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Créer une bande dessinée

comme les pros PARTIE 3

Par Greg Benicourt

Dans le processus d’élaboration d’une bande dessinée, l’étape de l’encrage suit celle du
crayonné que nous avons traitée dans le magazine #17. Le dessin a été réalisé au
crayon sur la planche originale, et vient le moment où le dessinateur doit fixer son trait,
le mettre au propre, lui donner son aspect définitif et adapté à la reproduction et à la
mise en couleur. S’il utilise une tablette graphique, c’est un travail qui se réalise sur un
autre calque, mais dans tous les cas, il s’agit alors de se relire, de repasser sur ses
propres traces et de réinterpréter son dessin.

L’encrage des planches

72 Photo lors du Festival "O tour de la bulle" de Montpellier (2008) par Esby
Créer une bande dessinée comme les pros : l’encrage

Introduction

Sauf à être un professionnel de l’encrage ou a minima, avoir étudié le sujet, on n’imagine pas tout
le travail et le savoir-faire qu’il y a dans cette étape de l’élaboration d’une bande dessinée. Cela
requiert une bonne maîtrise de son matériel, le développement d’une technique propre qui vient
avec les années, ainsi qu’une bonne connaissance des codes liés à cet aspect de la BD. Il ne suffit
pas de choisir le trait juste, c’est une réinterprétation qui est faite, tenant compte de la lumière et
des volumes. L’étape de l’encrage peut prendre facilement une journée par planche.

Largo Winch

Dans le livre « La méthode Largo Winch », l’au-


teur, Jean-Marc Lainé, nous dit que l’encrage
consiste à « confirmer le dessin en repassant le
meilleur trait, représentatif de l’action qui est mise
en scène. La spontanéité un peu brouillonne du
trait de crayon cède la place à la souplesse ferme
du trait à l’encre ».

Comme le dit Philippe Francq, le dessinateur


derrière la saga des Largo Winch, il faut des
années pour développer un style d’encrage. Les
premiers albums de Largo Winch ont été encrés
au Rotring, une marque de plumes mécaniques
et tubulaires qui assurent un trait fin et régulier.
Le résultat est souvent plat et répétitif, aucun
trait ne se distinguant des autres et le matériel se
bouche en grattant le papier. C’est pour cela que
le dessinateur s’est tourné progressivement vers
la plume, notamment pour dessiner les mains et
gagner en précision sans être froid, trop précis.
Les cinquième et sixième tomes sont ainsi
encrés à moitié au Rotring et à moitié à la plume.
Par la suite, tout sera fait à la plume. Si vous avez
l’occasion de lire ou relire cette saga, nous vous
Couverture du livre « La méthode Largo Winch » invitons à vous exercer en regardant de plus près
de Jean-Marc Lainé aux éditions Eyrolles.
cet aspect et de réussir à distinguer les deux
types d’encrage.

« - Largo....C est américain, ça ?


- Non. Ça va sûrement vous épater, Benny,
mais figurez-vous qu’il y a au moins 5 milliards
d’individus sur notre planète qui ne sont PAS américains. »
(Largo Winch, tome 1)
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Bande dessinée

Entre le crayonné et la colorisation

Habituellement, l’encrage se fait directement sur la planche conte-


nant le crayonné. Ce dernier disparaît entièrement au terme de l’opé-
ration, les quelques coups de crayon qui restent visibles faisant l’ob-
jet d’un gommage pour conférer au dessin toute sa netteté, souvent
à la gomme "mie de pain" qu'on roule comme un rouleau à pâtisse-
rie, pour éviter de retirer de l'épaisseur d'encre au trait d'à côté.

Une alternative consiste à reprendre le dessin sur une autre feuille de


papier, à dupliquer son original au moyen du calque ou de la table
lumineuse. Cette méthode permet de conserver le crayonné en l’état,
d’en faire une œuvre à part entière qui pourra être exposée, négo-
ciée.

Enfin, il est aussi possible de continuer ou de reprendre les étapes de


la conception via l’informatique, en scannant sa planche originale et
en travaillant avec une tablette graphique. Nous verrons cet aspect
dans une partie dédiée à ce type d’opération. Pour le reste, nous ver-
rons l’approche traditionnelle papier qui reste assez similaire dans
l’esprit à celle passant par l’outil informatique.

