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L’héritage des Chatsfield

Derrière les somptueuses portes des hôtels Chatsfield existe un monde fait de luxe, de glamour et de
volupté, réservé aux élites, aux riches et aux puissants. Et depuis des décennies, Gene Chatsfield, le
patriarche, est aux commandes de cet empire hors du commun, tandis que ses héritiers parcourent le
monde pour s’adonner à leurs plus scandaleux plaisirs.
Aujourd’hui pourtant, tout est sur le point de changer : Gene a nommé un nouveau P.-D.G. Un homme
qu’on dit froid et impitoyable. Un homme qui n’a jamais connu l’échec et dont la mission est de faire
rentrer les héritiers Chatsfield dans le rang.
Passez les portes de l’hôtel, installez-vous confortablement dans la luxueuse suite qui vous a été
réservée et assistez aux bouleversements qui vont secouer cet univers de scandale et de passion…
1.

— Occupez-vous-en maintenant.
La voix de Christos Giatrakos était dure mais beaucoup trop sexy à son goût… Assise dans le
bureau du directeur général, Lucilla Chatsfield attendait sur des charbons ardents qu’il ait terminé sa
conversation téléphonique. Elle détestait ce Christos ! Alors pourquoi était-elle aussi troublée par sa
voix ?
Parce qu’il ressemblait davantage à un mannequin pour sous-vêtements qu’à un directeur général ? Il
devrait être en train de défiler à Milan au lieu d’être assis là — dans son fauteuil, dans le bureau qu’elle
devrait occuper ! — déterminé à rendre la vie impossible à tout le monde.
En particulier la sienne… Elle travaillait trop dur, depuis trop longtemps, pour que ce dieu grec
doublé d’un arriviste usurpe sa place à la tête de l’empire familial. Si elle s’écoutait, elle se lèverait et
elle quitterait la pièce. Sauf qu’il fallait éviter de lui montrer qu’il la mettait hors d’elle. Oh oui, elle le
détestait ! Non seulement il l’avait convoquée par mail, comme à son habitude, mais il l’obligeait à
poireauter pendant qu’il passait des coups de fil !
Se redressant sur son siège, Lucilla consulta sa messagerie sur sa tablette. Il l’ignorait ? Le mieux
était d’en faire autant. Elle promena un regard furtif sur le bureau qui aurait dû lui revenir. Christos ne se
l’était pas approprié en changeant complètement le décor comme elle s’y attendait. Cependant, certaines
touches discrètes marquaient sa présence. La position de l’ordinateur, parfaitement perpendiculaire au
bureau, celle de son stylo — qu’elle ne pourrait pas s’offrir avec un mois de salaire — bien parallèle au
clavier, et puis une petite pièce de monnaie posée à droite du stylo. Une monnaie étrangère, d’après ce
qu’elle pouvait en voir.
Les photos posées autrefois sur le bureau de son père avaient été reléguées sur une étagère de la
bibliothèque, derrière le bureau. En revanche, l’édition ancienne des Fables d’Esope de sa mère était
toujours à sa place dans la vitrine.
— Si vous n’y parvenez pas, inutile de rappeler. Le groupe Chatsfield a d’autres fournisseurs, Ron.
Je n’hésiterai pas à faire appel à eux.
Christos raccrocha et marmonna quelque chose en grec. Puis il posa ses yeux bleu glacier sur
Lucilla. Réprimant le frisson qui courait le long de son épine dorsale, elle soutint son regard.
— Quel est le problème avec la réception du mariage Frost, ce week-end ?
Elle se hérissa. Ni bonjour ni ton courtois. Juste une question agressive et insultante.
— Un problème ? Il n’y a pas de problème, Christos.
Tous les employés appelaient le nouveau directeur général M. Giatrakos, mais pour sa part elle s’y
refusait absolument. Et pour cause ! Elle n’était pas une employée. Elle était la directrice générale
légitime du groupe Chatsfield, et elle refusait de se montrer servile juste parce que son père, Gene
Chatsfield, lui avait préféré cet homme. Il ne manquerait plus qu’elle rampe devant son rival !
— J’ai entendu dire qu’il y avait un problème, insista Christos.
Combien de fois déjà avait-elle eu envie de l’étrangler ? Lucilla s’exhorta au calme.
— Pourtant, il n’y en a pas.
Elle consulta sur sa tablette la page de tâches relative au mariage Frost.
— La seule chose qui aurait pu — éventuellement — être considérée comme un problème c’est le
placement à table du père et de la mère de la mariée. Mais il y a longtemps que j’ai fait le nécessaire à ce
sujet.
— Pourquoi cela aurait-il pu poser un problème ?
— Parce qu’ils sont en plein divorce et que M. Frost vient accompagné de sa nouvelle petite amie
— beaucoup plus jeune que sa future ex-femme.
Le regard de Christos resta froid.
— Lucca a certes réussi le coup du siècle avec le succès du mariage royal à Preitalle. Mais depuis,
les projecteurs sont plus que jamais braqués sur nous. Il est donc impératif de nous montrer à la hauteur.
Or le mariage Frost est un événement à haut risque, Lucilla. Vous veillerez à ce qu’il ne tourne pas à la
catastrophe.
Lucilla se leva en s’efforçant de rester impassible. Quelle plaie… Chaque fois qu’il prononçait son
prénom, elle était envahie par une vive chaleur. Sans être fort, son accent grec était perceptible et donnait
une note incroyablement sensuelle à chaque syllabe de son prénom. C’était très perturbant. Cependant,
s’il ne l’appelait pas Mlle Chatsfield, c’était parce qu’elle refusait de l’appeler M. Giatrakos. Elle ne
pouvait donc s’en prendre qu’à elle-même…
— J’ai toujours veillé à éviter les catastrophes et j’ai bien l’intention de continuer, répliqua-t-elle
d’une voix crispée. Même quand vous ne serez plus là.
Ce qui ne saurait tarder si le plan qu’elle avait élaboré se déroulait comme prévu… Si l’O.P.A.
lancée à sa demande par Antonio sur le groupe Kennedy aboutissait, son frère et elle apporteraient à leur
père la preuve qu’ils n’avaient pas besoin de Christos Giatrakos pour donner un nouvel essor au groupe
Chatsfield.
Cependant, Antonio avait manqué leur rendez-vous la semaine dernière. Et à vrai dire, il l’inquiétait
un peu. Il avait beau vivre depuis peu dans l’hôtel, elle ne le voyait pas plus qu’auparavant. Et, lors de
leur dernière rencontre, il lui avait paru… différent. Plus agité, plus anxieux…
Lucilla s’efforça de chasser momentanément cette préoccupation de son esprit pour se concentrer
sur l’homme assis en face d’elle. S’ils parvenaient à se débarrasser de Christos, la vie redeviendrait plus
facile. Tout le monde recommencerait à respirer, quand Antonio et elle seraient de nouveau aux
commandes de l’empire familial. Et elle avait bien l’intention d’atteindre cet objectif, coûte que coûte.
Un sourire narquois étira les lèvres de Christos. Elle se maudit. Pourquoi avait-elle une fois de plus
trahi son irritation ? Par moments c’était plus fort qu’elle.
— Pour l’instant je suis là, Lucilla mou, et vous ferez ce que je vous dis ou bien vous en subirez les
conséquences.
Elle serra les dents. D’accord, elle ferait mieux de rester de marbre. Mais impossible de laisser
passer ça.
— Vous n’avez aucun pouvoir sur moi, Christos, quoi que vous en pensiez. Oui, vous contrôlez
l’empire Chatsfield ainsi que l’accès à ma rente. Mais vous ne réussirez pas à m’intimider comme le
reste de la famille.
Posant les mains sur le bureau, elle se pencha vers Christos et plongea son regard dans le sien.
Comment continuer à se taire alors qu’elle bouillait depuis des semaines ? Depuis que cet homme était
arrivé et donnait des ordres à tout le monde…
— Je ne me laisserai pas tyranniser par quelqu’un comme vous. Vous avez besoin de moi. Il est dans
votre intérêt que je continue à travailler comme je l’ai toujours fait. Je dirige cet hôtel depuis des années.
Renvoyez-moi et vous verrez ce qui se passera. Mon père vous jettera dehors sans l’ombre d’un remords,
si vous échouez dans la mission qu’il vous a confiée.
Les yeux de Christos jetèrent des étincelles. Lucilla se redressa tandis qu’il se levait lentement.
— Vous aviez envie de vider votre sac depuis un moment, n’est-ce pas ?
Elle serra les dents. Oui, elle se retenait depuis des semaines. Et oui, ça faisait du bien de dire enfin
ce qu’elle avait sur le cœur. Malgré tout, elle avait commis une erreur. Elle venait de révéler à l’ennemi
qu’elle était furieuse d’avoir été dépossédée, alors que la bonne tactique serait de ne rien laisser paraître
pour l’endormir avant de l’éliminer.
Il ne fallait surtout pas qu’il puisse se douter de ce qu’ils préparaient, Antonio et elle.
Parce qu’elle était bien déterminée à éliminer ce Grec arrogant d’une manière ou d’une autre. Le
règne de Christos Giatrakos serait bref. Un épisode insignifiant de l’histoire du groupe Chatsfield. Elle
était toujours piquée au vif que son père lui ait préféré cet étranger, mais elle devait mettre une sourdine à
son ressentiment si elle voulait réussir à retourner la situation.
Oui, elle aurait dû adopter un profil bas. Mais puisqu’elle n’avait pas su se taire, elle n’avait plus
qu’à assumer ses propos. Lucilla releva le menton.
— En effet. Vous êtes peut-être très satisfait d’avoir imposé votre volonté à mes frères et sœur, mais
ne comptez pas me manipuler aussi facilement.
Christos promena lentement son regard sur elle.
— Il ne me viendrait jamais à l’idée de vous manipuler, Lucilla. Mais si je le faisais, soyez sûre que
vous vous plieriez à ma volonté. Et que vous adoreriez ça…
Elle déglutit péniblement. Parlait-il toujours du travail ?
— Vous vous faites des illusions, Christos. Je vous méprise et je ne souhaite qu’une chose. De
retourner d’où vous venez.
Le sourire amusé de Christos s’évanouit et sa mâchoire se crispa. Il paraissait… blessé ? Mais non,
c’était impossible, se dit aussitôt Lucilla. Christos Giatrakos ne pouvait pas être blessé. Il n’avait aucune
sensibilité.
— Je me moque de ce que vous pensez de moi, Lucilla mou. Vous êtes aussi gâtée et superficielle
que vos frères et sœur. Oh ! bien sûr vous jouez à travailler et vous vous en sortez assez bien à la
direction du service clients. Et vous avez raison quand vous dites que j’ai besoin de vous. Mais ne vous y
trompez pas. Si un jour j’estime que je dois vous renvoyer, je le ferai. Personne n’est indispensable,
Lucilla. Même pas vous.
— Ni vous.
— Ni moi. Comme il se doit. Toute entreprise dont la bonne marche dépend d’une seule personne
est une entreprise mal gérée. Mon objectif est de faire retrouver au groupe Chatsfield sa position de
leader dans l’hôtellerie de luxe. Mais je n’ai pas la prétention d’être indispensable à sa gestion. Et je n’y
tiens pas non plus. Là, me semble-t-il, est la différence entre nous. Vous êtes prête à mettre le groupe en
péril par rancune. Moi, je suis déterminé à le hisser au sommet.
Lucilla suffoqua d’indignation. Comment osait-il ? Elle aussi voulait que le groupe Chatsfield
retrouve la première place. Elle estimait juste qu’il n’était pas utile de faire appel à Christos pour
atteindre cet objectif. Elle aurait pu y arriver si son père lui en avait laissé l’occasion. Mais il n’était pas
trop tard. Elle prit une profonde inspiration.
— Je ne ferais jamais rien qui puisse mettre le groupe Chatsfield en péril. Je ne comprends même
pas que cette idée puisse vous effleurer.
— Alors arrêtez vos enfantillages et prouvez-le. A présent, si vous voulez bien sortir de mon
bureau, j’ai du travail.
Si elle ne se retenait pas elle lui jetterait sa tablette à la tête !
— A vos ordres, mon commandant.
Pivotant sur ses talons, elle quitta le bureau d’une démarche altière. Son sang bouillait dans ses
veines, mais à son grand dam elle n’était pas seulement furieuse. Elle vibrait autant de désir que de
colère. Elle passa devant Jessie — sa précieuse assistante — entra dans son bureau — beaucoup plus
petit que celui du directeur général — et claqua la porte derrière elle. Puis elle se laissa tomber dans son
fauteuil et ferma les yeux.
Pourquoi ne pouvait-elle pas voir cet homme détestable sans se demander quel goût avaient ses
lèvres ? Quand il était en face d’elle, elle rêvait de l’embrasser, de promener les mains sur son corps
musclé… Mais c’était sa nature. Elle avait toujours été pleine de contradictions. Quand elle voulait aller
à droite, elle tournait à gauche. C’était plus fort qu’elle. Il suffisait qu’on lui suggère qu’elle n’était pas
capable de faire quelque chose pour qu’elle entreprenne de prouver le contraire.
Diriger le groupe Chatsfield, par exemple. Elle avait passé des années à démontrer ses
compétences. Et son père ne trouvait rien de mieux à faire que de nommer un Grec odieux et ultra-sexy au
poste qu’elle se préparait à occuper depuis toujours ! Elle était devenue adulte à quatorze ans, contrainte
et forcée, quand sa mère s’était évanouie dans la nature. Après le départ de sa femme, leur père avait été
incapable de faire face à la situation, si bien qu’Antonio et elle avaient dû endosser le rôle de parents et
s’occuper de leurs frères et sœur.
Plus tard, Antonio était parti à son tour, sur ses encouragements. Les responsabilités qu’elle avait dû
assumer seule étaient bien trop lourdes pour une adolescente, mais elle n’avait jamais flanché. A présent,
elle voulait son dû. La direction de l’empire Chatsfield. Les hôtels faisaient partie de sa vie depuis
toujours et lui revenaient de droit. Christos n’était pas un Chatsfield. Aucun lien sentimental ne l’attachait
au groupe.
Lucilla soupira. Dès son arrivée elle avait fait des recherches sur Christos, mais il restait plusieurs
zones d’ombre dans son parcours. Il semblait venir de nulle part et n’avait aucune famille. Impossible de
trouver le moindre renseignement le concernant avant l’âge de vingt-cinq ans, lorsqu’il avait remis sur
pied une vénérable compagnie de navigation grecque.
Fort de ce succès, il s’était spécialisé dans le redressement des entreprises en difficulté. Inflexible,
il était d’une efficacité redoutable. Soumises à des mesures draconiennes, les entreprises finissaient
toujours par renaître de leurs cendres, plus solides et plus prospères.
Il était efficace, mais elle n’avait pas confiance en lui. Comment son père avait-il pu déléguer son
pouvoir à un homme dont ils savaient si peu de choses ? Gene avait remis les clés de son royaume à un
inconnu, puis il était reparti aux Etats-Unis rejoindre sa nouvelle fiancée, comme si de rien n’était.
Il fallait qu’elle en apprenne davantage. Elle voulait savoir qui était vraiment Christos Giatrakos,
d’où il venait et pourquoi il était aussi implacable. Ensuite, elle le pousserait dehors. Lucilla décrocha
son téléphone. Pour obtenir des informations, le moment était venu de se rappeler au bon souvenir de tous
ceux qui lui étaient redevables.

* * *

Un gala était prévu le soir même dans la grande salle de réception du Chatsfield de Londres. Une
vente aux enchères d’œuvres d’art organisée au profit d’une association caritative, à laquelle
assisteraient les membres les plus fortunés de la haute société londonienne. En tant que directeur général,
Christos se devait d’être présent pour représenter le groupe Chatsfield. Il était déterminé à faire oublier
au public les frasques des enfants Chatsfield qui avaient terni la réputation de la chaîne hôtelière. Cela
prendrait du temps, mais il redorerait le blason de l’entreprise. Lorsqu’il se fixait un objectif, il
l’atteignait toujours.
Il plissa le front. Lucilla avait été particulièrement hostile avec lui. Elle ne l’aimait pas. C’était une
évidence. Il le lui rendait bien. Elle était peut-être un peu moins nulle que ses frères et sœur, mais ça ne
l’empêchait pas d’être une enfant gâtée.
Pourtant, il la trouvait étrangement attirante. Par exemple, ses yeux noisette étaient pailletés d’or.
Comment avait-il remarqué ce détail ? Il n’en avait aucune idée. Mais chaque fois qu’elle venait dans son
bureau, il se surprenait à se demander si ses prunelles prenaient d’autres nuances sous l’effet de la
passion. A quoi ressemblait la très guindée Lucilla une fois échevelée ? Difficile de l’imaginer. Il ne
l’avait jamais vue qu’avec un chignon torsadé ou une queue-de-cheval. Quant à ses tailleurs, ils étaient ni
trop stricts ni trop sexy.
En fait, il ne devrait pas lui prêter la moindre attention. Elle n’avait pas grand-chose pour lui plaire.
Ses joues étaient un peu trop rebondies et ses hanches un peu trop pleines. Par ailleurs, elle avait un air
trop sérieux et elle fronçait sans arrêt les sourcils.
Eh bien, malgré tout ça, il ne pouvait s’empêcher de l’imaginer nue, étendue sur son lit, attendant ses
caresses. Preuve qu’il travaillait trop ! Heureusement ce soir il serait accompagné, par une femme qui lui
avait laissé entendre plus d’une fois qu’elle serait disponible toute la nuit.
Après être rentré chez lui pour se doucher et se changer, Christos prit le volant de sa Bugatti Veyron
et alla chercher Victoria chez elle. Elle l’attendait derrière les portes vitrées du hall de l’immeuble, ses
somptueuses boucles blondes ruisselant sur ses épaules, vêtue d’une robe moulante coupée dans un tissu
luisant qui ressemblait à du caoutchouc.
Elle sortit de l’immeuble d’une démarche ondulante, et deux hommes qui passaient sur le trottoir au
même instant se mirent à baver littéralement. En toute logique, il devrait être émoustillé, songea Christos
en lui ouvrant la portière. Au lieu de ça il était un peu déçu. Elle était… pas mal. Oui, pas mal.
— J’ai hâte d’être à plus tard, susurra-t-elle en posant la main sur sa cuisse dès qu’il eut repris sa
place derrière le volant.
Il ne ressentit rien. Sa virilité finit par réagir à ses effleurements, mais il ne fut pas submergé de
désir.
— Ça suffit, Victoria, dit-il d’un ton sec. Nous avons d’abord une longue soirée devant nous.
Elle gloussa.
— J’ai hâte qu’elle soit terminée !
Quelques instants plus tard, ils arrivèrent au Chatsfield. Après avoir confié les clés de la Bugatti au
voiturier, Christos rejoignit Victoria sur le tapis rouge. Les flashes des photographes massés derrière des
cordons de velours crépitèrent tandis qu’ils se dirigeaient vers l’entrée de l’hôtel.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle de réception, le gala battait son plein. Le volume démesuré de la
pièce et son style Arts déco en faisaient un lieu d’exposition idéal. Des hommes en smoking et des
femmes vêtues de robes chatoyantes déambulaient devant les œuvres d’art et cochaient celles qui les
intéressaient dans leurs catalogues.
Christos circula parmi les invités, serrant des mains, bavardant, accueillant avec le sourire les
compliments sur le décor et le service. Vite fatigué de la présence de Victoria pendue à son bras, il la
laissa avec un groupe de femmes qui discutaient des mérites respectifs de leurs stylistes attitrés.
Il continua de déambuler et de se mêler à divers groupes en attendant le début de la vente. Alors
qu’il n’écoutait que d’une oreille distraite la conversation en cours, son regard fut attiré par un éclair
rouge un peu plus loin dans la foule. Une femme brune, moulée dans une robe fourreau rubis parsemée de
paillettes, contemplait un tableau. Seule, de dos, éclairée par un faisceau lumineux, elle avait les épaules
légèrement courbées, comme si le poids d’une immense tristesse pesait sur elle.
Christos fut pris d’une envie irrésistible de voir l’œuvre qui la fascinait. Sa solitude éveillait des
résonances en lui. Pendant son enfance, il avait été obligé d’apprendre à s’isoler pour survivre à l’enfer.
C’était une capacité qu’il avait possédée pleinement dès l’âge de quatorze ans. Un refuge indispensable
pour ne pas sombrer dans la folie au centre de détention pour mineurs où il avait été envoyé.
Christos s’excusa auprès du groupe auquel il s’était mêlé et se dirigea vers l’inconnue. Il fallait
absolument qu’il sache qui elle était et ce qui l’affectait à ce point dans ce tableau.
Elle se retourna tout à coup et il se figea. Lucilla Chatsfield. Les traits altérés par la tristesse. Mais
d’une beauté sublime dans le faisceau de lumière.
Celui-ci sculptait ses traits, mettait en valeur son teint lumineux et allumait des reflets cuivrés dans
l’épaisse chevelure brune qui tombait en cascade dans son dos. C’était bien Lucilla, mais telle qu’il ne
l’avait jamais vue… Christos fut submergé par une vague de désir qui lui coupa le souffle. Il mourait
d’envie de lui enlever cette robe rouge pour dénuder la peau crémeuse qui se cachait dessous. Il mourait
d’envie de voir s’allumer dans ses yeux noisette une flamme qui chasserait cette tristesse de son regard…
Que lui prenait-il ?
Il n’était pas disponible pour ce genre de délire. Lucilla Chatsfield était un obstacle sur son chemin,
pas une femme à séduire. D’autant plus qu’elle le détestait…
Il prit deux flûtes de champagne sur le plateau d’un serveur et se dirigea vers elle, tandis qu’elle se
tournait de nouveau vers le tableau. Son regard fut irrésistiblement attiré par les rondeurs de ses hanches,
la finesse de sa taille, la luxuriance de ses boucles brun cuivré qui flottaient sur ses épaules.
Heureusement qu’à l’ordinaire elle attachait toujours ses cheveux ! Il était si tentant de plonger la main
dedans…
— Ce tableau vous plaît ?
Elle tressaillit et se retourna vivement, une main sur le cœur.
— Oh ! mon Dieu, vous m’avez fait peur !
— Je suis désolé, dit-il en lui tendant une flûte.
Elle la prit et regarda de nouveau le tableau.
— Elle est belle, n’est-ce pas ?
C’était un portrait de femme. De petit format. Ni très ancien ni très récent. Et pas du tout guindé. La
femme, qui portait une robe longue, des perles et un vison, riait d’un rire joyeux, très naturel.
Curieusement, son visage était familier. Christos jeta un coup d’œil à Lucilla. Mêmes traits que la femme
au portrait… Il fut assailli par une bouffée d’indignation. Gene Chatsfield avait mis en vente un portrait
de sa première femme ? Pas étonnant que Lucilla soit bouleversée !
Personne ne savait où se trouvait Liliana Chatsfield. Un jour elle avait quitté sa famille pour ne
jamais revenir. Il connaissait l’histoire, comme beaucoup de gens. Mais il n’avait jamais réfléchi à
l’impact que ce départ avait pu avoir sur ses enfants. Et il ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver de la
compassion pour Lucilla.
— Oui, très belle. Votre mère, je suppose ?
Les mains de Lucilla tremblaient, constata-t-il alors qu’elle buvait une gorgée de champagne.
— Oui.
— Et ça vous ennuie que ce tableau soit mis en vente.
— Bien sûr que non, répliqua-t-elle sans le regarder. C’est pour une bonne cause. Graham Laurent
l’a peint avant de devenir célèbre, ce qui va faire monter rapidement les enchères. Mon père le sait.
Et surtout, Gene Chatsfield se remariait bientôt, songea Christos. Sa future femme n’avait sans doute
pas envie qu’il garde un portrait de l’ancienne. Mais pourquoi n’offrait-il pas ce tableau à un de ses
enfants ?
— Vous pourriez l’acheter.
Lucilla se tourna vers lui et il fut électrisé par son regard intense. Les paillettes d’or scintillaient
dans la lumière.
— Oh ! non, ce serait inconvenant.
Pourquoi ? Il ne comprenait pas, mais après tout ce n’était pas son problème, décida Christos. Si
elle ne voulait pas acheter ce tableau, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ?
— A vous de voir Lucilla mou.
Pourquoi l’appelait-il « ma Lucilla » ? La première fois qu’il l’avait fait elle avait paru irritée, si
bien qu’il avait continué juste pour le plaisir. Sauf qu’à l’instant il l’avait fait spontanément. Sans la
moindre intention de l’agacer. Mais ça, elle ne pouvait pas le savoir…
— Vous n’êtes pas censé profiter de la soirée pour acheter des âmes ? lança-t-elle d’un ton crispé.
Je ne voudrais surtout pas vous retenir.
Christos éclata de rire et Lucilla ne parvint pas à réprimer un sourire, malgré ses efforts manifestes
pour garder un air renfrogné.
— J’ai déjà fait le plein d’âmes pour la journée, plaisanta-t-il. Satan est de relâche, ce soir.
Elle arqua un sourcil narquois.
— Demain sera un nouveau jour. Je suis certaine que vous aurez trouvé des dizaines de vies à
transformer en enfer, avant la fin de la matinée.
Christos but une gorgée de champagne. Contre toute attente, il s’amusait beaucoup. Lucilla avait un
humour caustique et l’esprit de repartie. Ça le changeait des femmes qu’il fréquentait d’ordinaire…
— C’est prévu, en effet, répliqua-t-il avec un sourire malicieux.
Lucilla prit une profonde inspiration et se détourna du tableau, comme si elle avait décidé de
s’arracher définitivement à la fascination qu’il exerçait sur elle.
— Parlez-moi un peu de vous, Christos. Où avez-vous grandi ? Quelles étaient vos occupations
favorites quand vous étiez enfant ?
Christos eut l’impression de recevoir une douche froide. Il ne parlait jamais de son enfance. C’était
trop douloureux. Trop sordide.
— J’ai grandi en Grèce. J’ai eu une enfance heureuse, j’ai fait des études et je suis entré dans le
monde du travail. Que dire de plus ?
Les mensonges sortaient de sa bouche avec facilité. Normal. Il avait des années de pratique derrière
lui.
— Où ça en Grèce ? Au bord de la mer ? Dans les terres ?
— En Grèce on est partout au bord de la mer.
— C’est une réponse bien vague.
Il haussa les épaules avec une désinvolture étudiée.
— Nous ne sommes pas amis, Lucilla. Nous n’avons aucune raison de nous raconter nos vies. Vous
vous moquez de mon enfance et moi de la vôtre. Ce qui vous importe c’est la façon dont je gère votre
précieuse entreprise, et de mon côté ce qui m’importe c’est de lui redonner tout son prestige. Quoi que
vous en pensiez, nous ne sommes pas des adversaires. Mais rien ne nous oblige non plus à papoter
comme si nous nous entendions à merveille.
— Avec ce genre d’attitude, pas étonnant que vous n’ayez pas d’amis. Vous gardez tellement vos
distances que personne n’a aucune chance de nouer des liens avec vous.
Il émit un grognement dédaigneux.
— Avez-vous réellement envie de devenir mon amie ? Ou ces questions cachent-elles autre chose ?
Lucilla releva le menton.
— Ni l’un ni l’autre. J’essayais juste d’être polie. Je me disais que la vie serait peut-être plus facile
si nous faisions semblant de nous apprécier.
Christos fit un pas en avant.
— Je suis tout à fait prêt à faire semblant, Lucilla mou. Il se trouve que je suis fasciné par cette robe
et par le mystère qui se cache dessous. Si vous voulez, nous pouvons partir ensemble et faire semblant de
nous apprécier dans mon lit.
Les yeux écarquillés, les joues écarlates, Lucilla resta bouche bée. Puis sur son visage la stupeur
laissa place à la colère. Elle tapa de l’index contre le torse de Christos.
— Comment osez-vous ? Ce n’est pas drôle.
— Je n’essayais pas d’être drôle.
— Je vous ai vu arriver, j’ai vu avec qui vous êtes. N’essayez pas de vous payer ma tête en feignant
de me trouver plus attirante que votre petite amie top model. Je ne suis pas stupide à ce point.
2.

Le cœur de Lucilla battait à tout rompre. Elle devait être écarlate. Et sa robe rubis n’arrangeait sans
doute rien. Pourquoi avait-elle choisi de porter du rouge, ce soir ?
Parce qu’elle savait que Christos serait là.
Non, rien à voir.
Elle avait choisi de mettre sa robe la plus sexy parce qu’elle aimait se sentir belle. Pas parce
qu’elle savait que Christos Giatrakos serait là, une fois de plus accompagné d’un top model. Depuis son
arrivée au Chatsfield, il avait souvent assisté aux soirées en compagnie de femmes superbes. Une
différente chaque fois, en fait.
Et ce soir, il se payait sa tête. Il feignait de les imaginer ensemble dans un lit, alors que rien n’était
plus éloigné de son esprit. Il voulait juste la troubler.
Et, le pire, c’était qu’il y arrivait ! Mais pas question de le montrer. Relevant le menton, elle darda
sur lui un regard noir. Le regard qui s’était souvent révélé très efficace avec ses frères et sœur quand ils
étaient petits.
Christos eut un petit sourire narquois. Puis il fit glisser ses yeux sur son cou, son décolleté, ses
seins… A son grand dam elle fut parcourue de longs frissons, comme si c’étaient ses mains et non ses
yeux qui se promenaient sur elle.
— Je vous assure que je suis très sérieux, Lucilla mou. Si vous en doutez, donnez-moi la main et
suivez-moi.
Elle crispa le poing. Pas question de céder à la tentation. Non qu’elle ait vraiment envie de se
retrouver dans un lit avec Christos, mais il était tentant de le prendre au mot.
Parce qu’il s’amusait à la tourmenter. Il n’était pas sérieux. Et rien ne serait plus satisfaisant que de
le lui faire admettre.
— C’est ça votre technique de séduction ? Je trouve qu’elle manque singulièrement de subtilité.
Les yeux bleu glacier étincelèrent.
— Votre refus prouve que j’ai raison. Vous êtes lâche, Lucilla. Voilà pourquoi vous ne pouvez pas
diriger les hôtels Chatsfield. Vous ne voulez pas prendre de risques.
— Cette tactique ne vous mènera à rien, répliqua-t-elle, furieuse. Je vois clair dans votre jeu,
Christos. Vous voulez me pousser à faire quelque chose de stupide. Rien ne vous ferait plus plaisir que de
me voir me ridiculiser.
— Vous vous débrouillez très bien toute seule.
— Comment osez-vous ?
Il arqua un sourcil narquois.
— J’ose parce que de votre côté vous n’osez pas. Parce que vous avez peur, Lucilla. Vous êtes une
petite fille gâtée, incapable de prendre des décisions difficiles. Je suis meilleur que vous.
— Je vous hais, murmura-t-elle, le cœur battant.
— J’en suis bien conscient. Et je suis certain que je peux rendre encore plus brûlante cette flamme
qui brûle entre nous.
— Il n’y a pas de flamme.
Et pourtant… Elle se maudit intérieurement. Comment pouvait-elle être aussi excitée ? Comment
pouvait-elle mourir d’envie d’embrasser cet homme ?
Que lui arrivait-il ? D’où venait cette faiblesse ? Elle était en train de regarder le portrait de sa
mère et il avait fallu qu’il arrive pour qu’elle s’enflamme tout entière. Mais sans doute était-ce parce que
la contemplation du tableau l’avait rendue triste et vulnérable qu’il avait réussi à la troubler à ce point.
C’était la seule explication possible.
Il s’approcha encore, jusqu’à être tout près d’elle.
— Il est temps que vous arrêtiez de vous mentir. Vous ressentez la même chose que moi. Et vous
l’avez ressentie dès le premier instant, comme moi. Brûlons ensemble, Lucilla, et débarrassons-nous de
cette attirance inopportune. Nous travaillerons beaucoup mieux une fois que nous aurons évacué ce
problème.
Elle avait toutes les peines du monde à respirer. Il n’était plus qu’à quelques centimètres d’elle et
cette proximité décuplait son trouble. Elle fit un pas en arrière et prit une profonde inspiration.
— Je suis désolée, Christos, mais vous vous trompez. Cette attirance n’existe pas, en tout cas en ce
qui me concerne. Je ne vous supporte pas et je n’éprouve aucun désir pour vous.
— Vous pouvez essayer de vous en convaincre, mais vous savez aussi bien que moi que c’est faux.
— Vous ne savez rien de moi. A présent, si vous voulez bien m’excuser, j’ai une soirée à superviser.
— Prenez la fuite, Lucilla. Mais nous n’en avons pas terminé.
— Je vous assure que si. Bonsoir, Christos.
Pivotant sur elle-même, Lucilla s’éloigna dans la foule. A sa grande irritation, elle tremblait de la
tête aux pieds. Pourquoi se laissait-elle déstabiliser ? Pendant des semaines elle l’avait ignoré et tout
s’était très bien passé.
Mais aujourd’hui elle avait fini par perdre son sang-froid. Toutes les émotions qu’elle avait réussi à
contenir jusque-là avaient fini par la submerger. Et malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à
reprendre le contrôle d’elle-même.
Mais elle finirait par y arriver. Elle avait un plan, et ce plan exigeait qu’elle continue à se comporter
comme elle l’avait toujours fait. Selon ses prévisions, Christos serait parti avant la fin de l’été. Il suffisait
qu’elle reste forte et concentrée sur son objectif.
Lucilla se rendit dans les toilettes pour dames, où elle se recoiffa et se remit du rouge à lèvres.
Reculant d’un pas, elle s’étudia dans le miroir. Elle ne manquait pas de charme, mais elle n’était ni
grande ni pourvue de jambes interminables. Ni mince au point d’être fantastique quoi qu’elle porte. Elle
avait des courbes prononcées et ses joues étaient trop rebondies. Et elle était petite, même si ses talons
de 10 centimètres masquaient ce défaut.
Ses yeux étaient marron, ses cheveux châtains et sa bouche trop grande. Cependant, elle avait des
seins fabuleux. Elle glissa les mains dessous et les admira dans le miroir. Oui, ils plaisaient beaucoup
aux hommes. A Christos aussi, peut-être. Mais il était beaucoup plus probable qu’il s’amuse avec elle.
Sans doute cherchait-il à lui faire avouer qu’elle était attirée par lui afin de pouvoir la rejeter et se
moquer d’elle.
Ça n’arriverait pas.
Après avoir arrangé une dernière fois ses cheveux, elle retourna dans la salle de réception. Sourire
aux lèvres, elle se mêla aux invités et discuta avec les uns et les autres tout en s’efforçant de chasser
Christos de son esprit. Ce qui n’était pas facile parce qu’elle sentait qu’il l’observait. Attendait-il qu’elle
commette une erreur ? Elle l’aperçut à plusieurs reprises au centre d’un groupe, la grande blonde tout en
jambes à la robe ultra-moulante collée à lui. A un moment il surprit son regard, elle se força à ne pas
détourner les yeux. Ils se fixèrent pendant quelques instants et la grande blonde finit par remarquer que ce
n’était plus sur elle que l’attention de Christos était concentrée. Elle se pencha vers lui pour lui murmurer
quelque chose à l’oreille et il lui adressa un sourire éblouissant.
A son grand dam Lucilla ressentit une immense frustration, comme s’il venait de la rejeter.
Complètement ridicule ! Si seulement elle était accompagnée… Il y avait des mois qu’elle n’était pas
sortie avec un homme, parce qu’elle avait été trop accaparée par le groupe Chatsfield, mais dès demain
elle allait remédier à cette situation. Il était stupide de se noyer dans le travail au point de négliger sa vie
personnelle. Si elle ne s’était pas sentie seule, elle n’aurait pas été troublée par Christos. Parce que oui,
il l’avait troublée. Il fallait bien le reconnaître. Même si elle s’en voulait terriblement d’être attirée par
un individu aussi détestable, son corps ne parvenait pas à ignorer qu’il était diaboliquement sexy.
Lorsque la vente aux enchères débuta, Lucilla attendit quelques instants pour voir si tout se passait
bien, puis elle se retira dans son bureau en demandant à Jessie de venir la chercher en cas de problème.
Elle n’avait aucune envie d’être là quand le portrait de sa mère serait mis aux enchères. Pourquoi ? Elle
ne savait pas trop. Après tout, Liliana Chatsfield n’avait pas hésité à abandonner son mari et ses enfants,
laissant aux deux aînés le soin d’élever les plus jeunes. Pourquoi serait-elle attachée à son portrait ? se
demanda Lucilla. C’était de la nostalgie pure et simple et il n’était pas question d’y céder une minute de
plus.
Elle s’assit à son bureau et consulta le planning de la semaine suivante. Le programme était chargé
et son rôle était de faire en sorte que tout se passe bien. Tout à coup sa porte s’ouvrit. Elle leva les yeux
et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Ce n’était pas Jessie, comme elle s’y attendait, mais Christos.
Toujours aussi sexy dans son smoking et sa chemise blanche.
— Oui ? dit-elle d’un ton aussi neutre que possible.
Il entra dans la pièce et ferma la porte. Le cœur battant à tout rompre, elle déglutit péniblement.
— Vous êtes partie assez soudainement. Tout va bien ?
— Pourquoi ça n’irait pas ?
— A vous de me le dire.
Elle soupira.
— La journée a été longue, Christos. Je suis fatiguée et j’ai beaucoup de travail. Je ne reste pas
jusqu’à la fin de chaque soirée. Jessie sait où me trouver s’il y a un problème.
— Vous êtes fâchée contre moi.
— Contrairement à ce que vous semblez croire, tout ne tourne pas autour de vous. Je ne vous
apprécie pas, mais je ne passe pas tout mon temps à penser à vous.
En fait, si. Mais c’était surtout pour se demander comment se débarrasser de lui. Elle eut un geste
désinvolte de la main.
— Notre discussion m’est sortie de l’esprit dès que j’ai commencé à discuter avec le commissaire-
priseur.
Pas tout à fait vrai, mais il n’avait pas besoin de le savoir…
Christos s’installa nonchalamment dans le fauteuil situé en face du bureau.
— Tant mieux, Lucilla mou. Parce qu’il faut que nous discutions.
A son grand dam, elle fut parcourue d’un long frisson.
— Je vous serais reconnaissante de ne pas m’appeler comme ça. Je ne sais pas ce que ça signifie,
mais ça m’exaspère.
— Je sais bien. C’est pour ça que je le fais. Et ça signifie ma Lucilla.
— Je ne suis pas votre Lucilla. Je ne suis la Lucilla de personne.
— Quel dommage… Une femme aussi attirante que vous devrait avoir un homme dans son lit.
Envahie par une vive chaleur, Lucilla se maudit. Que lui avait-il pris de laisser entendre qu’il n’y
avait personne dans sa vie ? Et, surtout, comment pouvait-elle être troublée par un homme aussi
impertinent ?
— Si vous n’êtes pas ici pour des raisons professionnelles, je vous prie de vous en aller, déclara-t-
elle sèchement.
Christos eut un sourire narquois.
— Mes raisons sont purement professionnelles. Mais je ne peux pas m’empêcher de vous taquiner, à
présent que j’ai compris que vous n’êtes pas insensible à mon charme.
— Oh ! je vous en prie ! Vous n’avez aucun charme ! Arrêtez votre cinéma et venez-en au fait.
Il se pencha en avant et mit les coudes sur le bureau.
— Après l’assemblée des actionnaires du mois d’août, je prévois de me rendre dans plusieurs
hôtels Chatsfield. Vous m’accompagnerez.
— Moi ? Pourquoi ? Vous n’avez pas une assistante qui peut le faire ?
Il se frotta la lèvre inférieure et elle se surprit à suivre des yeux le mouvement de son doigt.
— Si vous souhaitez diriger ce groupe un jour, je vous suggère de faire ce que je vous demande.
Elle pressa une touche de son clavier, feignant de l’ignorer.
— Je ne suis plus certaine de vouloir diriger le groupe, finalement. Je vais peut-être créer ma
propre entreprise.
— Vous pouvez essayer. Ou bien vous pouvez m’accompagner et m’aider à régler les problèmes.
Elle serra les dents. A en juger par la façon dont il la regardait, il ne doutait pas un seul instant de sa
réponse. Et il avait raison… Mais elle allait le faire attendre un peu.
— Vous n’espérez sûrement pas que je vais vous aider. Je suis superficielle et gâtée, vous vous
souvenez ?
— Oui. Je n’ai pas changé d’avis à ce sujet. Cependant, je suis satisfait de la réception de ce soir et
de votre travail en général. Il est temps de passer à la vitesse supérieure, Lucilla. De prouver de quoi
vous êtes capable ou de vous écarter de mon chemin.
Elle crispa les doigts sur le stylo qu’elle venait de prendre. Quelle arrogance !
— Je suis capable d’accomplir toutes les tâches que vous m’imposerez, mon chou.
— Mon chou ?
— Agaçant, n’est-ce pas ? rétorqua-t-elle avec une désinvolture qu’elle était loin de ressentir. J’ai
décidé de rendre coup pour coup. Si je suis votre Lucilla, il n’y a pas de raison pour que vous ne soyez
pas mon chou.
Christos arqua un sourcil et un frisson la parcourut. Elle avait la très désagréable impression
d’avoir réveillé un tigre assoupi… Sans doute ferait-elle mieux de s’abstenir de le narguer, mais il le
méritait amplement. Et si jouer avec le feu ne lui ressemblait pas du tout, il fallait bien reconnaître que ce
n’était pas désagréable.
— J’attends avec impatience les inévitables conflits, Lucilla. Une impatience que vous ne pouvez
pas imaginer.
Elle laissa tomber son stylo.
— Parce que vous aimez travailler dans la discorde ? Eh bien pas moi. Mais je ne me laisserai pas
malmener non plus. Alors attendez-vous à ce que je reste ferme sur mes positions, mon chou.
Il se leva. Elle en fit autant, déterminée à ne pas rester en position d’infériorité. Ils restèrent un
instant silencieux, les yeux dans les yeux, et une fois de plus un trouble profond s’empara d’elle.
Impossible de nier que Christos Giatrakos était très attirant.
Si seulement il n’était pas aussi odieux…
— Je trouve que nous devrions sceller cet accord d’une manière ou d’une autre, murmura-t-il d’une
voix caressante.
Réprimant un frisson, elle contourna son bureau et lui tendit la main. Pas question de se laisser
impressionner.
— Je crois que la manière la plus habituelle est de se serrer la main.
Il baissa les yeux sur sa main.
— En effet, acquiesça-t-il en refermant la sienne dessus, dans un geste qui semblait incroyablement
intime.
Submergée par une chaleur intense, elle n’opposa aucune résistance lorsqu’il l’attira vers lui.
Comme ensorcelée, elle se laissa aller contre son corps puissant, tandis qu’il glissait un bras autour de sa
taille. Lui prenant le menton, il plongea son regard dans le sien.
— Je pense que quelque chose de plus personnel s’impose, murmura-t-il avant de poser sa bouche
sur la sienne.
Le cœur battant à tout rompre et les jambes en coton, elle se cramponna aux revers de sa veste
tandis que ses yeux se fermaient d’eux-mêmes. La langue de Christos se promena sur ses lèvres, puis se
glissa entre elles et se mêla à la sienne. Le corps en feu, elle laissa échapper un gémissement étranglé.
Depuis combien de temps n’avait-elle pas éprouvé de telles sensations ? Cela lui était-il déjà
arrivé, d’ailleurs ? Elle avait déjà eu des amants, bien sûr. Mais sa dernière relation datait de plusieurs
mois et jamais aucun homme ne l’avait troublée à ce point. Ce baiser était une révélation à plus d’un titre.
D’abord, Christos embrassait divinement. Ensuite, l’antipathie bien réelle qu’il lui inspirait
semblait rendre l’expérience encore plus excitante… Il approfondit son baiser et elle lui répondit avec
une ardeur redoublée. Oh ! comme elle avait envie d’aller plus loin, beaucoup plus loin !
Mais c’était Christos. Christos. L’homme que son père avait engagé au poste qu’elle était censée
occuper. L’homme qui se croyait supérieur à elle dans tous les domaines. L’homme qui se montrait
intraitable avec tout le monde.
Christos avait envoyé Lucca sur une île de la Méditerranée, Cara à Las Vegas et Franco en
Australie. Il avait dépêché son assistante auprès de Nicolo, cloîtré à Chatsfield House, pour le
convaincre d’assister à la prochaine assemblée générale des actionnaires. Il voulait faire d’Orsino, pour
l’instant en convalescence en France, la nouvelle égérie du groupe. Enfin, il avait confié à Antonio la
direction de la stratégie marketing. Bref, Christos se tenait au centre de la toile d’araignée qu’il avait
tissée pour piéger chacun des enfants Chatsfield.
Cependant, si Antonio avait accepté le poste de directeur de la stratégie marketing, c’était parce
qu’elle l’avait supplié de l’aider à éliminer Christos. Lucilla crispa les doigts sur les revers de la veste
de Christos. Elle avait le choix. Soit elle mettait fin immédiatement à cette folie, soit elle en tirait parti.
Bien entendu, elle n’avait jamais joué les séductrices auparavant. Mais ça ne voulait pas dire qu’elle en
était incapable. Elle pouvait très bien utiliser cette attirance mutuelle pour le prendre à son propre jeu.
Surmontant son appréhension, elle se pressa plus étroitement contre Christos. Il referma les mains
sur ses hanches et plaqua son bassin contre le sien.
Oh…
Sa virilité était pleinement éveillée. Il n’y avait aucun doute là-dessus. Jusque-là, elle ne pouvait
s’empêcher d’avoir un doute. Elle se demandait s’il ne faisait pas semblant d’être attiré par elle… Une
chaleur liquide se répandit entre les cuisses de Lucilla tandis que Christos ondulait des hanches contre
elle. Le souffle court, elle glissa les mains sous sa veste.
Un coup fut frappé à la porte et celle-ci s’ouvrit avant que Lucilla ait le temps de réagir.
— Oh ! excusez-moi !
La porte se referma en claquant et Lucilla s’écarta vivement de Christos, les joues en feu. Oh, mon
Dieu ! Elle venait d’être surprise par Jessie dans les bras du patron. Parce que c’était ainsi que tout le
monde, à part elle, considérait Christos. Dire qu’elle était persuadée de maîtriser la situation ! Que lui
avait-il donc pris ? Elle n’était pas une séductrice et elle ne savait absolument pas comment elle s’y
prendrait si elle couchait avec Christos. En quoi cela servirait-il sa cause ? De toute évidence, elle avait
perdu la tête. Et, à présent, Jessie le savait. Qui d’autre serait au courant d’ici la fin de la semaine ?
Contrairement à elle, Christos semblait parfaitement calme.
— Il semble que nous ayons été interrompus, déclara-t-il d’un ton neutre. Juste à temps, j’imagine.
Elle reprit place derrière son bureau. Mieux valait mettre un obstacle entre eux, puisqu’elle n’avait
visiblement pas toute sa raison.
— Je ne vois pas pourquoi vous dites ça. Il ne se serait rien passé.
— Ne vous mentez pas, Lucilla. Nous voulions exactement la même chose. Il aurait suffi de cinq
minutes de plus pour que ça se passe sur votre bureau.
— Vous vous faites des illusions. Je vous ai laissé m’embrasser. Rien de plus.
— Racontez-vous cette histoire si elle vous aide à vous endormir, mais vous savez aussi bien que
moi à quoi aurait abouti ce baiser.
Elle croisa les bras en priant pour que les pulsations frénétiques de son pouls ne soient pas visibles
dans son cou.
— Si vous voulez bien m’excuser, je crois que Jessie veut me voir.
Christos inclina la tête.
— Bien sûr.
Juste avant d’atteindre la porte, il se retourna et lui lança un regard brûlant.
— Ce n’est pas terminé. En fait, ça vient tout juste de commencer.
Sans attendre de réponse, il ouvrit la porte et sortit. Jessie entra aussitôt dans le bureau. Elle était
écarlate, mais elle évita judicieusement de faire la moindre allusion à ce qu’elle avait vu.
Lucilla s’assit en s’efforçant de prendre un air détaché.
— Eh bien, une catastrophe à signaler ?
A part le fait d’avoir laissé Christos l’embrasser et la priver de sa raison, bien sûr…
— Aucune. Vous m’aviez demandé de vous dire qui avait acheté le portrait de votre mère.
Allons bon, elle avait presque oublié… Lucilla hocha la tête.
— Oui, en effet.
— Eh bien… c’est un acheteur anonyme qui enchérissait par téléphone. Le tableau lui a été attribué
pour cent mille livres.
Lucilla eut un pincement au cœur. Jamais elle n’aurait pu se permettre de faire une offre aussi
élevée, même si elle avait eu l’intention de participer aux enchères.
— Merci, Jessie. Je vais rester encore un moment. Venez me chercher si on a besoin de moi.
— D’accord, mademoiselle Chatsfield, répliqua Jessie, avant de regagner précipitamment la sortie.
Lucilla ferma les yeux et se renversa contre le dossier de son siège. Elle sentait toujours la bouche
de Christos mêlée à la sienne, sa virilité durcie contre son ventre…
Réprimant un frisson, elle se redressa et ouvrit sa messagerie.
Il fallait se débarrasser de Christos.
Le plus vite possible.
3.

