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L’héritage des Chatsfield

Derrière les somptueuses portes des hôtels Chatsfield existe un monde fait de luxe, de glamour et
de volupté, réservé aux élites, aux riches et aux puissants. Et depuis des décennies, Gene
Chatsfield, le patriarche, est aux commandes de cet empire hors du commun, tandis que ses
héritiers parcourent le monde pour s’adonner à leurs plus scandaleux plaisirs.
Aujourd’hui pourtant, tout est sur le point de changer : Gene a nommé un nouveau P.-D.G. Un
homme qu’on dit froid et impitoyable. Un homme qui n’a jamais connu l’échec et dont la mission
est de faire rentrer les héritiers Chatsfield dans le rang.
Passez les portes de l’hôtel, installez-vous confortablement dans la luxueuse suite qui vous a été
réservée et assistez aux bouleversements qui vont secouer cet univers de scandale et de passion…
1.

— Sois aimable avec lui, Holly.


Holly Purman sourit tout en arborant son air le plus innocent. Celui qu’elle prenait quand son
grand-père lui demandait quelque chose qui lui déplaisait. Celui qui d’ordinaire faisait merveille.
— M’arrive-t-il de ne pas être aimable ?
— Je suis sérieux, grommela Gus, refusant pour une fois de se laisser enjôler. Je sais comment
tu es quand tu as des idées bien arrêtées sur quelque chose ou quelqu’un. Et je te soupçonne d’être
justement très remontée. Je veux que tu fasses bon accueil à Franco Chatsfield. C’est très important. Il
prend la peine de venir jusqu’ici pour nous parler, et l’argent qu’il propose nous mettrait pour
toujours à l’abri des problèmes financiers.
Holly soupira. Elle s’apprêtait à sortir pour conduire les moutons dans les vignes, mais ça
devrait attendre un peu. Après tout, ils avaient encore de la marge avant de mourir de faim, et les
mauvaises herbes qui poussaient entre les rangs de ceps en hiver seraient toujours là dans une demi-
heure… Si elle voulait convaincre son grand-père qu’ils ne risquaient pas de signer avec Chatsfield le
contrat du siècle, il était urgent d’avoir avec lui la discussion qu’elle ruminait depuis qu’il avait
accepté au téléphone qu’un représentant du groupe leur rende visite.
Elle prit une chaise, s’installa en face du fauteuil roulant de son grand-père et posa la main sur la
sienne.
— D’accord, grand-père. Moi aussi je vais être sérieuse. Nous intéressons le groupe hôtelier
Chatsfield. Mais c’est normal, non ? Après avoir gagné des médailles d’or ou d’argent dans presque
tous les concours existants, les vins Purman sont convoités par tout le monde. Des acheteurs
potentiels se sont manifestés depuis toutes les régions d’Australie. Il y a aussi cette grande chaîne de
supermarchés anglaise qui nous a fait une offre de partenariat. Je croyais que tu trouvais tout ça très
prometteur. Alors, pourquoi es-tu aussi enthousiasmé par la visite d’un type de chez Chatsfield ? Que
peut-il nous apporter de plus que les autres ?
— La couverture médiatique, bien sûr ! Tu sais aussi bien que moi qu’une association avec
Chatsfield nous garantirait une renommée internationale que nous n’obtiendrons avec aucun autre
partenaire ! Quoi de mieux que de figurer sur la carte des palaces les plus prestigieux du monde ?
C’est le genre de publicité que personne ne peut se payer !
Holly se massa les tempes. Si seulement elle s’était trouvée dans le bureau le jour où ce Franco
Chatsfield avait téléphoné… Elle n’aurait pas accepté de le recevoir aussi rapidement. Elle lui aurait
même sans doute dit carrément qu’il perdait son temps. Mais quand elle avait eu connaissance de son
coup de téléphone, il était déjà en route. Et son grand-père avait raison. Depuis, elle était très
remontée… Inspirant profondément, elle s’exhorta au calme.
— Bien sûr, dit-elle en tapotant la main de son grand-père. Si nous nous associons avec
Chatsfield, nous serons connus dans le monde entier. Il n’y a aucun doute là-dessus. Mais est-ce bien
le genre de publicité que nous voulons pour les vins Purman ? Chaque semaine, il y a un nouveau
scandale lié à cette famille. Regarde Lucca Chatsfield, surpris dans une situation… disons
« compromettante »… Est-il vraiment souhaitable que le nom de Purman soit associé au leur ? Nous
avons tous les deux travaillé très dur pour assurer le succès de nos vins. Je ne veux pas que notre nom
soit traîné dans la boue.
— Chatsfield est la chaîne hôtelière la plus prestigieuse du monde !
— Ça, c’était vrai autrefois. A une époque elle jouissait d’un grand prestige, en effet.
Aujourd’hui elle essaie de continuer à vivre sur sa réputation, mais son nom est davantage synonyme
de scandale que de prestige.
Gus ferma les yeux et secoua vivement la tête.
— Non, non, non ! C’est en train de changer. Il me l’a dit. Un nouveau directeur général vient
d’être nommé. Il a pour mission de réorganiser tous les hôtels afin de redorer le blason de la chaîne.
D’où la refonte de la carte des vins. Ils sont prêts à investir beaucoup d’argent pour obtenir les
meilleurs. Pourquoi n’en profiterions-nous pas ?
Holly eut un pâle sourire.
— Nous avons déjà eu affaire à de gros investisseurs qui nous promettaient monts et merveilles,
grand-père. Et je ne me souviens pas t’avoir vu aussi emballé.
Gus arqua les sourcils. Le regard de ses yeux bleu électrique était toujours aussi pénétrant,
même si la peau tout autour était ridée et tannée par une vie entière de travail au grand air.
— C’est ça le problème ? Une affaire vieille de dix ans ? Il n’a jamais été assez bien pour toi,
Holly, tu le sais !
— Oui, je le sais.
Elle déglutit profondément. La souffrance s’était atténuée avec le temps, mais elle était toujours
là, tapie au fond de son cœur. Prête à resurgir si elle l’y autorisait. Ce qui lui arrivait parfois, juste
pour se rappeler de ne plus jamais être aussi naïve…
— Mais ce n’est pas à ça que je pensais. Je me souviens surtout de ce qui s’est passé après que tu
l’as mis à la porte. Quand il s’est acharné à traîner le nom de Purman dans la boue. Tu ne te rappelles
pas tous ces articles venimeux qu’il écrivait dans les journaux sur la médiocrité des vins Purman ? De
tous ces clients qui téléphonaient pour annuler leurs commandes, parce qu’ils craignaient de ne
jamais être livrés ? De tous ces journalistes qui nous appelaient parce qu’ils nous croyaient au bord
de la faillite ? Est-ce que nous voulons vraiment revivre ça ?
— Là, ça n’a rien à voir. Ne serait-ce que l’argent qui…
— L’argent n’est pas tout. Notre image est en jeu ! Si Chatsfield essaie de redorer la sienne,
bravo à eux, mais si nous acceptons que notre nom et notre réussite leur servent de caution, nous
risquons de tout perdre.
Gus secoua la tête.
— Je sais bien que l’argent n’est pas tout. Accepte juste de lui parler, Holly. Il va bientôt arriver.
Ecoute ce qu’il a à dire. Donne-lui une chance. Donne une chance à Chatsfield.
Holly réprima un frisson. Comment pourrait-elle se résoudre à prendre un tel risque ?
— Pourquoi ne lui parles-tu pas toi-même si tu es tellement convaincu ?
— Je vais lui parler, bien sûr. Mais puisque je suis cloué dans cet engin inutile…
Gus frappa du plat de la main la roue de son fauteuil.
— … c’est toi qui devras lui montrer le vignoble et la cave. C’est toi qui présenteras tes
millésimes. Comme il se doit, d’ailleurs. Parce que c’est toi que tout le monde veut rencontrer.
L’œnologue, la disciple de Dionysos, la femme qui transforme l’humble grappe en nectar des dieux.
Ses yeux s’embuèrent.
— Ma petite Holly.
Elle lui pressa la main en soupirant.
— Ces critiques œnologiques disent beaucoup de bêtises.
— Non, tout cela est vrai. Tu as un don, ma petite fille. Un don de Dieu pour tout ce qui touche à
la vigne et au vin. Je suis très fier de toi.
Holly sourit tendrement à son grand-père avant de déposer un baiser sur sa joue parcheminée.
— Si je suis douée, c’est parce que tu m’as tout appris.
Il lui agrippa la main en clignant les paupières pour refouler ses larmes.
— Holly, cette proposition de Chatsfield pourrait être la chance de notre vie.
Elle réprima un soupir. Bien sûr, d’un point de vue financier, elle était plus qu’alléchante. Mais
vu l’image déplorable de la famille Chatsfield et de sa chaîne hôtelière, l’accepter pourrait bien être
une erreur fatale.
— Je lui parlerai, grand-père, dit-elle en souriant à l’homme qui était le centre de son univers
depuis si longtemps qu’elle n’avait pas souvenance d’une époque où il n’aurait pas été là pour elle. Je
vais lui donner une chance et écouter ce qu’il a à dire.
Et ensuite, je l’enverrai paître.
2.

Franco Chatsfield n’aimait pas qu’on lui mette le couteau sous la gorge. Surtout quand celui qui
jouait à ce petit jeu était Christos Giatrakos. L’homme que son père avait engagé pour mettre ses
enfants — et donc lui-même — au pas.
Il referma d’un geste vif le magazine économique qu’il tentait de lire tandis que l’avion
amorçait sa descente vers l’aéroport d’Adélaïde. Plus l’atterrissage approchait, plus il bouillait.
En temps normal, il n’aurait pas accordé cinq minutes de son temps à quelqu’un comme
Giatrakos.
En temps normal il aurait envoyé Giatrakos au diable.
Sauf que son dernier e-mail l’en avait empêché.
De : christos.giatrakos@hotelchatsfield.com
Pour : franco.chatsfield@hotelchatsfield.com
Sujet : MAINTIEN DE VOTRE RENTE
Suite à mes nombreuses tentatives pour vous faire entendre raison, sachez qu’en cas d’échec de l’accord
avec les vins Purman, je me verrai dans l’obligation de suspendre le paiement de votre rente, comme votre
père m’en a donné le pouvoir.
Ceci est mon dernier avertissement.

Risquer de perdre la rente qui lui était versée dans le cadre de la fiducie familiale ? C’était la
seule chose qu’il ne pouvait pas se permettre. Il allait donc respecter les règles fixées par le nouveau
directeur général de son père. De toute façon, il avait déjà parlé à Angus Purman, et à en juger par la
réaction enthousiaste de ce dernier l’accord était pratiquement conclu. Ce qui n’avait rien d’étonnant,
vu l’offre qu’il avait fait miroiter au vigneron, conformément au budget considérable dont il
disposait pour mener à bien cette affaire.
En principe, la signature du contrat ne devrait être qu’une simple formalité. Il serait de retour à
Milan et déposerait les papiers sur le bureau de ce minable de Giatrakos avant même que l’encre ait
eu le temps de sécher.
Et si son père — son célèbre père, qui ne lui avait pas accordé deux minutes de considération
depuis sa naissance — le croyait incapable de négocier un contrat avec un nouveau fournisseur de la
chaîne hôtelière Chatsfield, il allait comprendre son erreur.
Il avait peut-être quitté l’école à seize ans et fui le cirque médiatique lié aux Chatsfield avant d’en
être la victime, mais il avait appris une ou deux choses en chemin. Son père allait peut-être enfin s’en
rendre compte ?
Franco réprima un grognement de dérision.
Quelle importance, de toute façon ?
L’avion, qui poursuivait sa descente, sortit de la couche de nuages et Franco regarda par le
hublot. Aucun signe d’Adélaïde pour l’instant. Juste une vaste plaine vallonnée, parsemée de
minuscules agglomérations reliées entre elles par des rubans de bitume sinueux. Des forêts de pins et
d’eucalyptus alternaient avec des champs ou des vignes, qui escaladaient les collines en rangs tirés au
cordeau. Parmi celles-ci se trouvait sans doute le vignoble Purman planté de pinot noir et de
chardonnay, utilisés pour l’élaboration de leur vin pétillant primé.
Une bourrasque de pluie éclaboussa le hublot, masquant la vue. Franco se cala dans son siège.
Peu importait l’emplacement exact de ce vignoble. Dès les formalités terminées à l’aéroport
d’Adélaïde, il se rendait directement au siège de Purman dans le Coonawarra, à quelques minutes de
vol. Il n’avait ni envie ni besoin de voir quoi que ce soit d’autre. Sa mission était d’ajouter les
quelques renseignements manquants au contrat qu’il avait préparé et d’obtenir une signature. Il n’était
pas là pour faire du tourisme. En fait, plus tôt il aurait neutralisé Giatrakos et assuré le maintien de sa
rente, mieux il se porterait.
C’était tout ce qui l’intéressait.

* * *

Même pour l’hiver le temps était particulièrement épouvantable, et Holly était soulagée d’avoir
quitté la vigne le temps de préparer des sandwichs pour le déjeuner. Le crépitement de la pluie sur le
toit était si fort qu’elle n’entendit pas tout de suite l’hélicoptère arriver. Même quand elle distingua le
bruit caractéristique des pales en rotation, elle n’y prêta pas grande attention. L’aérodrome local était
assez proche et le survol de la région était une attraction très prisée des touristes. Même si ce n’était
pas vraiment la saison…
Mais le bruit s’amplifia peu à peu et Holly sentit son estomac se nouer. Elle arrêta de couper le
fromage. Serait-ce lui ?
Elle prit un torchon pour s’essuyer les mains tout en se dirigeant vers les portes vitrées qui
donnaient sur les vignes, presque entièrement nues en cette saison. Un hélicoptère descendait
lentement vers la pelouse qui faisait office d’héliport en cas de besoin.
Son grand-père la rejoignit dans son fauteuil roulant.
— Tu crois que c’est lui ?
— Qui d’autre ? De toute évidence c’est quelqu’un qui aime se faire remarquer. Donc, sans doute
un Chatsfield.
— Tu n’en sais rien, Holly.
Elle le sentait. Elle en avait la certitude.
— C’est lui.
Elle roula le torchon en boule et le lança dans l’évier avant d’ouvrir la porte. L’air était glacial,
mais la pluie s’était calmée. Ils attendirent dans la véranda, tandis que l’hélicoptère se posait et que le
rotor ralentissait. Elle serra les dents, horripilée. S’imaginait-il vraiment qu’ils allaient être
impressionnés par cette arrivée spectaculaire ?
Aucune chance.
La porte passager s’ouvrit et leur visiteur sauta à terre. Grand, apparemment, puisqu’il était
obligé de baisser la tête sous les pales du rotor, encore en mouvement. Environ un mètre quatre-
vingts. Lorsqu’il se redressa, elle vit son visage. Pas de doute, c’était un Chatsfield. Traits ciselés,
cheveux un peu trop longs volant au vent, air de mauvais garçon… Un long frisson parcourut Holly
et elle sentit les pointes de ses seins se dresser. Le froid, se dit-elle en croisant les bras sur sa poitrine
et en enfonçant les ongles dans sa peau. Maudit soit l’hiver et cet homme qui souriait comme s’il était
le bienvenu…
Comme s’il se voyait déjà partenaire des vins Purman.
Hors de question.
— Angus Purman ? dit-il en tendant la main à son grand-père. Franco Chatsfield. Enchanté de
faire votre connaissance.
— Appelez-moi Gus, répliqua le vieil homme avec un bref hochement de tête. Et voici ma petite-
fille, Holly. C’est elle la véritable patronne.
Vraiment ? Interloqué, Franco serra la main de la jeune femme. Rien à voir avec la poignée de
main franche et énergique de son grand-père… D’ailleurs, elle ne lui rendait pas son sourire et fuyait
son regard. De toute évidence, elle n’était pas ravie de le voir. En fait, avec son pantalon large, ses
bottes boueuses, son sweat-shirt délavé portant le logo des vins Purman, elle était… terne. Seuls ses
yeux turquoise donnaient un peu d’éclat à son visage dénué de maquillage. Mais peut-être était-elle
justement irritée de ne pas avoir eu le temps de se préparer. Après tout, les femmes aimaient bien se
pomponner…
— Excusez-moi si mon arrivée vous prend de court.
— Pas du tout, nous vous attendions, assura le vieil homme d’un ton cordial.
— C’est juste que nous ne vous attendions pas…
La jeune femme indiqua l’hélicoptère.
— … là-dedans.
Pas de doute, elle était irritée contre lui… Mais pour quelle raison ? se demanda Franco.
— Je n’ai pas eu d’autre choix que de prendre l’hélicoptère à Mount Gambier. J’avais prévu de
prendre un vol intérieur, mais l’aéroport de Coonawarra est inaccessible en raison du mauvais temps.
— Vous n’avez pas trouvé de voiture à louer ?
Gus entra dans la maison et fit signe à Franco de le suivre.
— Non. En tout cas, aucune qui me convienne.
La seule qu’on lui avait proposée était si minuscule qu’il n’aurait jamais pu y loger ses
jambes…
— Il n’y avait pas de Maserati ? ironisa la jeune femme. C’est vraiment la plaie quand ça arrive.
— Holly ! protesta Gus par-dessus son épaule.
Franco s’efforça de sourire malgré son agacement. Il arrivait avec un paquet de dollars et un
contrat que personne n’aurait l’idée de dédaigner et elle le traitait comme un indésirable ! Quel était
donc son problème ?
Il pénétra dans une vaste pièce haute de plafond, partagée entre cuisine et salle à manger, dans
laquelle une grande cheminée répandait une chaleur bienfaisante. La pierre et le bois dominaient le
décor, et de grandes fenêtres offraient une vue panoramique sur les vignes. Jamais il n’aurait imaginé
trouver à l’autre bout du monde, dans le sud-est de l’Australie, une maison qui lui rappellerait à ce
point sa villa de pierre située dans les collines de Plaisance, à proximité de Milan…
— Nous étions sur le point de déjeuner, déclara Gus. Vous voulez vous joindre à nous ?
Franco leva les mains.
— Je ne veux pas vous déranger.
Il portait une montre en or, constata Holly. Une montre en or ridiculement luxueuse, comme les
chaussures visiblement faites main qu’il avait aux pieds…
— On ne peut pas discuter affaires le ventre vide, décréta Gus. Ça ne te dérange pas, n’est-ce pas,
Holly ?
— Pas du tout, répliqua-t-elle en s’efforçant de prendre un ton enjoué. J’espère que vous aimez
les sandwichs au corned-beef ?
— Bien sûr, répondit Franco.
Il avait un accent étrange, songea-t-elle. De la haute société, comme elle s’y attendait, mais avec
par moments des intonations beaucoup plus populaires. Peut-être à cause de sa mère italienne ? Mais
quelle importance ? Elle s’en moquait éperdument.
— Parfait, dit son grand-père. Holly ne fait pas seulement le meilleur vin de la région. Ça se sait
moins, mais elle confectionne également les meilleurs sandwichs. Elle prépare l’assaisonnement elle-
même, voyez-vous.
— Dans ce cas, j’ai de la chance. Il semble que je n’aurais pas pu choisir un meilleur moment
pour arriver.
Un charmeur, songea Holly en disposant des club-sandwichs sur un plat. Décidément, la liste de
ses défauts ne cessait de s’allonger… Un Chatsfield, charmeur, qui portait des chaussures faites à la
main et des montres en or et qui louait des hélicoptères lorsque le commun des mortels louait des
voitures.
Elle n’aimait pas les charmeurs qui vivaient dans le luxe.
Elle ne leur faisait pas confiance.
La pluie tambourinait de nouveau sur le toit et cinglait les vitres chaque fois qu’une bourrasque
la projetait à travers la véranda. Le vacarme était tel qu’elle entendait à peine ce que se disaient son
grand-père et leur invité, engagés dans une conversation. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule. Franco avait enlevé sa veste, révélant un pull fin qui moulait comme une seconde peau ses
larges épaules et son torse puissant. Bâti comme un athlète, il semblait occuper tout l’espace de la
pièce pourtant vaste.
Raison de plus pour se méfier de lui… Elle posa le plat de sandwichs sur la table et regagna
aussitôt le coin cuisine. Tout en allumant la bouilloire, elle le regarda du coin de l’œil prendre un
sandwich.
Grandes mains aux longs doigts fins.
Lorsqu’il avait serré la sienne à son arrivée, elle avait senti une brève décharge d’électricité… Il
leva les yeux et surprit son regard sur lui. A son grand dam elle fut parcourue d’un long frisson.
Furieuse contre elle-même, elle tourna aussitôt la tête vers la fenêtre. Que lui arrivait-il ?
— Vous ne mangez pas, déclara-t-il.
Elle secoua la tête. Dire que quelques minutes plus tôt elle mourait de faim ! Son appétit l’avait
brusquement désertée. Si seulement elle avait été là le jour où il avait téléphoné… Elle lui aurait dit
qu’il était inutile de venir. Que cette visite ne servait strictement à rien.
— Dès que l’averse sera terminée, il faudra que tu emmènes Franco dans la vigne, déclara Gus.
Il faut lui montrer notre terre rouge, la « terra rossa », qui recouvre le sous-sol calcaire et qui
contribue, avec la fraîcheur du climat, à la qualité de notre raisin.
— Grand-père, tu as regardé par la fenêtre ? Je ne suis pas sûre que ce soit le jour idéal pour
sortir.
Surtout en tête à tête avec un Chatsfield…
— Ne dis pas de bêtises ! Franco ne serait jamais venu jusqu’ici s’il n’avait pas envie de voir de
près le vignoble et la cave.
— Bien sûr, approuva Franco avec un sourire crispé. Je tiens à profiter de ma visite pour en voir
le plus possible.
— Parfait, commenta Gus en frappant du plat des mains sur ses cuisses d’un air triomphant.
Holly réprima une moue dubitative. Leur invité ne paraissait pas particulièrement enthousiaste.
Sans doute craignait-il d’abîmer ses belles chaussures…
— D’ailleurs, la pluie s’est calmée. Vous feriez mieux d’y aller avant qu’elle reprenne, ajouta
Gus à l’adresse de Franco. Holly va vous trouver un manteau.
Franco se leva.
— Oh ! Gus, après la visite, nous pourrions peut-être examiner en détail la proposition du
groupe Chatsfield.
Holly tourna vivement la tête.
— Vous ne perdez pas de temps, n’est-ce pas, monsieur Chatsfield ?
— Appelez-moi Franco, je vous en prie. Et non, je n’aime pas perdre de temps. Ni en faire
perdre aux autres. En fait, j’ai apporté un contrat prêt à être signé. J’ai dit à votre grand-père au
téléphone que les termes en étaient très avantageux et je peux vous garantir que notre proposition
surclassera toutes celles qui ont pu vous être faites. J’aimerais en discuter avec vous plus en détail.
— J’ai hâte de la découvrir.
Les yeux de Gus brillaient comme ceux d’un enfant impatient d’ouvrir le plus gros paquet posé
au pied du sapin.
— Je suis désolé de ne pas pouvoir vous accompagner, mais je suis prisonnier de ce fichu
fauteuil. Holly, je serai dans le bureau. Préviens-moi quand vous rentrerez et nous verrons tous les
trois ensemble si nous pouvons faire affaire.

* * *

Une rare trouée bleue éclairait le ciel. Ils avaient dix minutes avant le prochain amoncellement
de nuages noirs qui déverseraient des trombes d’eau, estima Holly.
— Vous allez abîmer vos belles chaussures, dit-elle en enfilant son ciré usé jusqu’à la corde.
— Pas de problème. Ce ne sont que des chaussures.
Elle sourit tout en mettant ses bottes en caoutchouc. Seul quelqu’un habitué à porter des
chaussures faites à la main était capable de faire ce genre de réflexion… De toute évidence, les
Chatsfield avaient plus d’argent que de bon sens.
Encore un défaut à ajouter à la liste.
Elle le précéda sur la pelouse détrempée, marchant à grands pas, les mains enfoncées dans ses
poches. Il était juste derrière elle… Inutile de regarder par-dessus son épaule pour le savoir. Elle
devinait sa présence aux frissons qui la parcouraient. Dieu merci, il repartirait bientôt. Pour retrouver
son monde de privilèges et sa vie émaillée de scandales.
Sois aimable avec lui, Holly. Pour faire plaisir à son grand-père, elle s’efforçait de réprimer
l’hostilité qui la faisait bouillir, mais elle n’y parvenait pas totalement. Non. Elle était incapable d’être
aimable avec lui. Mais elle pouvait peut-être essayer de demeurer polie. Il ne resterait pas longtemps.
Elle pouvait être polie, non ?
Du moins jusqu’à ce qu’il sorte son contrat.
— Nous avons environ cinquante hectares de vignes, déclara-t-elle.
Mais Franco ne l’écoutait pas. Il était distrait par une découverte récente. Juste avant de sortir,
elle avait souri. Sans doute seulement pour se moquer de ses chaussures, mais elle avait souri quand
même. Et il avait eu une révélation. Lorsqu’elle souriait, ses yeux turquoise s’illuminaient, deux
points de couleur vive qui contrastaient avec ses vêtements ternes, et elle devenait presque jolie. Qui
aurait pu le croire ?
Il la suivit jusqu’à un bâtiment de pierre niché au milieu d’immenses eucalyptus. La cave, sans
doute. Elle continuait de parler, mais il ne l’écoutait que d’une oreille. Que lui importaient les cépages
cultivés ou le rendement de la vigne ? Dans une heure ou deux il repartirait et il n’aurait plus jamais
besoin d’accorder une seule pensée aux vins Purman ni à cette femme irritable.
D’ici là, il devrait prendre son mal en patience.
Ils s’arrêtèrent devant un trou creusé dans le sol qui mettait en évidence la couche de terre rouge
foncé qui recouvrait le sous-sol calcaire. Lorsque Holly se mit à expliquer les vertus de la terra rossa,
Franco perdit patience.
— Epargnez-moi la leçon. Je sais ce qu’est la terra rossa. J’ai vécu en Italie.
Dio, non seulement sa mère était italienne, mais il avait passé les dix dernières années en Italie.
— Excusez-moi. Je pensais que vous aviez grandi en Angleterre.
— C’est exact.
Il jeta un coup d’œil au bâtiment qui abritait la cave. Nul doute qu’il allait avoir droit à une visite
guidée. Quelle plaie ! S’il avait accepté de la suivre, c’était parce qu’il craignait que son grand-père et
elle trouvent son manque d’intérêt suspect. Mais la plaisanterie avait assez duré. Il était temps de
passer aux choses sérieuses s’il voulait conclure cette affaire aujourd’hui.
— Merci pour la visite, mademoiselle Purman. Je pense que nous ferions mieux de rentrer, à
présent.
Les yeux turquoise de Holly s’écarquillèrent.
— La visite n’est pas terminée.
— Gus nous attend.
— Il sait que nous en avons pour un moment.
— Je préfère ne pas le faire attendre.
— Mais vous n’avez même pas vu la cave ni goûté les vins, objecta Holly avec une irritation
manifeste.
— Le vin est bon. Sinon je ne serais pas ici avec un contrat dans ma poche. Vous ne comprenez
pas. Le groupe Chatsfield veut acheter toute votre production en bloc. Ce n’est pas ce que vous me
montrerez aujourd’hui qui nous fera changer d’avis. Il serait plus utile d’utiliser le temps à notre
disposition pour discuter du contrat.
Les yeux turquoise lancèrent des étincelles.
— Je savais que vous n’aviez pas envie de visiter la propriété. En fait, rien de tout ça ne vous
intéresse, n’est-ce pas ? lança-t-elle avec un geste du bras englobant la vigne et la cave.
— Ne le prenez pas personnellement. Je suis ici pour conclure une affaire, pas pour faire du
tourisme.
— Avez-vous déjà goûté nos vins ?
— Est-ce important ?
— Vous êtes incroyable ! Je parie que vous ne vous y connaissez pas du tout en vin !
Franco se hérissa. Si elle savait… Mais il n’avait aucune envie de lui expliquer.
— Si, un peu.
Elle eut un sourire froid.
— « Un peu » ? Alors je suppose que vous savez qu’il y a deux sortes de vin ? Le rouge et le
blanc ?
Crispant la mâchoire, il s’exhorta au calme.
— Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ça.
— Oh ! bien sûr, j’oubliais. Il y a en réalité trois sortes de vin. Vous n’êtes pas seulement né avec
une cuillère en argent dans la bouche, vous aviez aussi une flûte à champagne dans la main.
Les poings de Franco se crispèrent. S’il avait une flûte à la main en ce moment même, elle
volerait en éclats. Comme son sang-froid…
Personne ne pouvait se permettre de le juger.
Depuis que son père lui avait fait comprendre qu’il n’avait pas besoin d’un fils et que par esprit
de rébellion il avait quitté Eton du jour au lendemain pour partir en Italie, il n’avait été jugé et
reconnu coupable par personne d’autre que par lui-même. Il était son juge le plus implacable. Alors
de quoi se mêlait cette femme ?
Elle ne savait rien de lui.
Rien !
La cicatrice qu’il avait au côté devint douloureuse, tandis qu’il était assailli par un sentiment de
culpabilité familier. Un sentiment né quand il avait découvert ce qu’il avait involontairement laissé en
Angleterre. Quand il avait pris conscience des années qu’il avait perdues et de la souffrance qu’il
avait causée. Un sentiment de culpabilité qui ne le quitterait jamais. Parce qu’il n’avait pas pu sauver
la vie de son enfant.
Nikki.
Submergé par une douleur insurmontable, Franco dut faire appel à toute sa volonté pour se
ressaisir.
Cette femme ne savait rien de lui, mais il n’avait pas l’intention de lui raconter sa vie. Il se
moquait éperdument de ce qu’elle pensait de lui. Il n’avait pas besoin qu’elle le comprenne. Tout ce
dont il avait besoin c’était sa fichue signature sur ce contrat.
— Le groupe Chatsfield souhaite que vous lui réserviez l’exclusivité de vos produits et il est prêt
à payer très cher ce privilège, déclara-t-il d’un ton posé. Non seulement nous achèterons toute votre
récolte, mais vos vins bénéficieront, grâce à nos hôtels, d’une vitrine prestigieuse dans le monde
entier. Vous ne recevrez jamais une proposition plus intéressante. Alors pourquoi ne faites-vous
même pas l’effort d’écouter ce que j’ai à vous dire ?
Holly releva le menton.
— Peut-être que ce que vous avez à dire ne m’intéresse pas. Si le groupe Chatsfield voulait
réellement acheter les vins Purman, il aurait envoyé un spécialiste… pas un coursier !
Une fois de plus, Franco s’exhorta au calme. Une gifle aurait été moins humiliante que ces
paroles méprisantes. Maudit soit Christos Giatrakos de l’avoir mis dans cette position ! S’il n’était pas
impératif pour lui de faire signer ce contrat, il quitterait les lieux sur-le-champ. Malheureusement
c’était impossible. L’odieuse Mlle Purman n’aurait pas cette satisfaction. Elle avait beau lui mettre des
bâtons dans les roues, il obtiendrait ce qu’il était venu chercher. Il le fallait. Perdre sa rente était
inenvisageable. Pour la garder, il était prêt à conclure un accord avec le diable lui-même.
Par conséquent, il valait mieux éviter de contrarier davantage cette harpie. Mais ce n’était pas
une raison pour se laisser insulter sans broncher.
— Traitez-vous tous vos clients potentiels de cette manière, mademoiselle Purman ? Ou bien
suis-je le seul à avoir cet honneur ?
Mlle Purman sourit. Un sourire froid, satisfait. De toute évidence, cette situation l’amusait.
— Vous êtes le seul. Est-ce que ça vous donne le sentiment d’être spécial, monsieur Chatsfield ?
Assailli par une bouffée de rage, il sentit le sang battre à ses tempes. Il apportait sur un plateau à
cette femme le contrat le plus lucratif qu’elle était susceptible de recevoir de toute sa vie, et elle
l’accueillait aussi mal que s’il était la Faucheuse en personne, venue s’emparer de l’âme de son
grand-père ! Mais pas question de perdre son sang-froid… Il sourit à son tour.
— Je crois que nous ferions mieux de rentrer pour discuter avec votre grand-père. Il semble
moins rebuté que vous par l’idée de traiter avec le groupe Chatsfield.
— Comme vous voulez.
Elle fit une pause avant d’ajouter :
— Mais sachez que nous sommes associés, lui et moi. Tout contrat doit comporter nos deux
signatures. Alors ne vous faites pas trop d’illusions.
3.

