant à la possi-

126. Loi constitutionnelle de 1867, précitée, note 3, art. 99.


127. Loi sur les juges, précitée, note 20, art. 65.
128. Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée, note 8, art. 95, 263 et 279.
L. Huppé Les fondements de la déontologie judiciaire 131

bilité de plaintes vexatoires. Elle exige aussi l’élaboration équilibrée d’un


ensemble de règles destinées à rendre effectif le processus disciplinaire tout
en préservant l’indépendance des juges.
La troisième technique, la moins contraignante, consiste à élaborer des
guides de conduite pour les juges, sans que ceux-ci puissent se faire repro-
cher d’y contrevenir. Telle est l’optique des Principes des déontologie ju-
diciaire proposés par le Conseil canadien de la magistrature. Cette
technique a permis à une voix plus autorisée que ne l’aurait été celle de la
doctrine de pallier l’absence de règles de droit formelles et de définir plus
précisément la compréhension mutuelle qu’ont les membres de la magis-
trature des devoirs qui leur incombent. Cependant, sans aucune force con-
traignante, elle laisse chaque juge libre de moduler sa conduite en fonction
des conseils qui lui sont prodigués.
Inhérente à la fonction judiciaire, l’obligation du juge de respecter cer-
taines obligations déontologiques est ainsi exprimée au moyen de divers
mécanismes, complémentaires les uns par rapport aux autres. Au-dessus
des règles précises qui en détaillent la teneur, domine l’idée que, dans une
société qui valorise la primauté du droit, la justice est établie au bénéfice
des justiciables et que c’est dans la confiance des justiciables que les insti-
tutions judiciaires trouvent leur véritable légitimité.
La réforme du Code de procédure civile
du Québec : quelques réflexions
sur le contrat judiciaire

Sylvette Guillemard*

À l’occasion de la réforme du Code de procédure civile, le juge en


chef du Québec annonçait le regain de vitalité du « contrat judiciaire »,
qualification attribuée autrefois, en particulier pendant la période classi-
que à Rome, au lien d’instance. L’auteure s’est penchée sur cette notion,
son fondement et son origine, ainsi que sur les critiques auxquelles elle a
pu donner lieu, afin de vérifier si la nouvelle culture judiciaire québécoise
autorisait à qualifier de contractuelles les obligations que les parties ont
maintenant de participer au bon fonctionnement de l’instance. Elle con-
clut qu’il faut rendre à César ce qui est à César, autrement dit laisser la
qualification contractuelle du lien d’instance dans la sphère du droit ro-
main, tout en constatant que, dorénavant, les litigants ont des obligations
légales qui reflètent les grands principes adoptés par le codificateur, no-
tamment celui de la maîtrise de leur dossier par les parties.

In an address on the reform of the Code of Civil Procedure, the Chief


Justice of the Court of Quebec announced the revitalizing of the « judi-
cial contract », formerly described in reference to — especially during the
classical period in Rome — the relationship between parties in joining is-
sues. The author has analyzed this concept, its basis and origin, as well as
whatever criticisms it may have raised, in order to ascertain if the new
Quebec legal culture may authorize qualifying as contractual the obliga-

* Professeure, Faculté de droit, Université Laval.

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 133-155


(2004) 45 Les Cahiers de Droit 133
134 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

tions that the parties now have to participate in the proper advancement
of the proceedings. She concludes as has been said « Render unto Cæsar
the things that are Cæser’s », in other words best leave the contractual
obligation qualification of the relation between parties unto Roman law,
while noting that henceforth, litigants have legal obligations that reflect
the major principles adopted by the codifier, especially that of control
over the issues by the parties.

Pages

1 Ambiguïté terminologique ................................................................................................ 135


2 Origine de l’idée du contrat judiciaire procédural ....................................................... 136
3 Le contrat judiciaire procédural à l’époque moderne .................................................. 138
4 Brève critique de la thèse contractuelle .......................................................................... 141
5 La situation au Québec ..................................................................................................... 147
5.1 Avant la réforme du Code de procédure civile ................................................... 147
5.2 Depuis le 1er janvier 2003 ........................................................................................ 150

La première phase de la réforme du Code de procédure civile du Qué-


bec1, entrée en vigueur le 1er janvier 2003, traduit en partie une nouvelle
philosophie du droit judiciaire2 qu’elle énonce sous forme de principes di-
recteurs : le principe de la maîtrise du dossier par les parties assorti de celui
de l’intervention du juge3, le principe de la proportionnalité4 et le principe
de la conciliation judiciaire5.

1. Code de procédure civile, L.R.Q., c. C-25.


2. Rappelons que la première codification de la procédure civile au Québec date de 1866
(Acte concernant le Code de procédure civile du Bas-Canada, S.C. 1866, c. 25). Elle a
ensuite été modifiée en 1897 (Loi concernant le Code de procédure civile de la province
de Québec, S.Q. 1897, c. 48) puis en 1965 (Code de procédure civile, S.Q. 1965, c. 80).
3. C.p.c., art. 4.1 : « Les parties à une instance sont maîtres de leur dossier dans le respect
des règles de procédure et des délais prévus au présent code. »
4. C.p.c., art. 4.2. Cet article reconnaît la nécessité d’une « justice « sur mesure » ou « à la
carte » », pour reprendre les expressions de D. Ferland et B. Émery, Précis de procé-
dure civile du Québec, t.1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 16.
5. C.p.c., art. 4.3. Par cette disposition, le Code élargit la fonction judiciaire et favorise une
« justice « douce » ou « consensuelle » » : (D. Ferland et B. Émery, op. cit., note 4, p. 19).
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 135

Présentant la « nouvelle culture judiciaire » aux juges de la Cour supé-


rieure du Québec, le juge en chef du Québec commentait ainsi l’article
4.1 du Code de procédure civile : « Cette disposition ne prononce pas la
mort du contrat judiciaire comme certains l’ont craint. Au contraire, il réaf-
firme en quelque sorte la vitalité d’un tel contrat, mais il l’assujettit à des
exigences très claires, et ce, de façon expresse6. »
Ce passage ne peut manquer de retenir l’attention, tant il est rare — au
Québec mais également en France7 — que l’on évoque la doctrine du con-
trat judiciaire. Un rapide sondage, qui n’a évidemment aucune prétention
scientifique, nous a démontré que plusieurs juristes québécois ignorent de
quoi il s’agit8, ce qui incite à se demander si, avant même de se pencher sur
sa mort ou sa résurrection, il n’est pas nécessaire de s’interroger sur son
existence. Cela nous amènera à analyser la qualification juridique des nou-
velles obligations que la réforme québécoise impose indéniablement aux
litigants.

1 Ambiguïté terminologique
D’emblée, signalons une équivoque. Le droit connaît deux types de
contrats judiciaires. En effet, cette expression peut désigner le sujet de
notre réflexion, soit « le lien d’instance, en vertu d’une théorie qui l’assi-
mile à un rapport d’origine contractuelle9 ». Afin d’éviter une trop grande
confusion des termes, nous nous proposons de le désigner par l’expression
« contrat judiciaire procédural » tant il est intimement lié à la sphère
procédurale. Entendu en ce sens, s’il n’y avait pas d’instance, il n’y aurait
pas de contrat judiciaire.
Il se trouve que le contrat judiciaire est également celui « qui intervient
entre les parties, en cours d’instance, et dont l’existence est constatée et

6. Assemblée annuelle des juges de la Cour supérieure du Québec, La réforme de


la procédure civile. Une nouvelle culture judiciaire, allocution d’ouverture de l’hono-
rable J.J. Michel Robert, juge en chef du Québec, [En ligne], octobre 2002, [www.
tribunaux.qc.ca/c-appel/propos/Discours_JJ_Michel%20Robert_serment_fichiers/
conference_2_octobre_2002_la_malbaie.doc] (8 janvier 2004).
7. D’après le juge en chef, la doctrine du contrat judiciaire est en quelque sorte un héritage
français. Voir infra, note 101 et le texte correspondant.
8. L’ignorance à ce sujet de plusieurs juristes contemporains est certainement attribuable à
nous, enseignants de droit judiciaire, qui avons tendance à centrer notre enseignement
sur les règles et à délaisser l’histoire, les théories et les courants de la procédure civile.
9. H. Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien, Montréal, Wilson & Lafleur, 2001,
p. 130.
136 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

entérinée par le juge dont la décision n’est pas juridictionnelle10 » et qu’ici


nous appellerons le « contrat judiciaire conventionnel ». Dans ce registre,
tout le monde connaît les accords par lesquels les parties mettent fin à l’ins-
tance et, en particulier, le règlement hors cour, la transaction.
En réalité, il existe de nombreuses formes de contrats judiciaires con-
ventionnels : certains ont pour objet la naissance même du contrat, le juge
« forçant » l’accord des volontés, tandis que d’autres portent plutôt sur
l’exécution des obligations contractuelles11. Dans le premier cas, l’interven-
tion du tribunal « remplace la rencontre des volontés12 », alors que dans le
second elle « se greffe sur un accord de volonté. Le juge constate, autorise,
homologue, ou consacre le contrat conclu par les parties13. » Quoi qu’il en
soit, en matière de contrats judiciaires conventionnels, l’accord entre les
parties — la conclusion de la vente, le remboursement de frais, etc. — pour-
rait parfaitement exister en dehors du cadre judiciaire, sans recourir à lui.
En somme, le juge ne fait qu’aider les parties qui font face à une difficulté
dont la résolution pourrait objectivement se situer en dehors du cadre judi-
ciaire.

2 Origine de l’idée du contrat judiciaire procédural


Il faut remonter au droit romain pour trouver les traces de cette doc-
trine14. À la période classique, la sanction du droit était demandée par une
procédure formulaire15. Le demandeur préparait une « formule » qu’il pré-
sentait au magistrat16 pour correction éventuelle. Ensuite, le demandeur
soumettait, lisait sa formule au défendeur qui l’acceptait « en y ajoutant
ses moyens de défense (exceptions)17 ». Il y avait en quelque sorte rencon-
tre d’une offre, par le demandeur, et d’une acceptation, par le défendeur :
« Cet accord des parties opérerait la litis contestatio, qui serait donc l’ac-
cord des plaideurs sur les termes de la formule. Comme ce sont ces termes

10. Id. Le droit anglo-saxon ne semble connaître que ce type de contrat judiciaire qu’il ap-
pelle judicial convention.
11. Sur ces questions, voir notamment A. Eengel-Créach, Les contrats judiciairement
formés, Paris, Economica, 2002.
12. Id., p. 180.
13. Ibid..
14. Voir J. Gaudemet, Institutions de l’antiquité, Paris, Sirey, 1982.
15. Cette procédure a été consacrée par la loi Aebutia et la loi Iulia.
16. À l’époque romaine, le magistrat et le juge sont deux personnes différentes. Alors que le
second tranche le litige, dit le droit, le premier est un fonctionnaire qui, entre autres,
organise le litige, en fixe l’objet et nomme le juge.
17. J. Gaudemet, op. cit., note 14, p. 635.
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 137

qui fixent la mission du juge, la procédure formulaire apparaît, dans cette


perspective, comme une procédure conventionnelle18. » Il faut ajouter que
l’apparence de caractère contractuel était renforcée par le fait que la litis
contestatio opérait une transformation du droit primitif. Elle « éteignait le
droit substantiel litigieux pour le remplacer par un lien de droit de nature
procédurale19 » et produisait ainsi un effet analogue à celui de la novation :
« Le droit du demandeur (droit réel ou droit de créance) est éteint par la litis
contestatio. Les textes disent que son droit est comme enlevé (tollere, sumere).
En conséquence, […] le demandeur ne peut plus, après la litis contestatio, repren-
dre le procès en faisant valoir le droit qu’il a déjà produit en justice.

Mais le demandeur acquiert un droit nouveau, celui d’obtenir une con-


damnation pécuniaire, si sa prétention est reconnue fondée.
Ce droit nouveau est donc un droit de créance, portant sur une somme d’argent
[…] Ce droit nouveau est un droit éventuel, subordonné à la vérification par le
juge de l’exactitude des faits allégués par le demandeur20.

Cependant, les romanistes eux-mêmes nuancent, voire écartent, la


qualification contractuelle de la litis contestatio, et ce, pour deux raisons.
La première tient au rôle du magistrat. Son intervention dans l’élaboration
de la formule au moment où le demandeur la lui présente21 donne au pro-
cessus un « caractère public et autoritaire22 ». En outre, le magistrat devait
« délivrer la formule (iudicium ou actionem dare) […] par un décret23 ».
Finalement, la remise de la formule au juge par le magistrat lui donnait
« non seulement le pouvoir mais l’ordre de juger (iudicare iubere)24 ». La
seconde raison est liée à la théorie du droit. À Rome, « la catégorie des
contrats est […] étroitement délimitée. Seuls peuvent être qualifiés de con-
trat, les actes auxquels le droit romain a expressément attribué ce qualifi-
catif25. » Or la litis contestatio ne reçoit pas une qualification pareille.
D’ailleurs, il serait difficile qu’il en soit autrement : elle ne « crée pas d’obli-
gation à la charge des parties. Elle n’implique aucune prestation ou absten-
tion de l’une à l’égard de l’autre. Elle a pour but de contraindre les parties
[…] à laisser l’action procédurale se développer26. »

18. Ibid.
19. H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, t. 3, Paris, Sirey, 1991, p. 210.
20. J. Gaudemet, op. cit., note 14, p. 638.
21. Dans certains cas, le magistrat peut même refuser la formule proposée.
22. J. Gaudemet, op. cit., note 14, p. 637.
23. Id., p. 636.
24. Ibid.
25. Id., p. 638.
26. Ibid.
138 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

Comme c’est la procédure formulaire qui apparentait le lien judiciaire


à un contrat, sa disparition aurait dû entraîner celle de cette doctrine.
Pourtant, « lorsque la procédure extraordinaire fut généralisée, et vint se
substituer à la procédure formulaire27 », et alors que « la litis contestatio
avait cessé de transformer le droit du demandeur et n’avait d’autre résultat
juridique que d’imposer aux parties l’obligation légale de suivre l’instance
et d’exécuter le jugement, [l’idée du contrat judiciaire] resta, par la vertu de
la tradition, flottante dans les textes28 ».

3 Le contrat judiciaire procédural à l’époque moderne


Cette idée a traversé les siècles ainsi, en « flottant ». Un auteur abor-
dant l’histoire de la doctrine du contrat judiciaire dans une étude sur la
transmissibilité et la durée des actions écrit, à propos de la période qui a
suivi l’ordonnance de Roussillon (1564), que « l’obscurité la plus complète
règne dans cette partie de notre droit sur le point de savoir si l’instance
faisait naître un contrat judiciaire, et de quels actes de procédure il résul-
tait29 ». Ricard le mentionne encore au xviie siècle et, par la suite, « l’idée
d’un contrat a survécu sous l’influence de la philosophie volontariste du
xviiie siècle pour qui toute situation légale devait trouver sa source dans
un acte de volonté implicite30 ».
Plus près de nous, Demolombe, s’interrogeant sur « la cause efficiente,
et pour ainsi dire, la source, d’où dérive l’autorité de la chose jugée31 », écrit
ceci :
Eh bien ! donc, cette cause efficiente, c’est la convention, le contrat judiciaire, par
lequel les parties s’accordent à soumettre à la décision des juges le litige, qui les
divise ; cette convention est nécessaire sans doute ; et la loi l’impose souveraine-
ment, nul ne pouvant se faire justice à soi-même ; mais elle n’en a pas moins, dans
son origine, le caractère d’un contrat32.

27. Req. 29 avril 1912, D. 1912.1.305, S. 1913.1.185, note Naquet, p. 185-186. Le passage de la
procédure formulaire à la procédure extraordinaire a eu lieu au iiie siècle.
28. Ibid.
29. É. Valabrègue, « Transmissibilité et durée des actions », (1879) 8 Revue critique de
législation et de jurisprudence 519, 538. Cet auteur met en garde le juriste (p. 519) : « il
faut accueillir avec la plus extrême réserve les règles juridiques que le passé nous a lé-
guées et qui, grâce surtout à l’empire de la tradition, se sont glissées dans notre jurispru-
dence ».
30. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11.
31. C. Demolombe, Traité de contrats ou des obligations conventionnelles en général, t. 7,
Paris, Imprimerie générale, 1878, p. 257.
32. Ibid.
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 139

Se demandant ensuite comment prend naissance ce contrat judiciaire,


il explique ce qui suit :
[Le contrat judiciaire] se forme par les conclusions, que les parties déposent de
part et d’autre, et qui représentent les deux termes de ce contrat […] Les conclu-
sions ! cette pièce si importante de l’instance pour les parties et pour les juges :

Pour les parties, qui tracent ainsi le cercle, dans lequel le litige s’engage, et les
points précis sur lesquels elles demandent une décision ;

Pour les juges, qui doivent rendre la décision demandée par les conclusions, tou-
jours jusques à leurs dernières limites, et jamais au delà ! […]
Tel est donc le caractère de l’instance judiciaire : une convention, un contrat !

Ce caractère est essentiel ; et on le trouve dans toutes les législations, malgré la


différence, souvent si profonde, de leurs systèmes de procédure33.

Tous ne partagent pas la foi et l’enthousiasme de Demolombe à l’égard


de la qualification contractuelle du lien d’instance. Déjà, au xviiie siècle,
Pothier refuse de se prononcer, en particulier sur l’effet novatoire de la litis
contestatio, sous prétexte que « les principes du Droit Romain […] [ne sont]
plus d’usage parmi nous34 ». Dans le même esprit, une centaine d’années
plus tard, un auteur français s’interroge :
Notre législateur a-t-il admis ou repoussé la théorie du contrat judiciaire résultant
de l’instance ?

Nous ne pensons pas, pour notre part, qu’il ait accordé à un acte précis de la pro-
cédure la vertu d’opérer un lien juridique quelconque. D’où résulterait, en effet, ce
lien que plusieurs jurisconsultes ont cru voir ? Nous cherchons en vain dans notre
législation un acte correspondant à la litis contestatio des Romains […].

Malgré tout notre bon vouloir, il nous est impossible de le découvrir35.

Dès le début du xxe siècle, la doctrine du contrat judiciaire est jugée


désuète. L’idée d’un « engagement réciproque, contracté par les plaideurs,
de rester en cause jusqu’au jugement, et de le subir quel qu’il soit36 », dési-
gné « autrefois sous les mots de contrat judiciaire [est] de plus en plus aban-
donnée37 ». Les critiques s’élèvent à l’unisson. Pour Naquet,

33. Id., p. 258-259.


34. R.-J. Pothier, Traité des obligations, publié par A.F. Masson, Paris, Librairie de l’Œuvre
de Saint-Paul, 1883, par. 586, p. 289.
35. É. Valabrègue, loc. cit., note 29, 539-540.
36. E. Garsonnet, Traité théorique et pratique de procédure, 2e éd., t. 2, Paris, Librairie de
la Société de recueil général des lois et des arrêts, 1898, paragr. 662, p. 429.
37. Req. 2 juin 1908, S. 1909.1.305, note Tissier, p. 306 ; l’italique est de nous.
140 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

[Le] contrat judiciaire est […] une création arbitraire procédant d’une tradition
mal comprise […].
Un contrat implique nécessairement un concours de deux volontés. Or, le prétendu
contrat judiciaire est exclusif de la volonté libre des parties, car, si le demandeur
saisit le tribunal, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen pour lui d’obtenir satisfac-
tion, et, si le défendeur comparaît et conteste, c’est qu’il n’y a pas pour lui d’autre
moyen de défendre ses droits38.

Tissier est catégorique : « Il n’y a, dans les rapports établis par l’ins-
tance entre les parties et dans les obligations qui en résultent, rien de con-
tractuel39. »
Deux auteurs ont systématiquement présenté des contre-arguments
aux critiques. Commentant l’ambiguïté terminologique que nous avons si-
gnalée plus haut, entre le contrat judiciaire que nous avons appelé « con-
ventionnel » et le contrat judiciaire que nous avons qualifié de
« procédural », ils rétorquent uniquement : « pure question de terminolo-
gie40 ». À l’affirmation de Tessier selon qui c’est par l’effet de la loi et non
d’un contrat que les plaideurs « sont obligés de rester dans l’instance (l’ins-
tance est un rapport d’ordre légal)41 », ils répondent : « [Si] cela est, qu’im-
porte ? La loi n’attache-t-elle pas certaines obligations au contrat (bonne
foi, garantie, etc.)42 ? » Quant à l’absence de concours de volontés, ils ci-
tent un arrêt de la Cour de cassation qui « dit bien que le défendeur accepte
ou refuse la juridiction43 ». Rappelons que la litis contestatio romaine avait
un effet novatoire. La disparition de celle-là a entraîné l’anéantissement de
celui-ci : « C’est exact, […] mais la théorie contractuelle de l’instance n’est
nullement liée à l’effet novatoire […] [et] on peut admettre le contrat d’ins-
tance sans effet novatoire44. » Citant ensuite un auteur allemand pour qui
« [l]’hypothèse du contrat est inutile, les parties à l’instance n’ont pas
d’obligations (Pflichten) mais des charges (Lasten)45 », ils écrivent :

38. Req. 29 avril 1912, précité, note 27, p. 185.


39. Supra, note 37, p. 306. La thèse contractuelle du lien d’instance rejoint tellement peu
d’adeptes que, dans la plupart des ouvrages dont l’index mentionne « contrat judiciaire »,
les auteurs ne traitent que du contrat judiciaire conventionnel. Voir, par exemple, Ency-
clopédie juridique Dalloz, Répertoire de procédure civile, t. II, Paris, Jurisprudence gé-
nérale Dalloz. Parfois, le contrat judiciaire procédural y est mentionné mais uniquement
pour signaler l’ambiguïté terminologique.
40. G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, Paris, PUF, 1958, p. 363.
41. Ibid.
42. Ibid.
43. Ibid. L’arrêt en question est le suivant : Cass. 27 nov. 1951, D. 52.71.
44. G. Cornu et J. Foyer, op. cit., note 40.
45. Ibid.
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 141

L’observation est intéressante encore qu’il faille distinguer, selon la sanction dont
elles sont assorties, entre les obligations dont l’inexécution paralyse au moins tem-
porairement le cours de la justice (comparaître, sanction : le défaut), celles qui
exposent seulement l’une des parties à un désavantage (défaut de preuve), et cel-
les qui appellent des sanctions pécuniaires (déloyauté). L’admettrait-on ? Elle ne
contredit pas la thèse contractuelle (il y a des charges contractuelles : donner congé
pour faire cesser une location verbale, mettre en demeure le débiteur…)46.

Parmi les zélateurs de la thèse contractuelle, certains sont allés jus-


qu’à se pencher sur le mode de formation de ce contrat ! Cornu et Foyer
suggèrent que, si « le contrat d’instance existe, ce sera, le plus souvent, un
contrat par correspondance entre absents (la théorie de la réception s’ap-
pliquerait, semble-t-il, non celle de l’émission)47. » À la fin de leur plaidoyer,
ils ont cependant un doute et admettent une lacune : « Une objection ce-
pendant : le procès par défaut. Rien n’est parfait48. »

4 Brève critique de la thèse contractuelle


Il parraît aujourd’hui difficile de défendre, avec des arguments soli-
des, la qualification contractuelle du rapport d’instance. Pour tout dire, elle
présente « un caractère fictif49 ».
Examinons les principaux éléments d’un contrat et en premier lieu le
rôle de la volonté50. On peut admettre que le demandeur prend volontaire-
ment l’initiative de porter sa demande en justice, personne, ni la loi ni
autrui, ne l’y obligeant. Cependant, estimer qu’un citoyen dont le droit est
violé peut rester passif, c’est énoncer un faux choix51. D’ailleurs, dans la
mesure où ce justiciable veut obtenir réparation, la loi lui impose le recours

46. Id., p. 363-364.


47. Id., p. 364.
48. Ibid. Mentionnons également que certains ont avancé la thèse quasi contractuelle, guère
satisfaisante. « S’il est vrai que les obligations nées d’un quasi-contrat n’ont pas leur
source dans la volonté des parties, on voit mal à quel quasi-contrat pourrait se rattacher
la création d’une instance » : H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11, faisant réfé-
rence à Henri Vizioz, La notion de quasi-contrat — Étude historique et critique, thèse,
Faculté de droit de l’Université de Bordeaux, 1912, nos 37, 46 et 68.
49. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 10.
50. C.c.Q., art. 1378 : « Le contrat est un accord de volonté, par lequel une ou plusieurs per-
sonnes s’obligent envers une ou plusieurs autres à exécuter une prestation. »
51. Cette option fait penser au prétendu choix offert dans certains contrats d’adhésion. Tout
le monde sait que, même si théoriquement, personne n’est obligé de signer un contrat
avec un fournisseur d’électricité qui détient un monopole en la matière, personne n’y
renonce, et parler de choix dans ces conditions constitue un leurre.
142 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

à une autorité, nul ne pouvant se faire justice à soi-même. La justice est un


service public qui relève de l’État52.
S’il est possible, à l’extrême rigueur et de façon toute théorique, en-
core une fois, de déceler une volonté chez le demandeur, il semble difficile
d’arriver à la même conclusion en ce qui concerne le défendeur. Une fois
les démarches du demandeur entamées, le défendeur est pris malgré lui
dans l’engrenage judiciaire. Qu’importe qu’il y participe ou non, la déci-
sion finale le concerne et le lie. Sa volonté à cet égard ne joue pas un rôle
important. S’il se soumet au processus engagé par le demandeur, on ne peut
accepter de conclure que ce soit sur une base réellement volontaire : « Il
est faux de dire que le défendeur accepte le débat : il subit le procès plus
qu’il ne l’accepte, pour éviter d’être condamné sans avoir été entendu53. »
Bref, comme l’écrit Naquet, « le prétendu contrat judiciaire est exclusif de
la volonté libre des parties, car, si le demandeur saisit le tribunal, c’est qu’il
n’y a pas d’autre moyen pour lui d’obtenir satisfaction, et, si le défendeur
comparaît et conteste, c’est qu’il n’y a pas pour lui d’autre moyen de dé-
fendre des droits54 ».
En cas d’absence de coopération du défendeur, qu’il ne comparaisse
pas ou qu’il ne plaide pas, l’action engagée par l’autre litigant parviendra
quoi qu’il en soit à son terme, la principale différence se traduisant vrai-
semblablement en termes de rapidité55. S’il ne comparaît pas et même s’il
se contente, pourrions-nous dire, de ne pas plaider, ne faut-il pas voir là
une réelle volonté de ne pas participer au processus ? « Comment, dans ces
conditions, peut-on encore parler d’un “contrat” […]56 ? »

52. Nous excluons ici l’arbitrage, auquel les parties peuvent choisir de recourir lorsque le
différend relève de certains domaines, comme en matière de relations commerciales. Ici,
la nature contractuelle de la volonté commune de retirer compétence aux autorités éta-
tiques pour en investir un système de justice privée ne fait aucun doute. C’est d’ailleurs
parce que le recours à l’arbitrage constitue une dérogation au « monopole » de l’État en
matière de justice que celui-ci, par la bouche de ses législateurs, l’autorise à condition
que les parties impliquées démontrent par un accord de volonté exprès, sous forme écrite,
leur renonciation au système de justice publique : C.c.Q., art. 2640 ; Nouveau Code de
procédure civile français, art. 1443 ; et art. II et IV 1.b) de la Convention pour la recon-
naissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, New York, 10 juin 1958.
La convention d’arbitrage est, selon les termes mêmes de l’article 2638 du C.c.Q. et de
l’article 1442 du Nouveau Code de procédure civile français, un contrat.
53. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 10-11.
54. Req. 29 avril 1912, précité, note 27, p. 185.
55. C.p.c., art. 192.
56. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11.
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 143

Pour défendre la thèse contractuelle, Cornu et Foyer s’appuient en


partie sur le désistement d’instance qui, en droit français, nécessite la par-
ticipation volontaire des deux parties : « Le rapport qui lie les parties
litigantes ne saurait être rompu par la volonté d’une seule (sauf excep-
tion)57. » En effet, l’article 394 du Nouveau Code de procédure civile
français58 fait reposer sur le seul demandeur l’initiative de mettre fin à l’ins-
tance et le désistement, en règle générale, « n’est parfait que par l’accepta-
tion du défendeur59 ». Toutefois, en réalité, l’acceptation par le défendeur
n’est pas absolument indispensable puisque « [l]e juge déclare le désiste-
ment parfait si la non-acceptation du défendeur ne se fonde sur aucun motif
légitime60 ». Si ces dispositions font dire à des auteurs français que l’argu-
ment fondé sur le désistement n’est pas « probant61 », au Québec la ques-
tion est encore plus rapidement résolue, car, depuis le Code de 1965, « [u]ne
partie peut se désister de sa demande ou de son acte de procédure en tout
état de cause62 ». La procédure est très simple et ne nécessite nullement
l’accord de l’autre litigant : « Le désistement se fait par simple déclaration
signée de la partie elle-même ou de son procureur, et présentée à l’audience
ou produite au greffe. Sauf s’il est fait à l’audience en présence de la partie
adverse, le désistement ne devient opposable à celle-ci que s’il lui a été si-
gnifié63. » Pour terminer sur ce terrain, ajoutons qu’à notre avis, de toutes
façons, le seul fait qu’une situation risque de présenter sporadiquement des
événements faisant intervenir la volonté des participants ne peut suffire à
lui attribuer une qualification contractuelle.
L’absence de volonté, au sens contractuel du terme, permettrait à elle
seule à écarter la thèse du contrat. Poursuivons quand même.
Pour qu’il y ait contrat, il est nécessaire qu’il y ait échange de consen-
tement64, celui-ci se réalisant « par la manifestation, expresse ou tacite, de
la volonté d’une personne d’accepter l’offre de contracter que lui fait une
autre personne65 ». Il faut donc également se pencher sur la prétendue of-
fre, faite par le demandeur. Qu’est-ce qui, dans le déroulement de la procé-
dure, constituerait ou matérialiserait l’offre ? Et quel en serait le contenu ?

57. G. Cornu et J. Foyer, op. cit., note 40, p. 363.


58. Nouveau Code de procédure civile français, ci-après cité : « C.p.c.fr. ».
59. C.p.c.fr., art. 395.
60. C.p.c.fr., art. 396.
61. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11.
62. C.p.c., art. 262.
63. C.p.c., art. 263.
64. C.c.Q., art. 1385.
65. C.c.Q., art. 1386.
144 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

Au Québec, c’est par la requête introductive d’instance que le défendeur


prend officiellement connaissance de la décision — nous n’oserions main-
tenant dire la volonté ! — du demandeur de saisir le tribunal66. La requête,
accompagnée d’un avis de comparution, est signifiée au défendeur67. L’of-
fre pourrait-elle être constituée par une seule de ces pièces soit seulement
l’avis, soit seulement la requête ? En ce qui concerne le premier, cela sem-
ble matériellement impensable, puisqu’il n’est somme toute qu’un acces-
soire de la requête. D’ailleurs, la jurisprudence ne rapporte aucun cas de
signification d’avis seul. Au surplus, il ne contient essentiellement aucun
élément propre au litige envisagé. Ses termes sont plutôt imposés de façon
standard et identique par le législateur, quel que soit le type de litige, quel-
les que soient les parties68.
La requête, en revanche, contient des énoncés personnalisés, choisis
et rédigés par le demandeur et est d’ailleurs signée par lui ou son procu-
reur. Elle énonce « les faits sur lesquels la demande est fondée et les con-
clusions recherchées69 » ainsi que « l’indication du tribunal saisi et du
district dans lequel la demande est portée70 ». Dans l’esprit du demandeur,
c’est certainement la requête, plus que l’avis, qui indique son désir d’inten-
ter un procès. La preuve en est qu’il arrive qu’elle ne soit pas accompagnée
de l’avis71.
Selon nous, si offre il y avait, elle serait certainement constituée et de
la requête et de l’avis, indissociables à la fois pour fonder les raisons, les
motifs du débat judiciaire envisagé et pour « inviter » le défendeur à y par-
ticiper.
En quoi consisterait l’acceptation ? Bien entendu, nous n’envisagerons
ici que le cas où le défendeur participe à toutes les étapes procédurales. À
notre avis, la comparution est un acte de type administratif, au sens large
du terme, qui signifie que le défendeur accepte effectivement de s’engager
dans le processus judiciaire, quitte à le contester d’ailleurs. Et justement,
de la même façon que quelqu’un ne peut s’engager à accepter une offre
d’achat sans savoir sur quoi elle porte, ce que l’offre doit décrire, le défen-
deur ne peut accepter de prendre part à un procès sans connaître les pré-

66. C.p.c., art. 111.


67. C.p.c., art. 119 (pour l’avis) et art. 78 (pour la signification).
68. D’ailleurs, l’article 119 C.p.c. in fine précise : « Cet avis doit être conforme au texte éta-
bli par le ministre de la Justice. »
69. C.p.c., art. 111.
70. C.p.c., art. 111.1.
71. L’absence d’avis peut, dans certaines circonstances, constituer un moyen de défense et
le défaut de signification de l’avis peut être corrigé. Voir D. Ferland et B. Émery, op.
cit., note 4, p. 250.
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 145

tentions de son adversaire qui, elles, sont énoncées dans la requête. Or, par
définition, le défenseur va s’opposer aux arguments, de fait et de droit, de
son adversaire, liés à la substance même du dossier ou à certains aspects
procéduraux. Sur ce chapitre, il pourra, par exemple, contester la compé-
tence, ratione materiae ou ratione personae, du tribunal72. Est-il possible,
dans ces conditions, d’admettre qu’il accepte l’offre du demandeur, condi-
tion nécessaire pour réaliser la formation du contrat ? La réponse est évi-
dente. Chacun sait que « [l]’acceptation qui n’est pas substantiellement
conforme à l’offre […] ne vaut pas acceptation. Elle peut, cependant, cons-
tituer elle-même une nouvelle offre73. » Il est inutile de poursuivre sur ce
terrain-là, au risque de tomber dans une logique… kafkaïenne ! Par défini-
tion, par essence, la notion d’acceptation, au sens de la théorie contrac-
tuelle, est antinomique de la participation du défendeur au procès et à la
procédure qui y mènent.
Quand le contrat se formerait-il ? En droit romain, « [l]a remise de la
formule par le demandeur au défendeur qui l’accepte constitue le contrat
judiciaire74 ». C’est donc à cette étape précise, celle de la litis contestatio,
que le rapport est scellé en un contrat qualifié de formel par certains75. Ce
qui, en matière de cheminement procédural, s’apparenterait à la litis
contestatio serait, en droit moderne, la liaison de l’instance, prévue à l’ar-
ticle 186 du Code de procédure civile :
La contestation est liée :

1o par la demande, la défense et la réponse ;


[…]

3o par la demande et la défense, lorsque le demandeur a renoncé à produire une


réponse ou qu’il a été forclos de le faire.