Christos était de mauvaise humeur. Il était à cran et n’avait aucune patience. Assis à son bureau, il
pensait aux derniers comptes rendus. Oh ! ils étaient bons. Il y avait des progrès sur tous les fronts. Lucca
ne se donnait pas en spectacle, Cara était en passe de sortir indemne de la tempête médiatique, provoquée
par le tournoi de poker qu’elle avait animé à Las Vegas, et Franco progressait dans ses négociations avec
les vins Purman.
Et en plus, Sophie avait réussi à convaincre Nicolo d’assister à l’assemblée des actionnaires prévue
pour la semaine prochaine. Orsino ne répondait toujours pas à ses coups de téléphone, mais c’était sans
doute une question de temps. Les enfants Chatsfield rentraient peu à peu dans le rang.
Le plus gros problème, c’était Lucilla.
Impossible d’oublier ce baiser dans son bureau, le soir de la vente aux enchères. Ça faisait deux
semaines et il n’arrêtait pas d’y penser. Elle avait répondu avec une telle fougue à son baiser… Et son
corps s’était alangui contre le sien d’une manière si prometteuse… Sur le moment, il l’avait désirée
comme un fou. Et c’était réciproque. Il en avait la certitude. Elle était prête à s’abandonner dans ses bras
quand la porte s’était ouverte… Et depuis, plus rien.
Depuis deux semaines elle l’évitait. Ils se voyaient tous les matins aux réunions du personnel. Elle
lui transmettait ses rapports. Mais elle ne venait jamais dans son bureau. Et il ne la convoquait jamais.
Il voulait lui prouver — et par la même occasion se prouver à lui-même — qu’il n’était pas affecté
par ce qui s’était passé entre eux. D’accord, il avait eu terriblement envie d’elle. Mais il n’avait pas
besoin d’elle pour autant. Pour lui les femmes étaient interchangeables. Tout ce qu’il leur demandait
c’était quelques heures de passion dans son lit. Rien d’autre.
Il n’avait besoin de rien d’autre.
Sauf qu’il n’arrêtait pas de penser à la bouche de Lucilla mêlée à la sienne, à son corps souple et
chaud contre le sien…
Laissant échapper un juron, Christos se leva. Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon,
il se dirigea vers la baie vitrée et contempla le parc de l’autre côté de la rue. Il lui fallait une femme.
N’importe quelle femme. Ça le calmerait et ça lui remettrait les idées en place.
Il pourrait très bien téléphoner à Victoria. C’était une maîtresse enthousiaste, même si elle le laissait
froid. Il l’avait ramenée chez elle l’autre soir, après son baiser interrompu avec Lucilla. Il avait assouvi
son désir frustré avec elle, mais ensuite il avait éprouvé un certain dégoût de lui-même. Il l’avait quittée
en lui promettant de l’appeler.
Il ne l’avait pas fait, bien sûr. Et il n’en avait pas l’intention. Pourtant, ce serait la solution à son
problème.
Christos se passa la main dans les cheveux en jurant. Il n’y avait qu’une explication à l’effet que lui
faisait Lucilla. Si elle l’enflammait à ce point, c’était à cause de l’antipathie qu’elle éprouvait pour lui.
D’ordinaire, il se moquait éperdument de ce que les autres pensaient de lui du moment qu’ils faisaient
leur travail.
Et même si c’était pareil avec elle, il ne pouvait s’empêcher d’être intrigué par son attitude.
Personne ne lui tenait tête comme elle le faisait. Personne ne le défiait jamais. Et, curieusement, il
trouvait ça agréable.
Il était du genre à obtenir ce qu’il voulait. Et, en ce moment, ce qu’il voulait c’était Lucilla
Chatsfield. Il la voulait nue dans son lit. Disant son nom avec passion plutôt qu’avec dérision. C’était
dangereux d’avoir de telles envies, mais c’était plus fort que lui. Il était mû par un besoin irrépressible
qui remontait à son enfance misérable.
A l’époque, il était un gamin des rues. Un moins que rien. Il s’était hissé hors du bourbier à la force
du poignet et il s’était juré d’obtenir tout ce dont il avait été privé. Il n’était pas né avec une cuillère en
argent dans la bouche. Il avait dû se battre pour survivre. Au propre comme au figuré.
Lucilla Chatsfield, en revanche, avait grandi dans une demeure somptueuse du nom de Chatsfield
House, où elle avait été servie par des domestiques. Elle n’avait jamais manqué de rien et avait reçu la
meilleure éducation que l’argent pouvait offrir. Son accent était distingué, ses manières raffinées et son
élégance discrète. Elle ne serait jamais gauche. Elle n’aurait jamais le sentiment de ne pas avoir sa place
dans la société.
Alors que lui connaissait bien ce sentiment, même s’il l’avait laissé loin derrière lui. Il s’était fait
un nom, il avait fait fortune et il avait toutes les femmes qu’il voulait. Des héritières. Des riches
divorcées. Des femmes d’ascendance illustre.
Mais il y avait quelque chose chez Lucilla Chatsfield. Quelque chose qui lui donnait envie de la voir
nue et vibrant de désir devant lui. Le suppliant de l’embrasser et de la caresser. Suppliant l’ancien gamin
des rues de lui donner du plaisir.
Parce qu’elle lui rappelait ses racines et qu’il n’aimait pas ça. Elle lui donnait le sentiment de ne
pas être à sa place, alors qu’il n’avait pas ménagé ses efforts pour prouver le contraire. Pendant des
années, il n’avait plus jamais eu l’impression d’être un bon à rien. Jusqu’à ce que Lucilla le traite de haut
et lui dise de retourner d’où il venait.
Cependant, elle n’était pas la première à lui dire ça. Et elle ne serait sans doute pas la dernière.
Alors, pourquoi lui faisait-elle un tel effet ? Christos expira lentement. Il n’y avait qu’un seul moyen de
résoudre ce problème.

* * *

Lucilla goûtait les plats proposés par le chef pour le menu de la saison, quand Christos entra dans la
cuisine. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, mais elle s’efforça de rester impassible tandis qu’elle
mordait dans le crostini au chèvre et à l’huile de truffe confectionné par Henri, le chef cuisinier.
— Succulent, commenta-t-elle après avoir avalé sa bouchée.
— Monsieur ?
Christos prit le crostini que lui tendait Henri et le dégusta lentement.
— Excellent, Henri. Félicitations.
Rayonnant, le chef discuta quelques instants des menus puis il s’éclipsa, laissant Lucilla seule avec
Christos. Du moins aussi seule qu’on pouvait l’être dans une cuisine où régnait une activité débordante.
C’était la première fois qu’elle le revoyait depuis le baiser qui lui avait fait perdre la tête. Et à sa
grande frustration, elle ne disposait toujours pas d’informations lui permettant de l’évincer du groupe
Chatsfield. Mais elle ne perdait pas espoir. Elle attendait encore des réponses. Et puis il y avait le
dernier mail de Sara Norrington, la détective qu’elle avait engagée pour enquêter sur Christos. Sara
l’avait informée qu’elle était sur une piste, sans vouloir en dire plus tant qu’elle n’avait rien de concret.
Un vague remords effleura Lucilla, mais elle s’empressa de l’ignorer. Pour quelle raison se sentirait-elle
coupable ? Elle ne préparait pas un crime. Elle voulait juste le pousser à démissionner et à partir
travailler ailleurs.
Pressant sa tablette contre sa poitrine, elle leva les yeux vers Christos. Si seulement il ne la troublait
pas à ce point ! Le seul fait de le regarder suffisait à faire courir des frissons le long de son épine
dorsale…
— Je peux faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle d’un ton neutre.
Il arqua un sourcil narquois et elle fut aussitôt envahie par une vive chaleur. Quelle idiote ! Elle
n’aurait pas pu choisir une question plus ambiguë… Contrairement à ce qu’elle redoutait, il n’ironisa pas.
— Je voulais seulement vous rappeler que l’assemblée des actionnaires a lieu la semaine prochaine
et que nous partirons tout de suite après, répliqua-t-il avec une froideur qui la hérissa.
C’était comme si leur baiser n’avait jamais existé… Elle aimerait pouvoir se dire qu’il y avait
pensé au moins un tout petit peu depuis. Mais elle n’en saurait jamais rien. Ce soir-là, il était parti comme
il était arrivé. Avec son top model au bras. En se moquant d’elle in petto, sans aucun doute…
— Je le sais.
— Mais vous n’avez pas daigné répondre à mon mail.
De toute évidence, il avait décidé de l’irriter… Et ça marchait. Elle prit une profonde inspiration.
— Qu’y avait-il à répondre ? Vous m’avez envoyé un itinéraire détaillé. J’en ai conclu que j’avais
juste à me mettre au garde-à-vous.
— Ça n’exclut pas d’accuser réception du message. Comment voulez-vous que je sache si vous
l’avez bien reçu ?
— Je vais demander à Jessie de répondre immédiatement.
— N’y manquez pas, rétorqua-t-il en tournant les talons.
— Vous auriez pu m’appeler, lança-t-elle, de plus en plus irritée.
Comment osait-il venir lui faire des reproches puis s’en aller comme si de rien n’était ? Il se
retourna vers elle.
— Vous ne répondiez pas au téléphone.
— J’étais occupée.
Les yeux de Christos étincelèrent.
— Moi aussi. J’ai autre chose à faire que venir vous relancer, je vous l’assure.
— Alors pourquoi n’avez-vous pas demandé à votre assistante d’appeler mon assistante ? Vous
n’étiez pas obligé de perturber votre emploi du temps surchargé, pour venir me parler en personne.
Christos jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction du personnel qui s’affairait pour
préparer le service du soir. Et qui ne perdait sans doute pas une miette de leur conversation, vu que le ton
n’avait cessé de monter, songea-t-elle.
— Il semble que nous attirions l’attention, mademoiselle Chatsfield. Vous voulez bien que nous
poursuivions cette discussion dans mon bureau ?
Elle déglutit péniblement. Si elle refusait, ce serait une preuve de faiblesse aux yeux de tous ceux
qui les regardaient. Si elle acceptait, elle se retrouverait seule avec Christos. Or, elle n’en avait aucune
envie. C’était tellement humiliant… Depuis deux semaines elle ne cessait pas de penser à ce baiser
incendiaire, alors que de son côté, il n’avait visiblement pas été perturbé par ce souvenir.
Cependant, elle n’avait pas le choix.
— Bien sûr, répliqua-t-elle en passant devant lui, pour le mettre dans la position de celui qui
suivait.
Elle parcourut les couloirs et les bureaux à grands pas, beaucoup trop consciente à son goût de sa
présence derrière elle et des têtes qui se tournaient à leur passage. Jessie avait-elle répété à quelqu’un ce
qu’elle avait vu le soir de la vente aux enchères ? C’était une bonne assistante, mais il suffisait d’un seul
commentaire lâché étourdiment, pour que la nouvelle se répande comme une traînée de poudre. Comme
dans n’importe quel environnement de travail.
Lucilla passa sans s’arrêter devant l’assistante de Christos, Sophie, qui venait juste de rentrer de
son séjour à Chatsfield House, et entra directement dans le bureau de ce dernier. En entendant la porte se
refermer elle se retourna, le cœur battant à tout rompre.
— Je vous serais reconnaissant de ne pas me tenir tête devant le personnel, asséna-t-il avant qu’elle
ait le temps d’ouvrir la bouche. Ça crée un précédent fâcheux.
— Alors ne venez pas sur mon territoire pour m’admonester devant mon personnel. Je ne le
tolérerai pas.
Il plissa les yeux.
— Vous ne le tolérerez pas ? Avez-vous oublié qui dirige cet hôtel, mademoiselle Chatsfield ?
« Mademoiselle Chatsfield ». C’était la deuxième fois qu’il l’appelait comme ça en quelques
minutes, alors qu’il ne l’avait jamais fait auparavant… Pourquoi en était-elle aussi irritée ? Elle ne
regrettait pourtant pas du tout qu’il ne l’appelle plus ma Lucilla…
Lucilla ferma brièvement les yeux. Elle ne savait plus du tout où elle en était. Qu’il ait changé
d’attitude à son égard ne lui plaisait pas. Mais qu’il l’appelle Lucilla mou ne lui plaisait pas davantage.
Qu’avait-elle donc, bon sang ?
— Vous dirigez peut-être cet hôtel, mais pas moi, Christos. Je respecte le fait que mon père vous ait
engagé, et je suis même prête à croire que vous pensez sincèrement faire du bon travail. Mais je n’admets
pas que vous me réprimandiez devant le personnel et je refuse de me taire quand vous me mettez hors de
moi. Vous n’êtes pas un dieu et le groupe Chatsfield n’est pas votre royaume.
Les yeux de Christos lancèrent des éclairs, puis contre toute attente il pouffa.
— Vous m’amusez, Lucilla. Beaucoup. Si vous étiez quelqu’un d’autre je vous aurais renvoyée dès
le premier jour.
Il l’appelait de nouveau par son prénom… La satisfaction de Lucilla fut intense, mais très vite
balayée par la colère. Elle l’amusait ? S’imaginait-il qu’elle en était flattée ? Quant à la renvoyer…
— Vous auriez toujours pu essayer. Vous n’auriez pas réussi.
— Oh ! je ne sais pas. J’aurais pu faire changer les serrures de votre bureau. Comment y seriez-vous
entrée ?
— Je suis certaine que j’aurais trouvé un moyen.
Elle serra les dents, tandis qu’il promenait lentement son regard sur elle. Aujourd’hui, elle portait
une robe très sage à col montant et manches longues, mais il parvenait à lui donner le sentiment d’être en
déshabillé…
— Oui, sans doute, acquiesça-t-il.
— Avez-vous autre chose à me dire ? demanda-t-elle sèchement. J’ai du travail.
Il mit les mains dans ses poches et s’avança vers elle. Elle sentit son cœur s’affoler. Il était vêtu
d’un costume gris et d’une chemise blanche dont le col était ouvert. Il portait rarement une cravate. Ce qui
était ennuyeux, parce que son regard était irrésistiblement attiré par le petit triangle de peau révélé par
cette ouverture.
— Je me demande si vous y avez pensé un peu.
Elle déglutit péniblement.
— Pensé à quoi ?
— Vous et moi. Dans un lit. Ou sur un bureau. Ça m’est égal.
A son grand dam, elle fut submergée par une vague de désir. Pourvu qu’il ne remarque pas que les
pointes de ses seins se durcissaient sous la soie de sa robe… Instinctivement, elle serra sa tablette contre
sa poitrine.
— Je n’y ai pas pensé un seul instant.
Quel mensonge ! Elle avait eu du mal à penser à autre chose. Surtout le soir, quand elle se couchait
toute seule.
— Je ne vous crois pas, Lucilla mou.
Allons bon, pourquoi éprouvait-elle un tel plaisir à l’entendre l’appeler ainsi ? Quelle plaie !
— Croyez ce que vous voulez, Christos. Avez-vous quelque chose d’important à me dire ou bien
puis-je retourner travailler ?
— Ah, mais ce sujet est très important.
Il s’approcha encore et elle fut assaillie par des effluves de son parfum. Malgré les frissons qui la
parcouraient, elle ne recula pas.
— C’est du harcèlement. Je pourrais vous dénoncer.
Il tira doucement sur la tablette et la posa sur le bureau, révélant les pointes hérissées de ses seins,
bien visibles sous la soie.
— Et que diriez-vous ? demanda-t-il en plongeant son regard dans le sien. Que je vous excite ? Que
vous avez envie de moi ?
— C’est peut-être vrai, murmura-t-elle. Mais c’est impossible.
Ce fut au tour de Christos de déglutir péniblement.
— Il n’y a pas de raison pour que ce soit impossible, répliqua-t-il d’une voix rauque. Pourquoi
résister à un désir aussi brûlant ?
Oui, pourquoi ? Oh ! mon Dieu, elle avait tellement envie de céder à la tentation…
— Je n’éprouve aucune sympathie pour vous.
Elle ferma les yeux et secoua la tête.
— Je ne devrais pas vous désirer.
— Et pourtant c’est bien le cas.
— Peu importe. Il ne se passera rien.
— Pourquoi pas ? Nous sommes adultes, non ?
— Vous savez pourquoi.
— Je crains que non.
Elle leva les bras avec exaspération.
— Parce que j’aurais l’impression de renoncer !
— Renoncer à quoi, Lucilla ? A la solitude ? A un lit vide ?
— Qui vous dit que mon lit est vide ? J’ai une vie sexuelle intense. Tout le temps. Comme vous et
cette… cette femme squelettique.
Christos plissa le front, puis son regard s’éclaira.
— Ah, vous parlez de Victoria. Jalouse, Lucilla mou ?
— Bien sûr que non ! De quoi serais-je jalouse ? Ce n’est pas parce qu’on peut se permettre de
porter une robe moulante en caoutchouc qu’on doit le faire !
Christos pouffa.
— Ça me plaît que vous soyez jalouse.
Oh ! si elle ne se retenait pas, elle lui flanquerait une bonne gifle ! Puis elle le prendrait dans ses
bras pour l’embrasser…
— Je ne suis pas jalouse ! Je vous méprise ! Vous avez un sourire sexy et un corps sublime, mais
vous êtes un homme odieux. Et si j’ai envie de vous en permanence, ça ne…
Elle s’interrompit brusquement. Quelle idiote !
— En permanence. Ça me plaît beaucoup, ça…
— Ma langue a fourché.
Il la prit dans ses bras et elle crispa les poings sur les revers de sa veste, sans savoir si c’était pour
le repousser ou pour l’attirer plus près.
— Lucilla, murmura-t-il à son oreille. Vous me rendez fou.
— Oh… non, ne faites pas ça, protesta-t-elle d’une voix rauque, tandis qu’il parsemait son cou de
baisers.
— Pourquoi pas ?
Parce que c’était trop bon. Parce qu’elle ruisselait de désir et qu’elle craignait de perdre la tête. Il
traça un sillon de baisers le long de sa clavicule, lui arrachant un soupir.
— Christos… Nous ne pouvons pas…
— Mais si…
Il la souleva de terre et l’assit sur son bureau. Son cœur s’emballa et elle fut prise de vertige. Le
moment était décisif…
Christos s’installa entre ses cuisses et lui prit le visage à deux mains. Oh ! comme elle avait envie
de ce baiser ! Mais elle ne pouvait pas se permettre de céder à la tentation. Il était inenvisageable de
capituler.
La bouche de Christos s’approcha de la sienne. Les lèvres frémissantes, elle ferma les yeux.
L’image de Jessie faisant irruption dans le bureau s’imposa à elle, lui faisant l’effet d’une douche froide.
Repoussant Christos avec vigueur, elle descendit du bureau. La frustration était insupportable, mais elle
avait pris la bonne décision. Oui, elle avait pris la bonne décision, se répéta-t-elle fermement.
— Je ne veux pas devenir un objet de ragots pour le personnel. Je ne veux pas qu’ils sachent…
Christos tressaillit comme si elle l’avait insulté.
— Bien sûr. Ce serait déplacé. La princesse Chatsfield et le Grec.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire et vous le savez.
— Vraiment ?
— Vous êtes de passage, Christos. Une fois que vous aurez accompli votre mission, vous partirez
ailleurs. Mais moi je resterai, parce que ma place est ici, à la tête du groupe Chatsfield. Je ne veux pas
qu’on puisse penser que j’ai couché pour réussir, le jour où j’accéderai enfin au poste qui me revient de
droit.
— Vous êtes sûre de vous, n’est-ce pas ? Vous avez la certitude que vous y accéderez.
Elle releva le menton.
— Absolument.
— C’est ce que j’aime chez vous, Lucilla. Vous ne baissez jamais les bras.
— Non, en effet.
Elle reprit sa tablette et la serra de nouveau sur sa poitrine comme un bouclier.
— Pourtant, il vous arrive de vous dérober. Quand les défis deviennent trop personnels.
Elle serra les dents. Etait-elle donc si transparente ? Elle avait renoncé à tant de choses depuis tant
d’années… Elle avait renoncé à avoir une vie privée pour se consacrer corps et âme au développement
du groupe. Mais aujourd’hui, elle était encore une vulgaire employée. Encore en train de se battre. De
travailler avec acharnement pour faire ses preuves.
Et elle ne pouvait pas abandonner ce combat. Pas encore. Et surtout pas pour une simple attirance
physique. Elle avait envie de lui, mais elle ne pouvait pas se permettre de céder à cette envie. C’était trop
dangereux. Quand il la touchait, elle perdait la tête.
— Je ne me dérobe pas. Tous les défis ne valent pas la peine d’être relevés.
Elle venait de marquer un point, comprit-elle en voyant Christos crisper la mâchoire. Il devait la
prendre pour une snob et cette idée n’était pas très plaisante, mais s’il fallait en passer par là pour
l’inciter à garder ses distances…
Christos recula d’un pas.
— Bien sûr. Mais cette nuit, quand vous serez seule dans votre lit, Lucilla mou, demandez-vous si
vous ne seriez pas mieux dans mes bras.
Transpercée par une flèche de désir, elle déglutit péniblement.
— Allez-vous-en, dit-elle d’une voix rauque.
— Mais c’est mon bureau, rétorqua-t-il d’un ton moqueur.
Au comble de l’humiliation, elle fut assaillie par une bouffée de haine. Elle avait eu raison de le
repousser. Oh oui, elle avait vraiment eu raison.
Elle se dirigea vers la porte à grands pas. Avant de l’ouvrir, elle s’immobilisa et lança par-dessus
son épaule.
— Ce bureau ne restera pas éternellement le vôtre. Ça, je vous le promets.
4.

Christos travailla tard, puis il rentra chez lui. Mais la nervosité le fit ressortir. Il se rendit chez le
traiteur grec du coin de la rue et acheta à dîner pour deux. Il allait appeler une de ses maîtresses
occasionnelles, décida-t-il. Dîner calme, un peu de vin, un peu de sexe. C’était ce dont il avait besoin
pour chasser Lucilla Chatsfield de son esprit.
L’horripilante et très sexy Lucilla. Son attirance pour elle datait de son arrivée au Chatsfield, mais
elle s’était intensifiée au cours des dernières semaines. Peu à peu, sans qu’il s’en rende vraiment compte.
C’était en la voyant dans cette robe rouge, à la vente aux enchères, qu’il avait pris conscience de la force
de son désir.
Elle ne minaudait pas pour le séduire. Son compte en banque ne l’intéressait pas. Si elle pouvait se
le permettre elle l’enverrait au diable avec plaisir. Et, pourtant, elle le désirait. Elle l’avait reconnu
aujourd’hui. D’ailleurs, les pointes de ses seins semblaient vouloir déchirer le tissu de sa robe…
Transpercé par une flèche de désir, Christos réprima un juron. Bon sang, il l’aurait prise sur le bureau si
elle l’avait laissé faire. Comme deux semaines plus tôt, lorsque son assistante les avait interrompus…
Ce qu’elle pouvait être entêtée ! Quand elle l’avait repoussé, il avait été surpris. Puis, contre toute
attente, blessé. Il avait eu beau se dire que c’était ridicule, il n’avait pas pu s’empêcher de se sentir
humilié. Elle ne connaissait pas son passé. Elle ne savait pas que sa résistance ranimait en lui un vieux
sentiment d’exclusion. Elle était juste terrifiée à l’idée de ce qui pourrait se passer si elle cédait.
Au lieu de rentrer chez lui comme il en avait l’intention, Christos se surprit à partir dans la direction
opposée. Le vent forcissait et les nuages s’amoncelaient. Bientôt il pleuvrait et il serait trempé jusqu’aux
os. Si seulement ça pouvait empêcher son sang de bouillir dans ses veines…
Mais la pluie ne tomba pas et il finit par se retrouver devant l’immeuble de Lucilla. Etait-ce donc
chez elle que ses pas le conduisaient depuis le début ? Apparemment, oui…
Il gagna l’entrée de l’immeuble et sonna chez Lucilla. Quelques secondes plus tard, il entendit sa
voix dans l’Interphone.
— Oui ?
— Vous avez dîné ?
— Christos ? Il est 21 heures ! Que faites-vous ici ?
— Je vous demande si vous avez dîné ou bien si vous avez travaillé trop tard pour ça.
— J’ai mangé une pomme, répondit-elle après un bref silence.
— Ce n’est pas suffisant, Lucilla. Vous avez besoin de quelque chose de plus consistant. Ce soir je
suis votre livreur.
— Vous avez apporté à dîner ?
— Oui.
— Vous êtes sûr de vous, n’est-ce pas ?
— Pas du tout. Mais je suis là et j’ai apporté une offrande. Laissez-moi entrer, belle Lucilla, ou bien
chassez-moi. A vous de choisir.
— Je suis en colère contre vous.
— Je sais. J’ai apporté un gage de réconciliation.
Elle ne répondit pas. Mais la porte se débloqua et il entra.

* * *

Le cœur de Lucilla battait à tout rompre. Elle jeta un coup d’œil dans le miroir de l’entrée et plissa
le front. Elle s’était changée en rentrant. Elle avait mis un pantalon de yoga et un T-shirt ample avec
l’intention de lire les rapports de ses employés, lovée sur le canapé.
Elle ne s’attendait pas à recevoir la visite de quelqu’un. Et encore moins de Christos. Elle entendit
son pas dans le couloir et ouvrit la porte. Il était toujours en costume et le vent avait ébouriffé ses
cheveux. Il lui tendit un sac.
— Souvlaki, pita, riz, feuilles de vigne et baklavas.
— Ne me dites pas que vous faites la cuisine.
— Si, mais ce n’est pas moi qui ai cuisiné ça. Malgré tout, je vous promets que c’est bon.
Elle s’écarta pour le laisser entrer et sentit une odeur d’air frais avec une pointe de parfum épicé.
Elle referma la porte, puis, ne sachant pas quoi dire elle gagna la cuisine. Elle sortit des assiettes et des
couverts, tandis qu’il alignait les barquettes de nourriture sur le comptoir.
Comme c’était étrange… L’atmosphère pouvait paraître cordiale, alors qu’en réalité ils étaient
ennemis. Mais des ennemis très attirés l’un par l’autre… A tel point qu’elle avait renoncé à toute
prudence et l’avait laissé entrer. Lucilla jeta un coup d’œil à la bouteille de vin qu’elle s’apprêtait à
ouvrir un peu plus tôt, avant de répondre à un texto d’Antonio et de l’oublier complètement. Elle éprouva
une pointe de remords. Cet échange de textos concernait Christos. Et, plus exactement, la manière dont ils
comptaient s’y prendre, Antonio et elle, pour se débarrasser de lui.
— Du vin ? demanda-t-elle en prenant la bouteille.
Pour sa part, elle en avait bien besoin.
— Avec plaisir.
S’efforçant d’ignorer les frissons déclenchés par le sourire de Christos, elle prit le tire-bouchon
dans un tiroir. Mais ses mains tremblaient tellement qu’après deux tentatives elle n’avait toujours pas
réussi à déboucher la bouteille.
— Laissez-moi faire.
Christos lui prit le tire-bouchon et la bouteille des mains, puis il la déboucha avec dextérité.
— Vous avez dû être serveur.
Il arqua un sourcil.
— Oui, en effet. Mais pas très longtemps.
— Ça ne vous plaisait pas ?
Il eut un sourire amusé.
— Non, j’ai acheté le restaurant.
Elle aurait dû s’en douter…
— De serveur vous êtes devenu propriétaire ? Combien de temps cela vous a-t-il pris ?
— Six mois.
Elle retint un sifflement admiratif.
— Vous avez une sacrée réputation, Christos.
Tout ce qu’elle avait appris, depuis qu’elle avait entrepris des recherches sur lui, le désignait
comme quelqu’un hors du commun. Christos réussissait là où les autres échouaient. Toutes les entreprises
dans lesquelles il était passé avaient vu leurs résultats s’améliorer.
Il était très efficace. Il n’y avait aucun doute là-dessus. Cependant, elle savait qu’elle pouvait l’être
autant que lui. Du moins en ce qui concernait le groupe Chatsfield, qu’elle connaissait parfaitement. De
femme de chambre à directrice du service clients, en passant par réceptionniste, elle y avait exercé
pratiquement toutes les fonctions. Elle se préparait à le diriger depuis toujours, mais son père ne l’en
croyait pas capable.
Ce manque de confiance était très dur à accepter. D’ailleurs, elle ne s’en était toujours pas remise.
Le seul fait de penser à son père ravivait sa colère et son humiliation. Mieux valait le chasser de son
esprit. Ce n’était pas le moment de se laisser déstabiliser par des pensées négatives. Elle devait à tout
prix garder sa présence d’esprit. Un homme très séduisant et très dangereux se trouvait dans sa cuisine.
Or elle ignorait toujours ce qu’il faisait là. Et pourquoi elle l’avait laissé entrer.
Il lui tendit un verre de vin et trinqua avec elle.
— C’est parce que je tiens toujours mes promesses, répliqua-t-il après avoir bu une gorgée. Toutes
mes promesses.
A son grand dam, elle fut assaillie par une bouffée de désir.
— Comment vous y prenez-vous pour donner l’impression que tout ce que vous dites a un double
sens ? demanda-t-elle avec agacement.
Il pouffa.
— Peut-être parce que c’est le cas.
— Pourquoi êtes-vous ici, Christos ?
— Pour la même raison que celle pour laquelle vous m’avez laissé entrer, Lucilla mou.
— Je vous ai laissé entrer parce que vous apportiez à manger, rétorqua-t-elle en s’efforçant
d’ignorer la vive chaleur qui se répandait dans tout son corps.
— Bien sûr.
Il posa son verre et enleva sa veste. La gorge sèche elle retint son souffle, mais il se contenta de
relever ses manches, révélant des avant-bras musclés. Puis il déposa des feuilles de vigne sur une
assiette.
— Tenez, goûtez ça. Vous allez avoir l’impression d’être au paradis.
Elle tressaillit. Comment pouvait-il penser à manger alors qu’elle ne pensait qu’au sexe ? C’était
pourtant lui qui lui avait mis ces idées dans la tête. Si elle l’avait laissé entré c’était uniquement parce
qu’il apportait à dîner.
Bien sûr…
Ignorant la petite voix intérieure qui se moquait d’elle, Lucilla s’assit sur un tabouret et mordit dans
une feuille de vigne farcie à la menthe, au riz et à l’agneau. C’était tiède et délicieux. Elle mangea aussitôt
une deuxième bouchée.
— C’est fantastique, commenta-t-elle, surprise de se découvrir affamée.
Le soir, elle se contentait souvent de grignoter. Mais il fallait bien reconnaître qu’une pomme c’était
très insuffisant. Absorbée dans la lecture des rapports du personnel, elle avait retardé le moment de se
lever pour chercher quelque chose de plus consistant dans le réfrigérateur.
— Oui, c’est vrai. Avez-vous essayé le souvlaki ?
Elle goûta un morceau d’agneau épicé.
— Oh ! ça fond dans la bouche…
Prenant conscience que Christos la regardait mâcher, elle fut de nouveau assaillie par une bouffée de
désir. Dehors, un éclair zébra le ciel.
— Oui, en effet, acquiesça-t-il.
Ils mangèrent en silence pendant un moment, tandis que le tonnerre grondait. Les yeux fixés sur son
assiette, Lucilla n’osait pas regarder Christos. C’était ridicule, finit-elle par se dire. Elle était une femme
adulte. Pas une adolescente gauche et timide. Elle pouvait le regarder. Il suffisait de lever la tête et…
La lueur qui dansait dans les yeux bleus de Christos décupla son trouble.
— Ne me regardez pas comme ça.
Il but une gorgée de vin avant de répondre.
— Pourquoi pas ? Vous êtes belle. J’aime vous regarder.
— Je ne suis pas une de vos conquêtes, Christos. Vous pouvez garder vos compliments.
Il haussa les épaules et reposa son verre de vin.
— Expliquez-moi pourquoi vous êtes aussi différente de vos frères et sœur.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Vous êtes très sérieuse, très travailleuse. Vous ne faites jamais la une de la presse people. Vous
n’avez pas de liaisons scandaleuses. Et vous ne semblez pas intéressée par la notoriété. En fait, vous
semblez même la fuir. Par ailleurs, vous vous fâchez quand je vous fais des compliments.
Que dire ? Lucilla déglutit péniblement. Si elle n’aimait pas les compliments c’était parce qu’ils lui
semblaient toujours hypocrites. Tout au fond d’elle-même, elle resterait toujours la petite fille qui ne
méritait pas d’être aimée. Sa mère les avait tous quittés, et son père leur avait laissé à Antonio et à elle le
soin d’élever leurs frères et sœur, pendant qu’il vivait sa vie à Londres. Sans jamais leur exprimer sa
reconnaissance…
Pour s’en sortir, elle avait choisi d’être une fille exemplaire. Comment ses parents pourraient-ils ne
pas aimer une fille exemplaire ? Si elle avait un comportement irréprochable, sa mère reviendrait peut-
être, pensait-elle quand elle était plus jeune. Aujourd’hui, elle avait conscience de la naïveté de ce
raisonnement. Mais à l’époque il lui avait servi de ligne de conduite. Et, au fil des ans, il avait fini par
façonner sa personnalité. Elle but une gorgée de vin.
— Tous les Chatsfield n’ont pas besoin d’être sous les projecteurs. Et je sais accepter les
compliments. Mais je préfère qu’ils soient sincères plutôt que chargés d’intentions cachées.
— Qui vous dit que les miens ne sont pas sincères ? Je vous assure que vous êtes réellement belle.
Je vous désire, Lucilla. Je pense que vous le savez.
— Comment puis-je être sûre que ce ne sont pas que des paroles ?
Christos Giatrakos était une araignée tissant sa toile pour prendre les autres au piège. Il l’avait
prouvé avec ses frères et sœur. N’était-il pas en train d’en faire autant avec elle ?
— Je croyais l’avoir prouvé.
— Par l’éveil de votre virilité ? lança-t-elle d’un ton dédaigneux. Il vous suffit de fermer les yeux et
de penser à votre top model en robe de caoutchouc pour être excité. Je ne suis pas naïve au point de me
laisser prendre à ce genre de ruse.
Christos la regarda avec une incrédulité manifeste. Puis il lui prit la main et la porta à ses lèvres
pour déposer un baiser au creux de son poignet.
— Croyez-moi, la seule raison pour laquelle je pourrais avoir besoin de penser à elle, quand je suis
avec vous, ce serait pour calmer ma virilité. Pas pour l’éveiller.
— Vous êtes un menteur, répliqua-t-elle, le souffle court.
Il plongea dans le sien un regard étincelant.
— Faites le test vous-même, Lucilla. Emmenez-moi dans votre chambre et vous verrez.
Elle fut envahie par une vive chaleur. Impossible de relever ce défi…
— Vous n’allez pas prétendre que vous n’avez pas couché avec elle.
— Non, en effet. Ce serait un mensonge.
— Je le savais.
— Quel rapport avec vous et moi, ici, en ce moment ?
Un nouvel éclair troua le ciel, la lumière s’éteignit une demi-seconde. Lucilla libéra sa main.
— Je ne veux pas être une conquête de plus. Je ne vois pas l’intérêt.
Il mangea une bouchée d’agneau.
— Vraiment ? De la part d’une femme qui a une vie sexuelle intense, c’est étonnant, non ?
Elle sentit ses joues s’enflammer.
— Justement. Si j’ai beaucoup d’autres amants, je n’ai pas besoin de vous.
— Je suis meilleur qu’eux.
— Quelle arrogance !
Il eut un large sourire.
— Non, c’est juste de la lucidité. Si j’étais votre amant, aucun autre homme ne vous exciterait autant
que moi.
Allons bon, à présent même ses oreilles étaient brûlantes, constata-t-elle. Mais le vin faisait son
effet et pour la première fois depuis plusieurs jours, elle se sentait merveilleusement détendue.
— Peut-être que je suis insatiable.
Christos lâcha sa fourchette.
— Ne me mettez pas cette idée dans la tête. Mon imagination se déchaîne.
Il était tentant de demander quelles choses il imaginait. Mais ce serait une mauvaise idée. Lucilla
but une gorgée de vin.
— Si vous étiez quelqu’un d’autre…
— Arrêtez de raconter des histoires.
Le ton de Christos était moqueur mais sans méchanceté. Et sa voix était comme une caresse…
Lucilla réprima un frisson.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Je pense que si.
Il se pencha vers elle et lui caressa la joue.
— Vous êtes un bourreau de travail. Vous rentrez tard chez vous le soir, seule. Et vous arrivez très
tôt à l’hôtel tous les matins. Votre vie sexuelle n’est pas intense, elle est inexistante.
Elle aimerait le nier, mais à quoi bon ?
— C’est impoli de traiter une femme de menteuse.
— Vraiment ? Mais la politesse n’est pas un de mes points forts, de toute façon.
— Je vous le confirme. Et si vous saviez ma vie sexuelle inexistante en ce moment, pourquoi vous
êtes-vous vanté d’être meilleur que mes amants imaginaires ?
Christos pouffa et Lucilla fut parcourue d’un long frisson. Pourquoi trouvait-elle son rire aussi
agréable ?
— Comment aurais-je pu laisser passer cette occasion de vous dire qu’avec moi vous seriez très
heureuse au lit ?
— Vous êtes décidément très imbu de vous-même.
— Il y a un moyen très simple de vérifier si je dis vrai.
Elle croisa les bras.
— Vous ne renoncez jamais, n’est-ce pas ?
— Je suis un homme. Je n’hésite jamais à insister quand je désire une femme.
Elle sentit une chaleur liquide se répandre entre ses cuisses. Oh ! comme il était tentant de se laisser
aller ! Il y avait tellement longtemps qu’un homme ne l’avait pas touchée…
— Nous pourrions peut-être parler d’autre chose pendant quelques instants ? suggéra-t-elle.
Il fallait absolument changer de sujet, sinon elle allait finir par craquer et se jeter sur lui…
— De quoi aimeriez-vous discuter ?
— Je ne sais pas. Parlez-moi de votre vie. Dites-moi pourquoi vous êtes venu à Londres, alors que
vous pourriez être en train de vous prélasser sur une plage en Grèce.
— Si je me prélassais sur une plage en Grèce, j’aurais peu de chances de réussir dans la vie, vous
ne croyez pas ?
— Je suis sûre que vous pourriez vous permettre de vous prélasser un peu. N’avez-vous pas déjà
réussi dans la vie ?
D’après ses sources, il avait amassé une fortune considérable. Et, pourtant, il travaillait pour son
père. Non, ce n’était pas tout à fait exact, reconnut Lucilla intérieurement. Christos était une espèce de
star du monde de l’entreprise. Il se faisait payer très cher, et pendant ses missions, on ne pouvait pas
vraiment dire qu’il travaillait pour un patron. Il travaillait pour lui-même. Lorsqu’il estimait avoir atteint
l’objectif fixé, il passait à la mission suivante.
— C’est vrai, acquiesça-t-il. Mais ce n’est justement pas en me prélassant sur des plages que j’en
suis arrivé là.
— Vous pouvez sûrement prendre des vacances de temps en temps.
— Je n’ai pas besoin de vacances, Lucilla mou, répliqua-t-il, le visage impénétrable. J’ai besoin de
travailler.
— Ça doit être lassant.
Il arqua un sourcil narquois.
— Et vous, quand avez-vous pris des vacances pour la dernière fois ?
— L’année dernière. J’ai pris un week-end prolongé et je suis allée à Preitalle.
— Au Chatsfield de Preitalle, je suppose ?
— Oui.
Il secoua la tête.
— Vous êtes aussi irrécupérable que moi. Et c’est une des choses que j’aime chez vous.
Contrairement à vos frères et sœur, vous savez travailler.
Elle posa un coude sur le comptoir.
— Je croyais que j’étais une petite fille gâtée.
— Oui. Mais ça ne veut pas dire que vous n’êtes pas capable de travailler dur.
— Par moments, vous tenez des propos incohérents, Christos.
— Pas du tout. Vous travaillez parce que le groupe Chatsfield est important pour vous. Mais vous
n’avez jamais été vraiment obligée de travailler.
Lucilla réprima une moue de dérision. Pas question de raconter qu’elle s’était occupée de Nicolo
après son accident. Pendant un certain temps elle avait été la seule personne que Nicolo laissait
approcher. Ce qui s’était traduit par de nombreuses nuits sans sommeil, en plus des journées passées à le
soigner. Malheureusement, aujourd’hui Nicolo ne se laissait plus approcher par personne. C’était
préoccupant, mais il était adulte et il changerait de vie quand il le déciderait.
Il y avait eu aussi Cara, qui n’était encore qu’un bébé quand leur mère était partie. Elle était bien
placée pour savoir le travail que demandait l’éducation d’un enfant. Oh oui, travailler dur elle savait ce
que c’était. Mais cela ne le regardait pas.
— Je vous signale que j’ai été femme de chambre pendant un mois, déclara-t-elle avec fierté.
Il eut un grognement dédaigneux.
— Oui, mais en sachant que vous pourriez arrêter à n’importe quel moment sans risquer de mourir
de faim. Vous n’avez jamais été obligée de vous battre pour survivre, Lucilla.
Une note inhabituelle dans la voix de Christos serra le cœur de Lucilla.
— Mais vous, si, n’est-ce pas ?
— Oui.
Impulsivement, elle lui pressa la main. Il la regarda avec une perplexité manifeste, comme si elle
appartenait à une espèce rare.
— Je suis désolée pour vous.
— Il n’y a pas de quoi, glykia mou. J’ai été obligé de travailler dur pour gagner ma vie. Sinon, je
n’aurais pas eu de quoi m’acheter à manger. Ce n’est pas une mauvaise chose. C’est une situation tout à
fait normale pour toute personne n’appartenant pas aux classes privilégiées.
Elle déglutit péniblement. L’espace d’une seconde elle s’était sentie proche de lui. Elle avait eu
l’impression de le comprendre. Mais il venait de lui prouver qu’elle ne comprenait rien. Non, elle n’avait
jamais eu peur de ne pas pouvoir se nourrir ni de se retrouver sans toit au-dessus de la tête. Cependant,
elle avait manqué d’affection et ça n’avait rien d’une existence de privilégiée.
Mais Christos ne serait certainement pas d’accord sur ce point. Elle retira sa main, soudain
embarrassée.
Il lui prit le menton et plongea son regard dans le sien.
— Prudence, Lucilla, dit-il d’une voix douce. Je pourrais penser que je ne vous suis pas indifférent.
— Ce serait une erreur. J’étais juste polie.
Christos pouffa de nouveau.
— Vous semblez attacher une grande importance à la politesse.
— C’est comme ça que j’ai été élevée.
— Et moi j’ai été élevé pour dire ce que je pense et prendre ce que je veux.
Elle sentit son cœur s’affoler dans sa poitrine.
— On ne peut pas toujours avoir ce qu’on veut, Christos.
Il effleura sa joue, puis son cou du bout du doigt.
— Pourquoi pas ?
Partagée entre le désir et la peur, elle s’humecta les lèvres.
— Parce que suivre ses envies est parfois une très mauvaise idée.
Les yeux bleus de Christos brillaient, pleins de promesses.
— Parfois. Mais parfois c’est une très bonne idée. Et si ce soir c’était le cas ?
5.