Un métier à part entière

Il y a autant de techniques d’encrage que de dessinateurs. Un style


d’encrage devient rapidement une marque de fabrique.

L’encrage n’est pas toujours effectué par le dessinateur lui-même. Il


peut être délégué à un assistant, notamment dans le cas d’un travail
de studio. Ainsi, Uderzo a cessé d’assurer lui-même l’encrage des
planches d’Astérix, cette tâche étant successivement confiée à son
frère Marcel, puis aux frères Frédéric et Thierry Mébarki.

Les industries des comic books et des mangas sont des cas particu-
liers, dans la mesure où la division du travail est centrale pour des
raisons liées aux cadences de production. On ne parle pas d’industrie
pour rien ! Il faut produire le plus vite possible. Ainsi, l’encrage est
bien souvent confié à une ou plusieurs personnes (on trouve souvent
des documentaires sur le sujet sur la NHK World (chaîne 244 sur
Orange, 361 de Free et 548 de Sfr).

D’ailleurs, aux États-Unis et au Japon, et contrairement à la BD franco-


belge, encreur est un métier à part entière. « Best inker » (meilleur
encreur) est même l’une des catégories des Harvey Awards, presti-
gieuses récompenses décernées depuis 1988. Il faut dire que les
encreurs sont de véritables artistes qui ont la particularité de parfai-
tement maîtriser la lumière et l’obscurité.

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Créer une bande dessinée comme les pros : l’encrage

Largo Winch — Au cœur de la célèbre BD de Jean Van Hamme et Philippe Francq

Il s’agit d’un documentaire d’Yves Legrain Crist


d’une heure et demie, retraçant le périple de
deux auteurs à la recherche de leur person-
nage, Largo Winch et de son univers. Il propose
de répondre à la question : « comment s’élabore
un album de bande dessinée ? ». Véritable fil
conducteur du film, la genèse du quinzième
opus de la saga propose une plongée au cœur
de l’univers du milliardaire en blue-jean en la
compagnie privilégiée de ses pères : Jean Van Hamme (scénariste) et Philippe Francq
(Dessinateur). Premières ébauches du scénario, repérages, travail du dessin, impression
des albums ; autant d’étapes qui jalonnent l’aventure de la création des Trois Yeux des Gar-
diens du Tao. Près de deux ans d’un patient et méticuleux travail, de Bruxelles aux
Calanques de Cassis en passant par Hong Kong et Saint-Tropez, dans l’intimité des lieux
où naît Largo. Ce documentaire est aussi à l’origine du livre « La méthode Largo Winch »
de Jean-Marc Lainé aux éditions Eyrolles.

L’encrage est abordé à partir de 1h14 pendant quelques minutes. Nous vous invitons à
regarder a minima cette partie qui représente une synthèse de tout ce que nous allons
aborder dans cet article. Dans cette autre vidéo d’une minute trente, Philippe Francq pro-
cède à l’encrage d’une case, allant jusqu’à l’encrage du lettrage. En réalité, ce travail lui
aura pris près d’une heure, alors qu’il s’agit d’une case assez simple.

Le matériel et unie) noirs, donnant au dessin toute la


vigueur que l’on connaît, fondée sur un
L’encrage est un travail de précision qui usage expressif du clair-obscur. Si ces
nécessite un matériel de qualité et que l’on notions vous échappent, nous vous invitons
maîtrise. Les dessinateurs sont souvent ame- à relire le début de ce dossier dans le maga-
nés à combiner plusieurs instruments. zine #16.