Cependant, la liaison d’instance n’a pas le même fondement que la litis


contestatio et ses effets en sont différents. Cela fait dire à des « autorités
graves et nombreuses76 », notamment Solus et Perrot, que « la liaison de
l’instance […] n’apparaît plus de nos jours que comme une survivance
affadie de l’ancienne litis contestatio […] dont le contenu se serait progres-
sivement vidé d’une grande partie de ses effets au profit d’actes qui précè-
dent ou qui suivent le dépôt des premières conclusions du défendeur77 ».

72. C.p.c., art. 163-164.


73. C.c.Q., art. 1393.
74. J. Gaudemet, op. cit., note 14, p. 635.
75. Id., p. 637.
76. É. Valabrègue, loc. cit., note 29, 538.
77. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 210.
146 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

Pour ne prendre qu’un exemple, mentionnons que la litis contestatio « fixait


de manière définitive l’étendue du rapport d’instance78 ». Or, en droit fran-
çais et en droit québécois, par exemple, la liaison d’instance ne produit pas
un tel effet. Ainsi, l’article 186 du Code de procédure civile n’empêche
absolument pas des modifications ultérieures à cet égard :
Les parties peuvent, en tout temps avant jugement, amender leurs actes de procé-
dure sans autorisation et aussi souvent que nécessaire en autant que l’amende-
ment n’est pas inutile, contraire aux intérêts de la justice ou qu’il n’en résulte pas
une demande entièrement nouvelle sans rapport avec la demande originaire.
L’amendement peut notamment viser à modifier, rectifier ou compléter les énon-
ciations ou conclusions, invoquer des faits nouveaux ou faire valoir un droit échu
depuis la signification de la requête introductive d’instance79.

Soulevons, simplement pour la mentionner puisque certains s’y sont


arrêtés, une autre difficulté. Dans la mesure où la liaison d’instance est vue
comme un contrat, qui en sont les parties ? Au-delà des plaideurs, pour qui
la réponse est évidente, quel rôle donner au juge dans ce processus auquel
il est obligé de participer en raison du prétendu accord contractuel ? Se si-
tuant un peu en dehors du débat sur la nature juridique d’instance et con-
sidérant plus généralement le « rapport d’instance », Cornu et Foyer se
demandent : « En plus du lien qui se noue entre les plaideurs et dont nul ne
conteste qu’ils soient parties en cause, un rapport s’établit-il entre ces der-
niers et l’État en la personne de ses juges80 ? » Ils mentionnent deux auteurs
pour qui une réponse affirmative s’impose parce que l’obligation du juge
de « statuer sur la demande [est] un effet81 » du rapport d’instance. Cornu
et Foyer contestent cette position : « C’est simplement un devoir de sa
charge. C’est son office même. Le lien d’instance, d’ailleurs, se noue, et
peut se dénouer (désistement, péremption) en dehors du juge qui n’y est
donc pas partie […] Le rapport n’existe qu’entre parties. Il est de droit
privé82. »
Quant aux sanctions des inexécutions des obligations procédurales,
elles n’ont aucune parenté avec celles qui sont prévues par le droit civil,
mais découlent du processus et de l’organisation judiciaires eux-mêmes.
Ainsi, si le défendeur fait défaut de plaider, par exemple, sa sanction sera

78. Ibid.
79. C.p.c., art. 199. Pour des exemples de modifications, voir D. Ferland et B. Émery, op.
cit., note 4, p. 336-350. En droit judiciaire français, voir notamment H. Solus et R.
Perrot, op. cit., note 19, p. 865-930.
80. G. Cornu et J. Foyer, op. cit., note 40, p. 363.
81. Ibid.
82. Ibid.
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 147

de ne pas pouvoir produire de témoins83, si une partie omet de communi-


quer une pièce, autre qu’une pièce au soutien d’un acte de procédure, dans
le délai prévu, elle devra demander au tribunal une autorisation pour la
produire84, etc. Tout cela est bien loin de l’exécution en nature et de l’ob-
tention de la résiliation du contrat85. En matière judiciaire, impossible éga-
lement d’invoquer l’exceptio non adimpleti contractus. Remarquons que,
si en matière contractuelle le défaut de l’une des parties d’exécuter en tout
ou en partie ses obligations peut fréquemment nuire ou à tout le moins « dé-
ranger » le cocontractant, en matière procédurale, l’absence de coopération
de l’adversaire aurait parfois l’effet inverse.
En outre, quel est, de façon générale, l’intérêt d’une qualification con-
tractuelle ? C’est principalement de reconnaître des obligations entre les
parties, obligations qui reposent pour une large part sur l’autonomie de leur
volonté et leur liberté contractuelle, en lieu et place d’une obligation impo-
sée par le législateur86, et qui sont assorties de sanctions idoines en cas de
contravention. En matière judiciaire, une telle qualification est, selon nous,
« stérile87 » et inutile puisqu’elle ne porte pas à conséquence. Les obliga-
tions imposées aux parties ne relèvent pas de leur libre arbitre mais uni-
quement de la loi, du code ; quant aux sanctions, nous venons de voir que
celles qui sont applicables en matière contractuelle leur sont totalement
inadaptées. Affirmer que la relation entre les litigants constitue un contrat
judiciaire procédural ne peut donc constituer qu’une formule de style…
impropre, à notre avis.

5 La situation au Québec

5.1 Avant la réforme du Code de procédure civile


Comment la théorie contractuelle du lien d’instance est-elle reçue au
Québec ? Contrairement à ce que laissent croire les propos du juge en
chef88, force est de constater que le contrat judiciaire n’y est pas très vigou-
reux. La doctrine est plus que discrète à son sujet et la jurisprudence ne le
mentionne que très rarement. À la fin du xixe siècle, à propos d’une ques-
tion d’identité d’objet et de causes entre deux instances, la Cour supérieure

83. C.p.c., art. 195.


84. C.p.c., art. 331.4.
85. C.c.Q., art. 1590.
86. D’ailleurs, il est connu que le contrat est la loi des parties, comme l’énonce expressé-
ment l’article 1134 du Code Napoléon.
87. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11.
88. Supra, note 6.
148 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

a cité quelques extraits de Demolombe sur le contrat judiciaire comme fon-


dement de l’autorité de la chose jugée89.
Plus récemment, le juge Monet a mentionné le contrat judiciaire dans
le contexte d’une affaire familiale :
Le lien juridique d’instance est celui des parties. L’instruction est conduite par les
parties. Les moyens de fait et de droit sont avancés par les parties. C’est sur les
prétentions respectives des parties que le juge du procès doit statuer. Certes, de
nos jours, le juge joue un rôle actif et exerce de vastes pouvoirs, que reflètent, par
exemple, les articles 292 et 463 C.P. Néanmoins, la prudence commande à celui
qui a pour mission de juger de s’assurer que les parties aient l’occasion d’être
entendues sur un point qui, d’une part, lui paraît déterminant et, d’autre part, ne
ressort pas du contrat judiciaire90.

De même, étudiant l’effet de l’article 17 des Règles de pratique de la


Cour supérieure qui interdit, sauf autorisation du juge, le dépôt tardif des
pièces, le juge LeBel, alors à la Cour d’appel, écrivait :
Dans la mesure où la cause était considérée comme en état, bien que le système de
mise en état prévu par les règles de pratique de la Cour supérieure laisse place à
une certaine flexibilité que réserve notamment la règle 17, il demeure que le certi-
ficat d’état et la déclaration que la cause est prête constituent une forme de con-
trat judiciaire entre les parties. On ne saurait y déroger sans raison sérieuse91.

Quelques années plus tard, la Cour supérieure reprend ces propos et,
les appliquant au dossier qui lui est alors soumis, conclut simplement : « La
défenderesse et son avocat font bien peu de cas du « contrat judiciaire » les
liant92. »
En 1998, les sténographes officiels ont présenté une requête en juge-
ment déclaratoire visant à confirmer que, en vertu de plusieurs dispositions
législatives et réglementaires ainsi qu’aux termes des articles 324 à 331 du
Code de procédure civile, eux seuls avaient le droit d’agir devant les tribu-
naux du Québec. L’intervenant, dont les employés n’étaient pas des sténo-
graphes officiels, prétendait que les parties ont « le droit de renoncer au

89. Fraser c. Pouliot et al., (1885) 13 R.L. 1, 6. Le jugement d’appel ne reprend pas cette
discussion et ne fait même pas mention du contrat judiciaire : Fraser c. Pouliot et al.,
(1885) 13 R.L. 520.
90. Droit de la famille — 871, [1990] R.J.Q. 2107, 2108 (C.A.).
91. Latouche c. Raymond Chabot Fafard Gagnon inc., [1997] A.Q. (Quicklaw) no 1191
(C.A.).
92. Palagesco inc. c. Groupe Lincora inc., [2000] A.Q. (Quicklaw) no 1119, par. 21 (C.S.).
Bien sûr, l’expression, « à la partie adverse » est sous-entendue.
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 149

bénéfice de l’article 324 C.P.93 ». Le tribunal a donné raison aux sténogra-


phes officiels, en émettant au passage des doutes sur le contrat judiciaire :
La loi est claire, publique, bien connue de tous. Il faut la respecter. Un point c’est
tout. Le prétendu « contrat judiciaire » entre deux parties ne saurait certainement
pas affecter les droits de tiers appelés à collaborer avec le tribunal à la recherche
de la vérité. Et le moins que l’on puisse assurer à ces collaborateurs est que leurs
dépositions seront fidèlement prises en note soit par un officier public (art. 324
C.P.), soit de la façon prévue à l’article 329 C.P.94.

Dans une affaire en responsabilité délictuelle dans le contexte d’une


relation de travail, le congé de maladie de l’une des parties en cause avait
été pris en charge par une compagnie d’assurances. Or, d’après la juge Otis,
l’employeur aurait pu :
[R]equérir que le travailleur présente sa réclamation à la CSST. Il ne l’a pas fait.
Pendant quatre ans, au cours des réévaluations périodiques, l’employeur est de-
meuré silencieux. Son inaction s’est couplée d’un acquiescement lorsqu’il a con-
testé l’action en dommages-intérêts [de l’employé], produisant deux défenses
amendées et procédant à la mise en état du dossier sans que la question de l’im-
munité civile ne ressorte du contrat judiciaire entre les parties95.

Et, enfin, alors qu’elle avait à se prononcer sur un amendement d’ac-


tion en vue de retirer un aveu judiciaire, la Cour d’appel fait brièvement
l’historique des faits et procédures. Une partie, l’Église Vie et Réveil, ayant
subi des dommages dus à une pollution aux hydrocarbures de son immeu-
ble par la faute de son voisin, ce dernier lui a payé une indemnité :
Insatisfaite de l’indemnité, l’Église a assigné les appelantes.
Les parties avaient conclu un contrat judiciaire, lié contestation et le procès était
pratiquement terminé lorsque l’Église a requis un amendement en vue d’augmen-
ter le quantum de sa réclamation qu’elle trouvait insuffisant pour atteindre l’ob-
jectif toujours recherché de la décontamination totale de son immeuble96.

93. Association professionnelle des sténographes officiels du Québec c. Québec (Procureur


général), [1998] R.J.Q. 1856, 1859 (C.S.). La Cour d’appel confirme le jugement de pre-
mière instance et reprenant le passage cité ci-dessus poursuit en disant que : « [la] fiabi-
lité des transcriptions des dépositions est nécessaire à la saine administration de la
justice. Les parties à une instance ne sont pas nécessairement les seules qui ont besoin
de la fiabilité de la transcription des témoignages » : Vilaire c. Association profession-
nelle des sténographes officiels du Québec, [1999] R.J.Q. 1609, 1616 (C.A.).
94. Association professionnelle des sténographes officiels du Québec c. Québec (Procureur
général), précité, note 93, 1860.
95. Williams c. Arthur, [2002] A.Q. no 4573 (C.A.).
96. Église Vie et Réveil Inc., Les Ministères d’Alberto Carbone c. Sunoco Inc., [2002] A.Q.
no 3056, par. 1-2 (C.A.).
150 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

Il faut donc admettre que la jurisprudence est peu loquace sur le sujet,
tant quantitativement97 que qualitativement, puisque jamais elle ne le déve-
loppe ni ne l’analyse, se contentant de le mentionner.

5.2 Depuis le 1er janvier 2003


La principale application du principe énoncé à l’article 4.1 du nouveau
Code de procédure civile se trouve aux articles 151.1 et suivants, qui cons-
tituent indiscutablement une nouveauté dans le droit québécois :
Les parties, à l’exception de celles qui sont mises en cause, sont tenues, avant la
date indiquée dans l’avis au défendeur pour la présentation de la demande intro-
ductive au tribunal, de négocier une entente sur le déroulement de l’instance pré-
cisant leurs conventions et établissant le calendrier des échéances à respecter […].
L’entente doit porter, notamment, sur les moyens préliminaires et les mesures de
sauvegarde, sur les modalités et le délai de communication des pièces, des décla-
rations écrites pour valoir témoignage, des affidavits détaillés, sur les conditions
des interrogatoires préalables avant production de la défense, entre autres sur leur
nombre et leur durée, sur les expertises, sur les incidents connus ou prévisibles,
sur la forme orale ou écrite de la défense et, dans ce dernier cas, sur son délai de
production, ainsi que sur le délai pour produire une réponse, le cas échéant. L’en-
tente doit être déposée au greffe sans délai, au plus tard à la date fixée pour la
présentation de la demande98.

En cas de désaccord entre les parties en la matière, elles devront pro-


céder à la présentation de la requête introductive d’instance. À cette occa-
sion, le Code donne de nombreux pouvoirs au juge, en particulier celui de
déterminer, à la place des parties, « les conditions, notamment le nombre et
la durée, des interrogatoires préalables avant production de la défense » et
celui d’« établir, à défaut d’une entente entre les parties déposée au greffe,
le calendrier des échéances à respecter pour assurer le bon déroulement de
l’instance99. »
Les parties peuvent convenir ensemble de modifier les termes de l’en-
tente. L’intervention judiciaire ne sera nécessaire, encore une fois, que si
elles ne parviennent pas à s’entendre sur des modifications100.

97. Les causes de jurisprudence rapportées ici sont en partie le résultat d’une recherche
exhaustive sur des banques de données informatisées.
98. C.p.c., art. 151.1.
99. C.p.c., art. 151. 6, par. 3 et 4.
100. C.p.c., art. 151.2. La Cour du Québec a eu à connaître d’un dossier où la défenderesse
souhaitait produire une expertise et une demande reconventionnelle après la date conve-
nue dans l’entente intervenue entre les parties. La défenderesse s’est adressée au tribu-
nal afin d’obtenir une prolongation du délai de production de l’expertise et de la demande
reconventionnelle. Cela n’était pas nécessaire. « Dans la présente instance, il est pos-
sible de soutenir que la demanderesse aurait pu consentir à la production tardive tant de
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 151

Ces règles et le principe dont elles émanent font dire au juge en chef du
Québec : « Le contrat judiciaire devient ainsi un contrat supervisé. Il s’agit
d’une façon originale de concilier le contrat judiciaire d’inspiration fran-
çaise et le pouvoir inhérent des tribunaux supérieurs de contrôler le pro-
cessus judiciaire, d’inspiration britannique101. »
Nous avons vu que le contrat judiciaire procédural n’existe pas dans
le droit moderne au Québec. Il ne comporte en effet aucun équivalent à la
litis contestatio romaine qui, elle, pouvait présenter un caractère conven-
tionnel. La question à se poser est donc la suivante : la réforme du Code de
procédure civile et plus précisément les articles 151.1 à 151.3 instaurent-ils
un contrat judiciaire procédural ?
En premier lieu, penchons-nous sur le vocabulaire employé dans ces
articles. L’un des termes qui retiendront l’attention est l’« entente » que les
parties sont tenues de négocier. Le codificateur « connaît les règles ordi-
naires du langage102 », et « il faut présumer [qu’il] entend les mots dans le
même sens que le justiciable, que « monsieur tout-le-monde »103 ». Faisons
comme ce dernier et consultons un dictionnaire général. Il y est écrit qu’une
« entente » est « un accommodement, un accord, une convention104 », défi-
nitions et équivalents également donnés par les dictionnaires juridiques105.
Notons que ni le dictionnaire général ni les ouvrages spécialisés n’indiquent
comme synonyme à « entente » le mot « contrat ». C’est bien normal puis-
qu’une entente n’est pas un contrat. Évidemment, un contrat est une forme
de convention106 et repose indiscutablement sur une entente, mais l’inverse

l’expertise que de la demande reconventionnelle (art. 151.2 C.p.c.). En effet, rien n’inter-
dit aux parties à une instance de convenir rétroactivement d’une modification de leur
entente et ainsi permettre la production d’une défense tardive […] ou le report de la date
limite convenue pour la production d’un rapport d’expertise ou d’une pièce » : Gyptek
98 enr. c. Stylex 3D inc., [2003] A.Q. (Quicklaw) no 13764, par. 25 (C.Q.).
101. Assemblée annuelle des juges de la Cour supérieure du Québec, op. cit., note 6.
À propos de l’entente prévue à l’article 151.1 C.p.c., D. Ferland et B. Émery op. cit.,
note 4, p. 267, écrivent ceci : « L’entente constitue un véritable contrat judiciaire qui lie
les parties quant au déroulement de l’instance. ».
102. P.-A. Côté, Interprétation des lois, 2e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1990, p.
240.
103. Id., p. 243.
104. J. Rey-Debove et A. Rey (dir.), Le Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et
analytique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, s.v. « Entente ».
105. H. Reid, op. cit., note 9, p. 214 ; G. Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 2003,
p. 349.
106. « Contrat : Espèce de convention ayant pour objet de créer une obligation ou de trans-
férer la propriété » : G. Cornu, op. cit., note 105, p. 223.
152 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

n’est pas vrai. Si le codificateur avait voulu situer les aménagements entre
les parties sur le terrain contractuel, il aurait utilisé le vocabulaire appro-
prié. Dans sa grande sagesse, il n’en a rien fait.
Que l’entente exprime ou précise les conventions intervenues entre les
parties ne porte pas à conséquence sur le plan de la qualification puisque
ce terme générique désigne des accords, des arrangements sur des faits
précis107. Lorsque c’est nécessaire, le codificateur attribue à des hyperony-
mes des sens particuliers, généralement en les assortissant de détails,
d’exemples ou de mises en situation afin d’en faire ressortir les particulari-
tés qui obligent le justiciable à s’écarter de l’acception générale ou com-
mune et à entendre alors le terme dans un sens spécifique. Ainsi une
convention est-elle parfois un contrat108. Comme le recommande P.-A.
Côté, en matière d’interprétation des lois, il faut rechercher le sens des mots
en tenant compte de leur contexte109. En se plaçant, pour reprendre l’ex-
pression de cet auteur, « « sur la même longueur d’ondes » que le législa-
teur110 », nous ne décelons aucun indice dans l’ensemble du Code de
procédure civile permettant de conclure que les conventions dont parlent
les articles 151.1 et suivants doivent recevoir une qualification contrac-
tuelle.
Était-il nécessaire d’ajouter que l’entente « lie les parties quant au dé-
roulement de l’instance111 » ? Cela semble un peu superfétatoire, mais peut-
être le codificateur a-t-il préféré insister au cas où elles oublieraient les
exigences de la bonne foi112 … En réalité, à bien y réfléchir, la première
phrase de l’article 151.2 ne semble pas très utile. Que les arrangements en-

107. J. Rey-Debove et A. Rey (dir.), op. cit., note 104, s.v. « Convention ».
108. C.c.Q., art. 2638 : « La convention d’arbitrage est le contrat par lequel les parties s’enga-
gent à soumettre un différend né ou éventuel à la décision d’un ou de plusieurs arbitres,
à l’exclusion des tribunaux. » En fait, le contrat est la traduction, la qualification juridi-
que lorsque nécessaire de la convention, terme en lui-même dépourvu de sens particu-
lier.
109. « Sans aller jusqu’à prétendre que les mots n’ont pas de sens en eux-mêmes, on doit
admettre cependant que leur sens véritable dépend partiellement du contexte dans le-
quel ils sont employés. Le dictionnaire ne fait que définir certains sens virtuels que les
mots peuvent véhiculer : ce sont des sens potentiels (dont la liste ne saurait jamais être
exhaustive) et ce n’est que l’emploi du mot dans un contexte concret qui précisera son
sens effectif » : P.-A. Côté, op. cit., note 102, p. 263.
110. Id., p. 264.
111. C.p.c., art. 151.2 ; l’italique est de nous.
112. L’ancien Code de procédure civile ne mentionnait pas le principe de la bonne foi. Main-
tenant, en raison du libellé de l’article 4.1, « [l]’obligation de bonne foi procédurale
s’ajoute […] expressément à l’obligation de bonne foi en droit substantiel » : D. Ferland
et B. Émery, op. cit., note 4, p. 14.
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 153

tre les parties, que le codificateur les oblige à négocier l’une avec l’autre,
portent sur le déroulement de l’instance et soient limités à cette seule ma-
tière est déjà prévu dans l’article 151.1. Le fait que l’entente lie les parties
ne signifie pas que ces arrangements auxquels elles sont parvenues soient
irrévocablement figés. En effet, les parties peuvent toujours convenir de
les modifier et, si elles ne s’accordent pas sur les modifications, elles saisi-
ront un juge113. Quant aux sanctions, si l’une des parties oublie qu’elle est
« liée », l’article 151.3, sans les décrire précisément, les annonce.
Le début de l’article 151.2 ne peut certainement pas donner à cette
entente un caractère contractuel. Il rappelle, si cela était nécessaire, que
l’entente n’est pas une simple formule de convenance et que l’une des par-
ties ne peut pas, unilatéralement, modifier les délais ni prendre par surprise
son adversaire en ce qui concerne les moyens préliminaires, par exemple.
Enfin, que signifient les articles 151.1 et suivants ? Uniquement que
les parties sont fortement invitées à participer à l’organisation de la procé-
dure afin de contribuer à une saine et efficace administration de la justice114.
Elles sont conviées à prendre part toutes les deux à l’organisation, la tâche
ne revenant pas plus à l’une qu’à l’autre.
Au-delà des termes, de la forme, y a-t-il une modification dans l’es-
sence même de la procédure et du droit judiciaire qui, à l’instar de la litis
contestatio, imprimerait un caractère contractuel à la relation entre les
litigants, au lien d’instance ? Rien ne mène à une telle conclusion. Les fon-
dements du recours au tribunal, l’absence de volonté des parties, les effets
de la liaison d’instance et les charges imposées aux plaideurs durant le pro-
cessus restent substantiellement et dans les grandes lignes identiques à ce
que nous connaissions avant le 1er janvier 2003.
L’obligation légale, à l’origine de la saisine du tribunal, de recourir à la
justice étatique pour éviter de se faire justice à soi-même subsiste. Une fois
la décision du demandeur de poursuivre en justice prise, comme l’ont dit
Solus et Perrot, la « vérité est plus simple : les charges dérivant du rapport
d’instance sont imposées par la loi qui, pour le bon fonctionnement du
service public de la justice, exige des parties qu’elles accomplissent les di-
ligences requises pour mener l’instance à son terme115 ». La nouveauté
qu’introduisent les articles 151.1 et suivants est une plus grande participa-
tion des parties au « bon fonctionnement du service public de la justice ».

113. C.p.c., art. 151.2.


114. D’ailleurs, la pratique démontre que les parties se plient généralement de façon fort effi-
cace à cette obligation.
115. H. Solus et R. Perrot, op. cit., note 19, p. 11.
154 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 133

Le Comité de révision de la procédure civile mandaté par le ministre


Ménard en 1998, après « avoir pris connaissance des tendances nouvelles
exprimées dans différents rapports et travaux », a présenté « sa vision
d’une procédure civile renouvelée116 ». Elle l’amène à promouvoir la
« responsabilisation des parties » :
Dans le but de rétablir une plus grande confiance dans le système de justice civile
et afin que ceux qui ont besoin d’y recourir choisissent de le faire plutôt que d’y
renoncer, le Comité s’est préoccupé de répondre aux attentes des justiciables qui,
au premier chef, auront recours au code pour faire valoir leurs droits. Il importe
alors, selon le Comité, d’amener le justiciable à prendre conscience de la place
primordiale qui lui revient dans le système judiciaire et de le responsabiliser da-
vantage quant à son choix du mode de règlement, aux démarches qu’il entreprend
et à l’importance de ses actions dans le déroulement d’une instance117.

Comme l’énonce le rapport Ferland, l’« État, les justiciables et les dif-
férents intervenants judiciaires partagent la responsabilité sociale de l’ad-
ministration de la justice civile. À ce titre, il appartient à l’État […] de
veiller à ce que les règles de procédure répondent aux besoins des justicia-
bles et soient de nature à favoriser l’accessibilité et la célérité de la justice
civile118. »
L’un des moyens choisis par l’État pour « responsabiliser » les parties
est de leur permettre, voire les forcer, à s’engager activement dans l’orga-
nisation, le choix et le délai, de certaines étapes procédurales. Afin d’éviter
perte de temps et débats inutiles, elles doivent prévoir tout cela d’un com-
mun accord, autrement dit, elles doivent, autant que faire se peut, s’enten-
dre sur ces questions. Pas plus que le lien d’instance n’est un contrat
judiciaire, les articles 151.1 et suivants du Code de procédure civile ne tra-
duisent des obligations contractuelles. Ils sont purement et simplement des
obligations légales qui imposent des charges aux parties.
Ces charges sont de la même nature et ont surtout le même objectif
que des mesures d’administration judiciaire119, c’est-à-dire des mesures qui
assurent la bonne marche de la procédure, le bon fonctionnement de l’ins-
tance. Dans un système plus traditionnel que le système québécois, ces

116. Comité de révision de la procédure civile, Une nouvelle culture judiciaire, Québec,
ministère de la Justice, 2001, p. 27 (ci-après cité : « rapport Ferland »).
117. Id., p. 32.
118. Id., p. 36.
119. L’expression « mesures d’administration judiciaire » était contenue dans le document
présenté à l’Assemblée nationale par le ministre Bégin en juin 2002 : (Ministère de la
Justice, Mesures visant à instituer un nouveau Code de procédure civile et comportant
une disposition quant aux deux premiers livres de ce code, [En ligne], 2002,
[www.justice.gouv.qc.ca/francais/publications/rapports/pdf/crpc/crpc-rap3.pdf] (9 jan-
vier 2004), (ci-après cité : « rapport Bégin »). Devant la Commission des institutions de
S. Guillemard La réforme du Code de procédure… 155

mesures sont habituellement dévolues au magistrat, mais dorénavant, au


Québec, avec la réforme du Code de procédure civile, les parties doivent
faire leur part en la matière, coopérer avec le juge et le système judiciaire
plus généralement. Même si cela constitue une nouveauté, elle n’est en rien
incompatible avec la culture judiciaire québécoise. Au contraire, permettre
aux litigants de participer à la bonne administration de la justice reflète
parfaitement les idéaux du Québec en la matière120. Il faut donc se garder
d’assimiler cet aménagement plus personnalisé du déroulement procédural
au « contrat judiciaire121 », notion qui non seulement ne correspond à rien
dans la tradition judiciaire d’ici122, mais également est décrite depuis long-
temps comme un « mythe123 ».

l’Assemblée nationale, le Barreau s’est insurgé contre l’importation de ce concept fran-


çais. Parmi les nouveaux concepts et le changement de langage, il souligne « certains
exemples d’importation de notions françaises qui, soit parce qu’elles sont à peu près
inconnues de la jurisprudence québécoise, soit parce qu’elles ne sont importées que par-
tiellement, se traduiront sans doute en des débats d’interprétation qui risquent de durer
plusieurs années, aux frais des justiciables. Mentionnons, entre autres, les notions de
mesures d’administration judiciaire » : Barreau du Québec, Mémoire : mesures visant
à instituer un nouveau Code de procédure civile et comportant une proposition quant
aux deux premiers livres de ce code, [En ligne], 2002, [www.barreau.qc.ca/opinions/
memoires/2002/mesurescpc.pdf] (9 janvier 2004). En droit français, une « mesure d’ad-
ministration judiciaire » est une mesure « de caractère non juridictionnel (non suscepti-
ble de recours) destinée à assurer le fonctionnement de la juridiction soit d’une façon
globale (répartition des juges entre les diverses chambres d’un tribunal […]), soit à l’oc-
casion d’un litige (radiation d’une affaire […]) » : G. Cornu, op. cit., note 105, p. 564.
C’est dans cet esprit que le projet du ministre Bégin prévoyait que le juge puisse trancher
des questions relatives « au déroulement et aux incidents de l’instance » : rapport Bégin,
précité, art. 27, p. 5.
120. Voir le rapport Ferland, précité, note 116.
121. Dans l’affaire Gyptek, précitée, note 100, par. 22, le juge Audet reprend les termes du
juge en chef et va jusqu’à dire que, puisque l’entente entre les parties est un contrat, les
« engagements qu’elle constate se doivent d’être respectés tout comme le contrat vala-
blement formé oblige ceux qui l’ont conclu (art. 1434 C.c. et 151.2 C.p.c.Q.) ». Le lien
d’instance est, cela va de soi, un lien juridique que les litigants sont obligés de respecter,
mais leur obligation est uniquement légale, imposée par la loi.
122. Comme c’est le cas dans diverses branches du droit, le système judiciaire québécois subit
l’influence à la fois du droit français et de la common law. Or, en ce qui concerne le
premier, comme nous l’avons vu, le contrat judiciaire n’existe plus ; quant à la seconde,
elle l’ignore.
123. Req. 29 avril 1912, précité, note 27, p. 185. Certains seraient certainement tentés de choi-
sir de perpétuer le mythe en acceptant d’inclure dans le vocabulaire procédural québé-
cois l’expression « contrat judiciaire »… tout en sachant très bien que ce contrat n’en est
pas un ! La langue française en général et la langue des institutions juridiques sont assez
riches pour ne pas se contenter d’un tel à-peu-près. Pourquoi ne pas encourager plutôt
l’emploi, par exemple, du vocable de « entente judiciaire » ou même de « convention
judiciaire » ?
Qu’est-ce qu’une « infraction avec
ou sans violence » aux termes de la Loi
sur le système de justice pénale
pour les adolescents ?