Christos regardait la veine qui battait frénétiquement à la base du cou de Lucilla. Il mourait d’envie
de presser ses lèvres dessus… Mais pas question de le faire sans qu’elle l’y invite.
— Je ne sais pas comment vous pouvez dire ça, déclara-t-elle.
Mais ce fut avec des doigts tremblants qu’elle prit son verre de vin. Christos réprima un sourire de
satisfaction. Pas de doute, elle était troublée.
— La passion, glykia mou. C’est une question de passion. La nôtre naît peut-être d’un profond…
désaccord, mais c’est quand même de la passion.
Lucilla arqua un sourcil.
— J’ai du mal à imaginer comment vous envisager une liaison entre nous ? Ne risquez-vous pas de
ne pas apprécier que je ne disparaisse pas de votre vie le lendemain matin ? Vous me retrouveriez assise
à la même table que vous en salle de réunion. Ce serait gênant.
— Vous cherchez des excuses pour vous défiler, Lucilla. Nous ne saurons pas tant que nous n’aurons
pas sauté le pas.
— Je ne suis toujours pas convaincue.
Lucilla se leva et rassembla les assiettes et les couverts.
— Je n’arrive même pas à croire que nous ayons cette discussion. Tout à l’heure, si j’avais pu vous
désintégrer d’un seul regard, je l’aurais fait avec un immense plaisir.
Christos pouffa. Ce n’était pas le genre de réaction qu’il avait l’habitude de provoquer chez les
femmes…
— Je suis heureux que ce soit impossible.
Il se leva, ferma les barquettes et les rangea dans le réfrigérateur, tandis que Lucilla mettait la
vaisselle dans l’évier. Lorsqu’elle s’écarta, il prit sa place et ouvrit le robinet.
— Que faites-vous ?
Il lui jeta un regard en biais.
— La vaisselle.
Elle écarquilla les yeux.
— Vous n’êtes pas sérieux.
— Pourquoi ? Elle est sale, non ?
— Je pensais la laisser pour demain matin. Et puis, avec l’orage il risque d’y avoir une coupure de
courant.
— On verra bien.
Sans doute avait-elle une femme de ménage, songea-t-il. Lui-même avait depuis longtemps
découvert le plaisir d’avoir quelqu’un à qui confier toutes les tâches ménagères. Cependant, il pouvait
bien faire la vaisselle de temps en temps.
Lucilla prit un torchon et essuya les assiettes et les couverts au fur et à mesure qu’il les lavait.
Lorsqu’ils eurent terminé, elle déclara :
— Je n’arrive pas à croire que vous avez lavé la vaisselle. J’aurais dû vous filmer pour mettre la
vidéo en ligne.
Il s’appuya contre l’évier et croisa les bras.
— Dans quel but ? Prouver qu’il m’arrive de faire la vaisselle ? De quoi déclencher un scandale !
Lucilla eut un sourire malicieux.
— Ah, mais si je précisais que c’est ma vaisselle et que vous êtes mon esclave sexuel, ça pourrait
nuire à votre réputation. Des tas de femmes sombreraient dans le désespoir et vous perdriez le respect
des hommes qui travaillent avec vous.
Christos éclata de rire.
— Ce que vous ne semblez pas comprendre, Lucilla, c’est que je me moque de ce que les gens
pensent de moi. Du moment que le travail est fait, ils peuvent bien penser que je porte des dessous
féminins une fois rentré chez moi.
Lucilla ouvrit de grands yeux.
— C’est vrai ? Vous en portez ?
Il réprima un sursaut d’indignation. Il se moquait de ce que les gens pensaient de lui, d’accord. Mais
pas de ce que Lucilla pensait de lui. Se redressant, il la saisit par les avant-bras et l’attira contre lui. Elle
ne résista pas et posa les mains sur son torse.
Bien sûr, elle pouvait changer d’humeur d’un instant à l’autre et le repousser. Mais pour l’instant, il
allait profiter pleinement de son attitude coopérative…
— Les seuls dessous féminins qui m’intéressent, ce sont les vôtres. Et je n’ai pas envie de les
porter, mais de vous les arracher.
Elle déglutit péniblement.
— Je pense toujours que c’est une mauvaise idée.
— C’est seulement votre esprit qui pense ça. Votre corps est d’un avis très différent.
Elle baissa les yeux sur ses mains, toujours posées sur son torse et il devina sa capitulation avant
qu’elle reconnaisse dans un souffle :
— Je sais.

* * *

Elle était censée avoir un comportement exemplaire. Eviter les faux pas. Ne jamais flancher. Mais
voilà qu’elle se trouvait avec Christos Giatrakos — l’homme contre qui elle complotait — et elle ne
pensait qu’à une chose. Savourer pleinement le contact de son corps musclé contre le sien.
Lucilla appuya son front contre le torse de Christos et s’efforça de contrôler sa respiration. Il
promena les doigts le long de son épine dorsale. De haut en bas puis de bas en haut, très lentement,
encore et encore. Le désir qui montait en elle se mêla peu à peu de frustration. Pourquoi se contentait-il
de faire ça ? Pourquoi n’allait-il pas plus loin ? Elle en mourait d’envie… Mais elle voulait que ce soit
lui qui fasse le premier pas. Pour pouvoir se dire plus tard qu’elle avait été victime de sa libido et
qu’elle n’avait rien décidé consciemment…
— Je ne comprends pas, déclara-t-elle. Je ne vous supporte pas. Je ne supporte pas de vous voir
assis à mon bureau, donnant des ordres à tout le monde comme un tyran.
— Ça vous rend folle que je sois aux commandes du groupe, n’est-ce pas ?
— Vous le savez bien.
— Et comment réagirez-vous quand je prendrai les commandes au lit, Lucilla ?
Elle frissonna.
— Je ne vous laisserai peut-être pas faire.
L’éclat des yeux bleus s’intensifia.
— Ah, un autre champ de bataille… J’ai le sentiment que ça va être une bataille explosive et des
plus agréables.
— Pourquoi faut-il que tout devienne une bataille avec vous ?
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Vous avez un besoin impérieux de conquérir, Christos. Je vous ai observé dans des dizaines de
réunions. Pour vous ce sont toutes des batailles.
Christos resta silencieux un instant, l’air songeur.
— Ce n’est peut-être pas faux. Mais ce soir, je n’ai pas envie de livrer une bataille contre vous. Je
veux vous conquérir, ça oui. Mais pacifiquement. De la manière la plus excitante qui soit.
— Pourquoi ne pourrions-nous pas nous conquérir mutuellement ?
— Nous pouvons peut-être.
Il se pencha et déposa un baiser sur la clavicule de Lucilla. Elle ferma les yeux et étouffa un
gémissement, tandis qu’il faisait courir ses lèvres et sa langue sur sa peau. Oh ! mon Dieu, elle était folle
de le laisser faire ça… Folle d’envisager de coucher avec lui…
— J’aimerais comprendre ce qui se passe, commenta-t-elle en soupirant.
Il leva la tête pour la regarder.
— C’est juste une question de désir, Lucilla.
— Ça, je sais. Mais j’aimerais comprendre pourquoi. Pourquoi vous ?
— Il n’y a pas de réponse. C’est comme ça. C’est tout.
Elle plissa le front.
— Ça implique que nous ne sommes pas responsables de nos actions.
— Mais si. J’ai choisi de venir ici. Vous avez choisi de me laisser entrer.
Alors qu’il se penchait pour reprendre ses baisers, Lucilla se déroba.
— Et si je vous demandais de partir ?
Il n’hésita pas une seconde.
— Je m’en irai.
Mais elle n’en avait pas du tout envie… Elle poussa un soupir de frustration. C’était vraiment gênant
de désirer l’homme dont on cherchait à se débarrasser !
— Ne préféreriez-vous pas que je démissionne et que je parte en pèlerinage au Tibet ou ailleurs ?
— Ça me faciliterait peut-être la tâche au Chatsfield, mais je préfère vous garder avec moi,
répondit-il en la pressant étroitement contre lui.
Oh ! mon Dieu. Ce corps musclé… Elle l’admirait depuis des semaines, lui jetant des coups d’œil
furtifs à la moindre occasion, comme toutes les femmes qui travaillaient à l’hôtel. Et, bien sûr, elle enviait
toutes celles qui avaient la chance de se retrouver à son bras. Tout en se disant qu’elle ne devrait pas.
Elle était même très contrariée de les envier.
Il fit glisser ses mains le long de son dos et les referma sur ses hanches. Au lieu de l’embrasser
comme elle s’y attendait, il plongea son regard dans le sien, et déclara avec le plus grand sérieux.
— C’est le moment ou jamais de me dire de m’en aller.
— Je sais.
Le cœur battant à tout rompre, elle prit une profonde inspiration. Elle n’avait aucune envie qu’il s’en
aille. Mais avait-elle le choix ? Elle ôta les mains de son torse et s’écarta de lui.
— Je… Je pense qu’il vaut mieux que vous partiez.
— Vraiment ? Ou bien estimez-vous simplement que c’est ce que vous devez dire ?
Elle crispa les poings. La pluie cinglait les vitres.
— Vous devez comprendre. Je ne peux pas coucher avec vous, Christos. Même si j’en ai envie.
— Très bien.
Il prit sa veste sur la chaise où il l’avait posée et elle fut assaillie par une frustration insupportable.
— Vous voulez emporter les restes ?
— Gardez-les.
Il sortit son téléphone de la poche tout en se dirigeant vers la sortie. Elle le suivit des yeux, le cœur
serré. Toute sa vie elle s’était sacrifiée pour sa famille et sa carrière. Résultat, elle était seule, enfermée
dans sa tour d’ivoire. Alors qu’elle se sentait si bien dans les bras de Christos… Quand pourrait-elle
enfin se permettre de s’accorder un peu de plaisir ?
Quand ce plaisir ne risquera pas de compromettre ta réussite professionnelle, répondit une petite
voix intérieure.
Elle prit une profonde inspiration et rejoignit Christos alors qu’il atteignait la porte. Il enfila sa
veste. Puis il se retourna vers elle. Plongeant son regard dans le sien, il lui caressa la joue.
— Nous avons passé un moment agréable pour une fois, Lucilla mou. Pas de dispute, pas
d’agressivité. Nous sommes peut-être capables de bien nous entendre, finalement, non ?
Impulsivement, elle posa la main sur la sienne et la pressa contre sa joue.
— J’en doute. Dès demain, vous me mettrez de nouveau hors de moi avant même que j’aie bu ma
première tasse de café. Mais c’est vrai, nous avons passé un moment agréable.
Il eut un sourire qui la chavira.
— Je suis heureux que vous le reconnaissiez.
Il y eut une nouvelle coupure de courant. Plus longue que la précédente.
— C’est vraiment un gros orage, murmura-t-elle.
— Oui.
— Vous n’avez même pas de parapluie.
— L’idée que je me mouille vous ennuie ?
Elle haussa les épaules en s’efforçant de prendre un air désinvolte.
— Pas vraiment. Et si vous pouviez être foudroyé, ça m’arrangerait beaucoup.
Il écarquilla les yeux, puis il éclata de rire.
— Vous êtes impitoyable, n’est-ce pas ?
Elle posa la main sur son bras.
— Je plaisante. Je veux que vous partiez, mais que vous restiez vivant et entier.
— Eh bien, je suppose que je dois en être reconnaissant.
— Oui. Il y a un mois, je ne me serais jamais préoccupée de votre sécurité.
— Dans ce cas, je m’estime heureux.
Il déposa un baiser sur sa joue. Un baiser affectueux, qui n’avait rien de sexuel. C’était délicieux
mais un peu frustrant, songea-t-elle malgré elle. Il ouvrit la porte. Au même instant, la lumière s’éteignit.
Tous les bruits de l’appartement — bourdonnement du réfrigérateur et de divers appareils
électroniques — s’interrompirent.
— Vous ne pouvez pas partir, dit-elle après un silence.
Elle perçut un mouvement et une lumière s’alluma. Le téléphone de Christos.
— J’ai de la lumière. Et je vais appeler un taxi.
— Vous n’êtes pas venu en voiture ?
— Non.
— Les feux de signalisation doivent être éteints aussi. Ça va être la pagaille jusqu’à ce que le
courant soit rétabli.
Le Chatsfield n’était pas loin, mais il disposait d’un groupe électrogène permettant d’éviter tout
désagrément à la clientèle.
— Etes-vous en train de me proposer de rester, Lucilla ?
— Jusqu’à ce que le courant soit rétabli, oui.
— Vous avez peur du noir ?
— Pas du tout !
Autrefois, lorsqu’il y avait des coupures de courant à Chatsfield House, elle transformait
l’expérience en jeu pour les enfants. Mais elle était justement entourée d’enfants et de domestiques. Mais
ici ? Ce n’était pas la première panne, ni sans doute la dernière, et à vrai dire elle n’aimait pas rester
seule dans le noir et le silence.
Christos referma la porte. Son téléphone émettait une lueur bienvenue et elle sentait la chaleur de
son corps. C’était réconfortant.
— Eh bien moi, j’ai peur du noir, déclara-t-il d’un ton neutre.
— Je ne vous crois pas.
Il la prit par les épaules et la guida vers la cuisine.
— Vous avez raison. Mais je me disais que vous trouveriez ça réjouissant.
Elle roula les yeux.
— Depuis quand éprouvez-vous le besoin de m’amuser ?
— Peut-être que j’aime bien vous voir sourire.
— Je souris souvent.
— Pas à moi.
— Vous ne faites jamais rien pour le mériter, Christos. Levez un peu votre téléphone pendant que je
cherche des bougies dans les tiroirs, s’il vous plaît.
Elle trouva les bougies et un briquet pour les allumer. Elle les disposa sur le comptoir et ils
reprirent leurs places sur les tabourets.
— J’aime vous voir sourire, répéta-t-il.
Le cœur battant, elle s’efforça de masquer son trouble.
— Quel baratineur ! Pas étonnant que vous ayez couché avec la moitié des Londoniennes.
— La moitié des Londoniennes ? Je ne savais pas que vous aviez remarqué.
— C’est impossible de l’ignorer. Quand vous n’assistez pas à chaque soirée du Chatsfield avec une
nouvelle femme à votre bras, on vous voit avec elle en photo dans les magazines people.
— Je n’ai aucun contrôle sur ce qu’impriment ces torchons.
— Comme nous tous.
— Vous cherchez à faire passer un message, je suppose ?
— Je sais que les Chatsfield n’ont pas donné une très bonne image d’eux-mêmes ces derniers temps,
mais les journaux en rajoutent souvent pour faire grimper les tirages.
— J’en suis conscient.
Lucilla eut un pincement au cœur.
— Cara est perturbée, Christos. Mais elle n’est pas dépravée.
— Je n’ai jamais dit qu’elle l’était. Je l’ai juste envoyée là où ses extravagances ont le moins de
chances de faire des vagues.
— A Vegas.
Lucilla réprima un soupir. Pourvu que Cara ne se retrouve pas dans un nouveau pétrin… Mais elle
était adulte aujourd’hui et n’appréciait pas du tout qu’on se mêle de ses affaires.
— Vous vous inquiétez pour elle.
— Oui, répondit-elle, surprise que Christos l’ait remarqué. Elle est si jeune. Et impulsive.
— Comme la plupart des jeunes.
Elle le considéra avec curiosité. De toute évidence, il parlait d’expérience.
— Moi, je ne l’étais pas.
Il lâcha un petit rire étranglé.
— Ça, je veux bien le croire !
Elle dut faire un effort pour dissimuler qu’elle était vexée par ce commentaire.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Lucilla mou, si vous étiez un tant soit peu impulsive il y a longtemps que nous aurions couché
ensemble.
— Vous me taquinez, commenta-t-elle en s’efforçant d’ignorer la chaleur qui l’envahissait.
— Un petit peu.
Il prit le verre qu’il n’avait pas terminé et but une gorgée de vin.
— Mais c’est vrai. Vous n’êtes pas impulsive. Vous pesez toujours le pour et le contre.
— Je ne suis pas sûre d’apprécier d’être analysée par vous.
Il haussa les épaules.
— Vous ne pouvez pas m’en empêcher. Vous pouvez juste m’empêcher de dire ce que je pense.
Il se pencha vers elle, comme pour la défier de poser la main sur sa bouche pour le faire taire. Elle
ne bougea pas.
— Je pense que vous réfléchissez trop. Prenez des décisions, Lucilla. Appliquez-les. Tirez les
conclusions de vos erreurs éventuelles et ne les renouvelez pas.
Elle se raidit.
— Vous insinuez que je suis moins apte à gérer une entreprise que vous et je n’apprécie pas ça du
tout.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Mais si c’est ce que vous comprenez…
— J’aurais dû vous laisser partir et vous faire tremper par l’orage. Oh ! et à propos de la foudre, je
serais assez ravie qu’elle vous frappe, finalement.
Christos pouffa.
— Avec quelqu’un d’autre que moi vous ne vous sentiriez pas aussi insultée. Vous êtes très efficace
dans votre travail. Je n’ai pas dit le contraire. Ce que j’ai dit c’est que vous ne suivez pas votre instinct
aussi souvent que vous le devriez. Parfois c’est la seule chose dont nous disposons pour nous guider.
Elle le foudroya du regard.
— Vous m’exaspérez vraiment, Christos.
Il effleura son bras du bout des doigts.
— Mais je vous excite aussi.
Elle serra les dents. C’était vrai, malheureusement !
— Peu importe. Vous ne pouvez pas m’insulter et espérer que je vous tombe dans les bras.
— Alors dites-moi ce qu’il faut faire pour ça et je le ferai.
— C’est vous l’expert. Trouvez la réponse tout seul.
Des étincelles malicieuses jaillirent dans les yeux bleus.
— Vous ne m’avez pas envoyé au diable et je considère ça comme encourageant.
Elle se servit du vin et but une gorgée. Il y avait au moins un quart d’heure que le courant était
coupé. L’appartement était silencieux, mais dehors le tonnerre grondait toujours et la pluie tombait à
verse. Par moments, on entendait les coups de klaxon d’automobilistes impatients.
— Lucilla.
La voix de Christos était douce comme une caresse. Elle tourna la tête vers lui et fut électrisée par
l’intensité de son regard.
— Il ne faut pas prendre tout ce que je dis pour des insultes. Je ne mâche pas mes mots parce que
vous êtes assez forte pour m’entendre. Si ce n’était pas le cas, je ne gaspillerais pas ma salive avec vous.
Au lieu de mal le prendre, elle était très flattée par ce commentaire, constata-t-elle avec une pointe
d’agacement.
— J’ai étudié à Oxford, Christos. Je ne suis pas une idiote.
— En effet. Cependant j’ai plus d’expérience que vous. Vous pouvez apprendre à mon côté. Tout ce
qui vous manque c’est un peu d’expérience. Et vous finirez par obtenir ce que vous voulez.
— Ne vous est-il jamais venu à l’idée que vous pourriez apprendre quelque chose auprès de moi ?
Pourquoi cette question ? se demanda-t-elle aussitôt. Ce qu’elle voulait c’était qu’il disparaisse, pas
qu’il s’associe avec elle pour diriger les hôtels.
— Bien sûr. Mais pour ça il faut que vous soyez disposée à travailler avec moi.
— Je travaille avec vous.
Il sourit.
— Non, vous vous opposez à moi. A tout propos.
— Pas à tout propos.
— Si, à tout propos. Si je veux un décor bleu pour une soirée, vous optez pour le rouge. Si je
choisis un menu particulier, vous le changez pour un autre. Si je dis que je veux recevoir tel groupe, vous
en choisissez un autre.
Elle se mordit la lèvre. C’était vrai. Elle s’opposait systématiquement à lui. Mais elle n’avait
jamais eu le sentiment que c’était délibéré.
— Ça n’a rien de personnel. Je fais les choix qui me paraissent les meilleurs pour l’hôtel.
Il arqua un sourcil.
— Vous êtes sûre ? Vous ne prendriez pas plutôt un malin plaisir à contrecarrer mes plans ?
— Je n’ai pas l’impression qu’il y ait grand monde qui contrecarre vos plans.
— Vous le faites. En permanence.
— L’obéissance aveugle peut être tellement ennuyeuse.
— Vous n’êtes pas ennuyeuse, glykia mou. Loin de là.
— Encore de la flatterie, Christos. Elle ne vous mènera à rien.
Il se leva.
— J’en suis conscient. Et je crois qu’il est temps que je m’en aille.
Il posa son verre et prit son téléphone qu’il avait posé sur le comptoir.
— Kalispera, glykia mou.
Elle sauta de son tabouret, complètement perdue à l’idée qu’il allait la laisser seule.
— Il pleut toujours, Christos. Et le courant n’est pas revenu. Vous ne pouvez pas partir. Vous risquez
de mettre des heures pour rentrer chez vous.
— Peut-être, mais j’ai le sentiment d’avoir abusé de votre hospitalité.
Elle crispa les poings. Quelle idiote ! Dans l’ensemble il avait été charmant. C’était elle qui avait
du mal à surmonter son animosité… et sa peur.
— Excusez mon irritabilité. C’est plus fort que moi, par moments vous m’exaspérez. Mais restez, je
vous en prie. J’ai une chambre d’amis. Vous pouvez l’utiliser aussi longtemps que vous le souhaitez.
Christos mit si longtemps à répondre qu’elle crut qu’il allait refuser. Ses yeux bleus brillaient à la
lueur des bougies et elle dut faire un effort surhumain pour réprimer l’envie de se blottir contre lui.
— D’accord, dit-il enfin. C’est très gentil à vous. J’accepte votre proposition.
6.

Lucilla se tournait et se retournait dans son lit. Impossible de trouver le sommeil. Il régnait dans la
maison un silence absolu. Mais ce n’était pas le problème, bien sûr. Le problème c’était Christos, dans la
chambre voisine. Ils avaient discuté encore quelques minutes de tout et de rien, puis il avait manifesté
l’intention d’aller se coucher. Elle l’avait donc conduit à la chambre d’amis et elle lui avait donné des
bougies. Puis elle était allée dans la sienne.
Il y avait deux heures qu’elle était couchée et elle n’arrivait pas à dormir. Elle n’arrêtait pas de
penser à Christos, couché lui aussi, tout près. Il avait dû se déshabiller. Peut-être était-il allongé sur les
draps, uniquement vêtu de son slip… A cette idée, elle fut transpercée par une flèche de désir.
Ça faisait trop longtemps qu’elle vivait comme une nonne. Elle devrait peut-être s’acheter un sex-
toy… Avec un grognement étouffé, elle enfouit son visage dans l’oreiller. C’était ridicule, mais elle
sentait ses joues s’enflammer à la seule idée d’entrer dans un sex-shop. Peut-être pourrait-elle chercher
sur Internet. Oui, ce serait la meilleure solution…
Un bruit l’arracha à ses pensées. Quelqu’un avait crié ? Christos ? Elle se redressa dans son lit et
tendit l’oreille. Un nouveau cri lui parvint de la chambre voisine. L’estomac noué, elle se leva et enfila un
peignoir en toute hâte. Puis elle prit son téléphone, activa l’application lampe torche et sortit dans le
couloir.
Christos cria de nouveau. Elle frappa à sa porte.
— Christos ? Tout va bien ? Christos !
La porte s’ouvrit quelques secondes plus tard. Comme elle l’avait imaginé, il ne portait rien d’autre
qu’un boxer noir. Elle déglutit péniblement. Son torse était luisant de sueur, comme s’il avait fait de
l’exercice. Il avait les cheveux en bataille… et l’air hagard.
— Ça va, dit-il d’une voix étranglée.
— Excusez-moi de vous déranger. J’ai entendu…
Il passa la main dans ses cheveux.
— Un cauchemar. Ça m’arrive de temps en temps. Ce n’est rien.
— Vous voulez en parler ?
Il arqua les sourcils.
— Parler ? Non. Si vous avez une autre suggestion, je suis prêt à la considérer. Mais parler ? Non,
pas du tout.
— Je… je suis désolée de vous avoir dérangé.
Elle fit un pas en arrière, pressée de retourner dans sa chambre. Christos dit quelque chose en grec.
Puis il l’attira vers lui.
— Je suis désolé, dit-il d’une voix rauque. Laissez-moi vous tenir dans mes bras, vous voulez bien ?
C’est ce dont j’ai besoin à l’instant.
Elle referma les bras sur lui et appuya le front contre son torse, tandis qu’il posait le menton sur le
haut de son crâne. Ils restèrent ainsi pendant quelques minutes. Le cœur de Christos battait à grands coups
et Lucilla se surprit à lui caresser le dos pour tenter de le réconforter. Elle avait élevé des enfants et elle
savait que c’était ce dont ils avaient besoin après un cauchemar.
Qu’est-ce qui pouvait bien faire crier un homme comme Christos dans son sommeil ? Elle n’en avait
aucune idée, mais ça devait être quelque chose qui lui faisait peur. Allons bon… Elle n’avait pas envie
d’éprouver de la compassion pour lui. Et encore moins de commencer à le trouver attachant. Mais
comment ne pas être touchée en découvrant qu’il était humain et vulnérable ?
— Vous devriez retourner vous coucher, finit-il par murmurer.
— Je ne dormais pas, de toute façon.
Il l’écarta légèrement de lui et elle leva les yeux vers son visage. Ce qu’elle vit dans son regard fit
bondir son cœur dans sa poitrine.
— Va-t’en avant que je t’embrasse, glykia mou. Parce que si je t’embrasse, je ne m’arrêterai pas là.
Il fallait qu’elle s’en aille, se dit-elle. Mais ses pieds semblaient rivés au sol. Comment se résigner
à retourner dans sa chambre quand son corps tout entier vibrait de désir ? Quand Christos semblait aussi
seul et perdu qu’elle l’était elle-même bien souvent ?
— Alors embrasse-moi, répliqua-t-elle d’une voix aussi rauque que la sienne.
Il murmura quelque chose en grec avant de s’emparer de sa bouche. L’incendie qui couvait entre eux
éclata aussitôt. Il était tard. Il faisait noir. C’était le moment propice où le désir devenait impossible à
contenir. Lucilla s’agrippa à Christos tandis qu’il plongeait la langue entre ses lèvres, exigeant une
réponse. Elle la lui donna avec ardeur et il laissa échapper un grognement étouffé avant de resserrer ses
bras autour d’elle et d’approfondir son baiser.
Ils s’étaient déjà embrassés deux fois auparavant et chacun de ces deux baisers l’avait enflammée
tout entière, lui donnant le vertige. Mais celui-ci… Oh ! ce baiser était dix fois plus dévastateur. Cent fois
plus…
Jamais elle n’avait éprouvé un désir aussi intense pour un homme. C’était comme si son corps
rattrapait le retard accumulé pendant toutes ces semaines où elle avait réprimé son attirance pour
Christos.
Elle avait envie d’explorer chaque millimètre de son corps, de se glisser sous sa peau pour faire
partie de lui. Il la couvrait de caresses fébriles tout en pressant son corps puissant contre le sien et elle
sentait sa virilité, dure comme de la pierre, contre son ventre. Refermant les mains sur ses fesses, elle
plaqua son bassin encore plus étroitement contre le sien.
Un grognement s’échappa de la gorge de Christos et elle sentit un flot de chaleur se répandre entre
ses cuisses. Son peignoir la gênait… Mais comment se résoudre à ne plus toucher Christos le temps de
l’enlever ? C’était tellement grisant de promener les mains sur son corps musclé ! A présent qu’elle avait
enfin cédé au désir qui la consumait, elle n’avait plus aucune retenue. Elle voulait tout. Tout de suite.
Soudain, Christos s’arracha à sa bouche et la souleva de terre. Il se dirigea à grands pas vers sa
chambre et la reposa par terre au pied de son lit. Le souffle court, elle se cramponna à ses épaules. Elle
prenait un grand risque en s’abandonnant à l’élan irrésistible qui la poussait dans les bras de son ennemi.
Mais à cet instant précis, elle s’en moquait.
— Tu portes toujours les cheveux relevés, dit-il en défaisant le chignon lâche qu’elle avait
confectionné pour dormir.
L’élastique tomba par terre tandis que ses boucles soyeuses ruisselaient sur ses épaules. Christos y
plongea les doigts.
— Je préfère quand ils sont lâchés.
— Alors je continuerai à me faire des chignons, rétorqua-t-elle, parcourue de longs frissons.
Elle voulait qu’il l’embrasse encore, tout de suite, avant qu’elle ait le temps de réfléchir à ce
qu’elle faisait. Pourquoi se contentait-il de passer les doigts à travers ses cheveux ?
— Parce que tu aimes faire tout le contraire de ce que je veux ? Si je te dis que je préfère que tu
restes habillée, te déshabilleras-tu ?
— C’est possible.
Il referma les mains sur sa taille et l’attira contre lui.
— Alors reste habillée, glykia mou. Ne m’embrasse pas. Ne me touche pas. Ne pose surtout pas tes
lèvres sur mon corps.
Il se pencha lentement vers elle.
— Ne réponds pas à mon baiser, Lucilla…
Il l’embrassa avec une passion qui lui coupa les jambes. Elle s’affaissa contre lui, mais elle
répondit à son baiser bien sûr. Avec une passion égale à la sienne.
Il lui enleva son peignoir et glissa les mains sous le T-shirt qu’elle avait mis pour dormir. Ses doigts
effleurèrent les pointes de ses seins, puis il interrompit leur baiser le temps de remonter son T-shirt et de
le faire passer par-dessus sa tête. Lorsqu’il se mit à lui caresser les seins en insistant sur les deux tétons,
elle laissa échapper un gémissement. Puis elle fit glisser son slip sur ses cuisses et referma la main sur sa
virilité frémissante.
— Glykia mou, vas-y doucement…
Elle fut électrisée par sa voix rauque. Visiblement, il craignait de perdre le contrôle de lui-même…
Accentuant la pression de ses doigts, elle se mit à le caresser.
— Lucilla…
Il traça un sillon de baisers le long de son cou, poursuivit sa descente… et referma les lèvres sur la
pointe d’un sein, qu’il aspira goulûment. Avec un cri étranglé, elle lâcha son sexe pour se cramponner à
ses épaules.
— Tu as des seins fantastiques. Si sensibles. Si parfaits…
— Christos, s’il te plaît… Je…
Il continua de sucer, lécher et mordiller la pointe durcie, la mettant au supplice. Eperdue de désir,
elle vacillait sur ses jambes.
Il fit glisser la culotte sur ses cuisses et la laissa tomber à ses pieds. Puis il la poussa doucement sur
le lit et se pencha sur elle. Son souffle était aussi court que le sien et son regard bleu électrique semblait
scruter son âme. Il n’y avait plus de secrets, plus de complots ni d’ennemis. Il n’y avait plus que deux
êtres dévorés par la passion, impatients de se fondre l’un dans l’autre.
Mais peut-être n’était-ce qu’une illusion ? Peut-être n’était-elle qu’une conquête de plus pour
Christos ? Etait-il en train de la manipuler, comme il avait manipulé ses frères et sœur ? Non, elle ne
devait pas se mettre ce genre d’idées dans la tête…
Lucilla fit rouler Christos sur le dos et se pencha sur lui. La chambre était plongée dans la
pénombre, mais elle distinguait les contours de son corps. Un corps splendide. Et que dire de sa virilité
fièrement dressée ? Elle referma les doigts dessus puis lui donna un coup de langue. Il se raidit.
— Ne fais surtout pas ça…
— D’accord. Je ne le ferai pas.
Elle prit sa virilité dans la bouche, lui arrachant un râle extatique qui l’aiguillonna. Elle accentua les
caresses avec délectation. C’était la première fois qu’elle tenait Christos à sa merci… La voix
entrecoupée avec laquelle il prononçait son prénom ne laissait aucun doute sur le pouvoir qu’elle avait
sur lui. Un pouvoir grisant qui décuplait le plaisir qu’elle prenait à honorer son sexe dressé et dont elle
avait très envie d’user et d’abuser. Quelle satisfaction ce serait de le faire basculer dans le gouffre de la
volupté…
Mais Christos trouva la volonté nécessaire pour l’interrompre et la hisser dans ses bras. S’emparant
de sa bouche, il la fit rouler à son tour sur le dos et s’installa entre ses cuisses.
— S’il te plaît, dis-moi que tu as ce qu’il faut, glykia mou. Contrairement à ce que tu as pu penser
quand j’ai sonné, je n’avais pas prémédité de finir la soirée au lit avec toi.
— Dans le tiroir de la table de nuit.
Heureusement qu’elle avait toujours une réserve de préservatifs ! Même s’il y avait très longtemps
que ça ne s’était pas révélé utile… Il sortit un préservatif du paquet. Elle le lui prit des mains et le lui mit
elle-même. Mais au moment où il entra en elle, une bouffée de panique l’assaillit. Que faisait-elle ? Que
lui prenait-il de coucher avec Christos ? Coucher avec Christos !
Il s’immobilisa.
— Lucilla ? Tu as changé d’avis ? Ce n’est pas le moment idéal…, mais on arrête, si c’est ce que tu
veux.
Il prit une profonde inspiration.
— Tu as l’impression de commettre une erreur ?
— Je ne sais pas…
Il donna un coup de reins nonchalant, lui arrachant un gémissement.
— Non, je ne veux pas qu’on arrête.
— Comment pourrait-ce être une erreur, alors que nous en mourons d’envie tous les deux depuis
l’instant où nous nous sommes rencontrés ?
— Je veux continuer…
— Avec plaisir, glykia mou.
Christos s’empara de la bouche de Lucilla dans un baiser ardent, puis il se mit à bouger en elle.
Accélérant peu à peu le rythme, il quitta ses lèvres pour ses seins et suça tour à tour les deux pointes
durcies. Assaillie par des sensations inouïes, elle fut emportée dans une spirale de feu tourbillonnante. Le
plaisir montait par vagues du plus profond d’elle, imminent et fuyant à la fois. Soudain elle bascula dans
un gouffre sans fond, en sanglotant le nom de Christos.
— Oui, murmura-t-il à son oreille. Oui…
Puis il la rejoignit en criant son nom d’une voix rauque.
7.

Lorsqu’elle se réveilla, Lucilla était seule. La pâle clarté de l’aube filtrait à travers les rideaux
éclairant les draps froissés. Elle tendit l’oreille. Aucun bruit. Elle se leva, enfila son peignoir et se rendit
dans le salon. Le courant était revenu, mais la pièce était vide.
Elle se rendit dans la chambre d’amis. Vide. Il était parti. Elle resta un instant figée dans le couloir,
hébétée. Elle gardait dans tout son corps le souvenir de la nuit torride qu’ils avaient vécue et il était parti
pendant qu’elle dormait. Sans un au revoir. Sans un merci-pour-le-sexe-et-à-un-de-ces-jours.
C’est ton choix, se dit-elle avec amertume. Voilà ce qui arrive quand on lâche prise.
Oui, elle avait enfin lâché prise. Elle avait cessé de brider ses élans et elle avait donné libre cours à
la passion qui couvait en elle depuis des semaines. Elle avait assouvi son désir, encore et encore, jusqu’à
ce qu’ils soient épuisés tous les deux. Ils s’étaient endormis enlacés, encore vibrant de plaisir.
Elle s’attendait à se réveiller auprès de lui, mais après tout c’était peut-être une bonne chose qu’il
ne soit plus là. Prenant une profonde inspiration, elle redressa les épaules. Oui, c’était mieux ainsi. Ils
n’étaient pas amants. Ce n’était pas une liaison et ça valait beaucoup mieux ainsi. Moins compliqué.
Ils avaient eu une aventure sans lendemain. Parce qu’il était sexy, qu’elle était seule et que
l’occasion s’était présentée au bon moment.
Ce n’était pas une raison pour que ça se renouvelle. Ni pour qu’elle en ait envie…
Non, elle ne souhaitait pas aller plus loin avec Christos. Elle avait eu ce qu’elle voulait. C’était un
amant fougueux, mais son désir pour lui était assouvi et elle pouvait se remettre au travail l’esprit
tranquille.
Lucilla prit une douche et choisit sa tenue avec soin. Talons aiguilles vertigineux à imprimé léopard,
jupe crayon noire et chemisier blanc. Elle la compléta par une ceinture blanche et étudia son reflet dans le
miroir. Christos lui avait dit qu’il l’aimait avec les cheveux lâchés… S’efforçant d’oublier que sa voix
rauque lui avait donné le sentiment grisant d’être terriblement désirable, elle se fit un chignon strict.
Une fois satisfaite de son image, elle gagna la cuisine et se fit un café. En ouvrant le réfrigérateur
pour prendre du lait, elle eut un pincement au cœur à la vue des barquettes du dîner de la veille, mais elle
l’ignora résolument. Après avoir mangé une banane, elle quitta son appartement et héla un taxi. Elle
arriva à l’hôtel à 8 heures. Souriante, elle gagna son bureau en bavardant avec tout le monde, comme à
son habitude.
Lorsqu’elle passa devant le bureau de Christos, son cœur se mit à battre la chamade. Etait-il là ?
Pensait-il un tout petit peu à elle ? Ou bien avait-il déjà tourné la page ? Elle déglutit péniblement. L’idée
qu’elle n’avait peut-être été pour lui qu’une occasion de satisfaire sa libido était très désagréable. Mais
c’était le scénario le plus probable. Et de toute façon c’était réciproque, non ? Après tout, juste avant
qu’il sonne, elle envisageait d’acheter un sex-toy.
Elle s’installa à son bureau et consulta sa messagerie. Elle avait une longue liste de mails et une
matinée chargée devant elle. Une réception de mariage était prévue pour le week-end, un séminaire
d’entreprise pour le lundi, et bien sûr il y avait l’assemblée des actionnaires — et la tournée des hôtels
qui suivrait — à préparer.
Un nouveau message arriva dans sa boîte de réception.
De : sara@norringtons.com
Pour : lucilla.chatsfield@hotelchatsfield.com
Sujet : PRIVE
Trouvé sa trace.
S.N.