Du temps de Terry et les pirates, Milton Caniff Dans cette vidéo de la chaîne Niho Ame Des-
commençait son encrage à la plume, il s'en sin, l’artiste vous présente les différences de
servait pour délinéer (tracer le contour d’un traits et d’utilisation du matériel.
seul trait) les personnages et les principaux
éléments du décor. « L’encrage est un travail
Cette première étape du silhouettage don- de précision qui nécessite un
nait un résultat proche de la ligne claire. La matériel de qualité et que
suite de l’encrage se faisait au pinceau, à
l’aide duquel il posait ses aplats (teinte plate l’on maîtrise.»
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Bande dessinée

Les marqueurs, feutres et stylos

L’avantage des marqueurs et des feutres, c’est qu’ils sont


très faciles à utiliser et peu chers. Le geste est naturel, car
on se rapproche de ce qu’on utilise depuis notre tendre
enfance. C’est une bonne entrée en matière pour l’encrage,
mais il faut disposer de plusieurs tailles.

Uni-ball F803064 0.4 noir


Leur inconvénient, c’est qu’ils utilisent une encre synthé-
tique qui donne un noir moins profond que celui de l’encre
de Chine, et qui, de plus, s’altérera considérablement avec
les années, devenant brunâtre avant de s’effacer presque
complètement. De plus, ils ne sont pas rechargeables, il
faut donc renouveler régulièrement le stock, entraînant
une forme de pollution. Les marqueurs japonais Copic le
sont. On peut aussi tricher avec de l'alcool spécialisé pour
les feutres, mais ça ne sert pas à grand-chose puisque la
tête en feutre s'abîme vite de toute façon. Enfin, il n’est pos-
sible de faire ni pleins ni déliés (voir « Le rendu des ombres »
ci-après), sauf s’ils sont munis de pointes souples.

On peut utiliser des feutres fins pour dessiner des détails


ou encore pour encrer l’arrière-plan d’un dessin (de cette
manière, le dessin fait au feutre plus épais au premier plan
ressortira clairement dans la case). Avec un seul, on est
forcé de repasser plusieurs fois sur l’élément qu’on sou-
haite mettre en valeur. Cela fonctionne, mais cela prend
Pilot Twin Marker, possède 2 pointes plus de temps.
de taille différentes.

Aux feutres et marqueurs viennent s’ajouter les stylos


techniques, également appelés stylos à pointe tubulaire.
C’est un type qui requiert une grande précision de trait et
en particulier une épaisseur constante et de le tenir assez
perpendiculairement à la page. La marque allemande
Rotring ayant commercialisé le modèle Rapidograph, le
nom abrégé rapido en est venu à désigner ce type de stylo,
même si d’autres marques ont produit leurs modèles. Cer-
tains de ces stylos techniques sont à mine souple. Ils
offrent une aisance qui permet d’imiter un peu le pinceau.

On parle aussi de liners quand il s’agit de pointes assez


fines. Ils sont parfaits pour faire des hachures, ou encrer
des décors comme des immeubles grâce à son trait bien
marqueurs japonais Copic et son droit et très fin. On peut citer l’Uni-ball ‎ F803064,‎ le Pilot SW-
système de recharge. PPF-B ou les liners de la marque Staedtler.

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Créer une bande dessinée comme les pros : l’encrage

Feutres Faber-Castell : plusieurs tailles pour des utilisations complémentaires

On conseille souvent les Faber-Castell B (le plus gros calibre, sorte de pinceau), M (Moyen), F (Fin)
et S (Super Fin).

Le stylo à bille n’en a pas l’air comme ça, mais il constitue un parfait outil d’encrage. Simple,
efficace, précis et intense, un simple stylo Bic pourra sublimer votre création. De plus, le stylo-
bille glisse très bien sûr le papier, notamment sur tout type de bristol lisse, c’est un véritable
plaisir de travailler avec. Il faut toutefois constamment essuyer la pointe avec un mouchoir,
sinon cela donne un joli pâté au départ de la ligne. Les pros utilisent une feuille de buvard collée
à la table, ils font faire un tour complet du stylo autour de son axe en maintenant la bille dessus.
Essayez cette technique, c’est surprenant.