Anne Fournier*

L’auteure désire susciter la réflexion du juriste sur un aspect particu-


lier de la nouvelle loi fédérale traitant des infractions imputées aux ado-
lescents. Il s’agit d’une question qui, bien qu’elle revête une grande im-
portance, a été presque complètement passée sous silence : la qualifica-
tion d’une infraction, selon qu’elle est sans violence ou avec violence.
C’est que le législateur a choisi de mettre de côté la définition de ces
expressions, tout en décidant de continuer de s’y référer. Or, il en découle
d’importantes répercussions pour les adolescents sur deux plans.
D’abord, selon qu’il est déterminé que l’infraction imputée aux adoles-
cents est comprise au sens de l’un ou l’autre de ces vocables, il est pré-
sumé que la prise de mesures extrajudiciaires sera suffisante pour faire
répondre les adolescents de leurs actes délictueux ou, a contrario, qu’elle
sera insuffisante. Ensuite, le tribunal pour adolescents est autorisé à im-
poser une peine comportant le placement sous garde de l’adolescent qui
a notamment été reconnu coupable d’une infraction commise avec vio-
lence. Ainsi, la qualification de l’infraction comporte des enjeux de taille,
car elle ouvre (ou non) la porte aux mesures extrajudiciaires plutôt que de
recourir au tribunal et elle autorise (ou non) le placement sous garde.
Inévitablement, la nouvelle loi amènera avec elle son lot d’incertitu-
des pour la prochaine décennie. Il reste à espérer que ce ne seront pas les
adolescents qui en feront les frais.

* Avocate, Conseil de la Nation Atikamekw, services sociaux.

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 157-183


(2004) 45 Les Cahiers de Droit 157
158 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

The author seeks to stimulate legal thinking by making a specific is-


sue of an aspect found in the new federal statute dealing with offences
imputed to young offenders. Despite its significant importance, it involves
a question that has virtually never been raised : namely whether an of-
fence is qualified on the basis of having been committed with or without
violence.
The legislator has chosen to set aside defining « with or without vio-
lence » while nonetheless continuously referring thereto. Yet for young
people, important reprecussions flow from this innominate distinction in
two respects. First of all, depending on whether or not the offence im-
puted to adolescents is understood within the meaning of either of these
expressions, it is presumed that the taking of extrajudiciary measures will
suffice to make young people answer for their delictual acts or, on the
contrary, the taking of such measures will be insufficient. Thereupon, the
youth court is empowered to impose a penalty including the taking of the
youth into custody who has specifically been found guilty of an offence
committed with violence. Thus, the manner in which the offence is quali-
fied puts the stakes quite high since this opens (or closes) the door to
extrajudiciary measures rather than a referral to the court, and it autho-
rizes (or denies) the taking into custody.
Inevitably, the new statute will leave in its tracks its share of uncer-
tainties for the coming decade. It can only be hoped that young people
will not be the ones to bear the brunt thereof.

Pages

1 Les catégories d’infractions comprises dans la Loi sur le système de justice pénale
pour les adolescents ............................................................................................................ 160
1.1 Les infractions désignées ........................................................................................ 161
1.2 Les infractions graves avec violence .................................................................... 162
2 Les règles d’interprétation des lois en matière criminelle et pénale ........................... 165
2.1 La cohabitation de la règle de l’interprétation restrictive d’une loi pénale et
l’article 12 de la Loi d’interprétation .................................................................... 165
2.2 L’interprétation d’une loi bilingue et le recours au dictionnaire ..................... 167
2.3 L’intention du législateur ........................................................................................ 170
2.3.1 Le contexte dans lequel a eu lieu la réforme ........................................... 170
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 159

2.3.2 Le contexte de l’adoption de l’article 2 de la Loi sur le système de


justice pénale pour les adolescents ........................................................... 173
2.3.3 Le préambule et quelques principes dans des domaines précis ........... 175
3 L’examen de quelques lois canadiennes dans des domaines apparentés .................... 177
Conclusion ................................................................................................................................. 180
Annexe ....................................................................................................................................... 182

Le 4 février 2002, le Parlement du Canada adoptait le projet de loi


C-7, soit la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents1. Cette
nouvelle loi, entrée en vigueur le 1er avril 2003, abroge et remplace la Loi
sur les jeunes contrevenants. Elle marque l’aboutissement d’une réforme
entreprise en 1994 à l’occasion du dixième anniversaire de la Loi sur les
jeunes contrevenants. Cette réforme a nécessité nombre d’études, de dé-
bats et de rapports dont plusieurs ont soulevé l’inquiétude du public cana-
dien à l’endroit de la criminalité chez les adolescents.
La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents marque
une nette scission avec la loi qu’elle remplace, non seulement par sa nou-
velle désignation, sa philosophie et sa structure, mais aussi par les catégo-
ries d’infractions qu’elle a créées. Alors que l’ancienne loi faisait référence
à une catégorie générale d’infractions, la nouvelle loi y ajoute trois nouvel-
les catégories. Le législateur définit les deux premières à l’article 2 de cette
loi, soit l’« infraction désignée » et l’« infraction grave avec violence ». Il
fait référence à la troisième catégorie aux articles 4 et 39 sous le vocable
« infraction sans violence » et « infraction avec violence ». Cette catégorie
n’est toutefois pas définie.
Les versions antérieures du projet de loi C-7 comportaient une défini-
tion de l’expression en cause. Bien que nous ne puissions connaître le motif
exact du retrait de cette définition, nous croyons que, en l’absence d’un
consensus sur les infractions devant faire partie de cette catégorie particu-
lière, le législateur a préféré laisser aux tribunaux le soin d’en décider.
C’est ainsi que l’article 39 énonce que le juge peut ordonner le place-
ment sous garde de l’adolescent qui a commis une « infraction avec vio-
lence ». La qualification de l’infraction se fait par le juge, mais suivant quels
critères ? Aussi, l’article 4 crée une présomption voulant que la prise de

1. Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1 (ci-après citée :
« L.S.J.P.A. »).
160 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

mesures extrajudiciaires suffise pour faire répondre les adolescents des


actes délictueux qu’ils ont commis, à condition qu’il s’agisse d’une infrac-
tion sans violence et qu’ils n’aient jamais été déclarés coupables d’une in-
fraction auparavant. Dans ce cas, le pouvoir discrétionnaire sera exercé
pour déterminer l’orientation du dossier, c’est-à-dire s’il doit emprunter la
voie judiciaire ou non judiciaire. Il est aisé de comprendre alors que cette
discrétion ne sera pas entre les mains des tribunaux.
Dans ces deux situations, la décision qui doit être prise n’est pas sans
impact sur l’adolescent et peut-être même aussi sur le système judiciaire.
Par la présente analyse, nous désirons soumettre des pistes de réflexion
quant à la définition que devraient recevoir les expressions « infraction
avec violence » et « infraction sans violence ». À cette fin, nous discute-
rons des règles d’interprétation des lois. C’est dans cette foulée que s’ins-
crira la recherche de l’intention du législateur. Le contexte dans lequel a eu
lieu la réforme du système de justice applicable aux jeunes et le contexte
particulier de l’adoption de l’article 2 seront discutés. Puis nous expose-
rons certaines dispositions qui témoignent de cette intention du législateur.
Enfin, nous jetterons un regard sur trois autres textes législatifs canadiens
dans des domaines apparentés.
Au terme de la présente démarche, bien que nous ne puissions préten-
dre produire une définition exacte de ce que constitue une infraction avec
violence, nous osons croire que nous aurons à tout le moins contribué à
alimenter la réflexion sur le sujet.

1 Les catégories d’infractions comprises dans la Loi sur le système de


justice pénale pour les adolescents
La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents2 s’ap-
plique à tout adolescent à qui est imputée une infraction créée par une loi
fédérale ou par ses textes d’application. Cela reprend en tout point le texte
de la Loi sur les jeunes contrevenants3 qui s’est appliquée au Canada du
2 avril 1984 au 31 mars 20024. Cependant, la nouvelle loi ajoute à cette caté-
gorie générale d’infractions au moins deux catégories particulières : les
infractions désignées et les infractions graves avec violence. Celles-ci sont
définies à l’article 2 de la nouvelle loi. Par ailleurs, sans pour autant les
définir, les articles 4 et 39 font référence aux « infractions avec violence »
et aux « infractions sans violence ». C’est dans la recherche du sens à

2. Ibid.
3. Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), c. Y-1.
4. Voir les articles 158 à 165 L.S.J.P.A. relativement aux dispositions transitoires.
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 161

donner à ces expressions que nous commencerons d’abord par analyser


les infractions particulières que le législateur a pris soin de définir. À cette
étape, nous ne saurons certes pas encore le sens qu’il faut donner à l’ex-
pression « infraction avec ou sans violence », mais nous verrons au moins
celui qu’elle n’a pas.

1.1 Les infractions désignées


Les infractions désignées se répartissent en deux sous-groupes. Le
premier comprend l’une des infractions suivantes commise par un jeune
âgé d’au moins 14 ans5, soit le meurtre au premier ou au deuxième degré, la
tentative de meurtre, l’homicide involontaire coupable et l’agression
sexuelle grave. Le deuxième concerne l’infraction grave avec violence com-
mise par un adolescent du même âge6 après l’entrée en vigueur de l’article
62 de la nouvelle loi, infraction pour laquelle un adulte serait passible d’une
peine d’emprisonnement de plus de deux ans si, à au moins deux reprises
et à l’occasion de poursuites distinctes, il a été déclaré coupable d’avoir
commis une infraction grave avec violence. Autrement dit, cette catégorie
d’infractions regroupe les infractions objectivement graves commises par
les adolescents récidivistes. Si le législateur a voulu décrire clairement et
sans ambiguïté ce que constitue une infraction désignée, nous pensons que
ce n’est pas tout à fait réussi. À trop vouloir être précis, il y a parfois un
risque de se perdre dans un dédale de détails. Quoi qu’il en soit, ce qu’il
nous faut comprendre, c’est que, de la manière dont la loi est actuellement
rédigée, il existe une présomption voulant que la personne déclarée coupa-
ble d’une infraction désignée reçoive une peine pour adultes, à moins
qu’elle ne renverse cette présomption, auquel cas une peine spécifique lui
sera infligée. Toutefois, il faut tenir compte de l’opinion qu’a formulée la
Cour d’appel du Québec le 31 mars 20037 à l’occasion d’une demande de
renvoi présentée par le ministre de la Justice et procureur général. La Cour
conclut que la présomption assujettissant à une peine pour adultes l’ado-
lescent coupable d’une infraction désignée a pour effet de le stigmatiser8.
Les articles créant cette présomption violent l’article 7 de la Charte

5. La loi prévoit qu’une province peut fixer un âge supérieur à 14 ans, mais d’au plus 16
ans. Le Québec s’est prévalu de ce pouvoir et a adopté le Décret concernant la fixation
d’un âge pour l’application de certaines dispositions de la Loi sur le système de justice
pénale pour les adolescents, no 476-2003, le 31 mars 2003.
6. Ibid.
7. La Cour s’est prononcée dans l’affaire du décret du gouvernement du Québec concer-
nant le Renvoi relatif au projet de loi C-7 sur le système de justice pénale pour les ado-
lescents, J.E. 2003-829 (C.A.).
8. Id., 67.
162 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

canadienne des droits et libertés et ils ne peuvent se justifier par son article
premier9. Il s’agit, bien entendu, de l’opinion exprimée par le plus haut tri-
bunal du Québec, mais il faudra attendre de connaître l’opinion d’un cer-
tain nombre de tribunaux du pays avant de pouvoir tirer des conclusions
certaines à ce propos. Une tendance est néanmoins suggérée.

1.2 Les infractions graves avec violence


L’autre catégorie d’infractions particulières est celle des infractions
graves avec violence. Mentionnons d’entrée de jeu que cette désignation
doit être celle du tribunal pour adolescents. À l’aide des balises prévues
par le législateur, le tribunal doit décider, avant d’imposer une peine, que
« l’infraction dont l’adolescent a été déclaré coupable est une infraction
grave avec violence et faire mention de ce fait sur la dénonciation ou l’acte
d’accusation10 ». Si le tribunal en vient à cette conclusion, cela pourra en-
traîner l’assujettissement de l’adolescent à la peine applicable aux adultes,
à condition qu’il ait atteint l’âge de 14 ans et qu’il s’agisse d’une infraction
pour laquelle un adulte serait passible d’une peine d’emprisonnement de
plus de deux ans11. Cela, bien entendu, sous réserve de l’opinion émise par
la Cour d’appel du Québec le 31 mars 2003. L’article 2 de la nouvelle loi
définit ainsi l’infraction grave avec violence : « Toute infraction commise
par un adolescent et au cours de la perpétration de laquelle celui-ci cause
des lésions corporelles graves ou tente d’en causer [l’italique est de nous]. »
Suivant l’article 2 (2) de la nouvelle loi, les termes de cette dernière
s’entendent, sauf disposition contraire, au sens du Code criminel. Or, puis-
que la nouvelle loi ne définit pas la notion de lésions corporelles à laquelle
elle se réfère précisément, nous pouvons nous reporter à la définition qu’en
donne l’article 2 du Code criminel : « Blessure qui nuit à la santé ou au bien-
être d’une personne et qui n’est pas de nature passagère ou sans impor-
tance. »
La notion de « lésions corporelles » se trouve notamment à l’article
264.1 (1) du Code criminel. Il est intéressant de remarquer que le Parlement
a élargi, en 1985, la définition de l’infraction de proférer des menaces afin
d’y inclure tous les gestes, posés de « quelque façon ». Aussi, le nouvel
article a été déplacé dans la section des infractions contre les personnes.
Bien que cet article traite maintenant expressément de « lésions corpo-

9. Id., 75.
10. L.S.J.P.A., art. 42 (9).
11. L.S.J.P.A., art. 64 (1).
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 163

relles », il employait antérieurement les termes « blessures graves ». C’est


dans ce contexte que la Cour suprême a eu l’occasion de se prononcer, en
1991, sur le sens que devrait recevoir l’expression « blessures graves » :
Par conséquent, l’expression « blessures graves » n’exige pas la preuve du même
degré de mal exigé pour les voies de fait graves décrites à l’art. 268 du Code […]
Toutefois, il faut des lésions corporelles plus graves que les simples « lésions cor-
porelles » décrites à l’art. 267. C’est-à-dire des lésions corporelles ou des blessu-
res qui nuisent à la santé ou au bien-être du plaignant et qui ne sont pas de nature
passagère ou sans importance12.

Cet arrêt de la Cour suprême nous apparaît toujours pertinent. Aussi,


il est utile de rappeler que, à l’occasion de la même décision, la Cour pré-
cise que la notion de lésions corporelles comprend les blessures psycholo-
giques13. C’est ainsi que l’infraction dont traite l’article 264.1 (1) comprend
la menace « de brûler, détruire ou endommager des biens meubles ou im-
meubles » et celle « de tuer, empoisonner ou blesser un animal ou un oiseau
qui est la propriété de quelqu’un ». Dans ces cas, c’est l’intégrité psycholo-
gique de la personne qui est menacée.
Il nous semble intéressant de prêter attention aux trois dispositions
particulières du Code criminel, soit l’infraction grave, les voies de fait gra-
ves et les agressions sexuelles graves. Premièrement, le Code criminel dé-
finit l’infraction grave en ces termes : « Tout acte criminel — prévu par la
présente loi ou à une autre loi fédérale — passible d’un emprisonnement
maximal de cinq ans ou plus, ou toute autre infraction désignée par règle-
ment [l’italique est de nous]. » Dans ce cas, le texte est rédigé en des termes
larges. Il concerne « tout acte criminel » passible d’une peine maximale de
cinq ans ou plus.
Ensuite, l’article 268 (1) du Code criminel crée l’infraction de voies de
fait graves : « Commet des voies de fait graves quiconque blesse, mutile ou
défigure le plaignant ou met sa vie en danger. » Comme chacun le sait, les
voies de fait simples constituent une infraction moindre, qui est incluse
dans celle de voies de fait graves. Est-il possible d’établir un parallèle avec
les expressions « infractions graves avec violence » et « infractions avec
violence » ? Cette logique est suggérée par les commentateurs de la nou-
velle loi. Et, fait encore plus intéressant, ils vont plus loin et donnent un
exemple :

12. R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72, 80-81.


13. Id, 81.
164 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Il ne faudrait pas se surprendre si les tribunaux interprètent une « infraction avec


violence » comme une infraction perpétrée alors que l’adolescent cause ou tente
de causer des lésions corporelles. Si cette interprétation est retenue, on ne pour-
rait considérer plusieurs accusations de voies de fait simples, souvent le résultat
des bagarres de cours d’école, comme des infractions avec violence parce que
l’adolescent n’a pas causé ou tenté de causer des lésions corporelles14.

Notons toutefois qu’à ce jour nous n’avons pas trouvé de jugements


qui adhèrent à cette logique15.
La troisième infraction est celle qui est prévue dans l’article 273 (1) du
Code criminel. Elle est définie dans les mêmes termes que celle de voies de
fait graves, sauf qu’elle doit avoir été commise au cours d’une agression
sexuelle. Pouvons-nous induire de la définition donnée pour ces deux der-
nières infractions que l’infraction grave avec violence doit nécessairement
mutiler ou défigurer le plaignant ou mettre sa vie en danger ? Nous ne le
croyons pas. Cela serait contredire l’interprétation qu’a donnée la Cour
suprême de l’article 264.1 (1) du Code criminel qui se référait alors à l’ex-
pression « blessures graves ». Ce serait aussi limiter les blessures à leur
aspect physique, excluant ainsi les blessures psychologiques.
Nous sommes d’avis qu’une infraction grave avec violence, aux ter-
mes de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, devrait
s’entendre d’une infraction qui satisfait aux critères suivants :
1) il doit s’agir d’une infraction créée par une loi fédérale ou par ses tex-
tes d’application
2) qu’aurait commise un adolescent et
3) qui a causé des lésions corporelles graves, ou tenter d’en causer, sans
qu’il soit nécessaire de prouver que le plaignant a été mutilé ou défi-
guré ou que sa vie a été mise en danger.
Reste maintenant à voir de quelle manière cette expression sera inter-
prétée par les différents tribunaux pour adolescents constitués sur l’ensem-
ble du territoire canadien. Si la question se pose quant à une expression
définie par le législateur, qu’en sera-t-il de celle qui ne l’a pas été ?

14. Ministère de la Justice, « Peines applicables aux adolescents », dans La Loi sur le
système de justice pénale pour les adolescents expliquée, [En ligne], 2002, [http ://
canada.justice.gc.ca/fr/ps/yj/repository/3modules/04youth/3040301f.html] (5 juin 2003).
15. Voir l’annexe.
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 165

2 Les règles d’interprétation des lois en matière criminelle et pénale

2.1 La cohabitation de la règle de l’interprétation restrictive d’une loi


pénale et l’article 12 de la Loi d’interprétation16
Il existe un premier principe d’interprétation d’une loi pénale qui veut
que tout doute soit résolu en faveur de l’accusé. C’est ce que l’on entend
par l’ « interprétation restrictive d’une loi pénale17 ». Cette règle de
common law repose sur le principe que toute décision d’imposer une peine
« doit être autorisée par un texte qui le prévoit clairement, soit par disposi-
tion expresse, soit d’une manière nécessairement implicite18 ». Toutefois,
si cette règle se justifiait aisément au début du xxe siècle en raison de la
peine capitale qu’encourait un accusé, elle a évolué au fil du temps de telle
sorte qu’elle est maintenant passée au rang de présomption simple19. En
effet, déjà, au milieu du siècle dernier, la Cour suprême20 y a apporté un
important tempérament. Elle précisait que dans le cas particulier qui lui
avait été soumis, puisqu’une interprétation stricte de la loi ne pouvait ma-
nifestement refléter la véritable intention du législateur, elle devait être re-
jetée pour lui préférer plutôt celle qui tenait compte de cette intention.
Puis il est paru évident que la règle de common law devait cohabiter
avec les règles que le législateur avait expressément incluses dans ses dif-
férentes lois d’interprétation, dont l’article 12 de l’actuelle Loi d’interpré-
tation : « Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète
de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la
réalisation de son objet. »
Or, comment cette référence à la recherche de l’objet de la loi peut-elle
s’harmoniser avec la règle de l’interprétation stricte d’une loi ? La Cour
suprême a eu l’occasion d’en disposer dans un arrêt contemporain21, alors
qu’il lui avait été demandé de déterminer le sens de l’expression « arme
prohibée », définie dans le Code criminel. S’exprimant au nom des trois
juges majoritaires, le juge Cory conclut que, lorsqu’une arme peut être
transformée rapidement et facilement en une arme automatique, elle
répond à la définition d’une « arme prohibée », même si ces derniers mots

16. Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), c. I-21.


17. P.-A. Côté, Interprétation des lois, 3e éd., Montréal, Éditions Thémis, 1999, p. 598.
18. Id., p. 600.
19. Id., p. 601.
20. R. c. Robinson, [1951] R.C.S. 522, 527.
21. R. c. Hasselwander, [1993] 2 R.C.S. 398.
166 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

ne font pas partie textuellement de la définition22. La déclaration de cul-


pabilité de l’accusé s’en est trouvée rétablie. Aussi, le juge Cory précise
que, bien qu’il ait existé par le passé un principe fondamental d’interpréta-
tion des lois pénales qui voulait que tout doute soit interprété en faveur de
l’accusé, ce principe a subi des modifications au cours des dernières an-
nées de telle sorte que les juges peuvent maintenant interpréter les textes
de loi avec davantage de souplesse23.
Quant aux juges dissidents, les juges Lamer et Major, ils expriment
l’avis qu’il doit être procédé à une interprétation stricte du texte de loi, mais
que cela ne s’oppose pas pour autant à l’un de ses buts qui est, en l’occur-
rence, la protection du public24. Ces deux juges auraient donc acquitté l’ac-
cusé de l’accusation qui pesait contre lui.
En 1995, la Cour suprême a rendu une autre importante décision en
matière d’interprétation des lois25. Le litige était alors relatif à la notion de
légitime défense présente dans le Code criminel. Les cinq juges de la majo-
rité ont exprimé une opinion totalement différente des quatre juges dissi-
dents, et ce, sur un point essentiel, à savoir : convient-il d’interpréter un
texte d’abord selon le sens dit ordinaire des mots et de recourir, en cas
d’ambiguïté seulement, à l’intention du législateur ou bien faut-il toujours
tenir compte de cette dernière ? Cette fois, c’est au nom de la majorité que
le juge Lamer opte pour la première option26. Il fait remarquer que, lorsque
le législateur a procédé à la révision du Code criminel, il aurait pu inclure
dans le texte même de l’article traitant de la légitime défense les termes
« sans provocation de sa part ». Or, il ne l’a pas fait. Ce faisant, cela
« constitue la seule et meilleure preuve que nous ayons de l’intention du
législateur27 », c’est-à-dire qu’il avait l’intention de permettre à un agres-
seur initial de se prévaloir de l’article 34 (2) du Code criminel. En l’occur-
rence, l’accusé a pu bénéficier de l’argument concernant la légitime défense.
Dans la même affaire, la juge McLachlin, qui exprimait l’opinion dissi-
dente, affirme que le point de départ de l’exercice d’interprétation est l’in-
tention du législateur. La détermination du sens ordinaire des termes est
un principe secondaire d’interprétation qui permet de déterminer l’inten-

22. Id., 420.


23. Id., 412-413.
24. Id., 406.
25. R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686.
26. Id., 697, 698 et 704.
27. Id., 701.
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 167

tion du législateur au moment où il a écrit le texte de loi28. Elle ajoute que


le libellé de la disposition en cause n’est pas clair et qu’il appelle à l’inter-
prétation29.
Bien que la théorie officielle passe sous silence l’aspect subjectif de
l’exercice d’interprétation, il en est ainsi indéniablement :
Comme l’application du principe de l’interprétation restrictive des lois pénales
dépend de l’opinion qu’un juge se forme sur la clarté ou l’obscurité du texte à in-
terpréter, il ne faut pas s’étonner de constater qu’un même texte puisse paraître
obscur à certains et clair à d’autres, avec pour résultat qu’un juge pourra invoquer
le principe alors qu’un autre, dans les mêmes circonstances, n’en tiendra pas
compte30.

Nous estimons que l’interprétation d’un texte de loi doit toujours se


faire à travers le prisme que constitue l’intention du législateur. Et celle-ci
est l’intention qu’aurait eue « une personne raisonnable qui aurait rédigé le
texte dans le contexte dans lequel il a été effectivement rédigé »31.
Nous joignons également notre opinion à celle du professeur Côté lors-
qu’il explique que le principe d’interprétation restrictive des lois pénales
est passé au second plan, soit à la suite de l’interprétation impartiale com-
mandée par la Loi d’interprétation et dans la mesure où elle laisse subsis-
ter un doute raisonnable quant au sens du texte32. Les règles particulières
d’interprétation des lois pénales ne peuvent occulter la recherche de l’in-
tention du législateur, celle-ci constituant l’objet principal de l’activité d’in-
terprétation33. Elles s’y ajoutent plutôt pour donner au texte toute sa
cohérence.

2.2 L’interprétation d’une loi bilingue et le recours au dictionnaire


Un des arrêts les plus récents en matière d’interprétation34 d’une loi
bilingue a été rendu le 14 mars 200235. Il s’agissait de déterminer le sens du
terme adapted mentionné dans la version anglaise de l’article 369 b) du
Code criminel. Au nom de la Cour, le juge Bastarache rappelle un des prin-
cipes d’interprétation d’une loi bilingue, à savoir que les versions anglaise
et française font pareille autorité. En cas d’ambiguïté d’une version par

28. Id., 713.


29. Id., 712.
30. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 606-607.
31. Id., p. 8.
32. Id., p. 605.
33. Id., p. 317.
34. Pour une analyse complète de la question, voir P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 408-419.
35. R. c. Mac, [2002] 1 R.C.S. 856.
168 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

rapport à l’autre, les tribunaux doivent examiner la version rédigée dans la


langue qui est claire, c’est-à-dire sans équivoque36. Ainsi, la Loi sur le sys-
tème de justice pénale pour les adolescents est une loi fédérale dont les
versions anglaise et française des textes ont la même autorité. La version
anglaise du texte de l’article 39 (1) de cette loi emploie les termes violent
offence et la version française : infraction avec violence. Parallèlement,
l’article 4 c) traite dans la version anglaise de non-violent offence et dans la
version française d’infraction sans violence. Dans ce contexte, nous ne
pouvons prétendre que l’une ou l’autre des versions est ambiguë et qu’il
faille recourir à l’autre pour interpréter correctement l’expression en cause.
Certains prétendront que puisque l’infraction avec ou sans violence
n’a pas été définie par le législateur, il convient de se référer au sens com-
mun du terme « violence » pour en connaître la signification. D’ailleurs, le
législateur est censé employer les mots dans le sens où l’entend le justicia-
ble, c’est-à-dire « monsieur-tout-le-monde37 ». Certes, mais cela ne veut pas
dire qu’il est suffisant de s’en tenir au sens mentionné au dictionnaire38.
Comme d’autres l’ont dit avant nous, l’exercice d’interprétation d’un texte
ne peut se faire in abstracto. Il est fonction d’un contexte global.
Quoi qu’il en soit, le dictionnaire Le Petit Robert définit la violence de
la manière suivante39 : « « abus de la force » ; faire violence : agir sur qqn
ou le faire agir contre sa volonté, en employant la force ou l’intimidation.
[…] LA VIOLENCE : force brutale pour soumettre qqn. » Puis le diction-
naire se réfère aux termes suivants : « brutalité », « colère », « fureur »,
« irascibilité », « véhémence ». Des exemples sont aussi donnés : « parler
avec violence » ; « la violence du venin […] » ; il est également question de
la violence d’un sentiment, d’une passion, etc. Le sens commun du mot
« violence » fait appel à plusieurs domaines d’application.
Comme le soulignait le professeur Côté, même s’il est de pratique cou-
rante pour les juges de se référer aux dictionnaires pour connaître le sens
d’un mot40, cela appelle certaines mises en garde41 :

36. Ibid.
37. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 330.
38. Id., p. 333.
39. P. Robert, Le Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue fran-
çaise, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, p. 2679.
40. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 331.
41. Id., p. 332-333.
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 169

1) Le sens donné par le dictionnaire peut être écarté par une définition
législative ;
2) Il faut s’assurer que le dictionnaire reflète les habitudes linguistiques
de la communauté à laquelle s’adresse le texte législatif ;
3) L’interprète doit rechercher le sens qu’a un mot dans le contexte d’une
loi donnée, et non uniquement le sens du dictionnaire ;
4) Un mot peut avoir plusieurs sens courants applicables à un même cas
d’espèce.
Dans une décision qu’elle rendait le 24 avril 2003, la Cour provinciale
de la Colombie-Britannique42 s’est référée au dictionnaire pour déterminer
si l’infraction dont il était question était une infraction qui pouvait être
qualifiée de « violente ». Le 26 août 2003, la Cour du Québec a procédé au
même exercice. Le juge Daniel Perreault précise toutefois que, puisque le
législateur n’a pas restreint l’application de la violence aux seules infrac-
tions contre les personnes, cela veut dire que l’article 39 (1) a)43 concerne
autant la violence dirigée contre les personnes que celle contre les biens44.
Il rappelle également que chaque cas est un cas d’espèce. Il faut donc pro-
céder à l’analyse des faits caractérisant l’infraction en tenant compte de
chacun des éléments de preuve. Comme le juge Perreault le soulignait à
juste titre, ce n’est pas l’infraction qui, en elle-même, est violente, mais
plutôt la manière dont elle a été commise45.
Puis, par la voix du juge Normand Bastien, la Cour du Québec46 ajoute
un nouvel élément à l’usage du dictionnaire. En effet, le juge Bastien tient
compte à la fois de la définition donnée par le dictionnaire de langue fran-
çaise et par celui de langue anglaise. Cela l’amène à conclure que, pour
qu’une infraction soit qualifiée de « violente » (violent offence), il doit y
avoir, au cours de sa perpétration, emploi d’une force intense, extrême ou
brutale47. Cette force est habituellement exercée à l’endroit d’une personne,
mais elle peut également l’être envers un bien. Le juge propose la défini-
tion suivante :

42. R. v. D.A.I., [2003] B.C.J. (Quicklaw) no 1065, (B.C.P.C.), j. Auxier.


43. Voir l’annexe.
44. R. c. A. R., C.Q. Trois-Rivières (Chambre de la jeunesse), nº 400-03-004517-039, 26 août
2003, j. Perreault.
45. Id., p. 4-5.
46. R. c. B. M., C.Q. Montréal (Chambre de la jeunesse), nºs 525-03-026273-037 et 525-03-
026274-035, 24 septembre 2003, j. Bastien. Voir particulièrement les pages 4 à 6 du juge-
ment.
47. Id., p. 6.
170 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Pour le Tribunal, il y a une infraction avec violence s’il y a, au cours de sa perpé-


tration, l’emploi volontaire d’une force intense, extrême et brutale ; la force utili-
sée doit être de nature à contraindre une personne, à vaincre une résistance, ou
encore doit endommager un bien de façon à le rendre inopérant ou inutile eu égard
à l’objectif pour lequel il a été conçu48.

À remarquer toutefois que, dans la définition qu’il propose, le juge a


changé la conjonction « ou » pour la remplacer par la conjonction « et ».
Cependant, selon les explications qui précèdent cette définition, nous com-
prenons que le juge n’a pas voulu ajouter une condition à ce qui caractérise
l’emploi de la force utilisée. Il n’est pas nécessaire de prouver que la force
employée est à la fois intense, extrême et brutale.

2.3 L’intention du législateur


Comme le précisait le professeur Côté, puisque l’interprétation d’un
texte de loi doit se comprendre dans un contexte communicationnel, c’est
la recherche de l’intention de l’auteur du message, le législateur, qu’il nous
faut déterminer49. C’est à cette fin que nous avons entrepris d’étudier les
débats de la Chambre des communes de même que les principaux travaux
des différents comités chargés d’étudier le projet de loi C-750. Suivra une
brève analyse des deux principaux projets de loi antérieurs à l’adoption du
projet de loi C-7 qui, contrairement à ce dernier texte, prévoyaient une
définition de l’infraction avec violence. Finalement, nous jetterons un re-
gard sur les dispositions précises de la loi qui peuvent être utiles pour défi-
nir l’infraction avec ou sans violence. Il s’agit essentiellement du préambule
et de différents principes formulés dans des domaines précis.