Franco Chatsfield était contrarié, songea Holly avec dérision.


La discussion avait duré tout l’après-midi et il s’était évertué à vanter l’intérêt de sa proposition
en leur faisant miroiter des gains mirobolants, tandis que Gus buvait ses paroles avec des étoiles dans
les yeux. De son côté, elle s’était employée à le refroidir en formulant des objections à son
raisonnement. Si bien que la signature de Franco Chatsfield était toujours la seule à figurer au bas du
contrat.
Ça n’avait pas été facile. Il avait présenté sa proposition comme une occasion qui ne se présentait
qu’une fois dans une vie, chiffres astronomiques à la clé. Gus devait considérer ça comme un rêve
devenu réalité, le couronnement et la justification d’une vie de travail.
Réaction qu’elle comprenait, bien sûr. D’un strict point de vue financier, cet accord était en effet
extrêmement avantageux. Mais elle n’allait pas fléchir pour autant. L’argent n’était pas tout. Comment
oublier que dix ans plus tôt la dégradation de leur image de marque avait failli les conduire à la
faillite ? Il était impossible d’accepter une proposition émanant d’un groupe dont la réputation était
entachée de scandales.
Pourquoi son grand-père refusait-il de le comprendre ?
Une demi-heure plus tôt, l’hélicoptère était reparti sous le regard noir de Franco. Tandis que la
discussion se poursuivait, la tension qui crispait les traits de ce dernier était allée crescendo, jusqu’à
ce qu’il semble sur le point de s’étrangler de rage. Gus s’était soudain excusé en annonçant qu’il
revenait, et avant qu’elle ait le temps de se demander pourquoi il s’absentait, la colère de Franco avait
explosé. Se redressant, il avait frappé du poing sur la table.
— C’est ridicule ! Une perte de temps !
S’éloignant de la table, il se mit à faire les cent pas devant la cheminée en passant la main dans
ses cheveux.
— Cette discussion ne mène nulle part.
Il s’immobilisa et darda sur elle un regard accusateur.
— Quel est votre problème ?
Ses yeux gris acier avaient viré à l’anthracite, et une fois de plus il semblait occuper tout
l’espace. C’était comme s’il n’y avait rien d’autre que lui et le feu de cheminée dans la pièce. Holly
entendit vaguement une sonnerie de téléphone, qui s’interrompit presque aussitôt. Gus avait dû
répondre. Et Franco continuait de la fixer d’un air hostile, attendant visiblement une réponse. Elle
resta impassible. Il était très satisfaisant d’avoir contrecarré les projets de cet homme arrogant en
l’empêchant de repartir avec ce qu’il était venu chercher, mais mieux valait éviter de lui adresser un
sourire narquois. Ce qui ne signifiait pas qu’elle devait trembler devant lui.
— Ce n’est pas moi qui ai un problème, me semble-t-il.
— Vraiment ? Parce que vous êtes la femme la plus intransigeante et la plus entêtée que j’aie
jamais rencontrée.
— Merci.
— Ce n’était pas un compliment.
Elle arqua les sourcils.
— Je les prends où je les trouve.
Franco se détourna avec un grognement dédaigneux. Pas étonnant… Vu l’allure qu’elle avait
dans ces vêtements informes et sans couleur, elle ne devait pas en recevoir beaucoup… Il se remit à
faire les cent pas devant la cheminée. Il avait besoin de deux signatures au bas ce contrat et il les
obtiendrait, quoi qu’il arrive. Ce n’était pas une femme qui allait le tenir en échec. Mais comment
l’amener à changer d’avis ? L’accord du vieil homme était déjà acquis. Il ne restait plus qu’elle à
convaincre.
Le vieil homme…
A présent que le grand-père s’était absenté, il avait un nouvel angle d’attaque… Franco se tourna
de nouveau vers Holly.
— Votre grand-père est très intéressé par ma proposition. Alors pourquoi de votre côté êtes-
vous aussi opposée à tout marché avec le groupe Chatsfield ?
Holly croisa les bras sur sa poitrine. Ce geste était révélateur de son hostilité, mais pas
seulement, constata Franco. Sous ce pull informe, il y avait des courbes très féminines… Une bouffée
de désir aussi inattendue qu’inopportune l’assaillit. Il la réprima aussitôt.
— Nous pouvons trouver plus intéressant, déclara-t-elle.
— Financièrement ? Aucune chance.
— Ça va peut-être vous surprendre, mais sachez qu’il n’y a pas que l’argent dans la vie,
monsieur Chatsfield. Ici nous produisons des vins primés qui jouissent d’un grand prestige. Je ne
veux pas mettre leur réputation en péril.
— C’est par peur que vous refusez la meilleure offre que vous recevrez ?
Elle se leva aussitôt, une lueur de défi dans le regard.
— Ce n’est pas de la peur mais de la prudence. « Chat échaudé craint l’eau froide. » Vous pensez
être le seul que nos vins intéressent ? Il y a dix ans, quelqu’un d’autre a voulu acheter l’exclusivité de
notre marque. Il nous a promis, lui aussi, des bénéfices faramineux.
Et ça n’avait pas été sa seule promesse. Le simple fait d’y penser la rendait encore malade
aujourd’hui…
— Mais quand Gus a fini par refuser son offre, il a fait tout son possible pour nous ruiner. Il a
usé de son influence pour jeter le discrédit sur nos vins, menaçant nos relations avec nos meilleurs
revendeurs et nos plus fidèles clients. Nous avons évité la faillite de justesse. Il nous a ensuite fallu dix
ans pour remonter la pente. Et aujourd’hui, vous débarquez ici en nous demandant de nous associer à
un groupe dont le nom a plus de chances de figurer dans les journaux à scandale que dans la presse
économique ? Il n’en est pas question !
Holly avait les joues rouges, les poings serrés et ses yeux turquoise jetaient des étincelles.
C’était comme s’il la voyait pour la première fois, songea Franco, fasciné.
Elle était splendide.
Une part de lui-même avait envie de la provoquer, de l’aiguillonner encore un peu pour aviver
l’ardeur qui métamorphosait cette petite souris grise en tigresse. Cette part de lui-même ne pouvait
s’empêcher de se demander si elle pourrait faire preuve de la même ardeur dans un lit. Avec lui…
Alors que l’autre part de lui-même se demandait s’il n’était pas devenu fou. Cette femme n’était
pas du tout son genre.
Et il avait un contrat à faire signer.
— Vous ne trouvez pas étrange que votre grand-père ne semble pas partager vos inquiétudes ?
Elle secoua la tête.
— Non. Gus conserve l’image des hôtels Chatsfield tels qu’ils étaient au siècle dernier, lorsque
la chaîne était à la hauteur de sa réputation. D’ordinaire je fais confiance à son sens des affaires, mais
pour une fois il est dans l’erreur.
— Le groupe Chatsfield n’est pas une « chaîne ». Vous en parlez comme si nos hôtels étaient des
deux étoiles.
— Ah bon ? Eh bien quel que soit le nom qu’on lui donne, grand-père ne mesure pas à quel
point sa réputation a été ternie au cours des dernières décennies. Il ne lit pas les ragots des magazines
people.
— Contrairement à vous ?
— Je vais chez le dentiste deux fois par an. Il semble qu’il n’y ait pas un seul numéro dont la
couverture et les pages centrales ne soient pas consacrées à un ou plusieurs membres du clan
Chatsfield.
Franco réprima un juron. Impossible de prétendre le contraire. Si c’était sa famille qui posait
problème, par quel miracle pourrait-il la convaincre de signer ?
— Vous avez traité cette proposition par le mépris dès le début. En refusant obstinément de tenir
compte des souhaits de votre grand-père, c’est lui aussi que vous traitez par le mépris.
— Grand-père se remettra de sa déception dès qu’il aura connaissance des détails sordides du
prochain scandale lié aux Chatsfield. Je m’assurerai que celui-ci ne lui échappe pas. Il sera très
soulagé de n’avoir jamais signé ce contrat. De toute façon, il y a d’autres propositions sur la table.
— Comme la nôtre ? Ça m’étonnerait.
— Non, en effet, pas comme la vôtre. Elles émanent de sociétés de bonne réputation, auxquelles
nous serons heureux d’associer notre nom. Et même s’il n’y a pas à la clé des bénéfices aussi
astronomiques, nous aurons au moins la garantie que notre nom ne sera pas éclaboussé par un
scandale.
Une bourrasque projeta la pluie sur les vitres dans un crépitement qui fit écho à celui du feu dans
la cheminée. Mais les étincelles qui fusaient de la bûche semblaient bien pâles en comparaison de
celles qui jaillissaient des yeux gris fixés sur Holly. Comment Franco Chatsfield pouvait-il avoir un
regard à la fois glacial et incandescent ? se demanda-t-elle, fascinée.
Il la trouvait intransigeante. Sans doute n’avait-il pas tort. Mais elle avait une bonne raison de
l’être. Et elle ne comprenait pas pourquoi Gus ne partageait pas son point de vue, étant donné le mal
qu’ils avaient eu à rétablir leur réputation après avoir été traînés dans la boue dix ans plus tôt.
— Je suis désolée, Franco, dit-elle, soudain lasse de se battre.
Cette discussion était épuisante et cet homme faisait régner une tension palpable dans la pièce
par sa seule présence. Elle n’avait qu’une envie. Qu’il disparaisse.
— Il est inutile de discuter plus longtemps. Je ne changerai pas d’avis. Vous n’êtes tout
simplement pas le genre de personne avec qui je veux faire des affaires. Fin de l’histoire.
Au même instant, Gus réapparut dans son fauteuil, une vieille boîte en carton sur les genoux.
— C’était Tom au téléphone.
Devant son air préoccupé, Holly oublia momentanément Franco.
— Que se passe-t-il ?
— Il ne peut pas venir.
— Quoi ? Mais il avait promis d’être là demain !
Holly était effarée. La taille de la vigne jeune devait commencer deux semaines plus tard et une
équipe d’ouvriers avait été engagée à cet effet. Cependant, les ceps les plus anciens exigeaient une
taille plus précoce et des soins spécifiques. Seul un expert comme Tom pouvait l’aider à s’en occuper.
Gus secoua la tête.
— Susie est malade. Cancer du sein. Elle commence la chimio lundi à Adélaïde. Il est désolé,
mais…
— Oh ! grand-père.
Holly traversa la pièce, s’agenouilla à côté de Gus et lui prit la main. Il avait perdu Esme à cause
d’un cancer vingt ans plus tôt. Tom et Susie avaient été là pour le soutenir, tandis qu’elle-même était à
l’école primaire à l’époque. Perdre sa femme avait failli le tuer. La gorge de Holly se noua. Un jour il
lui avait confié que s’il n’avait pas eu à s’occuper d’elle, il n’aurait sans doute pas survécu. Et
aujourd’hui…
— C’est terrible.
— Je lui ai dit que la médecine avait fait de gros progrès. Que les chances de Susie étaient bien
meilleures aujourd’hui qu’elles ne l’auraient été il y a vingt ans.
Holly refoula ses larmes. Si seulement elle pouvait prendre son grand-père dans ses bras et le
serrer très fort… Malheureusement, la présence de leur visiteur l’en empêchait.
— Tu as bien fait, grand-père. Ça l’a sûrement réconforté.
Il hocha la tête en poussant un long soupir.
— Oui, mais ça ne résout pas notre problème, Holly. Où allons-nous trouver quelqu’un de
disponible pour t’aider à tailler la vigne ?
— Nous verrons ça plus tard.
Holly jeta un coup d’œil à Franco. Elle n’avait aucune envie de discuter de leurs problèmes
devant cet intrus.
— Tom n’est pas le seul à savoir tailler la vigne dans la région, dit-elle d’un ton apaisant.
Même si lui trouver un remplaçant du jour au lendemain, à cette période de l’année, risquait
d’être impossible.
— Qu’y a-t-il dans cette boîte ?
— Oh ! oui. Je viens de la trouver. Une découverte plutôt déplaisante. Venez voir, Franco. Je
pense que ça vous intéressera aussi.
Holly suivit son grand-père jusqu’à la table avec un mélange de curiosité et d’agacement. En
quoi le contenu de cette boîte regardait-il leur visiteur ?
Lorsque son grand-père souleva le couvercle, sa perplexité ne fit qu’augmenter. La boîte était
pleine de vieilles photos, sépia et noir et blanc, parmi lesquelles se trouvaient quelques-unes plus
récentes en couleur. Il commença à étaler sur la table des photos de famille et d’autres prises dans la
vigne ou la cave, cherchant visiblement quelque chose de précis.
Pourquoi pensait-il que sa découverte pouvait intéresser Franco ?
— Il m’a fallu un temps fou pour les trouver, reprit-il. Je me doutais qu’elles étaient dans la
réserve, mais j’ignorais où exactement. Ta grand-mère a toujours eu l’intention de les classer dans
des albums, mais il y avait toujours autre chose de plus urgent à faire. Oh ! regarde, c’est toi à la
plage.
Il tendit un cliché à Holly.
— Tu devais avoir trois ans passés.
Elle se vit sur les genoux de sa mère dans le sable, potelée dans son une pièce à fleurs, souriant à
l’objectif une pelle dans une main et un seau dans l’autre. Mais son regard fut avant tout attiré par le
visage souriant de sa mère, qu’elle effleura du bout des doigts avec un pincement au cœur. Si
seulement elle pouvait garder de ce visage d’autres souvenirs que ceux nés de ces photos cent fois
regardées…
— Ah, la voilà ! s’exclama son grand-père avant d’émettre un grognement de dépit. Non, ce
n’est pas celle-là.
Il lui tendit une autre photo et recommença à fouiller fébrilement dans le tas étalé sur la table.
C’était une version réduite d’une photo qu’elle connaissait bien, la montrant dans les bras de ses
parents le jour de son baptême. Agrandie et encadrée, cette photo avait trôné sur la cheminée jusqu’à
ce qu’elle la subtilise à l’âge de dix ans, décidant que sa place était dans sa chambre sur la coiffeuse.
Gus n’avait jamais fait le moindre commentaire sur cette disparition. Holly contempla le couple
rayonnant de bonheur qui souriait à l’objectif et le bébé dans sa robe de baptême bordée de dentelle.
Son père avait le sourire de son grand-père et sa mère les yeux turquoise dont elle-même avait hérité.
C’était vraiment un grand regret de n’avoir aucun souvenir des détails ne figurant pas sur les photos.
De ne pas se rappeler le parfum de sa mère quand elle la serrait dans ses bras, ni le contact de la joue
râpeuse de son père quand il l’embrassait le soir dans son lit.
Ses parents lui avaient été arrachés alors qu’elle était encore trop petite pour que de véritables
souvenirs se gravent dans sa mémoire. De nouvelles larmes perlèrent aux paupières de Holly, mais
elle s’empressa de les refouler. Leur visiteur était toujours là…
— Pourquoi as-tu sorti ces photos, grand-père ? Que cherches-tu ?
— Et pourquoi pensez-vous que ça pourrait m’intéresser ?
La voix de Franco fit courir un frisson dans le dos de Holly. Elle ne s’était pas rendu compte
qu’il avait quitté sa place devant la cheminée. Il se trouvait juste derrière elle. Si près qu’elle avait
soudain l’impression qu’il avait apporté avec lui un peu de la chaleur du feu…
Etait-il vraiment obligé de s’approcher à ce point ?
— Parce qu’il y a quelque chose qui… Ah, ça y est !
Le regard brillant, Gus sortit un morceau de papier du tas de photos et le tendit à Holly.
— Je le savais ! Tu vois ?
Non, elle ne voyait pas… C’était une coupure de presse, jaunie par les années, avec une photo de
sa mère et de son père debout devant l’entrée d’un immeuble. Sa mère portait une main à sa tête pour
retenir son voile de mariée qui volait au vent, tandis que son père levait lui aussi la main avec la
même intention. Ils riaient tous les deux, les yeux dans les yeux, visiblement seuls au monde. Le
regard de Holly s’attarda un long moment sur eux avant de se reporter sur le décor. Ses parents se
trouvaient sous un auvent en toile qui…
Non !
Elle fixa avec incrédulité le nom inscrit sur la toile.
— Je… Je ne comprends pas, bredouilla-t-elle en levant les yeux vers son grand-père.
— Tes parents se sont mariés à l’hôtel Chatsfield de Sydney, lors de l’ouverture de ce dernier.
— Mais… comment est-ce possible ?
C’était incroyable ! D’après ce qu’elle savait, le revenu assuré par la vigne était resté très
modeste jusqu’à une période récente, quand leurs vins avaient vraiment commencé à acquérir une
réputation. Il semblait peu probable que ses parents aient eu les moyens de s’offrir le voyage jusqu’à
Sydney, surtout pour se marier à l’hôtel Chatsfield !
— Ça a dû coûter une fortune.
— Ça ne leur a rien coûté du tout. Un grand magazine féminin avait organisé un concours pour
célébrer l’ouverture de l’hôtel. Les gens devaient écrire en expliquant pourquoi ils méritaient d’y
organiser leur mariage.
— Ta mère a envoyé une lettre sans imaginer un seul instant qu’elle avait une chance de gagner.
— Puis-je ? demanda Franco en se penchant sur Holly, la main tendue vers la coupure de presse.
Assaillie par des effluves troublants, mélange de parfum masculin, de cuir humide et de feu de
bois, elle la lui tendit aussitôt dans l’espoir qu’il s’éloigne d’elle pour l’examiner. Mais il resta
beaucoup trop près à son goût et elle s’éloigna.
— Et maman a gagné, dit-elle après s’être réfugiée dans la cuisine.
— Eh oui. La réception de leur mariage a eu lieu au Chatsfield et ils ont passé le week-end dans
la suite nuptiale. Les invités ont tous été logés gratuitement à l’hôtel et leur voyage a été pris en
charge.
Gus regarda la coupure de presse, que Franco lui avait rendue, et secoua la tête.
— C’est dommage que nous n’ayons pas davantage de photos. Il y a eu un problème avec la
pellicule et elles ont toutes été ratées. Ta mère était très déçue.
— Il y a donc eu un lien dans le passé entre nos deux familles, commenta Franco avec un sourire
satisfait. D’un point de vue marketing, c’est excellent.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt, grand-père ? demanda Holly, ignorant
délibérément cette remarque.
Elle n’avait aucune envie d’entendre qu’il y avait un lien entre sa famille et les Chatsfield.
Aucune envie que leur visiteur regarde des photos d’elle sur la plage à trois ans, ou de ses parents le
jour de leur mariage, quel que soit l’endroit où celui-ci s’était déroulé.
Elle n’avait aucune envie qu’il soit là. Point.
— L’occasion ne s’est jamais présentée, ma chérie, répondit son grand-père. Quand tu étais
petite, nous avions d’autres choses plus importantes en tête. Et ensuite, avec les années, c’est un détail
qui m’est sorti de l’esprit.
— Mais après le coup de téléphone de Franco, il a bien dû te revenir.
Des larmes firent briller les yeux de Gus.
— Je ne voulais pas influencer ta décision. C’est ton entreprise autant que la mienne, Holly. En
fait, tu représentes l’avenir des vins Purman et je devrais sans doute garder mon opinion pour moi.
— Non !
Gus leva la main pour couper court aux protestations de Holly.
— Ecoute-moi jusqu’au bout. Je devrais sans doute garder mon opinion pour moi, mais je ne
peux pas. J’estime que ce contrat est très intéressant. Non seulement d’un point de vue financier, mais
aussi pour notre renommée. Je sais que tu n’es pas d’accord avec moi sur ce point, mais avant que tu
prennes ta décision définitive, je voulais que tu saches pourquoi je suis aussi favorable à cet accord.
Tes parents se sont mariés au Chatsfield de Sydney. Ça a été une journée de rêve et ils étaient
merveilleusement heureux. Ils seraient très fiers de savoir que le groupe Chatsfield a choisi les vins
Purman. Ils seraient très fiers de toi et de ta réussite.
C’était déloyal de lui dire tout ça… Holly se mordit très fort les lèvres et fit un immense effort
pour ne pas fondre en larmes. Pas étonnant que son grand-père ait été aussi enthousiaste dès le début.
Pas étonnant que le nom des Chatsfield garde un tel prestige à ses yeux. Le mariage de ses parents
avait dû être somptueux. Mais cette époque était révolue et l’image du groupe s’était
considérablement dégradée.
— Je suis désolé, Holly. J’ai peut-être eu tort. Je n’aurais peut-être pas dû te parler de ça.
Elle prit une profonde inspiration.
— Non. Ça va.
Faux. Ça n’allait pas du tout. Parce que si elle n’avait pas changé d’avis sur le contrat, elle savait
à présent ce qu’il représentait pour Gus. Pour lui ce n’était pas seulement un contrat très avantageux.
C’était un lien avec une époque où son fils — son père à elle — était vivant. Le nom des Chatsfield
était associé à l’une des périodes les plus heureuses de sa vie. Pas étonnant qu’il veuille conclure cette
affaire.
Mais que faire à présent ?

* * *

Il avait une occasion en or de renverser la situation, c’était le moment où jamais de la saisir,


décida Franco. Inciter la petite-fille à se rallier à l’avis du grand-père et conclure l’affaire redevenait
du domaine du possible. Ça prendrait du temps, bien sûr. Plus de temps qu’il ne l’avait prévu au
départ. Mais ce serait du temps bien utilisé si ça lui permettait de financer le Pavillon Nikki.
— Je vous remercie de m’avoir mis au courant de ce détail et de m’avoir accordé toute votre
attention aujourd’hui, Gus. Cependant, votre petite-fille a une bonne raison de se montrer prudente.
Le regard de Gus était surpris, celui de Holly méfiant, nota Franco avant de poursuivre.
— Elle veut ce qu’il y a de mieux pour les vins Purman. Je le comprends et je respecte ce point
de vue.
— Que voulez-vous dire ? s’exclama Gus avec une mine déconfite. Vous ne revenez pas sur
votre proposition ?
Franco sourit.
— Au contraire. Je vous en fais une encore plus intéressante.
— L’argent n’est pas tout, intervint Holly. Je vous l’ai dit.
— En effet. Vous m’avez également dit que je n’étais pas le genre de personne avec qui vous
vouliez faire des affaires. Laissez-moi vous prouver que vous vous trompez.
Gus, qui était absent à ce moment de la discussion, regarda tour à tour Franco et Holly d’un air
perplexe.
— Comment comptez-vous vous y prendre ? demanda Holly.
— Vous avez besoin de quelqu’un pour vous aider à tailler la vigne. Je me porte volontaire.
4.

Holly éclata de rire. Dire qu’elle avait eu peur qu’il parle sérieusement !
— Très drôle. Vraiment très drôle !
— Ecoute ce qu’il a à dire, Holly.
Gus se tourna vers Franco.
— Que proposez-vous exactement ?
— Allons, grand-père ! Il ne connaît rien à la vigne. Et je doute qu’il ait dû travailler un seul
jour dans sa vie. Désolée, Chatsfield, mais ce n’est pas un apprenti que je cherche.
— Je sais tailler la vigne.
— Vraiment ?
— Grand-père !
D’un geste, Gus invita Holly à se taire.
— Vous savez, Franco, tailler des vignes comme les nôtres requiert de l’expérience. Nous ne
confions pas les plants de nos cépages prestigieux à des machines. Ici, tout se fait à la main. Où avez-
vous taillé des vignes ?
Holly croisa les bras et darda sur Franco un regard noir. C’était ridicule. Ils perdaient leur
temps. Elle devrait être au téléphone pour chercher un remplaçant à Tom, et pas en train d’écouter les
divagations d’un enfant gâté qui ignorait le sens du mot travail.
— Dans un vignoble de la province italienne de Plaisance, pas très loin de Milan.
— Vous avez travaillé là-bas ?
Franco sourit.
— On peut dire ça. Ce vignoble m’appartient.
Un silence assourdissant suivit cette déclaration. Ce fut Gus qui reprit ses esprits le premier.
— Vous possédez un vignoble en Italie ?
— Oui. Nous cultivons des cépages locaux. Malvasia, barbera. Ainsi que du merlot et du pinot
noir.
— Et vous n’avez pas pensé à le dire plus tôt ?
— Il n’y avait aucune raison. L’objet de ma visite est un accord entre le groupe Chatsfield et les
vins Purman. Il n’a rien à voir avec mes propres affaires.
Holly était hors d’elle.
— Ce n’est pas une raison !
Il lui avait laissé croire qu’il ne connaissait rien à la vigne ni au vin ! Il l’avait laissée le traiter
de coursier sans broncher. Il avait écourté la visite de la propriété comme si la culture de la vigne ne
l’intéressait pas le moins du monde.
— Vous auriez pu mentionner que notre activité ne vous était pas étrangère !
— J’étais venu pour négocier un contrat. Pas pour papoter.
— Vous auriez dû quand même le préciser !
— Si je l’avais fait, cela vous aurait-il incitée à réserver un accueil plus favorable au contrat,
mademoiselle Purman ? Je ne pense pas.
— Il n’a pas tort, Holly, intervint Gus. Mais savez-vous vraiment tailler la vigne ? ajouta-t-il à
l’adresse de Franco.
— Je vais être honnête avec vous, Gus. Depuis quelques années, je passe plus de temps en
réunion dans des bureaux que dans mes vignes. Mais la réponse est oui. Je sais tailler la vigne et
j’étais même considéré comme très doué pour ça. Toutes les vignes de mon domaine sont taillées à la
main. Pendant plus de dix ans, j’ai participé activement à cette activité à chaque saison.
Holly avait la sensation très désagréable que le contrôle de la situation lui échappait
complètement.
— Oh ! grand-père, c’est absurde ! Tu ne peux pas songer sérieusement à accepter sa
proposition !
— Et pourquoi pas, Holly ? Nous avons besoin d’un tailleur expérimenté. Tu sais bien qu’il faut
des années pour en former un.
— Mais… c’est un Chatsfield ! Et à supposer que cette vigne italienne existe vraiment…
— Elle existe, mademoiselle Purman. Et je vous certifie qu’elle m’appartient.
— Alors, pourquoi nous proposez-vous de travailler chez nous ? Comment pouvez-vous vous
permettre de nous accorder votre temps ? Pour quelle raison feriez-vous ça ? Qu’avez-vous à y
gagner ?
— C’est très simple. J’ai besoin de votre signature sur ce contrat. Vous avez besoin de quelqu’un
pour remplacer Tom. Je vais donc remplacer Tom. Et quand la vigne sera taillée, vous signerez le
contrat.
— Mais…
— Vous m’avez dit que vous ne vouliez rien avoir affaire avec les Chatsfield et que tous ceux
qui portaient ce nom étaient à mettre dans le même sac. J’aimerais vous prouver que vous pouvez
faire confiance à un Chatsfield sans le regretter par la suite. Vous estimez que les scandales auxquels
certains de mes frères et sœurs ont été liés ces derniers temps ont terni la réputation des hôtels
Chatsfield et vous ne voulez pas risquer que les vins Purman en subissent le contrecoup. Je peux vous
assurer que vous n’avez rien à craindre. Vous allez sans aucun doute choisir de ne pas me croire.
Alors voici ce que je vous propose. Combien de semaines prendra la taille de la vigne ? Deux ?
Quatre ?
— Six, déclara Holly d’un ton sec. Au moins.
Si longtemps ? Après une brève hésitation, Franco déclara :
— Encore mieux. Si au cours de ces six semaines le moindre scandale éclabousse ma famille,
vous serez libre de rompre notre accord, quelle que soit la proportion de vigne déjà taillée. Sinon, à
la fin de ces six semaines vous signez le contrat. Marché conclu ?
— Je suis pour ! s’exclama Gus en se frappant la cuisse du plat de la main. Ça résout tout. Qu’en
dis-tu, Holly ?
Ce qu’elle en disait ? Pour l’instant, elle était incapable de dire quoi que ce soit. Elle était trop
occupée à se demander comment elle avait pu laisser le contrôle de la situation lui échapper à ce
point. Holly réprima un soupir. Pourtant, il allait bien falloir se décider à parler. Franco et son grand-
père la fixaient, attendant sa réponse…
— Vous avez sûrement de la famille qui vous attend chez vous ?
Une ombre furtive passa dans le regard de Franco.
— Non.
— Des affaires à régler ?
— Rien que je ne puisse déléguer.
— Et si vous êtes un mauvais tailleur ?
— Alors l’accord est rompu. Mais je vous assure que ce n’est pas le cas.
— Vous devrez rester pendant toute la durée de la taille.
— Bien entendu.
— Quelle que soit cette durée.
— J’en suis conscient.
— Et pas pour faire de la figuration. Nous n’acceptons pas les tire-au-flanc.
Franco eut un large sourire.
— Cela va sans dire.
Holly déglutit péniblement. Elle était à court d’objections…
— Dans ce cas, je suppose que nous pouvons vous prendre à l’essai.
Gus frappa des mains en riant.
— Parfait ! Accord conclu !
Holly avait l’impression que le sol tanguait sous ses pieds. Parfait ? C’était tout le contraire !
Elle avait été à deux doigts de se débarrasser de cet homme, d’être enfin délivrée de sa présence
déstabilisante. Et en un clin d’œil, la situation s’était renversée.
Franco Chatsfield restait.
Pendant six semaines.