Stylo bille à pointe rétractable

Le porte-plume et les plumes

La plume est extrêmement précise, tout en permet-


tant un certain jeu sur le trait. On peut, par exemple,
tourner la plume pour exécuter les petits détails,
comme les hachures. Elle est réputée plus résistante
et moins souple que le pinceau ; elle permet cepen-
dant, tout comme lui, des pleins et déliés, là où le
rapidographe n’offre qu’une ligne constante, uni-
forme et moins expressive. Rien de tel qu’un bon
encrage à la plume, souple et incisive à la fois, les Exemple de Plume
déliés sont homogènes et la pression agréable. Sergent Major

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Bande dessinée

Toutefois, l’utilisation d’une plume pour l’encrage


demande un apprentissage plus important que
le matériel que nous avons vu précédemment,
mais toutefois moins que le pinceau.

Il y a plusieurs inconvénients à l’utilisation d’une


plume. D’une part, elle peut accrocher les fibres
du papier — ou, on peut perdre une goutte ! Cela
nécessite d’avoir toujours le pot d’encre à proxi-
mité, le réservoir de chaque plume étant fort
limité. De plus, l’encre ne sèche pas vite (atten-
tion aux bavures) et une plume neuve mettra un
moment à être « rodée » et à glisser sur le papier
(et au bout d’un moment, les plumes cassent). Le
temps de séchage dépend de l’encre, du papier
et des conditions extérieures comme la tempé-
kit ZIJIA comprenant tout le
rature et l’humidité (l’hiver, cela sèche moins nécessaire pour débuter
vite).

Il faut aussi nettoyer la plume tout de suite après


utilisation (avec du sopalin) pour éponger l’encre
en trop et avec une brosse à dents au maximum
les résidus quinze minutes maximum après utili-
sation, sinon ce sera beaucoup plus long et vous
serez obligés d’utiliser du dissolvant ou une
gomme spécialisée pour dissoudre l'encre,
comme la T20 de Rotring.

Pour vous conseiller quelques marques, vous


avez la fameuse « Sergent Major » mais elle
devient de plus en plus rare. Joann Sfar
Gomme rotring T20
témoigne : « Quand je dessinais Sardine de l’es-
pace, j’utilisais des plumes Sergent Major des
années 1920, j’avais trouvé un stock de
500 plumes ! Le jour où il n’y en a plus eu, ça a
été un drame ». D’autres marques connues sont
la plume Atome ou la plume Nikko G très appré-
ciée des mangaka. Le kit ZIJIA a l’avantage de
constituer une bonne entrée en matière puisque
vous disposez d’un porte-plume et de cinq
plumes en argent pour moins de dix euros.

Franquin, à mi-parcours de sa carrière, utilisa


beaucoup la plume (sur Gaston Lagaffe) avant
de passer définitivement au pinceau.

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Créer une bande dessinée comme les pros : l’encrage

Le pinceau
L’encrage au pinceau donne un dynamisme au trait encore inégalé à ce
jour. Le pinceau s’impose rapidement pour les traits larges, les taches,
les aplats noirs. Il est d’un maniement plus difficile que la plume. C’est
l’outil qui permet probablement le plus large panel de possibilités, mais
nécessite vraiment une bonne maîtrise. Il est ainsi possible d’obtenir un
trait énorme ou au contraire très fin avec un même pinceau. On peut
même former un trait plus fin qu’avec une plume.

Le pinceau semble avoir toutes les qualités, mais tout ce que nous
avons dit sur l’encre est également vrai pour le pinceau. De même, le
pinceau s’abîme rapidement, s’il est mal nettoyé, il va fourcher, et dans
tous les cas, il subira l’abrasion du papier.

On conseille parfois de toujours travailler dans le même sens et avec


des coups de pinceau consécutifs et confiants. Plus vous serez rapide
et ample dans le mouvement, plus le trait sera esthétique, et plus vous
renverrez une impression de confiance dans le trait.

Les modèles les plus connus sont les Winsor & Newton et les series
7 Kolinski. Dans tous les cas, nous vous invitons à sélectionner une
bonne marque avec des poils naturels de martre, un matériel que vous
pourrez retrouver dans quelques années, le temps qu’il vous faudra
pour bien le maîtriser.

Une alternative : le pinceau portable !

La plupart d’entre vous débutent en création de BD. La plume et le pinceau res-


tent des matériels difficiles à prendre en main et vous risquez de vous découra-
ger avant d’obtenir un bon résultat. Les feutres et stylos techniques, notamment
à pointe souple, sont de bonnes alternatives. Mais il existe un produit qui sort
vraiment de l’ordinaire et qui est de plus en plus conseillé pour l’encrage. Il s’agit
des pinceaux portables.