2.3.1 Le contexte dans lequel a eu lieu la réforme


Le cheminement de la réforme du système de justice pour les adoles-
cents au Canada a débuté en juin 1994, alors que le ministre de la Justice de
l’époque déposait à la Chambre des communes la deuxième série de modi-
fications d’importance à la Loi sur les jeunes contrevenants. Les premières
modifications avaient eu lieu le 15 mai 199251 et avaient notamment eu pour
effet d’augmenter la durée de la peine dans les cas de meurtre. Quant à la
série proposée en 1994 et adoptée en 199552, elle représente l’actualisation

48. Ibid.
49. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 7 et 317.
50. Le projet de loi a été désigné sous différentes appellations au fil des années dont la der-
nière est le projet de loi C-7.
51. Loi modifiant la loi sur les jeunes contrevenants et le Code criminel, L.C. 1992, c. 11.
52. Loi modifiant la loi sur les jeunes contrevenants et le Code criminel, L.C. 1995, c. 19.
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 171

de certains engagements pris lors de la dernière campagne électorale53. La


déclaration de principes de la Loi sur les jeunes contrevenants a alors été
modifiée. La durée des peines que le tribunal pouvait imposer suivant une
déclaration de culpabilité pour meurtre au premier ou au second degré a
été augmentée de nouveau. Finalement, le mécanisme de renvoi devant la
juridiction normalement compétente a subi de profonds bouleversements.
Le ministre de la Justice, Allan Rock, soutenait que ces modifications
avaient pour objet de contribuer à rendre la loi « plus sévère et efficace54 ».
Au moment même où le ministre soumettait au Comité permanent de la
justice et des questions juridiques ce dernier projet de modifications, il lui
demandait de procéder à « un examen approfondi et critique de la Loi et de
ses dispositions afin de restaurer la confiance du public envers le système
de justice applicable aux adolescents55 ». Tel était donc, à l’origine, le man-
dat général du Comité.
Le Comité a tenu de multiples séances de travail à Ottawa et s’est
déplacé à plusieurs endroits du pays pour y tenir des audiences. Pour clore
son examen de la question, il a organisé, en novembre 1996, un forum na-
tional sur la criminalité chez les jeunes et sur le système de justice applica-
ble à ces derniers. Enfin, il rendait public son rapport en avril 199756.
Un des éléments qui revient régulièrement au cours des travaux du
Comité est la crainte du public à l’endroit de la criminalité des adolescents.
D’une manière générale, le public croit, à tort, que la criminalité juvénile,
particulièrement les crimes avec violence, connaît une augmentation. En
conséquence, les citoyens réclament des peines plus sévères57. Or, nous
constatons que les données qui ont servi d’assise à cette section précise du
rapport proviennent du Centre canadien de la statistique juridique, plus
précisément de sa publication Juristat. Aussi, il est utile de mentionner que
ces données sont couramment citées lors des travaux de la Chambre des
communes. C’est donc dire qu’elles influent directement sur le cours des
événements.

53. Lettre du ministre de la Justice, M. Allan Rock, adressée le 2 juin 1994 au président du
Comité permanent de la justice et des questions juridiques, M. Warren Allmand, publiée
dans Chambre des communes du Canada, Le renouvellement du système de justice
pour les jeunes : treizième rapport du Comité permanent de la justice et des questions
juridiques, Ottawa, Chambre des communes, 1997, annexe A.
54. Ibid.
55. Ibid.
56. Chambre des Communes du Canada, op. cit., note 53.
57. Id., chap. 3 (la criminalité juvénile et l’opinion publique), section : « Connaissance du
système de justice pour les jeunes ».
172 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Pour le Centre canadien de la statistique juridique, les voies de fait


simples font partie de la catégorie des infractions avec violence. Elles con-
sistent essentiellement en des bousculades, des gifles, des coups de poing
et des menaces verbales58. Jusqu’en 1998, les crimes de violence étaient
généralement définis de la manière suivante :
Crimes de violence — Meurtre, homicide involontaire sans négligence, viol par
contrainte, vol qualifié et agression grave. Tous les crimes de violence impliquent
l’usage ou la menace de faire usage de la force59.

En 2001, l’infraction constituée par l’enlèvement est ajoutée à cette


liste.
Jusqu’en 2002, lorsque Statistique Canada répertorie les infractions
commises, les crimes contre les biens et les crimes avec violence font par-
tie de deux catégories distinctes60. Puis, selon des données mises à jour le
28 février 200361, Statistique Canada inclut nommément les infractions sui-
vantes dans la catégorie des crimes de violence : « Homicide, tentative de
meurtre, voies de fait (niveaux 1 à 3), agression sexuelle, autres infractions
d’ordre sexuel, vol qualifié, autres crimes de violence, [l’italique est de
nous] ».
Pour la première fois, l’infraction de vol qualifié apparaissait à l’inté-
rieur de la catégorie des crimes de violence. Remarquons que cette infrac-
tion fait partie des infractions contre les droits de propriété.
Si nous dressons une liste des infractions que le Centre canadien de la
statistique juridique considère comme faisant partie des crimes de violence,
cela pourrait ressembler à ce qui suit : les différents types d’homicide, les
voies de fait, les agressions sexuelles, l’enlèvement, le fait de décharger une
arme à feu dans l’intention de causer des lésions corporelles et, enfin, le vol
qualifié. Nous estimons qu’il faut avoir cela à l’esprit lorsqu’il est question
des inquiétudes du public à l’égard des infractions commises par les jeunes.

58. J. Savoie, « La criminalité de violence chez les jeunes », Juristat, vol. 19, no 13, décem-
bre 1999, p. 5. À noter que les parutions antérieures et postérieures à celle-ci se réfèrent
à la même notion d’infraction avec violence et de voies de fait simples.
59. Statistique Canada, Taux de criminalité, 1962-1998, [En ligne], 1999, [http ://
www.statcan.ca/francais/freepub/89F0123XIF/99001/06_f.htm] (5 juin 2003) : indicateurs
sociaux, taux de criminalité par 100 000 habitants pour la période s’échelonnant de 1962
à 1998.
60. Statistique Canada, « Statistiques sur les tribunaux de juridiction criminelle pour
adultes (2000-2001) », Le Quotidien, 14 mars 2002, p. 1.
61. Statistique Canada, « Jeunes et adultes accusés d’infractions selon le type d’infrac-
tion, provinces et territoires », [En ligne], 2001, [http ://www.statcan.ca/francais/PGdb/
legal17a_f.htm] (5 juin 2003).
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 173

Car, rappelons-le, le public canadien avait exprimé une crainte grandissante


relativement à la criminalité des adolescents et plus particulièrement de
ceux qui font usage de violence.
Enfin, il est d’un grand intérêt de recouper cette liste d’infractions avec
celle qui est utilisée par le directeur provincial et le substitut du procureur
général dans le contexte de l’application de la loi. En effet, lorsque le direc-
teur provincial évalue la situation d’un adolescent dans le but de détermi-
ner la possibilité d’appliquer des sanctions extrajudiciaires62, il
communique ses conclusions au substitut du procureur général par l’entre-
mise d’un formulaire63 qui prévoit certaines catégories de délits. L’une d’el-
les se réfère aux crimes de violence. La liste suivante d’infractions est
comprise dans cette catégorie : 1) voies de fait ; 2) délits d’ordre sexuel ; 3)
enlèvement ; 4) négligence criminelle, homicide et tentative ; 5) vol quali-
fié ; 6) autres.
L’introduction par effraction constitue une catégorie de délit, et il en
est de même du méfait, du crime d’incendie et de la possession de biens
volés.
Ce n’est pas sans raison que les similitudes sont importantes entre la
description des crimes de violence faite par Statistique Canada et celle qui
est communément utilisée en vertu de la Loi sur le système de justice pé-
nale pour les adolescents. Il existe un phénomène d’échange d’informa-
tions entre les différents corps policiers et le Centre canadien de la
statistique juridique de telle sorte que les concepts utilisés par les premiers
doivent nécessairement trouver résonance chez le second, et vice-versa.

2.3.2 Le contexte de l’adoption de l’article 2 de la Loi sur le système de


justice pénale pour les adolescents
Les versions antérieures du projet de loi C-764, soit les projets de loi C-
6865 etC-366, définissaient expressément l’infraction avec violence : « Toute
infraction qui cause des lésions corporelles ou tente d’en causer. »

62. En vertu de l’article 164 (5) L.S.J.P.A., les programmes de mesures de rechange autori-
sés conformément à la Loi sur les jeunes contrevenants sont réputés être des program-
mes de sanctions extrajudiciaires. L’instrumentation utilisée en application de l’ancienne
loi a toujours cours.
63. Gouvernement du Québec, ministère de la Santé et des Services sociaux, « Recom-
mandation-orientation du D.P. au S.P.G. », formulaire AS-716.
64. Projet de loi C-7, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, déposé à
la Chambre des communes, en première lecture, le 5 février 2001.
65. Projet de loi C-68 (1re lecture), 1re session, 36e législature (Can.).
66. Projet de loi C-3 (1re lecture), 2e session, 36e législature (Can.).
174 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Cette définition se rattache essentiellement à la notion de voies de fait.


Or, si le législateur a choisi de ne pas la retenir, c’est certainement parce
qu’il ne voulait pas en limiter l’application aux seules voies de fait. L’in-
fraction avec violence doit donc comprendre d’autres types d’infractions.
Par contre, le législateur a conservé la définition de l’infraction grave
avec violence et son équivalent en langue anglaise, serious violent offence :
Infraction grave avec violence : Toute infraction commise par un adolescent et au
cours de la perpétration de laquelle celui-ci cause des lésions corporelles graves
ou tente d’en causer.
Serious violent offence : means an offence in the commission of which a young
person causes or attempts to cause serious bodily harm.

Est-il possible d’en déduire que, puisque l’infraction grave avec vio-
lence est une infraction qui cause ou tente de causer des lésions corporelles
graves, la simple infraction avec violence doit également être une infrac-
tion dirigée contre la personne67 ? Dans la première décision rendue en la
matière, le juge Gorman, de la Cour provinciale de Terre-Neuve, croit que,
bien que ce raisonnement soit attrayant par sa simplicité, il ne correspond
pas à l’intention du législateur qui a prévu que le placement sous garde
serait une mesure d’exception, et non la règle68. Par contre, cela n’empêche
pas à d’autres de suggérer un raisonnement différent et de conclure que, à
première vue, l’infraction avec violence doit figurer dans la partie VIII du
Code criminel traitant des infractions contre la personne69.
Plusieurs des témoins entendus par le Comité permanent de la justice
et des droits de la personne, à l’occasion de l’étude du projet de loi C-7,
n’ont pas manqué de relever les problèmes qu’ils anticipaient au regard des
définitions de l’article 2. La Saskatchewan avait d’abord demandé que le
législateur retire du texte toute définition et toute référence aux infractions
avec violence et aux infractions sans violence : « Un comportement violent
comprend-il des voies de fait simples ? Cette notion comprend-elle la con-
duite automobile dangereuse ? Cela n’est pas clair. Nous ne sommes pas
certains que des notions aussi vagues aient leur place dans un texte de loi70. »

67. R. v. R.A.A., [2003] B.C.J. (Quicklaw) nº 1386 (B.C.P.C.), où le juge suggère qu’il est rai-
sonnable de penser que, compte tenu de la définition donnée à l’expression serious vio-
lent offence, l’infraction avec violence est une infraction au cours de laquelle un
adolescent cause ou tente de causer des lésions corporelles.
68. R. v. D.L.C., [2003] N.L.J. (Quicklaw) nº 94 (N.L.P.C.).
69. R. v. N.A.J., [2003] P.E.I.J. (Quicklaw) nº 83 (P.E.S.C.T.D.).
70. Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Témoignage de
Mme Betty Ann Pottruff, c.r., directrice, Politiques, Planification et évaluation, minis-
tère du Procureur général (Saskatchewan), [En ligne], 25 avril 2001, [http ://www.
parl.gc.ca/InfoComDoc/37/1/JUST/Meetings/Evidence/justev07-f.htm] (5 juin 2003).
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 175

Il a aussi été suggéré de créer une annexe qui énumérerait les infrac-
tions avec violence 71. Puis, le 2 mai 2001, il est proposé de modifier l’arti-
cle 2 du projet de loi C-7 de la manière suivante : « « infraction avec
violence » : Toute infraction visée à l’article 235 du Code criminel72 ou aux
annexes I ou II73 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté
sous condition74. »
Le fait est connu, l’amendement mis aux voix a été rejeté.
Malgré de vives oppositions, le législateur a finalement opté pour ne
pas définir l’infraction avec violence, préférant laisser le tout à l’exercice
d’un pouvoir discrétionnaire. Il n’a cependant peut-être pas suffisamment
tenu compte du fait que seule une partie de la discrétion accordée revient
aux tribunaux pour adolescents. L’autre est confiée aux agents de police
qui auront à décider si l’adolescent se qualifie pour bénéficier des mesures
extrajudiciaires. Bien sûr, des directives sont prévues pour encadrer l’exer-
cice de ce pouvoir discrétionnaire, mais personne ne pourra plaider au nom
de l’adolescent pour arguer que le geste qu’il a posé n’est pas du domaine
des infractions avec violence. Ce débat se fera plutôt devant le tribunal au
moment de décider de la peine à infliger à l’adolescent. Alors, il n’est pas
certain que les tribunaux connaîtront une diminution aussi importante du
volume de causes présentées devant eux que celle que le législateur aurait
souhaitée.

2.3.3 Le préambule et quelques principes dans des domaines précis


Contrairement à la Loi sur les jeunes contrevenants, la Loi sur le sys-
tème de justice pénale pour les adolescents contient un préambule. Celui-
ci fait partie du texte de cette loi et en constitue l’exposé des motifs75. Il

71. Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Témoignage de


M. Rob A. Finlayson (sous-procureur général adjoint, Division des poursuites judiciai-
res, ministère du Procureur général (Manitoba), [En ligne], 25 avril 2001, [http ://
www.parl.gc.ca/InfoComDoc/37/1/JUST/Meetings/Evidence/justev07-f.htm] (5 juin
2003).
72. C’est le cas de la peine pour meurtre.
73. Ces annexes se réfèrent aux infractions objectivement graves du Code criminel.
74. Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Témoignage de
M. Chuck Cadman devant le Comité permanent de la justice et des droits de la per-
sonne, Chambre des communes, 1re session, 37e législature, le 2 mai 2001. Voir : Parle-
ment du Canada, Travaux des comités, [En ligne], [http ://www.parl.gc.ca/InfoCom/
PubDocument.asp ?DocumentID=1035672&Language=F].
75. Loi d’interprétation, précitée, note 16, art. 13.
176 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

comprend de précieux indices de la volonté du législateur et les balises à


l’intérieur desquelles cette loi doit être interprétée. Si auparavant le recours
au préambule avait lieu uniquement en cas d’obscurité de la loi, il est main-
tenant toujours de mise de le considérer76.
Or, le cinquième et dernier paragraphe du préambule indique qu’il faut
« diminue[r] le recours à l’incarcération des adolescents non violents ». Cela
est une réponse directe aux nombreux commentaires apportés devant le
Comité permanent de la justice. En effet, le Canada est le pays qui a le taux
d’incarcération des adolescents le plus élevé des pays occidentaux, y com-
pris les États-Unis. Le législateur a donc voulu indiquer clairement sa vo-
lonté de réduire le nombre de peines comportant une période « de
placement et de surveillance77 ». La version anglaise du préambule est fort
éloquente et vaut la peine d’être soulignée :
AND WHEREAS Canadian Society should have a youth criminal justice system
that command respect […] and that reserves its most serious intervention for the
most serious crimes and reduces the over-reliance on incarceration for non-vio-
lent young persons [l’italique est de nous].

Cette volonté du législateur se prolonge notamment dans les disposi-


tions de la loi concernant le recours aux mesures extrajudiciaires et celles
qui sont relatives à la détermination de la peine. Le premier alinéa de l’ar-
ticle 4 énonce que « le recours aux mesures extrajudiciaires est souvent la
meilleure façon de s’attaquer à la délinquance juvénile ». Aussi, le troisième
alinéa va plus loin en créant une présomption voulant que la prise de mesu-
res extrajudiciaires suffise pour faire répondre l’adolescent de son délit si
ce dernier ne comporte pas de violence et si le jeune accusé n’a jamais été
déclaré coupable d’une infraction auparavant. Et dans les cas soumis à la
justice, lorsqu’il déclare l’adolescent coupable de l’infraction reprochée, le
tribunal ne saurait lui imposer un placement sous garde « qu’en dernier
recours, après avoir examiné toutes les mesures de rechange proposées au
cours de l’audience pour la détermination de la peine78 ».
Dans la recherche du sens à donner à l’expression « infraction avec ou
sans violence », il importe donc de tenir compte de l’ensemble de ces fac-
teurs. Il n’est pas possible de vouloir, d’une part, diminuer le recours aux
mesures judiciaires puis à l’incarcération et, d’autre part, de contrecarrer
cet effet par une définition tellement large que cela pourrait englober qua-
siment toutes les infractions.

76. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 73-74.


77. Renvoi relatif au projet de loi C-7 sur le système de justice pénale pour les adolescents,
précité, note 7, par. 31-32. Voir également : R. c. B. M., précité, note 46, 4.
78. L.S.J.P.A., art. 38 (2).
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 177

3 L’examen de quelques lois canadiennes dans des domaines apparentés


S’il nous faut présumer que le législateur est cohérent et qu’il traite
d’une manière uniforme une expression dans une loi, il s’avère également
juste de dire qu’il doit conserver cet effort de cohérence lorsqu’il traite de
la même expression dans des lois différentes, mais relevant de la même
matière79. Ce principe doit cependant être appliqué avec prudence : il n’est
qu’un guide destiné à faire apparaître l’intention du législateur80.
À cet effet, nous regarderons successivement la loi et les projets de loi
suivants : la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous con-
dition81, le projet de loi C-34782 et le projet de loi C-40383.
À la lecture de l’article 3 de la Loi sur le système correctionnel et la
mise en liberté sous condition, nous constatons que plusieurs de ses objec-
tifs correspondent à des idées présentes dans la Loi sur le système de jus-
tice pénale pour les adolescents :
Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant
en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesu-
res de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant
au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité,
à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens
respectueux des lois.

Sans entrer dans les détails du rouage de la première loi, il est utile de
consulter la liste des infractions dont font mention les annexes I et II, cel-
les-là mêmes qui avaient été proposées pour obtenir la liste des infractions
avec violence. Ces annexes se réfèrent aux infractions les plus graves du
Code criminel et elles concernent des infractions contre la personne, à l’ex-
ception de deux situations : celle d’avoir causé soit par le feu, soit par une
explosion, des dommages à un bien qui ne lui appartient pas en entier ; et
celle de s’être introduit par effraction dans un endroit dans le but d’y com-
mettre l’une des infractions prévues à la même annexe I. Quant aux infrac-
tions de l’annexe II, elles se rapportent aux drogues et à d’autres substances
interdites. Lorsqu’il a été suggéré de se référer à ces annexes pour définir
les infractions avec violence, le législateur visait donc essentiellement, mais
non exclusivement, les infractions qui se rapportent à la personne.

79. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 437.


80. Ibid.
81. Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20.
82. Projet de loi C-347 (1re lecture), 37e session, 2e législature, (Can.).
83. Projet de loi C-403 (1re lecture), 37e session, 2e législature, (Can.).
178 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Par ailleurs, l’article 132 de la Loi sur le système correctionnel et la


mise en liberté sous condition, qui traite des « facteurs utiles pour évaluer
le risque que le délinquant commette […] une infraction de nature à causer
la mort ou un dommage grave à une autre personne », mentionne ceci :
a) un comportement violent persistant, attesté par divers éléments, en particulier :
(i) le nombre d’infractions antérieures ayant causé un dommage corporel ou mo-
ral, (ii) la gravité de l’infraction […], (iii) l’existence de renseignements sûrs éta-
blissant que le délinquant a eu des difficultés à maîtriser ses impulsions violentes
ou sexuelles au point de mettre en danger la sécurité d’autrui, (iv) l’utilisation d’ar-
mes […], (v) les menaces explicites de recours à la violence, (vi) le degré de bruta-
lité dans la perpétration des infractions, (vii) un degré élevé d’indifférence quant
aux conséquences de ses actes sur autrui [l’italique est de nous].

Le législateur relie le comportement violent d’une personne au risque


qu’elle commette une infraction de nature à causer la mort ou un dommage
grave à une autre personne. Autrement dit, le comportement violent du
délinquant est l’un des facteurs pour déterminer dans quelle mesure il pré-
sente un risque de causer la mort ou un dommage grave à une personne. Et
l’expression « dommage grave » (serious harm) est définie à l’article 99 de
cette loi comme un « dommage corporel ou moral grave ». S’il ne nous est
pas permis de faire un lien direct et concluant entre ces concepts prove-
nant de lois différentes puisqu’elles ne portent pas sur un domaine identi-
que84, nous pouvons à tout le moins en tirer des conclusions logiques.
Le 29 janvier 2003, le projet de loi C-347 a été déposé en première lec-
ture à la Chambre des communes. Il propose d’ajouter la définition qui
suit à l’article 742 du Code criminel : « « Infraction avec violence » : Infrac-
tion mentionnée à l’annexe I de la Loi sur le système correctionnel et la
mise en liberté sous condition. »
Ce projet de loi veut faire en sorte qu’il ne soit plus permis d’accorder
une condamnation avec sursis dans le cas de délinquants violents.
Et, finalement, le 21 février 2003 était déposé à la Chambre des com-
munes le projet de loi C-403 en vue de donner aux juges le pouvoir d’assi-
gner la cote de sécurité de catégorie maximale au délinquant violent à risque
élevé. Le paragraphe 2 du nouvel article 743.21 du Code criminel se lit
ainsi :
Pour l’application du paragraphe (1), tout tribunal peut assigner une cote de sécu-
rité de catégorie maximale à quiconque est :

a) déclaré coupable de l’une ou l’autre des infractions suivantes :


(i) trahison ou haute trahison,

84. Loi d’interprétation, précitée, note 16, art. 15 (2) b).


A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 179

(ii) meurtre,

(iii) piraterie,
(iv) tentative de meurtre,

v) agression sexuelle ou agression sexuelle armée,

(vi) menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles,


(vii) agression sexuelle grave,

(viii) rapt,

(ix) prise d’otage,


(x) vol qualifié,

(xi) agression armée ou infliction de lésions corporelles,

(xii) voies de fait graves,


(xiii) infliction illégale de lésions corporelles,

(xiv) crime d’incendie.

L’article ajoute que, pour déterminer cette cote de sécurité, le tribunal


doit tenir compte de certains facteurs, dont celui de la propension à la vio-
lence du délinquant. Remarquons aussi que, à l’exception du vol qualifié et
du crime d’incendie, les infractions citées font référence à un comporte-
ment qu’aurait eu le délinquant directement envers une autre personne.
Bien entendu, ces textes législatifs sont encore au stade de projet de
loi, et bien malin celui qui peut oser prétendre savoir ce qu’il en advien-
dra85. Il demeure néanmoins un principe qui veut que le législateur fasse
œuvre de cohérence dans l’ensemble de son travail. Cela implique de pou-
voir tenir compte de lois postérieures à celle qu’on cherche à interpréter :
On peut enfin fonder la prise en compte des lois subséquentes sur le souci de co-
hérence de la législation qui doit guider l’interprète : ayant à choisir entre deux
façons différentes de construire une règle à partir d’un texte, l’interprète devrait
toujours favoriser l’interprétation qui assure l’harmonie entre les divers éléments
du système juridique plutôt que celle qui entraîne des antinomies ou des incohé-
rences, cela indépendamment de l’époque à laquelle un élément donné a été intro-
duit dans le système86.

Ainsi, deux constantes sont observées à travers lesdits projets de loi :


premièrement, le législateur suggère encore que l’infraction avec violence
soit définie en fonction de la liste des infractions prévue dans l’annexe I de

85. Au moment d’écrire ces lignes, les projets de loi C-347 et C-403 n’avaient pas été adoptés.
86. P.-A. Côté, op. cit., note 17, p. 435.
180 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ;


deuxièmement, l’introduction par effraction et les autres infractions simi-
laires contre la propriété ne sont pas considérées comme faisant partie des
infractions avec violence.

Conclusion
La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents suscitera
certainement de nombreuses discussions autour de la catégorie particulière
des infractions avec ou sans violence. Les enjeux sont de taille pour les
adolescents qui, selon la définition donnée à l’expression en cause, pour-
ront tantôt se voir refuser la voie des mesures extrajudiciaires, tantôt se
voir imposer une peine de placement sous garde.
Au moment où a eu lieu l’étude en profondeur du système de justice
pour les adolescents, il existait une volonté ferme de réconforter le public
qui manifestait de plus en plus d’insécurité quant à la criminalité juvénile,
plus particulièrement en ce qui concerne les crimes avec violence. Puisque
c’est sur la base des données recueillies par Statistique Canada que le taux
de criminalité et ses divers aspects ont été discutés, nous avons vérifié ce
qu’entendait cet organisme par la catégorie de crimes de violence. Nous
observons alors que, font partie de cette catégorie les différents types d’ho-
micide, les voies de fait, les agressions sexuelles, l’enlèvement, le fait de
décharger une arme à feu dans l’intention de causer des lésions corporelles
et le vol qualifié. Cela n’est pas sans rappeler la liste des infractions com-
prises dans la catégorie des crimes de violence utilisée par le directeur pro-
vincial et le substitut du procureur général dans l’application de la loi. Ces
constats devraient tout de même donner certains indices.
L’absence de définition pourrait aussi s’avérer utile pour répondre aux
circonstances propres à chaque cas d’espèce. En disposant du pouvoir de
qualifier l’infraction selon qu’elle est violente ou non violente, le tribunal
pourra faire intervenir des critères subjectifs. Il n’y aura pas de réponse
systématique à une infraction donnée. Les nuances sont donc non seule-
ment permises, mais nécessaires. Toutefois, nous estimons que les éléments
dont le tribunal doit tenir compte dans son évaluation devraient se référer
non pas à la victime, mais bien à l’accusé. Ainsi, il faut se garder de confon-
dre les effets que peuvent avoir sur une victime en particulier la commis-
sion d’une infraction et l’intention d’esprit de l’auteur de cette infraction.
Comme nous l’enseignent la jurisprudence et la doctrine modernes,
nous devons favoriser une interprétation de la loi qui tienne compte de l’in-
tention du législateur. Celle-ci se manifeste notamment par le préambule
de la loi, sa déclaration de principes et les principes particuliers énoncés à
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 181

certains chapitres. Or, un des objectifs de la réforme du système de justice


est de permettre aux auteurs d’une infraction moins grave de bénéficier
davantage de la voie extrajudiciaire et de ne pas encombrer inutilement le
rôle des tribunaux avec ces causes. Il y aurait donc tout lieu d’interpréter
la notion d’infraction avec ou sans violence en ayant cette donnée à l’es-
prit.
Enfin, un regard jeté sur la Loi sur le système correctionnel et la mise
en liberté sous condition et les projets de loi C-347 et C-403 peut nous être
utile pour circonscrire le sens de la notion en cause. Ainsi, ces textes déter-
minent généralement le caractère violent d’un délinquant ou d’un crime
selon qu’il porte atteinte, ou non, à la personne. Deux situations font toute-
fois exception, soit celle où l’infraction commise serait un vol qualifié et
l’autre, un crime d’incendie.
Suivant notre analyse, une infraction avec violence devrait habituelle-
ment être une infraction qui figure dans la catégorie des infractions contre
la personne dont traite la partie VIII du Code criminel. Toutefois, rien
n’empêche que, dans de rarissimes occasions, il soit possible de conclure à
une infraction avec violence même si aucun geste n’a été posé par l’adoles-
cent à l’endroit d’une autre personne. Ce sera le cas des infractions telles
que l’introduction par effraction, la possession de biens volés et le vol sim-
ple.
Agir autrement nous apparaîtrait plutôt rigide. Les textes législatifs
modernes sont de plus en plus subtils et complexes, et leur nombre s’est
multiplié d’une manière vertigineuse au cours des 30 dernières années. Ils
expriment des idées et des concepts tout en nuances, et il arrive souvent
que différents textes législatifs soient liés entre eux. Les concepts juridi-
ques ne peuvent plus désormais être examinées en vase clos. Au surplus,
beaucoup de notions sont évolutives. Leur interprétation varie donc d’une
époque à une autre et d’un contexte à un autre.
182 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 157

Annexe
Répertoire, par ordre chronologique, des principaux jugements
discutant de la définition de l’infraction avec violence (violent offence)
aux termes de l’article 39 (1) a) de la Loi sur le système
de justice pénale pour les adolescents
Infraction
Infractions en cause avec violence Référence

Art. 348 (1) b) C. cr. The Queen v. C. (D.L.), NLPC 1303Y-0048,


Introduction par effraction Oui 9 avril 2003, j. Gorman
Art. A55 (2) C. cr. R. v. R.A.A., 2003 BCPC 0212, 17 avril
Inceste Non 2003, j. Gove
Art. 252 C. cr. R. v. D.A.I, 2003 BCPC 317, 24 avril 2003,
Délit de fuite Non j. Auxier
Art. 268 (1) C. cr. R. v. M. (H.A.), 2003-05-02 MBPC,
Voies de fait graves Oui 2 mai 2003, j. Swail
Art. 344 b) C. cr. R. c. D.B. (J.), C.Q. Montréal, nos 525-03-
Vol qualifié Oui 025364-035 et 525-03-025365-032,
2 mai 2003, j. Bastien, REJB 2003-42533
Art. 344 b) C. cr. R. c. B. (M.), C.Q. Montréal, nos 525-03-
Vol qualifié Oui 025362-039 et 525-03-025363-037,
Art. 351 (2) C. cr. 29 mai 2003, j. Asselin, REJB 2003-44068
Déguisement dans l’intention
de commettre un acte criminel
Art. 85 (2) C. cr.
Utilisation d’une fausse arme
à feu lors de la perpétration
d’une infraction
Art. 271 (1) a) C. cr. R. c. B.-M. (M.), C.Q. Montréal, no 525-03-
Agression sexuelle Oui 024745-028, 16 juin 2003, j. Roy,
REJB-2003-46160
Art. 344 b) C. cr. R. v. J.E.C., 2003 BCPC 322, 15 juillet
Vol d’une valeur de moins 2003, j. Saunders
de 5 000 $ Non
Art. 335 (1) C. cr. J. (N.A.) v. R., 2003 PESCTD 60, 31 juillet
Prise d’un véhicule à moteur ou Non 2003, j. DesRoches
d’un bateau sans consentement
Art. 430 (3) b) C. cr.
Méfaits à l’égard d’un bien
dont la valeur dépasse 5 000 $
Art. 129 a) e) C. cr.
Entrave au travail d’un agent
de la paix
Art. 430 (4) b) C. cr.
Méfait
A. Fournier Qu’est-ce qu’une infraction… 183

Annexe (suite)
Répertoire, par ordre chronologique, des principaux jugements
discutant de la définition de l’infraction avec violence (violent offence)
aux termes de l’article 39 (1) a) de la Loi sur le système
de justice pénale pour les adolescents
Infraction
Infractions en cause avec violence Référence

Art. 348 (1) b) C. cr. R. c. A.R., C.Q. Trois-Rivières, no 400-03-


Introduction par effraction Non 004517-039, 26 août 2003, REJB 2003-48772,
j. Perreault
Art. 465 (1) c) C. cr. R. c. B. M., C.Q. Montréal, nos 525-03-
Complot en vue de commettre Non 02673-037 et 525-03-02674-035,
un acte criminel 24 septembre 2003, j. Bastien
Art. 348 (1) b) e) C. cr.
Introduction par effraction
Art. 430 (1) a) (3) a) C. cr.
Méfaits
Art. 267 b) C. cr. R. v. C.M.P., NLPC 1303Y-00136,
Voies de fait causant 12 novembre 2003, j. Gorman
des lésions corporelles Oui
Chronique bibliographique