Son estomac se noua. Elle resta un long moment immobile, les yeux fixés sur l’écran, partagée entre
la curiosité et un vif sentiment de culpabilité. L’image de Christos en sueur, les cheveux en bataille et
l’air hagard après son cauchemar s’imposa à elle. Puis ce fut le souvenir de leur nuit de passion qui
assaillit son esprit. Submergée par une vive chaleur, elle ferma les yeux.
La sonnerie du téléphone la fit sursauter. Elle pressa le bouton.
— Oui ?
— M. Giatrakos souhaite vous voir dans son bureau, annonça Jessie.
Une bouffée de panique lui coupa le souffle. Il la convoquait par l’intermédiaire de sa secrétaire,
après tout ce qui s’était passé entre eux ? Elle était censée arriver dans son bureau, en faisant comme si
de rien n’était ?
— Dites-lui que je suis occupée.
— Bien, mademoiselle Chatsfield.
Elle reporta son attention sur son écran, déterminée à traiter ses mails. Le message de Sara ne
quittait pas son esprit, mais tout à coup, elle n’avait plus aucune envie de savoir ce qu’avait découvert la
détective.
C’était ridicule. Et ça donnait raison à Christos en faisant d’elle une femme indécise, incapable de
prendre des décisions difficiles… Elle ramassa son portable et chercha le numéro de Sara.
Au même instant la porte du bureau s’ouvrit. Le cœur battant à tout rompre, elle laissa tomber son
portable sur le bureau. Christos était plus séduisant que jamais dans un costume taillé sur mesure qui lui
allait comme un gant et une chemise bleue qui mettait en valeur la couleur de ses yeux.
A son grand dam, elle sentit une chaleur liquide se répandre entre ses cuisses. Oh non…
— Puis-je vous aider, monsieur Giatrakos ? demanda-t-elle d’une voix moins assurée qu’elle ne
l’aurait voulu.
Christos plissa les yeux. Il ferma la porte et avança vers elle d’une démarche souple.
— Vous n’êtes pas venue comme je l’ai demandé.
Elle se renversa contre le dossier de son fauteuil en s’efforçant de maîtriser les frissons qui la
parcouraient.
— De toute évidence, ce n’était pas utile. Vous êtes venu à moi.
Il l’étudia comme si elle était une nouvelle espèce récemment découverte.
— Vous m’évitez, mademoiselle Chatsfield ?
— Pas du tout.
Elle indiqua son ordinateur.
— Comme vous pouvez le voir, je suis occupée. Je ne peux pas laisser tomber ce que je fais pour
aller faire des courbettes devant vous.
— Vous travaillez ici. Quand j’ai besoin de vous parler, j’ai besoin de vous parler. Il ne vous est
pas venu à l’esprit que ça pourrait être important ?
— Ce n’était pas précisé dans votre convocation.
Il plongea son regard dans le sien et elle dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas détourner les
yeux.
— Tu es en colère contre moi.
Elle déglutit péniblement. Elle n’avait aucune envie d’évoquer ce qui s’était passé entre eux, mais il
n’allait pas lui laisser le choix.
— Pourquoi le serais-je ?
— Parce que je n’étais plus là quand tu t’es réveillée.
Elle haussa les épaules avec une désinvolture étudiée.
— Nous avons couché ensemble, Christos. Je n’avais pas besoin de câlins le lendemain matin. Tu
étais parti. Quelle importance ?
Elle crut déceler de la surprise dans les yeux de Christos, mais ce fut très fugitif.
— Tu es raisonnable pour une femme.
Elle serra les dents. Pour qui se prenait-il ? Pour un amant si exceptionnel que les femmes ne
pouvaient pas s’en passer ?
— Que t’imaginais-tu ? Que j’allais te supplier de m’accorder une autre nuit avec toi ? Que tu allais
me trouver en larmes parce que tu étais parti pendant mon sommeil ?
Elle secoua la tête.
— J’ai été soulagée en voyant que tu n’étais plus là. Ça m’a évité de te demander de partir.
Christos plissa les yeux. Que se passait-il dans son esprit ? Impossible de le savoir, mais il y avait
des chances pour qu’il soit au moins un peu surpris. Elle réprima un sourire satisfait. Prends ça, M. Sexe.
— Eh bien le soulagement est partagé, déclara-t-il d’un ton neutre.
Elle eut un pincement au cœur, mais elle s’efforça de l’ignorer. Pourquoi serait-elle déçue ? Elle
avait toujours su à qui elle avait affaire. Et elle avait couché avec lui en connaissance de cause. Ils
avaient passé une nuit ensemble — une nuit explosive, inoubliable, en tout cas pour elle — et l’histoire
s’arrêtait là.
Elle devrait être soulagée. Alors pourquoi ne l’était-elle pas ?
— Tant mieux, commenta-t-elle. Mais pourquoi voulais-tu me voir ? J’ai une foule de choses à faire
d’ici la semaine prochaine, si je dois t’accompagner dans la tournée des hôtels. A moins que tu sois venu
me dire que ma présence n’est plus nécessaire ?
Pourvu que ce soit le cas, pria-t-elle. Mais en même temps, s’il lui disait ça, elle ne le supporterait
pas… Elle avait envie de faire la tournée des autres hôtels. Et curieusement, elle avait envie que Christos
la traite comme si elle était un élément important du groupe Chatsfield.
— Il est toujours prévu que vous m’accompagniez, mademoiselle Chatsfield. Ce que je voulais
c’était le rapport d’activité de votre service pour le mois dernier. Vous voyez de quoi je parle, je
suppose ?
A son grand dam, elle sentit ses joues s’enflammer.
— Bien sûr. Vous avez envoyé environ une centaine de mémos concernant ces rapports d’activité
mensuels.
— Et, pourtant, vous ne m’avez toujours pas remis le vôtre. Et vous êtes la seule chef de service à
être en retard.
Assaillie par une bouffée de colère, elle s’exhorta au calme et accrocha à ses lèvres un sourire
froid.
— Dans ce cas, il vaut mieux que vous me laissiez afin que je puisse le terminer.
— Sur mon bureau avant midi, mademoiselle Chatsfield, dit Christos en se dirigeant vers la sortie.
— A vos ordres, mon commandant, répliqua-t-elle sans cesser de sourire.
Il lui lança un dernier coup d’œil par-dessus son épaule et quitta son bureau. Dès qu’il eut refermé
la porte, elle prit son portable et appela Sara Norrington.

* * *

Christos regagna son bureau et claqua la porte derrière lui. Il se dirigea à grands pas vers la fenêtre
et contempla le parc de l’autre côté de la rue. Il avait rarement été aussi furieux… Et frustré. C’était ça le
plus surprenant. Il avait couché avec Lucilla Chatsfield — à de nombreuses reprises — la nuit
précédente, mais il n’était pas rassasié. Il avait envie de recommencer. Ce qui était inhabituel. Et
inquiétant.
Il veillait à ne jamais tisser de liens avec personne. Très tôt, il avait appris que s’attacher à
quelqu’un rendait horriblement vulnérable. Il avait aimé une personne dans sa vie et il avait failli
sacrifier tout son avenir pour elle. Quand il pensait au visage de sa mère — son beau visage meurtri
inondé de larmes — et à la rage meurtrière qui s’était emparée de lui, quand son père était rentré ivre en
cherchant quelque chose à cogner, cela lui rappelait pourquoi il ne s’autorisait pas à éprouver le moindre
sentiment pour quiconque.
Mais ce n’était pas parce qu’il avait passé une nuit dans le lit de Lucilla qu’il éprouvait quelque
chose pour elle. Loin de là. Il s’était réveillé vers 4 heures et il lui avait fallu quelques instants pour se
rappeler où il se trouvait et avec qui. Elle était blottie contre lui, un bras possessif refermé sur sa taille,
et il était resté un moment immobile à penser à tout ce qui s’était passé entre eux.
Il aimait le sexe et les aventures multiples. Il avait couché avec des femmes plus hardies et plus
habiles. Et, pourtant, à cet instant, il n’avait eu qu’une envie. La réveiller et recommencer.
C’était un sentiment inhabituel. Or il n’aimait pas les sentiments inhabituels. Ils étaient trop
déroutants. Il s’était donc levé avec précaution et il avait regagné la chambre d’amis, où il s’était rhabillé
dans le noir, déterminé à s’en aller avant qu’elle se réveille.
Malgré tout, il n’avait pas pu partir sans la contempler une dernière fois. Ses cheveux étaient tout
emmêlés et il s’était surpris à tendre la main pour les lisser sur l’oreiller. Pourquoi ? Il n’en avait aucune
idée, mais il s’était ravisé et avait quitté la pièce sans un regard en arrière. Lucilla Chatsfield n’était pas
différente des autres femmes. Si elle l’avait tant fasciné c’était parce qu’elle lui avait d’abord résisté,
contrairement aux autres. Dans le taxi qui l’avait ramené chez lui, il s’était dit qu’elle aurait désormais
une autre attitude. Que, lorsqu’il la convoquerait dans son bureau, elle arriverait en courant et qu’il
pourrait la prendre dans ses bras s’il en avait envie.
Puis il avait décidé qu’il devait recoucher avec elle, juste pour s’assurer de sa docilité et de sa
coopération, le temps de rétablir le prestige du groupe Chatsfield. Une fois cet objectif atteint, il pourrait
rompre en douceur avec Lucilla.
Il avait été très satisfait de ce plan. Jusqu’à ce qu’elle refuse de répondre à sa convocation. Jusqu’à
ce qu’elle lui dise froidement, en le regardant dans les yeux, qu’elle avait été soulagée d’avoir trouvé son
lit vide à son réveil parce que cela lui avait évité de lui demander de partir. Il avait eu l’impression
d’être arrivé dans un monde parallèle, dans lequel les rôles étaient inversés.
Une impression désagréable. Très désagréable.
Christos s’écarta de la fenêtre en se passant la main dans les cheveux et se laissa tomber lourdement
dans son fauteuil. Lucilla n’était rien pour lui. Absolument rien. Si elle voulait faire comme s’ils
n’avaient jamais été amants, pas de problème. Aucun problème. Du moment qu’elle restait efficace dans
son travail, peu importait ce qu’elle faisait pendant ses loisirs — et avec qui.
Cependant, hier elle avait reconnu que sa vie sexuelle était inexistante en ce moment. Il l’avait déjà
compris avant qu’elle le lui dise. Elle faisait passer son travail avant tout le reste.
Eh bien lui aussi. Il était là pour accomplir une mission et c’était ce qui comptait le plus. Il y avait
longtemps qu’il accordait la priorité au travail. Dans le centre de détention pour mineurs, il s’était juré de
ne plus jamais laisser ses émotions lui dicter ses actions. Au début, il avait dû se battre presque
quotidiennement pour imposer son autorité, mais une fois qu’il n’avait plus rien eu à craindre de ses
codétenus, il avait consacré tout son temps à lire dans la bibliothèque.
Lorsqu’il avait été libéré, à dix-huit ans, il avait tout changé de lui-même — son nom, son accent,
ses manières, son éducation — et il était devenu quelqu’un d’autre. Il n’avait aucune raison de rester
celui qu’il avait été. Sa mère était morte et son père était une ordure qui ne risquait plus de se frotter au
fils qu’il avait battu sauvagement plus d’une fois.
A partir de ce jour, il n’avait plus jamais regardé en arrière.
Christos se frotta la tempe tout en parcourant les rapports affichés sur l’écran de son ordinateur.
Certes, parfois il avait des cauchemars. Il ressentait de nouveau la peur et la rage qui l’avaient étreint
cette fameuse nuit chez ses parents, et toutes les autres nuits quand son père était rentré ivre, après s’être
remis à boire pour la énième fois. La vie familiale se partageait entre périodes de calme et crises
épouvantables. C’étaient ces crises qui avaient façonné l’homme qu’il était devenu.
Et c’étaient ces crises qui restaient gravées dans sa mémoire, malgré sa réussite. L’enfant battu et
révolté qu’il avait été revenait dans ses rêves. Et il avait beau lui assurer que tout allait bien se passer,
cet enfant ne pouvait pas l’entendre. Prisonnier de sa peur et de sa colère, il commettait des actes qu’il
n’aurait pas dû commettre.
L’Interphone sonna. Christos pressa le bouton d’un geste impatient.
— Qu’y a-t-il ?
Le ton de Sophie était d’une neutralité très professionnelle, mais il savait qu’elle ne l’appréciait pas
particulièrement. Surtout depuis qu’il l’avait envoyée à Chatsfield House avec pour mission de
convaincre Nicolo d’assister à l’assemblée des actionnaires. Elle était une autre femme depuis son retour.
Mais elle avait réussi l’impossible et c’était tout ce qui comptait pour lui.
L’impossible était sa spécialité, après tout.
— Mlle Chatsfield est là, monsieur. Elle voudrait vous voir.
Une bouffée d’excitation assaillit Christos, à son grand agacement.
— Faites-la entrer.
— Bien, monsieur.
La porte s’ouvrit sur Lucilla et il resta un instant sans voix. Lorsqu’elle était assise à son bureau
quelques instants plus tôt, il n’avait vu que son chemisier blanc. Sa jupe crayon noire n’avait rien de
surprenant, mais ces talons aiguilles léopard… Ils faisaient paraître ses jambes plus interminables que
jamais. Des jambes qui s’étaient nouées sur ses reins à plusieurs reprises au cours de la nuit…
Transpercé par une flèche de désir, Christos eut toutes les peines du monde à prendre un air détaché.
— Qu’y a-t-il, mademoiselle Chatsfield ?
Pas question de se lever. Elle remarquerait immédiatement l’éveil de sa virilité…
Elle ferma la porte derrière elle et s’avança jusqu’à son bureau.
— Je veux que vous partiez, dit-elle d’une voix calme.
— Ce n’est pas un secret, Lucilla mou.
— Je suis sérieuse, Christos. Cette fois vous vous en allez. Appelez mon père pour lui présenter
votre démission. Et ensuite, disparaissez de mon entreprise et de ma vie.
Un frisson d’inquiétude courut sur la nuque de Christos. Il se leva lentement et plongea son regard
dans celui de Lucilla.
— Je crains de ne pouvoir vous donner satisfaction, mon ange. Je ne partirai pas tant que ma
mission ne sera pas accomplie. Si ce qui s’est passé cette nuit vous pose soudain un problème de
conscience j’en suis navré, mais ça ne change rien. Je suis ici pour rester.
Soutenant son regard, elle releva le menton.
— Vous allez devoir reconsidérer votre réponse. Ou bien expliquer dans quelques jours aux
actionnaires qui est Nikos Stavrou.
Il sentit son sang se glacer dans ses veines, mais il resta impassible et demanda d’une voix suave :
— Et qui est-ce, selon vous ?
Elle déglutit péniblement.
— C’est un criminel. Et c’est vous.
8.

Lucilla avait encore du mal à croire ce qu’elle venait d’apprendre. Curieusement, elle ne ressentait
aucune satisfaction. Certes, elle espérait trouver une information qui lui permettrait d’obliger Christos à
quitter son poste, mais ça… non, elle ne s’y attendait pas.
Les yeux étincelants, il était visiblement furieux mais pas intimidé.
— J’ignore ce que vous croyez savoir à mon sujet, Lucilla mou, mais rien de ce que vous pourrez
dire ne me fera partir.
Elle déglutit péniblement. Cette nuit il avait été un amant fantastique, à la fois tendre et fougueux, qui
lui avait fait vivre des moments d’une intensité inouïe.
Mais il n’était pas celui qu’elle croyait. Ce n’était pas l’homme charmant et raffiné pour lequel il se
faisait passer. C’était un homme violent, un criminel. En tout cas, il l’avait été.
— Vous avez failli tuer un homme, déclara-t-elle, la gorge nouée. Votre propre père.
Les traits de Christos se figèrent en un masque froid et son regard devint vide. Le cœur de Lucilla se
serra douloureusement. C’était pire que tout. Elle aurait préféré qu’il reste en colère. Ou mieux encore
qu’il exprime des remords. Qu’il reconnaisse une erreur de jeunesse qui l’avait poussé ensuite à devenir
un homme meilleur.
Mais cette impassibilité… C’était insupportable. Elle se sentait trahie et triste. Si triste. Qui était
l’homme avec qui elle avait vécu une nuit de passion ? Elle ne parvenait pas à oublier son air hagard
lorsqu’il avait ouvert la porte de la chambre d’amis après son cauchemar. Il semblait si seul, si perdu…
Mais quel lien avec l’homme dont elle venait de découvrir le passé ?
— En effet, acquiesça-t-il d’une voix morne. Et j’ai purgé ma peine.
Elle croisa étroitement les bras.
— Mais vous l’avez caché. Et vous avez changé de nom.
La colère crispa brièvement les traits de Christos.
— Bien sûr. J’étais un enfant et j’ai commis une erreur. Suis-je censé le payer toute ma vie ?
— Mais votre père…
Elle-même éprouvait des sentiments contradictoires pour son père, mais pas le genre de haine qui
pourrait la pousser à le tuer.
— Ce n’est pas parce qu’un homme fait un enfant à une femme qu’il devient forcément père.
— Ce n’est pas une raison pour faire ce que vous avez fait au vôtre, murmura-t-elle.
Elle avait toujours du mal à croire ce que lui avait rapporté la détective.
Nikos Stavrou avait passé quatre ans dans un centre de détention pour mineurs après avoir failli tuer
son père. Certes, la vie n’était pas rose chez les Stavrou. Le père buvait et il n’était pas rare que les
voisins appellent la police à cause de querelles domestiques. Mais de là à frapper son père avec un
gourdin au point de l’envoyer à l’hôpital pendant deux mois et de le laisser invalide à vie ?
L’estomac de Lucilla se noua. Dire que c’était le même homme qui l’avait caressée tendrement cette
nuit…
— Je n’ai pas l’intention de discuter de ça avec vous, Lucilla. Ça ne vous regarde pas.
Elle sentit sa gorge se serrer. Même si elle était horrifiée par ce qu’il avait fait, elle avait le
sentiment d’avoir été trop loin en soulevant le problème. Mais elle n’avait pas le choix. Elle ne pouvait
pas laisser un homme comme lui diriger l’entreprise familiale et s’ériger en juge de tout le monde.
— En effet, mais ça regarde le groupe Chatsfield. Et je veux que vous partiez. Démissionnez,
Christos. Appelez mon père et annoncez-le-lui.
Les yeux de Christos lancèrent des étincelles.
— Je n’ai pas peur de vous, Lucilla.
— Je vous laisse jusqu’à l’assemblée des actionnaires. Si vous n’êtes pas parti d’ici là, j’aurai
beaucoup de choses à dire quand viendra mon tour de prendre la parole.
— Quelle sale garce vous êtes. Si sûre de votre supériorité morale. Si méprisante. Mais n’oubliez
pas que je vous ai entendue crier de plaisir. Je vous ai entendue me supplier, Lucilla. Encore et encore.
Elle déglutit péniblement.
— C’était avant que je sache…
— Vous me supplieriez de nouveau, ici, maintenant, si je vous embrassais. N’oubliez jamais ça.
Elle recula d’un pas, le cœur battant à tout rompre. S’il faisait le tour du bureau et la prenait dans
ses bras, il risquait de prouver qu’il avait raison, malheureusement. Parce que tout au fond d’elle-même,
elle gardait le souvenir de l’homme perdu qu’elle avait réconforté en le tenant contre elle dans ses bras,
avant qu’ils trouvent refuge dans son lit. Cette nuit, pendant quelques heures, ils n’avaient plus été seuls
ni l’un ni l’autre.
Une illusion, se dit-elle aussitôt. Christos avait dissimulé son passé et sa véritable identité. Il était
parfaitement capable de lui avoir joué la comédie cette nuit. De lui avoir donné l’illusion qu’ils
partageaient quelque chose de spécial, alors que pour lui les femmes étaient interchangeables.
— L’assemblée, Christos, rappela-t-elle en se dirigeant vers la sortie. Donnez votre démission et
vous pourrez dire ce que vous voudrez aux actionnaires. Que vous avez reçu une autre proposition, par
exemple. Ça m’est égal. Mais si vous ne démissionnez pas…
Impossible de regarder plus longtemps son visage crispé par la rage, la frustration — et le
regret ? — sans avoir envie de se précipiter vers lui et de le prendre dans ses bras… Elle ouvrit
précipitamment la porte et quitta le bureau. Une fois de retour dans le sien, tremblante et oppressée, elle
prit conscience que ses joues étaient mouillées. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas pleuré. Si
longtemps… Se laissant tomber dans son fauteuil, elle enfouit son visage dans ses mains et éclata en
sanglots.

* * *

La sonnerie de son portable fit tressaillir Lucilla. C’était le soir et elle s’était assoupie sur son
canapé avec, éparpillés autour d’elle, des documents sur lesquels elle avait tenté en vain de se
concentrer. Elle chercha son portable à tâtons et le trouva sous une pile de feuilles. Christos. Son cœur se
serra, puis, inexplicablement, se gonfla de joie.
— Oui ? dit-elle d’une voix mal assurée.
— Il faut que je vous parle.
— Vous êtes en train de le faire.
— Face à face, Lucilla.
— Je serai à mon bureau dès 8 heures demain matin.
— Maintenant.
— Alors au téléphone. C’est ça ou rien.
Il soupira.
— Très bien. Je veux savoir comment vous avez obtenu cette information.
— J’ai engagé quelqu’un, répondit-elle, le cœur serré.
— Bien sûr. Ç’a dû vous coûter une fortune.
Le ton froid de Christos accrut le désarroi de Lucilla.
— J’ai de l’argent. Vous le savez bien puisque mon père vous a confié la responsabilité de la
fiducie familiale.
— Exact. Mais j’ai du mal à comprendre que vous n’ayez pas acheté le portrait de votre mère, mais
que vous ayez dépensé une fortune pour vous renseigner sur moi. Me haïssez-vous donc à ce point ?
Elle sentit sa gorge se nouer. S’abstenir de faire une offre pour le tableau avait été un sacrifice
nécessaire. Alors pourquoi se sentait-elle coupable, tout à coup ? Et pourquoi était-il si douloureux
d’entendre la voix de Christos ?
— Je ne vous hais pas. Je veux juste la place qui me revient dans mon entreprise.
— Ce n’est pas votre entreprise. C’est celle de votre père. Et de vos frères et sœur. Elle vous
appartient à tous. Et je suis la personne la plus compétente pour lui faire retrouver tout son prestige.
— Je suis compétente.
— C’est vrai. Mais vous manquez d’expérience. J’ai remis plus d’entreprises sur pied que vous ne
pouvez l’imaginer. Mais allez-y, Lucilla mou. Prenez les choses en main.
Elle retint une exclamation de surprise.
— Vous démissionnez ?
— Vous êtes contente ?
Oui. Et non. Bon sang !
— Bien sûr.
Elle inspira profondément.
— Je ne dirai rien à personne, Christos. Vous avez ma parole. Je vais déchirer le rapport.
Elle crut entendre un rire étouffé.
— Vous êtes dure, mon ange. Le groupe Chatsfield est à vous. Laissez-le péricliter. Ça m’est
complètement égal.
— Je ne cherche pas à vous blesser, murmura-t-elle.
— Me blesser ? répéta-t-il, visiblement surpris. Vous n’en avez pas le pouvoir, Lucilla.
Il raccrocha et elle resta un long moment immobile, l’appareil contre son oreille, avec un sentiment
de vide insupportable.

* * *

Les jours suivants, Lucilla ne ressentit aucune satisfaction à l’approche de l’assemblée des
actionnaires. La plupart du temps Christos faisait comme s’il ne la voyait pas. Et quand il lui arrivait de
poser les yeux sur elle, son regard était glacial. Elle n’avait parlé à personne du rapport. Même pas à
Antonio. Sans trop savoir pourquoi, elle préférait attendre pour lui donner l’information. De toute façon,
il travaillait toujours au rachat des hôtels Kennedy et il valait mieux éviter de le distraire. Cette opération
consoliderait sa position légitime de directrice générale une fois que Christos serait parti.
Une fois que Christos serait parti.
Pourquoi cette perspective ne la réjouissait plus comme autrefois ? se demanda-t-elle, furieuse
contre elle-même. Pourquoi était-elle aussi sentimentale ? Parce qu’ils avaient passé une nuit ensemble ?
Parce qu’elle l’avait vu vulnérable et humain ? C’était ridicule. Elle n’avait aucune raison d’éprouver de
la compassion pour lui.
La veille de l’assemblée des actionnaires, elle travailla tard à peaufiner son plan de développement
de l’entreprise. Après le départ de Christos, son père risquait de vouloir engager quelqu’un pour le
remplacer, mais elle n’avait pas l’intention de lui en laisser l’occasion. Elle allait lui prouver qu’elle
était prête à prendre la direction du groupe. Son projet serait si convaincant qu’il comprendrait enfin
qu’elle était à la hauteur de la tâche.
Lorsqu’elle eut terminé, elle éteignit son ordinateur et consulta sa montre. Il était un peu plus de
20 heures. Réprimant un bâillement, elle se leva, rangea tous ses dossiers dans son porte-documents et
quitta son bureau. En passant devant celui de Christos, elle vit que la porte était ouverte et la lumière
allumée. Son premier réflexe fut de poursuivre son chemin sans bruit, puis elle se ravisa. Redressant les
épaules, elle s’avança jusqu’au seuil de la pièce.
Christos leva la tête.
— Ah, Lucilla, entrez.
Il se leva et se dirigea vers le buffet de style édouardien, aménagé en bar.
— Prenez un verre avec moi.
— Je ne devrais pas, objecta-t-elle, assaillie de remords.
— Juste un. Pour porter un toast à l’avenir. Votre avenir.
Elle entra dans le bureau à contrecœur.
— Juste un.
Comment refuser, alors qu’elle avait obtenu ce qu’elle voulait ? Elle avait gagné. Elle l’avait chassé
de son entreprise et sa victoire serait entérinée demain.
Christos versa de la vodka dans un verre, puis ajouta du tonic et une écorce de citron.
— C’est votre apéritif favori, n’est-ce pas ? dit-il en lui tendant le verre.
— Oui, répondit-elle, stupéfaite.
Il avait remarqué ?
— J’observe, Lucilla mou, déclara-t-il, visiblement conscient de sa surprise. Vous buvez de la
vodka tonic, du pinot gris et du cabernet sauvignon, ainsi que du malbec de temps en temps, pour changer.
Ce sont vos boissons préférées.
Elle posa son porte-documents dans un fauteuil.
— En effet, acquiesça-t-elle avec embarras.
De son côté, elle serait incapable de dire quelles étaient les siennes. Il avait bu du vin, le soir où ils
avaient dîné ensemble chez elle, mais elle ne savait pas ce qu’il aimait. Il se servit un whisky. Eh bien,
elle avait déjà une partie de la réponse, songea-t-elle. Mais aussitôt son cœur se serra. Quelle
importance, à présent ?
Il leva son verre.
— A vous, Lucilla. Vous avez gagné la bataille.
— Je suis désolée, Christos, se surprit-elle à répliquer.
Il haussa les épaules et but une gorgée. Puis il s’appuya contre le buffet, les yeux fixés sur elle.
— Vous ne buvez pas à votre triomphe ?
A cet instant précis, elle n’avait pas vraiment envie de boire de l’alcool. L’estomac noué, elle avait
l’impression d’être redevenue une fille à peine sortie de l’enfance. Une fille angoissée, inquiète pour sa
famille et qui ne savait pas comment arranger les choses. Elle avait fait tout son possible, mais cela lui
avait beaucoup coûté. Ses rêves, son indépendance pendant longtemps, et même sa santé, lorsqu’elle avait
eu un ulcère à dix-sept ans.
Mais les années avaient passé et elle n’avait plus d’ulcère. La vodka lui brûla la gorge. Elle faillit
tousser, mais elle se retint. Lorsqu’elle eut fini son verre, elle le posa sur le bureau, puis elle reprit son
porte-documents. Ses jambes flageolaient, constata-t-elle avec agacement. Il fallait vraiment qu’elle
surveille son alimentation. Elle ne pouvait pas continuer à se nourrir de boissons énergétiques et de
pâtisseries — et un fruit de temps en temps — si elle voulait tenir le coup aux commandes du groupe
Chatsfield.
— Je suis désolée que ça se passe comme ça…
Avait-elle vraiment du mal à articuler ou bien était-ce une impression ? Elle porta la main à son
front.
Christos la rejoignit.
— Si vous vous asseyiez un instant. Vous êtes toute pâle.
Il l’installa dans le fauteuil et elle se laissa aller contre le dossier. Elle n’avait qu’une envie.
Dormir… Christos l’observait, le front plissé.
— Excusez-moi. Je suis épuisée.
— Eh bien, fermez les yeux et reposez-vous.
Elle s’efforça de garder les yeux ouverts et tenta de se lever.
— Non, il faut que je rentre chez moi. J’ai encore des tas de choses à préparer.
La main de Christos se posa sur son épaule et la repoussa doucement contre le dossier.
— Dormez, glykia mou. Quand vous vous réveillerez, tout ira mieux.
9.

Lucilla se réveilla dans un lit. Elle resta un moment immobile, l’esprit embrumé. Comment était-elle
arrivée là ? En quittant son bureau, elle s’était arrêtée pour boire un verre avec Christos. Après ça, elle
ne se souvenait de rien. La fatigue, sans doute. Elle avait dû prendre un taxi pour rentrer chez elle et
s’écrouler dans son lit.
Elle se redressa sur un coude et son pouls s’accéléra tout à coup. A quoi pensait-elle ? Aujourd’hui
c’était l’assemblée des actionnaires ! Ce n’était vraiment pas le jour où arriver en retard. Christos allait
annoncer son départ et il fallait qu’elle soit là pour prendre la relève.
Elle rejeta les couvertures d’un geste vif et se leva. Puis elle s’immobilisa, décontenancée. Cette
chambre ne lui semblait pas familière… Les stores étaient fermés, mais la lumière filtrait à travers. Les
stores ? Elle n’avait pas de stores ! Le cœur battant à tout rompre, Lucilla se précipita vers la fenêtre la
plus proche et releva le store.
Aveuglée par le soleil, elle cligna les paupières pendant quelques secondes avant de distinguer
quelque chose. Elle secoua la tête avec effarement. Etait-elle victime d’une hallucination ? Partout où son
regard se posait, il n’y avait que du bleu. Un étage plus bas, une grande terrasse aboutissait à une piscine
à débordement, et au-delà on ne voyait que la mer jusqu’à l’horizon. Une bouffée de panique l’assaillit.
Pivotant sur elle-même, elle courut jusqu’à la porte. Mais lorsqu’elle voulut l’ouvrir, celle-ci
résista. L’angoisse lui noua l’estomac, puis laissa très vite place à la colère. Elle ignorait où elle se
trouvait, mais ce n’était pas en Angleterre. De toute évidence, quelqu’un l’avait kidnappée et éloignée de
Londres avant l’assemblée des actionnaires.
Christos, bien entendu. Qui d’autre ? Mais où l’avait-il envoyée ? Et comment allait-elle s’y prendre
pour s’échapper et retourner au Chatsfield pour le mettre dehors une fois pour toutes ? Toutes les fenêtres
étaient bloquées elles aussi, constata-t-elle. Elle pourrait peut-être briser une vitre à l’aide d’un fauteuil.
Mais à quoi cela l’avancerait-il si elle se blessait ? Dans la réalité, casser des carreaux n’était pas aussi
facile que ça en avait l’air au cinéma.
Il y avait un téléphone sur la table de nuit… Elle décrocha. Pas de tonalité ! Elle reposa le combiné
d’un geste rageur. Au même instant, elle vit la poignée de la porte tourner. Déglutissant péniblement, elle
regarda la porte s’ouvrir lentement. Et resta un instant bouche bée. Elle ne savait pas à quoi elle
s’attendait, mais certainement pas à ça…
— Christos ?
Il avait un plateau dans les mains et une bonne odeur de nourriture fit gargouiller son estomac, mais
elle était trop furieuse pour manger.
— Bonjour, Lucilla. Je suppose que tu as bien dormi ?
Elle crispa les poings.
— Où suis-je ? Qu’as-tu fait ? demanda-t-elle alors qu’il posait le plateau au pied du lit.
Puis elle décida de ne pas attendre la réponse et se précipita hors de la pièce. Après avoir descendu
un escalier, elle arriva dans un salon spacieux et inondé de lumière, ayant lui aussi vue sur la mer.
Cependant, depuis ce côté de la maison on apercevait également un village et un port en contrebas. Les
maisons étaient d’une blancheur éclatante et le sol autour visiblement volcanique. Des rochers s’élevaient
à pic au-dessus de la mer et on apercevait au large des îles plus petites parsemées de vert.
Elle se retourna. Christos était derrière elle, les mains dans les poches. Ses yeux, fixés sur elle,
étaient du même bleu que la mer.
— La Grèce ? Tu m’as amenée en Grèce ? dit-elle, au comble de la confusion.
Il haussa les épaules.
— Tu ne m’as pas laissé le choix.
Elle passa la main dans ses cheveux. Puis elle aperçut son reflet dans un miroir, à l’autre bout de la
pièce. Les cheveux ébouriffés, le teint pâle, elle portait juste une culotte et un T-shirt pour touriste, qui
proclamait « I Céphalonie ».
— Je ne t’ai pas laissé le choix ? Christos, tu m’as kidnappée !
Elle comprit soudain comment il s’y était pris.
— Tu m’as droguée !
— Comme je viens de le dire, tu ne m’as pas laissé le choix.
Les yeux noyés de larmes, elle secoua la tête avec vigueur. Dire qu’elle avait voulu croire en lui…
Non, elle avait cru en lui. Elle s’était dit qu’il avait commis une erreur de jeunesse qui datait de loin.
Qu’il n’était plus un enfant et qu’il n’était pas violent. Mais il était malhonnête. Et peut-être était-il
également violent, en fin de compte. Qu’en savait-elle ? L’estomac de Lucilla se noua, mais aussitôt son
cœur la rassura. Non. Il ne lui ferait pas de mal. Il avait été très attentionné et très tendre la nuit où ils
avaient fait l’amour. Or rien ne l’y obligeait. Et après son cauchemar, il était si vulnérable… Elle ne
pourrait jamais l’oublier. Mais qu’il ait osé la kidnapper… Ça dépassait l’entendement.
— Je veux partir. Tout de suite.
— Tu peux partir quand tu veux, Lucilla. Mais je te demande de rester.
Elle croisa les bras.
— Pour quelle raison resterais-je ? Comment veux-tu que je te fasse confiance ? Tu m’as enlevée !
— Tu menaçais ma carrière. Et la vie que j’ai construite à la suite de tous les événements qui ont
failli me détruire.
— Pas du tout. Je t’ai dit que je n’en parlerais à personne. Je t’ai promis de détruire le rapport !
La mâchoire de Christos se crispa.
— Et je devrais te croire ? Tu étais prête à me dénoncer aux actionnaires si je ne faisais pas ce que
tu réclamais ! Comment puis-je être sûr que tu ne me soumettras pas à un nouveau chantage plus tard,
quand tu estimeras que je suis de nouveau un obstacle à ta carrière ?
— Je ne ferais jamais ça.
Christos eut un rire amer.
— Bien sûr… Si je travaille chez un groupe concurrent et qu’un jour il menace le tien, tu n’utiliseras
pas ce que tu sais sur moi pour m’obliger à faire machine arrière ? Comment pourrais-je te laisser en
possession d’une arme aussi redoutable, sans t’obliger à prendre connaissance de tous les détails de mon
passé ? Si ensuite tu es toujours déterminée à me détruire, tant pis. Mais tu ne le feras pas sans savoir
exactement ce que tu as décidé de détruire. Tu me dois bien ça.
— Je ne te dois rien du tout, objecta-t-elle en réprimant le remords qui menaçait de l’assaillir.
Pourquoi lui devrait-elle quelque chose ? Il n’avait rien fait pour elle. Il l’avait droguée, puis
kidnappée !
Il arqua un sourcil narquois.
— Vraiment ? Ne connaîtrais-tu pas le montant de mon indemnité de départ, Lucilla mou ? Si je
pars, comme tu le souhaites si ardemment, le groupe Chatsfield devra me verser une indemnité
importante. Pas aussi élevée que si tu me licenciais officiellement, mais assez tout de même pour grever
le budget de l’entreprise. Reste ici avec moi, accepte de voir ce que j’ai à te montrer et je ne prendrai pas
un penny.
Elle déglutit péniblement. Pourquoi n’avait-elle pas pensé à son indemnité de départ ? C’était une
erreur de sa part. Le contrat accordé par son père à Christos ne prévoyait sans doute pas une indemnité
dépassant les limites de ce qu’ils pouvaient payer, mais il était possible qu’elle les oblige à certaines
restrictions budgétaires pendant quelque temps. Mais si elle acceptait de rester et de faire ce qu’il
voulait, elle ne lui devrait plus rien. Ça valait la peine. Cependant, il l’avait enlevée. Comment oublier
ça ?
— Pourquoi ne m’as-tu pas demandé ça à Londres ? Pourquoi as-tu éprouvé le besoin de m’amener
ici contre mon gré ?
Il la regarda comme si elle était stupide. Et à vrai dire, elle avait presque l’impression de l’être.
Elle ne raisonnait pas comme lui. Elle était incapable de duperie.
— Tu m’aurais ri au nez, déclara-t-il sèchement. Tu pensais avoir tous les atouts en main.
— J’avais réellement tous les atouts en main. Sinon tu ne serais pas allé jusqu’à m’enlever.
— Touché, Lucilla. Tu commences à comprendre les règles du jeu. En effet, tu avais tous les atouts
en main. Et tu n’aurais jamais accepté de me suivre jusqu’ici.
— Tu m’as droguée !
— Oui. Avec une drogue inoffensive, uniquement destinée à t’endormir.
— Tu m’as déshabillée. Tu aurais pu me faire n’importe quoi !
Le dégoût qui se peignit sur le visage de Christos serra le cœur de Lucilla.
— Premièrement, je ne suis pas en manque au point d’abuser d’une femme droguée. Deuxièmement,
je ne t’ai pas déshabillée. C’est la gouvernante qui s’en est chargée, avec l’aide de sa fille.
Lucilla promena un regard furtif sur la pièce. C’était déjà assez embarrassant d’être dans cette tenue
devant Christos. Elle n’avait aucune envie de voir surgir les inconnues qui l’avaient déshabillée…
— Elles sont reparties chez elles. La gouvernante est juste venue ouvrir la maison et s’occuper de
toi.
— Depuis combien de temps suis-je ici ?
— Nous sommes arrivés tôt dans la matinée. A présent il est midi.
— Tu as manqué l’assemblée des actionnaires.
Christos haussa les épaules.
— Reportée à la dernière minute. Gênant pour tout le monde, mais inévitable. Ils s’en remettront.
— Où sommes-nous censés nous trouver ?
— Nous sommes partis pour la tournée prévue. En ce moment, nous visitons diverses propriétés
pour de nouveaux investissements éventuels.
— Dans quelle île sommes-nous ?
— C’est écrit sur ton T-shirt.
— Je croyais que tu étais d’Athènes.
— J’y ai vécu, mais je suis originaire de Céphalonie. Tu devrais le savoir, étant donné le prix que tu
as payé pour te renseigner sur moi.
Elle déglutit péniblement.
— Le rapport concernait seulement le centre de détention et la raison pour laquelle tu y avais été
envoyé.
— Je vois.
L’estomac de Lucilla gargouilla et elle eut un vertige. Elle s’appuya au dossier d’un fauteuil.
— Il faut que tu manges.
Christos lui prit le bras. Elle tenta de se dégager, mais il accentua la pression de ses doigts.
— Sois raisonnable, Lucilla.
Il la raccompagna dans la chambre et l’installa à la table sur laquelle il posa le plateau. Elle n’avait
aucune envie d’être docile, mais elle mourait de faim. Elle souleva le couvercle posé sur l’assiette et
saliva à la vue des œufs au jambon accompagnés de toasts. Christos versa du café dans une tasse et y
ajouta de la crème. Elle s’efforça de masquer sa surprise. Décidément, il était très observateur. Il savait
aussi comment elle prenait son café.
— Vais-je me rendormir si je bois ça ?
— Non, répondit-il en posant la tasse devant elle.
Elle la prit et huma son contenu. L’odeur du café semblait normale.
— Tu comprendras que je ne te fasse pas entièrement confiance. C’est mon premier enlèvement.
— Moi aussi, répondit-il d’un ton pince-sans-rire.
A son grand dam, elle dut se retenir pour ne pas pouffer.
— Pourquoi la porte était-elle verrouillée ?
— Parce que je ne voulais pas que tu t’aventures dehors avant que j’aie eu le temps de te parler.
Désormais, elle restera ouverte.
— Le téléphone ne marche pas.
— En effet.
— Où est mon portable ?
— C’est moi qui l’ai.
— Je veux le récupérer.
— Mange, Lucilla. Réfléchis à ma proposition. Je te demande juste de rester ici pour écouter ce que
j’ai à te dire et voir ce que j’ai à te montrer. Tu récupéreras ton portable quand tu m’auras donné ta
réponse.
— Et si c’est non ?
— Alors il faudra puiser dans les coffres, glykia mou. Parce que je réclamerai mon indemnité.
— Je pourrais te menacer de révéler ce que je sais à ton sujet.
— Tu pourrais. Mais ça ne te dispenserait pas de me verser mon indemnité.
Il indiqua la vue.
— Mange. Profite du paysage. Et viens me voir quand tu auras pris une décision.
Sur ces mots, il quitta la pièce. Elle resta un instant les yeux fixés sur la porte restée grande ouverte.
Puis elle dévora les œufs au jambon.