On pourrait dire qu’ils ont l’avantage des pinceaux sans les inconvénients, mais
cela vaut aussi pour les stylos techniques. En fait, c’est une sorte de mixage des
deux. Sa souplesse fait qu’au début, il est très difficile de faire un délié précis,
mais avec un peu de patience, on arrive à de très bons résultats.

Le Pentel GFKP3A-A qui est rechargeable (cartouches Pentel FP10) est


excellent pour l’encrage, voire la calligraphie. Il est ultra-léger et la prise est
assez agréable, mais le rebond de la pointe est très différent de celui d'un
vrai pinceau, c'est même assez pénible de passer de l'un à l'autre. Il encre
aussi un peu plus "gros".

Les Créateurs de Mondes 79


Bande dessinée

Autres accessoires

L’encre de Chine, très noire et très mate, délivre


de très bons résultats au scanner, pour le plaisir
de tous les dessinateurs qui ne désirent pas
perdre de temps à « cleaner » un crayonné. Il est
important de sélectionner une bonne encre, car
quand on gomme, l’encre ne va pas garder la
même intensité. L’encre de Chine tient ses pro-
messes, mais certains stylos, liners et marqueurs
peuvent s’avérer décevants. Les noirs intenses
donnent un effet plus marqué côté encrage et se
révéleront davantage lors de la colorisation. La
tenue dans le temps est un élément important Encre de Chine Pelikan
aussi, surtout si on souhaite conserver ou vendre
quelques planches originales. La marque Pelikan
propose de bons produits à un coût relativement
accessible.

Une table lumineuse (modèle A3) est peu coû-


teuse (moins de 50 €) et s’avère d’une grande aide
pour ceux qui préfèrent encrer leur croquis à par-
tir d’une autre feuille, évitant ainsi le stress de
rater son encrage et de devoir tout recommencer,
mais aussi, évitant ainsi la phase de gommage.
C’est une planche à leds consommant peu d’éner-
gie et fonctionnant souvent via des piles ou une
petite batterie intégrée rechargeable en USB. On
peut varier l’intensité lumineuse. Table lumineuse

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Créer une bande dessinée comme les pros : l’encrage

L’encrage via l’ordinateur ou la


tablette graphique

L’informatique a engendré de nouvelles


méthodes de travail. Numériser un
crayonné et le contraster permet d’obte-
nir un trait durci, définitif. De la sorte,
l’encrage digital remplace l’encrage
manuel. Et le dessin peut être nettoyé de ses traits superflus au moyen de la « gomme » sur
Photoshop, de même que les traits comportant des manques peuvent être remplis, complé-
tés. Mais cet automatisme ne tient pas compte véritablement du savoir-faire de l’encrage ni
des codes liés à la BD. C’est donc une approche que nous avons tendance à vous déconseiller.

Sans avoir à scanner son crayonné. Il est possible, désormais, de dessiner au stylet sur une
palette graphique et de sélectionner l’outil dont on veut imiter les effets : stylo, feutre, plume
ou pinceau. On dispose d’une quantité de brushes quasi infinie, de toutes les tailles et dont
le fonctionnement peut être finement paramétré et adapté à vos besoins. Nous ne revien-
drons pas sur tous ces aspects que nous avons déjà détaillés lors d’un précédent article dédié
au crayonné. Mais rien n’est plus simple que d’ajouter un nouveau calque, rendre le calque
du crayonné semi-transparent et travailler comme on le ferait avec un calque papier. On peut
ainsi faire pivoter le dessin à loisir, effectuer les zooms au besoin (attention à ne pas encrer
des détails qui ne se verront jamais) et changer d’outil en pressant une simple touche de rac-
courci. L’encrage numérique a comme principal avantage la possibilité du retour en arrière (le
fameux Ctrl+Z), qui n’a malheureusement pas d’équivalent dans le monde papier. Et il n’y a
aucun frottement avec la surface du papier, même si on en arrive rapidement à utiliser des
gants adaptés. En fin de compte, il n’y a pas d’outil à nettoyer, de matériel à ranger, de
consommable à racheter (sauf la pointe en plastique qui s'use à la longue, surtout sur les
tablettes à revêtement granuleux de chez Wacom.). Même si le coût d’acquisition peut repré-
senter plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’euros, il est fort probable qu’une utilisa-
tion régulière vous permettra d’économiser de l’argent et du temps.