Suzanne Comtois, Vers la primauté de l’ap- Instituée pour répondre au problème par-
proche pragmatique et fonctionnelle, ticulier que posait la révision judiciaire de
Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, l’interprétation faite par les tribunaux admi-
173 p., ISBN 2-89451-685-1. nistratifs des lois qu’ils ont à appliquer, la
La professeure Suzanne Comtois est une méthode pragmatique et fonctionnelle, utili-
sée pour déterminer la norme de contrôle
des spécialistes du droit administratif dont
appropriée, s’applique maintenant aux déci-
les écrits nombreux sont d’une remarquable
clarté et ont beaucoup contribué à la diffu- sions de fond prises par tout décideur admi-
nistratif exerçant un pouvoir conféré par la
sion de cette discipline. Elle vient de publier
loi. Et ce, peu importe que le recours procède
un ouvrage qui se situe au cœur d’une des
problématiques contemporaines de cette par voie d’appel ou de révision judiciaire,
qu’il concerne la décision d’un tribunal admi-
branche du droit public, celle du contrôle ju-
nistratif, d’un ministre ou d’une autorité lo-
diciaire des décisions des autorités adminis-
tratives, notamment des tribunaux quasi ju- cale ou, encore, que la question en litige porte
sur le droit, les faits ou l’exercice d’une dis-
diciaires. La Cour suprême du Canada et les
crétion.
cours d’appel se sont penchées souvent sur
la norme d’intervention qui doit être appli- L’ouvrage de Suzanne Comtois a pour
quée par les cours supérieures, mais leur objet principal de rendre compte de cette
message n’est pas facile à décoder. L’ou- évolution jurisprudentielle, d’en évaluer les
vrage de notre collègue contribuera à une incidences et d’exposer, le plus clairement
meilleure compréhension de ce message que possible, le contexte dans lequel s’effectuent
nous voudrions moins clair-obscur parfois. l’identification et l’application de la norme de
contrôle appropriée aux décisions de fond
La question du rôle approprié du juge
dans le maintien du principe de légalité est au rendues par les divers organismes adminis-
tratifs. La première partie traite du contrôle
centre des développements jurisprudentiels
judiciaire des erreurs de droit. La seconde
qu’a connus le droit administratif canadien
au cours des 25 dernières années. Sous l’in- aborde le contrôle judiciaire des décisions de
nature discrétionnaire et des décisions com-
fluence conjuguée des arrêts Société des al-
portant des conclusions de fait erronées.
cools du Nouveau-Brunswick de 1979 et
Bibeault de 1988, la Cour suprême a substi- Dans la partie I, l’auteure parle de
tué progressivement au traditionnel contrôle l’amorce d’un mouvement de retenue. Elle
fondé sur les concepts d’ultra vires et d’ex- situe le point de départ d’une approche res-
cès de juridiction, une approche contextuelle, trictive du contrôle judiciaire, soit l’arrêt de
dite « méthode pragmatique et fonction- 1979 mentionné plus haut. La Cour suprême
nelle », qui permet de mieux assurer l’auto- instaure un contrôle qui peut être qualifié de
nomie décisionnelle des organismes adminis- contrôle de « raisonnabilité » : un recul du
tratifs tout en précisant le rôle essentiel des concept de juridiction se dessine. L’auteure
cours supérieures dans l’affirmation de la analyse la fameuse méthode pragmatique et
rule of law ou primauté du droit. fonctionnelle. Elle y traite des aspects sui-

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 185-213


(2004) 45 Les Cahiers de Droit 185
186 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

vants : la coexistence d’une « gamme » de En annexe à l’ouvrage, l’auteure donne la


normes de contrôle ; une terminologie clari- liste des jugements rendus par la Cour su-
fiée ; la méthode et les facteurs permettant de prême sur le contrôle judiciaire des décisions
déterminer la norme de contrôle appropriée ; de fond depuis l’arrêt Société des alcools du
l’application des facteurs de la méthode prag- Nouveau-Brunswick de 1979. Le lecteur y
matique et fonctionnelle ; le processus d’ap- trouve également une bibliographie, une table
préciation du caractère déraisonnable ou de la législation, une table de la jurisprudence
manifestement déraisonnable d’une déci- et un index analytique.
sion ; l’application de la norme de la décision
Dans une brève conclusion, Me Comtois
correcte (le contrôle de la rectitude).
se dit en accord avec David Mullan sur le fait
Dans la partie II, l’auteure se penche sur que la Cour suprême a établi, en droit admi-
le contrôle judiciaire des décisions de nature nistratif, « une théorie générale ou unifica-
discrétionnaire et des conclusions de fait er- trice du contrôle des décisions de fond prises
ronées ; elle considère qu’il y a systématisa- par tout décideur » (p. 139). Elle conclut que,
tion de l’approche restrictive. La jurispru- en dépit de sa complexité et du caractère par-
dence a procédé à l’intégration des décisions fois moins prévisible de ses applications, la
discrétionnaires dans la méthode pragmati- méthode pragmatique et fonctionnelle com-
que et fonctionnelle (arrêt Baker). L’auteure porte plus d’avantages que d’inconvénients.
montre qu’il y a eu modulation de l’intensité Elle en mentionne trois : 1) mieux circons-
du contrôle du pouvoir discrétionnaire de- crire le rôle interprétatif du décideur adminis-
puis l’arrêt Baker ; l’arrêt Suresh offre une tratif à qui la loi confie le pouvoir de trancher
relecture à la baisse des exigences posées un litige par rapport à la cour de révision ; 2)
dans l’arrêt Baker ; dans l’arrêt Chieu, la moduler l’intensité du contrôle en fonction
Cour revisite l’erreur juridictionnelle ; et de facteurs contextuels ; 3) rendre possible
dans l’arrêt Mont-Sinaï il semble y avoir un un certain renforcement du contrôle exercé
renforcement du contrôle de la substance des sur la substance des décisions discrétionnai-
décisions discrétionnaires. res (p. 139). Enfin, elle estime que cette mé-
thode fait l’objet d’un large consensus tant en
Quant à l’attitude de déférence manifes-
doctrine qu’en jurisprudence.
tée envers les décisions des municipalités,
conseils scolaires ou autres autorités locales
Commentaires
élues, il y a un retournement ponctué d’hési-
tations ; est remise en question la doctrine de En 1995, la juge L’Heureux-Dubé a quali-
l’ultra vires de l’arrêt Shell Canada. Avec fié l’arrêt Bibeault « d’une ancre dans une
l’application particulière de la méthode prag- mer agitée1 ». Qu’est-ce qu’au juste la mé-
matique et fonctionnelle aux fonctions juri- thode appliquée dans ce cas et en quoi est-
dictionnelles (quasi judiciaires) des élus lo- elle pragmatique et fonctionnelle ? Le Petit
caux dans l’arrêt Nanaimo, la Cour suprême Robert définit fonctionnel comme « [ce] qui
parvient à une superposition des contrôles de remplit une fonction pratique » et pragmati-
la juridiction et de la raisonnabilité. Puis elle que comme « [ce] qui est adapté à l’action sur
étend l’application généralisée de la méthode le réel, qui est susceptible d’application pra-
pragmatique et fonctionnelle aux décisions tique ». Il s’agit donc d’une méthode…
des élus locaux dans l’arrêt Surrey School. praticopratique ! Le juge Beetz, dans l’arrêt
Enfin, l’auteure aborde la question du con- Bibeault, l’oppose à l’analyse « formaliste et
trôle des conclusions de fait erronées selon technique ». Dans l’arrêt Dayco, le juge La
la méthode pragmatique et fonctionnelle ; elle
expose la jurisprudence sur les concepts d’er-
reur de fait manifestement déraisonnable et 1. C. L’Heureux-Dubé, « L’arrêt Bibeault : une
d’erreur de fait simplement déraisonnable. ancre dans une mer agitée », Mélanges Jean
Beetz, Montréal, Éditions Thémis, 1995, p. 663-
713.
Chronique bibliographique 187

Forest parle d’une analyse « empirique et raisonnable4 ». Cela a conduit le juge


fonctionnelle » qui s’oppose à une « cons- Bastarache dans l’arrêt Pushpanatan rendu
truction théorique »2. en 1998 à soutenir que, dans la recherche de
« la plus fidèle intention du législateur quant
L’objet de la méthode pragmatique à la compétence conférée au tribunal. En ef-
et fonctionnelle fet, la Cour [suprême] a affirmé que l’éven-
tail des normes existantes était un spectre
La méthode visée ici permet de « dégager
l’intention du législateur », comme la Cour dont l’une des extrémités exige « le moins de
retenue » et l’autre, « le plus »5 ». Il en résulte
suprême l’a répété de l’arrêt Bibeault en 1988
que, selon les différents facteurs à appliquer,
jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit, ainsi que la
Cour suprême le dit dans l’arrêt Baker, lorsqu’un tribunal tranche une question de
droit, « [c]ertaines dispositions d’une même
« d’une démarche » applicable d’ailleurs à
loi peuvent exiger plus de retenue que
tous les types de décisions3, qu’elles émanent
d’un tribunal administratif, d’un conseil mu- d’autres…6 » Le juge Bastarache parle d’un
« continuum du degré de retenue judiciaire
nicipal, d’une commission scolaire, de la
approprié » découlant de l’interprétation des
Gendarmerie royale du Canada (GRC), d’un
fonctionnaire, d’un ministre ou d’une autre lois en tenant compte de « plusieurs facteurs
différents dont aucun n’est décisif7 ».
autorité publique.
La Cour suprême s’en remet donc au lé- Comment, dans la recherche de l’inten-
tion du législateur sur laquelle la Cour su-
gislateur qui est censé fixer, expressément ou
prême insiste tellement, cette dernière prend-
implicitement, la portée du contrôle. Ainsi,
elle définit la fameuse « norme de contrôle » elle en considération ces quatre facteurs ?
en prenant en considération le texte de la loi Dans le cas du premier facteur, il s’agit
et certains facteurs. Depuis les arrêts d’indices à être interprétés différemment se-
Bibeault et Pushpanatan, et nombre d’autres lon qu’il est question d’une clause privative
arrêts, la Cour suprême en a retenu quatre : intégrale ou partielle ou encore équivoque.
1) la présence ou l’absence d’une disposition Une telle clause « s’inscrit dans le processus
privative ou d’un droit d’appel ; 2) l’expertise d’ensemble d’appréciation des facteurs selon
relative du tribunal ; 3) l’objet de la loi dans lesquels est déterminée l’intention du législa-
son ensemble et de la disposition en particu- teur quant au degré de retenue judiciaire8 ».
lier ; et 4) la nature du problème posé. Sur la question de la clause incluant un droit
Rappelons qu’après l’arrêt Bibeault la
Cour suprême a rendu l’arrêt Southam dans
lequel elle a défini qu’il existe une norme in- 4. Canada (Directeur des enquêtes et recherches,
termédiaire, entre « la décision correcte » et Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1996]
le caractère « manifestement déraisonnable », 1 R.C.S. 748, par. 54.
soit la norme du caractère « simplement dé- 5. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-
toyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S.
982, par. 27.
6. Id., par. 28 : citant Canada (Directeur des en-
2. Dayco (Canada) Ltd. c. Syndicat national des quêtes et recherches) c. Southam Inc., précité,
travailleurs et des travailleuses de l’automobile note 4, par. 30.
et de l’outillage agricole du Canada (TCA-Ca- 7. Id., par. 27 ; le juge cite à l’appui l’arrêt ou
nada), [1993] 2 R.C.S. 230, 259. Pour les réfé- Union des employés de service, local 298 c.
rences aux arrêts, voir la table de jurisprudence Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, mais dans cet
de S. Comtois, Vers la primauté de l’approche arrêt il n’est pas question de « continuum ».
pragmatique et fonctionnelle, Cowansville, 8. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-
Éditions Yvon Blais, 2003, p. 141. toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,
3. Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et par. 31 ; Fraternité unie des charpentiers et
de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 39 ; menuisiers d’Amérique, section locale 579 c.
Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316,
et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, par. 35. 331-333.
188 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

d’appel, la Cour suprême a évolué depuis Le deuxième facteur, l’expertise relative,


l’arrêt Bell Canada de 1989 jusqu’à est, suivant les arrêts Southam et
aujourd’hui. Dans l’arrêt Dell Holdings rendu Pushpanatan, le plus important et il englobe
en 1997, l’absence d’une clause privative et plusieurs aspects. Un tribunal peut avoir de
l’octroi d’un droit d’appel ont été jugés dé- l’expertise « quant à la réalisation des objec-
terminants pour exclure toute retenue9. Plus tifs d’une loi, que ce soit en raison des con-
récemment, dans l’arrêt Mattel, au contraire naissances spécialisées de ses membres, de
l’absence d’une clause privative en présence sa procédure spéciale ou de moyens non ju-
d’un droit d’appel n’a pas été jugée détermi- diciaires d’appliquer la loi15 ». L’expertise
nante « envers les décisions rendues par les peut varier aussi selon la nature du problème
tribunaux spécialisés sur les questions rele- en ce sens que le législateur a voulu donner
vant directement de leur champ d’exper- au décideur « une vaste marge de manœuvre
tise10 ». Dans l’arrêt Macdonell, la présence pour la prise de décision relative à certaines
d’un droit d’appel sur toute « question de questions16 ». L’expertise « doit être évaluée
droit et de compétence » couplée à une clause en fonction de la question litigieuse et de l’ex-
privative a justifié la norme intermédiaire11. pertise relative du tribunal administratif lui-
Plus récemment, l’existence d’un droit d’ap- même17 ».
pel ne semble pas influer sur la retenue sui-
La façon dont l’expertise est reconnue
vant qu’il y a ou non expertise chez le tribu-
varie. Ainsi, dans l’arrêt Macdonell rendu en
nal administratif12. Dans l’arrêt Commissaire 2002, la majorité dit de la Commission d’ac-
de la GRC, l’absence d’une clause privative
cès à l’information du Québec qu’elle a « une
et l’existence d’un recours propre à la Cour
expertise générale dans le domaine de l’accès
fédérale ne commandent aucune retenue13.
à l’information » et « une expertise relative en
Enfin, dans les arrêts Baker et Suresh, la dis-
matière de protection de la vie privée et de
position qui assujettit le contrôle judiciaire à promotion de l’accès aux renseignements
l’autorisation de la Cour fédérale est un in-
détenus par un organisme public »18. La mi-
dice de plus grande retenue judiciaire14.
norité estime que la Commission n’a d’exper-
tise particulière que « sur des conclusions de
9. Régie des transports en commun de la région fait » et non sur « la protection de la vie pri-
de Toronto c. Dell Holdings Ltd., [1997] 1 vée et des valeurs fondamentales de la démo-
R.C.S. 32, par. 48. cratie […] tout comme l’interprétation con-
10. Canada (Sous-ministre du Revenu national-
textuelle des lois d’intérêt public »19. Dans
M.R.N.) c. Mattel Canada Inc., [2001] 2 R.C.S.
100, par. 27 ; c’était aussi le cas dans British l’arrêt Commissaire de la GRC, la Cour su-
Columbia Telephone Co. c. Shaw Cable prême estime que le Commissaire n’a aucune
Systems (B.C. Ltd.), [1995] 2 R.C.S. 739, par. 30. expertise « dans l’interprétation législa-
11. Macdonell c. Québec (Commission d’accès à tive20 ». Dans l’arrêt Barrie Public Utilities,
l’information), 2002 CSC 71 par. 9 et 56. Toute-
fois les quatre juges de la minorité qualifient la
clause de partielle, alors que la majorité ne se
prononce pas ouvertement. 15. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-
12. Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,
CSC 20 ; Dr.Q. c. College of Physicians and par. 32.
Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19 ; 16. Ibid., au par. 33.
Barrie Utilities c. Association Canadienne de 17. Université Trinity Western c. British Columbia
télévision par câble, 2003 CSC 28. College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772,
13. Canada (Commissaire à l’information) c. Ca- par. 17 ; Barrie Utilities c. Association cana-
nada (Commissaire de la Gendarmerie royale dienne de télévision par câble, précité, note 12,
du Canada), 2003 CSC 8, par. 15 (ci-après cité : par. 12-15.
« Commission de la GRC ». 18. Macdonell c. Québec (Commission d’accès à
14. Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et l’information), précité, note 11, par. 7 et 8.
de l’Immigration), précité, note 3, par. 58 ; 19. Id., par. 56.
Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté 20. Commissaire de la GRC, précité, note 13,
et de l’Immigration), précité, note 3, par. 31. par. 16.
Chronique bibliographique 189

la Cour suprême estime que le Conseil de la cas, de cibler soit l’ensemble de la loi, soit
radiodiffusion et des télécommunications ca- une disposition particulière. Certaines dispo-
nadiennes (CRTC) a une expertise dans la sitions d’une même loi peuvent faire l’objet
régulation des télécommunications mais non d’une plus grande retenue que d’autres27.
sur une question telle l’interprétation de l’ex- Le quatrième facteur, soit la nature du
pression « structure de soutien d’une ligne de
problème posé, permet de séparer les ques-
transmission21 ». La détermination de ce
tions de droit et les questions de fait28, ou les
qu’est l’expertise d’un tribunal administratif deux premières et les questions mixtes29. S’il
devient ainsi une question subtile.
s’agit d’une question de droit, il faut distin-
Le troisième facteur, l’objet de la loi, a été guer entre les questions d’interprétation qui
défini de plusieurs façons quant à l’objectif entrent dans le champ d’expertise spécialisé
poursuivi par le législateur. Ce peut être « la du tribunal administratif, notamment l’inter-
nature spécialisée du régime législatif et du prétation de sa loi constitutive ou de la loi
mécanisme de règlement des différends22 ». qu’il est chargé d’appliquer30, et les questions
La Cour suprême distinguera suivant que générales de droit31. Toutefois, il se peut
l’objectif est défini « comme consistant à éta- qu’une question générale de droit soit liée au
blir les droits des parties » ou bien « à réali- régime législatif particulier, à la haute spécia-
ser un équilibre délicat entre divers inté- lisation du tribunal ou à une clause privative
rêts »23. Il sera parfois question de situations stricte et justifie néanmoins la norme d’une
à « caractère polycentrique » par opposition retenue étendue32. Quant aux questions de
aux situations bipolaires24. Le législateur dis-
tinguera aussi les objectifs « davantage éco-
nomiques » des objectifs « strictement juridi- Southam Inc., précité, note 4, par. 47-49 ; Dayco
ques »25. L’objet de la loi peut également être (Canada) Ltd. c. Syndicat national des tra-
vailleurs et des travailleuses de l’automobile et
le programme gouvernemental d’intervention
de l’outillage agricole du Canada (TCA-Ca-
économique ou social ou de régulation so- nada), précité, note 2, 266.
ciale inclus dans la législation, comme l’ana- 27. Pushpanatan c. Canada (Ministre de la Ci-
lyse longuement le juge Sopinka dans l’arrêt toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,
Pasiechynik26. Il est nécessaire, dans certains par. 28 ; Université Trinity Western c. British
Columbia College of Teachers, précité, note 17,
par. 17.
28. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-
21. Barrie Utilities c. Association canadienne de toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,
télévision par câble, précité, note 12, par. 18. par. 37, Ross c. Conseil scolaire du district no
22. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci- 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825,
toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5, par. 24.
par. 36. 29. Canada (Directeur des enquêtes et recherches)
23. Ibid. c. Southam Inc., précité, note 4, par. 35.
24. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci- 30. Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en
toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5, matière de lésions professionnelles), [1993] 2
par. 36 ; Baker c. Canada (Ministre de la Ci- R.C.S. 756, 773.
toyenneté et de l’Immigration), précité, note 3, 31. Canada (Producteur général) c. Mossop, [1993]
par. 62 ; Université Trinity Western c. British 1 R.C.S. 554, 584-585 ; Chieu c. Canada (Minis-
Columbia College of Teachers, précité, note 17, tre de la Citoyenneté et de l’Immigration),
par. 15. [2002] 1 R.C.S. 84, par. 23.
25. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci- 32. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-
toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5, toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,
par. 36. par. 37 ; Pasiechnik c. Saskatchewan (Workers’
26. Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Com- Compensation Board), précité, note 26, par. 36-
pensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890, par. 23- 42. Étonnamment, dans l’arrêt Chieu c. Canada
35 : le juge y décrit le régime d’indemnisation (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigra-
des victimes d’un accident de travail et le rôle tion), précité, note 31, en 2002, la Cour suprême
de la Commission [Board] ; voir aussi Canada considère que la Commission de l’immigration
(Directeur des enquêtes et recherches) c. (section d’appel) « n’a aucune expertise dans
190 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

fait, la distinction doit être faite entre celles facteurs sont tellement entremêlés qu’il con-
qui sont liées à l’expertise du tribunal et les vient d’en faire une analyse globale37 ».
autres : ainsi, les tribunaux des droits de la
personne font l’objet d’une retenue étendue La mise en œuvre de la méthode
sur les questions de fait dans le domaine de pragmatique et fonctionnelle
la protection des droits de la personne et de
Cette méthode que certains ont considé-
la discrimination33 ; ce n’est pas le cas d’un
rée comme géniale a été améliorée, raffinée,
comité d’agrément des programmes universi- mais force est de constater que, si sa formu-
taires34.
lation paraît simple, sa mise en œuvre a sou-
Dans de nombreuses situations, ce qui levé des difficultés innombrables. Dans de
semble importer, sans différencier entre les nombreuses affaires, des juges aux trois ni-
aspects juridiques factuels, c’est la nature du veaux ont été divisés non seulement quant à
problème à résoudre par le tribunal adminis- l’identification de la norme appropriée mais
tratif et son lien avec l’expertise plus ou aussi quant à son application, lorsqu’ils
moins spécialisée du tribunal par rapport aux étaient parvenus à s’entendre sur la norme.
compétences généralistes des cours supé- En décembre 2002, les juges LeBel et
rieures35. Bastarache sympathisaient avec les juges de
première instance « qui, avant d’entrer dans
Enfin, comme l’indique la Cour suprême
dans l’arrêt Baker, « tous ces facteurs doi- le vif du sujet doivent consacrer énormément
de temps à l’examen d’arguments complexes
vent être soupesés afin d’en arriver à la
concernant la norme de contrôle applica-
norme d’examen appropriée36 ». Dans l’arrêt
Dayco, le juge La Forest considère que « ces ble38 ». En 2003, le juge LeBel prend la peine
de rédiger encore de nombreuses pages dans
une décision afin de clarifier l’application de
cette méthode39.
Cette méthode se voulait pourtant simple
et fonctionnelle. Cependant, après une dou-
le domaine » (par. 24) s’agissant de l’interpréta- zaine d’années d’application, un auteur par-
tion de l’article 70 (1) b de la Loi sur l’immi-
gration (expression employée : « eu égard aux
lait de l’« ambiguity and complexity of
circonstances particulières »). Dans l’arrêt deference40 ». Dès 1989, la juge Wilson consi-
Canada (Sous-ministre du Revenu national) c. dère le caractère manifestement déraisonna-
Mattel Canada Inc., précité, note 10, la Cour ble comme « un critère déjà très ambigu41 ».
suprême estime que le Tribunal canadien du
commerce extérieur n’a pas d’expertise particu-
lière pour l’interprétation de la Loi sur les 37. Dayco (Canada) Ltd. c. Syndicat national des
douanes. travailleurs et des travailleuses de l’automobile
33. Canada (Producteur général) c. Mossop, pré- et de l’outillage agricole du Canada (TCA-Ca-
cité, note 31, 578. nada), précité, note 2, 265.
34. Université Trinity Western c. British Columbia 38. Chamberlain c. Surrey School District No. 36,
College of Teachers, précité, note 17. 2002 CSC 86 par. 202.
35. Régie des transports en commun de la région 39. Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonc-
de Toronto c. Dell Holdings Ltd., précité, note tion publique, section locale 79 (S.C.F.P.), 2003
9, par. 47-48 (questions d’expropriation) ; Syn- CSC 63 par. 61-134.
dicat international des débardeurs et magasi- 40. L. Sossin, « Developments in Administrative
niers, Ship and Dock Foremen, section locale law », (2000) 11 S.C. Law Review (2d) 37, 42 ;
514 c. Prince Ruppert Grain Ltd., [1996] 2 aussi D. Mullan, « The Supreme Court of Ca-
R.C.S. 432, par. 32 (détermination de l’unité nada and Tribunals – Deference to the Adminis-
habilitée à négocier la convention collective) ; trative Process », (2001) 80 R. du B. can. 399-
Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Con- 432.
seil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249, par. 41. Association canadienne des travailleurs des in-
45, 51 (déontologie judiciaire). dustries mécaniques et assimilées, section lo-
36. Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et cale 14 c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2
de l’Immigration), précité, note 3, par. 62. R.C.S. 983, 1022.
Chronique bibliographique 191

Alors qu’au début la méthode pragmatique et Dans l’arrêt National Corn Growers, la Cour
fonctionnelle devait conduire à distinguer suprême admet que le caractère manifeste-
deux normes, celle de la rectitude ou justesse ment déraisonnable peut apparraître « sans
(correctness) et celle du caractère manifeste- qu’il soit nécessaire d’examiner en détail le
ment déraisonnable, certains en sont venus à dossier », mais il se peut que cela ne puisse
parler d’une « gamme de normes42 » qui se être constaté « qu’après une analyse en pro-
situent « quelque part entre les deux extrémi- fondeur »48. Effectivement, dans tous les cas
tés d’un spectre43 » ; il est question en 2002 où la Cour suprême a conclu au caractère
d’un « spectre de degrés de retenue44 ». La manifestement déraisonnable d’une décision
juge McLachlin, pour sa part, constate qu’il c’était au terme d’une analyse poussée49.
s’agit d’un « spectrum of standards » et que Dans l’arrêt Southam par contre, ce qui sem-
« a myriad of factors are included in this ble définir le caractère manifestement dérai-
analysis »45. Plus récemment, dans l’arrêt sonnable, c’est « le caractère flagrant ou évi-
Ryan rendu en 2003, la Cour suprême esti- dent du défaut50 », alors que, « s’il faut
mant que « [l’]analyse […] ne devrait pas être procéder à un examen ou à une analyse en
impraticable ou hautement technique », sou- profondeur pour déceler le défaut, la décision
ligne « qu’il n’existe actuellement que trois est alors déraisonnable mais non manifeste-
normes établies »46. ment déraisonnable51 ». L’examen en profon-
deur ne servira qu’à rendre apparents « les
La méthode soulève des difficultés
terminologiques et conceptuelles qui ont contours du problème », et alors le « carac-
tère déraisonnable ressortira52 ».
amené une confusion manifeste dans plu-
sieurs arrêts, même au plus haut niveau. Le La norme du caractère manifeste-
juge LeBel en a fait une convaincante analyse ment déraisonnable a été tout d’abord pré-
en 2003 dans l’arrêt Toronto. Notamment, le sentée comme une norme très sévère, fort
concept de caractère manifestement dérai-
sonnable s’est prêté à toutes sortes de défini-
tions plus ou moins éclairantes quant à ce
que signifie l’adverbe « manifestement » ; le
juge LeBel constate que la distinction entre 48. National Corn Growers Association c. Canada
les termes « manifestement » et « simple- (Tribunal des Importations), [1990] 2 R.C.S.
1324, 1370 (j. Gonthier) ; Association cana-
ment » déraisonnable « demeure nébuleuse
dienne des travailleurs des industries mécani-
malgré bien des tentatives d’explications47 ». ques et assimilées, section locale 14 c. Paccar
of Canada Ltd., précité, note 41, 1018 (j.
Sopinka).
49. Nous ne connaissons qu’un cas où « une brève
42. Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du analyse » de cinq pages semble avoir suffi à
Nouveau-Brunswick, précité, note 28, par. 23- « faire ressortir le caractère déraisonnable de la
24 ; décision » : Centre communautaire juridique de
Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of l’Estrie c. Sherbrooke (Ville), [1996] 3 R.C.S. 84,
Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, 590. par. 13.
43. Canada (Directeur des enquêtes et recherches) 50. Canada (Directeur des enquêtes et recherches)
c. Southam Inc., précité, note 4, par. 54. c. Southam Inc., précité, note 4, par. 57 ; le juge
44. Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Con- Iacobucci cite la définition qu’en donnait le juge
seil de la magistrature), précité, note 35, par. 38. Cory dans l’arrêt Canada (Procureur Général)
45. B. McLachlin, « The Roles of Administrative c. Alliance de la Fonction publique du Canada,
Tribunals and Courts in Maintaining the Rule of [1993] 1 R.C.S. 941, 963 ; Suresh c. Canada (Mi-
Law », (1998) 12 Can. Journal of Adm. Law and nistre de la Citoyenneté et de l’Immigration),
Practice 171, 181-183. précité, note 3, par. 41 (« à première vue »).
46. Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, pré- 51. Canada (Directeur des enquêtes et recherches)
cité, note 12, par. 26. c. Southam Inc., précité, note 4, par. 57.
47. Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonc- 52. Ibid., aussi Conseil de l’éducation de Toronto
tion publique, section locale 79 (S.C.F.P.), pré- (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1
cité, note 39, par. 64-65. R.C.S. 487, par. 47.
192 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

restrictive53. Plusieurs juges n’ont pas hésité tiel de la preuve » ou encore qu’il exite « une
à employer le terme « absurde » pour quali- contradiction dans les prémisses »58. Dans
fier alors la décision contrôlée54. Or, selon l’arrêt Macdonell, les juges Bastarache et
nous, l’important dans le caractère manifes- LeBel parlent de conclusions « dénuées de
tement déraisonnable, tout comme dans le justification et surtout qu’elles résultent d’un
caractère simplement déraisonnable, c’est le raisonnement erroné59 ». Dans l’arrêt Conseil
caractère « irrationnel » de la décision : ce de l’éducation de Toronto, le juge Cory écrit
terme employé par plusieurs juges nous pa- que la décision sera invalidée « uniquement
raît plus éclairant55. Ce qui est rationnel fait dans le cas où la preuve, appréciée raisonna-
appel à la raison, au raisonnement56. C’est blement, est incapable d’étayer les conclu-
dans cette optique que le juge Iacobucci, dans sions du tribunal60 ». Dans l’arrêt Royal Oak
l’arrêt Southam, définit la décision déraison- Mines, la majorité écrit qu’est déraisonnable
nable comme celle qui « dans l’ensemble, « une réparation qui n’a pas de lien rationnel
n’est étayée par aucun motif capable de ré- avec la violation et ses conséquences, ou qui
sister à un examen assez poussé57 » soit qu’il est incompatible avec les objectifs visés par
n’y a « aucune assise dans la preuve », soit la loi61 ». En 2003, le juge LeBel, dans l’arrêt
que la conclusion va « à l’encontre de l’essen- Toronto, doit revenir encore sur le sujet pour
faire comprendre que, comme nous le
croyons, la distinction entre les termes « ma-
53. Blanchard c. Control Data Canada Ltée, [1984] nifestement » et « simplement » importe
2 R.C.S. 476, 493 (j. Lamer) ; Association cana- peu62. Autrement dit, il n’y a pas de diffé-
dienne des travailleurs des industries mécani- rence entre ce qui est irrationnel et ce qui est
ques et assimilées, section locale 14 c. Paccar
of Canada Ltd., précité, note 41, 1003 (j. La
clairement irrationnel ; comment est-il possi-
Forest). ble de prétendre que l’intention du législateur
54. Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du soit qu’une décision qui ne serait que simple-
travail), [1997] 1 R.C.S. 1015, par. 120 (j. L’Heu- ment irrationnelle doive être maintenue ?
reux-Dubé, qui emploie dix fois le terme « ab- Comment concilier la rule of law, principe
surde » dans sa dissidence) ; voir aussi Sept-Îles
constitutionnel, et le maintien de l’irrationa-
(Ville) c. Québec (Tribunal du Travail), [2001] 2
R.C.S. 670, par. 25 (« aucune absurdité ») ; lité ?
Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500, [2001] Par ailleurs, le danger que présente l’ana-
2 R.C.S. 565, par. 60 (« absurd or irrational
lyse en profondeur de la preuve, c’est,
result »).
55. Macdonell c. Québec (Commission d’accès à comme le souligne le juge Cory dans l’arrêt
l’information), précité, note 11, par. 55-59 (j. Conseil de l’éducation de Toronto, que le
LeBel : « [le] concept de rationalité […] est un juge de révision scrute « la façon dont le tri-
des éléments fondamentaux du système actuel bunal administratif a apprécié la preuve et
de contrôle judiciaire ») ; Domtar Inc. c. Qué- tiré sa conclusion » pour exprimer son désac-
bec (Commission d’appel en matière de lésions
professionnelles), précité, note 30, 375-376 (j.
L’Heureux-Dubé) ; Ajax (Ville) c. Syndicat na-
tional des travailleurs et travailleuses de l’auto- 58. Ibid. ; Association canadienne des travailleurs
mobile, de l’aérospaciale et de l’outillage agri- des industries mécaniques et assimilées, sec-
cole du Canada (TCA,-Canada) section locale tion locale 14 c. Paccar of Canada Ltd., précité,
222, [2000] 1 R.C.S. 538, par. 2 (j. McLachlin : note 41, 1001 (j. La Forest).
« pas clairement irrationnel ») ; Syndicat inter- 59. Macdonell c. Québec (Commission d’accès à
national des débardeurs et magasiniers, Ship l’information), précité, note 11, par. 59.
and Dock Foremen, section locale 514 c. Prince 60. Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c.
Ruppert Grain Ltd., précité, note 35, par. 42 (j. F.E.E.E.S.O., district 15, précité, note 52,
Cory : si la décision a un fondement rationnel). par. 48.
56. Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du 61. Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des
travail), précité, note 54, par. 23 (« raisonne- relations du travail), [1996] 1 R.C.S. 369, 403.
ment du Tribunal du travail »). 62. Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonc-
57. Canada (Directeur des enquêtes et recherches) tion publique, section locale 79 (S.C.F.P.), pré-
c. Southam Inc., précité, note 4, par. 56. cité, note 39.
Chronique bibliographique 193