* * *

Debout sur la terrasse, Christos regardait la mer. Il ne revenait pas souvent à Céphalonie, même s’il
y avait acheté cette maison, symbole du chemin qu’il avait parcouru. Le fils de pêcheur était aujourd’hui
assez riche pour acheter son île natale s’il en avait envie, mais il gardait surtout le souvenir des jours
heureux qu’il y avait passés quand il était enfant. Avant que son père les emmène sa mère et lui à Athènes
et tente de changer de métier. Depuis qu’il était devenu adulte, il gardait soigneusement ses distances
avec les autres, se moquant de ce qu’ils pouvaient penser de lui. Mais avec Lucilla il s’était passé
quelque chose de tout à fait inhabituel, la nuit où il était allé chez elle. Il n’était pas amoureux — pas du
tout ! —, mais il était attiré par elle comme il ne l’avait jamais été par personne d’autre. Or, ça le
poussait à se comporter d’une manière extravagante, dont il n’était pas fier. Oui, c’était son premier
enlèvement…
— J’accepte ta proposition.
Il se retourna. Lucilla se tenait à la limite de la terrasse et du salon. Ses cheveux mouillés tombaient
librement dans son dos et son visage était débarrassé de toute trace de maquillage. Le jean et le
débardeur de soie qu’elle portait provenaient de la série de vêtements qu’il avait fait envoyer d’Athènes.
Ils lui allaient parfaitement. Elle était splendide.
— J’en suis heureux, répliqua-t-il.
Elle haussa les épaules et avança sur la terrasse.
— Je n’avais pas vraiment le choix. Ça ne me coûte rien d’écouter tes explications et de voir ce que
tu as à me montrer. Mais ça ne remet pas en question ton départ du groupe, Christos.
— Comme tu veux.
Elle le rejoignit, et avant qu’il ait le temps de deviner son intention elle lui assena une gifle
retentissante. La joue en feu, il crispa les poings. Pas question de lui rendre sa gifle. Il ne frapperait
jamais une femme, quelles que soient les circonstances. Mais il y avait longtemps qu’il n’avait pas reçu
de coup et c’était une expérience très déstabilisante…
— Ça, c’est pour m’avoir droguée, commenta-t-elle d’une voix vibrant de colère. Comment as-tu
osé ?
Cédant à une impulsion irrésistible, il la prit dans ses bras et s’empara de sa bouche dans un baiser
rageur. Voilà une bonne manière de la punir. Mais qui punissait-il le plus ? se demanda-t-il alors qu’une
flèche de désir le transperçait. Il serra Lucilla contre lui à l’étouffer et approfondit encore son baiser.
Curieusement, elle ne le repoussait pas. Elle lui répondait même avec ardeur… Il fallait qu’il se
ressaisisse avant de perdre complètement le contrôle de lui-même. Avant de la renverser par terre et
de… Il s’arracha à sa bouche. Elle avait le visage en feu, les lèvres gonflées et le souffle court. Dans ses
yeux étincelants, le désir se mêlait à la colère.
— Ça, c’est pour m’avoir giflé, murmura-t-il.
Elle le regarda un instant sans rien dire, puis elle s’éloigna d’une démarche nonchalante, comme si
de rien n’était.
— Maintenant que ce problème est réglé, on va pouvoir passer à autre chose.
Son ton était désinvolte, mais sa voix tremblait légèrement… De toute évidence, elle n’était pas
aussi indifférente qu’elle voulait le paraître. A cette pensée, Christos sentit son cœur se gonfler d’une joie
ridicule. Lucilla s’immobilisa au bord de la piscine, les yeux fixés sur la mer.
— Merci pour les vêtements, lança-t-elle par-dessus son épaule. Je ne suis même plus surprise que
tu connaisses mes goûts dans tous les domaines. Et ma taille, apparemment.
— Je fais attention aux détails, Lucilla. C’est tout.
Elle se retourna vers lui. L’éclat de ses yeux n’était plus dû à la colère mais à autre chose, constata-
t-il. Déception ? Confusion ?
Elle se ressaisit très vite.
— Tu es très impressionnant. Pour ma part, je serais incapable de dire ce que tu aimes manger ou
boire. Et encore moins quelle est ta pointure.
— Tu as dîné une fois avec moi. Tu dois au moins savoir ce que j’ai mangé ce soir-là.
A la grande satisfaction de Christos, Lucilla s’empourpra.
— Oui, je m’en souviens.
— Et tu connais des tas de choses me concernant. Bien plus personnelles que ma pointure.
Elle releva le menton, mais elle évita son regard.
— Je n’avais pas le choix. Je suis prête à tout pour protéger mon héritage.
Il eut une moue de dérision.
— Ce n’est pas au rapport que je faisais allusion.
10.

Lucilla sentit son cœur s’affoler, tandis qu’une vive chaleur envahissait tout son corps. Oui, elle
connaissait des tas de choses concernant Christos. Des détails qui n’avaient rien à voir avec le rapport de
la détective. Le goût de ses baisers. L’odeur de sa peau. Ses gémissements quand elle honorait sa virilité
avec sa bouche. Sa voix rauque lorsqu’il murmurait son nom à son oreille. Sa tendresse, sa passion, son
insatiabilité… Et à présent qu’il le lui avait rappelé, elle ne pouvait plus penser à autre chose.
— C’était une erreur, murmura-t-elle, la gorge nouée.
Comment oublier qu’il avait presque tué un homme ? Qu’il l’avait droguée elle, puis enlevée ?
— Peut-être, mais c’est une erreur que tu n’as pas hésité à répéter encore et encore, cette nuit-là.
Il promena sur elle un regard qui lui donna l’impression d’être entièrement nue.
— Combien de fois as-tu sombré dans le plaisir en criant mon nom ? Tu ne t’en lassais pas, glykia
mou. Ne prétends pas le contraire.
— Ce n’était que du sexe. Rien de plus.
— Là-dessus je suis d’accord. Ce n’était que du sexe. Mais brûlant, explosif et addictif.
Une chaleur liquide se répandit entre les cuisses de Lucilla. Oh oui, tellement brûlant, explosif, et
addictif qu’elle donnerait n’importe quoi pour recommencer… Avant qu’elle ait le temps de réfléchir à
une réplique désinvolte, Christos quitta la terrasse. Il revint presque aussitôt et lui tendit son portable.
— Je suis surprise que tu me fasses suffisamment confiance pour me le rendre, dit-elle en le prenant.
— Je ne fais confiance à personne, Lucilla. Mais tu tiendras parole.
— Comment peux-tu en être certain ?
— Tu tiens trop à ton entreprise pour grever son budget avec une dépense que tu peux éviter. Même
si tu n’en as aucune envie, tu resteras ici.
— C’est vrai, reconnut-elle à contrecœur. Alors maintenant dis-moi exactement pourquoi je suis ici.
Mieux valait en finir au plus vite, décida-t-elle. La compagnie de Christos était beaucoup trop
déstabilisante.
— Ce soir, nous dînerons au village, répondit-il d’un air énigmatique.
— Tu ne m’as pas amenée en Grèce pour m’inviter à dîner, Christos.
Il effleura sa joue du bout des doigts.
— Patience, Lucillitsa. Tu dois apprendre la patience.
Elle déglutit péniblement. Ce qu’elle devait apprendre avant tout, c’était à étouffer le feu qui courait
dans ses veines au moindre contact physique avec Christos…

* * *
Lucilla regagna sa chambre — spacieuse et bien aménagée — et travailla sur son ordinateur, que
Christos lui avait rendu également. Les mails concernant le report de l’assemblée étaient agacés mais
résignés. Elle en avait reçu quelques-uns d’Antonio qui voulait savoir si elle avait découvert des
informations utiles, ainsi que des rapports sur les événements programmés pour la semaine. Plus
surprenant, Sophie avait besoin d’un congé prolongé pour raisons personnelles. Jessie l’informait dans un
mail, dont elle avait envoyé une copie à Christos, qu’elle était prête à assumer les fonctions de Sophie, en
plus des siennes, jusqu’à ce qu’une autre solution soit mise en place.
En prévision de la tournée des hôtels, Lucilla avait pris les dispositions nécessaires pour que tout se
passe bien pendant son absence. Se retrouver en Grèce contre son gré était irritant, mais il fallait bien
reconnaître qu’elle était séduite par le paysage qu’elle voyait de sa fenêtre. Elle n’avait pas pris de
vacances depuis une éternité et les effluves de citron qui flottaient dans l’air la rendaient folle… Parmi
les affaires que Christos avaient achetées pour elle, se trouvait un bikini. Pourquoi ne pas profiter de la
piscine ? Avant qu’elle ait le temps d’enfiler le maillot, un plouf retentissant se fit entendre. Elle sortit sur
le balcon. Christos nageait si bien qu’elle resta là à le regarder enchaîner les longueurs, fascinée. Au bout
d’un long moment il finit par s’arrêter. Il s’accouda au bord de la piscine et contempla la mer. De toute
évidence, il n’était pas conscient d’être observé. Raison de plus pour continuer à savourer le spectacle,
décida-t-elle.
Il nagea jusqu’à l’autre bord puis se hissa hors de l’eau. A la vue de son corps musclé ruisselant
d’eau, elle fut envahie par une vive chaleur et rentra précipitamment dans la chambre, le cœur battant à
tout rompre. Quelques minutes plus tard, elle l’entendit parler en grec juste sous sa fenêtre et elle ressortit
sur le balcon. Une serviette nouée sur les hanches, il parlait au téléphone. Ils avaient couché ensemble,
mais à la lueur des bougies elle n’avait pas bien vu son corps. Comme il fallait s’y attendre, elle n’était
pas déçue. Larges épaules, hanches étroites, fesses fermes, jambes fines, il était superbe. Il quitta l’ombre
pour le soleil et elle retint de justesse un cri stupéfait.
Son dos était couvert de cicatrices. Très fines, elles passaient inaperçues au premier coup d’œil.
Mais en plein soleil, elles étaient bien visibles. Elle sentit sa gorge se nouer. Pourquoi ne les avait-elle
pas senties, cette nuit-là ? Comment avait-elle pu partager des moments aussi intimes avec lui sans rien
remarquer ? Etait-elle donc égocentrique à ce point ? Christos pivota sur lui-même et elle rentra de
nouveau dans la chambre en toute hâte, au bord des larmes. Quels sévices avait-il subis pour avoir de
telles cicatrices ? Quelles souffrances avait-il endurées ? Dire qu’elle l’avait giflé… Et qu’elle en avait
éprouvé une intense satisfaction… A présent, cette idée lui était insupportable. Elle se rassit devant son
ordinateur et s’efforça de travailler. Mais l’image des cicatrices de Christos la hantait et une question
tournait en boucle dans son esprit. Que lui était-il arrivé ?
Lorsque ce fut enfin l’heure du dîner, elle revêtit une robe en mousseline de soie mandarine qu’elle
trouva dans la penderie, et enfila des sandales plates ornées de paillettes. Elle regretta ce choix dès
qu’elle arriva dans le hall où l’attendait Christos. D’ordinaire elle se sentait déjà trop petite à côté de lui,
mais sans talons c’était bien pire… Il était vêtu d’un pantalon de toile beige et d’une chemise noire. Elle
scruta son visage, mais rien ne laissait supposer qu’il savait qu’elle avait vu son dos. De toute façon, il
avait eu des tas de maîtresses. Par conséquent, il n’était sûrement pas dans ses habitudes de dissimuler
ses cicatrices. Il fallait absolument qu’elle sache à quoi elles étaient dues. Comment son dos pouvait-il en
être couvert ? En avait-il d’autres ? A côté de quoi d’autre était-elle passée ?
— Tu es belle, Lucillitsa.
— Merci, répondit-elle, les joues en feu. Et quel est ce nouveau nom ? Que veut-il dire ?
C’était la deuxième fois qu’il l’appelait comme ça et il fallait reconnaître que c’était très agréable.
Sa voix était comme une caresse sur sa peau…
— Ça veut dire « petite Lucilla ».
— Très bien, mon chou, plaisanta-t-elle avec une désinvolture qu’elle était loin de ressentir.
Il eut un large sourire, puis il l’entraîna dehors, où les attendait une Mercedes décapotable. Il pressa
un bouton pour relever la capote, puis ils quittèrent la propriété et s’engagèrent pour une route étroite qui
sinuait à flanc de falaise avant de s’élargir et de longer la mer. Un quart d’heure plus tard, alors que le
soleil descendait rapidement dans le ciel, ils arrivèrent au village. Qui était beaucoup plus grand qu’elle
ne l’imaginait, constata-t-elle. Constitué d’un mélange de maisons blanches et colorées, il se déployait en
éventail depuis le port. Après s’être garés, ils continuèrent à pied d’un pas nonchalant.
A un moment, Christos s’arrêta devant une ruelle où des enfants jouaient, tandis que des femmes
assises sur le pas des portes épluchaient des légumes en bavardant. Les maisons étaient moins pimpantes
que celles devant lesquelles ils étaient passés auparavant et les enfants étaient sales, mais pas plus que
ses frères et sœur quand ils jouaient dehors autrefois, se dit-elle. Christos s’était imperceptiblement raidi
et elle eut brusquement envie de lui prendre la main pour l’inciter à poursuivre son chemin. Malgré tout,
elle s’abstint.
— J’avais oublié, murmura-t-il.
— Oublié quoi ?
— Ce n’est rien. Viens, allons dîner.
Il la prit par le bras et elle se laissa faire sans protester. Pas de doute, il était tendu. Mais quoi lui
dire ? Elle resta silencieuse. Ils arrivèrent sur une place pittoresque et s’installèrent à la terrasse d’une
taverne. Un petit orchestre, constitué entre autres de bouzoukis, de mandolines et de tambourins, jouait
une musique très belle et très exotique pour Lucilla. Elle aimait cet endroit et elle se sentait
merveilleusement bien. Etant donné les circonstances de son séjour en Grèce, c’était un comble, se dit-
elle aussitôt.
Elle fut légèrement agacée quand Christos commanda le dîner en grec sans lui demander son avis,
mais ce fut très fugitif. Le vin arriva bientôt. Frais et léger, constata-t-elle après l’avoir goûté. Délicieux.
— La musique te plaît ?
— Oui, beaucoup, répondit-elle avec sincérité.
Elle but une autre gorgée de vin en savourant la caresse de la brise qui venait du port tout proche.
Mais elle n’était pas ici en vacances, se rappela-t-elle. Il ne fallait pas oublier que Christos l’avait
amenée sur cette île pour lui montrer quelque chose et qu’il y attachait une telle importance qu’il était prêt
à renoncer à son indemnité de départ.
— Je ne sais toujours pas pourquoi je suis ici, Christos. J’attends que tu me le dises.
Etait-ce lié à ses cicatrices ? La gorge nouée, elle dut se retenir pour ne pas lui presser la main.
— J’ai grandi ici, répondit-il après un long silence, les yeux dans le vague. Et pas dans la villa où
nous séjournons, comme tu l’as sans doute deviné.
Il plongea son regard dans le sien et elle croisa ses mains sur ses genoux, pour mieux résister à la
tentation de lui prendre la main.
— Cette ruelle, tout à l’heure. C’était là que nous vivions. Mon père était pêcheur et ma mère femme
au foyer. J’étais fils unique.
Le rapport mentionnait des querelles domestiques, mais elle ne s’était pas vraiment demandé quelle
réalité ça recouvrait, reconnut-elle intérieurement.
— Je sais que ton père était violent.
Christos eut un rire amer.
— Tout le monde le savait, glykia mou. Mais ça n’a pas suffi à sauver ma mère. Ni moi.
Le serveur apporta les plats et elle en profita pour refouler discrètement les larmes qui perlaient à
ses paupières. Christos se tut et ils mangèrent en silence pendant un si long moment qu’elle tressaillit
lorsqu’il reprit la parole.
— Tu as perdu ta mère quand tu étais jeune, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit-elle à contrecœur.
— Que s’est-il passé ?
Elle déglutit péniblement. Il était tentant de répondre que ça ne le regardait pas et qu’elle n’en
parlait jamais. Mais comment pourrait-elle lui dire ça, alors qu’elle avait payé une détective pour fouiller
dans son passé ? Pour la bonne cause, certes. Pour préserver l’entreprise familiale. Malgré tout, elle se
sentait de plus en plus coupable…
— Un jour elle est partie, et elle n’est jamais revenue. Il y a environ vingt ans que nous sommes sans
nouvelles.
— Je suis désolé.
— Elle souffrait de dépression post-natale et je pense qu’elle ne s’est jamais remise de celle qui a
suivi la naissance de Cara. Alors elle est partie.
— Quel âge avais-tu ?
— Quatorze ans.
Lucilla remuait sa moussaka du bout de sa fourchette sans la manger.
— C’est moi qui ai élevé Cara. Mais je ne connaissais rien au rôle de mère et j’ai commis beaucoup
d’erreurs. C’est ma faute si elle est aussi impulsive.
— Non, Lucilla. Ce sont surtout tes parents qui sont responsables. Ta mère parce qu’elle a
abandonné ses enfants. Ton père pour t’avoir laissée élever un bébé alors que tu étais encore une enfant
toi-même.
La gorge sèche, elle laissa tomber la fourchette dans son assiette.
— Pourquoi sommes-nous en train de parler de moi ? Je croyais que c’était pour parler de toi que
nous étions ici.
— De nous deux. Tu as perdu ta mère à quatorze ans et ç’a été dur pour toi. J’ai perdu la mienne très
jeune également. Mais pour une raison très différente.
Christos se tut et Lucilla eut envie de hurler Je t’ai dit ce qui était arrivé à la mienne ! Qu’attends-
tu pour en faire autant ? Le soleil s’était couché et les lumières de la place s’étaient allumées.
— Tu as fini de manger ? demanda Christos.
— Oui.
Elle était incapable d’avaler une seule bouchée de plus.
— Dans ce cas, je vais te raconter ce qui est arrivé à ma mère. Mais pas ici.
Une fois qu’il eut payé l’addition, Christos prit Lucilla par la main, l’aida à se lever et l’entraîna
vers le port, où les barques de pêcheurs se balançaient doucement sur l’eau. Ils poursuivirent leur chemin
au-delà du port jusqu’à une petite église. En entrant Christos se signa, ce qui la surprit, puis il l’entraîna
jusqu’à une porte latérale qui donnait sur le cimetière. Il la conduisit ensuite jusqu’à un ossuaire.
Plusieurs rangées d’ossements étaient empilées sous un demi-dôme en pierre protégé par une grille.
— Ma mère est ici, déclara Christos à mi-voix.
Elle resta muette de saisissement.
— En Grèce, nous ne pratiquons pas la crémation, poursuivit-il. Nous enterrons les morts, mais
provisoirement seulement. Parce qu’il n’y a pas assez de terre. Seules les familles très riches ont les
moyens d’acheter une concession à perpétuité. Et à l’époque je n’étais pas là.
— Je suis désolée.
Que dire d’autre ? se demanda-t-elle. Comment exprimer la compassion qu’elle éprouvait pour
Christos ? Elle ne savait pas où se trouvait sa mère ni si elle vivait encore. Christos savait où se trouvait
la sienne et en même temps il ne le savait pas vraiment. Cette pensée était déchirante.
— Je pense que c’est moi qui l’ai tuée. Moi et mon père. Lui il l’a brisée physiquement et moi je
l’ai achevée quand je me suis attaqué à lui.
Lucilla pressa la main de Christos.
— Je suis désolée. Je ne sais pas quoi te dire, mais je suis sincèrement désolée.
Il porta sa main à ses lèvres et y déposa un baiser.
— Je n’en doute pas, Lucilla.
Il inspira profondément, puis il reprit d’une voix mal assurée.
— Mon père l’a violée. Elle ne m’avait pas désiré, mais elle m’a aimé quand même. Elle a épousé
mon père pour assurer mon avenir. Et je n’arrivais pas à la protéger contre lui. Et puis un jour, à l’âge de
quatorze ans, je suis rentré à la maison et je l’ai trouvée en sang, la mâchoire brisée et l’épaule démise.
Je suis arrivé trop tard, mais j’ai pris la première chose qui m’est tombée sous la main. Le gourdin avec
lequel il venait de la frapper. Et je m’en suis servi contre lui.
— Christos…
Lucilla ne parvenait plus à retenir ses larmes. Elle avait envie de prendre Christos dans ses bras
pour le réconforter, mais elle n’osait pas.
— Il ne l’a plus jamais battue. Tu as raison, j’ai failli le tuer. J’en avais envie, je le reconnais. Mais
elle m’a supplié d’arrêter de le frapper.
Il prit de nouveau une profonde inspiration.
— Je pourrais t’en dire davantage, mais je me rends compte que je n’ai pas le courage de continuer.
11.

Lucilla était la première personne à laquelle il parlait de son passé. Et, à présent, elle pleurait à
cause de lui. Ils avaient pour ainsi dire perdu leur mère au même âge. Lucilla avait quatorze ans quand sa
mère était partie, et c’était à cet âge qu’il avait été envoyé en centre de détention. Lorsqu’il en était sorti à
dix-huit ans, sa mère était retournée à Céphalonie, où elle était morte de chagrin.
— Lucillitsa, murmura-t-il en resserrant ses bras autour d’elle.
Elle se blottit contre lui et continua de pleurer. Il regarda l’ossuaire par-dessus sa tête et ses yeux
s’embuèrent. Vlakas. Que lui avait-il pris de l’amener ici ? Ça ne servait à rien sinon à les bouleverser
tous les deux. Partout ailleurs, rien ne pouvait l’atteindre. Mais quand il revenait à Céphalonie, quand il
venait dans ce cimetière, ce qu’il n’avait pas fait depuis plusieurs années, la souffrance était aussi aiguë
que la première fois. Ils restèrent sans rien dire pendant un long moment, puis Lucilla finit par murmurer :
— Je suis désolée. Je ne sais pas pourquoi je suis aussi bouleversée.
Il lui frotta le dos.
— Parce que sous des dehors plutôt durs, tu as un cœur tendre.
Elle leva la tête vers lui et il eut envie de l’embrasser pour chasser la tristesse de son regard. Il lui
en voulait de ses menaces, mais à cet instant il avait du mal à s’en souvenir.
— Je ne te voulais pas de mal, Christos. Je voulais juste que tu me rendes mon entreprise.
Il essuya ses joues du bout des pouces.
— Ce n’est pas moi qui te l’ai prise, glykia mou.
— Je sais. Mais je voulais la direction. Il faut que je lui prouve…
Elle baissa la tête. A sa manière, elle était aussi perdue que lui… Etreint par une émotion étrange, il
s’écarta d’elle et lui prit la main.
— Viens, partons d’ici.
Elle regarda l’ossuaire et laissa échapper un soupir tremblant.
— Oui.
Ils rebroussèrent chemin à travers le cimetière et l’église. Une fois dans la rue, Christos aspira une
grande bouffée d’air. Lucilla lui pressa la main.
— Ça va ?
— A peu près.
Elle glissa les bras autour de sa taille et se serra contre lui. Il enfouit son visage dans ses cheveux et
huma leur parfum fleuri. Sa virilité s’éveilla, puis il sentit que la respiration de Lucilla s’accélérait. Il
fallait qu’il l’embrasse. Il en avait trop besoin… Il lui prit le menton et posa ses lèvres sur les siennes.
Elle tressaillit, puis elle s’empara de sa bouche dans un baiser fervent. Ils s’embrassèrent avec passion,
se serrant l’un contre l’autre à s’étouffer. D’un léger mouvement du bassin, Christos plaqua sa virilité
gorgée de désir contre le ventre de Lucilla. Le gémissement étranglé qu’elle laissa échapper gonfla son
cœur d’une joie intense.
Au prix d’un immense effort, il s’arracha à sa bouche et s’écarta d’elle. Mieux valait arrêter avant
de perdre le contrôle de lui-même et de soulever sa robe pour la prendre sauvagement contre l’église,
dans une ruelle où quelqu’un pouvait passer à tout instant…
— Je te ramène à la villa. Pour coucher avec toi, Lucilla. Si tu n’es pas d’accord, il faut me le dire
maintenant.
— Que feras-tu si je refuse ? demanda-t-elle d’une voix hachée. Tu me laisseras ici ?
— Bien sûr que non. Mais je te déposerais à l’entrée de la propriété, puis je continuerais à rouler.
— Et tu chercheras une compagne pour la nuit ?
— Lucillitsa… Je suis un homme adulte, capable de surmonter sa frustration sans sauter sur la
première femme qui passe. Si tu refuses, je survivrai. Ce sera pénible, mais je survivrai.
Elle effleura sa mâchoire du bout des doigts.
— Je devrais refuser, mais j’en suis incapable. J’ai envie de toi, Christos.
Il la prit par la main et ils regagnèrent la voiture en un temps record. Sur la route en lacets qui
conduisait à la villa perchée au sommet de la falaise, Christos exultait. Encore quelques minutes et ils
seraient de nouveau nus dans les bras l’un de l’autre. Il allait lui faire l’amour dans son immense lit, au
son du ressac. Il allait lui faire l’amour avec une telle passion qu’elle n’oublierait jamais cette nuit. Au
détour d’un virage, il pila. Un troupeau de chèvres traversait la route en bêlant. Certaines s’arrêtèrent et
fixèrent les phares, visiblement peu pressées de bouger. Il fit demi-tour, parcourut quelques kilomètres et
tourna dans un chemin qui conduisait à un point de vue niché dans la pinède. Il se gara, descendit, ouvrit
la portière de Lucilla, l’aida à sortir, puis la plaqua contre la carrosserie.
— Que faisons-nous ici ? s’exclama-t-elle alors qu’il posait les lèvres sur son épaule nue.
— Je n’ai pas envie d’attendre.
Il ouvrit la fermeture Eclair de sa robe et baissa celle-ci jusqu’à sa taille. Le ciel était parsemé
d’étoiles et un croissant de lune, encore bas dans le ciel, répandait sur la mer des reflets nacrés.
Les seins de Lucilla semblaient vouloir s’échapper de son soutien-gorge. Il dégrafa ce dernier et le
lança dans la voiture. Refermant les mains sur les deux globes crémeux, il aspira une pointe hérissée
entre ses lèvres.
— Christos… Je perds la tête quand tu fais ça…
— Ne cherche surtout pas à la retrouver.
Il ouvrit complètement la fermeture Eclair et la robe tomba par terre. Il lui demanda de lever les
pieds, ramassa la robe et la lança à son tour dans la voiture.
— Toi aussi, murmura-t-elle d’une voix rauque. Je veux te toucher.
Elle déboutonna la chemise pendant qu’il léchait et mordillait la pointe de l’autre sein. Lorsqu’elle
fit glisser la chemise sur ses épaules, il la laissa tomber par terre sans prendre la peine de la ramasser. Le
contact de ses mains sur sa peau l’électrisa. Il tomba à genoux devant elle et lui enleva prestement sa
culotte avant de déposer un baiser sur son triangle soyeux. Puis il lui écarta les cuisses et effleura d’un
coup de langue le point le plus sensible de sa féminité. Elle poussa un cri étranglé et enfonça les doigts
dans ses cheveux. Il lui fit lever une jambe qu’il cala sur son épaule avant d’honorer sa fleur humide avec
sa langue, approfondissant peu à peu ses caresses jusqu’à ce qu’elle atteigne le sommet de la volupté en
criant son nom.
Au comble de l’excitation, il se releva et enleva son pantalon. Il la saisit par les hanches et la
souleva contre la voiture en même temps qu’elle nouait les jambes autour de sa taille. Des ondes de
plaisir la parcouraient encore quand il s’enfonça en elle et il dut faire appel à tout son sang-froid pour ne
pas se laisser submerger par une vague irrésistible au premier coup de reins. Elle referma les bras sur ses
épaules et captura sa bouche dans un baiser ardent, tandis qu’il accélérait peu à peu le mouvement.
Bientôt, elle sombra de nouveau dans le gouffre du plaisir en criant son nom. Le cœur gonflé d’une
émotion inconnue, il donna encore quelques coups de reins, puis il se sépara d’elle à regret, juste avant
d’être secoué par une explosion dévastatrice.

* * *

Dans la voiture, Lucilla se fustigea. Que lui avait-il pris de recoucher avec Christos ? Avait-elle
perdu la raison ? Oui, sans aucun doute, puisqu’elle ne pensait qu’à recommencer… Ils avaient fait
l’amour comme si leur vie en dépendait. Jamais elle n’avait vécu une expérience aussi intense. Et elle
avait beau se répéter que si elle voulait protéger sa carrière il fallait qu’elle s’en aille, elle en était
incapable.
Quelques instants plus tard, Christos se gara dans le garage de la propriété, puis ils entrèrent dans la
maison. Il s’immobilisa dans le salon baigné par le clair de lune et se tourna vers elle. Son soutien-gorge
et son sac à la main elle attendit, l’estomac noué.
— Je suis désolé d’avoir été aussi expéditif, déclara-t-il.
Elle le réduisit au silence en posant les doigts sur ses lèvres.
— S’il te plaît, ne gâche pas ce qui vient de se passer avec des excuses. C’était fantastique.
Il l’attira contre lui et s’empara de sa bouche avec une douceur qui la bouleversa.
— Je veux recommencer, Lucillitsa. Je veux tout ce que tu peux encore me donner d’ici la fin de la
nuit.
Refusant de s’attarder sur « d’ici la fin de la nuit », elle répliqua :
— Moi aussi je veux recommencer, Christos.
Il la souleva de terre et la porta jusqu’à sa chambre.
12.

Cette fois, lorsque Lucilla se réveilla, elle n’était pas seule. Christos était allongé à côté d’elle sur
le ventre, un bras au-dessus de la tête. A un moment de la nuit, ils avaient rejeté les couvertures par terre
et son corps superbe aurait été exposé à sa vue. S’efforçant d’ignorer le sentiment possessif qui gonflait
son cœur, elle le contempla longuement. Puis elle s’assit pour regarder de plus près l’enchevêtrement de
cicatrices qui couvrait son dos.
— Que fais-tu, agapi mou ?
Elle tressaillit et sentit ses joues s’enflammer.
— Je regarde ton dos.
Il roula sur le dos et croisa les bras derrière la tête. Elle l’admira de nouveau, en s’efforçant de ne
pas dévorer des yeux sa virilité qui commençait à s’éveiller.
— J’ai autre chose de plus intéressant pour toi à regarder, commenta-t-il avec un sourire malicieux.
— J’aime te regarder tout entier.
Il la saisit par les bras et l’allongea sur lui.
— Et moi j’aime te sentir tout entière.
Elle fut parcourue de longs frissons, tandis que sa virilité se durcissait contre son ventre.
— Je veux savoir ce qui t’est arrivé, murmura-t-elle.
Le désir qui brillait dans les yeux de Christos s’éteignit et son visage se ferma.
— Tu ne devines pas ?
— Ton père ?
Il crispa la mâchoire.
— Bien sûr. C’était un homme cruel. Il aimait faire souffrir les autres.
Elle eut un pincement au cœur. Dire qu’elle considérait son propre père comme cruel parce qu’il les
avait ignorés, elle et ses frères et sœur après le départ de leur mère… En réalité, il était juste égoïste. Ce
n’était pas un monstre, mais un homme qui avait des défauts.
— Je suis désolée qu’il t’ait battu, dit-elle, la gorge nouée.
— J’ai vu pire.
Christos la fit rouler sur le dos et baissa les yeux sur ses seins.
— Mais je préférerais ne pas parler de ça maintenant.
Pouvait-elle lui en vouloir ? Elle avait envie de le réconforter et il n’y avait qu’un moyen de le
faire. Il refuserait sa compassion, mais il accepterait le réconfort que pouvait lui apporter son corps.
— Alors fais-moi l’amour, Christos. J’ai envie de toi.
Il entra en elle d’un seul coup de reins puissant et elle ferma les yeux, étreinte par une émotion
indicible. Elle donnerait n’importe quoi pour rester ainsi jusqu’à la fin de ses jours… A cette pensée, ses
yeux se noyèrent de larmes. Rien ne lui était aussi indispensable sur cette terre que la joue de Christos
contre la sienne… Elle tourna la tête et l’embrassa alors que les larmes se répandaient sur son visage.
Il releva la tête et murmura d’une voix étranglée :
— Non, Lucilla mou, s’il te plaît. Tu me déchires quand tu pleures.
— C’est plus fort que moi.
Il lui prit le visage à deux mains et essuya ses larmes avec des baisers. Touchée en plein cœur, elle
renonça à se voiler la face. Elle était tombée amoureuse de lui. Tout le monde le croyait froid et
insensible, mais elle savait que ce n’était qu’une apparence. Il gardait ses distances avec tout le monde
parce qu’il avait beaucoup souffert et ne savait pas faire confiance aux autres. Parviendrait-elle à gagner
sa confiance ? Et son amour ? C’était son vœu le plus cher. Et elle préférait ne pas imaginer ce qu’elle
deviendrait s’il n’était pas exaucé…
Elle enfonça les doigts dans les cheveux de Christos et l’embrassa avec fougue en ondulant des
hanches.

* * *

Ils passèrent les deux jours suivants dans les bras l’un de l’autre. Cependant, les mails et les coups
de téléphone en provenance du bureau étaient de plus en plus nombreux, même s’ils évitaient d’aborder le
sujet. Il restait trop de non-dits entre eux. Ça ne pouvait pas durer comme ça, et pourtant il avait du mal à
envisager le retour à la réalité, reconnut Christos intérieurement. Il n’avait jamais de relations à long
terme, mais il se verrait bien faire une exception pour Lucilla. Juste pour quelque temps, bien sûr. Pas
pour toujours. Surtout pas pour toujours. Cette seule idée lui glaçait le sang. Mais la perspective de ne
plus voir Lucilla lui glaçait le sang également. Un soupir lui échappa. Il n’avait pas l’habitude d’être
partagé entre des sentiments contradictoires et c’était très désagréable…
Le soir ils dînèrent à la taverne. Incapable de se détendre, il posa des billets sur la table à peine le
repas terminé.
— Allons-y, dit-il d’un ton brusque.
Lucilla, qui regardait les musiciens, se tourna vers lui. L’inquiétude succéda à la surprise sur son
visage. Il se maudit intérieurement, mais se leva et lui tendit la main. Ils regagnèrent la voiture en silence,
mais au moment où il s’apprêtait à lui ouvrir la portière, elle posa la main sur son torse.
— Que se passe-t-il, Christos ?
— Rien.
— Je ne te crois pas.
A sa grande irritation, il fut touché par la douceur de sa voix et il eut soudain très envie de la
prendre dans ses bras. Que lui arrivait-il, bon sang ? Ce genre de réaction ne lui ressemblait pas. Il
l’avait amenée ici pour protéger sa carrière — et pour la punir d’avoir fouillé dans son passé —, mais il
n’avait pas prévu de devenir aussi dépendant. Depuis le moment qu’ils avaient partagé au cimetière, il
avait le sentiment de ne plus être seul au monde. Un sentiment dangereux, parce que l’expérience lui avait
appris qu’on pouvait tout perdre du jour au lendemain.
Il était grand temps de reprendre sa vie. Il fallait mettre un terme à cette situation. Trancher dans le
vif, comme il le faisait d’habitude dans tous les domaines. Il n’y avait plus de raison de prolonger leur
séjour.
— Nous sommes ici depuis plusieurs jours, Lucilla. Il est temps de partir. J’ai une entreprise à
diriger et toi aussi tu as du travail.
Voilà c’était dit. Comme un défi qu’il lui lançait. Il était toujours le directeur général de l’empire
Chatsfield. Comment allait-elle réagir ? Si elle le menaçait de nouveau, les choses seraient claires, non ?
Il pourrait oublier cette attirance inopportune et tourner la page avec les idées claires. Ce serait ce qui
pourrait lui arriver de mieux.
— Oui, j’en suis consciente, acquiesça-t-elle. Nous sommes censés visiter les différents hôtels du
groupe.
— Oui. Mais je pense qu’il vaudrait mieux que tu rentres à Londres. J’ai besoin de toi là-bas
pendant que j’effectue les visites prévues dans les autres établissements.
Devant le regard blessé de Lucilla, il se maudit. Il n’avait pas prévu de dire ça, mais il venait de
prendre conscience qu’il avait besoin de s’éloigner d’elle quelque temps, pour reprendre sa vie en main.
Elle déglutit péniblement et il faillit tomber à genoux pour la supplier de lui pardonner.
— D’accord.
Contre toute logique, sa docilité le mit hors de lui. Elle avait fouillé dans son passé, elle l’avait
menacé, et, aujourd’hui, elle était prête à lui obéir comme si elle n’avait jamais cherché à l’évincer ?
— Alors, ça y est, Lucilla ? Tu acceptes que je reste à la direction ? Plus de menaces ni de crises de
colère ?
Elle ouvrit de grands yeux.
— Des crises de colère ? Parce qu’il m’est arrivé de ne pas être d’accord avec toi, tu dis que je
pique des crises de colère ?
Retrouver la Lucilla rebelle était réjouissant, songea-t-il. Cependant, il devait rester ferme avec elle
s’il voulait remettre le groupe Chatsfield — et sa vie privée — sur les rails.
— Peu importe le nom que tu veux leur donner, mais je préfère que tu n’exprimes pas ton désaccord
devant le personnel.
Les yeux de Lucilla lancèrent des étincelles.
— J’exprimerai mon désaccord avec toi chaque fois que j’en aurai envie. Et, non, je ne vais pas te
menacer.
Elle prit une profonde inspiration, visiblement au bord des larmes. De nouveau, il eut envie de lui
présenter des excuses, mais il se retint.
— Tu es le directeur général du groupe Chatsfield, Christos. Mon père t’a choisi, et même si je ne
suis pas d’accord avec cette décision je dois la respecter. Mais ne t’imagine pas me voir obéir
aveuglément à tes ordres parce que je me sens coupable d’avoir essayé d’utiliser ton passé contre toi.
Quand tu te comporteras comme un pauvre imbécile, je ne me gênerai pas pour te le dire.
Elle ouvrit la portière, monta dans la voiture et lui lança un regard noir.
— Ce soir tu te comportes justement comme un pauvre imbécile.
Sur ces mots, elle claqua la portière.

* * *

Lorsqu’ils arrivèrent à la villa, Lucilla monta directement dans sa chambre. Elle n’y avait pas dormi
depuis le jour de son arrivée, mais ce soir elle était trop furieuse contre Christos pour partager son lit.
Elle sortit sur le balcon, le cœur lourd et les larmes aux yeux. Quelle idiote ! Elle avait laissé son cœur
s’emballer et voilà qu’elle aimait un homme qui ne pensait qu’à sa carrière. Elle crispa les poings sur la
balustrade. Christos ne l’aimait pas. S’il éprouvait le moindre sentiment pour elle il n’aurait pas été aussi
froid et autoritaire. Il voulait qu’elle rentre à Londres pour diriger le groupe pendant qu’il faisait seul la
tournée des hôtels. C’était un manipulateur. Il l’avait amenée ici parce qu’il savait comment elle réagirait.
Il n’était plus question qu’elle révèle son passé à quiconque, bien sûr. Elle n’était pas assez cruelle. Peut-
être était-ce cela qui lui manquait pour réussir. La cruauté. Elle n’était pas prête à piétiner les autres pour
gagner. Mais du moins pouvait-elle se regarder dans la glace.
En revanche, pas question de rester une seconde de plus ici. Elle rentra dans la chambre pour se
changer. Après avoir enfilé un jean et une chemise de soie, elle prit un pull, son sac et son porte-
documents et descendit au rez-de-chaussée.
La baie vitrée était ouverte et elle sortit sur la terrasse. Christos était debout au bord de la piscine,
un verre à la main. Il semblait perdu et très seul, mais pas question d’essayer de le réconforter. Il ne
voulait pas de sa compassion. Il ne voulait pas d’elle.
— Je veux partir maintenant, déclara-t-elle.
Elle ne supporterait pas de passer une nuit de plus dans cette maison, en sachant qu’elle ne dormirait
plus jamais dans ses bras.
— Maintenant ? Il est plus de 23 heures.
— Et alors ? Commande un hélicoptère. Ou un hors-bord. Ça m’est égal, mais je veux partir.
— Lucillitsa…
— Arrête. Ne m’appelle plus jamais autrement que Lucilla ou Mlle Chatsfield. Tu m’as bien fait
comprendre que c’était fini, alors plus de petits noms affectueux. Plus rien. Je veux juste m’en aller.
— Tu réagis de manière excessive, commenta-t-il, imperturbable.
Oh ! mon Dieu, elle mourait d’envie de le gifler ! Mais aussi de se blottir contre lui en le suppliant
de l’aimer… C’était horrible. Elle avait déjà traversé des moments pénibles dans sa vie, mais jamais
aussi douloureux que celui-ci. Il fallait à tout prix qu’elle quitte cette île avant de s’effondrer.
— Ça peut attendre demain, ajouta-t-il.
— Non. Tout de suite, Christos. Tu m’as amenée ici contre mon gré et maintenant je veux m’en aller.
Immédiatement.
Il la contempla longuement. L’espace d’un instant, elle retint son souffle. Son visage allait-il
s’adoucir ? Allait-il la prendre dans ses bras et l’embrasser en le suppliant de lui pardonner ? Ridicule.
Ce genre de choses n’arrivait qu’au cinéma.
— D’accord, dit-il en sortant son portable de la poche.
13.