* * *

Gus insista pour ouvrir une bouteille de rubida, leur meilleur vin pétillant, pour célébrer
l’accord qui venait d’être conclu.
Franco était finalement obligé de goûter leur vin, que ça lui plaise ou non, songea Holly. Mais ce
n’était pas ça qui allait la consoler. Ni le fait qu’il le trouve bon. Si seulement il avait pu faire la
grimace et partir en courant ! Sauf que la réputation de leurs vins n’était pas usurpée…
Gus décida ensuite que Franco devait s’installer dans le cottage qu’ils avaient préparé pour Tom.
Décision logique, reconnut Holly intérieurement. Mais ça signifiait que pendant six semaines, Franco
serait présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur la propriété. Pendant six semaines, elle le
verrait tous les jours. Six longues semaines à être prise de vertige dès qu’elle le croiserait. Mais bon,
ça aurait pu être pire. Gus aurait pu l’inviter chez eux… Dieu merci, il n’était pas allé jusque-là !
Le temps qu’elle rassemble quelques provisions dans un panier et prenne ses clés de voiture
pour conduire Franco au cottage, la nuit était tombée. L’air était glacial, mais il ne pleuvait pas. Après
avoir posé le panier sur le siège arrière de son 4x4, elle s’assit au volant. La portière se referma dans
un claquement sinistre. Comme une porte de prison… Oui, elle se sentait prisonnière. Prise au piège.
— Mademoiselle Purman ? Ça ne va pas ?
Elle tressaillit. Immobile, les yeux fixés sur le volant, elle n’avait pas eu conscience que Franco
était monté à côté d’elle.
— Si, si, mentit-elle.
Il attacha sa ceinture et son coude frôla le sien. Un long frisson la parcourut. Super ! Elle mit le
contact tout en inspirant profondément. Allons bon, de nouveau ces effluves de parfum masculin, de
cuir humide et de feu de bois… Après avoir passé la première elle relâcha l’accélérateur trop
rapidement et la voiture brouta. Elle pesta silencieusement. C’était la faute de son passager. Il la
déconcentrait avec son parfum… Elle baissa légèrement sa vitre. Il faisait vraiment très froid, mais
elle avait trop besoin d’air…
— Il y a deux cottages voisins, déclara-t-elle. Josh, le caviste, occupe l’autre. En général, il
prend ses repas en ville, si bien que vous pourrez profiter de sa voiture pour y aller vous aussi, si
vous le souhaitez.
Pas question qu’elle joue les chauffeurs !
— Je crois que ce soir je me contenterai d’aller au lit.
Elle lui jeta un coup d’œil.
— Fatigué après un long voyage en classe affaires ? C’est vrai que ça doit être l’enfer. Je
compatis.
Elle sentit son regard sur elle et devina qu’un sourire étirait ses lèvres.
— Vous ne m’aimez pas.
Elle tourna dans le chemin qui conduisait au cottage et se gara devant ce dernier. Il avait dit ça
comme un défi. S’imaginait-il qu’elle allait lui présenter des excuses ? Aucune chance.
— Ne le prenez pas personnellement.
— Comment suis-je censé le prendre ?
Elle haussa les épaules.
— Comme une simple réalité, répondit-elle en ouvrant sa portière. Ça ne s’explique pas.
Elle descendit de voiture, prit le panier sur le siège arrière et se dirigea vers le cottage en
cherchant la clé dans sa poche. Si seulement elle pouvait se contenter de lui donner la clé et de le
laisser se débrouiller seul ! Malheureusement il fallait allumer le chauffe-eau, et le système était
tellement spécial qu’il était inutile d’essayer de lui expliquer la manœuvre. De toute façon il ne
parviendrait jamais à se glisser sous le lit, où se trouvait l’interrupteur.
Elle ouvrit la porte, puis alluma la lumière et un radiateur. Il faisait froid, mais le décor rustique
créait une atmosphère chaleureuse. Fauteuils et canapé bien rembourrés, rideaux en dentelle et
ornements en tout genre. Quand elle était enfant, avant qu’il soit rénové, elle y rangeait des affaires et
venait souvent y jouer. Elle frissonna.
— Ça va vite se réchauffer, lança-t-elle en déposant le panier sur la table de la cuisine. Vous
pouvez visiter. Il faut juste que j’allume l’eau chaude et ensuite vous serez chez vous.
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et le vit inspecter le salon et prendre un livre posé
sur la table. Parfait. Si elle se dépêchait, elle aurait terminé sans qu’il ait le temps de la voir faire. Et
plus vite elle aurait allumé le chauffe-eau, plus vite elle reprendrait le volant pour rentrer chez elle.
Alors elle pourrait peut-être se détendre un peu pendant quelques minutes.
Elle gagna la chambre, s’allongea par terre et se glissa sous le lit. L’interrupteur avait été installé
au milieu du mur, juste au-dessus de la plinthe.
— Je trouvais ça drôle, avait plaisanté l’électricien quand ils lui avaient demandé ce qui lui était
passé par la tête.
Très drôle… Elle rampa jusqu’au mur, appuya sur l’interrupteur, puis rampa en sens inverse.
Le cottage était minuscule, constata Franco. Et le décor très féminin. Rideaux en dentelle, canapé
recouvert de coussins en forme de fleurs… Pas du tout son truc. Il reposa sur la table le livre qu’il
avait pris. Un guide touristique. Pas son truc non plus… Il gagna la cuisine. Le panier était posé sur la
table, mais Holly avait disparu, constata-t-il en posant son manteau sur une chaise.
Il franchit une autre porte et vit des fesses qui dépassaient d’un lit. Des fesses qui reculaient en se
tortillant, se soulevaient…
Des fesses d’une rondeur inattendue.
Comme son pull informe, le pantalon de travail de Mlle Purman cachait des courbes
intéressantes… Une bouffée de désir assaillit Franco. Allons bon ! Que lui arrivait-il ? Excité par
cette femme hostile ? Sûrement l’effet du décalage horaire.
Et pourtant… Ses fesses étaient toujours sous son nez, en train de se tortiller. Et il ne pouvait
s’empêcher de les regarder. Et il était toujours excité…
Franco porta une main à son front en soupirant. Il avait envie de se coucher. Seul. Pour dormir.
Pas de rester là à fantasmer sur une femme qui n’était pas, mais alors pas du tout, son genre…
— Vous avez perdu quelque chose ?
Mlle Purman accéléra le mouvement pour sortir de sous le lit et se cogna la tête contre le
sommier lorsqu’elle se redressa.
— Aïe !
Il aurait mieux fait de se taire, songea-t-il aussitôt. Non qu’il regrette qu’elle se soit fait mal. A
vrai dire, il s’en moquait. Mais la douleur l’avait fait replonger en avant alors qu’elle était à genoux
et elle avait maintenant les fesses en l’air. Encore plus rondes, encore plus moulées par la toile de son
pantalon… Et il mourait d’envie de tirer sur ce dernier pour vérifier si elles étaient aussi parfaites
qu’elles en avaient l’air. Avec une autre femme, dans d’autres circonstances, il céderait peut-être à la
tentation. Mais avec elle ? L’idée ne devrait même pas l’effleurer. Décidément, il avait besoin de
repos. Le décalage horaire avait des effets désastreux…
— Non, je n’ai rien perdu, répondit Holly en se hissant péniblement sur ses pieds. J’allumais le
chauffe-eau.
— Là-dessous ?
— L’électricien a trouvé ça drôle de mettre l’interrupteur à cet endroit.
Elle se tâta le crâne et grimaça.
— Oh ! décidément, cette journée ne peut pas être plus mauvaise…
Franco ne put s’empêcher de sourire avec une pointe de compassion. Pour lui aussi la journée
avait été éprouvante. Mais au moins il avait fini par obtenir ce qu’il voulait. Contrairement à elle.
— Faites voir, dit-il en la prenant par les épaules pour la faire pivoter face à lui.
Holly se raidit avant même que Franco la touche, mais il ne lui laissa pas le temps de protester.
— Où avez-vous mal ? demanda-t-il en laissant les mains sur ses épaules.
Mon Dieu, son cœur battait si fort qu’il ne pouvait pas ne pas l’entendre… Anxieuse de
détourner son attention, elle s’empressa de lui indiquer l’endroit où elle s’était cognée.
— Quelque part par là…
Elle retint son souffle, tandis qu’il tâtait son crâne.
— Il faut que je défasse votre queue-de-cheval, dit-il en joignant le geste à la parole.
Ses cheveux lui tombèrent devant les yeux et elle sentit les doigts de Franco se glisser dessous
pour explorer de nouveau son crâne.
— Aïe, c’est juste là…
— Voyons voir, dit-il en écartant ses cheveux et en lui faisant baisser la tête.
Elle retint son souffle, tandis que son cœur s’affolait de plus belle et qu’un trouble intense la
pénétrait tout entière. Comment pouvait-il la perturber à ce point en se contentant de lui toucher la
tête ? Qu’est-ce que ce serait si ses doigts se promenaient sur son corps ? S’attardaient sur les pointes
tendues de ses seins ? Se glissaient entre ses cuisses ?
— C’est juste une éraflure, mais vous allez avoir une bosse.
Elle sentit son souffle dans ses cheveux et une vague de désir la submergea.
— Vous feriez peut-être bien de mettre de la glace dessus à votre retour.
Tout à coup, elle ne sentit plus ses doigts sur sa tête. Un gémissement de frustration faillit lui
échapper, mais elle reprit ses esprits. « A votre retour ». Chez elle. Où quelques minutes plus tôt elle
était si pressée de retourner… Avant que cet homme plonge les doigts dans ses cheveux et lui fasse
oublier qui il était.
Un Chatsfield.
Un homme sans nul doute habitué à voir les femmes faire la queue pour partager son lit.
Et parce qu’elle avait senti ses doigts dans ses cheveux, elle s’était imaginée… Il fallait qu’elle
s’en aille ! Elle pivota sur elle-même, mais elle se retrouva face à lui. Allons bon, il se trouvait entre
elle et la porte. Il lui barrait le passage… Se sentant prise au piège, elle se réfugia dans l’agressivité.
— Vous êtes médecin, à présent ?
Il arqua les sourcils, puis il s’assit sur le lit. Ce serait le moment où jamais de quitter la pièce,
mais ses jambes étaient si longues qu’elles l’empêchaient de passer… Holly serra les dents.
— Pardon ? dit-il en enlevant ses chaussures.
— En plus d’être l’héritier d’un prestigieux groupe hôtelier et le propriétaire d’un vignoble
italien, bien sûr, ajouta-t-elle, sur le même ton.
Il retira ses chaussettes.
— Où voulez-vous en venir ?
— Vous semblez prendre un malin plaisir à distiller l’information et à nous faire croire des
choses fausses.
— Je ne vous ai rien fait croire du tout. C’est vous qui avez décidé toute seule que je ne
connaissais rien au vin.
Il enleva son pull et le lança dans un coin.
— Que faites-vous ? s’exclama-t-elle soudain prise de panique.
— Je me déshabille.
— Vous pouvez rester et continuer à discuter si ça vous chante, mais je me couche.
Torse nu, il se leva et déboucla sa ceinture.
— Je m’en vais, dit-elle en se cognant contre le mur pour le contourner sans le toucher.
Cependant, une fois à la porte elle se retourna. Fixant le mur pour ne pas voir où il en était avec
son pantalon, elle ajouta :
— Oh ! et vous aviez raison tout à l’heure.
Il soupira.
— A quel propos ?
— Je ne vous aime pas, et c’est personnel en effet.

* * *

Les giboulées de la veille n’étaient plus qu’un souvenir. La brume matinale accrochait son voile
aux branches des eucalyptus et déposait des baisers humides sur les joues de Holly, tandis qu’elle
taillait les nouvelles pousses armée de son sécateur. Certains jours, à cette époque, il lui arrivait de
voir un kangourou en train de brouter non loin des vignes. Ou bien elle découvrait un nouvel agneau,
né pendant la nuit.
Elle aimait cette saison, pendant laquelle elle se sentait particulièrement en harmonie avec la
vigne, à qui elle parlait, à qui elle murmurait des compliments ou des encouragements. Et elle aimait
ce moment de la journée. En temps normal.
Pas aujourd’hui.
Aujourd’hui il n’y avait ni kangourou ni agneau pour lui mettre du baume au cœur. Aujourd’hui
elle ne chuchotait pas, elle marmonnait. Aujourd’hui il n’y avait pas de kookaburras qui chantaient
dans les eucalyptus. Aujourd’hui elle avait l’estomac plus noueux qu’un pied de vigne.
Parce que aujourd’hui Franco allait tailler la vigne avec elle.
Elle se sentait gauche avec son sécateur à la main… Pour la énième fois, elle jeta un coup d’œil
à sa montre. Et pour la énième fois, elle se morigéna. Quel besoin avait-elle de vérifier l’heure ? Il
était encore tôt. Franco n’arriverait pas avant un bon moment. Apparemment, Josh l’avait emmené en
ville au magasin de vêtements pour homme, et ils prenaient sans doute le petit déjeuner en attendant
l’ouverture.
Heureusement que Josh était là ! Elle ne risquait pas d’être obligée d’aller frapper à la porte de
Franco pour le réveiller s’il dormait encore. Et c’était un immense soulagement, parce qu’elle n’avait
aucune envie de le voir de nouveau torse nu. Elle ne voulait même pas penser à ce torse musclé à la
peau mate. Elle ne voulait pas non plus se rappeler le contact de ses doigts sur son crâne et le trouble
qu’ils avaient fait naître en elle.
Non, ce qu’elle voulait c’était le voir tout habillé, un sécateur à la main. Il avait affirmé qu’il
savait tailler la vigne. Il avait dit que s’il n’était pas à la hauteur, leur accord serait caduc.
Aujourd’hui, elle allait savoir s’il avait dit la vérité. Si elle pourrait bientôt de nouveau respirer sans
risquer de sentir son parfum. L’estomac de Holly se noua encore davantage. Il avait semblé très sûr de
lui…
Elle les entendit avant de les voir. Deux hommes qui parlaient quelque part dans le brouillard.
Deux accents. L’un indiscutablement australien et l’autre un mélange, un produit de deux cultures
étrangères.
Les deux hommes éclatèrent de rire en chœur, et l’espace d’un instant, elle eut le sentiment
horrible qu’ils riaient d’elle. Elle avait donné suffisamment d’armes à Franco pour quelques
plaisanteries. Avait-il raconté à Josh comment elle s’était enfuie de sa chambre quand il avait
commencé à se déshabiller ? Holly secoua la tête. Allons, c’était ridicule. Depuis quand était-elle
devenue parano ? Au même instant, les deux hommes émergèrent du brouillard et s’arrêtèrent net de
rire en la voyant, ravivant ses craintes.
Josh la salua d’un signe. Franco garda les mains dans les poches. Mais était-ce bien Franco, cet
homme qui semblait sorti tout droit d’une publicité avec ses bottes, son pantalon de toile et sa parka
flambant neufs ? Sans oublier son chapeau de cow-boy…
Il pourrait être ridicule. Etant donné qu’il n’avait rien de commun avec un gardien de bestiaux, il
devrait être ridicule.
Au lieu de ça, il était superbe. Le visage impénétrable, la démarche nonchalante, il était superbe
et parfaitement bien dans sa peau.
Une peau qu’elle avait vue et qui… Stop !
— Holly, regarde ce que j’ai trouvé ! lança Josh. Il pourrait presque passer pour un gars d’ici, tu
ne trouves pas ?
De près, Franco était encore plus séduisant, songea-t-elle lorsque les deux hommes l’eurent
rejointe. Son pantalon moulait ses longues jambes et une chemise à carreaux complétait cette tenue
qui lui allait décidément très bien. De près, elle voyait également son visage sous le bord de son
chapeau. Et il était encore plus beau que dans son souvenir… Elle s’efforça de sourire.
— Sûr qu’il pourrait passer pour quelqu’un du coin, Josh. Du moins jusqu’à ce qu’il ouvre la
bouche.
Franco resta muet.
Son esprit était accaparé par l’image de Holly avec ses cheveux lâchés. Il avait enlevé l’élastique
qui les retenait attachés sans imaginer que ça pouvait faire une différence. Mais quand elle s’était
retrouvée face à lui et qu’elle l’avait regardé avec ses grands yeux turquoise, le visage encadré par
des boucles couleur de miel, il avait eu le souffle coupé.
Mais aujourd’hui, ses cheveux étaient de nouveau tirés en arrière, comme si elle voulait les
punir. Tant mieux.
Mais à propos…
— Bonjour, Holly, j’ai quelque chose qui vous appartient. Vous l’avez laissé dans le cottage,
hier.
A la vue de l’élastique, Holly sentit ses joues s’enflammer. Elle le prit, consciente que Josh la
regardait. Expliquer qu’elle ne l’avait pas laissé, mais que c’était plutôt Franco qui ne le lui avait pas
rendu ? En quoi cela pourrait-il arranger les choses ? Mieux valait ne rien dire.
— Merci, dit-elle d’un ton crispé en mettant l’élastique dans sa poche.
— De rien. Par où dois-je commencer ?
Elle lui indiqua un seau contenant des gants et un sécateur, à l’autre bout du rang de ceps.
Josh le suivit des yeux en se grattant la tête.
— Dis-moi… il y a quelque chose entre toi et Franco ?
— Quelque chose ? Oui. Il me donne des envies de meurtre.
5.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda-t-elle dès que Josh eut disparu. Vous vous doutiez bien
de ce qu’il allait penser.
— Que pense-t-il ?
— Que j’ai passé un moment dans votre cottage hier soir.
— C’est le cas.
— Mais pas pour ça !
— « Pour ça » ? Pour passer la nuit dans mon lit, vous voulez dire ?
— Oui ! Vous m’avez très bien comprise !
— Vous voulez que je dise à Josh que nous n’avons pas couché ensemble ?
— Non ! Je ne veux pas que vous lui disiez quoi que ce soit !
— Alors vous voulez qu’il pense que nous couchons ensemble ?
— Non ! Oubliez ce que je vous ai dit !
S’il avait juré de la rendre folle, il ne s’y prendrait pas autrement ! Inspirant profondément,
Holly enfila ses gants. En tout cas, même s’il se considérait comme un expert, il n’était pas question
qu’elle lui confie sa vigne sans lui donner d’abord des consignes très précises.
— Je vais vous expliquer comment nous procédons pour la taille.
Franco l’écouta en réprimant un sourire narquois. Qu’elle couche ou pas avec le caviste, il s’en
moquait. Il voulait juste savoir. Ce genre d’information pouvait être utile à l’occasion.

* * *

Une fois la leçon terminée, ils se mirent à l’ouvrage chacun à un bout du même rang, Holly
tenant à surveiller Franco de près. S’il s’y prenait n’importe comment, il repartirait par le premier
avion… Il taillait bien les pousses après le second bourgeon, comme elle le lui avait indiqué,
reconnut-elle très vite. Mais il était horriblement lent… Elle ralentit le mouvement en rongeant son
frein. Lorsqu’il fit tomber son sécateur, elle murmura des excuses à la vigne avant de demander :
— Quelque chose ne va pas ?
— Il m’a échappé.
Elle réprima un sourire. Combien de temps devait-elle lui accorder ? Combien de temps avant
qu’il soit obligé de reconnaître sa défaite. Parce que s’il travaillait aussi lentement, elle aurait aussi
vite fait de tout tailler elle-même. Il laissa de nouveau tomber son sécateur et jura.
— Vous avez des problèmes ?
— Je manque de pratique, c’est tout.
— Si vous voulez abandonner, n’hésitez pas à le dire. Je ne vous en voudrais pas.
— Pas question, marmonna-t-il en reprenant sa tâche.
Peu à peu il augmenta le rythme et elle ne fut plus obligée de se freiner. Elle le surveillait
étroitement, guettant la moindre erreur, la moindre velléité de bâcler le travail, mais elle ne le prit
jamais en défaut.
A l’heure du thé du matin, ils avaient terminé les deux premiers rangs. Après avoir mis leurs
sécateurs dans un seau, ils étalèrent par terre une couverture apportée par Josh en même temps que le
panier que Gus leur avait préparé. La brume s’était levée et le ciel bleu était presque entièrement
dépourvu de nuages. Holly était aux cent coups. Comment allait-elle réussir à tenir six semaines en
compagnie de cet homme ? Il n’y avait plus aucun doute. Il était bel et bien capable de tenir son
engagement. Ce qui risquait d’être catastrophique pour l’avenir des vins Purman. Dire qu’elle avait
été à deux doigts de se débarrasser de lui… Il pourrait être parti bredouille depuis longtemps. Mais il
était toujours là et elle n’avait plus qu’à espérer qu’un nouveau scandale lié aux Chatsfield éclate
avant la fin des six semaines. En principe, elle avait toutes les chances de voir ce vœu se réaliser. Sauf
que ces derniers temps, la chance ne semblait pas vraiment de son côté…
— Quel est le problème de votre grand-père ?
La voix de Franco l’arracha à ses pensées, alors que Josh venait de repartir.
— Pardon ?
— Pourquoi est-il en fauteuil roulant ?
— Il a eu un accident de quad. Celui-ci s’est renversé en passant dans un creux et il s’est retrouvé
coincé dessous. En fait, il a eu de la chance.
— Et il va s’en remettre ?
— Qu’est-ce qui vous préoccupe ? Vous craignez que votre précieux contrat tombe à l’eau s’il
arrive quelque chose à mon grand-père ?
— Peut-être que je voulais juste savoir comment il allait.
Confuse, elle souffla sur son café. Pourquoi cet homme avait-il le don de la hérisser ?
— S’il fait ses exercices, il ne gardera aucune séquelle. Il remarchera avant les vendanges.
— Pourquoi Josh ne vous aide-t-il pas à tailler la vigne ?
— Il ne préfère pas. Il considère qu’il est trop maladroit. Un jour il s’est coupé le bout de
plusieurs doigts, alors je comprends qu’il n’y tienne pas. En revanche, à la cave c’est un as. Et il
s’occupe aussi très bien des moutons que nous utilisons pour désherber en hiver.
— Et moi, suis-je un « as » dans les vignes ?
Elle prit la bouteille Thermos pour resservir du café tout en observant discrètement Franco.
Nonchalamment appuyé sur un coude, les jambes étendues sur la couverture, il était splendide. Et il
savait parfaitement comment il se débrouillait dans les vignes. Elle lui tendit son mug tout en
l’injuriant intérieurement avant d’admettre :
— J’ai vu pire.
Il pouffa et elle lui adressa de nouvelles injures silencieuses. Pourquoi trouvait-elle son rire
aussi séduisant alors qu’il se moquait d’elle ?
— C’est ce qui s’appelle être élogieux, commenta-t-il en enlevant son chapeau et en se passant
les doigts dans les cheveux.
Réprimant un frisson, elle but une gorgée de café en se morigénant. Pourquoi gardait-elle un
souvenir si précis de ces mêmes doigts dans ses cheveux à elle ? Et surtout, pourquoi ne pouvait-elle
s’empêcher d’imaginer ces doigts sur son corps, sur ses seins, sur…
— Holly ?
Elle garda son mug contre ses lèvres.
— Hmm ?
— Je vous ai posé une question.
— Oh ! excusez-moi.
Décidément, elle perdait la tête. Cet homme ne lui inspirait aucune sympathie, mais elle
fantasmait sur lui au point de perdre conscience de ce qui se passait autour d’elle. Il était urgent
qu’elle se ressaisisse !
— Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer…
Franco marqua une hésitation avant de poursuivre.
— Vous vous parlez beaucoup à vous-même en travaillant.
— Non.
— Je vous ai entendue. Vous parlez. Beaucoup.
— Je ne me parle pas à moi-même.
— Non ?
— Non. Je parle à la vigne.
— Vous parlez à la vigne ?
Holly lança à Franco un regard de défi. Il la trouvait bizarre ?
— Oui. Ça vous pose un problème ?
— Et de quoi lui parlez-vous ? demanda-t-il en se retenant visiblement de pouffer. Du temps ?
— Parfois.
Elle était douée pour ce qu’elle faisait. Ses vins étaient réputés. Elle n’avait pas à se justifier ni à
défendre ses méthodes, même si elles étaient originales.
— Je connais cette vigne depuis toujours. C’est comme une vieille amie. Et comme une vieille
amie, elle aime recevoir des compliments ou quelques mots d’encouragement. C’est si difficile à
comprendre ?
— Alors c’est pour ça qu’on vous appelle la femme qui murmure à l’oreille de la vigne ?
Serrant les dents, elle versa ses dernières gouttes de café dans l’herbe et mit son mug vide dans
le panier. Rien ne l’obligeait à donner des explications à cet homme. Il lui tapait encore plus sur les
nerfs depuis qu’il avait fait la preuve de ses compétences. Au train où il allait, il risquait même de
finir par travailler plus vite qu’elle. Ce qui serait extrêmement vexant !
Mais le pire, c’était d’être obligée de reconnaître qu’elle avait passé un moment très agréable en
sa compagnie pendant cette pause.
— N’est-ce pas le nom le plus idiot qu’on puisse imaginer ? dit-elle en se levant. Il est temps de
se remettre au travail.
6.

Ils travaillaient sans relâche depuis deux jours et demi et son dos s’en ressentait. Sa nuque
aussi… A la fin d’un rang, Holly se redressa pour s’étirer, puis se massa la nuque en jetant un coup
d’œil à sa montre. Bon timing. Si elle s’arrêtait maintenant, elle aurait le temps de prendre une douche
et d’avaler un morceau avant de partir pour son rendez-vous à Port MacDonnell. Une escapade
bienvenue. Ne serait-ce que parce que ça lui permettrait de fuir pendant quelques heures l’homme qui
travaillait à quelques mètres d’elle.
Depuis son arrivée, ses nerfs avaient été mis à rude épreuve… et ce n’était pas terminé. Pendant
six semaines elle allait devoir supporter sa présence tout en priant pour qu’un membre de sa famille
se retrouve en une des tabloïds. Ce n’était pas trop demander. Après tout, les scandales c’était dans
l’ADN des Chatsfield. Cara, la plus jeune, n’avait-elle pas fait parler d’elle dernièrement ? A propos
d’une partie de poker à Las Vegas ? En principe elle devrait bientôt refaire des siennes, non ?
Dans l’immédiat, elle avait bien l’intention de savourer les quelques heures de liberté qui
l’attendaient.
— C’est l’heure du déjeuner ! lança-t-elle.
Où était passé Franco ? Elle l’aperçut deux rangs plus loin et réprima un sourire. Enfin une
raison de se réjouir. Il avait visiblement raté un rang. Il n’était pas si expert que ça, finalement…
— Vous avez sauté un rang, lança-t-elle quand il se redressa.
Sans doute ne l’avait-il pas entendue, songea-t-elle quand il secoua la tête. Elle fit quelques pas
dans sa direction et se figea. Le rang qu’elle l’avait accusé d’avoir raté était déjà taillé…
— Comment avez-vous réussi à travailler aussi vite ? demanda-t-elle quand il la rejoignit en
enlevant ses gants.
— C’est très simple. Je ne perds pas de temps à parler à la vigne.
— Je vous signale que ce n’est pas une perte de temps, monsieur Chatsfield.
— Et moi je vous signale que je plaisantais, mademoiselle Purman. Je vous ai dit que j’avais
l’habitude de tailler la vigne. J’étais juste un peu rouillé et il m’a fallu quelques jours pour retrouver
mon rythme habituel, c’est tout.
Une lueur malicieuse dansait dans les yeux gris de Franco et il avait visiblement du mal à garder
son sérieux. Holly se rembrunit. Mais avant qu’elle ait le temps de lui dire qu’elle ne trouvait pas ça
drôle — elle était bien trop vexée de découvrir qu’il était réellement doué pour la taille — son
portable sonna.
— Grand-père, j’étais justement sur le point de rentrer pour… Tu plaisantes ! s’exclama-t-elle
après avoir écouté son grand-père. Bon, d’accord. Dis-leur que je serai là dans une heure.
— C’est tout pour aujourd’hui, annonça-t-elle après avoir raccroché.
— Déjà ? Il est encore tôt, commenta Franco tandis qu’elle rassemblait les gants et les sécateurs
dans un seau.
— J’ai un rendez-vous à Port MacDonnell. Une commande à finaliser pour un mariage qui a lieu
le week-end prochain. Ils l’ont avancé à l’heure du déjeuner pour que les mariés puissent être
présents.
— La commande n’aurait pas pu être passée par téléphone ?
— Ils veulent au moins dix douzaines de bouteilles de notre meilleur vin pétillant, et ça c’est
juste pour les toasts. Non, Franco, la commande n’aurait pas pu être passée par téléphone. Ce n’est pas
ainsi que nous procédons.
— Très bien. Allez-y. Mais il n’y a pas de raison que je m’arrête.
Holly faillit s’étrangler. S’imaginait-il vraiment qu’elle allait le laisser seul dans ses vignes ?
Par ailleurs, quel était son problème ? Il était arrivé après plus de vingt-quatre heures de vol et il avait
commencé dès le lendemain un travail éprouvant. Que cherchait-il à prouver ? Question rhétorique.
Elle savait très bien ce qu’il cherchait à prouver.
— Vous n’êtes pas obligé de démontrer que vous valez mieux que les autres Chatsfield, vous
savez. Cette attitude n’impressionnera personne, surtout pas moi. Et de toute façon vous avez obtenu
l’accord que vous souhaitiez, alors pourquoi ne pas profiter de cet après-midi de liberté ?
La mâchoire de Franco se crispa. Visiblement, elle avait touché un point sensible, songea-t-elle.
Mais avec une famille comme la sienne, il en avait forcément quelques-uns.
— Selon cet accord, je suis ici pour travailler.
— Alors donnez un coup de main à Josh dans la cave, si vous y tenez. A moins que Gus ait une
meilleure idée.
Quelques instants plus tard, Holly se maudit. L’idée de Gus n’était pas meilleure. Elle était cent
fois pire !
— Pourquoi ne pas emmener Franco à Port MacDonnell ? Tu pourras lui montrer le lac bleu de
Mount Gambier au passage.
— Nous n’aurons pas le temps.
— Au retour tu trouveras bien un moment.
— J’avais pensé que Franco pourrait aider Josh à la cave.
— Josh n’a pas besoin d’aide.
— Mais ce serait pour Franco l’occasion d’apprendre des choses. Il est ici pour travailler, tu te
souviens ?
— Parce que aller chez les clients ça ne fait pas partie du travail, peut-être ?
Holly réprima un soupir. Continuer à discuter ne servirait à rien. Dire qu’elle se réjouissait
d’avoir un après-midi de répit, loin de Franco !
— Très bien, il peut venir, déclara-t-elle en se dirigeant vers sa chambre pour se rafraîchir.