Un inconvénient important est qu’on ne dispose plus d’une planche originale qu’on peut
encadrer, exposer ou revendre aux enchères. C’est souvent un complément de revenus non
négligeable pour le dessinateur de BD. Et puis, il n’y a pas ce même plaisir à travailler la
matière et passr trop de temps devant un écran est usant pour le dos et les yeux.

Il n’y a pas à proprement parler de logiciel dédié à l’encrage. Plusieurs logiciels peuvent être
utilisés comme Adobe Photoshop, Sketchbook Pro, SAI paint tool, Clip Studio Paint, le succes-
seur de Manga Studio, Krita ou Affinity Photo & Designer. Concernant les tablettes gra-
phiques, vous pouvez consulter cet article qui reprend les meilleurs modèles selon des
gammes de prix différentes.

Les Créateurs de Mondes 81


Bande dessinée

Un art du trait, des pleins et déliés L’œil sera attiré en premier par les lignes
épaisses et c’est pourquoi le détail doit être
Dans la réalité, nous n’observons pas de plus fin.
« ligne de contour noir » et dans la grande
majorité des cas, vous n’observerez pas de L’encrage, c’est aussi un niveau d’application
zone parfaitement noire. L’encrage est né de l’ombre sur le dessin. C’est une science du
d’une contrainte technique et son développe- contraste, d’où l’utilisation de noirs profonds,
ment s’est affiné avec et grâce aux artistes se l’alternance avec de larges espaces sans
succédant. traits et de grandes zones sombres.

Les encreurs ont petit à petit « codifié » l’en- Encrer, c’est donner l’illusion du volume en
crage pour obtenir des images à la fois tou- 3D sur une feuille 2D, et cela se fait en partie
jours lisibles et permettant de décrire grâce à la gestion de la lumière. En
des textures et des matières. général la ligne est épaisse dans
Les techniques et les codes les cas suivants : plus le
d’encrage sont mainte- contour est proche de
nant si bien intégrés l'observateur ; plus le
dans l’inconscient col- contour est opposé à la
lectif qu’il n’est pas rare source de lumière (ex :
que ces codes Rahan de Chéret) ; plus
prennent le dessus sur la masse est impor-
l’observation pour les tante, c’est-à-dire, plus
dessinateurs débu- la rotondité de la sur-
tants. face est lente (gros bide
= épais, coude = fin). Un
Encrer, c’est épurer un cro- trait courbe commence fin,
quis, lui retirer l’information enfle, puis diminue. Pour le
en trop, celle qui parasite, mais corps, un trait définit un muscle
qui nous plaît bien quand on est passion- jusqu'à l'intersection d'un autre muscle
né de dessin. Comment remplacer toutes les (épaule vers bras) ou d'une articulation (bras
nuances de gris avec un trait noir ? Dans un vers coude). Une articulation (ex : arrière du
crayonné, le trait est riche et donne du relief coude) est souvent représentée par un trait
à l’image. Le risque lors de l’encrage est donc de jonction d'épaisseur égale pour symboli-
d’aplatir le dessin. ser la rigidité de l'os (ou des tendons).

Savoir quand épaissir son trait est tout un Variez l’épaisseur du trait en fonction de la
art. On peut aussi jouer sur le plein et le délié direction de la lumière (plus fin vers la
en fonction de l’intensité de la couleur du lumière), de l’ombre que l’objet fait sur lui-
crayonné pour s’en approcher au mieux. même. Ce qui est important en bande dessi-
née, c’est de savoir comment la lumière va
Quand on parle de plein et délié, cela fait circuler dans la case. Plus que la couleur,
référence au fait que selon l’appui, on aura c’est la lumière qui importe. Les zones éclai-
un trait fin ou épais. Des traits plus fins pour rées sont ainsi dessinées au trait, alors que
l’intérieur des formes et plus épais pour les les parties dans l’ombre seront rendues en
contours. aplats noirs.