Une semaine plus tard, Lucilla avait encore du mal à croire qu’elle était de retour à Londres. C’était
comme si sa vie se divisait en deux parties. Avant la Grèce et après la Grèce. Plus rien n’était comme
avant. Le monde était plus cruel et elle était meurtrie à jamais. Mais elle survivrait. Personne ne savait
que sa vie avait été dévastée et elle n’avait pas l’intention de le révéler à quiconque.
Elle était toujours Lucilla Chatsfield, le roc sur lequel toute sa famille pouvait s’appuyer.
Récemment, elle avait vu Cara au dîner de gala des cosmétiques Demarche, mais sa petite sœur, comme
ses frères, n’avait plus besoin d’elle comme autrefois. C’était normal et ça ne l’empêcherait pas de rester
toujours disponible pour eux. Pendant quelque temps, auprès de Christos, elle avait pensé d’abord à elle,
à ses rêves, à ses désirs. Mais c’était terminé. Elle s’absorbait de nouveau dans le travail, en espérant
qu’avec le temps sa souffrance finirait par s’estomper un peu.
Déglutissant péniblement, Lucilla parcourut les rapports de la matinée. Depuis que Christos
parcourait le monde, elle s’était installée dans son bureau. Un bureau très agréable, qui aurait pu devenir
le sien si elle n’avait pas été assez stupide pour accepter de rester en Grèce. Si seulement elle avait pu
quitter la villa dès le premier jour en acceptant de lui payer son indemnité de départ ! Mais elle était
restée pour écouter ce qu’il avait à lui dire. Et, après tout, elle ne le regrettait pas. Elle n’était pas du
genre à ignorer la souffrance des autres. Tant pis si cela voulait dire qu’elle n’était pas aussi dure qu’elle
le devrait.
Elle termina l’étude des rapports, puis elle envoya des instructions aux chefs de service et se tourna
vers la fenêtre pour contempler le parc, de l’autre côté de la rue. A la vue d’un couple en train de jouer
avec un enfant, elle sentit son cœur se serrer. Pourquoi était-ce aussi douloureux de voir les autres
heureux ? Elle avait pourtant l’habitude…
La porte s’ouvrit et elle pivota sur son siège, prête à demander à Jessie pourquoi elle entrait sans
frapper. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Ce n’était pas Jessie… Christos était plus séduisant que
jamais en pantalon noir et chemise blanche à rayures grises. Ses cheveux étaient en bataille et ses yeux
injectés de sang. Sa première impulsion fut de se lever et d’aller vers lui, mais elle se força à rester
assise.
— Nous ne t’attendions pas si tôt, déclara-t-elle d’un ton neutre. Je te croyais à Moscou aujourd’hui.
Il passa la main dans ses cheveux.
— J’en viens.
Il laissa tomber son porte-documents dans un fauteuil et s’avança vers le bureau. Il ne s’était pas
rasé, constata-t-elle. Et apparemment il n’avait pas dormi non plus.
Elle se leva, la gorge nouée.
— Que se passe-t-il, Christos ?
— Je ne sais pas.
Il se passa une main sur le visage, puis plongea son regard dans le sien.
— Tu me manques, Lucilla. Ce n’était pas prévu.
Une foule d’émotions la submergea. Espoir. Amour. Colère. Peur. Désespoir.
— Je ne comprends pas, Christos. C’est toi qui as décidé que c’était fini entre nous.
— J’ai peut-être commis une erreur.
Elle sentit son cœur s’affoler. C’était ce qu’elle voulait… Mais ce n’était pas assez. Elle savait quel
genre d’homme il était. Un homme à femmes. Or elle ne voulait pas le partager. Elle le voulait tout à elle.
Et elle le méritait.
— Que proposes-tu ? Que nous reprenions là où nous en étions restés ? Que je tombe dans tes bras,
en acceptant avec reconnaissance les miettes d’affection que tu daignerais éventuellement m’accorder ?
Il plissa le front.
— Je n’ai pas dit ça.
— Alors explique-toi. Je ne comprends pas ce que tu veux.
— N’est-ce pas évident ? Je veux retrouver ce que nous partagions en Grèce.
— Quoi, exactement ? Je ne suis pas certaine de savoir ce que c’était.
Christos plissa de nouveau le front.
— Du sexe. De la passion. De la complicité.
— Tu peux trouver ça n’importe où. Il y a des tas de femmes qui ne demandent qu’à coucher avec
toi.
— Mais elles ne m’intéressent pas. C’est toi que je veux.
Le cœur de Lucilla fit un bond dans sa poitrine. C’était ce qu’elle voulait entendre. Et pourtant…
non, pas tout à fait.
— Est-ce que tu m’aimes, Christos ?
Il la regarda d’un air interloqué et elle sentit son cœur se serrer.
— Je… J’ai de l’affection pour toi.
Elle fit le tour du bureau.
— De l’affection ? Je crains que ça ne suffise pas.
A son grand dam, elle était au bord des larmes. Elle caressa sa mâchoire rugueuse et il frotta sa joue
contre sa paume.
— Je veux plus que ça, murmura-t-elle, un pincement au cœur.
— Plus que ça ?
Elle lui prit le visage à deux mains.
— Je ne pourrais pas me contenter d’une aventure. Ni passer mon temps à me demander quand tu
m’annonceras que c’est fini. Ni te voir arriver à une soirée du Chatsfield avec une autre femme au bras.
Alors si c’est ce que tu me proposes, il vaut mieux que nous en restions là.
Les yeux de Christos lancèrent des étincelles. Puis il la prit dans ses bras et s’empara de sa bouche.
Elle s’alanguit contre lui avec un gémissement étouffé. Mais il ne fallait pas céder, se dit-elle aussitôt. Ce
baiser n’était pas une réponse. Elle posa les mains sur son torse et le repoussa. Il la lâcha.
— Lucillitsa… Je ne peux rien te promettre. Tout ce que je peux te dire c’est que tu me manques.
J’ai essayé de me passer de toi, mais je n’ai pas réussi. Et je n’ai jamais éprouvé ça pour aucune femme
avant toi.
— Ça ne suffit pas, répliqua-t-elle, la gorge nouée.
Elle s’était trop souvent contentée de peu parce que les gens se disaient incapables de lui donner
davantage.
— J’en ai assez de tout donner et de ne recevoir que des miettes en retour. Je ne peux plus me
contenter de demi-mesures. C’est tout ou rien, Christos.
Il la regarda longuement, les yeux étincelants. Puis il reprit son porte-documents.
— Je n’ai rien à te donner, Lucilla. Rien.

* * *

Christos était amer. Le lendemain du départ de Lucilla, il avait quitté Céphalonie pour les Etats-
Unis. Pendant les premiers jours, il avait réussi à s’absorber dans son travail et à mettre en œuvre des
changements importants dans les hôtels de New York et de San Francisco. Il s’était même félicité de sa
capacité à se concentrer. Mais la nuit il vivait un véritable enfer. Lucilla lui manquait atrocement. C’était
à la fois inattendu et exaspérant. Il n’avait besoin de personne. Avoir besoin de quelqu’un rendait
vulnérable. Il l’avait appris quand il était enfant et il avait retenu la leçon. La vie était beaucoup plus
facile quand on n’aimait personne. Quand on n’attendait rien des gens, ils ne risquaient pas de vous
décevoir. Pourquoi fallait-il que Lucilla exige de lui des choses qu’il était incapable de lui donner ?
Il entra chez lui et laissa tomber son porte-documents par terre. L’appartement était calme, vide.
Pour la première fois, ce vide lui déplut. Peut-être devrait-il prendre un chat. Lâchant un juron, il se
dirigea vers le bar et se servit un whisky. Il envisageait de prendre un chat ? En était-il vraiment arrivé
là ? Il gagna la bibliothèque, où un tableau recouvert d’un tissu était posé sur un chevalet. Que lui avait-il
pris d’acheter ce portrait ? Et allait-il oser le contempler ? Furieux contre lui-même, il arracha le tissu.
La femme qui le regardait en riant ressemblait de manière saisissante à celle qu’il venait de laisser dans
son bureau au Chatsfield.
Elle était belle, mais pas autant que Lucilla. Elle semblait heureuse, et pourtant elle avait été si
malheureuse qu’elle avait quitté sa famille vingt ans plus tôt et n’avait plus jamais donné de nouvelles. Il
comprenait qu’on puisse être malheureux à ce point… Christos vida son verre d’un trait et quitta la
bibliothèque.

* * *

Les jours suivants, Lucilla évita Christos. Elle n’assista pas aux réunions quotidiennes du personnel
et il ne la convoqua pas. Il communiquait avec elle par mails. Elle répondait aux plus urgents et laissait
Jessie traiter les autres. La jeune femme remplaçait Sophie avec une telle efficacité que Christos assurait
qu’il n’avait pas besoin d’une autre assistante dans l’immédiat.
Il avait fixé une nouvelle date pour l’assemblée des actionnaires. C’était la seule réunion qu’elle ne
pouvait pas manquer et elle se préparait mentalement à l’affronter ce jour-là. Le jour J, elle choisit de
mettre un tailleur aubergine et une paire de chaussures à talons aiguilles. Elle appliqua une couche de
rouge sur ses lèvres, puis elle commença à faire son chignon. Mais devant le miroir elle changea d’avis et
décida de ne pas attacher ses cheveux. Pas pour plaire à Christos, mais parce qu’elle en avait envie et
qu’elle se sentait plus séduisante ainsi. Une fois prête, elle prit son sac et son porte-documents puis elle
quitta son appartement.
La salle de réception de l’hôtel dans laquelle devait se tenir l’assemblée était déjà pleine. Lucilla y
pénétra d’un pas ferme et gagna son siège au premier rang. Christos se trouvait sur la tribune qui avait été
installée à cet effet, penché sur ses notes. Contrairement à son habitude, il portait une cravate, constata-t-
elle. Elle s’imagina en train de la dénouer et ferma les yeux, submergée par une souffrance aiguë. Jamais
plus elle ne partagerait des moments intimes avec lui. Cette pensée était insupportable, mais elle n’avait
pas le choix. Elle ne voulait pas vivre avec lui dans l’angoisse, à se demander chaque jour si ce n’était
pas le dernier de leur histoire.
— Bonjour à tous, déclara-t-il. Bienvenue à l’assemblée générale des actionnaires du groupe
Chatsfield. Celle-ci va débuter par la lecture des rapports habituels, puis vous devrez élire les membres
du conseil d’administration, comme chaque année. Vous trouverez les fiches de présentation des candidats
dans le dossier qui vous a été remis. Comme vous le savez, le conseil d’administration nommera ensuite
le directeur général. Par conséquent, j’ai une annonce à faire avant que nous poursuivions.
Le cœur de Lucilla se mit à battre à grands coups. Christos leva la tête et plongea son regard dans le
sien.
— Aujourd’hui, je donne ma démission et je suggère que Lucilla Chatsfield devienne votre
directrice générale.
14.

Des exclamations de surprise fusèrent de toutes parts et plusieurs personnes se levèrent, dont
Lucilla. Christos ne voyait qu’elle. Ses beaux yeux noisette pailletés d’or étaient agrandis par la stupeur
et elle avait l’air blessé. Lorsque certains des journalistes présents tentèrent de l’approcher, il décida de
reprendre les choses en main. Elle n’était pas du tout préparée à répondre aux questions. D’ici la fin de
l’assemblée elle aurait eu le temps de s’habituer à l’idée de sa nomination et elle saurait quoi dire. Mais
pour l’instant il fallait rétablir le calme et passer à la suite.
Elevant la voix dans le micro, il demanda à tout le monde de se rasseoir. Au bout de quelques
instants, la salle redevint silencieuse. Lucilla s’était laissée tomber dans son siège, mais elle le fixait
toujours.
— Il y aura du temps plus tard pour les questions, mais il est temps de passer à l’ordre du jour,
reprit-il.
Il commença à animer l’assemblée, mais sans cesser de penser à Lucilla. Au cours de la semaine, il
avait pris conscience qu’il ne pouvait pas rester à Londres. Il lui était impossible de continuer à vivre
dans la même ville qu’elle et encore moins de travailler dans la même société. La frustration était
beaucoup trop grande. Il fallait absolument qu’il se libère de cette dépendance.
Et il devait lui rendre l’héritage qui lui revenait. Elle avait toutes les qualités requises pour diriger
l’empire familial. Elle était la seule Chatsfield en qui il croyait. La seule en qui il avait confiance. Et il
ne voulait pas rester en travers de son chemin. Elle voulait qu’il s’en aille. Il était incapable de répondre
à ses autres exigences, mais il lui offrirait au moins ça. C’était le moins qu’il pouvait faire.
A la fin de l’assemblée, il quitta la salle par une porte de derrière et traversa les bureaux jusqu’à la
sortie devant laquelle l’attendait une limousine. Le chauffeur démarra au moment où un groupe de
journalistes prenait d’assaut l’entrée principale de l’hôtel.
Quelques secondes plus tard, le portable de Christos sonna. Il reconnut le nom de la société qui
l’appelait, mais au lieu de répondre il éteignit l’appareil. Il connaissait ce jeu. La nouvelle de sa
démission commençait à se répandre et les offres d’emploi allaient pleuvoir. Elles pouvaient attendre
demain. Il n’avait pas envie de s’en occuper aujourd’hui. La limousine le déposa au pied de son
immeuble. Que choisir ? Rester à Londres encore quelques jours ou bien sauter dans son jet dès ce soir ?
se demanda-t-il en entrant dans son appartement. Il pouvait aller où bon lui semblait, mais il n’avait pas
l’habitude d’être désœuvré. Depuis le jour où il était sorti du centre de détention, il n’avait jamais cessé
de travailler. Chaque fois qu’il avait quitté un emploi c’était pour un autre plus intéressant.
C’était la première fois de sa vie qu’il démissionnait à cause d’une femme. Il s’immobilisa au
milieu du salon, prenant pleinement conscience de l’énormité de sa décision. Il l’avait prise un peu plus
tôt dans la semaine. Il s’était d’abord enivré, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. Puis au milieu de la
nuit, après avoir en partie dessoûlé, il avait appelé un taxi pour aller chez Lucilla. Il était resté un long
moment dans la rue à regarder sa fenêtre, mourant d’envie de monter à son appartement et de la prendre
dans ses bras. Et parce qu’il en mourait d’envie, il était remonté dans le taxi et il était rentré chez lui…
Christos gagna sa chambre et prit une valise dans le placard. Il avait l’habitude de tout laisser
derrière lui et de tourner la page. Il allait prendre le temps de choisir une nouvelle entreprise à redresser
et il se ferait envoyer ses affaires une fois qu’il se serait fixé provisoirement quelque part. Il fit sa valise,
commanda une voiture et se rendit dans la bibliothèque. Il s’immobilisa devant le portrait. Il ne l’avait
pas recouvert. Il s’était forcé à vivre avec jour après jour, comme si ça pouvait le vacciner contre la
souffrance.
Mais il en avait fini avec lui comme avec tout le reste à Londres. Il allait le faire envoyer à Lucilla.
Anonymement, bien sûr. Elle n’avait pas besoin de savoir que c’était lui qui l’avait acheté, le soir de la
vente aux enchères. Il ne savait pas très bien ce qui l’avait poussé à le faire. Mais elle était si affectée ce
soir-là, qu’il lui avait paru impossible de laisser ce tableau partir chez quelqu’un d’autre.
Il entendit la porte de l’ascenseur s’ouvrir. Pourquoi le portier avait-il laissé monter le chauffeur ?
Il n’avait pas besoin d’aide pour porter ses bagages. Il regagna le salon et son cœur fit un bond dans sa
poitrine.
Lucilla était manifestement furieuse.
— Espèce de lâche ! Pauvre imbécile ! Qu’est-ce qui t’a pris ?

* * *

Lucilla tremblait de rage. Elle avait envie de se jeter sur Christos et de lui arracher les yeux. Mais
aussi de se laisser tomber à ses pieds en lui demandant pourquoi. Pourquoi ne pouvait-il pas l’aimer ?
Pourquoi était-il aussi déterminé à gâcher tout ce qu’il avait accompli jusque-là à la tête du groupe
Chatsfield ?
Il arqua un sourcil.
— Je t’ai tout simplement donné ce que tu réclames depuis toujours. Mon départ.
— Tu aurais pu me demander mon avis !
— Ton avis ? Tu n’as jamais caché ce que tu voulais.
Elle réprima un soupir. A vrai dire, depuis qu’il avait fait cette annonce deux heures plus tôt, elle se
demandait pourquoi elle lui en voulait à ce point. Parce qu’il avait raison. Elle avait toujours voulu
prendre la direction du groupe. Elle s’estimait faite pour ce poste. Et le jour où il le lui offrait sur un
plateau, ça la mettait hors d’elle. Pour quelle raison ?
— Je croyais qu’il y avait eu quelque chose entre nous, en Grèce.
A peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle se maudit. Et maintenant voilà qu’elle se mettait à
pleurnicher !
— C’est vrai.
Elle fut submergée par un mélange de désir et de désespoir.
— Alors pourquoi, Christos ? Pourquoi m’as-tu rejetée ? Et pourquoi pars-tu ?
Il passa ses deux mains dans les cheveux et secoua la tête.
— Je ne sais pas comment faire ça, Lucillitsa.
Elle fit un pas vers lui, le cœur battant.
— Faire quoi ?
Il plongea son regard dans le sien. Dans ses yeux bleus se reflétaient des émotions qu’elle n’y avait
jamais vues auparavant.
— Je ne sais pas comment… t’aimer.
Elle sentit des larmes perler à ses paupières.
— Je crois que tu m’aimes sans le savoir.
Il secoua la tête.
— Il vaut mieux que je parte. C’est mieux pour nous deux.
Elle le foudroya du regard à travers ses larmes.
— Jusqu’à aujourd’hui, je ne t’avais encore jamais considéré comme un lâche, Christos. Un jour tu
m’as dit que j’étais incapable de prendre des décisions difficiles, mais c’est toi qui en es incapable.
C’est toi qui prends la fuite quand tu devrais rester, c’est toi qui renonces quand…
La voix de Lucilla se brisa. Elle tenta de finir sa phrase, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle
pivota sur elle-même. Inutile d’insister. Il était déterminé à ne rien ressentir pour personne. Elle se
dirigea vers l’ascenseur, mais deux bras puissants se refermèrent sur elle. Incapable de résister, elle se
laissa aller contre Christos.
— Lucilla. Je suis démoli, Lucilla mou. Cassé. Je suis incapable de te donner ce que tu attends de
moi. J’aimerais pouvoir, mais je finirai forcément par te faire souffrir.
Elle se retourna et lui prit le visage à deux mains.
— Je t’aime, Christos. Et je sais faire des choix difficiles. Si t’aimer est un choix difficile, alors je
le fais.
Une larme roula sur sa joue.
— Tu ne peux pas m’empêcher de t’aimer. Tu peux partir et faire comme si rien ne s’était passé,
mais je t’aimerai quoi que tu fasses, où que tu ailles.
— Je ne sais pas si je suis capable de t’aimer. Je ne sais pas si je suis capable d’aimer qui que ce
soit.
— Si, Christos. Je l’ai entendu dans ta voix au cimetière. Je l’ai vu dans tes yeux. Tu as aimé ta
mère et tu l’as perdue, mais ce n’est pas pour ça que tu es mort à l’intérieur.
— C’est pourtant l’impression que j’ai, agapi mou. En permanence. Depuis toujours.
— En permanence ? Tu avais en permanence l’impression d’être mort à l’intérieur quand nous
étions ensemble ? Pendant tous les moments que nous passions ensemble ?
Christos déglutit péniblement.
— Non. Pas tous.
Elle sourit.
— Tu vois ?
Il lui saisit les poignets et écarta les mains de son visage. Il déposa un baiser au creux de chaque
paume, puis il la lâcha.
— Ça ne suffit pas. Pas pour toi. Tu mérites mieux que ça.
— Voilà que tu recommences à choisir pour moi, dit-elle, la gorge nouée. Mais je suis capable de
décider moi-même ce qui est bon pour moi.
Il consulta sa montre.
— La voiture doit m’attendre.
Il prit sa valise et se dirigea vers l’ascenseur. Avant d’y pénétrer, il se retourna.
— Il y a quelque chose pour toi dans la bibliothèque. J’avais prévu de te le faire envoyer, mais
puisque tu es là tu peux le prendre toi-même.
Il entra dans la cabine et elle eut l’impression qu’une poigne de fer lui broyait le cœur.
— Si tu t’en vas, je ne t’attendrai pas éternellement. Je trouverai quelqu’un d’autre à aimer et je
t’oublierai.
Elle ne l’oublierait jamais, bien sûr. Mais elle souffrait trop. Il fallait qu’elle se défoule. Même de
manière dérisoire.
Christos eut un sourire triste.
— Je l’espère, Lucilla mou.
* * *

La limousine était sur le point d’arriver à l’aéroport quand soudain Christos suffoqua. Posant une
main sur son torse, il s’appliqua à inspirer puis expirer profondément à plusieurs reprises. Il avait déjà
été submergé par la panique quand il était enfant et qu’il tentait d’échapper à la colère de son père. Puis
plus tard, au centre de détention, quand il luttait pour sa survie. Trempé de sueur, il ferma les yeux et
renversa la tête contre le dossier en attendant que le poids qui lui écrasait la poitrine disparaisse. Ce
n’était rien. Juste une attaque de panique. Ça finirait par passer.
Le visage de Lucilla altéré par la souffrance s’imposa à son esprit. Elle lui avait dit qu’elle ne
l’attendrait pas éternellement, qu’elle trouverait quelqu’un d’autre à aimer… La douleur dans sa poitrine
s’intensifia. Puis il se remémora les mains sur son visage et sa voix douce qui lui disait qu’elle l’aimait.
« Elle l’aimait ». La douleur s’atténua et sa respiration redevint normale. Mais lorsque le chauffeur prit la
sortie d’Heathrow, il se sentit de nouveau oppressé. Il se vit monter à bord de son jet et attacher sa
ceinture après avoir demandé au pilote de l’emmener… où donc ? Il n’en avait aucune idée. Il ne savait
pas où il avait envie de se retrouver.
Faux. Il le savait. Dans les bras de Lucilla. C’était le seul endroit au monde où il avait envie d’être.
Mais il devait faire ce qui était le mieux pour elle. Sortir de sa vie, la laisser diriger son entreprise, la
laisser trouver un homme qui l’aimerait comme elle le méritait. La douleur se réveilla dans la poitrine de
Christos, plus violente que jamais. Lucilla dans les bras d’un autre homme ? Cette idée était intolérable.
Il la voulait pour lui. Dans ses bras et dans sa vie. Il voulait essayer de lui donner ce qu’elle
attendait de lui. La douleur s’estompa, laissant place à une émotion inconnue, douce et intense à la fois.
— Chauffeur, il faut faire demi-tour !

* * *

Lucilla n’avait pas le courage de quitter l’appartement de Christos. Elle se rendit dans la
bibliothèque et resta bouche bée devant le tableau. Sa mère était très belle et elle semblait
merveilleusement heureuse. Si seulement elle était là… Si seulement elle pouvait s’asseoir à ses pieds,
poser la tête sur ses genoux et donner libre cours à ses larmes…
Elle se laissa glisser sur le tapis et resta assise devant le portrait, le cœur plein d’amertume. Elle
n’avait jamais eu personne sur qui se reposer. Jamais. Christos ne voulait pas d’elle. Sa mère ne voulait
pas d’elle. Son père était en Amérique avec sa nouvelle fiancée. Et ses frères et sœur vivaient tous leur
vie. Elle était plus seule que jamais… Submergée par la colère, elle cribla le tapis de coups de poing tout
en sanglotant et en criant sa rage. Elle était pathétique, songea-t-elle confusément. Mais c’était plus fort
qu’elle. Elle ne pouvait pas s’arrêter. Lorsqu’elle eut épuisé toutes ses larmes, elle se releva d’un bond et
donna un coup dans le tableau, qui tomba du chevalet face contre terre. Elle inspira profondément. Oh !
comme elle avait envie de piétiner ce fichu tableau ! Mais aussi de le ramasser, de le prendre dans ses
bras et de s’excuser auprès de sa mère…
— Lucillitsa.
Elle pivota sur elle-même.
— Allons bon, marmonna-t-elle avec humeur.
Il avait dû oublier son passeport ou quelque chose dans le genre. Et il la trouvait en train de semer
la pagaille dans son bel appartement.
— Je suis désolé.
— Désolé ?
Elle crispa les poings.
— Ce n’est pas ça qui risque de me consoler. J’aimerais que tu n’aies jamais mis les pieds au
Chatsfield, Christos. Et j’aimerais encore plus ne jamais être allée en Grèce avec toi.
— Agapi mou.
Elle serra les dents.
— Qu’est-ce que je t’ai dit, Christos ? Plus de petits noms affectueux ! Et que signifie celui-ci ?
Mon petit flocon de neige ou un truc ridicule du même genre ?
— Ça signifie « mon amour ».
Ses yeux s’embuèrent de nouvelles larmes. Elle les ferma.
— Ce n’est pas drôle.
— Ce n’est pas censé l’être.
Elle rouvrit les yeux.
— J’allais partir. Prends ce que tu as oublié et ne t’occupe pas de moi.
— Lucillitsa.
Il lui prit la main. Elle voulut la libérer mais il la retint fermement et la posa sur son torse.
— Sens ça. Sens l’effet que tu me fais.
Elle secoua la tête, trop échaudée pour s’autoriser le moindre rayon d’espoir.
— Je ne comprends pas ce que tu racontes. Je suis fatiguée. Je veux juste rentrer chez moi.
Il posa l’autre main sur sa joue puis l’enfonça dans ses cheveux.
— Mon cœur, Lucilla. Sens mon cœur.
Elle prit conscience des battements frénétiques de son cœur sous sa paume.
— S’il bat aussi vite c’est parce que je suis terrifié. Dis-moi que je n’arrive pas trop tard. Dis-moi
que je ne t’ai pas perdue.
Elle sentit son propre cœur s’affoler à son tour.
— Non, tu ne m’as pas perdue en l’espace d’une heure.
Il la prit dans ses bras et la serra contre lui, mais elle s’écarta légèrement pour scruter son visage.
— Je ne comprends toujours pas. Tu es parti après m’avoir dit que tu ne pouvais pas m’aimer.
Pourquoi es-tu revenu ?
— Parce que tu avais raison, agapi mou. Je suis lâche et stupide. Quand la situation se complique il
est plus facile de partir que de rester.
— Tu es capable d’affronter n’importe quelle situation, Christos. Tu l’as prouvé. Tu as reconstruit ta
vie et tu es devenu un homme brillant et honorable. Ta mère serait fière de toi.
— Je pense, oui. Mais je pense aussi qu’elle aurait été fâchée contre moi, pour t’avoir quittée tout à
l’heure. Parce qu’elle aurait su ce que je n’avais pas encore compris.
Le cœur de Lucilla s’affola de plus belle.
— Quoi donc ?
— Que je t’aime, Lucilla. Tu es la femme la plus forte, la plus courageuse et la plus belle que je
connaisse. Et moi je suis l’homme que tu mérites. Aucun autre ne t’aimera jamais autant que moi.
L’espace d’un instant Lucilla fut prise de vertige. Puis elle pouffa.
— Voilà le Christos que je connais et que j’aime. Arrogant et autoritaire.
Il enfonça les doigts dans ses cheveux.
— Ça t’excite quand je suis autoritaire.
— Oui, je le reconnais. Ça me donne le plaisir de faire tout le contraire de ce que tu me demandes.
Christos pouffa à son tour.
— Alors ne m’embrasse pas, Lucilla. Ne me touche pas et ne me dis pas que tu m’aimes. Jamais.
— Marché conclu.
Elle promena les mains sur son torse avant d’ajouter :
— Je t’aime, Christos.
Puis elle l’embrassa.
Epilogue

Plusieurs mois plus tard…


Le mariage de Gene Chatsfield et d’Helena Morgan fut un événement très médiatisé. La réception
eut lieu un peu avant Noël au Chatsfield de Londres, établissement phare de l’empire hôtelier familial, où
tous les enfants Chatsfield s’étaient donné rendez-vous pour célébrer l’union de leur père et de la femme
qui avait conquis son cœur.
La mariée était resplendissante dans une robe crème de coupe sobre et Gene très élégant dans son
smoking. Il était visiblement très amoureux de sa nouvelle femme et Lucilla était heureuse pour lui. Lors
d’une discussion qu’ils avaient eue un peu plus tôt, il lui avait dit qu’il était très fier d’elle et de son
travail à la direction du groupe. Elle ne recherchait plus son approbation à tout prix, mais ses
compliments lui avaient fait néanmoins chaud au cœur.
Elle s’arrêta au bar pour parler au chef réceptionniste. Le moment du toast approchait et elle voulait
s’assurer qu’il avait prévu suffisamment de rubida, un excellent vin pétillant de leur nouveau fournisseur
australien, les vins Purman. Franco avait négocié avec habileté un contrat d’exclusivité avec la brillante
œnologue qui gérait cette société familiale en collaboration avec son grand-père. Il avait également
réussi à la convaincre de se fiancer avec lui et ils étaient visiblement aussi heureux l’un que l’autre.
A l’autre bout de la salle, Antonio était en compagnie de sa jeune épouse, Orla, auprès de qui il
semblait avoir enfin trouvé une sérénité inespérée. Le regard ébloui dont il l’enveloppait ne laissait aucun
doute sur son bonheur.
Lucilla continua de promener son regard sur la foule, à la recherche de ses autres « bébés ».
Nicolo était assis à une table en compagnie de Sophie, l’ancienne secrétaire de Christos, qu’il avait
épousée et qui attendait un enfant. Lucilla pouffa discrètement au souvenir de la tête de Christos, le jour
où il avait pris connaissance de la démission de sa secrétaire et de la raison de ce départ.
A la même table étaient assis Orsino et Poppy, qui se tenaient la main et échangeaient des regards
brûlants tout en discutant avec Lucca et Charlotte. Il y avait également Aaliyah, la demi-sœur, que leur
père avait présentée tout récemment à ses autres enfants. Très belle, elle était en compagnie de son mari,
Cheikh Sayed ben Falah al Zeena, prince héritier du Zeena Sahra. Au premier abord, elle semblait très
timide, mais Lucilla s’était rapidement rendu compte qu’elle avait une forte personnalité. Découvrir
qu’ils avaient une demi-sœur dont ils ignoraient tout avait pour le moins surpris les enfants Chatsfield.
Cependant, fidèle à sa nature, Lucilla l’avait aussitôt prise sous son aile.
Enfin il y avait Cara, qui se tenait à côté de leur père et de sa nouvelle épouse, en compagnie
d’Aidan, son mari. Lucilla aimait tendrement tous ses frères, mais sa petite sœur occupait une place très
spéciale dans son cœur. Voir Cara apaisée et heureuse était un grand soulagement et une joie intense.
Peut-être n’avait-elle pas trop mal rempli son rôle de mère, finalement.
— Tu réfléchis trop, murmura Christos en se glissant derrière elle.
Il referma les mains sur ses hanches et l’attira contre lui.
— Je me réjouis de la réussite de cette journée. Tout le monde a l’air très heureux.
Il l’embrassa dans le cou.
— Moi en tout cas je suis heureux. Merveilleusement heureux.
— Moi aussi. Surtout après ce truc que tu as fait ce matin…
Il pouffa.
— Je recommencerais volontiers. Si nous nous éclipsions un moment pour aller dans ton bureau ?
— Vilain garçon. Plus tard.
Il la pressa plus étroitement contre lui. Le contact de sa virilité pleinement éveillée contre ses fesses
lui arracha un petit gémissement étouffé.
— Christos, tu me donnes envie de me conduire très mal…
— J’espère bien.
Elle déglutit péniblement.
— Malheureusement il faut attendre. Il y a le toast, puis le bal, et ensuite je ne sais quoi d’autre…
Il la fit pivoter sur elle-même.
— Il y a autre chose dont nous devons parler, Lucilla.
— De quoi ? Tes honoraires de consultant ont encore augmenté ? Tu sais que je paierai. Le
Chatsfield a besoin de tes conseils d’expert.
— Non, ce n’est pas ça.
Sous son regard étincelant, elle sentit une vive chaleur l’envahir. Mon Dieu, il lui donnait envie
d’enlever sa robe ici, tout de suite…
— Cette fièvre du mariage, c’est contagieux, Lucilla.
Elle sentit son cœur faire un petit bond dans sa poitrine.
— Je voulais attendre un peu plus tard pour te le dire, mais je suis trop impatient. Je veux que tu
m’épouses, Lucilla. Me réveiller dans tes bras ne me suffit plus. Je veux te garder auprès de moi pour
toujours. Je veux voir ton ventre grossir et je veux tenir ta main sur la plage en Grèce, quand nous serons
si vieux que nos enfants seront obligés de nous pousser dans nos fauteuils roulants.
— C’est la chose la plus belle que tu m’aies jamais dite, répliqua-t-elle, les yeux noyés de larmes.
— Je veux te dire des belles choses tous les jours, jusqu’à la fin de notre vie.
Le cœur prêt à exploser de bonheur, elle déposa un baiser sur ses lèvres.
— Oui, Christos. Je veux t’épouser.
Elle lui prit la main et la posa sur son ventre.
— Ça tombe bien que tu en aies parlé, parce que mon ventre risque de grossir plus tôt que tu ne
l’imagines.
Il resta bouche bée, puis il ferma les yeux et renversa la tête en arrière en murmurant en grec. Elle
l’enveloppa d’un regard débordant de tendresse. Elle n’avait découvert l’heureuse nouvelle que quelques
jours auparavant et elle avait prévu de la lui annoncer à Céphalonie, où ils partaient deux jours plus tard
pour y passer Noël.
Mais c’était très bien ainsi. Jamais elle n’oublierait son visage rayonnant de bonheur et d’amour —
pour elle et pour leur bébé.
TITRE ORIGINAL : HEIRESS’S DEFIANCE
Traduction française : ELISABETH M ARZIN

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Azur® est une marque déposée par Harlequin
© 2014, Harlequin Books S.A.
© 2015, Traduction française : Harlequin.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 9782280350136

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HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des
événements ou des lieux, serait une pure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et le logo en forme de losange, appartiennent à Harlequin Enterprises Limited
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1

Gwen aimait le court trajet entre l’ascenseur et la chambre.


Elle aimait aussi la caresse de la doublure soyeuse du trench sur sa peau nue, le bruit feutré de ses
talons sur la moquette du couloir de l’hôtel. Il lui arrivait de croiser d’autres clients, mais à cette heure-ci
— en début de soirée —, la plupart étaient déjà sortis pour dîner ou se divertir.
Ses sens s’aiguisaient quand elle approchait de sa propre source de divertissement. La longue
inspiration qu’elle prit gonfla sa poitrine, et le satin tiède frôla alors le bout de ses seins.
Elle commençait à devenir accro à ces moments-là, elle en était consciente, mais comme n’importe
quel drogué, elle se fichait de tout sauf d’obtenir sa dose.
Elle frappa à la porte.
Il ne la faisait pas attendre. Jamais. Pas pour lui ouvrir la porte, en tout cas. Il était toujours, comme
elle, d’une ponctualité irréprochable. En revanche, une fois qu’ils avaient commencé, il savait la torturer
sans merci en prenant son temps…
Une partie d’elle aurait voulu interpréter cette attitude comme le signe qu’il attendait leurs séances
avec une hâte égale à la sienne, mais c’était un souhait très romantique et Gwen n’était aucunement fleur
bleue. Du moins n’avait-elle pas le droit de l’être, à plus forte raison quand elle venait ici. Sa vie entière
était régie par un froid réalisme, des règles innombrables et un protocole strict, au sommet duquel trônait
la politesse — à laquelle les gens de son monde sacrifiaient, coûte que coûte, l’expression des véritables
sentiments.
Elle réprima le sourire qui lui montait aux lèvres et arbora celui, à peine perceptible, propre à lady
Gwen Hamilton-Smythe. Qui était, après tout, la part d’elle-même qu’elle venait maltraiter ce soir.
Feindre l’indifférence devint plus difficile lorsqu’il fit une moue dédaigneuse en fixant la perruque
qu’elle avait choisie, blanche avec une mèche de couleur.
« Appelez-moi Hayes », avait-il dit lors de leur premier rendez-vous. Hayes, qui sonnait presque
comme « haze », la brume. Gwen ne savait pas si c’était à cause de la couleur trouble de ses yeux, qui
hésitait entre le vert et le marron, ou bien s’il s’agissait de son nom de famille ou de son véritable
prénom. Elle savait seulement qu’elle s’était penchée sur ces yeux pâles et sereins ce jour-là et qu’elle
s’était tout de suite sentie en confiance. Probablement à tort, probablement de façon stupide, mais elle
revenait tous les mois.
Hayes ne portait qu’un jean, comme s’il avait enlevé sa chemise sur un coup de chaud. Elle aurait
voulu y voir le signe qu’il attendait leurs séances avec impatience, mais elle repoussa de nouveau son
fantasme d’une quelconque connexion émotionnelle et se concentra sur l’aspect physique.
Elle passa en revue la peau hâlée de ses épaules superbes, les pectoraux tendus et les abdos en
tablette de chocolat. Il avait appuyé une main nonchalante sur sa taille étroite alors que de l’autre, il tenait
encore la porte.
Elle nota immédiatement, d’un coup d’œil à sa braguette, qu’il était aussi excité qu’elle. Elle sentit
son pouls accélérer.
— Non ! fit-il d’un ton sec lui intimant de lever les yeux et de les confronter à son regard
implacable.
Elle contempla son visage à l’expression mécontente, le menton ombré d’une barbe naissante, les
cheveux bruns de nouveau trop longs, en désordre, comme s’il s’était passé les mains dedans. Et sa
bouche, bien sûr… Seigneur, cette bouche si érotique, avec le dessin sévère de l’arc de Cupidon que la
courbe gourmande de la lèvre inférieure contredisait ! Cette bouche qui, en ce moment précis, se tendait
en une ligne dure pour montrer qui commandait.
Il la traitait presque toujours ainsi, comme s’il était l’un de ces salauds arrogants avec un nom à
particule qui régissaient sa vie ; mais parfois, même si c’était rare, il se changeait en quelqu’un de si
doux et — de dangereux — qu’elle ne voulait même pas y penser.
— Je regarde où je veux, riposta-t-elle. Et je fais ce que je veux.
Ce qui était exactement ce qu’elle avait toujours voulu dire à ces aristos conservateurs auxquels, de
par sa naissance et en tant que femme, elle était subordonnée. Elle entra dans la chambre en laissant
délibérément sa valise dans le couloir. De temps en temps, quand elle voulait le provoquer, elle aimait
traiter Hayes comme un garçon d’écurie. Après la semaine infernale qui venait de s’écouler, elle ne
cherchait pas la bagarre : elle voulait une guerre !
Sans récupérer la valise, il lâcha la porte qui se ferma en claquant violemment.
Elle avait choisi un mauvais jour pour s’affirmer, songea-t-elle, le ventre noué par l’appréhension.
Toute sa vie se trouvait dans cette valise. Non seulement de nouveaux jouets, qu’elle comptait essayer ce
soir avec Hayes, mais surtout un courrier très personnel qu’elle avait récupéré dans sa boîte postale
anonyme. Une réponse qu’elle n’avait pas eu le courage de lire, et qu’elle n’avait pas non plus osé laisser
dans la boîte à gants de sa voiture. Les paparazzis la harcelaient déjà assez comme ça : s’ils apprenaient
certaines choses trop personnelles sur elle, ce serait la honte, l’opprobre et le déshonneur.
— Nous en restons là, alors ? demanda-t-elle, impérieuse.
La panique l’envahit en s’entendant lancer cet ultimatum. Elle avait besoin de ces moments. De lui.
Comme elle était tombée bas… Elle espérait seulement qu’il ne s’en rendait pas compte.
Hayes plissa les yeux un instant et elle eut l’impression qu’il retenait son souffle en prenant sa
décision.
— Enlève la perruque, dit-il enfin en croisant les bras.
Une vague de soulagement traversa Gwen. Hayes lui avait donné un ordre : lui non plus ne souhaitait
pas en finir. C’était une bonne nouvelle, mais elle n’obéit pas pour autant. Son attention était écartelée.
D’un côté, elle voulait crier qu’il fallait absolument mettre cette valise en sécurité, de l’autre elle refusait
de donner une telle preuve de faiblesse. Sans compter qu’elle n’avait pas encore sorti sa meilleure
arme…
Défaisant avec calme la ceinture de son trench, elle l’ouvrit et le laissa glisser le long de ses bras,
puis le jeta au pied du lit. Elle passait des heures à la gym, sans parler du temps qu’elle dédiait à
l’équitation. Quand elle entrait dans le manège, elle était aussi en forme que son pur-sang. A part un bleu
occasionnel, aucun défaut ne gâtait ses longs membres. Elle n’ignorait pas qu’elle n’était que courbes
bien proportionnées, de ses seins généreux à ses fesses fermes. La réponse des hommes à son corps était
toujours enthousiaste.
Juchée sur ses hauts talons, elle se redressa dans une pose de défi, un peu comme Wonder Woman,
l’héroïne de sa jeunesse, jambes écartées, mains aux hanches, menton haut. Elle lança alors à Hayes son
regard « et maintenant ? »
Sans la quitter des yeux, sans même se rajuster l’entrejambe alors que la fermeture Eclair de son
pantalon semblait sur le point d’exploser, il rouvrit la porte et la tint ouverte :
— Tu peux la prendre toi-même.
Quel mufle ! Le parfait salaud. Elle l’aimait et le détestait pour cela, de la même façon qu’elle
aimait et détestait Black Satin à cause de son esprit indomptable et entêté qui la mettait au défi de rester
en selle dès qu’elle le montait.
Dieu merci, la valise n’avait pas bougé. Gwen dut faire un immense effort pour ne pas se précipiter
vers elle et se contenter de la désigner d’un geste.
— J’ai apporté quelques gadgets qui ont attiré mon attention.
— Moi aussi, répondit-il.
Elle chercha à déchiffrer son expression, mais ne rencontra que le regard assuré de celui qui
maîtrise complètement la situation. Une spirale d’excitation émaillée de peur lui noua le ventre.
C’était dans cette assurance, comprit-elle, que se trouvait la source du pouvoir de Hayes sur elle.
Gwen tenait les rênes de sa vie vingt-neuf jours sur trente, mais quand son temps de détente arrivait, elle
lâchait prise pour de bon. Elle ne le faisait qu’ici, cependant. Derrière cette porte, avec lui pour seul
témoin. Elle desserrait son emprise sur les brides puis, après s’être abandonnée complètement, elle
revenait lentement à elle, ramassait son courage et reprenait le chemin harassant du quotidien.
En tenant la porte ouverte, Hayes la défiait de déplacer l’expérience hors de cette chambre. Ce
qu’elle ne voulait, ni ne pouvait faire. Cela devait rester entre ces quatre murs. Entre eux deux.
Donc, tout en le haïssant jusqu’au bout des ongles de la forcer à se soumettre, elle retira la perruque
de son crâne et la jeta à ses pieds.
— Brave fille, dit-il avec un sourire condescendant.
Elle retint un cri outragé.
Oh ! qu’elle détestait quand il l’appelait comme ça ! Elle se consola en le voyant prendre la valise.
La porte claqua.
Il bloqua le loquet, une précaution qu’il n’oubliait plus depuis qu’une femme de ménage avait failli
les surprendre, trois mois plus tôt.
— Tu vas me dire pourquoi tu es de si mauvais poil aujourd’hui ? dit-il en croisant les bras, toute
son attention portée sur elle.
— Tu veux me dire pourquoi toi, tu l’es ?
La surprise adoucit fugacement son visage sévère.
— J’ignorais que tu remarquais mes états d’âme, milady.
— Comment ne pas s’en rendre compte ? fit-elle en fixant délibérément le renflement de sa
braguette.
Elle préférait revenir sur ce terrain. Chaque séance, la tentation d’en savoir plus sur lui,
d’apprendre à le connaître, devenait plus dure à combattre. Mais ce qu’ils partageaient n’incluait pas
cette sorte d’intimité et ne l’inclurait jamais.
— Et ne m’appelle pas milady.
La première fois qu’il l’avait fait, elle avait lâché son safe word pour interrompre le jeu, en
ajoutant : « Ce n’est pas pour ça que je suis ici ».
— Ah non ? avait-il demandé après un instant de réflexion. Pourquoi pas ?
— J’ai l’air d’une lady, là ?
Elle avait posé la question alors qu’elle était attachée à la tête du lit, les fesses en l’air, les genoux
écartés. Attirer l’attention de Hayes sur sa position s’était révélé la bonne stratégie pour qu’il cesse de
questionner sa psyché tordue, et ils n’avaient plus abordé le sujet. Jusqu’à aujourd’hui…
— Je croyais qu’on jouait à la châtelaine et le roturier, répondit-il en surjouant son accent
irlandais, d’habitude peu marqué.
En dépit de son immobilité, il la dévorait des yeux, ce qui la rassurait. Il était pourtant évident qu’il
était aussi énervé qu’elle. Gwen dut faire appel à toute la force de sa volonté pour ne pas le questionner à
ce sujet.
— Non, asséna-t-elle.
A son grand dam, sa façon de parler, même sur un mot aussi court, révélait qu’elle était une
aristocrate et jouissait de tous les privilèges qu’une telle naissance entraînait. En se passant la main dans
les cheveux, elle regonfla ses boucles brunes que la perruque avait aplaties.
— On va jouer au même jeu que d’habitude, ajouta-t-elle.
— La mégère à apprivoiser ? suggéra-t-il avec un sourire indéfinissable en avançant vers elle.
Une poussée d’adrénaline l’électrisa : fuir ou combattre, c’était le moment de choisir. Lorsque
Gwen portait des talons, comme en ce moment, leurs yeux se trouvaient à la même hauteur. Toutefois,
avec sa carrure d’athlète et la force qui se dégageait de lui, Hayes restait intimidant.
Il se tenait si près à présent qu’elle pouvait sentir la chaleur de son corps sur la peau fraîche de ses
seins nus. Elle avait tellement envie qu’il la serre et l’écrase contre son torse, qu’elle en avait mal. Hayes
se contenta de lui empoigner les cheveux pour l’obliger à lui offrir ses lèvres et lui exposer son cou.
— Oui, jouons à la salope qui croit tout maîtriser alors qu’elle ne maîtrise rien… Celle qui pense
être aux commandes alors que pas du tout.
En guise de réponse, Gwen laissa courir ses ongles sur le torse de Hayes. D’un geste rapide, il lui
prit les poignets et les tint derrière son dos.
— Tu es d’une drôle d’humeur, jeta-t-il.
Elle poussa les hanches vers lui et se frotta contre son jean, savourant la façon dont il retenait sa
respiration. De sa main libre, il l’empêcha de bouger ; de l’autre, avec une autorité délicieuse, il serra
davantage ses poignets dans son dos.
— Je n’étais pas sûr que tu sois prête pour ce que j’ai apporté, mais je vois que si.
Embrasse-moi, pensa-t-elle. Jette-moi sur le lit et prends-moi fort et vite. Parfois elle se disait que
ça lui suffirait, mais elle avait besoin de tout le reste, aussi.
Comme s’il pouvait lire dans ses pensées, les pupilles de Hayes se dilatèrent et son souffle se fit
caressant. Ses mains se resserrèrent encore plus fort. Gwen sentit ses seins pointer furieusement et le
désir l’inonda en d’exquises pulsations.
Une ombre traversa les yeux de Hayes — comme un besoin désemparé et irrépressible. Peut-être en
avait-il autant besoin qu’elle, en fait.
— Puisque tu as été si agaçante, dit-il d’un ton rugueux comme du papier verre, tu attendras sans
bouger le temps que je me prépare.
Va te faire…
— Là, là, fit-il, taquin, comme s’il calmait une pouliche trop fougueuse.
Il l’obligea à se mettre contre le mur, d’un geste brutal qui risquait de lui laisser une marque sur le
bras.
— Tu sais que j’aime voir des fesses bien rouges. Si tu me parles de manière aussi vulgaire, c’est
ce que tu auras. C’est cela dont tu as envie, en fait ?
Non. Ils avaient essayé les paddles, en cuir et en bois, et les cravaches. Elle n’avait pas aimé ces
instruments-là. Il ne l’avait fessée qu’une fois, mais il n’avait pas peur de brandir cette menace lorsqu’il
était d’une humeur âpre. Gwen le connaissait assez bien désormais pour ne pas le provoquer : les
menaces de Hayes ressemblaient plus à des promesses qu’à des paroles en l’air…
Ils connaissaient si bien les limites l’un de l’autre que c’en était effrayant, surtout si l’on songeait
qu’ils ne se retrouvaient qu’une fois par mois. Il savait comment la pousser jusqu’à cette ligne si ténue
entre l’endurance et la peur sans jamais aller trop loin. C’était grâce à cette habileté que s’était bâtie,
pierre après pierre, leur confiance mutuelle. Ainsi, en dépit des vagues d’appréhension qui envahirent
Gwen quand il l’obligea à poser les mains sur le mur, comme un délinquant qui se fait fouiller, puis qu’il
lui écarta les jambes du pied, elle le laissa faire.
Il la récompensa en portant son attention sur ses fesses, qu’il pressa tour à tour d’un geste de
propriétaire. Sa paume était si chaude et si possessive qu’elle ne put que se presser contre elle.
Il glissa plus bas, vers la moiteur entre ses jambes, puis plus bas encore, dessinant une ligne
tortueuse sur l’intérieur de sa cuisse, avec une lenteur paresseuse qui mettait Gwen à l’agonie. Elle
voulait ses doigts en elle, tout de suite ! Mais, bien sûr, Hayes n’en fit rien, et au désir insatisfait vint
s’ajouter la frustration d’être ignorée.
— Je te hais, murmura-t-elle.
— Je te hais aussi, mon cœur.
Son ton s’était fait plus doux, ce ton tendre qui lui faisait fermer les yeux et refouler l’envie de se
blottir dans ses bras, de le supplier de devenir tout pour elle, pas seulement son exutoire, pas seulement
le mur contre lequel elle se jetait pour être certaine qu’il était assez fort pour la protéger…
Il s’éloigna. Gwen laissa sa tête pendre sur sa poitrine. Comme chaque fois, une sorte de voix
intérieure lui demanda ce qu’elle faisait. Leur premier rendez-vous datait presque d’un an et elle ne
savait plus trop comment cela avait commencé, ou continué, ni encore moins comment cela finirait.
A dire vrai, elle se doutait de la fin. Cette semaine, sa famille avait lancé une nouvelle offensive, et
même sa grand-mère, même son plus jeune cousin lui avaient demandé quand allait-elle se marier. Je n’ai
que vingt-trois ans, avait-elle envie de hurler. Posez la question dans dix ans.
Mais les bons partis allaient parader devant elle qui devrait en choisir un ; et selon ses parents, le
plus tôt serait le mieux. Alors, elle devrait renoncer à ses rendez-vous avec Hayes.
Un gouffre d’angoisse s’ouvrit dans sa poitrine. Elle ravala son envie d’éclater en sanglots.