* * *

— Je vais conduire, proposa Franco.


Se remémorant qu’elle avait raté son démarrage la fois précédente, elle lui jeta un regard
soupçonneux.
— Je ne démarre pas chaque fois en faisant des sauts de kangourou, si c’est ça qui vous inquiète.
A son grand dam, il sourit. Allons bon ! Il ne manquait plus que ça. Le trouver antipathique était
beaucoup plus facile quand il ne souriait pas…
— C’est juste que j’aime conduire, déclara-t-il.
Elle lui tendit les clés et monta sur le siège passager. La route de Penola était toute droite et
bordée de vignes des deux côtés. C’était sans doute parce qu’elle la connaissait par cœur que son
regard était irrésistiblement attiré par les mains de Franco sur le volant. De très belles mains aux
longs doigts fins… Elle reporta son attention sur le paysage en soupirant. Si seulement ces mains
pouvaient appartenir à quelqu’un d’autre. N’importe qui d’autre…
— C’est plat par ici, dit-il, rompant le silence pour la première fois.
Elle tourna la tête vers lui.
— Oui. Et en Italie, c’est comment ?
Il haussa les épaules.
— Différent.
— Il y a des collines ?
— Oui.
Passionnante, cette conversation… Elle regarda par la vitre. Tourna de nouveau la tête vers lui.
— Qu’est-ce qui vous a poussé à partir en Italie, alors que toute votre famille vit en Angleterre.
Il haussa les épaules.
— Ma mère est italienne.
— Vous habitez près de chez elle ?
Il y eut un silence, puis il demanda :
— Nous sommes encore loin de Port MacDonnell ?
Ils avaient dépassé Penola depuis un moment et la route était devenue plus sinueuse. Le paysage
était beau et elle pourrait s’absorber dans sa contemplation, songea Holly. Sauf que la présence de
Franco l’en empêchait. Son parfum, le mouvement de ses mains sur le volant, la proximité de son
corps athlétique maintenaient tous ses sens en alerte. Impossible d’oublier qu’il était là, même quand
il ne parlait pas. Alors pourquoi ne pas céder à l’envie de lui poser certaines questions ?
— Pourquoi vous êtes-vous installé en Italie.
Il lui jeta un bref coup d’œil.
— Ça semblait la meilleure chose à faire à l’époque.
— Et ça s’est confirmé par la suite ?
— Absolument.
— Vous voyez souvent votre famille ?
— Pas très.
— C’est dommage.
— Vraiment ? Je croyais que vous la trouviez bonne uniquement à faire la une des tabloïds.
Mortifiée, elle garda le silence.

* * *

Il n’y avait pas beaucoup de circulation et ils avaient bien roulé, si bien qu’ils avaient le temps de
jeter un coup d’œil au lac bleu.
— Vous voulez vous arrêter ? demanda Holly.
— Je croyais que nous n’avions pas le temps.
— Il y a eu moins de circulation que je ne le pensais.
Franco eut un sourire entendu qui l’agaça. De toute évidence, il avait compris qu’elle aurait
préféré ne pas l’emmener… Pourquoi semblait-il capable de lire dans ses pensées ? C’était
horripilant !
Ils marchèrent jusqu’au sentier qui offrait de nombreux points de vue tout autour du lac, niché
dans le cratère d’un volcan éteint.
— Il n’est pas très bleu, commenta Franco d’un air perplexe.
— Il ne l’est jamais à cette période de l’année. D’avril à novembre il est gris. Mais au mois de
décembre, il se teinte d’un beau bleu vif, pratiquement du jour au lendemain. Et il garde cette couleur
jusqu’à la fin mars.
Franco contempla l’eau gris métallique au-dessous d’eux, puis il regarda Holly.
— Aussi bleu que vos yeux ?
Elle fut saisie d’une sorte d’exaltation. Parce qu’il avait remarqué qu’elle avait les yeux bleus ?
C’était ridicule, se morigéna-t-elle.
— D’un bleu beaucoup plus vif, dit-elle, irritée par le léger tremblement perceptible dans sa
voix.
Elle s’humecta les lèvres avant de poursuivre, d’un ton plus ferme.
— Bleu de cobalt ou saphir.
— Alors que vos yeux sont de quel bleu ? demanda-t-il en prenant tout son temps pour les
étudier. Que diriez-vous ? Turquoise ?
Déstabilisée, elle se détourna avec un haussement d’épaules.
— Je suppose.
Il était urgent de faire diversion… Elle indiqua un bâtiment de pierre.
— C’est l’ancienne station de pompage. Elle n’est plus en service, même si le lac sert toujours
de réserve d’eau potable à Mount Gambier.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda Franco en montrant des ruines en face d’eux, sur la rive
opposée.
— Ah… C’est l’ancien hôpital.
Elle eut un pincement au cœur. Pour elle c’était bien plus que ça. Son père y avait travaillé
comme médecin et sa mère lui avait donné naissance ici, dans une chambre donnant sur le lac. Et
c’était là qu’ils avaient été conduits après l’accident qui leur avait coûté la vie… Mais aujourd’hui il
ne restait plus de cet hôpital que la carcasse. Et malgré la distance, elle devinait les gémissements du
vent à travers les vitres cassées et les pièces vides, écho des voix des fantômes du passé…

* * *

Il y avait de la tristesse dans la voix et dans son regard turquoise, fixé sur les ruines de l’autre
côté du cratère, constata Franco. Parfaitement immobile, elle semblait en proie à la mélancolie…
Mais elle avait senti son regard sur elle, comprit-il en la voyant frissonner.
— J’y suis née, dit-elle d’un ton brusque.
Puis elle secoua la tête et pivota sur elle-même.
— Nous ferions mieux d’y aller si nous voulons arriver à l’heure à ce rendez-vous.
Trente kilomètres plus loin ils arrivèrent à Port MacDonnell, ancien port de commerce très
animé reconverti dans le tourisme et la pêche à la langouste. Sur l’esplanade se dressait un imposant
bâtiment ancien en pierre qui dominait les quais. Une mine allemande datant de la Seconde Guerre
mondiale, qui avait été rejetée sur le rivage, trônait au milieu de la pelouse qui s’étendait devant la
construction.
— Le mariage sera célébré à l’église, mais la réception se tiendra ici, déclara Holly. J’ai juste
quelques détails à régler concernant la commande. Si vous en profitiez pour faire un tour sur la
digue ?
— Etant donné que je suis censé travailler, je préférerais vous accompagner, répliqua Franco.
Il était curieux de voir comment elle se comportait avec les clients, loin de ses chères vignes…
D’après ce qu’il avait pu entendre, les quelques fois où il était allé en ville avec Josh, les gens de la
région tenaient Holly Purman en très haute estime.
— J’aimerais voir comment vous traitez les clients qui ont la chance de ne pas porter le nom de
Chatsfield.
Elle haussa les épaules.
— Comme vous voudrez.
Il réprima une moue de dérision. Pas la moindre trace de confusion sur son visage. De toute
évidence, elle n’éprouvait aucun remords d’avoir été odieuse avec lui…
A l’intérieur du bâtiment, l’heureux couple était déjà en grande discussion avec l’organisateur de
la réception, comparant des listes et prenant des notes. L’heure qui suivit fut consacrée à élaborer le
menu et à choisir les vins appropriés.
Pas de doute, Holly était parfaite, songea Franco une fois tous les détails mis au point. Elle savait
transmettre la passion qu’elle éprouvait pour ses vins. Une passion qui la faisait rayonner malgré ses
vêtements informes et ternes.
Dire qu’elle s’était changée avant qu’ils partent… Lui arrivait-il de porter autre chose que des T-
shirts amples, des pantalons larges et des bottes ? N’importe quoi d’autre qui mettrait en valeur les
courbes féminines qu’elle cachait derrière cet uniforme ? S’il y avait un domaine dans lequel elle
n’était pas douée c’était bien celui de l’habillement.
Parce que pour le reste, que ce soit dans ses vignes ou avec ses clients, elle était remarquable.
Elle avait prêté une oreille attentive aux mariés, les rassurant, leur faisant des suggestions, dissipant
leurs doutes.
Le tout avec le sourire.
Et ce sourire, qui illuminait ses yeux turquoise, était magique. Il enchantait tout le monde. Y
compris lui-même. Ce qui était une découverte inattendue…

* * *

Alors qu’ils regagnaient la voiture une fois la commande finalisée, Franco remarqua l’enseigne
d’un fast-food local. Son estomac lui rappela aussitôt qu’ils n’avaient pas eu le temps de déjeuner.
— Si nous achetions quelque chose à manger ? suggéra-t-il.
Holly suivit son regard.
— Fish and chips ? demanda-t-elle.
Après plus de douze ans passés en Italie, cette idée lui paraissait exotique, constata-t-il.
— Pourquoi pas ?
Quelques instants plus tard, ils s’installaient avec leur poisson frit et leurs frites enveloppés dans
du papier journal, sur un banc d’où ils pouvaient contempler la plage rocheuse et la digue.
Les nuages étaient rares et le vent trop paresseux pour atténuer la chaleur du soleil. Quant aux
fish and chips ils étaient délicieux. Depuis combien de temps n’avait-elle pas eu l’occasion de manger
des fish and chips devant la mer ? se demanda Holly. Elle ne se souvenait même pas de la dernière
fois. Et jamais elle n’aurait imaginé le faire aujourd’hui, surtout en compagnie de Franco Chatsfield !
— C’était bon, dit ce dernier avec un soupir d’aise en froissant le papier journal.
Se renversant en arrière, il posa les bras sur le dossier du banc et allongea ses longues jambes
devant lui. Holly fit de son mieux pour ignorer la main posée à quelques centimètres de son épaule et
pour se concentrer sur ce qui lui restait à manger. Elle regarda les bateaux. Les oiseaux. Les nuages.
Mais à son grand dam, les longues jambes de Franco, moulées dans son pantalon de toile, attiraient
irrésistiblement son regard.
La jeune fille ravissante qui leur avait servi les fish and chips n’avait pas joué l’indifférence,
elle. Le regard ébloui, elle n’avait pas cherché à cacher son admiration, alors que de son côté, il
n’avait pas semblé remarquer l’effet qu’il lui faisait. Holly s’essuya les mains et allongea les jambes à
son tour. Elle enviait cette fille, à vrai dire. Ce serait tellement plus agréable d’ignorer qu’il était un
Chatsfield et de ne pas être obligée de rester sur ses gardes. Elle pourrait se concentrer sur son
charme irrésistible, sa voix sexy, son élégance naturelle… Elle pourrait même le trouver
sympathique. Elle pourrait même avoir envie de partager un banc avec lui. Mais c’était un Chatsfield
et il fallait qu’elle reste sur ses gardes.
Malgré tout, c’était agréable d’être assise là devant la mer et de savourer la caresse du soleil,
même en sa compagnie. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il était le genre d’homme à pouvoir
apprécier les plaisirs simples. Les yeux prudemment fixés sur un bateau de pêche, elle déclara :
— Je ne vous aurais pas cru du genre à manger des fish and chips devant la mer.
— Ah bon ? Vous pensiez que j’étais du genre à manger quoi ?
— Du homard et du caviar. Des truffes et du foie gras. Peut-être du gibier, servi avec une sauce
sophistiquée.
— Pourquoi pensiez-vous ça ?
— Parce que vous êtes un… parce que vous êtes très riche.
— Parce que je suis un Chatsfield. C’est ça que vous vouliez dire.
Holly fronça le nez. Il avait raison, il le savait et c’était rageant. Cependant, il ne semblait pas lui
en vouloir.
— C’est la même chose, au fond, commenta-t-elle.
— Nous avons une dispense spéciale, bien sûr.
Elle lui jeta un regard perplexe.
— Une dispense ?
— Nous ne sommes pas obligés de manger du homard ou du gibier en sauce tous les jours.
C’est inscrit dans la charte familiale des Chatsfield. Nous avons le droit, un jour par mois, de nous
encanailler comme le commun des mortels.
Elle ne put s’empêcher d’éclater de rire.
— Les sandwichs au corned-beef que vous mangez tous les jours depuis votre arrivée risquent
de vous attirer des ennuis !
— Adieu mon héritage, plaisanta-t-il avec un soupir théâtral.
Après une hésitation, elle demanda :
— Pourquoi prenez-vous aussi bien les choses ? Je n’ai pas été particulièrement aimable avec
vous depuis votre arrivée.
— Vous avez vos raisons. Peut-être qu’avec le temps vous changerez d’avis.
Elle secoua la tête avec un pincement au cœur.
— Je suis désolée. Je ne vois pas comment ça pourrait arriver. Je sais bien que selon toutes
probabilités, une fois la taille de la vigne terminée, je serai obligée de signer le contrat. Mais
comment pourrais-je oublier toutes les histoires que j’ai lues ? Comment pourrais-je avoir la
certitude que la réputation des vins Purman ne sera pas entachée par un scandale de ce genre ?
— Ces histoires que vous avez lues chez le dentiste, vous voulez dire ? Celles qui montrent ma
famille dans toute sa décadence, mes frères et sœurs s’exhibant sans vergogne sous les projecteurs,
chaque fois qu’un scandale leur en donne l’occasion ?
Oubliant la mer et les bateaux, elle se tourna vers lui. Une note étrange dans sa voix indiquait
qu’il ne plaisantait pas et qu’il n’était pas très fier de cette publicité.
— Oui, ces histoires.
— Et celles du même genre que vous avez imaginées à mon sujet.
— Eh bien…
Elle chercha en vain dans sa mémoire un scandale le concernant. Il y en avait forcément eu au
moins un. Parce que même si ce qu’elle avait pu voir ces derniers jours de son comportement et de sa
conscience professionnelle ne cadrait pas avec l’image qu’elle avait des Chatsfield, il faisait bel et
bien partie de cette famille.
— Vous êtes un Chatsfield, non ?
— En effet. Si je comprends bien vous estimez toujours que signer ce contrat avec le groupe
Chatsfield serait une erreur ?
— Au minimum, ce serait imprudent. Nous sommes une société encore jeune, sinon en nombre
d’années d’existence du moins en termes de notoriété. Il ne faudrait pas grand-chose pour ébranler la
confiance que nous inspirons et faire fuir notre clientèle.
— L’excès de prudence n’est pas toujours une qualité. Parfois, il faut savoir prendre des risques.
— Pas s’il s’agit de mettre en péril sa société. Parce que ça devient de l’irresponsabilité. Non, je
suis désolée, mais rien ne me fera croire que ce contrat est une bonne chose pour les vins Purman.
Elle s’interrompit un instant avant d’ajouter.
— Allons bon… Et vous qui étiez si gentil.
— Ça n’aurait pas duré, plaisanta Franco.
Puis il se leva et eut un geste qui la surprit encore plus que son sens de l’humour. Il la prit par la
main et la hissa sur ses pieds.
— Venez. Allons faire un tour.
7.

Holly n’avait jamais aimé les jetées à claire-voie. C’était ridicule, elle en était consciente. Mais
c’était plus fort qu’elle. Le fait de voir la mer par les jours entre les madriers la rendait mal à l’aise.
Comme si le sol bougeait en permanence sous ses pieds. Par ailleurs, il y avait toujours quelques
planches neuves par endroits, et elle s’était toujours demandé si on avait attendu que les anciennes
cèdent sous le poids de quelqu’un pour les remplacer. Elle n’avait aucune envie d’être la cause des
prochaines réparations…
Mais pas question d’avouer tout ça à Franco, bien sûr. Les mains dans les poches, elle avançait
les yeux baissés, posant les pieds sur les planches les plus récentes, tout en restant à distance du bord
dépourvu de garde-fou. Franco, en revanche, semblait très à l’aise comme à son habitude, constata-t-
elle avec envie. Une planche craqua sous ses pieds et son cœur fit un bond dans sa poitrine. L’estomac
noué, elle continua malgré tout sa progression jusqu’au bout de la jetée, où elle put enfin
s’immobiliser et se cramponner au parapet.
Pendant que Franco discutait avec des pêcheurs à la ligne, elle en profita pour offrir son visage
au vent et aspirer de grandes goulées d’air salé. Fermant les yeux, elle écouta le cri des mouettes.
Pendant quelques minutes, elle était hors de danger. Et si elle avait pu faire l’aller, il n’y avait aucune
raison pour qu’elle ne survive pas au retour…

* * *

Holly était plus tendue qu’un fil de pêche quand il y avait une touche, songea Franco. Il avait mis
son silence sur le compte de la gêne qu’avait pu lui laisser leur discussion sur le banc, mais à en juger
par la façon dont elle s’agrippait à la rambarde, elle était souffrante. Il posa une main sur son épaule.
— Ça va ?
Elle tressaillit et ouvrit les yeux. Des yeux agrandis par la peur.
— Oui, ça va.
— Vous êtes sûre ?
Elle eut une brève hésitation. Puis elle se mordit la lèvre avant d’esquisser un pâle sourire.
— Bien sûr.
— Vous semblez souffrante.
Le regard fuyant, elle avoua :
— D’accord. Je ne suis pas fan des jetées, c’est tout.
— Pardon ?
— Je n’aime pas voir la mer entre les planches, ni entendre celles-ci craquer sous mes pieds.
— Vous ne savez pas nager ? C’est pour ça que vous avez peur ?
— Bien sûr que si, je sais nager ! C’est juste les craquements et cette impression que ça bouge
sous mes pieds, c’est tout.
— Vous voulez que nous rentrions !
La peur fit étinceler les yeux turquoise.
— Non ! Pas encore. Laissez-moi juste une minute ou deux. Ça va aller.
Franco regarda la digue qui protégeait le port. Incroyable. La femme qui murmurait à l’oreille
de la vigne et qui défendait ses vins comme un pitbull avait peur d’une chose aussi inoffensive qu’une
jetée.
— Pourquoi avez-vous accepté de venir jusqu’ici ? Pourquoi n’avez-vous rien dit ?
— Je ne voulais pas que vous sachiez.
— Pourquoi ?
— Je ne voulais pas que vous me trouviez ridicule.
— Je ne vous trouve pas ridicule.
— Bien sûr. Une femme adulte qui a peur des jetées. Ça n’a rien de ridicule. Rien de drôle.
— Je vous assure que je ne trouve pas ça drôle, Holly.
Holly se tourna brièvement vers Franco. Aucune lueur malicieuse dans ses yeux. Elle fixa de
nouveau la mer.
— Grand-père et grand-mère m’ont amenée ici une fois, quand j’étais petite. Je tenais mon ours
en peluche préféré par la main et je le balançais d’avant en arrière, comme grand-père, qui me tenait
par la main, faisait avec mon bras. Et puis il y a eu un coup de vent et l’ours m’a échappé. Il a roulé
sur les planches et il est tombé à l’eau. Je l’ai regardé s’éloigner en me demandant pourquoi personne
ne plongeait pour le secourir.
— C’est depuis ce jour que vous n’aimez pas les jetées ?
— Non. Je crois que je ne les aimais déjà pas avant. Tous ces espaces entre les planches. Et la
mer juste au-dessous, qui s’agite.
Elle réprima un frisson.
— Mais ce jour-là j’ai eu la preuve que j’avais raison de ne pas aimer ça.
— Depuis combien de temps vivez-vous avec Gus ?
Les yeux toujours fixés sur la mer, Holly haussa les épaules.
— Depuis l’âge de trois ans. Depuis que mes parents sont morts dans un accident de voiture.
Après une hésitation, Franco déclara :
— Je me demandais où étaient vos parents, mais je n’osais pas vous poser la question.
— Ce n’est pas un secret. Et j’avais Gus et Esme. Du moins jusqu’à la mort d’Esme. Le plus
douloureux c’est de n’avoir aucun souvenir de mes parents. Il y a les photos, les ruines de l’hôpital où
mon père travaillait — à côté du lac que nous avons vu tout à l’heure — et je sais que ce sont mes
parents, mais c’est presque un concept abstrait. Alors que je me souviens très bien du chagrin que j’ai
ressenti en voyant mon ours emporté par la mer, comme si c’était la chose la plus importante du
monde.
Holly se tourna vers Franco.
— C’est fou, n’est-ce pas ?
A la vue du regard anxieux de ses grands yeux turquoise, de ses lèvres entrouvertes et des
cheveux qui voletaient autour de son visage, il fut pris d’une impulsion à laquelle il ne résista pas. Se
penchant vers elle, il effleura ses lèvres. Juste le temps de constater qu’elles étaient douces et salées.
Elle se raidit, les joues en feu.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
Pourquoi ? Il ne savait pas trop… Comment expliquer une impulsion ?
— Parce que vous aviez l’air d’une femme qui a besoin d’un baiser.
— Je ne sais même pas pourquoi je vous ai raconté tout ça, dit-elle en secouant la tête. Mais je
sais une chose. Je ne veux pas que vous recommenciez !
— Holly, je…
— Je ne veux pas de votre pitié. Et je ne veux pas de vos baisers !
— Holly !
— Il est temps de rentrer.
Holly repartit vers le rivage aussi vite qu’elle le put en prenant le moins de risques possible. A
chaque craquement du bois sous ses pieds, son cœur faisait un bond dans sa poitrine. Elle détestait les
jetées. Elle détestait les planches qui craquaient. Mais elle détestait encore plus les hommes qui
considéraient qu’elle était comprise dans le contrat !
Dix ans. Dix ans que Gus avait refusé la proposition de Mark Turner et que ce dernier était sorti
de sa vie sans même un au revoir. Et aujourd’hui, le seul homme qui semblait s’intéresser à elle
s’intéressait encore plus à ses vins.
En dix ans, rien n’avait changé. Rien ! Franco l’avait embrassée. Pourquoi ? Il n’éprouvait même
pas de sympathie pour elle. Et elle n’en éprouvait aucune pour lui ! Surtout maintenant.
— Holly, quel est le problème ? Ce n’est pas si grave.
Pour lui, peut-être…
— Holly, ça n’a aucune importance.
Non, en effet, ça n’en avait jamais, apparemment.
— Holly !
Il la saisit par le coude et l’obligea à se tourner vers lui.
— Quel est le problème ?
— Je ne suis pas stupide.
— Je le sais.
— Je ne suis pas comprise dans le contrat et vous feriez bien de vous en souvenir.
— Je n’ai jamais pensé que vous l’étiez.
— Et vous n’avez aucune chance de m’inciter à signer ce contrat plus tôt. Si vous me croyez
assez naïve pour être flattée qu’un Chatsfield s’intéresse à moi, vous vous trompez lourdement.
— Je n’ai jamais pensé ça non plus !
— Bien. Continuez à ne pas le penser et il y a une chance pour que nous parvenions à survivre
aux six semaines d’enfer que vous nous imposez. Maintenant, lâchez-moi et ôtez-vous de mon
chemin.
— Avec plaisir, répliqua Franco avec humeur en la lâchant et en s’écartant d’elle.
Pourquoi l’avait-il embrassée ? Il avait déjà entendu des histoires tristes sans éprouver pour
autant le besoin d’embrasser celles qui les lui racontaient. Alors que lui avait-il pris aujourd’hui ?
Pourquoi cette femme, qui était déjà très remontée contre lui ? Pourquoi avoir pris le risque de la
braquer et de perdre le contrat ? Que lui avait-il pris ?
Une impulsion. Une impulsion stupide, qu’il ne pouvait même pas mettre sur le compte du
décalage horaire.

* * *
Holly continuait à avancer tant bien que mal. Elle détestait les jetées, les planches qui craquaient
et les hommes qui croyaient pouvoir se servir d’elle. Mais le pire de tout c’était l’effet que lui avait
fait ce baiser. Elle aurait voulu qu’il se prolonge. Que lui arrivait-il ? Comment pouvait-elle être
stupide à ce point ? Cet homme était un Chatsfield ! Le genre d’homme à fuir à tout prix. Et quel
aplomb ! Il s’imaginait visiblement qu’elle allait lui tomber dans les bras !
Le trajet du retour s’effectua dans un silence tendu. A peine la voiture arrêtée devant la maison,
Holly descendit et claqua la portière. Alors qu’elle se dirigeait vers la maison à grands pas, elle
entendit l’autre portière claquer. Non ! Elle l’avait assez vu pour aujourd’hui ! Elle était sur le point
de se retourner pour dire à Franco de garder la voiture pour rentrer au cottage, quand la porte de la
maison s’ouvrit.
— Holly, dépêche-toi, il y a quelqu’un au téléphone pour toi !
— Qui ?
— Dépêche-toi ! insista son grand-père, visiblement très excité. Franco, ne partez pas. Je pense
que ça vous intéressera également d’entendre ça.
Entendre quoi ? se demanda Holly en prenant le téléphone que son grand-père lui tendait.
— Holly Purman à l’appareil.
Elle écouta, puis émit de temps en temps des sons indiquant qu’elle écoutait toujours. Mais en
réalité, après la première phrase, les paroles de son interlocuteur avaient cessé d’atteindre son
cerveau.
— Merci, finit-elle par dire avant de raccrocher sous le regard ravi de Gus et celui, interloqué,
de Franco.
— Alors ? dit Gus, qui semblait sur le point d’éclater.
— C’était Russell Armitage, de la Fédération des vignerons australiens, répliqua-t-elle, hébétée.
— Et ?
Elle regarda son grand-père, l’homme qui l’avait élevée, l’homme qui lui avait appris tout ce
qu’elle savait. Cette nouvelle, c’était autant pour lui que pour elle…
— Et je viens d’être nommée pour le prix du viticulteur de l’année !
Elle sautilla sur place en donnant des coups de poing dans l’air avant de se jeter à genoux à côté
de son grand-père et de nouer les bras autour de son cou.
— Je le savais ! cria Gus en riant et en lui donnant des tapes dans le dos. Je savais que c’était
pour ça qu’il appelait, mais il n’a rien voulu me dire. Il insistait pour te parler personnellement.
Qu’est-ce que j’ai été content en entendant la voiture ! Oh ! Holly, je suis si fier de toi ! Tu aurais dû
être nommée l’année dernière. J’ai toujours dit que c’était une injustice. Mais cette fois c’est ton
année !
Holly essuya des larmes de joie en se relevant.
— Ce n’est qu’une nomination, grand-père. N’oublie pas qu’il y en a six. Je suis en concurrence
avec des rivaux redoutables.
— C’est toi qui mérites le prix, ma petite fille. Mais où ai-je la tête ? Il faut fêter ça !
Gus roula dans son fauteuil jusqu’au réfrigérateur pour sortir une bouteille de vin pétillant.
— Bravo, dit Franco avec raideur en tendant la main à Holly. C’est une grande réussite.
— Ce n’est pas une façon de féliciter quelqu’un qui vient d’être nommé pour le prix du
viticulteur de l’année ! protesta Gus. Vous ne pouvez pas faire mieux que ça, Franco ?
N’ayant pas trouvé d’explication valable au baiser qu’il avait donné à Holly et fatigué de
s’interroger à ce sujet, Franco avait plutôt envie de s’éclipser. Mais au lieu de l’hostilité à laquelle il
s’attendait, il vit dans les yeux turquoise une peur panique. De quoi avait-elle peur ? La curiosité le
poussa à rester.
— Bien sûr que je peux.
Les yeux turquoise s’agrandirent.
— Félicitations, Holly.
Elle était raide comme les planches de la jetée, constata-t-il en la prenant dans ses bras. Et
pourtant… Alors qu’il déposait un baiser chaste sur sa joue, il sentit un long frisson la parcourir. Puis
ce furent les pointes de ses seins qui effleurèrent son torse. Pas de doute, Holly Purman était une
femme pleine de surprises…
Il la lâcha et Gus commenta en riant :
— Voilà qui est mieux.
Les joues en feu, Holly s’affaira à sortir les verres en s’efforçant d’ignorer le trouble qui
dressait les pointes de ses seins et répandait dans tout son corps une chaleur exquise.
— Combien de temps avant la proclamation du résultat ? demanda Gus en débouchant la
bouteille.
Elle prit une profonde inspiration.
— Trois semaines, si j’ai bien compris. Il s’est excusé, d’ailleurs. L’annonce des nominations a
été très tardive cette année parce que l’un des juges était en déplacement à l’étranger.
— Et la remise du prix aura lieu à Sydney, comme d’habitude ?
— Oui à l’Opéra. Le voyage est pris en charge.
— J’espère que je serai en état de prendre l’avion, dit Gus en servant le vin.
— Bien sûr, grand-père. Tu ne peux pas ne pas assister à la remise du prix.
— Alors je serai là.
Gus leva sa flûte et ajouta :
— A Holly Purman, femme qui murmure à l’oreille de la vigne, disciple de Dionysos et
prochaine viticultrice de l’année !
— Grand-père…
— A Holly Purman, la géniale petite-fille d’Angus Purman ! coupa Gus d’une voix encore plus
forte.
— A Holly, dit Franco.
Holly était en proie à une euphorie délicieuse. Apprendre que son talent de viticultrice était
reconnu par ses pairs était une grande joie, mais voir son grand-père rayonner de fierté était une joie
plus grande encore.
Alors qu’elle portait la flûte à ses lèvres, son regard croisa celui de Franco. A en juger par la
lueur qui dansait dans ses yeux, le trouble qu’elle avait ressenti dans ses bras ne lui avait pas échappé.

* * *

Les jours suivants, Holly eut beaucoup de mal à se concentrer sur la taille de la vigne.
Impossible d’ignorer la présence de Franco. Impossible de résister à l’envie de le regarder chaque
fois qu’il passait dans son champ de vision. Et bien sûr, une fois sur deux, il surprenait son regard sur
lui… Tout en lui la fascinait. L’aisance naturelle de chacun de ses mouvements, ses longs doigts fins
qui maniaient le sécateur avec dextérité, sa voix profonde, son accent exotique… C’était un Chatsfield
et pourtant il ne correspondait en rien à l’image qu’elle avait des membres de cette famille. Il
travaillait aussi dur que n’importe quel ouvrier agricole et il menait une vie calme, passant ses
soirées dans le cottage ou en ville avec Josh, d’après ce qu’elle savait.
Et il faisait bondir son cœur chaque fois que le regard de ses yeux gris croisait le sien ou
lorsque leurs mains se frôlaient quand ils prenaient les sécateurs dans le seau.
C’était un véritable enfer.