cord et se substituer à lui63. Le danger de juges ; les quatre juges de la minorité pensent
substitution s’est présenté dans l’arrêt Baker le contraire.
où la Cour suprême juge déraisonnable la
décision parce que « les motifs […] n’indi- Les difficultés d’application de la méthode
quent pas qu’elle a été rendue d’une manière pragmatique et fonctionnelle
réceptive, attentive ou sensible à l’intérêt des
Ce qui n’est pas pour faciliter la tâche des
enfants de Mme Baker, ni que leur intérêt a été
juges, c’est la reconnaissance par la Cour su-
considéré comme un facteur décisionnel im- prême que diverses normes de contrôle peu-
portant […]. En outre, les motifs de la déci-
vent être appliquées à différentes disposi-
sion n’accordent pas suffisamment d’impor-
tions d’une même loi ou à des questions
tance ou de poids aux difficultés64 ». Dans variées soumises au tribunal administratif69.
l’arrêt Suresh, la Cour suprême a tenu à pré-
Dans l’arrêt Mattel rendu en 2001, la Cour
ciser que l’arrêt Baker « n’a pas pour effet
suprême écrit qu’« en général, des normes de
d’autoriser les tribunaux siégeant en révision contrôle différentes s’appliquent à des ques-
de décisions de nature discrétionnaire à utili-
tions de droit différentes, selon la nature de
ser un nouveau processus d’évaluation65 ». Il
la question à trancher et l’expertise relative
faut, selon la Cour suprême, interpréter l’ar- du tribunal administratif sur ces questions
rêt Baker selon la « jurisprudence établie con-
particulières70 ».
cernant l’omission [d’un décideur] de pren-
dre en considération et d’évaluer des Il est aisé de comprendre que durant les
restrictions tacites ou des facteurs manifes- années qui ont suivi l’arrêt Bibeault, où la
tement pertinents66 », ainsi, lorsque le déci- Cour suprême a adopté la méthode pragmati-
deur « a tenu compte des facteurs appropriés, que et fonctionnelle, il y a eu quelque flotte-
le tribunal ne doit pas les soupeser de nou- ment71, mais en 1993, dans l’arrêt Alliance de
veau67 ». la Fonction publique, la Cour suprême se di-
vise à quatre contre trois sur la qualification
Lorsqu’il s’agit d’une interprétation légis-
de la question soumise au tribunal relative-
lative, ce qui est déraisonnable ou irrationnel ment à la portée de l’article 99 de la Loi sur
pour le décideur c’est de ne pas avoir utilisé
les relations de travail dans la fonction pu-
« la bonne méthode d’analyse », mais une
blique qui donne compétence à la Commis-
analyse « comportant certaines erreurs » et sion72. En 1996, la Cour suprême se divise
conduisant « à un conflit insoluble entre l’ob-
encore de la même façon sur la norme de con-
jectif législatif déclaré dans la loi et l’applica-
tion effective de ses dispositions »68. Ainsi
dans l’arrêt Macdonell rendu en 2002, la 69. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Ci-
majorité est plutôt d’avis que le tribunal ad- toyenneté et de l’Immigration), précité, note 5,
ministratif a adopté la bonne démarche par. 49 ; Macdonell c. Québec (Commission
d’accès à l’information), précité, note 11,
d’analyse et fait une interprétation ration-
par. 58.
nelle qui semble par ailleurs agréer à ces cinq 70. Canada (Sous-ministre du Revenu national) c.
Mattel Canada Inc., précité, note 10, par. 27.
71. Par exemple, dans l’arrêt Association cana-
63. Macdonell c. Québec (Commission d’accès à dienne des travailleurs des industries mécani-
l’information), précité, note 11, par. 48. ques et assimilées, section locale 14 c. Paccar
64. Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et of Canada Ltd., précité, note 41, en 1989, les
de l’Immigration), précité, note 3, par. 73 (j. cinq juges de la majorité qualifient la question
L’Heureux-Dubé). d’ « intrajuridictionnelle », alors que la juge dis-
65. Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté sidente en fait résolument une question de com-
et de l’Immigration), précité, note 3, par. 37. pétence. Voir aussi Canada (Procureur géné-
66. Id., par. 41. ral) c. Alliance de la Fonction publique du
67. Ibid. Canada, [1991] 1 R.C.S. 614, 631 (majorité), 662
68. Macdonell c. Québec (Commission d’accès à (minorité).
l’information), précité, note 11, par. 62 (jj. 72. Canada (Procureur général) c. Alliance de la
Bastarache et LeBel, dissidents). Fonction publique du Canada, précité, note 50.
194 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

trôle de la compétence d’un tribunal adminis- nelle77 » ; au total, sur quinze magistrats, neuf
tratif en matière de réparation73 ; la lecture trouvent la décision rationnelle et six irra-
des arguments des juges majoritaires et des tionnelle.
juges minoritaires est tout aussi convain-
Même dans des affaires relativement sim-
cante. En 1997, dans l’arrêt Pasiechnyk, la ples où la Cour suprême parvient à un ac-
majorité qualifie d’« intrajuridictionnelle » la
cord, il n’en est pas ainsi aux autres niveaux.
question de savoir si la Commission a com-
Par exemple, dans l’arrêt Centre juridique de
pétence exclusive pour entendre les recours l’Estrie en 1996, les sept juges de la Cour su-
des travailleurs accidentés à l’exclusion de
prême estiment la décision de la Commission
toute action en justice : la juge dissidente
municipale du Québec manifestement dérai-
considère, au contraire, qu’il s’agit d’une sonnable, alors que les trois juges de la Cour
question de compétence74, ce qui ne nous
d’appel l’avaient déclarée raisonnable78.
étonne pas.
Dans l’arrêt J.M. Asbestos, la Cour suprême,
Même quand les juges à tous les niveaux unanime dans son jugement, refuse de consi-
font consensus sur la norme à appliquer, dérer la décision comme manifestement dé-
l’opération conduit à des résultats divergents. raisonnable, mais deux juges de la Cour d’ap-
Dans l’arrêt Canada Safeway, en 1998, la pel et la Cour supérieure l’ont considérée
décision du tribunal administratif est jugé rai- comme telle79.
sonnable par la Cour supérieure mais mani- L’aspect difficile dans l’application de la
festement déraisonnable par la Cour d’appel
méthode pragmatique et fonctionnelle est
de la Saskatchewan ; six juges de la Cour su-
qu’en soi aucun des quatre facteurs n’est dé-
prême sont du même avis, mais une juge est terminant. Il y a lieu d’effectuer un dosage qui
dissidente et aurait trouvé la décision raison-
varie selon la combinaison des facteurs. Selon
nable75. Plus récemment, dans l’arrêt l’arrêt Comité pour le traitement égal des ac-
Macdonell, sur quatorze magistrats ayant
tionnaires minoritaires rendu en 2001, « [c]ha-
statué sur le dossier, huit ont estimé la déci-
que facteur fournit une indication s’inscrivant
sion de la Commission d’accès à l’informa- sur le continuum du degré de retenue judi-
tion du Québec raisonnable ou rationnelle
ciaire approprié pour la décision en cause80 ».
tandis que six l’ont jugée déraisonnable ou
irrationnelle, dont quatre à la Cour su- Rappelons que la méthode pragmatique et
prême76. Dans l’arrêt Ajax rendu en 2000, la fonctionnelle ainsi que ses quatre facteurs
Cour de l’Ontario avait jugé déraisonnable ont été conçus à l’origine pour le contrôle des
une décision de la Commission des relations tribunaux administratifs spécialisés. Dans
de travail ; la Cour d’appel a estimé, au con- plusieurs arrêts des années 90, la Cour su-
traire, qu’elle n’était pas manifestement dé- prême préconise la retenue judiciaire parce
raisonnable, et la Cour suprême s’est divisée que les institutions contrôlées sont des tribu-
à six contre trois, la majorité confirmant que naux statutaires dont l’autonomie a été con-
la décision n’était pas « clairement irration-
77. Ajax (Ville) c. Syndicat national des travailleurs
et travailleuses de l’automobile, de
l’aérospaciale et de l’outillage agricole du Ca-
73. Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des nada (TCA,-Canada) section locale 222, précité,
relations du travail), précité, note 61, 403, 438 note 55, par. 2 et 13 (jj. Bastarache, Binnie et
(juges dissidents). L’Heureux-Dubé, dissidents).
74. Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Com- 78. Centre communautaire juridique de l’Estrie c.
pensation Board), précité, note 26, par. 41-43 ; Sherbrooke (Ville), précité, note 49, par. 12.
par. 57 (j. L’Heureux-Dubé, dissidente). 79. J.M. Asbestos inc. c. Québec (Commission
75. Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. d’appel en matière de lésions profesionnelles),
1219, par. 40 et suiv. (majorité), par. 1 et suiv. [1998] 1 R.C.S. 315, par. 2.
(juge dissidente). 80. Comité pour le traitement égal des actionnai-
76. Macdonell c. Québec (Commission d’accès à res minoritaires de la Société Asbestos Ltée c.
l’information), précité, note 11, par. 3 (majo- Ontario(Commission des valeurs mobilières),
rité), par. 35 (minorité). [2001] 2 R.C.S. 132, par. 47.
Chronique bibliographique 195

sacrée par la jurisprudence. Dans l’arrêt Al- teurs, la Cour suprême conclut que « le critère
liance de la Fonction publique, la Cour su- à appliquer quand il s’agit de question de com-
prême écrit ceci : « Dans une société aussi pétence et de question de droit est celui de la
complexe que la nôtre, l’existence de com- décision correcte86 » et lorsqu’il s’agit « des
missions et de tribunaux administratifs s’im- actions d’une municipalité accomplies dans
pose de plus en plus. En effet, l’expérience et les limites de sa compétence [la norme] est
les connaissances spécialisées de certaines celle du caractère manifestement déraisonna-
commissions dépassent celles des cours de ble87 ». La Cour suprême a appliqué la mé-
justice […] Généralement composés d’ex- thode pragmatique et fonctionnelle aux fonc-
perts dans leur domaine, les tribunaux admi- tionnaires du gouvernement (arrêt Baker), aux
nistratifs fonctionnent indépendamment du ministres (arrêts Suresh, Mont Sinai et
gouvernement81 ». Puis le juge décrit l’évolu- S.C.F.P c. Ontario) à un organisme adminis-
tion de l’attitude des cours de justice à l’égard tratif chargé d’agréer les programmes univer-
des tribunaux administratifs. Il cite de nom- sitaires (arrêt Université Trinity Western), à
breux arrêts où il n’est question que de tribu- une municipalité (arrêt Nanaimo) et à une
naux administratifs ou de tribunaux spéciali- commission scolaire (arrêt Surrey School).
sés : seul y est abordé le « contrôle des Certains ont estimé que cela était un progrès
décisions des tribunaux administratifs82 ». et qu’il en résultait une théorie générale et uni-
Dans l’arrêt Domtar, la Cour suprême rap- ficatrice du contrôle judiciaire de l’Adminis-
pelle ceci : « le présent pourvoi porte sur des tration. Or cette unification n’était, à notre
questions qui sont au cœur du rapport insti- avis, pas nécessaire ni utile et ne peut être que
tutionnel entre les cours de justice et les tri- la source d’ambiguïté. Jusqu’ici, le contrôle
bunaux administratifs83 ». En 1996, le juge judiciaire de la légalité des décisions adminis-
Cory, au nom d’une cour unanime, reprend tratives englobait toute illégalité ou violation
le même avertissement : « Si l’on ne tient pas de la loi : lorsqu’un fonctionnaire interprète la
compte de ces avertissements, c’est le fonc- loi, il ne bénéficie d’aucune retenue judiciaire,
tionnement et même tout le concept des tri- encore moins s’il la viole. Si la loi confère un
bunaux administratifs qui pourront être en pouvoir discrétionnaire, le contrôle judiciaire
péril84. » Dans le récent arrêt Toronto, le juge est limité aux « abus de pouvoir », notion qu’a
LeBel semble du même avis. définie une jurisprudence bien connue. L’idée
À partir de 2000 cependant, dans l’arrêt de spéculer sur le champ d’expertise des fonc-
tionnaires ou du ministre ou encore du conseil
Nanaimo, la Cour suprême assimile un con-
municipal ou scolaire nous paraît non appro-
seil municipal à un tribunal et applique à ses
actes la norme de retenue qui découle de la priée ; il ne s’agit pas de tribunaux statutaires
spécialisés.
méthode pragmatique et fonctionnelle de l’ar-
rêt Pushpanathan85. Après une comparaison
approximative entre un conseil municipal et L’avenir de la méthode
pragmatique et fonctionnelle
un tribunal administratif quant aux quatre fac-
L’application des quatre facteurs doit
81. Canada (Procureur général) c. Alliance de la conduire à déterminer le degré de retenue ju-
Fonction publique du Canada, précité, note 50, diciaire dans un éventail qui va d’une retenue
952. moindre à une retenue plus élevée. Toutefois,
82. Id., 961.
s’il est question de normes de contrôle, pour-
83. Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en
matière de lésions professionnelles), précité, quoi ne pas en revenir à deux normes, celle
note 30, 761. de la rectitude ou justesse (correctness), ou
84. Syndicat international des débardeurs et maga- norme de la décision correcte, et celle de la
siniers, Ship dock Foremen, section locale 514 rationalité, ou norme de la décision ration-
c. Prince Ruppert Grain Ltd., précité, note 35,
par. 23.
85. Nanaimo (Ville) c. Rascal Trucking Ltd., [2000] 86. Id., par. 29.
1 R.C.S. 342, par. 29. 87. Id., par. 37.
196 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

nelle ? C’est dans cette direction que le juge Maurice Drapeau, Grossesse, emploi et dis-
LeBel semble aussi pencher dans sa remar- crimination, Montréal, Wilson & Lafleur,
quable analyse de l’arrêt Toronto. 2003, 188 p., ISBN 2-89127-587-X.
La méthode pragmatique et fonctionnelle Selon les données compilées par l’Institut
permet, à la première étape, de déterminer si de la statistique du Québec, l’indice de fécon-
la décision contestée ou la question soulevée dité des Québécoises est passé de 3,96 en-
entre ou non dans le champ d’expertise spé- fants à 1,45 enfant au cours des 50 dernières
cialisée du tribunal administratif. À la deu- années1. Durant la même période, la propor-
xième étape, celui qui cherche à faire invalider tion de Québécoises occupant un emploi ré-
une décision qui n’entre pas dans ce champ munéré a fait un bond prodigieux. Faut-il y
d’expertise doit démontrer à la Cour qu’une voir une corrélation ?
telle décision est incorrecte ou comporte une
Dans un vibrant plaidoyer pour un renfor-
erreur, soit dans le cas de l’interprétation de la cement de la protection sociojuridique con-
loi ou de son application. À cet égard, le juge
tre la discrimination fondée sur la grossesse,
d’une cour supérieure a le dernier mot parce
Maurice Drapeau n’hésite pas à conclure
que le tribunal administratif n’est pas en que, « à long terme, les politiques de concilia-
meilleure position que lui pour statuer.
tion travail-famille sont susceptibles de favo-
En revanche, celui qui cherche à faire in- riser la hausse du taux de natalité » (p. 139).
valider une décision qui entre dans le champ La réalité est peut-être plus complexe. Sinon,
d’expertise spécialisée doit démontrer qu’elle comment comprendre qu’aux États-Unis le
est irrationnelle en s’attaquant à la démarche taux de fécondité soit de 2,13 enfants par
du tribunal, au rapport entre les prémisses et femme en âge de procréer alors que la pro-
la conclusion. S’il s’agit d’une question de tection sociale offerte aux salariées enceintes
droit, il doit établir que l’interprétation est in- y est à ce point anémique que la durée
défendable au regard du texte et du contexte moyenne du congé de maternité n’excède pas
jurisprudentiel ; dans le cas d’une question dix jours2 ?
mixte de droit et de fait ou même de pur fait,
Là où Maurice Drapeau ne saurait avoir
il doit prouver que la conclusion du tribunal
tort cependant, c’est sur l’importance de la
ne peut raisonnablement découler de la question qu’il aborde. De fait, pour plusieurs
preuve soumise, ou découle d’une preuve
personnes, grossesse et travail prennent en-
gravement déficiente, ou qu’en concluant le
core trop souvent la forme d’un gigantesque
tribunal a omis de tenir compte de considéra- casse-tête dont l’assemblage pose un défi
tions ou d’éléments pertinents, ou a retenu
quotidien.
des considérations non pertinentes. Dans son
approche, une cour supérieure doit faire L’ouvrage qu’il nous propose provient de
preuve d’une retenue plus grande parce que, la thèse de doctorat qu’il a soutenue à l’Uni-
sur les questions qui entrent dans le champ versité de Montréal à l’été 2002. Quiconque
d’expertise du tribunal administratif, celui-ci connaît les exigences universitaires propres
est en meilleure position. Car, comme l’a bien à la réalisation d’études de troisième cycle en
posé la Cour suprême dans le jugement una- droit pourra a priori s’étonner de la brièveté
nime rendu dans l’arrêt Domtar : « Ce pro- du texte, lequel comporte à peine 139 pages
blème se résume à se demander : « Qui doit si l’on fait exception des sept annexes qui s’y
répondre à cette question, le tribunal admi- greffent. En fait, l’auteur a opté pour un
nistratif ou une cour de justice88 ? » »
Patrice Garant 1. Voir le site Internet suivant : http ://
Université Laval www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/
demographie/naisn_deces/naissance/402.htm.
88. Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en 2. J.-F. Lisée, « Dur, dur de faire des bébés ? »,
matière de lésions professionnelles), précité, L’actualité, vol. 28, no 20, 15 décembre 2003,
note 30, 772. p. 53.
Chronique bibliographique 197

mode de présentation par articles de sa La typologie proposée dans la deuxième


thèse ; il a publié préalablement six études partie est intéressante, mais elle apparaît per-
essaimées dans des revues juridiques québé- fectible. N’est-il pas possible d’imaginer des
coises ayant des comités de lecture, de 1997 besoins éprouvés par une employée enceinte
à 20013. Son livre offre en quelque sorte la que ne recouperait pas formellement l’une
synthèse de ces travaux. des trois catégories retenues ? Pensons, à ti-
tre d’exemples, aux besoins d’une salariée
Trois parties forment la monographie. La
première, relativement brève, examine les d’être admise à accomplir son travail en po-
sition assise ou encore d’être dispensée de
concepts d’égalité au travail et d’accommo-
l’obligation de porter l’uniforme de travail
dement raisonnable appliqués dans le con-
texte de la discrimination axée sur la gros- obligatoire durant les derniers mois de sa
grossesse. Dans l’hypothèse où les exigences
sesse. La deuxième, qui occupe plus de la
de l’employeur relatives à la tenue physique
moitié de l’ouvrage, comporte ce que l’auteur
désigne comme sa « découverte » : une « ty- ou vestimentaire ne compromettent pas for-
mellement la sécurité de la salariée enceinte,
pologie des trois manifestations de discrimi-
de telles mesures d’accommodement ne
nation fondée sur la grossesse » auxquelles il
consacre autant de chapitres : « [la] discrimi- pourraient-elles pas néanmoins être requises
au nom du bien-être ou de la dignité de la
nation mettant en cause la sécurité au travail,
personne ?
celle résultant des règles de disponibilité et
celle privant des avantages de l’emploi » (p. Si le sujet abordé par l’auteur est résolu-
137). Cette typologie s’articule autour de ce ment actuel, le traitement qu’il en fait dénote
qu’il désigne comme les trois besoins fonda- quelquefois une certaine difficulté à délaisser
mentaux des travailleuses enceintes : « le be- les grilles d’analyse traditionnelles afin d’in-
soin de sécurité, celui de s’absenter du travail tégrer à sa démonstration des développe-
et celui de conserver les avantages liés à l’em- ments jurisprudentiels plus récents.
ploi » (p. 137). Enfin, la troisième partie, inti-
Ainsi, alors qu’il discute en début
tulée « Les normes du travail et la Charte », d’ouvrage des « concepts fondamentaux en
cherche à établir en quoi la Charte des droits
droit de l’égalité », Maurice Drapeau souli-
et libertés de la personne4 peut contribuer à
gne, comme il se doit, le « revirement juris-
combler, entre autres, « le vide juridique prudentiel capital » (p. 21) opéré en 1999 par
laissé par les lois de protection du travail ré-
la Cour suprême du Canada dans l’arrêt
gissant le droit au retrait préventif (L.S.S.T.)
Meiorin5. Cet « arrêt de principe », précise-t-
et le droit au congé de maternité (L.N.T.) » il, « modifie profondément l’analyse de la dis-
(p. 121).
crimination en critiquant la méthode dualiste
En dépit d’un certain déséquilibre quant antérieure » (p. 22) qui consistait à distinguer
à l’ampleur respective de ces trois parties, il la discrimination directe et la discrimination
s’en dégage un fil conducteur qu’une présen- indirecte (ou par effet préjudiciable), d’une
tation plus explicite des objectifs poursuivis part, et à appliquer à l’une et l’autre des
par chacune d’elles aurait pu faire ressortir moyens de défense et des modes de répara-
plus clairement. La qualité générale de l’ex- tion distincts, d’autre part. De fait, la Cour
pression écrite compense ici pour des transi- suprême y déplore la nature « malléable »,
tions entre les chapitres que le lecteur souhai- « chimérique » et « irréaliste » de la distinc-
terait parfois plus fluides. tion directe/indirecte et dénonce « la com-
plexité et la facticité inutile de certains

3. Les références à ces articles se trouvent à la


note 3 de l’ouvrage de Drapeau. 5. Colombie-Britannique (Public Service
4. L.R.Q., c. C-12 (ci-après citée : « Charte québé- Employee Relations Commission) c. BCGSEU,
coise »). [1999] 3 R.C.S. 3.
198 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

aspects de l’analyse conventionnelle6 » pour ment susceptible d’être appliquée aux cas de
épouser plutôt une méthode d’analyse uni- discrimination fondée sur la grossesse –
fiée. Alors que Maurice Drapeau voit, avec aurait mérité quelques développements
raison, cette unification comme « une avan- compte tenu des conséquences bien réelles
cée majeure » (p. 26), le reste de son texte est qu’elle peut avoir sur le fardeau de preuve
paradoxalement truffé d’allusions à la nature des salariées qui revendiquent la protection
directe ou indirecte des situations de discri- de la Charte québécoise9.
mination qu’il dépeint (voir notamment les Par ailleurs, certains exemples majori-
pages 46, 48, 49, 69, 71, 72, 98, 101, 103, 107,
tairement puisés dans la jurisprudence des
116). Pourquoi persister à utiliser cette dis-
tribunaux des droits de la personne d’ici et
tinction qui, de l’aveu même de la Cour su- d’ailleurs au Canada mettent en lumière des
prême, n’a plus sa raison d’être7 ?
cas de discrimination à l’endroit de tra-
Traitant du droit à l’égalité, l’auteur l’as- vailleuses syndiquées. Par exemple, l’auteur
simile notamment au « droit à un mode de vie mentionne l’affaire Parcels (p. 99) où une
en société où toutes les personnes sont trai- commission d’enquête albertaine en matière
tées sur un pied d’égalité avec le même res- de droits de la personne a ordonné qu’une
pect de leur dignité » (p. 11). Or, la notion de convention collective soit modifiée afin
« dignité » a justement fait une apparition ré- qu’une salariée enceinte n’ait pas à payer
cente dans la grille d’analyse appliquée pour d’avance les primes d’assurance invalidité
déterminer si une situation donnée est con- exigées d’elle pour conserver sa couverture
traire à la norme québécoise d’égalité. De fait, d’assurance durant son congé de maternité.
une certaine jurisprudence tend aujourd’hui Or, dans l’état actuel du droit québécois, la
à exiger de la personne qui se dit victime de capacité d’intervention de la Commission et
discrimination la preuve qu’elle subit une at- du Tribunal des droits de la personne en mi-
teinte à sa dignité pour espérer obtenir gain lieu de travail syndiqué apparaît sérieuse-
de cause8. Cette exigence nouvelle – évidem- ment minée à la lumière de l’arrêt Québec
(Procureure générale) c. Commission des
6. Id., 18-19 (j. McLachlin, par. 25, 28 et 29). droits de la personne et des droits de la jeu-
7. En fait, la distinction ne demeure utile qu’au nesse10. C’est plutôt à l’arbitre de grief, à qui
moment de déterminer s’il y a lieu d’accorder à sont prêtées – à tort ou à raison11 – des vertus
la victime une réparation sous forme de dom-
d’accessibilité, de célérité et de sensibilité
mages punitifs : C. Brunelle, « Les droits et
libertés dans le contexte civil », dans Barreau aux réalités du milieu de travail12, que revien-
du Québec, Droit public et administratif, vol.
7, Collection de droit 2003-2004, Cowansville, 9. Voir à ce propos D. Proulx, « Le concept de
Éditions Yvon Blais, 2003, p. 53. dignité et son usage en contexte de discrimina-
8. Pour des arrêts en ce sens et antérieurs à la pu- tion : deux chartes, deux modèles », (2003) R. du
blication du livre, voir : Johnson c. Commission B. numéro spécial, 485 ; D. Robitaille, « Vous
scolaire Lester B. Pearson/ Lester B. Pearson êtes victime de discrimination et vous souhai-
School Board, [2000] R.J.Q. 1961 (C.A.), 1970 (j. tez en faire la preuve ? Bonne chance ! », (2002)
Gendreau, par. 37) (autorisation de pourvoi à la 62 R. du B. 319.
Cour suprême du Canada refusée : [2001] 2 10. [2002] R.J.D.T. 55 (C.A.). Au moment d’écrire
R.C.S. ix) ; Entreprises W.F.H. ltée c. Québec ces lignes, l’affaire est toujours en délibéré de-
(Procureur générale), [2001] R.J.Q. 2557 (C.A.), vant la Cour suprême du Canada (C.S.C. no
2571 (j. Biron, par. 93) (autorisation de pourvoi 29188).
à la Cour suprême du Canada refusée : C.S.C., 11. Voir à ce propos G. Vallée, M. et autres (dir.),
no 28978) ; Québec (Procureur général) c. Lam- Le droit à l’égalité : les tribunaux d’arbitrage
bert, [2002] R.J.Q. 599 (C.A.), 610-613 (par. 79 et le tribunal des droits de la personne, Mont-
et suiv.) (autorisation de pourvoi à la Cour su- réal, Thémis, 2002.
prême du Canada refusée : C.S.C., no 29227) ; 12. Parry Sound (District), Conseil d’administra-
Amselem c. Syndicat Northcrest, [2002] R.J.Q. tion des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., sec-
906 (C.A.), 931 (j. Dalphond, par. 155 et 156) (en tion locale 324, 2003 CSC 42 ; J.E. 2003-1790 ;
appel à la Cour suprême du Canada : C.S.C., no REJB 2003-47356 (C.S.C.) (j. Iacobucci, par. 50-
29253). 54).
Chronique bibliographique 199

drait la tâche (exclusive !) d’assurer le res- 103, 113) et des jugements rendus sur entente
pect du principe d’égalité dans les entrepri- (p. 54) ou sur acquiescement à la demande (p.
ses syndiquées du Québec. Une mention de 75, 104, 123, 130)… Quel poids juridique de
cette nouvelle réalité n’aurait pas été super- tels arrangements peuvent-ils bien avoir hors
flue à notre sens. du cercle restreint des justiciables qui les ont
conclus ? La décision d’une partie de mettre
D’ailleurs, il n’est pas sans intérêt de rap-
volontairement et prématurément un terme
peler qu’au fil des ans plusieurs sentences ar-
bitrales ont été rendues pour définir la nature au litige dans lequel elle est engagée repose
sur tant de considérations possibles qu’il ne
et l’étendue des droits dévolus aux femmes
saurait être question, nous semble-t-il, d’en
enceintes au travail. Il nous faut constater
que ce corpus jurisprudentiel abondant a très inférer un précédent de nature à nourrir le
droit positif.
peu retenu l’attention de l’auteur. La remar-
que vaut également en ce qui a trait « aux Cela dit, nous sentons chez Maurice Dra-
nombreuses décisions des commissaires du peau une conviction profonde qui empreint
travail en application de la Loi sur les normes l’ensemble de son livre et qu’il résume en peu
du travail » (p. 95). Se pourrait-il que l’auteur de mots dès l’introduction : « la contribution
ait jugé que ce terrain avait déjà été étudié13 ? essentielle des femmes à la procréation et au
Si tel est le cas, la chose aurait dû être préci- renouvellement des générations ne doit pas
sée. les défavoriser dans le processus d’emploi »
(p. 3). Aussi préconise-t-il une interprétation
Sous ce rapport, force nous est cependant
généreuse de la protection juridique contre la
d’admettre que l’ouvrage a peut-être, pour
ainsi dire, les qualités de ses défauts. De fait, discrimination fondée sur la « grossesse ».
Bien que l’auteur se garde de donner une dé-
aucun autre auteur à ce jour n’a traité de
manière aussi complète la jurisprudence des finition explicite de ce dernier terme, ce qui
surprend tant il est central à sa démonstra-
tribunaux des droits de la personne en ma-
tion, le lecteur parvient à dégager progressi-
tière de discrimination fondée sur la gros-
sesse. Mentionnons que, à titre de procureur vement la compréhension large qu’il en a à
travers différents passages de l’ouvrage.
à la Commission des droits de la personne et
C’est ainsi que la « grossesse » s’étendrait
des droits de la jeunesse, Maurice Drapeau a
maintes fois été appelé à agir en faveur de « au-delà de l’accouchement » et viserait « le
congé de maternité » qui en est la « suite logi-
plaignantes dans le cas de dossiers d’enquête
que » (p. 94) ou encore les problèmes médi-
ou de litiges judiciaires. Il a donc une con-
naissance approfondie des réalités qui sont caux qui sont associés à la grossesse, telle
une dépression post-partum (p. 101). Maurice
les leurs. En ce sens, le professeur André
Drapeau écrit ceci : « la mesure de protection
Morel, qui signe la préface, a bien raison
d’écrire que « cet ouvrage est en prise sur les prévue contre la discrimination s’étend sur
une période raisonnable après l’accouche-
situations vécues ».
ment, afin de permettre à la femme à la fois
Son souci légitime de rendre compte de la de récupérer et de prendre en charge immé-
réalité amène cependant l’auteur à recourir à diatement le nouveau-né » (p. 108). Il est dès
un procédé qui nous semble juridiquement lors possible de soupçonner que la récente
discutable sinon douteux. Non seulement décision du Tribunal des droits de la per-
fait-il mention de la jurisprudence pour sonne où l’on juge que la « grossesse » dési-
étayer ses dires, mais il cite également des gne « dans son sens courant, la période allant
règlements à l’amiable qu’il a négociés (p. 78, de la fécondation à l’accouchement » n’em-
porte pas son adhésion14.