* * *

En tendant la corde en nylon d’un bout à l’autre de la chambre, Hayes manqua par deux fois le
crochet sur le mur opposé tant ses mains tremblaient. Il avait du mal à détourner ses yeux des fesses de
lady Hamilton-Smythe. Son envie d’elle, une envie désespérée — le mot n’était pas trop fort —, ramenait
son regard encore et toujours vers cette zone d’ombre entre ses cuisses, si douce, si chaude. Et moite à
présent. A cause de lui. Pour lui…
Cette certitude lui tournait la tête, faisait trembler tout son corps. Il avait envie de se jeter à ses
pieds pour l’adorer. En fait, c’était lui qui était son esclave. Le seul réconfort pour sa fierté mâle était
qu’elle ignorait l’étendue de son pouvoir sur lui. Ses jours et ses nuits tournaient autour du moment où il
arrivait dans cette chambre et commençait à l’attendre.
Sa façon de courber l’échine aujourd’hui l’inquiétait, cependant. Et cette manière de laisser pendre
la tête entre les épaules ne présageait rien de bon. En général, elle se comportait en véritable garce,
tellement convaincue de sa supériorité qu’il n’avait aucun mal à la faire descendre de ses grands chevaux
avec ces petits jeux qu’elle aimait tant. Elle aimait vraiment ça. Elle criait son plaisir contre l’oreiller ou
contre sa main chaque fois.
C’était la seule raison de sa propre présence ici, d’ailleurs, se répéta-t-il pour ne pas l’oublier :
procurer à sa lady des orgasmes renversants.
Au début, il avait cherché à mettre un peu de piment dans sa vie érotique, désireux de vivre de
nouvelles expériences. A vingt-cinq ans, il avait connu pas mal d’aventures classiques. Les suggestions
outrageuses de lady Gwen Hamilton-Smythe l’avaient intrigué assez pour qu’il se lance, rien que pour le
frisson. Combien d’hommes pouvaient se vanter d’avoir reçu une telle offre — de la part d’un véritable
membre de l’aristocratie anglaise, excusez du peu…
Seul bémol : il ne pouvait pas en parler à qui que ce soit. Les jeux qu’ils pratiquaient étaient de ceux
que l’on révèle seulement dans des mémoires à publier cent ans après la mort des deux parties
impliquées.
Quelque chose de très frustrant s’était glissé dernièrement dans leurs séances. Sa curiosité s’était
muée en inquiétude. L’amusement était devenu affection, même si, comme il ne cessait de se le rappeler,
Gwen était une véritable garce. Il ne devrait pas avoir ce besoin croissant de la voir, mais une fois par
mois, ça ne lui suffisait pas. Ne lui suffisait plus.
C’était la raison de son irritation actuelle. La raison aussi pour laquelle il avait fait les cent pas
derrière la porte de la chambre, en se retenant de surveiller le couloir pour voir si elle arrivait. Il
détestait devoir attendre quatre semaines, détestait être seulement son petit vice secret, détestait qu’elle
ait décrété qu’il n’était pas assez bien pour elle, sans même savoir tout ce qu’il y avait à savoir sur lui.
Par-dessus tout, il détestait qu’elle voie d’autres hommes. Qu’est-ce qu’elle croyait, qu’il ne lisait
pas les journaux ? Il écrivait pour la presse, bon sang !
Cette frustration, c’était le fardeau qu’il devait porter. Apparemment, elle avait aussi le sien, et il
devait être très lourd à en juger par la façon dont ses épaules délicates semblaient sur le point de céder
sous le poids.
Pauvre petite fille riche… Sauf qu’il n’y croyait pas vraiment. Depuis le premier appel de Gwen,
alors même qu’en découvrant son accent huppé il était pratiquement convaincu qu’on cherchait à lui faire
du chantage, il avait été incapable de se soustraire à l’intérêt, à la fascination, qu’elle éveillait en lui.
Et à une excitation folle !
Il se força à finir son installation. La sécurité d’abord, ricana-t-il dans son for intérieur. Puis, d’une
voix qui venait d’un endroit bien trop profond dans sa poitrine, il lança :
— Viens ici, Gwen.
Elle se retourna et le regarda à travers les fils de la toile d’araignée en nylon qu’il venait de tendre.
Ses yeux suivirent les cordes, vers les pitons vissés aux murs, avant de descendre vers les petits tas de
poussière au sol à la verticale de chaque trou. Oui, il avait vandalisé la chambre ; oui, il avait perforé les
murs pour y insérer des chevilles et des gonds de fixation. Il était même venu exprès à l’hôtel quinze jours
plus tôt pour tout mesurer et planifier. La tâche n’avait pas été aisée étant donné la forme de la pièce et la
proximité du lit, mais après avoir vu l’installation dans un sex-shop BDSM, il était déterminé à l’essayer.
L’expression de Gwen trahissait un mélange d’appréhension et d’anticipation. Ses cils
papillonnaient, comme si elle n’en croyait pas ses yeux. Elle avait pressé ses cuisses l’une contre l’autre,
en une de ces délicieuses réactions mal maîtrisées qui le rendaient fou chaque fois qu’ils se voyaient.
Il brida le sourire de plaisir qui lui montait aux lèvres en voyant qu’elle était aussi excitée que lui.
Comme d’habitude, elle chercha à masquer son émoi avec une pique :
— Et comment comptes-tu expliquer les dégâts en partant ?
— J’ai apporté de l’enduit. Maintenant, viens là !
Elle obéit, sans toutefois se départir de son regard le plus snob, ce qu’il interpréta comme le signe
qu’il ne s’était pas trompé. Certains jours, ils se comportaient comme des enfants lorsqu’ils déballaient
leurs jouets nouveaux : ils plaisantaient et se taquinaient, aussi amusés qu’excités. Aujourd’hui, la soirée
s’annonçait extrême, ce qui seyait bien à sa propre humeur. Il fallait juste qu’il prenne soin de ne pas aller
trop loin. Gwen était une dure à cuire, elle n’accordait, par exemple, aucune importance à un bleu
presque noir que la ruade d’un cheval lui avait imprimé sur la cuisse, mais il détestait laisser la moindre
marque sur son corps, ne serait-ce qu’une brûlure de sa barbe de trois jours sur la courbe de ses seins.
Elle était parfaite et devait le rester.
Elle le défia de ses yeux gris, orageux de la passion qu’elle se donnait tant de mal à cacher.
— Tourne-toi, ordonna-t-il à mi-voix en désignant du menton un point derrière elle. Regarde.
Elle carra les épaules et prit un instant avant d’obéir. Quand elle le fit, elle se figea. Il ne put que
sourire en voyant sa surprise reflétée dans les portes du placard. Il tendit le bras pour attirer Gwen dans
sa toile.
— Je t’ai déjà dit à quel point ça m’excite de te voir attachée et à ma merci. Aujourd’hui, on va voir
quel effet, cette vision aura sur toi.
— Je n’ai jamais…
Il lui avait fait lever le bras au-dessus de la tête, mais il interrompit son geste. Comme elle ne
prononça pas son safe word, il ferma la menotte autour de son avant-bras et lui prit l’autre coude.
— Tu n’as jamais quoi ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas si je veux me voir comme ça.
— Attachée ? demanda-t-il, surpris.
Elle adorait pourtant lorsqu’il lui décrivait, dans les termes les plus crus, ce qu’il voyait et pourquoi
il aimait ça. Si elle avait les yeux bandés, il pouvait presque la faire jouir en lui disant ce qu’il voulait lui
faire. Plus il était précis dans ses descriptions, plus elle le suppliait. « Fais-le ! »
Elle ne répondit pas.
Il étudia son reflet et y lut de l’hésitation, mais elle ne l’arrêta pas quand il passa une main entre les
cordes pour la lui glisser entre les cuisses. Il avait envie de taquiner son sexe du bout des doigts, jusqu’à
ce qu’elle gémisse et qu’elle s’arc-boute contre sa caresse.
Le désir lui tournait la tête. Il voulait la prendre sur-le-champ. Néanmoins, il se contenta de fermer
les doigts sur l’intérieur de la cuisse fuselée de Gwen pour qu’elle la soulève. Il l’attacha. Elle avait les
jambes écartées et ne pourrait pas les refermer.
Elle prit une inspiration tremblante et détourna le regard de la glace.
— Tu n’aimes pas voir à quel point tu es excitée ? Moi, j’adore !
Il lui entoura la taille d’un bras pour la soulever. Il ne lâcha pas Gwen tant qu’il ne fut pas certain
que sa toile de cordes pouvait supporter le poids de son corps. Il s’éloigna ensuite doucement, prêt à la
rattraper si l’installation cédait.
Elle lança un petit cri surpris, puis fit rebondir doucement les cordes, les yeux pleins d’étincelles.
Puisque la sécurité était au rendez-vous, il lui prit l’autre jambe et, sans faire cas de ses tentatives
de résistance, la fixa avec l’autre menotte qu’il avait prévue. Elle était attachée et offerte, le corps
frémissant sur les cordes vibrantes de la toile. C’était la vision la plus excitante qu’il ait jamais vue,
même si Gwen, hélas, s’entêtait à lui refuser son visage.
— Regarde-moi ! ordonna-t-il.
Il se tenait derrière elle, de sorte que les cordes qui mordaient le dos de sa proie frôlaient aussi son
torse. Il faufila la main pour lui caresser les seins, l’intérieur des cuisses. Il l’effleurait, l’aguichait, lui
rappelait que c’était lui qui commandait. Il la prit par le menton pour l’obliger à redresser la tête.
Elle résista avec tous les muscles de son corps.
Alors, il changea de stratégie et joua de nouveau de ses doigts. Elle était si douce, si prête… Il
laissa échapper un petit gémissement de plaisir auquel Gwen répondit par des bruits de gorge rauques,
presque des plaintes. Mais il n’était pas question de lui donner tout de suite ce qu’elle réclamait. Il
remonta le long de son corps pour rouler entre ses doigts l’un de ses mamelons. Ensuite, il lui agrippa les
cheveux — ces cheveux magnifiques qu’elle avait essayé de lui cacher sous une perruque, alors qu’elle
adorait qu’il les empoigne. Il l’obligea à pencher la tête en arrière autant qu’elle pouvait le supporter,
puis lui fourra un doigt encore humide dans la bouche.
C’était le genre de brutalité qui lui avait valu par le passé d’être mordu, mais il l’avait cette fois-ci
obligée à pencher la tête dans un angle tellement inconfortable pour sa prisonnière, qu’elle pourrait à
peine lui faire mal. A présent, elle avait, tel comme il l’avait voulu, le visage en face du miroir.
— Regarde !
Elle obéit, moins par envie que par réflexe. Lorsqu’elle surprit son image dans la glace, son regard
révéla une telle vulnérabilité qu’il frissonna. Il avait déjà surpris cette expression à certains moments,
lorsqu’ils allaient loin dans leurs jeux et qu’entre eux crépitait une violente intensité.
Mais à la façon dont elle détourna les yeux, il devinait qu’elle-même ne s’était jamais vue comme
ça. Ou pas souvent. Et que ce n’était pas une image d’elle qu’elle voulait voir.
L’espace d’une seconde, lorsqu’elle tourna la tête en déglutissant avec difficulté, il crut qu’elle
allait utiliser son safe word. La culpabilité et la peur d’être allé trop loin troublèrent son excitation.
— C’est tout ? lâcha-t-elle enfin alors avec un petit sourire provocant.
Alors, le feu du défi l’embrasa.
Bien. Il n’était pas allé trop loin. Sa proie avait envie de jouer et n’avait pas froid aux yeux. Elle
voulait explorer sa colère, pas sa fragilité.
Quoi que ce soit qui la ronge de l’intérieur, cela risquait de sortir avec violence ce soir. L’énergie
réprimée qu’elle emmagasinait dans son joli corps bien ferme était époustouflante. Si elle n’était pas
attachée, elle pourrait le détruire et s’autodétruire au passage, aucun doute là-dessus.
Il recula de quelques pas vers la chaise qu’il avait installée, de sorte qu’elle la voie derrière son
propre reflet. Il ouvrit son jean, soulagé de pouvoir enfin libérer son sexe dressé. Il se caressa d’une main
légère, de bas en haut, avec lenteur. Il se contrôla, car il aurait pu jouir rien qu’en regardant le joli
papillon aux ailes déployées qu’il avait capturé dans sa toile.
Gwen se débattit lorsqu’elle comprit ce qu’il avait en tête.
— C’est à moi, ça ! décréta-t-elle avec une possessivité aussi dépravée que charmante.
Il laissa un rire de triomphe monter dans sa gorge.
— Viens et prends-le, mon ange !
Il serra le poing et accéléra le mouvement de sa main.
Et il se perdit dans le plaisir en la regardant exploser de rage, d’impuissance et de frustration.
2

Gwen se releva en appui sur le coude et consulta la pendule. Bientôt 1 heure…


Sa jambe était passée sur le flanc de Hayes, de sorte qu’elle sentait à l’intérieur de sa cuisse les
fesses musclées de son amant et contre son sexe l’arête effilée de sa hanche, elle allongea le bras par-
dessus la silhouette immobile et attrapa la bouteille de boisson énergisante qu’il ne manquait jamais
d’apporter pour elle.
« Bois, disait-il lors des rares pauses qu’ils s’accordaient. Reprends des forces. » C’était une
attention étonnante, touchante aussi, de la part d’un homme qui pouvait prendre les chevilles de sa
maîtresse menottée aux montants du lit, les poser sur ses épaules, puis lui faire l’amour jusqu’à plus soif.
Elle devrait être épuisée, après l’énergie qu’ils avaient déployée ce soir. Après lui avoir permis
d’écouler une bonne dose de colère, impuissante, attachée sur la toile pendant qu’il se caressait, Hayes
avait passé un long moment à jouer avec elle. Très intense. Avec cette concentration minutieuse dont il
était capable, il l’avait fait jouir par des moyens si inventifs et impitoyables que ses cris auraient alarmé
le personnel de l’hôtel si Hayes n’avait pas pensé à la bâillonner. Lorsqu’il l’avait finalement relâchée,
elle était si affaiblie qu’elle s’était écroulée dans ses bras.
Alors, il l’avait prise une dernière fois avec une ardeur renouvelée. Comment pouvait-il avoir autant
d’énergie alors qu’elle était littéralement incapable de saisir la bouteille qu’il lui avait tendue après ?
Pourtant, en dépit de son corps rompu par la fatigue, quand Gwen reposa la boisson sur la table de
chevet pour se draper comme une couverture autour du corps chaud de Hayes, elle était encore
parfaitement réveillée, les sens comblés par sa présence. Son odeur. Leurs odeurs, ce mélange musqué à
la fois sexy et doux.
De sa main, si lourde au bout de son bras qu’elle arrivait à peine à la soulever, elle ne put résister à
l’envie de suivre les lignes de ce dos large et bien dessiné.
— Pourquoi tu n’arrives pas à dormir ? grommela-t-il, la voix étouffée contre le matelas.
— Je ne sais pas, soupira-t-elle en roulant pour s’éloigner de lui.
Elle détestait l’idée qu’il ait surpris ce câlin clandestin qu’elle avait eu l’impression de voler.
Il se redressa légèrement et, d’une main et une jambe, la fit venir pratiquement sous lui. Sa chaleur
et son geste étaient très réconfortants, mais elle devinait qu’il la scrutait dans le noir et cela la
décontenançait.
— Lèche-moi, fit-elle d’un ton à mi-chemin entre l’ordre et la supplique.
L’éclair d’un sourire, ce sourire si blanc, traversa le visage de Hayes.
— C’est seulement quand tu dors, ça. Tu le sais.
Oui, elle le savait. Un soupir rêveur lui échappa en se rappelant les coups de langue aguicheurs qui
la réveillaient parfois, quand Hayes voulait préparer son corps pour revenir en elle. Il appelait ça son
« snack de minuit », ce fou insatiable…
Sans y penser, elle enfouit le visage contre son torse, frotta les lèvres sur sa peau. Les cajoleries ne
faisaient pas partie de leur relation qui ne tournait qu’autour du sexe. Du sexe animal, brut, désinhibé.
Or elle en voulait encore un peu. Mais du lent, du tendre, du doux. Comme à leur habitude à cette
heure-ci, avant de se rendormir de nouveau puis de s’accorder au réveil un dernier galop, elle à
califourchon sur son toujours infatigable étalon.
Etaient-ils prévisibles à ce point ? Comme un vieux couple marié ?
Cette pensée lui donna des frisons. Elle détourna son esprit de cette idée étonnamment tendre et
ferma les doigts autour du sexe de Hayes, qui recommençait à se dresser contre son ventre.
— Tu m’as léchée quand j’étais épinglée à ta toile, lui rappela-t-elle. Ce n’est pas seulement quand
je dors.
Avec un petit grognement de satisfaction, il poussa les hanches contre elle.
— J’ai aimé l’épisode de la toile. Et toi ?
— Mmm, acquiesça-t-elle.
— Tu n’as pas l’air enchantée.
Il lui passa une main dans les cheveux pour lui faire relever la tête et voir son visage. Elle résista
tout en lui assurant :
— J’ai aimé. Je ne reviendrais pas chaque fois si je n’aimais pas ce qu’on fait.
Mais elle était engluée dans une sensation oppressante, ce soir. Une appréhension dont elle
n’arrivait pas à se débarrasser. Pour faire distraction, elle serra la main autour du sexe de Hayes et
suggéra, en un murmure contre son menton :
— On pourrait se lécher l’un l’autre.
Il se contracta contre sa paume. Elle sourit.
— Tu es insatiable…
— Les femmes sont programmées pour le faire et le refaire. Quelle est ton excuse ? Regarde-moi
cette érection, ajouta-t-elle avec une caresse appuyée. Comment est-ce possible, alors qu’on n’a pas
arrêté de la nuit ?
— Un mois d’attente, voilà l’explication, répondit-il d’une voix traînante.
Un long silence suivit son aveu, comme si ces propos les avaient pris tous les deux au dépourvu. Si
depuis leur première fois ensemble, Gwen n’avait couché avec personne d’autre, pas une seconde elle
n’avait songé qu’il était resté, lui aussi, fidèle.
Il repoussa brusquement les couvertures pour plonger le visage entre ses cuisses. Sans façons, il lui
écarta les jambes pour mordre la chair tendre tout près de son sexe. Une punition, comprit Gwen, encore
troublée par l’étrange onde de complicité qui avait vibré entre eux — et qu’elle ne savait comment
interpréter. C’était à la fois doux et effrayant, car elle le voulait de tout son cœur.
Hayes lissa la morsure avec sa langue et ils roulèrent l’un sur l’autre pour faire ce qu’ils faisaient le
mieux : s’offrir mutuellement un plaisir dément et sans égal.

* * *

Gwen détestait se lever avant de l’avoir décidé elle-même, et son insomnie des premières heures de
la nuit lui avait autorisé par la suite trop peu de repos, mais Hayes continuait à l’appeler. Il la secouait
même par l’épaule.
Elle l’envoya paître dans un langage fleuri.
— C’est l’alarme incendie. Allez, insista-t-il en lui tirant sur les jambes pour qu’elle pose les pieds
par terre.
Il la força à se relever. Elle entendit une fermeture Eclair monter, ouvrit les yeux et découvrit Hayes
en train d’enfiler un T-shirt. Il lui tendit son trench-coat.
— On y va.
— C’est probablement une fausse alerte, se plaignit-elle.
Néanmoins, avec un entêtement très agaçant, il lui glissa un bras dans la manche du manteau.
— Il y a trop de mouvement dans le couloir pour que je prenne le risque, dit-il. Allez, dépêche-toi !
Il guida ses chevilles vers ses bottes basses, ses bottes à lui, lui accrocha son sac à main à l’épaule
et l’entraîna hors de la chambre sans faire cas de ses jérémiades.
Une faible odeur de brûlé poussa Gwen à cesser de résister et à presser le pas derrière le flot de
clients, habillés eux aussi à la hâte, qui descendaient l’air inquiet l’escalier d’incendie.
Ce ne fut que lorsque l’air frais fouetta ses joues qu’elle eut un choc.
— Ma valise !
Paniquée, elle fit demi-tour pour retourner à l’intérieur. Hayes la retint.
— Non !
— J’en ai besoin ! protesta-t-elle en tentant d’échapper à son emprise.
— C’est de la vraie fumée. Ecoute.
Des sirènes de camions de pompiers s’entendaient au loin.
— Tu restes dehors, ajouta-t-il.
— Mais…
Et si tout brûlait ? Elle ne saurait jamais ce qu’on lui avait répondu. Pire : si des pompiers entraient
dans leur chambre et ouvraient la valise ? Et si n’importe qui s’en emparait ? Ce serait la fin. La
déchéance.
— Je dois y retourner ! Vraiment.
— Arrête ton caprice, s’agaça Hayes.
Il était très costaud, mais elle-même n’avait rien d’une petite fleur délicate. Cependant son trench
dissimulait à peine son corps nu et elle ne pouvait prendre le risque de se lancer dans une dispute
maintenant.
Des téléphones tenus à bout de bras enregistraient le panache de fumée qui sortait de l’une des
fenêtres de l’immeuble, et ces vidéos ne tarderaient pas à atterrir dans les rédactions des médias et sur
les réseaux sociaux. On pourrait la reconnaître. Il commençait à faire assez jour pour que l’œil exercé
d’un journaliste la repère. Personne ne savait qu’elle venait au Chatsfield une fois par mois. Personne ne
savait qui elle y retrouvait, et encore moins ce qu’elle y faisait…
Seigneur !
Elle fourra la main dans la poche du trench et la ferma avec gratitude autour de son trousseau de
clés. Elle se garait toujours dans le parking du spa voisin, où ses amis et sa famille croyaient qu’elle
passait le premier vendredi soir de chaque mois.
— Il faut que j’y aille, murmura-t-elle. On ne peut pas me voir avec toi comme ça.
L’étonnement puis la colère se succédèrent sur le visage de Hayes. Il la lâcha comme pris d’un
dégoût soudain. Il ne pouvait pas être aussi surpris que cela : il savait parfaitement ce qu’ils faisaient.
Qu’ils s’éclatent avec leurs jeux entre adultes consentants ne signifiait pas que c’était acceptable aux yeux
de la société. Et, pour l’amour du ciel, il ne devait pas oublier qu’elle était une lady !
Une lady… Etait-ce là la source de cette appréhension qui l’avait accompagnée toute la soirée, et
qui la suffoquait à présent comme un sac en plastique collé à son visage ?
Elle quitta les bottes beaucoup trop grandes pour elle et s’enfuit en marmonnant des jurons quand les
graviers sur la route s’enfoncèrent dans la plante de ses pieds.

* * *
Après être retournée à l’appartement familial et avoir pris une douche, Gwen s’était habillée pour la
journée et avait regardé les nouvelles. Elle avait appris que l’incendie n’était qu’un incident sans
importance. Elle était si fatiguée que la dernière chose dont elle avait envie, c’était de traverser la ville
en sens inverse pour retrouver sa valise. Hélas, elle devait le faire. Elle n’avait pas le choix.
Avec un soupir, elle regagna sa voiture et démarra.
Comme il n’était pas encore midi, la chambre ne devait pas avoir été relouée. Elle y monta donc
directement. Elle la trouva ouverte, la porte retenue par le chariot de service.
— Bonjour ? lança-t-elle.
Une femme de chambre sortit de la salle de bains. Elle portait l’uniforme de l’hôtel, des gants en
latex et tenait à la main la brosse des toilettes. Le badge sur sa poitrine apprit à Gwen qu’elle s’appelait
Ally.
— Oui ? demanda celle-ci.
La jeune employée était étonnamment jolie et étrangement familière, mais Gwen fut incapable de se
rappeler où elle l’avait déjà vue. Ici, sans doute, supposa-t-elle sans trop de conviction.
— J’ai passé la nuit dans cette chambre, ma valise était ici. Vous l’avez vue en arrivant ?
Ally s’approcha du chariot et ouvrit la porte du compartiment à linge sale.
— Apparemment pas.
— Vous ne vous rappelez pas si vous l’avez vue ou non ? demanda Gwen, la boule au ventre.
Ally lâcha un rire amusé.
— Non, je ne me souviens pas avoir vu une valise. Mais je travaille de façon si automatique que je
ne pense pas vraiment à ce que je fais.
Gwen cilla. A la fois inquiète à cause de la disparition de la valise et agacée par cette tête de linotte
incapable de l’aider — dont le visage lui disait quelque chose, en plus. Elle avait un vague souvenir de
ce visage de gamine, sur fond de costume masculin sombre.
— On s’est déjà rencontrées ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint. Vous travaillez ailleurs aussi ?
— Euh… Non, fit Ally.
Mais l’employée la scruta avec attention, jusqu’à ce qu’un éclair de reconnaissance traverse son
visage, avant de se muer aussitôt en appréhension. Gwen s’en souvint en même temps que la jeune
femme :
— Dans un truc d’art, non ? Vous étiez avec…
Oh ! Seigneur, cet homme ! Allait-elle prononcer son nom ?
— … Barnaby, lâcha finalement Gwen.
— Sir Barnaby ! Oui, exact. Nous sommes sortis ensemble quelques fois. Une ou deux fois, balbutia
Ally, rouge comme une tomate. Vous devriez vous adresser au directeur, M. Cavello. Pour votre valise, je
veux dire…
Sa suggestion fut accompagnée d’un grand sourire qui voulait dire : « Et s’il vous plaît, disparaissez
maintenant que vous m’avez percée à jour. »
Barnaby, songea Gwen avec un pincement d’anxiété au ventre. L’homme qui ne voyait pas
d’inconvénient à monnayer la compagnie d’une femme — sans doute la raison de la gêne d’Ally.
L’homme qu’elle avait entendu par hasard parler de Hayes un an plus tôt, à une autre femme : « Il est prêt
à tout. Quelle que soit ta perversion, tu n’as pas à payer pour l’assouvir. Il y a un monde souterrain peuplé
de gens qui le font parce qu’ils aiment ça. Tu devrais parler avec lui. Je vais te donner son numéro. »
Gwen avait mémorisé ce numéro qui ne lui était pas destiné, et passé ensuite des semaines à se
torturer pour décider si elle devait appeler ou pas, jusqu’à ce qu’elle réussisse à en trouver le courage.
En retournant vers l’ascenseur après avoir quitté la chambre, elle se rappela son excitation la
première fois qu’elle en était sortie, sans savoir à quoi s’attendre. Elle n’avait pas expliqué à Hayes
comment elle avait obtenu le numéro et s’était cantonnée à dire qu’elle voulait discuter de rumeurs
qu’elle avait entendues à son sujet. Elle n’était pas préparée à l’impact de sa présence, ni à l’agressivité
sourde qu’il irradiait, qui allait bien au-delà d’un look de mauvais garçon. Il était sûr de lui, vaguement
amusé et aucunement dupe quand elle avait dit : « J’ai une amie qui est intéressée par quelque chose qui
apparemment vous intéresse aussi. »
Elle était restée près de la porte ; lui se tenait à une distance respectueuse, à côté de la fenêtre. Elle
lui avait révélé qu’elle savait qu’il avait certains penchants et qu’elle espérait, pour rendre service à
cette amie, qu’il veuille bien lui expliquer comment s’établissait une relation qui était plus une
exploration intime, presque une introspection, qu’une attirance émotionnelle.
— Tout ce qui se dira ici restera strictement confidentiel, il va de soi, avait-elle ajouté sans trop
bredouiller.
— Je ne révèle jamais mes sources, avait-il répliqué avec une moue ironique.
Gwen avait apprécié son humour pince-sans-rire et la façon réfléchie dont il considérait ses propos
avant d’y répondre, sans tirer de conclusions hâtives.
— Pourquoi votre amie, avait-il commencé avec une nouvelle moue ironique, pense-t-elle vouloir
être attachée ?
— Pourquoi les gens ont-ils des envies ? Parfois on lit un truc intéressant sur un lieu inconnu et soit
un jour on se donne les moyens d’y aller, soit on meurt en regrettant de ne pas l’avoir fait.
Elle avait entendu le doute dans sa propre voix, alors que tous ses fantasmes sexuels incluaient des
menottes et des contraintes, des rapports de force. Avant de rencontrer Hayes, Gwen s’intéressait déjà
aux romans érotiques, aux blogs BDSM et aux livres de vulgarisation psychologique. Il ne s’agissait plus
d’assouvir une curiosité passagère, mais de combler un besoin qu’elle ne pouvait plus ignorer.
— Evidemment, quand mon amie part en vacances, c’est toujours en première classe. Si j’ai bien
compris, vous êtes une agence de voyages de confiance qui saura la guider pour trouver les lieux d’intérêt
les plus… satisfaisants.
L’expression de Hayes était devenue indéchiffrable, avant qu’il ne réponde sans détour :
— Je peux trouver quelqu’un qui attachera votre amie. Mais si votre amie, c’est vous, je m’en
occuperai personnellement. Ma discrétion est bien sûr garantie. Rien de ce qui se passera dans cette
chambre n’en sortira.
Elle avait plongé dans ses magnifiques yeux verts, qui ressemblaient à un lit de mousse éclaboussé
par le soleil, et avait eu envie de se déshabiller comme une nymphe des bois pour s’y prélasser.
Cependant, sa curiosité avait été plus forte :
— Pourquoi vous seulement si c’est moi ?
Son cœur battait la chamade. Elle était excitée, impatiente. Il était magnétique et elle aimait déjà
l’idée que cet homme soit son initiateur. Il avait souri et lui avait expliqué, dans des termes confinant à la
grossièreté, que son physique lui plaisait beaucoup.
Ces mots si crus qui auraient dû la refroidir avaient été, au contraire, un socle solide de franchise
sur lequel bâtir leur confiance réciproque. Ainsi, leur première fois, qui aurait dû être terriblement
embarrassante, avait été au contraire si excitante, que Gwen en frémissait encore en y repensant — tout en
suivant les panneaux qui indiquaient le bureau du directeur. Elle avait l’esprit envahi par Hayes et sa
concentration silencieuse. Sa maîtrise de chaque instant.
L’excitation avait embrasé le corps de Gwen lorsqu’il lui avait montré comment enlever sa première
paire de menottes. Il avait glissé sa main hardie entre ses jambes, alors qu’il ne l’avait même pas encore
embrassée. C’était osé, absolument érotique. Et elle avait gémi de désir.
Il lui avait affirmé qu’elle était une fille très chaude et très ouverte, avant d’ajouter d’autres
qualificatifs beaucoup plus vulgaires qui l’avaient poussée à répondre dans le même registre. Tous les
deux s’étaient emparés pleinement de leurs rôles lorsqu’il l’avait attachée au lit. Il s’était montré délicat
et attentif, tout en suivant le scénario qu’il semblait avoir en tête, et c’était elle qui lui avait demandé de
serrer les cordes. De la soumettre quand elle lui résistait. D’être brutal. A la fin, ils s’étaient regardés
dans les yeux, et Hayes avait semblé aussi sidéré qu’elle par la puissance de ce qu’ils venaient de vivre.
Alors qu’il était M. Expérience et elle lady Candide…
Gwen déglutit avec difficulté, le ventre noué, comme à chaque fois qu’elle se rappelait qu’il avait
donné le même plaisir à d’autres femmes. A des douzaines de femmes. Des centaines, même. Et pourtant,
aujourd’hui, elle n’arrivait pas à s’ôter de la tête ses mots de la veille : « Un mois d’attente. »
— Oui ? demanda une voix masculine.
Elle revint à la réalité avec un sursaut. Avait-elle frappé à cette porte, sur laquelle était fixée une
plaque qui annonçait « Directeur, Matthias Cavello » ? Elle franchit le seuil comme un automate.
— Bonjour Monsieur. J’ai… euh… oublié une valise cette nuit. L’alarme incendie s’est déclenchée
et j’ai dû partir en catastrophe.
Gwen toucha sa joue brûlante, mal à l’aise à l’idée qu’il puisse deviner les raisons de sa gêne
confuse.
— Est-ce que quelqu’un l’a par hasard trouvée ? demanda-t-elle.
— La plupart des clients sont retournés dans leur chambre dans l’heure qui a suivi l’évacuation.
Vous étiez seule ?
— Je… ne… Non.
Elle essuya sa paume moite sur la hanche. Jamais elle n’avait manqué à ce point d’aplomb. Elle
s’était dit que Hayes avait dû prendre la valise, mais elle voulait encore espérer qu’il l’avait laissée à
l’hôtel pour qu’elle la récupère.
— Je vous suggère alors de vérifier auprès de votre… ami, proposa le directeur en l’étudiant de la
tête aux pieds.
Ce regard mâle, qui semblait ne pas manquer un détail de son anatomie, paraissait deviner que sous
son apparence impeccable, elle venait à l’hôtel chaque mois pour une nuit de débauche dans la
chambre 823.
Le visage en feu, elle quitta le bureau et sortit le portable de son sac. Hayes et elle ne
communiquaient pas entre les séances. Après sa première nuit à côté de lui, comblée et en sueur, elle
avait demandé :
« Lequel de nous garde la chambre ? »
— Tu peux rester ou partir, comme tu veux. Je suis trop fatigué pour bouger.
Ils avaient dormi côte à côte, s’étaient réveillés et avaient joui ensemble, en se passant cette fois-ci
de mise en scène, l’intensité de leur étreinte multipliée par le souvenir de ce qu’ils avaient partagé la
veille — c’était en tout cas la raison que Gwen avait trouvée, pour expliquer pourquoi l’extase avait été
si parfaite. Lorsqu’elle était sortie de la douche dans la lumière vive du matin, il n’avait sur lui que son
vieux jean. Rien d’autre.
— Alors ? Tu as vu tout ce que tu voulais voir ?
Hayes avait semblé soudain plus dur, très distant aussi, mais elle était grisée et en forme. Fourbue
pour les bonnes raisons. Appuyée contre le chambranle de la salle de bains, elle avait cherché à établir
une connexion avec lui, dans son territoire de mâle dominateur.
— Je dirais que c’est le type d’endroit qu’on peut visiter souvent sans se lasser, car il y a toujours
des choses à découvrir.
Il l’avait fixée, la ligne de ses épaules moins tendue.
— Ah, bon ? Tu veux recommencer ? Je pars en Irlande pour quelques semaines, mais…
Ils s’étaient accordés sur le premier vendredi du mois suivant, et c’était devenu le jour fixe de leurs
rendez-vous.
Même si elle ne l’avait appelé qu’une seule fois, pour leur première rencontre, elle avait encore le
numéro clairement imprimé dans sa mémoire. Elle choisit le SMS, en proie à une étrange crise de timidité
à l’idée d’entendre sa voix.
C’est moi. Tu as ma valise ?

En même temps qu’elle envoyait le message, elle se demanda s’il saurait qui était ce « moi ». Quel
message idiot…
Il répondit immédiatement :
Oui.

Elle marqua une pause en sortant de l’hôtel, aveuglée par la lumière extérieure. A l’ombre du
portique, elle renvoya :
Tu peux me l’apporter ? Je suis au Chatsfield.

La réponse claqua :
Je suis occupé. Je t’y retrouve ce soir.

Elle rédigea son message d’une main rageuse, frustrée de ne pas être disponible. Elle en crevait
d’envie.
Pas possible pour moi.

Le reste de sa vie était empli d’engagements et obligations auxquels elle ne pouvait se soustraire.
C’était exactement pour cela qu’elle avait besoin de l’exutoire que Hayes lui offrait.
Comme d’habitude, alors ?

Elle secoua la tête. Elle ne pouvait pas attendre un mois pour récupérer sa valise !
J’en ai besoin avant.

Une fois encore, la réplique fusa :


De notre rdv ou de la valise ?

Elle jura entre ses dents.


De la valise.

Gwen vit le sourire narquois de Hayes comme s’il était en face d’elle et lui disait de vive voix :
Bien entendu, milady. Je ferai le nécessaire.

En le traitant de tous les noms entre ses dents serrées, elle lui communiqua l’adresse du domaine
familial et adressa au concierge de l’hôtel un sourire tendu en attendant que le voiturier amène son
véhicule.