* * *

Une semaine de passée, songea Franco en buvant une gorgée de café pendant la pause. Encore
cinq et la taille serait terminée. Et il repartirait, le contrat signé en poche. Au début il n’attendait que
ça, mais finalement, il appréciait de travailler de nouveau dans la vigne, surtout dans une partie du
monde si nouvelle pour lui. De toute façon, cinq semaines passeraient assez vite.
D’autant plus que la situation commençait à devenir intéressante. Holly Purman lui avait dit
qu’elle ne voulait pas qu’il l’embrasse. Pourtant, quand il l’avait prise dans ses bras pour la féliciter
de sa nomination, son corps ne lui avait pas envoyé le même message. Elle lui avait dit qu’elle ne
l’aimait pas. Pourtant, le regard de ses yeux turquoise, qu’il surprenait régulièrement sur lui, n’avait
plus rien de haineux.
Jusqu’à quel point ce changement d’attitude allait-il se poursuivre ? Impossible à dire pour
l’instant, mais il n’était pas exclu que ces cinq semaines lui réservent des surprises agréables.
— Encore du café ? demanda Josh.
Franco hocha la tête.
— Alors, Holly t’a laissé seul dans les vignes ?
— Juste le temps d’un rendez-vous à la radio pour une autre interview.
Il y en avait eu au moins une dizaine depuis l’annonce des nominations.
— Elle sera là d’un moment à l’autre.
— Quand même, dit Josh en se servant du café. C’est exceptionnel. Holly ne confie pas ses
vignes à n’importe qui.
— J’avais remarqué.
— Elle doit te trouver très doué.
— Je ne sais pas.
Les deux hommes burent leur café en silence pendant un instant, puis Josh déclara :
— Tu es au courant pour la soirée ?
— Quelle soirée ?
— Mamma Angela, Angela Ciavaro, la voisine, organise une soirée vendredi pour célébrer la
nomination de Holly. Tout le monde est invité.
— Si tout le monde est invité, je suppose que j’y serai.
Josh prit une part de cake.
— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?
Où voulait-il en venir ? Pensait-il toujours à ce stupide élastique ? Franco feignit de n’avoir pas
compris.
— Qui ça ? Angela ? Je ne l’ai jamais rencontrée.
— Non, Holly.
— C’est quelqu’un de bien, dit Franco en choisissant prudemment ses mots. Gus et elle forment
une équipe exceptionnelle… avec ton aide, bien sûr.
— Oui et on l’aime tous, ici.
Franco se contenta de hocher la tête avant de boire une autre gorgée de café.
— Mais elle a été échaudée autrefois, reprit Josh. Par ce type plein aux as qui lui avait promis la
lune. Sauf que la seule chose qui l’intéressait c’était la vigne.
Dans les branches d’un eucalyptus un kookaburra fit entendre son chant, qui ressemblait à un
rire rauque. Coïncidence étonnante, songea Franco.
— Je n’ai pas l’intention de faire souffrir Holly, si c’est ce qui t’inquiète.
Josh se leva, l’air confus. Il ne s’attendait visiblement pas à une réponse aussi directe.
— Tant mieux. Eh bien, il faut que j’y aille.
Franco termina son café, froid et amer, avec l’écho du rire du kookaburra dans la tête.
8.

Le bulletin météo prévoyant de la pluie, due à une dépression affectant le sud-est de l’Etat
d’Australie-Méridionale, Holly décida d’en profiter pour aller chercher la commande du mariage de
Port MacDonnell en attendant qu’une accalmie leur permette de reprendre la taille.
Ils partirent à 6 heures, sous une pluie battante. Si la circulation était bonne, ils devraient arriver
au vignoble Purman d’Adelaide Hills vers l’heure du déjeuner, calcula-t-elle. Mais, à mi-chemin, un
poids lourd renversé sur la chaussée barrait la route, les obligeant à faire demi-tour et à emprunter
une déviation. Si bien que l’après-midi était déjà bien avancé lorsque Franco quitta la South Eastern
Freeway à la sortie de Crafers, puis traversa les villes de Piccadilly et de Summertown en suivant les
indications de Holly.
C’était toujours un long voyage, mais entre le retard accumulé et la pluie qui continuait de
tomber, ils ne seraient jamais de retour avant minuit, songea-t-elle avec lassitude.
Le plus raisonnable serait de dormir sur place et de repartir demain matin, frais et dispos. La clé
de l’appartement qu’ils avaient acheté en prévision de ce genre de circonstances se trouvait sur le
même trousseau que les clés de voiture. Elle jeta un coup d’œil à l’homme assis à côté d’elle et une
douce chaleur l’envahit. Elle détourna aussitôt les yeux. Non. Passer la nuit sur place ne serait pas du
tout raisonnable.
Incapable de résister à la tentation, elle jeta un nouveau coup d’œil à Franco. Son regard
s’attarda sur ses lèvres et le souvenir de son baiser la fit frissonner. Toute sa vie elle avait été
raisonnable. Et jamais elle n’avait éprouvé des sensations aussi délicieuses… Peut-être était-il temps
d’oublier la raison. De renoncer à la prudence.
Les joues en feu, elle se tourna de nouveau vers la vitre. Etait-elle en train de la perdre, la
raison ? Envisager de coucher avec un homme qu’elle avait considéré comme son ennemi n’était-il
pas de la folie ? Sans doute. Mais cet homme n’était plus son ennemi. C’était… Franco. L’homme qui
travaillait dans les vignes avec elle, l’homme qui la troublait comme aucun autre avant lui.
Et surtout, il repartirait bientôt et personne ne saurait jamais rien.
Mais en aurait-il envie ?
— Je suis plus habitué à ce genre de paysage, déclara-t-il, interrompant ses pensées.
La région d’Adelaide Hills était un entrelacs de vallées plantées de vignes ou de vergers, qui
alternaient avec des parcs naturels abritant une faune très variée.
— Sans les eucalyptus, bien sûr, ajouta Franco.
C’était la première fois qu’il évoquait spontanément l’endroit où il vivait, songea Holly avec
surprise. Chaque fois que la conversation s’était orientée vers l’Italie ou sa famille, il s’était fermé.
Ce mutisme l’avait irritée, mais elle n’avait pas été assez intéressée pour insister. Mais ça c’était avant.
Quand elle le considérait davantage comme un désagrément que comme un homme. Aujourd’hui,
l’homme avait pris toute la place dans ses pensées. Et elle avait envie d’en apprendre le plus possible
à son sujet.
— Ça doit être beau chez vous.
— Vous n’êtes jamais allée en Italie ?
Elle secoua la tête.
— Je ne suis jamais sortie d’Australie.
— Jamais ?
— Au début à cause du manque d’argent et ensuite, quand la situation s’est améliorée, à cause du
manque de temps.
Elle lui indiqua qu’il devait tourner à droite à l’intersection suivante, puis elle demanda :
— Votre mère est originaire de la région de Plaisance ?
Il ralentit pour laisser passer une voiture avant de tourner.
— Pourquoi cette question ?
— Eh bien, votre mère est italienne et vous vivez en Italie, alors je me demandais…
— Elle était originaire de cette région, oui.
— Elle ne s’y trouve pas en ce moment ?
— Pas que je sache.
— Vous… ne savez pas où elle est ?
— Personne ne le sait.
— Mais il doit bien y avoir…
Franco marmonna un juron italien que sa mère avait lancé à son père quand il était enfant. Puis il
répéta d’un ton glacial :
— Personne ne le sait. Et maintenant, je vais où ?
Holly se recroquevilla sur son siège.
— Tout droit, puis à droite à l’entrée de la prochaine ville.
Puis elle se tut, au grand soulagement de Franco. Comme si rester coincé huit heures dans cette
voiture avec elle ne suffisait pas, à présent il fallait qu’elle l’interroge sur sa mère ! Qui savait où se
trouvait celle-ci ? Qui savait si elle était vivante ou morte ? Pas lui. Bien sûr, il s’était peut-être posé la
question à l’époque de son adolescence rebelle. Il avait peut-être imaginé ou même espéré qu’il la
retrouverait, cachée parmi les collines de Plaisance. Mais c’était autrefois et il y avait très longtemps
qu’il ne se posait plus de questions à ce sujet.
Après tout, pourquoi se préoccuperait-il de la femme qui avait abandonné sa famille ? Pas
étonnant que ses frères et sœurs fassent les quatre cents coups ! Mais lui-même n’avait pas été en
reste. Dieu merci, il avait réussi à garder secrète sa vie privée. Dieu merci, les paparazzi s’étaient
désintéressés de lui depuis le jour où Michele était apparue sur son seuil.
Franco sentit une douleur familière à l’endroit de sa cicatrice. Il n’avait pas envie de penser à
Michele. Il n’avait pas envie de penser à cette année-là. A cette perte.
Holly changea de position à côté de lui et il sentit son parfum. Léger, citronné et frais. Comme
elle. Simple et naturelle. Très différente du genre de femmes qui lui plaisaient d’ordinaire. Il n’aurait
jamais imaginé qu’il pourrait être attiré par elle, et pourtant…
Il lui jeta un coup d’œil. Les bras croisés, elle regardait droit devant elle. Peut-être avait-il été un
peu trop cassant, mais après huit heures passées tout près d’elle, il était à cran. Il changea de vitesse au
moment d’aborder un virage et en profita pour effleurer le pantalon de Holly du bout des doigts. Elle
fit un bond sur son siège et il sourit. Josh l’avait mis en garde et il l’avait écouté. Il n’avait jamais eu
l’intention de séduire personne et encore moins l’irritable Mlle Purman. Mais l’autre jour dans ses
bras, quand il l’avait félicitée, il avait nettement perçu son trouble. Et toute la semaine il avait vu le
désir dans ses yeux turquoise. Etait-elle consciente que ses yeux étaient de fenêtres ouvertes sur ses
pensées ?
— Je suis désolé, je ne parle pas beaucoup de ma mère. Je ne parle pas beaucoup de ma famille
non plus.
— J’ai remarqué, répliqua-t-elle en se tournant vers lui. Pour quelle raison ?
Il haussa les épaules en ralentissant derrière un camion chargé de fruits et légumes qui peinait à
cause de la côte et des lacets.
— Je n’ai pas grand-chose à voir avec eux. Aucun d’eux.
— Pourquoi ? Parce que vous n’approuvez pas leur style de vie ?
Il ne l’avait jamais approuvé, il s’était toujours cru mieux que ça. Jusqu’à ce que Michele
surgisse de nulle part. Mais ce n’était pas la raison.
— J’ai quitté la maison à seize ans. J’étais rebelle et j’avais décidé que je ne voulais plus vivre
sous les projecteurs.
Holly soupira.
— Si j’avais des frères et des sœurs, je les verrais tout le temps. J’aimerais appartenir à une
famille nombreuse.
— Même si c’était une famille comme les Chatsfield ?
— Ils resteraient ma famille. J’imagine très bien Noël dans une maison pleine à craquer, tout le
monde en train de parler à la fois, la table croulant sous les plats de fête. Vous avez beaucoup de
chance.
De la chance ? Il n’avait jamais eu cette impression. Il s’était plutôt senti… perdu. Comme s’il
était étranger à sa famille. Alors il lui avait tourné le dos et il s’était battu pour se forger sa propre
identité. Et pour ne jamais se retrouver sous les projecteurs. Mais aujourd’hui, que savait-il vraiment
de sa famille, à part ce qu’en disaient les magazines people ? Antonio, Lucilla et Nicolo… il ne savait
même pas s’ils étaient mariés ou en couple. Et les plus jeunes ? Orsino et Lucca, les jumeaux, et Cara
qui n’avait que sept ans quand il était parti ?
Un an de plus seulement que Nikki quand elle était morte.
Franco déglutit péniblement. Cara se souvenait-elle encore de lui ? Se rappelait-elle leurs parties
de cricket ? Ses mises en garde contre les médias et le monde dangereux dans lequel ils vivaient ?
Holly parla en indiquant quelque chose d’un geste. Il perçut vaguement le mot « koala » et
regarda dans la direction qu’elle indiquait. Finalement, ce camion qui avançait comme un escargot
était une chance, songea-t-il en voyant le petit animal perché dans un arbre. Holly en repéra un autre
un peu plus loin, une femelle avec son bébé dans sa poche. Nikki aurait été folle de joie, songea
Franco, le cœur serré. Elle adorait les animaux et avec Michele ils l’avaient emmenée au zoo aussi
souvent que sa maladie l’avait permis. Quand elle avait vu un koala pour la première fois, son petit
visage s’était illuminé.
Il se gara sur le bas-côté et ils descendirent de voiture pour s’approcher de l’arbre. La mère, qui
mâchait une feuille d’eucalyptus, leur jeta un coup d’œil indifférent, tandis que son petit dormait dans
sa poche. Il prit une photo pour sa fille. Nikki ne la verrait jamais, mais les enfants soignés au
Pavillon Nikki seraient sûrement contents.
— Un souvenir de votre séjour ? demanda Holly.
— Pour la montrer à quelqu’un, éluda-t-il.
Ils regagnèrent la voiture. Holly parla de son amour pour les koalas et son enthousiasme dissipa
la mélancolie de Franco. Elle était belle quand elle s’enflammait. Ses yeux turquoise brillaient, ses
joues rosissaient… Ça donnait envie de lui fournir d’autres raisons de s’enflammer. En aurait-il
bientôt l’occasion ?
— Encore quelques kilomètres sur cette route et vous verrez notre enseigne, dit-elle après lui
avoir indiqué le dernier endroit où tourner.
La route sinueuse était bordée d’immenses eucalyptus au tronc lisse et blanc.
— Ce sont des gommiers à écorce de bougie aussi appelés eucalyptus rubida, expliqua Holly.
— Le nom de votre vin pétillant.
— Bravo. Nous voulions lui donner un nom évocateur de cette région. Et comme nos vignes
côtoient les eucalyptus rubida, ça semblait une évidence.
Franco tourna dans une longue allée qui conduisait vers une maison perchée sur une colline, au
flanc de laquelle s’étalaient des vignes.
— L’exploitant est parti en vacances avec sa famille. Vous pouvez vous garer où vous voulez,
déclara Holly.
— Nous avons la propriété pour nous tout seuls ?
Les joues de Holly s’enflammèrent et le bout de sa langue effleura furtivement ses lèvres. Dans
le mille, songea-t-il avec satisfaction. Il avait dit ça pour voir si elle se troublait et il avait sa
réponse…
Elle s’éclaircit la voix, le regard fuyant.
— Ça veut dire que nous devrions pouvoir effectuer le dégorgement et le dosage sans être
interrompus et reprendre rapidement la route.
C’était la réponse la plus raisonnable à faire, se dit-elle. Après tout, elle n’était pas certaine qu’il
y avait un sous-entendu dans la remarque de Franco. Et s’il y en avait un, elle finirait de toute façon
par le savoir tôt ou tard…
— Après le retard que nous avons pris sur la route, vous pensez que nous allons avoir le temps
de terminer la mise en bouteille et de repartir aujourd’hui ?
Une lueur révélatrice dansait dans les yeux de Franco et un imperceptible sourire étirait ses
lèvres. Holly hésita. Il suffisait de prendre les clés de l’appartement… Parce que cette fois il n’y avait
plus aucun doute. L’électricité qui vibrait dans l’air n’était pas un effet de son imagination. La note
malicieuse dans la voix de Franco non plus.
Ce qui le rendait plus attirant que jamais. Mais aussi beaucoup plus dangereux. Allait-elle oser
relever le défi qu’il venait de lui lancer ? Elle n’avait jamais été aussi tentée… Mais coucher avec un
Chatsfield après tout ce qu’elle avait dit sur sa famille ? Après l’hostilité farouche dont elle avait fait
preuve ? De quoi aurait-elle l’air ?
— Voyons en combien de temps nous aurons terminé, dit-elle en sautant de voiture.
Il leur fallait seulement dix douzaines de bouteilles pour le mariage et quelques-unes de réserve
pour la cave. Avec Franco pour l’aider, il ne devrait pas y en avoir pour très longtemps. Et ils
pourraient prendre la route ce soir. Ou pas…

* * *

Elle prit le chemin qui contournait la maison et se dirigea vers le bâtiment en pierre qui se
trouvait derrière. L’extérieur évoqua à Franco une vieille grange française, mais l’intérieur était un
véritable paradis pour amateurs de vin pétillant. Pendant que Holly allumait le bac réfrigérant, puis la
cheminée, il examina les lieux. Sol dallé, poutres apparentes et murs de pierre devant lesquels étaient
alignés des pupitres obliques chargés de bouteilles inclinées le cul en l’air. Des centaines et des
centaines de bouteilles. Instinctivement, il en fit tourner une sur elle-même d’un quart de tour.
Remarquant son geste, Holly déclara :
— Vous pouvez me donner un coup de main pour le remuage, en attendant que le bac réfrigérant
soit à la bonne température pour le dégorgement.
Le feu qui avait pris dans la cheminée baignait la pièce d’une lueur orangée, éclairant les
illustrations accrochées aux murs, au-dessus des pupitres.
— Cet endroit est incroyable. Je savais que vous aviez des vignes par ici, mais cette cave…
— Elle vous plaît ? Je n’ai pas l’occasion de passer beaucoup de temps ici, mais elle est ma
grande fierté. Gus n’était pas très motivé pour en monter une aussi loin de notre propriété du
Coonawarra, mais un bon vin pétillant manquait à notre catalogue.
— Et maintenant qu’en pense-t-il ?
Holly arqua les sourcils.
— Sérieusement ?
Il sourit. Elle avait raison. Question stupide. Plus le temps passait, plus il était impressionné par
ce que cette femme avait accompli avec ses vignes. Dire qu’au début il la trouvait terne ! Mais ça,
c’était avant de la voir sourire…
— Quand ce lot a-t-il été mis en bouteille ?
Il la suivit des yeux tandis qu’elle faisait quelques pas en effleurant les bouteilles comme si elle
les caressait. Quand elle marchait, elle ondulait des hanches. Comment ne pas penser aux courbes
féminines qui se cachaient sous ces vêtements informes ?
— Si vous parlez de la cuvée de cette année, il n’y a pas très longtemps. Le vin a passé cinq mois
dans de nouveaux fûts de chêne français avant d’être mis en bouteille. Il est encore jeune et la
maturation sur lies est loin d’être terminée. Plus longtemps elle dure, plus la subtilité et la complexité
aromatiques du vin sont renforcées.
Holly s’interrompit et sourit.
— Mais vous savez déjà tout ça.
Oui, il le savait, mais c’était un plaisir de l’écouter parler. Il avait rencontré des tas
d’œnologues, parmi lesquels beaucoup de barbons pédants qui se considéraient comme des génies.
Holly, en revanche, donnait l’impression que ce qu’elle faisait était simple et à la portée de tout le
monde. Or ce n’était pas le cas. L’élaboration du vin était une science, bien sûr, mais aussi un art.
Holly était une grande artiste. Et il mourait d’envie de tenir cette artiste dans ses bras et la faire
défaillir de plaisir. Y avait-il une chance pour que ça arrive ce soir ?
— Vous effectuez toujours le dégorgement ici ? demanda-t-il en s’efforçant de reporter son
attention sur le vin.
Il semblait difficile à croire que des vins ayant autant de succès puissent être traités uniquement
sur deux sites aussi modestes.
— La plupart du temps oui. A moins d’une très grosse commande, nous nous limitons à
quelques douzaines de bouteilles à chaque opération de dégorgement et de dosage. Pour cette
commande, nous allons utiliser du vin de la récolte de l’année dernière.
— Comment comptez-vous répondre aux besoins des hôtels Chatsfield en continuant à travailler
de manière aussi artisanale ?
Les yeux de Holly lancèrent des étincelles.
— Si je signe le contrat, vous voulez dire ?
— Vous croyez sincèrement qu’il y a encore des doutes à ce sujet ?
Holly se détourna et caressa les bouteilles.
— Nous traiterons et nous expédierons des lots plus importants, c’est tout. Mais nous
continuerons à faire durer la maturation sur lies le plus longtemps possible. Je ne suis pas en faveur
de la production à l’échelle industrielle. Ce n’est pas notre philosophie et je suppose que les hôtels
Chatsfield ne souhaitent pas que nous en changions.
Elle se retourna et darda sur lui un regard de défi.
— Maintenant, nous ferions mieux de nous mettre au travail.
Elle prit un côté de la pièce et Franco l’autre. Ils travaillaient vite mais sans précipitation,
tournant les bouteilles d’un quart de tour pour faire descendre le dépôt dans le goulot. Ils formaient
une bonne équipe, songea Holly en jetant des coups d’œil furtifs à Franco. Il avait enlevé sa veste, et
sa chemise mettait en valeur ses larges épaules. S’il lui faisait des avances ce soir, y répondrait-elle ?
Pouvait-elle se le permettre ?
Il regarda par-dessus son épaule et sourit.
— Vous me surveillez ?
Elle lui rendit son sourire.
— Oui.
Il pouffa, puis se remit au travail. Elle en fit autant en adressant un sourire joyeux aux bouteilles
alignées devant elle. Mais à quoi pensait-elle ? C’était un Chatsfield. Oui, mais c’était également un
homme diaboliquement séduisant qui repartirait dans quelques semaines. Elle n’était pas obligée de le
trouver sympathique. Et de toute façon, elle ne le trouvait même plus antipathique. Le
professionnalisme dont il faisait preuve chaque jour dans les vignes prouvait qu’il n’était pas
seulement un riche client arrogant comme elle l’avait cru au début.
Quand ils eurent terminé l’opération de remuage, elle vérifia la température de la solution
contenue dans le bac réfrigérant. Ils commencèrent alors l’étape du dégorgement, qui consistait à
plonger le col de chaque bouteille dans le liquide glacé. Une opération qui n’était pas automatisée
comme dans les grandes exploitations industrielles. Le dégorgement, le dosage et le bouchage étaient
effectués entièrement à la main. Elle avait conçu l’espace de travail pour y opérer seule, entre le bac
de réfrigération et un comptoir de bois.
Travailler seule n’avait jamais présenté aucun problème. Travailler en compagnie de Franco
était beaucoup plus délicat. Il semblait occuper tout l’espace et il n’y avait jamais plus de quelques
centimètres entre eux. Il était impossible de travailler à deux sans se frôler, ou pire se heurter. A
chaque contact, même le plus furtif, elle était assaillie par une bouffée de désir qui la laissait
pantelante. D’autant plus que ces contacts ne paraissaient pas toujours accidentels et qu’il lui arrivait
de surprendre le regard de Franco sur elle.
Heureusement, une part d’elle-même restait concentrée sur leur travail, pour lequel ils avaient
réussi à s’organiser. Franco lui passait une bouteille dont le col avait été plongé dans le bac
réfrigérant et dans lequel s’était formé un glaçon emprisonnant la lie. Elle enlevait la capsule
couronne qui retenait l’obturateur appelé bidule, si bien que la pression expulsait à la fois le bidule et
le glaçon contenant la lie. Elle effectuait ensuite le dosage en ajoutant dans la bouteille la liqueur
préparée à cet effet quelques mois plus tôt. Puis Franco reprenait la bouteille pour la boucher avec un
bouchon de liège maintenu par un muselet en fil de fer.
Il fallait travailler vite et manipuler la bouteille avec précaution pour éviter des pertes de vin
dues à la pression. Mais Holly excellait à cette tâche et ne perdait jamais une seule goutte. Peu à peu,
les caisses remplies de bouteilles qui seraient étiquetées à leur retour dans le Coonawarra
s’empilaient.
Et tout en travaillant ils se frôlaient, se touchaient, échangeaient des regards brûlants.
— Dernière douzaine, annonça Franco en retirant une bouteille du bac réfrigérant et en essuyant
le goulot avant de la passer à Holly.
Elle la décapsula puis la dosa.
— A ce rythme, nous aurons bientôt fini.
— Nous formons une bonne équipe.
Elle eut une brève hésitation avant de rendre la bouteille à Franco. Leurs doigts se frôlèrent et un
long frisson la parcourut.
— Vous ne vous débrouillez pas trop mal. Pour un Chatsfield, je veux dire, plaisanta-t-elle.
— Vous non plus.
— Pour une femme intransigeante, vous voulez dire ?
— J’ai vraiment dit ça ?
— Oui.
Franco sourit, ce qui décupla le trouble de Holly.
— Qu’est-ce qui m’a pris de dire une chose pareille ?
Il actionna le compresseur et le bouchon pénétra dans le goulot. Elle déglutit péniblement.
Jamais plus elle ne boucherait une bouteille sans penser à cet homme et au sexe. Les joues en feu, elle
le regarda mettre le muselet en place. Quelles mains splendides… Des mains aux longs doigts souples
et habiles. Et si elle jouait bien son jeu, ces longs doigts seraient bientôt sur elle…
Elle inspira profondément. Comment pourrait-elle bien jouer alors qu’elle ne connaissait pas les
règles ? L’art de la séduction lui était totalement étranger. Franco la frôla en lui passant une autre
bouteille et les pointes de ses seins se tendirent. En fait, il n’y avait sans doute pas lieu de s’inquiéter.
L’instinct devrait se charger de tout. Elle procéda au dégorgement puis au dosage, soulagée d’avoir
une tâche concrète sur laquelle se concentrer.
Plus que dix bouteilles.
Ils ne parlaient pas. C’était inutile. Les frôlements de moins en moins fortuits étaient
suffisamment éloquents. A chaque bouteille, l’air autour d’eux devenait de plus en plus électrique.
Et bientôt il ne resta plus qu’une bouteille.
9.

Franco passa la bouteille à Holly avec un regard brûlant.