82 Les Créateurs de Mondes


Créer une bande dessinée comme les pros : l’encrage

C’est au moment de l’encrage qu’un soin particulier est


accordé à cette gestion des ombres. Sur un visage, les com-
missures des lèvres, les plis de peau, les mèches de che-
veux sont tous des endroits contrastés. Cette vidéo de Mai-
son Poinsot (Le Donjon de Naheulbeuk, dossier du mag
#15) s’attache à montrer comment la lumière influence la
façon d’encrer en utilisant une tablette graphique.

Enfin, encrer, c’est donner de la lisibilité à la case. Selon


l’épaisseur du trait, on peut séparer les plans ou mettre en
évidence ce que l’œil doit voir en premier (les détails avec
un trait plus fin). Deux approches sont possibles : penser
en termes de perspective (= traits plus épais en avant-plan)
ou penser en termes de lumière (= traits plus épais en
arrière-plan).

Pour les dessinateurs qui souhaitent utiliser le gris comme


valeur intermédiaire entre le noir et le blanc, le choix s’offre
entre plusieurs techniques : hachures, lavis, pinceau sec,
La chaine « Apprendre à Dessiner » trames industrielles… sans oublier la carte à gratter. Göt-
vous propose un dessin (fichier à ting, pour sa part, superposait des couches successives de
télécharger dans la description de
la vidéo) pour vous entraîner à noir et de blanc.
encrer en suivant ce que l’artiste a
réalisé dans la vidéo.

Conseils pour réussir son encrage ● Faites chauffer votre matériel ! Quelques
essais sur une feuille à part avant d’encrer
● Prenez votre temps : passez au moins votre dessin, surtout à la plume, vous évitent
autant de temps sur un encrage que sur le des bavures et des résultats inattendus.
dessin même ! C’est une étape essentielle,
c’est là qu’on choisit les détails les plus impor- ● Évitez les automatismes au risque de rui-
tants. ner votre dessin. Il est important de rester
concentré sur sa tâche, et de varier le trait,
● Prenez du recul : soit en attendant une notamment l'orientation et la longueur des
journée entre un crayonné et un encrage, soit "virgules" de départs d'ombres.
en faisant une pause suffisante, le temps de
pouvoir porter un regard différent sur son
dessin.

● Testez plusieurs matériels, plusieurs


marques et choisissez des modèles qui sont
assez connus et qu’on pourra retrouver dans
quelques années, car l’important, c’est la maî-
trise qu’on en aura par la suite.

Les Créateurs de Mondes 83


Bande dessinée

● N’ayez pas forcément un


trait continu : les techniques
de colorisation modernes
n’obligent pas le dessinateur
à fermer le trait comme il en
avait besoin auparavant. Ce
qui était une contrainte est
progressivement devenu un
code, duquel on s’est
ensuite affranchi. Un trait
non fermé donne plus de
latitude au style, donne l'im-
pression d'une tâche de
lumière à l'intersection
(comme un reflet du soleil),
rend le trait plus hésitant et
l’ensemble moins froid. Table d’animation Handroo

● Tournez la feuille (ou utiliser une table ● Pensez à utiliser toutes les parties de
d’animation avec un disque rotatif comme votre corps : les doigts certes, mais aussi le
dans l’image ci-contre) ou la zone de dessin poignet et l’épaule. Pour avoir de belles
sur tablette graphique, pour conserver la lignes gracieuses, un joli « flow ». Entrainez-
main dans une position confortable et avoir vous en faisant de grandes courbes, bloquez
un trait précis (ce qui est moins important le poignet et les doigts et essayez juste avec
pour un crayonné). l’épaule.