* * *
Coman se laissa aller en arrière dans son fauteuil, derrière son bureau, et regarda la valise qu’il
avait posée à côté du canapé. Il était un peu ivre, voire assez ivre si on tenait compte de l’heure de la
journée, et encore vexé par la façon dont Gwen lui avait fait comprendre qu’elle ne voulait pas qu’on la
voie avec lui. Il ne manquait plus que ça : qu’elle le traite comme un garçon de courses.
Il se leva et posa la valise sur l’assise du canapé. Sa couleur sombre et raffinée lui rappela celle
des cheveux de Gwen. Elle avait sans doute fermé son bagage avec un code. Pourtant, quand il souleva la
serrure du côté droit, elle s’ouvrit. Même chose côté gauche.
Eh bien, qui l’aurait cru ? Après un rapide coup d’œil à l’intérieur, il comprit que lui, le vice le
mieux gardé de lady Hamilton-Smythe, était sur le point de rencontrer tous ses autres secrets inavouables.
3

La valise n’arriva pas le lendemain, comme Gwen l’espérait. A la place elle reçut une longue boîte
étroite.
Elle la reconnut car c’était elle qui l’avait achetée, comme elle aurait choisi un flacon de
shampooing ou une tablette de chocolat. Elle l’avait mise dans sa valise dans le but de ne pas l’oublier à
Londres. Les cravaches étaient dans sa vie un produit d’usage courant, au même titre que le dentifrice ou
les tampons.
La note manuscrite qui accompagnait la boîte la surprit :
« Ce salaud a de la chance. Dis-lui que je suis jaloux. »
Le message lui laissa une drôle de sensation, qui faisait écho à la déception qu’elle avait ressentie
lorsqu’elle avait fessé Hayes avec le paddle. La séance précédente, c’était lui qui s’en était servi sur
elle. Un fiasco. La douleur ne lui procurait aucun plaisir, et Hayes n’avait pas semblé ravi de la lui
infliger. Lorsque, le mois d’après, il avait insisté pour qu’ils échangent les rôles, il l’avait encouragée à
s’y donner à cœur joie. Elle avait détesté l’expérience, au point de se trouver au bord des larmes pendant
qu’elle frappait les fesses blanches et musclées de Hayes — qui encaissait les coups de façon assez
stoïque. Alors qu’user avec précision, afin de garder sa monture en ligne, d’une cravache comme celle
qu’elle venait de récupérer ne lui posait aucun problème, elle avait jeté le paddle à l’autre bout de la
pièce dans un accès de rage et prononcé son safe word pour marquer une pause.
Hayes avait dû la cajoler et l’amadouer pour la sortir de la zone d’ombre où elle avait atterri, un
endroit beaucoup plus sinistre que celui où elle s’était trouvée après qu’il lui avait donné la fessée la fois
précédente. Que les coups ne lui aient fait aucun effet l’avait tout simplement déçue, mais frapper Hayes
dans le but de lui laisser des marques l’avait rendue malade.
Voilà pourquoi le petit mot de Hayes lui semblait hors sujet. Soudain, elle se rappela un
commentaire qu’il avait fait un jour, après qu’elle eut chevauché ses hanches avec folie et abandon :
« Tes chevaux ne savent pas quelle chance ils ont. » Sur le moment, la remarque l’avait fait rire ; en y
repensant, elle se mordit la lèvre parce que tout à coup, Hayes lui manquait terriblement. Cependant, elle
était assez contrariée pour lui envoyer un texto sec :
Je veux le reste.

Elle attendit la réponse, en vain. Ce ne fut que quelques heures plus tard, en consultant son compte
Twitter, qu’elle trouva une photographie qu’on lui avait adressée : une toile d’araignée aux fils délicats et
soyeux, avec des gouttes de rosée étincelant sous un rayon de soleil comme les plus purs des diamants.
J’ai vu ça et j’ai pensé à toi.
Elle avait répondu avec l’image d’une veuve noire, avant de cliquer sur le profil anonyme. Le
compte avait été ouvert le jour même.
Bizarre…
En voulant poursuivre son enquête, Gwen se rendit compte qu’elle n’en savait pas assez sur Hayes
pour le trouver. Elle ignorait même son nom complet ! Qu’il soit en possession de sa valise devenait de
plus en plus inquiétant…
Elle songea à appeler Barnaby pour obtenir des renseignements, mais se ravisa. Il allait vouloir
savoir pourquoi elle s’intéressait à Hayes, or il valait mieux que personne ne sache qu’ils avaient des
liens — et surtout, plus concrètement, quel type de liens ils avaient…

* * *

Deux jours passèrent sans nouvelles de Hayes. Gwen n’avait pas voulu le harceler ni jouer à la
pauvre fille, mais elle estimait qu’elle était en droit de se manifester de nouveau. Le soir même, elle fêtait
avec sa petite bande l’anniversaire de Katie, une de leurs amies. Ils feraient le tour des clubs de Londres.
Elle décida de communiquer à Hayes sa destination en temps réel chaque fois qu’elle changerait
d’endroit, dans l’espoir qu’il lui ramène la valise.
Mais après trois clubs à la mode, les paparazzis les repérèrent et commencèrent à les harceler, à la
recherche comme d’habitude du cliché choc d’une fille de la haute société, trahie par une robe trop courte
ou embrassant quelqu’un qu’elle n’aurait pas dû. Gwen en était presque à espérer que Hayes ne viendrait
pas à sa rencontre.
Ils venaient d’arriver au Freaky’s, le dernier avatar d’un club pourtant légendaire, qui changeait à
présent de propriétaire aussi souvent que de DJ en résidence. Avec ses trois bars, ses deux étages et
surtout son labyrinthe de pièces sombres et de portes dérobées, il était plus connu par sa dénomination
officieuse : le Fucky’s.
Gwen dansait sur le rythme entêtant d’une boucle électronique lorsque Katie montra du doigt un
point indéfini derrière elle, en criant à son oreille :
— Il n’arrête pas de te mater, le mec, là-bas.
Elle tourna la tête et son cœur fit le grand plongeon, avant de rebondir vers la stratosphère.

* * *

Accoudé au bar, Hayes tenait une bouteille de bière à la main, les yeux braqués sur elle. Son
blouson en cuir était ouvert sur un T-shirt blanc tout simple. C’était vraiment surprenant que les vigiles,
très à cheval sur le dress code, lui aient permis d’entrer avec ce jean en fin de vie et ces bottes militaires
complètement défoncées.
Il avait un air dangereux, avec un grand D… Un D géant en néon, même, se dit-elle lorsqu’il sortit
une chaîne du col de son T-shirt pour lui montrer ce qu’il y avait accroché. Un témoin non averti n’aurait
vu qu’une simple clé USB en silicone, mais elle savait qu’il s’agissait d’un vibrateur avec commande à
distance et elle se doutait que Hayes était déjà au courant. La clé ne contenait pas de données, puisqu’elle
était neuve, mais Gwen avait craqué pour le jouet et avait prévu de le lui montrer avant qu’il ne dégaine
sa toile d’araignée de toutes les extases.
Elle quitta son groupe et fendit la foule de danseurs pour aller le rejoindre.
— C’est à moi, ça, dit-elle.
Quand il se pencha pour lui parler, elle fut frappée par son parfum, un mélange de cuir et d’air frais
épicé par l’odeur de sa peau chaude en note de fond. Elle inspira goulûment en réprimant l’envie de se
coller à lui.
— Que dirais-tu d’inscrire quelques données là-dessus ? demanda-t-il en agitant le jouet.
Une joie ridicule s’empara d’elle. Son cœur manqua un battement.
— Je ne peux pas, répondit-elle pourtant en lui tendant la main pour qu’il lui rende la clé.
En réponse, il fouilla dans la poche intérieure de sa veste et sortit quelque chose qu’il déposa dans
sa paume ouverte. C’était de nouveau l’un des objets qu’elle avait achetés rien que pour l’utiliser avec
lui, un string tout en perles…
— Arrête de fouiller dans mes affaires, protesta-t-elle.
Il murmura à son oreille :
— Mets-le. Et apporte-moi la culotte que tu portes.
Gwen sentit son pouls s’emballer. A l’exception de l’autre matin à l’extérieur du Chatsfield, ils ne
s’étaient jamais vus en public. Elle dut se rendre à l’évidence : l’effet que Hayes produisait sur elle
dépassait les limites de la chambre 823. C’était une force capable de la chambouler complètement
n’importe où, un fluide instable et très dangereux.
— Tu me rendras ma valise si je le fais ?
Tout en posant cette question, elle se dit qu’elle devrait couper les ponts pour de bon avec cet
homme.
Sa réponse — hochement de tête et haussement d’épaules —lui parut sincère. Alors Gwen se rendit
aux toilettes. Sans doute que son côté le plus tordu aimait lui obéir, et l’idée de l’exciter en échangeant
son string en dentelle par le joujou érotique acheté en pensant à lui.
Dans la cabine, elle ajusta le rang de perles sur son pubis, le pressa doucement et imagina Hayes en
train de la caresser, de nicher ces perles rondes et dures dans son sexe pour les frotter délicatement
contre son clitoris.
Ravalant un gémissement, elle remit sa robe en place et sortit des toilettes avec le string en dentelle
roulé en boule dans son poing.
Hayes l’attendait dans le couloir. Elle s’arrêta, surprise. Il tendit la main et elle lui montra le sous-
vêtement en dentelle dans sa paume, en proie à une envie soudaine d’éclater de rire. Au lieu de le
prendre, il la saisit par le bras et l’entraîna derrière une porte marquée « Service ».
— Non ! protesta-t-elle. Non !
Il ne se gêna pas pour lui montrer qui était le plus fort et la plaqua contre la porte.
— Stop ! Ce n’est pas drôle, Hayes.
— Tu sais comment m’arrêter, dit-il en lui prenant le string des mains pour le lui passer autour d’un
poignet.
Les pulsations de la musique lui parvenaient assourdies à travers les murs, comme un fond sonore au
rire diabolique qu’il lâcha en finissant de l’attacher. Ils étaient pratiquement dans le noir.
— Tu ne vas pas faire ça ici, fit-elle en tentant de se libérer. On ne va pas faire ça ici.
— Je dirais que si, mon ange.
Il avait noué habilement le string autour de ses mains pour l’immobiliser. Plus Gwen se débattait,
plus sa propre excitation montait.
— Tu avais tout prémédité ?
Elle tenta de le repousser, mais Hayes attrapa son coude et, d’un doigt, lui chatouilla les côtes. Elle
tenta de s’y soustraire et, le temps qu’elle comprenne sa manœuvre, il avait accroché le string à la patère
fixée à la porte. Elle se demanda s’il avait fait un repérage préalable des lieux.
— Tu ne devrais pas être si surprise, trésor. Quand tu laisses vingt-neuf jours à un homme pour
penser à ce qu’il voudrait te faire la prochaine fois qu’il te verra, il a le temps de bétonner son dossier.
Il serra son sein, fort, s’arrêtant à la frontière de la douleur, exactement comme elle aimait. Elle lui
rappela, le souffle court :
— Ça ne fait même pas une semaine…
— Pas assez long pour que je te manque ? taquina-t-il en lui pinçant brièvement le téton.
Puis, après avoir sorti un préservatif de la poche de son jean, il ouvrit sa braguette.
— Tu ne vas pas me baiser dans un placard à balais !
Elle avait beau râler, tenter de se libérer, elle aimait trop la façon dont il l’avait attachée et le poids
de son corps qui l’écrasait contre la porte ; beaucoup trop pour que cela ne menace pas son équilibre…
Hayes déchira l’emballage en plastique avec les dents et enfila le préservatif d’une seule main.
— Te prendre ici me semble fort approprié, vu le mal que tu te donnes pour cacher nos relations. Tu
as mis ce drôle de truc comme une fille obéissante ? Comme la vilaine fille que tu es en réalité ?
Il glissa une main sous sa robe. Gwen se déhancha pour se dérober à sa caresse. En vain. Il fit
précisément le geste qu’elle avait fantasmé : la main en coupe sur son sexe, il appuya sur les perles. Cette
pression la calma aussitôt.
— Tu es si docile, murmura Hayes. Toute mouillée, déjà prête pour moi…
Il se plaqua contre elle, instinctivement, elle écarta les jambes.
— Comme si tu n’avais pas envie, toi ! riposta-t-elle.
Il venait de lui retrousser la jupe sur les hanches, et elle ne pouvait penser à rien d’autre qu’à son
sexe dressé et chaud contre sa cuisse.
— J’en crève, lâcha-t-il dans un grognement bourru et tendre à la fois.
D’une caresse, il écarta le rang de perles et guida son érection vers l’orée de son sexe. Gwen leva
une jambe. Elle le voulait. Elle avait besoin de lui, de ça. Sur-le-champ. Sans manières.
— Il y a une étagère derrière moi, dit-il. Pose ton pied… voilà.
Avec un râle guttural, il la pénétra d’un seul coup de reins. Elle s’arc-bouta pour mieux s’offrir.
Seigneur, comme il était dur ! C’était tellement bon… Même si ces fichues perles gâchaient un peu son
plaisir, le mêlant d’une douleur malvenue. Elle se tortilla pour essayer de les repousser. Il l’aida à garder
l’équilibre.
— J’irai doucement. Ça va aller.
Elle aimait ce ton-là, rassurant et tendre, désespéré également, comme s’il était prêt à tout pour
qu’elle le laisse rester en elle.
Ils s’embrassèrent enfin, et son amant se mit à bouger avec une lenteur exquise qui réinventait le
plaisir, la submergeait de sensations érotiques. Tout l’excitait et s’entrelaçait pour nourrir son plaisir : le
poids de Hayes qui l’écrasait contre la porte, les mains attachées et engourdies au-dessus de sa tête, son
corps en feu, les battements de la musique…
Pourquoi n’avaient-ils jamais songé à introduire de la musique dans leurs jeux ? C’était une
variation terriblement sexy, qui les faisait bouger en cadence dans leur danse de va-et-vient et
gémissements, de morsures et de baisers, si perdus dans leurs ébats que Gwen aurait pu croire qu’ils se
trouvaient encore une fois au Chatsfield et non dans le placard d’un night-club.
Les gens allaient les entendre, elle gémissait trop fort, Hayes n’allait pas tarder à la gronder, voire à
la museler pour étouffer ces petits cris, mais comment faire quand il la remplissait ainsi et lui maltraitait
si délicieusement les seins, dont il pinçait les bouts ?
— Plus fort, haleta-t-elle en s’écartant légèrement de lui.
Ce qu’elle regretta aussitôt, car le stupide string à perles s’enfonçait dans sa peau. Avec un juron,
Hayes glissa la main entre leurs corps et tira sur le fil. La pluie de boules en plastique tomba sur le sol en
béton avec un bruit de grêle. Gwen éclata de rire, pendant que son amant allait et venait en elle de plus en
plus fort. De plus en plus déterminé.
Oh ! oui !
Elle riait et jouissait en même temps. Hayes s’agitait et transpirait, ce qui la faisait rire de plus
belle. Ils rirent ensemble, essoufflés, jusqu’à ce qu’ils dépassent le point de non-retour, ensemble, arc-
boutés l’un à l’autre, en fusion.
— Oh oui, oh oui, oh oui !

* * *

Il n’avait aucune envie de cesser d’embrasser Gwen. De plus, il était persuadé que s’il bougeait, il
glisserait sur les perles et se retrouverait les fesses par terre. Après ce qui venait de se passer, il ne lui
restait plus ni coordination ni réflexes. Et comme s’il avait besoin d’une autre raison pour ne pas mettre
fin à l’étreinte, il trouvait toujours Gwen extrêmement séduisante quand elle était dans cet état, alanguie
après l’orgasme, mais encore assez excitée pour lui mordiller les lèvres et onduler contre lui ; douce,
docile et si sexy qu’il aurait pu recommencer tout de suite…
Mais quelque chose se mit à vibrer dans son soutien-gorge.
— Mes amies me cherchent, murmura-t-elle avec un petit mouvement de la jambe pour lui demander
de la libérer.
Son endurance physique l’étonnait parfois, presque autant que la facilité avec laquelle elle se
laissait entraîner dans les aventures les plus osées. Il résistait encore à l’idée de sortir de son corps, mais
il savait qu’il n’avait pas le choix. Donc il se pencha pour l’aider à reposer le pied par terre et lui
détacha les mains. Il enleva le préservatif, le roula dans le string et jeta les deux à la poubelle.
— Tu viens de jeter ma culotte ? J’en ai besoin !
— Mais non ! Tu rentres avec moi.
Elle ne lui répondit pas et sortit le téléphone de son soutien-gorge. La lumière de l’écran éclaira son
visage.
— J’aimerais vraiment, mais je ne peux pas, déclara-t-elle d’une voix sincère. C’est l’anniversaire
de Katie. Elle traverse une sale période et ce serait le comble si je lui faisais faux bond en plus. Elle n’a
pas dans sa vie un homme gentil qui l’attache avec ses propres sous-vêtements et la saute dans des lieux
publics.
Il lui prit le menton et l’obligea à le regarder dans les yeux.
— Tu as un safe word, si tu n’aimes pas ça, lui rappela-t-il.
Avec une douceur qui le désarma, elle posa la main sur son torse et le caressa.
— Je ne m’en plaignais pas.
Elle pencha la tête et le fixa. Quand ses yeux arboraient cette expression déconcertante de
vulnérabilité si touchante, il ne savait pas quoi faire ; toutes ses défenses s’écroulaient.
— J’aurais dû dire que Katie n’a pas quelqu’un qui lui donne ce dont elle a besoin.
Elle esquiva son regard, comme si elle craignait d’en avoir trop dit. Elle laissa tomber la main qui
le caressait et s’humecta les lèvres, nerveuse.
— Non pas que je croie t’avoir, ou que tu es à moi, ou avec… bref, je ne crois rien de ce genre. Tu
vois, je ne dis pas que tu es…
Elle s’interrompit et soupira, consciente sans doute qu’elle s’enfonçait. En entendant ces mots, le
célibataire endurci au fond de lui cria : Enfuis-toi ! C’étaient des mots lourds de sens, des mots qu’on
utilisait pour parler d’une véritable relation — autant dire, une dimension inconnue et hostile pour lui.
Pourtant, il se pencha pour embrasser Gwen, les mains appuyées à peine sur ses hanches pour la
plaquer encore contre la porte. Mais cette fois-ci, elle avait les bras autour de son cou et lui caressait les
cheveux.
— Retrouve-moi demain soir au Chatsfield, lui intima-t-il, ses lèvres contre les siennes. Je
t’apporterai ta précieuse valise.
— Je ne peux pas. Je crois que tu ne te rends pas compte combien c’est compliqué pour moi de
m’échapper déjà une fois par mois.
— Non, tu ne me l’as jamais dit, répondit-il d’un ton morne, irrité d’avoir à affronter la question qui
le taraudait depuis des semaines. On attend donc le premier vendredi du mois prochain, comme
d’habitude ?
Il entendit la note d’agacement dans sa voix et se détesta de ne pas parvenir à se montrer indifférent.
Surtout quand elle répondit :
— Je ne peux pas, la prochaine fois.
C’était comme marcher sur une voie ferrée, dans un tunnel. Il entendait le bruit de la locomotive qui
fonçait vers lui, mais ne pouvait bouger.
— J’ai un impératif, un truc familial, expliqua-t-elle. C’est au Chatsfield, d’ailleurs. Mais je ne
pourrai pas aller dans la chambre. Je serai pieds et poings liés toute la soirée. Façon de parler, bien sûr :
pas comme avec toi.
— Invite-moi pour que je sois ton cavalier.
Ce qui était une façon lâche de repousser le moment où il devrait dévoiler sa véritable identité, au
lieu de la lui avouer tout de suite.
— On a décidé avec mon frère d’être le cavalier l’un de l’autre. C’est pour protester contre la
pression imposée par nos parents pour qu’on se marie. Ils n’arrêtent pas de favoriser des rencontres avec
des gens qu’on ne peut pas supporter. C’est la seule fois que je manquerai notre rendez-vous, Hayes.
Au moins, elle n’allait pas sortir avec un membre de la famille royale, comme deux mois plus tôt,
aux courses.
— Je serai là, tu sais, avoua-t-il.
— Non, s’il te plaît.
Elle lui serra le bras.
— S’il te plaît, ne viens pas juste pour m’attendre. Je serai incapable de me libérer et ce sera
horrible pour moi si je sais que tu es à l’étage.
— Ce n’est pas ce que…
Le portable de Gwen vibra de nouveau et elle l’empêcha de finir sa phrase :
— Je dois y aller. Tu m’envoies ma valise, d’accord ?
— Viens la récupérer quand tu veux, fit-il, sec.
Et tant pis pour elle. Si elle ne pouvait même pas imaginer qu’il soit invité à l’une de ses soirées de
gala à la noix, elle méritait d’être foudroyée par le choc lorsqu’elle le retrouverait parmi les participants.
— Envoie-la en contre-remboursement, si tu ne veux pas payer l’expédition, lança-t-elle d’un air
agacé.
— Je peux me le permettre. Va jouer avec tes copines. Je reste au placard avec les autres outils qui
font le sale boulot.
4

Gwen se rafraîchit dans les toilettes pour dames, les joues rouges de colère et de culpabilité.
Par chance, ses amies décidèrent de continuer la fête ailleurs, ce qui l’éloigna de Hayes. Mais elle
passa le reste de la nuit à songer qu’elle ne portait rien sous sa robe, et se souvenir de la raison de cette
absence de culotte.
A la fin de la soirée, alors qu’elles étaient toutes fatiguées et un peu ivres dans la limousine louée
pour l’occasion, Katie lui demanda soudain :
— Comment tu connais Coman Ward ?
— Qui ?
— Le mec avec le blouson en cuir, au Freaky’s. C’était Coman Ward. Ward’s Group, Emerald Eye
Press, ça te dit quelque chose ? expliqua son amie en la voyant décomposée. Je n’aurais pas cru que tu
frayais avec ces gens-là, vu comme ton père les déteste.
Gwen fut soudain en proie à une angoisse terrifiante. Elle s’excusa, prétextant qu’elle avait trop bu,
et décida de rentrer à l’appartement familial au lieu de suivre les filles dans la suite qu’elles avaient
réservée ensemble au Chatsfield.
— Tu nous rejoindras pour le brunch demain matin, insista Katie. On boira des mimosas !
Après avoir promis qu’elle y serait, Gwen sortit presque en courant de la limousine et s’engouffra
dans son immeuble. Les mains moites, elle trouva l’ascenseur extrêmement lent et trépigna dans la cabine.
Dès qu’elle arriva à l’appartement, elle s’assit devant l’ordinateur sans même enlever le châle autour de
son cou.
Coman Hayes Ward était le fils du tristement célèbre Balke Ward qui avait épousé une charmante
fille catholique en Irlande, qu’il avait laissée pendant qu’il bâtissait à Londres sa fortune dans l’édition
— tout en enchaînant les aventures extraconjugales.
Coman était un fin observateur de la politique irlandaise, mais son principal gagne-pain était
l’Emerald Eye Press, un petit magazine qu’on trouvait le vendredi dans les gares et les lieux branchés et
qui informait des spectacles et des concerts du week-end et de la semaine à venir. On ne trouvait pas dans
ses pages des articles incendiaires clouant les célébrités au pilori, mais plutôt des critiques de spectacles
et des chroniques hautes en couleur sur les cultures urbaines — et notamment la communauté BDSM…
Hayes — son second prénom, découvrit Gwen — avait d’ailleurs gagné un prix de journalisme
l’année précédente pour une série de reportages, fouillés et réfléchis, sur les pratiques sexuelles
alternatives.
La bouche sèche, elle lut en diagonale les articles en ligne en craignant de trouver des allusions à
« Milady » ou, l’horreur, son véritable nom ! Heureusement, il n’en fut rien.
C’était en effet du bon journalisme. Hayes racontait sans juger et instruisait le lecteur sur un ton de
sidération amusée. Il avait fréquenté toutes sortes d’antres et donnait la parole à des libertins dont les
penchants les feraient passer, Hayes et elle, pour un couple victorien lors de leur nuit de noces. La seule
chose ayant trait à elle, dans ces articles, était le rapport sommaire d’une remarque qu’elle avait faite.

Chers amis, quand il est question de sex-toys, il ne faut pas regarder à la dépense afin
d’acquérir quelque chose qui ait du style. Comme le résumait une amie à moi l’autre jour, ce
n’est pas parce qu’on est une vilaine fille qu’on aime ce qui est moche. J’avoue que j’ai été
surpris, car personne ne risque de confondre mon bas-ventre avec un objet d’art. Pourtant,
un petit tour au rayon sex-toys des sex-shops à l’ancienne montre que les modèles sont
l’équivalent en silicone d’un bonhomme lourdaud, bedonnant et dégarni. Si ce que je viens
de dire vous fait craindre pour votre image au lit, je vous recommande instamment de vous
choisir une nouvelle identité parmi les jouets haut de gamme qu’on a testés pour vous.

Elle se souvenait d’avoir refusé sans appel la panoplie de jouets qu’il avait apportée à l’une de
leurs premières séances. Elle avait pris un gros vibromasseur beige dont le moteur vrombissait comme
une bétonnière mal huilée et avait ricané : « Si je voulais coucher avec un homme lourdaud, bedonnant et
dégarni tous les soirs, j’en épouserais un. »
En vérifiant les dates de parution, elle remarqua qu’il avait fini sa série de reportages à la fin de
l’année précédente. Il avait pourtant continué à la fréquenter. A l’attacher. Soudain, elle se demanda si
c’était vraiment son truc, ce qu’ils faisaient ensemble…
Elle retourna à l’origine de la série et relut le début du premier article, où Hayes (son cerveau ne
parvenait pas à l’appeler par son vrai prénom) avouait ne pas trop savoir où commencer à chercher des
gens voulant raconter ce qu’ils faisaient dans l’intimité.
Et si elle avait mal compris ? Et si sir Barnaby, lorsqu’elle avait surpris la fameuse conversation,
était en train de dire que Hayes s’intéressait aux pratiques extrêmes, et non pas qu’il pouvait arranger une
rencontre ?
Seigneur… Hayes savait-il seulement ce qu’il faisait, au cours de leur première séance ? Et depuis ?
Elle se remémora leurs débuts, songea à toutes les précautions qu’il prenait alors, à sa prudence de
chaque instant, à sa surprise devant les résultats.
— Le salaud, protesta-t-elle en s’écartant de l’écran. L’infâme salaud !
Elle balaya d’un geste tout ce qu’il y avait sur la table et cria sans retenue, se laissant aller à ses
émotions comme elle ne l’avait jamais fait.
A l’exception des moments où Hayes — ou plutôt : Coman Hayes Ward — l’avait ligotée dans une
chambre d’hôtel.
5

Coman ouvrit sa page Facebook et vit qu’il avait une demande d’amitié de la part de Gwen
Hamilton-Smythe. Il poussa un long soupir. Voilà, le moment tant redouté était arrivé. Il accepta la
requête. Ensuite, il appela Gwen. Elle ne répondit pas. Un quart d’heure après, elle l’avait supprimé de
sa liste d’amis.
Complètement prévisible. Il ricana en se disant qu’il n’y avait pas de raison d’éprouver une telle
déception et prit son téléphone pour lui envoyer un message :
Tu n’as pas demandé.

Pas une seule fois. Est-ce qu’elle en était consciente ? Elle n’avait jamais demandé ce qu’il faisait
quand il n’était pas en train de l’attacher bras et jambes écartées pour apprendre, comme si sa vie en
dépendait, la géographie de ses zones érogènes.
Il songea à l’enveloppe, à présent décachetée, qu’il avait laissée sur son bureau, chez lui. Ils
auraient pu parler écriture, par exemple.
Le téléphone sur la table retentit, mais lorsqu’il décrocha, le seul son qui lui parvint fut le bref clic
qui indiquait que la communication avait été interrompue. Il se leva et passa la tête par la porte de son
bureau.
— Lise ? Ça a coupé. C’était qui ?
Sa secrétaire haussa les épaules sans même lever les yeux de son écran. Comme chacun dans cette
rédaction en sous-effectifs, elle était débordée et se démenait, en espérant que le journal n’ait pas coulé
le lendemain.
Coman misait tout sur l’application qu’ils étaient en train de développer pour les tirer d’affaire.
C’était un pari. Un pari que son père ne regardait pas tout à fait d’un bon œil, mais « s’adapter ou
mourir » était un peu la devise de Hayes. Leur magazine mourrait s’ils ne tentaient pas quelque chose de
nouveau. Avec un peu de chance, l’appli pourrait s’étendre au-delà de Londres et, en plus de fournir aux
usagers des autres localités des informations en temps réel sur les événements proches de chez eux, elle
pourrait être utilisée pour les touristes. Dès leur arrivée dans une nouvelle ville, ils recevraient ces
mêmes informations, enrichies des actualités concernant leurs groupes préférés — ou autres centres
d’intérêt s’ils avaient choisi de personnaliser leur profil.
Il s’assit en s’intimant de replonger dans le boulot, mais son regard revenait inlassablement sur son
portable. Il vérifia. Gwen n’avait pas répondu.
Il lâcha un juron entre ses dents serrées. Puis il regarda son téléphone fixe en lui ordonnant de
sonner. En vain. Après un nouveau juron, il consulta de nouveau sa page Facebook.
Soudain, une accalmie dans le brouhaha habituel de la rédaction, à l’extérieur de son bureau, lui fit
tendre l’oreille.
— La porte à droite, entendit-il Lise dire.
Le martèlement d’une paire de stilettos portée avec aplomb devint plus proche.
Une joie absurde caracola au creux de son ventre. Un frisson d’anticipation balaya son corps en lui
donnant la chair de poule. Que Gwen vienne le chercher lui produisait un effet pour lequel il n’y avait pas
de mot, même si elle avait un regard assassin lorsqu’elle s’arrêta sur le seuil de sa porte ouverte.

* * *

Bon sang, comme elle était sexy ! Il se rendit compte avec surprise qu’il ne l’avait jamais vue
autrement que vêtue de son trench-coat. Pas en chair et en os, en tout cas, mais il avait étudié avec
attention presque toutes les images disponibles en ligne — et la trouvait particulièrement excitante en
tenue de cavalière. Aujourd’hui, elle avait choisi un tailleur ivoire fluide, léger, élégant. Et terriblement
aristocratique.
— Tu l’as ici ? demanda-t-elle, hautaine.
— Non.
Coman se leva et prit ses clés.
— Je l’ai laissée à l’appartement, mais c’est tout près. Pratiquement à l’angle de cette rue.
— J’attends ici.
Bras croisés, elle fixait un point droit devant elle et ne daigna pas se tourner vers lui lorsqu’il arriva
à sa hauteur. Il marqua une pause en tentant de deviner avec précision l’intensité de son courroux. La
colère de Gwen pouvait monter très vite et très haut pour retomber aussitôt.
Dans le silence, elle dit un mot, un seul, en le prononçant de façon claire et distincte :
— Gelding.
C’était son safe word…
Il le reçut direct au cœur, comme une flèche qui s’enfonce et vibre sur la cible — une flèche qui le
clouait sur place. C’était à peine s’il pouvait respirer.
— Game over, reprit-elle sur le même ton neutre.
Non ! Non… Une sueur froide coulait le long de son dos.
— On peut faire autrement, on peut changer les règles, proposa-t-il.
Ses propres lèvres lui semblaient enduites d’un poison paralysant, un goût amer baignait le fond de
sa gorge. Il aimait l’attacher, certes, mais c’était d’elle tout entière dont il avait besoin.
— Je sais que tu en veux plus.
Elle braqua sur lui ses yeux gris, embués et troublés par le doute.
— J’ai lu ton manuscrit, expliqua-t-il. J’ai compris que tu…
— Tu l’as lu ? le coupa-t-elle.
Une succession d’émotions profondes traversa son visage : l’incrédulité, l’humiliation, le dégoût
face à la trahison.
— Ne te fâche pas, s’il te plaît, reprit-il, comme s’il était un éditeur qui ménageait l’ego d’un de ses
auteurs.
Gwen était trop intelligente et talentueuse pour manquer de confiance en elle.
— Et ne crois pas un mot de cette stupide lettre de refus, ajouta-t-il. Ils ne t’ont pas comprise. Moi,
je te comprends.
Elle pâlit. Même ses lèvres blanchirent. Son regard se figea. Et Coman comprit, mais trop tard,
qu’elle n’avait pas lu cette fichue lettre d’accompagnement, qu’elle ignorait que son manuscrit avait été
rejeté et qu’elle allait…
Il arrêta sa main avant qu’elle ne griffe sa joue de ses ongles bien manucurés.
— Du calme, milady, fit-il en grinçant des dents.
— Je ne te pardonnerai jamais. Jamais !
D’un geste vif, elle arracha sa main à son étreinte et partit en courant sans s’arrêter quand il cria son
prénom.

* * *

Gwen resta auprès de son cavalier, un ancien camarade de son frère à Cambridge, qu’elle avait
appelé à la dernière minute et qu’elle utilisait de manière éhontée comme bouclier contre ce misérable
Coman Ward. Ce dernier représentait Ward’s Group à la soirée de gala. Son père, le sulfureux Balke
Ward, avait payé le prix exorbitant demandé pour assister au dîner de soutien de la Fondation Hamilton-
Smythe. Tout cela afin que son rejeton fraye avec le gratin londonien, et non pas parce que l’un ou l’autre
portait le moindre intérêt au centre équestre pour enfants défavorisés que les dons devaient financer —
c’était la seule raison pour laquelle Gwen était venue.
Il suffit que son cavalier s’absente une seconde et la laisse seule sur le toit-terrasse du Chatsfield
pour que Ward se matérialise derrière elle. Elle reconnut ses mains, la précision de la force avec laquelle
elles se posèrent sur ses bras, et une sensation de soulagement l’envahit, comme si elle rentrait à la
maison après un long voyage.
— Ta valise est dans notre chambre. Viens la prendre, dit-il.
— Non.
Mais son cœur battait la chamade, ce traître ! Ward relâcha légèrement sa prise.
— Je n’aurais pas dû lire ton manuscrit sans te demander la permission, concéda-t-il, de ce ton qui
la touchait profondément.
Ce ton qui semblait dire qu’il voulait plonger en elle et lui enrober le cœur de ses mains pour le
protéger.
— Je ne suis plus un écrivain novice depuis longtemps, reprit-il. J’avais oublié à quel point il est
dur de laisser quelqu’un entrer dans notre univers quand on vient de commencer.
— Et le reste ? dit-elle, le regard posé sur les lumières scintillantes de Londres. Les cordes et les
menottes. Tu n’étais plus novice depuis longtemps, aussi ?
Il parla au creux de son oreille, son accent plus marqué, sa voix timide et amusée à la fois :
— Je dirais que nous avons pratiquement le même niveau d’expérience dans ce domaine.
Elle secoua la tête, la gorge serrée en un nœud douloureux de mots écorchés qu’elle aurait voulu
hurler.
— Ton chevalier servant revient, dit-il en lui serrant les bras une dernière fois avant de la lâcher. Je
tiens à dire que je souffre que tu l’aies préféré à moi. Je t’attendrai dans la chambre.
Ne fais pas ça, eut-elle envie de crier alors qu’il partait et que toutes les cellules de son corps
semblaient vouloir le suivre. Je ne peux pas, je ne peux pas. Je ne peux pas.
Ces quatre mots tournèrent en boucle dans ses pensées pendant les vingt minutes qui suivirent. A
côté d’elle, sa mère jouait avec elle comme d’un cavalier sur l’échiquier, menant une stratégie
matrimoniale complexe.
Gwen s’excusa soudain pour aller aux toilettes, mais se surprit à les dépasser, puis à s’engouffrer
dans l’ascenseur. Son sang bouillonnait, l’emplissant d’une chaleur cuisante et cruelle.
Une fois à la porte de la chambre, alors qu’elle était sur le point de frapper, elle s’arrêta. Qu’est-ce
qu’elle faisait là ?
La porte s’ouvrit. Il se tenait devant elle, dans son smoking parfait et pourtant incongru étant donné
que d’habitude, dans ces circonstances, il ne portait qu’un jean et une chemise.
Elle s’avança jusqu’au pied du lit, sa longue robe fendue ondoyant autour de ses jambes nues, les
mains et le cou glacés par la nervosité.
— Hayes, pourquoi ?
Dans cette chambre, il n’était ni Coman ni Ward. Il était Hayes.
— Pourquoi quoi ? Pourquoi j’ai insisté ? Parce que je ne veux pas que ce soit fini entre nous !
— Non. Je veux dire : pourquoi tu as voulu faire ça avec moi alors que tu ne l’avais jamais fait.
— Une femme sublime me dit qu’elle veut qu’un homme l’attache et utilise son corps jusqu’à plus
soif. Comment voulais-tu que je réagisse ?
Elle lui lança un regard noir. Il haussa les épaules sans la moindre contrition et poursuivit :
— Pour ce que ça vaut, j’avoue que je me suis posé beaucoup de questions avant de me lancer. Mais
après la première fois, j’étais accro. Tu es plus addictive que la drogue la plus pure, mon cœur.
Elle croisa les bras et le toisa.
— Charmant, laissa-t-elle tomber sèchement.
Mais elle était flattée. Les mains fourrées dans les poches, il baissa le regard sans pour autant
cesser de la fixer à travers ses longs cils.
— Je pourrais te demander tes raisons, mais je crois avoir compris, dit-il. Je t’ai observée ce soir
pendant qu’on te faisait exécuter des figures et sauter des obstacles, caracoler et piaffer, faire tous les
trucs qu’on te demande en tant que pouliche bien dressée de la haute société. Même pas le droit à un pas
de travers, n’est-ce pas ? Même ton rire est calibré pour ne pas prendre trop de place.
Elle regarda ailleurs, certaine qu’elle avait rougi comme une pivoine. C’était dur de s’entendre
traiter d’imposteur…
— On ne peut pas tous se permettre le luxe d’être nous-mêmes, rétorqua-t-elle.
— Tu le fais avec moi, dit-il tout bas, tendre.
Il s’approcha, avec sur le visage une expression qui alarma Gwen parce qu’elle fit s’agiter
dangereusement la petite boîte hermétique dans laquelle elle avait rangé, très serrées, au fond d’elle,
toutes ses émotions.
— Je le pense, Gwen.
Il mit la main sur sa joue, caressant sa lèvre du pouce.
— Je ne parle pas que de cette chambre, ni des moments où j’ai refermé les menottes autour de tes
poignets. Tu peux toujours être toi-même avec moi. J’aime plutôt bien la garce que tu es derrière ton
minois guindé de fille d’aristocrate.
Elle s’écarta brusquement en le fusillant du regard, mais elle dut contenir un sourire. Le poids de ses
obligations, qui s’était à peine allégé durant ces quelques minutes, revint peser encore plus lourd sur ses
épaules.
— Tu n’es pas mon petit secret honteux, Hayes. Bien sûr que je ne veux pas qu’on sache ce qui se
passe entre nous. Tu dois admettre que, sauf pour la faune décrite dans tes excellents articles, tout le
monde nous traiterait de pervers, même à nos moments les plus câlins.
Il haussa les épaules. Gwen se détendit un tout petit peu. C’était tellement reposant de savoir qu’il
acceptait ce côté-là de sa personnalité sans la juger.
— Et j’admets volontiers que, quand je croyais que tu étais une sorte de légende dans le monde du
BDSM, je n’étais pas enchantée à l’idée qu’on nous sache amis. Ce n’est pas que j’avais honte de toi,
crois-moi, je voulais juste éviter les rumeurs.
— Et à présent que tu sais que je suis un citoyen respectable, tu oserais te montrer avec moi ?
— C’est à voir, riposta-t-elle froidement, avant de se mordre la lèvre, le cœur défaillant. Qu’est-ce
que tu me demandes là, au juste ? Si je vais sortir avec toi au vu et au su de tous, pour qu’on puisse se
faufiler dans le placard à balais entre deux courses à l’hippodrome ?
— Tu veux ? la défia-t-il d’un ton calme. Ou tu veux quelqu’un qui partage ta vie et ton lit, tous les
jours et toutes les nuits ?
Elle osait à peine croiser son regard. Jamais elle ne s’était sentie aussi vulnérable, pas même aux
moments où elle était ligotée et nue, offerte à lui.
— Je t’ai dit que je savais te comprendre, Gwen. Tout ce que tu es. Ton livre n’est pas un roman
érotique, c’est de la romance. Il n’y a aucune honte à chercher l’amour.
— Mes parents ne sont pas de cet avis.
Elle avait beau faire bonne figure, elle était au bord des larmes. C’était mortifiant qu’il ait lu ce
petit caprice littéraire, qu’elle avait voulu sexy et provocateur et qui avait tourné à la confession noir sur
blanc de ses aspirations les plus intimes. A la fin, elle avait mis tant d’elle dans cette histoire qu’elle
l’avait envoyée aux éditeurs de façon anonyme, terrifiée à l’idée que quelqu’un puisse deviner ce que
lady Gwen Hamilton-Smythe voulait vraiment dans son cœur.
— Dans mon milieu, l’amour ne figure pas en tête de la liste quant aux qualités attendues chez un
futur conjoint, ajouta-t-elle.
Puis, se forçant à confronter ses peurs, elle lui demanda, du ton le plus blasé de sa panoplie :
— Et toi ? Tu cherches l’amour ?
— Je ne le cherchais pas, mais il est venu sonner à ma porte l’année dernière. J’ai mis du temps à
ouvrir. Cependant, il a tellement insisté que je l’ai laissé entrer. Je ne sais pas vraiment comment on en
est arrivés là, mais maintenant il n’y a pas moyen de le déloger.
Il se frotta le menton avec un regard perplexe qui semblait sincère, même si l’ombre d’un sourire
planait sur ses lèvres. Elle sourit, elle aussi.
— Figure-toi que j’ai exactement le même problème, dit-elle, les yeux rivés au sol, mal à l’aise
comme toujours lorsque ses émotions la dépassaient. J’étais très angoissée, je m’étais persuadée que si
j’attendais plus de toi, de notre relation, j’allais ruiner ce qu’on avait et qu’on allait cesser de se voir. Et
j’avais tellement besoin d’être avec toi, Hayes. Pas que pour le sexe. Je voulais être avec toi pour de
bon.
Elle s’obligea à lever les yeux pour qu’il puisse voir qu’elle ne lui cachait plus rien.
— Je n’ai pas besoin de connaître ta profession pour savoir quel type d’homme tu es. J’ai craqué
pour toi dès qu’on s’est rencontrés.
— Moi aussi, je me disais que ça devenait trop sérieux, et que ç’allait mal finir. Aujourd’hui, je ne
peux même pas imaginer que ça puisse finir.
Gwen poussa un long soupir lorsque sa pochette, qu’elle tenait toujours à la main, vibra.
— On me cherche. Tu es prêt à entrer dans le manège avec moi ? A trotter et à piaffer et tout le
tralala ?
— J’ai le droit de froisser sa chemise à plastron au mec guindé qui était avec toi sur la terrasse ?
— Non.
Elle décocha un regard tendre à Hayes avant d’ajouter, d’un ton beaucoup plus avenant :
— Mais je reviendrai ici tout à l’heure.
— Très bien, alors.
Il lui ouvrit la porte.
— Et pour récupérer ma valise…, ajouta-t-elle pour le plaisir de le provoquer.
Avec un regard sévère, il répliqua :
— Tu vois ce nœud papillon ? dit-il en lissant son ruban de soie noire. Il va me servir à t’attacher
au pommeau de douche, et je fourrerai un gant de toilette dans ta bouche pendant que je nettoierai chaque
pli et chaque creux de ton corps de petite vicieuse. Tu pourras récupérer ta valise ensuite. Je te laisse y
penser jusqu’à la fin de la soirée.
Quel salaud ! Il savait qu’elle ne pourrait plus penser à rien d’autre de la soirée.
— Je te hais, Hayes, dit-elle d’un ton qui contredisait ses paroles. Vraiment.
Elle sentit sur la cambrure de son dos la main chaude et tendre — et possessive — de l’homme
qu’elle aimait.
— Moi aussi, mon cœur, je te hais. Moi aussi.
TITRE ORIGINAL : THE SECRET IN ROOM 823
Traduction française : ALBA NERI
© 2014, Harlequin Books S.A.
© 2015, Traduction française : Harlequin.

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