Déglutissant péniblement, elle la prit puis se retourna. Mais elle sentait toujours son regard sur
elle, chaud sur sa peau à travers ses vêtements. Les mains tremblantes, elle laissa échapper la pince à
dégorger, qui tomba sur le sol dallé avec un bruit sec. Franco la ramassa et la lui tendit en plongeant
son regard dans le sien.
— Vous avez fait tomber quelque chose, murmura-t-il si près de son visage qu’elle sentit son
souffle sur la joue.
— Merci, répliqua-t-elle dans un soupir, tandis que leurs mains se touchaient sur le manche de la
pince.
Ils n’avaient pas terminé, se dit-elle confusément. Il restait une bouteille à dégorger. Juste une.
Ça ne prendrait qu’une minute. Une main se posa sur sa nuque et des doigts s’enfoncèrent dans ses
cheveux. Si elle pouvait se débarrasser de cette bouteille et de cette pince… elle aurait les deux mains
libres comme Franco. Elle pourrait en poser une sur son torse, glisser l’autre dans ses cheveux…
Les lèvres de Franco se rapprochèrent des siennes. Il fallait absolument qu’elle se libère les
mains… Ça ne prendrait qu’une minute. Elle décapsula la bouteille. Au moment où elle s’apprêtait à
ajouter la liqueur, les lèvres de Franco se posèrent sur les siennes. Elle ferma les yeux, prête à
répondre à son baiser. Mais elle oublia de boucher le goulot avec son pouce et le vin jaillit de la
bouteille sous l’effet de la pression. Abondamment aspergés tous les deux, ils éclatèrent de rire.
Franco lui prit la bouteille pour la poser sur le comptoir, puis il referma les mains sur ses joues et
lécha le vin qui mouillait ses lèvres.
— Excellent, déclara-t-il en l’attirant contre lui.
Elle se laissa aller dans ses bras, lui répondant avec ferveur tandis qu’il approfondissait son
baiser en faisant courir les doigts sur sa nuque, sur ses épaules et dans son dos. Lorsqu’il resserra son
étreinte, le contact de sa virilité pleinement éveillée contre son ventre lui arracha un gémissement.
Malgré la peur de l’inconnu, elle se mit à onduler instinctivement des hanches. Sans cesser de
l’embrasser avec voracité, il referma les mains sur ses fesses pour plaquer encore plus étroitement
son bassin contre le sien.
Puis tout à coup, il la souleva de terre et la hissa sur le comptoir. Prenant place entre ses jambes,
il referma les mains sur ses seins.
— Tes vêtements sont mouillés et poisseux, murmura-t-il en réprimant l’envie d’enfouir son
visage dans cette poitrine somptueuse. Il faudrait les enlever.
Il pourrait les déchirer. Il avait tellement hâte de voir enfin la femme qui se cachait dessous !
Mais la ramener à son grand-père dans des vêtements en lambeaux… Non, ce n’était pas une bonne
idée. Il releva délicatement le pull, n’interrompant son baiser qu’au moment de faire passer le
vêtement par-dessus sa tête.
Puis il écarquilla les yeux. Il n’y avait jamais pensé, mais s’il l’avait fait, il l’aurait imaginée
portant des dessous aussi ternes que ses vêtements. Et il se serait lourdement trompé…
Ce n’était pas vraiment un soutien-gorge. Plutôt une sorte de caraco court. En satin crème et
dentelle noire, avec un ruban rose formant un nœud entre les seins. Enveloppant et dévoilant à la fois
deux globes à la peau laiteuse et veloutée.
— Oh ! Mon Dieu.
— Ça te plaît ? demanda Holly d’un air inquiet.
Il lui lança un regard incrédule. Comment pouvait-elle imaginer que ça ne lui plaise pas ?
— J’adore !
Il referma les mains sur ses seins et déposa un baiser à la naissance de chacun d’eux, avant de
s’emparer de nouveau de sa bouche.
— S’il te plaît, dis-moi que tes dessous sont assortis, murmura-t-il quand il finit par s’arracher à
sa bouche.
— Je porte toujours des dessous assortis.
Le désir de Franco s’intensifia. Dire qu’il n’avait jamais rien soupçonné… Mlle Purman était
décidément une femme pleine de surprises. Lui en réservait-elle encore beaucoup d’autres ? Il avait
hâte de le découvrir. Sauf que ce n’était pas vraiment le lieu. Ils avaient tous les deux la peau
poisseuse à cause du vin et le bois du comptoir était froid. Bien sûr, il pourrait quand même coucher
avec elle ici et maintenant… et bon sang, il en mourait d’envie ! Mais ça deviendrait très vite
inconfortable. Or, il voulait du confort.
— Y a-t-il un lit quelque part ? demanda-t-il entre deux baisers, en faisant remonter ses mains le
long des cuisses de Holly jusqu’à ce que ses pouces effleurent son sexe à travers la toile du pantalon.
— Un appartement… dans la maison… j’ai la clé, répondit-elle d’une voix hachée.
Réprimant une exclamation de joie, il lui mit son pull sur les épaules et la prit dans ses bras.
— Alors que faisons-nous ici ?
L’appartement était parfait, constata-t-il. Indépendant, spacieux et, surtout, équipé d’un immense
lit. Mais pour l’instant, direction la salle de bains… Il ouvrit la porte d’un coup de pied, posa Holly
par terre et ouvrit les robinets de la douche. Puis il lui prit le visage à deux mains et l’embrassa.
Holly frissonna de plaisir mais aussi d’appréhension. Certes, la réaction de Franco devant son
soutien-gorge l’avait rassurée. Cependant, elle n’avait jamais été nue devant un homme et elle avait
imaginé qu’ils coucheraient ensemble dans un lit sous les couvertures, lumière éteinte… Avait-il
l’intention de faire l’amour debout sous la douche ? En pleine lumière ? Comment allait-elle s’en
sortir ? Elle était si inexpérimentée… Bien sûr, elle ne se faisait pas d’illusions. Elle ne s’attendait pas
à sentir la terre trembler la première fois. Et elle n’espérait pas non plus impressionner Franco. En
fait, ce qu’elle voulait avant tout c’était se débarrasser d’un poids qu’elle traînait depuis trop
longtemps. Mais de préférence sans se ridiculiser.
— Tu trembles.
— J’ai froid, mentit-elle.
— Je sais comment te réchauffer.
Il s’empara de sa bouche dans un baiser fougueux tout en la couvrant de caresses fébriles,
s’attardant sur ses fesses, pressant son bassin contre le sien. Elle en oublia momentanément sa peur.
Comme c’était bon… Sa bouche mêlée à la sienne, ses mains sur elle… C’était divin…
Les mains de Franco se glissèrent entre leurs deux corps et il entreprit d’ouvrir sa braguette tout
en parsemant son cou de baisers. Electrisée, elle s’enhardit et tira sur sa chemise pour la sortir du
pantalon. Elle aussi voulait explorer son corps, caresser ce torse sublime qu’elle avait aperçu le
premier soir dans le cottage… Lorsqu’elle fut venue à bout des boutons, il l’aida avec des
mouvements d’épaules à faire glisser la chemise, qui tomba par terre. Elle promena les mains sur son
torse avec volupté, savourant le velouté de sa peau mate, la dureté de ses muscles, la douceur de la
toison brune dans laquelle elle enfonçait les doigts.
L’eau coulait toujours, dégageant de la vapeur qui les enveloppait comme un cocon. Bientôt,
caresser le torse de Franco ne lui suffit plus. Une de ses mains glissa d’elle-même vers son sexe et se
referma dessus. Franco laissa échapper un grognement qui acheva de l’enflammer. Deux paires de
bottes furent enlevées précipitamment, deux pantalons glissèrent sur le sol, puis furent écartés par des
pieds impatients.
— Oh ! mon Dieu, Holly, murmura Franco en l’écartant de lui pour l’admirer.
De son côté, elle resta sans voix. Il était aussi beau qu’une statue grecque. Aussi parfait, à part la
longue cicatrice au-dessus de sa hanche. La cause de cette cicatrice ? Elle aurait peut-être posé la
question si son regard n’avait pas été irrésistiblement attiré par la bosse qui gonflait son boxer noir.
Ce dernier disparut à son tour et elle sentit une vive chaleur l’envahir.
Franco lui enleva l’élastique qui retenait ses cheveux.
— C’est mieux. Beaucoup mieux. J’aime quand tes cheveux encadrent ton visage.
Il fit glisser les bretelles du caraco sur ses épaules. Sous son regard ébloui, elle sentit les pointes
de ses seins se hérisser.
— Magnifique, dit-il d’une voix rauque après lui avoir ôté sa culotte.
Elle avait eu raison de choisir Franco, songea-t-elle, parcourue de frissons délicieux. Parce que
cet homme, avec son expérience, son physique de star de cinéma et son accent exotique allait lui
offrir une première fois exceptionnelle. Une expérience dont elle se souviendrait au cours des
longues nuits qui suivraient son départ.
Il l’entraîna sous le jet d’eau chaude, versa du gel douche au creux de sa main et la savonna
longuement, l’encourageant à faire de même. Elle explora son corps avec délectation, recherchant les
zones érogènes, découvrant des points si sensibles qu’il lui saisissait le poignet pour l’arrêter, lui
demandant d’attendre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en effleurant la cicatrice.
— Rien.
Il écarta sa main, puis il la fit reculer contre la paroi de la douche et traça un sillon de baisers de
son cou jusqu’à ses seins. Fermant les yeux, elle laissa échapper un gémissement étranglé lorsqu’il
aspira un téton dur entre ses lèvres, le suçant, le léchant et le mordillant. Jamais elle n’avait éprouvé
des sensations aussi enivrantes… Après avoir longuement honoré ses deux seins, il les quitta pour
tracer un nouveau sillon de baisers jusqu’à son ventre, puis plus bas, de plus en plus bas. Il n’allait
tout de même pas… ? Personne ne l’avait jamais touchée là… Il lui écarta doucement les cuisses.
Au premier coup de langue, elle crut que ses jambes allaient la lâcher. Elle enfonça les doigts
dans ses cheveux et se cramponna à lui, tandis qu’il accentuait ses caresses diaboliques. L’eau chaude
continuait de ruisseler sur eux, comme en écho au feu qui la dévorait. Du plus profond d’elle-même
montait un plaisir inconnu qu’elle devinait dévastateur. Elle sentit un doigt se glisser en elle, puis
s’immobiliser comme si Franco marquait une hésitation. Mais déjà un raz-de-marée la balayait, lui
arrachant un cri rauque. Renversant la tête en arrière, elle se cogna contre la paroi carrelée, mais n’en
eut pas conscience. Les vagues qui déferlaient en elle noyaient tout sur leur passage, ne laissant
aucune chance à la douleur de se manifester.
Elle s’affaissa sur Franco comme une poupée de chiffon, tandis qu’il fermait les robinets. Il
l’enveloppa dans un drap de bain moelleux, puis la souleva de terre et la porta dans la chambre. Il la
laissa tomber sur le lit avec moins de délicatesse qu’elle ne l’aurait souhaité, puis il retourna dans la
salle de bains. Par la porte ouverte elle le vit s’essuyer avec une serviette, puis la jeter par terre et
enfiler son boxer. Elle fut envahie par un grand froid.
— Que fais-tu ?
Il enfila son pantalon.
— A ton avis ? Je m’habille.
Elle se redressa sur le lit, toujours enveloppée dans le drap de bain.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Quand avais-tu prévu de me le dire ? demanda-t-il en enfilant ses chaussettes. Mais tu espérais
peut-être que je ne le remarquerais pas ?
Elle resserra le drap de bain autour d’elle. Les dernières ondes de plaisir qui la parcouraient
encore, quelques minutes plus tôt, avaient été annihilées par l’angoisse.
— Que tu ne remarquerais pas quoi ?
— Que c’est la première fois pour toi.
Clignant les yeux, elle refoula ses larmes.
— J’ai été si nulle que ça ?
Franco remit sa chemise avec un grognement de frustration.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais vierge ?
— Pourquoi aurais-je dû te le dire ?
— Bon sang, Holly, parce que tu as vingt-huit ans, répliqua-t-il en mettant ses bottes. Personne
ne pourrait imaginer que tu es toujours vierge. Que s’est-il passé avec cet homme ?
— Quel homme ?
— Celui qui était plein aux as… et qui ne s’intéressait qu’à la vigne, ou quelque chose comme
ça.
— Qui t’en a parlé ?
— Josh. Il voulait me prévenir à demi-mot de ne pas te faire souffrir.
— Oh ! mon Dieu.
Mortifiée, Holly enfouit son visage dans ses mains.
— Si bien que je n’ai pas imaginé un seul instant que tu pouvais être vierge. De toute façon,
personne n’est vierge à vingt-huit ans.
Elle releva la tête, hérissée.
— C’est un fait avéré ? Ou bien est-ce tout simplement que les Chatsfield n’ont pas les mêmes
priorités que le commun des mortels ? A quel âge êtes-vous censés perdre votre virginité ? Dix-huit
ans ? Ou bien les tabloïds préfèrent-ils que vous la perdiez encore plus tôt ?
— C’est ridicule.
— Quel âge avais-tu Franco ?
— Ma famille n’a rien à voir avec ça.
— Pourquoi ? C’est ta famille qui est à l’origine de ce contrat. Et c’est à cause d’elle que je n’en
voulais pas.
Franco rentra sa chemise dans le pantalon, puis il ramassa les vêtements de Holly dans la salle
de bains et les lança sur le lit.
— Ça ne concerne que toi et moi. Personne d’autre.
— Dans ce cas, pourquoi ne peux-tu pas coucher avec moi ?
— Parce que tu es vierge, Holly.
— Et alors ?
— Ce n’est pas une raison suffisante ?
— Quoi ? Ça veut dire que si je n’étais pas vierge, tu serais en train de coucher avec moi en ce
moment ?
Le regard fuyant, il marmonna une réponse inaudible.
— Il faut que j’aille charger les caisses dans le 4x4.
— Pourquoi ? insista-t-elle. En quoi le fait que je sois vierge change-t-il quelque chose ? Tu
avais envie de coucher avec moi. Tu l’as pratiquement fait, bon sang ! Pourquoi est-ce que tout à coup
ça devient un problème ? Tu as peur des vierges ?
— Ne dis pas n’importe quoi. Je n’ai peur de rien. Je ne touche pas aux vierges, c’est tout.
Habille-toi.
Il était sérieux ! Il allait vraiment partir !
— Que veux-tu que je fasse ? Que je te supplie ?
— Je veux que tu t’habilles. Nous partons.
Bon sang, il ne pouvait pas lui faire ça. Pas maintenant. Elle était si près du but !
Holly bondit du lit sans prendre la peine de tenir le drap de bain autour d’elle. Pour la première
fois de sa vie, elle se moquait d’être nue devant quelqu’un. Elle était trop furieuse. Et après tout,
Franco avait peut-être besoin qu’on lui rappelle ce qu’il manquait.
Debout au milieu de la pièce, elle déclara :
— Tu voulais coucher avec moi.
Il évita de poser le regard sur elle.
— Oui. Jusqu’à ce que je découvre ton état.
— Voyons, Franco, ce n’est pas un état ! Ce n’est pas comme si j’étais enceinte !
— C’était une erreur, d’accord ? Maintenant habille-toi et allons-y.

* * *

Sa cicatrice était douloureuse. A cause du froid, se dit Franco. Il secoua la tête en réprimant une
moue amère. Pourquoi se mentir ? S’il avait mal, c’était à cause de toutes les erreurs qu’il avait
commises dans sa vie. Coucher avec une vierge arrivait en tête de liste. Il avait commis cette erreur
une fois et il était hors de question qu’il recommence.
Les vierges avaient trop besoin d’affection. Elles voulaient un engagement à vie et des
promesses de bonheur éternel. Elles n’apportaient que des problèmes. Michele n’avait jamais accepté
l’idée que leur relation n’était pas destinée à durer. Si elle était revenue dans sa vie en disant que
c’était juste pour Nikki, ça aurait peut-être pu marcher. Mais elle avait considéré la maladie de sa fille
comme une preuve qu’il n’aurait jamais dû la quitter.
— Tu étais mon premier amant, lui rappelait-elle constamment. Tu étais spécial.
Comme si ces paroles avaient pu suffire à le convaincre qu’il n’aurait jamais dû la quitter !
Alors qu’elle ne l’avait informé ni de sa grossesse ni de la naissance de sa fille. Alors qu’ils se
querellaient en permanence et qu’ils n’auraient jamais renoué s’il n’y avait pas eu Nikki… Sans
Nikki, son aventure avec Michele n’aurait jamais été rien d’autre qu’un acte de rébellion contre sa
famille, qui n’avait pas une bonne opinion d’elle. Une passade qui avait pris fin quand il avait quitté
Londres pour aller travailler dans les vignes dans la région de Plaisance. Du moins, c’était ce qu’il
avait cru sur le moment… Franco frotta sa cicatrice. Une femme encore vierge à vingt-huit ans.
Comment était-ce possible ? Quelles autres surprises lui réservait Holly Purman ?

* * *

Franco conduisait en silence dans la nuit noire et froide, tandis que Holly bouillonnait de rage à
côté de lui. Au fil des kilomètres, la tension augmentait dans la cabine. Fatigué de sentir sur lui le
regard meurtrier de Holly, Franco suggéra :
— Tu devrais essayer de dormir un peu.
S’il s’imaginait qu’elle allait lui faire ce plaisir ! S’efforçant de prendre un ton posé, elle
demanda :
— Alors quelle est la véritable raison ?
— Pardon ?
— Tu as dit que tu n’avais pas peur. Alors pourquoi n’as-tu pas voulu coucher avec moi ?
— Dio ! Je vais subir un interrogatoire ?
— S’il le faut.
Franco secoua la tête.
— Tu es incroyable !
— J’attends.
— Tu crois que ça va faire une différence ? Que je vais changer d’avis ?
— Je veux juste savoir pourquoi tu as brusquement fait machine arrière quand tu as découvert
que j’étais vierge, alors que jusque-là tu semblais très excité. Je pense que c’est une question légitime,
non ?
L’autoroute était déserte et son éclairage baignait la cabine d’une lumière orangée qui avait
quelque chose d’irréel. Le cadre idéal pour une conversation aussi saugrenue, songea Franco avec
dérision.
— Ça ne va pas te plaire.
— Je suis une grande fille, tu sais. Tu peux y aller.
— D’accord. Mais ne viens pas te plaindre ensuite si ce que je t’explique ne te plaît pas. Quand
on couche avec une femme vierge, on reste son premier amant pour toujours. Alors que si on est le
deuxième ou le troisième, on est juste un amant parmi d’autres.
Il jeta un coup d’œil à Holly.
— Je t’écoute.
— Une femme vierge a tendance à se faire des idées. A se demander si on n’est pas l’homme de
sa vie. Pour peu qu’on l’ait réconfortée parce qu’elle a eu mal, comme ça arrive souvent la première
fois, elle idéalise la relation. Elle finit par se persuader qu’elle a trouvé le grand amour, le seul, le
vrai. Et elle devient dépendante.
— Et cette théorie repose sur des bases scientifiques, je suppose ? ironisa Holly. Elle n’a rien à
voir avec les idées préconçues qu’un homme peut avoir sur les femmes ?
— Je l’ai vécu. Je sais de quoi je parle.
— Quel âge avait-elle, Franco ? Vingt-huit ans ?
Il crispa la mâchoire.
— Seize ans. Mais le principe reste le même. Je serai quand même ton premier amant.
— C’était une adolescente !
— C’était avant tout une femme.
— Tu penses vraiment que je risque de me faire des idées ? De devenir dépendante ?
— Je t’avais prévenue que ça ne te plairait pas.
— Tu penses que je vais faire des projets et que je vais me plonger dans les magazines dédiés au
mariage ? Bon sang, Franco, je pensais que tu pourrais m’aider à régler mon problème et tu nous
vois déjà à l’église…
— Que veux-tu dire ?
— As-tu la moindre idée de l’effet que ça fait d’être encore vierge à vingt-huit ans ? J’ai
l’impression d’être anormale.
— Eh bien trouve un autre homme pour régler ton problème. Ce n’est pas sorcier de trouver
quelqu’un avec qui coucher.
— Peut-être pas pour toi. Mais ça l’est pour quelqu’un qui a grandi dans une petite ville, qui
connaît tout le monde à quatre-vingts kilomètres à la ronde et qui ne peut pas bouger un cil sans que
l’information fasse le tour des pubs de la région.
— Ce n’est sûrement pas à ce point-là.
— Tu veux parier ?
Holly inspira profondément.
— Quand j’étais au lycée, j’ai confié à des soi-disant amies que je n’avais jamais couché avec un
garçon. Avant la fin du déjeuner tout l’établissement était au courant. Tu sais comment tout le monde
m’a appelée jusqu’à la fin de l’année ?
Franco secoua la tête.
— Purman la Pucelle. J’ai entendu ça tellement souvent en terminale que j’ai cru devenir folle.
Et du coup, j’ai quand même une raison d’être reconnaissante à Mark — cet homme plein aux as qui
ne s’intéressait qu’à la vigne. Tout le monde a cru que nous avions été amants et les gens ont trouvé
quelqu’un d’autre à harceler. Mais si quelqu’un apprenait la vérité, je serais de nouveau la risée de
tous. Et je resterais Purman la Pucelle jusqu’à la fin de mes jours. Alors non, ta théorie de la vierge
qui a tendance à idéaliser sa première fois ne s’applique pas à moi. Je ne ferai pas de projets d’avenir
et je ne rêverai pas de te traîner à l’église ni de porter tes enfants.
— Tu ne peux pas en être certaine. Le sexe change les femmes.
— Tu penses vraiment que ça changerait mes attentes en ce qui te concerne ? Eh bien, détrompe-
toi. Il n’y a aucun risque. Parce que tu repars dans trois semaines et que nous ne nous reverrons plus
jamais. Et que personne n’en saura jamais rien. Et si ensuite je trouve quelqu’un avec qui j’ai envie de
coucher uniquement pour le plaisir, plus rien ne m’en empêchera.
— A qui penses-tu ? demanda aussitôt Franco. Je le connais ?
— C’est mon secret, répondit-elle avec un petit sourire. D’ailleurs, c’est peut-être à lui que
j’aurais dû demander de me rendre ce service. Et après tout, il n’est pas trop tard. Je le ferai peut-être.
D’une humeur massacrante, Franco lui lança un regard noir, puis il ne desserra plus les dents.
Elle ne voulait pas comprendre. Elle ne voulait même pas envisager qu’il puisse avoir raison. Mais
elle n’avait aucune expérience. Alors que lui… Il avait vu une femme prête à tout pour faire durer une
relation qui n’avait plus aucune raison d’être. Il l’avait vue se rendre malade. Et il s’était senti
coupable. Parce qu’il s’était servi de Michele dès le début pour prendre sa revanche sur sa famille,
puis il l’avait laissé tomber quand il avait quitté Londres pour l’Italie.
Holly aussi il pourrait l’utiliser. Quoi qu’elle lui demande, quoi qu’il accepte, coucher avec elle
ne serait pas un acte de générosité. Il le ferait pour lui. Et ensuite, il l’abandonnerait comme Michele.
Il repartirait en Italie sans un regard en arrière. Pouvait-il recommencer ? Pouvait-il prendre ce
risque ? Parce que la dernière fois ça lui avait coûté un rein et l’amour d’une enfant qu’il n’avait
connue que trop brièvement. Cette fois, quel serait le prix à payer ?

* * *

Holly avait appelé Gus pour le prévenir qu’ils arriveraient tard et elle espérait qu’il serait
couché. Il les attendait, traînant les pieds derrière son déambulateur, heureux d’avoir quitté son
fauteuil roulant.
— J’ai entendu que l’autoroute a été bloquée pendant des heures ce matin, dit-il, tandis qu’ils
sortaient les caisses du 4x4 pour les empiler sur la longue table où ils procéderaient à l’étiquetage le
lendemain.
— Je suis surpris que vous n’ayez pas dormi sur place.
— Nous y avons pensé.
— Holly était pressée de rentrer, intervint Franco.
— C’est drôle, j’aurais juré que c’était toi, rétorqua-t-elle.
Ils évitèrent soigneusement de se regarder et de regarder Gus. Ce dernier fronça le nez.
— Vous sentez le vin, tous les deux. Que s’est-il passé ? Vous avez laissé tomber une bouteille ?
— Holly a oublié de boucher le goulot avec son pouce après le dégorgement d’une bouteille,
expliqua Franco.
— Holly a oublié ?
L’air effaré de Gus indiquait clairement que c’était une première dans la carrière de Holly
Purman, la femme qui murmurait à l’oreille de la vigne.
— Oui, grand-père, j’ai oublié, acquiesça-t-elle.
Mieux valait éviter de préciser que c’était Franco qui l’avait déconcentrée…
10.

Franco donna un coup de poing dans son oreiller, mais celui-ci ne semblait pas disposé à le
laisser dormir. Il le lança par terre en jurant. S’il n’arrivait pas à fermer l’œil ce n’était pas la faute de
l’oreiller, bien sûr…
C’était sa faute à elle.
Trois jours qu’ils étaient rentrés. Trois jours pendant lesquels Holly avait gardé le sourire aux
lèvres. Comme si elle ne lui avait jamais révélé son secret le plus intime. Comme si elle ne l’avait pas
supplié de lui faire l’amour. Trois nuits sans sommeil à se rappeler fermement toutes les raisons de
ne pas accéder à sa demande. Chaque fois qu’il fermait les yeux, Holly le narguait. Holly qui enlevait
son pull, dévoilant ses seins somptueux habillés de dentelle et de rubans. Holly sous la douche, le
corps ruisselant d’eau. Holly au goût de vin et de femme. Elle le rendait fou. Et elle ne s’était pas
approchée de lui depuis trois jours. Ce qui décuplait son désir.
Et maintenant, une nouvelle équipe d’ouvriers agricoles était arrivée pour tailler la vigne jeune,
si bien qu’elle le laissait travailler seul dans la vigne ancienne pour passer la moitié de la journée
avec eux. Il entendait régulièrement fuser son rire joyeux au milieu du brouhaha des voix masculines.
Songeait-elle à coucher avec l’un de ces hommes ?
Avait-il eu raison de refuser, l’autre soir ? Sur le moment il en était persuadé, mais à présent il
s’interrogeait. Après tout ne vaudrait-il pas mieux pour elle que la première fois se passe bien ? Ne
méritait-elle pas un homme expérimenté ? Et puis la situation ne serait pas comparable à ce qu’il avait
vécu avec Michele. Parce que cette fois ce serait plutôt elle qui se servirait de lui, non ? Plus il
repensait à leur conversation dans la voiture, plus il se disait qu’elle n’avait pas tort. Elle était peut-
être vierge, mais elle était plus âgée que Michele. Elle était adulte et certainement pas du genre à
s’accrocher à quelqu’un après la date d’expiration de la relation. Par ailleurs, comme elle l’avait
souligné, il repartirait pour l’Italie dans quelques semaines alors que sa vie à elle était ici, dans ses
vignes. Aucun risque qu’elle le suive. Comment pourrait-elle renoncer à tout ce qu’elle avait construit
ici ? C’était inimaginable.
Peut-être pourrait-il lui rendre service et la débarrasser de ce fardeau qui lui pesait visiblement.
Peut-être devrait-il lui rendre ce service ?
Purman la Pucelle ?
Plus pour très longtemps.

* * *
Quand Holly arriva chez Mamma Angela en compagnie de Gus, elle fut accueillie par les
applaudissements de la foule, tout le monde dans la région était visiblement très fier de sa
nomination. La soirée était animée et le vin coulait à flots, comme il se devait. Le buffet croulait sous
les olives et les fromages locaux, tandis qu’un agneau rôtissait à la broche.
Et quelque part dans la foule se trouvait Franco. Elle l’avait évité toute la semaine, déterminée à
ne pas paraître en demande. S’il ne voulait vraiment pas lui rendre service, il serait soulagé de
pouvoir respirer un peu. Mais s’il avait changé d’avis… Elle n’était pas experte en séduction, mais
elle espérait bien que c’était le cas.
Elle le trouva en compagnie d’Angela qui surveillait la cuisson de l’agneau, un grand tablier sur
sa robe chemisier et les cheveux relevés en couronne. Il portait le même costume et les mêmes
chaussures faites à la main que le jour de son arrivée. Elle avait pris l’habitude de le voir en tenue de
travail, mais ce soir il avait renoué avec l’élégance européenne et il était plus exotique et plus
séduisant que jamais. Il répondit à son sourire par un regard noir et il attendit qu’Angela la serre dans
ses bras avant de la saluer d’un bref hochement de tête.
— Holly.
Il promena un regard rapide sur elle et ne sembla pas apprécier ce qu’il voyait. Aurait-elle
commis une erreur en gardant ses distances ?
— Franco, je suis heureuse que tu sois venu, déclara-t-elle d’une voix mal assurée.
— Il ne manquerait plus qu’il ne vienne pas ! s’exclama Angela. Qui d’autre parle italien ici, à
part ma famille ? C’est un tel plaisir de discuter dans la langue que m’a apprise ma mère à Puglia !
Holly sourit. De toute évidence, Franco avait encore une nouvelle fan. Et si elle s’était trompée
au sujet des Chatsfield ? Et s’ils n’étaient pas aussi infréquentables qu’elle le pensait ? Après tout, il
n’y avait rien eu à leur sujet dans les médias depuis des semaines. Peut-être même plus longtemps…
— Et tu as de la chance qu’il travaille avec toi, poursuivit Angela. Franco est un expert en
matière de vin.
— Pas aussi brillant que Holly, bien sûr, dit-il.
Angela balaya cette objection d’un geste de la main.
— Mais presque. Je connais les vignes de sa famille dans les collines de Plaisance. Elles sont
remarquables. Tu devrais l’épouser et fonder une dynastie.
Holly faillit s’étrangler. Heureusement qu’elle n’était pas en train de boire sinon elle aurait
recraché tout son vin ! Quant à Franco il semblait toujours d’humeur maussade…
— Franco rentre bientôt en Italie, n’est-ce pas Franco ? dit-elle d’un ton léger. Si bien que ce
serait une dynastie très éphémère, Angela.
Leur hôtesse haussa les épaules.
— On ne sait jamais avec les jeunes. Mais ce soir c’est ta soirée, Holly. Allez vous amuser tous
les deux. Moi il faut que je surveille cet agneau.
Au lieu d’aller dans la maison, où se pressaient la majorité des invités, ils se dirigèrent sans se
concerter vers une pergola éclairée d’une guirlande d’ampoules multicolores et réchauffée par de
gros radiateurs à gaz. Holly s’accouda à la balustrade et inspira profondément l’air frais. Pas très
loin, sous le ciel noir, ses vignes endormies attendaient le printemps pour se réveiller et renaître à la
vie. Dans l’air flottait également le parfum de cet homme. Un parfum de cuir humide et de feu de bois
qui lui manquerait après son départ.
Elle se redressa et jeta un coup d’œil à Franco. Son visage était toujours aussi renfrogné…
— Eh bien, tu as l’air de t’amuser comme un fou.
— Je ne te comprendrai jamais, Holly.
Ouah ! Devait-elle prendre ça pour un compliment ? Sans doute pas.
— Que veux-tu dire ?
— Tu ne devines pas ? Ta tenue ?
Elle baissa les yeux sur ses vêtements. Chemise propre, pantalon assez bien repassé. Elle s’était
même lavé les cheveux et maquillée légèrement. Qu’est-ce qui clochait ?
Franco eut un soupir agacé.
— C’est une soirée en ton honneur, Holly. Une fête. Tous ces gens sont ici pour toi, pour
célébrer ta réussite, et tu as l’air… d’arriver de tes vignes après une journée de travail. Tu n’aurais
pas pu faire un effort ?
— Je croyais en avoir fait un.
— Tu sembles vraiment très douée pour te fabriquer un look ordinaire.
Elle eut un petit rire contraint.
— Je suppose que c’est bien d’être douée pour quelque chose…
— Ce n’était pas un compliment, Holly.
Elle s’accouda de nouveau à la balustrade. Ça ne se passait pas du tout comme elle l’espérait…
— Ma tenue est-elle vraiment si importante ? Ces gens — mes amis — sont ici parce que je
produis du bon vin. Ces vêtements sont ceux que je porte quand je m’occupe de mes vignes. Pourquoi
me déguiserais-je ?
— Parce que tu es une belle femme, Holly Purman, et que tu devrais arrêter de faire comme si ce
n’était pas le cas. Tu n’as aucune raison de dissimuler ta beauté sous une queue-de-cheval et un
uniforme. Ce que tu portes pour travailler dans les vignes, c’est une chose. Mais le reste du temps,
mets-toi en valeur.
Elle resta sans voix. Venait-il vraiment de lui dire qu’elle était belle ?
— Pourquoi as-tu peur de… risquer de te faire remarquer ? Parce que tu fais tout ton possible
pour rester invisible.
Ah bon ? Elle haussa les épaules.
— Je m’habille comme ça depuis toujours. Pendant toute mon enfance j’ai porté des vêtements
sur lesquels le logo Purman était présent. Ou bien un uniforme scolaire.
— Tout le temps ?
Elle se rappela qu’elle tenait un verre de vin dans la main et elle but une gorgée.
— Je crois que grand-père ne savait pas trop s’y prendre avec une fille, surtout après la mort de
grand-mère. Mais il a fait de son mieux et je pense que j’étais destinée à devenir un garçon manqué.
Franco essaya d’imaginer Holly petite fille. Avec des couettes plutôt qu’une queue-de-cheval,
peut-être… Mais sans doute assez semblable à aujourd’hui. Et très différente de Nikki, que sa mère
habillait comme une adolescente alors qu’elle n’avait que cinq ans. Comme si elle était sa petite sœur
plutôt que sa fille…
Une douleur familière transperça le cœur de Franco et il s’efforça de chasser Nikki de ses
pensées. Dio, combien de fois avait-il pensé à elle dernièrement ?
— Un garçon manqué qui aime la lingerie sexy. Comment ça se fait ?
Malgré l’obscurité, il vit les joues de Holly s’enflammer.
— Un jour, je suis allée à une vente de lingerie à domicile. A reculons. J’ai acheté quelque chose
uniquement parce que je me suis sentie obligée. Et puis j’ai trouvé ça très agréable à porter. Pour
travailler je ne peux pas porter des accessoires féminins comme les sacs à main, les chaussures ou les
bijoux. Mais la lingerie, je peux la mettre tout le temps et c’est mon petit secret.
— Tu sais, tu n’aurais pas ton « petit problème » si les hommes savaient ce que tu caches sous
tes vêtements.
Holly ferma brièvement les paupières, puis elle plongea son regard dans celui de Franco.
— Mais toi tu le sais. Et j’ai toujours mon « petit problème ».
Il effleura sa joue du dos de la main et la sentit frissonner.
— Si j’ai envie de te voir dans des tenues plus féminines, c’est aussi par égoïsme. Lorsque je
fantasme sur toi, j’imagine que je fais glisser sur ton corps une robe de soie qui tombe en flaque à tes
pieds, pas que je t’extirpe de ton armure de toile.
Holly s’humecta les lèvres.
— Tu imagines que tu me déshabilles ?
Il hocha la tête.
— Mais apparemment je vais devoir me contenter de l’armure de toile pour ce soir.
Le cœur de Holly fit un bond dans sa poitrine.
— Tu veux dire que… ?
— Je vais te faire l’amour, Holly. Je me porte volontaire pour t’aider à te débarrasser de ton
« petit problème ». Je vais te faire découvrir le plaisir de coucher avec un homme. Mais c’est tout ce
que je te promets. Rien de plus.
— Oui, murmura-t-elle dans un souffle.
Bon sang, il mourait d’envie de lui montrer tout de suite à quel point il avait envie d’elle… Mais
ils n’étaient pas vraiment seuls. Or il valait mieux que leur petit arrangement reste secret. Elle n’avait
pas besoin qu’après son départ la rumeur courre qu’elle avait été abandonnée pour la seconde fois
par un homme qui ne s’intéressait qu’à ses vignes… Se plaçant devant elle pour la cacher aux yeux
des invités, il effleura sa bouche du bout d’un doigt. Elle referma les lèvres sur ce dernier et le lécha
du bout de la langue. Il fut transpercé par une flèche de désir qui lui coupa le souffle.

* * *

La soirée paraissait interminable. Gus s’excusa relativement tôt, après les discours, mais
l’invitée d’honneur pouvait difficilement partir avant la fin. D’autant plus que la fête était très réussie.
Non seulement l’agneau de Mamma Angela était succulent, mais tous les invités se réjouissaient avec
sincérité pour Holly, et pas seulement parce que sa nomination honorait la région. Mais tout en
recevant avec un large sourire les félicitations et les vœux de victoire en finale, elle bouillonnait
intérieurement.
Franco allait lui faire l’amour. Ce soir.