13. N.-A. Béliveau, La situation juridique de la 14. Commission des droits de la personne et des
femme enceinte au travail, coll. Relations in- droits de la jeunesse c. Montréal (Ville de), J.E.
dustrielles, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003-787 ; REJB 2003-39172 (T.D.P.Q.) (j. Bros-
1992. sard, par. 65).
200 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

L’auteur invoque également « la règle ju- viennent d’accoucher. Ainsi, le refus de re-
risprudentielle selon laquelle il est suffisant nouveler un contrat de travail à durée déter-
que le motif de discrimination ait été l’une minée au motif que la grossesse d’une sala-
des raisons ayant joué un rôle dans la déci- riée la rendrait incapable d’offrir sa
sion » (p. 76). Si cette interprétation favora- prestation de travail durant toute la durée
ble aux victimes de discrimination reflète prévue heurte a priori la Charte québécoise18.
bien la jurisprudence des tribunaux des droits L’analyse que Maurice Drapeau fait des dé-
de la personne15, force est d’admettre que les cisions pertinentes sur cette question l’amène
tribunaux judiciaires semblent privilégier une à un double constat. D’une part, la notion de
interprétation plus étroite en vertu de la- « renvoi » au sens de la Charte s’applique « à
quelle la partie demanderesse doit plutôt éta- toute forme de rupture du lien d’emploi », in-
blir que sa grossesse est la « cause effi- cluant les « situations de non-renouvellement
ciente » de la mesure préjudiciable qu’elle de contrat de travail » (p. 81). D’autre part,
conteste16. Le lecteur pourra regretter que cette notion de renvoi « doit prévaloir sur
l’auteur n’ait pas saisi l’occasion de critiquer l’application de la notion civiliste de contrat
cette dernière interprétation que d’aucuns de travail à durée déterminée » (p. 88). En
jugent d’ailleurs « inconciliable avec la doc- clair, dans le contexte de la Charte, le concept
trine admise de la discrimination indi- de « lien d’emploi », propre au droit civil, de-
recte 17 ». vrait plutôt faire place à celui de « lien d’en-
La section relative au cas du non-renou- treprise », lequel pourrait être inféré d’une
succession de contrats à durée déterminée ou
vellement du contrat de travail est d’un inté-
encore du fait que la fonction assumée jus-
rêt singulier. L’auteur y explique comment
que-là par la salariée renvoyée revêt un de-
les tribunaux sont parvenus à conclure que
gré suffisant de continuité dans l’entreprise
la règle voulant que la disponibilité soit une
condition essentielle de tout contrat de tra- pour être apparentée à un emploi à durée in-
déterminée plutôt que temporaire (p. 89-90).
vail doit à tout le moins souffrir d’une excep-
tion, à la faveur des salariées enceintes ou qui En somme, nous observons chez Maurice
Drapeau un véritable engagement en faveur
d’une interprétation généreuse de la protec-
15. Voir à ce propos L. Langevin, « Réflexion sur tion juridique offerte par la Charte québé-
le lien de causalité en matière de discrimina-
coise contre la discrimination fondée sur la
tion : une difficile intégration », (1996) 22
Queen’s L.J. 51. grossesse. Son ouvrage est tout dédié à la
16. B. c. Ontario (Commission des droits de la per- cause de ces femmes qui souhaitent pouvoir
sonne), [2002] 3 R.C.S. 406, 430 (j. Iacobucci et « concilier travail et maternité sans être pé-
j. Bastarache, par. 59) ; Brossard (Ville) c. Com- nalisées professionnellement » (p. 138). Il
mission des droits de la personne du Québec, faut saluer cet engagement tant le discours
[1988] 2 R.C.S. 279, 299, 300 et 302 (j. Beetz) ;
qui le porte nous semble essentiel en ces
Compagnie minière Québec-Cartier c. Com-
mission des droits de la personne du Québec, temps néo-libéraux.
D.T.E. 99T-52 (C.A.), 13 et 55 (j. Beauregard) et Sur le plan de la forme, la présentation de
8 (j. Letarte, ad hoc) (autorisation de pourvoi à
son livre apparaît sans faille et les quelques
la Cour suprême du Canada refusée : [1999] 3
R.C.S. vii) ; Québec (Ville) c. Commission des rares anglicismes qui s’y glissent (« moyens
droits de la personne du Québec, [1989] R.J.Q. drastiques » (p. 43), « à l’effet que » (p. 51),
831 (C.A.), 842 (j. Nichols) (autorisation de « sous la L.N.T. » (p. 132)) n’altèrent pas de
pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée : manière notable la qualité de l’écrit.
[1989] 2 R.C.S. vi) ; Syndicat de professionnel-
les et professionnels du gouvernement du Qué-
bec (SPGQ) c. Tremblay, [2003] R.J.Q. 1623
(C.S.), 1638 (j. Jolin, par. 114).
17. H. Brun et G. Tremblay, Droit constitution- 18. Voir, notamment, Commission des écoles ca-
nel, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, tholiques de Québec c. Gobeil, [1999] R.J.Q.
2002, p. 1112. 1883 (C.A.).
Chronique bibliographique 201

Sur le plan du fond, le contenu de porte également une analyse des documents
l’ouvrage trace un portrait juste de l’état du contractuels, clause par clause. Enfin, une
droit mais hélas incomplet. Outre les lacunes section sur les intermédiaires en franchisage
déjà relevées à cet égard, le lecteur cherchera et un glossaire complètent le tout.
en vain dans le texte les raisons pour lesquel- Les réflexions juridiques de Me Gagnon
les la Charte canadienne des droits et liber-
ont particulièrement capté notre attention. Il
tés en est en pratique occultée. De même,
consacre plusieurs pages à l’application des
alors que l’annexe I reproduit des extraits de règles d’interprétation des contrats au con-
la Convention sur l’élimination de toutes les
trat de franchisage. Notons qu’il présente des
formes de discrimination à l’égard des fem-
idées plutôt négatives sur les effets de la ré-
mes, aucun développement significatif n’est forme en matière contractuelle de franchi-
paradoxalement consacré au volet internatio-
sage. Ces mêmes vues transparaissent quant
nal. Il nous semble que le cadre d’une thèse
à l’application des nouveaux articles du Code
de doctorat se prêtait pourtant bien à l’étude civil du Québec sur les garanties du vendeur
de ces textes fondamentaux, lesquels
(art. 1729 et 1730 C.c.Q., notamment) et du
auraient pu offrir un éclairage intéressant sur
fabricant (art. 1467 C.c.Q.).
une problématique qui, par sa nature univer-
selle, déborde largement les frontières québé- Me Gagnon est d’opinion que la codifica-
coises. tion de l’exigence de la bonne foi, « bien que
louabl[e] en soi, présent[e] le risque majeur
Cela dit, je souhaite néanmoins un très
de judiciariser encore plus les litiges entre
vaste lectorat à Maurice Drapeau. Son
franchiseurs et franchisés » (p. 228.3), lais-
ouvrage a le grand mérite de nous rappeler sant place à la discrétion judiciaire. Malgré
que les obligations familiales ne sont pas
cette orientation qu’il entrevoit, il ne stipule
qu’affaire de responsabilité individuelle mais pas de clauses d’arbitrage dans les contrats
interpellent aussi toute la collectivité, in-
qu’il rédige. Il informe cependant ses lecteurs
cluant la « famille » des employeurs. Et tout
sur l’existence de ce mode de règlement des
évident qu’il soit, ce message n’en vaut pas conflits.
moins la peine d’être martelé tant la propen-
sion à l’oublier est grande dans certains mi- Dans une section portant sur les règles
lieux où seule la logique économique semble relatives au contrat d’adhésion, l’auteur
avoir prise sur les décideurs. opine que l’on conclut peut-être trop hâtive-
ment que les contrats de franchisage sont des
Christian Brunelle contrats d’adhésion puisque les franchisés
Université Laval
négocient de plus en plus des clauses rédigées
par les conseillers juridiques du franchiseur.
Jean H. Gagnon, La franchise au Québec, Plus loin, dans l’analyse des documents
Montréal, Wilson & Lafleur/Martel ltée, contractuels, Me Gagnon soulève des clauses
2003, 1 152 p., ISBN 2-89127-051-7. qu’il recommande de scruter attentivement
pour la protection du franchisé. Elles portent
Me Gagnon offre ici un ouvrage très do-
notamment sur les représentations faites an-
cumenté sur le régime des franchises au Qué- térieurement par le franchiseur, la fixation
bec. Malgré son titre, ce volume traite aussi
des prix imposés qui devraient être concur-
des conventions d’affiliation, de bannière et
rentiels et l’exercice raisonnable de ses droits
de groupement. Il aborde le point de vue du par le franchiseur. Voilà des suggestions qui
franchiseur et des franchisés, sous les angles
évitent des litiges.
de la comptabilité, de la gestion, de la finance
et du droit. Des modèles de contrat s’ajoutent Selon l’auteur, la responsabilité des fran-
à la partie théorique, ce qui rend l’ouvrage chiseurs pour les actes commis par les fran-
encore plus attrayant pour les praticiens et chisés est grandissante, selon les tendances
les étudiants. Une partie de l’ouvrage com- jurisprudentielles. Conséquemment, le fran-
202 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

chisage devient de moins en moins intéres- sification pourrait rendre la consultation dif-
sant pour les franchiseurs (p. 226.12). À son ficile. Heureusement, un index très détaillé
avis, des formes d’entrepreneuriat plus sou- des sujets abordés dans les causes de juris-
ples pourraient voir le jour. prudence facilite le repérage.
Me Gagnon renseigne aussi le lecteur sur Enfin, Me Gagnon passe en revue des lois
les clauses nouvelles qui apparaissent dans applicables à la franchise. Son étude ciblée de
les contrats de franchisage. Il en aborde certaines dispositions pertinentes procure
trois : l’association de franchisés, la clause de une aide appréciable au juriste devant analy-
rachat des obligations contractuelles et la ser ce contrat régi par plusieurs sources lé-
clause de retrait provisoire. gislatives disparates. Cette section est parti-
culièrement intéressante lorsqu’elle vulgarise
Il semble que, de plus en plus, les franchi-
une loi d’une lecture aussi complexe que l’est
seurs acceptent l’idée de la formation d’asso-
ciations de franchisés jouant un rôle consul- la Loi sur la concurrence. À noter que, dans
d’autres chapitres du livre, l’auteur se réfère
tatif quant à la détermination des normes de
à la jurisprudence anglo-canadienne et qué-
qualité, du fonds de publicité et de la mise en
marché de produits. Il s’agit là d’une ten- bécoise. Nous nous permettons de formuler
le regret de ne pas retrouver de jurisprudence
dance américaine qui s’étend.
dans cette section.
Les contrats étant à long terme, une
L’auteur est très généreux en fait de mo-
clause nouvelle porte sur l’option des parties
dèles de conventions et de documents variés.
de mettre fin au contrat en tout temps en dé-
boursant une somme établie selon un mode Il fournit ainsi une grille de vérifications préa-
lables à la rédaction de documents légaux de
de calcul prévu. Cela évite de voir perdurer
des relations insatisfaisantes. Enfin, la clause franchise. Le franchiseur bénéficiera d’un
outil précieux pour mettre en place son ré-
de retrait provisoire est une sanction tempo-
seau en consultant les histogrammes très dé-
raire imposée au franchisé qui ne respecte
pas certaines clauses du contrat jusqu’à ce taillés en annexe au chapitre 4. L’éventuel
franchisé, lui, consultera à profit une liste de
qu’il s’y soumette. Elle est considérée
vérifications préalables qui englobe tous les
comme moins draconienne que les recours
classiques inhérents au défaut. aspects d’un système de franchise. Si cette
liste était diffusée plus largement, bien des
Par ailleurs, la section sur les intermédiai- litiges et des surprises désagréables seraient
res en franchisage est décevante parce qu’elle évités !
n’est pas à jour. Aux pages 372 et 373,
Rappelons, en terminant, que Me Gagnon
l’auteur cite longuement quatre articles du
Code civil du Bas Canada. Il y aurait lieu publie des articles et donne des conférences
depuis plusieurs années sur les contrats de
d’actualiser l’arrêt « récent » de 1985 men-
franchise au Québec2. Son ouvrage récapitu-
tionné à la page 371. La section « Jurispru-
dence » comporte aussi certaines lacunes latif est apprécié. En matière de franchisage,
il s’avère même incontournable.
liées à la mise à jour dans les commentaires
de décisions rendues en vertu de l’ancien Édith Fortin
Code1, mais des causes récentes sont rappor- Reinhardt Bérubé Fortin
tées et traitées avec intérêt. Les causes de
jurisprudence sont classées alphabétique-
ment, selon le nom du demandeur. Cette clas-

1. À la page 430, il aurait été intéressant que 2. Me Gagnon avait aussi rédigé l’ouvrage sui-
l’auteur se réfère au droit actuel édicté aux arti- vant : Les pièges du franchisage – Comment les
cles 1418, 1419 et 1439 du Code civil du Québec éviter, Montréal, Éditions Transcontinental,
portant sur la nullité relative et absolue. 1989.
Chronique bibliographique 203

Pierre-Claude Lafond et Brigitte Lefe- Nous reviendrons sur cette dissymétrie de


bvre (dir.), L’union civile – Nouveaux mo- traitement, car elle nous semble fort signifi-
dèles de conjugalité et de parentalité au 21e cative du malaise des juristes à traiter de
siècle, Cowansville, Éditions Yvon Blais, l’homoparentalité d’une manière raisonnée.
2003, 399 p., ISBN 2-89451-638-X. Inscrite dans l’évolution générale du droit
Fruit d’un colloque tenu à Montréal en civil québécois, la reconnaissance du couple
octobre 2002 par le Groupe de réflexion en homosexuel apparaît comme la suite des
droit privé de l’Université de Québec à Mon- grandes réformes telles que l’égalité des con-
tréal, l’ouvrage L’union civile – Nouveaux joints, la liberté d’union et de rupture du lien
modèles de conjugalité et de parentalité au conjugal, la fin des discriminations entre les
21e siècle regroupe un certain nombre de ré- filiations dans le mariage et en dehors de ce-
flexions et d’analyses juridiques, politiques lui-ci, la reconnaissance du concubinage hé-
et morales autour de la Loi instituant l’union térosexuel suivie de celle de l’union de fait
civile et établissant de nouvelles règles de fi- homosexuelle.
liation (L.Q. 2002, c. 6). Bien que, ni dans le
Depuis juin 2002, il existe trois formes de
titre du livre ni dans les mots clés répertoriés conjugalité, soit le mariage (réservé aux
par la Bibliothèque nationale du Canada,
unions hétérosexuelles), l’union libre (situa-
aucune mention ne soit faite des couples ho-
tion de fait produisant des effets juridiques
mosexuels, l’étude est entièrement consacrée limités envers les couples aussi bien hétéro-
à cette question. Certes, l’union civile est ac-
sexuels qu’homosexuels) et l’union civile
cessible également aux partenaires hétéro-
(contrat formel ouvert à l’ensemble des cou-
sexuels, mais sa vocation politique première ples).
est de mettre fin aux discriminations envers
les unions de partenaires de même sexe. Après l’étude détaillée de Brigitte Lefeb-
vre sur l’évolution de la notion de conjoint en
Brigitte Lefebvre souligne, dans son
droit québécois, Nicholas Kasirer analyse la
étude, que « force est de reconnaître qu’au dimension presque sacramentale de l’enregis-
Québec, à partir de la fin des années quatre-
trement de l’union civile. La nouvelle loi
vingt-dix, l’avancement des droits des con-
n’apporte rien de nouveau sur le plan du rite,
joints de fait résulte essentiellement du le législateur québécois prévoyant que les
lobbying homosexuel. Ce sont les revendica-
formalités du mariage s’appliquent telles
tions de ces derniers qui ont poussé le légis-
quelles à l’union civile. Ce choix est, d’un
lateur à modifier ses lois. Voulant répondre à point de vue politique, fort significatif. L’ana-
leurs demandes, il ne pouvait pas adopter des
logie avec le mariage qui repose sur la célé-
mesures qui ne s’appliqueraient qu’aux cou-
bration place les unions homosexuelles dans
ples de même sexe, car cela aurait eu un effet l’espace de la légitimité. La célébration parti-
discriminatoire à l’égard des couples hétéro-
cipe elle-même non seulement à la publicité
sexuels » (p. 21). Paradoxalement, alors
de l’acte, mais aussi et surtout elle montre à
qu’aucune association de concubins hétéro- la société que l’union affective entre person-
sexuels n’a combattu pour la reconnaissance
nes de même sexe est « une affaire aussi
de l’union civile, ce sont en grande partie ces
bonne que sérieuse ». En effet, comme le dé-
couples qui bénéficient aujourd’hui de la montre Michel Morin, la loi a été adoptée
nouvelle loi.
dans un contexte juridique favorable aux gais
Suivant le schéma classique du droit ci- et aux lesbiennes. En 1998, la Cour suprême
vil, l’ouvrage est divisé en deux parties, la du Canada concluait à l’unanimité que, en
première étant consacrée à la vie du couple omettant d’inclure l’orientation sexuelle
et la seconde, réservée à la filiation. Cepen- comme l’un des motifs prohibés de discrimi-
dant, alors que cette dernière semble poser nation, la loi de l’Alberta contrevenait à la
des problèmes juridiques et politiques ma- Charte canadienne. L’année suivante, la
jeurs, elle n’occupe qu’un quart du volume. même cour déclarait inconstitutionnelle une
204 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

disposition législative de l’Ontario qui privait par exemple) permettent de protéger la partie
les partenaires de même sexe du droit de ré- faible d’un lien choisi librement.
clamer des aliments en cas de séparation. En
Après avoir passé en revue les règles re-
2000, le Parlement du Canada adoptait à son
latives à l’organisation patrimoniale de
tour une multitude de modifications afin de l’union civile, Alain Roy semble surpris du
reconnaître l’union de fait homosexuelle.
fait que le législateur québécois a adopté un
Concernant la filiation, la Cour provinciale
principe timide du droit commun (dans les
ontarienne déclarait nulle en 1995 la disposi- limites de sa compétence) pour les couples
tion qui refuse aux couples de même sexe le
homosexuels en offrant à ceux-ci des droits
droit de solliciter une demande d’adoption ;
proches du mariage. Cette décision politique
de même, une décision du tribunal de pre- est qualifiée par le professeur de l’Université
mière instance de la Colombie-Britannique a
de Montréal de « dogmatique », sans qu’il
déclaré que le refus d’inséminer une les-
explique pour autant dans quelle mesure se-
bienne constitue une forme de discrimination rait l’exception qui mériterait une justifica-
fondée sur l’orientation sexuelle. De surcroît,
tion plutôt que la règle universelle (mariage).
progressivement, l’ensemble des tribunaux
Il rappelle que le législateur n’a pas adopté la
placés devant la demande de reconnaissance même approche en ce qui concerne la fin de
du droit au mariage des couples homosexuels
l’union civile, car, en l’absence d’enfant,
se prononce en faveur de ladite légitimation.
celle-ci peut être dissoute par déclaration no-
En ce sens, Michel Morin rappelle que, bien tariée. Il omet dans le même geste de signa-
qu’elle soit célébrée de manière identique au
ler, comme l’avait fait l’auteur de l’article
mariage et qu’elle procure presque les mêmes
précédent, que l’union civile n’octroie pas les
effets juridiques, des différences fondamen-
mêmes droits aux partenaires que le mariage.
tales subsistent entre l’union civile et le con-
C’est peut-être justement cette dissymétrie
trat matrimonial, principalement dans les do- des droits qui justifierait la différence d’obli-
maines de compétence fédérale tels que
gations.
l’immigration ou le droit de la preuve.
Après une analyse des compétences légis-
Pour sa part, Michel Tétrault fait une ana-
latives, Hugo Cyr met en évidence les para-
lyse comparée des effets juridiques entre les
doxes de la situation juridique actuelle. En
conjoints mariés, les conjoints civils et les effet, c’est précisément l’absence de volonté
conjoints de fait, mettant clairement en évi-
politique du Parlement fédéral en vue
dence la hiérarchie existante entre les trois
d’adopter une loi pour rendre le mariage ac-
formes de conjugalité. cessible aux couples de gais et de lesbiennes
Par ailleurs, Dominique Goubau se de- qui a favorisé la multiplication de statuts ju-
mande ceci : « [Faut-il] imposer aux conjoints ridiques entrant directement en concurrence
de fait un cadre protectionnel en droit privé avec le ius connubi. De même, le phantasme
ou convient-il, au contraire, de respecter plus de la polygamie présentée comme consé-
que jamais le principe d’autonomie de la vo- quence directe de l’élargissement du droit au
lonté et de maintenir telle quelle la zone de mariage par les homosexuels s’est converti
liberté des conjoints… ? » D’après ce juriste, en réalité par l’oubli du législateur fédéral qui
la réponse varie selon que le couple a ou n’a n’a pas prévu de faire de l’union civile un
pas d’enfants : dans le premier cas, une assi- empêchement au mariage. Par exemple, « un
milation automatique entre certains effets ju- homme pourrait s’unir civilement à un autre
ridiques du mariage et du concubinage sem- homme et le lendemain se marier avec une
ble justifiée, tandis que, dans le second, une femme. Dans ce cas, les deux unions seraient
osmose des statuts serait contraire au prin- valides même si le comportement de cet
cipe d’autonomie de la volonté, d’autant plus homme constituerait un acte criminel » (p.
que les mécanismes généraux du droit privé 240). Enfin, le professeur Cyr souligne que
(enrichissement sans cause ou société de fait, « la non-reconnaissance par le Parlement fé-
Chronique bibliographique 205

déral du mariage homosexuel a pour consé- adopter un autre individu majeur ou mineur
quence d’affaiblir l’unité politique et juridi- et même un grand-père pouvait adopter
que du pays qu’il a pour objet de développer comme fils son propre petit-fils pour des rai-
et maintenir » (p. 240). sons successorales. De surcroît, depuis 1966,
Cette absence de courage politique est il- le droit français permet à un individu seul
d’adopter un enfant. Pour le droit de l’adop-
lustrée par l’article de Gérald Goldstein et
tion, il n’existe aucune contrainte liée à la
Jeffrey Talpis mettant en évidence les com-
plications dans l’application de la loi, qu’il « différence de sexes ». La vieille théorie du
complot est mobilisée par Renée Joyal pour
soit question de la formation, du déroulement
qui, sous la pression du lobby homosexuel,
ou de la dissolution de l’union civile.
tout se fait en catimini et avec précipitation.
Par ailleurs, deux articles traitent des fi-
De même, pour Suzanne Philips-Nootens
gures juridiques proches de l’union civile.
Celui de Martha Bailey, en anglais, analyse le et Carmen Lavallée, la loi québécoise se
trouve en rupture avec la réalité biologique
partenariat enregistré dans la common law
en « amputant impunément » (p. 355) l’enfant
canadienne, tandis que Michel Grimaldi pré-
sente sommairement le Pacte civil de solida- de la moitié de ses origines les plus intimes.
Ici, les commentaires passionnels, tels que
rité français.
« saut dans l’inconnu » (p. 358), « instrumen-
Beaucoup moins construite que la pre- talisation de l’enfant » (p. 343) et « dérobades
mière partie de l’ouvrage, la seconde partie de la loi » cachent à peine l’horreur que l’ac-
est consacrée à la question de l’homoparen- cès au droit de la filiation par des couples
talité. Dans cette matière, à l’exception de homosexuels produit chez ces juristes.
l’article de Marie-France Bureau, la charge
affective et le ton apocalyptique caractérisent Si jusqu’ici, sans être toujours d’accord
avec les idées énoncées, nous avons cru pos-
les réflexions des juristes. Malgré les conclu-
sible de soumettre à la discussion certains
sions extrêmement rassurantes des travaux
présentés par la psychologue Danielle Julien points de vue idéologiques, en revanche nous
ne pouvons que dénoncer l’article de Frédé-
relatifs à trois générations de recherches em-
ric Dussault. Considérer que l’adoption
piriques sur les mères lesbiennes, les pères
gais et leurs enfants, les trois articles restants homoparentale crée une rupture entre l’en-
fant et son appartenance à l’espèce humaine
surprennent par leur faiblesse analytique et
revient à comparer un acte légitime avec le
par l’idéologie conservatrice qu’ils véhicu-
lent. La première opinion est aussi sommaire crime de génocide. Cet auteur balaie d’un
trait les études sur les familles homopa-
qu’excessive, et son intitulé ayant des allures
rentales qui démontrent exactement le con-
millénaristes : « La filiation homoparentale,
rupture symbolique et saut dans l’inconnu » traire de ce qu’il affirme, et le terrain est alors
libre pour lui permettre de s’adonner aux ap-
donne le ton du propos. L’inscription d’un
préciations les plus homophobes : « l’adop-
enfant dans la parenté homosexuelle provo-
querait, d’après Renée Joyal, une catastrophe tion homoparentale enlève à l’enfant son ins-
cription dans l’ordre généalogique et, par
symbolique, car elle « remet en cause la no-
extension, dans l’espèce humaine […] Il est
tion de filiation telle qu’elle existe, du moins
dans le monde occidental, depuis la nuit des certainement contraire à l’intérêt de l’enfant
de lui dérober son appartenance à l’espèce »
temps ». Sauf à concevoir le droit romain ou
(p. 332). La violence des propos, l’inexacti-
le droit français contemporain comme en de-
hors du monde occidental (pour ne prendre tude des appréciations juridiques et le quasi-
plagiat des quelques articles les plus réaction-
que ces deux exemples), une telle affirmation
naires parus dans les revues françaises font
semble pour le moins abusive. En effet, le
droit romain de la filiation dissociait le fait qu’il nous est impossible d’analyser davan-
tage ce chapitre. Devant les mêmes argu-
biologique de la règle juridique ; par exemple,
ments, Catherine Deschamps, en analysant le
seul l’individu de sexe masculin pouvait
débat français, souligne ceci : « Il ne s’agit
206 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

pas de mettre en accusation ceux qui pensent Gérald Goldstein et Ethel Groffier,
à titre personnel que la famille ne peut se con- Traité de droit civil – Droit international
cevoir autrement qu’articulée autour d’une privé, t. 2, Cowansville, Éditions Yvon
succession générationnelle de couples hété- Blais, 2003, 1 253 p., ISBN 2-89451-676-2.
rosexuels : ils ont le droit de le croire si tou- Après avoir consacré le premier tome de
tefois ils n’en font pas un argument d’auto-
leur traité aux règles et principes généraux du
rité paré des atours de la science1 … »
droit international privé1, les professeurs
Dans cette partie de l’ouvrage, la seule Goldstein et Groffier se penchent maintenant
réflexion juridique dépourvue de préjugés est sur les règles spécifiques, respectant ainsi la
celle de Marie-France Bureau. Cette juriste présentation habituelle de la matière. C’est-
commence par placer l’homoparentalité dans à-dire que, après avoir expliqué et présenté
l’évolution d’un droit de la famille qui, depuis la théorie générale (le raisonnement et la lo-
les années 60, ne cesse de s’adapter aux chan- gique de la discipline), les auteurs les appli-
gements sociaux (divorce, égalité des filia- quent à chaque situation concrète susceptible
tions, contraception, concubinage, monopa- de revêtir un caractère transnational. Pour ce
rentalité, procréation artificielle). Or, malgré faire, ils ont regroupé certaines règles de fa-
cette évolution, le droit québécois de la fa- çon fort traditionnelle en consacrant les trois
mille demeure profondément marqué par premiers titres de l’ouvrage respectivement
l’idéologie ius naturaliste. Le phantasme de au statut personnel, au statut réel et aux obli-
la privatisation des liens familiaux et la con- gations. Ensuite, ils ont choisi, à l’instar d’un
séquente désintégration sociale sont systé- auteur français, – disent-ils, de réunir les rè-
matiquement brandis par les juristes conser- gles concernant « l’exercice des droits en jus-
vateurs. Toutefois, la réalité du droit positif tice » – entendons celles qui touchent la pro-
montre que l’État n’a nullement démissionné cédure, la preuve et la prescription.
en matière familiale. La nouvelle loi québé- Finalement, ils ont détaché les régimes ma-
coise en est une preuve. L’homoparentalité trimoniaux et les successions des catégories
n’est pas simplement le fruit d’accords privés auxquelles ils sont généralement liés pour en
et la place tutélaire de l’État est capitale dans faire une catégorie à part, objet du titre V de
la matière. Comme le note Marie-France Bu- l’ouvrage, intitulé : « Le droit patrimonial de
reau, « la prise en compte de la famille la famille ». Les auteurs expliquent ainsi leur
homoparentale par l’État représente un chan- choix, peu classique : « Au plan pédagogique,
gement dans la façon dont celui-ci se définit. cette division, qui reste évidemment discuta-
Admettre que deux mères ou deux pères peu- ble, permet d’étudier le contrat de mariage
vent constituer une famille et remplir des après les règles générales relatives au contrat
fonctions sociales importantes qui sont béné- et de ne pas interrompre des développements
fiques tant pour les enfants que pour la so- relatifs aux biens par les successions qui
ciété dans son ensemble représente une étape comprennent un certain nombre d’institu-
importante vers une meilleure acceptation tions de nature familiale, comme la survie de
des familles qui ne correspondent pas au l’obligation alimentaire » (p. 4). Non seule-
modèle dominant » (p. 398). ment ce « détachement » des régimes matri-
moniaux, par exemple, de leur contexte habi-
Daniel Borrillo
Centre de recherche sur la science tuel est inattendu, mais, en outre, pourquoi
avoir relégué le traitement de ces droits pa-
administrative/Centre national de la
recherche scientifique
Université de Paris X-Nanterre
1. G. Goldstein et E. Groffier, Droit interna-
tional privé, t. 1, Cowansville, Éditions Yvon
Blais, 1998. Pour une chronique bibliographique
sur cet ouvrage, voir J.-F. De Rico, « Gérald
1. L.-G. Tin (dir.), Dictionnaire de l’homophobie, Goldstein et Ethel Groffier, Droit international
Paris, PUF, 2003, p. 296. privé, t. 1 », (1999) 40 C. de D. 700.
Chronique bibliographique 207

trimoniaux après celui de l’exercice des s’écartent peu des principes généraux du con-
droits en justice ? Il ne semble pas que la con- flit de juridictions et encore moins de ceux
naissance de ceux-ci soit nécessaire pour relatifs à la reconnaissance et à l’exécution
comprendre ceux-là. Sur le plan pédagogique des décisions étrangères » (p. 3). Nous fai-
justement, ce parti pris ne nous a pas con- sions précédemment l’éloge de l’importance
vaincue, mais peut-être n’est-ce là, de notre accordée par les auteurs à la mise en contexte
part, qu’une question d’habitude. dans le temps et dans l’espace. Les questions
Ce petit problème de structure surmonté, de conflits de juridictions auraient certaine-
ment été dignes de recevoir, de ce point de
la lecture de l’ouvrage est extrêmement
vue, le même traitement que les conflits de
enrichissante. Les règles sont présentées
dans des contextes temporel et spatial com- lois.
plets. Ainsi, les auteurs ne manquent jamais La richesse des propos des auteurs pro-
de consacrer des développements fouillés à vient également de ce qu’ils passent en revue
l’historique de ces règles. Bien sûr, ils men- absolument toutes les facettes d’un même
tionnent le droit antérieur au Code civil du problème. Prenons le cas du nom, élément de
Québec, faisant souvent état des différentes la personnalité, relevant donc du statut per-
options et des hésitations des uns et des sonnel. Alors que les grands auteurs français
autres au cours du processus de réforme du en traitent généralement en quelques paragra-
Code civil, mais ils remontent souvent nette- phes, le plus souvent éparpillés entre les dé-
ment plus loin lorsque cela est nécessaire, veloppements sur les effets personnels du
présentant aussi bien les règles anciennes que mariage, ceux de la filiation et ceux du di-
les décisions judiciaires qui les ont appli- vorce2, les professeurs Goldstein et Groffier
quées ou interprétées. De la même façon, les lui consacrent plusieurs pages d’affilée. Pour
auteurs sont soucieux de présenter le plus ce faire, ils se tournent vers les règles du
souvent possible les solutions retenues par Code civil ou de textes particuliers qui ont
d’autres ordres juridiques que le nôtre. S’ils trait directement ou non à ce sujet3 en matière
citent fréquemment le droit suisse, ce qui se interne. Ainsi, ils brossent un tableau com-
comprend dans la mesure où la codification plet de toutes les questions que peut poser le
québécoise de 1994 y a puisé de nombreuses nom : acquisition, nom de la femme mariée,
sources, il font évidemment quelques incur- changement de nom, utilisation du nom
sions en common law ainsi qu’en droit fédé- d’autrui, changement de sexe. Ils vérifient
ral canadien et améliorent les connaissances dans quelle mesure ces dispositions ou les
du lecteur en invoquant notamment le droit situations qu’elles régissent peuvent se pré-
allemand, français, belge ou européen. senter dans un contexte transnational et com-
ment elles peuvent alors être traitées. Autre
Pour chaque sujet traité, la structure de la
présentation est identique, correspondant exemple de souci d’exhaustivité, le jeu et le
pari qui leur inspirent six pages.
aux trois objets principaux du droit interna-
tional privé : loi applicable, compétence juri- Non seulement les auteurs traitent de
dictionnelle puis reconnaissance et exécution tous les sujets, non seulement ils en font une
des jugements étrangers. On ne peut que féli- exploration complète, mais encore, pour être
citer les auteurs d’avoir ainsi regroupé ces
objets pour chaque thème traité plutôt que de
séparer « conflits de lois » et « conflits de ju- 2. Voir, par exemple, B. Audit, Droit internatio-
ridictions ». Il est toutefois dommage que ces nal privé, 3e éd., Paris, Economica, 2000, et P.
dernières questions, celles qui portent sur le Mayer et V. Heuzé, Droit international privé,
7e éd., Paris, Montchrestien, 2001.
rattachement juridictionnel, prennent un peu
3. Art. 5, 51, 52, 56, 59, 393 C.c.Q. Règlement sur
l’allure d’accessoires. Les auteurs se justi- les formules et les relevés d’honoraires relatifs
fient ainsi : « Les conflits de lois tendront à à la Loi sur l’assurance-maladie, L.R.Q., c. A-
se voir attribuer la majeure partie des déve- 29, r. 2 ; Loi sur le changement de nom et
loppements parce que les règles spécifiques d’autres attributs de l’état civil, L.R.Q., c. C-10.
208 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

sûrs de ne rien oublier, ils n’hésitent pas à chant à l’École statutaire française du 18e siè-
soumettre fréquemment des hypothèses cle » (p. 827). Il y a à peine une dizaine d’an-
théoriques. Ainsi, ils admettent qu’il « est nées, le plus haut tribunal du pays a été saisi
tout de même peu probable qu’un problème d’une affaire qui traitait conjointement des
de droit international privé se pose à l’occa- conflits entre les lois de la Saskatchewan et
sion d’une intervention médicale [visant à de la Colombie-Britannique, d’une part, et de
changer de sexe] » (p. 31). À propos de l’ab- ceux entre la loi ontarienne et la loi québé-
sence, ils écrivent que, « au risque d’imaginer coise6, et où il a appliqué exclusivement la lex
une hypothèse assez théorique, on peut se loci delicti. Les auteurs commentent ainsi ce
demander quels seraient les effets du retour choix :
de l’absent (québécois) si son mariage avait Avec respect, nous ne pouvons nous empê-
été célébré et si son conjoint était encore do- cher de penser que ces motifs sont large-
micilié dans un pays où l’absence ne met pas ment dépassés en droit international privé
moderne. Alors que la théorie de la Cour
fin au mariage » (p. 33). En matière contrac- d’appel de l’Ontario était solidement ancrée
tuelle, ils évoquent « [une] situation, théori- dans l’époque contemporaine, l’appel à la
quement possible, [qui] risque d’être plutôt territorialité, au sens matériel, et à la cour-
rare » (p. 503, note 365-5)4. En ce qui con- toisie internationale nous semble repro-
duire les fondements ayant inspiré Beale en
cerne l’effet du patrimoine familial, ils imagi- 1934 dans la rédaction du premier
nent une situation qu’ils qualifient eux-mê- Restatement américain [lui-même inspiré
mes a contrario de non « réaliste » (p. 941). de textes du XIXe siècle].