● Plus vous contrôlerez vos déliés et les ● Pour savoir quel trait encrer en partant
placerez au bon endroit, et plus votre du crayonné, essayez de « plisser les yeux ».
encrage paraîtra professionnel et maîtrisé. Le cerveau sait reconstituer les informations
Réfléchissez toujours sur le pourquoi, essentielles.
comme “pourquoi je place ce délié ici plutôt
que là”. ● Si vous travaillez en digital, vous pouvez
altérer les croquis avec différents filtres.
● Pour éviter que l’encre ne bave sur la Sinon, vous pouvez utiliser une table lumi-
planche à cause de notre main, utilisez un neuse et faire varier l’intensité.
papier calque entre votre main et la planche,
laissant libre la partie à encrer évidemment. ● Les ratés, c’est aussi ce qui donne de la
vie à l’encrage.
● Si vous utilisez un liner, procédez en plu-
sieurs étapes pour l’épaississement des traits ● Étudiez le travail de vos dessinateurs de
(en utilisant des liners avec une pointe plus BD préférés, observez en détail, avec tout ce
grosse) — ce qui n’est pas nécessaire quand que vous avez appris ici, quelle est leur tech-
on travaille à la plume ou au pinceau par nique d’encrage. Adoptez, Adaptez, puis
exemple. soyez créatifs et Améliorez !

84 Les Créateurs de Mondes


Créer une bande dessinée comme les pros : l’encrage

La finalisation Quid de l’encrage des textes ? De plus en plus,


les éditeurs de BD obligent les dessinateurs à
Une fois les traits repassés, il est possible que procéder à un lettrage numérique. Ainsi, la
le travail d’encrage ne soit pas terminé. Il faut planche contient les bulles, mais reste vierge
peut-être corriger certaines erreurs. Pour des différents dialogues, hormis les onoma-
cela, on dispose d’autres matériels comme topées et autres éléments graphiques.
des encres ou des gouaches blanches, voire
des stylos blancs. On peut aussi s’en servir L’on comprend facilement que si on souhaite
pour affiner certains traits ou même créer pouvoir éditer une BD en plusieurs langues
des textures sur des aplats noirs, comme une afin de pouvoir l’exporter, il est plus facile de
craquelure sur un mur, ou créer un effet de travailler de cette façon. De fait, l’encrage du
pluie. lettrage ne fait plus partie des process de
création d’une bande dessinée. Vous pourriez
Une fois l’encrage terminé, le dessinateur toutefois effectuer cette étape lors de l’en-
laisse sécher l’encre et gomme le crayonné, crage dans vos projets. Nous aurons l’occa-
ne laissant ainsi que la partie encrée qui ser- sion de revenir là-dessus dans un prochain
vira au coloriste et à l’imprimeur. article consacré au lettrage.

Next Step : la colorisation !

Dans cette vidéo d’une heure trente de la chaîne Apprendre à Dessiner, le dessinateur vous
montre plusieurs exemples complets avec moult conseils pour encrer au mieux ses dessins.
Même si cela ne concerne pas spécifiquement les BD, il est très intéressant de voir tout le pro-
cessus créatif du début à la fin. Et le résultat est plutôt joli.

La prochaine étape, c’est la colorisation des planches. Il faut savoir néanmoins que selon le type
de colorisation que l’on adopte, cela peut avoir une influence sur les techniques d’encrage et le
matériel utilisé. Par exemple, une encre qui ne résiste pas à l’eau, à l’inverse d’une waterproof,
ne pourra pas être utilisée pour une colorisation utilisant une peinture à l’eau comme le pastel
ou la gouache. Certaines encres ne résistent pas non plus aux feutres à alcool. On peut encrer et
se passer complètement de la couleur. La plupart de mangas sont en noir et blanc et cela ne
gâche rien.

De même, on peut se passer d’encrer (traduisez, vous auriez pu vous économiser toute cette
lecture) ! Oui, dans la vraie vie, il n’y a pas de contours aux objets. Appliqué à la BD, cela donne
un style particulier, mais c’est parfois rafraîchissant. Alors, pourquoi perdre son temps ? C’est
vraiment une question de goût, de style et de choix. Je trouve pour ma part que ces BD sont
beaucoup moins lisibles, quelque chose d’important me manque.

Dans tous les cas, il faudra choisir, vous ne pourrez pas à la fois vous passer de l’encrage et de la
mise en couleur ! •

Les Créateurs de Mondes 85

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