* * *

Soucieuse de rester parfaitement digne en tant qu’invitée d’honneur, Holly se contenta d’un seul
verre de vin pendant toute la soirée. Au moment du départ, elle le regretta. Jamais elle n’avait été
aussi nerveuse… et elle avait la gorge horriblement sèche, constata-t-elle alors que Franco lui tenait
la portière. Jamais la vue d’une bouteille de rubida Purman sur un siège arrière de voiture ne lui
causa un tel plaisir.
— Je vois que tu nous as acheté quelque chose à boire, dit-elle en s’installant sur le siège
passager.
— On peut dire ça, répliqua Franco avec un sourire énigmatique.
* * *

— J’ai pensé qu’il était préférable de venir ici, dit-il quelques instants plus tard en se garant
devant le cottage. C’est plus discret que n’importe quel hôtel.
Elle hocha la tête. Heureusement qu’il y en avait un sur les deux qui réfléchissait… Pour sa part,
elle avait été trop excitée toute la soirée par la perspective de ce rendez-vous clandestin pour se
préoccuper des détails pratiques.
— Et Josh ?
— Josh est « pris » avec la vendeuse de la boulangerie. Il ne sera pas de retour avant demain à
l’heure du déjeuner.
— Vraiment ?
Josh et Rachel ? Etait-elle donc la seule au monde à ne pas avoir de vie sexuelle ? Et à propos…
— Je suppose que tu as…
Oh ! mon Dieu, elle devait être écarlate.
— Des préservatifs ?
— Oui.
— Bien sûr.
Bien sûr… Un homme comme Franco Chatsfield avait sans doute toujours des préservatifs sur
lui…
Il descendit de voiture, lui ouvrit sa portière et lui tendit la main. Elle déglutit péniblement. Trop
tard pour reculer… Le temps d’arriver dans le cottage, elle s’étourdit de paroles, commentant
abondamment la soirée.
— Et les olives d’Angela ? Tu les as goûtées ?
— Holly, dit Franco en allumant le chauffage et en mettant le vin au réfrigérateur.
— C’est la recette de sa grand-mère. Elle l’a rapportée de Puglia et…
— Holly.
— Oui ?
Il l’attira contre lui.
— Tais-toi.
Il la réduisit au silence avec un baiser gourmand qu’elle lui rendit avec ferveur. Une main au
creux de ses reins l’autre refermée sur une fesse il la pressait étroitement contre lui. Les jambes
tremblantes, elle avait toutes les peines du monde à tenir debout. C’était bon… C’était fantastique…
Mais ça ne suffisait pas… Elle avait envie de lui… En elle… Maintenant.
Tandis qu’il continuait de l’embrasser avec fougue, elle glissa une main entre eux et la fit glisser
lentement sur son torse puis son ventre jusqu’au renflement qui tendait le tissu de son pantalon de
costume. Il émit un grognement.
— S’il te plaît ? murmura-t-elle d’une voix suppliante.
Il la regarda avec un sourire malicieux.
— Tu n’as jamais entendu dire que la patience était une vertu ?
— La patience c’est surfait.
Le visage de Franco devint grave.
— La première fois il vaut mieux éviter la précipitation. Si tu te mettais au lit pendant que je sers
le vin ?
Elle gagna aussitôt la chambre, enleva ses bottes, son chemisier et son pantalon, puis se glissa
entre les draps imprégnés du délicieux parfum de Franco. Son excitation monta encore d’un cran. Ce
verre de vin serait le bienvenu… Elle entendit le bouchon sauter et quelques secondes plus tard,
Franco arriva avec deux flûtes. Il s’assit sur le lit et lui en tendit une.
— A Holly Purman, future ex-vierge.
Elle laissa échapper un petit rire nerveux et but une gorgée. Puis une autre. Franco lui reprit sa
flûte et la posa avec la sienne sur la table de chevet avant de l’embrasser sur la bouche.
— Mmm… Holly millésimée.
Elle retint son souffle tandis qu’il retirait ses chaussures, son pantalon et son pull. Lorsqu’il ôta
son boxer, libérant sa virilité fièrement dressée, elle fut transpercée par une flèche de désir.
— Tu es beau.
Il rabattit le drap en souriant et admira ses seins enveloppés de soie rayée rose et blanc.
— Tu as bien fait de garder ça. Ce n’est pas une robe de soie, mais je suis ravi de pouvoir te
l’enlever. Il fit glisser les bretelles sur ses épaules, rabattit les bonnets et referma les mains sur les
deux seins blancs comme neige, caressant leurs bourgeons hérissés du bout des pouces. Assaillie par
des sensations délicieuses, elle gémit doucement. Il dégrafa son soutien-gorge, le jeta par terre, puis
fit courir ses mains sur son corps, dessinant les creux de sa taille, enveloppant le galbe de ses
hanches, puis glissant les pouces sous l’élastique de la culotte qu’il fit descendre le long de ses
jambes interminables.
— Holly, tu es magnifique.
Il l’embrassa longuement tout en la couvrant de caresses, si bien qu’elle ne remarqua pas qu’il
reprenait sa flûte. Elle sentit le vin pétillant sur ses lèvres, puis la langue de Franco qui se mêlait à la
sienne pour le déguster. Une goutte tomba sur la pointe d’un sein. Il la lécha du bout de la langue en
même temps qu’il aspirait la pointe frémissante entre ses lèvres. L’autre sein eut droit au même
traitement. Elle renversa la tête en arrière en gémissant tandis qu’une chaleur se répandait entre ses
cuisses.
Une petite pluie de gouttes et de bulles éclaboussa son ventre, aussitôt happées du bout de la
langue et des lèvres. Franco lui écarta les cuisses et but plusieurs gorgées de vin à même son sexe.
Elle ondulait des hanches au rythme de ses coups de langue, quand elle sentit un doigt s’enfoncer en
elle, puis un deuxième. Leurs caresses diaboliques achevèrent de lui faire perdre tout contrôle et elle
fut emportée dans un tourbillon irrésistible.
Elle était encore parcourue d’ondes de volupté quand Franco prit place entre ses cuisses.
Instinctivement, elle souleva le bassin pour mieux l’accueillir. Une douleur fulgurante lui arracha un
cri quand il entra en elle. S’immobilisant, il déposa un baiser sur ses lèvres.
— Ça va ?
Elle hocha la tête, puis soupira d’aise quand il s’enfonça au plus profond d’elle d’un mouvement
très lent. Quelle sensation inouïe ! Ça dépassait tout ce qu’elle avait imaginé… Tandis qu’il allait et
venait en elle, elle fut envahie par des sensations qui ne lui étaient plus inconnues. Déjà ? Etait-ce
possible ? Ne venait-elle pas d’être balayée à l’instant par une vague de plaisir ? Et pourtant…
Cramponnée à Franco, elle s’abandonna au rythme de ses reins, de moins en moins nonchalant. Alors
qu’elle vacillait au bord du gouffre, il mordilla la pointe d’un sein, puis donna un dernier coup de
reins. Ils basculèrent ensemble dans l’abîme avec un même cri rauque.
Il fallut un long moment à Holly pour revenir sur terre. Même une fois les battements de son
cœur apaisés, elle était encore en proie à un bien-être miraculeux.
— Merci, dit-elle à l’homme allongé à côté d’elle. C’était fantastique.
Il ouvrit les paupières.
— Tu te sens différente ?
— Oui. Je me sens… merveilleusement bien !
Tandis qu’il posait la main sur un de ses seins, elle demanda :
— Tu crois… qu’on pourrait recommencer ?
La virilité de Franco se réveilla aussitôt, mais il hésita. Ce serait tout aussi exceptionnel, sans
aucun doute, mais pas sans danger. Pas question de risquer qu’elle se fasse des idées.
— Tu crois que c’est raisonnable ? Ton petit problème est résolu, si bien que tu n’as plus besoin
de moi. Tu peux coucher avec qui tu veux sans que personne sache jamais que tu es restée vierge
jusqu’à vingt-huit ans.
Cette idée ne lui plaisait pas du tout, constata-t-il avec perplexité. Pourquoi ?
— C’est vrai, acquiesça-t-elle en enfonçant les doigts dans la toison soyeuse qui recouvrait son
torse. Mais je peux difficilement prétendre avoir de l’expérience. J’ai encore beaucoup à apprendre.
Et dans quelques semaines tu seras parti, de toute façon. Pourquoi ne pas profiter du temps qui reste ?
Je ne dirai rien à personne si tu ne dis rien non plus.
Il secoua la tête. Il fallait absolument qu’il la persuade de se lever et de s’habiller afin qu’il
puisse la reconduire chez elle.
— C’est de la folie, Holly. Tu n’es plus vierge. C’était ça notre accord.
— Oui, mais ce truc que tu as fait avec le vin…
Dio, il fallait couper court. Ne surtout pas poser de question.
— Oui, et alors ?
— J’ai très envie d’essayer sur toi.
La virilité de Franco réagit plus vite que lui. Il était perdu…

* * *

Plusieurs heures plus tard, il se réveilla avec Holly dans les bras. Bientôt l’aube se lèverait. La
nuit avait été longue et fertile en plaisir somptueux, mais à présent il fallait la ramener chez elle. Elle
devrait être partie depuis longtemps. Oui, mais elle dormait si bien… Juste quelques minutes de plus.
Au même instant elle remua et il la serra contre lui, déposant un baiser sur ses cheveux. Elle se
retourna dans ses bras et noua les siens sur sa nuque. Il sentit les seins s’écraser contre son torse et ses
longs cheveux lui caresser le ventre. La réaction de son sexe ne se fit pas attendre.
— Tu as mal ?
— Je me sens merveilleusement bien, murmura-t-elle en souriant contre ses lèvres. Je me sens
libérée de ce qui commençait à ressembler à une condamnation à perpétuité. Merci.
— Ce fut un plaisir, dit-il en souriant à son tour.
Elle promena une main sur son corps et hésita au contact de sa cicatrice. Il se raidit dans l’attente
de la question inévitable.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Rien.
— Tu as eu un accident de voiture ?
— Non.
— Alors…
— Bon sang, Holly !
Il se leva d’un bond, exaspéré. Ils avaient couché ensemble et c’était fantastique, mais ce n’était
pas une raison pour qu’il lui raconte sa vie. Il tenait à ce que sa vie privée reste privée. Cette femme
ne faisait que passer dans sa vie, alors que cette cicatrice — chargée de souvenirs — était là pour
toujours.
— Quelle importance ?
— C’était juste une question.
— Il est temps que je te ramène chez toi.
— D’accord.
Holly ramassa ses dessous par terre et les enfila sous les couvertures. Comme s’il n’avait pas
exploré chaque parcelle de son corps ! Les femmes étaient complètement folles…
— C’est juste que je ne comprends pas pourquoi c’est aussi tabou.
Inspirant profondément, il s’exhorta au calme.
— J’ai donné un rein à… ma fille de cinq ans.
— … une amie. C’est tout. Fin de l’histoire. Satisfaite ?
— C’est tout. Mais c’est extraordinaire.
Le cœur serré, il secoua la tête.
— Ça aurait pu l’être. Si elle s’en était sortie.
— Oh ! Franco. Je suis désolée.
— C’est inutile.
Il enfila son pull. Pourquoi ne l’avait-il pas raccompagnée après la première fois qu’ils avaient
fait l’amour, comme il en avait eu l’intention ?
— Tu n’y es pour rien.
Il mit ses chaussures et sa veste, puis il prit les clés. Pourquoi fallait-il qu’à chaque discussion
elle lui rappelle sa mère, ou ses frères et sœurs, ou sa fille ? Pourquoi déterrait-elle des choses qu’il
préférait laisser enfouies.
— Tu viens ?

* * *

Allongée dans son lit entre l’aube et le matin proprement dit, Holly ne dormait pas. Après vingt-
huit ans, elle n’était plus vierge… Elle n’oublierait jamais cette nuit. Elle n’oublierait jamais Franco.
Dommage que ça se soit terminé aussi mal. Il l’avait déposée pratiquement sans un mot, la mine
sombre et le regard glacial.
Il souffrait. Il avait essayé de faire comme si sa cicatrice ne signifiait rien mais, de toute
évidence, c’était tout le contraire. Il avait donné un rein à une amie. Quel genre d’homme fallait-il
être pour accomplir un geste aussi généreux ? Pas du tout le genre d’homme pour lequel elle l’avait
pris au départ…
Mais malgré son sacrifice, son amie n’avait pas été sauvée. Et sa cicatrice lui rappelait
constamment cette tragédie. Pas étonnant qu’il souffre…

* * *

Il avait mal à la hanche. Quelle que soit la position qu’il adoptait, il avait mal… Franco se leva et
regarda par la fenêtre du salon. L’air frais ferait du bien à sa cicatrice, se dit-il, les yeux fixés sur la
propriété, de l’autre côté des vignes. Elle était là-bas. Sans doute en train de dormir tranquillement à
présent qu’elle s’était débarrassée du boulet de sa virginité. A présent qu’il l’avait débarrassée du
boulet de sa virginité.
Quel était son problème, bon sang ? Pourquoi ne parvenait-il pas à dormir ? Aussi loin que
remontaient ses souvenirs il n’avait jamais pris autant de plaisir avec une femme. Il devrait dormir
comme une souche.
Sauf qu’ils n’avaient pas exactement couché ensemble.
Ils avaient fait l’amour.
Comment avait-il pu laisser la situation déraper à ce point, alors qu’il était conscient du danger
depuis le début ? Pourquoi n’avait-il pas trouvé la volonté de lui résister ? Il lui avait dit qu’il
craignait qu’elle devienne dépendante. Et voilà qu’il était à la fenêtre en train de guetter la maison où
elle dormait tranquillement… Qui était dépendant ?
S’il ne voulait pas que les prochaines semaines se transforment en enfer, il avait intérêt à garder
ses distances avec elle.
Mais à qui voulait-il faire croire qu’il en était capable ? Franco jura en italien, tandis que sa
cicatrice devenait plus douloureuse que jamais.
11.

— Mais grand-père, il faut que tu sois là ! Tu ne peux pas rater ça. C’est ta soirée autant que la
mienne.
— J’aimerais y aller, Holly, répondit Gus en refoulant visiblement ses larmes. J’aimerais
vraiment y aller, mais c’est ma faute. Si je n’avais pas voulu en faire trop et si je n’étais pas tombé,
j’aurais pu venir. Si les médecins m’interdisent de prendre l’avion, que puis-je faire ?
— Je ne veux pas y aller seule.
— Il le faut. Tu demanderas à Franco de t’accompagner.
Un week-end à Sydney en tête à tête avec Franco… Il fallait reconnaître que c’était tentant. Même
s’il était assez distant depuis le soir de la fête.
— Mais grand-père…
— Il n’y a pas de « mais grand-père ». J’ai bien vu comment tu le regardes. Ne crois pas que je
n’ai rien remarqué. Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?
— Il est… bien, oui. Ça se passe mieux que je ne l’avais prévu. Etant donné que c’est un
Chatsfield, je veux dire.
Gus pouffa.
— Tu es contente que je ne t’aie pas laissée le renvoyer, le premier jour ? Tu as vraiment fait
tout ce que tu as pu pour le décourager.
Etait-elle contente ? D’un côté, oui. Parce que ces dernières semaines avaient été riches
d’enseignement. Sur les dangers des préjugés et sur les plaisirs de la chair… Et aussi sur elle-même.
Mais d’un autre côté, s’il était reparti le premier jour, aujourd’hui elle n’aurait pas le cœur serré à
l’idée qu’il allait très bientôt sortir de sa vie.
— Je suis beaucoup plus favorable à ce contrat, aujourd’hui.
Les Chatsfield étaient absents de la presse à scandale depuis assez longtemps pour que ce
partenariat ne soit pas aussi catastrophique qu’elle l’avait craint au départ. Et puis signer le contrat
c’était se laisser une chance de revoir Franco. Elle n’était pas dépendante, mais elle ne verrait aucun
inconvénient à ce que leurs chemins se croisent de nouveau un jour.
— Allez, va à Sydney avec Franco. Et quand tu gagneras, ce sera peut-être une bonne occasion
de faire un peu de publicité à cet accord.
— Si je gagne, grand-père.
— C’est comme si c’était fait, ma petite-fille.

* * *
— D’accord, je viendrai, si c’est ce que Gus souhaite, répondit Franco lorsqu’elle lui demanda
de l’accompagner à Sydney, alors qu’ils se trouvaient dans les vignes.
Il gardait ses distances depuis le soir de la fête, et il fallait reconnaître que Holly en faisait autant.
Peut-être n’était-elle vraiment pas du genre à se faire des idées ni à devenir dépendante. Mais pour sa
part cette situation commençait à lui peser et cette escapade à Sydney était la bienvenue.
— Mais il faut que je m’achète un costume. Et toi que vas-tu mettre ?
— C’est bien le problème. Pour l’instant je n’ai rien à me mettre.
Il ne put s’empêcher de sourire.
— Oui, bien sûr.
— Je pensais aller faire du shopping à Mount Gambier, demain.
— A Mount Gambier ? Mais il n’y a presque pas de magasins ! Tu es consciente que cette soirée
a lieu à l’Opéra de Sydney et qu’il est très possible que tu gagnes le prix ? Tu devras monter sur scène
et tu seras filmée et photographiée sous tous les angles. Voilà ce que je te propose, va à Mount
Gambier demain si tu veux et achète-toi une tenue pour le voyage, qui change de ton uniforme de
travail. Mais pour la remise du prix, c’est à Sydney que nous te trouverons une robe.

* * *

Franco avait changé les réservations et avancé leur départ de deux jours, afin qu’ils aient le
temps de faire du shopping à Sydney. Holly regarda par le hublot alors que l’avion amorçait sa
descente vers Sydney. Un beau soleil baignait la ville, dont les deux monuments emblématiques,
l’Opéra et le Harbour Bridge, étaient nettement visibles. Deux jours pour trouver une robe et un
costume ? Ça paraissait beaucoup, mais après tout elle n’y connaissait rien. Heureusement que Franco
avait pris les choses en main dans ce domaine. Pour sa part elle avait beaucoup trop le trac pour se
préoccuper d’autre chose que de la soirée de samedi.
Elle commencerait par le cocktail, au cours duquel les finalistes seraient présentés aux invités et
disposeraient de quelques minutes pour parler de leur inspiration, de leurs influences et de leur
philosophie. Elle parlerait beaucoup de Gus. Ce serait sans doute sa seule occasion de s’exprimer et
elle voulait absolument lui rendre hommage, puisque c’était lui qui lui avait tout appris.
Viendraient ensuite le dîner, puis l’annonce du vainqueur, à 21 heures. Ensuite, Dieu merci,
chacun rentrerait chez soi et la vie redeviendrait normale. Même si dans son cas, elle craignait que ce
soit impossible.

* * *

Une voiture les attendait à l’aéroport. Rouge vif, avec des chromes étincelants. Elle pouffa.
— Une Maserati ? Tu as loué une Maserati ?
— Je n’ai pas eu le choix. Il n’y avait pas d’hélicoptère disponible.
— Ah, ça c’est toujours très contrariant, rétorqua-t-elle avec un sourire malicieux.
Elle s’installa confortablement dans son siège avec un petit soupir d’aise. Elle était à Sydney
pour quelques jours en compagnie de cet homme superbe, dans cette voiture extravagante, et elle
avait bien l’intention de savourer chaque instant de cette parenthèse. Franco avait un sens de
l’orientation impressionnant, constata-t-elle quelques instants plus tard.
— Comment arrives-tu à t’orienter ?
— Question d’instinct, répondit-il le plus sérieusement du monde.
Puis il la regarda par-dessus ses lunettes de soleil.
— Et puis j’ai consulté une carte. Ce n’est pas si sorcier. Nous sommes presque arrivés.
Elle eut un pincement au cœur. Quand il se montrait espiègle, il était encore plus séduisant. La
perspective de son départ prochain semblait encore plus déprimante. Et il devenait tentant de caresser
des rêves stupides… Mais il ne fallait pas tomber dans ce piège. Elle avait juré qu’elle ne se ferait pas
d’idées, qu’elle ne deviendrait pas dépendante. Et voilà qu’elle appréhendait déjà son départ… Deux
semaines. Deux courtes semaines, d’ici la fin de la taille. Elle n’aurait pas davantage. Jamais. Les yeux
fixés sur la rue grouillant de monde, elle prit une profonde inspiration. Elle s’en contenterait. Elle
n’avait pas le choix.
Franco tourna à droite et s’arrêta devant un hôtel.
— Nous sommes arrivés.
— Le Chatsfield ? Mais je croyais…
— J’ai changé la réservation.
— Pourquoi ?
— J’ai une réduction familiale, répliqua-t-il avec un sourire malicieux.
Elle pouffa et descendit de voiture en saluant le portier.
— Mes parents se sont mariés ici, dit-elle en contemplant la façade.
Franco tendit la clé de la Maserati à un voiturier.
— Je sais. J’espère que ça ne te contrarie pas. J’ai pensé que tu voudrais le voir.
— Tu as bien fait. C’est si étrange de les imaginer ici il y a toutes ces années…
— J’ai quelque chose à te montrer. Une fois que nous serons installés.
Elle franchit en souriant la porte de verre et de cuivre qui ouvrait sur l’univers luxueux du
Chatsfield de Sydney. C’était un peu comme remonter le temps, songea-t-elle en pénétrant dans le hall
de marbre. Cependant, le décor était classique plutôt que désuet. Et le luxe se retrouvait dans les
moindres détails. Même l’air de la ville était resté à la porte, remplacé par un parfum
— citronnelle ? — subtil et frais.
Les formalités furent rapidement terminées — le nom de Franco opérant des miracles — et on
les conduisit à leur chambre. Non, leur suite. Une suite avec vue.
— Notre plus belle suite, commenta leur concierge personnel, en ouvrant la baie vitrée sur une
vue du port de Sydney à couper le souffle.
Il leur fit ensuite visiter leur suite, comportant une immense chambre au milieu de laquelle
trônait un lit à baldaquin, une somptueuse salle de bains en marbre et un grand salon avec table de
salle à manger, canapés, fauteuils et tables basses de bois, sur lesquelles étaient disposés des bouquets
qui parfumaient discrètement l’atmosphère.
— Belle ville, commenta Franco devant la baie vitrée, après le départ du concierge.
Holly était tétanisée. Elle se trouvait à Sydney dans une suite somptueuse avec vue sur le port et
son bâtiment le plus emblématique, l’Opéra, où aurait lieu la remise du prix samedi soir. Prise de
nausée, elle porta la main à son estomac.
— Je crois que je ne suis pas prête.
— Tu le seras, ne t’inquiète pas. Viens avec moi, je voudrais te montrer quelque chose.
Ils prirent l’ascenseur pour se rendre à la bibliothèque, une pièce lambrissée très haute de
plafond, aux murs tapissés de rayonnages remplis de livres. Des fauteuils à oreilles et des tables
basses sur lesquelles étaient disposés des journaux du monde entier invitaient à la lecture.
— Une grande partie des archives de l’hôtel sont conservées ici, expliqua Franco. Mais ce que je
veux te montrer, c’est ça.
Il la conduisit vers une vitrine de bois et verre qui occupait un pan de mur entre des étagères.
Holly s’approcha et vit un bouquet de fleurs séchées, un assortiment de coupures de presse, et au-
dessus la photo d’un couple de mariés souriants, qui tenaient tous les deux le même couteau devant
une pièce montée.
Ses parents.
Sa mère dans la robe blanche qu’elle portait sur la coupure de presse retrouvée par son grand-
père. La photo, beaucoup plus nette que celle de la coupure de presse, permettait de distinguer les
moindres détails de la robe, de la dentelle du col aux minuscules boutons des manchettes. Dans la
vitrine, entièrement consacrée à ce week-end d’ouverture du Chatsfield de Sydney, étaient également
exposés le menu de leur petit déjeuner de mariage et un programme de la cérémonie. Et les fleurs ?
Holly laissa échapper une petite exclamation étranglée en lisant la note accompagnant le bouquet. Le
bouquet était celui de sa mère, que celle-ci avait offert à l’hôtel en remerciement pour ce mariage
parfait. Le bouquet était admirablement conservé, les roses un peu froissées mais toujours roses et les
minuscules gypsophiles blanches toujours lumineuses. Sa mère avait ce bouquet à la main quand elle
avait rejoint son père devant l’autel… Holly scruta le contenu de la vitrine, lisant au moins deux fois
chaque note accompagnant les articles. Quel cadeau émouvant ! Un aperçu de ses parents, le jour où
ils avaient fondé leur famille.
— Merci, dit-elle en tentant de refouler ses larmes. C’est très touchant.
— J’ai pensé que ça te ferait plaisir de voir ça.
Elle essuya les larmes qui roulaient sur sa joue.
— Comment savais-tu que c’était ici ?
— Je ne le savais pas, mais je me doutais que des documents avaient été conservés. Au moins
une photo. J’ai téléphoné au directeur et il m’a parlé de cette vitrine. Ils voudraient prendre une photo
de toi à côté, si tu es d’accord.
— Bien sûr. Gus aimerait beaucoup voir cette vitrine. Merci, ajouta-t-elle avec un sourire ému.
Elle semblait très vulnérable. Et très seule, songea Franco. Son sourire était bien pâle. Il eut
envie de la serrer dans ses bras. De la réconforter pour sa perte. C’était curieux. Ils étaient tous les
deux sans famille. Holly n’avait plus que Gus. Et de son côté, il n’avait personne. Mais il était vrai
qu’il avait choisi de quitter sa famille. Holly n’avait jamais eu le choix. Elle lui pressa doucement la
main et le bras.
— Merci.
Il la prit dans ses bras et la serra contre lui. Tant pis si c’était de la folie. Tant pis si ça n’avait pas
de sens. Parce qu’il ne pourrait plus jamais apporter réconfort et soutien à personne. Et il ne fallait
surtout pas laisser croire à Holly qu’il en était capable.

* * *

Pas étonnant que Franco ait dédaigné le shopping à Mount Gambier…


— Comment as-tu réussi à organiser ça ? demanda Holly, alors qu’une conseillère aidée de
plusieurs assistantes transformait le salon de la suite en boutique de mode.
— J’ai passé un coup de téléphone. Je ne sais pas où aller pour faire du shopping à Sydney alors
j’ai expliqué ce dont j’avais besoin et j’ai demandé qu’on l’apporte ici.
— Je ne vois pas de costumes.
En revanche, il y avait de nombreuses robes, des boîtes de chaussures, des cartons de lingerie et
des pochettes de soirée.
— Comment vas-tu te débrouiller ?
— Je ferai du shopping demain.
— Et moi, que ferai-je ?
— Ne t’inquiète pas, tu seras occupée au spa.
Avant que Holly ait le temps d’objecter qu’elle n’avait pas besoin d’une journée entière pour
prendre un bain, la conseillère — qui s’était présentée comme « Penelope, s’il vous plaît ne
m’appelez pas Penny » — se dirigea vers elle, lui prit le menton et orienta son visage face à la
lumière.
— Hmm, bonne peau, mais qui aurait besoin de soins. Evitez le soleil, mademoiselle, sinon vous
aurez bientôt une peau de crocodile.
Holly surprit le sourire que Franco dissimulait derrière sa main et le foudroya du regard.
— Yeux verts, poursuivit Penelope. Non, plutôt turquoise. Hmm intéressant. Cheveux blonds.
Supporteraient quelques mèches.
Après avoir évalué sa taille, Penelope donna des instructions à ses assistantes qui s’affairèrent.
— Je vous laisse, annonça Franco, qui semblait pourtant trouver tout ça très amusant.
Il laissa Holly entre les mains de Penelope et de ses assistantes, qui l’habillèrent, la
déshabillèrent, la rhabillèrent, la coiffèrent, la décoiffèrent, la recoiffèrent, et la firent marcher et
tournoyer devant elles en talons aiguilles.
Deux heures plus tard, visiblement satisfaites, elles apportèrent une psyché et Holly put enfin se
contempler. Elle resta sans voix. Par quel miracle la viticultrice du Coonawarra avait-elle été
transformée en princesse de conte de fées ? La robe à encolure asymétrique, ornée d’une broche en
strass, moulait sa poitrine puis tombait en plis souples jusqu’à ses chevilles, mettant en valeur ses
courbes féminines sans les mouler étroitement. Mais le plus extraordinaire c’était sa couleur, le
même turquoise que ses yeux.
— Alors ? demanda Penelope.
— Splendide. Je n’arrive pas à croire que c’est moi.
— Parfait. On peut ranger, les filles.
Longtemps après le départ de la conseillère et de ses assistantes, Holly était toujours devant le
miroir. Jamais elle n’aurait imaginé pouvoir un jour ressembler à ça. Et si elle le découvrait
aujourd’hui, c’était grâce à un homme qui louait des hélicoptères et des Maserati comme les gens
ordinaires louaient des outils électriques, et qui savait trouver quelqu’un capable de transformer les
garçons manqués en cendrillons.
Serait-il possible que… Elle secoua la tête. Non. Rêver ne menait à rien.

* * *

— Comment s’est passée la séance de shopping ? demanda Franco une demi-heure plus tard,
quand il revint avec un paquet.
— Nulle, répliqua-t-elle depuis le canapé où elle lisait les bios de ses concurrents pour le prix.
Elle en connaissait déjà quelques-uns, mais cette lecture l’avait découragée. Ils étaient
visiblement tous très bons et elle n’avait aucune chance. L’achat de la robe s’annonçait comme un
véritable gaspillage…
— Qu’y a-t-il dans la boîte ? demanda-t-elle.
— Juste la photo du koala. Je l’ai fait encadrer. Mais dis-moi… Que s’est-il passé avec la
conseillère ? demanda Franco, visiblement contrarié.
Elle haussa les épaules.
— Elle n’y connaît rien. J’ai décidé de porter la robe que j’ai achetée l’autre jour à Mount
Gambier au cas où je ne trouverais rien à Sydney.
Il fallut deux secondes à Franco pour comprendre qu’elle plaisantait. Puis deux autres secondes
pour la prendre dans ses bras et la faire tournoyer jusqu’à la chambre.
— Ne me fais pas marcher.
— Sinon ? dit-elle d’un air de défi en enfonçant les doigts dans ses cheveux.
— Sinon tu le paieras.
Elle pouffa tandis qu’il la renversait sur le lit à baldaquin.
— J’espérais que tu dirais ça !
12.