La lecture de l’ouvrage s’avère particuliè- Les auteur ajoutent qu’en outre la Cour
rement intéressante en raison du fait que les suprême a traité « longuement, en obiter, des
auteurs ne se contentent pas d’énoncer ou questions de compétence juridictionnelle, qui
d’expliquer les règles ; ils jettent en outre un ne lui étaient pas posées » (p. 835).
regard personnel, à l’occasion critique, soit Nous pourrions également évoquer les
sur les choix des législateurs, soit sur l’éclai- rapports difficiles entre la Loi sur la protec-
rage jurisprudentiel ou doctrinal. Pour n’en tion du consommateur, qui prohibe le choix
donner que quelques exemples, commençons de loi dans le contexte d’un contrat de con-
en matière de faits juridiques, plus précisé- sommation, et le Code civil, dont l’article
ment de responsabilité extracontractuelle, où 3117 l’autorise. Les juristes qui s’intéressent
les auteurs indiquent les voies, que nous ose- à la matière connaissent déjà la position de
rions qualifier de tortueuses, que les magis- Gérald Goldstein7 sur cette « incompatibilité
trats devaient suivre autrefois pour détermi- manifeste » (p. 629), position qu’il réitère ici.
ner la loi applicable au délit. Les professeurs En matière de vente entre commerçants, pré-
Groffier et Goldstein rappellent à juste titre sentant dans ses grandes lignes la Convention
qu’au Québec l’imposition de la règle à deux de Vienne8, les auteurs qualifient de « sau-
branches, issue de la common law, par la grenu » son article 95 qui permet aux États
Cour suprême dans l’affaire O’Connor c. qui le désirent de ne pas appliquer le texte
Wray5 « a été vivement critiquée parce international.
qu’elle niait le caractère particulier du droit
international privé québécois, qui possède L’avantage de ce genre de propos est qu’il
une origine et une tradition propres, se ratta- nourrit la réflexion du lecteur averti en l’inci-

4. Il s’agit de la situation où « la seule loi validant


l’acte quant à la forme soit celle applicable au 6. Jensen c. Tolofson, [1994] 3 R.C.S. 1030.
fond, en l’espèce choisie par les parties, alors 7. Voir G. Goldstein, « La protection du con-
que le contrat, ne présentant aucun élément sommateur : nouvelles perspectives de droit in-
d’extranéité, serait autrement soumis à des rè- ternational privé dans le Code civil du Qué-
gles impératives appartenant à la loi du lieu de bec », dans Développements récents en droit de
passation ». la consommation, Cowansville, Éditions Yvon
5. O’Connor c. Wray, [1930] R.C.S. 231. Blais, 1994, p. 143.
Chronique bibliographique 209

tant lui-même à prendre position. Et, parfois, plus ou moins favorable au consommateur
elle peut être contraire à celle des professeurs qu’une autre loi.
Groffier et Goldstein. Ainsi, parlant fréquem-
Il y a certes d’autres sujets de divergence
ment, ce que l’on ne manquera pas d’appré-
possible, mais, répétons-le, c’est là l’intérêt
cier, des nouvelles techniques de communi- d’un ouvrage comme celui-ci qui, faut-il le
cation, en matière de loi applicable au
mentionner, ne s’adresse certainement pas au
contrat, les auteurs indiquent que par le jeu
néophyte. Toutefois, les étudiants des cycles
de l’article 3114 C.c.Q., en cas de silence des supérieurs, les praticiens travaillant dans le
parties, il s’agira de celle du vendeur, car « le
domaine et, bien sûr, ceux qui enseignent la
lieu de conclusion de la vente se trouve à la
discipline profiteront assurément avec bon-
résidence ou à l’établissement du vendeur, heur de sa richesse.
puisqu’il y reçoit le message d’acceptation de
son offre » (p. 553). Nous estimons que le Pour terminer, mentionnons que, comme
dernier membre de la phrase manque de il se doit, le lecteur trouvera en fin de volume
nuance, la technique numérique présentant une bibliographie sélective, des tables de ju-
justement l’avantage de recevoir des messa- risprudence et de législation ainsi qu’un in-
ges n’importe où. dex, ces éléments renvoyant aux deux tomes
du traité.
De même, signalons que l’interprétation
que les auteurs font de l’article 3117 C.c.Q. Sylvette Guillemard
pourrait ne pas être suivie par certains. Ils Université Laval
expliquent en effet que cette disposition
oblige le juge saisi à se livrer à un exercice de
comparaison des lois en présence. À notre Ysolde Gendreau (dir.), Communauté de
avis, ils ont raison lorsque le contrat met en droits – Droit des communautés, Montréal,
jeu, devant un juge québécois, un consomma- Éditions Thémis, 2003, 133 p., ISBN 2-
teur étranger. Dans ce cas, le tribunal don- 89400-172-X.
nera effet à la clause de choix de loi, prévue Cet ouvrage contient le texte des confé-
dans l’article 3117 C.c.Q., tout en évaluant, au rences présentées lors du cycle annuel du
besoin, quelle est la loi la plus apte à protéger Centre de recherche en droit public de l’Uni-
les intérêts du consommateur, dans la mesure versité de Montréal en 2001-2002. Le thème
où « les actes nécessaires [à la conclusion du de ce cycle était double : « communauté de
contrat] » auront été accomplis dans le pays droits » et « droit des communautés », d’où le
de résidence de celui-ci. Autrement dit, « la titre de l’ouvrage. De prime abord, la dualité
loi désignée par les parties sera appliquée à de thèmes peut étonner : le premier renvoie à
moins qu’une « comparaison concrète » ne la nécessaire pondération entre les droits in-
démontre que la loi de la résidence du con- dividuels et les intérêts collectifs, alors que
sommateur9 » lui fournit une meilleure pro- le second s’inscrit dans le débat contempo-
tection. En revanche, lorsque le consomma- rain sur les droits des minorités et des autres
teur est québécois, dans l’état actuel des collectivités sub-nationales, qui a fait l’objet,
choses, l’impérativité de la Loi sur la protec- depuis une dizaine d’années, d’un grand
tion du consommateur oblige le juge à l’ap- nombre de publications.
pliquer, peu importe que son contenu soit
L’ouvrage s’ouvre sur la conférence pro-
noncée par le juge Frank Iacobucci de la
8. Convention des Nations Unies sur le contrat de Cour suprême du Canada. La thèse centrale
vente internationale de marchandises, Vienne,
que celui-ci défend est que « nous ne pou-
11 avril 1980, A/CONF. 97/18.
9. P. Glenn, « Droit international privé », dans Le vons pas concevoir convenablement les
Barreau du Québec et La Chambre des droits et les libertés qui nous sont donnés
notaires du Québec, La réforme du Code ci- dans notre pays sans être conscients des de-
vil, t. 3, Québec, Les Presses de l’Université voirs et des responsabilités correspondants »
Laval, 1993, p. 726. (p. 4). Selon lui, la conception individualiste
210 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

des droits découlerait de la pensée séculaire tion des langues. L’individu possède d’abord
de Machiavel, de Hobbes et de Locke (entre un intérêt communicationnel à pouvoir dia-
autres), qui ne s’intéressait qu’à l’efficacité et loguer avec le plus grand nombre possible de
à la stabilité des institutions, alors que la pen- locuteurs. Il a également un intérêt identitaire
sée juridique antérieure, imprégnée de prin- à parler la langue de sa communauté. Or, lors-
cipes religieux judéo-chrétiens, s’intéressait que cette dernière langue n’est pas la langue
aussi aux responsabilités de l’individu. Ainsi, dominante de l’État, il y a conflit entre les
les droits ne devraient jamais être définis en deux intérêts et chaque individu peut choisir
faisant abstraction des responsabilités de de résoudre le paradoxe en donnant priorité
l’individu envers la collectivité. Cette thèse à l’un ou l’autre de ces intérêts. L’État peut-
est intéressante, mais le juge Iacobucci, sans il, à cet égard, contraindre le choix de l’indi-
doute lié par le devoir de réserve des juges, vidu en vue d’assurer la survie d’une langue
ne donne aucune indication quant à la mé- minoritaire ? C’est la question à laquelle le
thode appropriée pour concilier droits et de- professeur Weinstock tente de répondre. Il
voirs ni sur les résultats concrets auxquels sa rejette tout d’abord les justifications fondées
thèse mène. En fin de compte, ce texte de- sur la valeur intrinsèque des langues, puis-
meure excessivement général et aurait aussi qu’elles font primer des intérêts collectifs sur
bien pu se retrouver dans un ouvrage sur la les intérêts individuels. Il envisage ensuite
bonne foi en droit civil, sur la bioéthique ou que les droits linguistiques puissent découler
sur le droit constitutionnel. des exigences de la justice. Autrement dit,
certains changements linguistiques peuvent-
C’est avec le texte du professeur Patrick
ils être qualifiés d’injustes, de telle sorte que
Glenn sur la nature des communautés qu’est
les États seraient justifiés d’intervenir pour
réellement abordé le thème des droits des
les prévenir ? Weinstock l’admet dans cer-
communautés. Le professeur Glenn défend
l’idée que toute communauté est fondée sur tains cas limités, comme l’oppression écono-
mique d’une minorité ou les tentatives de
l’information. Cela signifie qu’une commu-
construction nationale fondées sur l’unifor-
nauté n’existe que parce qu’un grand nombre
d’individus s’entendent pour considérer un misation linguistique. Cependant, dans des
cas où les choix linguistiques sont simple-
critère particulier – une information – comme
ment déterminés par les forces du marché,
déterminant l’appartenance au groupe. Ce-
pendant, si ce consensus disparaît, la commu- Weinstock soutient que le choix des langues
qui font l’objet d’une protection spéciale est
nauté en question peut tout simplement ces-
nécessairement arbitraire. Puisque l’État ne
ser d’exister. Ainsi, les communautés
étatiques sont fondées sur les lois sur la ci- peut reconnaître qu’un nombre limité de lan-
gues officielles, par exemple, il se trouvera un
toyenneté, les communautés linguistiques
nombre important de locuteurs d’autres lan-
sur la langue et les communautés raciales sur
l’idée (fausse) que les caractéristiques physi- gues dont les intérêts seront ignorés. Le
choix de langues officielles a aussi tendance
ques d’une personne déterminent son com-
à figer la composition linguistique d’une so-
portement culturel. Ce bref texte a donc le
mérite de rappeler au lecteur que les diverses ciété. Enfin, Weinstock soutient que le choix
linguistique individuel ne présente pas de
communautés qui réclament des droits
problèmes d’action collective (comme le « di-
n’existent pas « dans la nature », mais plutôt
à la suite d’une construction de l’esprit hu- lemme du prisonnier ») qui justifieraient une
intervention étatique. Ce ne serait donc que
main, et qu’il en découle certaines limites
pour assurer la coordination entre les indivi-
quant à la nature ou à la portée des droits qui
peuvent leur être accordés. dus que l’État serait justifié d’adopter une
langue officielle. Dans cette optique, le choix
Le plat de résistance est le texte du pro- de la langue officielle serait moralement neu-
fesseur Daniel Weinstock sur le paradoxe des tre et pourrait changer si la composition lin-
droits linguistiques. Ce dernier découle des guistique de la société évoluait.
intérêts divergents qui sous-tendent l’utilisa-
Chronique bibliographique 211

Le professeur Brian Slattery est l’auteur problèmes particuliers si l’État décide de per-
de l’article suivant, portant sur le pluralisme mettre le vote par Internet. Bien que cet arti-
individuel et social. Il cherche à s’attaquer à cle soit intéressant, il demeure plutôt bref, et
deux prémisses qui, selon lui, fondent le prin- nous voyons mal en quoi son sujet est lié aux
cipe d’autodétermination des peuples : l’idée thèmes de l’ouvrage.
que l’humanité est divisée en groupes ethni-
C’est donc sur un bilan plutôt maigre que
ques ou nationaux bien définis et celle que
se termine la lecture de ce recueil. Bien que
l’identité de l’individu est principalement les articles qui le composent, pris isolément,
constituée par l’appartenance à un groupe de
suscitent l’intérêt, leur juxtaposition n’offre
cette nature. Pour y parvenir, le professeur
pas véritablement de « valeur ajoutée » :
Slattery s’engage dans une revue de la recher- aucun effort n’est fait pour lier les deux thè-
che anthropologique sur le sujet. Il démontre
mes annoncés dans l’introduction (la pondé-
que la répartition géographique des groupes
ration entre intérêts collectifs et droits indi-
ethniques est loin d’être homogène, qu’il viduels, d’une part, et les droits des
existe des variations continues dans les ca-
minorités, d’autre part). Le premier et le der-
ractéristiques culturelles des individus, que la
nier textes semblent si éloignés des trois
qualification des groupes ethniques ne fait autres qu’il est surprenant de les retrouver
pas toujours consensus, qu’un individu peut
ensemble. Par ailleurs, les trois autres textes
appartenir simultanément à plusieurs grou-
abordent des facettes très précises du débat
pes imbriqués, etc. Cependant, Slattery ne sur les droits des minorités. Il n’y a pas,
tire pas clairement les conséquences politi-
comme c’est souvent le cas dans les ouvra-
ques des faits qu’il observe, au-delà d’une
ges collectifs de cette nature, de texte de syn-
banale célébration de la diversité. De plus, il
thèse qui présente l’état actuel des connais-
semble ignorer les travaux récents de nom-
sances sur le sujet traité et qui tente de
breux anthropologues et sociologues qui con- replacer la contribution de chacun des
cilient la notion de groupe ethnique avec le
auteurs dans ce contexte.
pluralisme social et individuel1. Il est donc
possible de reconnaître l’existence de grou- Sébastien Grammond
pes ethniques et d’accorder certains droits Université d’Oxford
spéciaux à ces groupes, même si la définition
sociologique de ceux-ci est subjective et
floue. Centre de recherche en droit privé et
comparé du Québec, Dictionnaire de
Le dernier article du recueil a été écrit par droit privé et lexiques bilingues, Les obli-
le professeur Andreas Auer de l’Université
gations, Cowansville, Éditions Yvon
de Genève. Il porte sur les problèmes consti-
Blais, 2003, 467 p., ISBN 2-89451-679-7.
tutionnels du vote par Internet en Suisse.
Ainsi, la garantie constitutionnelle du droit de
Quebec Research Centre of Private
vote se traduit par des exigences relatives au
and Comparative Law, Private Law
secret et à la sécurité du vote ainsi qu’à Dictionary and Bilingual Lexicons, Obliga-
l’identification de l’électeur, ce qui pose des
tions, Cowansville, Éditions Yvon Blais,
2003, 467 p., ISBN 2-89451-679-7.
1 F. Barth (dir.), Ethnic Groups and Boundaries, Le Dictionnaire de droit privé et lexiques
Prospect Heights (Illinois), Waveland Press,
bilingues, Les obligations fait partie d’un
1998 ; T.H. Eriksen, Ethnicity and
Nationalism, Londres, Pluto Press, 1993 ; D. projet d’une grande envergure. Rappelons-en
Juteau, L’ethnicité et ses frontières, Montréal, les étapes. En 1985, paraît le Dictionnaire de
Presses de l’Université de Montréal, 1999 ; R. droit privé et lexiques bilingues, produit par
Jenkins, Rethinking Ethnicity, Londres, Sage le Centre de recherche en droit privé et com-
Publications, 1997 ; J.D. Eller, From Culture paré du Québec, de l’Université McGill. Il
to Ethnicity to Conflict, Ann Arbor, University
s’agit de la première version d’un diction-
of Michigan Press, 1999.
212 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 185

naire beaucoup plus vaste portant sur tous rédigés par Nicholas Kasirer, directeur du
les domaines du droit québécois et qui doit Centre de recherche en droit privé et com-
contenir plus de 10 000 entrées. La deuxième paré du Québec jusqu’en 2003. Bien qu’ils
édition est publiée en 1991. Compte tenu de servent avant tout à remercier les nombreux
l’énormité de la tâche et afin que la commu- artisans et artisanes, ces deux textes reflètent
nauté juridique en profite davantage, le co- le bilinguisme du droit des obligations et des
mité de rédaction décide de publier le diction- deux dictionnaires. Les deux textes de remer-
naire par thème. En 1999, le Centre fait ciements étant identiques, un en français et
paraître le dictionnaire sur le droit de la fa- un en anglais, il est possible de supposer que
mille, en français et en anglais (édition tête- les deux versions sont officielles et que l’une
bêche). En 2003, il publie la partie du diction- n’a pas préséance sur l’autre.
naire sur le droit des obligations, en français
Soulignons que le dictionnaire de langue
et en anglais, en deux volumes. Les person-
anglaise n’est pas une traduction littérale de
nes suivantes composent le comité de rédac- la version française. Pour certaines entrées,
tion de ces deux dictionnaires : Paul A.
les deux versions sont identiques. Toutefois,
Crépeau, président du comité, Nicholas
dans d’autres cas, les citations sont différen-
Kasirer, secrétaire, France Allard, Marie- tes. La version anglaise offre des citations qui
France Bich, Jean-Maurice Brisson, Mathieu
proviennent de textes juridiques rédigés en
Devinat, Yaëll Emerich et Patrick Forget. Un
anglais. D’ailleurs, la liste des auteurs et des
travail de cette envergure ne peut se faire ouvrages cités est différente dans les deux
sans la participation financière de nombreux
dictionnaires. Cette façon de procéder met en
partenaires : le ministère du Patrimoine cana-
valeur un corpus juridique anglophone qui
dien, le ministère de la Justice du Canada, le
peut être moins connu au Québec.
Conseil de recherches en sciences humaines
du Canada et la Chambre des notaires. À la lecture des dictionnaires, deux com-
mentaires retiennent notre attention. Le pre-
Les derniers-nés de la famille du Diction-
mier porte sur la valeur normative de ces
naire de droit privé et lexiques bilingues con- deux dictionnaires ; et le second, sur la pré-
tiennent chacun 2 000 termes et locutions de
sence des auteurs français.
même que 2 300 remarques. Comme leurs
prédécesseurs, ces deux dictionnaires sont Dans l’avant-propos de l’édition de 1985
divisés en trois parties : le dictionnaire lui- du Dictionnaire de droit privé et lexiques bi-
même, le lexique français-anglais (ou anglais- lingues, le directeur de l’époque, le profes-
français) portant sur les obligations et la liste seur Crépeau, affirme que l’un des objectifs
des auteurs et des ouvrages cités. Les person- du dictionnaire est d’indiquer des emplois
nes férues de lexicographie pourront consul- corrects, l’expression juste et de favoriser la
ter le texte sur la présentation du dictionnaire correction de la langue. Cette pratique est
pour en connaître la structure. abandonnée en 2003 dans le dictionnaire du
droit des obligations : « [l]e Comité a préféré
Tout d’abord, nous tenons à souligner la critiquer ces usages à l’intérieur d’une remar-
qualité du travail accompli et le rôle impor-
que, plutôt que de les désigner comme fau-
tant que jouent ces dictionnaires, et les autres
tifs » (p. xxvi, voir aussi à la page xxiii).
membres de la famille, dans le développe- Ainsi, l’expression « droit de préférence »
ment et le rayonnement de la tradition
doit être retenue plutôt que les expressions
civiliste, ainsi que dans la protection du pa-
« droit de préemption » et « droit de premier
trimoine linguistique en droit civil. La paru- refus ». Son également signalés le non-sens
tion de ces dictionnaires sur les obligations
de l’expression « conjointement et solidaire-
constitue un signe incontestable de la matu-
ment » et la confusion entre « droit supplé-
rité du droit civil québécois. tif » et « droit commun », entre « droit coutu-
Ensuite, nous ne saurions passer sous si- mier », « droit anglais » et « common law ».
lence le ton humoristique des remerciements,
Chronique bibliographique 213

Se pose alors la question de la valeur nor- Ou encore, l’entrée « Droit mixte » fait men-
mative de ces deux dictionnaires, et de tout tion du droit autochtone : « En plus des in-
dictionnaire. Quelles valeurs culturelles fluences de la common law, certains experts
transpirent de ces dictionnaires ? Sont-ils identifient également le droit aborigène
neutres ou laissent-ils voir l’opinion de leurs comme une composante du caractère mixte
rédacteurs et rédactrices ? Établissent-ils la du droit québécois », commentaire qui ne fi-
norme ? gurait pas dans l’édition de 1991.
Bien que le comité de rédaction ne désire Un calcul rapide permet de constater que
pas se prononcer sur les usages discutables, 30 p. 100 des auteurs et des ouvrages cités
il envoie quand même certains messages sur dans la version française sont d’origine fran-
les anglicismes à proscrire ou sur des expres- çaise. Évidemment, un auteur français peut
sions à éviter et, par ce fait, il tente volontai- être cité plusieurs fois. Les citations
rement ou involontairement d’imposer des d’auteurs français peuvent donc représenter
valeurs. Par exemple, à l’entrée « Bon père plus de 30 p. 100 de toutes les citations. Nous
de famille », le comité de rédaction prend pouvons comprendre certes la nécessité de se
position : cette expression « n’est générale- référer à la doctrine française lorsque les
ment plus utilisée, certains la considérant auteurs québécois sont silencieux sur le su-
vieillie, imprécise et peut-être sexiste, en ce jet. Cependant, dans certains cas, des auteurs
qu’elle consacre un modèle de comportement québécois auraient pu être avantageusement
reflétant une perspective masculine » (voir cités.
aussi l’entrée « Personne raisonnable »). La
Enfin, ces dictionnaires intéresseront
même idée est reprise dans la version an- tous les membres de la communauté juridi-
glaise sous l’entrée « Bon père de famille ».
que québécoise, tant les praticiens que les
Cette remarque n’apparaissait pas dans l’édi- traducteurs et les étudiants, mais aussi les
tion de 1991. Signe des temps ! D’autres pour-
juristes d’autres systèmes qui veulent décou-
ront pousser plus loin cette analyse.
vrir, par l’anglais, le droit des obligations du
Les dictionnaires témoignent aussi de Québec.
l’évolution du droit des obligations. Ainsi,
Louise Langevin
l’entrée « Contrat relationnel (théorie du) » Université Laval
est un ajout par rapport à l’édition de 1991.
Livres reçus

Cellules souches embryonnaires : droit, éthi- Les infractions contre la personne et contre les
que et convergence, de Élodie Petit, Mon- biens, de Rachel Grondin, coll. : « Bleue »,
tréal, Éditions Thémis, 2003, 147 p., ISBN 5e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2003,
2-89400-169-X. 194 p., ISBN 2-89127-613-2.
Charte des droits de la personne, de Henri Introduction à l’étude du droit, de André
Brun, 16e éd., Montréal, Wilson & Émond et Lucie Lauzière, Montréal, Wil-
Lafleur, 2003, 1 303 p., ISBN 2-89127-611- son & Lafleur, 2003, 219 p., ISBN 2-
6. 89127-614-0.
Les contrats d’entreprise, de prestation de ser- Jurisprudence commentée sur les obligations,
vices et l’hypothèque légale, de Vincent de Maurice Tancelin et Daniel Gardner, 8e
Karim, Montréal, Wilson & Lafleur, 2004, éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2003, 1
539 p., ISBN 2-89127-613-0. 071 p., ISBN 2-89127-595-0.
Les dimensions normatives de la thérapie gé- Loi sur la protection de la jeunesse, texte an-
nique, de Geneviève Cardinal, Montréal, noté, de Me Jean-François Boulais, 5e éd.,
Éditions Thémis, 2003, 149 p., ISBN 2- Montréal, SOQUIJ, 2003, 643 p., ISBN 2-
89400-167-3. 7642-0394-2.
Le droit civil, avant tout un style ?, sous la Mélanges Jean Pineau, sous la direction de
direction de Nicholas Kasirer, Montréal, Benoît Moore, Montréal, Éditions Thé-
Éditions Thémis, 2003, 228 p., ISBN 2- mis, 2003, 745 p., ISBN 2-89400-177-0.
89400-180-0. Les normes du travail, de Nathalie-Anne
Le droit de l’emploi au Québec, de Fernand Béliveau, Cowansville, Éditions Yvon
Morin et Jean-Yves Brière, 2e éd., Mon- Blais, 2004, 733 p., ISBN 2-89451-707-6.
tréal, Wilson & Lafleur, 2003, 1 636 p., Politiques contre le harcèlement au travail et
ISBN 2-89127-590-X. réflexions sur le harcèlement psychologi-
Droit pénal général, de Christiane Hennau et que, de Isabelle Cantin et Jean-Maurice
Jacques Verjaegen, 3e éd., Bruxelles, Cantin, Cowansville, Éditions Yvon
Émile Bruylant, 2003, 626 p., ISBN 2- Blais, 2004, 197 p., ISBN 2-89451-723-8.
8027-1709-X. Principes de la détermination de la peine, de
L’état pluriculturel et les droits aux différen- Gilles Renaud, Cowansville, Éditions
ces, sous la direction de Paul de Deckker Yvon Blais, 2004, 373 p., ISBN 2-89451-
et Jean-Yves Faberon, Bruxelles, Émile 720-3.
Bruylant, 2003, 536 p., ISBN 2-8027-1652- Sur les fondements du droit public – de l’an-
2. thropologie au droit, sous la direction de
European Union Enlargement – Law and Geneviève Koubi et Isabelle Muller-
Socio-Economic Changes, sous la direc- Quoy, Bruxelles, Émile Bruylant, 2004,
tion de Nanette Neuwahl, Montréal, Édi- 294 p., ISBN 2-8027-1772-3.
tions Thémis, 2004, 290 p., ISBN
2-89400-183-5.

Les Cahiers de Droit, vol. 45, n° 1, mars 2004, p. 215-216


(2004) 45 Les Cahiers de Droit 215
216 Les Cahiers de Droit (2004) 45 C. de D. 215

Traité général de preuve et de procédure pé- Travail plus – Le travail et vos droits, de Hé-
nales, de Pierre Béliveau et Martin lène Ouimet et Pierre Laporte, 4e éd.,
Vauclair, 10e éd., Montréal, Éditions Thé- Montréal Wilson & Lafleur, 2003, 468 p.,
mis, 2003, 1 259 p., ISBN 2-89400-175-4. ISBN 2-89127-612-4.

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Tremblay Bois Mignault Duperrey & Lemay. Henri Brun, professeur, Faculté de
droit, Université Laval. Daniel Gardner, professeur, Faculté de droit, Université
Laval. Louis LeBel, Cour suprême du Canada. Claire L’Heureux-Dubé, juge, Cour
suprême du Canada. Ghislain Otis, professeur, Faculté de droit, Université Laval.
France Thibault, juge, Cour d’appel du Québec. Guy G. Tremblay, professeur,
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Secrétaire
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Révision des textes : Hélène Dumais, linguiste

Vérification des références : Anthony Arquin, Julie Roy

Résumés anglais : Wallace Schwab

Composition : Composition Marika inc.

Impression : AGMV/Marquis imprimeur inc.

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l’Université Laval. Elle bénéficie de subventions annuelles accordées par le Conseil
de recherches en sciences humaines (CRSH).
Le présent volume doit être cité : © 2004 Université Laval
(2004) 45 C. de D. Dépôt légal, Bibliothèque du Québec, 1968
ISSN 0007-974X 1er trimestre 2004
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teur de la revue. Une disquette doit obligatoirement accompagner le manus-
crit. Les Cahiers de droit sont équipés du logiciel de traitement de texte
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manuscrits ne sont pas retournés.
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le texte. S’il y a lieu, la revue se charge de sa traduction dans l’une ou l’autre
langue.
4. Un plan séparé, apparaissant après le résumé, énonce les divisions
et subdivisions du corps du texte ; l’ordre et l’importance relative de ces
parties s’expriment par le système décimal : 1., 1.1, 1.2, 1.2.1, etc. Ces divi-
sions ne doivent pas excéder la quatrième décimale ; l’introduction et la
conclusion ne sont pas numérotées, mais peuvent exceptionnellement con-
tenir des divisions internes.
5. Les références juridiques, dont l’auteure ou l’auteur doit vérifier
l’exactitude, doivent être conformes aux indications de Didier Lluelles,
Guide des références pour la rédaction juridique, 6e éd., Montréal, Éditions
Thémis, 2000. De façon complémentaire, on pourra se reporter au mode de
citation adopté par la source documentaire et au Manuel canadien de la
référence juridique, 3e éd., Toronto, Carswell, 1992.
6. Les recensions bibliographiques indiquent en en-tête, dans l’ordre,
le(s) prénom(s) et nom de l’auteure ou de l’auteur de l’ouvrage recensé, le
titre complet de l’ouvrage, l’édition (s’il y a lieu), le lieu, la maison et l’année
d’édition, le nombre de pages ainsi que le numéro ISBN.
7. L’évaluation externe du manuscrit se fait sous le couvert de l’ano-
nymat et la direction informe le plus rapidement possible l’auteure ou l’auteur
de sa décision relative à la publication du texte. Une fois accepté, le texte fait
l’objet d’une révision linguistique. Les fautes d’orthographe et d’ordre typo-
graphique sont automatiquement corrigées. Des suggestions en vue d’amé-
liorer la syntaxe et le style pourront être faites à l’auteure ou à l’auteur, qui
demeure libre de les accepter ou de les refuser.
8. Les épreuves sont relues par l’auteure ou l’auteur dans la semaine
qui suit leur réception. Les modifications au texte original doivent être
autorisées par la direction de la revue, qui tient compte à cet égard de
l’évolution du droit depuis la date d’acceptation du manuscrit.
9. La revue, cessionnaire des droits mondiaux exclusifs de l’article en
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édité par l’auteure ou l’auteur pourvu qu’il y ait référence appropriée de la
première parution dans Les Cahiers de Droit.
10. Au moment de la parution, la revue fait parvenir à l’auteure ou à
l’auteur un exemplaire du numéro dans lequel figure son texte, de même que
25 tirés à part de ce dernier.

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