Dans le lit, Franco écoutait la respiration de la femme qui dormait dans ses bras. Ils avaient dîné
d’un plateau de fruits de mer, puis ils s’étaient promenés sur une plage de sable. Ensuite ils étaient
rentrés à l’hôtel et ils avaient fait l’amour jusque tard dans la nuit.
Dire qu’au départ ça devait être une aventure sans lendemain ! A présent, ils passaient la nuit
ensemble et se réveillaient dans les bras l’un de l’autre. Il courait tout droit à la catastrophe… Trop
nerveux pour dormir, il s’écarta avec précaution de Holly et se leva. Il se dirigea vers la baie vitrée et
contempla les lumières de Sydney. Il aurait dû se contenter de la débarrasser de sa virginité. Il avait
surpris ses regards sur lui quand elle croyait qu’il ne la voyait pas. Elle devenait dépendante. Et de
son côté, quand il se réveillait avec son corps chaud contre le sien et sa tête sur son épaule, il se
surprenait à avoir envie d’autre chose que d’une aventure éphémère.
Mais c’était impossible. Et plus longtemps cette aventure se prolongerait, plus le problème
deviendrait aigu. Il n’y avait qu’une solution. Il devait partir. Leur faire signer le contrat et rentrer
chez lui. Il avait presque terminé la taille. Ils n’étaient pas à une semaine ou deux, si ? De toute façon,
il avait largement gagné sa nourriture. Il se retourna vers la femme qui dormait dans le lit. Il allait
mettre un point final à cette histoire. Mais avant ils avaient la soirée de demain. C’était la soirée de
Holly, après tout. Et il avait prévu une petite surprise pour la distraire de son trac.
Encore un jour et une nuit. Puis dimanche il la ramènerait chez elle et il leur dirait qu’il devait
s’en aller. Gus comprendrait. Quant à Holly, elle avait toujours su que ce serait temporaire.

* * *

Deux jours plus tôt, il avait fallu un quart d’heure à Holly pour enlever le body sculptant que la
conseillère lui avait fait mettre sous la robe. Ce soir, il lui fallait deux fois plus de temps pour le
mettre. Franco sortit de la salle de bains en attachant son nœud papillon.
— Il nous reste dix minutes, Holly.
Il se figea.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Un body sculptant.
— A quoi ça sert ?
— C’est pour contenir les bourrelets. Les bourrelets sont interdits, apparemment.
— Enlève-le.
— Non, dit-elle en se contorsionnant. Il fait des miracles sur ma silhouette, paraît-il.
Franco posa la main sur le bras de Holly pour l’empêcher de continuer ses efforts.
— Tu n’as pas besoin de ce truc. Tu n’as pas de bourrelets. Ta silhouette est parfaite.
— Mais…
— Parfaite, Holly. Telle qu’elle est. Je le sais.
— Et si la robe ne me va pas ?
— Elle t’ira. Tu l’as déjà essayée, n’est-ce pas ?
— Oui, mais seulement avec ce truc dessous !
Il lui donna une petite tape sur les fesses.
— Ce n’est pas un problème. Tu as toujours la robe de Mount Gambier.
Elle le frappa à son tour.
— Ça, tu risques de le regretter.

* * *

La robe allait parfaitement à Holly, comme il s’en doutait. Ce soir elle était tout simplement
sublime. Sa coiffure asymétrique faisait écho à son décolleté, mis en valeur par la broche en strass.
Des boucles d’oreilles et un fin bracelet en diamants complétaient sa tenue. Elle n’avait pas besoin de
davantage de bijoux. Pas avec ces yeux turquoise et cette robe qui semblaient conspirer pour le rendre
fou. Il avait toujours rêvé de lui enlever une robe digne d’elle… Mais combien de temps leur restait-il
avant la surprise qu’il lui avait préparée ? Il jeta un coup d’œil à sa montre. Ce n’était pas encore tout
de suite… Leur dernière nuit ensemble. Ça faisait bizarre de penser ça. Mais ce serait une nuit
extraordinaire.
Une lueur inquiète dansait dans ses yeux turquoise, constata-t-il. Holly attendait qu’il lui dise
comment il la trouvait. Comment une femme aussi belle pouvait-elle être aussi peu sûre d’elle ? Il lui
prit le menton et déposa un baiser sur ses lèvres.
— Tu es belle, Holly.
Elle frissonna.
— Tu n’es pas inquiète pour ce soir, n’est-ce pas ?
Elle hocha la tête.
— Si.
— Tu n’as aucune raison. Quoi qu’il arrive, tu seras toujours une championne, dit-il en ouvrant
la porte.
Des mots, songea-t-elle. De belles paroles vides de sens. Comme les regards brûlants de ses yeux
gris… Elle le savait depuis le début. Elle l’avait accepté. Mais comment ne pas avoir envie que tout
cela soit réel ?
— Où allons-nous ? demanda-t-elle en voyant qu’il l’entraînait vers l’escalier au lieu de
l’ascenseur.
Il eut un sourire énigmatique.
— Tu vas voir.
Il lui prit le coude pour l’aider à monter l’escalier, tandis qu’elle relevait légèrement sa robe.
Une fois en haut, il ouvrit la porte donnant sur le toit et annonça :
— Ton carrosse t’attend.
Elle pouffa. Encore une surprise !
— Nous prenons ça pour aller à l’Opéra ?
— Oui, répliqua-t-il en l’entraînant vers l’hélicoptère. Via le chemin des écoliers.
Le pilote leur tendit des casques, et Franco aida Holly à mettre le sien sans se décoiffer.
L’hélicoptère quitta le toit et s’éleva dans un ciel limpide au-dessus d’une des plus belles villes du
monde.
— Alors c’est pour ça que nous devions être prêts si tôt ? lança-t-elle.
— Surprise ?
— Pas vraiment.
Depuis l’arrivée de Franco, sa vie n’était qu’une succession de surprises. Combien en avait-il
encore en réserve pour elle ? En tout cas, il y en avait une qu’il ne lui ferait pas. Il ne fallait surtout
pas se faire d’illusions à ce sujet…
— Regarde, dit-il en lui montrant le Harbour Bridge.
Ils le survolèrent avant de se diriger vers l’Opéra, où la remise des prix aurait lieu dans la
soirée, puis ils poursuivirent au-dessus de la baie. C’était la meilleure façon de voir Sydney. Tout était
là au-dessous d’eux, les parcs, les petites anses, les villas et les plages de sable. Ils finirent par se
poser sur un héliport voisin de l’Opéra. Il leur restait un peu de temps pour s’attarder sur le port et
l’apprécier sous une perspective différente. Même si elle ne gagnait pas le prix ce soir, cette journée
resterait parmi les plus belles de sa vie, songea-t-elle.
— Alors tu as aimé ? Tu te sens mieux ? demanda Franco avant de déposer un baiser sur ses
lèvres.
Il lui avait fait cette surprise pour détourner son esprit de la soirée et lui éviter d’avoir le trac
avant l’heure, comprit-elle. Et il avait réussi. Elle n’était plus nerveuse mais euphorique. Cependant, il
y avait un danger qu’elle n’avait pas évité. Elle le pressentait depuis déjà quelque temps, mais cette
fois c’était une certitude. Elle était tombée amoureuse de Franco Chatsfield.

* * *

Elle avait survécu au cocktail et à la présentation des finalistes. Même si le discours dans lequel
elle rendait hommage à Gus avait été prononcé d’une voix hésitante et crispée…
— Tu es finaliste du plus prestigieux concours de vins d’Australie, tu as le droit d’être un peu
nerveuse, commenta Franco lorsqu’elle le rejoignit. Mais ne t’inquiète pas, tu étais très belle. Je ne
pense pas que les gens ont remarqué ta nervosité. Maintenant détends-toi et amuse-toi. C’est ta soirée,
Holly Purman.
Elle s’efforça de sourire. Comment pourrait-elle se détendre après la découverte qu’elle venait
de faire ? Elle était tombée amoureuse de l’homme avec qui elle n’avait aucun avenir.

* * *

Lorsqu’elle entendit son nom, Holly ne comprit pas tout de suite ce que ça signifiait. Elle n’avait
jamais vraiment cru qu’elle pourrait gagner.
— Tu as gagné, Holly ! s’exclama Franco en la prenant dans ses bras. Tu as gagné !
Le choc dissipa la brume qui enveloppait son esprit. Elle se leva, les jambes tremblantes, tandis
que les applaudissements crépitaient autour d’elle. Qu’allait-elle dire à présent qu’elle avait déjà
remercié Gus ? Ah, si, elle avait une idée… Elle parvint jusqu’au podium sans encombre et reçut le
prix, un pied de vigne stylisé reposant sur un socle de bois brun évoquant la terre. Vint alors le
moment de prononcer son discours. Franco la regarda avec un mélange de soulagement et de fierté. Il
était heureux pour elle, bien sûr. Elle méritait ce prix. Mais au cours des prochaines semaines elle
allait être très sollicitée. C’était le moment pour lui de disparaître.
Il l’entendit remercier le public, la Fédération des vignerons australiens, et de nouveau Gus pour
lui avoir tout appris. Elle rendit ensuite hommage à ses concurrents, qui auraient tous mérité d’être à
sa place, puis elle fit une pause. Comme tout le reste du public, Franco attendit. Elle le chercha des
yeux dans la foule et pressa le prix contre sa poitrine.
— Cette année se révèle décidément exceptionnelle. Il y a quelques semaines, les vins Purman
ont reçu une proposition que certains qualifieraient d’impossible à refuser.
Franco se redressa sur son siège.
— Alors naturellement, je l’ai refusée.
Le public rit. Pas Franco. Où voulait-elle en venir ?
— Heureusement pour nous, la personne venue nous faire cette proposition a insisté et n’a pas
voulu s’en aller. Il est encore trop tôt pour en dire davantage, mais c’est un contrat très intéressant et
nous le signerons la semaine prochaine, sans doute dès mon retour. Vous aurez donc des précisions
très bientôt.
Oui ! Parfait, songea Franco. Il n’aurait plus aucune raison de rester.
Holly lui sourit et il lui rendit son sourire.
— J’aimerais remercier cette personne pour sa proposition et pour son refus de repartir quand
j’ai voulu le mettre dehors.
Nouveaux rires.
— Mais surtout, je voudrais le remercier de croire en nos vins et d’être aussi déterminé à les
acquérir. Parce que au fond, quel plus beau compliment peut demander un viticulteur ?
L’euphorie de Franco s’évanouit. Certes, il était déterminé à décrocher ce contrat, mais ça
n’avait rien à voir avec la qualité de ses vins. Sa seule motivation c’était sa rente, qu’il tenait à
conserver…
Sur le podium, Holly nicha le prix au creux de son épaule.
— J’espère que ce prix le confortera dans sa détermination à faire servir les vins Purman à ses
tables. Merci.
Lorsqu’elle quitta le podium, Holly eut droit à une standing ovation. Franco, lui, n’avait qu’une
envie. Disparaître.

* * *

Entre les toasts et la fête organisée par un bar à vin voisin de l’Opéra, il s’écoula plusieurs
heures avant qu’ils regagnent l’hôtel. Moment redouté par Franco, en proie à un écrasant sentiment de
culpabilité.
13.

— Je n’arrive pas à y croire, déclara Holly en posant son prix sur la table de salle à manger. Je
n’arrive pas à croire que j’ai gagné. Je crois que je vais être obligée de dormir avec. J’espère que ça
ne te dérange pas.
Pas le moins du monde, songea Franco. Pour la bonne raison qu’il ne pouvait plus coucher avec
elle. Plus maintenant…
— Tu le mérites, Holly.
— Et Gus était si excité quand je l’ai appelé !
Le sourire de Holly était crispé, constata-t-il avec perplexité.
— Il doit être très fier.
— Très.
Elle fit une pause.
— Tu n’as fait aucun commentaire sur mon discours.
Ah. Et pour cause…
— C’était un bon discours. Les gens ont ri. Tu t’en es très bien sortie.
— Et ? Je m’attendais à ce que tu sois un peu plus enthousiaste. Ton contrat sera bientôt signé et
tu seras libre de rentrer chez toi, comme tu le voulais.
La nuit avait été longue, son maquillage et sa coiffure n’étaient plus aussi parfaits qu’en début de
soirée, mais elle était toujours splendide. Le cœur de Franco se serra. Bientôt il allait la perdre.
Définitivement. Mais de quel droit espérerait-il autre chose ?
Holly s’approcha, lui prit la main et la posa sur un de ses seins.
— Tu n’as pas envie de fêter ça ? Pendant que tu es encore ici ? Pendant que tu peux encore ?
Malgré lui, ses doigts pressèrent doucement le globe rebondi et il ferma les yeux. Mon Dieu,
comme il avait envie d’elle ! Ce serait si facile de céder à la tentation… De se perdre dans le plaisir…
Mais il vivait déjà un mensonge. Pas question d’en rajouter. Il était temps de dissiper les malentendus,
au contraire. Il rouvrit les yeux. Ceux de Holly étaient noyés de larmes, constata-t-il, le cœur serré.
Pas de doute, ça ne pouvait plus durer.
— Oublie le contrat.
— Quoi ?
— Déchire-le. Jette-le au feu. Je m’en moque. Ne le signe pas.
Elle secoua la tête.
— Je ne comprends pas.
— Ne le signe pas. Parce que ton discours était bon. Mais il était faussé.
— Pourquoi ?
— Parce que tu m’as fait trop d’honneur. Je ne suis pas venu ici parce que je croyais dans les
vins Purman. Ce n’est pas pour ça non plus que je suis resté.
— Que veux-tu dire ?
— Je suis venu ici pour de l’argent. Tout simplement. Parce que si je ne décrochais pas le
contrat, je perdais la rente qui m’est versée dans le cadre de la fiducie familiale. Or, je ne peux pas me
permettre de la perdre. Je n’avais donc pas le choix. Il fallait que je te persuade de signer.
Holly avait enfoncé les doigts dans ses cheveux.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je suis venu et je suis resté pour l’argent, Holly. Uniquement pour l’argent.
Holly déglutit péniblement. Il n’avait jamais été intéressé par leurs vins ? Il voulait juste une
signature au bas du contrat ? Mais n’était-ce pas le sentiment qu’elle avait eu le premier jour ?
— Tu ne voulais même pas goûter nos vins, se souvint-elle.
Elle lui demanda le montant de sa rente. La somme qu’il cita lui fit fermer les yeux. Sans doute
devrait-elle être flattée. C’était une commission énorme. Et ce n’était pas le seul avantage qu’il avait
retiré de cette affaire… Quelle idiote ! Elle s’était offerte à lui sur un plateau ! Combien de fois
devrait-elle se faire abuser avant de retenir la leçon ?
— Et moi j’étais quoi ? demanda-t-elle d’une voix suraiguë. Le bonus ?
— Holly, ça n’avait rien à voir avec le contrat.
— Vraiment ?
— C’est toi qui m’as pratiquement supplié de coucher avec toi. Pour résoudre ton « petit
problème » ? Tu ne te souviens pas ?
Elle balaya cet argument d’un revers de la main.
— Nous t’avons fait confiance, Gus et moi. Et toi tu te sers de nous pour préserver ta fortune ?
— Je viens de te dire de ne pas signer. Je ne veux pas que tu signes. Oublie ma venue.
— J’oublierai jusqu’à ton existence, Franco Chatsfield ! Va-t’en !
14.

L’hiver laissa place au printemps. Le temps devint plus chaud, plus ensoleillé. Il y avait toujours
du travail, dans les vignes, à la cave ou même à la maison. Et pourtant, pour Holly, les journées
étaient toutes plus mornes et interminables les unes que les autres. Même la floraison de la vigne,
l’époque de l’année qu’elle préférait, ne parvint pas à l’égayer.
Gus faisait de son mieux pour lui remonter le moral et elle appréciait ses efforts, mais elle
n’avait pas le cœur à rire à ses histoires. Elle n’avait plus le cœur à rien. Quelqu’un lui avait fendu le
sien. Franco.
— Ça finira par s’arranger, dit Gus d’un ton apaisant un soir où elle mangeait du bout des dents.
Tu t’en remettras. Il n’était pas assez bien pour toi, comme l’autre.
Elle sourit à son grand-père parce qu’elle l’aimait. Mais non, Franco n’avait rien à voir avec
Mark Turner. Elle n’avait jamais aimé Mark. Elle l’avait compris depuis des années. A l’époque elle
était jeune, flattée et amoureuse de l’idée d’être amoureuse. Il n’y avait aucune comparaison entre les
deux. Franco, elle l’aimait vraiment. La souffrance intolérable qu’elle éprouvait aujourd’hui n’était
rien en comparaison de ce qu’elle avait ressenti après le départ de Mark.
Un soir où elle cherchait un livre sur la viticulture dans le bureau, elle tomba sur le paquet que
Franco avait oublié à Sydney, quand il était sorti de sa vie après avoir jeté ses affaires en vrac dans un
sac. Elle l’avait mis dans sa valise et rapporté chez elle avec l’intention de le lui envoyer. Oubliant le
livre qu’elle cherchait, elle considéra le paquet. C’était juste une photo. Quel mal y aurait-il à la
regarder ? Ils étaient ensemble ce jour-là, après tout ! Elle ouvrit le paquet. La maman koala mâchait
des feuilles d’eucalyptus en regardant l’objectif, son petit dans sa poche. Mais ce qui attira son
attention, ce furent les mots gravés — en italien et en anglais — sur la plaque dorée située sous la
photo.
« Pour le Pavillon Nikki
Dédié à la mémoire de Nikki »
Et une date.
Curieuse, elle fit des recherches sur internet et trouva une page sur un hôpital italien dans lequel
un pavillon accueillait des enfants atteints de maladies rénales. Le Pavillon Nikki, entièrement financé
par un certain Franco Chatsfield. Une photo montrait une petite fille aux grands yeux gris et aux
cheveux blond cendré. Le cœur de Holly se serra douloureusement. Inutile d’en lire plus pour savoir
qui était cette petite fille.
La fille de Franco.
Elle se remémora sa cicatrice. Il n’avait pas donné son rein à une amie. Il l’avait donné à sa fille.
Sauf que ça n’avait pas suffi à la sauver. Financer un pavillon pour les enfants atteints de maladies
rénales devait coûter une fortune. Elle éprouva un élan de compassion pour cet homme secret.
Un homme qu’elle ne reverrait jamais.

* * *

Franco faisait les vendanges quand il apprit la nouvelle. Il était rentré en Italie pour se jeter à
corps perdu dans le travail, mais il était incapable de rester assis dans son bureau plus de cinq
minutes. Il avait donc décidé de faire les vendanges, comme à l’époque où il avait fui sa famille. Un
jour, en fin d’après-midi, il était retourné au bureau et il avait trouvé un e-mail de Christos Giatrakos,
qu’il avait failli supprimer avant que l’objet n’attire son attention.
De : christos.giatrakos@hotelchatsfield.com
Pour : franco.chatsfield@hotelchatsfield.com
Sujet : FELICITATIONS
Les vins Purman ont renvoyé leur contrat signé. Comme convenu, le paiement de votre rente est maintenu.
J’en profite pour vous transmettre une invitation à l’assemblée des actionnaires, qui se tiendra au mois d’août.
Informations complémentaires suivront.
C.G.

Abasourdi, Franco resta un long moment assis, les yeux fixés sur cet e-mail. Cette femme était
décidément pleine de surprises et elle venait de lui faire la plus grosse de toutes.

* * *

La cave avait reçu la visite de quelques cars de touristes et Holly terminait d’essuyer la vaisselle
après avoir dit à Josh qu’il pouvait s’en aller. Il avait rendez-vous avec Rachel et il avait paru gêné de
la laisser finir seule pour sortir. Cela ne la dérangeait pas. Tôt ou tard, elle oublierait Franco, mais en
attendant autant qu’elle s’occupe. C’était l’avantage de travailler dans une société viticole. Il y avait
toujours quelque chose à faire. Même si ça ne l’empêchait pas de penser. Franco pensait-il de temps
en temps à elle ? Sans doute pas. Il était probablement soulagé d’avoir enfin retrouvé sa liberté et ses
vignes en Italie, où les femmes devaient ressembler à des femmes. En avait-il une ? Elle donna un
coup de chiffon sur le comptoir en secouant la tête. Ne pourrait-elle pas penser à autre chose, de
temps en temps ?
Elle entendit un bruit de moteur et des pneus crisser sur le gravier. Quelle idiote ! Elle aurait
mieux fait d’enlever le panneau « Ouvert » avant de s’occuper de la vaisselle ! Elle jeta un coup d’œil
par la fenêtre et vit le capot d’une voiture rouge. Encore quelqu’un de la ville qui venait faire le plein
de vin pour la soirée… Eh bien, elle n’était pas d’humeur.
— Désolée mais en réalité, nous sommes fermés, dit-elle en essuyant l’évier, quand elle entendit
la porte s’ouvrir derrière elle.
— Je ne suis pas là pour la dégustation.
Elle tressaillit puis pivota sur elle-même. Franco était dans l’encadrement de la porte, plus beau
que jamais.
— Je suis d’abord passé à la maison. Gus m’a dit que vous étiez ici. Il marche. Il a bonne mine.
Elle réprima un frisson. Il n’était pas venu voir comment allait Gus.
— Il y a un problème avec le vin ?
Ils venaient d’envoyer un lot de rubida à Londres pour le mariage de Gene Chatsfield, qui serait
bientôt célébré.
— Non, aucun.
Il plissa le front.
— Où est passé l’uniforme habituel ?
Elle baissa les yeux sur sa robe à fleurs, un achat impulsif effectué à Adelaide, le jour où elle
était allée dégorger la commande du mariage de Gene. Après avoir travaillé seule pendant des heures,
dans cet endroit où elle avait été avec Franco quelque temps plus tôt, elle avait eu besoin de se
remonter le moral. Remède dont l’efficacité avait duré moins de cinq minutes. Cependant, cette robe
était devenue une de ses tenues favorites.
— Je réserve l’uniforme aux travaux dans les vignes.
— Cette robe te va bien.
— Merci.
Il continua à la regarder et elle en profita pour en faire autant. Combien de nuits avait-elle
passées à se remémorer les moments passés avec Franco ? Il était tellement beau que c’était
douloureux de le voir là devant elle…
— Et… que fais-tu ici ?
L’espace d’une seconde il parut désorienté.
— Pourquoi as-tu signé ?
Elle redressa les épaules en se maudissant. Pourquoi était-elle aussi déçue ? C’était ridicule !
— C’est un contrat très intéressant. Trop intéressant pour passer à côté. Chatsfield prépare
apparemment une campagne de marketing incluant la nouvelle carte des vins. C’est bien.
— Tu n’étais pas obligée de signer.
— Je sais. Ce n’est pas pour toi que je l’ai fait.
Ni pour le Pavillon Nikki, d’ailleurs. Malgré ce qui s’était passé avec Franco, Gus et elle avaient
signé une semaine après l’attribution du prix et elle n’avait pas encore découvert l’existence de Nikki.
Franco se passa la main dans les cheveux. C’était vraiment très douloureux de le voir… Surtout
qu’elle ne parvenait pas à ignorer la petite lueur d’espoir qui faisait battre son cœur. Ce qui était
stupide. N’apprendrait-elle donc jamais rien ? Elle croisa les bras.
— Eh bien, c’est tout ? Parce que nous sommes fermés.
Il fit un pas vers elle.
— Holly, en partant j’ai oublié quelque chose.
La photo. La lueur d’espoir s’éteignit dans le cœur de Holly.
— Je suis désolée, Franco. Tu n’étais pas obligé de faire le voyage. Je m’apprêtais à te
l’envoyer. Je n’avais pas encore eu…
Le courage.
— … le temps de le faire.
— Merci, mais je ne suis pas ici pour la photo. Mais avant tout il faut que je t’explique quelque
chose.
— Je suis au courant pour le Pavillon Nikki.
— Ah bon ? Mais…
— La photo. J’ai ouvert le paquet. J’ai vu la plaque. J’ai fait des recherches sur internet. C’est toi
qui as fondé ce pavillon et c’est toi qui le finances. Je suppose que c’est pour ça que tu as besoin de ta
rente et que tu voulais à tout prix nous faire signer le contrat. Je me trompe ?
Il hocha la tête.
— Nikki était ta fille. C’est à elle que tu as donné ton rein.
— Quand j’ai appris que j’avais une fille, elle avait déjà cinq ans. Je ne l’aurais sans doute
jamais su si elle n’avait pas été malade et si sa mère n’était pas venue me demander de l’aide. Le seul
espoir de la sauver était de trouver un donneur compatible pour une transplantation rénale. J’étais sa
meilleure chance.
Pendant quelque temps nous avons cru que c’était gagné, mais finalement son petit corps a rejeté
la greffe et ensuite elle a eu plusieurs infections et elle s’est éteinte peu à peu sous nos yeux. Je me
suis promis de ne plus jamais m’exposer à une telle souffrance. Michele, sa mère, et moi nous avons
rompu après ça. Il y avait trop de pression. Trop d’attentes. Elle voulait à tout prix un autre enfant.
Franco détourna brièvement les yeux.
— Nous avions renoué pour Nikki, mais sans Nikki…
Sa voix se brisa.
— Je ne pouvais pas.
— C’est à elle que tu m’as comparée.
— Injustement. Tu n’es pas du tout comme elle. Mais il a fallu que je te perde pour m’en rendre
compte.
Le cœur de Holly s’affola.
— Pourquoi ?
— Parce que lorsqu’elle est partie, j’ai éprouvé du soulagement. Comme s’il y avait une chance
que je revive un jour, même très longtemps après. Mais quand je t’ai quittée…
Elle retint son souffle.
— Oui.
— J’ai eu la sensation que mon cœur avait été arraché de ma poitrine. Un cœur que j’ignorais
posséder.
Elle vacilla sur ses jambes, le cœur battant à tout rompre. C’était le moment dont elle avait rêvé
des centaines de fois depuis son départ. Elle devait donc être en train de rêver… Elle ferma les yeux,
les rouvrit. Non, il était toujours là.
— Je n’ose pas imaginer ce que c’est de perdre un enfant.
Il eut un sourire triste.
— Quand Nikki est morte, quelque chose en moi est mort aussi. Je l’ai connue très peu de temps.
Mais ça a été très intense. Et après sa mort, mon cœur était réduit en miettes. J’étais persuadé que je ne
pourrais plus jamais aimer.
Il prit une profonde inspiration.
— J’avais tort.
Holly avait toutes les peines du monde à respirer. Avait-elle raison d’espérer ? Elle avait
tellement peur de souffrir encore…
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Il plongea son regard dans le sien.
— Toi.
Elle fut envahie par une vive chaleur.
— Comment ?
— Je ne suis pas sûr. De retour en Italie, j’étais incapable de rester assis à mon bureau. Alors j’ai
fait les vendanges. Nous mangions tous ensemble à l’ombre des vignes. Nous discutions et nous
riions. Je me sentais mieux, mais il y avait toujours ce poids dans ma poitrine, qui ne voulait pas s’en
aller. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Si je n’avais plus de cœur, je ne devrais rien ressentir.
J’ai essayé de te chasser de mes pensées. De t’oublier. Mais c’était impossible. Et chaque fois que je
pensais à toi, j’avais un peu plus mal.
Alors j’ai compris que c’était parce que mon cœur était là. Parce que, lentement,
inexorablement, tu en avais recollé tous les morceaux. Et tu me manquais tellement qu’il fallait que je
revienne te voir. Il fallait que je sache s’il y avait une chance que tu me pardonnes un jour, s’il y avait
une chance que tu éprouves la même chose que moi.
— Qu’est-ce que tu éprouves ?
— Sans toi il y a un grand vide en moi. Parce que j’ai besoin de toi. A mon côté. Dans mon lit.
Dans ma vie. Je veux que tu deviennes ma femme. Parce que je t’aime, Holly. Je veux remplir ce vide
en moi et je ne vois pas d’autre moyen que de t’avoir auprès de moi pendant une vie entière.
Il y eut un silence, puis ils se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre et ils échangèrent leur
premier baiser de couple.
Holly mit dans ce baiser tout son amour, tous ses espoirs et tous les rêves qu’elle n’avait pas osé
souhaiter jusqu’à cet instant.
Quand ils finirent par s’interrompre pour reprendre leur souffle, elle prit à deux mains le visage
de l’homme qu’elle aimait.
— Je t’aime Franco Chatsfield. Et je veux passer toute ma vie avec toi.

* * *

Si vous avez aimé La tentation d’une héritière


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« L’héritage des Chatsfield » :
Scandaleuse nuit d’amour, Lucy Monroe
Une princesse à séduire, Melanie Milburne
Un jeu si dangereux, Michelle Conder
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Rivaux et amants, Abby Green
à paraître le mois prochain, dans votre collection Azur.
— Je vais me lever pour payer ces verres au bar. Si vous voulez partir, je ne vous retiendrai pas.
Mais si vous restez...
Il n’avait pas besoin de terminer sa phrase, bien sûr. Elle fut parcourue d’un long frisson. Si elle
restait, elle passerait la nuit avec lui. Après l’avoir encore regardée longuement, il se leva et se
dirigea vers le bar d’une démarche souple. Fascinée, elle le suivit des yeux, tandis que les pensées
tourbillonnaient dans son esprit. La réunion du lendemain était d’une importance cruciale. Elle devait
relire tout le dossier une dernière fois, affûter ses arguments, se préparer au mieux… Pourtant, ici et
maintenant, tout cela semblait complètement dérisoire.
Elle se leva comme un automate et prit sa pochette. Il fallait à tout prix qu’elle s’accroche aux
dernières bribes de raison qui lui restaient. Elle ne pouvait pas suivre cet homme dans sa chambre.
C’était insensé.
Elle se dirigea vers la sortie, déterminée à quitter les lieux avant qu’il ait fini de payer. Mais en
arrivant à la hauteur des tables les plus proches du bar, elle ne put s’empêcher de lever les yeux. Dans
le miroir accroché derrière le comptoir, elle croisa le regard de Marco et son cœur cessa de battre.
Il avait déjà payé et il l’observait depuis quelques minutes, comprit-elle. Pour voir ce qu’elle
allait faire. Pour lui laisser la possibilité de partir si elle le voulait… Si elle le voulait ? Justement
non, elle n’avait aucune envie de s’en aller ! Elle avait envie de lui !
Elle resta là à le regarder dans les yeux. Oui ! Inutile de prononcer le mot. Le message était clair.
Marco se retourna lentement, s’avança vers elle et lui prit la main. Puis il l’entraîna hors du bar.
Comme dans un rêve, elle le suivit jusqu’à l’ascenseur. Ils étaient seuls dans la cabine et à sa
grande surprise, il lui lâcha la main pour s’adosser à la paroi opposée. Dans cette lumière plus vive
que celle du bar il semblait encore plus imposant…
TITRE ORIGINAL : TYCOON’S TEMPTATION
Traduction française : ELISABETH MARZIN

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© 2014, Harlequin Books S.A.
© 2015, Traduction française : Harlequin.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
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Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-3665-9

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